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French Pages [206] Year 2013
Sous la direction de Frédéric Worms et Camille Riquier
Lire Bergson
QUADRIGE
PUF
Ont contribué à ce volume : Arnaud Bouaniche, Élie During, Arnaud François, Frédéric Fruteau de Laclos, Frédéric Keck, Stéphane Madelrieux, Camille Riquier, Guillaume Sibertin-Blanc, Ghislain Waterlot, Frédéric Worms.
isbn
978-2-13-062809-5 0291-0489
issn
Dépôt légal — lre édition : 2011, janvier 2e tirage : 2013, ???
© Presses Universitaires de France, 2011 6, avenue Reille, 75014 Paris
Sommaire
Les auteurs, VII
Avant-propos, 1 Lire Bergson : un apprentissage, par Frédéric Worms, 3
Ce que l’on n’apprend que chez Bergson, 4 Ce que l’on n’apprend qu’en lisant les œuvres de Bergson, 8 En reliant et en opposant, 12 En lisant les « lectures» de Bergson, 16 Un apprentissage, 18 Lire V Essai à la lumière de Pacte libre, par Arnaud Bouaniche, 21
La relève intuitive de la métaphysique : le kantisme de Bergson,
par Camille Riquier, 35 L’expérience intégrale, 40 La reprise de la structure tripartite de la Critique, 48 Le rire comme fait social total (éléments de sociologie bergsonienne),
par Guillaume Sibertin-Blanc, 61 La philosophie analytique d’Henri Bergson, par Frédéric Fruteau de Laclos, 81
Impressions de lecture, 82 Histoire des lectures, 90 Lire James, relire Bergson, par Stéphane Madelrieux, 101
Quel « retour à Bergson » ?, 101 Empirisme et spiritualisme, 107 Psychologie objective et psychologie subjective, 115 Pourquoi je ne suis pas bergsonien, 118 Ce que Bergson entend par « monisme ». Bergson et Haeckel,
par Arnaud François, 121
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Temps kaléidoscopique et temps universel : la cosmologie bergsonienne à l’épreuve de la relativité, par Elie During, 139
Quel est le temps de Durée et Simultanéité ?, 140 Le « temps réel » n’est pas la « durée », 142 Questions de cosmologie, 147 Cinématographe et kaléidoscope : de Galilée à Einstein, 150 Relativité et localité, 154 L’unité du temps réel et les temps disloqués, 155 A quoi bon, finalement, un temps un et universel ?, 160 Bergson dans la société du risque, par Frédéric Keck, 163
Ulrich Beck et la société du risque, 164 François Ewald et le droit assurantiel, 168 Francis Chateauraynaud et Didier Torny : les lanceurs d’alerte, 172 Jean-Pierre Dupuy et le catastrophisme, 176 Claude Lévi-Strauss et la confiance, 180 L’ellipse : une difficulté majeure du troisième chapitre des Deux Sources de la morale et de la religion,, par Ghislain Waterlot, 185
Les auteurs
Arnaud Bouaniche est professeur de philosophie au Lycée Mar
guerite de Flandre de Gondecourt (Nord) et chargé de cours à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne. Élie During est maître de conférences à l’Université de Paris-
Ouest Nanterre. Arnaud François est maître de conférences à l’Université de
Toulouse II Le Mirail. Frédéric Fruteau de Laclos est maître de conférences à l’Uni-
versité de Paris I Panthéon-Sorbonne. Frédéric Keck est chargé de recherches à l’institut Marcel Mauss
(CNRS/EHESS). Stéphane Madelrieux est maître de conférences à l’Université
de Lyon III Jean Moulin. Camille Riquier est post-doctorant à l’Université de Lille III
Charles de Gaulle. Guillaume Sibertin-Blanc est maître de conférences à l’Uni
versité de Toulouse II Le Mirail. Ghislain Waterlot est professeur d’éthique et de philosophie à
l’Université de Genève et directeur de l’institut Romand de Systématique et d’Ethique (IRSE). Frédéric Worms est professeur à l’Université de Lille III Charles
de Gaulle et directeur du Centre international d’études de la philosophie française contemporaine (CIEPFC, ENS).
Avant-propos
Le présent ouvrage, Lire Bergson, se veut à la fois un volume indépendant d’introduction à son œuvre et l’effet direct d’un tra vail collectif, celui-là même qui a conduit à une « édition critique » d’ensemble de cette œuvre, et qui trouve son achèvement avec la parution simultanée des Ecrits philosophiques Il offre ainsi l’occasion à chacun de ceux qui ont contribué à cette aventure, tout d’abord, de revenir (sans exclusive) sur la partie de l’œuvre qu’il a plus particulièrement « éditée », en vue de recon duire à sa lecture. C’est ce qui explique aussi l’ordre des études, qui suivent celui des principaux livres et essais de Bergson 2. Mais si ce travail permet de donner Bergson à lire à nouveau pour luimême, il fallait aussi que ceux qui se lancèrent dans cette entre prise, engagés par ailleurs chacun dans leur propre lecture, aient appris de cette autre relation à l’œuvre, et la fassent partager. Il s’agit donc aussi pour chacun d’ouvrir la lecture de Bergson sur ses propres préoccupations ainsi que sur celles du présent. Ce volume voudrait donc montrer aussi, à partir de points de vue variés sur l’œuvre, la diversité de ce qu’on peut tirer de son étude. C’est naturellement qu’il vient le clore, comme les vendanges viennent après les labours, ou plutôt le réouvrir en le transposant sur de nouveaux terrains. Une première version des études qu’on va lire a également été présentée dans le cadre de journées d’études organisées à l’Univer1. H. Bergson, Écrits philosophiques, Paris, PUF, « Quadrige », 2011. 2. Rappelons cet ordre avec la mention des éditeurs dans l’édition critique (20072010) : Essai sur les données immédiates de la conscience (éd. A. Bouaniche), Matière et Mémoire (éd. C. Riquier), Le Rire (éd. G. Sibertin-Blanc), L'Évolution créatrice (éd. A. François), L'Energie spirituelle (éd. E. During, A. François, S. Madelrieux, C. Riquier, G. SibertinBlanc, G. Waterlot), Durée et Simultanéité (éd. E. During), Les Deux Sources de la morale et de la religion (éd. G. Waterlot, F. Keck), La Pensée et le mouvant (éd. A. Bouaniche, A. Fran çois, F. Fruteau de Laclos, S. Madelrieux, C. Marin, G. Waterlot).
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site de Lille 3 en janvier 2010. Nous remercions l’UMR « Savoirs, Textes et Langages », la Société des amis de Bergson et le Centre international d’étude de la philosophie française contemporaine (CIEPFC/ENS) qui ont soutenu cette manifestation. Cette première collaboration avait permis de réunir l’ensemble des membres de l’équipe éditoriale qui trouvaient là l’occasion de confronter leur lecture et leur expérience d’édition. Elle avait permis, déjà, de per cevoir combien la diversité des angles eux-mêmes singuliers pris sur cette œuvre, loin de la contredire, manifeste plus encore, bien sûr, l’unité de son mouvement. Frédéric Worms et Camille Riquier Octobre 2010
Lire Bergson : un apprentissage Frédéric Worms
Dire que la lecture de Bergson, ou l’acte de « lire Bergson » est un « apprentissage », c’est dire d’abord qu’il existe des choses que l’on n’apprendra que « dans » ou « chez » Bergson, et même que l’on n’apprendra qu’en lisant les œuvres, et d’abord les livres de Bergson. Mais c’est dire encore autre chose. C’est dire aussi, en effet, que cette lecture est un apprentissage en soi et un apprentissage de soi : un apprentissage de la philosophie et de ses problèmes. à travers cette lecture et au-delà d’elle, en relation, donc, mais aussi en dis cussion, et même en discussion critique, avec les thèses de Bergson ; un apprentissage, enfin, non seulement d’un auteur, mais d’un lec teur qui, lui aussi, pose ou cherche à poser ses problèmes et ceux de son temps. Il y aurait ainsi un quadruple apprentissage, qui a de fait jalonné le chemin des « lectures » de Bergson depuis un siècle, jusqu’à aujourd’hui et chacun de nous, au point qu’on y retrouve la structure même de l’édition critique qui a été proposée de ses œuvres. Lire, c’est d’abord rencontrer une singularité comme si elle venait de paraître, dont le critère même est qu’elle ne cesse, en fait, de renouveler son surgissement : rien ne remplacera donc le contact direct, sans médiation, avec le texte. Mais, justement, lire, c’est aussi lire un texte, une totalité écrite comme telle, dont il faut déchiffrer ou retrouver la composition et l’unité, qui requiert à la fois l’effort de la synthèse et d’une « table », nécessairement « ana lytique ». Lire, c’est encore situer, discuter, critiquer, au sens fort du terme, un texte qui ne se suffit pas à lui-même, qui entre en
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Lire Bergson
relation avec les autres textes du même auteur, de l’histoire de la philosophie, les savoirs de son temps, qui recherche la vérité sur tel ou tel grand problème : il y faut une profondeur historique, théorique, philosophique. Enfin, on n’est pas le premier à lire, et lire c’est aussi rencontrer d'autres « lectures » dans leur singularité, qui éclairent à la fois l’oeuvre qui est lue et celle de celui qui lit, tissant ainsi une double et même histoire (ainsi, dans le cas de Bergson, pour toute la philosophie du XXe siècle en France). Tels sont les quatre apprentissages sur lesquels nous voudrions revenir d’un mot ici. Mais puisque tout ressort du fait que la lecture n’est jamais seulement un enregistrement passif, mais toujours aussi une reprise active (ne serait-ce que dans l’acte physique, oculaire, et verbal, de lire) et un commencement d’écriture, on ne pourra s’en tenir à revenir ici sur ces quatre leçons, d’une manière pour ainsi dire générale. On tentera donc aussi de dire un mot, pour finir, de la manière singulière dont ces quatre apprentissages ont pu avoir lieu pour celui qui tente, ici, de les décrire.
Ce que l'on n'apprend que chez Bergson
Il y a d’abord chez tout philosophe des « choses » que l’on n’apprend en effet que « chez » lui, des énoncés ou des thèses qui définissent sa singularité (ce sont comme ses thèses « de base », au point qu’elles en viennent souvent à être retenues - sinon défor mées - comme des formules), non pas cependant en tant qu’ils échapperaient à toute norme de vérité, mais bien plutôt, au contraire, en tant que ce philosophe (et Bergson n’a jamais dit autre chose) n'a cessé d’en chercher la vérification, les effets de vérité et, aussi, de critique ou de réfutation (certaines de ces thèses, d’ailleurs, on va le voir, sinon toutes, se formulent de manière négative). On y « apprend » donc quelque chose, sur le double mode de la surprise (c’est quelque chose de simple, mais à quoi on n’avait jamais pensé) et de l’argumentation (c’est quelque chose qui s’argumente, se démontre, se confronte à la thèse opposée). Ce sont des énoncés, donc (insistons-y, car la question est importante)
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qui relèvent du vrai et du faux, moins cependant en eux-mêmes, comme s’ils portaient sur un fait ou un « état de choses » établi ou découpé à l’avance (comment le pourraient-ils ? ils résultent d’un déplacement du regard), que dans leurs effets d’ensemble (dans un domaine donné au moins). Ils ont si l’on veut le statut de principes. On peut, bien entendu, pour soi, les accepter ou les refuser (quoiqu’il ne s’agisse pas, on le voit, d’être « d’accord » ou pas, sur le mode de l’opinion) ; ils n’en définissent pas moins la marque, irréversible, d’une singularité philosophique qui, une fois apparue, change quelque chose aux plus grands problèmes, aux manières de penser, et que l’on ne peut, au sens strict, pas ignorer. Nous ne donnerons de ces énoncés (sinon de ces intuitions) que trois des plus importants exemples qu’on en trouve chez Bergson et, même, nous les donnerons dans des formulations délibérément sommaires, que l’on ne trouvera donc pas telles quelles dans ses livres, mais qui en sont venues à en resserrer les enjeux. Tels seraient les énoncés suivants : « le temps n’est pas de l’espace » ; « le néant n’existe pas » ; « il y a une différence entre deux sortes de morales et de religions, fondée sur la différence entre le clos et l’ouvert ». « Le temps n’est pas de l’espace ». C’est ainsi, on le sait, pour répondre aux demandes pressantes de ses auditeurs et admirateurs du Collège de France, que Bergson lui-même (excédé sans doute) résumait sa pensée («j’ai dit que le temps n’était pas de l’espace »). Telle quelle, cette phrase ouvre une alternative : soit c’est un truisme (et, de fait, elle renvoie à quelque chose de très simple), soit c’est une thèse (et, de fait, elle va impliquer une distinction et un critèrè) ; en outre, dans les deux cas, elle masque à peine une critique implicite (s’il faut énoncer cette phrase comme un principe, c’est bien parce que quelque chose fait qu’on en oublie ou en conteste la vérité). Nous n’entrerons pas ici dans le rappel de la philosophie de la durée, dont Bergson a justement forgé le concept pour éviter toute symétrie simple avec l’espace, et pour penser le temps réel. Notre but est précisément de rappeler, non seulement que cette philosophie cherche à démontrer en quoi le temps est différent de l’espace (puisque ses parties se succèdent sans jamais être là en même temps), non seulement en quoi leur confusion ou leur distinc tion transforme tous les grands problèmes, mais aussi en quoi elle peut, en effet, se concentrer en une thèse simple. Celle-ci, de fait,
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est présente de la première (TAvant-propos à V Essai sur les données immédiates de la conscience) à la dernière ligne de l’œuvre (le début, rétrospectif, de La Pensée et le mouvant, quarante-cinq ans plus tard !), jamais sous la forme sommaire que l’on vient (à la suite d’un propos oral de Bergson lui-même) de rappeler, mais toujours comme un principe dont on découvre une nouvelle application inattendue, ou dont la méconnaissance se cachait derrière un nou veau problème. Un principe des principes donc. Il n’en est apparemment pas de même avec le deuxième exemple que nous prendrons ici : « le néant n’existe pas ». De fait, on ne se trouve pas ici devant une thèse princeps de la pensée de Bergson, mais devant un argument en apparence dérivé et local, que l’on ne trouve que dans le quatrième et dernier chapitre de son troisième grand livre, L'Évolution créatrice. Autre effet « classique » de lecture cependant, ou d’une lecture en train de devenir « classique » : non plus « la » formule, mais « le » morceau, si l’on veut, en l’occurrence, « la critique du néant dans L'Évolution créatrice », ce que Bachelard, d’une manière ironique, au début de la critique qu’il en fait dans sa Dialectique de la durée (annonçant d’autres ironies sur ce thème décidément si important, ainsi chez Sartre), appelle la « dissertation » de Bergson sur le néant ! Or, ce n’est pas un hasard si c’est seule ment au sommet de son œuvre que Bergson rejoint les questions ultimes ou les principes de la philosophie en général (et cela, si l’on veut, depuis Parménide), avec une thèse qu’on isole aussitôt de son œuvre comme en étant, en effet, une pièce centrale. Nous sommes en contact, selon lui, non seulement en nousmêmes (avec notre durée) mais en dehors de nous (dans la vie et dans l’univers), avec un être dont l’existence s’atteste par sa continuation et même par sa continuation de création, non pas donc en ce qu’il existe une fois pour toutes, mais en ce qu’il continue d’exister et même de créer, c’est la création qui nous interdit de douter de l’existence ! Or, ici intervient l’idée de néant, qui semble non seulement s’opposer à l’idée d’être mais nous imposer une autre idée de l’être (éternel, immuable, logique). Bergson en entreprend la critique : elle porte selon lui à l’extrême les pouvoirs négateurs (et, en effet, dialectiques) de notre esprit, en l’appliquant (de manière contradictoire) à l’ensemble du réel. Ainsi prend sa source une critique précise du
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néant, qui n’est pas non plus l’affirmation de l’être en général, mais le sommet deux fois précis de la critique de l’espace et de l’affirmation de la durée. Une thèse donc, là aussi, ontologique ou métaphysique cette fois, de portée tout à fait universelle, que l’on ne peut apprendre précisément « que » là, mais dont la singularité, seule, peut aussi faire comprendre la portée, conduire à sa vérification possible, à sa réfutation peut-être, à sa confron tation, en tout cas, avec les autres arguments et les autres doctrines. Mais venons-en à la troisième des thèses que nous voudrions évoquer ici, qui n’est pas la moins importante, et sur laquelle nous serons pourtant très bref. Rien n’est plus singulier en effet, mais rien n’est plus décisif que la distinction établie par Bergson dans son dernier livre (Les Deux Sources de la morale et de la religion} entre le «clos» et «l’ouvert». C’est très simple : une morale «close», aussi fondée soit-elle par ailleurs, ne vaut que pour certains hommes, aussi nombreux soient-ils par ailleurs, et non pas pour tous ; pour une morale « ouverte », c’est l’inverse. Mais cela change tout. Car cette distinction même devient un critère, qui traversera toutes les morales, toutes les religions, toutes les poli tiques, de l’intérieur et les mettra à l’épreuve (la plus rude qui soit). De plus, elle n’a rien de facile : la clôture a dans notre nature, dans nos instincts, un allié de poids ; l’ouverture suppose un acte difficile, toujours à reprendre. Enfin, cette distinction produit, elle aussi, ses arguments, sa doctrine, rejoignant aussi bien les principes métaphysiques que les applications pratiques, par où elle offre prise à la discussion et à la critique. Il n’empêche que rien de tout cela n’aurait été possible sans cette distinction simple et originale. Elle s’inscrit avec les autres parmi ce qui fait la singularité de Bergson, ce que l’on n’apprend, sans plus même le savoir (et c’est le plus grand des critères ! tant cette distinction a circulé ensuite dans le siècle, et continuera à le faire), que chez lui, touchant au point ultime où le plus singulier se confond avec le plus impersonnel (comme Simone Weil le dit des églises romanes ou de la musique de Bach), en philosophie. On ne peut donc pas se passer de ces thèses simples. Mais on ne peut pas s’en contenter, au risque, dans le cas contraire, de les réduire elles-mêmes à de simples formules. Il faut donc aller plus loin.
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Lire Bergson
Ce que l'on n'apprend qu'en lisant les œuvres de Bergson
Ce qu’il s’agit de souligner ici, ce n’est pas seulement que l’on ne peut comprendre aucune thèse philosophique de Bergson sans la replacer dans le mouvement d’ensemble d’une écriture qui ne se réduit pas à un style, et qui impose d’abord de lire chacune de ses œuvres dans sa totalité. Il s’agit de plus encore, dans la direction de la totalité ou plutôt de l’unité de chacune de ces œuvres (quatre livres majeurs, deux plus brefs, des essais rassemblés dans deux recueils) et du lien entre elles, d’une part, mais aussi dans celle du détail de chacune de ces thèses, dans leur diversité et leur précision réelle, la variation et la cohérence aussi des éléments qui les expriment, d’autre part. C’est bien en allant au plus loin dans chacune de ces directions que la lecture d’une telle œuvre, comme de toute grande œuvre philosophique, est au sens strict un appren tissage, double et inséparable, à la fois d’un contenu philosophique et d’une certaine manière de l’exposer et de le transmettre, d’un art d’écrire (donc aussi en effet d’un style) dont il est réellement inséparable parce qu’il est réellement inaccessible sans elle, et qui est donc aussi un art de penser. Disons donc un mot seulement de ces trois exigences, ou de ces trois expériences. Le premier point sur lequel il faut insister porte bien sur l’exi gence de lire chaque œuvre de Bergson dans sa totalité, aussi bien pour comprendre sa thèse d’ensemble sur le problème qui est explici tement le sien, que pour comprendre le sens de chacune des parties isolées dont la force peut frapper au point de la couper du reste qui pourtant vient ensuite la préciser et parfois la corriger. L’Avant-propos du premier livre de Bergson, ainsi, est très clair : les deux premiers chapitres, qui nous arrêtent en effet à bon droit par la force de leur thèse centrale, ont pourtant été écrits « pour servir d’introduction au troisième ». Les titres dessinent un mouve ment : « intensité des états psychologiques », « multiplicité des états de conscience », « organisation des états de conscience ». Tout, dans le style même de Bergson, est fait pour conduire d’une thèse à une autre, est tendu en quelque sorte dans un mouvement d’un point de départ à un point d’arrivée. Plus encore, si l’on s’en tient à telle ou telle thèse, par exemple celle qui définit la durée (c’en
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est même la première définition explicite) comme « la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre » (p. 74-75), ne sera-t-on pas tenté d’y voir une passivité pure qui s’empare du sujet et le détermine, ne sera-t-on pas surpris d’en voir surgir ensuite un moi « dont l’activité ne saurait être comparée à aucune autre force » (p. 107) au troisième chapitre du même livre ? Ne sera-t-on pas tenté d’oublier l’une des deux thèses, voire d’accuser leur auteur de se contredire ? Un exemple plus net encore (et encore trop peu médité) en sera donné dans le livre suivant, Matière et Mémoire. Combien de lecteurs considèrent l’admi rable théorie de la « perception pure » du premier chapitre, pour tant explicitement présentée comme le résultat d’une abstraction nécessaire mais provisoire, comme la théorie définitive de la matière ? Combien auront eu la patience, ou devrait-on dire l’exi gence, de lire le livre jusqu’à son quatrième chapitre qui présente à la fois la théorie de la perception concrète et de la matière réelle, qui n’est pas ce que nous en donne notre perception pure et pra tique (des « images » séparées), mais un acte temporel indivisible et analogue à notre durée ? Bref, on aurait envie de dire de la première règle de lecture des livres de Bergson, comme sans doute de tout livre réel, qu’elle consiste à se laisser conduire comme par la main et jusqu’au bout, en passant pour ainsi dire par cette passi vité apparente de la lecture qui en cache, en recèle et en permet l’activité réelle et profonde. Mais ce ne sera là qu’une première étape de la lecture, pour laquelle une « table analytique » de l’ensemble de chacun des livres de Bergson sera, à n’en pas douter, une aide précieuse. Il faudra pourtant aller plus loin et, avec et à partir de ce travail d’analyse, ne pas se contenter de la lecture cursive de l’ensemble, mais en venir à la recherche active de l’unité, qui se traduit moins dans la table du livre une fois déroulée que dans ce qui l’a motivée et organisée de l’intérieur, dans sa structure mais en tant donc qu’on la rapporte à sa genèse, non pas tant dans le problème explicite dont le livre propose une solution (par exemple, dans le premier livre, la liberté, dans le deuxième, le dualisme métaphysique) que dans celui, implicite, qui a forcé l’auteur à l’écrire (par exemple, dans le premier livre, le temps, dans le deuxième, comme Bergson l’indique lui-même, les « plans de conscience » de notre moi). C’est cette unité profonde d’un travail philosophique se traduisant
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comme tel dans un écrit qui lui est consacré, livre ou essai, qui justifie précisément la revendication de Bergson de ne pas séparer sa philosophie de ces livres ou de ces essais en tant que tels, de refuser aussi bien de l’unifier dans un « système » prétendu, que de la disperser dans l’ensemble des « écrits et paroles » qui seraient sortis de sa bouche ou de sa plume ! Ce n’est pas, bien sûr, qu’il n’y ait aucun lien entre ces essais ou ces livres. Bien au contraire, le mouve ment qui conduit de l’un à l’autre a quelque chose de fondamen tal : un livre lègue au philosophe un problème qu’il devra reprendre et transformer dans le suivant, et ainsi de suite. C’est justement d’un livre à l’autre que se situe l’unité ou sa recherche, et non pas dans une formule ou une synthèse toutes faites. Ce n’est pas, non plus, qu’il n’y ait rien de la philosophie de Bergson dans ses cours ou dans ses lettres, par exemple. Mais c’est bien à partir des livres ou des essais où cette philosophie ne fait pas que s’exprimer de manière extérieure, mais atteint à soi en atteignant sa propre unité au moins provisoire dans son mouvement même, qu’on pourra comprendre la portée de tel ou tel autre écrit, dont on ne pourra dire que de manière rétrospective et partielle qu’ils ont contribué à l’engendrer ou en ont développé telle ou telle application. Ici encore en effet il n’y va pas seulement de ce travail d’écriture que Bergson lui-même définit comme la « composition d’un livre » et qui sert sans aucun paradoxe à la définition même de « l’intuition » à la fin de l’« Introduction à la métaphysique ». Il y va, tout au contraire, de la thèse philosophique même de l’auteur, du pro blème nouveau qu’il pose, de ce qu’il nous « apprend » et que l’on ne peut donc apprendre qu’en le lisant. Comment saura-t-on, sinon, que la thèse de Y Essai sur les données immédiates de la conscience ne tient ni seulement dans une surprise initiale concernant le temps en physique, ni seulement à un résultat final concernant la liberté, mais dans le problème qui lie ces deux aspects, qui est celui d’un mode de connaissance qui impose pour être fondé scientifiquement une certaine traduction du temps en espace, mais qui masque du même coup la réalité du temps à l’œuvre notamment dans notre vie, au point de nous la faire oublier et avec elle notre liberté ? Ce problème, il est au-delà même de la totalité dépliée du livre ; il en est l’unité à la fois immanente et secrète, ce qui l’organise, et le justifie, mais aussi l’oriente et le relance. Mais s’il faut aller audelà de la lecture d’ensemble, à la recherche de cette unité, il faut
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aussi aller au-delà même du découpage analytique du volume en parties, dans le sens, paradoxal en apparence, d’une analyse plus fine encore, allant jusqu’au détail de chacun des éléments d’un texte dont toutes les dimensions participent non seulement d’un unique art d’écrire, mais aussi d’un seul et même travail philosophique de démonstration. Il ne s’agit pas seulement, dès lors, de dépasser le vague de formules même lorsqu’elles sont littéralement empruntées au texte de Bergson, ainsi de ces mots « mémorables » surgis de chacun de ses livres et notamment de ses deux derniers : « élan vital », « homo faber » ou encore « supplément d’âme ». Il faut certes replacer chacune de ces formules dans le texte même dont elle est tirée, la phrase d’abord, le paragraphe ensuite (étape décisive, soulignons-le au passage, et qui mériterait à elle seule une étude de la plus haute importance), la section, le chapitre, le livre, dans lesquels seuls elle peut se comprendre. Mais il faut aussi prendre au sérieux chacune de ces formules en tant que telle, leur diversité, leur variation, pour retisser à partir de l’ensemble même de ces éléments la continuité d’une écriture qui les agence pour des besoins rhétoriques plus profonds que ceux, superficiels, auxquels on la réduit parfois. Concepts, mais aussi (sinon avant tout) images, exemples, enchaînements logiques et, aussi, chronologiques (pas un seul paragraphe de Bergson n’est écrit dans un temps unique de la conjugaison des verbes !), tous ces éléments concentrent les étapes d’une démonstration et doivent ainsi faire l’objet d’un travail symé trique dans la lecture et la compréhension de celle-ci. Ce n’est pas le lieu de revenir sur la philosophie du langage qui justifie le lan gage ou plutôt l’art du langage de cette philosophie. Mais on insis tera seulement sur le fait que, si un peu d’analyse nous éloigne du texte, beaucoup nous y ramène. L’index a ainsi une double fonc tion : il situe, il indexicalise, d’abord, au sens où chaque expression est replacée à chaque fois dans le contexte ou plutôt le texte qui lui donne sens ; mais il met aussi en liste, en variation, en relation, appelant ainsi à la comparaison entre les textes que Bergson luimême réclamait (concurrence des images, recoupement des lignes de faits), et que ses plus grands lecteurs ont toujours pratiquée (ainsi Canguilhem, se réclamant sur ce point essentiel de Jankélévitch). Tels sont quelques-uns des efforts, quelques-unes des règles, qui sont requis pour retrouver au terme de leurs détours l’acte simple qu’aura d’abord été celui de la lecture. L’œuvre de Bergson les
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impose comme toute grande œuvre, comme toute pensée, et, comme chacune d’elles aussi, d’une manière différente de toutes les autres. Mais, dira-t-on alors, ne risque-t-on pas, à s’en tenir là, de ne l’expliquer et la discuter que de l’intérieur, dans l’intimité sinon en vase clos ? Quand viendra l’épreuve de la discussion et de la critique, l’épreuve du vrai et du faux (si elle n’est pas déjà, de fait, profondément entamée), celle du dehors ? Faut-il opposer, selon des termes qu’on ne fera qu’emprunter à une certaine cri tique récente pour les récuser aussitôt (notre ordinateur même, heureusement, les souligne encore en rouge et ne veut pas les connaître), des lectures « internalistes » et « externalistes » ? La réponse, à ces questions aussi, s’impose.
En reliant et en opposant
Ce que Bergson a toujours critiqué, c’est la prétention à expli quer une pensée singulière à partir d’influences extérieures recom posées. Mais ce qu’il a toujours revendiqué, c’est la possibilité et même la nécessité pour une pensée philosophique de se confronter non pas d’ailleurs à un seul mais à plusieurs régimes d’extériorité, au point de trouver dans l’éclairage qu’elle y apporte une épreuve de sa propre vérité. Ce n’est pas parce qu’une philosophie ne peut pas s’expliquer par des faits extérieurs, des discours scientifiques, et d’autres doctrines philosophiques, qu’elle ne peut ou ne doit pas se confronter ou se soumettre à une relation précise avec eux ! Bien au contraire ! Elle le doit d'autant plus que ce n’est pas eux qui l’expliquent, mais elle qui tente de les éclairer et de s’éclairer ellemême en retour, elle, donc, qui trouve dans la vérité qu’elle tente d’y apporter et qu’elle soumet à leur épreuve, la vérification de sa propre intuition. Il est deuxfois absurde d’opposer une lecture suppo sée « internaliste » à une lecture dite « externaliste » d’une œuvre philosophique : une première fois parce qu’au fond elles partagent l’absurde prétention d’expliquer une pensée, que ce soit par sa cohérence interne, ou par des influences externes ; une seconde fois parce que le mouvement intérieur d’une œuvre est justement suscité par le dehors (une expérience, un problème, un refus), et
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orienté, poussé, vers lui (expériences, problèmes, critiques, là encore). Bien loin donc d’éviter cette confrontation avec ce mul tiple « dehors » de l’œuvre, il faut, là aussi, la pousser jusqu'au bout : comprendre ce que cette œuvre nous apprend sur ce dehors, sur le champ scientifique ou philosophique dans lequel elle s’inscrit de toute nécessité, comprendre aussi ce que cette multiple relation nous apprend en retour sur elle-même, sur la façon de la discuter, de la critiquer, de la reprendre, qu’elle peut aussi permettre. Il n’est bien entendu pas possible d’insister ici sur le détail de cette confrontation, qui relève à tous les sens du terme de l’étude critique d’une œuvre, et dont une des modalités possibles est son annotation détaillée, relevant les lieux et les enjeux de ces ren contres théoriques et historiques précises. Nous ne soulignerons d’un mot que trois des aspects ou trois des directions les plus importantes à cet égard. La première porte sur l’histoire de la philosophie prise au sens le plus large des relations entre les doctrines, sur les grands pro blèmes qui structurent notre pensée ou surgissent de sa rencontre avec le monde. Bergson ne se contente pas, en effet, comme on le croit souvent, de « dissoudre » selon sa propre expression tel ou tel de ces problèmes, en y faisant intervenir la distinction méconnue de l’espace et de la durée par exemple. Il ne se contente pas non plus de ramener les grandes oppositions (sinon les antinomies) théoriques qui marquent chacun de ces problèmes à une illusion liée à la structure de notre entendement, étendue de manière abu sive à l’ensemble du réel (ainsi du réalisme et de l’idéalisme dans la théorie du monde extérieur, du mécanisme et du finalisme dans la théorie de la vie, par exemple). Il ne se satisfait pas non plus de proposer, à partir de sa doctrine, une réinterprétation d’ensemble de l’histoire de la philosophie. Il n’hésite pas en outre à proposer, sur chacun des grands problèmes abordés, une position que l’on doit dire singulière et même tranchée, et à l’opposer à une autre. « La liberté est donc un fait et, parmi les faits que l’on constate, il n’en est pas de plus clair» (Essai, p. 166). «Ce livre affirme la réalité de l’esprit, la réalité de la matière et essaie de déterminer le rapport de l’un à l’autre sur un exemple précis, celui de la mémoire » (Matière et Mémoire, p. 1). « La thèse que nous exposerons dans ce livre participera donc nécessairement du finalisme dans une certaine mesure » (L'Evolution créatrice, p. 40).
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« De ce qu’on aura constaté le caractère rationnel de la conduite morale, il ne suivra pas que la morale ait son origine ou même son fondement dans la pure raison » {Les Deux Sources de la morale et de la religion, p. 86). Bergson prend bien position sur les plus grands problèmes, se confronte de l’intérieur de son œuvre aux autres grandes positions et aux plus grandes des doctrines, la lecture de son œuvre non seulement impose mais permet et éclaire l’approche de l’histoire de la philosophie dans ce qu’elle a de plus radical, la création et la défense des options les plus précises et elles-mêmes les plus tranchées sur les grandes questions. C’est, là encore, sa singularité même qui impose cette relation, dans ce qu’elle peut avoir aussi de critique, qui appelle cette confrontation. Lire Bergson, c’est aussi s’initier de l’intérieur à la diversité de la philo sophie, c’est se préparer à défendre pour soi telle ou telle position, bien loin d’en adopter une seule ou de les considérer toutes indiffé remment, dans un faux éclectisme ou une posture non moins illu soire de disciple, c’est apprendre à penser. Mais on entrera plus dans l’histoire, prise dans ses ruptures et ses nouveautés, sur le terrain proprement scientifique. C’est de l’intérieur là encore, selon une revendication bien connue (et sou vent soumise au double excès de l’exaltation ou de la dérision), que Bergson, sur chaque problème, rejoint non seulement l’expérience en général, mais la science empirique, expérimentale, « positive », en un mot, de son temps. Il est donc impossible de « lire » son œuvre sans entrer si peu que ce soit (et en changeant de degré cette dimension ne cesse en effet de s’approfondir, comme le montrent les recherches nécessaires aux dossiers de l’édition cri tique elle-même) dans ces débats scientifiques, sans s’y instruire. Mais il y a ici un double risque. Le premier consiste à tenir la science comme un champ extérieur à la philosophie, et « l’informa tion » scientifique comme un apport factuel extérieur à la recherche philosophique. Ce n’est aucunement la position de Bergson, qui intervient en effet depuis la philosophie dans un débat scientifique, qui cherche à y attester sa doctrine. On lui fait souvent le reproche contradictoire d’échapper à la rationalité et d’entrer dans le terrain de la science : mais n’est-ce pas plutôt la cohérence de sa doctrine que d’énoncer une position puis de la confronter non seulement aux faits mais aux autres doctrines en présence sur ces faits ? On évitera cependant un second risque non moins
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sérieux. Ce serait celui de tenir sa place dans le débat scientifique pour directement liée à ses positions philosophiques ou, inverse ment, celles-ci comme directement dépendantes de l’histoire des sciences avec qui elles entrent en relation. Il y a un plan intermé diaire. C’est celui où une doctrine philosophique définit une posi tion scientifique intermédiaire, précisément, entre elle-même et les faits, et ainsi susceptible de fécondité et de reprise au-delà des uns et des autres. Ainsi, la distinction des deux mémoires, dans Matière et Mémoire, d’une mémoire locale et séquentielle, habitude, et d’une mémoire globale et dynamique, individuelle, vaut-elle indépen damment des savoirs précis de la fin du XIXe siècle, aussi bien que de la métaphysique bergsonienne en tant que telle qui en a pour tant été la source. Ainsi, encore, de la pensée d’une création imma nente à la vie, irréductible aussi bien au mécanisme qu’au créationnisme. Ainsi, enfin, d’une anthropologie tenant compte à la fois de la structure rationnelle et universelle de l’esprit, et des contraintes biologiques et pragmatiques de l’espèce. Nul ne peut lire Bergson et se dispenser d’entrer dans tous les débats vivants et ouverts des savoirs de son temps. Mais pour compléter cette approche historique de (et par) son œuvre, il importe d’ajouter un troisième élément, qui ne peut être que rétrospectif. C’est celui qui fait entrer sa pensée singulière ellemême en relation avec les autres pensées singulières de son temps, autour de problèmes qu’elles constituent par leur relation même comme ceux d’un « moment » philosophique à part entière. Cer taines de ces relations auront été reconnues par ceux mêmes qui en ont été les acteurs : ainsi entre Bergson et William James. D’autres auront été entièrement méconnues, voire déniées, ainsi entre Bergson et Freud. D’autres encore auront été pressenties, sans être approfondies, ainsi entre Bergson et Husserl, ou Whitehead. D’autres enfin auront été durcies, puis oubliées, ainsi, en France même, entre Bergson et un « intellectualisme » représenté surtout par Brunschvicg ou Alain. Il faudrait en ajouter d’autres encore, au-delà de la philosophie, avec des pensées scientifiques ou esthétiques comme celles de Poincaré ou de Proust. Mais dans tous les cas, ces relations sont si profondes qu’elles éclairent non seulement des problèmes nouveaux, et communs, mais aussi les thèses et les pensées singulières qui se relient et s’opposent autour d’eux. Ce que nous apprend la lecture de ces œuvres, dans ce
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qu’elles ont de singulier et de vivant, c’est justement aussi à penser leurs relations et l’histoire qu’elles tissent comme singulière et vivante. Ici encore, l’opposition n’est pas entre singularité et rela tions, y compris critiques, mais plutôt entre une manière deux fois close et une autre, deux fois ouverte, de les penser et de les prati quer. L’œuvre de Bergson, déchirée si tôt entre un « bergsonisme » devenu objet idéologique, et des reprises, si profondes qu’elles en sont parfois invisibles, en est l’un des lieux de rencontre et de démarcation les plus vifs du siècle. Mais c’est là, justement, avec cette dernière remarque, entrer déjà dans le dernier des « apprentissages », dont on ne dira qu’un mot rapide ici, avant de conclure.
En lisant les « lectures » de Bergson
Une centaine d’années nous séparent en effet du moment qui fut celui de Bergson, déterminant une situation de lecture qui prend place aussi après un siècle de lectures. Le mot « lecture » prend d’ailleurs ici un sens qui révèle sa dualité profonde, et la conserve encore tout entière. Il ne s’agit en effet jamais seulement, on le voit, de commentaires au sens si souvent critiqué et par exemple par Foucault comme une simple « récitation » de l’œuvre ; mais il ne s’agit jamais seulement, le mot l’atteste encore, ^interprétations qui n’auraient plus aucune relation (dans la reprise comme dans la rupture) avec le texte « lu », qui ne nous apprendraient plus rien sur lui, qui n’apprendraient plus rien de lui. On peut même voir là un double critère de la lecture : ni « récitation » ni « ignorance » (par exemple lorsqu’on se pose comme historien de la réception de Bergson - et quelle gloire ne connut-il pas en effet - sans plus du tout se rapporter à son texte, et même en le revendiquant !) du texte lui-même. De fait, le siècle fut jalonné de telles lectures, parfois éclatantes ou même militantes, parfois discrètes voire secrètes, pour marquer de ces deux façons, insistons encore sur ce point essentiel, aussi bien une reprise qu’une rupture, mais toujours une relation, qui éclaire donc une histoire, qui fait même de la suite de ces lectures l’un des
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fils rouges possibles de cette histoire. Si l’on veut évoquer des éclats dans la reprise, que Pon pense à Péguy ou à Jankélévitch (sans parler de Deleuze), dans la rupture, on pensera à Politzer ou Sartre (sans oublier Bachelard), dans Pune et dans Vautre^ c’est MerleauPonty ou Canguilhem (qui ont l’un et l’autre et sans aucun hasard profondément parcouru ce double chemin) qui viendront à l’esprit. On évoquera ces études qui, sous la forme d’explication et même tout simplement de cours, révèlent à la fois un aspect méconnu et singulier de l’œuvre lue, et un enjeu essentiel de celle de celui qui lit (ainsi chez Wahl, Gouhier, Goldschmidt, Hyppolite). On se rappellera d’études majeures, élogieuses ou critiques, sur telle ou telle question ponctuelle et centrale (la liberté, la mémoire, la vie, la mystique). On dessinera la carte des reprises souvent extérieures et explicites, mais parfois aussi implicites et d’autant plus décisives, dans d’autres domaines que la philosophie. Mais il est bien entendu impossible, ici, d’entrer dans le détail que la question appelle. Quoi qu’il en soit en effet, dans tous ces cas, ces « lectures » ont bien ce double aspect, de proposer une interprétation de l’œuvre qui passe encore par sa rencontre effec tive, ne serait-ce que pour rompre avec elle (et fût-ce même pour s’en réclamer !), et qui maintient ainsi le double sens, que l’on n’a cessé ici de suivre, de la « lecture ». L’histoire de ces « lectures » est donc en elle-même un apprentissage. On peut le mener luimême de diverses façons : selon le fil chronologique de la succes sion des « moments » de la philosophie du siècle, qui se continue encore ; selon le fil théorique ou problématique dessiné par chacun des grands livres de Bergson (ainsi, pour le citer une dernière fois, dans le dossier des « lectures » qui complète le travail de l’édition critique) ; ou encore en suivant telle ou telle relation dans sa singu larité (parfois plurielle : ainsi dans la « phénoménologie en France » ou « l’anthropologie philosophique allemande »). Ainsi, lire ces lectures ce n’est pas quitter la lecture de l’œuvre comme double apprentissage d’elle-même et de soi-même, c’est en trouver d’autres exemples, dans leur diversité. Ce n’est pas un hasard si bien des lecteurs d’une œuvre arrivent à elle par la lecture qu’ils en trouvent dans une autre : combien de lecteurs de Bergson le furent-ils parce qu’ils le furent d’abord de Merleau-Ponty ou de Deleuze ? Mais c’est aussi jalonner une histoire, dont c’est là une dimension essentielle, trop souvent considérée comme accessoire.
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De fait, ce n’est pas seulement un « siècle » comme s’il s’agissait d’une étendue vide et plate, qui nous sépare de Bergson : on entre rait alors dans le débat stérile, par exemple, de savoir comment relier directement son moment et le nôtre, ou encore de savoir si le siècle lui-même (le XXe, en philosophie) commença, par exemple en France, avec lui, ou avec la rupture avec lui. Ce qui nous relie à son œuvre, c’est bien plutôt, à côté d’un contact direct avec elle, et à travers ce contact, qui franchit d’un coup la distance vide d’un « temps » censé nous en séparer, la réalité d’une histoire faite certes de reprises fécondes, mais aussi de ruptures irréversibles, d’une multitude de singularités donc, faisant histoire par leurs relations mêmes, et qui nous interdisent, bien plus profondément encore que le simple feuilletage des années, toute illusion de retour ou de répétition. Autant dire que cet apprentissage, lui aussi, ramène chacun de ceux qui l’effectuent, et à travers son effectuation même, à soi.
Un apprentissage
Il est donc impossible, ici, de terminer sans remonter à rebours et pour soi-même le fil de ces apprentissages qui ont dans ce qui précède quelque chose de trop facile ou de trop évident, dont chacun se présentait d’emblée avec une tension intérieure, qui en était le moteur effectif. Philosophie ou histoire de la philosophie ? La question qui se posait d’abord, lorsque nous lûmes Bergson pour la première fois, n’était pas celle-ci, mais une autre, peut-être plus surprenante sinon plus radicale : histoire de la philosophie, ou histoire ? C’est une tension entre la distance d’une histoire non seulement des textes, mais de textes lointains, et une autre histoire non seulement des événements, mais des événements proches, et encore brûlants. En ce moment des années 80 où l’histoire de la philosophie semblait pour certains se terminer, et de fait se réouvrait aussi mais au risque de devenir une fin en soi, où tout se vaut, telle était la question aussi, sinon d’abord. Il était impossible de ne pas songer à penser le présent, et le siècle ; nécessaire aussi de lui donner le
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recul de l’histoire, et donc, encore, du siècle. On sentait confusé ment que l’œuvre de Bergson était à la fois lointaine et proche, proche par tant de fils (encore dans les voix et les bibliothèques récentes de lecteurs non philosophes et si proches), distante par tant de traces (un style, un ton, la voix, encore), reliée de toute évidence par tous les relais que l’on vient de rappeler, qui ne sont pas seulement des textes éteints, mais portent en eux les mouve ments du siècle, les éclats des ruptures et des reprises, ceux des lectures et des relectures, qui ne pouvaient pas ne pas nous parvenir. Mais la durée, la matière et l’esprit, que dis-je, la vie, la morale ? Aucun de ces problèmes n’allait de soi et l’on ne pressen tait pas qu’une part du chemin allait consister à les reconquérir, et pour certains d’entre eux, sous une forme radicalement différente, à y voir les problèmes mêmes d’un présent qui commençait à poindre. C’est ainsi que la confrontation, dans une thèse de philo sophie générale, entre Bergson et les sciences cognitives, resta en grande partie implicite sur le moment, mais indiquait pourtant la piste du problème plus secret encore (et masqué d’un côté par l’image de l’élan, de l’autre par l’homme neuronal) de la vie. Du moins ne pouvait-on lire l’œuvre de Bergson sans se confronter, comme on l’a vu plus haut, aux problèmes qui surgissent de mul tiple façon de l’expérience. Les controverses mêmes, encore vives, interdisaient de se réfugier, comme pour les tourbillons de Des cartes ou la physique d’Aristote, dans l’excuse du passé. De ce côté aussi, en tout cas, c’est d’un apprentissage, difficile, nécessaire, que l’on peut témoigner. Un paradoxe allait alors y aider. C’est que l’on abordait aussi Bergson avec l’un des effets les plus décisifs, parmi tant d’autres, du moment philosophique avec lequel une rupture semblait alors se dessiner, celui des « années 60 » : la méthode rigoureuse de lecture des textes que l’idée de structure peut en effet commodé ment résumer. Que l’œuvre de Bergson se tienne, ce n’était une évidence que pour ses lecteurs ; il fallait les instruments d’une méthode rigoureuse, structurale, autant que génétique, pour le prouver sans la trahir. Ainsi, bien loin de la contradiction appa rente entre sa critique du langage et une lecture textuelle, ce fut bien, là aussi, une tension réelle, entre la genèse et la structure, le problème et son déploiement, qui fit l’objet d’un apprentissage
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auquel on sentait bien que cette œuvre allait doublement résister, attestant même de sa double irréductibilité, retrouvant ainsi, dans sa structure même, les raisons d’une reprise qui aura, de fait, tra versé les différents moments philosophiques du siècle. Mais la question revient, sous une autre forme : la durée, le vivant, la critique du néant, la morale close et ouverte ? Non seule ment il ne s’agit pas d’adhérer à une doctrine, non seulement la question ne se pose même pas d’être « bergsonien » ou pas, mais, sans parler des thèses que l’on refuse dans la pensée même que l’on commente (avec d’abord le souci de la comprendre), les thèses mêmes qui nous frappent ne le font réellement que lorsque, d’un côté, elles apparaissent avec leur naïveté et leur simplicité pre mière, et de l’autre côté, ou du même coup, nous rejettent dans la réalité de l’expérience, de la surprise, de l’exclamation philoso phique. Ce fut le cas, par exemple, avec la thèse de la réalité du temps (sans parler du vivant, du clos et de l’ouvert). De fait, c’est toujours un temps différent et réel qui « passe », c’est-à-dire qui crée ou qui détruit, qui unit et sépare, qui suscite la souffrance ou la joie, avec à chaque fois justement l’exclamation qui les accom pagne. De fait, il n’y a rien de plus simple et pourtant il fallait lire certains textes pour le voir. De fait aussi, cela nous rejette vers d’autres problèmes encore qui sont, d’un autre point de vue, ceuxlà mêmes du présent. Ainsi ce n’est pas seulement la lecture de Bergson qui peut conduire en filigrane, si elle est d’abord en ellemême un apprentissage, ou plutôt plusieurs apprentissages, à l’apprentissage de soi. C’est l’apprentissage de soi, parce que, même dans son unité, il est une recherche, et reste lui aussi mul tiple, dans ses sources et dans ses relations, qui continuera à recon duire vers la lecture de Bergson.
Lire V Essai à la lumière de l’acte libre Arnaud Bouaniche
À quiconque fait l’expérience de le lire, Bergson apparaît sans aucun doute comme un auteur accessible, sinon facile. Cela tient principalement à trois raisons. Un tel sentiment s’expliquerait peutêtre d’abord par l’exigence d’une philosophie qui, du rire au rêve, en passant par l’habitude, ne cesse de scruter les aspects les plus quotidiens de notre expérience. Les exemples célèbres du verre d’eau sucrée, de la leçon apprise par cœur ou du bras levé, atteste raient encore, parmi d’autres innombrables, du souci bergsonien d’articuler constamment les enjeux les plus métaphysiques aux expérimentations les plus immédiatement accessibles. Mais le « style » fameux du philosophe de la durée, si souvent célébré, chez qui les images viennent systématiquement soutenir les thèses selon une pratique d’écriture qui relève moins de la stratégie d’un auteur soucieux de mieux se faire comprendre que, plus fondamen talement, de l’invention d’un nouveau régime du concept1 -, n’est assurément pas pour rien dans l’attraction immédiate exercée par cette œuvre sur ses lecteurs. Cet usage de l’image n’est cependant pas au prix de la clarté, et si la philosophie de Bergson ne semble pas résister à la lecture, c’est dans la mesure, enfin, où elle s’expose sans jargon ni termes inutilement techniques, son rôle propre étant, selon Bergson, d’aborder les grands problèmes qui intéressent l’humanité, ces « questions vitales »2 dont l’urgence et l’impor1. Selon une démarche théorisée pour elle-même par Bergson en 1903 dans son « Introduction à la métaphysique » ; voir La Pensée et le mouvant (cité PM), Paris, PUF, « Quadrige », 2009, p. 185-189. 2. A propos de ces questions, voir « L’âme et le corps », in L’Energie spirituelle, Paris, PUF, « Quadrige », 2009, p. 58.
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tance exigent justement que le philosophe les traite dans la langue de tout le monde l. Pourtant, au-delà de cette première impression, la tâche paraît se compliquer dès lors qu’il ne s’agit plus simplement de lire Bergson, mais de le comprendre dans toute sa précision. Pour celui qui, renonçant à simplement mimer les thèses du philosophe, s’efforce de rendre compte de leur sens, c’est comme si surgissait, dans l’après-coup d’un style d’abord irrésistible, l’expérience d’une résistance. Or, tel est bien ce qui paraît se produire, et de manière exem plaire, avec la fameuse doctrine de l’acte libre, dans le troisième et dernier chapitre de l’Æxszw sur les données immédiates de la conscience, le premier livre de Bergson, paru en 1889. La réception immédiate du livre est à cet égard révélatrice, puisque les critiques et les mal entendus se cristallisèrent particulièrement sur la conception de la liberté qui s’y dessine. Ainsi, dans leurs recensions, toutes deux parues en 1890, Lucien Lévy-Bruhl et Gustave Belot2 aperçoivent l’un et l’autre, derrière la liberté bergsonienne, le règne d’une « spontanéité irréfléchie », le déploiement d’un processus aveugle et instinctif. Selon eux, en plaçant la liberté dans les profondeurs du moi, Bergson en aurait plongé la théorie dans l’obscurité. La difficulté de cette doctrine tient en effet à ce qu’elle s’expose en des termes qui paraissent se retourner contre sa thèse centrale. Si d’un côté l’acte libre est bien défini par Bergson à travers le critère de l’ipséité, en vertu duquel l’acte le plus libre est celui qui exprime le plus le soi de son auteur, de l’autre, il paraît pourtant surgir tout seul, Bergson n’hésitant pas même à en comparer le mouvement à un processus naturel, celui du mûrissement, qui paraît de surcroît tirer la liberté du côté de la nécessité, dans le même temps où l’un des enjeux du troisième chapitre est de le rendre à sa contingence radicale. 1. Bergson expose clairement ce point dans une lettre de 1924 adressée au journa liste Constantin Bourquin, dans le cadre d’un questionnaire sur le thème « Comment doivent écrire les philosophes ? » ; cette lettre est reproduite dans la revue Philosophie, n° 54, juin 1997, p. 3-8. 2. Pour la recension de L. Lévy-Bruhl (parue de manière anonyme), voir la Revue philosophique de la France et de ^Étranger, t. XXIX, mai 1890, et pour celle de G. Belot, voir la Revue philosophique de la France et de l'Étranger, t. XXX, 1890. Nous publions deux extraits de ces recensions dans notre édition critique de VEssai sur les données immédiates de la conscience (cité Essai}, Paris, PUF, « Quadrige », 2007, p. 286 sq.
