L'étiologie dans la pensée antique 9782503529783, 250352978X


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Table of contents :
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Res Publica Condita
Consulship
Dictatorship
Tribunate
Heroes and Villains of the Republic
Brutus
Coriolanus
Augustus and Livy’s Republic
Conclusion
10Grandjean2.pdf
La tradition de l’étiologie repensée par deux érudits
La structure des explications causales
La finalité du recours aux étiologies
13Goeken2.pdf
Antiquité
Généalogie, lignage
Origine et nature
Famille
Circonstances de la naissance
7Pfaff3.pdf
Se défier des déclarations d’Ovide, et préciser tout ce que
L’étiologie comme « mise en rapport »
Un défi littéraire. Statut et enjeux de la production étiolo
Conclusion
14Cote2.pdf
La sophistique et la prophétie : improvisation et inspiratio
La sophistique et la prophétie : entre la rhétorique et la p
La sophistique et la prophétie : un retour à Gorgias et Prot
Conclusion
17Freyburger3.pdf
Le sacrifice
L’augurium
L’extispicine
5Baudou3.pdf
L’étymologie
L’étymologie chez Servius
Le statut du grec et les étymologies grecques
6Pernot4.pdf
1. Platon, Cratyle, 408 a-b
2. Aelius Aristide, Défense de la rhétorique, 396
3. Jean de Sardes, Commentaire des « Exercices préparatoires
4. Jean Doxapatrès, Leçons sur les « Exercices préparatoires
5. Quintilien, Institution oratoire, 10, 1, 46
6. Cicéron, Brutus, 46
7. Sextus Empiricus, Contre les savants, 2, 97-99
Preface.pdf
PRÉFACE
20Pasquier4.pdf
Une narration dramatique
Premier volet
Second volet
Les personnages
Une vision théologique de l’histoire
Mythe et récit étiologique
21Bouchoucha4.pdf
La place de la Bible dans les cinq discours autobiographique
L’omniprésence de la Bible dans les cinq discours : étude st
La Bible comme cause de la vie de Grégoire
Comment la Bible peut-elle devenir une cause ?
Une lecture typologique du présent de l’auteur
Derrière la Bible, c’est Dieu qui est la cause
Conséquences littéraires : le genre des discours et le prob
22Chapot2.pdf
Présence des Indigitamenta chez les auteurs latins chrétiens
Indigitamenta et polythéisme
Indigitamenta et théonymes
12Vix3.pdf
Introduction
La généalogie dans les premiers éloges
L’absence de généalogie
Des généalogies mythiques
Des ancêtres porteurs de vertu
Théorie et pratique à l’époque de la seconde sophistique
Étude de cas, les discours 30, 31, 32 d’Aelius Aristide
Conclusion
15Zehnacker3.pdf
I
II
III
IV
V
Index etiologie.pdf
A
B
C
D
E
F
G
H
I
J
K
L
M
N
O
P
R
S
T
V
X
Table mat etiologie.pdf
Première partie
Étiologie et historiographie
L’étiologie dans l’annalistique romaine : Romulus ou le com
Augustus, and the Invention of the Roman Republic 53
Deuxième partie
Origine des noms et origines de la rhétorique
Troisième partie
Ovide étiologiste
Étiologies multiples et « hasards » du calendrier : la const
Quatrième partie
Utilisation de l’étiologie chez Fronton : une origine nature
Cinquième partie
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9 L’étiologie dans la pensée antique

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05-06-2008 11:25:02

RECHERCHES SUR LES RHÉTORIQUES RELIGIEUSES

Collection dirigée Par Gérard Freyburger et Laurent Pernot

Volumes parus 1 Bibliographie analytique de la prière grecque et romaine (1898-1998), par les membres du C.A.R.R.A., sous la direction de Gérard Freyburger et Laurent Pernot. 2 Corpus de prières grecques et romaines. Textes réunis, traduits et commentés, par Frédéric Chapot et Bernard Laurot. 3 « Anima mea ». Prières privées et textes de dévotion du Moyen Age latin, par Jean-François Cottier. 4 Rhétorique, poétique, spiritualité. La technique épique de Corippe dans la « Johannide », par Vincent Zarini. 5 Nommer les Dieux. Théonymes, épithètes, épiclèses dans l’Antiquité. Textes réunis et édités par Nicole Belayche, Pierre Brulé, Gérard Freyburger, Yves Lehmann, Laurent Pernot, Francis Prost. 6 Carmen et prophéties à Rome, par Charles Guittard. 7. L’hymne antique et son public, textes réunis et édités par Yves Lehmann. 8. Rhétorique et littérature en Europe de la fin du Moyen Age au XVIIe siècle, textes réunis et édités par Dominique De Courcelles

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RECHERCHES SUR LES RHÉTORIQUES RELIGIEUSES Collection dirigée par Gérard Freyburger et Laurent Pernot

9 L’étiologie dans la pensée antique

Textes réunis et édités par Martine Chassignet

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© 2008, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this book may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher.

D/2008/0095/120 ISBN 978-2-503-52978-3

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PRÉFACE

Si le mot « étiologie » a pris dans les langues modernes un sens spécialisé, en matière médicale tout particulièrement, la notion qu’il recouvre était large et fondamentale dans les civilisations antiques. Pour les Anciens, la « recherche des causes » était universellement valable, et elle avait une portée explicative. Nombreux furent les récits destinés à retracer l’origine de différents faits, usages et institutions, dans le domaine religieux, politique, social, littéraire, rhétorique ou linguistique. Les causes assignées aux phénomènes étaient variées. Tantôt il s’agissait de l’acte inaugural d’un dieu ou d’un héros, tantôt de l’intervention décisive d’un homme ou d’un groupe. En racontant comment les choses avaient commencé, on démontrait leur pertinence et leur légitimité. C’est à ce mode de pensée important et révélateur, mais peu étudié pour lui-même, qu’est consacré le présent volume. Issu d’une rencontre franco-canadienne, il réunit des compétences multiples, coordonnées par Martine Chassignet. L’enquête, menée au plus près des textes, apporte un éclairage nouveau, propre à intéresser les lecteurs d’œuvres grecques et latines et tous ceux qui sont curieux de cette forme particulière de raisonnement.

Gérard FREYBURGER & Laurent PERNOT

INTRODUCTION

L’Université Marc Bloch et l’Université Laval entretiennent depuis plusieurs années des relations scientifiques soutenues1. Le colloque « L’étiologie dans la pensée antique », qui s’est tenu à Strasbourg les 23, 24 et 25 novembre 2006, s’est inscrit dans la logique de cette coopération. Organisé par le Centre d’Analyse des Rhétoriques Religieuses de l’Antiquité (CARRA) de l’Université Marc Bloch, en collaboration avec le Centre des Études Anciennes de l’Université Laval de Québec, il a réuni antiquisants français et canadiens autour d’un thème récurrent dans l’Antiquité. En quoi consiste l’étiologie pour les Anciens ? À rechercher des causes, à expliquer, à remonter jusqu’à l’origine. Les Grecs et les Romains ont ainsi forgé toutes sortes de récits destinés à expliquer la signification et la valeur originelles de choses diverses, qu’il s’agisse d’institutions politiques, sociales, familiales, religieuses, juridiques, de rites, d’usages et de coutumes, de monuments, de toponymes et d’appellations de tout ordre, voire de bizarreries. À côté des récits purement étiologiques, les Anciens n’hésitaient pas non plus à donner une étymologie destinée à renforcer l’étiologie, ou à créer un éponyme. « C’est en vain qu’on chercherait des synthèses modernes sur le rôle et la fonction de l’étiologie dans la pensée antique. Seule peut-être l’heurématologie a fait jusqu’ici l’objet de recherches systématiques. Ce n’est cependant qu’une facette bien réelle mais secondaire de la question »2. Nous espérons que cette rencontre aura permis d’enrichir le débat. Un premier groupe d’intervenants s’est penché sur la place de l’étiologie dans l’historiographie. Deux communications ont porté sur l’étiologie dans l’historiographie grecque. Agathe ROMAN, dans son exposé, « Recherche des causes et rhétorique chez Thucydide », a prouvé que Thucydide, par sa recherche des causes, réelles ou alléguées, permet au lecteur de se faire lui-même étiologue et de 1 Voir en dernier lieu le colloque « Rhétorique et historiographie », Québec, 13-15 octobre 2005. Actes parus dans les Cahiers des Études anciennes XLII (2005), Université d’Ottawa, Société des Études anciennes du Québec, 2006, 420 p. 2 J. Poucet, Les Rois de Rome. Tradition et histoire, Louvain-la-Neuve, Académie royale de Belgique, Mémoire de la Classe des Lettres, 3e série, tome XXII, 2000, p. 332.

Introduction

composer un tableau de l’évolution du pouvoir athénien. Frances POWNALL s’est attachée, quant à elle, à une étiologie spécifique en partant d’un passage des Helléniques de Xénophon et en traitant de « Critias on the Aetiology of the Kottabos Game » ; elle a éclairé d’un jour nouveau non seulement l’origine du kottabos mais aussi la personne de Critias. Après l’historiographie grecque, c’est l’historiographie latine qui a été abordée avec, d’une part, une communication de Martine CHASSIGNET sur « L’étiologie dans l’historiographie antérieure à César et à Salluste : Romulus ou le commencement absolu », et, d’autre part, celle de James T. CHLUP sur « Nulla unquam res publica maior : Livy, Augustus, and the Foundation of the Roman Republic ». La première a montré que les développements étiologiques des anciens historiens romains sont révélateurs d’un mouvement fondamental de la pensée historiographique romaine, dont les maîtres mots sont nationalisme, concentration et romanocentrisme, voire romulocentrisme ; le second a mis en évidence le fait qu’en racontant l’histoire de Rome ab Vrbe condita, Tite-Live s’est livré à une histoire étiologique, tant sur le plan de l’urbs proprement dite que de la res publica. Expliquer pour les Anciens, c’est dire l’origine. Il était donc tout naturel que lors de ce colloque on examinât la question de l’étymologie. C’est ce qu’a fait Alban BAUDOU, dans son exposé sur « Étymologies grecques et noms latins : le témoignage de Servius ». L’admiration de Servius pour les langue et littérature grecques lui a fait appliquer les processus de la science étymologique pour reprendre ou forger des liens entre des mots qui appartenaient à deux langues différentes ; le commentateur de Virgile est apparu en la matière plus linguiste que « doctrinaire ». Si les Anciens ont spéculé sur l’origine des noms, ils l’ont également fait dans d’autres domaines, cherchant « le premier inventeur ». Tel est le cas de la rhétorique. Laurent PERNOT a relevé, pour la première fois, dans « Les causes de l’invention de la rhétorique » que pour celle-ci, on rencontre successivement des étiologies étymologique, mythologique, évhémériste, christianisée, poétique, historique, anecdotique. Ces essais d’explication traduisent de fait une réflexion sur la rhétorique, qui met en valeur notamment la dimension religieuse du discours, ses rapports avec la politique, son enracinement politique et institutionnel. Ovide ne pouvait évidemment être absent d’un colloque sur l’étiologie dans la pensée antique. Les travaux de Danielle Porte et de

IV

Introduction

Johanna Loehr sont loin d’avoir épuisé le sujet3. Trois communications ont ainsi porté sur cet auteur. La première, celle de Maud PFAFF, intitulée « Étiologies multiples et ‘hasards’ du calendrier : la construction du discours ovidien dans la séquence des Parilia (F. IV, 721862) », a étudié le fonctionnement du mécanisme étiologique dans la Rome d’Auguste à partir de la liste des sept aitia des rites des Parilia proposés par le poète et du lien tissé avec l’autre fête intervenant le même jour, l’anniversaire de Rome. On ne saurait cependant limiter l’étude étiologique chez Ovide aux Fastes. Mouna ESSAIDI, dans sa communication « Entre drame mythique et drame personnel : l’étiologie au service de la poésie. L’exemple de Tomes (Ovide, Tristes III, 9) », a choisi d’aborder un passage de l’œuvre de l’exil. Son étude a permis de montrer que le rapport que le poète établit entre la légende du meurtre d’Apsyrtos et le nom de la ville où il a été banni, traduit en fait son état d’âme. Enfin l’exposé de Sabrina VERVACKE, qui avait pour titre « ‘Lorsqu’une même cause sert des effets contraires…’. Le discours étiologique dans les Ovide’(s) moralisé(s) », a amené les participants au colloque à se pencher sur la réception des Métamorphoses au Moyen Âge et à la Renaissance et à conclure que « les arcanes du monde ne font sens et ne se dévoilent que pour ceux qui désirent réellement les contempler ». La seconde journée du colloque a été consacrée à l’étiologie dans la littérature d’époque impériale, essentiellement de langue grecque. Plutarque a été au centre de deux communications. Thierry GRANDJEAN a confronté cet auteur à Dion de Pruse dans une synthèse ayant pour titre « Le recours à l’étiologie chez Dion de Pruse et chez Plutarque de Chéronée » : manifestement, si Plutarque emploie l’étiologie dans le registre didactique alors que Dion la fait passer dans le registre épidictique, il n’en est pas moins vrai que ces deux auteurs ont parfaitement compris qu’en expliquant les lois de l’univers et les coutumes des peuples, l’étiologie donne une place à l’homme dans le monde. Thomas SCHMIDT, dans sa contribution « Les Questions barbares de Plutarque : un essai de reconstruction », arrive à une conclusion quelque peu analogue : pour notre collègue de Laval, Plutarque semble avoir voulu transmettre à ses contemporains les connaissances que l’on pouvait avoir sur les pratiques des peuples barbares et en chercher les causes, en les intégrant dans la description plus large d’un monde où se côtoient les Grecs, les Romains et les 3 D. Porte, L’étiologie dans les Fastes d’Ovide, Paris, Belles Lettres, 1985 ; J. Loehr, Ovids Mehrfacherklärungen in der Tradition aitiologischen Dichtens, Stuttgart – Leipzig, Beiträge zur Altertumskunde 74, 1996.

V

Introduction

barbares. Jean-Luc VIX a entraîné son auditoire sur un autre terrain, celui de l’éloge, en parlant de « La généalogie comme étiologie dans l’éloge » ; le chercheur strasbourgeois a montré que c’est dans le seul cadre du kairos du discours que les actes peuvent être liés par une causalité avec la généalogie, soit exprimée avec force, soit passée sous silence. Les autres contributions de la journée ont été partagées entre le latin et le grec. Hubert ZEHNACKER a traité avec bonheur d’un sujet en rapport avec ses recherches : « Pour une archéologie des paysages : l’étiologie dans les livres géographiques de Pline l’Ancien ». Éditeur pour la CUF de deux des livres géographiques de l’Histoire Naturelle de Pline4, Hubert Zehnacker s’est interrogé sur les formes et les fonctions de l’étiologie en limitant, pour plus de cohérence, son corpus aux livres III et IV. Il en ressort clairement qu’au-delà des notices étiologiques parcellaires, fruits de ses lectures, Pline exprime un principe étiologique unique : deus siue natura. Il a encore été question de Nature dans la communication de Pascale FLEURY, qui portait sur l’« Utilisation de l’étiologie chez Fronton : une origine naturelle pour la parole » et plus particulièrement sur le rôle rhétorique de l’étiologie chez cet auteur, à partir de deux passages consacrés l’un à la naissance de la musique, l’autre à la naissance du Sommeil. Johann GOEKEN, dans son intervention sur « L’origine des dieux dans l’hymnographie grecque en prose », a montré pour sa part que, peu original en apparence et souvent développé brièvement, le topos de l’origine des dieux, combinant tradition et versions nouvelles, est investi d’une valeur étiologique car il constitue le soubassement de l’éloge en expliquant l’action présente du dieu. Enfin, pour clore la journée, Dominique CÔTÉ a traité de « La prophétie et les fondements de la sophistique » en s’appuyant sur Philostrate. L’étiologie est très souvent religieuse. La dernière partie du colloque a donc été consacrée à « Étiologie et religion ». Un premier volet a été consacré à la religion païenne. Gérard FREYBURGER s’est livré à une enquête sur l’étude des causes du sacrifice, de l’augurat et de l’extispiscine dans une contribution intitulée « Représentations religieuses ‘causes’ de trois grands rites de la religion romaine archaïque ». Yves LEHMANN, éminent spécialiste du Réatin, a traité tout naturellement de « Antiquités profanes et religieuses dans les Aitia de Varron » ; les cinq fragments de cette œuvre qui sont parvenus 4 Livre III, 2e édition, Paris, Belles Lettres, CUF, 2004 ; livre IV à paraître.

VI

Introduction

jusqu’à nous sont révélateurs de l’activité herméneutique de leur auteur. John SCHEID, enfin, s’appuyant notamment sur Aulu-Gelle et Pline dans un dossier ayant pour titre « Les frères arvales, ou comment construire une étiologie pour une restauration religieuse», a montré l’importance de la Mater Larum dans la construction d’un mythe étiologique pour la confrérie restaurée des frères arvales. Un deuxième volet a porté sur des auteurs chrétiens. L’Université Laval est connue pour ses travaux sur les textes de la Bibliothèque copte de Nag Hammadi. Anne PASQUIER a ainsi présenté une communication sur un passage de L’Évangile de la vérité (NH I, 3) qui présente une réflexion sur le rituel et le passage de la religion juive au christianisme. Christophe BOUCHOUCHA s’est intéressé à « La parole sacrée comme cause et fondement de la vie de Grégoire de Nazianze dans les discours 10, 12, 26, 33 et 36 », largement autobiographiques ; l’auteur de l’exposé s’est attaché à mettre en évidence comment et pourquoi ce Père de l’Église cappadocien du IVe siècle ap. J.-C. a considéré que la Bible était la cause de sa propre vie, de ses activités d’homme et surtout d’évêque. Enfin, Frédéric CHAPOT, en traitant « Étiologie et critique du paganisme. L’utilisation des indigitamenta chez les auteurs latins chrétiens », a abouti à une double conclusion en confrontant la présentation de ces divinités chez Varron avec celle présente chez les auteurs chrétiens : la démarche de ces derniers est originale car ils se livrent à une sorte d’« étiologie à l’envers », qui donne la cause de la non-existence des choses, à savoir les divinités fonctionnelles ; le langage trahit la vanité de la religion romaine. Le colloque a permis de confronter les points de vue de spécialistes de genres et d’horizons différents. Au-delà de la diversité des thèmes abordés, on observera une convergence des méthodes : analyse précise des sources, attention portée au contexte politique, intellectuel, religieux et social. Les vingt-deux études contenues dans ce recueil auront contribué, nous l’espérons, à éclairer la complexité du mécanisme de l’étiologie et son importance capitale dans la pensée antique. Que leurs auteurs en soient remerciés.

Martine CHASSIGNET

VII

PREMIÈRE PARTIE

ÉTIOLOGIE ET HISTORIOGRAPHIE

RECHERCHE DES CAUSES ET RHÉTORIQUE CHEZ THUCYDIDE

Force est de constater que la recherche des causes constitue une perspective centrale de l’œuvre de Thucydide, qui cherche à déterminer quelle est la cause véritable de la guerre du Péloponnèse. En effet, il met en place, dès le début de son œuvre, une distinction entre la cause la plus vraie et les causes alléguées. Justifiant la façon dont il relate la rupture du traité de trente ans (445), il expose : « j’ai commencé par indiquer, en premier lieu, les motifs et les sources de différends, afin d’éviter qu’on ne se demande un jour d’où sortit, en Grèce, une guerre pareille. En fait, la cause la plus vraie est aussi la moins avouée : c’est à mon sens que les Athéniens, en s’accroissant, donnèrent de l’appréhension aux Lacédémoniens, les contraignant ainsi à la guerre. Mais les motifs donnés ouvertement par les peuples, et qui les amèneront à rompre le traité pour entrer en guerre, sont les suivants ». ta;ı aijtivaı prouvgraya prw`ton kai; ta;ı diaforavı, tou` mhv tina zhth`saiv pote ejx o{tou tosou`toı povlemoı toi`ı {Ellhsi katevsth. Th;n me;n ajlhqestavthn provfasin, ajfanestavthn de; lovgw/, tou;ı ∆Aqhnaivouı hJgou`mai megavlouı gignomevnouı kai; fovbon parevcontaı toi`ı Lakedaimonivoiı ajnagkavsai ejı to; polemei`n: aiJ d∆ejı to; fanero;n legovmenai ai[tiai ai{d∆ h\san eJkatevrwn, ajf∆ w|n luvsanteı ta;ı sponda;ı ejı to;n povlemon katevsthsan (I, 23, 5-6)1.

S’il concerne l’exposé des causes de l’entrée en guerre, il est bien évident que ce passage a également une valeur programmatique. Si l’on regarde de plus près les termes employés par Thucydide2, on s’aperçoit qu’il distingue les causes réelles des causes exprimées par les parties en présence : en ce sens le terme d’aijtivaı doit être, à mon avis, compris comme des reproches adressés par une partie à l’autre3. 1 Toutes les traductions citées sont tirées de la Collection des Universités de France. 2 Pour une étude détaillée, voir G. M. Kirkwood, « Thucydides’ words for cause »,

American Journal of Philology, 73, 1952, p. 37-61. 3 Voir au livre I de l’Histoire de la Guerre du Péloponnèse (I, 69, 6) les reproches adressés par les Corinthiens aux Lacédémoniens : ils y distinguent le reproche, le motif

Agathe ROMAN

Diaforavı désigne les conflits qui les opposent tout en impliquant moins l’idée de parole. Plus loin, sont mentionnés les reproches allégués – aiJ d∆ejı to; fanero;n legovmenai aijtivai : cette fois, l’idée que ces accusations ou reproches sont exprimés par les représentants des cités en cause, et donc présentés selon leur propre perception, est explicite. Thucydide vise à rendre compte des motifs invoqués par les entités concernées. Mais aux reproches des parties en présence s’oppose ce qui n’apparaît pas dans le langage : ajfanestavthn de; lovgw/. C’est dire que la cause véritable de la guerre – ajlhqestavthn, la plus vraie, n’est pas dite, ne transparaît pas dans les discours des représentants des cités concernées. À cet égard il faut noter que le terme de provfasiı, qui désigne ici la cause la plus vraie, contient en lui-même tout autant l’idée de cause objective que de prétexte4. Ainsi, dès le début de cette recherche, nous pouvons comprendre que Thucydide nous entraîne, tout en nuances, non pas vers l’établissement de la vraie cause objective de la guerre, mais de la cause qui semble la plus vraie. Cela étant, nous pouvons nous interroger sur la façon dont s’exerce cette recherche de la cause la plus véritable. Cette quête de la vérité dissimulée sous les dehors trompeurs du discours rhétorique est-elle le fait de Thucydide ou du lecteur ? Dans un premier temps, on étudiera la part que prend l’auteur dans ce processus et les cas où il intervient en son nom pour transmettre la cause véritable ; on verra le rôle que Thucydide confie au lecteur et comment il en fait un étiologue averti. Il s’agit tout d’abord de comprendre quel rôle joue Thucydide dans la recherche des causes et dans la présentation de la cause véritable. Comment se manifeste l’intervention de Thucydide dans ce cadre ? D’après le passage que nous avons cité en introduction, on a pu voir que Thucydide se place en position d’autorité, seul capable de nous révéler ce que les acteurs de l’histoire n’ont pas pu voir, son analyse mettant au jour ce que les discours dissimulaient. Il construit ainsi un profond rapport de confiance avec son lecteur, comme l’ont montré N. Loraux5 et C. Darbo-Peschanski6. Tout en créant ce rapport privilégié avec son lecteur, cette affirmation de Thucydide expose d’accusation – aijtiva destiné aux amis qui se trompent de l’accusation judiciaire – kathgoriva destinée à l’ennemi qui fait du tort. 4 C’est la conclusion de F. Robert dans son article « Prophasis », Revue des Études Grecques, 89, 1976, p. 317-342. Sur une étude plus complète du terme, on peut consulter avec profit H. R. Rawlings, A semantic study of prophasis to 400 BC, Wiesbaden, 1975. L. Pearson s’est également intéressé à la question, en particulier dans « Prophasis, a clarification », Transactions and Proceeding of the American Philological Association, 103, 1972, p. 381-394. 5 N. Loraux, « Thucydide a écrit La Guerre du Péloponnèse », Métis, I, 1, 1986, p. 139-161. 6 C. Darbo-Peschanski, « Thucydide : historien, juge », Métis, II, 1, 1987, p. 109-140.

4

RECHERCHE DES CAUSES ET RHÉTORIQUE CHEZ THUCYDIDE

également la méthode sur laquelle est fondée son œuvre : il faudra lire celle-ci à deux niveaux, et distinguer les motifs ouvertement allégués des causes profondes. En ce qui concerne l’entrée en guerre, l’auteur nous expose explicitement la cause véritable : il utilise la 1ère personne du singulier – hJgou`mai pour nous la transmettre. Cet emploi est rare7 chez l’historien que l’on donne souvent comme le père de la méthode historique : il mérite donc d’être souligné. Ce « je » lui permet d’affirmer avec plus de force la validité de son analyse, puisqu’ici sa pensée – hJgou`mai s’oppose aux dires de ceux qui sont impliqués dans le cours de l’histoire – legovmenai. Mais cette prise de position lui permet également de revendiquer cette analyse comme sienne : cette cause cachée, c’est bien lui qui la met en lumière. La seconde préface nous permet en effet de comprendre que sa situation particulière d’exilé facilite sa recherche et son accès à différentes sources : il a pu voir la guerre dans les deux camps8. De plus, il se place en opposition à toutes les tentatives précédentes de faire de l’histoire, affirmant que : « de fait, pour la période antérieure et les époques plus anciennes encore, on ne pouvait guère, vu le recul du temps, arriver à une connaissance parfaite ». ta; ga;r pro; aujtw`n kai; ta; e[ti palaivtera safw`ı me;n euJrei`n dia; crovnou plh`qoı ajduvnaton h\n (I, 1, 2).

