L'homme dans les luttes d'aujourd'hui - Trois conférences AFC 290398302X

Date des conférences 1971 et 1972.

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French Pages 58 [65] Year 1984

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L'homme dans les luttes d'aujourd'hui - Trois conférences AFC
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Père Marie-Dominique PHILIPPE

L'HOMME DANS LES LUTTES D'A UJOURD 'HUI

I - LA PART DE L’HOMME DANS LA CRÉATION Ambiguité de l’efficacité

H - LES ÉCHECS DE L ’HOMME En est-il responsable ?

III - TOUT CHANGE... MÊME L’HOMME L'évolution de /'homme contredit-elle sa nature?

ASSOCIATION DE L'AGNEAU Collection « Lumière et Amour»

Père Marie-Dominique PHILIPPE

L'HOMME DANS LES LUTTES D'AUJOURD’HUI

I - LA PART DE L’HOMME DANS LA CRÉATION Ambiguïté de l'efficacité

Il - LES ÉCHECS DE L’HOMME En est-il responsable ?

III - TOUT CHANGE... MÊME L’HOMME L'évolution de l'homme contredit-elle sa nature?

1ère conférence : 10 octobre 1971 2ème conférence : 23 janvier 1972 3ème conférence : 20 février 1972

ASSOCIATION DE L AGNEAU Collection «Lumière et Amour»

NOTE DE L'ÉDITEUR [.es ASSOCIATIONS FAMILIALES CATHOLIQUES, devant lesquelles le Père MarieDominique PHILIPPE a prononeé ees eonférenees depuis 1971. avaient eu l'initiative de veiller à leur diffusion et la grande obligeanee d'assurer leur impression annuelle.

Parce que l'ensemble de ces textes exige maintenant un ordre plus systématique, fauteur a finalement décidé de les faire éditer, et en a confié l'exclusivité à fASSOCIATION DE L'AGNEAU, qui l'en remercie vivement. En accord avec fauteur, les conférences ont donc été regroupées par thèmes, et non par année.

Ni/ül Obstat Fr. H.M. Manteau-Bonamy Docteur en théologie Paris, le 9 décembre 1983

Imprinù Potest Fr. Th. Mehri.É Docteur en théologie Fribourg, le 22 novembre 1983

Frère J.M. Bouchet Prieur Provincial Paris, le 6 janvier 1984

Tous droits de traduction, reproduction, adaptation réservés pour tous pays.

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I

LA PART DE L’HOMME DANS LA CRÉATION AMBIGUITÉ DE L’EFFICACITÉ

Au début de ce nouveau cycle de conférences, je voudrais rappeler que nos rencontres doivent tendre à établir un vrai dialogue. Certes, je parlerai plus que vous, et m'en excuse d'avance. Mais je voudrais que ce que je vous dis corresponde profondément à vos questions, à vos inquiétudes. Pour cela, je compte sur votre collaboration. Pour garder un caractère de très grande liberté à ce dialogue « dirigé », ou mieux « orienté », je n'écrirai pas mes conférences à l’avance. Si je les écrivais, pour vous les dire ensuite, j’aurais vite fait de vous endormir - ce qui n'est pas précisément le but cherché. Je préfère donc être parfois moins logique, voire un peu chaotique. Si, de ce fait, il y a des questions qui se posent à nouveau, n’hésitez jamais à me les exprimer.

Les sujets qui ont été choisis cette année sont un peu différents de ceux de l'année dernière ; car il nous faut progresser. Il s'agit, dans l'ensemble de ce nouveau cycle, de voir comment, dans le monde d'aujourd'hui, nous pouvons encore comprendre une vraie morale, et une véritable éducation morale et chrétienne. Il semble en effet que, dans le monde actuel, nous assistions à un certain échec de l'éducation chrétienne. Je ne veux pas parler d'un échec profond, mais d'un échec apparent, extrêmement visible : l’éducation chrétienne n'a plus sur les jeunes l'emprise qu'elle avait sur nous. Sans doute avons-nous reçu cette éducation chrétienne en essayant de la comprendre avec le plus d'intelligence possible ; mais elle pouvait nous être transmise. Aujourd'hui, c'est devenu très difficile, car le climat en lequel nous vivons est imprégné de philosophies qui ne sont pas précisément chrétiennes. La prochaine fois, nous examinerons le problème de l’éveil du sens moral ; nous essaierons ensuite de voir comment le sens moral

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peut être mis en échec, ou au contraire se développer. Une véritable morale se fonde sur une métaphysique ; c'est du reste une des difficultés d’aujourd'hui : car on ne veut plus faire de métaphysique ; or, si l'on ne veut plus de métaphysique, au bout d'un certain temps le sens moral disparaît. Vous savez ce qui a été dit : « L'homme a tué Dieu dans son cœur ». Et maintenant, par voie de conséquence, l’homme est en train de tuer l’homme. Il ne faut pas confondre l’ordre métaphysique et l'ordre moral ; mais les deux sont intimement liés.

* *

*

Commençons par relever quelques objections courantes ; je vous citerai ensuite les positions de quelques philosophes contemporains, puis nous réfléchirons ensemble à la question.

Nous vivons dans un climat où le travail est exalté et où tout tend à une efficacité de plus en plus grande. 11 est clair que l'économie réclame l'efficacité (une économie sans efficacité serait un non-sens). Et, dans la mesure où l'économie acquiert une domination croissante, l'efficacité prend une place de plus en plus grande et tend à être considérée comme un absolu. Cette culture d'efficacité pure est actuellement contestée, à des niveaux très divers. Il y a d'abord les saints : ceux qui. ayant le sens de ce qu'est l'Amour de Dieu, rappellent, au nom du Christ, que l'absolu ne peut être l'efficacité. Je voyais encore hier des gens qui me disaient : « Le monde d'aujourd'hui attend un saint François d'Assise ». Oui ; mais je n'aime pas beaucoup ce genre de formule, car le Saint-Esprit donne, à notre époque, d'autres François d'Assise ; et d'autre part, il ne faut pas faire de saint François d'Assise un « contestataire ». Saint François d'Assise était un amoureux de Dieu et. s'il revenait à notre époque, il trouverait, dans le monde d'aujourd'hui, la manière de dire aux gens ce qu'est l'Amour de Dieu.

Il y a aussi une « contestation » de l'efficacité au niveau moral et religieux. Très souvent, en effet, la recherche de l'efficacité supprime la véritble amitié et, au fond, la vie morale et religieuse, [.'efficacité,

5 c'est ce qui se voit. Les psychologues et psychanalystes jugent d'après les résultats. Or l'intention morale est au-delà des résultats. Notre-Seigneur nous le dit : « Ne jugez pas sur l'apparence » (Jean VIL 24). La morale est au-delà de l'efficacité ; et si celle-ci devient un absolu, la morale disparaît.

Il y a aussi la réaction des artistes ; c'est même peut-être celle qui se manifeste le plus. L'artiste ne peut pas souffrir une efficacité purement utilitaire. Il a le sens de l'efficacité - nous y reviendrons - mais pas d’une efficacité d'ordre purement économique. Enfin, il y a la contestation au niveau anarchique, ou au niveau de ceux qui ne veulent plus rien de ce qui existe déjà. Je n'insiste pas là-dessus, puisque nous en avons traité précédemment.

Tout cela est facile à comprendre. Essayons maintenant de voir comment nous avons été amenés, progressivement, à ne plus regarder que l'efficacité. Vous connaissez l’un des mots-slogans de la philosophie contemporaine : « la créativité ». Organisez un Congrès philosophique ou théologique au nom de la créativité : vous êtes sûr d'avoir un nombre considérable de participants. Personne ne saura ce que cela veut dire, mais peu importe : c’est la « créativité ». et l’esprit est fait pour la créativité ! Je crois qu’il est important d'essayer de réfléchir, philosophiquement, à ce slogan ; car si on considère que l'intelligence humaine n'est faite que pour la créativité et s'identifie à la créativité, on ramène tout, en définitive, à l'efficacité (avec des nuances diverses). Notez bien que certains philosophes actuels qui exaltent la créativité ne font que manifester l'opinion commune. Autrefois, les philosophes étaient des sages. Or le sage accepte d'être seul ; il sait que. par définition, il sera seul ; car. pour maintenir la sagesse, il faut être un peu « au désert », en dehors de tous les slogans, essayer de réfléchir en profondeur et, nécessairement, accepter que ce que l'on dira ne rencontre pas l'accord de tout le monde. Le jour où vous voulez être « à la mode », c'en est fini de la sagesse. La sagesse ne peut jamais être « à la mode ». Elle est toujours dans la solitude, et il faut beaucoup de courage pour maintenir le point de vue de la sagesse, parce qu'il faut accepter de n'en pas voir les résultats immédiatement. La philosophie était cela, autrefois. Mais aujourd'hui, les philosophes essaient beaucoup plus d'exprimer l'opinion commune.

6 ce que les gens pensent, ressentent ; ils deviennent les philosophes de la multitude, de la collectivité. Notons qu il peut y avoir là quelque chose de bon, car la solitude du sage peut être trop « aristocratique ». En effet, s'il peut y avoir une solitude extrêmement proche de l'homme, il peut aussi y avoir des solitaires qui méprisent les autres hommes. On voit cela, par exemple, chez les Stoïciens ; un Sénèque méprise souverainement la masse, disant : « Elle ne peut rien comprendre, seul le sage possède l'intelligence ». Indépendamment du fait quelle n’est pas chrétienne, cette attitude n’est pas vraie non plus au simple plan humain - pas plus que celle du philosophe qui ne regarde que le seul point de vue de la multitude.

Voyons maintenant les positions de quelques grands philosophes ou penseurs qui, depuis une centaine d’années, ont exalté, de manières très différentes, l’efficacité ou la créativité. Nous retien­ drons quatre exemples : Marx, Nietzsche, Whitehead, Bergson, puis Teilhard de Chardin et Malraux. L’attitude Philosophique de Marx (indépendamment du point de vue philosophique), est très importante à saisir. Vous connaissez la fameuse déclaration de Marx : « Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de différentes manières ; mais il s'agit de le transformer »'. De fait, il y a là un tournant très important. Il n'est pas entièrement vrai de dire que les philosophes n'ont jusqu'ici été que des contemplatifs, qui n'ont rien changé dans le monde. Mais il est évident qu'une philosophie idéaliste - et c'est bien à Hegel que Marx s'en prend - tend toujours à séparer le philosophe des autres hommes et du monde, à n'étre plus au service de l'homme et à s'enfermer dans des idéologies. Il est clair que le jour où la philosophie n'est plus qu'une idéologie, elle ne peut plus être au service de l'homme.

Marx veut rompre avec cette philosophie idéaliste par excellence qu'est l'hégélianisme, et reprendre une philosophie qui soit parfaitement au service de l’homme. Or, pour lui, être au service de l'homme cela veut dire être au service du travailleur, car « ce que les hommes sont, coïncide avec leur production, aussi bien par ce qu'ils produisent que par la manière dont ils le produisent »2. Notons bien, du reste, que Marx attribue d'une certaine manière à Hégel le mérite de cette découverte : La grandeur de la Phénoménologie de Hégel et de son résultat final - la dialectique de la négativité comme principe moteur et créateur

7 - consiste (...) en ceci, que Hégel saisit la production de l'homme par lui-même comme un processus, l'objectivation comme désobjectivation, comme aliénation et suppression de cette aliénation ; en ceci donc qu'il saisit l'essence du travail et conçoit l'homme objectif, véritable parce que réel, comme le résultat de son propre travail (...) Le travail est le devenir pour soi de l’homme à l’intérieur de ('aliénation ou en tant qu homme aliéné3.

Marx y insiste à maintes reprises : Dans l'hypothèse de la propriété privée positivement abolie, l'homme produit l'homme, se produit soi-même et produit l’autre homme ; (...) l'objet, qui est le produit de l'activité immédiate de son individualité, est en même temps sa propre existence pour l’autre homme, l'existence de celui-ci et l'existence de ce dernier pour lui4. Pour l'homme socialiste, tout ce qu'on appelle /'histoire universelle n'est rien d'autre que l'engendrement de l'homme par le travail humain, que le devenir de la nature pour l’homme . il a donc la preuve évidente et irréfutable de son engendrement par lui-même, du

processus de sa naissance5. La conclusion est facile à tirer .Si la réalité essentielle de l’homme et de la nature, si l’homme qui est pour l’homme l'existence de la nature et la nature qui est pour l'homme l'existence de l'homme sont devenus un fait, quelque chose de concret, d'évident, la question d'un être étranger, d’un être placé, au dessus de la nature et de l’homme est devenue pratiquement

impossible - cette question impliquant l'aveu de l'inessentialité de la nature et de l'homme5. Nous avions déjà vu l’an dernier que. pour Marx, l’aliénation la plus radicale est celle en vertu de laquelle l’homme croit devoir sa vie et son être à un Créateur autre que lui : Un être ne commence à se tenir pour indépendant que dès qu’il est son propre maître, et il n’est son propre maître que lorsqu'il doit son existence à soi-même. Un homme qui vit de la grâce d'un autre se considère comme un être dépendant. Mais je vis entièrement par la grâce d'un autre, si non seulement je lui dois l’entretien de ma vie. mais encore si en outre il a créé ma vie, s’il en est la source, et ma vie a nécessairement un semblable fondement en dehors d'elle si elle n'est pas ma propre création. C'est pourquoi la création est une idée très difficile à chasser de la conscience populaire. Le fait que la nature et

8 l’homme sont par eux-mêmes lui est incompréhensible, parce qu'il contredit toutes les évidences de la vie pratique7.

Si Marx exalte le travail et la communauté des travailleurs, Nietzsche, dans une perspective très «aristocratique», exalte l'homme dans son pouvoir de création artistique. L'homme doit créer un univers plus grand que le premier, créer par-delà lui-même un être supérieur à lui-même. Mais pour que ce « surhomme » vive, il faut d'abord que Dieu soit mort8, (on retrouve ici, sous des modalités très différentes, la même opposition que chez Marx : si nous croyons que Dieu existe et qu’Il est créateur, l'efficacité ne peut pas être un absolu). Je vous rappelle quelques passages de Nietzsche : Nous humaniserons la nature tout en la délivrant de son travesti divin. Nous lui prendrons ce qui nous est nécessaire pour porter nos rêves au-delà de l’homme. Il naîtra une chose plus grande que l'orage, la montagne ou la mer, mais sous la forme d'un Fils d'homme9.

Hommes supérieurs, ce Dieu a été votre plus grand danger. Vous n'êtes ressuscités que depuis qu'il git dans la tombe l0.

Enfin, ce passage bien connu du Gai savoir, qu’il est bon de relire car il est très important :

L'insensé. N’avez-vous pas entendu parler de ce fou qui allumait une lanterne en plein jour et se mettait à courir sur la place publique en criant sans cesse : Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu ! Mais comme il y avait là beaucoup de ceux qui ne croient pas en Dieu, son cri provoque un grand rire. S'est-il perdu comme un enfant ? dit l’un. Se cache-t-il ? A-t-il peur de nous ? S’est-il embarqué ? A-t-il émigré ? Ainsi criaient-ils et riaient-ils pêle-mêle. Le fou bondit au milieu d’eux et les transperça du regard. « Où est allé Dieu ? » s'écria-t-il. je vais vous le dire : Nous l’avons tué... vous et moi ! C'est nous, nous tous, qui sommes ses assasins ! Mais comment avons-nous fait cela ? Comment avons-nous pu vider la mer ? Qui nous a donné une éponge pour effacer tout l'horizon ? Qu'avons-nous fait quand nous avons détaché la chaîne qui liait cette terre au soleil ? Où va-t-elle maintenant ? Où allons-nous nous-mêmes ? Loin de tous les soleils ? Ne tombons-nous pas sans cesse ? En avant, en arrière, de côté, de tous côtés ? Est-il encore un en-haut, un en-bas ? N'allons-nous pas errants comme par un néant infini ? Ne sentons-nous pas le souffle du vide sur notre face ? Ne fait-il pas plus froid ? Ne vient-il pas toujours des nuits, de plus en plus de nuits ? Ne faut-il pas dès le matin allumer

9 des lanternes ? N'entendons-nous encore rien du bruit que font les fossoyeurs qui enterrent Dieu ? Ne sentons-nous encore rien de la décomposition divine?... Les dieux aussi se décomposent ! Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c'est nous qui l’avons tué ! Comment nous consolerons-nous. nous, meutriers entre les meurtriers ? Ce que le monde a possédé de plus sacré et de plus puissant jusqu'à ce jour a saigné sous notre couteau... Qui nous nettoiera de ce sang ? Quelle eau pourrait nous en laver ? Quelle expiations, quel jeu sacré seronsnous forcés d'inventer ? La grandeur de cet acte est trop grande pour nous. Ne faut-il pas devenir dieux nous-mêmes pour simplement avoir l'air dignes d'elle ? 11 n'y eut jamais d'action plus grandiose et quels qu'ils soient, ceux qui pourront naître après nous appartien­ dront. à cause d'elle, à une histoire plus haute que. jusqu'ici, ne fut aucune histoire ".