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Hissai
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Or, ces difficultés nous semblent liées non pas seulement, et sur le seul plan philosophique, à l’originalité du concept de durée et au renouvellement qu’il impose au concept de liberté, mais peutêtre d’abord, et sur un plan méthodologique, à une perception abstraite des thèses bergsoniennes, fondée sur leur compréhension nécessairement biaisée, faute de les envisager dans le mouvement concret de la démonstration où elles s’inscrivent. Une telle démarche aurait pour conséquence fâcheuse de conduire, d’une part, à confondre des arguments critiques et négatifs avec des thèses positives, et, d’autre part, à considérer des moments provi soires de l’analyse comme des résultats définitifs. Au contraire, une grande part des difficultés liées à cette doctrine seraient peut-être levées par un effort de lecture^ comprise et pratiquée à la fois comme méthode d’explication structurale et microanalyse des textes. Parler d’une résistance de la philosophie de Bergson prendrait alors un tout autre sens : non plus la résistance comme limite de notre compréhension, mais la résistance, au sens physique, comme conducteur d’intensité philosophique, signe d’une fécondité tou jours à redécouvrir dans l’acte d’une lecture. En ce second sens, la résistance n’est rien d’autre que l’effort qu’exige, pour être saisie, une idée radicalement neuve : elle signale, dans l’expérience concrète de la lecture, la rencontre avec quelque chose de nouveau dans la pensée. Bergson précisera ce lien entre l’effort et la nou veauté dans la pensée, dans un texte plus tardif, en 1922, dans la deuxième introduction à La Pensée et le mouvant^ où il distingue deux espèces de « clarté », celle perçue par l’entendement qui comprend avec facilité des idées déjà formées, et celle de l’idée lestée d’intui tion qui exige un effort. Grâce à cette dernière, écrit Bergson, des problèmes que nous jugions insolubles vont se résoudre ou plutôt se dissoudre, soit pour disparaître définitivement soit pour se poser autrement1.
Or, la liberté relève bien de cette seconde espèce de clarté. Dans Y Essai en effet, lorsque Bergson précise, à son propos, que « parmi les faits que l’on constate, il n’en est pas de plus clair » 2, c’est bien de cette clarté dissipatrice de problèmes qu’il veut parler, 1. PM, p. 32. 2. Essai, p. 166.
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tout l’enjeu de l’ouvrage étant de dissiper les difficultés qui entourent la position traditionnelle du problème de la liberté. Lire F Essai « à la lumière » de l’acte libre doit alors s’entendre en un sens profond, spécifiquement bergsonien : considérer l’acte libre non seulement au sens herméneutique comme un fil conducteur, une clé du livre, mais au sens intuitif, comme un point d’intensité et de rayonnement qui dissipe les obscurités. Ici encore, le passage de l’introduction à La Pensée et le mouvant sur les « deux espèces de clarté » est décisif : Il faut donc distinguer entre les idées qui gardent pour elles leur lumière, la faisant d’ailleurs pénétrer tout de suite dans leurs moindres recoins, et celles dont le rayonnement est extérieur, illuminant toute une région de la pensée. Celles-ci peuvent commencer par être intérieurement obscures ; mais la lumière qu’elles projettent autour d’elles leur revient par réflexion, les pénètre de plus en plus profondément ; et elles ont alors le double pouvoir d’éclairer le reste et de s’éclairer elles-mêmes \
Ainsi, cette obscurité, que certains n’ont pas manqué de relever à propos de la théorie bergsonienne de la liberté, ne serait que le signe de sa nouveauté, et, finalement, qu’une étape, pour peu que, par l’effort d’une lecture rigoureuse, on la suive dans sa clarifica tion progressive. A l’intensité de l’acte libre devra donc corres pondre une certaine intensité de l’acte de lire, qui se fera lui-même intuitif. Il faut prendre au sérieux l’indication de Bergson, lorsqu’il compare l’intuition à la lecture, toujours dans l’introduction à La Pensée et le mouvant. Soit dit en passant, il y a une certaine analogie entre l’art de la lec ture, tel que nous venons de le définir, et l’intuition que nous recomman dons au philosophe. Dans la page qu’elle a choisie du grand livre du monde, l’intuition voudrait retrouver le mouvement et le rythme de la composition, revivre l’évolution créatrice en s’y insérant sympa thiquement 1 2.
Il convient d’accorder toute son importance à ce qui est ici esquissé seulement « en passant » - importance dont nous alerte d’ailleurs ici la reprise par Bergson, sous forme d’expression, du titre de son ouvrage majeur de 1907. Or, précise Bergson dans ce 1. PÀf,p. 32. 2. Ibid., p. 95.
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même passage, l’acte de lire consiste, avant tout, dans « la percep tion de la structure et du mouvement » h C’est dire que la nou veauté des concepts bergsoniens est toujours inséparable de l’ensemble où ils se déploient, autrement dit du livre où ils s’inscrivent, et qu’à les en détacher, on les condamne à l’obscurité définitive, faute de les considérer là où ils déploient leurs rayons, c’est-à-dire dans la durée d’une lecture. C’est bien un tel exercice de « lecture en durée » - au sens où Bergson parle ailleurs, à propos de l’intuition, d’une « pensée en durée » 12 - que nous nous propo sons d’appliquer à VEssai, sur quelques aspects limités de la doc trine de la liberté qui s’y dessine. Pour être ressaisis dans leur sens et leur portée, les concepts de Bergson doivent donc être envisagés dans le livre où ils prennent forme. Or, si l’on commence par resituer la doctrine de l’acte libre dans l’économie générale de Y Essai, on est conduit à un premier constat, paradoxal : elle y occupe une place limitée et considérable. Limitée d’une part, parce qu’à strictement parler, et d’un point de vue seulement descriptif, la section qui lui est consacrée (dont le titre courant est précisément « L’acte libre ») couvre exactement sept pages, de la page 123 à la page 130. Mais, à la lecture, on s’aperçoit que cette doctrine rayonne bien au-delà de cette section, qu’elle irrigue en réalité tout le troisième chapitre, et reflue même sur tout le livre, de sorte que ce troisième chapitre consacré, comme son titre l’indique, à la liberté 3, est bien décisif. Si cette importance n’est toutefois pas immédiatement perceptible, c’est parce que ce chapitre semble à première vue simplement répéter à l’identique la démarche des deux précédents : le premier chapitre dessinait une opposition à la psychophysique, à travers la question de la mesure de la sensation ; le deuxième affrontait la métaphy sique, en rencontrant le problème du mouvement ; le troisième cri tique la psychologie associationiste à propos de Y acte libre. Pourtant, il n’y a pas là une simple juxtaposition de problèmes, mais bien plutôt une gradation, et comme une montée en puissance des enjeux philosophiques, sur deux plans. 1. Ibid., p. 94. 2. Ibid., p. 30. 3. Le titre exact de ce chapitre est : « De l’organisation des états de conscience : la liberté ».
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Lire Bergson
Sur un plan critique, tout d’abord, puisqu’avec la liberté, l’abs traction, dénoncée par Bergson dans tout Y Essai, atteint en quelque sorte son comble, puisque la psychologie associationiste perd tout contact avec le réel en procédant purement et simplement à sa reconstitution artificielle, dans une confusion totale, qui est même une substitution véritable, du fait avec son explication : ainsi, dans son explication de l’acte, l’associationnisme ne procède même plus comme la psychologie ou comme la métaphysique - qui, d’une certaine manière, restent encore l’une et l’autre en contact avec une réalité (« sensation » pour la première, « mouvement » pour la seconde) dont elles enregistrent les traces (« variation » ou « trajec toire ») -, mais il dissout littéralement l’acte dans la pure théorie, dans le simple raisonnement, où il est littéralement vidé de toute effectivité, et ramené à la position de « buts », à la combinaison de « motifs », à la précédence de « possibilités », etc. Sur un plan positif et pratique, d’autre part, c’est au rapport concret à nous-mêmes, dans notre propre existence, que Bergson propose de nous reconduire avec l’acte libre, la perspective éthique s’ouvrant dans le troisième chapitre d’une reconquête de notre propre nature temporelle et active, à travers la distinction de deux plans, l’un, celui de l’espace, où « nous sommes agis » \ l’autre, celui de la durée, « où nous agissons nous-mêmes » 12. Mais si l’on doit bien reconnaître à la liberté une place décisive, dont le titre du premier livre de Bergson ne laisse pas d’emblée soupçonner l’importance au lecteur, cette importance ne tient pas seulement à un élargissement des enjeux en direction du domaine pratique. Cette importance est avant tout structurale : c’est sur la liberté que repose tout l’édifice de Y Essai Dans les dernières pages du livre, cette portée structurale de la liberté est d’ailleurs suggérée par Bergson à deux reprises, à travers un « donc », qui révèle que c’est bien elle qui est comme la pointe, ou le point nodal, de l’ensemble des analyses : La liberté est donc un fait, et, parmi les faits que l’on constate, il n’en est pas de plus clair. Toutes les difficultés du problème, et le problème lui-même, naissent de ce qu’on veut trouver à la durée les mêmes attributs qu’à l’étendue, interpréter une succession par une 1. Essai, p. 174. 2. Ibid.
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D’Essai
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simultanéité, et rendre l’idée de liberté dans une langue où elle est évidemment intraduisible L
Puis, quelques pages plus loin, en « conclusion » dans les der nières lignes du livre cette fois, Bergson revient sur ce qui paraît en être le résultat essentiel : Le problème de la liberté est donc né d’un malentendu : il a été pour les modernes ce que furent, pour les anciens, les sophismes de l’école d’Elée, et comme ces sophismes eux-mêmes, il a son origine dans l’illusion par laquelle on confond succession et simultanéité, durée et étendue, qua lité et quantité 12.
Ce qui apparaît tout d’abord, à la lumière de ces deux passages, et par le jeu même de leur rapprochement, c’est que la liberté est à ce point l’enjeu majeur de son livre, que Bergson le conclut en quelque sorte deux fois sur elle. De cette importance décisive, le lecteur était de toute façon d’emblée averti, à l’autre extrémité de l’ouvrage, dès l’avant-propos, dans lequel Bergson précisait que les deux premiers chapitres « ont été écrits pour servir d'introduction au troisième » 3. Mais ce qui apparaît ici d’autre part, c’est que la liberté semble pour Bergson à chaque fois doublement inséparable d’un « problème », et de la genèse de ce problème. C’est même d’abord comme « problème » que Bergson rencontre la liberté : à travers un « problème » qui, pourrait-on dire, en masque le « fait ». Il est significatif que la première occurrence du terme « liberté », dans l’avant-propos de Y Essai à nouveau, soit aussitôt associée à celui de « problème » précisément : « Nous avons choisi, parmi les pro blèmes, celui qui est commun à la métaphysique et à la psycholo gie, le problème de la liberté »4. Enfin et surtout, l’origine de ce « problème de la liberté » serait à rechercher selon Bergson dans une « illusion », illusion célèbre dénoncée dans le deuxième cha pitre de FÆwaî, selon laquelle nous apercevons inéluctablement le temps à travers le schème de l’espace : dès que nous parlons de la liberté, nous la posons dans l’espace, où elle devient un problème. Car la liberté n'est pas un problème, mais avant tout un « fait ». 1. 2. 3. 4.
Ibid.., Ibid., Ibid., Ibid.,
p. p. p. p.
166. 180. VIII (nous soulignons). VII (nous soulignons).
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Lire Bergson
Ce point, quand on s’y arrête, est toutefois surprenant. Bergson ne conçoit-il pas en effet la liberté comme un acte temporel, c’est-àdire comme une réalité se faisant ou encore, dans les termes de VEssai, comme un « progrès », tout ce qui s’oppose précisément à ce qui est « fait », au « tout fait » ? Il s’agira de comprendre en quel sens la liberté peut bien être un « fait ». Que la liberté soit au cœur du premier livre de Bergson, dirat-on, nul ne le contestera. Mais si tout lecteur de YEssai ne peut manquer de reconnaître cette place centrale de la théorie de la liberté, c’est le plus souvent en la subordonnant à la conception de la durée du deuxième chapitre, qu’elle n’aurait pour seule fonction que d’illustrer ou de vérifier. Bergson atténue d’ailleurs lui-même le privilège de la liberté en déclarant, dans l’avant-propos, avoir « choisi » « parmi les problèmes, celui de la liberté », comme si, au fond, la liberté n’était qu’un cas philosophique possible parmi d’autres, sélectionné de manière contingente. Or, si ce troisième chapitre comporte au contraire une nécessité, c’est dans la mesure où il est philosophiquement inséparable du deuxième. À cet égard, les titres, validés par Bergson lui-même, des tra ductions anglaise et allemande de VEssai, mettent l’accent sur l’essentiel, puisqu’ils annoncent respectivement et de manière convergente Time andfree-will - « temps et libre-arbitre » - pour la première, und Freiheit - « temps et liberté » - pour la seconde. Ce que les titres traduits doivent conduire à reconnaître, dans leur sobriété même, c’est la nécessité, d’une part, de maintenir la rela tion entre les deux termes, indiquée par la conjonction, et, d’autre part, de comprendre comment chacun est modifié sous l’effet de sa rencontre avec l’autre. Ainsi, sous l’effet de sa rencontre avec la liberté, le temps gagne, au-delà de sa valeur métaphysique, une dimension pratique et un enjeu éthique, la durée, de son côté, n’étant pas seulement succession d’états hétérogènes, sans être en même temps production d’actes individuels et processus de libéra tion ; mais inversement, la liberté, envisagée du point de vue du temps, cesse de valoir comme une propriété métaphysique géné rale, pour se produire comme acte libre, dans une expérience indi viduelle ou une existence singulière. C’est même à partir de là que l’on pourrait considérer toute la conception bergsonienne de la liberté dans VEssai, comme prise entre les deux limites du problème et de 1’osfc, selon que la liberté est
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envisagée dans l’espace ou dans le temps : envisagée dans l’espace, dans la pensée ou la représentation, la liberté se pose comme pro blème (et se trouve manquée comme acte réel) ; envisagée dans le temps et dans l’expérience, la liberté se produit comme acte (et son problème se dissout). L’intérêt, mais aussi la difficulté de la démarche de Bergson, tient à ce qu’il articule constamment les deux aspects, critique et métaphysique, dans l’élaboration de sa conception de la liberté. De fait, la théorie positive de la liberté n’apparaîtra dans le troisième chapitre qu’en pointillé, toujours de manière laconique, à la pointe d’analyses critiques dirigées contre le déterminisme associationniste avec lequel Bergson dialogue constamment dans ce chapitre. Mais cette dimension critique de la démarche bergsonienne doit nous conduire à intégrer une nouvelle exigence dans l’effort qui consiste à lire Bergson. Un livre de Bergson n’est jamais une pure structure, au sens d’un système clos. Il fonctionne comme un milieu matériel d’élaboration philosophique ouvert sur un dehors. Les développements critiques ou polémiques nombreux, qui sont comme l’envers ou le revers de l’intuition, obligent sans cesse à une recontextualisation des analyses au contact des doctrines philo sophiques et des savoirs contemporains. C’est ainsi en la rattachant à sa pointe critique qu’il faut com prendre la fameuse thèse bergsonienne selon laquelle être libre, c’est agir par soi : Bref, nous sommes libres quand nos actes émanent de notre person nalité entière, quand ils l’expriment, quand ils ont avec elle cette indéfinis sable ressemblance qu’on trouve parfois entre l’œuvre et l’artiste
L’acte libre n’est pas conformité à la loi que l’on se donne, selon la conception kantienne de la liberté comme autonomie, mais expression de soi. Envisagé du point de vue de la durée, un acte est libre lorsqu’il renvoie à la totalité de la personne ou du soi qui s’y exprime, de telle sorte que le sujet fait corps avec son acte, comme ce tableau est un Van Gogh ou un Picasso. Un soi surgit ainsi, que certains de mes actes (ceux qui sont libres justement) contribuent à révéler, mais aussi et surtout à créery raison pour laquelle ce soi ne 1. Ibid., p. 129.
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peut être figé dans une essence définitive qui se tiendrait invariable derrière mes actes. Mais pour comprendre la portée complète d’une telle concep tion, et la soustraire à tout arbitraire, il faut bien saisir ce contre quoi elle est dirigée, à savoir la conception associationiste du moi comme assemblage d’états psychiques, où certains l’emporteraient sur d’autres. Ainsi, selon John Stuart Mill, ici visé par Bergson, nous serions « influencés » dans nos actes par des antécédents moraux internes, des désirs, aversions, habitudes, dispositions, etc., qui viendraient se combiner avec les circonstances extérieures propres à les mettre en jeu. Or, pour Bergson, il est absurde de voir dans de tels antécédents des forces distinctes qui viendraient ainsi « peser » sur nous de l’extérieur, pour nous déterminer. Car, de deux choses l’une, ou bien ces éléments nous sont étrangers ou indifférents, et alors nous ne sommes pas nous-mêmes, c’est-à-dire « libres », quand nous les suivons, ou bien nous nous les appro prions, nous les assimilons à tel point qu’ils finissent par s’identifier à « notre moi fondamental », et alors il n’y a plus de différence, d’écart ou de distance entre eux et nous, si bien que l’acte le plus libre peut être défini comme celui qui nous exprime le plus. On comprend alors pourquoi un acte est d’autant plus libre, aux yeux de Bergson, qu’il peut moins s’expliquer par un motif ou une raison : Nous voulons savoir en vertu de quelle raison nous nous sommes décidés, et nous trouvons que nous nous sommes décidés sans raison, peut-être même contre toute raison. Mais c’est là précisément, dans cer tains cas, la meilleure des raisons \
Comme la rose dans Le Principe de raison de Heidegger, l’acte libre est « sans pourquoi » 12. Il n’y a pourtant là aucun irrationa lisme. C’est même tout le contraire. L’acte « libre » n’est pas « gra tuit », ni « arbitraire ». Il est justement le plus riche de sens ou de raisons. Simplement, il ne renvoie pas à un motif identifiable et distinct que la volonté suivrait comme si elle lui était extérieure (cette « distinction » ne pouvant se faire que dans l’espace), mais à 1. Ibid., p. 128. 2. Voir Heidegger, Le Principe de raison, trad. A. Préau, Paris, Gallimard, « Tel », 1962, p. 97 sq.
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une continuité temporelle, vie ou histoire, dont cet acte est indisso ciable, Comme Arnaud François l’a établi dans son ouvrage Bergson, Schopenhauer, Nietzsche. Volonté et réalité, une telle analyse n’est pas sans affinité avec la doctrine schopenhauerienne du caractère 1. Dans Le Monde comme volonté et comme représentation, Schopenhauer affirme en effet qu’il faut « chercher l’œuvre de notre liberté non plus comme le fait le sens commun, dans nos actes individuels, mais dans la totalité de l’existence et de l’essence de l’homme luimême, qui doit être pensée comme un acte libre » 2. Mais si l’acte libre ne s’explique pas par un motif, ou par une intention, mais exprime une vie ou une histoire individuelle, et ce d’autant mieux qu’il est plus libre, on comprend que Bergson refuse de l’envisager comme une coupure ou une rupture. Tel est le sens de la note importante et difficile que Bergson consacre à Renouvier, à la fin de Y Essai : M. Renouvier a déjà parlé de ces actes volontaires comparables à des mouvements réflexes, et il a restreint la liberté aux moments de crise. Mais il ne paraît pas avoir remarqué que le processus de notre activité libre se continue en quelque sorte à notre insu, à tous les moments de la durée, dans les profondeurs obscures de la conscience, que le sentiment même de la durée vient de là, et que sans cette durée hétérogène et indistincte, où notre moi évolue, il n’y aurait pas de crise morale. L’étude, même approfondie, d’une action libre donnée ne tranchera donc pas le problème de la liberté. C’est la série tout entière de nos états de conscience hétérogènes qu’il faut considérer. En d’autres termes, c’est dans une analyse attentive de l’idée de durée qu’on aurait dû chercher la clef du problème 3.
En réalité l’acte libre n’est pas réductible à une discontinuité, sur le mode ici indiqué de la « crise », comme nous serions sponta nément tentés de le concevoir, précisément sur un mode spatial. S’il y a une transcendance de l’acte libre, celle-ci est horizontale et temporelle, comme une poussée indivisible, et non verticale et spa tiale, comme le trait qui interrompt la ligne. La rupture marquée par l’acte libre, et que manifeste une décision, est l’effet d’une 1. Voir A. François, Bergson, Schopenhauer, Nietzsche. Volonté et réalité, Paris, PUF, « Philosophie d’aujourd’hui », p. 108. 2. Le Monde comme volonté et comme représentation, trad. A. Burdeau, Paris, PUF, 1998, p. 634. 3. Essai, p. 178.
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continuité et, comme tel, il en est inséparable. Car il n’est pas tant question pour Bergson de contester l’existence de « crises » dans l’existence, mais plutôt l’affirmation selon laquelle ces crises expliquent le changement dans une existence. Elles sont au contraire ce qui doit être expliqué. Elles ne constituent pas une origine, mais un effet : ce n’est pas à la faveur de crises que nous nous modifions, mais c’est parce que nous nous modifions sans cesse qu’il y a des crises. C’est pourquoi l’acte libre apparaît finale ment comme l’effet d’un contraste entre deux continuités : si l’acte libre prend la forme d’une crise ou d’une révolte qui tranche sur la continuité passive des habitudes ou des actions journalières insi gnifiantes, il révèle une autre continuité, active, métaphysique, celle d’une durée singulière, ce que Bergson appelle une « série dynamique ». C’est en raison de ce critère de la continuation, qui est la marque de la durée, que Bergson glisse, dans la terminologie, de l’acte libre vers « l’activité libre » \ selon une décision qui ren voie au concept aristotélicien iïenergéia que Bergson reprendra plus tard, en 1919, dans le titre de son premier recueil, L'Energie spiri tuelle. On voit alors que l’une des difficultés du concept d’acte libre est qu’il se charge d’un sens ontologique ou métaphysique qui en fait quelque chose de plus, ou d’autre, qu’une notion descriptive : il renvoie à l’activité de la durée. Nous sommes alors en mesure de répondre à la question ren contrée en cours de route : en quel sens la liberté peut-elle être un « fait », alors même que Bergson la conçoit comme une réalité temporelle, en lui conférant du coup un caractère inverse de l’accompli, un « se faisant » plutôt qu’un « fait » ? Il faut certaine ment donner à ce « fait » une radicalité métaphysique équivalente au fameux « fait primitif » de Biran. Comme lui, il possède un caractère à la fois absolu et relatifs en ce sens que l’acte libre est dans la relation du moi à ses actes 1 2. Mais c’est peut-être davantage du côté de l’idéalisme allemand que nous devrions chercher. A cet égard, la dédicace à Lachelier qui ouvre VEssai (le seul de tous les livres de Bergson à être dédié) prendrait tout son sens, de même que le choix de traiter du problème de la liberté lui-même, tel qu’il 1. L’expression intervient dans V Essai en trois occurrences remarquables : p. 127, 145, 180. 2. Voir la définition que Bergson donne de la liberté à la fin du chapitre trois : « On appelle liberté le rapport du moi concret à l’acte qu’il accomplit » (Essai, p. 165).
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est présenté par Bergson dansTavant-propos, « au croisement de la métaphysique et de la psychologie », ce qui constitue une allusion presque transparente à l’article de Lachelier de 1885, intitulé « Psychologie et métaphysique », et dans lequel la liberté est juste ment le point culminant d’un parcours de pensée de style fichtéen, qui conduit de la conscience abstraite et mécanique à la conscience vivante. Bergson indiquait ainsi d’emblée son intention de dialo guer avec cette tradition réflexive. Lorsque Bergson parle de « fait » à propos de la liberté, c’est à la Tathandlung fichtéenne comme corrélation entre le fait et l’agir qu’on peut penser. Mais toute l’originalité de Bergson est de conférer à ce « fait » une dimension variable et empirique, de sorte que l’acte libre est tou jours en même temps une action libre, qui s’actualise temporellement. Si Bergson appartient bien, d’une certaine manière, à la tradition d’une « ontologie de l’agir» l, c’est en ce sens qu’il met un acte, celui de la durée, dans l'être, tradition où il rejoindrait Fichte, mais aussi Schelling, pour aussitôt s’en distinguer en confé rant à cet acte un sens toujours temporel, et le statut de ce que Bergson appellera bientôt une création, dès 1903, avant même L'Évolution créatrice, dans une lettre à Brunschvicg2, non pas à propos de la vie, comme en 1907, mais à propos... de la liberté.
1. C’est à une telle « ontologie », dont les contours sont dégagés par Franck Fischbach dans L’Etre et Pacte. Enquête sur lesfondements de l’ontologie moderne de l’agir (Paris, Vrin, 2002), que Bergson pourrait être confronté. 2. Voir la lettre de Bergson à Brunschvicg, du 26 février 1903 (in Mélanges, Paris, PUF, 1972, p. 585-587), dans laquelle Bergson revient justement sur une série d’objec tions formulées à l’encontre de la conception de la liberté de l’Essai.
La relève intuitive de la métaphysique : le kantisme de Bergson Camille Riquier
En maintenant le nom de métaphysique, en restaurant ses pré rogatives, Bergson est-il un philosophe précritique égaré dans notre modernité ? Ne s’est-il pas imprudemment avancé là où le tribunal kantien laisse régulièrement tomber son couperet, quand il déclare possible ce que la Critique de la Raison pure affirmait rien moins qu’impossible ? Ou bien est-il un philosophe résolument moderne qui a pris chaque fois soin de lever les objections que Kant pouvait lui infliger, voire les illusions sur lesquelles sa Critique reposait ? La question doit s’élaborer autrement, faute de pouvoir être tran chée d’un coup net, en même temps que la relation complexe que Bergson entretient avec Kant doit être élucidée. Bergson passa ses études à côté de toute influence allemande, commença même d’écrire sans se soucier des interdits kantiens qui pesaient sur son entreprise, mais l’obstacle posé par Kant sur son chemin devait finir par s’imposer à lui, puisqu’on le lui rappelait sans cesse. Bien que marchant déjà, on lui assurait en effet qu’il piétinait, si tant est qu’ignorer le tournant critique dût tenir lieu d’objection dirimante contre sa métaphysique. Toujours est-il que cette « rupture » avec le kantisme que VEssai n’avait fait « qu’entrevoir » 1 s’accentua de plus en plus. Et avec Matière et Mémoire^ discrètement, puis dans son « Introduction à la métaphysique », ouvertement, Bergson voulut lever l’obstacle, s’y confronter. Puisque là était l’atmosphère de son 1. « Introduction », I [1922], La Pensée et le mouvant (cité PM), Paris, PUF, « Qua-
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temps, là était aussi le langage qu’il lui fallait emprunter s’il voulait être compris : l’« Introduction à la métaphysique » (1903), comme le rappelle Bergson, « a été écrit [e] à une époque où le criticisme de Kant et le dogmatisme de ses successeurs étaient assez générale ment admis, sinon comme conclusion, au moins comme point de départ de la spéculation philosophique» l. Et comme on procla mait la fin de la métaphysique dont Kant avait fait la critique (« conclusion »), Bergson devait bien nous y introduire à nouveau (« point de départ »). Il faut pourtant s’entendre. La métaphysique s’était-elle seule ment arrêtée ? En toute rigueur, elle est ou elle n’est pas, et le paradoxe serait d’avoir attendu Kant pour l’initier. Pour une intel ligence que l’intuition a « secouée de son sommeil » 2 dogmatique, comme il arriva à Bergson dès son premier livre, les illusions du néant ou du désordre dont elle s’entoure naturellement, et qui la persuadent d’un réel lointain ou inaccessible, sont toujours déjà dissipées ; du moins sont-elles reconnues pour ce qu’elles sont. Le criticisme, qui repose tout entier sur elles, peut donc être ignoré. Car il n’entrave ni ne retarde la marche en avant d’une pensée qui a déjà respiré l’air qu’apporte la chose même, telle qu’elle est « en soi », mais seulement celle d’une pensée embarrassée des idées qu’elle a elle-même faites et qu’elle porte avec elle « comme des impedimenta » 3. C’est ainsi que les questions critiques ne gênent que celui qui se les pose (« que puis-je savoir ? », « que dois-je faire ? », « que m’est-il permis d’espérer ? »). La pensée humaine « peut aussi bien passer à côté de la philosophie kantienne et des “théories de la connaissance” issues du kantisme » 4, et aller droit aux ques tions essentielles, dont le moratoire kantien avait fini par faire qu’elles ne pussent plus se poser pour personne : « d’où venonsnous ? que sommes-nous ? où allons-nous ? Voilà des questions vitales, devant lesquelles nous nous placerions tout de suite si nous philosophions sans passer par les systèmes ». Voilà en effet des questions, pascaliennes dans leur formulation, que Bergson n’a pu réinvestir qu’après les avoir sauvées de la tourmente dialectique où 1. « Introduction à la métaphysique » [1903], PM, p. 177 n. 1. Cf. aussi « Intro duction », II, p. 75. 2. « Introduction », II, PM, p. 67. 3. « Introduction », I, PM, p. 22. 4. « Introduction », II, PM, p. 69.
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Kant les avait laissées sans réponse, pour ne pas dire abandonnées à l’oubli en les suspendant à la psychologie rationnelle l. Autre ment dit, le seul moyen qu’a trouvé Bergson pour répondre à la question « qu’est-ce que l’homme ? » fut de commencer par se la poser, naïvement, sans passer, comme Kant, par l’étude préalable du mécanisme de notre pensée. « Le métaphysicien ne lâche pas ainsi la philosophie pour la critique, la fin pour les moyens, la proie pour l’ombre »2, et si Bergson a critiqué Kant, ici ou là, c’est dans la mesure où la Critique l’empêchait ou empêchait les autres d’avancer. La critique qu’il lui adresse aurait pu d’ailleurs tomber avec l’obstacle, si Bergson ne s’était pas proposé plus largement de critiquer le mécanisme naturel de notre intelligence et ses illusions susdites, en fait présentes depuis Zénon et que Kant a simplement le mérite d’avoir systématisées. Le néant précède-t-il l’être et le désordre, l’ordre ? « Tout l’objet de la Critique de la Raison pure est en effet d’expliquer comment un ordre défini vient se surajouter à des matériaux supposés incohérents » 3. Kant condense des illu sions qui existaient avant lui. En ce sens, Bergson n’est ni précri tique, ni postkantien. En cela encore, il n’a jamais été l’« adversaire de Kant »4. (i) Postkantien ? Si la Critique est le feu à l’épreuve duquel Bergson accepta de faire passer sa métaphysique, pour qu’elle y meure et renaisse tel un phénix, cette mise en danger ne suffit pas à faire de Bergson un postkantien au sens strict. Pour le paraphraser, nous pouvons affirmer que Bergson eût été le même sans Kant, quoi qu’il eût « sans doute écrit autre chose » 5. Kant est pour lui ce qu’à ses yeux Descartes était pour Spinoza, à savoir 1. Qui se souvient en effet qu’elles sont présentes dans la première édition de 1781? «Sur cette apparence transcendantale de nos concepts psychologiques se fondent encore trois questions dialectiques, qui définissent le but spécifique de la psy chologie rationnelle et ne peuvent être tranchées autrement que par les analyses précé dentes, à savoir les questions : 1. de la possibilité de l’union de Pâme avec un corps organique, c’est-à-dire de l’animalité et de l’état de l’âme dans la vie de l’être humain ; 2. du début de cette union, c’est-à-dire de l’âme lors de la naissance et avant la naissance de l’être humain ; 3. de la fin de cette union, c’est-à-dire de l’âme lors de la mort et après la mort de l’être humain (question de l’immortalité) » {Critique de la Raison pure, AK, IV, 240, A 384, tr. A. Renaut, Paris, GF, p. 385). 2. «La conscience et la vie » [1911], L’Energie spirituelle (cité ES), Paris, PUF, « Quadrige », 2009, p. 2. 3. « Introduction », II, PM, p. 69. 4. M. Barthélémy-Madaule, Bergson adversaire de Kant, Paris, PUF, 1966. 5. « L’intuition philosophique » [1911], PM, p. 124.
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la langue qui se parlait à son époque et dont il fallait revêtir sa doctrine pour la communiquer. Plus qu’aucun autre texte, l’« Introduction à la métaphysique » en conserve l’empreinte. Mais le fond intuitif de la doctrine bergsonienne remonte bien, par-delà Kant, à Descartes lui-même : un cogito en acte, immergé dans la durée concrète, (ii) Précritique alors ? Bergson ne l’est pas davan tage, et bien que cartésien, il prit acte des obstacles qui pouvaient lui barrer la route, les surmonta à mesure qu’il les rencontrait, et de fait voulut relever la métaphysique après que Kant l’avait abattue. Et il ne put les lever sans attaquer les illusions qui se trou vaient tenir à leurs racines, par où Kant partageait encore beau coup avec la métaphysique des Anciens qu’il combattait. Un pas de côté doit donc être fait si l’on veut cerner leur juste relation, assez subtile pour ne pouvoir s’enfermer dans l’alternative de départ, assez franche et à la fin surprenante quand on songe aux déclarations de L'Evolution créatrice où, dans le dernier chapitre, Bergson se déclare kantien, au lieu d’entériner l’opposition massive à laquelle naïvement on se serait attendu. Après Descartes, avant Spencer, Kant est un autre « précurseur manqué de Bergson » \ A l’instar de Descartes, Kant contient à ses yeux deux voies pos sibles pour la philosophie qui reflètent les deux tendances fonda mentales qui s’entremêlent dans l’élan vital et se poursuivent en l’homme : l’intuition et l’intelligence. Bergson déplace ainsi les lignes et rompt avec Kant de l'intérieur de sa philosophie, qu’il divise en deux kantismes, l’un qu’il rejette, comme ancien, l’autre qu’il s’approprie. Mais il ne s’agit pas de prolonger dans Kant un berg sonisme larvé, comme A. Panero l’a envisagé, mais au contraire de restituer le kantisme qui s’est accompli dans Bergson, lequel s’est engagé dans une voie que Kant avait seulement esquissée en se retenant d’aller, pour s’être privé de toute intuition « intellec tuelle ». Alors l’« Introduction à la métaphysique » n’est pas seule ment un règlement de comptes avec Kant, comme si celui-ci constituait un barrage qui arrêtait « l’essor de la métaphysique » 2 et qu’il fallait voir céder devant le plein de la mer. Bergson y montre surtout que la métaphysique déjà amorcée et qu’il entend développer n’a plus rien de commun avec celle qui se pratiquait 1. A. Panero, « Kant, précurseur manqué de Bergson », Revue philosophique de la France et de ^Etranger, numéro spécial « Bergson », Paris, PUF, 2008. 2. « Introduction », I, PMy p. 22.
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avant Kant, qu’il est même^e premier à la relever du coup que celui-ci lui avait porté, et qu’il se propose de modifier suffisamment son statut pour qu’elle puisse en supporter toutes les critiques, pour qu’elle réussisse seule à les dépasser, utilisant étonnamment la Cri tique à cette fin comme d’un levier pour aller plus loin. Ainsi, si l’on en croit Bergson, une métaphysique intuitive qui s’installe dans la durée pure n’est ni en deçà, ni au-delà de la critique kantienne, mais peut passer par elle, la traverser de tout son long, puisqu’elle se propose de la dépasser, de la prolonger dans la voie que Kant a lui-même frayée afin d’en accomplir les virtualités étouffées. Sur bien des points en effet Bergson suit les linéaments de la première Critique, la Critique de la Raison pure, la seule qu’il ait prise en consi dération. Nous ne sommes pas encore au temps où les commenta teurs chercheront dans la troisième Critique de quoi réconcilier les deux premières. Péguy rappelait qu’à l’époque « les Kantiens se partageaient naturellement en deux : ceux qui raisonnaient sur la Critique de la raison pure, [...] et ceux qui vivaient sur la Critique de la raison pratique » et qu’« un abîme les séparait » L. Si l’on excepte les objections ponctuelles adressées à la morale kantienne dans le pre mier chapitre des Deux Sources, Bergson est plutôt de ceux qui ont profondément médité la première Critique, et l’on s’apercevra qu’il en respecte les grandes divisions, que son œuvre entre dans ses pas pour la réformer de l’intérieur, et la pénètre assez pour s’y ménager une voie qui puisse nous introduire à nouveau à la métaphysique. Le kantisme de Bergson finira assurément par trahir l’esprit de Kant, mais ce qu’il prétend relever (aujhebert), au double sens de dépasser et d’accomplir, en se ressourçant dans l’intuition, n’est ni plus ni moins que la métaphysique kantienne elle-mcme, celle dont Kant avait dégagé les conditions de possibilité avant d’en affirmer l’impossibilité. Sans paradoxe, la métaphysique bergsonienne devra être une reprise intuitive de la métaphysique que Kant avait abandonnée aux songe-creux de la raison pure, faute d’une expé rience sur laquelle il pût l’appuyer. En refusant à son tour l’ancienne métaphysique, qu’il faut louer Kant d’avoir terrassée, Bergson entend relancer par le biais du kantisme « la métaphy sique des modernes » 2 telle qu’elle avait déjà pris sa source dans 1. C. Péguy, Heureux les systématiques, posthume [1905], Œuvres en prose complètes, II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 288. 2. Bergson, « Introduction à la métaphysique », PM, p. 224.
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Descartes, proposant ainsi une métaphysique aussi moderne, sinon davantage, que la critique que Kant avait formulée et qu’on avait cru pouvoir lui substituer définitivement.
L'expérience intégrale
Les premières pages de l’« Introduction à la métaphysique » sont célèbres, et pourtant quels malentendus n’ont-elles pas susci tés ! Ces malentendus sont venus de ce qu’on a prêté à Bergson une définition de la métaphysique que lui-même attribuait à tous et qu’il n’a pu reprendre à son compte sans la soumettre à révi sion : « les philosophes s’accordent » 1 à distinguer deux manières profondément différentes de connaître - par analyse et par intui tion. L’une tourne autour de la chose et prend sur elle une multipli cité de vues ; l’autre entre en elle et la connaît absolument. On conçoit que si Bergson hésita devant le mot d’intuition, qui « prête à confusion » 2, c’est que toutes les métaphysiques se l’arro gent et qu’en l’adoptant il jette la confusion entre l’ancienne méta physique qu’il rejetait et la nouvelle qu’il proposait. Mais c’est la même raison qui dut l’inciter à l’employer, se faisant fort d’accom plir les prétentions que la métaphysique avait en vain affichées avant lui. Aussi devait-il présenter dans ces pages la métaphysique dans un état d’indistinction tel qu’il pût englober la métaphysique qu’il combattait, qu’il pût même l’accorder avec ceux, après Kant, qui contestaient qu’elle fût seulement possible. Bref, adopter le terme d’intuition revenait à accepter de discuter avec la métaphy sique passée et d’en relever les enjeux contre ceux qui la criti quaient, et Kant, sans paradoxe, était de tous celui qui avait le plus clairement suspendu le succès de la métaphysique à la réalité d’une intuition : Une des idées les plus importantes et les plus profondes de la Critique de la Raison pure est celle-ci : que, si la métaphysique est possible, c’est par une vision, et non par une dialectique. (...) Il a définitivement établi que, 1. « Introduction à la métaphysique », PM, p. 177. 2. « Introduction », II, PM, p. 25.
La relève intuitive de la métaphysique : le kantisme de Bergson
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si la métaphysique est possible, ce ne peut être que par un effort d’intuition .
L’« Introduction à la métaphysique » reprend dès son incipit la définition que, loin de la récuser dans le cadre de sa dialectique trans cendantale, Kant avait formulée avant qu’il ne la frappât d’invali dité pour un être raisonnable et fini. Et une autre preuve, s’il en fallait, réside dans la première version de 1903 où Bergson dési gnait encore l’intuition d’« intellectuelle », gardant avec l’épithète accolée la claire marque de sa provenance kantienne. L’article est ainsi traversé d’une profonde équivocité, puisqu’il retient le sens de l’intuition sanctionnée par Kant, en deçà duquel les Anciens retombaient et au-delà duquel lui seul, après remaniement, se promet d’aller. Car il y a bien deux manières de l’entendre, comme d’entendre l’expérience intégrale. Et il faut bien commencer par l’antique manière. Suivant celle-ci, l’intuition pourrait atteindre l’essence de la chose hors de son déploiement sensible ; l’expérience « serait donné [e] tout d’un coup dans son intégralité » 12, tandis que l’ana lyse, coupée de l’essence, n’en pourrait recueillir que les fragments déroulés et éparpillés dans l’espace et dans le temps. Ainsi envisa gée, la métaphysique prétend posséder absolument dans l’éternité ce que la science, en circulant d’ores et déjà dans le relatif, n’étudie que déployée dans l’extériorité. Dans un tel dispositif, l’intuition joue assurément contre l’analyse ; et elle ne peut qu’y perdre. A cet égard, Russell ou Schlick ont eu beau jeu de promouvoir contre Bergson l’analyse déconsidérée ; ils se trompaient d’adversaire, et adoptaient un concept d’analyse qui n’était que la contrepartie de l’intuition prise dans son ancienne acception grecque. La philoso phie analytique se contentait de renverser les priorités et opposait à l’expérience intégrale une expérience limitée à un ensemble d’objets fixes, distincts et clairement identifiables 3. Aussi Kant a eu raison de disqualifier une telle intuition qui ressort d’un archétype divin. C’est que la métaphysique qui y aspi1. « La perception du changement», PM, p. 154-155. 2. « Introduction à la métaphysique », PM, p. 179. 3. C’est ce que nous apprend F. Fruteau de Laclos dans sa présente contribution ainsi que dans ses notes de l’édition critique (PM, p. 432 jç.), soulignant l’imppfta&Hi qu’eut l’article de 1903 pour le courant analytique en train de se constituer.
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rait s’élevait trop haut ; elle partait à « la recherche immédiate de l’éternel » et s’en retournait avec un concept vide et formel qu’elle disait en tenir lieu. Elle était ainsi faussement intuitive et réellement intellectuelle : une « intuition qui prétend se transporter d’un bond dans l’éternel s’en tient à l’intellectuel » *. Autrement dit, la méta physique a parfois pu en appeler à l’intuition suprasensible, mais faute d’y parvenir, elle demandait « cette intuition à l’analyse, qui en est la négation même » 12. S’agissait-il de l’âme ? C’est probable ment parce que l’intuition véritable du moi, frcle et fuyante, ne ressemble en rien à celle espérée qu’on lui a toujours préféré les concepts qui paraissent bien plus solides, c’est-à-dire au fond plus proches de l’intuition telle qu’on se l’imaginait. Le point de vue sur la chose devenait la chose même, et par un étrange destin l’idée platonicienne le parangon de l’intuitif. Telle est l’idée éternelle de Socrate que Plotin rend accessible au voûç et que son âme, empor tée par le devenir, ne cesse de monnayer en reflets sensibles. Par suite, « c’est d’une confusion entre le rôle de l’analyse et celui de l’intuition que vont naître ici les discussions entre écoles et les conflits entre systèmes »3. En se refusant cette intuition, il faut donc louer Kant d’avoir réduit la métaphysique à ce qu’elle était vraiment, à savoir une simple combinaison de concepts, un «jeu d’idées »4 qui devait diviser à jamais les philosophes. Mais Kant à son tour accordait encore trop à l’ancienne méta physique ; il construisait son système des phénomènes autour de l’intuition manquante, secrètement présupposée, et devait empiéter sur la conception négative du noumène qu’il voulait faire. En effet, bien que la « chose en soi » ne soit pas l’essence des Anciens, elle occupe la place de l’Absent et partage à tout le moins avec elle l’exigence d’être une unité réelle, ce que montre assez la nécessité pour l’analyse de tourner autour de la chose. En refusant d’entrer dans la chose par une intuition intellectuelle, Kant pouvait la déclarer inconnaissable, mais il supposait encore qu’elle fût une, puisque les données de la sensibilité éclataient d’emblée dans un divers phénoménal qui, n’étant pas uni dans et par la chose même, devait recevoir du sujet transcendantal la synthèse qui lui faisait 1. 2. 3. 4.
« Introduction », II, PM, p. 26. « Introduction à la métaphysique », PM, p. 193. Ibid., p. 190. « Introduction à la métaphysique », PM, p. 188.
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défaut. Un cours professé au lycée Henri IV en 1893-1894 sur la Critique de la Raison pure le confirme amplement : « Kant ne se fait pas une idée simplement négative de la chose en soi. Il se la repré sente comme une unité, mais comme une unité différente de celle de notre pensée, unité qui n’est pas simplement formelle, unité qui consiste dans la présence et la préexistence du tout à ses parties, unité comparable à celle de la vie, et dont la nature nous fournit une image dans ce qu’on appelle la finalité. Sans cette hypothèse, semble-t-il, il n’y a aucune raison spéculative de croire à une chose en soi, et de ne pas ériger en absolu les données de l’intuition sensible » l. Autrement dit, si j’atteignais par impossible mon âme telle qu’elle est « en soi », je saisirais du même coup l’unité vivante de ma personnalité d’où procède la multiplicité de ses manifesta tions phénoménales. Mais parce qu’un tel acte libre et intemporel ne peut être saisi intuitivement, il doit faire chez Kant l’objet d’un postulat de la raison pure. C’est dire combien Kant conserve l’ancien dispositif qu’il dénonce, proche sur bien des points de Plotin, comme il arrive souvent à Bergson de le suggérer 2. Cela confirme, ainsi que nous l’avions montré ailleurs, que l’« Introduction à la métaphysique » est une critique tacite de l’idée de synthèse, et non d’analyse que Bergson cherche plutôt à déta cher d’elle et à ressourcer dans l’intuition. Tant qu’elle tourne autour de la chose, l’intelligence exerce en effet un travail de divi sion ; mais qu’on l’ampute de l’intuition qui lui donne intérieure ment son lest, et elle change de nature. L’analyse vire en une simple décomposition, qui transforme les éléments analysés en fragments à recomposer, et oblige à s’annexer du dehors une unité artificielle qu’elle ne peut que leur surimposer. C’est ce qui est arrivé à Kant en s’interdisant l’accès à la chose même. Ayant tou jours déjà perdu l’unité originelle, la sensibilité devait partir d’une multiplicité de sensations données, « qui dérivent on ne sait comment, des choses en soi, et qui s’insèrent dans le temps et l’espace, formes pures de la sensibilité » ; et tout le travail de 1. «Leçons sur la Critique de la raison pure», Lycée Henri IV, 1893-1894, Cours, vol. III, H. Hude (éd.), Paris, PUF, « Épiméthée », 1995, p. 172. 2. Cf. « La perception du changement », PM, p. 155 ; Cours du Collège de France de 1906-1907 sur «Les théories de la volonté», Mélanges (cité M), Paris, PUF, 1972, p. 717; «Cours sur Plotin», Ecole normale supérieure, probablement 1898-1899, Cours, vol. IV, H. Hude (éd), Paris, PUF, « Épiméthée », 2000, p. 47.
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l’entendement ne pouvait être à sa suite qu’un travail de synthèse, qui consiste à faire descendre l’unité primitive de l’aperception dans la « diversité sensible » afin de l’embrasser, à étendre « sur elle le réseau des concepts purs, des schèmes, des principes, qui sont autant de formules » 1 exprimant l’unité impersonnelle du «Je pense ». Il ne pouvait que mettre un chaos en forme en le coulant « dans des moules préexistants »2. Bref, pour Kant, « si notre connaissance allait de l’un au multiple », la métaphysique eût été possible - elle irait de l’intuition à l’analyse, mais « il se trouve qu’en fait elle va toujours du multiple à l’un » - de l’analyse à la synthèse, et c’est la raison pour laquelle elle est impossible : « de l’intuition on peut passer à l’analyse, mais non pas de l’analyse à l’intuition » 3. Il doit donc y avoir une autre manière d’entendre l’intuition, qui est celle de Bergson, telle qu’elle permette d’accomplir la méta physique tout en s’interdisant d’en revenir aux Anciens. C’est que Bergson leur a moins reproché d’être allés aussi loin que d’avoir placé leur idéal si haut qu’ils ne purent l’atteindre que par des concepts vides - idées transcendantales. Le seul tort de Kant fut ensuite de s’être privé de l’intuition en posant avec ses adversaires l’absolu comme un terme séparé, sans s’apercevoir que l’absolu est au contraire « très près de nous et, dans une certaine mesure, en nous » 4, et que l’intuition pour cette raison n’a pas même besoin « de se transporter hors du domaine des sens et de la conscience » 5. Certes il eût fallu pour cela qu’il fît l’humble expé rience de la durée pure, où la conscience est immédiatement plon gée et déjà assurée de toucher ici-bas un absolu. Car c’est à son contact que Bergson a pu réformer le sens de l’intuition. En elle, Kant eût découvert que l’unité n’est pas extérieure au multiple, mais intérieure à lui, en vertu d’une multiplicité de fusion ou d’interpénétration. La synthèse y est immanente pour ainsi dire, donnée immédiatement avant que la réflexion ne la réfracte dans l’espace et ne l’analyse en une multiplicité d’instants disjoints. C’est ainsi rapprocher le phénomène et la chose en soi et aboucher l’ana1. 2. 3. 4. 5.
« Leçons sur la Critique de la raison pure », op. cit., p. 167. « Introduction à la métaphysique », PM, p. 223. Ibid., p. 202. L'Évolution créatrice (cité EC}, Paris, PUF, « Quadrige », 2007, ch. TV, p. 298. « L’intuition philosophique », PM, p. 141.
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lyse dans l’intuition, fût-ce par un fil, qui leur insuffle à l’une comme à l’autre un sens nouveau, qui permet à Bergson de rema nier considérablement ce qu’il faut entendre par expérience, puisqu’alors elle s’élargit au point d’intégrer la chose même. Voyez à l’inverse comment l’analyse que Bergson fait tourner autour de la chose ne se meut guère que dans l’espace, réservant à la durée d’être, contre Kant, l’objet d’une intuition ! L’expérience intégrale n’est plus l’intuition, pas davantage l’analyse, mais celle qui, addi tionnant leur compétence, ne saura bien une chose qu’après l’avoir observée du dehors et éprouvée du dedans. En acceptant la simplification dont Bergson s’autorise dans son cours sur Kant déjà cité, on peut dire que « l’Analytique transcen dantale d’une part, la Dialectique transcendantale de l’autre prou veront la légitimité de la physique, d’une part, l’illégitimité de la métaphysique d’autre part » l, et que Kant a par là même amputé l’expérience de moitié, soit que Bergson accepte avec lui de dire que la physique est vraie à la condition de n’être pas réelle (Matière et Mémoire), soit qu’il considère plutôt qu’elle n’est valide qu’en refu sant de s’étendre sur la totalité du réel (L'Evolution créatrice). Alors la méthode du calcul infinitésimal donne assez bien l’idée qu’il faut se faire de la métaphysique bergsonienne 2, puisqu’on définissant celle-ci « Y expérience intégrale » 3, Bergson se propose de transcender l’expérience objective que Kant avait fondée dans YAnalytique trans cendantale jusqu’à percer vers la chose en soi, et d’intégrer le réel lui-même que la Dialectique transcendantale avait fermé à double tour. Il n’est ainsi plus question pour l’esprit d’atteindre l’intuition sans l’aide de l’analyse, mais bien de dilater celle-là à travers celle-ci en opérant « des différenciations et des intégrations qualitatives »4. L’intuition de la durée est obstruée par l’analyse ; elle est moins au-delà qu’en deçà. Bergson doit critiquer les données que l’intelli gence lui présente, s’il veut dépasser la condition humaine et « chercher l’expérience à sa source », là où elle est proprement métaphysique. En reconstituant la forme de la courbe « avec les éléments infiniment petits que nous apercevons ainsi de la courbe 1. « Leçons sur la Critique de la raison pure», op. cit., p. 155. 2. Çf. J. Milet, Bergson et le calcul infinitésimal, Paris, PUF, 1961 ; cfi D. Lapoujade, Puissances du temps, Paris, Minuit, 2010, chapitre premier. 3. « Introduction à la métaphysique », PM, p. 227. 4. Ibid., p. 215.
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réelle », « la démarche extrême de la recherche philosophique est un véritable travail d’intégration » \ Ainsi s’explique l’attitude de Bergson à l’égard de Kant qui fut toujours ambivalente, esquissant les deux voies possibles entre lesquelles la Critique se partageait à ses yeux. Matière et Mémoire stig matise aussi bien « l’idéalisme kantien » 12, qui affirmait la relativité de notre connaissance, que le « réalisme kantien » 3, qui déclarait la « chose en soi » inconnaissable, faisant osciller Kant entre deux courants sans que celui-ci ait suivi aucun des deux camps jusqu’à leurs extrêmes conséquences. Il faut pourtant attendre le dernier chapitre de L’Evolution créatrice pour que Bergson thématise cette double tendance inhérente à la philosophie de Kant. D’un côté, « elle n’est, écrit-il, qu’un prolongement de la métaphysique des modernes et une transposition de la métaphysique antique » 4. En cela, Bergson réinvestit la critique qu’il lui adressait dans l’« Intro duction à la métaphysique » : le kantisme n’est qu’un platonisme où les Idées illégitimes si elles sont des choses (métaphysique) deviennent légitimes si elles descendent sur terre pour être des rap ports (science). En sorte que « toute la Critique de la Raison pure repose aussi sur ce postulat que notre pensée est incapable d’autre chose que de platoniser»5. Ici comme là, le réel finit par se résoudre en termes intelli gibles. Mais d’un autre côté, en réduisant au minimum les hypothèses dont la science mécanique a besoin, Kant ne va pas aussi loin que Spinoza ou Leibniz, et freine son expansion méta physique en se cabrant net devant la chose en soi. Ainsi il « arrête ce dogmatisme sur la pente qui le faisait glisser trop loin vers la métaphysique grecque » 6. Et c’est en ce point que Bergson décèle une deuxième philosophie en germe. Car le recul de Kant permet d’assurer à la physique de Galilée une extension indéfinie tout en la gageant sur sa démission métaphysique. En ne se rapportant qu’aux phénomènes, Kant libère de nouvelles terres inconnues qu’ouvre et que referme aussitôt la chose en soi, indiquant du doigt 1. Matière et Mémoire (cité MM}, Paris, PUF, « Quadrige », 2008, ch. IV, p. 205,
206. 2. 3. 4. 5. 6.