Lui seul, à le croire, peut faire preuve d’une distance certaine face aux événements. Comme l’écrit F. Hartog : « cette préface est, au total, un tour de force. Alors qu’elle s’emploie à démontrer qu’on ne peut écrire une histoire véritable de la Grèce archaïque, elle est, dans le même mouvement, la tentative la plus aboutie pour en proposer une »9. C’est une manière de garantir la validité de sa perspective historique, de la rendre digne de crédit. Cette affirmation place donc Thucydide dans une position d’autorité, où il tient le rôle de garant de la cause véritable, cause que lui seul parvient à identifier aussi clairement. 7 Pour les autres interventions de Thucydide à la 1ère personne, N. Loraux note qu’elles concernent le « je » qui se différencie de rivaux (historiens, I, 97, 2 ; médecins, II, 48, 3 ; Athéniens VI, 54, 1) ; le « je » qui discute les oracles (II, 17, 2 et 54, 3) et le phénomène du raz de marée (III, 89, 5), le « je » qui justifie ce que Thucydide refuse d’intégrer au récit. Toutes ces interventions constituent une façon de rappeler, par transparence, que ce qui est écrit est le fait d’un choix de Thucydide (« Thucydide a écrit... », p. 149). 8 V, 26, 5. Il est vrai cependant qu’il n’est pas exilé au début de la guerre mais on peut supposer qu’il a écrit dès le début de celle-ci et modifié ses notes en fonction des événements. 9 F. Hartog, M. Casevitz, L’Histoire d’Homère à Augustin, Paris, 1999, p. 12.

5

Agathe ROMAN

Nous avons dit que ce passage détient une valeur programmatique ; cependant, dans l’ensemble de son œuvre, Thucydide évite d’intervenir, que ce soit ou non à la première personne, pour donner la cause la plus vraie. Une autre occasion majeure d’une telle intervention est constituée par les causes de l’expédition de Sicile. En opposition au discours d’Euphémos qui légitime l’intervention athénienne en Sicile, Thucydide affirme10, dans un des rares passages11 où il livre explicitement son analyse, la raison qui les motive : « leur plus véritable motif était le désir qu’ils avaient de la [la Sicile] soumettre tout entière ; mais ils voulaient en même temps, par un prétexte spécieux, porter secours à leurs frères de race et aux alliés qu’ils s’étaient acquis ». ejfievmenoi me;n th`/ ajlhqestavqh/ profavsei th`/ pavsh/ a[rxai, bohqei`n de; a{ma eujprepw`ı boulovmenoi toi`ı eJautw`n xuggenevsi kai; tou;ı prosgegenhmevnoiı xummavcoiı (VI, 6, 1).

Si Thucydide expose explicitement les causes véritables de l’entrée en guerre comme de l’expédition de Sicile, c’est bien parce qu’il s’agit de moments charnières, de temps forts du récit qui ne souffriraient pas une interprétation erronée. Pour le reste de l’œuvre, il efface bien plutôt les traces de son écriture historique, affirmant donner à son lecteur l’accès aux faits eux-mêmes – aujta; ta; e[rga qu’il a réunis par l’écriture – xunevgraye : « Thucydide d’Athènes a rassemblé par écrit la guerre entre les Péloponnésiens et les Athéniens ». Qoukudivdhı ∆Aqhnai`oı xunevgraye to;n povlemon tw`n Peloponnhsivwn kai; ∆Aqhnaivwn wJı ejpolevmhsan pro;ı ajllhvlouı (I, 1, 1).

N. Loraux a montré que le verbe xunevgraye « signale que la guerre est tout entière passée dans le récit, sans oubli, sans sélection, sans qu’aucun sujet ait opéré aucun tri »12. Si l’on en croit l’extrait qui suit, 10 Son intervention confirme les dires d’Hermocrate (VI, 76, 2) ou encore de Nicias (VI, 8, 4). 11 Il intervient également de façon explicite dans l’épisode de la prise de Platée, tranchant

ainsi entre le discours des Platéens (III, 53-59) et celui des Thébains (III, 61-68). Les premiers dénoncent l’injustice du simulacre de procès que leur réservent les Lacédémoniens après la reddition ; les Thébains incitent les Lacédémoniens à condamner les Platéens. Thucydide explique que la radicalité du verdict lacédémonien est due au fait « qu’à tous égards ou presque, la conduite des Lacédémoniens envers les Platéens fut ainsi infléchie par le souci des Thébains, parce que, pour la guerre qui venait de s’engager, ils les jugeaient utiles » (III, 68, 4). 12 Loraux, « Thucydide a écrit... », p. 144-145.

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Thucydide laisse à son seul lecteur la tâche de mener à bien cette recherche des causes : « Et cette guerre, malgré l’habitude commune qui veut, quand une guerre est en cours, qu’on la juge plus importante, puis, quand elle a cessé, qu’on admire davantage les événements passés, se révèlera néanmoins, pour ceux qui examinent à partir des faits eux-mêmes, plus importante que ces derniers ». kai; oJ povlemoı ou|toı, kaivper tw`n ajnqrwvpwn ejn w\/ me;n a]n polemw`si to;n parovnta aijei; mevgiston krinovntwn, pausamevnwn de; ta; ajrcai`a ma`llon qaumazovntwn, ajp∆aujtw`n tw`n e[rgwn skopou`si dhlwvsei o{mwı meivzwn gegenhmevnoı aujtw`n (I, 21, 2).

Sans insister sur la mise en valeur de cette guerre en particulier, en opposition aux guerres médiques, il est bon de noter que cette guerre apparaîtra dans sa réalité – en l’occurrence sa supériorité aux autres – à ceux qui recherchent, examinent, d’après le rapport des faits que leur présente Thucydide. Et leur source d’examen, ce sont les faits euxmêmes, transposés par Thucydide. C’est donc à un lecteur-chercheur que s’adresse l’œuvre de Thucydide. Cet effacement du travail de l’historien semble s’opposer à l’affirmation précédente de l’auteur, qui assurait son lecteur de lui transmettre la cause véritable, dégagée par ses soins des affirmations rhétoriques des parties en présence. En fait, Thucydide revendique son interprétation de la cause profonde de la guerre mais efface, parallèlement, cette affirmation, exposant qu’il laisse son lecteur seul juge. Cet effacement est un procédé qui permet d’assurer la confiance du lecteur, de créer « l’équivalence Thucydide = l’historien du vrai ». Comme l’écrit N. Loraux, « Thucydide attend de son lecteur qu’il croie tenir en main l’ergon, parce qu’il a, une fois pour toutes, donné son adhésion au travail de l’historien. Cela suppose qu’il admire l’écriture en acte et qu’il oublie qu’elle est un acte »13. Ainsi, le lecteur oublie qu’il est face à une interprétation de la guerre du Péloponnèse et place l’œuvre au rang de vérité universelle. Thucydide présente son œuvre comme l’accès aux événements sans filtre et non comme un récit ; c’est à partir de ces faits, perçus comme présentés sans filtre, que le lecteur peut déterminer la cause la plus vraie parmi toutes les causes alléguées. 13 Loraux, « Thucydide a écrit... », p. 150.

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Mais si Thucydide choisit de donner à son lecteur tous les éléments invoqués – les aijtivai et les diaforaiv –, la plupart du temps grâce aux discours de stratèges ou de représentants des cités en cause, il jalonne son oeuvre d’indices pour permettre à son destinataire de trouver, derrière ce qui est dit, la cause qui est véritablement à l’œuvre14. Ainsi, Thucydide compte sur la perspicacité de son lecteur : il construit l’ensemble de son œuvre15 de façon à transmettre au lecteur les éléments d’une interprétation, en lui donnant les moyens de tirer les conclusions. C’est ainsi qu’il découvrira le kth`ma ejı aijeiv promis par l’historien, en débusquant, derrière le logos parfois trompeur, la cause véritable à l’œuvre, accédant à la vérité universelle que recèle le récit. Nous avons choisi de montrer comment Thucydide amène le lecteur à distinguer les motifs invoqués du motif réel pour un exemple en particulier : la façon dont sont présentées les raisons du maintien de l’empire athénien. C’est que l’attitude d’Athènes par rapport à son pouvoir pose problème et connaît deux interprétations : doit-on y voir la marque du maintien d’une hégémonie ? Ou plutôt un désir d’obtenir plus, d’étendre la domination athénienne16 ? Comment le lecteur est-il amené à faire la part entre ces deux versions, à se positionner pour déterminer la raison profonde et véritable du maintien de l’empire ? Thucydide met à sa disposition différents éléments pour le guider dans sa réflexion. Tout d’abord, en donnant accès aux discours des Athéniens, Thucydide fournit à son lecteur les moyens d’évaluer les propos que ceux-ci adressent aux autres cités pour justifier leur puissance. Les Athéniens justifient le maintien de leur empire par le rappel du rôle 14 La construction d’ensemble de son œuvre témoigne de cette volonté : par exemple, le discours des Athéniens à l’assemblée de Sparte n’a probablement jamais été prononcé (cf. A. W. Gomme, « The Speeches in Thucydides », in Essays in Greek History and Literature, Oxford, Basil Blackwell, 1937, p. 156-189) mais témoigne de la volonté de donner au lecteur l’occasion d’entendre la façon dont les parties en présence perçoivent, analysent, comprennent les événements qu’ils vivent (les Corinthiens (I, 68-72 et 120-124), les Athéniens (I, 73-78), les Lacédémoniens, modérés (Archidamos, I, 80-85) comme partisans extrêmes de l’entrée en guerre (Sthénélaïdas, I, 86)). 15 J. de Romilly a consacré un volume à cette question, La construction de la vérité chez Thucydide, Paris, 1990. Elle commente cette construction de l’auteur, montrant que « sans donner jamais (ou presque jamais) un avis personnel présenté comme tel, il intervient à chaque instant, et offre une image des événements si savamment organisée qu’elle paraît une démonstration » (« Artifice et vérité dans l’histoire de Thucydide », dans Miroir de la culture antique, Mélanges offerts au Pdt René Marache, Rennes, 1992, p. 427-432, p. 427 pour la citation). 16 E. Lévy montre la disculpation d’Athènes face à l’impérialisme dans le chapitre 3 (p. 57-79) de son ouvrage Athènes devant la défaite de 404, Paris, 1976.

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tenu par Athènes dans les guerres médiques : dans le discours des Athéniens à l’assemblée de Sparte en 432, il est question de l’empire comme d’une entreprise légitimée par l’intervention athénienne contre les Mèdes, par la qualité des moyens qu’ils ont mis en œuvre et leur ardeur au combat : « aussi bien, cet empire même, nous ne le devons pas à la violence : simplement vous n’avez pas voulu poursuivre la lutte contre le reste des forces barbares, et les alliés sont alors venus nous trouver, nous, pour nous demander spontanément de nous mettre à leur tête » (I, 75, 2).

L’argument, qui fait valoir que les Athéniens sont dignes de l’empire et ont été placés à sa tête par les alliés eux-mêmes, se retrouve également dans le discours d’Euphémos aux Camarinéens, à la veille de l’expédition de Sicile, à l’hiver 415-414. Cette fois, Euphémos se défend d’utiliser cette justification – tout en le faisant : « aussi n’irons-nous pas faire des phrases et dire qu’il est raisonnable que nous exercions l’empire ». kai; ouj kalliepouvmeqa wJı eijkovtwı a[rcomen (VI, 83, 2).

Il est intéressant de noter que cet argument apparaît comme un usage « de belles paroles », avec l’emploi de l’hapax kalliepei`>n. C’est dire qu’on reproche aux Athéniens de légitimer leur empire sous de trompeuses apparences. Euphémos utilise le reproche qui lui est fait pour affirmer à nouveau que cette justification n’est pas une cause alléguée, mais bel et bien la cause légitime : l’attitude athénienne pendant les guerres médiques est la véritable cause de l’empire et la raison légitime de son maintien. Cette légitimation s’appuie également sur une définition ambiguë de l’empire. Dans le discours des Athéniens, en 432, l’empire est défini tantôt par les termes de la famille d’ajrchv17 et les alliés sont alors désignés par le terme de sujets – uJphvkooi (I, 77, 2 et 77, 5). Mais la ligue est également caractérisée comme une hégémonie (ejxhgei`sqe, I, 76, 1 ; ejn th``/ hJgemoniva/ I, 76, 1 ; I, 77, 6). Cela crée une ambiguïté entre deux façons d’exercer le pouvoir. L’hégémonie se fonde sur l’égalité en droit des cités qui s’allient ; parmi elles est choisi l’hJgemwvn, le dirigeant, qui est en charge des opérations, mais connaît les mêmes

17 (I, 75, 1 ; I, 76, 2 ; I, 76, 3 ; I, 77, 2 ; I, 77, 3 ; I, 77, 5).

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droits que les autres cités18. L’ajrchv au contraire, que l’on traduit d’ordinaire par le terme d’impérialisme, caractérise un lien de commandement fondé sur un déséquilibre de forces, le plus fort dominant les plus faibles et leur imposant sa loi. Les Athéniens affirment respecter les règles de l’hégémonie, en acceptant de se soumettre à des procès avec leurs alliés : « nous qui sommes en état d’infériorité dans les procès soumis à conventions que nous avons avec nos alliés, nous qui, chez nous, passons pour aimer les procès »19. kai; ejlassouvmenoi ga;r ejn tai`ı xumbolaivaiı pro;ı tou;ı xummavcouı divkaiı kai; par jhJmi`n aujtoi`ı ejn toi`ı oJmoivoiı novmoiı poihvsanteı ta;ı krivseiı filodikei`n dokou`men (I, 77, 1).

La structure judiciaire établit d’emblée, au moins pour la forme, l’égalité des cités alliées et d’Athènes. Cela suppose que les lois sont communes et applicables pour tous, comme c’est le cas dans une relation d’hégémonie. Les Athéniens affirment pourtant mériter des louanges pour se comporter « d’une façon plus juste que ne le comportait la puissance dont on disposait » – dikaiovteroi h] kata; th`n uJpavrcousan duvnamin (I, 76, 2). Ils se placent ainsi entre l’hégémonie – qui suppose l’égalité entre alliés et dirigeant – et l’archè – affirmant le déséquilibre qui les place au-dessus de leurs alliés. Les louanges auxquelles ils prétendent montrent qu’ils ne se définissent ni comme une hégémonie – sinon pourquoi faire remarquer le déséquilibre des forces des alliés ? – ni comme une archè – sinon pourquoi ne pas appliquer la loi du plus fort, sans souci de justice ? Pour reprendre une formulation de C. Orwin, « louange à ceux qui exercent leur règle injuste aussi justement que possible »20. Athènes se dit modérée dans son exercice de l’archè – metriazovmenoi (I, 76, 3) tout en se présentant également comme une cité à la tête d’une hégémonie. 18 E. Bikerman précise que « dans les ligues c’est la cité dirigeante qui est, par définition, le belligérant proprement dit, car ce que nous appelons « ligues » ou « coalitions », ce sont pour les Grecs « les Athéniens et leurs symmachoi », « les Syracusains et leurs symmachoi », etc. C’est la puissance hégémonique qui entreprend la guerre. Les symmachoi ne peuvent que s’y associer ou refuser leur concours. Conformément, la cité dirigeante assigne les buts de la guerre ». (E. Bikerman, « Remarques sur le droit des gens dans la Grèce classique », Revue Internationale des Droits de l’Antiquité, 3, 4, 1950, p. 99-127, p. 120 pour la citation). 19 Pour une discussion complète de cette expression, voir S. Cataldi, Symbolai e relazioni tra le citta greche nel V. s. a.c., Pise, 1983 (en part. son chap. 8, p. 231-250) et P. Gauthier, Symbola, les étrangers et la justice dans les cités grecques, Nancy, 1972. 20 C. Orwin, « Justifying empire. The speech of the Athenians at Sparta and the problem of justice in Thucydides », Journal of Politics, 48, 1986, p. 72-85 (citation, p. 78).

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Plus tard, en 415, avant l’expédition de Sicile, qui constitue un tournant important du conflit, Euphémos justifie l’empire et son maintien d’une manière légèrement différente. Dans son discours aux Camarinéens, il doit démontrer qu’Athènes n’exerce pas un pouvoir qui cherche à asservir ses alliés. S’il reprend cette définition ambiguë d’un pouvoir entre hégémonie et archè, il affirme également que l’archè est un régime tyrannique fondé sur l’intérêt : « nous exerçons là-bas notre hégémonie sur nos alliés selon l’utilité que chacun a pour nous » – kai; ga;r tou;ı ejkei` xummavcouı wJı e{kastoi crhvsimoi ejxhgouvmeqa (VI, 85, 2). L’égalité entre alliés n’est plus prise en compte comme un droit, mais sous le critère de l’utilité. On sait que les alliés autonomes (Chios, Méthymne) sont nettement distingués des alliés payant tribut, et que les statuts dans la ligue dépendent du degré d’utilité des alliés à Athènes21. Euphémos reconnaît que certaines cités sont asservies – katastreyavmenoi (VI, 82, 3) mais ce sont celles qui avaient choisi le parti du Mède et, dès lors, la servitude – douleivan de; aujtoiv te ejbouvlonto (VI, 82, 4). Cependant, Euphémos restreint l’exercice de l’empire, affirmant que l’intérêt d’Athènes s’arrête à maintenir la sécurité – ajsfaleiva, la défense de sa puissance, plus qu’à assurer son accroissement : « aujourd’hui, c’est en vue de notre sécurité que nous sommes en Sicile » (VI, 83, 2). L’empire est davantage présenté comme un régime coercitif, mais qui s’exerce de façon défensive et modérée. Les discours des Athéniens aux autres cités nous apportent donc une image ambiguë du pouvoir athénien : à travers le temps, des débuts de la guerre à l’expédition de Sicile, le lecteur perçoit une évolution de l’hégémonie à une puissance modérée, hybride, qui s’affirme plus comme une archè. La cause de l’exercice et du maintien de l’empire, d’après ces discours, reste défensive (contre les Mèdes, contre une autre archè à la place de celle d’Athènes). Le lecteur doit-il accepter sans réserve cette causalité ? Ou remettre en question les dires athéniens ? En fait, Thucydide apporte également à son lecteur un autre type d’information : par le biais des discours que les Athéniens destinent au peuple d’Athènes, donnant ainsi accès à la véritable représentation que les Athéniens se font de leur empire. Ils le définissent comme une archè qui doit se poursuivre. On connaît le mot de Périclès en 430 : 21 Euphémos affirme même que certaines cités sont libres : « laissant enfin à certains, bien qu’ils soient insulaires et d’une conquête facile, leur entière liberté dans l’alliance, pour la raison qu’ils occupent autour du Péloponnèse des points essentiels » (VI, 85, 2).

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« d’ores et déjà [cet empire] constitue entre vos mains une tyrannie, dont l’acquisition semble injuste, mais l’abandon dangereux ». wJı turannivda ga;r e[cete aujthvn [th;n ajrchvn], h}n labei`n me;n a[dikon dokei` ei\nai, ajqei`nai de; ejpikivndunon (II, 63, 2).

Athènes n’esquive pas le blâme22. Ce discours de Périclès montre une conscience athénienne de la domination exercée et de son caractère injuste. Il n’utilise pas de termes référant à l’hégémonie pour qualifier le pouvoir athénien ; en revanche un réseau de termes évoquant la domination – ajrchv, la puissance – duvnamiı, la haine – ajphvcqesqe (II, 63, 1), misei`sqai (II, 64, 5), la peur – dediwvı (II, 63, 2), l’esclavage – douleivaı (II, 63, 1), la sujétion – uJphkovw/ (II, 63, 3), détermine les rapports avec les alliés. Ce discours nous permet de saisir combien en 430, à Athènes, on est bien loin de l’ambiguïté maintenue entre hégémonie et archè devant les autres cités. Les Athéniens savent qu’ils sont à la tête d’une archè, et le dissimulent aux autres. Dans les discours de Cléon comme de Diodote, qui se tiennent en 427 à propos de l’affaire de Mytilène, il est clair que l’empire est fondé sur un rapport de forces. Cléon rappelle aux Athéniens : « l’empire constitue entre leurs mains une tyrannie qui s’exerce sur des peuples qui, eux, intriguent et subissent cette tyrannie ». turannivda e[cete th;n ajrch;n kai; pro;ı ejpibouleuvontaı aujtou;ı kai; a[kontaı ajrcomevnouı (III, 37, 2).

Quant à Diodote, pour lui, les alliés sont des pays « libres soumis de force à l’empire » – ejleuvqeron kai; biva/ ajrcovmenon (III, 46, 5). L’empire apparaît dans ces deux discours comme un pouvoir violent, imposé de force aux alliés. Cette représentation du pouvoir crée un véritable décalage par rapport à celle que mettent en œuvre les Athéniens dans leurs discours aux autres cités : quelle version faut-il croire ? Quelle est la véritable cause du maintien de l’empire ? Sa nature hybride et modérée, ou son désir d’obtenir toujours plus de puissance en asservissant les autres ?

22 L’expression est de A. Andrewes, « The Melian Dialogue and Pericles’ last speech », Proceedings of the Cambridge Philological Society 6, n.186, 1960, p. 1-10 (en particulier p. 7). Il ne faut pas oublier toute la distance que suppose le wJı qui précède le terme de turannivda : c’est en le supprimant que Cléon va dénaturer les propos de Périclès en croyant les reprendre à son compte.

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Pour permettre à son lecteur de se positionner face à ces deux interprétations de l’empire, Thucydide fournit également les discours d’autres cités qui prennent position sur cette question. Parmi l’ensemble de ces discours, on n’en évoquera que deux qui sont significatifs. En 428, les Mytiléniens, quand ils exposent aux Lacédémoniens leur volonté de faire défection à la ligue de Délos, nous donnent le point de vue d’un allié sur cette ligue. Ils montrent comment Athènes est passée d’une relation d’hégémonie à un rapport d’archè avec ses alliés : « les alliés furent asservis – ejdoulwvqhsan sauf les gens de Chios et nous » (III, 10, 5). La confiance est rompue et cède la place à la peur « bien plus que l’amitié, la crainte nous maintenait dans cette alliance » – devei te to; plevon h] filiva/ katevcomenoi xuvmmacoi h\men (III, 12, 1). Ainsi, Mytilène montre une Athènes qui asservit ses alliés, qui les maintient dans la peur, dans un lien d’archè. C’est cet aspect du pouvoir athénien que renvoie également Hermocrate, treize ans plus tard, en 415-414, quand il s’adresse aux Camarinéens. Il dénonce la réalité du pouvoir d’Athènes derrière la rhétorique, démontrant que, sous couvert d’alliances, l’empire cherche toujours à augmenter sa puissance et à asservir les autres. Le vocabulaire de l’asservissement est très présent dans son discours23. Pour lui il faut distinguer les motifs réels d’action d’Athènes – dianoiva/ des dehors sous lesquels elle agit – profavsei24 : « lorsque, sous couvert de punir le Mède, ils eurent reçu l’hégémonie de la libre volonté des Ioniens comme de tous ceux des confédérés qui avaient été à l’origine leurs colons, alors, invoquant contre les uns qu’ils désertaient la cause commune, contre les autres leurs combats mutuels et ailleurs tel motif qui, dans chaque cas, présentait quelque apparence, ils les ont asservis ». hJgemovneı ga;r genovmenoi eJkontwn tw`n te jIwvnwn kai; o{soi ajpo; sfw`n h\san xuvmmacoi wJı ejpi; tou` Mhvdou timwriva/, tou;ı me;n lipostrativan, tou;ı de; ejp jajllhvlouı strateuvein, toi`ı d jwJı eJkavstoiı tina; ei\con aijtivan eujpreph` ejpenegkovnteı katestrevyato (VI, 76, 3). 23 On trouve des expressions qui évoquent l’acte de rendre esclave – doulwsamevnouı e[cein (VI, 76, 2), katadoulwvsewı (VI, 76, 4), ejdoulwvqhsan (VI, 77, 1), doulou`ntai (VI, 77, 1), douleivan (VI, 80, 5) ; l’asservissement – katestrevyato (VI, 76, 3), katastrevyontai (VI, 80, 4) ; le fait de devenir maître – despovtou metabolh`/ (VI, 76, 4) despovthn (VI, 77, 1), despovtaı labei`n (VI, 80, 5). 24 « S’ils viennent en Sicile, on vous en fait bien connaître le prétexte ; mais leur intention, nous la soupçonnons tous » – h{kousi ga;r ejı th;n Sikelivan profavsei me;n h|/ punqavnesqe, dianoiva/ de; h}n pavnteı uJponoou`men (VI, 76, 2). Ici provfasiı désigne bien le prétexte et non la cause légitime.