Ce texte est saisissant, surtout si l'on pense aux grands textes de l'Écriture (du Livre de Job, par exemple, ou des Psaumes) qui nous montrent comment la création manifeste le Créateur. Nietzsche veut détruire cet univers qui parle de Dieu. « Créer un être supérieur à nous-mêmes, dit-il dans Ainsi parlait Zarathoustra, c'est-là notre nature. Créer par delà nous » 12. Voilà pour Nietzsche le sens de l'art, un art qui doit tout reprendre et tout recréer (dans ses derniers écrits. Nietzsche ne répétait plus qu'une seule chose : « Art ! Art ! Art ! ».

Jaspers. interprétant Nietzsche, déclare que la philosophie consiste à détruire pour tout recréer : La philosophie commence là où le philosophe se philosophe luimême. c'est-à-dire se détruit et se renouvelle en même temps. Par là seulement il échappe à la philosophie livresque. De même qu'il doit instaurer le chaos et, de là faire naître un nouveau cosmos, il doit y avoir destruction de son individualité ancienne et naissance du surhomme. La vraie voie de la philosophie ne peut donc être le raisonnement et la théorie (ni donc la contemplation), ombres squelettiques de la vie. mais un exercice violent de la vie. un travail de l’homme sur sa propre nature pour la dominer, cette alternative de concentration et de vaporisation du moi dont parle Baudelaire.

Dans une perspective tout à fait différente, mais qui est intéressante parce que c’est peut-être là qu'apparaît pour la première fois le terme de « créativité ». il faudrait voir la philosophie de Whitehead - une philosophie parallèle à celle de Bergson, mais en même temps très différente.

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Whitehead (philosophe anglais qui a terminé sa vie aux EtatsUnis) a d'abord été mathématicien et logicien (un des pionniers de la logique mathématique) ; puis, à la fin de sa vie. il a essayé d'élaborer une philosophie qui soit une nouvelle métaphysique, fondée sur la notion de créativité. L'univers est. pour Whitehead. constitué d'une succession sans fin d’entités qui s’engendrent les unes à partir des autres. Et la « créativité » est « le principe ultime par lequel les multiples (entités), qui sont l'univers disjonctivement. deviennent (l'entité) une qui est l'univers conjonctivement »l!. Chaque entité est créatrice d'elle-même, et le « monde est créateur de lui-même » 14 dans un process (mot difficile à traduire en français), une « avance créatrice » en laquelle la nature est « toujours en train de se dépasser » ls. Il y a là. dans ceprocess, une sorte d'identification de la création et de l'évolution. Whitehead ne le dit pas. Mais il identifie explicitement l'être et le devenir et conçoit le devenir comme un process d'auto-création et de dépassement de soi pour entrer dans une autre création. Voilà pour lui le rythme vital de l'être : synthèse créatrice (qu'il appelle « concrescence ») et dépassement de cette synthèse qui devient élément d'une nouvelle synthèse créatrice. Dans le premier temps du rythme créateur, c’est l'unité qui domine ; dans le second temps, c'est la multiplicité, mais en vue d'une nouvelle unification du monde. Cette intuition de la créativité apparaît au niveau physique, au niveau biologique (la philosophie de Whitehead est une philosophie de la vie. ou de l'« organisme ». comme il le dit lui-même), et enfin au niveau métaphysique : Dieu se crée à l'intérieur même de Eautocréation du monde. Dieu, dans sa plénitude, est pour ainsi dire le résultat de sa propre créativité et de la créativité du monde, qui ne constituent qu'une seule créativité, sous des modalités diverses. Ainsi, nous nous créons avec Dieu, et nous participons à fautocréation de Dieu. C'est une sorte de panthéisme au niveau de la créativité.

Je ne m'attarderai pas à Bergson, qui vous est plus familier. Vous connaissez sa théorie de f« élan vital » et sa conception de la Création qu'il considère comme une entreprise de Dieu pour créer des créateurs » l5. Je voudrais seulement voir rapidement avec vous comment se sont vulgarisées ces théories, en particulier chez un Teilhard de Chardin. La pensée du P. Teilhard n'est ni une philosophie, ni une théologie, c'est un grand lyrisme de la matière et de la vie ; de ce point de vue-là. il y a un parallélisme entre Teilhard et Whitehead. bien qu'ils soient très différents.

11 Voyons simplement comment, chez Teilhard de Chardin, l’orientation vers l’efficacité s'accentue de plus en plus. Je vous recommande à ce propos le petit livre de N.W. Wildiers (il vaut mieux, pour connaître le P. Teilhard, lire ses disciples que ceux qui le critiquent). N. M. Wildiers, rappelant que « la vie intellctuelle de l'homme d’aujourd'hui est en majeure partie dominée par les sciences naturelles et l’image du monde en dérive » 17, montre que « le sentiment religieux de l'homme moderne est devenu une religion de la Terre » 18, une religion basée sur le réalisme de la matière et de la vie ; et que cette nouvelle religion, Teilhard va essayer de l'assumer dans une perspective chrétienne.

De fait, le problème de Teilhard - il le dit très ouvertement est au fond un problème d’apologétique, je dirais même d’« apologé­ tique mystique ». Le grand souci de Teilhard a été, en effet, d'essayer de combler la séparation qui s'est fait sentir entre la pensée chrétienne traditionnelle et la pensée scientifique moderne ; il a essayé de réintégrer dans le christianisme tout ce que représentaient les aspirations les plus profondes de la science, en pensant qu'une foi chrétienne et une foi « cosmique » pouvaient s'unir en une sorte de synthèse supérieure. D'où certaines formules très particulières à propos du marxisme et du christianisme. Teilhard dit, en effet, que si le christianisme, qui vient d'« en-haut », reste uniquement une religion d’« en-haut », il risque de manquer d'efficacité. Il faut donc écouter la religion qui, avec le marxisme, vient « d’en-bas », la religion de la matière ; et cette religion qui vient d'en-bas. liée à celle qui vient d'en-haut, doit permettre une efficacité plénière. Il y a chez Teilhard ce grand rêve. Je crois, en effet, que c'est un grand rêve. Teilhard est un peu comme Platon, pris par un grand idéal. Comme il le dit lui-même dans une de ses lettres, il veut « faire apparaître Dieu plus grand - comme II doit être ». On voit ce qu'il veut dire : il veut essayer de voir Dieu dans toute Sa grandeur, dans toutes Ses dimensions ; et, pour cela, il pense qu'il faut unir la religion d'en-bas à celle d'en-haut. En tout cas, ce qui est très net, c'est qu'il considère que le christianisme, comme tel, tant qu'il demeure dans sa tradition, est inefficace. Ceci regarde directement notre sujet. En réalité, ce n’est pas vrai ; mais, comme toujours, il y a quelque chose de juste. Il y a quelque chose de juste en ce sens que le christianisme, dans la mesure où il se moralise trop, perd le sens de toute une dimension humaine. Nous y reviendrons.

Pour en terminer avec Teilhard. relisons simplement cette

12 déclaration, extrêmement significative, à propos de laquelle Wildiers souligne que « dans la vision christo-cosmique développée par Teilhard de Chardin », l'éthique chrétienne « obtient un éclat neuf et une beauté nouvelle » Adorer, autrefois, c'était préférer Dieu aux choses, en les lui référant et en les lui sacrifiant. Adorer, maintenant, cela devient se vouer corps et âme à l’acte créateur, en s'associant à lui pour achever le Monde par l'effort et la recherche2".

Cette parole est très importante : elle se présente comme un nouveau Sermon sur la montagne, avec un accent prophétique très curieux. Je ne suis pas d'accord ! Mais il faut quand même écouter Teilhard et essayer de comprendre ce qu’il nous dit. Voyez, d'abord, la pensée dialectique »

« Adorer, autrefois, c'était préférer Dieu aux choses ». Non. adorer, ce n'est pas préférer Dieu aux choses ; c’est reconnaître que Dieu est source de toutes choses, et donc c’est essayer, au contraire, de regarder les choses dans leur véritable profondeur. Mais on voit bien qu’ici la pensée dialectique de Teilhard oppose une certaine forme de christianisme à une autre forme de christianisme, qui sera beaucoup plus synthétique.

Il est très important de saisir dès le point de départ cette dialectique d’opposition. Continuons : Aimer le prochain, autrefois, c’était ne pas lui faire du tort et panser ses blessures. La charité, désormais, sans cesser d'être compatissante, se consommera dans la vie donnée pour l'avance commune.

Etre pur. autrefois, c'était principalement s’abstenir, se garder des taches. La chasteté, demain, s'appellera surtout sublimation des puissances de la chair et de toute passion. Etre détaché, autrefois, c'était ne s'intéresser aux choses et n'en prendre que le moins possible : être détaché, maintenant, ce sera de plus en plus dépasser successivement toute vérité et toute beauté par la force justement de l'amour qu’on leur porte. Etre résigné, autrefois, cela pouvait signifier acceptation passive des conditions présentes de l'Univers. Etre résigné, maintenant, ne sera plus permis qu'au lutteur défaillant entre les bras de l'Ange21. Ce qui nous manque à tous, plus ou moins, en ce moment, c'est une formulation nouvelle de la Sainteté 22.

13

Je dirais volontiers que ce qui nous manque, c'est la sainteté, plutôt que la formulation nouvelle ! Mais cela, c'est tout à fait Teilhard...

Dans une tout autre perspective, il faudrait mentionner Malraux, chez qui, d'une certaine manière, la position de Nietzsche se perpétue. Pour lui, en effet, l'homme ne peut se libérer que par l'art ; c'est en ce sens qu'il rejoint Nietzsche. L'art, affirme Malraux. « est un anti-destin »23 - le destin pris, non au sens de la destinée chrétienne, mais au sens grec : l«v ûykrp la nécessité. Nous sommes pris par le destin ; comment nous en libérer ? Par fart : « c'est l'art dans sa totalité, délivré par le nôtre, que notre civilisation, la première, dresse contre le destin »24. L'art permet à l’homme de se découvrir, de se libérer, et de survivre. Malraux ne croit pas du tout en une survie personnelle ; la seule survie de l'homme, pour lui, c'est celle de ses œuvres25. Vous savez ce qu'il dit dans Les Voix du Silence, dans Le Musée Imaginaire, à propos de la métamorphose qui est « la loi même de la vie de l'œuvre d'art »26. Il y a là des considérations très intéressantes, toujours très intelligentes ; mais ce qui est terrible, c'est que l'art se substitue à l’homme et que donc, en définitive, c’est l’œuvre artistique qui domine l’homme. On peut donc dire qu'aujourd’hui. au niveau philosophique comme au niveau économique (qu’il s'agisse d'économie marxiste ou de libéralisme) on retrouve partout une tendance commune, qui consiste à dire que nous entrons dans une ère nouvelle, celle de la construction d'un nouveau monde : le monde des travailleurs, ou le monde sans Dieu, le monde créé par l'homme. Quelles que soient les formes que prenne cette vision, c'est toujours au niveau philoso­ phique. la même perspective : l'œuvre est au-delà de l'homme, l'efficacité (la productivité) définit l’homme et est au-delà de lui.

C’est là. évidemment, un grand problème au niveau philoso­ phique. Dans cette perspective, la Création est, soit rejetée, soit assimilée à l’évolution . de toutes façons, le problème de la Création est supprimé. N’oublions pas ce que dit Bergson : « Tout est obscur dans l’idée de création si l’on pense à des choses qui seraient créées et à une chose qui crée, comme on le fait d'habitude, comme l entendement ne peut s'empêcher de le faire » 27.

Déjà, avant Bergson, un philosophe allemand comme Fichte déniait la moindre valeur à l’idée de Création, qu’il considérait comme une « erreur fondamentale absolue de toute fausse

14 métaphysique, de toute fausse doctrine religieuse »28, car « une création ne saurait être pensée pour de bon - ce qu'on appelle réellement pensée - et jamais personne ne l'a pensée »29. Sans aller aussi loin. Bergson pense qu'il faut déraciner le préjugé, commun aux matérialistes et à leurs adversaires, suivant lequel tout a été donné une fois pour toutes, afin que l'idée de création devienne « plus claire, car elle se confond avec celle d'accroissement »30. On peut donc dire qu'au cœur de toutes les philosophies de la créativité ou du primat de l’efficacité, il y a le rejet de la Création. Et parce que la Création est rejetée, l'homme doit prendre la relève : le monde lui est remis.

Il faudrait ici (nous ne pourrons le faire que rapidement) montrer que ces critiques de la Création ne comprennent absolument pas, non seulement ce que nous entendons par « Création » au niveau de notre foi chrétienne, mais même ce que nous entendons par « création » au niveau métaphysique. Cela est très important. Toutes ces critiques conçoivent le Créateur comme rival de l'homme, et opposent la création à l'évolution comme si, en admettant la Création, on acceptait nécessairement un donné immuable. Mais la Création n'est pas à ce niveau. Elle est au niveau métaphysique de letre, alors que l'évolution est au niveau du devenir et de la vie. L'évolution est au niveau du vivant qui se développe ; et. si nous considérons le vivant spirituel, l’homme, nous voyons bien que nous sommes tous capables d’orienter le développement de notre vie de telle ou telle manière, même en acceptant le mystère de la création ! La première chose à bien saisir est donc cette confusion : on ramène la création au niveau de l’homme, alors quelle ne peut se « comprendre » qu'au niveau de l’Etre absolu, en Dieu. En réalité, nous ne pouvons pas avoir d’« idée » de la Création ; car, pour pouvoir saisir la Création, il faudrait être « avant » elle. Or elle demeure absolument au-delà de nous, et est pour nous un mystère de foi.

Cependant, nous pouvons saisir « quelque chose » de ce mystère ; et pour cela, il faut d’abord que notre intelligence découvre un peu ce qu'est l’Etre Premier, l’Absolu dans l’ordre de l’être, dans l’ordre de l'amour, dans l'ordre du bien. C’est seulement ensuite que nous pourrons comprendre que la Création est un acte absolument libre de Celui qui est l’Absolu dans l’ordre de l’amour. La Création

15 est un acte libre d'amour, elle se réalise à l’intérieur même de l’amour et ne peut se comprendre que dans cette liberté de l'amour. Au niveau métaphysique comme au niveau de la foi, nous devons comprendre que la Création est un acte éternel, dont les réalisations sont dans le temps. Nous voyons les réalisations parce qu’elles sont dans le temps, mais l’acte éternel de Dieu, nous ne pouvons en aucune manière le saisir. Nous y croyons, dans la foi, et le métaphysicien, dans la mesure où il a découvert l’existence de l’Etre Premier, peut essayer de se poser le problème de la création et de s’approcher, dans la mesure où il le peut, de ce mystère ; car la création reste un mystère pour le métaphysicien, mais il est très important que celui-ci se pose au moins la question.

Ne mettons pas au même niveau évolution et Création, notre liberté et la liberté de Dieu. Si nous mettons au même niveau notre liberté et celle de Dieu, la position de Nietzsche devient normale ; car, considérant la liberté de Dieu comme rivale de la sienne, il juge intolérable que quelqu'un soit libre avant lui. Mais il faut bien comprendre que l'acte créateur de Dieu est sans proportion avec ce dont nous parlons lorsque nous parlons de « création artistique »31, ou de travail. C'est tout à fait autre chose. L'efficacité de Dieu est sans aucune commune mesure avec notre efficacité. En second lieu, il faut bien saisir à quel niveau de nos activités humaines se situe le problème de l'efficacité. Nous avons déjà touché ce problème, et aurons l'occasion d'y revenir, car il est très important. Il y a dans l’homme diverses possibilités de développe­ ment ; et le premier développement de l'homme se fait par l'activité artistique, au grand sens du terme : ce que les Anciens appelaient le facere, que le mot « faire » traduit mal. Le facere, ce n'est pas exactement le « faire » ; c’est, si vous voulez, l’activité réalisatrice de l’homme. L’architecte qui construit, l'artiste qui peint ou sculpte, l'économiste qui met au point un procédé visant au meilleur résultat possible, etc., sont pris par le facere. Il est important pour nous de saisir la dimension humaine du facere ; car une certaine forme de christianisme a négligé le facere et « boudé » le travail, en moralisant trop, en ne regardant plus que l'aspect - je ne dis pas « contemplatif » - mais « méditatif » de l'homme. Car les grands contemplatifs - Bergson fa bien senti32 - n'ont jamais méprisé le facere, et ont été les gens les plus efficaces qui soient. Mais il y a les « petits » contemplatifs, les « primaires contemplatifs », et c'est la chose la plus horrible qui soit : le moine qui se retire dans sa coquille (on pense à la fable de La Fontaine).

16 Les réactions que nous avons passées en revue tout à l'heure proviennent certainement en grande partie de cette moralisation du christianisme. De sorte qu'il est très important pour nous de comprendre en profondeur la dimension humaine du travail à tous ses niveaux.