Ibid., ch. IV, p. 255, 259. Ibid., p. 259-260. EC, ch. IV, p. 355. « Introduction à la métaphysique », PM, p. 223. EC, ch. IV, p. 356.
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ce dont elle nous barre l’entrée faute d’y pénétrer avec une « intui tion intellectuelle » : Par là il frayait la voie à une philosophie nouvelle, qui se fût installée dans la matière extra-intellectuelle de la connaissance par un effort supé rieur d’intuition. Coïncidant avec cette matière, adoptant le même rythme et le même mouvement, la conscience ne pourrait-elle pas, par deux efforts de direction inverse, se haussant et s’abaissant tour à tour, saisir du dedans et non plus apercevoir du dehors les deux formes de la réalité, corps et esprit ? 1
Autrement dit, le retrait métaphysique de la physique libérait avec la chose en soi une matière rendue inaliénable par l’intelli gence, mais dont Kant s’interdisait l’accès pour l’avoir hissée trop haut, en se résignant à ne pouvoir la rejoindre. Par là Kant frayait une voie nouvelle, ou plutôt convoquait à nouveau « cet élément essentiel de la philosophie de Descartes qui avait été abandonné par les cartésiens » 2. Mais au lieu de revivifier les intuitions carté siennes, il préféra les expulser hors de soi, dans la « chose en soi », plutôt que d’en accepter l’immédiate donation, comme Descartes y avait consenti avant lui : le sentiment de la liberté, l’union de l’âme et du corps, etc. Il aurait pu faire un pas de plus que Des cartes ; il aura fait un pas de moins. La liberté était exilée, élevée « à la hauteur des noumènes » 3, et l’union de la sensibilité et de l’entendement devenait « un art caché dans les profondeurs de l’âme humaine » 4. Du moins, bien que Kant n’ait pu rétablir leur vérité que sur le plan moral, faute d’une expérience intuitive véri table, c’était déjà autre chose que d’en supprimer jusqu’à la possi bilité, en niant purement et simplement qu’il y ait temps, qu’il y ait liberté, qu’il y ait union, comme l’avaient fait les cartésiens, et à leur tête Spinoza et Leibniz ; c’était délimiter la place vide que la métaphysique pouvait à nouveau occuper, pour « un cartésianisme revivifié » 5. En partant à la conquête de ces nouveaux territoires, Bergson se donne l’intuition que Kant se refusait. En se replon1. Ibid., p. 357. 2. Ibid. 3. Essai sur les données immédiates de la conscience (cité Essai), Paris, PUF, « Quadrige », 2007, conclusion, p. 175. 4. Kant, Critique de la Raison pure, op. cit., AK, III, 136, A 141 / B 180, tr. A. Renaut, p. 226. 5. EC, ch. IV, p. 357.
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géant dans la durée pure, il se rend explicite le projet d’intégrer progressivement à l’expérience ces portions du réel devant les quelles Kant demeurait interdit.
La reprise de la structure tripartite de la Critique
Que peut bien signifier pour Bergson de s’engouffrer ainsi dans la voie qu’indiquait Kant ? A mesure qu’il réfléchit sur la métaphy sique qu’il renouvelle, Bergson semble vouloir réaménager la struc ture tripartite de la Critique (Esthétique/Analytique/Dialectique) de telle sorte qu’elle puisse accueillir l’intuition que Kant avait condamnée. Bien que la formule soit aussi rapide qu’exagérée, nous pourrions dire que Bergson est un Kant qui aurait préalable ment découvert l’intuition de la durée, et qui réécrirait la Critique de la Raison pure sous le coup de sa découverte. Loin de construire sa philosophie contre Kant, comme on l’a souvent soutenu après Barthélémy-Madaule, dans « une opposition décidée et décisive par rapport à Kant » l, Bergson trouve au contraire en lui un allié puissant pour pénétrer plus avant dans l’approfondissement méta physique de la réalité intuitive, dans laquelle Descartes avait déjà commencé de s’engager. Les intuitions cartésiennes, faibles, margi nales, et rapidement récusées par les cartésiens eux-mêmes, trouve ront en effet dans la Critique de la Raison pure un des instruments de leur intensification. Kant avait fait un pas en arrière par rapport aux avancées de Descartes. Qu’à cela ne tienne, le kantisme de Bergson fera un pas de plus et sera, selon ses mots qu’il faut prendre à la lettre, un « cartésianisme revivifié ». Bergson est celui qui a réellement voulu introduire « Descartes en Kant », en cou lant une matière cartésienne dans une forme kantienne. Se propo sant de redéployer la métaphysique moderne en la passant au crible de la Critique, Bergson doit la revisiter, l’investir du dedans, conscient qu’il peut y vivifier l’intuition, au lieu de la laisser s’éteindre. 1. A. Philonenko, Bergson ou de la philosophie comme science rigoureuse, Paris, Cerf, 1994, 4e de couverture.
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Esthétique transcendantale
G’est par F Esthétique qu’il faut commencer, puisque c’est aussi par là que Bergson commence sa propre lecture de la Critique, dans l’jEîïdz sur les données immédiates de la conscience. A ses yeux, Kant a eu le mérite de faire du temps et de l’espace « des intuitions et non des concepts » \ en distinguant la sensibilité et l’entendement là où on les avait confondus avant lui. Son tort est d’avoir cru qu’il fallait démontrer leur idéalité transcendantale pour pouvoir leur conférer une réalité empirique. L’intuition formelle de l’espace peut elle-même faire l’objet d’une expérience réelle, et c’est la raison pour laquelle dans L'Evolution créatrice Bergson proposera en lieu et place de la déduction transcendantale une genèse réelle de la spatialité et de l’intelligence, s’engendrant l’une l’autre. Il ajou tera là à la thèse kantienne une « intelligence gagnée par l’intui tion » 12, permettant de fonder la connaissance intellectuelle dans la réalité même, en réservant à la physique de toucher l’absolu pour moitié. Mais ce n’est probablement pas ce qu’on peut appeler une critique de Kant, plutôt un réajustement de la doctrine une fois mise à la page de l’évolutionnisme. Aussi Bergson peut-il accorder à Kant dans l’Essai que l’espace est une « forme a priori de la sensi bilité »3 et continuer à dire dans L’Evolution créatrice : « ce que ^Esthétique transcendantale de Kant nous paraît avoir établi d’une manière définitive, c’est que l’étendue n’est pas un attribut matériel comparable aux autres »4. C’est qu’en ayant « admis que l’espace homogène est une forme de notre sensibilité »5, Bergson peut mieux lui disputer le temps à la faveur duquel le réel se retrouve, matière hétérogène et continue. Tel est le point ténu sur lequel se concentre la critique de Bergson : Kant a manqué l’expérience de la durée à cause du parallèle indu qu’il établissait entre le temps et l’espace, confondant « la vraie durée avec son symbole » 6. 1. « Leçons sur la Critique de la raison pure », op. cit., p. 153. 2. F. Worms, « L’intelligence gagnée par l’intuition ? La relation entre Bergson et Kant », Les Études philosophiques, 2001/4, n° 59, p. 453-463. 3. Essai, ch. II, p. 62-63. 4. EC, ch. III, p. 205. 5. Essai, conclusion, p. 177. 6. Ibid.,p. 175.
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Le point est ténu - un temps spatialisé -, mais dans la perspec tive d’un kantisme de Bergson, cette objection n’est pas ce qui ferme le dialogue avec Kant, mais ce qui l’ouvre. Si Bergson avait voulu rejeter le criticisme tout entier, il n’eût pas concentré son attaque sur un point aussi réduit que la notion de temps dans l’Esthétique transcendantale. D’ailleurs, était-ce une véritable critique ? Bergson reconnaît aussi bien qu’il n’aurait pas pu arracher l’expé rience de la durée à la forme spatiale que d’ordinaire on lui impose si Kant n’avait commencé par distinguer matière et forme de la connaissance. Et comment conquérir une telle distinction, et se la rendre « très nette », sans d’abord la forcer un peu, sans commen cer par assimiler le temps à l’espace, et par en faire une forme comme lui ? Sans cette première outrance, écrit en effet Bergson, «cette distinction capitale n’eût jamais été faite, sans doute»1. Alors qu’une fois faite, vient toujours le temps d’en rabattre ; une fois faite, Bergson pouvait toujours nuancer cette distinction « trop tranchée » et réintroduire le temps dans la matière même de notre connaissance. C’est qu’il ne s’agit pas pour lui de faire qu’un système s’effondre en lui retirant une pierre, mais au contraire de s’y infil trer après avoir creusé une brèche, et ainsi de mouiller le kantisme en y déversant l’intuition qu’il a découvert. Le système kantien était imperméable au réel ; avec l’expérience de la durée, Bergson trouve, comme l’écrit Péguy, « le nœud de résistance, et de fai blesse, comme le défaut d’armure, presque initial, particulièrement bien placé, particulièrement bien trouvé, sinon de tout le kantisme, au moins de tout le kantisme critique » 2. Et, grâce à ce défaut dans l’armure, le kantisme jusqu’ici invincible va connaître la bles sure du réel, qu’il ne peut plus déclarer hors d’atteinte comme « chose en soi ». Ainsi, au regard des livres à venir, Bergson ne rejette pas le kantisme, ni ne cherche à le démolir, mais trouve en ce point de Y Esthétique transcendantale le talon d’Achille de cet autre « cuirassé du type Dreadnought » 3, la faille où le réel, par l’établis sement d’un fait et d’un seul - expérience irrécusable -, pourra pénétrer à nouveau dans le système et l’irriguer de sa vitalité. 1. 2. Œuvres 3.
Ibid.,p. 176. C. Péguy, Avertissement au Bar-Cochebas de Jérôme et Jean Tharaud, 1907, en prose complètes, II, op. cit., p. 667. « L’intuition philosophique », PM, p. 124.
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Le kantisme de Bergson va différer en cela profondément de celui des successeurs immédiats de Kant, de Schopenhauer, de Fichte et de Schelling en particulier. Tous ont voulu en effet domi ner l’Everest kantien en l’attaquant de front, par son sommet - la Dialectique transcendantale. Tous s’octroyaient l’intuition intellectuelle que Kant déclarait dépasser la condition humaine, essentiellement finie, essentiellement sensible. Répétant l’erreur des Anciens, avec plus de netteté encore, ils s’enlevaient du temps et de l’espace pour « se transporter d’un bond dans l’éternel » \ et retombaient sur un concept vide, la « Volonté », le « Moi » ou encore « l’Absolu » en guise d’intuition. Bergson, au contraire, s’engage dans la Critique par des sentiers détournés, plus longs, plus pénibles, mais à la fin plus sûrs d’atteindre au sommet. Car pour gagner l’intuition (supra)intellectuelle, il ne lui est besoin au départ que de l’intuition sensible, convaincu que celle-ci se trouve « en continuité avec cellelà par certains intermédiaires » 1 2. L’erreur des kantiens fut d’avoir suivi Kant dans la séparation trop franche qu’il faisait entre elles, sans s’apercevoir qu’il n’y a pas d’autre moyen de dépasser l’expé rience humaine que de s’y enfoncer d’abord, en s’installant dans l’intuition sensible, qui d’ores et déjà touche à l’absolu, et promet de s’approfondir en intuition métaphysique. Et Bergson ne peut passer de l’une à l’autre que par le détour d’une critique de notre instrument habituel de connaissance, qu’il appelle parfois de son nom kantien d’« entendement », et qui ne peut être dépassé sans qu’on en connaisse les limites. Entre l’Esthétique et la Dialectique doit s’intercaler l’Analytique qu’il faut apprendre à chevaucher, forts des concepts que l’intelligence nous offre et d’où pourra rejaillir, filtrée et intensifiée, la frêle lumière de nos intuitions évanescentes.
Analytique transcendantale
Aussi Bergson conserve en gros YAnalytique transcendantale à la place qu’elle occupe, y opérant une série d’aménagements tous destinés à irriguer les canaux du système « Critique » par l’expé1. « Introduction », I, PM, p. 26. 2. EC, ch. IV, p. 359.
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rience intuitive de la durée pure qui en est la source nouvelle et le bouleversement initial. Nous retiendrons deux aménagements majeurs. (i) Bergson louait Kant, disions-nous, d’avoir été économe par rapport à Spinoza et Leibniz puisqu’il fondait la physique de Gali lée sur un minimum d’hypothèses, évitant ainsi de glisser trop loin sur la pente de la métaphysique grecque. En retirant le temps du nombre des hypothèses requises, Bergson peut être plus économe encore sur un tel chemin, puisqu’il fonde la validité objective de la science mécanique exclusivement sur la spatialité inhérente aux choses. Il n’est plus besoin de la table des catégories, y compris de la catégorie de causalité dont Schopenhauer ne s’était pas encore départi. Il n’est plus même besoin d’envisager des jugements syn thétiques a priori. Car tous ceux-ci s’exercent dans un temps que la science cherche essentiellement à éliminer, encore qu’elle ignore parfois qu’elle tend au principe d’identité comme à son but. Là « où la probabilité est si haute qu’elle équivaut à la certitude, en arithmétique par exemple » \ Kant aurait en effet pu concéder, du moins grossièrement, que les propositions mathématiques peuvent être assimilées à des jugements analytiques, au lieu de les définir comme des jugements synthétiques a priori. Au fond, le prin cipe d’identité suffit et les cadres de l’intelligence s’y résorbent. Bref, la notion d’espace sur laquelle se fondent les mathématiques elles-mêmes demeure une assise suffisamment solide pour asseoir la physique de Galilée. Et si Bergson en fait successivement une « forme a priori de la sensibilité », puis un « schème » 2, enfin un « schéma » 3 dont dispose l’intelligence, c’est que son affaire est de la déplacer de Y Esthétique vers YAnalytique^ afin de faire peser sur cette dernière le poids de la constitution de l’objectivité et de resti tuer à l’intuition sensible son accès immédiat aux choses mêmes. Mais en un autre sens, un tel réaménagement, qui n’est qu’une conséquence de la découverte de la durée pure, conserve l’essentiel de l’acquis kantien, qui limite le mécanisme de la science et fait place nette à la métaphysique. La distinction kantienne entre la chose en soi et le phénomène est bien trop tranchée pour que Bergson l’accepte telle quelle, très vite remplacée par celle entre le 1. « Leçons sur la Critique de la raison pure », op. cil., p. 144. 2. MM, ch. IV, p. 232, 237, 247. 3. EC, ch. III, p. 203.
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tout et la partie. Mais, nous4’avons plusieurs fois répété, elle ne laissait pas déjà de dispenser certains bienfaits. Sans elle en effet, « le principe de causalité et par conséquent le mécanisme de la nature [auraient valu] nécessairement pour toute chose en géné ral » 1. Sans l’existence de la chose en soi, « comme les principes de la connaissance sont uniquement destinés à organiser l’expé rience et convergent au mécanisme, le mécanisme [aurait] tout [envahi] » 2. Bref, la physique aux yeux de Kant ne gagne sa vali dité que pour autant qu’elle perd la chose en soi, ce que redira Matière et Mémoire, ou du moins lâche la réalité pour moitié, comme L'Evolution créatrice le rectifiera. Autrement dit, la vérité des sciences s’appuie sur un contrat tacite qui leur interdit de déborder sur les choses elles-mêmes, d’appliquer les principes de la connaissance à ce qui leur est réfractaire et qui font naître les illusions transcen dantales de la raison pure. Alors tout se renverse ; ce n’est pas Bergson que l’on peut accuser d’être précritique, mais celui qui fut son adversaire le plus farouche : le matérialisme. Beau retour à l’envoyeur ! Ce sont bien ses thèses ou celles du monisme contem porain qui « se trouvent, dit-il encore dans son cours, retarder sur la critique kantienne ». Elles débordent sur la dialectique transcen dantale et prétendent recouvrir la réalité en soi de cette nappe conceptuelle que la Critique de la Raison pure avait précisément réussi à endiguer, en la rendant disponible pour une autre expérience. Ajoutons que la distinction répétée par Bergson entre le méca nisme comme « méthode », qu’il faut louer, et le mécanisme comme « doctrine » 3, qu’il faut blâmer, c’est encore à Kant que Bergson la doit. Kant a en effet montré, dans sa dialectique, qu’il y a certes un intérêt spéculatif à supposer extensible à l’infini le déterminisme des phénomènes, celui d’« encourager et de faire avancer le savoir » 4, mais à la condition expresse de ne pas le poser de façon aussi dogmatique que le dogmatisme auquel on s’oppose. (ii) Le second et principal aménagement que Bergson effectue au sein de YAnalytique transcendantale est de fonder l’unité du méca nisme sur l’action, et non plus sur la seule pensée, c’est-à-dire sur 1. Ibid., p. 135. 2. Ibid., p. 134. 3. Ibid., ch. IV, p. 346. 4. Kant, Critique de la Raison pure, op. cil., AK, III, 328, A 472 / B 500, tr. A. Renaut, p. 460.
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l’unité synthétique de l’aperception - « le : je pense doit nécessaire ment pouvoir accompagner toutes mes représentations » \ Telle est la théorie de la connaissance que Bergson esquisse dès Matière et Mémoire, et qui lui permet de revenir sur l’instrument de notre connaissance, en soulignant sa limitation, et non plus sa relativité. Car par ce tour pragmatique qu’il lui donne, Bergson saura comment dépasser l’intelligence vers une métaphysique positive, Y a priori se révélant n’être qu’habitude. Mais à nouveau l’essentiel de l’acquis kantien est conservé. Les limites, pour être dépassées, doivent demeurer telles qu’avant lui Kant les avait arrimées à YAnalytique transcendantale. Qu’ils soient principes de la connaissance ou cadres pour notre action ne change rien à l’affaire : en aban donnant le terrain de l’expérience pour un usage purement spécu latif d’eux-mêmes, ils conduisent de la même façon à créer des « difficultés insolubles » qui tiennent à « la contradiction où l’intel ligence peut se mettre avec elle-même, quand elle spécule sur l’ensemble des choses » 1 2. L’avant-propos de la septième édition de Matière et Mémoire conclut sur une note kantienne : « les habitudes contractées dans l’action, remontant dans la sphère de la spécula tion, y créent des problèmes factices, et [...] la métaphysique doit commencer par dissiper ces obscurités artificielles » 3. C’est ainsi le même geste de transgression que Bergson dénonce et que dénon çait Kant : l’intelligence engendre des antinomies sitôt qu’elle quitte le sol de l’expérience à laquelle elle est pratiquement desti née - la matière. Ces deux amendements ont pour effet de réconcilier science et métaphysique là où Kant consacrait leur cloisonnement, puisqu’en croisant leur sphère, c’est à un double titre que Bergson remet l’expérience à l’honneur, en ramenant d’abord la métaphysique dans le giron étroit des faits (Analytique), ensuite en donnant à l’expérience, grâce à l’intuition, une extension qu’elle n’avait pas chez Kant, empiétant dans le champ même de la métaphysique (Dialectiquè). Autrement dit, d’un côté Bergson transporte les pro blèmes métaphysiques sur le terrain de l’observation afin qu’ils cessent « d’alimenter indéfiniment les disputes entre écoles dans le 1. Ibid., AK, III, 108, B 131, tr. A. Renaut, p. 198. 2. « Introduction », II, PM, p. 35. 3. MM, avant-propos de la septième édition, p. 9.
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champ clos de la dialectique pure » 1 ; et, de l’autre côté, parce qu’il a déjà été montré dans Y Essai sur les données immédiates qu’une expérience intuitive déborde les cadres pratiques qui la mettent en forme, la métaphysique ne sera plus déclarée être ce qui engendre les antinomies, mais au contraire ce qui les résout. Accompagnée de cette double exigence, la dialectique transcendantale, qui traçait les pourtours d’une métaphysique impossible, pourra progressive ment chez Bergson se muer en une métaphysique concrète. De sorte qu’en partant « des prémisses mêmes posées par Kant », Bergson peut affirmer dans un de ses cours, encore inédit, pouvoir en tirer « une conclusion tout autre, absolument différente » 2, et par un heureux renversement revivifier la métaphysique à l’endroit précis où Kant l’avait laissée pour morte.
Dialectique transcendantale
Telle est, pour conclure, la Dialectique transcendantale que Bergson reprend tout entière, qu’il maintient même rigoureusement comme critique toujours valable de la métaphysique. Il faut en effet se prémunir contre une lecture rapide et dire qu’elle est un des acquis sur lequel au contraire Bergson ne revient pas : la Critique de Kant « est, à notre sens, définitive dans ce qu’elle nie »3. Armée de ses seuls principes physiques, la raison était sûre de se prendre pour ennemi et de transformer la métaphysique en un champ de bataille. L’acquis est donc immense que de lui avoir interdit de se prononcer pour ou contre l’existence de l’âme, du monde ou de Dieu, en invalidant les arguments spécieux qu’elle s’opposait à ellemême. Et Bergson peut lui savoir gré de l’avoir débarrassé de l’ancienne métaphysique qui procédait par combinaison de concepts, telle qu’elle a sévi de Platon à Leibniz et au-delà, et qui était la seule métaphysique que Kant connaissait. Pour cette raison, 1. Ibid., p. 9. 2. Cours au Collège de France sur « L’Idée de temps », séance du 11 avril 1902, dactylogramme n° 1, p. 9, Bibliothèque du Fonds Doucet que nous remercions pour leur autorisation à reproduire l’extrait. 3. EC, ch. III, p. 206.
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Lire Bergson
Bergson emploie le terme de « dialectique », voire de « dialectique pure » dans un sens volontiers kantien, mais étonnamment rappro ché de son sens platonicien 1. Kant préservait ainsi tout un domaine d’où il avait refoulé l’intelligence sous peine qu’elle le dévastât encore. Mais là où il se retenait de s’engager, de « s’installer » « par un effort supérieur d’intuition », en se retirant à son tour comme une vague après son reflux, Bergson se décide à aller, avec l’intuition réconciliatrice. C’est en effet fort de la durée qu’il peut renverser le sens de la Critique kantienne : sitôt que l’expérience s’autorise de fait à transgresser l’interdit kantien, l’intelligence cesse d’être « relative » et se révèle « limitée » 2 aux cadres pratiques dans lesquels elle enfer mait l’expérience. Aussitôt la limite franchie, et l’expérience décou verte au-delà de ses frontières, il apparaît que la métaphysique ne transgresse pas l’expérience, mais qu’elle doit au contraire transgres ser l’entendement si elle veut se définir « expérience intégrale ». L’ancienne métaphysique jouait avec des concepts vides dans une dialectique infinie qui mettait l’intelligence en prise avec elle-même ; la nouvelle s’appuie sur une intuition qui lui permet de déborder l’intelligence vers une expérience proprement métaphysique, plus large que les conditions de possibilité qui la mettent en scène en la soumettant à l’objectivité. C’est qu’il n’y a pas de recouvrement par fait de l’intelligence sur l’expérience, mais quand par un avis autori taire Kant a affirmé la seconde plus étroite que la première, Bergson la découvre plus large qu’elle. Car il suffit que l’intuition réussisse, comme chez Bergson, à pénétrer la chose même, pour qu’elle échappe à la visée du concept, en la débordant de toutes parts. En s’autorisant d’un « plagiat par anticipation », nous pourrions dire que le phénomène est chez lui saturé d’intuition au point d’outrepas ser tout concept et de subvertir jusqu’aux principes de la connais sance 3. Et parce que la métaphysique bergsonienne est, comme le disait Bergson lui-même, « toute saturée d’expérience » 4, transcen der la physique revient à « transcender l’intelligence pure » 5, à rejoindre l’expérience nue et non à la quitter. 1. Cf. « Introduction », II, PM, p. 87-88, 98. 2. EC, ch. IV, p. 357. 3. Çyj.-L. Marion, Etant donné, Paris, PUF, « Epiméthée », 1997, § 21. « Esquisse du phénomène saturé », p. 280 sq. 4. Bergson, « Le parallélisme psycho-physique et la métaphysique positive », suivi d’une discussion, M, p. 501. 5. EC, ch. IV, p. 201.
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Expliciter le kantisme de^Bergson, comme nous l’avons ainsi fait, nous met en mesure de donner un statut précis à la métaphy sique bergsonienne, par la même occasion de rendre son plein sens à un passage qui nous paraissait encore obscur dans l’introduction à La Pensée et le mouvant. Bergson y déclare que la science embrasse une partie de la réalité et « remplit donc déjà une moitié du pro gramme de l’ancienne métaphysique » 1, et que la moitié restante doit revenir à la charge de la métaphysique proprement dite. La distinction wolffienne entre metaphysica generalis et metaphysica specialis est bien ici reprise, mais dans l’exacte mesure où elle repasse en pointillé sur les contours que lui donnait la Critique de la Raison pure. La science physique fondée sur l’analytique transcendantale touche l’absolu et pourrait retrouver avec Bergson son ancien nom de métaphysique générale « si elle ne préférait garder le nom de science »2. C’est qu’après que Kant a remplacé « le nom orgueilleux d’une ontologie » par celui « modeste d’une simple analytique de l’entendement pur » 3, Bergson finit par lui accorder de toucher une des deux parties de l’absolu, et à la science même d’accomplir l’une des deux moitiés du programme de l’ancienne métaphysique, c’est-à-dire la metaphysica generalis : la connaissance de la matière. De l’autre côté, la métaphysique invalidée par la dialectique transcendantale doit pouvoir se référer à l’autre moitié de l’absolu : la connaissance de l’esprit. Après Deleuze et Alain de Lattre, tous ceux qui voudront voir une ontologie bergsonienne devront s’expliquer entre autres avec cette déclaration bergso nienne qui, à notre avis, enterre définitivement sa possibilité même. Deleuze élabora une « ontologie de la durée » par où Bergson aurait cherché, en créant ses propres problèmes, à se libérer des anciens qu’on avait cru éternels, ceux de l’âme, du monde et de Dieu. Il faut pourtant reconnaître que c’est le contraire qui est tout vrai. Non seulement il n’y a et ne peut y avoir d’ontologie chez Bergson - théorie de la connaissance oblige -, mais si métaphy sique il y a, elle ne peut être que la metaphysica specialis dont Deleuze a voulu se débarrasser et qui, grand bien lui fasse, porte sur l’âme, le monde et Dieu. Ajoutons enfin que s’il suit la Critique de la Raison 1. « Introduction », II, p. 43. 2. Ibid. 3. Kant, Critique de la Raison pure, op. oit., AK, III, 207, A 247 / B 303, tr. A. Renaut, p. 300.
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pure, Bergson peut nommer autrement la tripartition qui la gou verne, recoupant en un certain sens l’autre tripartition que Frédé ric Worms avait su discerner dans son œuvre, notamment dans Matière et Mémoire1 : psychologie, théorie de la connaissance et métaphysique — à cette différence qu’il faudra entendre ici par psychologie la réalité telle qu’elle est donnée à la conscience immé diate, et non la discipline qui la prend pour thème de son étude. Kant aura moins été le Christophe Colomb d’un nouveau monde que le Moïse, mourant avant que d’y entrer et s’arrêtant à ses frontières, déjà trop vieux pour croire qu’on puisse les franchir, mais levant le doigt vers cette terra incognita, lançant comme un appel aux nouvelles générations qui sentiront le courage de s’aven turer et de vivre des expériences encore vierges. Il a suffi à Bergson de découvrir la durée pure dans le creux d’une intuition pour ren verser le sens de la Critique kantienne : le champ de la métaphy sique spéciale que la dialectique transcendantale avait barré se libère à nouveau, mais non sans avoir bénéficié du déblaiement effectué par le travail critique. En effet, si Kant a définitivement permis de rejeter la métaphysique dogmatique, il y a de fortes chances que la relève intuitive que Bergson opère ne fasse pas retomber la nouvelle métaphysique dans les travers de l’ancienne, et ne s’identifie avec aucune des positions déjà occupées, et d’avance condamnées par Kant dans le cadre de sa dialectique pure. Il faut donc aller plus loin, et une autre contribution est nécessaire si l’on veut montrer comment l’œuvre de Bergson suit pas à pas le programme de la métaphysique spéciale, repassant là où Kant avait passé, au pas qui était le sien, au rythme des Idées transcendantales de la raison pure et dans l’ordre exact qu’il leur avait donné dans la Dialectique transcendantale. Si d’ailleurs cette interprétation s’avérait juste, nous serions également en mesure de discerner, grâce à leur lecture respective de Kant, les intérêts fort divergents qui motivent chez Heidegger et chez Bergson leur volonté d’introduire à nouveau à la métaphysique : une relecture ontologique de YAnalytique transcendantale dans le Kantbuch2 et une relecture empirique de la Dialectique transcendantale dans l’œuvre de 1. Cf. F. Worms, Introduction à Matière et mémoire, Paris, PUF, « Les Grands Livres de la philosophie », 1997, 2e éd. 2008. 2. Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique [1953], tr. A. De Waelhens et W. Biemel, Paris, Gallimard, «Tel», 1981.
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Bergson. Kant avait en effet présenté là un magnifique programme électoral dont Bergson, l’intuition en proue, a voulu tenir les pro messes déclarées intenables. Contentons-nous ici d’en dresser le tableau, dans l’attente d’y revenir ailleurs dans le détail : ESSAI SUR LES DONNÉES IMMÉDIATES DELA CONSCIENCE
MATIÈRE ET MÉMOIRE
I) Psychologie rationnelle : les paralogismes de la raison pure
L’ÉVOLUTION CRÉATRICE
II) Cosmologie rationnelle : les antinomies de la raison pure
LES DEUX SOURCES DE LA MORALE ET DE LA RELIGION
III) Théologie rationnelle :
l’idéal de la raison pure 1) Paralogisme de la substance 2) Paralogisme de la simplicité 3) Paralogisme de la personnalité Ces trois concepts résument aux yeux de Kant « la spi ritualité » 1.
4) Paralogisme de l’idéalité (du rapport exté rieur) Son statut diffère des trois premiers paralogismes en ce qu’il rapporte l’âme « aux objets dans l’espace » et porte sur « le com merce avec le corps ».
1) Première antinomie de la raison pure 2) Deuxième antinomie de la raison pure
3) Troisième antinomie de la raison pure 4) Quatrième antinomie de la raison pure
1. Kant, Critique de la Raison pure, op. cil, AK, III, 265, B 403, tr. A. Renaut, p. 400.
Le rire comme fait social total (éléments de sociologie bergsonienne) Guillaume Sibertin-Blanc
La portée sociologique de l’analyse que Bergson consacre, dans son ouvrage de 1900, au « rire spécifiquement provoqué par le comique », n’a peut-être pas reçu toute l’attention qu’elle mérite. Après quelques suggestions en ce sens dans un compte rendu de Domi nique Parodi1, avant les remarques furtives mais suggestives d’Erwin Goffman dans le premier volume de La Mise en scène de la vie quotidienne 2, il revient surtout au philosophe et sociologue belge Eugène Dupréel, dans un article de 1928 intitulé «Le problème sociologique du rire », d’avoir pris au sérieux la thèse de fond de l’analyse bergsonienne, et d’en avoir suivi les implications dans les analyses de détail du Rire3. Cette thèse est explicitement formulée par Bergson, qui en fait même « l’idée directrice de toutes [ses] recherches ». A la question posée par le sous-titre de l’ouvrage quelle est « la signification du comique »? —, il répond : le comique a une signification sociale, « le rire doit répondre à certaines exi gences de la vie en commun », et remplir une « fonction sociale » 4. 1. D. Parodi, «Le rire. Essai sur la signification du comique, par M. H. Berg son », in Revue de métaphysique et de morale, t. 9, n° 2, mars 1901, p. 232-236. 2. E. Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, t. I : La présentation de soi, tr. fr. A. Accardo, Paris, Minuit, 1973, p. 56 n. 53. 3. E. Dupréel, « Le problème sociologique du rire », in Essais pluralistes, Paris, PUF, 1949, p. 40-57 (1928). Nous remercions Frédéric Worms de nous avoir fait découvrir ce texte à tous égards passionnant, comme les autres articles recueillis dans ce volume dont on ne peut qu’espérer une réédition prochaine. 4. Le Rire (cité R), Paris, PUF, « Quadrige », 2007, p. 6.
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Lire Bergson
L’adhésion de Dupréel au point de départ de Bergson n’est pour tant pas sans réserve. L’un des griefs les plus délicats porte sur le fait que Bergson arrimerait sa thèse sur la fonction sociale du rire, et sur la signification sociologique du comique, à une prise de posi tion métaphysique sur la nature du réel ou de « la vie ». Faute de s’en tenir au seul plan des relations sociales dans leur consistance propre et irréductible, ce parti pris l’empêcherait de déployer dans toutes ses conséquences son fil directeur. Nous voudrions suggérer ici que l’analyse bergsonienne du rire touche au contraire directe ment à l’analyse sociologique à laquelle elle adresse des questions d’ordre épistémologique et philosophique, concernant son rapport avec d’autres disciplines (en particulier la psychologie et la théorie de Fart), concernant la structure de son objet, et concernant les limites de ses procédures d’objectivation. Rappelons d’emblée, pour étayer cette hypothèse, deux thèses majeures que Bergson dégage progressivement dans son étude, en rappelant pour chacune d’elle leur enjeu critique vis-à-vis d’autres approches du rire. Premièrement, aucune explication psychologique (ou psycho physiologique) ne peut suffire à rendre compte du rire. Cela ne signifie pas que l’acte de rire n’ait pas des causes psychologiques Bergson consacre la plus longue section du premier chapitre à ana lyser les ressorts psychologiques de l’émotion comique. Mais cela signifie que cette émotion, si elle « provoque » le rire, n’en éclaire pas la causalité spécifique. Aux diverses tentatives d’expliquer l’effet comique par tel ou tel mécanisme psychologique (enchaînement d’idées insolite, le « contraste intellectuel » d’Emil Krapelin ou Theodor Lipps, l’« absurdité sensible » de Kant ou de Schopenhauer x), Bergson oppose, non une autre interprétation psycholo gique, mais un changement de méthode : partir du fait même du rire, et du « milieu naturel » où il se manifeste matériellement, comme un phénomène lui-même tout en extériorité. « D’où vien drait, en effet, que cette relation logique particulière, aussitôt aper çue [par l’esprit], nous contracte, nous dilate, nous secoue, alors que toutes les autres laissent notre corps indifférent ? » Spasme corporel si ostensible à la vue d’autrui, le rire est un signe, phéno1. Ces différentes positions avaient été exposées par Camille Mélinand, « Pour quoi rit-on ? Essai sur la cause psychologique du rire », Revue des Deux Mondes, t. CXXVII, janvier-février 1895, p. 613-619.
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mène immédiatement collectif, à la fois adressé (perceptible par celui qui en fait les frais) et partagé, et appelant à son partage jusque dans sa forme sonore même : « On ne goûterait pas le comique si l’on se sentait isolé. Il semble que le rire ait besoin d’un écho. Ecoutez-le bien : ce n’est pas un son articule, net, terminé ; c’est quelque chose qui voudrait se prolonger en se répercutant de proche en proche»1. Cette phénoménologie, pour suggestive qu’elle soit, indique bien un renversement de méthode. Dans l’émotion comique, c’est déjà une collectivité qui opère, telle une « arrière-pensée d’entente, je dirais presque de complicité, avec d’autres rieurs, réels ou imaginaires ». Dans le sentiment du comique, c’est une pensée collective qui se rappelle à nous, une « arrière-pensée que la société a pour nous quand nous ne l’avons pas nous-mêmes » 2, et qui, en nous mais sans nous, mobilise notre corps. Dès lors, les analyses psychologiques que développe Bergson dans le premier chapitre du Rire visent moins une psychologie du comique, qu’une analyse du mode de présence, d’efficace, de circu lation et de déplacement de cette pensée sociale à tous les niveaux de la vie psychique 3. Il peut alors bien définir lui-même son livre comme « une étude sur l’association des images, leur “contamina tion réciproque”, sur le mouvement par lequel l’apparence comique se propage de l’une à l’autre » 4, c’est que ces processus concourent à expliquer la façon dont une société interprète en nous certaines images, représentations ou idées, et, leur conférant leur sens, que nous en ayons conscience ou non, déclenche en nous le rire. En ce sens, les causalités psychiques de l’émotion du comique sont elles-mêmes toujours surdéterminées par la raison sociale du rire. On sait que cette pensée sociale, Bergson, réinterprétant une vieille tradition (nous y reviendrons), la définit ainsi : « l’arrière1. Æ,p. 5. 2. R, p. 104. 3. Retrouvant un leitmotiv de la « psychologie des foules » émergeant dans les dernières décennies du XIXe siècle, proche aussi d’une intuition de Gabriel Tarde, Bergson en tirera toute une analyse de la suggestibilité comme facteur décisif des associa tions d’images à l’œuvre dans l’émotion comique, montrant le travail d’une « imagina tion sociale » à l’œuvre dans le travail psychique. Ce pourquoi aussi, l’une rendant à l’autre ce qu’elle lui doit, l’analyse de « la fantaisie comique [peut en retour nous renseigner] sur les procédés de travail de l’imagination humaine, et plus particulière ment de l’imagination sociale, collective, populaire » (7?, p. 2). 4. Bergson, Lettre à L. Dauriac du 4 décembre 1900, in R, p. 315.
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pensée inconsciente de corriger » l. Qu’est-ce donc qui, pour être socialement corrigé, appelle à rire ? La réponse à cette question, d’apparence simple dans l’ouvrage, reste en réalité inintelligible sans le détour par une seconde thèse capitale qui se dégage au fil de l’analyse bergsonienne : le rire n’a pas d’objet propre -pas même la fameuse « mécanique plaquée sur du vivant». Il trouve objet à rire dans les images ou perceptions les plus diverses dès lors que s’y laisse entrevoir, jusque dans ses formes les plus subtiles, les plus défor mées ou spiritualisées, les si lointainement suggestives qu’elles peuvent en être presque imperceptibles, quelque chose de l’ordre d’une « distraction » ou d’une « inattention à la vie », pour autant qu’une telle inattention est interprétée comme le signe d’« une certaine inadaptation particulière de la personne à la société » 2. On pour rait dire que, dans l’arrière-pensée que la société a pour nous lorsque nous rions, l’inadaptation, écart ou déviance par rapport aux normes du groupe, est son interprété, tandis que l’image d’une certaine inattention est son interprétant. Cependant, si le rire trouve sa cause spécifique dans sa fonction sociale qui est de signifier une distraction anomale tout en la sanctionnant d’une petite brimade, il faut reconnaître aussi que, loin de donner au rire un objet propre, l’inattention à la vie lui ouvre un champ objectif d’occasions et de circonstances infiniment variées et protéiformes, et dont de surcroît bien des modalités paraissent déborder le domaine du risible. C’est que le concept d’attention à la vie renvoie lui-même à la structure générale de l’individuation subjective dégagée dans Matière et Mémoire, qui montrait dans le dualisme du corps et de l’esprit ou de la mémoire, et dans le problème de leur unification qui n’est autre que la tâche permanente de la vie, la source d’innombrables déséquilibres. Des maladresses du corps vivant pris dans l’inertie de ses habitudes sensori-motrices 3 jusqu’aux distractions de l’esprit déliées des inscriptions perceptives et pratiques du corps dans son milieu matériel présent, - distractions dont le rêve fournit la figure emblématique, et les figures de la monomanie et de l’idée fixe 1. Æ, p. 130. 2. Ibid., p. 101. 3. Ce que Bergson appelle précisément « l’automatisme », dont la scénette reprise à Baudelaire du passant trébuchant et s’étalant sur le trottoir fournit le prototype (R, p. 7), et dont l’idée de « reconnaissance machinale » développée dans Matière et Mémoire définit le cadre théorique.
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le paroxysme pathologique 1 -, l’inattention à la vie, loin d’être monolithique, parcourt toutes les variations des troubles de l’indivi duation que peut vivre une personne. Dès lors, la diversité des modalités ou des niveaux d’inattention à la vie appelle au moins deux ordres de considération. Inattention d’un individu à ses propres gestes, à son milieu de perception et d’action, à ses propres conduites corporelles et ses propres allures mentales comme à son entourage, à ce qu’il dit et fait comme à ce que disent et font les autres : que toutes ces modalités puissent être interprétées comme le signe d’une désadaptation, donc prendre une valeur comique, révèle a contrario la manière dont les normes sociales investissent l’intégralité de la vie subjective à tous ses niveaux, s’incorporent aux montages des allures corporelles2 comme aux allures de la vie mentale, de l’activité intellectuelle, de la mémoire, de l’organisa tion « caractérielle » de la personnalité. D’un autre côté, il est sûr que ne sont risibles par eux-mêmes ni les purs automatismes corpo rels (Ionesco s’en souviendra3), ni les aberrations voire les démences du rêve, ni a fortiori les exaltations « monoïdéiques » et les délires obsessionnels auxquels se confronte la clinique psychia trique 4. Le problème « de quoi rit-on ? » s’en trouve précisé. Il ne s’agit pas d’identifier un objet typique auquel pourrait être attachée invariablement la qualité comique. Il s’agit plutôt, compte tenu des infinies modalités de manifestation d’une inattention ou d’une distraction (d’un geste, d’un mouvement, d’un énoncé, d’une façon de parler, d’une action, d’une situation, d’un trait de caractère... ), de déterminer les seuils aux niveaux desquels des inattentions, automatismes ou distractions, deviennent risibles, c’est-à-dire inter prétables par la pensée sociale comme des indices d’une déviance par rapport aux normes du groupe, d’un écart par rapport aux règles de la vie sociale. Il s’agit en somme de déterminer ce que signifie l’inattention à la vie sociale. Soulignons alors, avant d’examiner ce dernier problème pour lui-même, que l’originalité et l’intérêt de Bergson pour une com1. Sur l’affinité de la distraction comique avec la « logique du rêve », voir R, p. 142-147 ; sur l’efficacité comique du monoïdéisme, voir les analyses sur Don Qui chotte, figure emblématique du Distrait, in R, p. 10, 44, 63, 112, 140-142. 2. Thèse que Marcel Mauss retrouvera dans son court essai sur « Les techniques du corps ». 3. Cf « Dossier critique », R, p. 344-345. 4. Cf. R, p. 142.
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préhension sociologique du rire tient à ce qu’il conjoint une double interrogation : montrer pourquoi le rire provoqué par le sentiment du comique doit être rapporté au système de relations sociales qui en expliquent la fonction et la raison d’être, c’est-à-dire qui en font un fait social, et plus profondément encore, un fait social total témoignant de l’immanence du social à toutes les strates, corpo relle, psychique, linguistique, intellectuelle et culturelle, de la vie subjective ; mais simultanément, montrer que le tout de la vie sociale n’est pas le tout de la vie, le rire comme fait social total révélant exemplairement des limites intensives de ce que la vie sociale peut tolérer, c’est-à-dire à la fois ses conditions de possibilité et d’impossibilité. Ce qui est alors en jeu est tout autre chose que de subordonner la positivité de l’analyse sociologique à une métaphy sique préétablie, comme le soutenait Dupréel. Il s’agit plutôt d’interroger les limites du « social » comme plan de réalité objecti vable et intelligible comme tel. L’analyse bergsonienne du rire pro voqué par le comique trouve son intérêt singulier de mettre au jour précisément trois limites intensives de la socialité : le souci éthique, l’expérience de l’art, et la folie. Si le type spécifique de rire qu’analyse Bergson en 1900, la chose a été souvent notée, apparaît foncièrement conservateur, grégaire, tout entier au service de ce qu’il appellera dans Les Deux Sources de la morale et de la religion la société close, l’analyse du rire provoqué par le comique fournit en retour une épreuve critique de la théorie du social, au sens d’un questionnement sur les limites de l’entendement sociologique qui, à défaut d’en avoir conscience et de travailler à leur proximité, s’expose à méconnaître son propre conservatisme. Le problème d’une détermination proprement sociale de « l’inattention à la vie » nous paraît entrecroiser chez Bergson deux lignes argumentatives. La première concerne la relation entre les rieurs et ce dont ils rient, et touche plus profondément à la question de l’immanence du social à la conscience ; la seconde concerne le type de relation sociale qui s’instaure ou se réactive dans le rire, relation dont nous souhaiterions montrer qu’elle touche en der nière analyse à une théorie de la reproduction sociale, où la régula tion des rapports sociaux se réalise par le moyen même de leurs contradictions. Concrètement : la société, par le rire, « corrige » ce qu’elle suscite elle-même, et utilise ce qu’elle suscite pour se rectifier.
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L’analyse de la relation des rieurs à l’objet comique - et directe ment ou indirectement à un sujet comique, personne ou caractère est d’abord le lieu d’une argumentation critique. C’est qu’on a trop longtemps cru, nous dit Bergson, à l’alternative suivante : soit le comique est « une simple curiosité où l’esprit s’amuse », et alors le rire qu’il suscite n’aurait aucune signification ni aucune fonction, « phénomène étrange, isolé, sans rapport avec le reste de l’activité humaine » ; soit le comique aurait une signification pratique, et le rire une fonction, et alors il exprimerait un intérêt présent à la conscience des rieurs, ou censé le devenir. Bergson déplace le pro blème. Il est bien vrai que dans l’émotion comique l’esprit s’amuse, que le rire est marqué par un désintérêt qui apparente le plaisir qu’il exprime, même au cœur de la vie sociale quotidienne, à un pur plaisir esthétique \ A l’interprétation traditionnelle du Castigat ridendo mores, qui reconnaissait au fait de rire et de faire rire une visée édifiante, une fonction de correction du ridicule, et de perfec tionnement moral de celui censé en prendre conscience, Bergson objecte un constat plus amer instruit par les analyses sceptiques de Rousseau sur le théâtre de comédie : « ce que l’on nous montre au théâtre, on ne l’approche pas de nous, on l’en l’éloigne » 1 2. De ce point de vue, il semble au premier abord plus juste de considérer qu’à l’instar du sentiment esthétique en général, l’émotion du comique et le rire qu’il déclenche sont désintéressés, expériences de pure satisfaction sans but, formes de manifestation d’un plaisir gra tuit tel que « l’humanité [saisit] au vol la moindre occasion de le faire naître » 3. Mais le problème reste de savoir si, dénué de tout intérêt subjectif, le rire est dépourvu de tout autre intérêt, et si l’insuffisance du recours à l’intention d’un sujet suffit à disqualifier 1. Ibid, y p. 104. 2. Rousseau, [1758] Lettre à M. d’Alembert sur les spectacles, Paris, GF, 1967. C’est Rousseau qui proposait déjà la première grande dialectique de la relation et de l’isole ment, dont il faisait l’une des bases de sa critique de l’institution théâtrale : on vient s’assembler au théâtre, en réalité c’est là que l’on s’isole pour y éprouver des plaisirs solitaires. Mais c’est que le théâtre est alors le symptôme du type de relations promues par la société dans laquelle on vit, tant il est vrai pour Rousseau que l’on n’a que les spectacles que tolère ou suscite la société à laquelle on appartient : une société inca pable de procurer les satisfactions de la vie privée et publiques par ses propres rapports immanents, une société qui isole déjà les individus les uns des autres, et qui doit spécialiser l’administration des agréments dans une institution particulière, vacuolisée par rapport au temps de la vie sociale. 3. R, p. 78.
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l’idée d’une intentionnalité sous-jacente. Désintéressé du point de vue de la conscience subjective du rieur, cela ne signifie pas que le rire ne satisfasse pas un autre intérêt non subjectif. Considérant ce dernier point, Bergson ne se contente pas d’opposer simplement l’intérêt social spécifique que le rire sert et le désintérêt subjectivement éprouvé lorsqu’on rit, et de renvoyer ce dernier à une simple illusion de la conscience dénuée de fonde ment. Il dispose au contraire d’une thèse qui, suivant un chiasme qui préfigure celui que Marcel Mauss mettra au jour à propos du don \ lui permet de rendre raison du rôle de l’illusion qu’entre tiennent les agents individuels sur leur propre rire pour la fonction sociale de ce dernier. Là où les théoriciens antérieurs se conten taient de réfléchir cette illusion subjective dans leur dispositif expli catif pour voir « dans le comique une simple curiosité où l’esprit s’amuse, et dans le rire lui-même un phénomène étrange, isolé, sans rapport avec le reste de l’activité humaine », Bergson explique au contraire que le caractère désintéressé du rire du point de vue subjectif est nécessaire à l’intérêt social objectivement satisfait par le phénomène du rire. De ce point de vue, l’analyse bergsonienne du rire, qui anticipe ici la thèse de l’immanence de la société à la conscience individuelle développée plus tard dans Les Deux Sources, donne à penser une constitution sociale de la subjectivité et de ses illusions. Comment ce désintérêt subjectivement éprouvé par le rieur est-il produit, comme facteur nécessaire à l’intérêt social au service duquel il se met inconsciemment ? Et quelle forme spéci fique prend ce désintérêt ? Il prend chez Bergson une forme nécessairement paradoxale : celle d’un rapport qui est en même temps un non-rapport, au moins une distanciation, à la limite une pure et simple apathie. La relation des rieurs au sujet risible trouve son facteur essentiel dans une rupture de sympathie, une distance qui est une indifférence, et qui fait du sentiment du comique une émotion elle-même contradictoire : une émotion insensible si l’on peut dire. « Le rire n’a pas de plus grand ennemi que l’émotion [...]. Dans une société de pures intelligences on ne pleurerait probablement plus, mais on rirait peut-être encore ; tandis que des âmes invariablement sen1. Sur ce point, voir les analyses de Bruno Karsenti, Marcel Mauss. Le fait social total, Paris, PUF, « Philosophies », 1994, p. 16-23 sq.
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sibles, accordées à l’unisson dé la vie, où tout événement se prolon gerait en résonance sentimentale, ne connaîtraient ni ne comprendraient le rire»1. On sait qu’au fil de ses analyses du comique de geste, de forme et de mouvement, aux comiques de situations et de mots, et de là au comique de caractère, Bergson dégage l’opérateur principal, mais infiniment varié, de cette rup ture momentanée de sympathie, dans un mécanisme d isolement. Celui-ci vient en contrepoint de la description de l’organisation des états de conscience de FEssai sur les données immédiates de la conscience, dont il déplace en même temps le point de focalisation vers les relations intersubjectives, du point de vue d’une conscience transin dividuelle. La « sympathie » ne met nullement en rapport deux individualités distinctes, et son caractère « fusionnel » n’est pas mimétique ou spéculaire mais temporel, unité de changement. Elle comprend une unité d’individuation où se compénètrent les états de conscience d’« individualités » qui cessent justement d’être dis tinctes puisqu’elles sont prises dans un tout de devenir ou de trans formation. Tel est la pente du « sérieux de l’existence », ou comme l’écrit encore Bergson, du « tragique » de l’existence : lorsque le moindre trait d’une situation, d’une action, d’une idée ou d’un mot condense le tout d’une vie, mobilise le tout d’une individualité avec lequel font corps les rapports que d’autres individus entretiennent avec elle. Il en va ainsi dans la relation morale, mais tout autant dans la relation qu’instaure la tragédie entre les spectateurs et les personnages du drame : ces relations forment de ce point de vue une limite intensive de la relation sociale, qui trouve aussi bien ici son seuil d’impossibilité2. Dès lors la complexité du mécanisme de l’isolement doit être saisie aussi bien objectivement que subjectivement, et plus encore, pour reprendre le schème qu’affectionnait Fauteur de Matière et Mémoire, dans le circuit que la pensée sociale instaure, dans l’émo tion comique, entre la distraction dans l’objet comique et la dis traction dans le sujet qui en rit (« comment se mettre à l’unisson d’une âme qui n’est pas à l’unisson d’elle-même ? » 3). D’un côté, 1. R, p. 3-4. 2. Bergson est sur ce point explicite : dans son analyse de la tragédie, il en souligne le caractère « asocial », et y voit le signe que le théâtre tragique puise à une tout autre source que le théâtre de comédie, qui trouve la sienne dans la vie sociale elle-même. 3. R, p. 108.
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dans l’objet comique, la pensée sociale interprète l’isolement d’un geste par rapport au tout de l’allure corporelle, l’isolement d’une tendance au mouvement par rapport à sa mobilité telle une tan gente se séparant de sa courbe, l’isolement d’une action par rap port au tout d’une situation, ou d’une situation par rapport aux personnes qui y sont prises (les vaudevilles infernaux de Feydeau), ou encore l’isolement d’un mot par rapport au tout d’une énoncia tion, ou d’une idée au sein d’un processus logique. Et au plus profond (car toutes les formes précédentes y trouvent leur source comique, comme autant de formes distraites de la distraction même que l’on entrevoit suivant les fils plus ou moins ténus de l’analogie d’images et de la suggestion), la pensé sociale nous rend l’objet comique en y décelant l’isolement d’un trait de caractère par rapport au tout mobile d’une personne ou d’une volonté. Mais d’un autre côté, jamais ces formes d’isolement ne deviendraient comiques si elles n’étaient perçues et pensées, et d’abord éprouvées dans cette paradoxale émotion insensible du comique. Cela fait donc appel, dans le rieur lui-même, à un plan d’attention à la vie spécifique, ou à une distraction propre aux rieurs \ qui rend pos sible un certain cadrage perceptif de la situation, un isolement intellectuel d’un élément d’une action ou d’un énoncé, une sensibi lité spécifique aux types, c’est-à-dire en dernière analyse un plan d’attention à la vie suffisamment relâché pour donner pleins pou voirs en nous aux fonctions classificatrices de l’intelligence. La rela tion entre le rieur et le risible devient ainsi un mouvement de conditionnement circulaire et récurrent : c’est dans un même cir cuit que renvoient l’un à l’autre l’isolement objectif dans les rieurs (un certain cadrage perceptif et intellectuel de la situation) et l’isole ment subjectif de la personne risible (une certaine inattention, une certaine extériorisation, un acte, une allure, une idée ou un trait de caractère qui se réifient). La pensée sociale doit momentanément démoraliser les rapports intersubjectifs, ce pourquoi, observe Berg son, le rire provoqué par le comique ne va jamais sans un élément 1. « Le personnage comique est souvent un personnage avec lequel nous com mençons à sympathiser matériellement. Je veux dire que nous nous mettons pour un très court instant à sa place, que nous adoptons ses gestes, ses paroles, ses actes, et que si nous nous amusons de ce qu’il y a en lui de risible, nous le convions, en imagination, à s’en amuser avec nous [...]. Il y a surtout dans le rire un mouvement de détente, souvent remarqué, dont nous devons chercher la raison » (A, p. 148).