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Athènes recourt à des prétextes pour légitimer ses entreprises, et à travers la mise en garde d’Hermocrate à son auditoire, il faut également entendre une mise en garde de Thucydide destinée à son lecteur. Il faut rester méfiant à l’égard des discours empreints de rhétorique, et chercher derrière ce qui est allégué la cause profonde à l’œuvre. Ces discours constituent un indice de plus pour le lecteur qui cherche à débusquer la cause profonde du maintien de l’empire. Mais, puisque Hermocrate s’exprime également dans un discours, il faut donc s’en méfier tout autant. Le lecteur se trouve-t-il face à deux parties dissonantes, les Athéniens et les autres ? Thucydide met encore à sa disposition deux éléments, dégagés de toute rhétorique, qui permettent au lecteur d’affiner son analyse. Le récit des faits (la pentacontaétie, I, 89-117), qui retrace le passage effectif d’Athènes de l’hégémonie à l’archè, atteste assez clairement comment, d’une volonté de coalition contre le Mède, on est passé à un pouvoir qui vise toujours plus. Ce récit, qui se présente comme les faits eux-mêmes, sans filtre, appelle l’adhésion du lecteur et n’est pas soumis à interprétation. Il constitue donc un indice sûr concernant l’empire au moment de l’entrée en guerre. Il est renforcé, à une époque plus tardive du conflit, par le dialogue des Athéniens et des Méliens. Cet épisode constitue en quelque sorte un contre-discours, où le recours à la rhétorique est interdit par la forme même du dialogue, comme le disent les Athéniens eux-mêmes : « eh bien, nous n’allons pas en ce qui nous concerne, recourir à de grands mots, en disant que d’avoir vaincu le Mède nous donne le droit de dominer, ou que notre campagne présente vient d’une atteinte faite à nos droits, ce qui fournirait de longs développements peu convaincants ». hJmei`ı toivnun ou[te aujtoi; met∆ ojnomavtwn kalw`n, wJı h] dikaivwı to;n Mh`don kataluvsanteı a[rcomen h] ajdikouvmenoi nu`n ejpexercovmeqa, lovgwn mh`koı a[piston parevxomen (V, 89).

La cause du maintien de l’empire est mise à nu : la force ici ne s’embarrasse pas de prétexte. Il faut remettre en contexte la façon dont se présente ici l’archè athénienne et garder à l’esprit que l’empire évolue, et que cet épisode nous permet seulement d’avoir accès à la cause profonde du maintien de l’empire telle qu’elle se présente en 416-415.

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C’est à partir de ces données, les récits de faits comme les discours, et exceptionnellement, le dialogue, que le lecteur peut forger son avis sur les raisons du maintien de l’empire. Thucydide l’amène à composer à partir de toutes ces données, en distinguant cause réelle de cause alléguée, et en replaçant dans une chronologie les événements qui servent d’indices. Il permet ainsi à son lecteur de se faire étiologue et de composer un tableau de l’évolution du pouvoir athénien. Si Thucydide n’intervient pas directement, c’est pour laisser son lecteur découvrir la cause profonde, la provfasiı ajleqhstavth, et mettre au jour le décalage qui existe entre cause réelle et cause alléguée. L’historien nous transmet également une distance critique vis-à-vis des discours25. Cependant cette confiance de Thucydide en son lecteur constitue également un risque, qui cause des lectures bien différentes de son œuvre : on a pu en faire un partisan d’Athènes comme de Sparte, un défenseur de l’oligarchie comme de la démocratie. Quelles que soient ses positions personnelles, en tant qu’historien, il nous fait découvrir une interprétation de la guerre qui en dégage les principes généraux, nous plaçant, nous, lecteurs, au centre de la construction de son œuvre. Agathe ROMAN Université Laval – Québec

25 Voir notre article « La rhétorique du discours chez Thucydide », in Actes du colloque Rhétorique et Historiographie, Québec, 13-15 octobre 2005, Cahier des Études Anciennes, 42, 2005, p. 279-298.

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CRITIAS ON THE AETIOLOGY OF THE KOTTABOS GAME

In one of the most dramatic scenes in Xenophon’s Hellenica, the henchmen of Critias, leader of the Thirty Tyrants in Athens, drag his political rival Theramenes away to his death from the altar at which he had (futilely) taken refuge. Theramenes’ courage in his final moments prompts Xenophon to make a rare first-person intrusion into the narrative to explain the inclusion of witticisms made to his executioners, material not normally considered worthy of mention (ajxiovloga) in a historical work1. In addition to a pithy reply to his excutioner’s order that he keep quiet, Xenophon reports that Theramenes toasted Critias with the dregs of the hemlock (2.3.56): kai; ejpeiv ge ajpoqnhv/skein ajnagkazovmeno" to; kwvneion e[pie, to; leipovmenon e[fasan ajpokottabivsanta eijpei`n aujtovn: Kritiva/ tou`t∆ e[stw tw/` kalw/`. And when in fact he was compelled to die and was drinking the hemlock, they say that he cast the dregs as if he were playing kottabos and said, «This to the noble Critias».

The Xenophontic Theramenes seems to be implying with this sarcastic toast that Critias is a hypocrite for engaging in the playing of kottabos, a game which had no place in the austere Spartan banquets which he praises in his literary work. But should the real Critias actually be considered guilty of hypocrisy? The kottabos game which the Xenophontic Theramenes imitates in this passage was a sympotic ritual, especially popular in fifth- and fourth-century Athens, in which the participants tossed the dregs of the wine at a target set in the middle of the diners’ couches. In the best attested version of the game, the object was to hit a metal disk (plavstigx) balanced on top of a pole, causing it to hit another disk 1 For the significance of Xenophon’s comments on his selection of material, see F. Pownall, Lessons From the Past: The Moral Use of History in Fourth-Century Prose, Ann Arbor, 2004, p. 80-82 (with earlier bibliography).

Frances POWNALL

(the mavnh") with a resounding noise; in another variant, participants competed at sinking saucers (ojxuvbafa) floating in a basin2. As is evident from the iconographic and literary evidence, kottabos was imbued with both agonistic and erotic meaning. The game itself was a sport, the object of which was to achieve victory in hitting a target (be it the plavstig" or the ojxuvbafa), and the participants competed for prizes. Furthermore, the ancient references to the casting of the wine drops often use the vocabulary of athletics, including archery and the discus, but particularly javelin-throwing3. The social context for the kottabos game was the symposium, which Oswyn Murray has identified in a series of influential studies as an aristocratic male bonding ritual, originally based on the elite warrior feast, but transformed into a purely social institution with the advent of hoplite warfare4. Furthermore, drinking customs play a large role in maintaining the loyalty and cohesion of the group during times of peace: Ritualized consumption in the form of alcohol actually promotes the virtues required on the battlefield, without the dangers (or the expense) of realistic military maneuvres5.

2 On the kottabos game, our fullest ancient source of information is Athenaeus 15.665d668f; for modern discussions, see K. Schneider, «Kottabos», RE, 11, 1922, p. 1528-41; B. A. Sparkes, «Kottabos: An Athenian After-Dinner Game», Archaeology, 13, 1960, p. 202207; H. Friis Johansen, «Alcaeus and the Kottabos Game», in J. H. Betts, J. T. Hooker, and J. R. Green (eds.), Studies in Honour of T.B.L. Webster, vol. 1, Bristol, 1986, p. 93-101; R. M. Rosen, «Euboulos’ Ankylion and the Game of Kottabos», CQ, 39, 1989, p. 355-359; F. Lissarrague, The Aesthetics of the Greek Banquet: Images of Wine and Ritual, trans. A. Szegedy-Maszak, Princeton, 1990, p. 80-86. 3 E. K. Borthwick, «The Gymnasium of Bromius - A Note on Dionysius Chalchus, Fr. 3», JHS , 84, 1964, p. 49-53 (with the relevant ancient testimonia). 4 E.g., O. Murray, «The Symposion as Social Organisation», in R. Hägg (ed.), The Greek Renaissance of the Eighth Century B.C.: Tradition and Innovation, Stockholm, 1983, p. 195199, at p. 198: "The development of the symposion out of the Homeric feast... reflects the shift of military power from the aristocratic champion with his companions to the stateorganised hoplite army: the aristocracy withdraws and becomes an aristocracy of leisure." See also O. Murray, «The Greek Symposion in History», in E. Gabba (ed.), Tria corda: scritti in onore di Arnaldo Momigliano, Como, 1983, p. 257-272; O. Murray, «Sympotic History», in O. Murray (ed.), Sympotica: A Symposium on the Symposion, Oxford, 1990, p. 3-13; O. Murray, «War and the Symposium», in W. J. Slater (ed.), Dining in a Classical Context, Ann Arbor, 1991, p. 83-103. Pace N. Fisher, «Symposiasts, Fish-Eaters and Flatterers: Social Mobility and Moral Concerns in Old Comedy», in D. Harvey and J. Wilkins (eds.), The Rivals of Aristophanes: Studies in Athenian Old Comedy, London, 2000, p. 355-396, the evident familiarity of many of the sympotic rituals such as kottabos to ordinary Athenians does not imply a "downward spread" of the symposium. 5 Murray, «War and the Symposium», p. 87.

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As Ross Scaife has additionally observed: A recreation such as kottabos that reminded men, however dimly, of archery and javelin-throwing fits perfectly into this miraculously painless regime6.

It seems that the kottabos game, like hunting for pleasure7, was originally conceived as a means of allowing the elite to practice military skills in relative safety within their own social milieu. Despite its apparent military origin, the kottabos game came to acquire overtly erotic overtones. Those who hit the target could claim sexual favours as a prize; a successful cast of the dregs also predicted success in love. Furthermore, what is perhaps most relevant to the passage at hand, participants frequently dedicated their throws to their anticipated lovers in a sort of erotic toast8. If, as seems likely, the agonistic element of the claiming of sexual favours continued to underpin the tamer notion of a toast to a potential lover9, then the Xenophontic Theramenes’ sarcastic toast of the hemlock dregs implies that Critias is his (presumably pathic) lover10. There appears to be more to Theramenes’ toast to Critias, however, than this juvenile and somewhat crude insult. By the fifth century, the kottabos game had become synonymous with licentiousness and lack of sophrosyne. In Aristophanes’ Banqueters, the knowledge of kottabos distinguishes the debauched (katapuvgwn) son from the self-controlled (swvfrwn) one (K-A fr. 231)11. In Aristophanes’ Peace (339-45), the "vinously named" protagonist Trygaeus tries to restrain the chorus from reveling prematurely in the pleasures of peacetime12: 6 R. Scaife, «From Kottabos to War in Aristophanes’ Acharnians», GRBS, 33, 1992, p. 25-35 at p. 34. 7 On the role of hunting in providing its (elite) participants with both training in war and (aristocratic) virtue, see Xenophon, Cynegeticus 12.1-9 with S. Johnstone, «Virtuous Toil, Vicious Work: Xenophon on Aristocratic Style», CP, 89, 1994, p. 219-240. 8 On the ancient evidence for the erotic functions of the kottabos game, see Sparkes, «Kottabos...», p. 207; E. Csapo and M. C. Miller, «The "Kottabos-Toast" and an Inscribed Red-Figure Cup», Hesperia, 60, 1991, p. 367-382, at p. 379-381; Scaife, «From Kottabos to War...», p. 27-28. 9 As argued by P. Mingazzini, «Sulla pretesa funzione oracolare del kottabos», AA, 65-66, 1950-51, p. 35-47 (non vidi), followed by Csapo and Miller, «The "Kottabos-Toast"...», p. 379-381. 10 As noted also by J. Dillery, Xenophon and the History of his Times, London and New York, 1995, p. 281-282. 11 Cf. N. Fisher, «Symposiasts, Fish-Eaters and Flatterers...», p. 356 and 369-370. 12 A. M. Bowie, «Thinking with Drinking: Wine and the Symposium in Aristophanes», JHS, 117, 1997, p. 1-21 at p. 12.

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ajll∆ o{tan lavbwmen aujthvn, thnikau`ta caivrete kai; boa`te kai; gela`t∆ : h[dh ga;r ejxevstai tovq∆ uJmi`n plei`n mevnein binei`n kaqeuvdein, ej" panhguvrei" qewrei`n, eJstia`sqai kottabivzein, †subarivzein† Once we’ve got Peace back, then dance and shout and laugh, then you’ll be able to travel, rest, have sex, sleep, attend the festivals, go to banquets, play kottabos, become a Sybarite13.

Aristophanes juxtaposes the playing of kottabos even more explicitly with lack of moderation in Clouds, when Wrong Argument attempts to entice Pheidippides (1070-74): skevyai gar; wj\ meiravkion ejn tw/` swfronei`n a{panta a{nestin, hJdonw`n q∆ o{swn mevllei" ajposterei`sqai, paivdwn gunaikw`n kottavbwn o[ywn povtwn kiclismw`n. kaivtoi tiv soi zh`n a[xion, touvtwn eja;n sterhqhv"… Consider, boy, all that moderation entails, and all the pleasures you’re about to lose: boys, women, kottabos games, eating, drinking, laughter. Would your life really be worth living, if you were deprived of all that?

By the time of Theramenes’ sarcastic toast to Critias, then, the kottabos game had clearly acquired explicit association with indulgence in all the pleasures of life, including sex, food, and alcohol14, and Stephen Usher is surely correct in his argument that Xenophon intends Theramenes’ last words to stand as a final exposure of the hypocrisy of Critias15. Critias himself was a notorious laconizer who wrote accounts of the Spartan constitution in both prose and verse and, to be true to his philo-laconian principles, he ought to have stayed far away from kottabos, a game which would never have been

13 Translations from Aristophanes are those of Scaife, «From Kottabos to War...», p. 26. 14 Rosen, «Euboulos’ Ankylion...», p. 355-359 and Scaife, «From Kottabos to War...»,

p. 25-35 review the other passages in Old Comedy associating kottabos-playing with debauchery. 15 S. Usher, «This to the Fair Critias», Eranos, 77, 1979, p. 39-42. For other possible interpretations of Theramenes’ quip (not necessarily mutually exclusive), see V. Gray, The Character of Xenophon’s Hellenica, Baltimore, 1989, p. 96; P. Krentz (ed.), Xenophon: Hellenika II.3.11-IV.2.8, Warminster, 1995, p. 139; Dillery, Xenophon and the History of his Times, p. 281-282.

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permitted in the austere lifestyle of fifth-century Sparta16. Worse yet for Critias’ sincerity, he himself describes in his own writings in some detail with evident approval the uniquely temperate symposiastic practices of the Spartans. Critias begins a passage (the only substantial fragment extant) from his verse Constitution of the Spartans as follows (DK 88 B 6 = Athenaeus 10.432d): kai; tovd∆ e[qo" Spavrth melevthmav te keivmenovn ejsti pivnein th;n aujth;n oijnofovron kuvlika, mhd∆ ajpodwrei`sqai propovsei" ojnomasti; levgonta mhd∆ ejpi dexitera;n cei`ra kuvklw/ qiavsou * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *

a[ggea Ludh; cei;r eu|r∆ ∆Asiatogenhv" kai; propovsei" ojrevgein ejpi; dexia; kai; prokalei`sqai ejxonomaklhvdhn, w/| propiei`n ejqevlei. ei\t∆ ajpo; toiouvtwn povsewn glwvssa" te luvousin eij" aijscrou;" muvqou", sw`mav t∆ ajmaurovteron teuvcousin: pro;" d∆ o[mm∆ ajclu;" ajmblwpo;" ejfivzei, lh`sti" d∆ ejkthvkei mnhmosuvnhn prapivdwn, nou`" de; parevsfaltai. dmw`e" d∆ ajkovlaston e[cousin h\qo": ejpeispivptei d∆ oijkotribh;" dapavnh. oiJ Lakedaimonivwn de; kovroi pivnousi tosou`ton, w{ste frevn∆ eij" iJlara;n ejlpivda pavnta" a[gein e[" te filofrosuvnhn glw`ssan mevtriovn te gevlwta. This is a custom and established practice at Sparta to drink from the same wine cup, and not pass to it back giving toasts by name, moving to the right in a circle around the company …(lacuna of one or more lines) A Lydian hand, Asian-born, invented pitchers and the offering of toasts to the right and the calling by name upon the one whom one wishes to toast. Then, as a result of such drinking, they loosen their tongues for shameful tales and render the body weaker. Over the eyes there settles a dark mist, oblivion melts away memory from the wits, 16 On Critias’ laconism, see P. Krentz, The Thirty at Athens, Ithaca and London, 1982, p. 45-46; M. Ostwald, From Popular Sovereignty to the Sovereignty of Law, Berkeley, 1986, p. 463-464 (although his further conclusion that "his attachment to Sparta was personal and sentimental rather than political and practical" appears unwarranted); E. Lévy, «Critias ou l’intellectuel au pouvoir», in P.-M. Morel and J.-F. Pradeau (eds.), Les anciens savants: études sur les philosophies préplatoniciennes, Paris, 2001, p. 231-251 at p. 232-235.

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and the mind wanders. The servants become licentious in character, and household-destroying expense bursts in. But the young men of the Spartans drink only so much as to bring all hearts into cheerful hopefulness and the tongue into friendliness and moderate laughter... (six lines praising the moderation of Spartan drinking customs ensue)

Although Critias does not say so explicitly, the Greek customs that he criticizes here are those of the Athenians in particular, who customarily drink out of cups passed to the right, as he mentions elsewhere (DK 88 B 33, cited below). Critias also offers pointed criticism of the Athenian custom of offering toasts by name, which seems to have involved both the toaster and the toasteee draining their respective cups17. The austere Spartan drinking customs promote moderation (and sophrosyne is mentioned explicitly subsequent to the portion of the fragment cited above), in contrast to those of the Athenians, which promote excessive consumption of alcohol and licentiousness, leading directly to disaster and destruction. It is also notable that Critias attributes the origin of these deleterious and debilitating drinking customs to the Lydians and the Greeks of Asia Minor, who were both stereotypically considered indolent and weak by the mainland Greeks of the fifth century. In another fragment, from his Constitution of the Spartans in prose (DK 88 B 33 = Athenaeus 11.433e), Critias contrasts the drinking habits of the Spartans with those of other city-states, saying that the Chians and the Thasians drink out of large cups passed to the right, while the Athenians drink out of small cups, also passed to the right. The Thessalians propose large toasts to whomever they wish (a custom of which Critias clearly does not approve, given his comments in B 6). The Spartans, as one would expect from Critias, are different: Lakedaimovnioi de; th;n par∆ auJtw`/ e{kasto" pivnei, oJ de; pai`" oJ oijnocovo" > o{son a]n ajpopivh. The Lacedaemonians, on the other hand, drink each his own cup separately and the wine-pourer pours in just as much as he has drunk down.

As Usher notes, if the customs described by Critias were enforced at Spartan banquets, the kottabos game could not have been played, for no personal toasts were permitted, and Spartan cups were not allowed 17 As noted by J. Dillon and T. Gergel, translation, introduction and notes for The Greek Sophists, London, 2003, p. 389.

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to become empty, but were topped up continually throughout the meal18. Furthermore, in another fragment extant from the same work (DK 88 B 34 = Athenaeus 11.483b), Critias praises even the most mundane matters of their daily life, paying particular attention to the distinctive Spartan drinking cup, the kwvqwn, which, he claims, was very easily carried in the soldiers’ packs and was particularly wellsuited to military campaigns where it was often necessary to drink water that was impure19. As Critias says: prw`ton me;n ou\n to; mh; livan katavdhlon ei\nai to; povma: ei\ta a[mbwna" oJ kwvqwn e[cwn uJpoleivpei to; ouj kaqaro;n ejn auJtw`/. It is first of all useful because the drink is not too clearly visible. And then the kwvqwn, having rims which curve inwards, catches the impurity within itself.

As Usher observes, the shape of the kwvqwn provided «exactly the opposite effect to that needed for a successful throw at the kottabosgame»20. By Critias’ own testimony then, the playing of the kottabos game would not have been permitted at Sparta, and anyone who publicly espoused philo-laconian views ought to have kept well away from it as well. It does not bode well for Critias’ sincerity that two of the earliest references to the kottabos game also occur in his own writings. Now, it is certainly Xenophon’s intention to present Critias as hypocritical in the Hellenica, and the Xenophontic Theramenes’ implication in his last words of Critias’ insincerity is entirely consistent with his earlier denunciation of him for establishing a democracy in Thessaly and arming the Thessalian penestae against their masters (Hell. 2.3.36), activities which would be most unbecoming to someone who claimed to hold oligarchic and philo-laconian views if they were true. But in 18 Usher, «This to the Fair Critias», p. 41. 19 Critias’ encomiastic remarks on the usefulness and moderation of the peculiar Spartan

conventions are best construed as special pleading; see J. N. Davidson, Courtesans and Fishcakes: The Consuming Passions of Classical Athens, New York, 1997, p. 61-67. The kwvqwn was a deep cup, which in itself would suggest the encouragement of excessive drinking, and its single handle did not easily permit the passing-along which was characteristic of Attic symposia; as Davidson notes (p. 67), it would have stood alongside the other cups "as a challenge to the orderly blending and distribution of the wine". Interestingly, the largest proportion of actual kothones unearthed in the Athenian Agora date from the period at the end of the fifth century, when many of the young aristocratic dissidents to the democracy adopted Laconian fads; Davidson, Courtesans and Fishcakes, p. 224; cf. Ostwald, From Popular Sovereignty..., p. 234-236. 20 Usher, «This to the Fair Critias», p. 41.

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fact these charges of democratic activities in Thessaly appear baseless; in the Memorabilia, in his own voice this time, Xenophon simply states that Critas associated there with people who put lawlessnesss before justice (1.2.24), while Philostratus states that he increased the oppressiveness of the oligarchies in Thessaly and disparaged the democracies there (VS 1.16 = DK 88 A 1). It seems much more likely that Philostratus is correct, for the Xenophontic Theramenes is not a figure to inspire confidence in the truth of his words21, and the allegation that Critias was engaged in democratic activity is useful to his arguments in the showdown between the leaders of the two factions of the Thirty. Is the implication by the Xenophontic Theramenes that Critias failed to practice in his private life the Spartan austerity which he professed to admire equally baseless, or is the real Critias actually guilty of hypocrisy? The references to the kottabos game in Critias’ own writings at first glance do appear to confirm the charges of the Xenophontic Theramenes. The first reference comes in a fragment consisting of ten lines of hexametre verse on the love poetry of Anacreon (DK 88 B1 = Athenaeus 13.600d): to;n de; gunaikeivwn melevwn plevxantav pot∆ wj/da" hJdu;n ∆Anakreivonta Tevw" eij" ÔEllavd∆ ajnh`gen, sumposivwn ejrevqisma, gunaikw`n hjperovpeuma, aujlw`n ajntivpalon, filobavrbiton, hJduvn, a[lupon. ou[ potev sou filovth" ghravsetai oujde; qanei`tai, e[st∆ a]n u{dwr oi[nw/ summeignuvmenon kulivkessin pai`" diapompeuvh/ propovsei" ejpi; dexia; nwmw`n pannucivda" q∆ iJera;" qhvlei" coroi; ajmfievpwsin, plavstigx q∆ hJ calkou` qugavthr ejp∆ a[kraisi kaqivzh kottavbou uJyhlai`" korufai`" bromivou yakavdessivn... The poet who once wove songs of women’s melodies, Sweet Anacreon, Teos brought to Greece Stimulator of drinking parties, deceiver of women, Antagonist of the flute, lover of the lyre, sweet, painless. Never shall love of you grow old nor shall it die So long as a serving boy carries around the water mixed with wine In wine-cups dispensing toasts from left to right And so long as female choirs perform their night-long sacred festivities And the scale-pan, the daughter of bronze, sits on the lofty peaks of the kottabos struck by drizzles of Bromius. 21 Cf. F. S. Pownall, «Shifting Viewpoints in Xenophon’s Hellenica: The Arginusae Episode», Athenaeum, 88, 2000, 499-513.

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The second reference to the kottabos game occurs at the beginning of a list of aetiologies in fourteen lines of elegiac verse (DK 88 B 2 = Athenaeus 15.666b): kovttabo" ejk Sikelh`" ejsti cqonov", ejkprepe;" e[rgon, o}n skopo;n ej" latavgwn tovxa kaqistavmeqa: The kottabos is from the land of Sicily, a notable invention, which we set up as a target for wine-drop arrows.