En particulier, il est important de distinguer le travail de l'intention morale. Quand vous faites la cuisine, vous travaillez. Vous pouvez avoir d'excellentes intentions, et laisser brûler la soupe : c'est une faute du point de vue de l'art (nous y reviendrons à propos de l'échec). Si vous dites : « J'avais la meilleure intention du monde, je priais pendant ce temps-là », vous faites une confusion ; car vous ne deviez pas prier, vous devriez être attentif à ce qui était en train de chauffer. Il faut avoir ce réalisme. Du reste, si vous aviez été vraiment en train de prier, Dieu vous aurait rappelé que la soupe était sur le feu ! Je me souviens d'un Frère convers merveilleux, qui avait un sens mystique étonnant, un sens mystique du feu (c'était encore la vieille cuisine d'autrefois). Mais je puis vous assurer qu'il ne laissait jamais brûler la soupe, parce que, étant un vrai mystique, il était très réaliste. Le travail demande d'être efficace ; et pour définir l'efficacité, il faut définir ce qu'est le travail. J'ai essayé de le faire dans ce livre sur L Activité artistique, car, du point de vue philosophique, c'est un problème très important, qu'il ne faut pas abandonner aux économistes. Or. il faut bien dire qu'il n'y a guère qu'une seule philosophie qui se voit vraiment intéressée au travail : le marxisme. C'est pourquoi, aujourd'hui, tant de chrétiens se jettent sur cette philosophie du travail et essaient de la baptiser, en en faisant une mystique du travail marxisé ; mais c'est faux.

Le travail, quel qu'il soit - qu'il s’agisse d'un travail artisanal, d'un travail mécanique en usine, d'un travail intellectuel (écrire un livre, ce n'est pas contempler ! c’est travailler) - est toujours la coopération de l’homme avec une matière (c'est pourquoi on passe si facilement d'une philosophie du travail à une religion de la Matière). Cette coopération avec la matière, c'est chez l'artisan que nous la voyons le mieux ; il faut donc revenir à l'artisan pour bien comprendre ce qu'est le travail. Je dirais presque nous devrions toujours avoir, dans un coin de notre cœur, un petit artisan, dans un domaine ou un autre. Il y a par exemple une manière artisanale de faire la cuisine ; sans doute, bien souvent, sommes-nous obligés de faire très vite, et donc d'utiliser les procédés qui « rendent » le mieux.

17 le plus vite possible ; mais, de temps à autre, revenons à un aspect plus artisanal ; c'est très important.

Je me rappelle à ce sujet une histoire que m'avait racontée Guy de Larigaudie, à propos d’un frère russe, qu'il avait bien connu avant son entrée dans l'Ordre (un Russe merveilleux, que j'aimais beaucoup parce que c'était un vrai contemplatif). Au cours d’un camp, Guy de Larigaudie avait fait avec ses routiers une marche très pénible. Comme on était en retard, pour aller plus vite, il distribue les ordres à chacun en fonction de ses capacités. Or ce Russe avait toujours le « premier prix » du feu. Guy de Larigaudie s'adresse donc à lui : « Il faut faire un feu « numéro un » : je compte sur toi ». Au bout d'une demi-heure, il revient ; et que voit-il ? Toujours pas de feu. mais le frère en train de heurter deux silex. « Qu'est-ce que tu fais ? » lui demande-t-il. - « Tu m’as dit qu’il fallait un feu « numéro un » ; un feu « numéro un », il faut le prendre à la source... ». Cela, c’est du sens artisanal poussé à l’extrême ! Il faut qu'il y ait toujours dans notre cœur quelque chose de l'artisan qui essaie de comprendre comment on œuvre avec la matière. Il faut que nous ayons le sens de la matière. On ne fait pas n'importe quoi avec n’importe quoi, avec n’importe quel outil, avec n'importe quelle méthode.

Le travail est la coopération de l'homme avec la matière, au moyen d'outils et d'une méthode, en vue de réaliser une œuvre. Et l'efficacité est la propriété de ce travail. Un travail doit être efficace, il exige de réaliser une œuvre. Rien n’est plus fatigant que de travailler sans voir le résultat de son travail (c’est le cas du travail à la chaîne, où l’on fait toujours le même geste, sans en voir le résultat). Pourquoi ? Parce qu'alors on enlève au travail son but. sa finalité. C'est avec l'œuvre produite que vient la détente, et que le travail devient humain. Un travail n’est humain que lorsqu'il est relié à l'œuvre ; l'efficacité demande de se manifester. Nous y reviendrons à propos de l'échec, parce que c’est peut-être l'échec qui nous fait le mieux comprendre cela, d'une manière négative. L'homme doit donc coopérer à l'œuvre créatrice de Dieu en comprenant que la Création divine est absolument autre que ses capacités de réalisation ; mais que. puisqu'il a reçu de Dieu un pouvoir d'efficacité, une possibilité de transformer l'univers, il doit, en tant qu’homme. se servir de cet univers pour son propre développement.

18 Mais comprenons bien que ce facere, ce travail, n'est pas identique à l'homme : l'homme ne peut se définir par le travail, parce qu'il y a en lui autre chose - ce que nous essaierons de voir la prochaine fois. Il y a dans l'homme une possibilité d'aimer l'homme. Et le jour où vous considérez que votre ami est une « matière » transformable, dont vous pourrez faire votre œuvre, vous tuez l'amitié. L'amour respecte l'autre. Je ne dis pas que le travailleur ne respecte pas sa matière, il doit la respecter ; mais il s’agit d'un respect tout différent du respect de l'ami à l'égard de son ami.

Il faudrait (nous y reviendrons) voir la différence entre efficacité et fécondité. Il faudrait aussi voir le lien entre efficacité et contemplation, pour comprendre cette parole de Notre-Seigneur : «Bienheureuses les stériles!»33. Il faut essayer de comprendre pourquoi Notre-Seigneur à la fin de Sa vie apostolique, proclame la béatitude des stériles. Ce n’est pas en opposition à l'égard de la fécondité, au contraire. Cela veut dire que l'homme doit comprendre qu'il y a quelque chose de plus que l’efficacité immédiate, qu'il y a un amour qui porte en lui-méme sa fécondité. L’esprit-Saint, dans la Très Sainte Trinité, est l'Amour et porte en Lui-même sa fécondité. L’amour comme tel, le véritable amour, est fécond au sens très fort. Il faut donc bien saisir les liens entre efficacité et fécondité, entre efficacité et contemplation, et comprendre comment, dans la contemplation, il y a quelque chose qui dépasse le point de vue de l’efficacité.

Résumons-nous en quelques mots : L’exaltation de l'efficacité, dans le monde d’aujourd’hui, est une réaction contre un moralisme et un juridisme qui. par manque de réalisme humain et chrétien, ont négligé ou méprisé cette dimension humaine que représente le travail. Cette réaction, violente, présente maintenant le travail et la créativité comme l'absolu de l’homme. Il nous faut donc, en face de cette réaction, comprendre exactement la place du travail, du facere dans toutes ses dimensions ; comprendre qu’il ne s'oppose pas à la Création divine mais est autre chose ; comprendre qu’il implique l’efficacité, qu’il implique une œuvre (en quelque domaine que ce soit) ; qu'il nous donne un sens et un respect de la matière, et donc de l'univers en lequel nous sommes ; que ce travail est autre chose que la fécondité, et que ce travail efficace est autre chose que la contemplation. Nous garderons présent à l’esprit ce point de vue du facere en

19 essayant, la prochaine fois, de comprendre en quoi consiste le point de vue moral.

(I) XF thèse sur Feuerbach ; in Marx-Engels, Études philosophiques. Éd. sociales 1968. p. 64. (2) Marx souligne que. dans l'ordre de l'efficacité, la manière dont on produit une chose - la méthode - est très importante. L'efficacité est commandée par une méthode. Dès que l'on veut réaliser quelque chose de manière efficace, on cherche la méthode appropriée, on cherche ce qui permet de dépenser le moins d'énergie possible en vue de la plus grande efficacité. Il serait intéressant d'étudier ce lien entre méthode et efficacité. Marx a bien vu que si l'homme se définit par sa production, par son efficacité, la méthode devient indispensable et capitale. (3) Manuscrits de 1844 (troisième manuscrit), éd. sociales. Paris 1962. pp. 132-133 ; cf. p. 144 : « (Hegel) saisit (...) le travail comme l'acte d'engendrement de l'homme par lui-même ». Mais Marx souligne bien que « le seul travail que connaisse et reconnaisse Hegel est le travail abstrait de l’esprit » (op. cit.. p. 133). (4) Manuscrits de 1844, pp. 88-89. Cf. Lettre de Marx à Paul Annenkoy, in Etudes philosophiques, p. 149 : « Ce que M. Proudhon n'a pas compris, c'est que les hommes, selon leurs difficultés, produisent aussi des relations sociales dans lesquelles ils produisent le drap et la toile. » (5) Manuscrits de 1844, p. 99. (6) Manuscrits de 1844, p. 99. (7) Op. cit., p. 97. (8) Cf. Ainsi parlait Zarathoustra (trad. M. Betz. Gallimard) p. 258: «Dieu est mort: maintenant nous voulons que le Surhomme vive ». (9) La Volonté de Puissance (éd. Kroner. XII, 2e partie, S 682). trad. française de G. Bianquis. Gallimard, t. II. p. 379. (10) Ainsi parlait Zarathoustra, loc. cit. (Il) Le gai savoir (Gallimard), pp. 104-105. (12) Ainsi parlait Zarathoustra, p. 336. (13) Process and Reality, Mc Millan et C°. New York. 1929. p. 31. (14) Op. cit.. p. 130. (15) Op. cit.. p. 443. (16) Les deux sources de la morale et de la religion, in Œuvres, éd. du centenaire. P. VF. 1959. p. 1192. (17) N.M. Wildiers, Teilhard de Chardin. Ed. universitaires. Paris 1960. p. 76. (18) Op. cit., p. 78. (19) Op. cit., p. 119. (20) Christologie et Évolution, 1933. p. 11 : cité par N.M. Wildiers, op. cit. p. 119. (21) Christologie et Évolution, pp. 11-12. (22) Le Phénomène spirituel, 1937. p. 15 : cité par N.M. Wildiers. op. cit.. p. 119. (23) Cf. Les voix du silence, N.R.F. (Galerie de la Pléiade) 1951. p. 637 : «Le Musée Imaginaire » est la suggestion d'un vaste possible projeté par le passé, la révélation de fragments perdus de l'obsédante plénitude humaine, unis dans la communauté de leur présence invaincue. Chacun des chefs-d'œuvre est une purification du monde, mais leur leçon commune est celle de leur existence, et la victoire de chaque artiste sur sa servitude rejoint, dans un immense déploiement, celle de l'art sur le destin de l'humanité. L'art est un anti-destin. » (24) Op. cit. p. 631. Je me permets de renvoyer ici au résumé que J'ai donné de la vision de Malraux dans L 'activité artistique, t. I. Beauchesne 1969. pp. 154 sq. (25) Cf. Malraux, op. cit. p. 639 : « L'homme est-il obsédé d’éternité, ou d'échapper à l'inexorable dépendance que lui ressasse la mort ? Survie misérable qui n'a pas le temps de voir s'éteindre les étoiles déjà mortes ! mais non moins misérable néant, si les millénaires accumulés par la glaise ne suffisent pas à étouffer dès le cercueil la voix d'un grand artiste... H n'y a pas de mort invulnérable devant un dialogue à peine commencé, et la survie ne se mesure pas à la durée : elle est celle de la forme que prit la victoire d'un homme sur le destin, et cette forme, l'homme mort, commence sa vie imprévisible. » (26) Cf. op. cit. p. 61 : « Nous avons appris que si la mort ne contraint pas le génie au silence, ce n'est pas parce qu'il prévaut contre elle en perpétuant son langage initial, mais en imposant un langage sans cesse modifié, parfois oublié, comme un écho qui répondrait aux siècles avec leurs voix successives : le chef-d'œuvre ne maintient pas un monologue souverain, mais un invincible dialogue. » (27) Bergson. L 'évolution créatrice, in Œuvres, p. 705.

20 (28) Fichte, Initiation à la vie bienheureuse, trad. M. Rouché. Aubier 1944. p. 186. (29) Ibid. (30) L 'évolution créatrice, in Œuvres, p. 699. (31) Voir à ce.propos L'activité artistique, t. I. pp. 285 sq. et 346 sq. (32) Cf. Les deux sources... in Œuvres, p. 1168 : Parlant des mystiques chrétiens. Bergson écrit : ... « un immense courant de vie les a ressaisis ; de leur vitalité accrue s'est dégagée une énergie, une audace, une puissance de réalisation extraordinaires. Qu'on pense à ce qu'accomplirent, dans le domaine de l'action, un saint Paul, une Sainte Thérèse, une sainteCatherine de Sienne, un saint François, une Jeanne d’Arc, et tant d’autres. » (33) Le, XXIII. 29 : « Voici venir des jours où l’on dira : Heureuses les stériles, heureuses les entrailles qui n’ont pas enfanté et les seins qui n'ont pas nourri ! ». Cf/s. L!V, l : « Crie de joie, stérile, qui n'enfantais pas... ».

21

II

LES ÉCHECS DE L’HOMME EN EST-IL RESPONSABLE ?

Cette fois-ci. nous essaierons de voir comment les échecs de l'homme doivent être pour lui l’occasion de se fortifier. Nous touchons ainsi à ce qu’il y a de plus fondamental dans notre vie affective : l’amour spirituel lié au « concupiscible ». et l'amour spirituel lié à l'« irascible ». Ce qu'on appelle « concupiscible » est la tendance affective vers le bien sensible immédiat, et l’« irascible » est cette autre tendance affective vers le bien difficile à acquérir. De fait, dans l'homme, le « concupiscible » reste toujours fondamentalement lié à l'amour spirituel ; et toute l'éducation morale consiste à faire en sorte que le concupiscible n'étouffe pas la force spirituelle de l'amour. C'est ce que nous allons voir à propos de l'échec. Si nous regardons ce qui se passe dans le monde depuis un certain nombre d'années, nous pouvons avoir l’impression d'être, de toutes parts, environnés d'échecs : échec des gouvernements à assurer ou maintenir la paix entre les nations, échec de la« société de consommation » (d'où la réaction violente des jeunes), échec des parents dans l'éducation première de leurs enfants, échec des éducateurs qui. à leur tour, préparent par leur insuffisance les échecs des jeunes, etc.

Le développement et les orientations de l'information ne peuvent que renforcer l'impression d'échec général puisque, de fait, l'information se montre avide d'échecs de toute sorte, et avide de les répandre. Il faudrait, du reste, se demander pourquoi l'information s'intéresse beaucoup plus à l'échec qu'à la réussite, beaucoup plus à ce qui rate, au malheur, à l'accident, au catastrophique, qu’à ce qui atteint sa fin et épanouit l’homme. Prenons un exemple très actuel, au niveau chrétien : le sacerdoce. L'information mettra en avant les prêtres insatisfaits, les prêtres contestataires, etc. Mais les prêtres qui continuent simplement leur vie. avec l'unique désir d'aimer Dieu et ceux qui leur sont confiés, on n'en parle jamais.

22 Dans tout échec il y a un aspect de manifestation dont l’information s'empare. Les choses spirituelles sont cachées ; les choses qui vont mal. qui s’écroulent, tombent davantage dans le sensible et donc se manifestent davantage. De plus il y a un effet de surprise, qui séduit toujours. Il y a là un phénomène d'ordre artistique, et l'information se fait toujours selon un mode artistique ; de même la propagande.

Si. dans notre monde très secoué, nous avons l'impression d'être submergés par des échecs de toutes sortes (impression que l'information amplifie), nous pouvons aussi constater que. depuis un certain nombre d'années, les philosophes sont beaucoup plus sensibilisés à l'échec que ne l'était, par exemple, la philosophie grecque. Les philosophes grecs parlent très peu de l'échec - ils laissent cela avant tout à la tragédie. En tant que philosophes, ils essaient au contraire de rappeler la finalité, et donc le dépassement de l’échec. Peut-être aussi, sur le plan religieux, la métempsycose leur apportait-elle une solution. L’espoir de se rattraper dans une autre vie relativise beaucoup les échecs. Mais si l’on sait qu’on n'a qu'une vie. et si cette vie est constamment blessée, secouée par des orages à tous les niveaux, c’est lourd à porter. A mesure que le problème de la destinée personnelle s'est imposé aux philosophes, le problème de la responsabilité morale s'est accentué et. avec lui. celui de l'échec ; car. comme nous le verrons, l'échec au sens le plus fort se situe là où il y a responsabilité. Si les philosophes grecs ont peu parlé de l’échec, celui-ci est par contre au cœur des philosophies existentielles. Il faudrait voir d'où cela vient. Yvon Bélaval, dans son livre sur Les conduites d’échec, a montré qu’il fallait remonter jusqu'au subjectivisme kantien et à la philosophie hégélienne, qui introduit dans le sujet la contradiction dialectique 1. Nous n'allons pas faire ici un cours d'histoire de la philosophie, .le veux simplement souligner le fait que chez trois grands philosophes contemporains aussi différents que Heidegger. Sartre et Jaspers. l'échec est présent au cœur de la réflexion philosophique et y acquiert une dimension ontologique. Nous avons déjà constaté un fait semblable à propos de la liberté : nous avions vu que chez Sartre, par exemple, la liberté devenait constitutive de l'être même de l'homme. Or il en est de même pour l'échec 2, Dans L 'être et le néant, Sartre écrit ; « L'histoire d'une vie. quelle quelle soit, est l'histoire d'un

23 échec » ’. En effet, pour Sartre, l'homme est (pour soi) en niant l’étre (en-soi). Il est conscience (pour-soi), mais à condition de nier l’être (l’en-soi), de « néantiser » . et il a la nostalgie d'une réconciliation, d’une synthèse de la transparence de la conscience et de la solidité de l’être, autrement dit de la fusion du pour-soi et de l’en-soi, la nostalgie d'être Dieu. Mais c'est là un projet absurde, « et nous nous perdons en vain : l'homme est une passion inutile »4. Les hommes qui nourrissent un tel espoir (être Dieu) sont en réalité voués au désespoir, car ils découvrent, en même temps, que toutes les activités humaines sont équivalentes - car elles tendent toutes à sacrifier l’homme pour faire surgir la cause de soi - et que toutes sont vouées par principe à l'échec. Ainsi revient-il au même de s’enivrer solitairement ou de conduire les peuples5.