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$ injustice (il travaille dans le général), et même de cruauté (il jouit
l’espace d’un instant d’une « anesthésie du cœur »), l’objet deve nant comique en s’isolant, et le rieur devant s’en désintéresser pour que son isolement devienne risible. Une cruauté « normale », si l’on peut dire, qui se présente à la conscience subjective des rieurs sous la forme d’un désintérêt. Et ce désintérêt lui-même ne fait qu’un avec l’aptitude à la généralité, c’est-à-dire ce par quoi ce qui s’isole ou se distrait dans la personne risible, ou ce par quoi la personne elle-même se distrait en s’isolant des autres, cesse d’avoir une signi fication personnelle, cesse momentanément de prendre un sens indi viduel, tant pour les rieurs que pour la personne moquée, pour prendre une valeur immédiatement collective. A la question qu'est-ce que la pensée interprète, en nous, lorsque nous éprouvons le comique et en rions ?, Bergson peut préciser : non pas sim plement une inattention à la vie, non pas un isolement en général, mais une inattention où joue une signification complexe, ou un glisse ment le long de plusieurs significations : d’un isolement affectant une personne, à un isolement de cette personne vis-à-vis de son entourage social, mais de là aussi à un isolement répétable par d’autres personnes, c’est-à-dire un isolement à la fois singulier, aty pique ou anomal, et généralisable, c’est-à-dire susceptible de se socialiser à son tour, et de former comme une contre-société dans la société. On rit donc non seulement en groupe, mais toujours d'un groupe, actuel ou potentiel. Cette remarque commande toute la reprise, dans Le Rire, de l’analyse des idées générales. Matière et Mémoire en avait expliqué la formation dans le circuit de la « recon naissance attentive à la vie » procédant à une généralisation imma nente aux schèmes perceptifs et sensori-moteurs. Reprise dans Le Rire, reliée alors à l’analyse du langage dont YEssai avait posé les premières bases, la théorie des idées générales vient fournir en 1900 la pierre de touche d’une théorie des représentations collec tives \ L’enjeu sous-jacent, ici encore, est de pointer l’incidence de la vie sociale sur la vie psychologique individuelle, ou la manière dont la pensée sociale mobilise dans la vie subjective certains « plans de conscience » spécifiques. Mais il est d’une portée plus explicite aussi sur la logique objectivement à l’œuvre dans toute structure sociale - logique de « l’intelligence », c’est-à-dire de la 1. Voir R, p. 115-117.
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classification et de la distinction classificatoire. Bergson peut reprendre ici à son compte cette remarque de Diderot, suivant laquelle la comédie représente essentiellement des types, des genres, lorsque la tragédie présente au contraire des individualités \ C’est la fonction sociale du rire qui explique le potentiel comique de la géné ralité elle-même : [est comique] ce par où nous nous répétons nous-mêmes. Et ce sera aussi, par conséquent, ce par où d’autres pourront nous répéter. Le per sonnage comique est un type. Inversement, la ressemblance à un type a quelque chose de comique. [...] Il est comique de se laisser distraire de soi-même. Il est comique de venir s’insérer, pour ainsi dire, dans un cadre préparé. Et ce qui est comique par-dessus tout, c’est de passer soi-même à l’état de cadre où d’autres s’inséreront couramment2.
Mais par là même, la sociologie bergsonienne du rire retrouve les thèses fondamentales de la dynamique sociale de Gabriel Tarde sur la fonction de l’imitation et la répétition dans les processus de socialisation, autant que les analyses de Marcel Mauss et d’Emile Durkheim sur la logique sociale et la fonction classificatrice3. Si l’émotion du comique est liée (fût-ce par des processus de sugges tion, d’insinuation et d’imperceptibles associations d’images), à l’automatisme, à la répétition, à la récurrence mécanique, c’est qu’automatisme et répétition mécanique sont, non pas des procé dés comiques parmi d’autres, mais les conduites mêmes de la géné ralité, les opérations de généralisation à l’état pur où se conditionnent mutuellement le processus de socialisation et la fonc tion classificatoire de la pensée sociale. Le comique se définit aussi bien comme une affection de la généralité, dont il révèle la double modalité, logique et économique. La classification comme opéra tion de l’intelligence, comme fonction sociale de l’intelligence, pré1. « Le genre comique est des espèces, et le genre tragique est des individus. Je m’explique. Le héros d’une tragédie est tel ou tel homme : c’est ou Régulus, ou Brutus, ou Caton, et ce n’est point un autre. Le principal personnage d’une comédie doit au contraire représenter un grand nombre d’hommes. Si, par hasard, on lui donnait une physionomie si particulière, qu’il n’y eût dans la société qu’un seul individu qui lui ressemblât, la comédie retournerait à son enfance, et dégénérerait en satire » (D. Dide rot, Entretiens sur le Fils naturel, in Œuvres esthétiques, Paris, Garnier, « Classiques Gar nier », 1988, p. 140). Voir R, p. 125-126, 129-130. 2. R, p. 113-114. 3. M. Mauss, E. Durkheim, « Sur quelques formes primitives de classification » [1903], in M. Mauss, Essais de Sociologie, Paris, Le Seuil, 1969.
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side à la formation de représentations communes, partagées et communicables. Mais dans de telles représentations collectives, la pensée sociale, l’« arrière-pensée que la société a pour nous quand nous rions », appréhende moins des représentations qu’une dyna mique de répétition potentielle. La généralité typique ne désigne alors plus simplement la subsomption logique de cas particuliers sous un ensemble donné en extension, mais la propagation poten tielle d’une singularité se généralisant, singularité qui ébauche à partir d’elle-même la possibilité - le risque et la menace - de sa généralisation. L’affinité du rire et de la généralité, de simple fait, devient explicable en droit par la pensée sociale qui en commande la fonction correctrice : l’objet du rire étant cette correction même, il est utile que la correc tion atteigne du même coup le plus grand nombre possible de personnes. Voilà pourquoi l’observation comique va d’instinct au général. Elle choi sit, parmi les singularités, celles qui sont susceptibles de se reproduire et qui, par conséquent, ne sont pas indissolublement liées à l’individualité de la personne, des singularités communes, pourrait-on dire l,
c’est-à-dire des singularités répétables, imitables, contagieuses, susceptibles de se propager, et d’engendrer ce qu’on pourrait appe ler une « contre-généralité » compromettant la reproduction et la conservation du groupe. Mais cette fonction de l’idée générale sociale remplit alors une seconde fonction, présupposée par la pré cédente : si elle peut signaler une répétition possible et signifier par cette propagation le risque de voir se former une contre-classifica tion minant de l’intérieur le groupe initial, mettant en péril sa clô ture et son homogénéité, c’est que l’idée générale sociale effectue toujours déjà une fonction de discrimination. Elle ne signifie une appartenance de groupe qu’en marquant une valeur distinctive, c’est-à-dire en signifiant à la fois une inclusion et une exclusion. Dupréel reprendra cette idée et en tirera les implications concer nant la place du rire dans une logique de la distinction sociale, en considérant le rire d’exclusion d’un individu comme un cas parti culier du phénomène plus général de la distinction (d’opposition ou d’exclusion) d’un groupe vis-à-vis d’un autre : A la rigueur, nous nous sentons disposés à rire d’un individu par la seule raison qu’il n’est pas conforme à tel caractère de notre groupe, mais l. R, p. 130.
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en y regardant de plus près, nous verrons que cette simple imperfection n’est pas encore le ridicule proprement dit. Elle ne vaudrait à celui qui l’accuse que quelque mésestime. Si elle nous fait rire, c’est parce que nous est venu l’intuition que par cette imperfection, celui qui en est affligé se trouve inclus dans un autre groupe social, à l’écart duquel nous nous tenons, nous et notre groupe ’.
Reste le point essentiel : ce groupe social à l’écart duquel nous nous tenons, est, comme le remarque par ailleurs Dupréel, dans un rapport à?exclusion inclusive. Il n’est pas risible s’il est tout autre. Il le devient si, dans la pensée sociale qui rit à travers nous, il apparaît comme un sous-ensemble de cette société, une division interne à cette société. C’est ce que montrent emblématiquement les analyses que consacre Bergson, et dont les exemples reviennent de loin en loin dans tout Le Rire, aux effets comiques liés aux spécia lisations professionnelles (les médecins de Molière), leurs codes, jar gons et habitus 1 2. Soulignant a contrario les réifications causées par la division sociale du travail, elles explicitent la fonction du rire au sein d’une théorie de la régulation sociale. La question du comique des professions montre que l’inattention à la vie, à soi et aux autres, que le rire sanctionne - et sanctionne toujours au nom d’un groupe et de son mode de sociabilité et d’interaction propre -, n’est pas accidentelle et contingente mais est au contraire causée et entrete nue par le groupe lui-même. Plus précisément, il illustre la ten dance, impossible à conjurer définitivement, de tout groupe à se refermer sur lui-même, à se replier sur une autotélie accusant son indifférence à son dehors, autres groupes avec lesquels il est en relation : Toute petite société qui se forme au sein de la grande est portée ainsi, par un vague instinct, à inventer un mode de correction et d’assouplisse ment pour la raideur des habitudes contractées ailleurs et qu’il va falloir modifier. La société proprement dite ne procède pas autrement. Il faut que chacun de ses membres reste attentif à ce qui l’environne, se modèle sur l’entourage, évite enfin de s’enfermer dans son caractère ainsi que dans une tour d’ivoire. Et c’est pourquoi elle fait planer sur chacun, sinon la menace d’une correction, du moins la perspective d’une humiliation qui, pour être légère, n’en est pas moins redoutée. Telle doit être la fonc1. E. Dupréel, « Le problème sociologique du rire », op. cit., p. 50. 2. Cf. R, p. 135-137.
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tion du rire. Toujours un peu humiliant pour celui qui en est l’objet, le rire est véritablement une espèce de brimade sociale .
Bergson rejoint ainsi les thèses que Durkheim avait commencé d’exposer dans les années 1890 dans ses Leçons de sociologie concer nant le problème des « morales sociales ». En ressortait déjà l’idée que la solidarité organique ne s’oppose pas simplement à une soli darité mécanique caractérisée par la juxtaposition de segments relativement autarciques et séparés les uns des autres, mais que ces deux types de solidarité se combinent plutôt l’une l’autre suivant des mélanges variables, une forte différenciation morphologique et une forte spécialisation fonctionnelle des parties sociales peuvent reconstituer des solidarités mécaniques, c’est-à-dire qu’il se peut que dans des sociétés à solidarité fortement organique, il subsiste partiellement une structure segmentaire1 2. D’une manière plus générale : tout groupe social, qu’il soit étendu ou restreint, est un tout formé de parties ; l’élément ultime dont la répétition constitue ce tout est l’individu. Or, pour qu’un tel groupe puisse se maintenir, il faut que chaque partie ne procède pas comme si elle était seule, c’est-à-dire comme si elle était elle-même le tout [...]. Il faut donc bien qu’il y ait une organisation qui les lui rappelle, qui l’oblige à les respecter, et cette organisation ne peut être qu’une discipline morale. Car toute discipline de ce genre est un corps de règles qui prescrivent à l’individu ce qu’il doit faire pour ne pas attenter aux intérêts collectifs, pour ne pas désorganiser la société dont il fait partie. S’il se laissât aller à la pente de sa nature, il n’y aurait pas de raison pour qu’il ne se développât pas, ou, tout au moins, ne cherchât pas à se développer sans mesure envers et contre tous, sans se préoccuper des troubles qu’ü peut causer autour de lui3.
Nous sommes alors en mesure de reprendre, sur le terrain de la théorie du social, le problème soulevé au début de notre par1. R, p. 103. 2. Ainsi, suivant un exemple de Durkheim qui retiendra l’attention de Raymond Aron (Les Etapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1967, p. 320), dans l’Angleterre du XIXe siècle se conjuguent une forte division du travail social (liée à l’essor de l’industrialisation qui étend un dense réseau d’interdépendance des activités et des acteurs économique) et des survivances d’un système segmentaire ou « alvéolaire », survivances visibles dans le maintien des autonomies locales et les fortes traditions maintenant des isolats sociaux sans communication et sans interaction entre eux. 3. Durkheim, Leçons de sociologie, Paris, PUF, 1950, 4e éd. « Quadrige » 2003, p. 53.
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cours : celui des seuils aux niveaux desquels une inattention à la vie prend la signification d’une inattention à la vie sociale, d’une défiance, d’une anomalie appelant cette brimade, ce petit « châti ment » symbolique qu’est le rire. Il faut alors prendre le problème initial en sens inverse : à quoi tient que des déviances, des écarts puissent être interprétés inconsciemment comme des « distrac tions », des « inattentions »? A quoi tient que ces « singularités communes », où se signale une distance par rapport aux normes communes de la société (y compris lorsque cette distance relève de « morales spécialisées » propres à tel ou tel groupe de socialisation secondaire différencié par cette société), appellent précisément cette réaction corrective elle-même distraite, distanciée, inaperçue ? On se souvient que Bergson inverse le sens de la thèse d’origine aristotélicienne selon laquelle le rire serait provoqué par une dégra dation ou une dépréciation n’entraînant pas de conséquences graves Ce n’est pas parce qu’un défaut est « léger » qu’il devient risible, ce n’est pas parce qu’un vice est sans « gravité » qu’il rend un caractère comique, mais l’inverse : c’est le fait que nous en rions qui le fait paraître bénin. Mais la simple inversion des termes pourtant ne suffit pas. Elle déplace plutôt le problème, et impose de demander ce qui est « grave » ou « léger » du point de vue de la société elle-même. Or ce problème mobilise chez Bergson un argu ment, discret mais déterminant, à savoir une différenciation interne à la structure sociale, que Bergson lui-même formule dans une représentation que l’on pourrait dire « topique », où se distinguent les structures profondes de l’organisation sociale, « conditions fon damentales de [son] équilibre », et les relations « superficielles » 2 au niveau desquelles se négocient les modes de socialisation et de désocia lisation des individus. C’est à ce dernier niveau sans doute que les analyses du Rire croisent le champ de la microsociologie des inter actions sociales 3. Nous avons déjà mentionné la rencontre impli1. R, p. 102-107. 2. Voir R, p. 14-16 et p. 152. 3. « Le comique naîtra, semble-t-il, quand des hommes réunis en groupe dirige ront tous leur attention sur un d’entre eux » (Æ, p. 6), et par là « commencent à se considérer comme une œuvre d’art » (/?, p. 16) - ou comme des acteurs. Ce « com mencement » désigne un niveau coextensif à toute la vie sociale, ce que l’on pourrait appeler son moment moraliste, le moment du theatrum mundi, que la sociologie goffmanienne des interactions fera passer dans l’analyse sociologique positive des innom-
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/ cite de l’explication bergsonienne du comique de répétition avec la dynamique sociale de Gabriel Tarde ; c’est à ce niveau égale ment que les rapports de Goffman à Bergson pourraient être inter rogés : ce que montre Bergson dans son Essai sur la signification du comique, c’est l’émergence d’une théâtralisation immanente à la vie sociale quotidienne dans l’intervalle mixte entre l’art et la vie, où se déploie tout un champ d’évaluations, de contrôles et d’autocon trôles, de déviances et de corrections spécifiques, qui ne se confondent pas avec les normes et les sanctions codifiées par les institutions, champ auquel appartient précisément cet acte à la fois éminemment social en sa source et son sens spécifiques, et pourtant infiniment labile par les ramifications les plus subtiles, spiritualisées et apparemment désocialisées de ses occasions et de ses manifesta tions, qu’est le fait de rire \ Cette différenciation interne à une société donnée, entre ce qui intéresse les « conditions fondamentales de [son] équilibre », c’est-à-dire de sa conservation, et ce qui concerne le jeu plus mobile, en tout cas autrement rythmé des interactions et relations interindividuelles, en les localisant dans cette ébauche de topique sociale. Par le rire, suivant Bergson, la société sanctionne les effets inévitables qu’engendrent les habitudes prises : « la tendance à se laisser glisser le long d’une pente facile » de sorte qu’« on ne cherche plus à s’adapter et à se réadapter sans cesse à la société dont on est membre. On se relâche de l’attention au’on devait à la vie. On ressemble plus ou moins à un distrait » . Et Bergson, on l’a dit, ne se prive pas de souligner que ces habitudes sont aussi bien suscitées et produites, pour un grand nombre d’entre elles, par la vie sociale elle-même 3. Elles sont en bien des points les brables modalités de la « mise en scène de soi », des stratégies de l’apparaître, du vouloir paraître, de l’auto-contrôle et de la dissimulation ; cf. E. Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, t. I., op.cit. 1. C’est la raison pour laquelle, contre la tradition aristotélicienne identifiant le comique à une partie du laid, Bergson ouvre son analyse du comique des formes (7?, p. 17) en apparentant l’émotion comique au sentiment d’une « raideur » plutôt que d’une laideur, et l’oppose à la grâce plutôt qu’à la beauté. Si la raideur et la grâce peuvent prendre des valeurs esthétiques, elles sont d’abord des évaluations vitales du corps, de ses formes et de ses mouvements, évaluations que l’émotion comique suppose avant d’en tirer une satisfaction désintéressée. 2. R, p. 149. 3. Dominique Parodi s’interrogeait en ce sens : «Jusqu’ici [dans les ouvrages antérieurs de Bergson] l’action et la pratique y apparaissaient toujours comme tendant à fixer la libre volonté de l’homme en habitudes rigides, et la continuité infiniment
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formes de conduites et de subjectivation requises par les rapports sociaux et par le jeu de rééquilibrage permanent. Mais il y a en effet une chose que la société ne peut que difficile ment exiger en nous sous la forme d’habitudes, une chose qui résiste pour ainsi dire à l’habitude de prendre des habitudes, à savoir : ses propres changements, y compris à ce niveau « superfi ciel » - ce qui ne veut pas dire inessentiel ou contingent - de la vie sociale qu’est celui des interactions sociales. On ne s’habitue pas au changement, du moins pas sans que celui-ci perde ce qui en fait la consistance propre et irréductible. Cela permet de locali ser la fonction du rire, tout en cernant de plus près la structure de son objet. La fonction sociale du rire intervient à l’interférence de deux régimes de la dynamique sociale, qui sont aussi deux niveaux de temporalité, celui de la structure profonde des rapports sociaux, et celui des interactions quotidiennes dans les groupes de socialisa tion. Et c’est pourquoi la structure de son objet est fondamentale ment la structure temporelle de l’anachronisme, de l’écart entre les habitudes que nous fait contracter l’organisation des rapports sociaux, et les changements d’allure des interactions qui se déploient dans ces rapports, qui n’imposent quant à eux pas seule ment des habitudes, mais une adaptation ou cette plasticité par laquelle Bergson définissait déjà en 1895, puis à nouveau dans Le Rire, le « bon sens » comme faculté sociale. On comprend alors aussi la valeur paradigmatique du distrait, à travers l’innombrable variété de ses figures, en même temps que l’investissement social du corps qui se révèle immédiatement dans le rire auquel il donne souvent son objet apparent (« apparent » au sens où, répétons-le, l’objet du rire est en dernière instance un signe interprété comme tendance à l’in sociabilité). La distraction, qui n’est qu’un autre variée et toujours nouvelle de ses intuitions en idées générales discontinues et inertes [...]. L’autonomisme semblait donc résulter des exigences de l’action, et par suite de la société, ou y répondre [...]. Or, voici que, d’autre part, toute la théorie du comique se résume en cette idée que, par le rire, la société poursuit et punit partout l’automa tique, tout ce qui contraint ou fixe la spontanéité mouvante de la vie. Comment l’action et la société peuvent-elles avoir besoin de la vie dans sa variété, et en même temps tendre à la réduire à un mécanisme fatal ? - Il est évident d’ailleurs que la contradiction ne porte pas sur le fond de la doctrine même : on conçoit que l’action, en lui imposant des lois générales et fixes, « mécanise » en quelque mesure la vie, sans que pour cela tout mécanisme doive être favorable à l’action. Il reste qu’un supplément d’explication serait peut-être nécessaire... » (art. cit., p. 236).
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nom de l’inattention à la vie, trouve sa cause générale dans toutes les formes d’anachronisme dont Matière et Mémoire fondait la possi bilité dans le double dualisme, psychologique, du corps et de l’esprit, et métaphysique, de la matière et de la mémoire. C’est à partir de ce dualisme que s’y définissait le fait même de vivre : vivre est l’acte constamment réeffectué, sans cesse renégocié, donc jamais définitivement assuré mais exposé au contraire à tous les déséqui libres, d’unification de la vie de l’esprit qu’est la mémoire et de la vie du corps comme fonction du présent, c’est-à-dire fonction d’actua lisation et d’insertion de nos souvenirs dans le milieu matériel de nos perceptions, de nos affections et de nos actions. Bergson reprend ces thèses dans l’essai sur la signification du comique : « Imaginons donc un esprit qui soit toujours à ce qu’il vient de faire, jamais à ce qu’il fait, comme une mélodie qui retarderait sur son accompagnement. Imaginons une certaine inélasticité native des sens et de l’intelligence, qui fasse que l’on continue de voir ce qui n’est plus, d’entendre ce qui ne résonne plus, de dire ce qui ne convient plus, enfin de s’adapter à une situation passée et imagi naire quand on devrait se modeler sur la réalité présente » L La distraction proprement risible, c’est-à-dire dotée d’une signification sociale, trouve alors sa structure dans le rapport entre deux tempo ralités différentielles : l’une interne à la société (entre les « condi tions fondamentales de [son] équilibre » et les relations d’interactions superficielles, qui ont les unes et les autres des tem poralités ou des rythmes de mutation différents), l’autre interne à l’individu (entre, d’une part, les changements des rapports entre le corps vivant et son milieu matériel, et d’autre part, la durée cumu lative de la mémoire ou l’autoconservation du « passé en soi »). La plasticité adaptative que Bergson appelle le « bon sens » se joue précisément dans la péréquation de ces deux temporalités différen tielles, au point de jonction de cette fonction du présent biface qu’est le corps, fonction du présent pour la mémoire subjective (individuation), fonction du présent dans la relation d’interaction de l’individu avec les autres (socialisation). Il est bien significatif à cet égard que Bergson donne parmi les premiers exemples de matrice comique les rapports métonymiques entre contenant et contenu, enveloppe et enveloppé, tels qu’ils informent la percep1. R, p. 8-9.
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tion du vêtement (c’est la première série d’exemples choisis dans la section V du premier chapitre) : les exemples de la mode vesti mentaire et du déguisement illustrent directement le problème de l’impossible coïncidence à soi du présent. Reprenant l’exemple analysé par Bergson du comique suscité par l’accoutrement incon gru, tel l’anachronisme d’un mode vestimentaire, Dupréel repren dra cette idée d’un écart temporel, marquant un écart entre individu et société qui est le lieu où se jouent les transformations des modes de socialisation 1. La distraction risible consiste précisé ment en une discordance de cette fonction du présent complexe : un anachronisme dans la personne qui a une signification pour l’ana chronisme propre aux relations sociales. Et sans doute y a-t-il des ana chronismes nullement risibles, tragiques parfois même, mais qui sont alors précisément des manières d’être contemporains de notre présent, d’être à la hauteur de ses urgences ou de ses tâches, c’est-à-dire de faire corps avec le tout du changement social ; mais il est bien vrai aussi qu’ils deviennent farcesques dès qu’ils se répètent, et non du seul fait de leur répétition, mais de ce que, se répétant, comme le disait Marx, ils cessent d’avoir une fonction actuelle, perdent prise sur le présent, deviennent des distractions collectives de la mémoire répétant sur une scène imaginaire une pièce absurdement déconnectée de la scène réelle de l’histoire sociale.
1. « Les modes passées depuis peu de temps rendent les attardés qui y restent fidèles plus ridicules que ne seraient ceux qui suivraient une mode beaucoup plus ancienne. Ces derniers paraissent plutôt bizarres ou excentriques que proprement ridi cules. C’est que nous avons conservé le souvenir du temps où tout le monde s’habillait comme le simple retardataire. Celui-ci est donc comme un membre d’une société abolie. Au contraire, une tenue conforme à une mode fort ancienne éloigne de nous celui qui la suit, mais sans l’agréger à une autre société connue de la nôtre et tenue à l’écart » (E. Dupréel, « La sociologie du rire », op. cit.y p. 50).
La philosophie analytique d’Henri Bergson Frédéric Fruteau de Laclos
Le bergsonisme et la philosophie analytique constituent deux développements sinon incompatibles, du moins parallèles, de la philosophie du XXe siècle. C’est à peine si la question de leur conciliabilité se pose, dans la mesure où bergsonisme et philosophie analytique ne se rencontrent pas, mais ont suivi des lignes d’évolu tion divergentes, en des terres ou sur des continents différents. Le bergsonisme trouve évidemment son point de départ dans la philo sophie de Bergson, la gloire de Bergson même, et se constitue en un courant par rapport auquel les penseurs du siècle ont eu à se situer, en un complexe de ruptures et de reprises, de parricides et de filiations, qui forment la trame souterraine de l’histoire de la philosophie française du siècle passé. La plus récente réactivation du bergsonisme est due à Deleuze, et c’est par ce canal que le bergsonisme est connu aujourd’hui outre-atlantique : comme l’une des sources de la French ThoughL Mais précisément, à mille lieux de cette pensée française, et à quelque six mille kilomètres au-dessus de l’océan Adantique, se déploie l’empire de la pensée analytique. Héritière de la philosophie du positivisme logique, lui-même né sur le vieux continent mais exilé aux Etats-Unis autour de la Seconde Guerre mondiale, cette tradition ne laisse guère de place au bergsonisme dans les départements de philosophie : tout juste, parfois, à l’herméneutique ou la phénoménologie, comme le rhino céros permet à l’oiseau de vivre de ses parasites 1 ; mais point 1. Cf G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie?, Paris, Minuit, 1991, p. 136.
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d’espace pour le bergsonisme dans les départements de philosophie américains, au-delà des mixtes de frégo-husserlianisme ou de wittgensteino-heideggerianisme \
Impressions de lecture
Pourtant, lorsque j’ai relu l’an dernier l’« Introduction à la métaphysique » de Bergson pour l’annoter, j’ai été très frappé par certaines formules qui me semblaient relever d’un authentique « constructivisme ». Je rappelle que les « constructivistes » sont les relativistes, sociologues et historiens, qui ont été la cible des attaques des réalistes, souvent des hommes de science, depuis le canular à l’origine de l’« affaire Sokal ». Sans doute s’étonnera-t-on de l’utilisation, pour commenter un texte de 1903, d’une étiquette employée cent ans plus tard en contexte de « guerre des sciences ». D’abord, on a affaire ici à un « -isme » et Bergson a toujours été méfiant à l’égard de telles généralités ; ensuite, il y a là un très flagrant et très condamnable anachronisme. Il est certainement possible de répondre qu’on lit toujours avec les lunettes de son temps : c’est inévitable, et ce n’est pas à éviter, si l’on veut montrer l’actualité des auteurs, c’est-à-dire leur inactualité ou leur potentiel de renouvellement des débats de notre temps, leur reprise possible et nécessaire dans des polémiques qui pensent avoir rompu depuis longtemps avec eux 1 2. Au-delà de ces thèses générales sur l’histoire de la philosophie et l’actualité des lectures, je vais me concentrer pour commencer sur un simple repérage d’opérations conceptuelles. Ont en effet attiré mon attention tous les procédés 1. Les mixtes en question commencent du reste à se multiplier en France, où l’on part plutôt, « tradition continentale » oblige, de la phénoménologie, pour rejoindre les analytiques : on s’est avisé qu’historiquement les deux traditions, phénoménologique et analytique, continentale et américaine, sortaient d’une même source, de l’anti-kan tisme du XIXe siècle, chez Bolzano, Meinong et d’autres. 2. Sur l’actuel et l’inactuel, cf. G. Deleuze et F. Guattari, op. cit., p. 106-108 ; sur la rupture et la reprise, cf. F. Worms, La Philosophie en France au XXe siècle. Moments, Paris, Gallimard, « Folio inédits », 2009, p. 553-556.
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dits par Bergson de « solidification », de « cristallisation », de « fixation », voire de « fabrication » x. C’est déjà un premier problème de savoir si les termes en ques tion renvoient à des « images » ou à des « notions », selon un débat qui a animé les séances de travail de notre équipe d’éditeurs lorsqu’il s’est agi de constituer les entrées de l’index. Certains sou tenaient ainsi que « tension » et « détente », « contraction » et « dilatation », étaient seulement des images, d’autres, dont j’étais, qu’on avait affaire à des notions. Mais peu importe ici peut-être, dans la mesure où « solidification », « cristallisation », etc., sont relayées par ce qui se présente, plus techniquement, comme des thématisations philosophiques : schéma ou schématisation, d’une part, symbole ou symbolisation, d’autre part, sont les abstraits qui survolent ou encadrent ces « concepts fluides » dont on peut à peine dire s’ils sont ou non des concepts1 2. Notions ou métaphores, ces mots servent à décrire chez Bergson ce que fait Yanalyse^ et ils sont parfaitement adéquats à certains développements que l’on trouve, et ce n’est pas un hasard selon moi, en philosophie analytique. Soit, par exemple, la doctrine d’un Nelson Goodman. Comme l’écrit très justement Noël Mouloud, dans un ouvrage consacré à l’analyse 3, Goodman a renvoyé dos à dos les deux positions unila térales du rationalisme et de l’empirisme classiques : en écartant les « préjugés jumeaux, qu’il existe un “double” rationnel de l’expérience, ou que l’expérience exhibe d’elle-même, par la seule démarche inductive, des blocs complets de lois, le ressort de la connaissance se trouve reporté sur l’opération effective des langues scientifiques, qui assurent le rassemblement, la consolidation des liaisons attestées et la projection des liaisons concevables ». Mou loud ajoute que « la conception survole de cette manière les régions du temps, et [que] cependant elle rentre dans une temporalité pro1. Cf. La Pensée et le mouvant, « Introduction à la métaphysique » (cité « IM »), Paris, PUF, 2009, p. 182, 189, 204, 209-210, 213, 215, 218, 219, 223. 2. Cf. ibid., p. 178-179, 180, 186-188, 191, 192, 201, 202, 204. 3. L’Analyse et le sens. Essai sur les préalables sémantiques de la logique et de l’épistémologie, Paris, Payot, 1976. Les citations sont tirées de la section intitulée « Essai pour restaurer l’unité de la méthode inductive sur des bases relativistes : la conception nominaliste des références continuées et étagées. Consolidations et projections », respectivement p. 36, 37, 38. Cf. N. Goodman, Faits, fictions et prédictions, Paris, Minuit, 1984, chap. IV (« Vers une théorie de la projection »), p. 96-127.
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prement épistémique, faite de projections et de consolidations ». Enfin, il précise que, dans une telle philosophie, la « contingence des représentations consolidées » ne saurait être un argument mobilisable par le rationaliste, dans la mesure où le logicien (Good man ou Quine) lui adjoint la prise en compte et l’analyse de la « consistance » des systèmes projetés qui, par « des raisons internes de régularité, de bonne ordonnance, de symétrie », l’emportent sur les systèmes concurrents. Ce qui m’intéresse tient à ce double mouvement, par lequel on reconnaît la contingence d’un devenir irréductible, tout en assumant le genre - analytique - de la descrip tion des opérations de connaissance et leur consistance. Je soutiens que cette double reconnaissance se trouve aussi bien chez Bergson que chez Goodman.
Intuition métaphysique versus analyse logique
Toutefois, il faut être précautionneux car, au premier abord, Bergson défend la thèse d’une subsistance essentielle de la durée toute pure, tandis que Goodman s’intéresse aux conditions logiques-analytiques de la structure ou de la structuration de l’apparence. Bien plus, avec Bergson, l’« introduction à la méta physique » de la durée se fait en opposition aux prétentions d’une logique analytique ; cependant que la « tradition analytique » à laquelle se rattache Goodman s’est tout entière édifiée sur le rejet des spéculations métaphysiques issues de l’histoire de la philoso phie occidentale. Rappelons, très brièvement, le statut très singulier de l’analyse dans le texte de Bergson, de ses résultats, les concepts aux contours arrêtés, la logique et ses articulations rigoureuses, mais raides, les schémas et leur pauvreté, la solidification et son immobilité, son incapacité à retrouver le flux mouvant de la durée. Dès le début de l’« Introduction », Bergson insiste sur le contraste entre l’intui tion et l’analyse, distinctes comme le sont l’absolu et le relatif, une connaissance saisie « du dedans » de la chose, épousant son mou vement et sa vie intime — telle est l’intuition -, et une connaissance « analytique », qu’on devrait dire plutôt une méconnaissance, du
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fait qu’elle est multiplication de points de vue pris extérieurement sur la chose, et qu’elle s’efforce, bien en vain, de reconstituer à coup d’abstraites dialectiques l’écoulement intime de l’univers Goodman, quant à lui, soutient « le plus pur nominalisme » qui soit2. Aucune intension, aucun sens n’est a priori donné. Il faut s’oppo ser non seulement à toutes les entités abstraites que se donnait encore Frege, l’arrière-monde des vérités mathématiques, mais débusquer jusque dans la syntaxe logique l’emploi des termes qui, sous couvert de technicité analytique, réintroduisent toute une « ontologie qui va au-delà des primitifs particuliers résolument “empiriques” », le « dis positif qui peuple son monde d’une foule de pseudo-entités platoni ciennes et éthérées » 3. Au nom de la rigueur logique, qui se fait et se veut ici sciemment pauvreté, on n’acceptera que les individus, et on proscrira les noms, les variables, les constantes, autres que les indivi dus ; on rejettera même les classes, les classes de classes, etc., et toute l’ontologie que ces entités charrient implicitement. Il semble donc qu’il n’y ait pas d’écart plus grand qu’entre Bergson et Goodman. Dans le premier cas se manifeste un attache ment à la mobilité considérée comme la substance dont le monde est fait, à la durée comme à l’être même de l’univers, loin des analyses logiques qui essaient de recomposer le mouvement avec des immobilités. Dans le second cas, on rencontre, tout à l’opposé, le souci nominaliste de la construction ou de la reconstruction ana lytique des apparences au moyen d’un outillage syntaxique dépourvu de toute référence à une ontologie essentialiste. Si l’on reprend les termes de Noël Mouloud, on dira qu’entre la contin gence et la consistance, entre l’affirmation métaphysique du deve nir et le maintien des exigences logiques, il faut choisir.
Analyse bergsonienne et contingentisme goodmanîen
Je voudrais voir qu’en dépit des apparences ce n’est pas le cas. Deux choses sont à montrer conjointement - conformément aux 1. 2. « vleu », 3.
Cf. «IM», p. 177-182, 218-220, notamment. Cf. I. Hacking, Le Plus Pur Nominalisme. L’énigme de Goodman : «vleu» et usages de Paris, Editions de l’Éclat, 1994. N. Goodman, La Structure de l’apparence, Paris, Vrin, 2004, p. 49.
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deux côtés qui semblent négligés par Bergson et Goodman, de façon symétrique, ou selon un chiasme. Il faut souligner d’abord que, dans l’« Introduction à la métaphysique », la méthode analy tique n’est pas autre que la méthode intuitive, elle est Vautre de la méthode intuitive. Intuition et analyse ne sont opposées qu’en pre mière analyse, en particulier dans le premier moment du texte. Cela ne signifie pas qu’elles sont la même chose, mais qu’elles se rattachent à la même chose, dépendent de la même source. L’intui tion est l’aller à la durée comme à la source de toutes choses dans l’univers, cependant que la solidification et la symbolisation sont produites, respectivement dans l’ordre de l’être et dans l’ordre du connaître, à partir de la durée intuitionnée. Des analyses, scienti fiques ou métaphysiques, sont possibles, qui ne se coupent pas de leur racine mobile, mais l’enveloppent au contraire - et cela tient au fait même que les choses à analyser ne sont jamais que les produits d’un univers en procès, d’une nature en durée. Bergson ne s’oppose pas tant à l’analyse qu’à l’analyse coupée de la durée, opposée à la durée, ou ignorant la durée comme la cause qui déter mine la nature de ses objets. On se reportera à ce propos aux pages finales de l’« Introduction », reprises en cœur par Léon Brunschvicg et Gilles Deleuze, sur les degrés de resserrement ou au contraire d’éparpillement de la durée, sur son expression en étendue autant que sa ressaisie en concentré 1. Bergson expose et défend donc lui-même une certaine philosophie de l’analyse, il existe une philosophie analytique inhérente au bergsonisme. Mais on insistera aussi, parallèlement et inversement, sur l’« intuition » de l’existence au cœur du nominalisme de Good man : l’analyse logique qu’il propose, son modèle pour la « struc ture de l’apparence », s’appuie sur l’existence des seuls individus, et présuppose par là la contingence radicale des primitifs particu liers. Je m’appuie ici sur des suggestions que l’on trouve chez Ian Hacking. A plusieurs reprises, dans ses livres et surtout dans ses cours du Collège de France, Hacking exprime, dans le droit fil de Goodman, des doutes quant à la possibilité des classifications naturelles. Il n’y a de classifications qu’artificielles, il n’y a de classes que construites. Rien, dans la nature, ne nous est donné qui 1. « IM », p. 210-211. Sur L. Brunschvicg et G. Deleuze, çf la note 40, p. 443444, de l’édition critique.
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ressemblerait à des attributs essentiels au moyen desquels pour raient s’opérer des rapprochements évidents ou allant de soi. Hacking juge opportun de mentionner la phrase très célèbre de Sartre : « l’existence précède l’essence » 1. Ce qui, dans le langage nominaliste de Goodman, pourrait se formuler : seuls des individus existent, quant aux constantes, aux variables, aux classes, elles engagent trop d’essence, sont ontologiquement trop chargées, pour mériter l’attention du philosophe. Mais aussi bien, un historien de la philosophie française n’aurait aucun mal à exprimer cette convergence dans les termes bergsoniens dont Sartre est lui-même parti2 : la contingence est antérieure, en soi et pour nous, à la production de concepts aux contours bien arrêtés ; l’écoulement est plus fondamental que la solidification, la mobilité plus profonde que toute stabilité, en même temps que l’immobile est de la durée qui a cessé de durer, le solide, de l’écoulement cristallisé. Ici, comme chez Bergson, sont fermement tenus les deux côtés de l’aller à la mobilité et du retour à la stabilité, le mouvement de l’intuition n’excluant pas, mais s’agençant ou s’enchaînant avec, les moments de l’analyse. Dans des pages où il rend compte systé matiquement des positions « constructionnistes », Hacking lie au nominalisme de Goodman l’attachement à la contingence, et pré cise le sens, social ou conventionnel, de la stabilité des énoncés scientifiques3. Se retrouvent dans la philosophie analytique de Goodman les deux versants du bergsonisme : la contingence constitue le point d’ancrage de tout processus de connaissance, tandis que la stabilité est toujours affaire de projection et de conso lidation, de fixation et de solidification. Ainsi, la philosophie bergsonienne est analytique, ou justifie l’analyse en son ordre, 1. Cf. « Façonner les gens », cours de l’année 2004-2005 au Collège de France, en particulier les leçons «Choix. Nominalisme», p. 1-3, et « Neuf impératifs pour classer les gens», p. 12, disponibles à l’adresse http://www.college-de-france.fr/ default/ EN/all/historique/ ian_hacking.htm. 2. Sur le « bergsonisme » du jeune Sartre, cf V. de Coorebyter, Sartre face à la phénoménologie : autour de «L’intentionnalité» et de «La transcendance de VEgo», Bruxelles, Ousia, 2000, en particulier p. 495-504; Sartre avant la phénoménologie. Autour de «La nausée» et de la «Légende de la vérité», Bruxelles, Ousia, 2005, en particulier p. 26-42 ; et le développement extensif de G. Bianco, Réaction au bergsonisme, thèse soutenue à l’Université de Lille-III, 2009, chap. V, p. 281-352. 3. Cf I. Hacking, Entre science et réalité, La construction sociale de quoi ?, Paris, La Découverte, chap. III (sur la contingence, le nominalisme et la stabilité) ; et p. 68-69, 175-179 (sur Goodman).
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cependant que la philosophie analytique a bien des côtés bergsoniens ; chez Goodman, du moins, la contingence de l’existant n’est jamais négligée, elle est au contraire constamment soulignée. Mais peut-être n’est-il pas nécessaire d’aller chercher Hacking. Même s’il vient de la logique, Goodman lui-même s’est finalement jugé proche de philosophes, et aussi de non-philosophes, peu sen sibles à la logique, soit qu’ils aient écrit avant le tournant logicolinguistique en philosophie, soit que leur travail, en sciences humaines notamment, trouve son point de départ dans des recherches bien peu logiques ou analytiques. On se reportera, pour le premier cas, à l’hommage à la « philosophie des formes symbo liques » de Cassirer qui est fait au début des Manières defaire des mondes - même si, malgré tout peu historien, Goodman ne développe pas et se contente de mentionner le philosophe 12; pour le second, à l’attrait éprouvé pour la sociologie des sciences, en particulier pour les recherches de Bruno Latour - quoique Goodman ne se soit pas plus engagé en sociologie qu’il ne l’a fait en histoire de la philosophie .Je rappelle que Latour est deleuzien 3. Que l’on prouve qu’il y a chez Latour, du fait de sa formation deleuzienne, des rémanences bergsoniennes, et l’on aura établi qu’il existe des raisons objectives, parce qu’historiques, au rapprochement entre Goodman et Bergson.
Le langage et la pensée
Dira-t-on que tout cela est un peu forcé ? D’une part, quand bien même on pourrait repérer chez Goodman une décision nominaliste en faveur de la contingence, on ne trouvera pas trace pour autant 1. N. Goodman, Manières de faire des mondes, Paris, Gallimard, « Folio-essais », 2006, p. 15-23. 2. Rapporté par I. Hacking, dans Entre science et réalité, op. cit., p. 69 n. 4. 3. La multiplication des médiations historiques n’expose-t-elle pas à une dissolution philosophique du bergsonisme ? Dans le détail, ne verrait-on pas apparaître plus de bifur cations problématiques que d’héritages conceptuels ? Il faudrait montrer au cas par cas que quelque chose de la pensée de Bergson est bel et bien passé à travers les reprises men tionnées. Il n’est pas possible de mener cette démonstration ici. Sur le cas précis de Latour, je me permets de renvoyer à « Essais de cosmopolitique », étude de trois livres de Bruno Latour, Critique, « Sciences dures ? », n° 661-662, juin-juillet 2002, p. 465-476.
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d’intuition métaphysique de là durée ; d’autre part, aussi généreux serait-on avec la lecture bergsonienne de l’analyse, sans doute faut-il admettre que l’opération est pour Bergson subordonnée à l’intuition : les deux temps de l’analyse et de l’intuition ne sont pas d’égale valeur, et l’on ne découvrira de sens positif à l’analyse qu’après avoir, et à la condition d’avoir, emprunté la voie intuitive qui mène à la durée pure. A cela, je répondrai en deux temps. Premièrement, il ne manque pas grand-chose pour que, du bergsonisme, on bascule dans une « philosophie des formes symboliques » consonante avec les exi gences goodmaniennes. Il ne manque pas grand-chose, ou plutôt il suffit d’ôter très peu au bergsonisme pour qu’il se confonde avec une analyse a posteriori des produits de la pensée, correspondant à une ana lyse des a priori de la production des symboles ou des signes. Ce mou vement équivaut à un recul de l’intuition, à une restriction de sa primauté sur l’analyse : comme dit le psychologue Henri Delacroix, on ne trouvera pas de pensée hors du langage, pas de pensée pure, notamment, qui devrait faire l’objet d’une intuition spéciale, du fait de son « incommensurabilité » avec le langage. Mais, pour autant, il n’y aura pas d’intérêt à s’attacher au langage si l’on ne s’attache pas en lui à la pensée : on ne devra pas négliger que l’analyse doit s’ados ser à un matériau solide, s’appliquer à un donné, les œuvres comme concrétions ou consolidations de la pensée. J’ai mentionné Henri Delacroix, car cet ancien élève de Bergson au lycée Henri IV, qui occupera la chaire de psychologie à l’Université de philosophie de Paris, a opéré le pas de côté qui nous intéresse, sus ceptible de relier conceptuellement le bergsonisme à la philosophie analytique de Goodman. La psychologie qu’il propose pourrait sem bler un renversement du bergsonisme. C’en est plus exactement un réaménagement, Delacroix continuant de s’attacher aux concepts mêmes produits par Bergson, notamment à cette notion de l’« esprit » que Russell jugeait si peu utile. Delacroix est l’auteur d’un livre paru pour la première fois en 1924, qui a pour titre Le Langage et la pensée. Il sait pertinemment que, pour Bergson, « la pensée est incommensu rable avec le langage ». Sur cette affirmation se fondent le dépasse ment bergsonien des concepts, tout faits, et l’appel à une intuition susceptible de s’égaler à l’inépuisable richesse de la pensée. Jamais en multipliant les concepts par analyse, en accumulant les mots, on n’épuisera cette richesse ; on la manquera au contraire. Il faut ne faire qu’un, par un acte de volition autant que de vision, avec la pensée. Or,
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à la thèse bergsonienne de l’incommensurabilité répond la théorie de Delacroix de l’accessibilité complète de la pensée à travers le langage. La pensée se donne dans et par le langage. A qui voudrait saisir la pensée, il faudrait, et même il suffirait de, se fier au langage. La pensée y est tout entière - sauf à supposer des défaillances mentales plus ou moins graves, lapsus ou aphasies. S’il ne nie pas l’intuition, Delacroix en fait une pensée pré- ou para-intellectuelle, inférieure à la pensée logique x. De cette infériorité reconnue à l’intuition témoigne l’intérêt exclusif accordé par Delacroix aux passages de L'Evolution créatrice où il est question de l’intelligence. Il en découle un rôle tout autre, central, accordé au procédé de l’analyse : en s’appuyant sur les faits de langage, des exemples de grammaire aux écrits littéraires, le philosophe pourra remonter jusqu’aux principes de la formation des pensées, il pourra détailler la teneur de notre outillage mental. Une foule de références intermédiaires pourraient être pro duites, qui seraient autant de médiations permettant de rattacher historiquement Goodman à Bergson, à travers lectures et relec tures. On montrerait par exemple que Delacroix a eu pour disciple Ignace Meyerson, fondateur de la « psychologie historique » ; que ce dernier, maître de Jean-Pierre Vernant qui appliqua sa psycho logie à l’homme grec, a été commenté très favorablement par le psychologue culturaliste américain Jerome Bruner, lequel a plu sieurs fois déclaré sa dette à l’égard de son collègue Goodman. Serait ainsi découvert le fil souterrain d’une philosophie francoaméricaine des formations symboliques arrimée au bergsonisme et convergente avec le nominalisme de Goodman 2.
Histoire des lectures
Mais une autre investigation s’offre aussi, à vrai dire presque opposée. Loin de chercher à savoir si Bergson a développé un genre 1. Cf. H. Delacroix, Le Langage et la pensée, Paris, Alcan, 1924, p. 107-108. 2. Cf. I. Meyerson, Les Fonctions psychologiques et les œuvres, Paris, Albin Michel, «Bibliothèque de l’Humanité », 1994; J. Bruner, «Meyerson aujourd’hui : quelques réflexions sur la psychologie culturelle », in F. Parot (éd.), Pour une psychologie historique. Ecrits en hommage à Ignace Meyerson, Paris, PUF, 1996, p. 193-207, et Culture et modes de pensée : l’esprit humain dans ses œuvres, Paris, Retz, 2000, p. 7, 117-130. Pour une vue d’ensemble de cette « lignée », cf N. Pizarroso, « Ignace Meyerson et les “fonctions psychologiques” », in F. Parot (éd.), Les Fonctions en psychologie, Bruxelles, Mardaga, 2008, p. 243-262.
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de philosophie analytique, on pourrait se demander si la philosophie analytique n’est pas née du bergsonisme, compte tenu de l’origine bergsonienne du concept d’analyticité employé par les pères fonda teurs de la tradition. L’« Introduction à la métaphysique » a en effet joué un rôle déterminant, rarement rappelé, dans la constitution de la philosophie analytique. L’analytique de la pensée logique, vien noise puis américaine, ne saurait se concevoir sans l’analyse au sens de Bergson. La tradition analytique n’a pas seulement sa source dans des références et des problèmes partagés avec les phénoménologues, mais dans le bergsonisme même, pris comme référence immédiate et posant des problèmes à résoudre et à dépasser rapidement. L’« Intro duction », par son incroyable succès, a en effet amené des philosophes d’horizons a priori différents à lire Bergson. Aux premiers rangs de ces penseurs, se place Bertrand Russell, bientôt repris par Moritz Schlick, en des réflexions critiques parfaite ment convergentes avec celles développées au même moment en France par Julien Benda l. Selon Russell et Schlick, Bergson, après avoir distingué l’intuition et l’analyse comme deux types d’approche des choses, aurait manifesté sa préférence pour l’intuition, seule capable de saisir la « chose en soi ». Ces penseurs vont alors prendre l’exact contre-pied de Bergson, sur la base même d’une lecture approfondie de l’introduction bergsonienne à la métaphysique, au point qu’on peut dire que toute cette philosophie sort du bergso nisme. La philosophie anglo-saxonne est analytique au sens défini par Bergson, elle est bergsonienne par sa notion de l’analyticité.
Méthode scientifique en philosophie et conception scientifique du monde
L’ouvrage de Russell qui se présente dans sa conception et dans sa rédaction comme une réaction à Bergson a pour titre La Méthode scientifique en philosophie ou Notre connaissance du monde extérieur. Je ne glo serai pas sur l’extériorité du monde à connaître, ce serait trop dire que 1. Çf «IM», p. 432-433 n. 7, p. 435 n. 10, p. 525-528 pour les lectures de Russell et de Schlick ; p. 435 n. 11, p. 437 n. 15, p. 442-443 n. 39, p. 524-525 pour les critiques de Benda.
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Russell s’oppose par là à la connaissance « du dedans » réclamée par Bergson, car on pourrait objecter que les choses du monde extérieur ont pour Bergson un intérieur, l’intuition étant la méthode pour accéder à cette intériorité. On aura intérêt plutôt à se pencher sur les questions de méthode : à travers le concept d’analyse trouvé chez Bergson, et retourné contre lui, Russell cherche à faire valoir une « méthode scientifique en philosophie ». Russell couple donc analyse et science, et il les associe au point de pouvoir, pense-t-il, les opposer à une philosophie qui lierait intuition et métaphysique. L’important ne tient pas seulement aux deux couplages obtenus, mais au rejet associé à chaque couple ainsi formé : en cherchant à faire pénétrer l’analyse en philosophie, Russell pense appliquer une méthode scien tifique en philosophie, et il estime que cette méthode suppose l’aban don ou le dépassement de la métaphysique valorisé à tort par la méthode bergsonienne de l’intuition. Cela signifie que, pour Russell, lorsque Bergson avance le procédé de l’intuition, il l’arrime à la métaphysique à l’exclusion de la science. Si l’on se tourne maintenant vers Schlick, on rencontre le même genre de couplage, et le même style d’oppositions termes à termes de notions appariées. Cela n’a rien d’étonnant, dans la mesure où Schlick reprend Russell. Il le cite au moment de définir le concept d’analyse logique qui joue un rôle central dans la « conception scien tifique du monde » exposée dans le Manifeste du Cercle de Vienne : grâce à l’analyse logique telle que la pratique Russell, on parviendra enfin à dissiper les fausses évidences de la métaphysique, dont l’intuition bergsonienne représente l’un des derniers bourgeons. Ladite intui tion, précise Schlick dans un texte de 1926, ne vaut rien pour la connaissance, et ne nous renseigne que sur l’état vécu du sujet. Là encore, une analyse particulière, peut-être la psychanalyse, pourra nous fournir une connaissance scientifique de ce dont l’intuition ne nous donne qu’une appréhension vague. Une nouvelle fois, l’analyse est présentée comme la méthode de la science, à faire valoir en philo sophie, laquelle doit se détacher de la métaphysique ; la redéfinition bergsonienne de l’intuition ne change rien à cette révolution positive, ou positiviste, en philosophie h 1. Dans la Théorie générale de la connaissance de Schlick (première édition 1918, édi tion définitive 1925), on trouve une attaque de la méthode intuitive qui anticipe sur la critique développée en 1926 : Schlick y rend compte pour la première fois de l’association bergsonienne entre métaphysique et intuition, censée exclure selon lui l’analyse conceptuelle aussi bien que la science (Paris, Gallimard, 2010, p. 137).