Most scholars have interpreted these poems to mean that Critias is praising Anacreon and the pleasures of the symposium, and likewise that he approves of the items for which he provides the aetiologies22. By this reasoning, these two references to the kottabos game appear favourable and the real Critias would indeed stand convicted of the hypocrisy of which he is accused by the Xenophontic Theramenes. If one looks more closely at these fragments, however, it becomes clear that Critias is not in fact praising Anacreon or the kottabos game or its symposiastic context. In a recent re-assessment of Critias and his work, Alessandro Ianucci has argued that these poems are not encomiastic, but parodic and ironic23. His view is very persuasive24, for almost everything mentioned by Critias in the Anacreon poem and the aetiologies elegy can be found in a negative context elsewhere in his work. As noted above, in his verse Constitution of the Spartans (B 6), Critias explicitly denounces the pleasures of the Attic symposium mentioned in the Anacreon poem on the grounds that they lead to licentiousness and subsequent destruction. It is surely no coincidence that the Anacreon poem includes specific references to the Attic symposiastic customs of passing the cup to the right and making toasts, 22 E.g., A. Battegazzore, Sofisti: testimonianze e frammenti, vol. 4, Florence, 1962, p. 248-249; N. R. E. Fisher, «Drink, Hybris and the Promotion of Harmony in Sparta», in A. Powell (ed.), Classical Sparta: Techniques Behind her Success, Norman, Okla., 1989, p. 26-50, at p. 30-31; P. A. Rosenmeyer, The Poetics of Imitation: Anacreon and the Anacreontic Tradition, Cambridge, 1992, p. 17; F. Angiò, «Aspetti dell’ideologia simposiale in Crizia e in Euripide», Atene e Roma, 38, 1993, 187-195, at 191-195; M. Centanni, Atene assoluta: Crizia dalla tragedia alla storia, Padua, 1997, p. 107-110; Dillon and Gergel, The Greek Sophists, p. 234; P. Wilson, «The Sound of Cultural Conflict: Kritias and the Culture of Mousikê in Athens», in C. Dougherty and L. Kurke (eds.), The Cultures within Ancient Greek Culture: Contact, Conflict, Collaboration, Cambridge, 2003, p. 181-206, at 192. 23 A. Iannucci, La parola e l’azione: i frammenti simposiali di Crizia, Bologna, 2002, p. 69-77 and 141-157. 24 See, however, doubts on the grounds of the family friendship between Anacreon and Critias’ grandfather cast on this interpretation by P. Wilson, review of A. Iannucci, La parola e l’azione: i frammenti simposiali di Crizia, Bologna, 2002, BMCR 2004.09.16; cf. Wilson, «The Sound of Cultural Conflict...», p. 190-190 and n. 60.

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practices which Critias states were forbidden at the more restrained Spartan syssitia (B 6). Therefore the description of Anacreon as an "instigator" (ejrevqisma), a word which is found in connection elsewhere with Dionysian ritual (which itself carried connotations of excessive consumption of alcohol and sexual debauchery)25, of a drinking party of this type is surely not intended as praise. Furthermore, it is hard to find a favourable connotation for the characterization of Anacreon as a "deceiver of women". The noun hjperovpeuma is not attested elsewhere, and appears to be a deliberate allusion to the symposiastic vocabulary of Anacreon himself, where it certainly has a negative implication of cheating and lying26. There would have been no women present at Spartan syssita, and it is noteworthy that Critias refers to the moderate behaviour of Spartan young men in his praise of Spartan drinking customs (B 6). The emphasis on the presence of women in this poem in the symposiastic context of this poem therefore can scarcely be considered a positive element either. We should note also the double entendre of the gunaikevwn melevwn of the first line of the Anacreon poem which could be taken as both women’s song and women’s limbs27, with perhaps an erotic connotation, which would suggest a certain lack of self-control typical of the Attic symposia which Critias denounces in B 6. Furthermore, the Attic symposiastic customs mentioned in the Anacreon fragment are the very ones that Critias says originated from Asiatic-born Lydians (B 6). These customs therefore are non-Greek, that is barbarian, in origin, and are derived from Lydia, a country synonymous with luxury, dissipation, and effeminacy (Herodotus 1.155.4). Nothing could be more antithetical to the austere Spartan banquets that Critias praises elsewhere. Similarly, it seems likely that Critias’ reference to Anacreon’s homeland of Teos is not flattering either, for the Ionians in general were considered indolent and weak by the Greeks of the mainland, who attributed their subjugation to Persia to luxury and moral laxity, as attested by Herodotus (1.143).

25 For the references, see Iannucci, La parola e l’azione..., p. 143-145. Interestingly, however, ejrevqisma is found in association with the playing of flutes in Aristophanes (Clouds 311-313), while Critias describes Anacreon as an antagonist of the flute. 26 Anacreon, 98 Gent. (= PMG 438): bouvletai hjperopovo" zwn† "(throwing the drops of?) the Sicilian kottabos with curved arm" (trans. D.A. Campbell). 38 Plato, Republic 404d, Ep. 7.326b-d. 39 Athenaeus preserves the first two lines of this fragment at 15.666 and the whole at 1.28b-c.

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for which he gives the aetiologies, but rather undercutting the apparent praise with irony and parody. In the next stanza, Critias refers to the «Thessalian armchair, a most luxurious (truferwtavth) seat for the limbs.» Again, the reference to luxury, here in the superlative, with its connotations of indolence and laxity and opposition to the Spartan way of life that Critias praises elsewhere, must be construed as negative. In his prose Constitution of the Spartans (B 33), Critias juxtaposes the drinking habits of the Thessalians, who propose large toasts to whomever they wish, with the austere drinking practices of the Spartans, which promote moderation and self-control. The derivation of a custom from Thessaly, just as from Sicily, Lydia, or Ionia, implies strongly that it reeks of indolence, laxity, and extravagance, which lead, in Critias, to ruinous destruction. Finally, Critias had first-hand experience in Thessalian politics, in whatever capacity it was, which he put to good use in the composition of a Constitution of the Thessalians. In the only fragment extant from this work (DK 88 B 31 = Athenaeus 14.662f), Critias states: oJmologou`ntai d∆ oiJ Qettaloi; polutelevstatoi tw`n ÔEllhvnwn gegenh`sqai periv te ta;" esqhvta" kai; th;n divaitan: o{per aujtoi`" ai]tion ejgevneto kai; tou` kata; th`" ÔEllavdo" ejpagagei`n tou;" Pevrsa", ejzhlwkovsi th;n touvtwn trufh;n kai; polutevleian. The Thessalians are agreed to have been the most extravagant of the Greeks with respect to both clothing and lifestyle; this was the cause of their bringing the Persians into Greece, that they admired Persian luxury and extravagance.

In this passage Critias denounces the Thessalians for their luxury and extravagance, and, in what could perhaps be considered an aetiology (for he does use the word ai[tion), explicitly attributes their subjugation to Persia to their hedonistic behaviour. Critias’ presentation of the Thessalians in general and his comments in this fragment in particular indicate very clearly that his reference to the most luxurious armchair in his list of aetiologies is most definitely negative and support the hypothesis that his reference to the kottabos game is one of ironic parody rather than praise. Similarly, in the next line of the fragment, Critias attributes the glory of the marriage bed to Miletus and Chios, the "sea-girt city" (e[nalo" povli") of Oenopion. Once again we find explicit reference to Ionia in a hedonistic connection and interestingly Athenaeus testifies to a similar aetiology from his prose Constitution of the Spartans, in

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which Critias attributes to Ionia the origin of certain luxury items, presumably because these are precisely the sorts of items from which the Spartans would abstain40. In the following stanza, Critias derives the origin of the gold-wrought drinking bowl (crusovtupto" fiavlh), as well as whatever bronze is used to decorate a house, to the Etruscans, whose reputation for decadence and dissipation was similar to that of the Sicilians41. The Phoenicians are credited with the invention of gravmmata ajlexivloga (letters, promoters of words); the hapax ajlexivloga draws attention to this peculiar expression, and it is tempting to attribute to Critias the same negative attitude towards the written word later found in his fellow-Socratic Plato (Phaedrus 274b279b). Another hapax occurs in the following stanza, with the attribution to the Thebans of the chariot-board (aJrpatoventa divfron); the adjective aJrpatovei" is otherwise unattested, and appears to be a parody of the Homeric clausula brovton aiJmatoventa ("bloody gore")42, which adds to the general impression that the aetiologies elegy as a whole is ironic. Critias then attributes to the Carians, stewards of the sea (aJlo;" tamivai), the invention of cargo-bearing ships (forthgou;" ajkavtou"). The Carians, while barbarians like the Phoenicians and the Etruscans, were neighbours of the Ionians and joined them as tribute-paying members of the Delian League in the fifth century. It is surely not coincidental that they were believed to have had a Bronze Age thalassocracy, in which Thucydides alleges they were replaced by Minos (1.4)43. Furthermore, the association of cargo-bearing ships with the Carians and the emphasis in this fragment upon the sea as well as the various Ionian and non-Greek peoples with whom the fifth-century Athenians carried on mercantile relationships seems redolent of Pericles’ famous boast in the Thucydidean Funeral Oration that goods from the whole earth flowed into Athens because of the greatness of the city (2.38.2). These aetiologies, then, are not written in order to systematize the origins of

40 DK 88 B 35 = Athenaeus 11.486e: klivnh Milhsiourgh;" kai; divfro" Milhsiourghv", klivnh Ciourgh;" kai; travpeza ÔRhneioerghv" ("a Milesian-built couch and Milesian-built stool, a Chian-built couch and a Rhenaean-built table"). Rhenaea is a small island next to Delos. For the probable context, see Dillon and Gergel, The Greek Sophists, 255; Iannucci, La parola e l’azione..., p. 73 notes the "peculiari neoformazioni in -ourgh"". 41 Cf. Theopompus, FGrH 115 F 204, with the comments of M. A. Flower, Theopompus of Chios: History and Rhetoric in the Fourth Century BC, Oxford, 1994, p. 190-191. 42 As noted by Iannucci, La parola e l’azione..., p. 72. 43 Cf. Battegazzore, Sofisti, p. 255-256.

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human culture in the sophistic mode44, which had become popular by end of the fifth century, but rather as an ironic "tribute" to the thalassocracy of democratic Athens45. This impression is confirmed by the final aetiology preserved in this fragment, in which Critias turns to Athens itself, which he designates by the elaborate periphrasis "the city that set up the glorious trophy at Marathon" as the inventor of the potter’s wheel and "most celebrated pottery" (kleinovtaton kevranon), "useful for housekeeping" (crhvsimon oijkonovmon), "child of earth and the oven" (gaiva" te kamivnou t∆e[kgonon). Not only does Critias attribute to Athens the invention of pottery, which carried with it both banausic and mercantile associations, but its value is further undercut by the reference to the household, the domain of women rather than men. Further parody occurs with the use of yet another superlative, the third in this fourteen-line extract46, as well as the mock-heroic epithet "child of earth and the oven"47. Finally, the similarity between this epithet and the similar reference to the disk of the kottabos game in the Anacreon poem (B 1) as the "daughter of bronze" reinforces the reading of these poems as parodic and critical, rather than as offering obscure and recherché allusions and periphrases in the manner of the Alexandrian poets48. In conclusion, both poems in which Critias refers to the kottabos game are best interpreted as ironic and parodic; it follows, therefore, that his references to kottabos are not favourable, and in fact are critical of the typically licentious and dissolute symposiastic context in which the kottabos game was played. An examination of the context for his references to the kottabos game reveals that Critias was not a hypocrite at all, pace the Xenophontic Theramenes. Rather, Critias’ extant writings are internally consistent and promote not only the Spartan political system, but also the stereotypical Spartan lifestyle of moderation and austerity. From what we can glean of the extant fragments, his moral and political views were not at all 44 As suggested by, e.g., Battegazzore, Sofisti, p. 253; U. Bultrighini, «Maledetta democrazia» studi zu Crizia, Alessandria, 1999, p. 232-233. For the Kulturgeschichte of the sophists, see, e.g., T. Cole, Democritus and the Sources of Greek Anthology, Chapel Hill, NC, 1967; reprint, Atlanta, 1990. 45 Bultrighini, «Maledetta democrazia», p. 85-93. 46 On the prevalence of superlatives in this passage, see Iannucci, La parola e l’azione..., p. 71-72. 47 Dillon and Gergel, The Greek Sophists, p. 235 observe the mock-heroic nature of this periphrasis, but do not draw the further conclusion that its use is parodic here. 48 This is the conclusion drawn by, e.g., Battegazzore, Sofisti, p. 256 and A. Comuzzo, «Un nuovo testimone per Crizia, fr. 1,12-14 Gent.-Pr.», QUCC 66 (2000) 51-55.

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extreme, but were quite representative of the aristocratic elite in Athens at the end of the fifth century in their philo-laconism and identification of luxury, symbolized in particular by the decadent orientalizing symposia at which the kottabos game was played, as the explanatory factor for decline and military defeat. Frances POWNALL University of Alberta

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L’ÉTIOLOGIE DANS L’HISTORIOGRAPHIE ROMAINE ANTÉRIEURE À CÉSAR ET SALLUSTE : ROMULUS OU LE COMMENCEMENT ABSOLU

« C’est en vain qu’on chercherait des synthèses modernes sur le rôle et la fonction de l’étiologie dans la pensée antique. Seule peutêtre l’heurématologie a fait jusqu’ici l’objet de recherches systématiques. Ce n’est cependant qu’une facette bien réelle mais secondaire de la question. Quant aux études portant sur la place de l’étiologie dans la littérature grecque et latine, elles sont toujours très spécialisées, et semblent d’ailleurs privilégier l’étiologie religieuse et les poètes. Les historiens apparaissent en la matière quelque peu négligés, sans être toutefois perdus de vue, loin de là : l’adjectif "étiologique" se rencontre très souvent dans les travaux modernes pour qualifier un type de récits présents chez les historiens anciens. Mais une étude systématique reste à faire ». Tel est le constat fait par J. Poucet dans son ouvrage intitulé Les rois de Rome. Tradition et histoire, paru en 20001. Il est vrai que l’essentiel de la recherche effectuée en ce domaine porte sur des œuvres qui sont, en tout ou partie, rédigées dans une perspective étiologique clairement affichée, telles les Aitia de Callimaque, ou les Fastes d’Ovide. Les écrits érudits et poétiques ont été privilégiés comme objet d’étude, par rapport au courant historico-annalistique. Les études relatives à l’étiologie dans l’historiographie sont donc peu nombreuses. À cela sans doute deux raisons. L’une relève du caractère narratif du genre : l’étiologie prend la plupart du temps la forme d’un récit, qui s’intègre à la narration historiographique proprement dite, allant jusqu’à se confondre avec elle ; récit historique et récit étiologique ne font souvent qu’un. L’autre tient à la matière sur laquelle s’exerce l’étiologie. Si l’historien raconte des événements, il aborde aussi des realia : institutions politiques, sociales, familiales, 1 J. Poucet, Les Rois de Rome. Tradition et histoire, Louvain-la-Neuve, Classe des lettres, Académie royale de Belgique, 2000, p. 332.

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juridiques, toponymes, monuments, rites, usages, coutumes, voire ce que nous appellerions des bizarreries ou des curiosa, qu’il explique au passage. Expliquer pour les Anciens, c’est essentiellement « dire l’origine », « dire quand et comment ces réalités sont apparues », en d’autres termes raconter leur naissance plus ou moins détaillée, qu’ils rattachent parfois à un événement significatif, beaucoup plus souvent à une personnalité importante de la tradition, qui joue ainsi le rôle d’auctor. Si certains peuples primitifs, pour dire l’origine des choses, remontent aux origines du monde et mettent les dieux en cause, le Romain, lui, « préfère rester à Rome » et fait « intervenir la Ville et ses personnages marquants »2, qui sont précisément les acteurs de l’histoire. Étiologie et historiographie sont par conséquent fréquemment imbriquées l’une dans l’autre. Les temps anciens, quelles que soient les sociétés, jouissent d’un prestige particulier. Rome ne fait pas exception à la règle. L’étiologie occupe donc une place importante dans le récit fait par les historiographes des origines de la Ville, et plus spécialement celui de l’époque royale. L’historiographie romaine de la République antérieure à Salluste, qu’on désigne généralement par l’expression « annalistique romaine », en fournit une excellente illustration. L’ensemble des rois de Rome, de Romulus à Tarquin le Superbe, sert d’« aimant »3 pour l’étiologie dans l’historiographie romaine. Tous les rois ne sont cependant pas mis sur le même plan. Tout comme dans le reste de la littérature latine, trois règnes sont privilégiés : ceux de Romulus, de Numa et de Servius Tullius. Tite-Live en livre sans aucun doute le tableau le plus complet et le plus abouti. Qu’il soit permis ici d’en rappeler les grandes lignes. Romulus, selon l’historien padouan, est à l’origine des institutions politiques de base, indispensables au fonctionnement de l’État : création du populus, des douze licteurs, du sénat, des trente curies, des trois centuries de chevaliers, les Ramnenses, les Titienses et les Luceres, et enfin de la garde personnelle du roi, les Celeres4. Toujours selon Tite-Live, Rome lui doit aussi un certain nombre d’institutions religieuses : l’adoption du culte d’Hercule, la création des Jeux solennels en l’honneur de Neptune Équestre, les Consualia, l’institution du culte de Jupiter Férétrien5 ; la dédicace du temple de Jupiter Stator est 2 Poucet, Les rois de Rome..., p. 348. 3 Le terme est emprunté à J. Poucet. 4 Tite-Live, I, 8, 1 ; I, 8, 3 ; I, 8, 7 ; I, 13, 7 ; I, 13, 8 ; I, 15, 8. 5 Tite-Live, I, 7, 15 ; I, 9, 6 ; I, 10, 6.

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elle aussi attribuée à Romulus6. La liste serait incomplète si on n’y ajoutait pas le fait que c’est à l’enlèvement des Sabines survenu sous le règne du premier roi de Rome que l’historien padouan fait remonter l’origine du cri Talassio qu’on poussait lors des noces à Rome7 ; on relèvera encore que le nom de Quirites, dérivé selon Tite-Live de la ville sabine de Cures, a été donné aux habitants de la double ville romano-sabine par Romulus et Titus Tatius8. Quant au lacus Curtius, cette dépression du forum où étaient recueillies jadis les eaux du Viminal, de l’Oppius et du Quirinal avant de gagner le Tibre, il devrait son nom, selon la tradition retenue par Tite-Live, au héros sabin Mettius Curtius, tombé dans le marais avec son cheval lors du combat entre Romains et Sabins9. Du règne de Numa Pompilius, en qui Tite-Live reconnaît le diuini auctor iuris10, relève la création de l’essentiel des grandes institutions religieuses. Les circonstances mêmes de son avènement vont devenir le prototype de la cérémonie d’inauguratio à laquelle devront se soumettre à Rome certains magistrats et prêtres11. Rome lui doit la construction du temple de Janus, au pied de l’Argilète, pour symboliser la paix et la guerre12. Numa est à l’origine de la création du calendrier avec ses mois intercalaires et les jours fastes et néfastes13. Un chapitre entier14 est consacré à la mise en place des sacerdoces : la création des flamines, flamine de Jupiter – avec son costume spécial et sa chaise curule –, de Mars et de Quirinus ; celle du service des Vestales, « sacerdoce d’origine albaine et qui s’apparentait à la famille du fondateur »15 et des douze Saliens choisis en l’honneur de Mars Gradivus ; la nomination d’un Grand Pontife, chargé, entre autres tâches, de l’interprétation des foudres ou autres phénomènes. Numa, pour arracher ces secrets aux esprits célestes, aurait également consacré à Jupiter Élicien un autel sur l’Aventin et consulté le dieu par augures sur ceux des prodiges qu’il fallait retenir16. Après avoir mentionné l’origine des toponymes lucus Camenarum et fons 6 Tite-Live, I, 12, 6. 7 Tite-Live, I, 9, 1. 8 Tite-Live, I, 13, 4. 9 Tite-Live, I, 13, 5 10 Tite-Live, I, 42, 4. 11 Tite-Live, I, 18, 6. 12 Tite-Live, I, 19, 2. 13 Tite-Live, I, 19, 6-7. 14 Tite-Live, I, 20. 15 Tite-Live, I, 20, 3. 16 Tite-Live, I, 20, 7.

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Egeriae17, Tite-Live achève son inventaire des créations du second roi de Rome par la mention de deux autres institutions parmi bien d’autres : celle d’une fête solennelle en l’honneur de Fides, avec le descriptif du rite très spécial imposé aux flamines qui allaient sacrifier à la chapelle de la déesse18, et enfin la consécration des Argées19. Le troisième roi fondateur est incontestablement Servius Tullius. Selon l’auteur de l’Ab Vrbe condita, Servius Tullius, une fois arrivé au pouvoir, « entame la plus considérable des entreprises pacifiques », qui le met sur le même plan que Numa, le fondateur des institutions religieuses20. Tite-Live ne consacre pas moins de deux chapitres entiers21 à son œuvre de législateur : instauration du census et organisation centuriate avec les cinq classes et les cent quatre-vingt-treize centuries, division de Rome en quatre arrondissements ou regiones, formation des tribus territoriales, de conception différente des tribus dites romuléennes. Servius Tullius est aussi à l’origine de l’institution du lustre ; on lui doit également la création du pomérium, avec un excursus livien sur l’étymologie et la définition du terme22. Enfin, toujours selon Tite-Live, c’est à Servius Tullius que reviendrait l’initiative de la fondation, commune aux Romains et aux Latins, du temple de Diane sur l’Aventin, avec la relation de l’anecdote de la génisse prodigieusement belle et grande, venue de Sabine, et sacrifiée au bénéfice de Rome par le grand prêtre de Diane, qui sert d’aition historique aux cornes suspendues à l’entrée du temple de la déesse durant plusieurs siècles23. Telle est la forme qu’avait prise à la fin de la République la tradition historiographique relative à l’histoire des premiers siècles de la Ville et par là même aux auctores d’un grand nombre d’institutions ou de realia romains. C’est aux deux premiers rois de Rome qu’on attribue l’origine de toute une série d’institutions politiques et religieuses, de rites et de monuments, avec, dans les grandes lignes, le volet politique à Romulus, et le volet religieux à Numa. À Servius Tullius le rôle d’un autre fondateur des institutions politiques.

17 Tite-Live, I, 21, 3. 18 Tite-Live, I, 21, 4. 19 Tite-Live, I, 21, 5. 20 Tite-Live, I, 42, 4. 21 Tite-Live, I, 43-44. 22 Tite-Live, I, 44, 3. 23 Tite-Live, I, 45, 2-7.

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Avant de figurer dans l’œuvre de Tite-Live, la tradition relative aux premiers siècles, présente dès les premiers textes historiographiques, a bien évidemment connu des évolutions : à un fonds ancien, se sont ajoutés des développements ; des modifications et transferts se sont également produits. Il va aussi de soi que, dans la tradition historiographique, le Padouan n’est pas le premier à avoir mis l’accent sur des auctores et à avoir eu recours à l’étiologie, qu’elle repose sur un personnage ou un événement. Selon certains, c’est Caton qui, dans le courant historicoannalistique, aurait le premier eu recours à l’étiologie24. Les Origines de Caton, rédigées entre 170 et 149 av. J.-C., regorgent en effet d’étiologies et d’étymologies, du moins pour les livres I à III, consacrés à l’origine des villes d’Italie et à l’histoire des premiers siècles de l’Vrbs. La quasi-totalité des fragments de ces trois premiers livres parvenus jusqu’à nous, porte sur des légendes de fondation. On relèvera que seuls deux fragments sont en rapport avec notre sujet : l’un d’entre eux est relatif à Romulus et à sa connaissance de l’éolien, qui pourrait expliquer l’étymologie de Quirinus : Caton, Origines, I, 19 Ch. ap. Jean le Lydien, De magistratibus Populi Romani, I, 5 : {Wste tuvrannoς h\n o; ÔRwmuvloς, prw`ton me;n to;n ajdelfo;n ajnelw;n kai; to;n meivzona, kai;; pravttwn ajlovgwς ta; prospivptonta. Tauvth/ kai; Kuri`noς proshgoreuvqh/, oiJonei; kuvrioς, ka]n eij Diogenianw/` tw/` lexogravfw/ a[llwς dokh`/: oujde; ga;r ajgnohvsaς o; ÔRwmuvloς, h] oiJ kat∆ aujto;n deivknutai kat∆ ejkei`no kairou` th;n ÔEllavda fwnhvn, th;n Aijolivda levgw, w{ς fasin o{ te Kavtwn ejn tw/` peri; ÔRwmaikh`ς ajrcaiovthtoς, Bavrrwn te oJ polumaqevstatoς ejn prooimivoiς tw`n pro;ς Pomphvion aujtw/` gegrammevnwn, Eujavdrou kai; tw`n a[llwn ∆Arkavdwn eijς ∆Italivan ejlqovntwn pote; kai;; th;n Aijolivda toi`ς barbavroiς ejnspeiravntwn fwnhvn25.

24 J. Poucet, « Les préoccupations étiologiques dans la tradition ‘historique’ sur les origines et les rois de Rome », Latomus, 51, 1992, p. 283 n. 4. 25 « Ainsi, Romulus fut un tyran, d’abord parce qu’il tua son frère, son aîné de surcroît, mais aussi parce qu’il agit sans réflexion aucune pour régler les problèmes qui se présentaient. Voilà pourquoi on l’appela également Quirinus, c’est-à-dire Kuvrioς, même si Diogénien le lexicographe n’est pas de cet avis. De fait, il n’est pas prouvé que Romulus ou les siens ne connaissaient pas le grec à cette époque, j’entends l’éolien ; c’est ce qu’affirment Caton dans son ouvrage sur l’Antiquité romaine et le très savant Varron dans les préambules de ses écrits à Pompée : Évandre et les autres Arcadiens étaient jadis venus en Italie et avaient répandu la langue éolienne parmi les Barbares ».