Je n'insiste pas sur Sartre ; cela a l'air compliqué parce qu'il utilise des termes métaphysiques, mais en réalité il pense au niveau psychologique et ne dépasse pas ce niveau. Le pour-soi et l'en-soi se ramènent au lumineux et à l’opaque, au visible et à l’invisible. La nostalgie de Dieu est présente dans ce désir de synthétiser le visible et l'invisible. Car en Dieu, tout est transparent et il y a unité parfaite.

Chez Heidegger (qui est beaucoup plus intelligent que Sartre, mais qui, comme lui, confond la vie et \'ètre), l'homme est défini comme « être-pour-la-mort », abandonné dans un monde aliénant (abandon qui se manifeste concrètement dans l’angoisse). Heidegger ne parle pas au sens strict d'« échec » ; il parle de « souci », de « déréliction », d'« angoisse ». Mais on peut dire que sa description de l’être de l'homme est celle d'un échec. L'homme, en effet, se définit comme l'« étant » capable d'accueillir l'Etre, d'être le « lieu » de l’Etre. Mais l’Etre, dans son essence même, se voile et se retire, vouant ainsi l'étant à « l'errance »6. Parce que l'Etre se cache, c'est seulement dans le Néant que l'homme peut faire « l'expérience de l'Etre ». Parce que l'Etre reste caché, l'homme l’« oublie », alors que par essence il était destiné à l’accueillir. Ainsi l’échec de l’homme se confond avec l’histoire de l'Etre, qui est l'histoire de l'oubli grandissant de l'Etre à travers les siècles, jusqu'au triomphe actuel de la technique 7. La vie de l’homme est ainsi définie comme un cache-cache perpétuel. C’est encore très psychologique ; un psychologisme plus profond que celui de Sartre, mais qui reste un psychologisme. Nous

24 sentons en nous un désir d’absolu, mais tout ee qui se réalise est limité, tous les événements sont limités. Jamais ce qui se réalise ne satisfait notre nostalgie d'infini. Et si vous mettez l'accent exclusivement sur cette nostalgie d'absolu, toutes les réalisations seront pour vous cause de désespoir.

Chez Karl Jaspers. qui est beaucoup plus positif que Sartre et Heidegger, la philosophie de l'échec est encore plus explicite puisque, pour lui. la devise de l’existence doit être : « faire dans l’échec l’épreuve de l'Etre ». car « le non-être, révélé par l'échec, de tout être qui nous est accessible, est l'Etre de la Transcendance »8. Lechec. en nous rappelant nos limites, est appel de la Transcen­ dance. 11 ne s'agit pas des échecs apparents, visibles, mais de l'« échec originaire» que constituent nos limites essentielles’, face à une Transcendance qui est le «Tout-autre». L'échec nous apparaît comme un fait nécessaire et absurde. Ce fait, c'est celui de la limitation : tout être, parce qu'il est un être et non l'Etre, appartient à l'empire de l'échec l0. Nous nous sentons prisonniers d'une double limitation : l'une qui tient à notre essence d'homme : l'autre, individuelle, qui tient à notre personne. Vous voyez donc que dans toutes ces philosophies l'échec est considéré, non pas au niveau psychologique, ni au niveau moral, mais au niveau ontologique, comme constituant l'être même de l'homme. Ainsi Jean Lacroix, qui a étudié particulièrement le problème de l'échec, distingue les échecs et \'Echec avec un grand E ; et il affirme : « Si l’homme (...) est projet fondamental, il peut sans doute y avoir aussi, au-delà des échecs déterminés, l'Echec radical, qui est l'échec de l'existence entière, échec de son projet d'être (...). Les échecs portent sur les intentions que nous avons et l’Echec sur l’Intention que nous sommes » ". Et encore « Pour exister, l'homme ne peut pas ne pas courir le risque de l'échec, précisément parce qu'il n'est pas tout fait, parce qu’il a à se faire » 12. L"échec est révélateur d’une exigence d’être». «Triompher de l'échec c’est se créer soimême et la joie est le signe de cette création, de ce jaillissement d'être » 13. Subir des échecs, c'est participer au néant » 14.

On veut donc définir l'échec au niveau de l'être, comme ce qu'il y a en nous de fondamental. Il y a là quelque chose de très profond (que ces auteurs traduisent à leur manière) : c'est que la créature possède en elle-même une « fêlure ». Kierkegaard aussi dit cela : il y a dans la créature une fêlure métaphysique, qui implique une capacité d'échec.

25

Cette notion est très ancienne. C’est la notion théologique de la distinction radicale, en l'homme, de l'essence et de l'existence. La créature n'es/ pas son être, et S. Thomas dit que si elle n’est pas constamment tournée vers Dieu, elle risque d'avoir le vertige du néant, car elle est vertibile ad nihilum. Supprimez Dieu, ne regardez que la créature saisissant elle-même sa propre fêlure, cette brisure en son être même, et vous aurez le vertige du néant. La créature est non-être avant d'être, dit Ste Catherine de Sienne. Si vous ne regardez que ce « non-être ». l'échec alors sera premier. Vous voyez comment on en arrive à ces notions. Notre philosophie est une philosophie qui a perdu le sens de Dieu et qui. pourtant, dépend de la théologie à partir de laquelle elle est née. Le monde occidental dépend du christianisme (nous n'y pouvons rien) ; et parce que toute notre culture et toute notre pensée dépendent du christianisme et des théologiens, si nous oublions Dieu, il nous reste l'héritage, h/voir. mais nous n'avons plus \'ètre. Supprimons la foi. supprimons le regard sur Dieu et la lumière du mystère de la création, et faisons l'inventaire : que reste-t-il ? L'homme blessé dans son être même, et doublement blessé : blessé dans son être pace qu'il y a en lui cette distinction réelle (ce n'est pas une distinction faite par l'intelligence) entre son être (son existence) et sa nature ; et blessé, au niveau moral, par le péché originel.

Si nous regardons ces deux blessures dans la lumière de la miséricorde de Dieu, nous sommes capables de les porter. Mais en dehors de cette lumière, c’est impossible ; nous ne voyons pas qui peut les guérir, car l’homme est incapable de sauver l'homme. Il le voudrait bien, c'est là pour lui une grande nostalgie ; mais c'est impossible, [.'homme ne peut pas sauver l'homme, parce qu'il fait lui-même partie de l’humanité. C’est l’humanité, en ce qu'elle a de plus fondamental, qui est blessée, qui souffre de cette brisure de la créature. Il n'est donc pas étonnant que, dans un monde qui se paganise et qui. pourtant, est l’héritier de tant de siècles christianisme, l’homme qui réfléchit s'enferme dans l'échec et dans l’angoisse sans pouvoir arriver à en sortir.

Le phénomène de l'information et de la propagande n’est donc pas le seul responsable du climat d’échec en lequel nous vivons. Il y a cette autre cause, extrêmement profonde, que le phénomène philosophique nous révèle.

26 Si maintenant nous regardons du côté des psychologues, nous constatons que la psychanalyse a extraordinairement développé ce que, depuis 1925 environ, on appelle la « conduite d'échec ». Dans le langage des psychologues et des psychanalystes, la « conduite d"échec » ne signifie pas l'impuissance à obtenir un succès, mais au contraire « l'orchestration habile et insidieuse de la catastrophe, l'intention obstinée de ne pas aboutir»15. Le docteur Laforgue a longuement étudié la « psychopathologie de l'échec » '*, en particu­ lier sur Baudelaire, Rousseau, Napoléon... Je n'entre pas ici dans les détails de cette interprétation, d'inspiration freudienne, qui ramène tout à des complexes d'ordre sexuel. Après Freud, dont il s'était séparé, Adler a mis l'échec, sous le nom de « complexe d'infériorité ». à la base de sa psychanalyse. Je n'insiste pas sur ces points de vue psychologiques. Retenons du moins que l'échec y est vu non comme un accident, mais comme une conduite et donc un comportement intentionnel, accompagné d'une complaisance dans l'échec lui-même.

Réfléchissons maintenant, dans la perspective d’une philosophie réaliste. Jaspers. Sartre. Heidegger, ne sont pas réalistes ; ils dépendent de Kant, et donc d'un idéalisme. Kant est chrétien (protestant), il a la foi. il croit en Dieu. Supprimez la foi de Kant en ne gardant que son héritage philosophique : vous aboutissez à l'Echec avec un grand E, qui est comme une nouvelle divinité, une sorte d’idole. L’Echec habite au plus intime de nous-mêmes, il est présent ; tous les petits échecs sont là pour nous montrer que l’Echec est tapi au plus intime de notre âme, au plus secret de notre être.

Quittons ces perspectives idéalistes. Comment une philosophie réaliste va-t-elle dire ce qu’est l'échec? Les biologistes définissent l'échec comme une « adaptation défectueuse » 17 ; les psychanalystes, comme la conduite (à la limite, démentielle et auto-destructrice) d'un sujet acharné à sa perte l8.

Mais si nous voulons comprendre par nous-mêmes ce qu'est l'échec, indépendamment de ce qu'en disent les biologistes et les psychanalystes, revenons à nos expériences, au dernier échec que nous avons connu. A une certaine époque de la vie. ce sont les examens ; puis viennent des échecs plus profonds d’ordre affectif puis les échecs dans les affaires ou dans l’art : on a voulu réaliser quelque chose de merveilleux... et cela a été un échec complet. Puis plus tard, et plus profondément encore nous pouvons expé-

27 rimenter l'échec au niveau même de notre vie : nous n'avons pas réalisé ce que nous aurions voulu réaliser étant jeunes. Nous avions un désir de sainteté (cela peut arriver en terre chrétienne !) et, au bout d'un certain nombre d'années, nous constatons que nous sommes un triste saint, un saint pas très réussi... Mais si nous avons la foi, nous savons que Dieu peut tout refaire en un instant, et c’est merveilleux : Dieu seul peut faire cela. Les hommes ne le peuvent pas ; mais Dieu peut tout rétablir instantanément ; il peut faire refleurir d'une façon étonnante le désir de sainteté que l'on avait au point de départ. Même les grands saints ont connu cela. Même chez la grande Ste Thérèse il y a eu une période trouble, difficile, après laquelle son désir d'être entièrement à Dieu, son désir de sainteté, s'est réalisé pleinement.

Comment pouvons-nous donc, d'une façon très simple, définir l'échec ? L"échec consiste à ne pas atteindre le but que l'on s'était assigné. Au plan philosophique, l'échec n'est pas autre chose : on a un désir, une aspiration, on s'assigne un but - et cela rate. Il y a devant nous quelque chose, quelqu'un, un mur, qui nous empêche d'aller plus loin, car ce mur, cet obstacle, nous apparaît subitement plus fort que nous. C'est là le propre d'une « situation-limite » : l'obstacle qui se dresse devant nous est trop grand, trop fort, il nous étouffe et nous ne pouvons pas l'absorber.

Vous m'objecterez peut-être que définir l’échec comme le fait de ne pas atteindre le but que l’on s'était assigné, c’est très psychologique, ou très moral. Sans doute. Mais c'est justement là qu'il faut voir l'échec en premier lieu ; car, pour bien comprendre ce qu'il est, il faut d’abord le saisir là où nous en avons l'expérience première. Ensuite il faut se demander s'il y a un Echec avec un grand E. si l'échec se situe au niveau ontologique comme le pensent beaucoup de philosophes, ou si cet échec que l'on prétend ontologique est tout simplement une transposition « métapsycholo­ gique » (et non pas véritablement métaphysique) du vécu psycholo­ gique. Ce qui est très net, c'est qu'il n'y a échec que là où il y a res­ ponsabilité. Si nous n'avions pas de responsabilités, nous n’au­ rions pas d'échecs. Parfois, du reste, c'est une solution : supprimez toute espèce de responsabilité et vous supprimez tous les échecs. A ce moment-là, vous faites comme l'oiseau qui étend les ailes et se lais­ se porter par le souffle du vent, dans un sens, puis dans un autre, et encore dans un autre. Il y a aujourd'hui des gens comme cela.

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sans aucune détermination. Supprimer ainsi les intentions pro­ fondes et les responsabilités, cela peut être une solution momen­ tanée, et surtout cela peut donner le change '9. mais ce n’est pas une solution vraiment humaine ; ce n’est pas non plus un vrai remède. Il y a donc possibilité d’échec là où il y a responsabilité. Certes, la brisure de l’échec se fait sentir déjà à des niveaux où la responsabilité n’intervient pas. Dans le domaine biologique, la souffrance, la menace de mort imminente, la mort elle-même, sont des échecs par rapport à la vie, surtout lorsque la mort vient frapper quelqu'un qui, normalement, devrait vivre encore longtemps, ou est chargé de grandes responsabilités. Pour un vieillard de 95 ans, la mort n’est pas un échec : elle est normale, elle est une fin. Mais pour un homme jeune ou en pleine force de l’âge, la mort est un échec terrible. La stérilité, l’infécondité sont aussi des échecs que nous ressentons très vivement et dont, au niveau biologique, nous ne sommes pas responsables : mais nous pouvons toujours nous demander si ncus n’aurions pas pu éviter cela, et l'échec, à ce moment-là. prend possession de nous de façon très forte. A proprement parler, la mort et la souffrance concernent beaucoup plus le mal que Véchec comme tel : mais elles sont fondement de l’échec. L'échec n’est vraiment lui-même qu’en face d’une intention ou d'un projet. C'est pourquoi il y a deux formes d’échec ; l’échec au niveau artistique (projet) et l'échec au niveau moral (intention). Je prends ici « artistique » au sens très large, qui ne concerne pas seulement les grands artistes, mais quiconque veut, tout simplement, réaliser une oeuvre. Lorsque vous avez un projet et voulez réaliser une œuvre, il peut arriver qu'au moment où vous êtes proche du terme, subitement quelque chose d'imprévisible vienne vous empêcher d’aller jusqu'au bout. Je me souviens d'un sculpteur breton qui était venu au Saulchoir pour y faire la statue du cloître. Jusque-là habitué à faire des animaux, il devait, cette fois, sculpter une forme humaine, et celle de la Vierge portant l'Enfant-Jésus. Profondément chrétien, il en était très impressionné, et avait demandé à partager la vie des religieux pour bien s'imprégner du milieu. Les sculpteurs du Moyen Age étaient ainsi ; on ne peut pas sculpter une Vierge n’importe où. il faut être dans un milieu spirituel. Nous lui rendions visite (surtout ceux qui s’intéressaient aux questions artistiques) au moment de la récréation, pour parler avec lui de son travail. Un jour, je le vois très triste. Sa statue (de deux mètres de haut, en granit) était déjà très avancée : il y travail-

29 lait depuis quatre mois. Je lui demande ce qui ne va pas. Il me montre alors la tête : un éclat s'était produit, le faisant aller plus loin qu’il ne voulait, si bien que. pratiquement, tout ce qu’il avait fait jusque-là était réduit à rien. Et il ajoutait : « Je suis allé le choisir, ce granit, j'ai indiqué l'endroit où il fallait le prendre, pour être sûr qu'il n’y avait pas de faille - et malgré cela !... » J’ai essayé de le consoler, mais un homme comme cela ne se console pas. 11 était seul en face de sa statue, seul en face de cet éclat qui, en un rien de temps; avait tout détruit. Le lendemain, je le vois de nouveau au travail, tout changé. Je lui demande ce qui s'est passé. « Ah ! me dit-il, j'ai passé la nuit en prière ; parce que devant des choses comme cela, on ne peut attendre de secours que de Dieu, les hommes ne peuvent rien. En face de l'échec, il faut que Dieu nous éclaire. Et j'ai compris : je suis un pauvre type. C'est la première fois que je fais une Vierge. Alors, parce que jusque-là j’étais animalier, je l'ai faite comme un animal. Je l’ai faite beaucoup trop rigide. Il y a dans la Vierge une souplesse extraordinaire, parce que la souplesse provient de la vie et que, plus on est vivant, plus la souplesse est grande ! » Cet homme était alors comme s'il avait eu une vision de la Sainte Vierge. Et il continuait ; « Ce n’est pas commode de faire de la souplesse avec du granit ; et pourtant, il faut que la souplesse sorte du granit, parce quelle ne peut venir que de la force ». Et il m'a expliqué ; « J’ai découvert : je l'ai faite trop d'un seul bloc, il faut l'incliner, et cet éclat m'oblige à l'incliner... » C’était étonnant de voir cet homme qui. à travers un échec, avait trouvé le moyen de découvrir autre chose, quelque chose de plus grand. Plus profondément que l'échec d'ordre artistique ou d'ordre économique, ou de quelque réalisation que ce soit, il y a l’échec au niveau moral. Cet échec va beaucoup plus loin parce que. comme nous l'avons vu la dernière fois, l'éveil de la vie morale est l'amour, et l'amour prend tout homme. La vie morale est donc pour chacun d'entre nous quelque chose d'extraordinairement personnel ; mais en même temps il y a en nous quantité de choses qui ne dépendent pas de nous, en particulier l’atavisme (et, du point de vue chrétien, nous dirions aussi ; le péché originel). Nous nous apercevons donc très vite que, dans l’ordre de nos intentions, dans l'ordre de la capacité d’aimer qui est en nous (cette capacité d'orienter notre vie vers un bien), il y a une possibilité intérieure d’échec.