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Il apparaît donc clairemeùt que l’usage fait par la philosophie anglo-saxonne de l’analyse ou de la méthode analytique en philo sophie est tiré de Bergson. Il est vrai que les analytiques seront toujours en mesure d’objecter que Russell, puis Schlick, ont retourné Bergson contre lui-même ; et que, du reste, ils n’ont pas attendu Bergson pour savoir ce qu’est l’analyse : ils la pratiquaient depuis longtemps, elle existait depuis toujours, et c’est seulement à l’occasion de la rencontre avec Bergson, de l’affrontement au bergsonisme, que l’expression en est venue à caractériser leur pra tique théorique.
Introduction à la métaphysique des sciences
Le seul problème est pour Russell et Schlick qu’il n’est pas possible, même en insistant sur l’aspect critique de la définition bergsonienne de l’analyse, d’opposer l’analyticité des sciences aux intuitions de la métaphysique. Bergson n’a en effet jamais prétendu que la méthode des sciences était l’analyse, et celle de la métaphy sique l’intuition : l’article de 1903 propose au contraire une « intro duction à la métaphysique » dans la philosophie comme dans les sciences, tout en déplorant certains travers analytiques chez les savants comme chez les philosophes. Les lectures russellienne et schlickienne sont entièrement incompatibles avec les conclusions tirées par Bergson. Bien sûr, le philosophe français dissocie d’emblée analyse et intuition, comme le relatif et l’absolu - déplaçant l’accent, qui ne porte plus sur la distinction classique entre analyse et synthèse -, et bien sûr, aussi, il trouve dans l’intuition un moyen ou une méthode pour restaurer la métaphysique contre le kantisme \ Mais cela ne signifie pas qu’il associe analyse et science, et qu’il les oppose à l’intuition et la métaphysique tenues pour inséparables. La métaphysique au sens de l’« Introduction » comprend aussi bien la science que la philoso phie : comme l’ont bien vu, bien lu, les épistémologues les plus favorables au bergsonisme, Bergson a souligné dans ce texte que 1. Sur l’opposition à Kant, cf. l’édition d’« IM », p. 428-430, et la contribution de C. Riquier au présent volume.
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les plus grandes découvertes scientifiques ont été l’effet de profonds «coups de sonde donnés dans la durée pure»1. Non seulement les philosophes trouveront dans l’intuition le moyen de pénétrer l’absolu ; mais, de fait, historiquement, l’intuition comme saisie immédiate de la durée dans la matière est la méthode qu’ont privi légiée les plus grands savants, et cette méthode leur a permis de rendre compte plus profondément de la nature du monde exté rieur2. C’est le cas de la formulation par Galilée de la loi de la chute des corps, contre les oppositions dialectiques-logiques d’Aris tote du haut et du bas ; c’est également le cas de l’invention par Newton du calcul des fluxions, substituant dans les mathématiques modernes la considération de « ce qui se fait » au tout fait3. Le contre-sens des analytiques, qui couplent analyse et sciences d’un côté, intuition et métaphysique de l’autre, et s’appuient sur les premières pour rejeter les secondes, a des conséquences vertigi neuses. On ne pourra plus en effet reprocher au bergsonisme son désintérêt de fait ou son incompatibilité de principe avec les pro blèmes scientifiques, traditionnellement si chers aux analytiques. Bergson n’a cessé, dès l’« Introduction à la métaphysique » de 1903, de développer une originale philosophie des sciences. Il est vrai que Bergson a finalement associé dans L’Evolution créatrice l’ana lyse et les sciences. Mais c’est au moment où il reconnaissait que l’espace n’était pas seulement le filet jeté par notre esprit sur les phénomènes en devenir pour assurer notre prise active sur eux autrement dit, au moment même où il faisait de l’espace un absolu ou une réalité, à côté de la durée elle-même ! En entrant dans le détail des publications et des rééditions des textes de Bergson, on voit que le bergsonisme propose une très complexe, et très com plète, philosophie des sciences qui, loin d’exclure l’analyse, lui fait une place de choix. On doit dire que la science selon Bergson a affaire aux deux côtés du réel; elle analyse l’espace, reconnu comme absolu après L’Evolution créatrice de 1907 ; mais il est arrivé aux sciences dans les périodes les plus géniales de leur histoire 1. « IM », p. 2)8, et les philosophes des sciences J. Milet, I. Prigogine et I. Stengers, cités dans l’édition de « IM » à propos du calcul infinitésimal, p. 442-443 n. 39. 2. Cependant que, d’autre part, les mauvais philosophes avaient exclusivement recours à l’analyse, manquant la durée pure et se privant avec elle du fondement véritable de toute réalité. 3. «IM», p. 214, 217.
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d’intuitionner la durée, ains/que Bergson l’avait dit en 1903, et comme il le répète en 1934 lors de la reprise de l’« Introduction » pour le recueil La Pensée et le mouvant. Il ne manque donc rien aux sciences, elles sont des deux côtés de l’absolu, s’aventurent dans le tout de la réalité, elles en parcourent aussi bien les états immobiles que les mouvements intimes. Il est vrai qu’elles usent de l’analyse surtout dans le premier cas ; mais elles n’en sont pas moins à leur aise partout ; et du reste, l’analyse ne sera pas inutile après l’intui tion dans le cas d’une saisie de la durée, pour exposer calmement, déduire clairement, les résultats des coups de sonde. La confrontation avec la philosophie analytique permet ainsi de dévoiler la subtile évolution de la pensée bergsonienne : en 1903, philosophie intuitive et science intuitive se côtoient ; en 1907, philosophie intuitive et science analytique se distinguent ; en 1934, enfin, la reparution de l’« Introduction à la métaphysique » laisse penser qu’une science intuitive est encore possible en plus d’une philosophie intuitive et d’une science analytique
Philosophie scientifique
Le bergsonisme constitue une formidable boîte à outils pour des enquêtes épistémologiques, que l’on prenne l’épistémologie au sens français de « philosophie des sciences », ou selon l’acception anglaise de « philosophie de la connaissance ». On en aurait une preuve éclatante dans l’entreprise « epistemologyque » d’Émile Meyerson, grand lecteur de Bergson, et cependant référence choyée par les philosophes analytiques 12. Dans ses livres éclate l’extraordinaire fécondité des conceptions et des images bergsoniennes pour l’étude des sciences, ces dernières témoignant pour Meyerson d’une ten1. L’explicitation du rapport de Bergson aux sciences fait l’objet des premières notes de notre édition d’« IM », p. 418-425. 2. Cf. W. V. O. Quine, « Deux dogmes de l’empirisme », Du point de vue logique. Neuf essais logico-philosophiques, Paris, Vrin, 2003, p. 49-81 ; T. Kuhn, Préface à la Struc ture des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, «Champs», 1983, p. 8 ; pour les deux sens de l’épistémologie, et le rapport de Meyerson à l’epistemology ou théorie de la connaissance, cfj. Dutant, P. Engel, Philosophie de la connaissance. Croyance, connaissance, justification, Paris, Vrin, 2005, p. 8-9.
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dance à l’analyse spatialisante des invariances rationnelles, autant que d’une attention toute intuitive au devenir et à l’écoulement du temps. Les principes de conservation dé la science classique, lois les plus générales du mécanisme, manifestent une recherche inlassable d’identité, tandis que l’avènement du principe de Carnot-Clausius, second principe de thermodynamique, représente un de ces « coups de sonde donnés dans la durée pure » dont a parlé Bergson dans l’« Introduction à la métaphysique » 1. Après la lecture d’Iden tité et Réalité., Bergson écrit à Meyerson que, sur le travail de la science, sa tendance à l’élimination du temps, mais aussi sur le sens du principe de Carnot, il y a là des conclusions qu’il serait tout près d’admettre, sinon dans le détail, du moins dans l’ensemble 2. Le détail, c’est la valorisation opposée du principe de Carnot, sym bole chez Bergson de l’homogénéisation de l’univers lui-même, emblème selon Meyerson de la résistance de l’univers à l’identifica tion. L’ensemble, c’est celui qui sera finalement constitué par Berg son lui-même après 1934, une complexe «philosophie scientifique » : la prise en compte, en marge de la philosophie de l’intuition, des analyses autant que des intuitions des savants. Meyerson ne fut néanmoins pas prêt à suivre Bergson jusque dans ses spéculations ou ses intuitions les plus hardies. Il accepte de développer pour les sciences un fin bergsonisme de l’analyse et de l’intuition, de la satisfaction intellectuelle à avoir prise sur le solide inorganisé et du souci de la singularité des phénomènes tem porels. Y a-t-il pour autant lieu de compléter par une philosophie intuitive de la durée cette philosophie des sciences considérées elles-mêmes comme analytiques et intuitives, à la fois préoccupées de l’espace et sensibles au temps ? Meyerson ne le pense pas. Si l’articulation épistémologique des sciences rationnelles et des sciences empiriques est bien elle-même philosophique, on n’ira pas croire que cette articulation puisse être dépassée et comme sur plombée par une spéculation sur la durée pure : c’est dans l’analyse des sciences, et dans leur analyse seule, que résidera l’apport pro prement philosophique. 1. É. Meyerson, Identité et Réalité, Paris, Vrin, 1951. Je me permets sur ce point de renvoyer à mon Epistémologie d’E. Meyerson. Une anthropologie de la connaissance, Paris, Vrin, 2009, p. 71-104, 136-190. 2. Cf. É. Meyerson, Lettres françaises, Paris, CNRS-éditions, 2009, p. 35-70.
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Que faire de l’affirmation ultime de Meyerson selon laquelle il n’a eu, toute sa carrière durant, qu’une seule intuition, celle de l’identité 1 ? Par là, il faut comprendre que l’identité, présupposée à titre de moyen heuristique de l’investigation, a été confirmée par la longue suite des analyses historico-critiques. Autrement dit, le modèle de Meyerson est ici plus cartésien que bergsonien : l’intui tion n’est pas l’autre de l’analyse, elle est son résultat ; loin de différer de l’analyse, l’intuition s’articule à elle. Ce réinvestissement réflexif, et très classique, de l’intuition est le seul usage que Meyer son estime pouvoir faire de la « philosophie de l’intuition ». Les prétentions du bergsonisme à expliquer intuitivement le réel doivent quant à elles faire l’objet d’une évaluation épistémolo gique : les intuitions de Bergson seront lues et appréciées aux fruits, scientifiques, qu’elles permettent, ou non, d’espérer ; elles sont en l’occurrence assez durement critiquées. La philosophie bergsonienne de l’intuition est à considérer comme une tentative d’intellection scientifique du réel comme les autres ; à ce titre, elle se révèle bien moins pertinente que les autres, en étant infirmée par les faits 2. Est ainsi possible une méthode analytique en philosophie des sciences, ces dernières étant prises dans la dualité de leurs ten dances, à travers leurs investigations tantôt intuitives, tantôt analy tiques. Il n’est pas question de qualifier immédiatement la philosophie de scientifique (au moyen de l’analyse), ni de montrer que la science est philosophique (ou intuitive). Mais, après avoir reconnu que la philosophie prend pour objet l’analyticité autant que l’intuitivité dont sont capables les sciences, on se demande si, dans son entreprise épistémologique, la philosophie ne procède pas analytiquement. Le sens de l’analyse est alors moins logique qu’historique, tout en pouvant continuer de se réclamer du positivisme : non pas du positivisme logique, il est vrai, mais plutôt de l’épisté mologie historique du fondateur du positivisme Auguste Comte. On trouve en effet, chez ce dernier, l’exigence d’une « analyse a posteriori des produits de la pensée ». Cette exigence est reprise par Meyerson, elle figure en avant-propos de son grand livre Identité et 1. É. Meyerson, Du cheminement de la pensée, Paris, Alcan, 1931, p. VU-VUI. 2. Cf, la réfutation de la tentative d’explication bergsonienne du phénomène électrique dans Identité et Réalité, op. cit., p. 333-334 et De l’explication dans les sciences, Paris, Fayard, 1995, p. 247.
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Réalité^. Elle fournit le sens de la méthodologie mise en œuvre en vue d’éprouver les aspects analytiques et intuitifs des tentatives scientifiques : on essaiera de savoir comment travaillent les savants en interrogeant les théories effectivement élaborées par eux, loin de procéder à une reconstruction logique du monde sur le fonde ment du dernier état de la science. Il s’agit bien là d’une différence fondamentale entre le positivisme historique ou historien d’Auguste Comte et le positivisme logique. Cette différence n’exclut pas chez les historiens l’intérêt pour la logique des sciences contempo raines12, ni, chez les logiciens, la conscience que les sciences contemporaines sont le fruit d’une histoire. Seulement, ces derniers passeront sous silence les états passés de la science, tenus pour irrémédiablement périmés, tandis que les premiers se garderont de constituer, de construire, ou de reconstruire a priori la logique de la découverte scientifique et se fieront systématiquement au témoi gnage des œuvres produites dans l’histoire des sciences 3. La démarche est analytique au sens très précis où l’historien a une matière, tout comme le chimiste - à ceci près que la chimie est, avec les autres sciences, la matière sur laquelle s’appuie et s’applique l’analyse historienne ! Cette matière, on l’analyse vérita blement, on la scrute, on en décompose les différentes fonctions psychologiques, on détaille le travail des tendances de l’esprit qui interviennent dans l’invention des théories, dont il faut bien pré supposer qu’elles interviennent dans la théorie si l’on veut rendre raison de leur existence et de leur forme : penchant causal, pen chant légal, tendance à l’ontologie, tendance réaliste. Tel est le sens, psychologique, que Meyerson donne au principe logique d’identité, et à la causalité, sa transposition en physique ; à l’exi gence positive d’un ordre ou d’une légalité de la nature, enfin à la constitution d’une science empirique imposée par la résistance du réel à nos efforts d’identification. A tous ces « faits » ou « archifaits » de science, il faut donner une portée intellectuelle ou spiri1. É. Meyerson, Identité et Réalité, op. cit., p. XVI. 2. Çf. par exemple la discussion de M. Schlick et de R. Carnap par Meyerson dans Du cheminement de la pensée, op. cit., p. 787-790 n. 15. 3. L’analyse de la connaissance, y compris commune, à partir du matériau fourni par la connaissance scientifique, est revendiquée par K. Popper, qui sur ce point se réclame entre autres de Meyerson. Cf. Logique de la découverte scientifique, Paris, Payot, 1973, p. 18-19.
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tuelle : c’est ce que l’on découvre au terme de l’analyse des théo ries, et qui fait de la « philosophie de l’intellect » de Meyerson une authentique et originale « psycho-analyse » de l’esprit scientifique Tout le meyersonisme représente donc une analyse a posteriori des produits de la connaissance, scientifique ou commune, qui revient au refus d’une intuition supérieure, distincte des œuvres en lesquelles se cristallise et se solidifie la pensée. Rejet des spécula tions métaphysiques du philosophe lorsqu’il croit pouvoir s’en tenir à de pures intuitions, mais aussi méfiance à l’égard de la pureté d’une analyse logique qui croirait pouvoir se développer à vide, sans le secours, sans le soutien concret du matériau fourni par l’histoire : on retrouverait ici pour finir cette tempérante philoso phie du langage et des formes symboliques, formulée par Henri Delacroix et repérée plus haut chez Goodman.
1. J’ai précisé la différence avec la « psychanalyse de l’esprit scientifique » tentée par Bachelard dans une contribution à P. Cassou-Noguès et P. Gilot (éd.), Le Concept, le sujet, la science. Cavaillès, Canguilhem, Foucault, Paris, Vrin, 2009, p. 44-45, 48-50.
Lire James, relire Bergson Stéphane Madelrieux
Quel « retour à Bergson » ?
Il y a une lecture de Bergson avant et après celle de James. Pour le dire d’une formule, il me semble que plus nous lirons James et mieux nous comprendrons Bergson. La première raison tient à la dépsychologisation de la philosophie française au cours du XXe siècle, qui, par contraste, peut faire paraître étrange voire caduc le programme philosophique de Bergson. Cherchant à res serrer les problèmes traditionnels de la métaphysique sur l’examen de quelques faits empiriques, celui-ci pose en effet souvent ces pro blèmes en termes psychologiques, afin de pouvoir les résoudre. C’est éminemment vrai de Y Essai sur les données immédiates de la conscience et de Matière et Mémoire, mais cela reste encore vrai des Deux Sources de la morale et de la religion, où la différence entre religion statique et religion dynamique est traduite dans les termes de l’opposition entre habitude et émotion créatrice. Cette alliance pri vilégiée et même naturelle de la philosophie et de la psychologie a sans doute de quoi rebuter un lecteur venant après un siècle de philosophie où l’antipsychologisme était de rigueur, que ce soit en phénoménologie, en philosophie analytique ou dans la mouvance structuraliste, et au cours duquel, par conséquent, la culture psy chologique a peu ou prou disparu de la formation philosophique,
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Lire Bergson
à part, peut-être, sous la forme de la psychanalyse. Lire un penseur comme James qui était à la fois psychologue et philosophe permet ainsi de comprendre la légitimité d’une telle alliance, que nous commençons d’ailleurs à redécouvrir par les sciences cognitives. La lecture de James est d’autant plus précieuse à cet égard que l’information psychologique chez Bergson est déjà assimilée et comme directement incorporée au problème philosophique qu’il traite, ce qui réclame, de la part du lecteur, une connaissance préa lable et séparée des faits et théories psychologiques en question. Grâce à l’édition critique de Bergson, il est aujourd’hui possible de s’informer abondamment sur les sources psychologiques de Berg son. Mais on consultera toujours avec profit les Principles of Psychology (1890) de James, car, en plus d’ouvrir la voie d’une psychologie originale, cet ouvrage est comme la somme de tout ce que les psychologues ont écrit au XIXe siècle. Dans tous les chapitres, James mentionne l’historique de la question ainsi que les débats actuels, n’hésitant pas à citer parfois ses références sur plusieurs pages. Si un point de psychologie mobilisé par Bergson vous demeure encore obscur, comme la question de l’extensivité des sensations dans les Données immédiates ou celle de l’associationnisme dans Matière et Mémoire^ allez lire le chapitre correspondant chez James et vous en serez récompensé. Il faut enfin ajouter que la psychologie de James a directement influencé la pensée de Bergson. Non pas sur le point de la conti nuité de la conscience comme on a pu le dire à l’époque en compa rant les Données immédiates avec le chapitre de James sur le courant de pensée, puisque les deux auteurs avaient élaboré leur concep tion respective de manière indépendante \ mais sur la thèse de la fonction pratique de l’intelligence qu’on retrouve à partir de Matière et Mémoire et que Bergson ne remettra jamais en question - et sur laquelle je reviendrai. Une deuxième raison générale de lire James pour mieux com prendre Bergson est de permettre de nous déprendre, s’il le fallait, de la lecture très puissante et captivante que Deleuze en a faite et qui demeure comme un écran interposé entre Bergson et nous. L’essentiel de l’opération de Deleuze dans son commentaire 2 est 1. Cf. la mise au point de Bergson à T. Ribot du 10 juillet 1905, in Écrits philoso phiques, chap. III. 2. G. Deleuze, Le Bergsonisme, Paris, PUF, 1966.
Lire James, relire Bergson
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connu : elle consiste à dé-spiritualiser Bergson pour le rendre à nouveau actuel à l’époque de l’anti-humanisme - il n’a d’ailleurs pas caché que ce livre était exemplaire de sa méthode de décentrement dans son interprétation des philosophes passés. Cette méthode consiste à décentrer les concepts d’un auteur des pro blèmes que cet auteur se posait lui-même, pour pouvoir par la suite les autonomiser complètement et les faire servir à d’autres problèmes - certains concepts ou certains traits de concepts qui pouvaient ainsi sembler secondaires chez tel philosophe surgissant alors au premier plan 1. Si l’on parcourt rapidement Le Bergsonisme, on voit cet effort de dé-spiritualisation à l’œuvre dans chaque chapitre. Le premier chapitre porte sur l’intuition, mais Deleuze ne rappelle jamais la définition que Bergson lui-même donnait de son concept, comme étant « la vision directe de l’esprit par l’esprit », comme « ce qui atteint l’esprit » et qui saisit même dans les choses matérielles leur « participation à la spiritualité » 2. Plus de men tion de l’esprit ou du spirituel dans la définition deleuzienne de l’intuition : c’est la méthode qui permet de dénoncer les fauxproblèmes en dégageant les différences de nature - sans que Deleuze ne ressente le besoin de préciser que les différences de nature en question se ramènent toujours chez Bergson à la différence de l’esprit et de la matière, et que les faux-problèmes que cette méthode permet de dénoncer reviennent toujours à transporter à la connaissance de l’esprit les habitudes de penser qui ont réussi pour la connaissance de la matière, si bien qu’un voile vient s’interposer entre l’esprit et l’esprit, empêchant toute «vision directe»3. C’est qu’en glissant, dans sa définition, du concept de l’esprit à celui de différence de nature, Deleuze prépare bien sûr la création du concept de différence interne, qui n’est plus solidaire du contexte spiritualiste de départ. 1. Cf. C. Riquier, « Bergson (d’)après Deleuze » [Critique n° 732, mai 2008, p. 356371), qui montre comment Deleuze fait valoir l’hétérogénéité plutôt que la continuité comme trait essentiel de la durée chez Bergson, afin de préparer l’autonomisation du concept de « différence pure ». 2. « Introduction », I, La Pensée et le mouvant (cité PM), Paris, PUF, « Quadrige », 2009, p. 27-29. 3. Ce glissement est encore plus clair dans la postface à l’édition américaine de son livre, « Un retour à Bergson », in G. Deleuze, Deux régimes de fous, Paris, Minuit, 2003, p. 313.
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Lire Bergson
Le deuxième chapitre porte sur les Données immédiates, mais le problème que Deleuze relève dans ce livre n’est plus celui de la liberté, dont la réalité est prouvée par notre vie intérieure si on parvient à la ressaisir dans l’immédiateté de sa donnée, mais celui de la distinction entre deux types de multiplicité, prélude à une théorie autonome des multiplicités. Le problème qu’examine le chapitre suivant, sur Matière et Mémoire, n’est plus tant celui de la réalité de l’esprit, c’est-à-dire son indépendance vis-à-vis du corps, que celui de la réalité du virtuel, qui est réel sans être actuel. En autonomisant l’adjectif « virtuel » qui qualifiait l’esprit chez Bergson, Deleuze pourra en faire un substantif à part entière, où l’on perd de vue la réalité spirituelle qu’il désignait. A lire le cinquième chapitre, on aurait tendance à oublier que L'Evolution créatrice pose le problème de la significa tion de la vie et qu’il montre, par la mise au jour de la « marche à l’esprit» qui serait à l’œuvre dans l’évolution des espèces, la place prééminente de l’homme parmi les vivants. C’est le pro blème technique du processus d’évolution qui retient Deleuze, ce qui permet d’en extraire la thèse qu’il présente comme l’actualisation d’un virtuel se faisant par différenciation. Enfin, à la place d’un chapitre qu’on aurait attendu sur Les Deux Sources, dont le commentaire se réduit à quelques pages essentiellement consacrées à l’émotion plutôt qu’au progrès moral qu’accompli rait l’humanité si elle parvenait à accomplir l’effort spirituel dont les mystiques nous donnent l’exemple - il est vrai que l’ouvrage est difficile à dé-spiritualiser -, Deleuze réhabilite Durée et Simulta néité en lui consacrant tout son quatrième chapitre pour appro fondir la théorie des multiplicités. Il n’est pas sûr qu’une telle lecture ait permis d’arracher com plètement les concepts bergsoniens de leur contexte spiritualiste de départ. Il est possible qu’au final ce soit Bergson qui ait fait à Deleuze des enfants dans le dos - il faudrait ainsi montrer en quoi Image-mouvement et Image-temps, dont l’ordre d’exposition suit un commentaire de Bergson, reconduit une « marche à l’esprit » que met en scène l’histoire du cinéma plutôt que l’évolution des espèces. Mais quoi qu’il en soit de l’héritage bergsonien voire spiri tualiste de Deleuze, la lecture de James permet de recentrer la compréhension de Bergson sur les problèmes qu’il déclarait luimême se poser et de les prendre au sérieux.
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Au début de son Pragmatisme \ James présente la situation de la philosophie à son époque comme présentant un dilemme. Il note que les progrès de la science ont fait que l’empirisme a pris une forme de plus en plus naturaliste et même matérialiste, et qu’en réaction à cette tendance, le rationalisme est devenu le défenseur exclusif des valeurs spirituelles et religieuses. Si bien qu’une alter native claire semble alors s’offrir à tout débutant en philosophie : s’il souhaite rester proche des faits, ce souci empiriste l’engage en outre dans la tendance matérialiste ; et s’il reconnaît l’importance de l’esprit, il ne peut guère le faire qu’en rationaliste. Le choix, en bref, était entre Spencer et le kantisme, comme pour Bergson. Face à une telle alternative, James écrit qu’« une philosophie “empi riste” dans ses habitudes intellectuelles et “spiritualiste” dans ses aboutissements émotionnels et pratiques est une chose presque impossible à trouver » 1 2. En écrivant le Pragmatisme, James voulait fournir une telle sortie du dilemme, en montrant que l’empirisme était un meilleur allié du spiritualisme que le rationalisme : l’étude des faits concrets de l’expérience permet, mieux que les raisonne ments abstraits et dialectiques des postkantiens et néo-hégéliens de son époque, d’aboutir à des conclusions religieuses ou plus large ment spirituelles. Dans L'Univers pluraliste (1909), James distingue ainsi deux types de penseurs, les penseurs maigres (the Thin) et les penseurs épais (the Thick), les premiers étant les rationalistes qui font reposer leurs conclusions uniquement sur le jeu des concepts abstraits et des raisonnements logiques, les seconds étant les empi ristes qui ne s’éloignent des détails de l’expérience concrète que pour mieux y retourner. Il rangeait évidemment Bergson, auquel il consacre un chapitre entier dans ce livre, parmi le second type de penseurs. Mais nous pouvons penser que Deleuze, au contraire, l’a « amaigri » - et c’est la troisième raison générale de lire James pour mieux comprendre Bergson. Le commentaire de Deleuze montre l’enchaînement des grands concepts bergsoniens : DuréeMémoire-Elan Vital, comme il l’indique dès la première ligne, 1. W. lames, Le Pragmatisme T1907], trad. N. Ferron, Paris, Flammarion, « Champs », 2007. 2. W. James, The Works of William James, F. H. Burkhardt, F. Bowers et I. Skrupskelis (éd.), vol. 16 : Manuscript Essays and Notes, Cambridge/Massachusetts/Londres, Harvard University Press, p. 6.
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mais il vide cet enchaînement de toute l’épaisseur des expériences concrètes correspondantes. Par exemple, au moment même où il rend compte de la critique de la pensée abstraite par Bergson - pensée abstraite qui cherche à reconstruire la réalité concrète telle qu’elle est expériencée par une combinaison de concepts contraires -, Deleuze le fait... de manière abstraite. Il écrit ainsi qu’« on se fait une idée générale de l’Un, que l’on combine avec son opposé, le Multiple en général, pour recomposer toutes choses du point de vue de la force contraire du multiple ou de la dégrada tion de l’Un. En vérité, c’est la catégorie de multiplicité, avec la différence de nature qu’elle implique entre deux types, qui nous permet de dénoncer la mystification d’une pensée qui procède en termes d’Un et de Multiple » \ A lire cette phrase, on a l’impres sion que c’est au nom d’une « catégorie », d’un concept jugé supé rieur, celui de « multiplicité », que Bergson dénoncerait les deux autres concepts de l’Un et du Multiple et leur combinaison - alors que c’est au nom d’une expérience vécue, et non pas d’un concept, quel qu’il soit, que Bergson le fait en réalité. Deleuze fait comme si le but de Bergson était de créer de nouveaux concepts, alors que Bergson cherche à être fidèle à des expériences, à des « réalités concrètes », dont nous avons une compréhension mutilée si nous les abordons avec les mauvais moyens de connaître (comme les couples de concepts opposés). Il y a une éviction dans le commen taire de Deleuze de la valeur de l’expérience en général et de la mise en corrélation du vécu et du concept, qui va d’ailleurs de pair avec son antipsychologisme. L’expérience se présente toujours, dans le commentaire de Deleuze, comme un mixte mal analysé qu’il faudrait diviser pour retrouver les véritables articulations du réel - alors que chez Bergson, ce sont certains concepts qui sont des mixtes impurs, parce qu’ils mélangent de manière trop géné rale des expériences qui diffèrent en nature. Les articulations du réel, ce sont les divisions de l’expérience elle-même. Bref, autant qu’il a dé-spiritualisé Bergson, Deleuze semble l’avoir également, dans une certaine mesure, dés-empiricisé. La lecture de l’œuvre de James permet au contraire de remettre au centre de celle de Bergson son spiritualisme, son empirisme et sur tout cette nouvelle alliance entre les deux, forgée notamment sur l’analyse des faits psychologiques. 1. G. Deleuze, Le Bergsonisme, op. cit., p. 42.
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/ Empirisme et spiritualisme
Les deux articles qu’il m’a été permis de travailler dans le cadre de cette édition critique font particulièrement bien ressortir cette alliance entre l’attention aux faits boueux et le goût des valeurs supérieures (pour reprendre encore une formule de James), trouvée au sein des recherches psychologiques. On y voit Bergson défendre cette alliance pour des raisons inverses dans les deux cas. Dans son discours présidentiel à la Société de Recherches Psychiques, inti tulé « “Fantômes de vivants” et “recherche psychique” » et recueilli dans L'Energie spirituelle, l’insistance est mise sur l’empi risme. C’est tout à fait compréhensible, puisqu’il n’est nul besoin de montrer le spiritualisme de ceux qui cherchent à examiner la vérité du spiritisme, c’est-à-dire de l’action directe de l’esprit sur l’esprit indépendamment des voies corporelles, comme dans les études sur la télépathie ou sur la médiumnité. C’est pourquoi cette conférence a paru à l’époque comme le « discours de la méthode » de la recherche psychique, précisément parce que, au lieu de s’étendre sur les conclusions spiritualistes, Bergson revenait sur la méthode empiriste des chercheurs psychiques. Ce discours s’adres sait en effet en priorité aux scientifiques, pour leur montrer que leurs préventions étaient injustifiées et qu’une commune inspira tion empiriste voire expérimentale animait les recherches psy chiques comme la science moderne. Bergson commence en soulignant que les objections à l’encontre de telles recherches reviennent à vouloir montrer a priori que certains phénomènes psychiques comme l’hallucination véri dique sont impossibles, ce qui témoigne selon Bergson, qui retourne ainsi l’argument d’anti-scientificité, d’un « dédain envers le concret»1. Bergson salue au contraire l’inlassable effort des chercheurs psychiques pour recueillir des faits sur plus de trente ans, pour les analyser, en tester la fiabilité, pour les rapprocher et les recouper 2 - comme le fait toute communauté de scientifiques. James soulignait également de son côté que la Société des 1. « Fantômes de vivants », L'Énergie spirituelle (cité ES), Paris, PUF, « Quadrige », 2009, p. 67. 2. Cf. ibid., p. 66.
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Recherches Psychiques devait agir comme « un bureau météorolo gique, destiné à accumuler les rapports sur les phénomènes aussi météoriques que les apparitions »1 : c’est-à-dire d’abord recenser les faits et en éprouver la véracité avant d’élaborer toute théorie, comme devrait le faire n’importe quelle science positive naissante, du moins selon cette conception empiriste. Surtout, Bergson montre que si ces objections persistent de manière inchangée malgré la masse des faits apportés, c’est qu’elles sont issues non pas d’une évaluation contradictoire des observations et des rapports produits, mais d’une métaphysique inconsciente qui anime la science moderne. La science moderne s’est construite en restrei gnant de tout côté le champ de l’expérience à ce qui pouvait en être mesurable, et c’est en raison de cette réduction du domaine d’observation, jadis nécessaire pour la naissance de la physique mais aujourd’hui contreproductive pour celle de la psychique, que le scientifique actuel se « détourne de faits qui devraient l’intéres ser », alors qu’il devrait « accueillir tout ce qui est matière d’obser vation et d’expérience »2. C’est donc encore une fois au nom de l’expérience, mais d’une expérience élargie au non-mesurable, que Bergson défend les recherches psychiques. On comprend alors pourquoi Bergson et plus activement encore James ont pu s’intéresser à de telles recherches : contre les mouvements spirites, la Société des Recherches Psychiques, fondée par des universitaires et des savants, s’étaient constituée pour appli quer la méthode scientifique d’observation et d’expérimentation à des phénomènes qui avaient été jusqu’alors considérés comme trop élevés pour la science ou au contraire comme pas assez dignes d’elle. Il s’agissait donc d’étudier des phénomènes extraordinaires, mais avec l’attitude théorique ordinaire des scientifiques, et par là, de reconstruire un nouveau système de la nature, où de tels phénomènes qui étaient rejetés trouveraient peut-être leur place. Car, puisque la méthode ne préjuge pas de ses résultats, il n’est pas nécessaire d’être matérialiste pour être savant, et une enquête impartiale sur ces phénomènes pourraient très bien confirmer au contraire l’hypothèse d’une action et d’une existence purement spi rituelles. L’expression elle-même de « science psychique », ou 1. W. James, The Works of William James, op. cil., vol. 14 : Essays in Psychical Research [1986], p. 90. 2. Ibid., p. 70.
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comme le dit Bergson de manière encore plus spectaculaire à la fin de sa conférence, de « science de l’activité spirituelle » (ES, p. 81) dit à elle seule cette alliance entre l’épistémologie empiriste et la métaphysique spiritualiste. Le second article dont j’ai eu à m’occuper, la préface de Berg son à la traduction du Pragmatisme de James (reprise dans La Pensée et le mouvant), remet en scène cette alliance, mais en se plaçant cette fois sur l’autre front. Il n’est pas nécessaire de convaincre le public que le pragmatisme est un empirisme et un naturalisme. Mais ce qu’il n’a pas compris, et qui a suscité les malentendus que Bergson cherche à dissiper dans sa préface, c’est que le pragmatisme est aussi et peut-être même essentiellement, selon Bergson, un spiritua lisme. Il s’adresse donc cette fois à tous ceux qui voient dans le pragmatisme une menace contre la réalité et la valeur de l’esprit. Comme le pragmatisme de James est à la fois un empirisme qui pose le rapport nécessaire des concepts avec des expériences concrètes entendues comme leurs effets pratiques et un naturalisme qui pose le rapport nécessaire de la pensée à l’action, le reproche de « matérialisme » qu’on a pu lui adresser prend deux formes, selon qu’on instruit plutôt le procès de l’expérience au nom de la raison ou celui de l’action au nom de l’intellect. Il faut se replonger dans les textes de l’époque pour retrouver le climat de violente hostilité dans lequel Bergson écrit sa préface en 1911. L’extrait suivant de la Revue de philosophie en 1907 illustre exemplairement le premier type de critique au pragmatisme : Comment expliquer l’étonnant et rapide succès de cette doctrine ? [...] elle généralise un procédé que chacun applique spontanément à chaque instant de sa vie ; elle érige en absolu une méthode banale : on juge communément l’arbre à ses fruits, l’homme à ses œuvres, l’idée à son succès, toute chose d’après sa réussite ; on a une tendance sans cesse grandissante, dans notre ploutocratie, à ramener toutes les questions à des questions d’argent, à évaluer les résultats en espèces sonnantes et en crédit. Enfin le pragmatisme vient à son heure réagir contre l’intellectua lisme à outrance qui a desséché la génération précédente. Les hommes sont las de l’abstraction, ils ont soif d’agir et de vivre d’une vie intense. Le spectacle d’une nation jeune comme l’Amérique surexcite leurs éner gies et les lance à la conquête du confort matériel et de la puissance économique. Le pragmatisme répondait trop bien aux instincts profonds de la race anglo-saxonne pour qu’il ne fût pas accueilli avec enthousiasme dans les pays d’outre-Manche et d’outre-mer. [...] Ce qu’on comprend moins dès l’abord, c’est qu’un pays de tradition latine comme l’Italie se
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soit mis à la remorque de l’Amérique. [...] Il n’est pas jusqu’à la France qui n’ait son parti ou plus exactement sa poussée pragmatiste. [...] Adop ter le pragmatisme, ce serait renoncer aux qualités primordiales de notre race : à la clarté, à la rigueur et à la méthode. Le pragmatisme convient sans doute aux races anglo-saxonnes : transplanté chez nous, il devient rapidement ennuyeux. On nous parle sans cesse de philosophie vécue et agissante, on nous invite à pénétrer dans les arcanes de l’inconscient, on nous met en garde contre l’impuissance des mots à traduire l’expérience intime, on fait appel à l’intuition et au sentiment. Soit ; mais alors chacun doit vivre sa vie, médiocre ou intense, et se taire, puisque la vie est incom municable. Cette philosophie nouvelle ressemble étrangement à de la poésie [...] Lâcher la raison qui est le lien commun entre tous les hommes, c’est lâcher la proie pour l’ombre, l’universel pour l’individuel, la lumière pour la nébulosité. [...] Cette note n’est pas une étude savante et dialectique, mais la protestation d’une conscience française contre une philosophie d’ingénieurs, de marchands et de financiers 1.
Faire de l’expérience le critère du sens et de la valeur des concepts, ce serait ainsi ne faire que justifier idéologiquement le matérialisme de la vie moderne, entendu comme recherche et jouissance des biens matériels, où l’homme d’affaires a remplacé le philosophe comme exemple de vie réussie, où l’argent a remplacé l’idée comme valeur suprême, et où les Etats-Unis ont supplanté la Grèce, Rome et la France, comme modèle de civilisation. Citons un second texte, paru la même année que la préface de Bergson et qui s’attaque plutôt au naturalisme du pragmatisme, si bien que l’accusation porte sur son prétendu matérialisme biologique plutôt que sur son matérialisme économique. Comme le pragmatisme biologique dépouille l’homme de tout ce qui constitue sa supériorité d’être pensant par rapport à la bête, comme il nous réduit, malgré ses aspirations religieuses, à la condition d’animaux uniquement préoccupés de vivre et incapable de rompre le cercle de leur sensation ou de leurs besoins, le pragmatisme devrait s’appeler non pas « humanisme », mais « animalisme » [...] Le seul vrai pragmatiste serait un sourd-muet aveugle qui, pris de délire, agiterait d’une façon désordon née ses bras et ses jambes sans savoir ce qu’il fait ni pourquoi il le fait ; voilà l’action pure et délivrée de toute pensée, de tout concept, voilà le « pragmatisme absolu » [...] Le Journal ofphilosophy, psychology and scientijic methods nous apprend dans son numéro du 28 octobre 1909 que « les Esquimaux semblent avoir une forte inclination naturelle vers le pragma1. F. Mentré, « Note sur la valeur pragmatique du pragmatisme », Revue de philoso phie, sixième année, XI, juillet à décembre 1907, p. 5-22.
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tisme ». Cette remarque ne nous étonne pas : l’utilitarisme fait le fond des croyances de tous les sauvages 1.
Le pragmatiste devrait se taire, non pas tant parce que l’expé rience est intraduisible en concept, mais parce que l’action pure s’accomplit indépendamment de la pensée, si bien que ce sont les êtres humains les moins pensants, les plus proches des animaux, qui incarnent cette fois-ci cette nouvelle sophistique qui s’annule elle-même. Dans une telle philosophie, il n’existe que le corps, c’est-à-dire la matière, puisque ce qui fait la supériorité de l’huma nité civilisée, la pensée, est considérée comme quantité négligeable. Bref, culte de la réussite matérielle ou réduction de la pensée à la matière vivante, philosophie de l’homme d’affaires ou philosophie des sauvages, le pragmatisme dans les deux cas dénierait à l’esprit humain sa faculté de connaissance désintéressée comme l’élévation de ses aspirations morales. Bergson s’attache à dissiper ce qu’il pense être des malentendus de trois façons différentes. La première, évidemment, est de mon trer à partir d’un commentaire des textes de James que le pragma tisme est plus complexe qu’il n’y paraît et qu’il ne peut être réduit à un matérialisme d’aucune sorte - j’y reviendrai. La deuxième est d’évoquer ses souvenirs personnels de James, car l’homme luimême, selon Bergson, dément toutes ces accusations. Le moment de sa première rencontre avec James en 1905 devait rétrospective ment le persuader de la fausseté de toutes ces interprétations du pragmatisme. Il écrivit ainsi, dans des textes postérieurs à la pré face : «Je crois bien que nous nous dîmes bonjour, mais ce fut tout : il y eut quelques instants de silence, et tout de suite il me demanda comment j’envisageais le problème religieux»2. Bien loin d’être un utilitariste recherchant la réussite matérielle, « seul comptait quand on avait affaire à lui, les choses de l’âme » 3, car il était « uniquement préoccupé des plus hauts problèmes et se mouvfait] sur un plan situé bien au-dessus de celui où s’agite le commun des hommes »4. Bergson s’explique ainsi la carrière 1. A. Fouillée, La Pensée et les nouvelles écoles anti-intellectualistes, Paris, Félix Alcan, 191 l,p. 295, 304 et 319 n. 2. Bergson, Mélanges (cité M), Paris, PUF, 1972, p. 1472. 3. Ibid., p. 1471. 4. Ibid., p. 1453.
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même de James, dans une élévation constante de l’étude des corps, anatomie et physiologie, à l’étude de l'esprit, psychologie, puis à l’étude des âmes, philosophie et religion. C’est d’ailleurs ainsi qu’il conclut sa préface, sur une touche personnelle, où il renverse en faveur de James les métaphores de la hauteur et de l’élévation. Il écrit ainsi : «personne..., après avoir examiné de près la concep tion de la vérité qui s’y rattache, n’en méconnaîtra l’élévation morale. On a dit que le pragmatisme de James n’était qu’une forme du scepticisme, qu’il rabaissait la vérité, qu’il la subordon nait à l’utilité matérielle, qu’il déconseillait, qu’il décourageait la recherche scientifique désintéressée. Une telle interprétation ne viendra jamais à l’esprit de ceux qui liront attentivement l’œuvre. Et elle surprendra profondément ceux qui ont eu le bonheur de connaître l’homme. Nul n’aima la vérité d’un plus ardent amour » et il a travaillé toute sa vie « pour le plus grand bien de la science, pour la plus grande gloire de la vérité » 1 - et non pas pour l’argent ou la gloire personnelle. La troisième manière qu’utilise Bergson est de relever la gran deur du pays auquel le pragmatisme est si étroitement associé. Pour Bergson comme pour beaucoup d’autres, le pragmatisme est bien en effet la philosophie de l’âme américaine. Mais s’il l’est, c’est d’abord parce que le pragmatisme est victime selon lui des mêmes interprétations fausses et des mêmes préjugés que l’on peut avoir en France envers les Etats-Unis. La lutte contre l’anti-américanisme est donc solidaire de son combat pour revaloriser le prag matisme, et réciproquement. On croit comprendre, écrit-il, cette nation quand on a relevé son prodigieux développement industriel et commercial, l’activité fiévreuse du monde des affaires, le goût de l’argent et des richesses, la recherche incessante du confort dans une société exclusivement vouée à la consommation et à la satisfac tion des besoins matériels. C’est là ne pas comprendre ce qui fait le vrai caractère de l’Amérique selon Bergson. Car à ses yeux, l’Amérique est la terre de l’idéalisme. Il écrit ainsi à propos du soidisant culte américain de l’argent : un des traits caractéristiques de l’Américain est précisément qu’il ne recherche pas la fortune uniquement pour elle-même, je veux dire pour la satisfaction matérielle qu’elle procure. Non ; il voit en elle un certificat 1. « Sur le pragmatisme de William James. Vérité et réalité », PM, p. 251.
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par lequel il prouve aux autres, et se prouve surtout à lui-même, qu’il a fait tout ce qu’il pouvait faire, qu’il a donné son maximum, qu’il a porté son énergie au plus haut degré possible d’efficacité ou, comme il dit, d’« efficiency ». [...] L’idéal américain est évidemment celui-là : porter à son plus haut point l’efficience des individus et celle de la nation h
Ce que l’argent permet d’obtenir, les biens, la reconnaissance sociale, etc., peut bien procurer du plaisir, c’est-à-dire une satisfac tion d’ordre matériel ; mais « le commerçant qui développe son affaire, le chef d’usine qui voit prospérer son industrie »1 2 éprouvent de la joie, celle d’avoir fait un effort qui porte ses fruits, et il ne faut pas rabattre indûment l’émotion spirituelle (créatrice) de la joie sur la satisfaction matérielle du plaisir. Et Bergson rappelle régulièrement que l’histoire même des Etats-Unis est marquée par cette volonté de mettre les choses de l’esprit au-dessus de tout le reste. L’origine de cette nation fut le fait de quelques exilés qui, à la différence des autres colonisateurs de l’histoire, ne sont pas partis pour chercher fortune, guidés par quelque intérêt matériel, mais pour trouver la liberté de penser et de croire qu’on leur refusait dans leur pays d’origine, et c’est sur cette pure idée, insiste Bergson, qu’a été bâtie, consciemment et volontairement, la nation américaine. Les grandes guerres que les Etats-Unis ont connues au cours de leur histoire furent encore menées selon lui au nom de quelque grand idéal de justice ou de morale, incarné chacun par un grand homme politique : la guerre d’indépendance, menée par Washington, au nom de la liberté ; la guerre de Sécession, menée par Lincoln, au nom de la lutte contre l’esclavage ; la Première Guerre mondiale enfin, où les Etats-Unis sont entrés en 1917 sous l’impulsion de Wilson, de manière désin téressée selon Bergson (qui a contribué à cette décision), au nom d’un juste rapport entre les nations et pour combattre le règne barbare de la force que voulait imposer l’Allemagne. Pour n’avoir pas vu l’idéalisme sous le matérialisme apparent, cette poursuite d’un idéal moral sous le culte du confort et du profit, Bergson est persuadé qu’on n’a pas compris les grandes manifestations de l’âme américaine telle qu’elle s’exprime également dans sa littéra ture ou sa philosophie. Aussi, pour comprendre le pragmatisme, 1. M, p. 996. 2. « La conscience et la vie », ES, p. 23.
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Bergson conseille de lire l’œuvre de William James en gardant à l’esprit le souvenir de cet événement, unique dans l’histoire, d’une nation fondée sur une pure idée et non sur l’intérêt. Si l’on revient à l’étude de l’œuvre de James que propose Berg son, on s’aperçoit qu’il fait tout à fait sa place à l’empirisme et au naturalisme du pragmatisme. Dans les notes de lecture qu’il a prises sur Pragmatism 1 et qui nourriront sa préface, il dit dans des formules excellentes que le pragmatisme est « un empirisme tourné vers l’action au lieu de vers la spéculation même abstraite », que c’est « le sensualisme devenu sensori-moteur », et, traduisant cette formule dans les termes de Matière et Mémoire, il ajoute que « l’empi risme de Locke, Hume, etc., prend les états [de conscience] déta chés et orientés vers le haut du cône, au lieu de l’être vers le bas » (feuillet 1), c’est-à-dire vers les urgences de l’action adaptative. En effet, l’empirisme classique déterminait la signification et la valeur des concepts en fonction de leur origine sensible, sans se poser réellement la question de la destination de ces concepts. Mais la psychologie sensori-motrice du XIXe siècle permet de montrer que les concepts, pris dans le schème comportemental d’adaptation à l’environnement, trouvent leur sens et la valeur dans la manière dont ils nous permettent de revenir à l’expérience, avec un meilleur contrôle de la situation. Ainsi, écrit toujours Bergson dans ses notes, en suivant les indications de cette « vérité » [d’un concept, d’une pro position ou d’une théorie présumés vrais], nous retrouvons l’expérience, c’est-à-dire que nous arrivons à nous insérer dans l’expérience, à agir sur les choses. En somme, c’est le nominalisme, mais transfiguré. L’ancien nominaliste était aussi intellectualiste que le conceptualiste : il fait des idées des copies ou des résumés des choses. Ici, l’idée est un guide vers les choses ; elle a une action dynamique ; elle ne copie ni ne résume, elle nous fait trouver et retrouver : c’est un nominalisme dynamique (feuillet 16).
Il en découle un premier type de connaissance et de vérité, que Bergson dégage dans sa préface : les connaissances et vérités intellectuelles dont la finalité est d’accroître notre empire sur la matière. Ce type de vérité est bien instrumental : il consiste à 1. Bergson, Notes de lecture, Pragmatism, Fonds Doucet, BGN 645, V-BGN-1, 19 feuillets.
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conserver du réel ce qui intéresse notre action, et à négliger le reste, restreignant ainsi le champ de l’expérience à celui de l’utile. Mais ce n’est pas le tout du pragmatisme selon Bergson. Il écrit dans ces mêmes notes : Ce qui me paraît sous-tendre tout ceci, quoique James ne l’ait pas dégagé, se formulerait ainsi. Il y a 1°) la réalité, c’est-à-dire le perçu immédiatement ; 2°) la vérité, qui est conceptuelle. Celle-ci (comme il le dit explicitement p. 58) n’est qu’une série de « cross-cuts » ou traits d’union artificiels permettant de manœuvrer à travers les faits donnés mais, jusqu’ici, nous serions dans l’antique sensualisme - empirisme. Je crois qu’il y a chez James quelque chose de plus. Il étend beaucoup la notion d’expérience, et comprend dans l’immédiatement donné beau coup plus que n’en mettent les empiristes - du moins, c’est là ce que je mettrais, moi, dans le pragmatisme et je me dis pragmatiste. Il y a [...] des courants de réalité avec lesquels nous pouvons prendre contact, où nous pouvons nous insérer. » (feuillet 3).
Nous retrouvons l’idée d’une expérience élargie, où les limita tions artificielles imposées par nos besoins et intérêts sont levées, et où c’est avec la réalité elle-même que nous prenons contact, réalité telle qu’elle est donc en soi et non pas pour nous, réalité qui est tout simplement, sans être utile. Dans sa préface, James appelle le second type de vérité qu’il en dégage les vérités « vécues » ; les courants de réalité avec lesquels l’esprit peut coïncider et pas seulement manœu vrer, ce sont les « courants spirituels » (une vérité « vécue » est le fruit d’un contact direct de l’esprit humain avec une autre force spiri tuelle) ; enfin le type exemplaire d’expérience qui trouve sa condition dans une suspension momentanée du besoin d’agir et qui permet une telle coïncidence, c’est l’expérience mystique telle que James a pu la décrire dans ses Variétés de l'expérience religieuse. Retrouvant ainsi les principales caractéristiques de l’intuition opposée à l’intelligence, Bergson n’a pas de mal à dégager la vocation spiritualiste du prag matisme contre ses lectures matérialistes.
Psychologie objective et psychologie subjective
Dans l’ensemble de l’œuvre de James, Bergson distingue donc deux parts, où il retrouve ses propres dualismes. C’est le cas de sa
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philosophie, mais c’est également vrai de sa psychologie, comme on peut le voir dans d’autres textes de Bergson sur James, où l’on reconnaît la même stratégie interprétative que pour le pragma tisme. Dewey distinguait déjà dans les Principles of Psychology deux moitiés d’inégale valeur à ses yeux. L’ouvrage juxtaposerait une étude subjective de l’esprit, qui cherche à reprendre sur une autre base les résultats de la psychologie introspective, et dont le chapitre sur le courant de conscience est le point d’aboutissement, et une psychologie objective et biologique, qu’on repère dans les analyses fonctionnalistes qui font des différentes facultés autant d’instru ments destinés à répondre au mieux aux sollicitations de l’environ nement. Pour Dewey, il faut abandonner complètement la psychologie introspective, qui repose sur l’idée ruineuse d’une expérience privée, et continuer au contraire à développer les consé quences philosophiques de la psychologie biologique, dans un pragmatisme épuré qu’il appellera l’instrumentalisme. Il est frap pant de constater que Bergson valorise chez James la première ligne de recherche psychologique au détriment de la seconde, et pour des raisons symétriquement inverses de celles de Dewey. Il reconnaît d’abord pleinement la fonction pragmatique de la vie psychologique, comme il reconnaissait l’importance de la fonc tion utilitaire des concepts dans la théorie de la vérité. En 1889, dans les Données immédiates, ce sont les exigences de la vie sociale, notamment cristallisées dans l’emploi d’un langage commun, qui s’imposent à la conscience et s’interposent ainsi entre soi et soimême, nous faisant vivre à l’extérieur de nous-même. Sept ans plus tard, en 1896, dans Matière et Mémoire, ce sont plus fondamentale ment les exigences de la vie biologique, telles qu’elles se manifestent dans l’activité corporelle, qui nous empêchent de nous connaître ou de connaître la réalité telle qu’elle est en elle-même. C’est parce que nous devons vivre, encore plus que parce que nous pouvons parler, que nous nous faisons des illusions sur nous-mêmes et sur la réalité. Que s’est-il donc passé entre temps ? Sans nul doute la lecture des Principles qui date de 1890. Il est frappant de constater non seulement l’inspiration fonctionnaliste ou pragmatiste d’ensemble de Bergson qui prend désormais pour fil conducteur de la psychologie « le caractère utilitaire des fonctions mentales, essentiellement tournées vers l’action»1, mais également les 1. Matière et Mémoire, Paris, PUF, « Quadrige », 2008, p. 9.