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le deuxième à Servius Tullius : Caton, Origines, I, 24 Ch. ap. Denys d’Halicarnasse, Antiquitates Romanae, IV, 15, 1 : Diei`le de; (sc. oJ Serouvio" Tuvllio") kai; th;n cwvran a{pasan, wJς me;n Favbiov" fhsin, eijς moivra" e{x te kai; ei[kosin, a}ς kai; aujta;ς kalei` fula;ς kai; ta;ς ajstika;ς prostiqei;ς aujtai`ς tevttara", triavkonta fula;ς [ajmfotevrwn Kavtwn mevntoi touvtwn] ejpi; Tullivou ta;ς pavsa" genevsqai levgei: wJ" de; Oujennwvnio" iJstovrhken, eijς mivan te kai; triavkonta, w{ste su;n tai`ς kata; povlin ou[sai" ejkpeplhrw`sqai ta;" e[ti kai; eijς hJma`" uJparcouvsa" trivakonta kai; pevnte fulavς. ajxiovpisteroς w}n oujc oJrivzei tw`n moirw`n tovn ajriqmovn26.

Un troisième passage évoque l’origine des Parentalia ; le résuméparaphrase fourni par Macrobe ne permet malheureusement pas de le rattacher véritablement à Romulus27. Les autres étiologies remontent toutes à l’époque antérieure à la fondation de la ville. De fait, l’étiologie occupe une place importante dans le courant historico-annalistique dès la naissance du genre à Rome, à la fin du IIIe siècle av. J.-C., comme en témoigne l’œuvre du premier historien romain, Fabius Pictor. Les fragments du père de l’Histoire à Rome comptent en effet quatre passages « étiologiques ». Deux d’entre eux portent sur la période antérieure à la fondation de Rome, les deux autres sur l’époque royale. L’un, déjà cité plus haut, a pour sujet la création des tribus par Servius Tullius28, l’autre, l’étymologie du Capitole offert par Tarquin l’Ancien : caput + Oli29. Les autres auteurs de l’annalistique ancienne, s’ils ont recours à l’étiologie, ne font pas intervenir les rois de Rome, à l’exception d’Acilius, qui considère les Lupercales comme une fondation de Romulus : Acilius, frg. 3 Ch. ap. Plutarque, Romulus, 21, 9 : Gavioς d∆ ∆Akivlioς iJstorei` pro; th`ς ktivsewς ta; qrevmmeta tw`n peri; to;n ÔRwmuvlon ajfanh` genevsqai: tou;ς de; tw/` Fauvnw/ proseuxamevnouς ejkdramei`n gumnou;ς ejpi;

26 « Servius Tullius divisa également tout le territoire en vingt-six circonscriptions d’après ce qu’affirme Fabius, qui les désigne aussi du nom de tribus ; ajoutées aux quatre tribus urbaines, dit-il, elles étaient trente au total à l’époque de Tullius ; mais d’après Vennonius, il y en avait trente et une, de sorte qu’avec les tribus urbaines, on arrivait aux trente-cinq qui existent encore de nos jours. Cependant, Caton, plus crédible que les deux auteurs précédents, ne précise pas le nombre de ces circonscriptions ». 27 Caton, Origines, I, 23 Ch. ap. Macrobe, Saturnalia, I, 10, 16. 28 Fabius Pictor, frg. 13 Ch. ap. Denys d’Halicarnasse, Antiquitates Romanae, IV, 15, 1. 29 Fabius Pictor, frg. 16 Ch. ap. Arnobe, Aduersus nationes, VI, 7.

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th;n zhvthsin, o{pwς uJpo; tou` iJdrw`toς mh; ejnocloi`nto: kai; dia; tou`to gumnou;ς peritrevcein tou;ς Loupevrcouς30.

L’annalistique moyenne, dont les débuts sont contemporains de la publication des Origines de Caton, confirme le goût des historiographes de la deuxième moitié du IIe siècle av. J.-C. pour l’étiologie, et plus particulièrement l’intérêt qu’ils portent aux explications se rapportant à l’époque royale. Il est évident au vu, du moins, des fragments qui sont parvenus jusqu’à nous, que, dès le milieu du IIe siècle, l’étiologie se concentre sur les règnes de Romulus, Numa et Servius Tullius. Numa apparaît clairement comme le créateur d’institutions ou de coutumes religieuses. C’est lui qui, selon le premier auteur de l’annalistique moyenne, Cassius Hémina, a établi l’usage de griller le far, décrétant que « le far ne serait pas une offrande pure pour le sacrifice s’il n’était pas grillé »31 ; c’est lui, toujours selon Cassius Hémina, qui « décida que les poissons sans écailles ne seraient pas offerts en sacrifice, par souci d’économie », de telle sorte que « les dîners près des lectisternes seraient préparés plus facilement » et que « ceux qui achetaient les poissons pour les sacrifices n’en feraient pas monter les prix et ne les accapareraient pas »32. Le même Numa, selon Calpurnius Pison, dont les Annales datent probablement des années 120 av. J.-C., est celui qui « institua le règlement qui laissait toujours ouverte la porta Ianualis, sauf quand il n’y avait nulle part de guerre »33. Enfin, d’après Cn. Gellius, contemporain de Calpurnius Pison, le deuxième

30 « C. Acilius, lui, raconte qu’avant la fondation de Rome, le bétail des compagnons de Romulus avait disparu ; qu’après avoir adressé une prière à Faunus, ils coururent à sa recherche, tout nus, pour ne pas être incommodés par la sueur ; et c’est pour cela, d’après lui, que les Luperques courent nus ». 31 Cassius Hémina, frg. 15 Ch. ap. Pline, Naturalis Historia, XVIII, 7 : Numa instituit deos fruge colere et mola salsa supplicare atque, ut auctor est Hemina, far torrere, quoniam tostum cibo salubrius esset ; id uno modo consecutus, statuendo non esse purum ad rem diuinam nisi tostum. 32 Cassius Hémina, frg. 16 Ch. ap. Pline, Naturalis Historia, XXXII, 20 : Pisces marinos in usu fuisse protinus a condita Roma auctor est Cassius Hemina, cuius uerba de ea re subiciam : Numa constituit ut pisces, qui squamosi non essent, ni pollucerent, parsimonia commentus, ut conuiuia publica et priuata cenaeque ad puluinaria facilius compararentur, ni quid ad polluctum emerent pretio minus parcerent eaque praemercarentur. 33 Calpurnius Pison, frg. 11 Ch. ap. Varron, De Lingua Latina, V, 165 : Tertia (sc. porta) est Ianualis dicta ab Iano, et ideo ibi positum Iani signum et ius institutum a Pompilio, ut scribit in Annalibus Piso, ut sit aperta semper, nisi cum bellum sit nusquam.

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roi de la Ville est le premier à avoir institué à Rome la magistrature sacrée que sont les féciaux, « prenant exemple sur la cité d’Ardée »34. Servius Tullius est, quant à lui, dès le second siècle av. J.-C., un « aimant institutionnel », sur lequel ne se concentre pas seulement l’organisation en tribus, déjà évoquée à propos de Fabius Pictor et de Caton et également présente chez Vennonius35. Si on en croit Calpurnius Pison, il aurait aussi mis au point les procédures de dénombrement au moyen de pièces de monnaie déposées au trésor d’Ilithyie pour les nouveau-nés, au trésor de Vénus Libitine pour les morts, et enfin à celui de Iuuentas pour ceux qui entraient dans l’âge adulte : Calpurnius Pison, frg. 16 Ch. ap. Denys d’Halicarnasse, Antiquitates Romanae, IV, 15, 5 : JW" de; Peivswn Leuvkio" ejn th/` prwvth/ tw``n ejniausivwn ajnagrafw``n iJstorei``, boulovmeno" kai; tw``n ejn a[stei diatribovntwn to; plh``qo" eijdevnai, tw``n te gennwmevnwn kai; tw``n ajpoginomevnwn kai; tw``n eij" a[ndra" ejggrafomevnwn, e[taxen o{son e[dei novmisma katafevrein uJpe;r eJkavstou tou;" proshvkonta", eij" me;n to;n th``" Eijleiquiva" Qhsaurovn, h{n ÔRwmaioi`` kalou``sin ”Hran fwsfovron, uJpe;r tw``n gennwmevnwn: eij" de; to;n th``" ÔAfrodivth" kav et Ai[tia @Ellhnikav (Questions grecques et Questions romaines). 4 Le terme latin quaestio est beaucoup plus polysémique que le grec aitia et aition, puisqu’il peut signifier aussi bien toute recherche, un interrogatoire, une question (dans tous les sens du terme français, y compris celui de torture), une enquête, un problème (voir F. Gaffiot, Dictionnaire latin-français, s.v. quaestio). Comme les textes étiologiques de Plutarque commencent par une question (une interrogation) et y répondent de façon détaillée au terme d’importantes recherches, la traduction du titre par Questions est justifiée. Les Questions Naturelles de Sénèque désignent plus précisément des recherches philosophiques sur la nature : voir l’édition de P. Oltramare, Paris, CUF, 1961, introduction, p. V. 5 Cette traduction rend bien compte de la nature explicative et technique des recueils intitulés Aitia. Comme le suggère J. Boulogne, « Les Questions romaines de Plutarque », Aufstieg und Niedergang der Römischen Welt, 2.33.6, 1992, p. 4683, note 9, la traduction habituelle par Questions romaines est un calque du latin Quaestiones Romanae, qui est la version latine du titre Aijtivai @Rwmai>kaiv fourni par le Catalogue de Lamprias (n° 138). Or plusieurs passages de Plutarque (Vie de Romulus, XV, 7 ; Vie de Camille, XIX, 12) citent les QR (= Questions Romaines) en employant Aitia (pluriel neutre). Donc le titre grec, sur lequel se fondent les traductions latine et française, est erroné.

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romaines (toutes deux conservées) et les Questions barbares (entièrement perdues), ces trois œuvres formant un triptyque de nature essentiellement ethnographique6 ; mais aussi les Questions d’histoire naturelle7, recueil d’étiologies physiques (presque entièrement conservé) ; les Causes des présages d’Aratos8, un ouvrage consacré aux Phénomènes du poète Aratos ; les Causes des errements stoïciens9, ouvrage perdu, classé par K. Ziegler et D. Babut parmi les traités polémiques contre les Stoïciens et les Épicuriens ; enfin trois œuvres inclassables car on n’en connaît que les titres : les Causes et les lieux ; les Causes des changements ; les Causes des femmes10. Ces neuf titres révèlent à quel point le sage de Chéronée s’intéresse à l’étiologie sous tous ces aspects, à la fois l’étiologie ethnographique, s’appuyant sur la causalité historique et religieuse, l’étiologie scientifique (relevant de la physique), l’étiologie philosophique. En fait, cette riche culture, à la fois littéraire, philosophique et scientifique, correspond à la formation complète du sage telle que Platon l’envisageait dans la République, une formation que Plutarque a reçue en Platonicien convaincu. Quant à Dion de Pruse, philosophe cynique et stoïcien, il revendique lui aussi à la même époque une culture complète et recourt également, dans ses discours épidictiques, à des étiologies selon les mêmes types de causalité : la mythologie et l’histoire, la philosophie morale, la logique et la physique. Cette proximité et cette ressemblance entre Dion et Plutarque rendent leur étude en parallèle particulièrement passionnante, d’autant que des différences notables existent aussi entre eux. En effet, ils n’accordent pas la même importance à l’explication causale : alors que le Chéronéen a fait de l’étiologie son centre d’intérêt principal dans de nombreux traités et a organisé sa réflexion autour de cette notion, Dion de Pruse aborde cette question plus incidemment. Autre clivage majeur : les deux philosophes ont suivi des démarches 6 K. Ziegler, Plutarchos von Chaironeia, Stuttgart, 1949 : « Lampriaskatalog », colonnes 61-65, n° 166 : Aijtivai ÔEllhvvnwn, corrigé par Ai[tia ÔEllhnikavv†; n° 138 : Aijtivai @Rwmai>kaiv corrigé par Ai[tia @Rwmai>kav†; n° 139 : Aijtivai barbarikaiv. 7 Ziegler, n° 218 : Aijtivai fusikaiv (titre adopté par l’éditeur F. H. Sandbach, Plutarch’s Moralia, XI). J. Boulogne, « Les Questions romaines… », p. 4684, note 11, doute de l’exactitude de ce titre. Peut-être faudrait-il préférer le titre Ai[tia fusikav. 8 Ziegler, n° 119 : Aijtivai tw'n !Aravtou Dioshmiw'n. D. Babut, Plutarque et le stoïcisme, Paris, 1969, p. 194, précise que Plutarque connaissait parfaitement l’œuvre du Stoïcien Aratos, auteur des Phénomènes. 9 Ziegler, n° 149 : Aijtivai tw'n periferomevnwn Stwi>kw'n. Babut établit qu’il s’agit d’un ouvrage de polémique antistoïcienne (p. 22) ; la traduction française de ce traité est celle qu’il propose (p. 67). 10 Ziegler, n° 160 : Aijtivai kai; tovpoi ; n° 161 :Aijtivai ajllagw'n†; n° 167 : Aijtivai gunaikw'n.

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intellectuelles très différentes, voire opposées, et ont suivi des objectifs très éloignés. C’est précisément ce traitement différent de l’étiologie qui fait problème : comment deux philosophes ont-ils pu utiliser les mêmes types de causalité selon des méthodes radicalement contraires ? Comment ont-ils pu exploiter des étiologies à des fins si diverses ? Pour mener à bien cette recherche, nous commençons par souligner la richesse et la variété des étiologies mises en œuvre chez les deux auteurs, en montrant qu’ils ont repensé la tradition de l’étiologie. Après l’étude de l’inuentio, nous examinons la dispositio, en établissant la structure et l’organisation de l’explication étiologique. Enfin nous analysons les objectifs visés par les deux penseurs, en définissant la finalité de leurs discours explicatifs. La tradition de l’étiologie repensée par deux érudits Les deux philosophes ont reçu une solide formation intellectuelle en fréquentant les cours de grands maîtres : Dion a très probablement suivi les cours du Stoïcien Musonius Rufus11 ; Plutarque a été le disciple du Platonicien Ammonios et s’est rendu à Alexandrie et à Rome12. Ainsi leur grande érudition dans tous les domaines du savoir leur a permis de repenser la tradition hellénique de l’étiologie. En suivant une progression diachronique, nous passons en revue les différentes disciplines auxquelles ils ont emprunté des développements étiologiques. Les mythes étiologiques sont les plus anciens récits grecs expliquant le monde : plusieurs épisodes de la Théogonie d’Hésiode, des étiologies, ont pour but de rendre compte de la création du monde, des dieux et des relations entre les divinités et les hommes. Plutarque, philosophe platonicien, sait qu’il faut se méfier des mythes mensongers des poètes et tient à séparer le mythe invraisemblable et le récit historique rationnel13 ; mais, lorsqu’il présente la vie de Thésée, il conserve quelques versions fabuleuses, comme le récit tragique 11 C.P. Jones, The Roman World of Dio Chrysostom, Cambridge (Mass.), 1978, p. 12 (d’après le témoignage de Fronton, p. 133, éd. Hout). 12 Ziegler, colonne 16 (disciple d’Ammonios à Athènes) ; col. 18 (voyage à Alexandrie), col. 19-21 (à Rome). 13 Pour la critique platonicienne des mythes mensongers d’Homère et d’Hésiode, voir Platon, La République, II, 377 D-378 B ; le Chéronéen sait que les poètes tragiques ont tendance à déformer la vérité pour des raisons politiques (voir la Vie de Thésée, XVI, 3) ; pour l’attitude de Plutarque séparant le mythe invraisemblable et le récit historique fondé sur la raison, voir la préface de la Vie de Thésée, I, 1 A-C.

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montrant des enfants déportés en Crète et tués par le Minotaure, « un être hybride », mi-homme mi-taureau14. Toutefois, en rationaliste, il cite également la version évhémériste de Philochore, selon laquelle le Minotaure serait en fait un homme, nommé Tauros, chef de l’armée de Minos15. Si, en définitive, Plutarque mentionne le mythe du Minotaure, c’est pour expliquer l’origine du sacrifice de jeunes Athéniens et le déplacement de Thésée en Crète ; mais il adopte un regard critique sur ces mythes. Quant à Dion de Pruse, c’est avec beaucoup de légèreté et d’humour qu’il cite des mythes étiologiques : mieux même, il les invente de toutes pièces. Deux exemples le montreront : le mythe expliquant l’invention de la masturbation et le mythe de la fondation d’Alexandrie16. L’étiologie relatant l’invention de la masturbation relève de la fantaisie, car, dans la mythologie grecque, aucun personnage n’est signalé comme ayant fait une telle découverte. Un des Problèmes d’Aristote suggère plutôt, par une explication physiologique et morale17, que les enfants redécouvrent cette pratique à chaque génération. Néanmoins, dans un de ses discours diogéniques, pour amuser son auditoire, Dion attribue à Diogène un tout autre discours : selon le philosophe cynique, plutôt que de dépenser des sommes considérables pour leurs plaisirs sexuels, les gens feraient mieux d’imiter le dieu Pan. En effet, c’est lui qui a inventé la masturbation, sur une idée de son père Hermès, apitoyé de voir son fils amoureux de la nymphe Écho mais ne pouvant pas la saisir18. Ce mythe étiologique fantaisiste est fondé sur une anecdote célèbre, une chrie en acte rapportée à deux reprises par Diogène Laërce19. Voilà pourquoi Dion attribue à Diogène ce récit enseignant une manière de se procurer du plaisir à moindres frais. Le choix du prôtos heurêtês20 (inventeur) s’est porté sur le dieu Pan, parce qu’il vécut une frustration en perdant la nymphe Écho, mais aussi parce qu’il est une divinité de la campagne, comme les satyres. 14 Plutarque, Vie de Thésée, XV, 2. La citation « un être hybride » est tirée d’une pièce d’Euripide (fragment 996, édition Nauck2). 15 Plutarque, Vie de Thésée, XVI, 1. 16 Pour le récit de la fondation d’Alexandrie, voir « Les récits étiologiques chez les historiens et les géographes ». 17 Aristote, Problèmes, XXX, 1. 18 Dion, Or., VI, 19-20, texte édité par J. W. Cohoon, tome I des Discours de Dion Chrysostome, L.C.L., p. 260. Traduction française de L. Paquet, Les Cyniques grecs. Fragments et témoignages, Ottawa, 1988, p. 191. 19 Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VI, 46 et 69. 20 A. Kleingünther, Protos Heuretes : Untersuchungen zur Geschichte einer Fragestellung, Leipzig, 1933.

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Les récits étiologiques chez les historiens et les géographes, relatant l’origine de nombreuses fondations de cités et de pratiques culturelles différentes, ont inspiré à Plutarque plusieurs développements, notamment dans les Vies de Thésée et de Romulus : le Chéronéen souligne l’origine du synoecisme d’Athènes, rappelle plusieurs coutumes particulières des Athéniens grâce à des récits étiologiques (par exemple pour expliquer l’institution des Oschophories21), en s’appuyant notamment sur les Atthidographes, comme Philochore, et sur certaines des 158 Constitutions rédigées par des étudiants sous la direction d’Aristote, comme la Constitution des Bottiéens22. Quant à Dion de Pruse, il a manifestement étudié avec minutie l’origine des cités devant lesquelles il a prononcé ses discours, non seulement parce qu’il se devait de bien connaître ses auditoires, mais encore parce que la rhétorique des discours épidictiques imposait aux orateurs le topos de l’origine des cités23, très attendu par les citoyens avides d’entendre l’éloge de leur cité. Ainsi Dion montre aux Tarsiens qu’il connaît les fondateurs de Tarse24. Mais, en se produisant devant les Alexandrins en Égypte, le philosophe utilise de manière parodique les récits de la fondation d’Alexandrie, en les associant à un mythe étiologique fantaisiste. Plus précisément, cet admirable mythe est destiné à expliquer l’origine de la passion des Alexandrins pour la musique. En effet, le Prusien déclare aux Alexandrins réunis dans leur théâtre qu’il va leur raconter une histoire à propos d’Orphée : le fameux poète musicien, en chantant ses vers en Thrace et en Macédoine, attirait à lui beaucoup d’animaux, surtout les oiseaux et les moutons. À sa mort, laissés seuls, ces animaux se lamentaient. Voilà pourquoi sa mère Calliope demanda à Zeus « de métamorphoser leurs corps en leur donnant l’aspect d’hommes tout en laissant leurs âmes demeurer telles qu’elles étaient auparavant »25. De ces animaux était née une race macédonienne, qui, plus tard, suivit Alexandre et s’installa à Alexandrie. C’est pour cette raison que le peuple alexandrin, dès qu’il entend un

21 Plutarque, Vie de Thésée, XXIII. 22 Plutarque, Vie de Thésée, XVI, 2-3. 23 L. Pernot, La Rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-romain, Paris, 1993, tome I,

p. 209-210. 24 Dion, Or., XXXIII, 1. 25 Dion, Or., XXXII, 63-64 : éd. de H. Lamar Crosby, L.C.L., tome III des Discours de Dion, p. 234-236. Traduction française d’Anne Farizon, Introduction, édition, traduction et commentaire du discours Aux Alexandrins (XXXII) de Dion Chrysostome, Paris, 1993, thèse, sur microfiches.

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chant ou une cithare, est ému et repense à Orphée, ce qui explique que les Alexandrins sont légers et insensés de caractère26. La première partie du mythe dionéen relate une métamorphose des oiseaux et des moutons, amateurs de la musique d’Orphée, en humains. Mais cette métamorphose est partielle : les corps ont forme humaine, toutefois l’âme est restée animale. Comme Orphée chantait aussi en Macédoine, il est naturel que certains animaux du public soient devenus des Macédoniens lors de leur transformation. Or, parmi les peuples fondateurs d’Alexandrie en Égypte figurent effectivement des Macédoniens ; d’où l’idée ingénieuse de considérer que les Macédoniens qui ont suivi Alexandre en Égypte sont justement ces êtres passionnés de musique : si les Alexandrins sont en apparence des hommes, ils ont une âme bestiale et sont incapables de se contrôler dès qu’ils entendent la lyre, instrument d’Orphée. Ce mythe est une habile parodie des récits étiologiques de métamorphoses, mais aussi des discours épidictiques expliquant et louant la noble origine des cités. Les valeureux soldats d’Alexandre, par le biais du burlesque, sont ravalés au rang d’animaux intempérants. Les explications causales chez les philosophes revêtent une grande importance : elles permettent de rendre compte non seulement des passions humaines, mais aussi de la formation du monde, de la théodicée et de la providence divine en traitant du destin. Ces explications fondées à la fois sur la physique, sur la métaphysique, la logique et la morale, ont inspiré de très nombreuses analyses étiologiques à Plutarque et à Dion. Il s’agit de synthétiser et de montrer leurs emprunts aux doctrines des différentes écoles. Aristote a distingué quatre types de causes : la cause formelle, la cause matérielle, la cause efficiente et la cause finale27. De cette analyse, Plutarque a gardé les deux dernières causes28 ; il souligne fréquemment l’importance de la cause efficiente dans ses Opinions des philosophes29. Quant à Dion de Pruse, il semble exploiter cette théorie aristotélicienne des quatre causes dans le Discours olympique. En effet, en recourant à une prosopopée, il présente à ses auditeurs, réunis à Olympie devant la statue de Zeus, le procès de Phidias, 26 Dion, Or., XXXII, 65. 27 Aristote, Métaphysique, D, 2, 1013 A-B, édition de J. Tricot, Paris, Vrin, 1970, p. 247-

250 ; Physique, II, 3, 194 B- 195 A, édition de H. Carteron, Paris, CUF, 1966. Voir A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, s.v. cause, p. 127-128, Paris, 1926. 28 Plutarque, Sur la disparition des oracles, 435 E- 436 E. 29 Plutarque, Opinions des philosophes, 876 A, 876 B, 876 D, 882 E, etc.

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sommé de répondre à cette question posée par un des membres du tribunal des Grecs : « (…) Est-ce que tu as créé l’apparence appropriée et la forme convenable à la nature d’un dieu, à la fois en utilisant un matériau agréable et en montrant une forme humaine d’une beauté et d’une grandeur extraordinaires, et, excepté l’anthropomorphisme, en faisant encore tous les autres attributs comme tu les as faits ? Voilà ce que nous devons examiner maintenant. Et si tu présentes ta défense sur ces points d’une manière satisfaisante devant les personnes ici présentes, et si tu les convaincs que tu as trouvé l’aspect et la forme appropriés et convenables au dieu du premier rang et de la plus grande importance, tu pourrais recevoir en outre une récompense plus grande et plus parfaite que celle que tu as reçue des Éléens »30.