L’échec de l’artiste de tout à l'heure provenait de l’extérieur, d’une manière qui n’avait pas été ce quelle aurait dû être et qui avait fait défaut à l’artiste. Dans l’ordre moral, c'est au-dedans de nous-

30 mêmes que nous découvrons progressivement les faiblesses, les failles en raison desquelles d’autres choses plus profondes, nos intentions, avortent.

Certaines personnes, par exemple, ont une peine considérable à acquérir ce qu’on appelle les « vertus », alors que pour d'autres c'est très simple. Ou bien la vertu nous est facile dans certains domaines, et très difficiles dans d'autres : ordinairement c'est ce qui se passe. Heureusement, les vertus sont multiples, ainsi chacun peut en avoir sa part ! Pour les uns, la tempérance peut être très difficile, mais la force peut leur être plus facile, alors que chez d'autres ce sera l'inverse. Il y a des gens qui ne se mettent jamais en colère et d’autres qui le sont constamment ; c’est une question de tempérament. Nous pouvons essayer d’atténuer cela, mais il y a au plus intime de notre psychisme (à cause de notre atavisme, de notre première éducation) des « fêlures » en raison desquelles nos intentions morales (ce premier amour qui est en nous) n’atteindront pas leur but. Certains auront beau faire tout ce qu’ils pourront, ils resteront toute leur vie avec ces blessures et il y a certaines vertus qu’ils n'arriveront jamais à acquérir : l'échec est là.

Il y a, dans l'ordre moral, un autre échec, qui est peut-être encore plus fort : c'est l'échec à l'égard de l'amitié. L'amitié implique toujours la possibilité que l'autre ne réponde pas, qu'il manque de fidélité, qu'il trahisse. Cela ne dépend pas uniquement de nous. En ce sens, la trahison (l'échec dans l’ordre de l'amitié) est pour nous quelque chose qui vient de l'extérieur : c'est l'autre qui trahit. Mais cet autre, nous en sommes responsables : si nous avions été plus attentifs, il n'aurait peut-être pas trahi ? C'est pourquoi l'échec de l'amitié nous blesse si profondément.

L’échec est donc ce qui, de l'extérieur ou de l'intérieur, empêche une activité humaine d'aller jusqu’au bout. C’est la vie qui ne peut pas s’épanouir pleinement. C’est la vie spirituelle qui, alors quelle demanderait d'aller jusqu'au bout de ses exigences, est subitement arrêtée. Un arrêt extérieur qui ne dépend pas de nous, ou un arrêt au plus intime de nous, mais qui ne dépend pas entièrement de nous. L'échec est quelque chose qui vient briser. Il y a toujours, dans l’échec, quelque chose de brutal ; c'est pourquoi une mort qui arrive brutalement est un échec. De même la souffrance, bien quelle ne soit pas entièrement de l’ordre de l’échec, a quelque chose de l’échec quand elle est très aiguë. Il y a toujours dans l’échec quelque chose de violent qui vient empêcher un acte humain, une intention, un projet, de se réaliser jusqu’au bout.

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Y a-t-il un échec « ontologique » (au niveau de l'être) ? Ici, comprenons que, parce que nous sommes des créatures limitées, nous avons en nous cette possibilité d echouer. Mais la limite n'est pas un échec. Qu’il y ait en nous une distinction entre la nature et l'existence, parce que nous sommes des crétaures, ce n’est pas un échec. C’est tout simplement une limite. Et cette limite nous rend capables d'échec - ce qui signifie que l’échec est toujours au niveau de l'activité de l’homme.

L'échec n’est pas au niveau de l'être de l'homme.

C'est la philosophie idéaliste qui, confondant l'être et la vie, est arrivée à faire ce « blocage ». en raison duquel on ne peut plus sortir de l'échec. D'où le désespoir. Car définir l'homme par l’échec, cela conduit nécessairement au désespoir. Il faut comprendre que l'échec est toujours partiel, parce qu’il est au niveau des activités humaines ; de sorte qu’il y a des échecs, et non pas l'Echec, et que les échecs se situent au niveau de notre activité artistique ou de notre activité morale. Mais l'échec ne va pas plus loin. Fondamentalement, notre être ne peut pas être défini par un échec ; on peut seulement dire qu'il a des limites.

Au niveau moral, quelle signification l'échec doit-il avoir pour nous ? Des échecs, nous en aurons toujours. Mais c'est précisément la manière dont il use des échecs qui fait la qualité morale d'un être. Sommes-nous capables d'assumer ces échecs, ou sommes-nous nécessairement submergés par eux ? Vous me direz que cela dépend du nombre des échecs. Non, cela ne dépend pas de la quantité des échecs, ni de leur force. Evidemment, ces deux facteurs entrent en jeu ; mais il y a quelque chose de beaucoup plus profond, qui est justement la force intérieure d’un être. Un être se définit par son amour, et par cette force intérieure qui va avec l'amour. La véritable force, c’est l'amour. Mais il faut distinguer amour et force. La force est quelque chose qui vient de l’intérieur de l'amour, et qui permet à l'amour de se structurer. Elle est. au niveau spirituel, ce que l'« irascible » est au niveau passionnel. Au niveau passionnel. l’« irascible » est ce qui nous donne une force d'attaque. Parfois cela va trop loin : c'est alors la colère, lorsque nous n'arrivons pas à dominer cette force d'attaque. Au niveau spirituel, il y a une force qui consiste d’abord à être suffisamment lucide, en face des échecs, pour les cerner et voir qu'ils sont toujours limités. Considérer l’échec comme quelque chose d'illimité, c'est déjà une

32 abdication. L’échec est toujours limité, et il faut avoir la lucidité de comprendre que cet échec peut, d'une certaine manière, être l'occasion de prendre, dans sa vie. une orientation un peu différente. Transposez l'exemple du sculpteur. Quand nous sommes en face de certains échecs, avons-nous le souci de nous recueillir suffisam­ ment ? L"échec devrait être un signal d'alarme appelant en nous le recueillement. Le recueillement consite. en face d'un obstacle, à revenir aux choses les plus profondes qui sont en nous, à revenir à la source (évitons l’affreux mot « ressourcement ») à essayer de redécouvrir les énergies qui sont en nous, de retrouver le jaillissement de l'amour. Les échecs nous vieillissent si nous ne les dépassons pas. alors qu'ils devraient être pour nous l'occasion d'aller plus loin, en les dépassant.

Si nous les prenons de cette manière, les échecs sont pour nous l'occasion de nous fortifier, de nous spiritualiser, d'aller plus loin, de redécouvrir quelque chose de plus profond, parce que. au niveau proprement spirituel, il n’y a plus d'échec.

Il n'y a pas d’échec au niveau de notre amour en ce qu'il a de premier, cet amour du bien qui est une personne, laquelle, en définitive, est Dieu. Cet amour est au cœur de l'être humain, car l'être humain est religieux par nature. Il ne s'agit pas ici d'être chrétien ou non : l'être humain est religieux par nature, et donc il y a en lui un amour fondamental qui le porte vers Dieu. Or « Dieu est fidèle », comme dit St Paul. 11 est Celui qui est toujours fidèle et Celui qui peut constamment remettre en nous une nouvelle source de vie. Nous sommes perpétuellement repris par Dieu, puisque la création est actuelle.

C'est dans l'adoration que nous reconnaissons cette dépendance incessante à l'égard de Dieu qui nous reprend constamment ; et c’est l'adoration qui donne à notre amour premier la force de repartir avec un nouveau regard sur Dieu présent, et un nouveau regard sur les choses. Cela est vrai au simple niveau humain, indépendamment du christianisme : car. encore une fois, l’homme est naturellement religieux. Dire que l’homme n'est pas religieux, c'est immanquable­ ment l'enfermer dans l'échec, car c’est lui enlever la force la plus grande qu'il ait en lui, le « levier » qui seul lui permettrait de dépasser les échecs en découvrant cette possibilité d'être repris par Dieu. Au niveau chrétien, cela est vrai de façon éminente. Et de plus,

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ce qui est extraordinaire, c’est que le Christ a voulu nous manifester son Amour à travers l’échec le plus terrible qui soit. Vue de l’extérieur, la Croix est l'échec le plus absolu qui soit ; tous les échecs possibles y sont réunis : échec au niveau de la vie : Jésus offre Sa vie en pleine force de l’âge et, même après Sa mort, Son Corps ne sera pas respecté : il y aura encore cette blessure violente qui brisera Son Cœur. Echec au niveau « politique » : Il est rejeté par Son peuple. Echec au niveau de la communauté religieuse : Il est excommunié par les autorités religieuses. Echec au niveau de l’amitié : Il est trahi par Judas, renié par Pierre, abandonné par les autres (à l’exception de Jean). Tous les échecs sont là, jusqu’à la présence de Sa Mère pour laquelle II est, par le fait même, source d’une souffrance indicible, ce qui est la chose la plus terrible pour un fils aussi aimant que Jésus. Le mystère de la Croix est donc ce qui va le plus loin dans l’ordre de l’échec ; mais c'est un échec absorbé par l'amour, dans l'adoration. Jésus adore Son Père en Lui offrant Sa vie. en la lui « remettant » : la mort est ainsi dépassée par l'adoration (et à notre tour, c'est dans l'adoration que nous pouvons offrir librement, et dépasser, une mort qui nous brise). Devançant ceux qui veulent Le tuer, Jésus remet Sa vie au Père dans l’adoration. Et cette adoration est une adoration d'amour, elle est la remise totale de toute Sa capacité d'aimer. En même temps, dans le même geste, le Christ, Bon Pasteur, « donne son âme » pour Ses brebis. Ainsi, tous les échecs présents dans le mystère de la Croix deviennent des moyens, des signes, des instruments dont l'Amour se sert pour se manifester et se donner. Jésus se sert de tous les échecs vécus à la Croix pour nous faire comprendre Son amour, car « il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime », et l'Amour du Christ dépasse tous les échecs de la Croix. Devant tous les échecs que nous voyons actuellement autour de nous, certains vont parfois jusqu a parler d’un « échec chrétien » : le Christ est venu pacifier le monde, et le monde est encore en lutte. Il est venu sauver l’homme, et l’homme est encore esclave ; Il est venu apporter la justice, et le monde est rempli de terribles injustices. Apparemment, la Croix a donc été un échec.

Dire cela, ce n’est pas se placer dans la vraie lumière. C’est parler au nom d’un messianisme temporel, qui ramène le salut apporté par le Christ à une réussite humaine. N’oublions pas que le Christ est venu pour nous communiquer Son Amour, ce qui est tout autre chose, et quelque chose de beaucoup plus profond.

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En nous communiquant Son Amour, le Christ nous demande detre Ses amis (cf. Jean, XV, 14-15), et donc de vivre ce qu'il a vécu. L'Eglise doit vivre le mystère du Christ, et elle sauve l'humanité en acceptant, à la suite du Christ, de vivre le mystère de la Croix. Et chaque chrétien, quand il est crucifié avec Jésus (d'une manière ou d'une autre), doit comprendre qu'à ce moment-là c'est l'Amour du Christ qui lui est communiqué d'une façon très particulière et très profonde, et qui lui permet d'utiliser cet échec apparent, visible, pour un amour nouveau. Chaque fois qu'un échec se produit dans notre vie. qu'il s'agisse d'un échec extérieur ou d'un échec beaucoup plus profond, au niveau de l’amitié ou au niveau des intentions profondes de notre vie, nous devons considérer que c'est un appel à une union plus grande au mystère du Christ crucifié. C'est un appel, une sorte de « sacrement » qui vient exiger de nous une union plus profonde. Et c'est par là que nous sauvons le monde.

Il est impressionnant de voir que le monde s’avoue en état d'échec, et que la philosophie contemporaine en vient à définir l'homme par l’échec. En face de cela, ou bien on se révolte, ou bien on ne veut pas regarder, ou bien - et c’est l’attitude chrétienne on regarde en face ; on constate alors que les hommes vivent actuellement (plus que jamais) dans un monde de lutte et d'échecs, mais on sait que ces échecs ne vont pas aussi loin qu'on le dit, parce qu’il y a dans le cœur de l'homme quelque chose de plus profond. L'homme est fait pour l'amour, et cet amour demeure. Et le Christ, à la Croix, a assumé tous les échecs ; c'est pour les assumer tous qu'il est mort ainsi. Si le Christ n'était pas mort sur la Croix, nous serions peut-être désespérés en voyant le monde d'aujourd'hui, en voyant aussi combien l'Eglise est éprouvée. Mais si nous regardons le mystère de la Croix, nous comprenons que l'Eglise, qui doit vivre le même mystère que le Christ, doit porter tous ces échecs du monde d’aujourd'hui, pour permettre à l’humanité de redécouvrir l’amour. Mais, pour cela, il faut beaucoup de force : il faut la force des martyrs. Au niveau humain, l’échec est pour nous une école où nous acquérons une force plus grande. Au niveau chrétien, l'échec nous permet d'être plus intimement unis au mystère de la Croix du Christ.

(I ) Voir Y. Bélaval. Les conduites d'échec. 4e éd. Gallimard 1953. pp. 140-141. Ceci confirme ce que nous disions précédemment à propos des Grecs. Les Grecs considéraient que c'était à fart de manifester la subjectivité de l'homme parce que. du côté artistique, l'homme est

35 « mesure de toutes choses ». pour reprendre l'expression de Protagoras ; tandis que la philosophie, au contraire, devait sauvegarder l'objectivité, c'est-à-dire la finalité. Et nous pouvons constater qu'à partir de Kant, où il n'y a plus que la subjectivité, il se fait une alliance entre la philosophie et l'art. De ce fait, les problèmes philosophiques tournent à l'idéologie et. par voie de conséquence, le problème de l'échec s'introduit au cœur de la philosophie humaine. (2) Le problème de l'échec, au point de départ, est quelque chose d'extérieur à l'homme. Avec l'importance croissante de la subjectivité, il va devenir un problème intérieur et. en fin de compte, un problème ontologique : c'est-à-dire qu'il va définir l’homme dans son être. De même la liberté, qui était regardée par Aristote sous l'angle de \'acte libre, devient progressivement la définition de l'homme. (3) L'être el le néant, p. 561. (4) Op. cil. p. 708. (5) Op. cit. p. 721. Cf J. Lacroix. L'échec, P.U.F. 1964. p. 66. (6) HEIDEGGER. La parole d'Anaximandre, in Chemins qui ne mènent nulle part (Holzwege), Gallimard 1962. p. 274. (7) Cf. E. G L'ILE AD. Heidegger et l’échec, in Les hommes devant l'échec, ouvrage collectif publié sous la direction de Jean Lacroix. P.U.F. 1968. (8) JASPERS. Philosophie, 2e éd.. Springer-Verlag. Berlin. Gôttingen. Heidelberg 1948. p. 879. (9) Voir Y. BELAVAL, op. cit., p. 143. (10) Y. BELAVAL, op. cit., p. 140. (1 I) J. LACROIX. Lec/œc P.U.F. 1964. p. I. (12) Op. cit., p. 75. (13) Op. cit., pp. 87 et 89. Sur l'échec, voir aussi Jean NABERT. Eléments pour une éthique. (14) J. LACROIX, op. cit.. p. 14. (15) E. AM ADO-LEV Y-V ALENS1. Psychanalyse, phénoménologie ou ontologie de l’échec ? in Les hommes devant l’échec, p. 97. (16) Voir R. LAFORGUE. Psychopathologie de l’échec. Payot 1944. (17) Voir Y. BELAVAL, op. cit., pp. 158 et 191. (18) E. AMADO-LÉVY-VALENSI. op. cit., p. 98. Une remarque en passant: il arrive que l'étymologie des mots nous aide à préciser la réalité qu'ils signifient. Mais ici, ce n'est pas le cas. En effet, c'est seulement par extension que le mot « échec » en est venu à signifier l'insuccès. A l'origine, il n’était employé que dans le jeu dit « d'échecs ». et dérive de Carabe-persan c/zà/z, qui signifie « roi » (et peut-être aussi aussi d'un mol germanique signifiant « butin »). Dans le cas présent, l'étymologie ne peut donc nous aider. (19) Lorsqu'on sent les regards des autres constamment fixés sur soi parce que l'on a subi plusieurs échecs, on peut vouloir donner le change. C'est parfois le cas des enfants qui ont raté plusieurs examens et que leurs parents surveillent trop. J'avais un cousin qui était toujours le dernier de sa classe : naturellement ses parents luttaient contre cela. Il avait alors trouvé cette solution merveilleuse, qui consistait à dire : « moi. cela m'est égal d'être dernier : mais je vois que les autres, s’ils sont derniers, cela leur fait mal ; alors, pour leur faire plaisir, je suis toujours dernier ». En réalité il faisait cela par mode de jeu. se disant : « on va bien voir ».