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convergences de détails lorsqu’on compare, par exemple, le pre mier chapitre de Matière et Mémoire avec le deuxième chapitre des Principles, intitulé « Les fonctions du cerveau », où l’on trouve la base physiologique de la psychologie fonctionnelle comme de la philosophie pragmatiste. En effet, la psychologie pragmatique ou fonctionnelle trouve sa condition de possibilité épistémologique dans l’analyse de la physiologie de l’action réflexe, qui a lieu tout au long du XIXe siècle, et qui aboutit à faire de l’action réflexe le comportement élémentaire dont tous les autres comportements ne sont que des complications. Ainsi tout comportement, aussi com pliqué soit-il, comportera trois phases comme le moindre arc réflexe, la phase de réception sensorielle, la phase de réorientation centrale et la phase de réaction motrice ou glandulaire ; et ce com portement sera finalisé par la troisième de ses phases : l’impression sensorielle et la réflexion dans les centres nerveux sont pour la réac tion. Lorsque le cerveau intervient dans la détermination du com portement, c’est au titre de la phase intermédiaire et médiatrice. Par conséquent, les fonctions psychologiques qui trouvent leur condition physiologique dans l’activité cérébrale interviennent tou jours après une sensation et en vue de déterminer une réaction qui soit une réponse ajustée à l’excitation de départ. Bergson reprend cette analyse de James, bien qu’il marque sa différence par le dua lisme qu’il affirme entre fonction cérébrale et fonction propre ment psychologique. Il n’en reste pas moins que Bergson limite en droit cette psychologie dans ses ambitions de comprendre l’esprit : elle ne comprend de l’esprit que son rôle dans la conservation et la prospérité de l’organisme. Elle ne nous permet pas de com prendre ce qu’il est en lui-même, mais seulement à quoi il sert, c’est-à-dire en quoi il est utile au corps. Bergson réintroduit l’idée d’une nature de l’esprit, par-delà sa fonction. Or, pour connaître l’esprit en lui-même, dans sa réalité spirituelle, ce n’est plus à l’anatomie et à la physiologie qu’il faut s’adresser, mais d’abord à l’introspection, ou plutôt à un usage renouvelé de l’introspection, qui ne soit pas faussé et déformé par la pensée de l’action à faire, mais qui soit une vision directe de l’esprit par lui-même. Et c’est ce que Bergson croit trouver également dans la psychologie de James, et en tout cas c’est ce qu’il en valorise :
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Certes, ses Principes de psychologie sont d’un grand savant : fondateur du premier laboratoire de psychologie expérimentale qu’on ait eu en Amérique, spécialement préparé par ses études médicales à utiliser les ressources de la psychologie pathologique, il a su tirer parti des méthodes les plus neuves. Et pourtant, la véritable nouveauté du livre, son origina lité profonde, réside dans l’application que l’auteur a faite du procédé le plus ancien, le plus connu, le plus banal : l’observation intérieure. Cette méthode semblait avoir fourni tout ce qu’elle pouvait donner ; et voici qu’entre les mains de James, elle faisait l’effet d’un instrument dont on se fût servi pour la première fois. Ce que nous avions pris jusqu’alors pour une description des faits, apparaissait comme un tissu d’idées préconçues, d’hypothèses, de théories ; le voile tombait, qui s’interpose chez chacun de nous entre sa conscience et sa personne ; on apercevait l’âme humaine à nu1.
A côté de la psychologie expérimentale, biologique et patholo gique, il y a la psychologie introspective : outre la subordination des fonctions mentales au comportement utile, il y a la continuité de la conscience telle qu’elle se donne à elle-même. Et la seconde est supérieure à la première, comme les vérités senties du mysti cisme sont supérieures aux vérités seulement pensées, c’est-à-dire commodes et utiles, du pragmatisme. C’est une telle lecture qui a fait que, dans les manuels, on en est venu à regrouper James et Bergson sous le chapeau du « renouveau de la psychologie intro spective », qu’on oppose classiquement au behaviorisme, faisant passer au second plan le premier souci de James qui avait été de faire de la psychologie une science naturelle, et les nombreux emprunts du behaviorisme au fonctionnalisme.
Pourquoi je ne suis pas bergsonien
J’en reviens pour finir à la manière dont je lis Bergson à pré sent, à titre personnel, si ce témoignage peut être d’une quelconque utilité à ceux qui vont le lire ou le relire. Auparavant, sous l’influence du commentaire deleuzien, je ne me posais pas la ques tion de savoir si j’étais en accord ou en désaccord avec les thèses 1. M, p. 1471.
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de Bergson - la lecture internaliste de Deleuze avait non seulement pour effet mais même pour objectif explicite de désamorcer une telle question vis-à-vis d’un auteur commenté. Du moment qu’un concept semblait intéressant, je l’acceptais ou plutôt je l’épousais, même si je ne m’expliquais pas clairement les motifs de cet intérêt - Deleuze, c’est à la fois un euphorisant et un anesthésique. Pen sant à présent mieux situer l’œuvre de Bergson, je découvre de manière très innocente mais aussi rafraîchissante non seulement qu’il y a des thèses chez Bergson (et pas seulement des concepts), thèses que l’on peut discuter, mais surtout que je suis en désaccord avec la plupart de ses conclusions fondamentales, en ce qu’elles ont de spiritualiste. Je ne crois pas que l’affirmation de la liberté doive se soutenir de l’existence d’un moi fondamental. Je ne crois pas que la pensée soit séparable du cerveau, et qu’elle puisse ainsi survivre à la mort cérébrale. Je ne crois pas qu’il y ait une diffé rence de nature entre l’homme et l’animal ou que l’esprit précède l’évolution. Et je crois que l’athéisme est un meilleur allié de la démocratie que la croyance en l’au-delà. En revanche, je suis sensible à son empirisme jamais renié et à son effort pour intégrer une forte dose de naturalisme, même s’il est limité en droit. Nietzsche disait qu’il faut trouver les ennemis dignes d’éprouver sa force : je crois que, parmi tous les philo sophes, Bergson est un bon ennemi.
Ce que Bergson entend par « monisme ». Bergson et Haeckel Arnaud François
Parmi les questions récurrentes posées par les commentateurs de Bergson, il en est une qui revient avec une insistance particu lière : c’est celle de savoir si le philosophe doit être considéré comme « moniste » ou « dualiste ». Cette insistance est telle, que la question du « monisme » ou du « dualisme » bergsonien peut être comparée à l’hydre de Lerne, cet animal mythologique qui se signalait par le fait que lorsqu’on lui coupait une tête, deux repous saient à la même place. Or, il est possible que Bergson, par sa philosophie de la durée, ait reforgé le problème même du monisme et du dualisme, ce qui rend la question de savoir s’il est lui-même « moniste » ou « dua liste » digne, tout de même, d’être posée. Il est même nécessaire que Bergson ait procédé ainsi, puisque philosopher, selon lui, consiste à reposer des problèmes *. Mais on ne retrouvera la position pro prement bergsonicnne du problème du monisme et du dualisme que si l’on s’intéresse aux occurrences effectives de ce vocabulaire dans l’œuvre de Bergson, au lieu, comme on l’a trop souvent fait, de plaquer sur le bergsonisme un problème du monisme et du dualisme constitué à l’extérieur de lui, valable pour d’autres philo sophies, et masquant, précisément, le sens intimement bergsonien que peut recevoir ce problème. Ainsi, Jankélévitch, dans une célèbre formule qu’il voulait éclai rante pour clore une discussion déjà longue à son époque, mais 1. « De la position des problèmes », in La Pensée et le mouvant (cité PM), Paris, PUF, « Quadrige », 2009, p. 51-53.
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Lire Bergson
qui, précisément parce qu’elle visait à clore un débat, a davantage produit l’effet d’un voile ou d’un écran que d’une incitation à appro fondir le problème, écrivait : le bergsonisme est un « monisme de la substance, un dualisme de la tendance » 1. Cette formule est effecti vement éclairante à un certain égard, puisqu’elle substitue, à une question posée tout uniment et en bloc - « Bergson est-il moniste ou dualiste ? » -, une distinction, qui s’établit entre « substance » et « tendance », et qui doit permettre de faire droit à des affirmations indéniablement contradictoires en apparence trouvées sous la plume de Bergson, en particulier dans Matière et Mémoire (« Ce livre [...] est donc nettement dualiste»2, mais «corps et esprit sont comme deux voies ferrées qui [...] se raccordent selon une courbe, de sorte qu’on passe insensiblement d’une voie sur l’autre » 3), et surtout dans L*.Evolution créatrice (où Bergson fait de la durée un « principe de toute vie comme aussi de toute matérialité » 4, lequel pourtant se dissocie en deux tendances profondément irréductibles l’une à l’autre, à savoir, justement, la vie et la matérialité). Mais la distinction établie par Jankélévitch, pour précise qu’elle soit, n’en effectue pas moins un aplatissement du problème bergsonien sur d’autres problèmes plus anciens et plus larges, certainement impropres à rendre compte de l’originalité que Bergson lui confère en puisant dans sa conception de la durée. Faire de celle-ci une « substance », c’est en revenir à une position cartésienne, c’est-àdire aussi spinoziste et leibnizienne, du problème : « Y a-t-il une ou deux substances ? Y en a-t-il même plusieurs ? » Certes, Bergson caractérise lui-même la durée comme une substance 5 : mais alors, ce terme reçoit un sens singulièrement neuf, qui ne peut pas être saisi par celui qui continue de l’opposer à « tendance ». Car la « substance » bergsonienne se définit précisément comme une « tendance », et c’est cela qui est à comprendre, c’est cela qui opère d’emblée une réforme considérable de la question du « monisme » et du « dualisme ». Deleuze, d’une génération plus jeune, nous paraît dépasser ces apories avec profit, en laissant de côté la référence, pourtant effecti1. V. Jankélévitch, Henri Bergson [1959], Paris, PUF, « Quadrige», 1999, p. 174. 2. Matière et Mémoire (cité MM), Paris, PUF, « Quadrige », 2008, Avant-propos de la septième édition, p. 1. 3. Ibid., p. 250. 4. L'Évolution créatrice (cité EC), Paris, PUF, « Quadrige », 2007, p. 239. 5. « Introduction à la métaphysique », in PM, p. 211, n. 1.
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vement bergsonienne, à la substance, au profit d’une caractérisa tion de la durée comme « Différence ». La durée serait la « différence de nature en personne » \ c’est-à-dire avant tout un processus, et un processus qui consiste à se différencier lui-même à travers les différents niveaux de la nature que sont la matière, la vie et la conscience. En tant qu’elle est un processus, la durée est bien une, et l’inspiration du bergsonisme est bien une inspiration fondamentalement moniste ; mais en tant qu’elle est un processus de différenciation, elle ne consiste pas en autre chose qu’en une per pétuelle création de dualités, lesquelles forment à leur tour une échelle de la réalité, selon des degrés qui demandent à être considé rés, d’après un concept profondément bergsonien que Deleuze reprend au philosophe, comme intensifs. Il est indéniable que cette compréhension, qui est élaborée des premiers articles sur Bergson en 1956 à l’ouvrage deleuzien consacré au «bergsonisme» en 1966, est une étape importante du cheminement personnel de Deleuze, cheminement qui le conduira à affirmer dans Mille pla teaux, ouvrage publié en 1980 avec Félix Guattari, que « PLURA LISME = MONISME » 12, ou du moins que cette équation est « la formule magique que nous cherchons tous » 3, Le bergsonisme est un monisme, parce que, comme nous l’avons dit, il pose un proces sus unique qui se différencie lui-même à et selon tous les niveaux de la réalité, mais il est pluralisme, précisément parce que le pro cessus dont il parle comporte des niveaux, qui peuvent être consi dérés comme qualitativement insérés les uns dans les autres (au sens où les degrés sont « intensifs »), bref, cette philosophie conçoit un processus qui est tout entier parcouru d’intensités, et son seul adversaire serait un dualisme, incapable, du fait de la séparation rigide qu’une telle doctrine aperçoit entre deux moitiés ou deux blocs de la réa lité, de faire droit à son indéniable pluralité. Mais on comprend aisément que cette interprétation deleuzienne, précisément parce qu’elle vise à enrôler Bergson sous une bannière qui n’est pas la sienne — la recherche du « pluralisme = monisme » -, manque à son tour une dimension essentielle de cette philosophie, qui n’est 1. G. Deleuze, « La conception bergsonienne de la différence », in Les Eludes bergsoniennes, t. IV, Paris, Albin Michel, 1956, p. 110. 2. G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie II, Paris, Minuit, «Critique», 1980, p. 31. 3. Ibid., p. 31.
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autre que le statut précis à conférer à la dualité bergsonienne, c’est-à-dire, si paradoxale que cette assertion puisse paraître, à la différence de nature elle-même, laquelle selon Deleuze caractérise pourtant bien la durée. L’espace n’est pas rien, il constitue bien une fonction d’opposition ou d'obstacle dans la nature et dans nos vies, et c’est cet aspect qui est particulièrement mis en lumière par la théorie du « statique » dans Les Deux Sources de la morale et de la religion, ouvrage dont d’ailleurs Deleuze fait peu de cas. Plus rigoureusement encore, c’est l’articulation précise, dans l’argumen tation même de Bergson, entre les deux concepts de « différence de nature » et de « différence de degré » - pour laisser de côté, ici, la « différence intensive » -, qui nous paraît demander à être mieux comprise - quoique Deleuze, il convient d’y insister, soit déjà allé très loin dans cette direction : car c’est là, dans cette théorie nou velle de la différence, elle-même rendue possible par l’intuition de la durée, que résident le sens et la subtilité de la conception que Bergson est en mesure de nous fournir, pour poser d’une manière nouvelle le problème philosophique ancien du « monisme » et du « dualisme », celui qui nous occupe à présent. Repartons donc d’une des rares occurrences du terme « monisme » dans l’œuvre de Bergson - occurrence qui ne se trouve même pas dans l’œuvre publiée -, celle que l’on rencontre dans la célèbre lettre du 20 février 1912 au Père de Tonquédec, laquelle, bien que célèbre, n’a pas encore livré tous ses enseigne ments. Bergson écrit : Les considérations exposées dans mon Essai sur les données immédiates aboutissent à mettre en lumière le fait de la liberté ; celles de Matière et Mémoire font toucher du doigt, je l’espère, la réalité de l’esprit ; celles de l’Evolution créatrice présentent la création comme un fait : de tout cela se dégage nettement l’idée d’un Dieu créateur et libre, générateur à la fois de la matière et de la vie, et dont l’effort de création se continue, du côté de la vie, par l’évolution des espèces et par la constitution des personnali tés humaines. De tout cela se dégage, par conséquent, la réfutation du monisme et du panthéisme en général1.
Remarquons d’ores et déjà l’insistance mise par Bergson, et certes impliquée par l’orientation nettement théologique donnée au débat par le contradicteur - en raison de son état -, sur la question 1. Lettre du 20 février 1912 au Père de Tonquédec, in EC^ p. 632.
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de Dieu : le « principe de toute vie comme aussi de toute matéria lité » est à présent interprété comme un « Dieu créateur et libre » (répondant au Dieu qui est « vie incessante, action, liberté » 1 dans L’Evolution créatrice), et le monisme est considéré comme équivalent du « panthéisme », selon le terme dont on a fréquemment affublé, d’une manière critique, la philosophie de Spinoza. Cette insistance se rencontrait déjà dans la première lettre au Père de Tonquédec, envoyée le 12 mai 1908 suite à l’article « M. Bergson est-il moniste ? » : Je parle de Dieu (p. 268-272 de Y Evolution créatrice) comme de la source d’où sortent tour à tour, par un effet de sa liberté, les « courants » ou « élans » dont chacun formera un monde : il en reste donc distinct, et ce n’est pas de lui qu’on peut dire que « le plus souvent il tourne court », ou qu’il soit « à la merci de la matérialité qu’il a dû se donner ». Enfin l’argumentation par laquelle j’établis l’impossibilité du néant n’est nulle ment dirigée contre l’existence d’une cause transcendante du monde : j’ai expliqué au contraire (p. 299-301 et 323) qu’elle vise la conception spinoziste de l’être 2.
Trois choses nous frappent dans ce passage, en plus de la récur rence du problème spécifiquement théologique. Sur le plan argu mentatif tout d’abord, Bergson trace une nette séparation, qui était moins marquée dans L’Evolution créatrice, entre le « principe de toute vie comme aussi de toute matérialité » d’une part, et l’élan vital d’autre part : c’est de celui-ci, en effet, que l’ouvrage de 1907 disait que le plus souvent il « tourne court » 3, et qu’il est « à la merci de la matérialité qu’il a dû se donner » 4. Deuxièmement, c’est bien à Spinoza, cette fois d’une manière explicite, que Bergson songe, lorsqu’il entend réfuter le « monisme » ou le « panthéisme » ; et cette réfutation serait contenue dans des pages précises de L’Evolu tion créatrice, à savoir les pages du début du quatrième chapitre consacrées à la critique de l’idée de néant, elles-mêmes à rattacher aux pages d’« histoire des systèmes » portant sur Spinoza et sur d’autres doctrines apparentées - puisque selon Bergson, au fond, tous ses prédécesseurs ont fait jouer le même « mécanisme cinéma1. 2. 3. 4.
EC, p. 249. Lettre du 12 mai 1908 au Père de Tonquédec, in EC, p. 632. EC, p. 128. Ibid.
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tographique de la pensée ». C’est donc en critiquant Vidée de néant que Bergson aurait mis un terme à toute prétention « moniste » ou « panthéiste » en philosophie, et cet avertissement nous donne une indication précieuse, non seulement sur les pages de l’œuvre bergsonienne où il convient de trouver une telle contestation, mais aussi sur le problème précis auquel elle correspond, et que nous aurons à formuler à notre tour. Troisièmement, le sens de l’orientation que Bergson accepte de donner au débat apparaît ici plus clairement encore que dans la lettre ultérieure : ce qui, du point de vue philo sophique, est en jeu avec la réflexion théologique, c’est la question du principe, et de la manière exacte dont le principe se rapporte à ce dont il est principe. Cette question est déjà pendante dans la formulation de L’Evolution créatrice que nous rappelons encore une fois, selon laquelle Dieu, également appelé « pur vouloir » \ est « principe de toute vie comme aussi de toute matérialité » 12. Or, ce rapport entre le principe et ce dont il est principe, que Bergson envisage comme un rapport de distinction - « il en reste donc distinct» -, est caractérisé selon la métaphore de la source. C’est cette métaphore, qu’on ne saurait comprendre comme équivalente à d’autres également possibles - telles que le « sommet » ou le « fond », par exemple -, qui, nous le verrons, porte tout le poids conceptuel de la théorie que Bergson forge ici du principe, ellemême indissociable de l’argumentation contre l’idée de néant et contre la figure spinoziste du « mécanisme cinématographique de la pensée ». Mais pour le comprendre, une autre remarque est indispen sable. Quiconque a lu les articles du Père de Tonquédec auxquels Bergson répond ici - « Comment interpréter l’ordre du monde ? », paru en 1908 dans les Etudes par des Pères de la Compagnie de Jésus, et le fameux « M. Bergson est-il moniste ? », publié en 1912 par la même revue - sait que l’auteur de ces recensions insistait relative ment peu, et d’une manière extrêmement nuancée, sur la question, pourtant posée clairement par le titre du second article, du « monisme » bergsonien. Il visait simplement à souligner, dans une perspective elle-même commandée par la question, assez diffé rente, de l’« ordre » dans la nature, Y indétermination dans laquelle 1. Ibid., p. 239. 2. Ibid.
Ce que Bergson entend par «monisme», Bergson et Haeckel
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Bergson laisse la question de savoir si le principe est distinct des créatures, ou non. Et il refusait de prendre position, visant unique ment à engager l’auteur de L’Evolution créatrice à clarifier ses posi tions sur ce point. Ainsi écrit-il, d’une manière conclusive : Si nous comprenons bien le sens de ces textes, M. Bergson adopte, en la corrigeant quelque peu, en la rendant plus plastique et plus souple, l’hypothèse moniste. Son monisme est un monisme dynamique et évolutif. C’est aussi un monisme nettement finaliste. Tout en évitant de qualifier ainsi son système, M. Bergson reconnaît cette orientation. Et, en somme, ce qu’il rejette, c’est uniquement l’action sur le monde d’une intelligence supérieure, et non une finalité immanente aux choses f
Nombreuses sont les clauses de prudence dans ce texte, et elles concernent à la fois le statut du discours tenu par le Père de Tonquédec - celui-ci refuse d’être catégorique - et la nature de l’« hypothèse » moniste qui serait adoptée par Bergson - un monisme considérablement remanié, c’est le moins que l’on puisse dire, et orienté dans une direction où il pourrait retrouver les aspi rations propres de Tonquédec en matière de pensée de la « fina lité » et de l’ordre. C’est donc Bergson lui-même qui a insisté sur la question du monisme, qui a lu dans les insinuations de Tonquédec une véritable imputation de doctrine, et qui, pour ainsi dire, s’est préci pité sur cette question, pour y voir la marque d’une conception générale fondamentalement à rejeter. Et s’il en va ainsi, ce ne peut être que parce que Bergson voyait, dans l’usage du terme « monisme », une série d’acceptations implicites - que Tonquédec n’y voyait pas -, et qui définissaient, selon lui, la philosophie même à laquelle L’Evolution créatrice tout entière s’opposait. Il nous incombe donc, si nous voulons déterminer la position proprement bergsonienne au sujet de la question du monisme et du dualisme, de découvrir à quelle philosophie Bergson songe lorsqu’il refuse, avec la vigueur que nous venons de sentir, la caractérisation de sa doctrine comme « moniste ». Or, le terme « monisme » trouve une autre de ses très rares occurrences dans le titre courant de la page 353 de L’Evolution créatrice, titre valant pour la section, étendue des pages 353 à 355, qui porte sur le moment de l’« histoire des systèmes » où le carté1. J. de Tonquédec, « Comment interpréter l’ordre du monde ? », in Études par des Pères de la Compagnie de Jésus, repris in EC, p. 624. Nous soulignons.
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sianisme - considéré comme la première des trois occasions man quées (avec, plus tard, Kant et Spencer) où une « philosophie d’intuition » 1 aurait pu se constituer contre le « mécanisme ciné matographique de la pensée » - se relâche en mécanisme scienti fique, après avoir initié cette retombée dans les systèmes de Spinoza et de Leibniz. Cette section porte donc sur les matéria lismes du XVIIIe siècle - les « médecins philosophes du XVIIIe siècle » 2, c’est-à-dire La Mettrie, Bonnet, Helvétius, ensuite Cabanis 3 -, puis sur les doctrines « épiphénoménistes » et « parallélistes » du rapport entre l’âme et le corps, celles mêmes, fré quentes au XIXe siècle, que Bergson avait poursuivies de sa critique dans Matière et Mémoire. Plus précisément encore, Bergson écrit dans le cours du texte, et c’est là la troisième et dernière occurrence notable du terme « monisme » sous sa plume, que de telles doc trines aboutissent : tantôt à un « épiphénoménisme » qui attache la conscience à cer taines vibrations particulières et la met çà et là dans le monde, à l’état sporadique, tantôt à un « monisme » qui éparpille la conscience en autant de petits grains qu’il y a d’atomes 4.
Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que les doctrines en ques tion se caractérisent non pas par une quelconque unilatéralité, mais par une tension constitutive à leur démarche : elles visent à la fois à réduire la conscience à un ensemble d’éléments matériels simples et en ce sens, elles sont bien « réductionnistes » -, mais aussi, comme entraînées par leur logique propre, elles aboutissent à faire de ces « atomes » des éléments virtuellement conscients (car il faut bien expliquer comment la conscience en surgit), ce qui fait virer lesdites doctrines dans le pan-psychisme ou le pan-spiritualisme le plus net et souvent le plus affiché - c’est-à-dire le contraire même du « réduc tionnisme ». Or, une telle tension constitutive porte des noms en histoire de la philosophie et en histoire des sciences, puisqu’elle se retrouve chez Fechner (1801-1887), chez Lotze (1817-1881), auteur d’une «Métaphysique» (1841), et chez Wundt (1832-1920), 1. EC, p. 269. 2. Ibid., p. 355. 3. « L’âme et le corps », in L'Énergie spirituelle (cité ES), Paris, PUF, « Quadrige », 2009, p. 40. 4. EC, p. 355.
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tous trois effectivement inspirés, à des degrés divers, des monadologies de Leibniz et de Herbart. Fechner, par exemple, réduit d’une main la sensation à la matière, mais c’est pour, de l’autre main, élaborer une doctrine qui le conduira à écrire Nanna ou la vie animée des plantes (Nanna oder das Seelenleben der Pflangen, 1848), ou à rédiger de nombreux travaux sur le galvanisme. Bergson connaît évidem ment ces auteurs, puisqu’il les mentionne à diverses reprises dans son œuvre : YEssai sur les données immédiates de la conscience mène une fameuse critique contre la psycho-physique de Fechner l, Lotze est mentionné dans le cours des textes de Y Essai et de Matière et Mémoire2, et la psycho-physiologie de Wundt fait l’objet de nom breuses discussions dans ces deux livres3. Le pan-psychisme monadologique de ces auteurs est souvent présent à l’arrière-plan des analyses de L'Évolution créatrice même, puisqu’il a servi, durant tout le XIXe siècle, à l’élaboration de théories de l’instinct que Bergson combat en s’appuyant sur des articles scientifiques tantôt favo rables4, tantôt défavorables 5 à de telles théories. Mais il est une référence plus précise et plus importante encore à laquelle Bergson renvoie par l’usage du terme « monisme », placé entre guillemets, et c’est cette référence qui nous permettra de saisir à la fois la raison pour laquelle l’auteur combat résolument le « pan-psychisme monadologique », à la fois, du coup, la nature de son opposition au « monisme » en général. Le terme « monisme », en effet, avait été élevé au rang de mot d’ordre philosophique, scientifique et politique, à la fm du XIXe siècle, par un des savants les plus importants de cette époque, à savoir le bio logiste Ernst Haeckel (1834-1919). Celui-ci avait même fondé une « Ligue moniste », destinée à propager l’ensemble de ses idées sur la nature et sur la société. Haeckel avait contribué à peu près à toutes les discussions biologiques que Bergson découvre dans la littérature scientifique de son temps : celui-là n’a pas cessé d’attaquer la distinc1. Essai sur les données immédiates de la conscience (cité Essai), Paris, PUF, « Quadrige », 2007, p. 45-54. 2. Ibid., p. 69 ; A/M, p. 51. 3. Essai, p. 16, 32, 69 ; MM, p. 109 n. 3, 133 n. 4, 143 n. 1. 4. A. Forel, « Un aperçu de psychologie comparée », in L’année psychologique, t. II, 1895, p. 18-44, cité in EC, p. 177 n. 2. 5. A. Bethe, « Dürfen wir den Ameisen und Bienen psychische Qualitâten zuschreiben ? », in ArchivJur die gesamte Physiologie des Menschen und der Thiere, t. XVII, 1898, p. 15-100, cité in EC, p. 177 n. L
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tion introduite par Weismann, et reprise par Bergson, entre cellules germinales et cellules sexuelles 1, ce qui revenait, dans son esprit, à sou tenir l’« épigénèse » par opposition à la « préformation » 2 ; c’est contre lui que portait le texte de Huxley cité, d’une manière également critique, par Bergson à l’appui du déterminisme laplacien 3 ; c’est lui qui avait forgé le terme « néo-vitalisme », repris par Bergson, pour combattre les doctrines de Driesch et de Reinke, accusées de réintro duire l’élément « théologique » à l’encontre de son propre monisme 4 ; c’est notamment contre lui que lutte Delage, lorsque celui-ci entend établir que l’organisme se dissocie en cellules, loin que celles-ci s’asso cient en organisme 5 ; il était présent au colloque où Salensky introdui sit la notion d’« hétéroblastie », désignant essentiellement le fait, symétrique inverse de la régénération, que le même organe peut se développer, chez des organismes différents, à partir de feuillets embryonnaires distincts, ce qui contredit au principe de la « spécificité des feuillets embryonnaires » affirmé par Von Baer 6 ; c’est lui qui avait formulé la « loi de récapitulation » ou « loi biogénétique fonda mentale », portant que le développement de l’embryon récapitule, dans ses différentes phases, l’ensemble de l’évolution qui a été néces saire à la vie pour parvenir à l’espèce considérée 7 - ce principe était connu d’absolument tous les biologistes de l’époque ; il soutenait, avec d’autres auteurs que nous avons mentionnés, que le développement de l’instinct animal était en continuité avec celui de l’intelligence humaine 8 ; c’est notamment contre lui que Lalande, dans un volume utilisé en note par Bergson, introduisait dans le cosmos un principe de « dissolution », par opposition à la simple « évolution » 9. C’est égale ment lui, enfin, que l’on retrouve derrière l’occurrence, en apparence anodine, du terme « monère » en un passage de L'Evolution créatrice10 : ce terme, bien connu à l’époque, avait été créé par Haeckel pour dési gner, d'une manière purement théorique^ la forme la plus élémentaire de la 1. Cf. EC, p. 26. 2. Cf. ibid., p. 36 n. 1. 3. Cf. ibid., p. 39. 4. Cf. ibid., p. 44 n. 2. 5. Cf. ibid., p. 60 n. 1, 260 n. 2. 6. Cf. ibid., p. 76 n. 1. 7. Cf. ibid., p. 140. 8. Cf. ibid., p. 177 n. 1, 2. 9. Cf. ibid., p. 247 n. 1. 10. Zta/., p. 127.
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vie, considérée comme une ma^se de gelée protoplasmique dépourvue de noyau, ce qui la distinguerait, par exemple, de l’amibe. On voit que le terme « monère » est proche parent de celui de « monisme », et nous irions jusqu’à dire que la notion à laquelle il correspond soutient l’architecture d’une conception moniste du monde tout entière, car cette notion renvoie bien à un élément ultime de la vie, lui-même constituant d’une nature profondément une. Nous nous approchons du cœur du problème. Bien que Haeckel soit une référence si importante pour l’ensemble des savants de l’époque immédiatement antérieure à celle de Bergson, l’auteur de L"Evolution créatrice ne le nomme abso lument jamais, et ce mystère doit être élucidé. C’est au point que lorsque le philosophe cite la recension de la Natürlische Schopfungsgeschichte de Haeckel par Huxley, il omet, fait rarissime chez lui, de donner la référence en bas de page, comme craignant que l’on n’aille remonter la piste jusqu’à Haeckel, et à inférer, de la critique de Bergson contre Huxley, que celui-là ne souscrive à la doctrine de Haeckel1 ! Tout se passe comme si Bergson visait à effacer, de son texte, la moindre référence à l’important biologiste. À cela, nous voyons au moins trois raisons. Premièrement, Haeckel voyait peser sur lui un certain nombre de soupçons concernant sa probité scientifique : il avait été accusé, en effet, d’avoir falsifié des expériences d’embryologie, afin d’établir sa « loi biogénétique fondamentale ». Deuxièmement, et plus gravement encore, la « Ligue moniste » qu’il avait fondée se trouva le berceau du « darwinisme social » en Allemagne, et bien des membres qui la constituèrent souscrivirent ensuite à l’idéologie nazie. Mais troi sièmement, l’essentiel des polémiques que Haeckel lança - au pre mier chef, celle contre Weismann - visait à soutenir l’épigénèse, c’est-à-dire, plus principiellement, la transmission des caractères acquis, et cela dans la perspective d’une adhésion générale, en théorie de l’hérédité, à un néo-lamarckisme. Et cette fois, nous sommes vraiment au cœur de la question. On sait en effet que Bergson ne cesse de s’en prendre, dans L'Évolution créatrice, à la transmission des caractères acquis, que ce soit sous sa forme darwinienne, eimerienne ou néo-lamarckienne. Mais les raisons philosophiques profondes de ce refus sont moins 1. Ibid., p. 39.
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souvent aperçues, alors qu’elles participent du projet le plus général et le plus fondamental de cet ouvrage. Selon son principe, la théo rie de l’hérédité de l’acquis affirme que l’évolution des espèces se déroule par transitions insensibles et par degrés successifs, depuis les formes les plus inférieures de la vie - la « monère » de Haeckel jusqu’aux organismes les plus développés - éventuellement jusqu’à la conscience humaine. Un organisme acquiert à un moment donné, par variation accidentelle - c’est la version darwinienne -, par la pression physico-chimique du milieu - c’est une partie de la version eimerienne - ou par l’effort - c’est la version lamarckienne et néo-lamarckienne -, un caractère nouveau, qu’il transmet à ses descendants par voie d’hérédité. L’évolution procéderait ainsi par additions successives de déterminations nouvelles, et on voit que le principe de l’hérédité de l’acquis est bien indispensable dans cette perspective - que Haeckel nomme « épigénétique », c’est-à-dire relative à la « naissance » de ce qui vient « après » -, puisque sans ce principe, un caractère nouvellement acquis ne pourrait jamais rendre compte de l’évolution, celui-ci disparaissant aussitôt après être apparu. Mais alors, expliquer l’évolution, ce serait associer des éléments constitués successivement, ce serait recomposer un pro cessus graduel, ce serait « reconstituer l’évolution avec des frag ments de l’évolué » h Ce n’est pas par hasard que nous citons cette célèbre formule extraite de la critique que Bergson adresse à Spen cer, puisque c’est elle qui donne la clé métaphysique (c’est-à-dire afférente à l’intuition de la durée) de l’opposition bergsonienne au principe scientifique de l’hérédité de l’acquis, et que Spencer était, en théorie de l’hérédité, lui-même néo-lamarckien, virtuellement allié, donc, à Haeckel. Spencer est la cible principale de toutes les analyses de L'Evolution créatrice, attendu qu’il s’agit, ainsi que le dit Bergson à diverses reprises, de substituer, au « faux évolution nisme » de celui-ci, un « évolutionnisme vrai ». Telle est sans doute la véritable raison, ou plutôt la raison proprement philosophique, pour laquelle Bergson ne nomme jamais Haeckel dans LEvolution créa trice : sa doctrine était suffisamment réfutée, par le fait qu’on avait mis à bas celle de Spencer. Et l’« évolutionnisme vrai » de Bergson reprend à la théorie de la durée le double principe selon lequel l’évolution ne procède pas par association, mais par dissociation - la 1. Ibid., p. 363.
Ce que Bergson entend par « monisme ». Bergson et Haeckel
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vie « ne procède pas par association et addition d'éléments mais par dissocia tion et dédoublement » 1 -, et selon lequel, corrélativement, l’évolution n’est pas graduelle - de bas en haut -, mais admet au contraire une série de différences de nature - pour prendre une citation parmi d’autres, la philosophie post-kantienne, notamment sous ses formes hégélienne et schopenhauerienne, est plus proche du mécanisme qu’elle ne se l’imagine, car si, dans la considération de la matière, de la vie et de la pensée, elle remplace les degrés successifs de complication, que supposait le méca nisme, par des degrés de réalisation d’une Idée ou par des degrés d’objec tivation d’une Volonté, elle parle encore de degrés, et ces degrés sont ceux d’une échelle que l’être parcourrait dans un sens unique 2.
Nous sommes à présent en possession, notamment grâce à cette référence à l’histoire de la philosophie, de tous les outils indispen sables pour poser à la manière bergsonienne le problème du « monisme » - l’association, la différence de degré - et du « dua lisme » - la dissociation, la différence de nature. Qu’est-ce que Bergson, en effet, entendra par « monisme » ? Ce sera toute doctrine, philosophique ou scientifique, qui se donnera des éléments des choses, et qui entendra ensuite reconstruire leur ensemble, par une composition, qui sera graduelle, des éléments entre eux. Une telle doctrine est lourde de multiples présupposés, dont nous indiquerons seulement certains au passage : 1) elle réclame que le processus par lequel nous ré-engendrons les choses soit iden tique à celui par lequel elles s'engendrent effectivement une fois ellesmêmes, c’est-à-dire à la façon dont elles s'y prennent pour adve nir dans toute leur singularité et toute leur nouveauté ; une autre manière de le formuler serait de dire qu’elle suppose une identité entre le réel et l’intelligence, ce qui est l’équation, dans le vocabu laire technique du bergsonisme, de l’« intellectualisme » ; 2) elle hypostasie un véritable œil métaphysique, analogue au démon de Laplace, qui puisse tenir sous son regard l’ensemble des choses, et dont luimême ne ferait pas partie 3 ; 3) elle implique une existence en soi du possible, sous la forme des différentes figures du monde qui sont 1. Ibid., p. 90. Souligné par Bergson. 2. Ibid., p. 361. 3. Cf. P.-A. Miquel, Bergson ou l’imagination métaphysique, Paris, Kimé, « Philosophie en cours », 2007.
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Lire Bergson
à reconstruire, ou du « plan » d’organisation selon lequel on les reconstruit ; 4) tout cela revient à affirmer qu’elle exige une inexis tence du temps, ou du moins qu’elle lui nie toute efficace réelle. Autant dire que la position « moniste » est bien aux antipodes de celle que Bergson essaie d’établir dans L’Evolution créatrice, et même dans toute sa philosophie. Mais pour engendrer les choses graduellement, de bas en haut, à partir d’éléments distincts, il faut supposer qu’il y ait un « bas » absolu, un « minimum », ou encore un espace où une telle activité de reconstruction pourrait trouver son lieu, et un « haut » absolu, un « maximum », qui serait la perfection à laquelle tend le proces sus depuis le début, et sans l’attraction duquel il n’aurait jamais pu se mettre en branle. On reconnaîtra là les places assignées par le quatrième chapitre de L’Évolution créatrice au néant d’une part, à l’« immutabilité » de l’autre. On comprend à présent pourquoi c’est la critique de l’idée de néant, conjointe à celle du spinozisme - sur lequel nous reviendrons encore -, qui est censée contenir, comme le dit la seconde lettre de Bergson au Père de Tonquédec, la « réfu tation du monisme et du panthéisme en général » h Toute philoso phie systématique en effet, et c’est là la définition du système pour Bergson, trouve son double présupposé dans un principe qui serait tellement inférieur qu’il aurait besoin d’un principe supérieur pour l’éveiller ou tirer quelque chose à partir de lui, ou dans un principe qui serait tellement supérieur, tellement plein de lui-même, qu’il lui faut un autre principe, absolument inférieur, pour « décrocher » quelque chose de lui, pour le tirer de son éternité figée. Et entre ces deux principes, la réalité sensible viendra trouver place, selon ses divers niveaux, qui seront autant de dégradations progressives du principe supérieur en direction du principe inférieur, ou d’élé vations progressives du principe inférieur vers le principe supé rieur. Ajoutons que le principe supérieur et immuable doit contenir en lui à la fois la réalité, comme ce dont nous avons une connais sance, à la fois cette connaissance elle-même — ou la « vérité » -, en vertu de l’affirmation selon laquelle, dans toute philosophie moniste (c’est-à-dire intellectualiste), la réalité est considérée comme du même ordre que l’intelligence. Du coup, au point sommital de l’être, nous trouverons la coïncidence, dans l’immuable, entre la connais1. Lettre du 20 février 1912 au Père de Tonquédec, in EC, p. 632.
Ce que Bergson entend par p. 193), cette conscience peut en faire l’expérience et, partant de cette intuition première, déployer - si elle en forme le projet - une véritable cosmologie phi losophique. Notons cependant qu’il n’est pas nécessaire, pour amorcer ce travail, d’avoir développé jusqu’au bout une philosophie de la 1. C’est dire qu’on a déjà quitté l’Esthétique transcendantale pour s’interroger sur les conditions qui permettent de saisir les phénomènes du point de vue de l’unité d’une nature soumise à des lois.
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Lire Bergson
nature, ni d’avoir résolu la question de la coexistence des niveaux de réalité (matériel, organique, psychique) ou de l’orientation géné rale du processus universel. L’enquête cosmologique conserve un certain degré d’autonomie théorique ; elle se distingue par des questions propres. Par exemple : comment totaliser des détermina tions locales du temps ? Si toute donnée temporelle a vocation à se connecter ou se coordonner à d’autres, ne faut-il pas considérer que le temps local communique, de proche en proche, avec un temps global qu’on dira alors « universel » ? On a suggéré plus haut que ce temps-là - qui ne se confond pas nécessairement avec le temps du physicien - pourrait bien être lui-même irrémédiable ment stratifié, de sorte qu’il faudrait s’interdire, en toute rigueur, de parler du tout de la durée. Mais une telle idée, si on l’approfon dissait, finirait par rejaillir sur le temps matériel lui-même - ce temps de l’univers matériel stricto sensu, dont le physicien fait son objet en mettant entre parenthèses les phénomènes organiques et psychiques qui sont tissés dans sa trame. En effet, que l’univers matériel dure d’une pièce, d’un seul tenant, qu’on soit fondé en ce sens - philosophiquement - à parler d’un temps universel, n’empêche pas qu’il faille entendre cette universalité distributivement, et jamais collectivement, ce qui arriverait si l’on récupérait, telle quelle, la figure newtonienne (et encore kantienne) d’un temps absolu. Autrement dit, il pourrait y avoir une unité du temps réel, au sens où le temps est bien partout un et le même, sans qu’on puisse parler pour autant d’un temps absolu, ou d’une super-durée qui aurait une portée immédiatement globale. N’est-ce pas ce que suggère Bergson lorsqu’il développe, dans Durée et Simultanéité, l’idée d’une durée universelle partagée, selon lui, par le « sens commun » ? Cette « hypothèse » est mise en scène par le moyen d’un procédé de raccordement qui consiste à parcourir, de proche en proche, des champs d’expcrience associés à des observateurs virtuels qu’on s’imagine disséminés à travers l’espace entier. L’exercice n’a qu’une valeur préparatoire ; il ne prétend pas délivrer une thèse philosophique argumentée. Il porte néanmoins une leçon : l’uni versel, il faut y aller, il faut le conquérir ; on ne peut le poser d’emblée, ou a priori. En somme, s’il n’y a pas de tout des durées, les durées n’admettent que des totalisations relatives. Il y aurait au mieux une pluralité de figures ou versions du temps universel, présentant à chaque fois un mode de totalisation partiel ou relatif
Temps kaléidoscopique et temps universel
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des durées. Telle serait, finalement, la perspective ouverte par Bergson - celle, justement, d’une totalité « ouverte ». Il est clair en tout cas que le concept de temps, envisagé selon son orientation cosmologique, est voué à se diversifier. Dans la séquence bornée par Matière et Mémoire ( 1896) et Durée et Simultanéité (1922), avec la charnière que constitue L'Evolution créatrice (1907), on a déjà affaire à une diversité de figures du temps cosmologique. Les deux principales, autour desquelles toutes les autres finissent par s’ordonner, peuvent être désignées, par commodité : temps uni versel (ou temps de l’univers matériel) et temps cosmique (temps de l’univers comme tel, ou temps du Tout). Le premier est le véritable objet de Durée, et Simultanéité. Quant au second, il a largement été traité dans L'Evolution créatrice, à travers le phénomène thermodyna mique de l’irréversibilité et de la dégradation, autrement dit de la direction ou de la flèche du temps. Nous ne l’évoquerons pas ici. L’important est que, dans les deux cas, on ne peut espérer obtenir une détermination globale du temps sans repasser par le temps réel qui en fixe les conditions. En effet, seul ce troisième terme est à même de fournir le principe d’une connexion entre, d’une part, les diverses constructions ou formalisations scientifiques du temps cosmologique, et d’autre part, l’expérience de la durée pure (ou « durée réelle ») que chacun peut faire pour son compte en se ren dant attentif au flux de sa conscience. Le temps réel est l’opérateur qui permet d’articuler la durée réelle et le temps de la matière, mais aussi le temps des consciences et le temps universel. Pour ne nous en tenir qu’à ce dernier, il n’est pas inutile de prendre appui sur deux images employées par Bergson dans L'Evolution créatrice. Cinématographe et kaléidoscope sont, à leur manière, des appareils à morceler. Chacun répond à une détermination du temps dont il pro duit en quelque sorte une figure négative. Pris ensemble et comme montés l’un sur l’autre, ils indiquent le risque qui guette toute recon struction intellectuelle de la totalité : celui de diffracter et de disloquer l’unité en systèmes ou en règnes indépendants, dont le principe de connexion demeure alors irrémédiablement obscur 1. 1. Pour bien faire, il faudrait traiter symétriquement, à propos du temps cosmique, les deux images du verre d’eau sucrée et de la cocotte-minute (« un récipient plein de vapeur à une haute tension, et, çà et là, dans les parois du vase, une fissure par où la vapeur s’échappe en jet », LÉvolution créatrice (cité ECp Paris, PUF, « Quadrige », 2007, p. 248). Nous ren voyons le lecteur à notre livre Bergson et Einstein : la querelle du temps, Paris, PUF, 2011.
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Lire Bergson
Cinématographe et kaléidoscope : de Galilée à Einstein
Qu’il s’agisse de penser le devenir ou de l’exprimer en mots, explique Bergson, nous ne pouvons généralement nous empêcher d’actionner une espèce de « cinématographe intérieur ». Rappe lons que le point capital, dans l’analyse célèbre du mécanisme ciné matographique, est moins de dénoncer l’artifice qui consiste à recomposer le mouvant à partir d’une série de « vues » immobiles prises sur lui, ou le devenir à partir d’une série d’instantanés, que de souligner le fait que cette manière de procéder s’appuie ellemême inconsciemment sur une conception abstraite du « devenir en général », qu’on se figure (à l’image du déroulement de la bande cinématographique) comme le principe d’animation commun aux devenirs effectifs et infiniment variés de l’univers réel : Le procédé a consisté, en somme, à extraire de tous les mouvements propres à toutes les figures un mouvement impersonnel, abstrait et simple, le mouvement en général pour ainsi dire, à le mettre dans l’appareil, et à reconstituer l’individualité de chaque mouvement particulier par la com position de ce mouvement anonyme avec les attitudes personnelles. Tel est l’artifice du cinématographe 1.
La suite, cependant, est moins souvent commentée. Bergson y met en lumière l’orientation pratique de l’opération par laquelle nous substituons aux devenirs singuliers, inséparables de ce qui devient, une abstraction de devenir identifiée au devenir des choses « en général » (ou encore, au devenir de l’univers en tant que suppôt de la totalité envisagée en extension). Cette opération qui pourrait sembler relever de notre seule pente théoricienne ou spé culative, est en fait homogène aux conditions de l’action située de l’organisme dans son environnement. Elle correspond très exacte ment aux rapports de composition qui existent entre notre corps et tous les autres corps de l’univers. C’est là que nous rencontrons la deuxième image, celle du kaléidoscope. En faisant écho au pre mier chapitre de Matière et Mémoire (notamment p. 20 et 221), Bergson écrit en effet : 1. EC, p. 305.
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/ Chacun de nos actes vise une certaine insertion de notre volonté dans la réalité. C’est, entre notre corps et les autres corps, un arrangement comparable à celui des morceaux de verre qui composent une figure kaléidoscopique. Notre activité va d’un arrangement à un réarrangement, imprimant chaque fois au kaléidoscope, sans doute, une nouvelle secousse, mais ne s’intéressant pas à la secousse et ne voyant que la nou velle figure. La connaissance qu’elle se donne de l’opération de la nature doit donc être exactement symétrique de l’intérêt qu’elle prend à sa propre opération. En ce sens on pourrait dire, si ce n’était abuser d’un certain genre de comparaison, que le caractère cinématographique de notre connaissance des choses tient au caractère kaléidoscopique de notre adaptation à elles 1.
Cette structure kaléidoscopique de notre rapport d’adaptation au monde, qui nous fait passer de manière discontinue d’un arrange ment à un autre, trouve son prolongement dans la fixation des catégories les plus générales de notre intelligence géométrique, qui raisonne naturellement « par figures et mouvements », comme dit Descartes. Précisons un peu. La logique de l’action située était d’abord kaléidoscopique en un sens global : c’est l’aspect d’ensemble des images du champ visuel qui se modifiait d’un moment à l’autre par une série de discontinuités, « comme si l’on [tournait] un kaléidoscope ». Mais nous cherchons encore, « dans la mobilité de l’ensemble, des pistes suivies par des corps en mou vement ». Nous cherchons à localiser le changement, à restaurer une forme de continuité artificielle sous la forme d’un mouvement local le long de trajectoire reliant un point à un autre de l’espace. Ce qui nous est donné en fait, c’est une « continuité mouvante où tout change et demeure à la fois» (MM, p. 221) : ces deux aspects, permanence et changement, inséparables dans l’expérience immé diate, sont dissociés par nous ; nous nous représentons ainsi « la permanence par des corps et le changement par des mouvements homo gènes dans l’espace ». La continuité mouvante se résout alors, dans le regard de notre intelligence, en stations successivement occupées par des corps. Au devenir abstrait, au devenir en général du ciné matographe correspond ainsi le mouvement homogène, le mouve ment en général, autrement dit le mouvement local, simple déplacement ou translation, associé le cas échéant à un « para mètre d’évolution ». Or ce mouvement local est une fausse conti1. EC, p. 306.
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Lire Bergson
nuité ; il a pour condition un découpage, un « morcelage » préalable du continuum extensif. Ainsi nous avons commencé par isoler des corps, des configura tions occupant des régions distinctes de l’espace. Prolongeant cette tendance inhérente à l’activité du vivant, la science a isolé des systèmes mécaniques. Et elle l’a fait fondamentalement pour les mêmes raisons que l’intelligence ordinaire : pour avoir une prise sur les corps. On isole des systèmes pour se représenter leur mou vement et les mesurer ; on morcelle pour mieux prévoir, et finale ment pour mieux agir. Ces systèmes mécaniques, la science les isole si bien d’ailleurs qu’elle forme l’idée de systèmes idéalement isolés : on parlera ainsi de « systèmes galiléens » pour désigner ceux où les lois fondamentales de la mécanique (et notamment le prin cipe d’inertie) se trouveraient exactement vérifiées. Or il se trouve que les systèmes « galiléens », également appelés « systèmes inertiels », sont aussi les systèmes de référence sur lesquels se fonde la théorie de la relativité restreinte formulée en 1905 par Einstein. Cette théorie, rappelons-le, entend refondre le cadre cinématique (spatio-temporel) de la mécanique classique pour l’accorder aux lois de l’électrodynamique, en laissant de côté le phénomène de la gravitation qui ne sera pris en charge, au prix de nouveaux efforts théoriques, que dans la relativité générale. Les systèmes de réfé rence (référentiels) de la relativité restreinte peuvent bien être par ailleurs des systèmes mécaniques comme les autres. Réduits à leurs pures propriétés de mouvement (ils se distinguent seulement par les vitesses uniformes de translation dont ils sont animés les uns par rapport aux autres), ces systèmes n’interagissent pas les uns sur les autres ; ils sont en fait autant de points de vue ou perspectives cinématiques sur l’univers pris en totalité, et singulièrement sur les mouve ments qui se trouvent ainsi « cadrés », par chacun, d’une manière différente. Glissant les uns sur les autres dans un milieu abstrait, artificiel lement vidé de son contenu, les systèmes inertiels définissent un espace de représentation d’un genre nouveau qui fonctionne en fait comme un espace de coordination des perspectives spatio-tem porelles sur les mouvements du monde. En chacun de ces systèmes (référentiels), on peut en effet installer un système de coordonnées chargé de repérer les événements de l’univers selon l’espace et le temps, pour produire une description également valable du mouve-
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ment des corps. « Espace-temps » est le nom du système d’équiva lence de ces perspectives, dont l’essentiel de la théorie consiste à montrer qu’elles peuvent effectivement être coordonnées les unes aux autres (par les fameuses équations de Lorentz), pourvu qu’on s’en tienne bien à des référentiels « équivalents », animés les uns par rapport aux autres de mouvements uniformes et rectilignes. Le « principe de relativité », originellement dégagé par Galilée, stipule en effet que la description obtenue du point de vue de n’importe lequel de ces référentiels sera équivalente à toutes les autres, ce qui signifie simplement que les lois de la mécanique y revêtiront la même forme. Tout se passe donc comme si le principe du décou page kaléidoscopique, opérant sur le terrain de la perception ordi naire, se trouvait appliqué par la physique au niveau des vues ellesmêmes, ou des perspectives spatio-temporelles ouvertes par diffé rents groupes d’observateurs partageant un même mouvement. C’est en somme un kaléidoscope au second degré, dont le principe de variation apparaît en outre continu, puisqu’en jouant sur tous les degrés de vitesse relative entre deux systèmes de référence, le « bougé » qui distingue deux perspectives quelconques peut être rendu aussi petit qu’on voudra. Cependant, la conséquence la plus frappante de la théorie de la relativité concerne la manière dont la vision kaléidoscopique du réel réagit sur la dimension temporelle elle-même. Chez Galilée déjà la notion de trajectoire - celle que trace le mouvement d’un corps dans l’espace - se trouvait radicalement relativisée, ou diffractée. La pierre lâchée du haut d’un mât, sur un navire, apparaît recti ligne pour ceux qui partagent le mouvement du navire ; mais observé depuis la côte, ce même mouvement a l’allure d’une para bole. Il y a là une innovation aussi remarquable, dans son genre, que l’idée de vitesse instantanée associée au traitement « stroboscopique » du devenir par le cinématographe. Soumis au kaléidoscope des référentiels inertiels, cadré par une multiplicité de systèmes équivalents, l’espace perd toute signification objective au-delà du système de relations qu’il soutient ; il n’y a plus d’espace absolu qui serait le milieu universel du mouvement, ni de notion bien déterminée de la trajectoire d’un mobile. Il faut concevoir le mou vement local de la pierre comme la superposition d’une infinité de vues prises sur elle : vue du bateau, c’est une ligne verticale, vue des côtes, c’est un morceau de parabole - et tout cela est vrai en
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Lire Bergson
même temps. Ainsi, la relativisation de l’espace aux différents sys tèmes de référence, la relativisation de cette dimension purement spatiale du mouvement qu’est la trajectoire, ont déjà été effectuées depuis plusieurs siècles au moment où intervient Einstein. La nou veauté qu’il introduit consiste à étendre cette relativisation à l’idée même de forme ou de configuration - autrement dit, à la simulta néité qui nous donne l’illusion d’une consistance instantanée de la forme matérielle. C’est là une conséquence directe de la composi tion de deux principes hérités, respectivement, de la mécanique et de l’électromagnétisme : un principe de relativité et un principe de localité.