Les termes mêmes qu’emploie le juge du tribunal pour décrire le travail du sculpteur renvoient aux différentes facettes de l’explication causale selon la Physique d’Aristote : « l’aspect » (ei\\do") de la statue relève de la cause formelle, à savoir le schéma projeté par le sculpteur ; Aristote, pour définir la cause formelle dans la Physique, utilise précisément le terme eidos : « En un autre sens, c’est la forme et le modèle (to; ei\\do" kai to; paravdeigma), c’est-à-dire la quiddité et ses genres »31. Puis le matériau de la statue chryséléphantine (u{lh/) relève de la cause matérielle. Le verbe « tu as forgé » (ejdhmiouvrghsa") renvoie à la cause efficiente : le sculpteur Phidias. Enfin la finalité de la statue est évoquée par les épithètes laudatives « charmante » (ejpiterpei`) et « extraordinaire » (uJperfuh`) : la cause finale de la statue est le plaisir esthétique et l’admiration. Ensuite, les Stoïciens, en reprenant aux médecins de l’époque d’Aristote la notion de « cause procatarctique », ont apporté une dernière contribution à la théorie philosophique de la causalité. Cette théorie stoïcienne des causes procatarctiques a été exploitée tout particulièrement par Plutarque, adversaire des Stoïciens, et par Dion de Pruse, fidèle à la théorie du Portique. Grâce au traité de Plutarque Sur les contradictions stoïciennes, nous savons dans quel contexte le Portique a utilisé le concept de cause procatarctique : Chrysippe devait trouver une réponse aux apories provoquées par la théorie stoïcienne du destin. En effet, selon les anciens Stoïciens, le destin 30 Dion, Or., XII, 52 : texte grec établi par J. W. Cohoon, tome II des Discours de Dion, L.C.L., p. 56-58. 31 Aristote, Physique, II, 3, 194 B 26-27 ; traduction de H. Carteron, p. 65.

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n’est pas une puissance irrationnelle, mais un ordre imprimé par la raison divine (le logos) à l’univers32. Ainsi le destin est la chaîne causale des événements et il relève de la science et non de la superstition33. Tout dans l’univers arrive selon le destin. Dès lors, si tout dépend de dieu, comment l’homme peut-il encore agir par luimême ? Comment peut-il encore être considéré comme responsable de ses actes ? À ces objections, Chrysippe donne cette réponse transmise par Plutarque : « Chrysippe n’entendait pas faire du destin une cause absolue, mais seulement une cause initiale »34.

D. Babut traduit ainsi « cause procatarctique » par « cause initiale », « puisque les deux notions [aujtotelhv" et prokatarktikov"] s’opposent ici de manière antithétique, et que prokatarktikov" (…) semble bien désigner [en médecine] ce qui précède un processus et en marque le début, sans en être vraiment "l’origine et la source" »35. La distinction entre ces deux sortes de cause s’éclaire, lorsque l’on compare ce texte de Plutarque avec le passage parallèle du Traité du destin écrit par Cicéron : « Chrysippe, de son côté, rejetant la nécessité, mais ne voulant pas que quelque chose arrive sans être précédé d’une cause, établit une distinction entre les causes, pour éviter la nécessité, tout en conservant le destin. "Des causes, dit-il, les unes sont parfaites et principales, les autres auxiliaires et prochaines. C’est pourquoi, en disant que tout arrive fatalement en vertu de causes antécédentes, nous ne voulons pas qu’on entende : en vertu de causes parfaites et principales, mais en vertu de causes auxiliaires et prochaines" »36.

32 Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, Paris, 1999, VII, 149 : « le destin est la cause séquentielle des êtres ou bien la raison qui préside à l’administration du monde » : traduction de R. Goulet (p. 878). 33 Cicéron, De la divination, traduit et commenté par G. Freyburger et J. Scheid, Paris, 1992, LV, 125-126. 34 Plutarque, Sur les contradictions stoïciennes, 1056 B. Texte grec établi par M. Casevitz, édition de Plutarque, Œuvres morales, tome XV, 1ère partie, Paris, CUF, 2004, p. 87 : Cruvsippo" oujk aujtotelh` touvtwn aijtivan ajlla prokatarktikh;n movnon ejpoiei`to. Traduction de D. Babut, édition de Plutarque, Sur les contradictions stoïciennes, p. 87. 35 Babut, commentaire de Plutarque, Sur les contradictions stoïciennes, note 590, p. 357. 36 Cicéron, Traité du destin, XVIII, 41, texte établi et traduit par A. Yon, Paris, CUF, 1950, p. 21.

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Ainsi la cause absolue (aujtotelh`) du texte de Plutarque correspond aux causes parfaites et principales de Cicéron, tandis que la cause initiale (prokatarktikhvn) correspond aux causes auxiliaires et prochaines37. Or la cause procatarctique, bien connue par les textes médicaux, est « un élément extérieur et évidemment antérieur à partir duquel le sujet est lui-même cause déterminante de sa réaction »38. Elle est un facteur extérieur qui affecte l’homme et qui va provoquer une réaction chez lui. Elle représente donc la fatalité, la nécessité à laquelle il doit se résigner. En effet, « le destin est la suite des causes procatarctiques »39. Or cette cause extérieure ne détermine pas la nature de la réaction du sujet, car cette réaction dépend d’une cause interne, à savoir la cause absolue ou principale. Cette cause interne qui provoque la réaction du sujet est la représentation que le sujet a de l’événement extérieur. Or, il dépend du sujet de donner ou non son assentiment à ses représentations, donc le sujet n’est pas contraint par le destin, puisque les représentations provoquées en nous par le destin n’entraînent pas forcément notre assentiment, qui ne dépend que de nous. Voilà comment Chrysippe parvient à sauver le destin et l’autonomie humaine. Ainsi le traité de Plutarque Sur les contradictions stoïciennes révèle que le Chéronéen non seulement connaissait bien la théorie causale du Portique, mais était capable de la réfuter en mettant Chrysippe en contradiction avec lui-même : « Chrysippe n’entendait pas faire du destin une cause absolue, mais seulement une cause [procatarctique]. (…) Il y a encore le fait que la cause [procatarctique] est plus faible que la cause absolue, et qu’elle reste sans effet si elle est dominée par d’autres qui viennent lui faire obstacle, alors que luimême présente le destin comme une cause invincible, qui ne peut être entravée ni fléchie (…). Telles sont en effet les conséquences qui découlent, respectivement, de l’identification du destin avec la cause absolue ou seulement avec la cause [procatarctique]. Car s’il est la cause absolue de toutes choses, il supprime ce qui est en notre pouvoir et la libre volonté, tandis que s’il est la cause [procatarctique], il perd son pouvoir de n’être pas entravé et de réaliser pleinement ses fins »40. Ainsi Chrysippe se contredit, lorsqu’il déclare que le destin, s’il est cause absolue, supprime l’assentiment et l’autonomie humaine, et que,

37 Babut, note 590 ; Duhot, p. 170. 38 Duhot, p. 179-180. 39 Duhot, p. 180. 40 Plutarque, Sur les contradictions stoïciennes, 1056 B-D (traduction de D. Babut, p. 87-89).

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s’il est cause procatarctique, il dépend de l’acquiescement du sujet, ce qui supprime l’efficacité du destin. De même, la conception dionéenne de la Providence divine, telle que Dion l’expose aux Alexandrins, suppose la distinction entre cause procatarctique et cause absolue. Voici comment le philosophe explique à son auditoire égyptien l’origine du bien et du mal : « Tout ce qui arrive aux hommes pour leur bien est invariablement d’origine divine. (…) Car, en général, il n’est rien d’heureux ni d’utile qui ne nous arrive en accord avec la volonté et le pouvoir des dieux ; au contraire les dieux eux-mêmes contrôlent tous les biens en tous lieux et les distribuent généreusement à ceux qui veulent les recevoir. Mais les maux ont une autre origine, parce qu’ils viennent d’une autre source qui se trouve dans notre voisinage. Prenez l’exemple de cette eau d’Alexandrie, qui nous sauve, qui nous nourrit et qui nous donne réellement la vie : elle descend d’en-haut, d’une source divine, alors que nous créons nous-mêmes les canaux sales et malodorants et c’est de notre faute si ces créations existent. Car c’est à cause de la folie, de la mollesse et de l’ambition des hommes que la vie est pénible et remplie de tromperie, de perversité, de peine, d’innombrables autres maux »41.

Cette théodicée, expliquant l’origine du bien et du mal, renforce l’opposition entre la providence des dieux et la perversité des hommes grâce aux déictiques, qui opposent les régions célestes, séjour des dieux d’en haut (superi)42 et le site d’Alexandrie plein de miasmes et de vices : proximité et éloignement recoupent les causes externes (l’action du destin bienfaiteur, conçue comme cause externe, procatarctique) et les causes internes (l’assentiment des Alexandrins donné à des infrastructures édilitaires révélant leurs vices). Alors que la raison divine, la cause procatarctique, voudrait le bonheur des hommes, ce sont les Alexandrins qui sont à l’origine de leur malheur. De cette longue tradition culturelle de l’étiologie, Dion et Plutarque ont su tirer un grand profit : ils ont varié leurs sources et les disciplines. Toutefois, des dominantes apparaissent : Plutarque montre une nette prédilection pour les étiologies historiques, tandis que le Prusien préfère les étiologies philosophiques. Tantôt ils empruntent à autrui leurs explications jugées satisfaisantes, tantôt ils découvrent eux-mêmes une autre solution43, ingénieuse ou fantaisiste. 41 Dion, Or., XXXII, 14-15. 42 Lucrèce, De rerum natura, I, 62-67. 43 Voir ci-dessous la Question Romaine 101, où Plutarque propose sa propre explication

de la bulla, en se fondant sur le symbolisme lunaire.

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Après avoir vu l’inuentio, examinons la dispositio : comment les deux penseurs ont-ils organisé leurs étiologies ? Quelle structure typologique ont-ils suivie ? La structure des explications causales La lecture des textes montre que Plutarque a tendance à multiplier les types de causalité jusqu’à l’exhaustivité, tandis que le Prusien choisit en général un type de causalité bien précis. Établissons donc la typologie des différentes étiologies, en dégageant une structure sous forme synthétique. Il se trouve que Plutarque, dans plusieurs de ses traités moraux, passe en revue tous les types possibles d’étiologie pour expliquer un même phénomène. Afin de le montrer, étudions la Question romaine numéro 101, qui commence par l’interrogation suivante : « Pourquoi [les Romains] parent-ils leurs enfants des colliers qu’ils appellent bullae ? »44

Plutarque propose alors les six explications suivantes, qui reposent sur quatre hypothèses. La première hypothèse est que la bulla résulte d’un événement historique. Si cette causalité historique est bien la bonne piste, trois explications sont possibles : « Est-ce en l’honneur de celles qui furent des épouses après un rapt qu’ils ont décrété par un vote de leur accorder, comme beaucoup d’autres distinctions, que leur progéniture dispose aussi de ce privilège ? »

Ainsi Romulus aurait décidé d’accorder le privilège du port de la bulla aux enfants des Sabines après leur enlèvement45. Deuxième explication : « Ou bien est-ce parce qu’ils honorent la vaillance de Tarquin ? On dit, en effet, qu’encore enfant, lors de la bataille contre à la fois les Latins et les Tyrrhéniens, il s’est jeté sur les ennemis et que tombé de son cheval il a résisté avec hardiesse à ceux qui l’assaillaient et rendu ainsi courage aux Romains. Comme les ennemis furent brillamment mis en déroute et que soixante mille d’entre eux furent tués, c’est la récompense de sa bravoure qu’il reçut 44 Plutarque, Étiologies romaines, texte établi et traduit par J. Boulogne, Paris, CUF, 2002, p. 167-168. 45 Plutarque, Vie de Romulus, XX, 4. Cette explication est reprise dans la Vie de Romulus.

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de son père qui était aussi le roi ». Dans ce cas, le port de la bulla s’expliquerait par une gratification de Tarquin l’Ancien à son fils Tarquin le Superbe : cette récompense aurait alors été décernée ensuite aux autres enfants d’origine noble. Enfin, une troisième explication d’ordre historique est possible : « Ou bien, alors qu’il n’était pas mal vu ni honteux, chez les anciens Romains, de s’éprendre de domestiques dans la fleur de leur jeunesse, comme en témoignent encore leurs comédies, s’abstenaient-ils strictement des enfants de naissance libre et est-ce afin d’éviter les méprises aussi, quand ils les rencontraient nus, que les enfants portaient leur insigne ? » Dans ce dernier cas, le port de la bulla s’expliquerait comme un simple moyen de reconnaissance (un symbolon), pour éviter que les Romains ne pratiquent la pédérastie avec des enfants nobles. En plus de cette hypothèse historique, Plutarque propose une hypothèse purement morale : « Ou bien est-ce aussi une amulette pour préserver la discipline et une certaine manière de brider l’intempérance, parce qu’ils éprouvent de la honte à donner libre cours à leur virilité avant d’avoir déposé l’insigne de l’enfance ? » Dans ce cas, la bulla est un moyen de contraindre les enfants à s’abstenir de toute relation sexuelle avant dix-sept ans. Mais ce qui fait difficulté dans cette explication morale, c’est que la bulla ne serait qu’un signe ostentatoire et redondant, puisque la toge prétexte est aussi le signe de l’enfance (qu’on ne peut pas confondre avec la prétexte des hommes plus âgés). Puis vient une troisième hypothèse, fondée sur une explication étymologique qui suppose elle-même une explication mythologique. La voici : « Ce que disent Varron et ceux qui le suivent n’est pas crédible, à savoir que l’objet qu’ils mettent autour du cou de leurs enfants symbolise la bonne délibération, vu que les Éoliens dénomment la délibération bolla ».

Cette explication repose sur une causalité étymologique, puisque les grammairiens de l’école de Varron donnent comme étymon de bulla le grec boulè, mieux même sa variante dialectale l’éolien bolla, qui s’écrit avec deux lambdas. Cette explication étymologique suppose elle-même une causalité d’ordre mythologique, dans la mesure où Varron suit la thèse du caractère éolien du latin, une thèse qui doit être mise en relation « avec l’idéologie des origines arcadiennes des

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Romains », comme l’a très bien vu J. Boulogne46, qui renvoie dans sa note aux travaux de D. Briquel, Les Pélasges en Italie. En fait, les travaux des spécialistes de l’éolien, notamment ceux de René Hodot à Nancy, ont montré qu’il n’existe aucune filiation linguistique entre le latin et l’éolien47. Enfin, Plutarque énonce une quatrième hypothèse fondée sur une étiologie physique : « Mais vois s’ils ne portent pas aussi cet objet à cause de la lune. La forme apparente de la lune, lorsqu’elle est au milieu du mois, n’est pas celle d’une sphère, mais d’une lentille et d’un disque ; or, comme le croit Empédocle, c’est aussi le cas de son envers ».

Comme l’explique J. Boulogne48, le mot hypokeimenon signifie ici « l’envers » de la lune, sa face cachée, « celle qui se trouve en dessous », donc de l’autre côté. Selon Boulogne, « le texte signifie qu’il ne faut pas se laisser abuser par ce qui est visible et métaphoriquement que l’enfance, même au plus fort de sa splendeur, n’a pas encore la plénitude de la maturité ». En tout cas, l’étiologie se fonde sur l’analogie entre l’immaturité de l’enfant et la lune incomplète, autrement dit sur la physique, à la fois la caractérologie et l’astronomie. Ainsi la question romaine 101 explique l’origine de la bulla selon six causalités différentes : nous relevons l’étiologie historique, éthique, étymologique, mythologique, physique et caractérologique. Ces six variétés forment une structure, un cadre de pensée qui, manifestement, guide l’auteur dans sa recherche des causes. Toutes les étiologies analysées dans les Questions romaines et dans les Questions grecques ne comprennent pas forcément les six causalités étudiées, mais les notices les plus longues, les plus riches en hypothèses, passent en revue les six étiologies, qui forment une typologie pour la recherche causale49. 46 J. Boulogne, Étiologies romaines, note 492, p. 168. 47 R. Hodot, Le dialecte éolien d’Asie : la langue des inscriptions (VIIe siècle avant J.-C.-

IVe siècle après J.-C.), Paris, 1990. 48 J. Boulogne, édition CUF des Étiologies romaines, note 493, p. 168. 49 Ainsi la Question grecque 39 comprend les six variétés d’étiologie, dans cet ordre : étymologie, mythologie, histoire, physique, caractérologie et morale. En effet, nous considérons que la cinquième et dernière étiologie est fondée à la fois sur la caractérologie et sur l’éthique : l’anecdote de Cantharion est, selon nous, celle d’un « déserteur » (aujtomolhvsanta), autrement dit d’un lâche. Quand « le dieu [ordonne] de rendre le cerf », il veut que les Lacédémoniens lui renvoient le lâche déserteur, au cœur de cerf, un défaut tellement blâmable moralement qu’il mérite le sacrifice humain de Cantharion. Cette nouvelle interprétation se fonde sur les textes littéraires : au chant I de l’Iliade, Achille insulte

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De surcroît, le classement des arguments revêt une grande importance50 : Plutarque organise son argumentation avec habileté. La question romaine 101, concernant le port de la bulla, présente d’abord trois explications historiques seulement probables ; la quatrième, moralisante, est peu convaincante et encore conjecturale ; la cinquième, fondée sur une étymologie fantaisiste, est rejetée par Plutarque comme invraisemblable ; mais il la mentionne à la fois pour rendre compte des recherches et des essais tentés par les érudits pour mieux appréhender le monde et aussi pour mettre en valeur une nouvelle piste d’interprétation, fondée sur la physique, et susceptible, sinon de convaincre totalement le lecteur, du moins de piquer sa curiosité et de stimuler sa réflexion. Ainsi Plutarque répertorie et organise plusieurs et parfois toutes les variétés de causalité pour mieux expliquer les réalités grecques, romaines, barbares, physiques. En proposant plusieurs explications, il montre la richesse des théories et laisse son lecteur choisir. Retrouvons-nous cette typologie complète chez Dion Chrysostome ? Le plus souvent, le Prusien sélectionne le type de causalité le mieux adapté à sa démonstration, sans passer en revue d’autres explications. Par exemple, Dion explique l’origine de plusieurs noms en ne proposant qu’une seule hypothèse, fondée sur l’étymologie51. Ainsi l’Attique tirerait son nom du fait qu’elle est « une région côtière (aktê) »52 : le mot serait formé sur aktikê (sous-entendu gê) : la terre côtière. En fait, P. Chantraine a montré que le terme !Attikov" est un « adjectif dérivé se rapportant à !Aqh'nai »53. L’étymologie proposée par Dion est donc erronée, en dépit de sa vraisemblance. Agamemnon en lui reprochant sa lâcheté, notamment avec l’expression « cœur de cerf » (vers 225). À l’époque antonine, Artémidore, dans L’Interprétation des songes, met en parallèle les caractères des animaux et ceux des hommes, idée fondamentale reprise dans tous les bestiaires dont le premier est le Physiologos, œuvre d’un auteur anonyme du IIe siècle de notre ère. Or, Artémidore donne précisément cette interprétation pour le cerf : cet animal « désigne les esclaves qui se sont enfuis, ceux que l’on poursuit en justice ou ceux qui quittent leurs associations, pleins, sans doute, de bonnes intentions mais dépourvus de courage et d’audace » (traduction de J.-Y. Boriaud, La Clef des songes, Paris, 1998, p. 131). 50 J. Boulogne, « Les Questions romaines de Plutarque », p. 4687, a souligné l’importance du classement des explications. 51 Voir notamment Dion, Or., XXXVI, 7 : le nom de la tribu scythe des Mélanchlènes (les Manteaux-noirs) est expliqué seulement par une étiologie étymologique : les Grecs auraient donné cette appellation à la tribu parce que ses membres portent des vêtements noirs. 52 Dion, Or., VI, 2. 53 P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, (1968), nouvelle édition 1999, s.v. !Attikov", p. 136 ; Études sur le vocabulaire grec, Paris, 1956, p. 109-113.

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De la même manière, une seule étiologie mythologique lui suffit pour expliquer la raison de la punition infligée par Zeus à Prométhée : dans le discours VI, Dion déclare que, selon Diogène le Cynique, si Zeus a puni Prométhée pour avoir découvert et transmis le feu aux hommes, c’est parce que le feu a entraîné chez les humains la mollesse et le luxe54. Inversement et par exception, Dion recourt à plusieurs étiologies dans une même allocution, comme dans le Discours olympique. Mais cette exception peut être expliquée. Le Discours olympique présente aux Grecs réunis en panégyrie pour assister aux Jeux Olympiques un vaste sujet philosophique : d’où vient la conception que les hommes se font de la divinité, et notamment du Zeus d’Olympie ? Dion distingue d’abord une conception innée du divin, qui vient à l’esprit des hommes simplement parce qu’ils ont observé le spectacle de la nature : cette première étiologie s’appuie sur la physique stoïcienne55. Ensuite, Dion distingue une conception acquise du divin, transmise aux hommes par les poètes, par les législateurs et par les peintres et les sculpteurs : c’est une étiologie fondée sur l’histoire et sur la civilisation56. Si le philosophe recourt à plusieurs explications, c’est parce que le sujet philosophique prend une ampleur considérable et aborde une question métaphysique très discutée. Mais ce discours forme une exception. Dion donne généralement une explication unique, parce qu’il transmet à ses auditeurs et à ses lecteurs une doctrine dont il ne doute pas. Dion est un philosophe dogmatique, alors que Plutarque montre une sagesse qui se cherche. Après avoir établi la typologie complète des étiologies utilisées par les philosophes et montré que cette typologie peut être exploitée intégralement ou partiellement, nous pouvons étudier la finalité du recours à ces explications. La finalité du recours aux étiologies Avant d’établir les objectifs poursuivis par les deux érudits, nous devons cerner les publics visés par les discours étiologiques, ce qui nous permettra de mieux cerner les buts.

54 Dion, Or., VI, 25. 55 Dion, Or., XII, 27-39. Ce passage est commenté par L. François, Essai sur Dion

Chrysostome, p. 98-109. 56 Dion, Or., XII, 39-47. Voir François, Essai, p. 110-111.

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Plutarque s’adresse avant tout au cercle de ses amis57, membres de l’aristocratie, aussi bien des notables grecs que des Romains influents58. C’est pour ce public grec, peu familier du monde latin, que Plutarque a écrit les Questions romaines : voilà pourquoi les explications sont nombreuses et détaillées. Les Questions grecques visent à la fois les Grecs et les Romains : le Chéronéen s’attarde moins sur les détails parce que les Grecs connaissent en partie les sujets abordés. Les Vies parallèles visent aussi le cercle des amis de Plutarque, parfaitement bilingues, donc capables de comprendre et d’apprécier le parallèle. Dion, en revanche, adresse ses discours en priorité aux citoyens de sa patrie et des grandes cités grecques : il soutient ardemment les valeurs helléniques et développe rarement des parallèles avec le monde romain. L’objectif principal de Dion et de Plutarque est celui d’instruire. En effet, l’étiologie relève essentiellement du registre didactique59. Les explications de Plutarque s’inscrivent toutes dans ce registre. En remontant à l’origine, il vise à enseigner la véritable explication des faits. Plusieurs des Questions grecques livrent une étiologie présentée comme certaine. Ainsi les explications concernant « le demifondateur et les exorcistes à Argos » ou « l’habitude des jeunes filles de Bottie de dire en dansant : « Allons à Athènes ! » ». De même, chez Dion, la théorie des démons exposée par Diogène à Alexandre vise à enseigner au jeune conquérant le fonctionnement des passions par le biais d’une étiologie physiognomonique et morale. À ce premier objectif se rattache la fonction d’enrichissement, comme l’ont montré J. Poucet et M. Chassignet60. Plutarque accumule les explications avec une passion muséologique évidente : il tient à peupler l’univers culturel de ses contemporains en leur présentant l’univers religieux des Romains. Chez Dion, l’enrichissement équivaut à une amplification : les étiologies expliquant la manière dont est née chez l’homme la conception du divin forment un ample

57 B. Puech, « Prosopographie des amis de Plutarque », ANRW, 2.33.6, p. 4831-4893. 58 Nouilhan, Pailler et Payen, Plutarque, Grecs et Romains en parallèle, p. 24. 59 C’est la fonction essentielle des étiologies contenues dans les Fastes d’Ovide, selon

D. Porte, L’étiologie religieuse dans les Fastes d’Ovide, Paris, 1985, p. 23-26 : « Les intentions étiologiques de l’œuvre ». 60 J. Poucet, « Les préoccupations étiologiques dans la tradition "historique" sur les origines et les rois de Rome », Latomus, 51, 1992, p. 309-310 ; M. Chassignet, « Étiologie, étymologie et éponymie chez Cassius Hemina : mécanismes et fonction », Les études classiques, 66, 1998, p. 329-330.

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développement destiné à grandir le sujet, dans un cadre grandiose, à Olympie devant la statue de Zeus. Le second objectif est de faire réfléchir. En effet, plusieurs des étiologies de Plutarque sont fondées sur de simples hypothèses vraisemblables. La multiplicité des explications d’un même phénomène invite le lecteur à réfléchir en passant en revue toutes les possibilités. Un autre objectif est celui de charmer et d’émouvoir le public. Après le docere, le delectare et le mouere. Cette finalité est plutôt celle que recherche Dion de Pruse : ainsi s’expliquent les étiologies fantaisistes de la passion des Alexandrins pour la musique, de l’invention de la masturbation, du ronflement des Tarsiens. Cette finalité est celle des discours épidictiques plutôt que celle des traités didactiques. Enfin, le dernier objectif des étiologies est la valorisation : il faut donner du prestige aux réalités expliquées61. Plutarque valorise au plus haut point les coutumes romaines dans une perspective politique : comme son projet idéologique implicite est « de légitimer devant ses compatriotes la domination romaine »62, il choisit les coutumes et les réalités susceptibles de séduire les Grecs, comme l’attachement aux valeurs familiales et religieuses. Dion de Pruse, en revanche, a tendance à utiliser l’étiologie pour dévaloriser : le monde est une prison ; l’origine des passions réside dans la folie des hommes ; le feu a été la cause de la mollesse du luxe. Cette finalité surprenante de l’étiologie s’explique par la préférence de Dion pour le blâme : l’étiologie moralisante et dévalorisante a pour but de guérir les cités de leurs passions. Au terme de notre étude, il apparaît que le recours à l’étiologie est fréquent dans les œuvres de Dion et de Plutarque. Les étiologies analysées révèlent une grande variété et concernent tous les domaines du savoir. Les types de causalité relèvent de l’histoire, de la mythologie, de la physique, de la caractérologie, de l’étymologie et de l’éthique. Néanmoins, derrière cette diversité, des dominantes apparaissent : Plutarque recourt plus volontiers aux explications historiques et mythologiques pour révéler l’origine des réalités religieuses, sociales et politiques. Dion, quant à lui, montre un attachement tout particulier aux étiologies morales et physiognomoniques pour déceler et fustiger les passions humaines. 61 J. Poucet, p. 309-310 ; M. Chassignet, p. 329. 62 Boulogne, « Les Questions romaines de Plutarque », p. 4707.