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III

TOUT CHANGE... MÊME L’HOMME

L'ÉVOLUTION DE L'HOMME CONTREDIT-ELLE SA NATURE?

Toujours dans la perspective du problème de la conscience morale et du sens moral, nous allons nous demander cette fois-ci comment l'évolution de l'homme peut, d'une certaine manière, s’opposer à la nature, et comment la nature humaine demeure à travers cette évolution... Dans la dernière conférence, nous avons vu comment les échecs, tellement mis en lumière dans la philosophie contemporaine et par toute espèce de propagande, risquent aussi de nous amener à croire à l'impossibilité d'une vie de conquête, d’une vie humaine victorieuse. La vie morale ne peut s'exercer que d'une manière positive. Si vous voyez, en premier lieu, l'échec, et uniquement l’échec, vous ne pouvez plus comprendre comment demeure la possibilité de maintenir un certain amour. L'échec, en réalité, doit servir à nous fortifier.

Nous avions abordé par là les deux grands aspects de notre psychisme humain : le point du vue dit du « concupiscible » et le point de vue dit de « l'irascible », tous deux au niveau sensible. A ce niveau, notre psychisme est à la fois « concupiscible » et « irasci­ ble », tantôt l'un, tantôt l'autre, avec souvent un jeu de bascule de l'un à l'autre. Quand on est mécontent, insatisfait du point de vue du concupiscible, l’irascible commence à l'emporter... Et comme concupiscible et irascible sont quelque chose de très « visible » pour

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notre conscience psychologique, c'est ce que nous remarquons le mieux. D'où, par le fait même, le risque d'étouffer quelque chose de beaucoup plus profond, de beaucoup plus vital : cet amour spirituel qui est vraiment ce à partir de quoi toute la vie morale doit s'édifier. Il ne peut y avoir de vie morale qu a ce niveau d'un amour spirituel qui devient de plus en plus conquérant. Comprenons-le bien : la vie morale est une grande conquête ; elle n'est pas premièrement négative (cela est une conception très extérieure et très superficielle), et elle ne se situe pas davantage au niveau de notre psychologie (au niveau du concupiscible et de l'irascible).

Certes, du point de vue psychologique, le concupiscible et l’irascible apparaissent en premier lieu. Mais la vie morale est audelà : elle va plus loin, et elle est capable de se servir du concupiscible et de l'irascible.

Voilà pourquoi nous avions abordé la question de l’éveil de la vie morale par le point de vue d’un amour spirituel mettant à son service l’amour sensible. La morale ne tue pas le sensible, elle ne tue donc pas en nous l’aspect passionnel. Un être vraiment moral doit être un être passionné, nous le savons bien. Mais (toute la difficulté est là) il faut être passionné intelligemment ; il faut mettre la passion au service de notre volonté ordonnée à sa fin, à son bien, c'est-à-dire au service de l'amour spirituel (quand je dis « volonté », je parle en effet de l'appétit spirituel, qui est en nous l'amour en ce qu'il a de plus profond). La vie morale ne tue pas non plus l'irascible. Si l'on veut mener une vie morale, il faut accepter la lutte, car cela ne se fait pas tout seul. Il n'est pas possible de mener une vie morale uniquement en allant vers la facilité, en enlevant les « digues ». C’est une conquête constante et, pour que cette conquête soit possible, il faut nécessairement un bon irascible, mais un irascible qui devienne, lui aussi, intelligent. Laissé à lui-même, l'irascible est le cheval au galop qui fonce à travers tout, s’emportant pour rien. Il y a des gens comme cela : ils se mettent constamment en colère, surtout dans les moments difficiles. Et cela ne facilite rien, ni pour eux, ni pour les autres. L'irascible doit donc être très fortement dominé par l'amour. La vie morale ne nie donc ni l'amour passionnel, ni l’irascible, mais elle exige de les dominer.

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Aujourd'hui, nous abordons un problème encore plus radical, qui constitue un troisième grand obstacle à la vie morale en nous. Nous avons déjà vu, en effet, un premier obstacle, celui que Freud met tellement en lumière. Si le point de vue de l’amour sexuel ou de l’amour du concupiscible définit l'homme (comme c’est le cas de Freud), on ne peut pas en sortir. Si vous mettez le petit doigt dans Freud, vous n'en sortirez pas. Si vous avez essayé de comprendre ce qu’est la vie morale, vous pourrez alors regarder Freud : il y a chez lui des éléments intéressants. Mais il est impossible d’édifier une morale à partir de Freud, puisque, par définition, c'est la négation de la morale. Freud est un des grands obstacles, aujourd’hui, à la vie morale. Il suffit de regarder les grands théologiens qui veulent assumer Freud, le « baptiser ». Au terme, il n’y a plus que Freud, et le « baptême » a disparu ! Le second obstacle, c’est la philosophie de l’échec. Nous avons vu comment Sartre, et d’autres, pouvaient définir la vie humaine uniquement par l’échec. C'est à l'ordre du jour, et cela mène au désespoir.

Aujourd'hui, nous abordons le troisième obstacle, qui est l'obstacle le plus fondamental. Traiter le sujet de la conférence d'aujourd'hui obligerait à entrer profondément dans la philosophie. Aussi la conférence vous paraîtra-t-elle peut-être un peu difficile tout à l'heure... Pas maintenant ; car discerner les obstacles est toujours facile : c'est ce qu'on voit, ce qu’on sent. Mais essayer de « creuser », et de construire, est plus difficile. Et le problème de la nature humaine est aujourd'hui l'un de ceux que nous avons beaucoup de peine à bien comprendre. Il ne s'agit pas de faire des caricatures, c’est trop facile ; il faut, au-delà de la caricature, découvrir le vrai. Le problème que nous avons à considérer est donc celui du changement et de l'évolution et. au-delà des objections que nous allons analyser, de la permanence de la nature : quels que soient les changements, la nature demeure. C'est, vous le voyez, un problème extrêmement important : quantité de problèmes sont là sous-jacents.

J’espère arriver à vous le faire comprendre : si nous supprimons la nature humaine, il n’y a plus de fondement à la vie morale et, du même coup, tout tombe dans la relativité. On tombe dans la morale

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de situation, dans une morale de sincérité : puisque tout change perpétuellement, il faut constamment tout reprendre... On en arrive à dire cela. Ce n'est pas nouveau, comme théorie (il est important de se le rappeler), de dire que tout change et qu'il n'y a aucun point stable dans l'univers, que tout est dans une relativité absolue. L'Apocalypse nous montre, à travers un symbolisme extraordinairement fort et beau, comment la relativité absolue est une des très grandes épreuves que l'homme doit connaître. L'Apocalypse exprime cela dans le langage qui lui est propre (les philosophes le feront dans leur langage à eux), en disant que « les étoiles tombent sur la terre » (cf. Apoc., 6. 13). Comprenons la signification profonde de ce passage de VApocalypse. Tout ce qui est au-dessus de nous, le ciel, qui représente le « nécessaire ». l’absolu, tombe sur la terre, c'est-à-dire tombe dans la relativité ; car tout ce qui est dans notre monde terrestre - le monde « sublunaire ». selon l’expression des Anciens, cette partie inférieure de l'univers que représente notre petite terre, est relatif. Cette petite terre où nous vivons, c'est pour les Anciens le monde de la corruption et du changement, tandis que le ciel, c'est le monde de la nécessité, de la beauté, et le reflet du divin. Ainsi, quand l'Apocalypse dit que les étoiles tombent sur la terre, elle veut signifier qu'à un moment donné - et c'est le signe des grandes épreuves l'homme n’aura plus le sens du nécessaire, de l’absolu, le sens des principes : il ne regardera et ne verra plus que la relativité. C'est bien là une des plus grandes épreuves : si notre intelligence a perdu le sens métaphysique, comme il est difficile de le retrouver ! C'est du reste tout à fait normal, car le sens métaphysique est ce qu'il y a de plus radical dans notre intelligence. Pour reprendre le langage de l'Apocalypse, quand une multiplicité d'étoiles vous dégringolent sur la téte^ il n'est pas facile de rester debout ! Et l'Apocalypse parle du « tiers des étoiles ». par miséricorde ! « Un tiers ». c'est déjà suffisant pour que l’homme ne soit plus capable que de s'enfouir dans la terre !

Affirmer une relativité absolue n'est pas chose nouvelle. Héraclite en parlait déjà. Uéraclite est le philosophe du changement. C'est un grand philosophe, difficile à comprendre, extraordinaire­ ment intelligent, très méprisant (comme beaucoup de Grecs) pour ceux qui ne pensent pas beaucoup et qui restent à la surface des

41 choses. Héraclite sait que la sagesse est chose extrêmement rare, et il sait que seul le sage dépasse le changement - tous les autres restent dans le changement... - et c'est pourquoi il dit: «Toutes choses s'écoulent », « Panta rei », et encore : « On ne peut descendre deux fois dans le même fleuve » l C'est très simple : vous ne pouvez pas vous baigner deux fois dans le même fleuve ; car ce n'est plus la même eau, et donc ce n’est plus le même fleuve puisque le fleuve se définit par l'eau qui coule dans le fleuve. Cela exprime bien le changement perpétuel, le mouvement perpétuel. Les Grecs étaient très sensibles à cela, plus qu'à l’aspect statique : contrairement à ce que l'on dit, ils étaient très sensibles au point de vue du mouvement et du temps. Le temps use, dégrade. A cause de cela. nous descendons et nous ne descendons pas dans le même fleuve, nous sommes et nous ne sommes pas.

Il n'y a pas que le fleuve qui descende et qui change tout le temps, mais nous-mêmes aussi : Pour ceux qui descendent dans les mêmes fleuves, d'autres et d'autres fleuves se succèdent. Vie et mort, veille et sommeil, jeunesse et vieillesse, tout cela est un. d’une certaine manière, car ceci change en cela et cela change en ceci. Les hommes passent de la vie à la mort et de la mort à la vie. de la veille au sommeil et du sommeil à la veille, de la jeunesse à la vieillesse et de la vieillesse à la jeunesse (non pas dans le même individu, mais dans celui qui le suit...).

La philosophie d’Héraclite est présente dans la philosophie moderne et contemporaine, chez Hegel et Nietzsche. Hegel loue ainsi Héraclite ; L.e profond Héraclite souleva contre la simple et unilatérale abstraction le concept supérieur et totalisateur du devenir, en affirmant que « l'être existe aussi peu que le néant », ou aussi que « tout coule », c'est-à-dire que « tout est en devenir »2.

Philosophie du devenir, la philosophie hégélienne veut montrer que nous sommes dans la relativité. Il y a cependant une différence entre Héraclite et Hegel : Héraclite maintient quelque chose de la sagesse, Hegel, non : Hegel, c'est le devenir permanent.

L'exaltation du devenir n'est donc pas nouvelle, mais elle prend à notre époque une force très particulière. Quand les mêmes théories reviennent, c'est généralement avec une force plus grande. Au point

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de départ, elles sont élaborées pour mettre en lumière un aspect important du réel. Chez Héraclite, c'est le cas, je crois : en face de la philosophie de la nécessité de Parménide, il y a ce « contre-poids » du changement de toutes choses. Mais nous voyons réapparaître ces idées aujourd'hui avec quelque chose de beaucoup plus absolu.

Les théories de l'évolution ont comme créé un mythe, le mythe du changement de toutes choses, et qui va jusqu'à Dieu. On a l'audace de dire que Dieu est « en devenir », que Dieu implique une certaine évolution. On va jusque-là pour démontrer que le devenir absorbe tout.

Sans entrer dans toutes les discussions relatives à Teilhard de Chardin, je vous citerai seulement quelques textes de lui, qui sont particuliérement évocateurs, qui montrent comment, pour Teilhard, le grand « mythe » de l'évolution est comme un absolu, quelque chose qui, en définitive, doit tout prendre. La vraie physique est celle qui parviendra quelque jour à intégrer l'homme total dans une représentation cohérente du monde.

(On va « intégrer l'homme » ! Je dirais plutôt que ce devrait être l'inverse !) ... Je doute qu'il y ait pour l'être pensant de minute plus décisive que celle où. les écailles tombant de ses yeux, il découvre qu'il n'est pas un élément perdu dans les solitudes cosmiques, mais que c'est une volonté de vivre universelle qui converge et s'hominise en lui.

Il y a donc une « volonté de vivre universelle ». Nous sommes pris dans ce courant (non pas seulement le monde physique, mais nous-mêmes). L'homme n'est pas le centre statique du monde, comme il s'est cru très longtemps, mais il est axe. flèche de l’Évolution, ce qui est bien plus beau 3.

L'homme est considéré dans le mouvement de l’évolution. On ne doit pas le comprendre avant tout comme une personne ayant une destinée personnelle ; mais à l’intérieur de l’Évolution.

Dans cette perspective, remarquons-le, le monde est devenu pour nous comme un objet de valeur et de dignité supérieures auquel il est

43 indiqué de se soumettre et de se vouer. Il fait résonner en nous, avec des attraits indéniables d’une immensité proche et tangible, les cordes toujours prêtes à vibrer de l'adoration... L'Humanité, en quelques générations, s'est littéralement convertie, spontanément, à une espèce de religion du monde, confuse, dans ses dogmes, mais parfaitement claire dans ses orientations morales, qui sont la prédominance reconnue du Tout sur l'individu : une foi passionnée en la valeur et les possibilités de l'effort humain ; une perception très vive du caractère sacré de la recherche dans toutes ses lignes. Par suite de la découverte scientifique de l’unité naturelle et de l’énormité du monde. l'Homme moderne ne peut connaître Dieu qu'en prolongement (pourrait-on dire ; sous les espèces ?), de quelques progrès ou maturation universelle4.

Il y a bien là une vision nouvelle de l’homme, impliquant une « conversion » qui accorde nécessairement le primat à la relativité. C'est « le Tout » qui commande tous les hommes. Chacun d'entre nous est une partie dans le tout, et il faut une conversion profonde pour comprendre comment nous le sommes. Nous sommes donc relatifs à cette évolution constante.

Commentant Teilhard. L. Cuénot écrit : L'homme doit être surmonté : or. par la socialisation, en se serrant elle-même en direction d'Omega. son centre de convergence (convergence naturelle, mais qui coïncide avec le Christ, dans la vision de Teilhard). l'humanité tend vers un état supérieur, l’ultrahumain. déjà diffus dans les nappes ultra-technifiées. ultrasocialisées. ultra-cérébralisées de la masse humaine5.

Nous sommes toujours vers l'« ultra » : le surhomme, l'homme de demain. C’est cela qui est important à saisir : on ne regarde plus ce qui est maintenant, mais ce qui sera demain. Or. ce qui sera demain, personne d'entre nous ne peut le prévoir, sauf si nous sommes prophètes de Dieu (mais non si nous sommes prophètes humains'). Que sera l'humanité de demain ? Nous ne pouvons pas le savoir. Ce que nous pouvons savoir, c'est ce que nous sommes maintenant. Et après tout, c’est nous qui sommes un peu responsables de demain. Si nous ne regardons que « demain ». dans une hypothèse constante, nous oublions la chose essentielle et première ; regarder ce que nous sommes. Le sens moral consiste à prendre la responsabilité de ce que nous sommes, et non. en premier lieu, à regarder ce que sera demain. Passons maintenant à un autre thème, car il importe de bien

44 saisir ce climat dans lequel nous vivons, ces idéologies dont nous sommes plus ou moins imbibés. Certes, nous n’en sommes pas tous au point de dire que ces thèses sont vraies ! Mais c'est tout de même le climat dans lequel nous vivons, et il faut l'analyser.

La dialectique marxiste a également créé un mythe. Toujours le mythe de « demain ». Voyez par exemple Marcuse. Ce que je vais vous citer est dans une perspective différente de la précédente, mais il y a des implications mutuelles profondes. Même si. sur le plan politique, ce n'est sûrement pas la même option, il y a tout de même des choses communes, notamment la « socialisation » de l'homme en tout ce qu'il est (non pas seulement au point de vue économique), c'est-à-dire comme partie d'un tout. Marcuse écrit : L’avènement d'une société libre serait caractérisée par la transfor­ mation du bien-être toujours croissant en une qualité radicalement nouvelle de l'existence. Ce changement qualitatif (...). tenu en échec tout au long de l'histoire de la société de classes fournirait un fondement instinctuel à l'événement de la liberté. Un tel bouleverse­ ment dans la nature de l'homme est-il concevable ?6.