Relativité et localité
D’une part, le principe de relativité qu’on a évoqué à l’instant, et que Galilée connaissait déjà : ce principe prévoit l’invariance (ou plus précisément, la covariance) des lois de la physique par changement de référentiel - ce qui signifie concrètement que les lois conservent une forme invariante bien que les quantités corres pondant aux mesures d’espace et de temps puissent varier d’un système à l’autre. D’autre part, le principe de constance de la vitesse de la lumière dans le vide. Ce principe, qui doit valoir pour tout référentiel (la vitesse c définissant ainsi une constante structu relle de la nouvelle cinématique), Bergson y reconnaissait une intui tion fondamentale de la théorie d’Einstein. La vitesse de la lumière est non relativisable, et donc en un sens absolue ; elle s’apparente à un acte, elle est davantage « propagation » que « transport » (ZÀSï, p. 36). Mais le principe de lumière est en outre un principe de localité au sens de l’action locale, de proche en proche : la vitesse c étantfinie, et constituant qui plus est un maximum pour tout déplace ment ou transfert d’énergie, elle introduit en effet un principe d’action retardée. Concrètement : toute interaction prend du temps. Or, pour des raisons liées aux conditions de coordination des temps locaux (mesures locales de temps), le couplage des deux prin cipes, relativité et localité, aboutit à relativiser la notion de durée
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elle-même, si par « durée » on entend ici un intervalle de temps écoulé et mesurable. S’il est nécessaire, pour synchroniser des hor loges distantes et constituer un « temps commun » (ou global), de faire intervenir des procédés de synchronisation par transmission de signaux lumineux, alors, inévitablement, les nouvelles condi tions du mouvement, ordonnées comme elles le sont à l’idée de vitesse-limite (constance de la lumière) et à la relativité de la réfé rence (systèmes de référence arbitraires), ne peuvent manquer de réagir sur la mesure du temps. Le mouvement n’est en effet rien d’autre, au point de vue où se place le physicien, qu’un certain rapport d’espace et de temps. Ainsi, le montage en série du kaléido scope (qui incorpore ici le principe de relativité) et du cinémato graphe (qui incorpore ici le principe de localité) a pour effet de disloquer les simultanéités et de démultiplier les temps. Cette ato misation de la durée est évidemment fâcheuse, du point de vue de Bergson (qui parle pour sa part de « pulvérisation » ou d’« évapo ration »). Si la mécanique classique était responsable d’une pre mière spatialisation du temps, du moins laissait-elle intacte la trame temporelle, sous la forme d’un paramètre qui, arbitrairement élevé au rang de dimension universelle du changement, pouvait encore être référé au cours d’une conscience distribuée en tout point de l’espace. Le cinématographe conservait ainsi à l’univers une figure d’ensemble : on pouvait suivre, d’instant en instant, l’évolution d’une configuration globale de l’univers. Le devenir universel pou vait se figurer à la manière d’un bloc fait d’un empilement indéfini de plans de simultanéité : Bergson en développe l’image au cha pitre VI de la Durée et Simultanéité. Ce n’est évidemment plus le cas avec la relativité, lorsqu’on substitue un kaléidoscope à la lentille du projecteur.
L'unité du temps réel et les temps disloqués
Dans un article de 1924 (« Le temps réel et les temps fictifs »), Bergson décrit cet état de choses, qui sera repris dans une longue note de La Pensée et le mouvant :
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Lire Bergson
Du point de vue de la physique newtonienne, par exemple, il y a un système de référence absolument privilégié, un repos absolu et des mouvements absolus. L’univers se compose alors, à tout instant, de points matériels dont les uns sont immobiles et les autres animés de mouvements parfaitement déterminés. Cet univers se trouve donc avoir en lui-même> dans l’Espace et le Temps, une figure concrète qui ne dépend pas du point de vue où le physicien se place : tous les physiciens, à quelque système mobile qu’ils appartiennent, se reportent par la pensée au sys tème de référence privilégié et attribuent à l’univers la figure qu’on lui trouverait en le percevant ainsi dans l’absolu. Si donc le physicien par excellence est celui qui habite le système privilégié, il n’y a pas ici à établir une distinction radicale entre ce physicien et les autres, puisque les autres procèdent comme s’ils étaient à sa place. Mais dans la théorie de la Relativité, il n’y a plus de système privilé gié. Tous les systèmes se valent. N’importe lequel d’entre eux peut s’ériger en système de référence, dès lors immobile. Par rapport à ce système de référence, tous les points matériels de l’univers vont encore se trouver les uns immobiles, les autres animés de mouvements déterminés ; mais ce ne sera plus que par rapport à ce système. Adoptez-en un autre : l’immobile va se mouvoir, le mouvant s’immobiliser ou changer de vitesse ; la figure concrète de l’univers aura radicalement changé 1.
Une pluralité de temps diffractés dans le prisme de la vitesse : telle est donc la version de l’univers que livre la théorie d’Einstein. Un univers irrémédiablement défiguré, privé de la tenue que lui donnait encore, dans la première relativisation opérée par Galilée, l’idée d’un temps universel - le même partout et pour tous -, arti culant les différents espaces de référence autour d’une simultanéité absolue. Désormais, le temps est réellement « hors de ses gonds », pour parler comme Hamlet. Tout se passe comme si la seule notion objective du temps se résumait au temps local, mesuré sur place. De sorte qu’il faudrait associer à chaque système de réfé rence, et à la limite à chaque observateur, un temps particulier, réellement distinct de tout autre : ce que le vocabulaire technique de la physique désigne comme « temps propre ». Car les images de temps élastiques, variablement dilatés, qui circulent dans les livres de vulgarisation, ne disent finalement pas autre chose que l’invariance du temps propre sous les mesures variables des temps relatifs, ou « impropres ». Le problème est que ces temps propres sont virtuellement aussi nombreux que les mouvements euxmêmes, saisis dans la trame de l’espace. 1. Texte cité dans DSi, p. 427.
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On ne s’étendra pas ici sur la manière dont Bergson, dans Durée et Simultanéité^ croit pouvoir retrouver un principe d’interconnexion des temps locaux qui remédie à cette défiguration ou atomisation de la durée sans nous reconduire trop rapidement au temps homo gène et abstrait du cinématographe, autrement dit au temps absolu de Newton, paramètre mathématique indifférent au devenir effectif des choses. Deux voies s’offrent alors à lui. D’une part, une voie intuitive, déjà évoquée, mais en vérité trop peu précise. Elle consiste à accompagner par un effort d’imagination le mouvement d’expansion d’une conscience qui s’élèverait, de proche en proche, de la considération de la coexistence locale de différents flux de durée à la conception d’une conscience infinie, coextensive à l’uni vers pris en totalité, et dont la durée s’identifierait, justement, à celle du tout de l’univers - à tout le moins, de l’univers matériel. Cette conception a le désavantage de n’être qu’une « hypothèse », et surtout de ne pas traiter directement le problème sur le terrain où il se pose, à savoir celui de la reconstruction physique du temps. C’est là qu’il faut faire porter l’effort, et le principe de la solution a un nom : c’est le « temps réel », dont on a dit qu’il ne s’identifiait pas purement et simplement à la « durée réelle », bien qu’il y reconduise nécessairement en suturant au temps vécu les opéra tions de la mesure. C’est de lui que Bergson attend qu’il fasse rentrer le temps dans ses gonds, sans nous reconduire au temps absolu, « uniforme et mathématique », de la mécanique classique. Pour comprendre le principe de l’opération, il suffit de revenir au texte qu’on vient de citer sur la défiguration relativiste de l’uni vers. Aussitôt après avoir montré de quelle manière (kaléidosco pique) l’univers changeait de figure avec chaque nouveau point de vue, Bergson poursuit en effet : Pourtant l’univers ne saurait avoir ces deux figures en même temps ; le même point matériel n’est pas, en même temps, immobile et mouvant. Il faut donc choisir ; et du moment que vous avez choisi telle ou telle figure déterminée, vous érigez en physicien vivant et conscient, réellement percevant, le physicien attaché au système de référence d’où l’univers prend cette figure : les autres physiciens, tels qu’ils apparaissent dans la figure de l’univers ainsi choisie, sont alors des physiciens virtuels, simplement conçus comme physiciens par le physicien réel. Si vous conférez à l’un d’eux (en tant que physicien) une réalité, si vous le supposez percevant, agissant, mesurant, son système est un système de référence non plus virtuel, non plus simple-
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Lire Bergson
ment conçu comme pouvant devenir un système de référence réel, mais bien un système de référence réel ; il est donc immobile ; c’est à une nouvelle figure du monde que vous avez affaire ; et le physicien réel de tout à l’heure n’est plus qu’un physicien représenté.
Cette précision enveloppe toute la différence entre les temps réels, effectivement mesurés par le physicien réel, et les temps fictifs, sim plement attribués, ou simplement représentés comme mesurables dans le plan de coordination rationnelle que constituent, par exemple, les équations de transformation qui règlent le passage d’une perspective spatio-temporelle à l’autre. Retenons de l’argu ment sa conclusion principale : les temps dilatés correspondent à ces temps fictifs, ils sont de simples effets de perspective liés à la distance cinématique séparant deux observateurs en mouvement l’un par rapport à l’autre. Il n’y a de réels que les temps effective ment mesurables : réels pour autant qu’on peut les rapporter à une conscience susceptible de suivre le déploiement temporel d’un processus, ou l’engendrement d’une trajectoire, de proche en proche. Or du caractère foncièrement homogène des perspectives découle, selon Bergson, l’unité de ce temps réel. Tel semble être en effet le raisonnement : toutes les perspectives sont, en tant que perspectives, substituables les unes aux autres sous certaines condi tions de symétrie ; cette équivalence formelle se traduit, si l’on peut dire, par une identité matérielle : l’unité du temps réel peut être ressaisie dans son identité qualitative au sein de chaque perspective (c’est-à-dire de chaque système de référence), pour autant que ces perspectives sont susceptibles d’être « habitées » par des observa teurs réels, c’est-à-dire des consciences qui apportent avec elles leur propre flux temporel, capable d’opérer la synthèse disjonctive de durées hétérogènes, par exemple celle d’un oiseau qui vole dans le ciel et celle du cours paisible de l’eau, que je peux alternativement considérer comme un ou deux en scindant mon attention (DSi, p. 51). Ce temps réel, où Merleau-Ponty voyait «une membrure cachée de ce monde, qui s’atteste quelles que soient les épaisseurs spatio-temporelles qui peuvent nous séparer»1, il appartient au philosophe d’en saisir l’unité au point d’échange des perspectives 2. 1. M. Merleau-Ponty, La Nature. Notes du Cours du Collège de France, 1956-1957, éd. D. Séglard, Paris, Le Seuil, 1995, p. 152. 2. Merleau-Ponty résume bien le mouvement de pensée bergsonien dans « Bergson se faisant » (Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 302).
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Ainsi tout se passe comme si les durées distribuées à travers l’univers étaient scandées par la basse continue que constitue la durée de l’univers matériel, unifié de proche en proche par l’identi fication toujours possible des temps réels ; comme si ce rapport contrapuntique, manifesté localement par le phénomène de la per ception et l’évidence d’une simultanéité vécue entre le flux de la conscience et les flux de la nature, maintenait à tout instant la possibilité d’une saisie intuitive de la coexistence et de la communi cation effective des durées - celles des vivants et celle de la matière, mais aussi bien celles des vivants entre eux — au sein d’un Tout ouvert, qui devient et qui dure, mais qui n’en dure pas moins toujours cTun seul tenant. Cependant, la matière en tant que telle n’a pas la capacité d’opérer et d’avérer la synthèse qui permet de rassembler et de totaliser de proche en proche des durées hétérogènes ; celle-ci relève proprement de la conscience, capable de faire tenir la durée de deux flux extérieurs dans une troisième durée qui coïncide avec l’acte d’attention : « Nous appelons alors simultanés deux flux exté rieurs qui occupent la même durée parce qu’ils tiennent l’un et l’autre dans la durée d’un même troisième, la nôtre : cette durée n’est que la nôtre quand notre conscience ne regarde que nous, mais elle devient également la leur quand notre attention embrasse les trois flux dans un seul acte indivisible. » (DSi, p. 51) L En der nière instance, c’est bien le temps réel associé à l’acte d’une conscience qui permet de saisir in concreto l’unité extensive des durées associées à la matière en mouvement. C’est lui qui ouvre l’horizon du temps cosmologique, sous la forme d’un temps de l’univers matériel comme tel. Que la matière cependant dure sans nous suffit à nous prémunir de l’idéalisme. L’univers dure, et nous en lui : « nous en sommes ». Seulement, c’est pour nous - et non par nous - qu’il dure d’une pièce. 1. Ce passage peut être rapproché des analyses de William James sur le statut des « relations externes ». L’arme de guerre contre le monisme idéaliste de Bradley y prend la forme d’un principe très simple : non seulement les relations entre deux termes distincts doivent être pensées comme des relations externes, mais toute relation doit pouvoir à son tour faire l’objet d’une expérience locale, du point de vue d’un troi sième terme qui se présente alors comme une extension de l’expérience, et non du point de vue d’un espace global des relations (« espace-temps » ou « bloc univers »), ce qui reviendrait à faire à nouveau de toutes les relations des relations internes. Voir A Pluralistic Universe [1909], rééd. Bison Books, University of Nebraska Press, Lincoln and London, 1996, p. 321.
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À quoi bon, finalement, un temps un et universel ?
On comprend bien que l’unité exprimée par ce schématisme inséparablement intensif (par le côté « conscience ») et extensif (par le côté « matière ») soit menacée par la démultiplication relativiste des durées induite par le découpage référentiel. Mais pourquoi, au fond, devrait-on s’en inquiéter ? C’est le sens même de la cosmolo gie bergsonienne qui se joue dans cette question. En approfondis sant les choses, on trouverait, d’un côté, le problème de la science - en tant qu’elle est capable d’atteindre un absolu, celui de la matière -, et de l’autre, celui de la perception - et donc de l’action. On soupçonne que la durée de l’univers matériel doit garantir, en même temps que Y unité d’une nature (comme totalité matérielle soumise à des lois), Y unité de l’expérience (unité non transcendan tale, éprouvée par des sujets concrets). Ou pour mieux dire : la durée de l’univers doit rendre pensable, en même temps que le caractère « absolu » de la mécanique (envisagée dans sa forme générale, sinon dans le détail de ses loisr), le caractère « absolu » d’une perception engendrée au cœur des choses, par contraction de la durée matérielle. En somme elle doit rendre possible un monde commun, par delà l’absolu de durée atteint par chaque esprit, et cela suppose qu’on pense, conjointement, les conditions de la coexis tence objective et les conditions de la coexistence subjective : la constitution d’une science de la matière et donc de l’univers, mais aussi des actes de perception manifestant une manière uniforme de contracter la durée des flux matériels. L’ordre extensif du temps universel répond à ce double pro blème. Et il y répond de deux manières. Par le bas : le plan de la matière, ressaisi en durée, permet de fonder le caractère absolu de la mécanique des systèmes matériels, et donc d’une certaine manière le caractère absolu de la mesure elle-même, tant du moins qu’elle s’en tient à son ordre. Le temps réel marque cette exigence. Par le haut : les consciences marchent d’un même pas, accordées au rythme de la matière. Pour conjurer le risque de leur désynchroni sation, qui équivaudrait à un délitement de l’expérience, il faut que 1. Voir EC, p. 200 : la physique « touche à l’absolu... ».
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l’univers matériel fournisse la contre-épreuve de cette solidarité, il faut que l’univers dure d’une pièce, offrant à la conscience c’est-à-dire à chaque conscience - l’image en miroir de sa propre unité sans cesse différenciée, en même temps qu’un schème général - distinct de la solution abstraite du temps homogène et purement mathématique - pour la coexistence d’une multiplicité de durées. Il faut donc penser un temps universel, un temps un et universel de la matière. Mais en vertu de la première exigence, la métaphy sique doit être sur ce point solidaire de la physique. Or celle-ci peut devancer le désir du philosophe, mais rien ne l’y oblige a priori. Telle est sans doute la leçon que Bergson tira, un peu tardive ment sans doute, de sa discussion embrouillée des «jumeaux » de Langevin. Dans Durée et Simultanéité, il eut l’audace d’attendre des temps multiples de la relativité une confirmation paradoxale de l’unicité du temps matériel, au risque de se trouver démenti par l’expérience 1. Sa cosmologie, pour n’être pas spéculative et pour avoir voulu se construire au contact de la physique, ne tenait finale ment qu’à un fil. Mais c’est aussi pour cela que ses problèmes nous demeurent disponibles.
1. François Heidsieck ajustement insisté sur ce point dans Henri Bergson et la notion d'espace, Paris, Le Cercle du livre, 1957.
Bergson dans la société du risque Frédéric Keck
L’opération que je propose consiste à tirer Les Deux Sources de la morale et de la religion du contexte historique dans lequel il a été écrit (l’entre-deux-guerres français et la création d’une justice internatio nale) et des interlocuteurs avec lesquels Bergson est en débat théo rique (Durkheim, Lévy-Bruhl, James), pour le faire intervenir dans une conjoncture radicalement différente, celle qui va des années 1980 à nos jours, marquée par la fin de la guerre froide et la montée de préoccupations environnementales, et en discussion avec un courant théorique disparate constitué sous le nom de « sociologie des risques » en réponse à cette nouvelle conjoncture. Il me semble en effet que la philosophie de Bergson regagne de l’intérêt pour les sciences sociales lorsque celles-ci ne portent plus sur une société constituée de classes antagonistes en opposant net tement science et religion - l’avènement du marxisme en France fut une des causes du déclin de Bergson, comme en a attesté le pamphlet de Politzer - mais sur une société caractérisée par des risques face auxquels les hommes doivent déployer de nouvelles formes d’intelligence, parmi lesquelles figurent les pratiques reli gieuses autant que les dispositifs scientifiques. Je voudrais donc aborder l’œuvre de quatre « sociologues du risque » pour y repérer non pas des références à Bergson - seul le dernier, Jean-Pierre Dupuy, cite textuellement Bergson - mais plutôt le retour de cer tains gestes bergsoniens dans une sociologie qui se méfiait jusquelà de la durée, de l’immédiat et des mixtes impurs. Je discuterai l’usage de ces motifs bergsoniens en vue de justifier ma propre interprétation des Deux Sources de la morale et de la religion.
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Lire Bergson
Ulrich Beck et la société du risque
Le concept de société du risque a été proposé par Ulrich Beck dans un ouvrage portant ce titre paru en Allemagne en 1986 - au lendemain de la catastrophe de Tchernobyl - et traduit en français en 2001 - au lendemain des attaques du 11 septembre et de l’explosion de l’usine AZF, mais aussi dans le sillage de la crise dite de la « vache folle » (ou ESB). A la suite de Habermas, Beck ana lyse le passage d’une « première modernité » à une « seconde modernité » caractérisé par une plus grande réflexivité des sociétés industrielles. Dans la première modernité, la nature est posée par la science à l’extérieur comme un ensemble de dangers qu’il faut prévoir pour les éviter. Dans la seconde modernité, le danger ne vient plus de l’extérieur mais de l’intérieur de la société, à travers un ensemble d’hybrides entre nature et culture - bombe nucléaire, vache folle - en sorte que la science doit évaluer les risques qu’elle a elle-même produits. Le problème de la seconde modernité n’est donc plus celui de la répartition des richesses produites par l’exploi tation de la nature, mais celui de la répartition des risques dans un différentiel d’exposition sociale. Beck explique ainsi qu’on soit passé d’une société de classes, où l’individu se définit en fonction de la polarité manuel/intellectuel ou prolétaire/bourgeois, à une société du risque, où l’individu se définit en fonction de son exposi tion aux aléas de la vie en commun. Cette coupure, qui ressort du genre de la philosophie de l’his toire encore pratiqué en Allemagne, est éclairante pour la situation de Bergson au XXe siècle, même si elle doit être raffinée. Sans doute la société en classes a-t-elle toujours coexisté avec la société du risque, selon les moments historiques où la nature apparaissait comme un donné homogène maîtrisable ou comme une puissance vitale incertaine - Beck reconnaît lui-même que le problème de l’inégalité entre les classes peut seulement être dit plus ou moins « dominant » par rapport au problème de l’exposition au risque. Mais on peut alors formuler l’hypothèse selon laquelle la période historique où Bergson était inaudible dans les sciences sociales était précisément celle où la sociologie représentait la nature comme un donné homogène dont les sciences devaient permettre de répartir
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/ plus équitablement les bénéfices - c’est-à-dire la période de rayon nement du marxisme. A l’inverse, la période dans laquelle Bergson écrivait était marqué par le problème de l’exposition à des risques, non pas ceux de l’environnement industriel mais ceux de la guerre totale. Evoquant à la fin des Deux Sources l’exaltation des peuples au commencement d’une guerre, Bergson y voit non seulement une inhibition de la peur collective par « l’union sacrée » des classes sociales entre elles, mais aussi « le sentiment qu’on était fait pour une vie de risque et d’aventure, comme si la paix n’était qu’une halte entre deux guerres»1. Toute l’anthropologie bergsonienne peut être vue comme une tentative de comprendre l’apparition dans l’évolution de l’humanité comme espèce animale capable de prendre des risques, c’est-à-dire de modifier son envi ronnement en y introduisant de nouveaux possibles. « L’applica tion même de l’intelligence à la vie n’ouvre-t-elle pas la porte à l’imprévu et n’introduit-elle pas le sentiment du risque 2 ? » L’orga nisation de la société en classes sociales est un problème secondaire pour cette anthropologie générale : elle correspond à la forme donnée à la prise de risque dans ce que Bergson appelle une société close. Il n’est pas douteux, en effet, que la force n’ait été à l’origine de la division des anciennes sociétés en classes subordonnées les unes aux autres. Mais une subordination habituelle finit par sembler naturelle, et elle se cherche à elle-même une explication : si la classe inférieure a accepté sa situation pendant assez longtemps, elle pourra y consentir encore quand elle sera devenue virtuellement la plus forte, parce qu’elle attribuera aux dirigeants une supériorité de valeur 3.
On voit ici comment Bergson subordonne le problème de l’organisation sociale à celui de la force vitale, selon un geste nette ment assumé contre Durkheim à la fin du premier chapitre, consis tant à « chercher au-dessous des acquisitions sociales, arriver à la vie, dont les sociétés humaines ne sont, comme l’espèce humaine d’ailleurs, que des manifestations »4. Remarquons que cette ten1. Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion (cité DS), Paris, PUF, « Qua drige », 2008, p. 303. 2. Ibid., p. 144. 3. Ibid., p. 70. 4. Ibid., p. 103.
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sion entre une sociologie des risques vitaux et une sociologie des classes sociales traverse tout le XXe siècle : elle explique qu’on retrouve des motifs bergsoniens chez Maurice Halbwachs, dans son analyses des différences entre classes sociales par les pratiques d’alimentation, chez Georges Friedmann, dans son analyse du tra vail ouvrier et des stratégies pour en contourner la pénibilité, ou chez Pierre Bourdieu, dans son analyse du rôle des dispositions corporelles en faveur de la reproduction scolaire des inégalités de classes. Ce qui fait l’intérêt de l’analyse de Beck, cependant, c’est qu’il ne se contente pas de définir la société du risque comme une cer taine situation vitale de l’humanité face à un environnement qu’elle a elle-même produit, mais aussi comme une certaine situation cog nitive face à de nouveaux êtres. Autrement dit, sous couvert de philosophie de l’histoire de la conscience réflexive des sociétés, Beck aborde le domaine de l’ontologie des risques. Le problème posé par le risque est en effet qu’il n’existe pas encore alors qu’il fait agir de façon déterminée pour éviter qu’il ne se réalise. « Les risques ont donc, contrairement aux richesses dont l’existence est tangible, quelque chose d’irréel. Ils sont fondamentalement réels et irréels à la fois 1. » Beck résout cette contradiction apparente par une analyse cognitive de la perception des risques permettant de comprendre comment ce qui est invisible devient visible. C’est ici que s’éclaire le rôle des réseaux d’experts qui, sur la base d’acci dents passés, construisent des probabilités des accidents à venir. Alors que la science produisait dans la société en classes des repré sentations de la nature, qui ne pouvaient être contradictoires puisqu’elles reposaient sur la coupure entre nature et société, elle produit dans la société du risque des perceptions d’êtres invisibles, qui sont nécessairement contestées puisque leur ontologie est contradictoire : réel/irréel, visible/invisible, nature/société... Mais c’est aussi pourquoi la société du risque est essentiellement une société démocratique, qui accepte la controverse et la contradiction au cœur du jeu social - même s’il est vrai que, dans les faits, ce sont toujours les mêmes qui savent tirer les bénéfices des risques qu’ils prennent. « Au jeu de la compétition entre richesse percep tible et risques non perceptibles, les risques ont perdu d’avance. 1. U. Beck, La Société du risque3 Paris, Flammarion, 2001, p. 61.
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Le visible ne peut affronter l’invisible. Et paradoxalement, c’est justement pour cela que ce sont les risques invisibles qui l’emportentl. » Le propos de l’ouvrage de Beck est donc d’élargir ce pouvoir de l’invisible au plus grand nombre, en développant dans l’opinion publique l’intelligence sociale des risques. Une telle analyse est éclairante car elle montre que le risque est toujours à la fois une situation vitale et cognitive : la rencontre de l’accident ou de l’imprévu force à penser pour rendre prévisible ce qui ne l’était pas. Elle croise singulièrement la pensée de Bergson sur le travail conjoint de l’intelligence et de l’intuition ressaisissant « la création continue d’imprévisible nouveauté » qu’est le vital. Dans la préface à la traduction française du livre de Beck, Bruno Latour oppose ainsi des sociologues de la reproduction et des socio logues de la nouveauté. « Chez Pierre Bourdieu ou Michel Crozier, faire de la sociologie consiste à appliquer un petit nombre de règles scientifiques à toutes sortes de situations nouvelles. Dans cette optique, le sociologue impose sa grille d’analyse intangible à l’uni vers social qu’il s’agit moins de comprendre que de formater. Beck travaille tout autrement. Il ne veut pas régir le monde social mais capter sa nouveauté. » 2 Dans ses propres travaux sociologiques, Bruno Latour ne cite pas Bergson mais James et Tarde - deux auteurs que Bergson admirait - pour décrire cet univers dans lequel les nouveaux objets scientifiques ne cessent de créer, par des flux d’innovation et d’imitation, de nouvelles formes collectives. Se rattachant explicitement à la filiation pragmatiste, opposant l’action à la notion plus classique de pratique, la sociologie latourienne voit dans la société du risque moins, comme Beck qui reste encore marxiste, l’imposition de nouvelles formes d’exploitation et d’inégalité, qu’un élargissement de l’expérience par une proliféra tion de nouveaux êtres. Ce type d’analyse a pour inconvénient de laisser de côté le travail des institutions pour catégoriser les risques, c’est-à-dire pour définir ceux qui sont socialement reconnus et ceux qui restent invi sibles. Bergson était pourtant sensible à cette dimension à travers son analyse de l’obligation morale comme instinct virtuel. Si l’intel ligence représente certains risques comme possibles à l’exclusion 1. Ibid.,?. 81. 2. Ibid., p. 9.
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des autres, c’est parce qu’elle leur donne une place dans « le tout de l’obligation », c’est-à-dire dans la totalité sociale qui préexiste à la perception des risques. On comprend alors que la fonction fabu latrice soit un « instinct virtuel » au sens où elle perçoit un être nouveau et imprévu comme s’il était toujours déjà là, en creux, dans l’ensemble des entités qui forment la société, et qui s’orga nisent à la manière d’un langage. Autrement dit, si Bergson analyse la contrainte sociale comme un phénomène vital, il ne lui retire pas pour autant son caractère de contrainte : au contraire, il passe par le langage pour comprendre comment le vital peut se totaliser pour agir. La philosophie de Bergson, comme l’a montré Gurvitch, n’est pas incompatible avec une sociologie du droit : au lieu de prendre pour objet des catégories juridiques intangibles, elle permet d’être attentif à la création d’une normativité juridique nouvelle L. Quel est donc le cadre juridique de la société du risque ?
François Ewald et le droit assurantiel
Les travaux de François Ewald ont permis de rattacher l’émer gence de la société du risque à une histoire du droit des accidents et des pratiques assurantielles. Dans son histoire de l’Etat-Providence, parue en 1986, la même année que le livre de Beck en Allemagne, Ewald analyse les conséquences sociales de la loi du 9 avril 1898 sur les accidents du travail, qui introduit la responsabilité sans faute des patrons pour les accidents dont leurs ouvriers sont les vic times 1 2. Ewald montre que cette loi, avec la rationalité juridique qui l’a rendue possible, rompt avec la rationalité libérale selon laquelle chaque individu est responsable des conséquences de son action. Elle introduit en effet un principe de solidarité, en affirmant que la vie sociale elle-même produit, du fait de son intensification en régime industriel, les nouveaux accidents. Cette rationalité se réalise dans des dispositifs d’assurance qui permettent aux tra1. Cf. G. Gurvitch, « La théorie sociologique de Bergson », in La Vocation actuelle de la sociologie, t. II, Paris, PUF, 1950, p. 554-556. 2. Cf. F. Ewald, L3État-Providence, Paris, Grasset, 1986.
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vailleurs de mutualiser les risques de leur activité, à l’aide des nou velles techniques de mise en visibilité du corps social que sont les statistiques permettant de calculer la probabilité d’occurrence des accidents. La réflexion d’Ewald s’inscrit dans le sillage des analyses de Michel Foucault sur la biopolitique. Foucault avait en effet analysé l’apparition de la notion de risque comme l’un des signes de l’entrée de la vie dans les régimes modernes de pouvoir. Il voit dans le passage du monstre au criminel dans la psychiatrie juridique du XIXe siècle une représentation de « l’anormal » qui abandonne la figure de l’instinct pour construire un espace social de risques \ Cette analyse pourrait à nouveau être confrontée à celle de Bergson sur la fonction fabulatrice comme « instinct virtuel », car les normes analysées par Foucault consistent bien à raconter des histoires, souvent sur le mode du rêve éveillé, à propos des êtres perçus comme dangereux. Mais l’analyse d’Ewald donne à celle de Foucault un prolongement vers des pratiques bien réelles : celles de l’assurance, qui permet de mesurer l’espace des risques en vue d’y agir. Or c’est bien là une dimension essentielle de la réflexion de Bergson dans Les Deux Sources. « L’homme est le seul animal dont l’action soit mal assurée » 1 2. « [LJ’origine première [de la reli gion] n’est pas la crainte, mais une assurance contre la crainte » 3. La religion statique des sociétés closes est en effet pour Bergson un ensemble de dispositifs techniques pour s’assurer contre les risques représentés par l’intelligence en vue d’agir dans un monde incer tain. Le joueur qui invoque la chance en regardant la boule faire le tour des numéros à la roulette n’est sur ce point pas fondamenta lement différent du chasseur qui invoque l’esprit de sa proie en considérant toutes les possibilités pour sa flèche de la manquer : tous deux s’assurent contre les aléas d’une situation incertaine en se référant à l’acquis langagier de leur société élaboré en face de situations comparables. L’esprit de l’animal, la chance au jeu ou le risque calculé n’ont de réalité qu’à travers les dispositifs assurantiels 1. Cf. M. Foucault, Les Anormaux, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1999. 2. DS, p. 215-216. 3. Ibid., p. 159. Pour une interprétation de cette formule, çf. F. Keck, « Assurance et confiance dans Les Deux Sources de la morale et de la religion : une interprétation sociologique de la distinction entre religion statique et religion dynamique », in G. Waterlot (dir.), Bergson et la religion, Paris, PUF, 2008, p. 191-210.
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qui les rapportent à une totalité sociale préalable à travers ce que Bergson appelle un « instinct virtuel », L’analyse d’Ewald croise également celle de Bergson en ce qu’elle porte sur la notion de responsabilité, autrement dit sur la causalité morale. C’est sur ce point en effet que Bergson discute la théorie de la « mentalité primitive » de Lévy-Bruhl, qui s’enracine dans une réflexion sur la responsabilité commen cée dès les années 1880 \ Selon Lévy-Bruhl, en effet, la menta lité primitive se caractérise par un régime de causalité différent de celui qui régit la mentalité scientifique. Confrontée à un accident, elle en cherchera les causes non dans les lois méca niques des mouvements des corps mais dans les intentions morales des esprits qui constituent la société. Autrement dit, à la causalité naturelle des corps se surajoute une causalité surnatu relle qui vient des esprits, selon une analyse que Lévy-Bruhl emprunte à Malebranche. Il suffit alors de remplacer ces esprits invisibles, dont la présence-absence est toujours perçue comme source de danger, par des risques visibles au moyen des statis tiques. Ainsi Lévy-Bruhl caractérise-t-il la mentalité primitive par un sentiment permanent de responsabilité et de peur, et la mentalité scientifique par un sentiment de sécurité produit par l’établissement rigoureux des causalités1 2. Et Bergson semble lui répondre lorsqu’il reprend sa critique de la science : Comme notre science élargit de plus en plus le champ de notre prévision, nous concevons à la limite une science intégrale pour 1. Cf. F. Keck, Lucien Lévy-Bruhl, entre philosophie et anthropologie. Contradiction et partici pation, Paris, Éditions du CNRS, 2008. 2. Cf. L. Lévy-Bruhl, La Mentalité primitive, Paris, Flammarion, 2010, p. 83 : « Nous avons un sentiment continu de sécurité intellectuelle si bien assis que nous ne voyons pas comment il pourrait être ébranlé ; car, en supposant même l’appari tion soudaine d’un phénomène tout à fait mystérieux et dont les causes nous échapperaient d’abord entièrement, nous n’en serions pas moins persuadés que notre ignorance n’est que provisoire, que ces causes existent et que tôt ou tard elles pourront être déterminées. Ainsi, la nature au milieu de laquelle nous vivons est, pour ainsi dire, intellectualisée d’avance. Elle est ordre et raison, comme l’esprit qui la pense et s’y meut. Notre activité quotidienne, jusque dans ses plus humbles détails, implique une tranquille et parfaite confiance dans l’invariabilité des lois naturelles. Bien différente est l’attitude d’esprit du primitif. La nature au milieu de laquelle il vit se présente à lui sous un tout autre aspect. Tous les objets et tous les êtres y sont impliqués dans un réseau de participations et d’exclusion mystiques : c’est elles qui en font la contexture et l’ordre. »
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laquelle il n’y aurait plus d’imprévisibilité. C’est pourquoi, aux yeux de la pensée réfléchie de l’homme civilisé (...) le même enchaînement mécanique de causes et d’effets avec lequel il prend contact quand il agit sur les choses doit s’étendre à la totalité de l’univers. Il n’admet pas que le système d’explication, qui convient aux événements phy siques sur lesquels il a prise, doive céder la place, quand il s’aventure plus loin, à un système tout différent, celui dont il use dans la vie sociale quand il attribue à des intentions bonnes ou mauvaises, amicales ou hostiles, la conduite des autres hommes à son égard 1.
La sociologie des risques apparaît alors comme une solution à ce problème de l’écart entre les causes mécaniques et les intentions morales : elle est littéralement une science des intentions, capable de prévoir les comportements des individus en les représentant dans un espace de risques. Elle nous rend ainsi responsables de tout ce qui nous arrive, non au sens d’une peur diffuse à l’égard des esprits qui nous entourent, mais au sens où elle mutualise les risques en les imputant à la société elle-même. Il y a cependant dans ces approches une philosophie de l’histoire avec laquelle Bergson permet de rompre : passage de la mentalité primitive à la mentalité civilisée chez Lévy-Bruhl, passage de la politique libérale à la biopolitique chez Ewald alors qu’il faudrait plutôt étudier les mixtes entre ces formes historiques à partir d’un nouveau critère. La discussion de Berg son sur la notion de hasard est instructive à cct egard. Bergson dit qu’il n’y a pas de différence de nature entre les esprits surnaturels invoqués par la mentalité primitive et le hasard cal culé par la science des risques : le hasard est un « mécanisme se comportant comme s’il avait une intention », « c’est une inten tion qui s’est vidée de son contenu »2. Il faut donc revenir à l’analyse de ce qu’est une intention : comment elle se constitue dans le langage, comment elle permet de s’orienter dans le monde. L’opposition entre danger et risque, ou entre régime libéral de la faute et régime biopolitique de l’assurance, a en effet pour inconvénient de prendre les risques déjà constitués pour en établir la rationalité : elle ne montre pas la genèse du risque dans un rapport au monde, que l’on peut dire primitif au sens où il est universel et non irrationnel. 1. DS, p. 148-149. 2. Ibid., p. 155.
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Francis Chateauraynaud et Didier Torny : les lanceurs d'alerte
Francis Chateauraynaud et Didier Torny ont construit une « sociologie pragmatique de l’alerte et du risque » dans le prolon gement des analyses de Bruno Latour, mais en rupture avec ce qu’ils critiquent comme un enchantement de la société du risque chez Ewald (et dans une moindre mesure chez Latour). Ils mettent en effet le doigt sur le point faible de la construction d’Ewald : le remplacement de la faute par l’assurance dans le passage de la rationalité libérale à la rationalité biopolitique. Si l’on s’en tient à la rationalité établie des risques, ils conduisent bien à imputer les fautes à la société elle-même ; mais si l’on revient à la genèse de la perception des risques, ils viennent toujours du sentiment que quelque chose ne va pas, autrement dit, à l’imputation d’une faute à un agent humain encore inconnu. Chateauraynaud et Torny prennent donc au sérieux ce qu’on appelle la perception sociale des risques pour l’opposer à la représentation scientifique : mais au lieu d’analyser la perception comme une déformation irration nelle de la représentation due aux préjugés du peuple, ils montrent ce que signifie percevoir dans un environnement caractérisé par des dangers. Percevoir, selon leur analyse, c’est un mouvement du corps qui s’oriente vers des objets sur lesquels il a prise ; le danger surgit quand le corps n’a plus prise parce que tous les signes (fami liarité de l’usage, lisibilité des labels) se dérobent. A ce niveau pri mitif de la perception, le danger est attribué à une faute, puisque l’interprétation des signes conduit à ne plus faire de distinctions entre ce qui vient de causes naturelles et ce qui vient d’intentions morales 1. Une telle analyse permet de revenir sur la rationalité scienti fique critiquée par Bergson presque dans les mêmes termes dans la citation ci-dessus : « le système d’explication, qui convient aux événements physiques sur lesquels il a prise, doit céder la place, quand il s’aventure plus loin, à un système tout différent, celui dont il use dans la vie sociale quand il attribue à des intentions ». Plutôt 1. Cf. F. Chateauraynaud, La Faute professionnelle. Une sociologie des conflits de responsa bilité, Paris, Métailié, 1991, et (avec C. Bessy) Experts et faussaires. Pour une sociologie de la perception, Paris, Métailié, 1995.
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/ que poser deux systèmes incommensurables, il faut comprendre que la perception par laquelle le corps s’assure une prise sur les objets est déjà en elle-même sociale parce qu’elle manifeste des intentions. On comprend alors que Bergson utilise la notion d’assu rance pour désigner moins une technique sociale issue d’une ratio nalité collective qu’un rapport primitif du corps propre aux autres corps : « les corps environnants sont assurés, en quelque sorte, contre l’action immédiate de mon corps » Dans le simple geste de mouvoir son bras, que Bergson prend souvent comme exemple de la perception première du réel, il y a déjà une forme d’assurance qui distingue entre les corps sur lesquels le bras a prise et ceux sur lesquels la prise se dérobe. Ici, et non dans les jugements catégo riques d’un tribunal qui n’en sont que l’élaboration tardive, s’origine le sentiment de la faute, selon la première phrase des Deux Sources : « Le souvenir du fruit défendu est ce qu’il y a de plus ancien dans la mémoire de chacun de nous, comme dans celle de l’humanité. » Parce que certains fruits sont défendus, parce qu’ils risquent d’être empoisonnés, la prise sur eux se dérobe, en sorte qu’ils ne peuvent être perçus que comme souvenirs du fruit désiré, selon l’analyse du dédoublement entre souvenir et perception qui commande toute l’analyse de Matière et Mémoire et qui éclaire l’étude des fantômes de vivants jusqu’aux pages des Deux Sources sur les religions primitives. Le risque, avant d’être le produit d’une ratio nalité collective, est le souvenir des corps environnants qui ont été défendus, et l’anticipation d’un danger dans le contact avec ces corps. Pourtant, Chateauraynaud et Torny ne font pas référence à Bergson mais à Deleuze. C’est à Gilles Deleuze en effet qu’ils empruntent la notion de « sombre précurseur » dont ils font le titre de leur ouvrage publié en 1999. Deleuze avait lui-même emprunté cette notion à Georges Simondon dans Différence et Répétition pour désigner une communication entre des séries d’intensités diffé rentes qui produit l’instabilité d’un système. « La foudre éclate en 1. «J’observe que la dimension, la forme, la couleur même des objets extérieurs se modifient selon que mon corps s’en approche ou s’en éloigne, que la force des odeurs, l’intensité des sons, augmentent et diminuent avec la distance, enfin que cette distance elle-même représente surtout la mesure dans laquelle les corps environnants sont assurés, en quelque sorte, contre l’action immédiate de mon corps » (Matière et Mémoire, Paris, PUF, « Quadrige », 2008, p. 15).
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intensités différentes, mais elle est précédée par un précurseur sombre, invisible, insensible, qui en détermine à l’avance le chemin renversé, comme en creux. De même, tout système contient son précurseur sombre qui assure la communication des bordures 1. » Ainsi, le « lanceur d’alerte » - celui qui perçoit le premier des rayonnements radioactifs ou des vaches au comportement étrange dans son environnement, et qui est capable de mettre en série ces perceptions avec la proximité d’une usine de déchets nucléaires ou la maladie de Creutzfeldt-Jakob d’un éleveur amateur de viande est un « sombre précurseur » pour de grandes « affaires » comme la catastrophe de Tchernobyl ou la crise de la vache folle. Par cette figure du « lanceur d’alerte » comme « sombre précurseur », Chateauraynaud et Torny veulent décrire un niveau de perception intermédiaire entre le capteur scientifique et le prophète de mal heur. Le premier est outillé par des instruments de mesure et donne la preuve scientifique du risque qu’il avance, le second est capable de montrer au grand public des images effrayantes de la catastrophe qu’il annonce ; le lanceur d’alerte, lui, n’est jamais cer tain du danger qu’il perçoit, et doit convoquer un nombre croissant d’acteurs qui perçoivent comme lui pour parvenir à transformer le danger en risque, voire en catastrophe. Pour le dire en termes bergsoniens, le lanceur d’alerte fait communiquer des niveaux dif férents de la perception sociale des choses : à mi-chemin entre l’homme d’action, qui perçoit immédiatement les choses de façon adéquatement réglée, et le rêveur, qui perçoit la totalité des choses sans pouvoir agir, le lanceur d’alerte doit se déplacer en perma nence pour accroître le nombre de perceptions pertinentes, et ainsi faire la différence dans l’action. C’est pourquoi Chateauraynaud et Torny caractérisent le lanceur d’alerte par la vigilance, disposition d’esprit à mi-chemin entre le rêve et l’action, qui permet d’inter préter les signes d’un danger à venir en vue d’agir sur les choses. Pour autant, cette analyse bute sur un des points majeurs du bergsonisme, que Deleuze avait repéré sans l’appliquer aux Deux Sources de la morale et de la religion, et qui produit la surprise dans ce livre : la différence de nature entre la religion statique et la religion dynamique. J’ai interprété jusque-là l’analyse bergsonienne de la religion statique à travers la sociologie des risques sans introduire 1. G. Deleuze, Différence et Répétition, Paris, PUF, « Épiméthée », 1968, p. 156.
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/ la religion dynamique, qui se caractérise non plus par Faction en situation de risque, conduite par les représentations de l’intelli gence, mais par l’action totalement assurée, ressourcée à l’intuition de l’élan vital. L’analyse du lanceur d’alerte par Ghateauraynaud et Torny semble conduire vers la religion dynamique, puisqu’elle oriente la sociologie des risques vers la création de nouvelles insti tutions en s’enracinant dans la perception primitive et vitale des choses. Pourtant Chateauraynaud et Torny commettent l’erreur critiquée par Bergson et Deleuze : ils établissent une différence de degré entre religion statique et religion dynamique, ou entre perception du risque et annonce d’une catastrophe, là où il y a une différence de nature. En atteste ce passage où les deux sociologues résument parfaitement leur méthode : En parlant de « perception sociale du risque », on établit une équiva lence entre le niveau des perceptions, qui suppose une expérience corpo relle, ou pour le moins une mise en présence, une participation au cours des choses, et le niveau des représentations sociales. Or la plupart des alertes prennent naissance dans un niveau intermédiaire puisqu’elles sup posent à la fois la capture de phénomènes toujours porteurs d’étrangeté ou de nouveauté, et l’orientation vers un espace social fondé sur des représentations et des institutions. Ce décrochage vis-à-vis du paradigme dominant de la « représentation sociale des risques » permet de s’intéres ser aux façons dont les personnes traitent pratiquement la question de la « réalité », ou si l’on préfère de la factualité des dangers ou des risques. Car si l’on peut percevoir un danger en situation, on ne perçoit pas direc tement de « risque ». Pour être manifesté dans une activité quelconque, un risque suppose à la fois un espace de calcul préétabli et l’existence de précédents répertoriés par la mémoire collective. A travers la catastrophe, c’est la continuité de la vie quotidienne qui est menacée, et partant, la confiance dans les dispositifs chargés de garan tir cette continuité. La catastrophe manifeste en effet une absence de prise sur les choses. Si l’accident de voiture, statistiquement fréquent, semble faire moins « peur », c’est que les conducteurs disposent de prises indivi duelles constamment perfectibles, et que, contrairement à ce qui se pro duit dans beaucoup d’autres domaines, ils peuvent mettre en œuvre, du moins pour eux-mêmes, une forme de vigilance. L’expérience la plus ordinaire permet en effet de comprendre les états et les situations cri tiques, c’est-à-dire de les éprouver directement avec un corps et de déve lopper un apprentissage par l’attention et la vigilance. Ce n’est plus vrai dans le cas de fuites radioactives ou de la dissémination de prions au statut biologique énigmatique l. 1. F. Chateauraynaud, D. Torny, Les Sombres Précurseurs, Paris, Éditions de l’EHESS, 1999, p. 28.
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En définissant la catastrophe par une absence de prise sur les choses, Chateauraynaud et Torny n’établissent pas de différence de nature entre danger, risque et catastrophe, mais en font seule ment une différence de degré dans la façon dont les choses se dérobent à la prise, et donc dans le niveau d’alerte. Or la cata strophe ne brise pas la continuité de la vie quotidienne comme le danger : elle est une discontinuité totale, un de ces « tournants de l’expérience » dont Bergson fait l’occasion de ressaisir l’élan vital à travers une intuition créatrice. En cela, la confiance de celui qui traverse la catastrophe est qualitativement différente de la confiance produite par les dispositifs d’assurance contre les risques : c’est une confiance « transfigurée » par le passage de l’expérience ordinaire à une expérience totale. Il faut donc lire les textes sur la religion dynamique autrement qu’à travers la seule action du lan ceur d’alerte : il faut analyser l’ontologie de la catastrophe.
Jean-Pierre Dupuy et le catastrophisme
Dans le courant de la sociologie des risques, Jean-Pierre Dupuy est le seul à citer Bergson explicitement. C’est qu’il assume le plus nettement la nécessité d’une métaphysique de la catastrophe à partir des problèmes de la temporalité. La catastrophe est en effet en elle-même imprévisible, à la différence du risque qui repose sur un calcul des probabilités : nous pouvons seulement y croire sans la calculer, ou alors il faudrait un calculateur infini comme le Dieu de Leibniz. Le problème posé par Dupuy est donc de donner un fondement objectif à cette croyance subjective, et c’est pour cela qu’il mobilise une métaphysique du temps : il s’agit de passer du temps en nous au temps en soi. La métaphysique bergsonienne est en effet une des seules à avoir pris au sérieux l’existence du temps en soi, indépendamment de l’acte d’une conscience. C’est pour quoi Dupuy radicalise cette métaphysique bergsonienne en décla rant non seulement que le passé existe indépendamment de l’acte spatialisant de la conscience, mais aussi l’avenir. Mobilisant la métaphysique des mondes possibles de David Lewis (dont il rap pelle qu’elle s’est formulée en réponse aux paradoxes de la dissua-
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sion nucléaire il affirme que la catastrophe existe dans un monde possible puisque nous pouvons faire des prédictions sensées à son égard : « chaque fois que nous faisons une prévision, nous donnons une réalité à l’avenir » 1 2. Il faut donc affirmer, selon le sous-titre du Catastrophisme éclairé, que la catastrophe est à la fois impossible et certaine, en assumant la contradiction de cet énoncé. Dupuy radicalise donc l’ontologie des risques, dont Beck soulignait qu’ils étaient à la fois visibles et invisibles, par une métaphysique de la temporalité orientée vers l’avenir. C’est ici que l’analyse de Bergson dans Les Deux Sources répond à ce problème métaphysique plus général. Dupuy reprend le pas sage où Bergson décrit son sentiment à la lecture de la déclaration de guerre en 1914 et le compare à l’évocation par James du trem blement de terre de San Francisco en 1906 : l’événement était personnalisé, familiarisé, en sorte qu’on pouvait attribuer une intention morale à une cause extérieure, et s’engager dans l’action d’une façon simple. Avant la déclaration, « la guerre apparaissait, dit Bergson, tout à la fois comme probable et comme impossible, idée complexe et contradictoire qui persista jusqu’à la date fatale » 3. L’erreur, comme le remarque Dupuy, serait de penser que la déclaration de guerre fait passer du possible au réel. La guerre a toujours été déjà là comme un possible parmi d’autres ; mais du fait de son caractère catastrophique, elle était un possible impossible ; sa transformation en personnage virtuel, entité fanto matique planant autour de chaque événement, permettait alors de percevoir avec familiarité le moment où elle était réelle. La discus sion bergsonienne sur le possible et le réel permet donc à Dupuy de résoudre les paradoxes temporels de la catastrophe : la cata strophe est un personnage virtuel qui ne peut s’exprimer qu’en images, et non se représenter dans l’espace rationnel des possibles. C’est en cela qu’il peut reprendre les analyses de Sartre sur la 1. On pourrait même rapprocher l’analyse de la dissuasion nucléaire par Lewis de celle de la mentalité primitive par Bergson puisque Lewis montre que la dissuasion tombe dans des contradictions lorsqu’elle attribue des intentions à ces énoncés sur l’avenir catastrophiques, et doit donc présenter la catastrophe nucléaire comme un accident (J.-P. Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l'impossible est certain, Paris, Le Seuil, 2002, ch. XII). On peut bien alors parler d’une « intention qui s’est vidée de son contenu ». 2. Ibid., p. 164. 3. DS, p. 166.
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mauvaise foi pour comprendre la perception ordinaire de la cata strophe. La catastrophe suscite en nous une conscience magique, au sens où nous savons qu’elle est toujours déjà là mais nous choi sissons de l’ignorer ; seul l’acte libre permet de se décider pour la catastrophe, en posant un « possible qui se possibilise ». Le mys tique bergsonien est alors analogue à la conscience libre chez Sartre. Là où les autres hommes s’en remettent à des personnages virtuels fournis par la société close, images fausses et aliénantes, le mystique produit de nouvelles images et crée de nouvelles institu tions, contribuant ainsi à la construction d’une société ouverte. Le mystique est en effet celui qui a traversé la catastrophe pour abou tir à « une prise de contact avec l’effort créateur que manifeste la vie»1. D’où le paradoxe sur lequel se conclut le bergsonisme, comme un héritage problématique pour la philosophie morale du XXe siècle : comment comprendre que l’élan vital ne se présente positivement que pour quelques hommes et non pour tous ? Et comment faire pour que ces quelques hommes entraînent les autres dans leur mouvement ? Comment expliquer, autrement dit, le caractère à la fois fini et infini de l’élan vital ? La réflexion de Dupuy introduit donc dans le bergsonisme le problème du mal ou du néant. En affirmant la réalité d’un avenir catastrophique là où Bergson affirmait la réalité d’un passé vital, Dupuy impose une singulière torsion au bergsonisme : partir non plus d’une évolution créatrice mais destructrice, pour montrer comment celle-ci produit à la fois l’intelligence des risques et l’intuition de nouvelles formes d’existence. L’analyse sartrienne de la mauvaise foi est ici dégagée de sa forme psychologique pour aboutir à une véritable métaphysique de la catastrophe. « Au-delà de la psychologie, le problème [de la catastrophe] engage toute une métaphysique de la temporalité, ainsi que Bergson l’a magnifi quement compris à propos de la création. Notre temps impose de transposer au cas de la destruction la leçon qu’il nous a donnée. Avec les hommes, l’évolution créatrice s’est doublée de sa part maudite, dévolution destructrice2.» Cette puissance de destruction, cette « part maudite » de l’évolution, Dupuy lui donne le nom de sacrifice. La notion de part maudite fait référence à la réflexion 1. Ibid., p. 233. 2. J.-P. Dupuy, op. cit., p. 145.