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Notre étude montre aussi que l’étiologie est accommodée à toutes les formes de discours, aussi bien à l’affabulation mythologique qu’au discours rationnel du philosophe. Il apparaît donc que les Anciens ne considéraient pas l’étiologie selon les mêmes valeurs épistémologiques que les savants modernes : loin d’être l’expression d’une causalité objective, l’étiologie peut reposer sur une explication fantaisiste. Dans le domaine littéraire, Plutarque emploie l’étiologie surtout dans le registre didactique, mais il s’en sert comme moyen d’explorer toutes les facettes de l’humaine condition, à la manière de Montaigne dans ses Essais : Plutarque essaie plusieurs hypothèses. En revanche, Dion Chrysostome fait passer l’étiologie du registre didactique dans le registre épidictique, pour charmer et surprendre ses auditoires. Au demeurant, le plus grand intérêt du recours à l’étiologie est qu’elle représente un puissant facteur d’intégration : en expliquant les lois de l’univers et les coutumes des peuples, elle donne une place à l’homme dans le monde et lui permet de mieux comprendre les réalités. Plutarque et Dion l’ont bien compris : le sage de Chéronée a tissé des liens entre Grecs et Romains par le biais du parallèle, tandis que le Prusien a tiré de l’étiologie des ressources pour dévoiler les passions et les secrets de l’univers. Thierry GRANDJEAN Université Marc Bloch – Strasbourg II

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La recherche des causes, ou étiologie, occupe une place prépondérante dans l’œuvre et dans la pensée de Plutarque. Sans doute assez normale chez un philosophe rompu au genre des problemata, elle témoigne surtout d’une curiosité de tous les instants pour le monde qui l’entoure. Sans même parler des traités dans lesquels il s’interroge, par exemple, sur les causes des délais de la justice divine (De sera numinis vindicta), sur les raisons du déclin des oracles à son époque (De defectu oraculorum), sur la signification de l’Epsilon de Delphes (De E apud Delphos) ou sur la présence du visage qu’on voit dans la lune (De facie quae in orbe lunae apparet), nous avons conservé de Plutarque plusieurs œuvres sous la forme de questions-réponses dans lesquelles le Chéronéen laisse libre cours à ses interrogations sur les origines de toutes sortes de phénomènes, de croyances, de pratiques, d’institutions, d’expressions et d’autres sujets : ce sont, en particulier, les Questions naturelles (Ai[tia fusikav), les Questions grecques (Ai[tia ÔEllhnikav) et les Questions romaines (Ai[tia ÔRwmai>kav), ainsi que les neuf livres des Propos de table (Sumposiaka; problhvmata) et les Questions platoniciennes (Platwnika; zhthvmata). Mais un rapide coup d’œil sur le Catalogue de Lamprias (une liste antique des ouvrages de Plutarque datant vraisemblablement du IIIe-IVe s.)1 révèle que Plutarque avait rédigé bien d’autres œuvres à caractère étiologique, aujourd’hui perdues2 : à côté de traités sur les comètes (n° 99),

1 Pour une présentation du Catalogue de Lamprias, voir K. Ziegler, Plutarchos von Chaironeia, Stuttgart, 1949 (= Realencyclopädie, XXI, 1951), col. 696-702 et surtout J. Irigoin, « Le Catalogue de Lamprias, tradition manuscrite et éditions commentées », Revue des Études Grecques, 99, 1986, p. 318-331. L’édition la plus récente est celle de J. Irigoin, Plutarque, Œuvres morales, tome I, 1ère partie, Paris, CUF, p. CCCXI-CCCXVIII, qui complète celle de F. H. Sandbach, Plutarchi Moralia, vol. VII, Leipzig, Teubner, 1967, p. 110, reprise par le même auteur dans Plutarch’s Moralia, vol. XV : Fragments, LondonCambridge, MA (Loeb), 1969, p. 8-29. 2 Une liste commode des œuvres étiologiques de Plutarque est fournie par G. W. M. Harrison, « Problems with the Genre of Problems: Plutarch’s Literary Innovations », Classical Philology, 95.2, 2000, p. 193-199 ; voir aussi, dans le présent volume, la

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sur les tremblements de terre (n° 212), sur les fondations de villes (n° 195) ou sur les théories scientifiques (n° 196), on en compte plusieurs qui portent explicitement le titre de Aijtivai, notamment les Questions sur les « Signes célestes » d’Aratos (Aijtivai tw'n ∆Aravtou Dioshmiw'n, n° 119), les Questions sur les doctrines stoïciennes (Aijtivai tw'n periferomevnwn Stwi>kw'n, n° 149), les Questions et sujets (Aijtivai kai; tovpoi, n° 160), les Questions sur les échanges (Aijtivai ajllagw'n, n° 161), les Questions de femmes (Aijtivai gunaikw'n, n° 166), et, sous le n° 139, l’œuvre dont il sera question dans le présent article, les Aijtivai barbarikaiv, dont le titre est traditionnellement rendu en latin par Quaestiones barbaricae, c’est-à-dire les Questions barbares, et qui devait manifestement constituer le pendant des Questions grecques (n° 166) et des Questions romaines (n° 138), toutes deux conservées3. Quiconque s’intéresse aux barbares chez Plutarque ne peut que déplorer la perte de cet ouvrage et se poser la question suivante : peut-on espérer en reconstituer le contenu ? Tel est le sujet des réflexions qui vont suivre4. contribution de Thierry Grandjean, « Le recours à l’étiologie chez Dion de Pruse et chez Plutarque de Chéronée », p. 147. 3 Les Questions grecques et les Questions romaines ont récemment connu un regain d’intérêt, surtout de la part de chercheurs français. Il convient en particulier de signaler la nouvelle édition de J. Boulogne, Plutarque, Œuvres morales, tome IV, Paris, CUF, 2002, son article « Les "Questions romaines" de Plutarque », dans Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, II, 33.6, 1992, p. 4682-4708, et son analyse dans Plutarque, un aristocrate grec sous l’occupation romaine, Lille, 1994, p. 75-146, ainsi que ses deux articles « Le sens des Questions romaines de Plutarque », Revue des Études Grecques, 100, 1987, p. 471-476, et « La structuration du temps dans les Étiologies romaines de Plutarque », Euphrosyne, n.s. 28, 2000, p. 231-236 ; par ailleurs, deux remarquables volumes collectifs : P. Payen (éd.), Plutarque : Grecs et Romains en Questions, Entretiens d’archéologie et d’histoire, SaintBertrand-de-Comminges, 1998 ; M. Nouilhan, J.-M. Pailler, P. Payen (edd.), Plutarque. Grecs et Romains en parallèle, Paris, 1999. Non moins précieux sont les commentaires de H. J. Rose, The Roman Questions of Plutarch, Oxford, 1924, et de W. R. Halliday, The Greek Questions of Plutarch, Oxford, 1928, et l’article de R. Preston, « Roman questions, Greek answers: Plutarch and the construction of identity », dans S. Goldhill (ed.), Being Greek under Rome, Cambridge, 2001, p. 86-119. Enfin, signalons l’édition espagnole de M. Lopez Salva, Plutarco. Obres Morales y de Costumbres, V, Madrid, 1989. 4 À notre connaissance, aucune reconstitution de ce genre n’a été tentée, mises à part quelques remarques très générales de Rose (The Roman Questions..., p. 49), reprises par Ziegler (Plutarchos..., col. 858, n. 1) : Rose estime que les Questions barbares étaient une sélection de notes de lecture faites à l’occasion de la rédaction de la Vie d’Artaxerxès, du traité Sur Isis et Osiris et d’autres écrits du même genre, et que les fr. 133 et 135 rassemblés par G. N. Bernardakis (Plutarchi Chaeronensis Moralia, vol. VII, Leipzig, Teubner, 1896, p. 166) [= fr. 212 et 213 dans Sandbach, Plutarch’s Moralia, XV, p. 386-387] pourraient en avoir fait partie, alors que Quaest. conv. IV, 5 (= Mor. 669E-671C) et Conj. praec. 35 (= Mor. 143A-B) semblent reprendre du matériel issu de cette œuvre. Voir notre discussion ci-après.

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Avant d’y répondre, il convient toutefois de poser deux autres questions fondamentales : cette œuvre a-t-elle jamais été écrite et, si oui, est-elle de Plutarque ? La première interrogation est justifiée dans la mesure où le Catalogue de Lamprias n’est pas la plus fiable des sources, puisqu’il omet de mentionner de nombreuses œuvres de Plutarque qui sont pourtant conservées et qu’à l’inverse il en recense un grand nombre dont on n’a aucune autre trace par ailleurs5. C’est le cas des Questions barbares, qui ne sont mentionnées nulle part, ni chez Plutarque, ni chez aucun autre auteur. Malgré ces réserves, nous n’avons pas plus de raisons de douter de l’existence de cette œuvre que pour n’importe quel titre figurant dans le Catalogue de Lamprias. En effet, si ce dernier, dont on pense qu’il a pu être le catalogue d’une bibliothèque, mentionne des Questions barbares, c’est que cet écrit a manifestement existé à une certaine époque. Mais est-il de Plutarque ? Là encore, la question est justifiée, puisque même la paternité des Questions grecques, qui sont pourtant conservées, a été mise en doute, sous prétexte qu’une telle œuvre serait indigne de Plutarque6. Cependant, la communis opinio veut aujourd’hui, à juste titre sans doute, que les Questions grecques soient bien de Plutarque et, pour ce qui est des Questions barbares, plusieurs raisons font pencher la balance dans le même sens. En effet, il convient de rappeler que Plutarque s’est intéressé de près aux barbares, comme en témoignent sa Vie d’Artaxerxès, son Banquet des Sept Sages ainsi que son traité Sur Isis et Osiris, sans compter les très nombreuses mentions de barbares ailleurs dans les Vies et dans les Moralia7. Il ne faut pas oublier non plus qu’il existait, dans l’Antiquité, un grand nombre d’œuvres consacrées aux barbares, parmi lesquelles figurent en particulier les Novmima barbarikav d’Aristote. Or, quand on sait que les 5 Selon le décompte de Ziegler (Plutarchos..., col. 701-702), sur les 227 titres du Catalogue de Lamprias, 129 ne sont pas conservés ou attestés ailleurs ; en revanche, 18 œuvres conservées et 15 autres connues par la tradition indirecte n’y figurent pas ; voir aussi Irigoin, « Le Catalogue... », p. 319. 6 Cet avis a notamment été exprimé avec virulence par J. J. Hartman, De Plutarcho scriptore et philosopho, Leyde, 1916, p. 139-140 (= « Ad Plutarchi Moralia annotationes criticae », Mnemosyne, n.s. 41, 1913, p. 216-217), mais rejeté par Halliday, The Greek Questions..., p. 13, par Ziegler, Plutarchos..., col. 862-863, et par tous les éditeurs modernes. 7 Voir nos études Plutarque et les barbares. La rhétorique d’une image, Louvain-Namur, 1999 ; « Plutarch’s Timeless Barbarians and the Age of Trajan », dans P. Stadter, L. Van der Stockt (edd.), Sage and Emperor : Plutarch, Greek Intellectuals, and Imperial Power in the Age of Trajan, Louvain, 2002, p. 57-71 ; « Barbarians in Plutarch’s Political Thought », dans : L. de Blois et al. (edd.), The Statesman in Plutarch’s Works, Volume I : Plutarch’s Statesman and His Aftermath : Political, Philosophical, and Literary Aspects, Leyde-Boston, 2004, p. 227-235.

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fameuses Constitutions d’Aristote ont sans doute été la source principale de Plutarque pour les Questions grecques8, il est parfaitement plausible de penser que la lecture des Novmima barbarikav ait pu inciter Plutarque à rédiger ses Questions barbares, d’autant plus que ces dernières constituaient, avec les Questions grecques et les Questions romaines, « un triptyque qui renvoie au monde tel que le concevait un Grec depuis l’entrée en scène des Romains »9. Du reste, comme le note Jean Sirinelli à propos de ce type de traités, « c’était la mode des collections de citations, de pensées ou de faits marquants. (...) Ce n’était pas une tâche mineure et indigne d’un écrivain de qualité mais même, à une époque où les bibliothèques demeuraient rares, un instrument intellectuel très prisé »10. Les rares personnes à faire mention des Questions barbares dans leurs travaux s’accordent, en tout cas, pour reconnaître en Plutarque l’auteur de cette œuvre11. Pour en revenir à notre question initiale, il est évident que le parallèle avec les Questions grecques et les Questions romaines peut nous aider à cerner les caractéristiques principales des Questions barbares, à commencer par le titre. Le Catalogue de Lamprias le donne sous la forme Aijtivai barbarikaiv, c’est-à-dire un féminin pluriel, tout comme il le fait pour les Questions romaines (Aijtivai ÔRwmai>kaiv)12. Mais les renvois internes que Plutarque fait lui-même à ses Questions romaines 8 Voir notamment K. Giessen, « Plutarchs Quaestiones Graecae und Aristoteles’ Politien », Philologus, 60, 1901, p. 446-471 ; Halliday, The Greek Questions..., p. 14-15 ; Ziegler, Plutarchos..., col. 862 ; Boulogne, Plutarque..., CUF, p. 181 ; Nouilhan-PaillerPayen, Plutarque..., p. 29-30. Comme il ressort clairement de ces études, il est évident que les sources de Plutarque ne se limitent pas aux Constitutions d’Aristote, mais sont au contraire très variées, comme c’est le cas également des Questions romaines (à ce sujet, voir en particulier L. Van der Stockt, « Plutarch’s Use of Literature. Sources and Citations in the Quaestiones Romanae », Ancient Society, 18, 1987, p. 281-292). 9 C. Darbo-Peschanski, « Pourquoi chercher des causes aux coutumes ? (Les Questions romaines et les Questions grecques de Plutarque) », dans Payen (éd.), Plutarque : Grecs et Romains en Questions…, p. 23. L’idée d’un "triptyque", c’est-à-dire d’une œuvre à trois volets, est la plus communément admise. Toutefois, P. Payen (« Rhétorique et géographie dans les Questions romaines et Questions grecques de Plutarque » dans Payen (éd.), Plutarque : Grecs et Romains en Questions…, p. 39 et 49) propose de considérer les Questions grecques et les Questions romaines comme un recueil unique, ce qui n’est pas, selon lui, en contradiction avec l’existence d’un recueil de Questions barbares. 10 J. Sirinelli, Plutarque, un philosophe dans le siècle, Paris, 2000, p. 365. 11 Voir Rose, The Roman Questions..., p. 48-49 ; Halliday, The Greek Questions..., p. 13 ; Ziegler, Plutarchos..., col. 858 ; Darbo-Peschanski, « Pourquoi chercher... », p. 23 ; Payen, « Rhétorique et géographie... », p. 39 n. 26 et p. 49 ; Nouilhan, Pailler, Payen, Plutarque..., p. 9 ; J. Boulogne, Plutarque..., CUF, p. 183 ; idem, « Les "Questions romaines"... », p. 4684 n. 14 ; Harrison, « Problems... », p. 194 ; Preston, « Roman questions... », p. 93. 12 Les Questions grecques, en revanche, portent dans le Catalogue de Lamprias le titre de Aijtivai ÔEllhvnwn.

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prouvent hors de tout doute que l’œuvre circulait sous le titre de Ai[tia ÔRwmai>kav, c’est-à-dire un neutre pluriel, et c’est avec raison que tous les éditeurs ont retenu cette forme pour les Questions romaines et, par analogie, pour les Questions grecques13. Il semble dès lors préférable de retenir le neutre également pour le titre des Questions barbares, à savoir Ai[tia barbarikav. La différence n’est certes pas fondamentale, puisque les deux termes aijtiva et ai[tion signifient à l’origine « la cause », mais le neutre a pris un sens technique d’« explication » plus conforme à la nature des traités de Plutarque. Jacques Boulogne a d’ailleurs proposé de traduire ces titres par « Étiologies » plutôt que par « Questions » comme on le fait habituellement par décalque du latin ; la suggestion est excellente et mériterait d’être retenue, si elle n’avait pas contre elle le poids de la tradition séculaire qui connaît ces œuvres sous le titre de « Questions »14. Le parallèle avec les Questions grecques et les Questions romaines nous permet également de déduire la forme sous laquelle se présentaient, selon toute vraisemblance, les Questions barbares. La typologie des Questions grecques et des Questions romaines a été bien mise en lumière dans les études détaillées mentionnées précédemment15. Les Questions romaines sont constituées de 113 questions, invariablement introduites (à deux exceptions près) par la formule dia; tiv (« pourquoi »), alors que du côté des Questions grecques, ce sont 59 questions seulement, mais recourant à des formulations beaucoup plus variées. Quant aux réponses, dans le cas des Questions romaines, elles prennent majoritairement la forme d’hypothèses dont le nombre peut varier de une à six et qui sont formulées sur un mode interrogatif : « est-ce parce que ? ou parce que ? ou bien plutôt parce que ? » etc. (en grec povteron o{ti... h] o{ti... h] ma'llon o{ti). Du côté grec, en revanche, si les réponses par hypothèses sont certes toujours présentes, Plutarque 13 Voir à ce sujet les discussions de Hartman, De Plutarcho..., p. 132-136 (= Mnemosyne n.s. 41, 1913, p. 209-213) ; Boulogne, Plutarque..., CUF, p. 91-92 et p. 179. 14 Boulogne, « Les "Questions romaines"... », p. 4683 n. 9 ; idem, Plutarque, un aristocrate..., p. 76 ; idem, Plutarque..., CUF, p. 92 ; idem, « Les étiologies romaines : une herméneutique des mœurs à Rome », dans Payen (éd.), Plutarque : Grecs et Romains en Questions, p. 31. Dans le même sens, Harrison (« Problems... », p. 195) propose "explanations" comme traduction la plus appropriée. Payen, (« Rhétorique et géographie... », p. 65 n. 3) préfère comme nous l’appellation traditionnelle de Questions. Sur la différence de sens entre ai[tia, problhvmata et zhthvmata, voir Boulogne, « Les "Questions romaines"... », p. 46834687 ; Harrison, « Problems... », p. 194-197 ; Darbo-Peschanski, « Pourquoi chercher... », p. 21-23. 15 Outre les analyses de Boulogne, voir en particulier Nouilhan, Pailler, Payen, Plutarque..., p. 30-39 (avec de très utiles tableaux de synthèse) et Payen, « Rhétorique et géographie... », p. 39-49.

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leur préfère nettement des explications sous forme de narrations. On a cherché à expliquer ces différences par le fait que Plutarque, plus au fait des réalités grecques, pouvait en donner des explications uniques et définitives, alors que pour le monde romain, il a préféré présenter toutes les hypothèses qu’il avait trouvées dans ses sources, laissant à ses lecteurs le soin de décider laquelle était la plus plausible16. Il est dès lors difficile de savoir quel modèle suivaient les Questions barbares : on serait tenté de penser que c’était le modèle « romain » à plusieurs hypothèses17, pour autant que les sources dont disposait Plutarque le lui permettaient. Quant aux sujets abordés dans les Questions barbares, on ne peut là encore que se baser sur une comparaison avec les Questions grecques et les Questions romaines. Devant la diversité des thèmes traités, plusieurs classifications sont possibles ; par commodité, on retiendra ici celle de Michèle Nouilhan, Jean-Marie Pailler et Pascal Payen. Ainsi, pour les Questions romaines, les trois auteurs ont identifié quatre domaines principaux auxquels peuvent être rattachées les diverses questions : le rituel (66 questions), la parenté (26), les institutions (18) et le calendrier (4)18. Ce classement est tout à fait pertinent, mais il faut savoir qu’à l’intérieur de chacune des catégories se rencontre une grande variété de questions. D’une façon générale, dans les Questions romaines, on constate une très forte présence de la sphère du religieux, qu’on ne retrouve pas de façon aussi marquée dans les Questions grecques. Celles-ci sont caractérisées par une plus grande diversité de sujets, même si l’on parvient là aussi à les classer selon trois thèmes principaux : les fondations de villes et la colonisation, les institutions et, enfin, la religion et les sanctuaires – les éléments unificateurs étant tantôt la langue, tantôt la polis19. Quant aux réponses, on peut, avec Jacques Boulogne, les classer selon six types de causalité : la caractériologie, l’éthique, l’étymologie, l’histoire, la mythologie et la physique20. 16 Voir Nouilhan, Pailler, Payen, Plutarque..., p. 39 ; Boulogne, « Les "Questions romaines"... », p. 4688-4690 ; Darbo-Peschanski, « Pourquoi chercher... », p. 23-25 ; Payen, « Rhétorique et géographie... », p. 45 ; Preston, « Roman questions... », p. 95-97. 17 C’est aussi l’avis exprimé par G. W. M. Harrison, « Tipping His Hand: Plutarch’s Preferences in the Quaestiones naturales », dans L. Van der Stockt (éd.), Rhetorical Theory and Praxis in Plutarch, Louvain-Namur, 1999, p. 238 n. 4. 18 Nouilhan, Pailler, Payen, Plutarque..., p. 30-34. Pour d’autres classifications, voir Boulogne, Plutarque..., CUF, p. 92-93 ; idem, Plutarque, un aristocrate..., p. 77-114 ; DarboPeschanski, « Pourquoi chercher... », p. 25-28. 19 Nouilhan, Pailler, Payen, Plutarque..., p. 34-35. 20 Boulogne, Plutarque..., CUF, p. 93 ; idem, « Les "Questions romaines"... », p. 4696-4698.