« Conversion » chez Teilhard, « bouleversement » chez Mar­ cuse : deux langages différents, mais qui. au fond, veulent dire la même chose. Et c'est assez joli, du reste, de voir la manière dont Teilhard, un religieux, parle de « conversion ». Marcuse a un autre langage : il parle de « bouleversement ». Mais tous deux parlent de ce qui va se passer « demain » : le mythe de l'évolution, pris vraiment comme un mythe, comme ce vers quoi nous allons. Continuons notre texte : Un tel bouleversement dans la nature de l'homme est-il conce­ vable ? Pour ma part, je le pense, parce qu'au niveau actuel du progrès technique, il n'est plus nécessaire de fonder la réalité sur le principe que les individus doivent payer d'une compétition épuisante leur survie et leur promotion dans la société7.

L’argument technique joue donc par rapport à la nature, c’est intéressant à souligner. Dans cette « société libre » vers laquelle tend le socialisme, hommes et femmes. jouiraient sans remords de leur humanité, de leur tendresse, de leur sensibilité, et n’auraient plus honte d’eux-mêmes (...) La raison de ces hommes et de ces femmes se modèlerait sur leur imagination, et le

45 processus de production tendrait à devenir un processus de création. Telle est la conception utopique du socialisme.

Mais est-ce vraiment une utopie ? ajoute aussitôt Marcuse ; car cette conception a été la grande force réelle, transcendante, l'idée neuve, de la première révolte puissante contre l'ensemble de le société existante, de cette révolte qui visait une transmutation radicale des valeurs, une transformation qualitative du mode de vie : la révolte de mai en France 8.

Citons encore ce passage, où. parlant du « fondement instinctuel pour une solidarité de l’espèce humaine » solidarité qui. dit-il a été « efficacement réprimée jusqu’à présent par les impératifs de la société de classes et qui apparaît maintenant comme condition préalable de la libération »’. Marcuse affirme : Dans la mesure où ce fondement (organique, instinctuel) est luimême historique, où la malléabilité de la «nature humaine» n'épargne pas la structure instinctuelle profonde de l'homme, une transformation de la moralité pourrait « s'enfoncer » dans la « sphère biologique » et modifier jusqu'au comportement organique. Une fois qu'un type spécifique de moralité s'est fermement établi comme norme de comportement social, non seulement il est introjecté comme tel à l'individu, mas encore il sert de norme pour le comportement « organique » : l’organisme réagit diversement aux différents stimuli. il en perçoit certains tandis qu'il en « ignore » et en repousse d'autres : il obéit de la sorte à la moralité introjectée. qui peut ainsi favoriser ou entraver telle ou telle des fonctions de l'homme, considéré comme cellule vivante de la société "'.

Si grande que puisse être la diversité des positions de Teilhard de Chardin et de Marcuse, on peut discerner, chez l'un comme chez l’autre, la transformation d'une donnée sicentifique en une perspective imaginative (un mythe, même très beau, très puissant, est toujours imaginatif), une grande vision imaginative de l'homme de demain, du surhomme, qui doit nécessairement dépasser ce que l'homme peut être actuellement. Dans cette perspective, si tout change, peut-on encore parler de nature, de nature humaine ? S’il n’y a plus de nature, il n'y a plus que des individualités : on exaltera donc la personne contre la nature, mais la personne prise uniquement comme individu conscient, au sein d'une grande évolution, dans une grande relativité.

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Par voie de conséquence, il n’y aura plus qu'une morale individuelle, de conscience, sans aucune objectivité (d'où toutes les querelles d'aujourd'hui). Les théologiens sont en pleine bataille sur ce sujet. Le raisonnement est toujours le suivant : laisser la conscience de chacun à sa propre liberté et laisser chacun aller jusqu'au bout. Comme toujours, il y a quelque chose de juste. Mais il faudrait regarder d'autres aspects, et non exclusivement celui-là. D'où la morale de situation, d'où la liberté pure, d’où la sincérité. Je n'insiste pas. Déjà, l'année dernière, nous en avions parlé. Aujourd'hui, je voudrais «creuser » plus profondément, pour saisir le fondement de cette perspective qui aura une conséquence directe sur la morale chrétienne. Teilhard. réagissant contre ce qu’il appelle le « démon de l'immobilisme » ". prône, selon sa propre expression : un nouvel Humanisme (...). Humanisme non plus d'équilibre, mais de mouvement, au sein duquel aucune valeur ne saurait subsister même et surtout en matière de religion, à moins de (...) se plier aux exigences de quelque avenir cosmique ultra-humain l2.

Dépassons donc l'aspect traditionnel, car il ne peut avoir de valeur : il faut une transformation constante. Aussi Teilhard dira-t-il que le « Christ Rédempteur » se généralise en « Christ-évoluteur ». Celui qui porte, non plus seulement les péchés des hommes, mais « tout le poids du Monde en progrès » ”. Voilà ce que porte l'Agneau ! Et Teilhard s'adresse ainsi au Christ : Tant que je n'ai su ou osé voir en vous. Jésus, que l’homme d'il y a deux mille ans. le Moraliste sublime. l'Ami, le Frère, mon amour est resté timide et gêné(...) Mais aujourd'hui que. par la manifestation des pouvoirs supra-humains que vous a conférés la Résurrection, vous transparaissez pour moi. Maître, à travers toutes les puissances de la Terre, alors je vous reconnais et je me livre délicieusement à Vous l4.

Voyez cette opposition « dialectique » entre la « perspective moraliste ». qui considère le Christ de Nazareth, le Christ de Jérusalem (Celui qui continue les commandements de Dieu : pas un iota de la Loi ne disparait), le Christ crucifié (Celui que nous montre une vision historique), et la vision du Christ ressuscité, du Christ glorifié qui, dans sa Résurrection, transforme tout et reprend tout. Seule cette seconde perspective nous libère et nous permet d'assumer « toutes les puissances de la Terre » !

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Encore une fois, il y a quelque chose de grand, au niveau imaginatif. A ce niveau on comprend cette nouvelle conception. Dans cette perspective, la charité est remplacée par une « charité évolutive », une « super-charité » définie comme « l'amour actif qui meut l'évolution », l’avance commune vers le « supra-humain » et la « divinisation de la matière ». Je vous ai déjà signalé une autre fois (je n'y reviens pas ici) combien Teilhard avait transformé les béatitudes sur la montagne, en disant qu'autrefois, notre premier devoir était l'adoration, alors que, maintenant, il est de coopérer à la création. Cest déjà une transformation complète. Ce que Teilhard dit ici va encore plus loin : la charité est remplacée par la « charité évolutive », c'est-à-dire un « amour actif qui meut l'évolution ». On retrouve tout cela dans la théologie d'aujourd'hui (il y aurait quantité d'exemples à donner), et du point de vue moral, et du point de vue du dogme. On considère que tout l’Évangile doit être repris à travers l'herméneutique actuelle. C'est le grand « cheval de bataille » : tout reprendre pour redonner une signification nouvelle. Voici un petit exemple significatif, qui montre bien combien il est difficile de faire l’accord entre les théologiens. One conférence était donnée à Fribourg, dans un milieu d’étudiants assez « ouvert », sur la « démocratisation de l'Église » ; l’orateur montrait que l’Église devait changer complètement sa perspective par rapport à la hiérarchie, parce que. évidemment, la hiérarchie est contraire à la démocratisation de l'Église ; il fallait donc se rappeler que tout pouvoir vient « d'en-bas » : il n'y a pas de pouvoir qui vienne « d'enhaut ». A la fin de l'exposé, puisqu'on pouvait poser des questions, un simple croyant pose cette question : « Comment expliquez-vous ce passage de l'Evangile où Notre-Seigneur répond à Pilate: «Tu n'aurais aucune autorité si elle ne t'avait été donnée d'en haut » ? Et le théologien de répondre : « Cela, c'est une question d'herméneu­ tique ! Notre-Seigneur répond cela en fonction de la conception hiérarchique de son temps ; il parle d'« en haut » parce que cela avait une signification pour ce moment-là. Aujourd'hui, NotreSeigneur ne le dirait sûrement plus, parce que cela n'a plus aucune signification ! »

Voilà comment on relativise la parole de Dieu ! On ne peut même plus considérer que la Parole de Dieu « ne passe pas » ! Le monde passe, « le ciel et la terre passeront » ; Dieu fera un ciel nouveau et un univers nouveau ; VApocalypse le dit. Mais Dieu dit

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aussi que sa Parole ne passe pas. Le pain de la terre peut se corrompre, le pain qui est la Parole de Dieu ne se corrompt pas : la Parole de Dieu est éternelle, elle demeure toujours. Rappelons-nous toujours cela : la Parole de Dieu ne se corrompt pas, ne peut pas se corrompre ; elle est au-delà de la relativité absolue. Si vous avancez le grand « cheval de bataille » de l'herméneutique, vous en arriverez à dire que même la Parole de Dieu, parce quelle est soumise à l’herméneutique, est dans la relativité, quelle change et doit changer : on ne peut plus recevoir la Parole de Dieu comme Abraham la recevait, comme Marie elle-même la recevait, comme Jean la recevait, et comme il écrivait son Évangile ; il faut lire la Parole de Dieu dans un nouveau contexte. Voyez jusqu'où peut aller la relativité. Un Jésuite comme le Père Schoonenberg n'hésite pas à affirmer que l'évolution est une « nécessité de la pensée », et qu'il faut donc faire une nouvelle théologie. Je vous renvoie à son livre : le monde de Dieu en devenir l5. S'il est devenu impossible de saisir quelque chose qui implique un certain absolu, il n'y a absolument plus de finalité. Car, pour qu'il y ait finalité, il faut qu'il y ait détermination. Donc, s'il n'y a plus de détermination, il n’y a plus de finalité ; c’est clair. Par le fait même, vous voyez combien il est difficile dans cette perspective, de maintenir le point de vue moral et le point de vue de la foi. Ajoutons ceci. Quand on est en face d'un mythe (souvent, d'ailleurs, on ne voit plus que c’est un mythe ; bien des personnes y voient une réalité profonde, une chose qu’il faut admettre, parce que si on dit autre chose, on a l’air d’être en retard, de ne pas comprendre ce qui se passe aujourd'hui), on constate ceci : les mythes, dans la mesure où ils sont imaginatifs, sont en contradiction avec d’autres mythes. Il y a une contradiction interne dans tout ce qui s’exprime aujourd'hui : ces individualités qu'on exalte dans la relativité ne sont pas toutes au même moment de l'évolution ; parmi nous se trouvent encore des « organes témoins » d’un âge révolu, des êtres qui ne sont pas « dans le coup », qui ont plus ou moins donné des coups de freins à l’évolution. Or, vous le savez, quand on a trop freiné, au bout d'un certain temps, on ne peut plus débloquer...De plus, chacun d’entre nous est plus ou moins évolué ; il y a aussi des secteurs de l’humanité et des pays qui sont plus ou moins évolués. S’il n’y a pas de nature commune, il n’y a donc plus de communication possible.

Or, actuellement, on cherche avant tout la communication : c’est

49 elle qui doit avoir le primat, c’est elle qui définit la personne humaine. Il y a donc ici une contradiction. D’une part, dans le point de vue de la relativité, on exalte la subjectivité pure, absolue : chacun doit comprendre qu'il est emporté dans un grand élan ; et, en même temps, on exalte l’intersubjectivité et le point de vue de la communication. Or, si l’on regarde uniquement le point de vue de la relativité, on ne peut plus parler d’intersubjectivité ; cela devient impossible.

Le fait que vous puissiez comprendre ce que je dis, prouve qu’il y a quelque chose de commun entre nous. Autrement, ce serait impossible. Pour pouvoir « communier », il faut pouvoir se référer à des expériences communes, qui font partie d’un trésor commun : expériences d’amour, de connaissance, problèmes communs... L'expérience le montre bien : il y a en nous quelque chose qui est commun à tous et, contrairement à ce qui est affirmé aujourd'hui, nous ne sommes pas dans une pure évolution ; quelque chose de plus profond et de plus radical demeure en nous. Certaines choses changent, certes. La mode, par exemple, est un signe de l’évolution ; elle change très vite, et pas toujours en vue d’une plus grande beauté ; il y a d'autres motifs par derrière !... On pourrait donner quantité d'autres exemples. Je ne retiens ici que cet aspect de contradiction inhérente, qui nous amène à essayer de discerner le vrai et le faux dans cette « théorie » de l'évolution.

Il y a du vrai, c'est certain. Le « mythe » de l'évolution provient de la théorie de l’évolution au niveau scientifique, en particulier en biologie. Mais le pan-évolutionisme qui s'est développé à partir de la biologie se justifie-t-il ? Que représente exactement l'évolution en biologie ? Il est très difficile de le savoir. Si vous interrogez des biologistes d’orientations diverses, vous verrez combien le problème se pose différemment pour les uns et les autres. Je me souviens d’avoir fait cette petite enquête auprès de certains savants. Ils m’ont répondu ; « L’évolution, du point de vue scientifique, est un problème très difficile, parce que c’est une donnée philosophique ». Un histologue me disait : « Moi. je considère que l'évolution est une donnée philosophique. Le savant a besoin de faire de grandes synthèses ». Cet histologue, dans sa perspective à lui. considérait que l'évolution ne peut pas être une donnée scientifique sur le plan biologique.

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Les plus grands biologistes eux-mêmes reconnaissent que l'évolution n'est qu'une hypothèse, tout en avouant (est-ce vraiment scientifique ?) qu'il leur paraît quasi impossible de ne pas y croire. Voyez ce que dit Jean Rostand ; c'est très curieux : Certes, nous conviendrons, en toute objectivité, qu'on n'a pas le droit de tenir l'évolution organique pour une certitude, dès lors qu’il s'agit d’événements révolus sans témoins et dont il est permis de douter que la nature actuelle nous fournisse encore l’exemple : mais si l’on ne peut que croire en l’évolution, il est quasiment impossible, pour le biologiste, de ne pas y croire l6.

Cette position n'est-elle pas intéressante à analyser du point de vue épistémologique ? Ces deux attitudes : dire à la fois que ce n'est pas une certitude, une évidence (c'est donc une hypothèse de recherche) et que, cette hypothèse de recherche, il est « quasiment impossible de ne pas y croire » « Jean Rostand dit encore : Cette théorie de l’évolution (...) occupe aujourd'hui dans la science une position inexpugnable : son degré de probabilité équivaut à une certitude l7.

Or. n'avait-il pas affirmé que ce n'était pas une certitude ? Mais on voit bien comment il passe de l'un à l'autre. Je ne veux pas entrer dans ce problème. Je vous citais ces textes simplement pour vous montrer les oppositions au niveau scienti­ fique. pour « dégonfler» le mythe... ce que Jean Rostand fait luimême. Rappelez-vous qu'il a violemment critiqué Teilhard de Chardin, en remarquant que l’évolution ne pouvait s'étendre à tout, du caillou à l'homme, et tout expliquer. Si donc Rostand maintient l'évolution, il la maintient à l'intérieur d'une limite ; il ne la considère sûrement pas comme un principe qui doit tout éclairer. Plaçons-nous maintenant sur le plan philosophique. A ce niveau, nous pouvons et nous devons respecter les données du savant ; mais nous devons aussi reconnaître que ces données, même au niveau de la biologie, ne peuvent aucunement fonder immédiatement une philosophie. C'est à l'expérience humaine dans ce quelle a de premier, de plus fondamental, au jugement d'existence, à l'expé­ rience que nous avons de ce qu'est le vivant, qu'il faut toujours revenir pour comprendre la nature humaine, la nature de ce vivant qu'est l'homme. L'enquête philosophique doit commencer là. Le savant dit des choses extrêmement intéressantes dans le domaine du

51 conditionnement humain, dans le domaine des manifestations de la vie ; nous devons en tenir compte, surtout aujourd'hui, devant les problèmes-limites qui se dressent devant les hommes de science - le problème de l'avortement, par exemple. Les plus grands savants sont très émus devant ce problème ; ils se demandent ce qu'ils doivent faire, tant (au niveau proprement scientifique de la question) tout est délicat et difficile. Cependant, le point de vue scientifique doit être dépassé pour pouvoir donner de véritables solutions au niveau prudentiel, car la science ne nous fait pas comprendre ce qu'est Vesprit de l'homme. En définitive, c'est bien le problème de Vesprit de l'homme que nous touchons aujourd’hui. La morale ne peut apparaître qu'au niveau de l'esprit. La morale n'est pas au niveau biologique. Comprenez-moi bien : la morale n'est pas fondée dans le biologique ; si vous faites une métabiologie, vous n'arriverez pas à avoir une morale. La morale ne peut être fondée que sur un esprit qui possède une capacité de réflexion, de connaissance, de pensée, un esprit qui se sait capable et qui reconnaît en lui la possibilité d'avoir une destinée personnelle. Si nous n'avions pas de destinée personnelle, si nous étions entièrement dans la relativité, il n'y aurait pas de morale.