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sur cette question de Georges Bataille, lui aussi lecteur de Bergson ; mais c’est singulièrement à René Girard que Dupuy emprunte cette notion. Le sacrifice est analysé par Girard comme l’origine de la société puisqu’il transfère sur une victime, le bouc émissaire, la violence contagieuse qui entraîne tous les hommes dans des flux d’imitation. L’analyse de Girard est réaliste au sens où elle pose le sacrifice comme un événement qui a eu lieu mais que les hommes ne peuvent voir, et dont la mémoire ne peut donc se transmettre que sous forme littéraire ou romancée. Dupuy déplace alors vers une métaphysique de l’avenir ce que Girard affirme dans une his toire des textes passés. Sa critique porte en effet sur la science économique, qui projette l’avenir dans un calcul des risques en ignorant, parmi ces risques, la catastrophe radicale. Tout l’effort de Dupuy est de montrer que cette rationalité économique masque une réflexion morale sur le sacrifice, auquel les hommes doivent consentir pour vivre en société, comme un « détour » pour parve nir à la maximisation des fins. Dupuy ne critique donc pas la science économique en tant que telle, mais plutôt la sociologie des risques lorsqu’elle prend au sérieux l’image que se donne cette science, en montrant par exemple que les risques sont controversés, ignorant ainsi ses conditions d’existence dans l’acceptation du sacrifice. Une science économique conséquente est celle qui assume et interroge cette part de négativité, se transformant ainsi par là en philosophie morale. Il faut alors remarquer que Bergson parle lui-même du sacri fice, dans un passage des Deux Sources que ne commente pas Dupuy. Il s’agit d’un passage de la fin du deuxième chapitre, où Bergson aborde les questions de sociologie des religions laissées jusque-là en suspens, comme la prière dont Mauss avait fait son sujet de thèse. Le sacrifice y est traité comme un sujet technique et contro versé sur lequel la métaphysique bergsonienne peut apporter quelques éclairages. La controverse avait en effet opposé deux élèves de Durkheim, Mauss et Hubert, aux élèves de l’anthropo logue anglais Robertson Smith sur le caractère originaire du sacri fice. Selon Robertson Smith, le sacrifice était l’acte premier de la religion parce qu’il unissait les individus dans la consommation rituelle d’un animal ou d’une plante, en sorte qu’il était un repas avant d’être une offrande. Durkheim montrait au contraire que le sacrifice était d’abord une purification rituelle consistant à catégo-
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riser les êtres de renvironnement avant de consommer l’animal considéré comme emblème de la société : le sacrifice est donc représenté avant d’être effectué, c’est un acte de pensée avant d’être un acte alimentaire. Bergson prend ainsi parti pour Robertson Smith en soulignant cependant un point particulier : « le sang avait une vertu spéciale. Principe de vie, il apportait de la force au dieu pour le mettre à même de mieux aider l’homme et peut-être aussi (mais c’était une arrière-pensée à peine consciente) pour lui assurer plus solidement l’existence. C’était, comme la prière, un lien entre l’homme et la divinité»1. Que signifie cette référence au sang chez Bergson ? Faut-il y voir un retour du vitalisme ? En quoi éclaire-t-elle la pensée bergsonienne de l’assurance, dont on voit qu’elle revient ici à un moment inat tendu ? Le sang n’est pas ici une force substantielle mais plutôt un « principe de vie » analogue à l’acte de langage qu’est la prière : c’est un « instinct virtuel » qui établit inconsciemment une relation entre les hommes et les dieux en projetant la totalité sociale dans une entité biologique pour parer aux risques de l’existence. Autre ment dit, il faut lire dans l’analyse bergsonienne du sacrifice non l’origine de la religion mais un effet de la « fonction fabulatrice » qui fait apparaître conjointement le langage et la vie humaine.
Claude Lévi-Strauss et la confiance
Claude Lévi-Strauss est revenu sur ces analyses bergsoniennes du sang en 1962, lorsqu’il s’interrogeait lui-même sur les rapports entre sacrifice et totémisme. Cette question était en effet au cœur de la discipline ethnologique depuis que Robertson Smith avait éclairé le sacrifice dans les religions sémites par l’institution toté mique dans les sociétés australiennes, qui repose sur la consomma tion rituelle d’un animal ou d’une plante considérés comme ancêtres du clan. Lévi-Strauss réhabilite la solution bergsonienne au problème du totémisme pour autant qu’elle évite à la fois la participation mystique à un même sang analysée par Lévy-Bruhl 1. DS, p. 214.
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et la représentation collective de l’emblème proposée par Durkheim. Ce que Bergson affirme en effet, c’est que le sang permet d’affirmer non pas la force du clan mais la différence entre deux clans. « Supposons, en effet, qu’on veuille marquer que ces deux clans constituent deux espèces, au sens biologique du mot... on donnera... à l’un des deux le nom d’un animal, à l’autre celui d’un autre. Chacun de ces noms, pris isolément, n’était qu’une appellation : ensemble, ils équivalent à une affirmation. Ils disent, en effet, que les deux clans sont de sang different \ » Si Lévi-Strauss se moque dans La Pensée sauvage d’« une “fonction fabulatrice” tour nant le dos à la réalité », pour mieux lui opposer la précision de la « science du concret », il retrouve donc bien ici les enseignements de la notion d’« instinct virtuel ». C’est parce qu’il est un être de langage que l’homme peut percevoir une différence comme signi fiante, en introduisant une discontinuité dans la continuité de la matière sonore, et en connectant cette différence à d’autres diffé rences comme celle qui passe entre deux clans différents ou entre deux espèces différentes. Lévi-Strauss voit bien que si Bergson ana lyse le totémisme comme l’interdiction du mariage entre consan guins, ce n’est pas au sens d’un instinct biologique qui interdit des alliances infécondes, mais au sens d’un « instinct virtuel » qui impose comme des contraintes des différences purement linguis tiques - annonçant ainsi l’analyse de la prohibition de l’inceste dans Les Structures élémentaires de la parenté. « Tout en maintenant la réalité du besoin qui pousserait les hommes à éviter les unions consanguines, il admet qu’aucun instinct “réel et agissant” ne lui corresponde. La nature remédie à cette carence par les voies de l’intelligence, en suscitant “une représentation imaginative qui détermine la conduite comme eût fait l’instinct” 12. » Pour expliquer une telle finesse dans l’analyse d’un problème ethnologique com plexe, il n’est pas besoin de recourir à l’analogie entre la métaphy sique de l’élan vital et la cosmologie des Indiens Sioux, comme le fait ironiquement Lévi-Strauss dans Le Totémisme aujourd'hui. Il suffit de remarquer que la philosophie de Bergson pose de façon nou velle le problème des rapports entre vie et langage, comme LéviStrauss est près de le reconnaître dans La Pensée sauvage. 1. Ibid., p. 194, cité in C. Lévi-Strauss, Œuvres, Paris, Gallimard, 2008, p. 536. 2. Ibid., p. 538. Lévi-Strauss cite Les Deux Sources, p. 195.
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En quoi cette discussion ethnologique éclaire-t-elle les pro blèmes de la société du risque ? Si Lévi-Strauss utilise peu cette notion, toute son anthropologie s’inscrit dans une réflexion sur l’incertitude de l’action humaine. La situation fondamentale dont part la démonstration des Structures élémentaires de la parenté est en effet celle de deux groupes qui se rencontrent pour la première fois sans savoir s’ils sont amis ou ennemis. L’échange des femmes (mais aussi des biens et des mots) est alors le moyen d’éviter la guerre en introduisant entre les deux groupes les rigueurs de l’alliance, selon la formule empruntée à Tylor : « either marrying out or being killed out ». Le totémisme apparaît également comme l’une des façons de maîtriser l’incertitude des nouvelles rencontres, car il naturalise la différence entre les deux groupes en y voyant une différence entre deux espèces vivantes - à moins qu’il ne socialise une différence perçue comme dangereuse entre deux espèces vivantes au moyen d’une différence sociale considérée comme plus stable. Le travail de la pensée consiste pour Lévi-Strauss à rapporter des différences inconnues, et donc risquées, à des différences plus familières et rassurantes : « insérer, sous son double aspect de contingence logique et de turbulence affective, l’irrationalité dans la rationa lité » \ Le sacrifice lui-même est une des façons de gérer l’incerti tude, en détruisant des êtres considérés comme inférieurs au nom d’un être considéré comme supérieur. Mais il y a un saut qualitatif lorsqu’on passe du totémisme au sacrifice, car alors la pensée bas cule d’un axe horizontal nature/société à un axe vertical inférieur/ supérieur 2. Peut-on alors parler d’un devenir catastrophique de la pensée sauvage pour caractériser ce saut qualitatif? Et peut-on le comparer au saut qui s’effectue chez Bergson de la religion statique à la religion dynamique ? Un passage de la démonstration des Structures élémentaires de la parenté peut nous y faire penser. Lévi-Strauss y propose la distinc tion entre échange restreint et échange généralisé, qui reprend le problème classique de l’élargissement du nombre de groupes échangeant des femmes. Refusant d’y voir un élargissement gra duel des organisations dualistes vers des sociétés plus complexes, Lévi-Strauss affirme que l’échange a d’abord été généralisé avant 1. Œuvres, op. cit., p. 821. 2. Ibid,., p. 797-802. Ce passage a été commenté récemment par E. Viveiros de Castro dans ses Métaphysiques cannibales, Paris, PUF, 2009.
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de se restreindre pour des raisons dues à la contingence de l’his toire et aux dangers de l’environnement1. Autrement dit, en termes bergsoniens, l’échange s’ouvre à toutes les sociétés avant de devoir se clore du fait de la finitude de l’espèce humaine. Il est en effet la réponse géniale trouvée par quelque philosophe sauvage au problème fondamental de la vie humaine, qui doit s’accommoder des différences tout en sachant qu’elles sont dangereuses pour elle. Si les groupes risquent de se faire la guerre tant qu’ils n’échangent pas, la seule façon de mettre fin à la guerre est d’inclure tous les groupes humains dans l’échange, en pariant sur la capacité du dernier groupe à rembourser sa dette au premier groupe au terme du cycle de l’échange. L’échange généralisé suppose donc originai rement un acte de confiance : « Il y a toujours dans l’échange généralisé un élément de confiance qui intervient ; il faut avoir confiance que le cycle se refermera, et qu’une femme reçue vien dra, en fin de compte mais avec retard, compenser la femme initia lement cédée. La croyance fonde la créance, la confiance ouvre le crédit » 2. Mais alors cette confiance originelle n’est plus la confiance dans tel ou tel groupe avec lequel on échange, c’est une confiance dans l’échange en tant que tel comme capacité de la vie à se perpétuer au travers des différences qui la menacent. Il faut bien dire alors, selon les mots de Bergson, qu’ici « croyance signifie essentiellement confiance », au sens où elle ne dépend plus de telle ou telle organi sation sociale mais de l’élan vital lui-même. Peut-on alors parler de catastrophe dans l’anthropologie de Lévi-Strauss ? Et en quoi la confiance en l’échange est-elle une réponse à cette catastrophe ? Lévi-Strauss a souvent dit que la véri table catastrophe qu’il a vécu en son siècle n’est pas celle de la destruction d’un peuple par un autre mais celle du passage de l’humanité de deux milliards à six milliards - une inquiétude démographique qui se rapproche du diagnostic final de Bergson dans Les Deux Sources. Mais Lévi-Strauss ne parlerait pas d’une « loi de double frénésie » pour expliquer les oscillations de l’humanité 1. Louis Dumont a remarqué que l’échange généralisé était présent selon LéviStrauss dans toutes les autres formes d’échange de façon « virtuelle » : cf. Groupes de filiation et alliances de mariage. Introduction à deux théories d'anthropologie sociale, Paris, Galli mard, 1997. 2. C. Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, Paris/La Haye, Mouton, 2002, p. 305.
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entre mystique et mécanique. Selon lui, la catastrophe de l’extermi nation d’un groupe humain par un autre est la conséquence d’une autre catastrophe, celle par laquelle l’humanité s’est séparée de la nature pour la prendre comme objet. Or une telle catastrophe n’est rien d’autre que l’avènement du langage humain, dont LéviStrauss souligne dans l’« Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » qu’il n’a pu se faire que « tout d’un coup », en introduisant un premier décrochage entre signifiant et signifié dont tout le reste de l’évolution humaine devait tenter de pallier les conséquences. La catastrophe originelle dont parle Lévi-Strauss n’a donc rien de réel : elle est entièrement formelle, et ne prend sens que dans la série des catastrophes qui, inconsciemment, la répètent. La confiance du premier philosophe sauvage dans l’échange qui permet de rassembler les signes dans une totalité signifiante ne peut alors se décliner qu’en une pluralité de systèmes d’assurance par lesquels l’intelligence prévient les dangers de l’environnement - ce que Bergson a appelé des mixtes entre religion dynamique et reli gion statique. S’il y a un bergsonisme chez Lévi-Strauss, c’est un bergsonisme désespéré. Mais il permet de penser avec clarté et précision les différences entre danger, risques et catastrophes.
L’ellipse : une difficulté majeure du troisième chapitre des Deux Sources de la morale et de la religion Ghislain Waterlot
Lire Bergson n’est pas chose facile, contrairement aux appa rences particulièrement trompeuses dans le cas de ce philosophe. Certes, Bergson écrit dans la langue de tout le monde, et tient particulièrement à ce que la philosophie ne s’enferme pas dans un jargon spécialisé \ hermétique au non-spécialiste2. Mais la limpi dité de son style peut masquer de redoutables difficultés. Une de ces difficultés, et non des moindres parmi les redoutables, est l'ellipse, qu’il pratique avec un art consommé, et à laquelle j’ai été particulièrement confronté lorsqu’il a fallu réaliser, avec Frédéric Keck, la première édition critique des Deux Sources de la morale et de la religion Spécialement en charge des chapitres III et IV, je me suis aperçu qu’en ce qui concerne le problème de l’ellipse, le cha pitre III est particulièrement difficile. Sans doute est-ce l’un des chapitres les plus elliptiques de toute l’œuvre de Bergson. L’ellipse consiste, comme on sait et comme le rappelle le Petit Robert, en la pratique de « l’art du raccourci ou du sous-entendu ». En un sens, elle est un art de la brièveté, fondé sur la mise à l’écart de ce que l’on n’estime pas indispensable à la compréhension. 1. «Il n’y a pas d’idée philosophique, si profonde ou si subtile soit-elle, qui ne puisse et ne doive s’exprimer dans la langue de tout le monde » (Mélanges (cité À/), Paris, PUF, 1972, p. 1514). 2. Il se réjouit que des non-spécialistes lisent son œuvre et déclare à Joseph Lotte : « Vous n’enseignez pas la philosophie, n’est-ce pas ? C’est la vie qui vous a mené à aimer mon œuvre... C’est inestimable » (M, p. 880). 3. Les Deux Sources de la morale et de la religion (cité DS), Paris, PUF, « Quadrige », 2008.
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Dans la littérature ou le cinéma, elle est fortement recommandée. Que dirait-on d’un cinéaste qui nous infligerait tout d’un récit, avec une méticulosité didactique ? Quant au romancier, il recourt nécessairement à l’ellipse et il est à peu près impossible d’écrire une nouvelle sans en user. L’ellipse n’est pas seulement utile, elle est une exigence de l’art. Mais qu’en est-il en philosophie ? Socrate et Platon n’enseignaient-ils pas qu’il importe de n’omettre aucun élément dans l’exposition de l’acte de connaissance impliqué par la philosophie ? Quant à Bergson, on sait qu’il détestait le style d’Alain qui « saute les intermédiaires », donc pratique l’ellipse. Alors ? Précisons les choses. Pour commencer, distinguons l’ellipse légi time de l’ellipse illégitime. L’ellipse illégitime serait celle qui com promet l’établissement d’une démonstration en la rendant vague ou floue, en lui donnant des contours incertains à cause du rac courci ou du sous-entendu concernant des éléments indispensables. Une telle espèce d’ellipse peut poser des problèmes dirimants à une philosophie, quelle qu’elle soit. En revanche, dans le cadre d’une démonstration philosophique, on peut procéder à l’ellipse d’éléments de connaissance relatifs à ce que l’on veut montrer, sans pour autant compromettre le résultat, c’est-à-dire la conduite à bonne fin d’une certaine démonstration. En ce qui concerne le livre des Deux Sources de la morale et de la religion et son chapitre III qui nous intéresse spécialement, qu’est-ce que cela veut dire ? D’abord qu’il convient de faire la différence entre densité et ellipse. La densité n’est pas l’ellipse. Or le style de Bergson est d’une extrême densité. Pas de fioriture chez lui, et une extra ordinaire aptitude à dire beaucoup en peu de mots, à aller droit à ce qu’il veut dire aussi. Bergson ne dilue pas. H cultive l’art de l’écrivain composant des classiques, des livres découvrant une nou velle compréhension de la réalité sans pour autant être intermi nables ; des livres entièrement maîtrisés et centrés sur ce qu’ils ont à dire. « L’essence du classicisme est la précision, écrit-il à Jacques Chevalier. Les écrivains qui sont devenus classiques sont ceux qui ont dit ce qu’ils voulaient dire, rien de moins, mais surtout rien de plus » La création philosophique sera soutenue par la concentra tion du propos et le refus de la laisser se diluer dans un ensemble 1. Correspondances, lettre du 19 novembre 1934, Paris, PUF, 2002, p. 1478.
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/ d’éléments de connaissance ou d’analyses déjà connus, qui risque raient de détourner l’attention du lecteur loin de ce qui est neuf et donc difficile à appréhender et recevoir. Si Bergson répète volon tiers ce qu’il apporte de neuf (sur la durée, sur le rapport du lan gage à la pensée, sur l’opposition de l’acte et de l’analyse), c’est qu’il sait trop bien que le nouveau commence par être méconnu voire repoussé, aussi laisse-t-il volontiers à l’écart de son texte tout ce qui l’a conduit, à travers de longues et minutieuses recherches, aux idées nouvelles qu’il expose dans ses livres. Tout auteur d’ailleurs pratique cet élagage, et toutes sortes de matériaux sont laissés de côté lors de la rédaction finale d’un ouvrage. Simplement Bergson pousse particulièrement loin cette décantation et il offre au lecteur un nectar particulièrement concentré. Mais l’ellipse n’est pas une concentration du propos. Elle consiste à raccourcir, à omettre, à sous-entendre. Si Bergson la pratique régulièrement dans les Deux Sources, peut-être est-ce, comme il le déclarait à Jacques Chevalier peu de temps après la publication du livre \ parce que « ce livre est moins hypothétique que les autres » et qu’il se sent plus assuré de ce qu’il y dit que dans L'Evolution créatrice, d’où ce côté « dépouillé » jusqu’à l’ellipse ? Peut-être. Mais je pense surtout que Bergson y pratique l’ellipse en vue d’aller directement à la démonstration d’une de ses thèses centrales, selon laquelle la révolution morale fondamentale dans l’histoire de l’humanité a été apportée par la mysticité, et que cette dernière, dont le rôle historique est décisif, permet aussi de poser correctement le problème de Dieu. La question que nous devons nous poser, quant à nous, est de savoir dans quelle mesure cet art de l’ellipse peut nuire à la compréhension philosophique du dire de Bergson, et donc à l’œuvre elle-même. Et pour ne pas demeurer dans le vague ou les généralités, nous allons nous arrêter sur quelques exemples qui me semblent particulièrement significatifs. Le premier exemple sera celui des pages consacrées à la phéno ménologie de l’expérience mystique chrétienne, qui se trouvent au centre du troisième chapitre (p. 243-247)2. Le deuxième, l’exemple de la page consacrée au Christ des Evangiles (p. 254). Le troisième et dernier exemple sera relatif à ce que Bergson dit de la nature de Dieu (p. 267 sqj. 1. J. Chevalier, Entretiens avec Bergson, 8 mars 1932, Paris, Plon, 1959. 2. Je donne la pagination de l’édition critique.
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Sur le premier exemple, nous nous arrêterons longuement. Il est sans doute le plus problématique, dans la mesure où Bergson recourt, au cœur de ces pages extraordinaires et sans doute uniques dans l’histoire de la philosophie, à plusieurs ellipses. Or la mystique chrétienne, qui est l’objet de ces quelques pages, est le cœur du livre. Bergson dira à Jacques Chevalier (mais il tiendra aussi bien le même propos à Biaise Romeyer 1 ou au chanoine Magnin 2) : Je viens montrer aux philosophes qu’il existe une certaine expérience, dite mystique, à laquelle ils doivent, en tant que philosophes, faire appel, ou dont ils doivent tout au moins tenir compte. Si j’apporte, dans ces pages, quelque chose de nouveau, c’est cela : je tente d’introduire la mystique en philosophie comme procédé de recherche philosophique. Je suis donc tenu de démontrer qu’il n’y a pas solidarité entre cette méthode de recherche et la foi à un dogme quel qu’il soit.
Il faut alors souligner que s’il est important en effet qu’il mette en évidence l’indépendance de la mysticité à l’égard de la foi en un dogme (ce qu’il fait en montrant que la mysticité fonde le dogme et non l’inverse 3, et qu’elle en est séparable4), il devrait également se sentir tenu, précisément parce qu’il s’agit de quelque chose d’essentiellement neuf en philosophie et que les philosophes ne sont ordinairement pas familiers avec la littérature mystique, d’être aussi précis et détaillé que possible lorsqu’il parle du mysticisme. Or ce n’est pas le cas. Un spécialiste important du mysticisme chrétien, et spécialement carmélitain (le mysticisme auquel Berg1. « Entre la philosophie et la théologie, il y a nécessairement (...) un intervalle. Mais il me semble que j’ai réduit cet intervalle en introduisant dans la philosophie, comme méthode philosophique, la mystique qui en avait été jusqu’alors exclue » (ÀZ, lettre du 24 mars 1933, p. 1507). 2. On peut lire, dans l’entretien accordé à La Vie catholique et publié dans le numéro du 7 janvier 1933 : « Pour moi, la raison n’aboutit pas nécessairement à un rationalisme sec, rebelle à tout mysticisme. Mon œuvre aura été, sans doute, d’intégrer celui-ci dans la philosophie, tout en laissant à la religion et à la foi leurs mystères. » Cet entretien a été réédité par Emile Poulat dans L'Université devant la mystique, Paris, Éd. Salvator, 1999, p. 269-280. 3. DS, p. 252 : « Nous nous représentons donc la religion comme la cristallisation, opérée par un refroidissement savant, de ce que le mysticisme vint déposer, brûlant, dans l’âme de l’humanité ». 4. Ce qu’il indique en invitant le lecteur à considérer des exemples de vie mys tique qui ne sont pas tournés vers la vie religieuse, mais la vie politique et militaire (c’est le sens du recours à l’exemple de Jeanne d’Arc à la page 241, dont l’activité jugée surabondante n’est pas employée « à la propagation du christianisme »).
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son s’est d’ailleurs essentiellement intéressé), Jean Baruzi1 - qu’on ne soupçonnera pas d’être anti-bergsonien - l’a d’ailleurs noté dans un de ses derniers articles : Nous ne retrouvons pas dans Les Deux Sources l’information exhaustive qui avait conféré à Matière et mémoire une solidité sans défaut. Ni les sché mas, trop généraux, des divers mysticismes, que ce soit le mysticisme grec ou le mysticisme qualifié de façon très vague de mysticisme oriental, ni les allusions aux grands Mystiques chrétiens, c’est-à-dire à ceux qui paraissent à Bergson les témoins de ce qu’il appelle le mysticisme complet, ne nous mettent en présence de données irrécusables2.
Baruzi formule ici les critiques les plus fortes que l’on puisse faire à propos de l’analyse bergsonienne du mysticisme. Il ne dit pas que Bergson se trompe dans la compréhension de la mystique ou s’égare. Il souligne deux défauts : d’une part sur les mystiques non-chrétiennes (qui ne sont pas le centre du souci philosophique de Bergson), il déclare qu’il est trop général et trop vague ; d’autre part il reproche à Bergson de se contenter d’allusions aux grands mystiques chrétiens. Il est vrai qu’en ce qui concerne les mysti cismes non-chrétiens, et particulièrement le mysticisme oriental, Bergson est, pour une fois, superficiel. Il reconnaît lui-même qu’il présente une sorte de condensé à partir d’une connaissance de seconde main 3. Et s’il assume, contre ses principes habituels, un tel procédé, c’est parce qu’en l’occurrence il n’aura rien de dom mageable : il lui suffit de s’apercevoir avec certitude que le mysti cisme oriental n’est pas un mysticisme qui s’achève dans l’action, et par conséquent un mysticisme complet (puisque seul un mysti cisme qui s’achève dans l’action est complet à ses yeux), pour être amené à le laisser de côté. La préoccupation philosophique cen trale de Bergson est en effet de saisir ce qu’un mysticisme complet peut apprendre au philosophe sur la nature de Dieu et sur l’his toire4. En ce qui concerne maintenant le mysticisme chrétien, il 1. Il est l’auteur d’un ouvrage devenu classique, Saint Jean de la Croix et le problème de l'expérience mystique [1924], Paris, Ed. Salvator, 19993. 2. J. Baruzi, « Le problème de la vie et les formes les plus hautes de l’expérience religieuse », in Le Problème de la vie, Neuchâtel, Ed. de la Baconnière, 1951 ; repris dans L’Intelligence mystique, Paris, Berg, 1986, p. 204. 3. DS, p. 235. 4. Et il est vrai que ces pages sur le mysticisme oriental, où il est essentiellement question du bouddhisme et du mysticisme hindou, ont tout de suite été critiquées par
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est vrai qu’il ne consacre que quelques « allusions » aux grands mystiques (il en cite quelques-uns, et certains sont d’ailleurs plus ou moins inattendus, par exemple l’apôtre Paul ou Jeanne d’Arc). En revanche il serait faux de prétendre qu’il est allusif sur le mysti cisme en tant que tel, puisque la lecture attentive des pages sur lesquelles je veux attirer l’attention du lecteur montre qu’il a saisi en profondeur le mouvement de l’expérience mystique et qu’il l’a médité longtemps ; plus on lit les mystiques auxquels il renvoie, plus on lit les quelques pages de la phénoménologie de l’expérience mystique qu’il rédige au cœur du troisième chapitre, plus on s’aperçoit qu’il n’y a rien de faux dans ce qu’écrit Bergson, et qu’en un sens tout y est, il n’a rien oublié, mais sans doute l’ensemble est trop in nucce. Oui, l’ensemble est certainement trop elliptique. A quoi le voit-on ? Je l’écrivais il y a un instant, le lecteur est frappé par le fait que Bergson n’oublie ou n’omet rien ; ainsi les trois phases fondamentales décrites par les mystiques sont bien pré sentes. Pas selon l’ordre classique de la théologie mystique exposé par Bonaventure dans son De tripliez via 1 : voie purgative, voie illuminative, voie unitive ; mais plutôt selon l’ordre de la mystique moderne carmélitaine, où l’expérience concrète est exposée à la première personne et où l’existentiel prévaut sur la traditionnelle « théologie mystique » et la cohérence logique. Un être singulier rapporte son expérience et en suit le fil sans se soucier en premier lieu d’exposition doctrinale, et par conséquent évitant le discours sur Dieu. Or les phases décrites par cette mystique moderne sont : oraison ascétique et sentiment de la présence de Dieu dans une foi savoureuse, entrée dans la nuit de la déréliction et le retrait de Dieu (avec le travail de sape et la transformation radicale du sujet qui l’accompagne et qui peut durer des années, parfois des dizaines d’années), enfin union définitive avec Dieu pour un sujet métamor phosé. Bergson ne manque aucune de ces phases dans sa phénomé nologie de l’expérience mystique. On ajoutera que chaque terme du texte bergsonien est pesé et qu’il est tout de suite évocateur Paul Masson-Oursel estimant que Bergson a négligé ou n’a pas aperçu la dimension active du mysticisme indien. Voir « L’Inde n’a-t-elle connu qu’un mysticisme incom plet ? », dans la Revue de métaphysique et de morale, 40, n° 3, juillet-septembre 1933, p. 355-362. 1. Bonaventure reprenant et transposant une tripardtion énoncée par Origène qui distinguait la purification, l’illumination et la perfection.
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/ pour un lecteur de textes mystiques. Une seule réserve : le côté un peu triomphal de l’accomplissement mystique suggéré par le texte risque de fausser la perception du phénomène et de favoriser les malentendus. Mais ce qui surprend surtout, et où se manifeste l’ellipse, c’est l’aspect minimaliste de l’évocation de la phase cen trale de l’expérience mystique chrétienne, l’expérience de la nuit obscure. Là, sans conteste, il y a ellipse. Certes Bergson écrit que « “la nuit obscure” dont les grands mystiques ont parlé, (...) est peut-être ce qu’il y a de plus significa tif, en tout cas de plus instructif, dans le mysticisme chrétien » Mais précisément il l’analyse peu et passe très vite sur ce phéno mène reconnu à la fois comme le plus significatif et le plus instructif Un peu plus d’une page à peine... Quelle est la conséquence de ce passage extrêmement rapide ? D’abord une accentuation sur la phase finale, qui devient plus importante que le plus significatif et le plus instructif. Ensuite une compréhension du mysticisme qui risque d’être biaisée. Ainsi, quand on lit les mystiques, en particu lier la mystique d’obédience carmélitaine et les mystiques dites du néant dans le sillage d’un Benoît de Canfeld 2, la phase d’esseulement et d’abandon (de dépression et de désespoir) est souvent extrêmement longue et particulièrement douloureuse 3. Elle corres pond à l’expérience de la perte de soi, souvent dans une sorte d’auto-condamnation radicale de soi. Or Bergson dit simplement : « l’âme se retrouve seule et parfois se désole ». Et un peu plus loin il évoque, en termes quasi-platoniciens, la perplexité d’une per sonne qui se sent comme étrangère parmi ses semblables (en même temps qu’ayant perdu la présence de Dieu) : « Habituée pour un temps à l’éblouissante lumière, elle ne distingue plus rien dans l’ombre ». Enfin il déclare : « elle sent qu’elle a beaucoup perdu ; elle ne sait pas encore que c’est pour tout gagner ». Et c’est tout. Quelques lignes plus loin il évoque une machine prévue pour des efforts exceptionnels et dont il faudrait soumettre chaque pièce à 1. DS, p. 245. 2. Benoît de Canfeld (1562-1610) est l’auteur de La Règle de perfection (1609) dont la troisième partie souligne la simplicité de l’essence divine au-delà de toute image et de toute conceptualité, et qui expose un chemin d’anéantissement de l’âme qui se laisse unir à Dieu dans un abandon absolu d’elle-même. 3. De ce point de vue, la lecture de La Vie par elle-même de Madame Guyon est très instructive (cet ouvrage a été récemment l’objet d’une édition critique par Domi nique Tronc, Paris, Champion, 2001).
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des épreuves de résistance très rudes. Il dit alors qu’une telle machine, si elle était consciente, éprouverait une « peine toute superficielle » (« le sentiment d’un manque çà et là, et d’une dou leur partout »). Une remarque s’impose : on peut remettre forte ment en question l’idée d’une peine « toute superficielle ». Si Bergson emploie une telle expression, qui semble si mal convenir à ce que déclarent vivre les mystiques les plus avancés, c’est proba blement en vue de souligner le contraste avec la fin de l'expérience mystique, ce à quoi elle aboutit quand elle parvient à un plein accomplissement ou achèvement et qui est en effet le relèvement d’un soi complètement transfiguré parce qu’il s’est radicalement donné, a compris et expé rimenté le fait qu’on n’a rien donné quand on n’a pas tout donné (d’où la radicalité mystique). Mais on se sent alors tenu de dire que Bergson minimise trop la violence de l’étape centrale, dans laquelle d’ailleurs de nombreux mystiques sombrent ou demeurent enlisés. Certes, je reconnais que parvenus à ce point, nous discutons l’inter prétation bergsonienne du mysticisme. Or Bergson se défend en disant qu’il ne prend en considération que les plus grands mys tiques et non pas ceux qui ont plus ou moins échoué : c’est alors cette notion de grand mystique qu’il faudrait interroger. Mais la question est pour nous de savoir s’il y a effectivement ellipse à propos de la nuit obscure, étant entendu qu’il s’agit de décrire l’expé rience des plus grands mystiques. Il semble bien qu’il y a ellipse dans la mesure où le cœur de l’expérience mystique, le passage essentiel et sine qua non, consiste en une sorte de renonciation radicale à soi qui, pour être complète (et Bergson rappelle « le don mystérieux et total de soi-même » à la page 239, précisément quand il critique l’insuffisance du mysti cisme oriental), fait passer par l’abandon de Dieu qui venait à ce soi ou que ce soi retrouvait au fond de lui-même et qui le comblait. Renoncer à tout, ce serait aussi renoncer à Dieu qui comble, ce qui provoque la difficulté majeure de l’expérience mystique. En fait, la nuit obscure conduit le sujet à reconnaître qu’il croit aimer Dieu qui vient le remplir, mais qu’en réalité il aime davantage la joie que Dieu lui donne et le bien qu’il lui fait, que Dieu en luimême. Sans bien s’en rendre compte, il continuait de s’aimer luimême avant que d’aimer Dieu (son amour pour Dieu demeurait conditionnel et n’était pas un amour pur, un pur amour), ce qui n’est pas étonnant puisque l’amour de soi constitue l’humanité de l’être
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humain à proprement parler. Bref, à travers l’étape de la nuit, survient le sentiment que le spirituel qui veut être entièrement à Dieu doit renoncer à ce qui fait de lui un être humain. Et les mystiques détaillent à loisir les conséquences de ce sentiment, en particulier Jean de la Croix (voir par exemple sa Montée du Carmel) : renonciation systématique à ce que nous pouvons attendre de nos facultés (sentir, imagination, mémoire, conception), perte de tout ce qui fait que nous nous estimons nous-mêmes, et donc renoncia tion volontaire à la considération sociale en général et à celle de nos proches en particulier, consentir à n’être plus rien au monde, en d’autres termes perdre tout ce qui assure dans le monde et même accepter, pour surmonter l’irréductible amour de soi, la des truction de l’image de soi - c’est alors le sentiment du néant de soi-même ou, pire, de l’irrémédiable mauvaiseté, dépression pro fonde dans le sentiment de déchéance confirmé par le retrait de Dieu, dégoût généralisé, indifférence à tout. Le mystique passe par là. Souvent durant des années. Il se néantise face à Dieu ou est comme néantisé par Dieu. Fénelon évoque longuement cette nuit dans son Explication des maximes des saints sur la vie intérieure (1697). Et d’autant plus volontiers qu’il vivait lui-même douloureusement le sentiment de vide et d’absence de Dieu. On peut penser que Bergson connaissait la correspondance de Madame Guyon et de Fénelon, d’autant plus sûrement qu’elle est rééditée par Maurice Masson en 1907 \ juste avant qu’il commence à s’intéresser direc tement au mysticisme et à Madame Guyon. Il connaissait donc certainement ces textes. Il a lu la Vie de Madame Guyon 1 2. Il sait que le père La Combe, un des directeurs spirituels de Madame Guyon, a sombré dans la folie. Il ne nie rien de tout cela d’ailleurs quand on lit son texte. Il n’y a rien qui entre en contradiction avec ces données. Mais il procède à une telle ellipse que cela a certainement des conséquences sur la tonalité d’ensemble de son propos. Le lecteur des mystiques ne peut qu’en être surpris dans la mesure où, s’il sait qu’il peut, quant à lui, rétablir l’équilibre et les éléments manquants, la question se pose pour ceux qui ne sont pas lecteurs de la tradition mystique chrétienne moderne. Ils 1. Fénelon et Madame Guyon. Documents nouveaux et inédits, Paris, Hachette, 1907. 2. Il déclare même à Charles du Bos, avant la guerre de 1914, qu’à sa connais sance l’on ne rencontre dans aucun ouvrage l’état mystique sous une forme aussi pure et aussi évidente (Journal de Charles du Bos, 17 novembre 1923).
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risquent de retenir surtout, comme tonalité d’ensemble de la mys tique, une sorte d’exaltation, forcément superficielle parce qu’elle paraîtra facile à obtenir. Ce qui est le passage de cap le plus délicat dans l’accomplissement du mysticisme, d’où l’on ressort métamor phosé, mais où beaucoup cassent le navire, devient un passage certes essentiel et irréductible, mais qui semble relativement aisé et dont la négativité est simplement trompeuse (elle n’est plus que le voile qui recouvre le travail positif qui s’opère et non pas son envers). Or il s’agit tout de même de rien moins, dans l’expérience mystique, que de parvenir à un état de surhumanité. Les mystiques accomplis ne sont plus des êtres humains comme les autres, mais des êtres que Dieu habite et qui sont, pour chacun d’entre eux, comme une espèce à individu unique 1. Ce franchissement de la limite ne peut pas être anodin ou sous-accentué. C’est donc, me semblet-il, un vrai problème ici que l’ellipse. Et elle a favorisé en effet les malentendus. Par exemple celui de Simone Weil, mystique elle-même, et contemporaine de Bergson même s’il a l’âge d’être son grand-père, qui voit dans le mysticisme bergsonien une sorte de paganisme qui s’ignore. Je rappelle ce passage de la troisième partie de L'Enracine ment : « Dans Bergson la foi apparaît comme une pilule Pink de l’espèce supérieure, qui communique un degré prodigieux de vita lité » 2. Et il est vrai que Bergson déclare, à la fin de la phénoméno logie de l’expérience mystique sur laquelle nous nous arrêtons, que le « résultat final » de l’expérience mystique est « une surabon dance de vie », « un immense élan », « une poussée irrésistible qui jette [la personne du mystique] dans les plus vastes entreprises » 3. Un peu avant (page 241), il écrivait que les mystiques « ont rompu une digue ». En soulignant cet aspect d’énergie libérée et ouverte sur le dehors plutôt que la conservation de soi et du groupe, et en minimisant le passage douloureux de transformation, Bergson a favorisé le malentendu. Allons un peu plus loin dans l’analyse. Simone Weil écrivait juste avant le passage cité il y a un instant : La merveille, dans le cas des mystiques et des saints, n’est pas qu’ils aient plus de vie, une vie plus intense que les autres mais qu’en eux la 1. DS, p. 285. 2. S. Weil, Œuvres, Paris, Gallimard, 1999, p. 1184-1185. 3. DS, p. 246.
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/ vérité soit devenue de la vie. Dans ce monde-ci la vie, l’élan vital cher à Bergson, n’est que du mensonge, et la mort seule est vraie. Car la vie contraint à croire ce qu’on a besoin de croire pour vivre ; cette servitude a été érigée en doctrine sous le nom de pragmatisme ; et la philosophie de Bergson est une forme du pragmatisme. Mais les êtres qui malgré la chair et le sang ont franchi intérieurement une limite équivalente à la mort reçoivent par-delà une autre vie, qui n’est pas en premier lieu de la vie, qui est en premier lieu de la vérité. De la vérité devenue vivante. Vraie comme la mort et vivante comme la vie. Une vie, comme disent les contes de Grimm, blanche comme la neige et rouge comme le sang. C’est elle qui est le souffle de vérité, l’Esprit divin.
Un tel texte, qui semble à l’opposé de la pensée bergsonienne, n’a en réalité aucune incompatibilité avec elle. Car il s’agit bien d’une mort à soi, dans la compréhension bergsonienne du mysti cisme ; le mystique meurt à l’espèce humaine et à la forme de vie qu’elle exprime (à cause des nécessités de la nature) ; le mystique franchit une frontière, en deçà de laquelle il y a bien une sorte de mensonge ou de trahison de la vérité, puisque le mystique découvre que ce qu’il tenait pour vrai dans la société où il a grandi et dans ses pensées intérieures mêmes, avant la traversée de l’expé rience, n’est qu’une trahison de la vérité de la vie, qui est amour. Ainsi Bergson affirme, même si c’est en d’autres termes que ceux de Simone Weil, cette différence entre le mensonge de la vie sociale (il parle lui de fabulation) en vue de la conservation d’une part, et la vérité d’autre part. En termes bergsoniens, le mensonge découle du retournement de l’élan ou de son inversion, dans la brisure de l’élan qu’impliquait la formation de sociétés dans un monde éclaté, où chaque espèce doit penser à elle-même, chaque société à ellemême, chaque individu à lui-même, plutôt qu’à l’acte de création de forme dans lequel il se donnerait tout entier. Le mystique retrouve la destination de la vie, qui avait été perdue dans les nécessités d’une nature où le vivant doit lutter pour la vie et est condamnée à se repaître du vivant. Si Bergson avait insisté davan tage sur cet enfermement et les illusions dont il se recouvre, sur la nécessité de le surmonter dans la nuit et à travers la nuit, condition absolue pour que se manifeste la vérité divine et épreuve si redou table pour les mystiques, il n’aurait probablement pas été exposé aux critiques si rudes d’une Simone Weil qui aurait pu reconnaître qu’il avait saisi le mouvement par lequel la vérité divine advient dans la personne du mystique.
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Deuxième exemple d’ellipse, la page 254 des Deux Sources consa crée au Christ des Evangiles. Du point de vue où nous nous plaçons, et d’où apparaît la divinité de tous les hommes, il importe peu que le Christ s’appelle ou ne s’appelle pas un homme. Il n’importe même pas qu’il s’appelle le Christ. Ceux qui sont allés jusqu’à nier l’existence de Jésus n’empêcheront pas le Sermon sur la montagne de figurer dans l’Évangile, avec d’autres divines paroles.
L’ellipse concerne ici l’existence ou l’inexistence du Christ. Dans le cadre des Deux Sources, ses conséquences sont de moindre portée. Mais elle implique des difficultés à propos de ce qui se tient dessous le texte. On pourrait à vrai dire multiplier les exemples. Dans le cas d’espèce, il s’agit du débat entre Paul-Louis Couchoud et les historiens du christianisme \ Nous n’avons pas la possibilité ici de développer ce point, on pourrait toutefois facilement montrer qu’on ne peut saisir l’enjeu de ces trois phrases sans une connais sance du contexte. C’est aussi une partie du sens qui risque d’échapper. Pour Bergson, l’essentiel dans le mysticisme est la trans formation intime et ses conséquences et non pas l’histoire des individus en tant que telle. Ce qui implique d’ailleurs qu’il ait déplacé le débat, et que s’il accorde une place essentielle au Christ des Evan giles, c’est en tant qu’il est l’initiateur d’un état d’âme nouveau et non pas en tant qu’il est aussi Jésus de Nazareth, ayant existé en Galilée sous la domination romaine. La difficulté pour l’interprète est ici assez considérable, car Bergson laisse peu d’indice ; or ces sous-entendus, qui pouvaient être relativement clairs pour les lec teurs avertis de l’époque, deviennent très opaques trois générations plus tard, où ces débats docétistes n’ont plus d’actualité intel lectuelle. Autre ellipse, un peu plus gênante et qui a une autre significa tion, à propos des « continuateurs originaux mais incomplets » 12. Une simple phrase, une affirmation sur le Christ et sur le rapport des « mystiques complets » à celui qui est l’origine du mysticisme complet, mais que rien ne peut justifier. On peut dire qu’il s’agit encore d’une ellipse, puisque la démonstration manque, ou au moins la justification d’une affirmation d’une telle importance, et 1. Voir à ce sujet la note 114, chapitre III, de l’édition critique des DS, p. 470-471. 2. Même page des DS, soit la page 254.
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on ne les trouvera nulle part. Que veut-elle dire, cette phrase ? Henri Gouhier s’est bien essayé à une réponse dans Bergson et le Christ des Evangiles1, mais de façon insatisfaisante. Sa solution consiste à dire que celui qui apporte l’ouverture définitive (le pur amour de l’humanité, et même de tout être, à travers et par l’amour de Dieu) ne peut être dépassé dans la mesure où il mani feste un absolu. Le Christ est donc indépassable. Mais ce n’est pas ce que dit Bergson ! Il affirme qu’il est inégalable. Et il l’appelle d’ailleurs le Surmystique dans certains entretiens2. Or rien dans sa doctrine ne semble pouvoir étayer une telle affirmation. Dans ce cas que fait-elle dans son livre, surtout sans explication d’aucune sorte ? Surmonter l’ellipse consisterait sans doute à entrer ici dans l’interprétation non pas tant de la pensée de Bergson que de ses intentions à l’égard des institutions. On peut penser en effet qu’il y a là une attitude prudente à l’égard de l’Eglise. Non pas qu’il craigne quoi que ce soit pour sa personne ; d’autant plus qu’il n’est pas chrétien : il ne peut être menacé d’excommunication comme son collègue Edouard Le Roy, ou tenu de s’expliquer, ou interdit de publication. Mais la plus grande partie de son œuvre est à l’index depuis 1914. Il sait que nombre de ses lecteurs sont catho liques. Il souhaite très vivement que son dernier livre ne soit pas mis à l’index. D’autant plus qu’il s’est très fortement rapproché du catholicisme, et que dans quelques années il écrira même, dans un codicille de son testament3, qu’il se serait converti s’il n’avait vu se lever « la formidable vague d’antisémitisme qui va déferler sur le monde » et qu’il souhaitait demeurer « parmi ceux qui seront demain des persécutés ». Bref, il ne souhaite certainement pas donner des arguments à ceux qui, dans l’Eglise, souhaitent que Les Deux Sources soient, comme les autres œuvres principales, mises à l’index4. Or laisser entendre qu’il pourrait y avoir une pluralité 1. Paris, Fayard, 1962 ; Paris, Vrin, 19993, p. 118-120. 2. Cf. par exemple « Un entretien avec Bergson » (entretien entre Bergson et le chanoine Magnin), paru dans La Vie catholique en janvier 1933, et réédité par E. Poulat, op. cit. «Jésus est bien, en effet, le Surmystique » (p. 276). 3. Codicille du 9 mai 1938. Cf. Correspondances, op. cit., p. 1669-1671. 4. On voit par l’ouvrage de Jacques Chevalier {Entretiens avec Bergson, op. cit., p. 156-161) que cette inquiétude de Bergson était réelle et n’était d’ailleurs pas infon dée. Jacques Chevalier intervient le 3 avril 1932 auprès du nonce de Paris, Mgr Maglione, pour faire campagne contre « certains esprits intransigeants (qui) voulaient faire mettre à l’index le dernier livre de Bergson ». Un peu plus tard en avril de la même
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d’incarnations de Dieu \ ce serait s’attirer les foudres de la com mission pontificale chargée de la mise à l’index des œuvres jugées incompatibles avec la pensée catholique. Donc Bergson affirme de manière elliptique que les grands mystiques dont il parle sont des continuateurs originaux mais incomplets. Or pourquoi seraient-ils nécessairement incomplets ? Rien dans la pensée bergsonienne ne permet de le comprendre. On répondra qu’aucun des grands mys tiques chrétiens ne s’est prétendu fils de Dieu et l’égal du Christ. Et c’est vrai. Mais la question n’est pas là. La question est de savoir s’ils ont affirmé être habités par Dieu et ne plus faire que les œuvres du Père. Or c’est ce qui s’est souvent passé. Par exemple c’est net chez Madame Guyon. Une fois que l’on déclare que l’on n’est plus rien afin que Dieu soit tout en nous, c’est une nouvelle incarnation de Dieu qui est censée se manifester. Et François d’Assise, un des mystiques les plus extrêmes sans doute de la tradi tion catholique, a bien été considéré, dès les Fioretfi comme un alter Christus. Cela n’est peut-être pas conforme à la doctrine théolo gique, mais peut être conclu de l’expérience mystique. L’ellipse de Bergson cache donc ici quelque chose de différent de ce que nous avons analysé précédemment, et qui est la volonté de ne pas mettre sa doctrine en porte-à-faux avec la doctrine théologique de l’Eglise catholique. Non pas qu’il veuille s’y soumettre, mais il fallait réser ver un avenir où une adhésion à l’Eglise n’était pas exclue. En outre, c’était peut-être une conviction profonde de Bergson, mais normalement elle n’aurait pas dû paraître, selon la règle qu’il s’était donné, et qu’il suivait d’habitude si scrupuleusement, de ne jamais faire entrer dans un livre de philosophie une conviction ou une opinion que l’expérience et le raisonnement n’auraient pas pu confirmer de la manière la plus claire et la plus complète. Dernier exemple, la question de la nature de Dieu. Là, on ne dira pas que Bergson est elliptique au même degré, car il développe avec précision, en recourant à l’analogie 2, la question de l’amour comme essence de Dieu. En outre, des analyses du premier chaannée, Bergson demande explicitement à Chevalier de ne pas mentionner Les Deux Sources lors de la conférence qu’il va faire à Rome, devant des milieux proches du Vatican. 1. Ce que Simone Weil n’hésitera pas à laisser entendre dans sa Lettre à un religieux (cf. Œuvres, op. cit., p. 981-1016) adressée au Père Couturier en septembre 1942. 2. DS, p. 268-270.
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pitre avaient déjà rencontré ce thème de l’amour essence de Dieu \ En revanche, il est plus elliptique que jamais lorsqu’il déclare, page 267, que Dieu est une personne et évoque le « grossier anthropo morphisme » qu’il faut éviter. C’est, à propos de Dieu et de sa manifestation, une nouvelle conception de la personne qui se fait jour 2. Une conception de la personne qui n’est pas celle des années 1910-1914, c’est-à-dire d’une mémoire qui fait effort pour tenir ensemble d’un seul tenant une continuité temporelle qui est une pluralité virtuelle de souvenirs et, en s’appuyant sur elle, pose des actes originaux et créateurs. La personnalité de Dieu ne peut être pensée à partir de la personnalité humaine. Toutefois Bergson ne précise rien, ou à peine. Il suggère l’idée d’une personnalité divine qui est une pure émotion, une continuité absolue d’amour créateur et qui serait divine en ce qu’elle ne serait que cela. Le grossier anthropomorphisme serait évidemment la transposition à Dieu de la réalité humaine de la personnalité, celle que le philosophe luimême découvre par un effort d’intuition et de raisonnement appuyé sur l’expérience. Dépasser l’anthropomorphisme, c’est ici penser une personne qui serait émotion pure, dans une simplicité radicale, une intensité absolue et une unification complète. Elle est amour, c’est-à-dire acte pur de création. Mais elle n’est plus une individualité. On comprend alors la joie du mystique et le fait qu’arrivé au terme de son expérience, peu lui importe la souffrance de l’existence et ce qui peut lui arriver, car son existence factuelle d’individualité singulière ne compte plus en regard de ce qu’il vit dans l’union avec Dieu, vécu qui est un pur acte de don où il trouverait une joie complète sans avoir rien à demander d’autre pour lui-même. Ce qui rappelle à quel point Bergson insiste sur l’aboutissement de l’expérience, qu’il met particulièrement en valeur pour des raisons que nous comprenons bien, mais qui peuvent être source, répétons-le, de malentendus ou d’opacités. En un mot, le lecteur peut avoir le sentiment que le mysticisme est chose aisée, alors même que Bergson ne cesse de répéter, contre Alfred Loisy ou Henri Bremond, qu’il est exceptionnel et rare. On pourrait aussi, soit dit en passant, parler de l’ellipse quand Bergson traite, en deux pages, du rapport du mysticisme à la folie. Mais on s’en gardera ici. 1. Par exemple DS, p. 78 ; p. 101-102. 2. Voir Anthony Feneuil, Bergson, Mystique et philosophie, Paris, PUF, « Philoso phies », 2011.
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Nous avons pu considérer les difficultés occasionnées par l’ellipse dans le texte de Bergson. Dans ce texte, où la pratique de l’ellipse est particulièrement prononcée, elle peut avoir des consé quences dommageables, précisément parce que Bergson défriche un terrain (la mystique) à peu près neuf en philosophie, le seul à partir duquel selon lui la question de la nature de Dieu peut être encore traitée philosophiquement. C’est un enjeu majeur. Le recours à l’ellipse pose donc des difficultés. Mais d’un autre côté, il a un caractère véritablement positif puisqu’il appelle la vigilance du lecteur. Surtout, la lecture fine de Bergson conduit, par l’ellipse même, à une ouverture stimulante. La lecture de Bergson n’a pas sa fin en elle-même mais stimule, renvoie le lecteur vers d’autres lectures et suscite un effort philosophique propre. Que demander de meilleur à une œuvre philosophique ?
Cet ouvrage a été reproduit par IGS-CP à L’Isle-d’Espagnac (16)
Achevé d’imprimer sur les presses numériques de Dupli-Print (95) Imprimé en France