Les anciens Grecs, qu'il est toujours fructueux de regarder, considéraient que la morale était fondée sur l'immortalité de l'âme ; hors de cette perspective, il devenait impossible d'en parler. Pour eux. tout était facile : ils étaient dans un climat religieux, et le problème de l'immortalité de l’âme était inclus dans tous les grands courants religieux de Grèce. Orphisme, pythagorisme reconnais­ saient l’immortalité de l'âme et, en l'homme, une destinée personnelle. Même devant la conduite mauvaise de l'homme, même s'ils admettaient des possibilités de recommencement de vie et la métempsycose, ils reconnaissaient qu'il y avait une destinée humaine.

Le climat dans lequel nous vivons aujourd'hui n'est pas religieux et cela marque une très grande différence, étant donné que le mot « âme » est un terme religieux. Il est difficile de parler de l'âme à un biologiste qui est un pur savant : car « âme » n'est pas un terme biologique, pas plus que le mot « esprit ». Si vous regardez l'homme uniquement dans la perspective biologique, vous serez emporté par le point de vue de l'évolution et vous n'aurez plus la possibilité de fonder une morale ; il est capital de

52 le comprendre. Il ne faut pas discuter sur le sable mouvant, il faut découvrir le roc et voir sur quoi se fonde la morale : sur l'esprit. Comment saisir cela aujourd'hui dans un monde matérialiste, un monde qui n'accepte que ce qu'il voit, que ce qu'il mesure ? Pourtant, il est nécessaire de comprendre que la morale ne peut exister qu’à partir de la reconnaissance d’un esprit et d'une âme spirituelle. Pour nous, que l’âme soit immortelle n’est pas une donnée immédiate comme pour l'âme religieuse grecque. Nous sommes en retard sur eux ! Notre climat religieux est plus détérioré que le leur. D'une certaine manière, c'est compréhensible. La vie chrétienne a en propre de mûrir l'homme de telle façon que, s'il n'accepte pas son exaltation divine, cette exigence divine sur lui. cet appel à devenir, non pas un « surhomme ». mais bien plus : à être fils de Dieu, l'homme alors redescend plus bas. L’homme, dans notre civilisation, est un homme qui a été chrétien. La corruption du meilleur est toujours la pire. Un homme qui a été chrétien, s’il refuse l'héritage du christianisme pour tout reprendre, a beaucoup plus de peine à retrouver les valeurs profondément humaines. Rappelons-nous donc, en premier lieu que la morale se fonde sur l'esprit, sur une âme spirituelle que nous pouvons découvrir philosophiquement (bien que le problème de l’immortalité de lame ne soit pas facile à cerner). Ensuite, comprenons bien que cette âme immortelle, cet esprit ne sont pas une âme. un esprit séparé, angélique. « Qui veut faire fange fait la bête ». Si nous ne tenons pas compte de notre corps et de tout le biologique, nous risquons une chute plus terrible, parce que nous retomberons plus bas. Nous devons avoir présent à l’esprit - et c’est là tout le problème de la morale humaine, et de l'homme tout court - que l'homme est un esprit et qu'il est un corps, tous deux inséparablement unis.

Les positions philosophiques qui séparent les deux, qui ne voient, par exemple, que le corps, qui ne voient en l'homme qu'un animal supérieur, sont trop faciles. Ces solutions ne résolvent pas le véritable problème. Etablir une séparation entre fexprit et le corps, et dire : « l'homme est esprit, vivons uniquement comme un esprit ». ce n'est pas si facile d'abord (car le pauvre « frère âne » réclame...), mais c'est aussi trop simple au niveau philosophique, car ce n'est pas la réalité. I.a réalité est beaucoup plus complexe. Notre corps nous conditionne constamment, il nous montre nos limites. Nous ne pouvons pas faire tout ce que nous voulons. Si nous étions uniquement esprit, nous pourrions par exemple être en deux lieux en même temps : ce serait magnifique ! Mais notre pauvre corps est

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là qui nous en empêche, il est là pour nous limiter.

Autrement dit, il faut revenir à un problème qu'Aristote a étudié avec beaucoup d'attention : le problème de la nature et le problème de l'esprit (phusis et nous). Notre nature humaine s'enracine dans notre corps, avec tout ce qu'implique le biologique. Nous sommes dépendants de quantité de choses que nous n'avons ni faites, ni réalisées ; elles sont comme « un donné ». Si, actuellement, nous pensons, il y a eu toute une période de notre vie où nous ne l'avons pas fait : il suffit d'être un peu intelligent pour le constater ! Dans l'enfance, on ne fait pas de philosophie - à moins d’être un petit génie !... mais on ne peut pas regarder l'humanité à travers les petits génies ! Normalement, on ne fait pas de philosophie à l'âge où l’on ne fait que manger, jouer, s'amuser, balbutier. Nous avons mis du temps à devenir intelligents ; nous le devenons par tout un labeur, avec beaucoup de coups de fouet... L'intelligence s’éveille après la vie biologique ; elle est donc toujours en retard par rapport à elle. La vie biologique est première selon l'ordre génétique. Nous avons commencé par être un petit être biologique. Certes, il y avait déjà beaucoup plus en nous : une âme spirituelle ; mais cette âme spirituelle a mis du temps à assumer la vie biologique, toutes ces molécules, à faire que toutes ces cellules deviennent quelque chose d’humain, en un mot. à assumer cette chair, ce corps. Le fait que le point de vue biologique soit premier et que l’intelligence s'éveille lentement explique peut-être la quantité de choses. Nous continuons notre vie biologique vingt-quatre heures sur vingt-quatre ; mais combien de temps notre intelligence est-elle éveillée ? Combien de temps notre volonté est-elle éveillée ? Quantitativement aussi, la vie biologique est première.

Il est important de garder ces considérations présentes à notre esprit, parce que toutes les perspectives psychologiques, philoso­ phiques et scientifiques comtemporaines sont des perspectives génétiques et que tout est envisagé sous cet angle : la génétique, la mensuration, le quantitatif. Sous ce biais, lame est toujours absente. L'aspect biologique l'emporte toujours si nous ne sommes pas attentifs à regarder les réalités qui sont autour de nous, non pas d'une seule manière, mais de deux manières. Le vieil Aristote, puis St Thomas, donnent cet enseignement, oublié depuis parce que la pensée contemporaine est dialectique, unilatérale. Aristote au contraire rappelle que, pour porter un

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jugement sur une réalité, il est nécessaire toujours de la regarder de deux manières : premièrement, regarder ce quelle est dans sa perfection ; ensuite, ce qu’elle est dans sa genèse ; on ne peut en effet comprendre la genèse d'une réalité que si l'on a saisi ce quelle doit devenir, ce quelle sera dans son état parfait. Aristote prend un exemple : la semence, le grain de blé ou, si vous voulez, le gland. Le gland est fait pour le chêne, la semence est faite pour le vivant parfait. Nous ne pouvons savoir ce qu'est un gland sans regarder le chêne, à moins d’avoir un regard extraordinairement pénétrant... celui de Dieu. Dieu, dans le gland, voit le chêne, parce que Dieu est dans l'éternité. Pour Dieu, il n'y a pas de développement génétique : Il voit tout dans l'éternité.

Considérer une réalité dans son état de perfection, c'est vouloir analyser cette réalité telle quelle est, dans son être propre, dans ses principes propres. C'est bien là tout le rôle de la métaphysique. Cela n’entraîne aucun mépris pour l’aspect génétique ; mais celui-ci est dépassé grâce au Jugement d'existence, qui nous met au-delà du devenir et qui nous permet de saisir \a finalité d’une réalité. Dans ce regard, nous voyons tout de suite les imperfections et les limites de toute connaissance qui demeure fixée exclusivement au devenir de la réalité, oubliant, par le fait même, sa véritable finalité, et ne regardant que son conditionnement - puisqu'aucune connaissance génétique ne peut dépasser le conditionnement. Certes, on peut regarder une réalité sous son aspect génétique, mais on ne peut pas porter de jugement uniquement d’après cet aspect ; ce jugement serait imparfait, et demeurerait en attente d'un autre jugement. Il est impossible de porter un jugement parfait sur une réalité en regardant uniquement son devenir, sans regarder ce pour quoi elle est faite ; c’est en la regardant dans son état de perfection que vous pourrez comprendre ce quelle est. C'est, disons-le, la seule lumière dans laquelle il faille regarder le problème de l'avortement ; il n’y en a pas d'autre. Sur le plan philosophique, si vous envisagez ce problème selon la génétique, vous n'aurez pas de solution. Il faut regarder la finalité dans le mouvement, et voir qu’un mouvement - quand il s’agit d'un mouvement naturel - est, par définition, déterminé par sa finalité. Si, dans le cas qui nous occupe, vous regardez ce mouvement dans sa finalité profonde, vous le verrez immédiatement comme ordonné à l'homme, non seulement à l'homme à sa naissance, mais à l'homme tel qu’il est, celui-là même qui réfléchit. Celui qui réfléchit sur l'embryon a été embryon ; s’il condamme l'embryon, il se

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condamne lui-même, il se coupe de ses bases, et ceci en un sens très radical. On voit là la réalité dans sa perfection, c'est-à-dire l'homme qui réfléchit, qui comprend qu’il a un corps qu’il doit respecter, dont il doit faire un allié (un allié qui n’est pas toujours commode, avec toutes ses tendances multiples et toute sa complexité...).

Nous avons beaucoup de peine à nous comprendre. C'est pourquoi il est utile d'écouter les psychologues, les biologistes, d'apprendre d'eux tout ce que nous portons en nous : cette «cathédrale de molécules», cette richesse extraordinaire.... et de voir que nous pouvons ordonner tout cela, assumer tout cela. Néanmoins, cet aspect génétique ne prend toute sa signification que dans la perfection de l’être, donc dans la finalité ; là seulement se comprend l'aspect ultime de l'homme : l'homme dans son esprit, l’homme capable de responsabilité, capable d’assumer son sort. L'aspect génétique qui est en moi. que je suis obligé de respecter parce qu'il est présent en moi. me conditionne, mais ne me détermine pas. Ce qui me détermine dans mes activités, c’est proprement ma finalité. Si au contraire, je ne considère que l'aspect génétique, si je veux tout regarder et tout juger uniquement selon cet aspect du devenir, alors, je dois affirmer que l’aspect génétique détermine l'homme ; et comme l'aspect génétique est en premier lieu l'aspect biologique dont le mesurable, - j'affirme que mon esprit est déterminé par l'aspect génétique qui, seul, me permet de juger entièrement l'homme. A ce moment-là. il n’y a plus de finalité possible, et plus de morale possible, parce que. enfermé dans le point de vue biologique, je ne comprends plus l’homme, je ne peux plus saisir ce qu'est l'homme dans sa plénitude. Ce problème des liens entre l’esprit et. je ne dis pas la matière, mais notre corps biologique, (de considérer tous les facteurs biologiques qui sont en nous, et voir ce que l’esprit peut en faire) est un problème à la fois très ancien et très actuel.

L’esprit doit respecter l'aspect biologique et non s'y subor­ donner ; il doit l'assumer pour être pleinement ce qu'il est. Etant un aspect de nous-mêmes, le biologique, nécessairement, nous condi­ tionne et nous limite : nous avons faim, nous avons soif, nous devons dormir... c'est extrêmement gênant, quand nous avons beaucoup à faire ! Nous désirerions beaucoup supprimer ces limites, pouvoir dire : « Soyons des purs esprits, ou tendons à l'être ». Si

56 nous parlons ainsi, nous ne sommes plus dans la vérité, nous n'avons plus cette humilité du réalisme qui nous fait respecter et aimer notre pauvre corps, compagnon de douleur et compagnon de joie. Il est un compagnon indispensable, il fait partie de notre être, de notre vie, il nous permet vraiment d’être parfaitement nous-mêmes. Il faut arriver à ce très grand réalisme de l'esprit qui voit son « incarnation ». en quelque sorte, dans la matière. Nous entrevoyons ici la complexité du problème de la nature de l’homme. Comme il est difficile de la bien saisir ! La plupart du temps, lorsqu'on en parle, on le fait dans une perspective matérialiste, c'est-à-dire celle d'une nature uniquement physique. Non. l'homme n'a pas seulement une nature physique, une nature biologique ; il a une nature unique dans notre univers. Il n'y a pas une seule autre nature semblable à celle de l'homme. Que vous pensiez l’homme en fonction de la vache ou du cheval, ou que vous pensiez l’homme en fonction d’un pur esprit dans l’un et l'autre cas, vous n'y comprenez plus rien ; car c'est tout à fait différent. L'homme, la nature humaine, a une originalité unique. Le comprendre, c'est justement reconnaître qu'en l’homme il y a un esprit (une intelligence et une volonté) capable d'une finalité, c'està-dire saisir que l'homme est fait pour un bonheur, pour un épanouissement plénier, pour un amour parfait : en définitive : que l'homme est capable d'un lien avec une autre personne. Là seulement, en effet, nous découvrons le bonheur : on ne peut être bienheureux que dans la mesure où l'on atteint dans l’amour une autre personne.

A ce moment-là. nous comprenons ce qu’est la personne ; nous la saisissons dans son esprit et nous voyons que la personne humaine doit nécessairement respecter le donné très humble de la vie biologique : notre corps. L’esprit et le corps sont l'un et l’autre partie essentielle de la nature humaine. Ne divisons pas. Certains le font ; certains philosophes et théologiens, en s'opposant au Saint-Père, disent pratiquement : nous sommes les théologiens de l'esprit, non de la nature, alors que le Saint-Père en est encore à la théologie de la nature... Tout dépend de la façon dont vous considérez la nature. La personne humaine implique la nature humaine ; et n’allons pas dire que la personne humaine n’implique pas la nature biologique.

En conclusion, disons qu’il faut, du point de vue scientifique, accepter une évolution ; c’est évident. Mais au niveau de la vie, soyons prudents. Écoutons les savants, soyons attentifs à leurs

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recherches, essayons de comprendre, mais ne tombons pas dans le mythe de l'évolution qui, je crois, détruit l'homme. Regarder l'homme uniquement dans la perspective de demain, c’est oublier ce qu'il est. Il y a quelque chose de plus important : saisir cette complexité mise en lumière par la science et, à travers elle, maintenir l'unité, précisément parce que la nature, la personne exigent de la maintenir. S'il y a en nous certaines déterminations fondamentales de la nature biologique, par où nous saisissons nos limites, il y a aussi en nous des aspirations profondes, quasi infinies, vers un bonheur, vers un amour plénier, qui manifestent bien ce que nous sommes aussi esprit. Deux choses sont à maintenir fortement : le problème des limites que nous éprouvons (celles de la vie végétative et sensible) qui est l'« envers » des déterminations de la forme dans la matière, et quelque chose de plus profond, qui est l'esprit Je dis bien : de plus profond. Ne considérons pas que l’esprit, parce qu’il s’éveille en dernier lieu, soit un luxe, quelque chose qui vient « au sommet ». En vérité, la réalité la plus foncière en nous, celle qui anime tout le reste, c'est notre âme spirituelle ; c'est elle qui donne à notre corps sa signification propre, son usage propre. A travers toute notre sensibilité, toutes nos passions, tous les appels qui sont en nous, l’âme spirituelle exprime ce quelle a d’infini. Cette âme spirituelle, qui a quelque chose d'infini, doit accepter humblement les limites de son conditionnement, les difficultés de la lutte, les luttes qu'entraîne la nature biologique ; et elle doit comprendre que le point de vue spirituel est encore beaucoup plus profond que ces luttes. Mais cela, c'est très difficile : Si nous arrivons à cette vérité, nous atteignons le fondement profond, réel, de la vie morale, cette capacité d'aimer qu’une perspective de relativité absolue détruit. Du point de vue chrétien, on peut deviner toutes les applications.

(1 1 ses (2) (3) (4) (5) (6) (7) (8) (9)

L'expression (panta rei) exprime bien la pensée d'Héraclite. même si elle ne figure pas dans fragments, ce qui est discuté. Science de la Logique, éd. G. Meiner. I. p. 68. P. TEILHARD DE CHARDIN. Prologue du Phénomène Humain. L'incroyance moderne, p. 162. L. GCÉKOT.Teilhard de Chardin, pp. 103-104. MARCL'SE. Vers la Libération, éd. de Minuit. 1969. pp. 12-13. Op. cil., p. 13. Op. cit., p. 35. Op. cit.. p. 21.

58 (10) Op. cit., pp. 21-22 « Biologique » qualifie ici « la dimension et le processus suivant lesquels des penchants, des types de comportement, des aspirations deviennent des besoins vitaux, dont l'insatisfaction entraînerait un disfonctionnement de l'organisme » (op. cit., p. 21, note 1 ). (11) TE1LHARD DE CHARDIN. L aveur de l’homme. Oeuvres V. p. 196. (12) TEILHARD DE CHARDIN. Ce que le Monde attend en ce moment de l'Église de Dieu (1952) p. 3. (13) TEILHARD DE CHARDIN. Christianisme et Évolution. (14) TEILHARD DE CHARDIN. La Messe sur le Monde, in Hymne de l'Univers, éd. du Seuil 1961 (coll. Livre de Vie), p. 52. (15) P. SCHOONENBERG. Le Monde de Dieu en devenir, éd. du Centurion 1967. p. 13. (16) J. ROSTAND. Ce que Je crois, Grasset 1953. p. 23. (17) J. ROSTAND. L homme, Gallimard (coll. Idées) 1962. p. 111.

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