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Malgré les différences qui existent entre les Questions grecques et les Questions romaines et en dépit de la grande diversité des questions et des réponses, on peut néanmoins raisonnablement postuler que les Questions barbares devaient constituer une série de questions indépendantes, sur des sujets divers touchant de façon large les us et coutumes des barbares, en particulier leurs pratiques religieuses, leurs institutions et leur manière de vivre, et qu’à ces questions étaient apportées une ou plusieurs réponses plus ou moins détaillées, présentées sous forme d’hypothèses successives formulées sur un mode interrogatif ou narratif21. Si le cadre général est ainsi posé, la comparaison avec les Questions grecques et les Questions romaines n’est cependant d’aucun secours pour déterminer de façon plus concrète le contenu des Questions barbares. Et, à vrai dire, cette mission semble a priori impossible : comment, en effet, reconstituer le contenu d’une œuvre perdue ? Fort heureusement, une piste de recherche nous est offerte par Plutarque lui-même : c’est qu’il avait la fâcheuse habitude de se répéter. En vérité, ce n’est pas tant qu’il se répétait, mais des recherches récentes ont révélé qu’il travaillait par fiches, qui devaient être classées par mots-clés ou par sujets et sur lesquelles se trouvaient rassemblés ce qu’on a appelé des « clusters », c’est-à-dire des regroupements d’idées ou de thèmes présentés sous une forme semirédigée que Plutarque pouvait ensuite utiliser à sa guise en fonction de ses besoins22. C’est ainsi que les mêmes informations se retrouvent souvent, sous une formulation très semblable, à différents endroits de son vaste corpus. C’est le cas, notamment, d’un assez grand nombre de Questions romaines et de certaines Questions grecques, dont les données sont exploitées aussi bien dans les Vies que dans les Moralia23. On peut donc faire le pari qu’il devait en être de même 21 Des conclusions similaires sont exprimées par A. Strobach, Plutarch und die Sprachen, Stuttgart, 1997, p. 51-52. 22 Si l’utilisation d’hypomnèmata par Plutarque était connue depuis longtemps, le mérite d’en avoir révélé l’ampleur et l’exact fonctionnement revient à L. Van der Stockt, voir notamment ses articles « A Plutarchan Hypomnema on Self-love », American Journal of Philology, 120, 1999, p. 575-599 ; « Three Aristotles equal but one Plato. On a cluster of quotations in Plutarch », dans A. Perez Jimenez, J. Garcia Lopez, R. M. Aguilar (edd.), Plutarco, Platón y Aristóteles : Actas del V Congreso Internacional de la I.P.S. MadridCuenca, 4-7 de mayo de 1999. Madrid, 1999, p. 127-140 ; « KARPOS EK FILIAS HGEMONIKHS (Mor. 814C) : Plutarch’s Observations on the "Old-Boy Network" », dans P. Stadter-L. Van der Stockt (edd.), Sage and Emperor : Plutarch, Greek Intellectuals, and Imperial Power in the Age of Trajan, Louvain, 2002, p. 115-140. 23 Voir notamment Halliday, The Greek Questions..., p. 14 ; Boulogne, Plutarque..., CUF, p. 102 n. 39 et p. 181-182 ; idem, « Les "Questions romaines"... », p. 4684-4687 ; J.-M. Pailler,

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pour les Questions barbares et on peut par conséquent tenter de retrouver dans le corpus plutarchéen des traces de cette œuvre perdue. Pour définir les critères de sélection, nous nous sommes inspiré des critères établis par Jean-Marie Pailler pour déterminer la présence de Questions romaines dans certaines Vies de Plutarque24. Selon lui, quatre conditions doivent être réunies : 1o le passage doit être introduit ou se terminer par une interrogation ou une formule à caractère étiologique du genre « voilà pourquoi... » ; 2o les explications doivent porter sur des noms d’objets, de fonctions ou de lieux, ou encore l’origine et la signification de coutumes restées vivaces à l’époque de Plutarque ; 3o le passage doit présenter plusieurs hypothèses plus ou moins hiérarchisées ; 4o l’étiologie doit avoir des parallèles dans une ou plusieurs des Questions romaines. Lorsque les quatre conditions sont réunies, Pailler parle d’une véritable Question ; à la présence de trois conditions, d’une quasi-Question ; à deux, d’ébauche de Question si le développement est court et de climat de Question si le développement est long. Si une seule condition est remplie, Pailler préfère « renoncer à toute qualification étiologique ». Dans le cas des Questions barbares, il est évident que la quatrième condition de Pailler n’est pas applicable, puisque l’œuvre n’est pas conservée. La deuxième condition en devient d’autant plus importante ; or, comme la comparaison avec les Questions grecques et les Questions romaines l’a établi, on peut raisonnablement admettre − c’est notre postulat de base − qu’est matière à question tout sujet portant sur les pratiques religieuses, les institutions et les us et coutumes des barbares. Si ce premier critère de sélection est rempli, nous proposerons de parler 1o de Question potentielle si aucune explication n’est donnée ; 2o d’amorce de Question si l’explication donnée est courte ; 3o d’ébauche de Question si l’explication est courte et accompagnée d’une formule introductive ou conclusive ; 4o de climat de Question si l’explication est longue ; 5o de quasi-Question si plusieurs explications sont fournies ; 6o de véritable Question si une explication longue ou plusieurs explications sont données et qu’elles s’accompagnent d’une formule introductive ou conclusive. Les « Questions potentielles » sont évidemment les plus nombreuses − nous en avons dénombré dix-huit −, mais on ne peut pas leur accorder beaucoup d’importance dans la mesure où il s’agit « Les Questions dans les plus anciennes Vies romaines. Art du récit et rhétorique de la fondation », dans Payen (éd.), Plutarque : Grecs et Romains en Questions…, p. 77-94 ; Nouilhan, Pailler, Payen, Plutarque..., p. 329-333. 24 J.-M. Pailler, « Les Questions... », p. 83.

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simplement de sujets qui, de façon tout à fait hypothétique, auraient pu être traités dans les Questions barbares, mais pour lesquels aucune explication n’est donnée et pour lesquels nous n’avons aucun indice concret à part, précisément, le sujet25. Il s’agit simplement de pratiques curieuses, surprenantes, inhabituelles qui, à nos yeux, auraient mérité une explication, sans qu’on puisse savoir si cela a jamais été le cas. Il est donc inutile de s’y attarder et nous nous contentons d’en donner ici une liste sommaire26. Dans ce que nous appelons les « amorces de Question », une explication est en revanche fournie, mais elle est toujours courte et surtout unique, si bien qu’il est impossible, là encore, de savoir si ces sujets étaient bel et bien traités dans les Questions barbares. Au moins la présence d’une explication est-elle un indice qu’une question a pu éventuellement être développée par Plutarque. Ainsi, pour ne prendre que quelques exemples parmi les douze cas que nous avons identifiés, Plutarque explique que certains barbares, en signe de deuil, descendent dans les fosses des morts et y restent plusieurs jours, refusant de voir la lumière du soleil, parce que le mort en est lui-même privé (Consol. 25 Nous avons conscience que, de ce fait, beaucoup d’autres extraits de Plutarque pourraient sans doute être rangés parmi les « Questions potentielles ». Nous excluons toutefois les fragments 133 et 135 Bernardakis (= fr. 212-213 Sandbach), que Rose estime provenir des Questions barbares (cf. The Roman Questions..., p. 49), ainsi que le fr. 190 Sandbach ; en effet, bien qu’ils traitent des origines égyptiennes de cultes et de croyances grecques, ils ne nous semblent pas correspondre à des sujets de questions. De même, alors que des pratiques barbares sont mentionnées à plusieurs endroits dans les Questions grecques et les Questions romaines (cf. Payen, « Rhétorique et géographie... », p. 44, 49, 59-60 ; Darbo-Peschanski, « Pourquoi chercher... », p. 23), nous n’avons retenu qu’un seul passage parmi les « Questions potentielles » (voir ci-dessous). 26 De superstit., 165F (bavrbara kakav : se vautrer dans la boue, s’enduire de fange, célébrer des sabbats, se jeter face contre terre) ; De superstit., 170C (les Syriens ne mangent pas de mendoles ou d’anchois) ; De superstit., 171B-D (sacrifices humains pratiqués par les Gaulois, Scythes, Carthaginois, Perses) ; Quaest. rom., 279A (les Tyriens entourent les statues de chaînes) ; De Iside, 358C-D (en mémoire d’Horus, les Égyptiens jettent une corde à terre et la coupent en morceaux) ; An virt. doc. possit, 440A (les Scythes crèvent les yeux des esclaves pour faire baratter le lait) ; An vitiositas suff., 499D (les Scythes n’ensevelissent pas leurs morts) ; De sera num. vind., 565A (les Perses font fouetter les vêtements des condamnés) ; Quaest. conv., 624A (Mithridate surnommé le nouveau Dionysos) ; Quaest. conv., 646E (les barbares se couvrent de la peau de leurs animaux au lieu de prendre leur laine) ; Quaest. conv., 649E (les riches babyloniens dorment sur des outres remplies d’eau) ; Quaest. conv., 734B (les femmes gauloises apportaient aux bains des bols de bouillie de légumes qu’elles mangeaient tout en se lavant) ; De soll. anim., 976B-C (les femmes égyptiennes dorment à côté de crocodiles) ; De comm. notit., 1064B (dans une peuplade éthiopienne, c’est un chien qui exerce la royauté) ; Num., 18.6 (calendrier de trois mois chez certains barbares) ; Artax., 3.2 (le rituel du sacre des rois perses) ; Artax., 16.3-7 (le supplice des auges) ; Artax., 26.4-5 (l’usage des rois perses selon lequel l’héritier désigné demande un présent à celui qui l’a désigné).

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ad Apoll., 113A-B) ; que chez les Scythes, les Hyrcaniens et les Bactriens, on laisse pourrir ou dévorer par les animaux les corps des morts, car on estime que c’est là une marque de bonheur (An vitiositas suff., 499D) ; que les Mèdes et les Assyriens vouent un culte au feu, car dans leur crainte superstitieuse, ils préfèrent vénérer les forces maléfiques (De facie, 935B) ; et que les femmes égyptiennes, selon la tradition ancestrale, ne devaient pas porter de chaussures, ceci pour les forcer à rester à la maison (Conj. praec., 142C)27. Ces exemples illustrent bien pourquoi on ne peut parler que d’« amorces de Question » : ils comportent certes un début d’explication, mais celleci reste très succincte et rien n’autorise à penser que ces questions ont vraiment été développées par Plutarque. Un indice supplémentaire serait la présence d’une formule interrogative ou conclusive, ce qui nous amènerait à parler d’une « ébauche de Question », mais nous n’avons trouvé qu’un seul passage qui réponde à ce critère : dans le traité Sur Isis et Osiris (356E), au terme de sa narration d’un épisode du mythe d’Isis, dans lequel des enfants avaient indiqué à la déesse où elle trouverait le coffre dans lequel Osiris avait été enfermé par Typhon, Plutarque conclut en disant : « C’est pour cela que les Égyptiens attribuent aux petits enfants un don de divination et tirent des présages de leur babil, surtout lorsqu’ils jouent dans des lieux consacrés en criant ce qui leur passe par la tête »28. Cette question aurait fort bien pu faire l’objet d’un développement sous forme de narration dans les Questions barbares, mais les indices restent maigres et nos critères définissant les « ébauches de Question » demandent sans doute à être révisés. Quant aux exemples qui répondent aux critères d’un « climat de Question », c’est-à-dire une matière à question développée au moyen d’une explication plus longue, nous en avons identifié trois. Dans l’un d’eux (De sera num. vind., 557D), Plutarque rapporte que les barbares 27 Les huit autres passages sont : De adul., 50D (les flatteuses de Chypre sont appelées les « escabelles » en Syrie) ; Conj. praec., 140B (les rois perses renvoient leurs femmes au moment des beuveries) ; De Iside, 355C (les Égyptiens désignent Ochos sous le nom « le Poignard ») ; An vitiositas suff., 499C (les veuves indiennes s’immolent par le feu avec le cadavre de leur mari) ; De sera num. vind., 557D (les Thraces marquent encore leurs femmes pour venger Orphée) ; Quaest. conv., 703E (les rois perses font servir le repas de leurs esclaves et de leurs chiens à leurs généraux et amis) ; De plac. phil., 911B (les Éthiopiens vieillissent rapidement et les Bretons vivent jusqu’à cent vingt ans) ; De esu carn., 996E (les Égyptiens extraient les viscères des morts et les exposent au soleil). 28 De Iside, 356E : ejk touvtou ta; paidavria mantikh;n duvnamin e[cein oi[esqai tou;" Aijguptivou", kai; mavlista tai'" touvtwn ojtteuvesqai klhdovsi paizovntwn ejn iJeroi'" kai; fqeggomevnwn o{ ti a]n tuvcwsin. N.B. : le texte grec et les traductions de tous les extraits cités proviennent des volumes de la Collection des Universités de France.

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de l’Éridan s’habillent de noir en signe de deuil pour Phaéthon, mais qu’à ses yeux, cette coutume est parfaitement ridicule puisque les contemporains de la mort de Phaéthon n’y avaient même pas pris garde et que ce n’est que cinq ou six générations plus tard que les gens ont commencé à changer de costume pour mener le deuil en son honneur. Cet élément de discussion critique est ce qui nous fait pencher ici en faveur d’un « climat de Question ». Un autre exemple se trouve dans le traité Sur le froid primitif, dans lequel Plutarque explique pourquoi, chez les Perses, il arrivait qu’un suppliant entre dans un fleuve avec une torche allumée (De primo frig., 950F). Plus significatif, cependant, est cet extrait des Préceptes de mariage (143A-B) : « Dans la ville de Leptis, en Libye, c’est une tradition que, le lendemain des noces, la jeune mariée envoie demander une marmite chez la mère de son mari : celle-ci ne la lui donne pas et prétend qu’elle n’en a pas, afin que, dès le début, la jeune femme apprenne à connaître le caractère de marâtre de sa belle-mère et que, si par la suite il se produit quelque heurt plus rude, elle n’en conçoive ni colère ni ressentiment. Connaissant cet état de choses, elle doit porter remède à ce qui l’occasionne : il existe une jalousie de la mère concernant l’affection de son fils pour sa bru. Le seul remède au mal, c’est qu’elle fasse naître personnellement chez son mari de l’affection pour elle sans pour autant détourner ni diminuer celle qu’il porte à sa mère »29.

Les éléments qui dénotent le « climat de Question » sont les suivants : c’est une tradition, visiblement encore actuelle puisque Plutarque en parle au présent ; il s’agit d’une coutume bizarre (« demander une marmite à sa belle-mère ») ; une longue explication double est avancée : apprendre à connaître le caractère de marâtre et ne pas attiser la jalousie de la belle-mère. Il est donc très facile d’imaginer la question suivante : « Pourquoi, à Leptis, est-ce la tradition que la jeune mariée demande une marmite à sa belle-mère ? ». À

29 Conj. praec., 143A-B : ∆En Levptei th'" Libuvh" povlei pavtriovn ejsti th/' meta; to;n gavmon hJmevra/ th;n nuvmfhn pro;" th;n tou' numfivou mhtevra pevmyasan aijtei'sqai cuvtran: hJ d∆ ouj divdwsin oujdev fhsin e[cein, o{pw" ajp∆ ajrch'" ejpistamevnh to; th'" eJkura'" mhtruiw'de", a]n u{sterovn ti sumbaivnh/ tracuvteron, mh; ajganakth/' mhde; duskolaivnh/. tou'to dei' gignwvskousan th;n gunai'ka qerapeuvein th;n provfasin: e[sti de; zhlotupiva th'" mhtro;" uJpe;r eujnoiva" pro;" aujthvn. qerapeiva de; miva tou' pavqou" ijdiva/ me;n eu[noian tw/' ajndri; poiei'n pro;" eJauthvn, th;n de; th'" mhtro;" mh; perispa'n mhd∆ ejlattou'n.

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vrai dire, il ne manque que la formulation de la question pour qu’on puisse parler d’une véritable question30. C’est le cas également pour la catégorie des « quasi-Questions », qui présentent plusieurs explications pour un même sujet sans que la question soit formellement posée. Nous en avons identifié cinq, dont quatre proviennent du traité Sur Isis et Osiris : ainsi, Plutarque donne plusieurs raisons pour expliquer pourquoi les prêtres égyptiens s’abstiennent de poisson (353C-D), pourquoi, une fois l’an, les Égyptiens sacrifient et mangent un porc alors qu’ils s’en abstiennent habituellement (353F-354A), en quoi le culte d’Osiris peut être assimilé à celui du Soleil (372C-D) et quelle est la signification des fumigations rituelles pratiquées par les Égyptiens (383B-D). Nous ne retiendrons toutefois ici que l’exemple provenant du traité De l’envie et de la haine (537A-B), car il illustre bien en quoi consiste une quasiquestion : « En second lieu, la haine s’exerce même contre des bêtes brutes − il y a des gens qui haïssent les belettes, les cantharides, les crapauds, les serpents ; Germanicus ne supportait ni le chant ni la vue d’un coq ; les mages de Perse tuaient les rats, parce qu’eux-mêmes haïssaient cet animal, puis dans la pensée que leur dieu l’avait en aversion ; à peu près tous les Arabes et les Éthiopiens les ont en aversion »31.

Nous avons ici une matière à question (« les mages perses tuaient les rats ») suivie de deux explications : leur propre haine et l’aversion de leur dieu. En soi, selon nos critères, ces éléments suffisent à classer cet extrait parmi les quasi-Questions, même s’il faut bien reconnaître que c’est un peu maigre. Toutefois, il se trouve que cette information est répétée dans les Propos de table (670D), où Plutarque écrit que « les mages qui se réclament de Zoroastre honorent tout particulièrement le hérisson terrestre, mais ont les rats d’eau en horreur et regardent celui qui en tue le plus grand nombre comme un homme heureux et aimé des dieux »32, ce qui confirme que cette pratique 30 Rose (The Roman Questions..., p. 49) le range également parmi ceux qui réutilisent peut-être du matériel provenant des Questions barbares. 31 De inv. et odio, 537A-B : deuvteron de; to; misei'n givnetai kai; pro;" a[loga zw/'a (kai; ga;r gala'" kai; kanqarivda" e[nioi misou'si kai; fruvnou" kai; o[fei": Germaniko;" d∆ ajlektruovno" ou[te fwnh;n ou[t∆ o[yin uJpevmeinen: oiJ de; Persw'n mavgoi tou;" mu'" ajpektivnnusan, wJ" aujtoiv te misou'nte" kai; tou' qeou' dusceraivnonto" to; zw/'on: oJmou' ti ga;r pavnte" “Arabe" kai; Aijqivope" musavttontai). 32 Quaest. conv., 670D : (…) tou;" d∆ ajpo; Zwroavstrou mavgou" tima'n me;n ejn toi'" mavlista to;n cersai'on ejci'non, ejcqaivrein de; tou;" ejnuvdrou" mu'" kai; to;n ajpokteivnonta pleivstou" qeofilh' kai; makavrion nomivzein.

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curieuse était apparemment répandue et qu’elle avait visiblement une signification religieuse, information que corrobore définitivement un extrait du traité Sur Isis et Osiris (369E-F) qui précise que « les Perses croient en effet que certaines plantes appartiennent au dieu bon, d’autres au démon mauvais ; que, parmi les animaux, le chien, les oiseaux et le hérisson, par exemple, appartiennent au dieu bon, et le rat d’eau à l’autre, au principe mauvais : c’est pour cette raison qu’ils félicitent quiconque en a tué un très grand nombre »33. Nous voici donc en présence d’une troisième explication de la haine des Perses pour le rat d’eau : son appartenance au principe mauvais. Qui plus est, nous avons, dans ce dernier extrait, une formule conclusive (« c’est pour cette raison que... ») qui, jointe aux informations des deux autres passages, nous autorise à y reconnaître, selon toute vraisemblance, les indices d’une « véritable Question » qui aurait été : « Pourquoi les Perses (ou les mages perses) félicitent-ils quiconque tue un grand nombre de rats d’eau ? » et qui, par son sujet (une pratique à connotation religieuse), s’inscrit parfaitement dans la lignée de la majorité des Questions romaines et d’une part importante des Questions grecques. Cet exemple, par ailleurs, n’est pas isolé : nous avons identifié plusieurs « véritables Questions », douze en tout, à commencer par les trois qui font l’objet de questions en bonne et due forme dans les Propos de table, à savoir les questions 5 et 6 du livre IV (« est-ce par vénération pour le porc ou par aversion que les Juifs s’abstiennent de cette viande ? » [669E-671C]34 et « quel est le dieu des Juifs ? » [671C-672C]), qui donnent toutes deux naissance à des développements de plusieurs pages, et la question 9 du livre VII (« délibérer pendant un banquet n’est pas moins une coutume grecque que perse » [714A-D]), où Plutarque s’interroge longuement sur l’origine grecque ou barbare de cette pratique. Deux autres questions véritables se trouvent d’ailleurs également dans les Propos de table : l’une cherche à expliquer pourquoi les prêtres égyptiens s’abstiennent de poisson (729A-C) et rejoint par là l’une des quasi-Questions évoquées plus haut (De Iside, 353C-D), ce qui nous invite à fusionner les explications proposées ; l’autre s’intéresse aux raisons qui poussent les 33 De Iside, 369E-F : kai; ga;r tw'n futw'n nomivzousi ta; me;n tou' ajgaqou' qeou', ta; de; tou' kakou' daivmono" ei\nai, kai; tw'n zw/vwn w{sper kuvna" kai; o[rniqa" kai; cersaivou" ejcivnou" tou' ajgaqou', tou' ªde;º fauvlou mu'" ejnuvdrou" ei\nai: dio; kai; to;n kteivnanta pleivstou" eujdaimonivzousin. 34 C’est l’un des extraits identifiés par Rose (The Roman Questions..., p. 49) comme reprenant du matériel des Questions barbares.

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prêtres égyptiens à s’abstenir de sel (684F-685A) − le sujet est abordé dans le cadre d’une question plus large portant sur le fait que le sel est qualifié par Homère de « divin ». Voici comment Plutarque amène le sujet : « Ce qui augmentait notre perplexité, c’était que les prêtres égyptiens s’abstiennent absolument de sel, par souci de perfection, au point même de manger leur pain non salé : comment ont-ils pu, si le sel est « aimé des dieux » et « divin », s’imposer cette interdiction ? Florus nous pria de laisser les Égyptiens tranquilles et de nous en tenir à la Grèce pour parler de la question. Je répondis que les Égyptiens n’étaient nullement contraires en cela aux Grecs ; car la recherche de la perfection la plus scrupuleuse est incompatible avec l’acte de procréation, avec le rire, avec l’usage du vin et avec beaucoup d’autres choses habituellement fort désirables ; il est donc bien possible que les Égyptiens évitent le sel, dans leur souci de pureté, parce que la chaleur excite les appétits sexuels, comme certains le prétendent ; mais on peut supposer aussi qu’ils s’en privent comment du condiment le plus agréable ; car le sel a bien l’air de n’être qu’un condiment qui agrémente les autres condiments ; c’est d’ailleurs pourquoi certains l’appellent charitas (« charmes »), parce que de la nourriture nécessaire il fait une nourriture agréable »35.

Comme on le voit très clairement, la question est posée d’emblée (« comment les Égyptiens ont-ils pu s’abstenir du sel alors qu’il est divin ? ») et deux explications sont avancées : (a) la recherche de la perfection et de la pureté, (b) le rejet de l’agréable. Il convient de noter aussi les formules qui introduisent les alternatives : « il est donc bien possible que... » et « mais on peut supposer aussi que... ». Elles sont tout à fait dans la lignée des hypothèses multiples évoquées dans les Questions grecques et les Questions romaines. À cela s’ajoute que cette question de l’abstinence du sel est abordée également dans le traité Sur Isis et Osiris. En 352F, Plutarque explique :

35 Quaest. conv., 684F-685A : ejpevteine de; th;n ajporivan to; tou;" Aijguptivou" iJereva" aJgneuvonta" ajpevcesqai to; pavmpan aJlw'n, w{ste kai; to;n a[rton a[nalon prosfevresqai: pw'" gavr, eij qeofile;" kai; qei'on, ajfwsiwvsanto… Flw'ro" me;n ou\n eja'n ejkevleue tou;" Aijguptivou", ÔEllhnisti; d∆ aujtou;" eijpei'n ti pro;" to; uJpokeivmenon. ejgw; d∆ e[fhn oujde; tou;" Aijguptivou" mavcesqai toi'" ”Ellhsin: aiJ ga;r aJgnei'ai kai; paidopoiivan kai; gevlwta kai; oi\non kai; polla; tw'n a[llw" ajxivwn spoudh'" ajfairou'si: tou;" d∆ a{la" tavca me;n wJ" ejpi; sunousivan a[gonta" uJpo; qermovthto", wJ" e[nioi levgousi, fulavttontai kaqareuvonte": eijko;" de; kai; wJ" o[yon h{diston paraitei'sqai: kinduneuvousi ga;r oiJ a{le" tw'n a[llwn o[ywn o[yon ei\nai kai; h{dusma, dio; kai; cavrita" e[nioi prosagoreuvousin aujtouv", o{ti th'" trofh'" to; ajnagkai'on hJdu; poiou'sin.

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« Les prêtres ont une telle répugnance à l’égard des excréments de toute nature que, non contents de s’abstenir de la plupart des légumineuses et de la viande de mouton et de porc, qui produisent beaucoup de résidus, ils s’interdisent aussi, durant tout le temps où ils doivent rester purs, le sel dans les aliments, et cela, entre toutes raisons qu’ils donnent de cet usage, parce qu’il excite l’appétit et pousse aux excès de boisson et de table. L’opinion émise par Aristagoras, qui explique l’impureté du sel par tous les animalcules qui se laisseraient prendre et mourraient dans ses cristaux lors de leur formation est une absurdité »36.

Même si la question n’est pas formulée de façon explicite, on retrouve le même contexte que dans l’extrait précédent : l’explication de cette abstinence est toujours la question de la pureté, mais on voit bien que Plutarque approfondit ou plutôt élargit la question. À noter aussi qu’il évoque plusieurs raisons (pleivona" aijtiva") avancées par les prêtres eux-mêmes et qu’il fait une digression critique à propos de la théorie d’Aristagoras, un historien du IVe siècle, auteur d’un recueil d’Aijguptiakav, deux indices supplémentaires de l’existence d’une question. Mais ce n’est pas tout : la question est encore abordée une autre fois dans le même traité ; en 363E-F, Plutarque écrit : « Les Égyptiens croient en effet que l’Est est la face du monde, le Nord sa droite et le Sud sa gauche ; comme le Nil vient du Sud et qu’il est englouti au nord par la mer, il est normal de dire qu’il prend naissance dans les régions de gauche et trouve sa fin dans les régions de droite. Pour cette raison, les prêtres abominent la mer et appellent le sel « l’écume de Typhon » ; le sel fait partie des aliments qui ne doivent pas figurer sur leur table, et ils n’adressent pas la parole aux pilotes parce que ceux-ci vivent en mer et vivent de la mer. C’est une des principales raisons de leur aversion à l’égard du poisson... »37. 36 De Iside, 352F : oiJ d∆ iJerei'" ou{tw dusceraivnousi th;n tw'n perittwmavtwn fuvsin, w{ste mh; movnon paraitei'sqai tw'n ojsprivwn ta; polla; kai; tw'n krew'n ta; mhvleia kai; u{eia pollh;n poiou'nta perivttwsin, ajlla; kai; tou;" a{la" tw'n sitivwn ejn tai'" aJgneivai" ajfairei'n, a[lla" te pleivona" aijtiva" e[conta" kai; ãto;Ã potikwtevrou" kai; brwtikwtevrou" poiei'n ejpiqhvgonta" th;n o[rexin. to; gavr, wJ" ∆Aristagovra" e[lege, dia; to; phgnumevnoi" polla; tw'n mikrw'n zw/vwn ejnapoqnhvskein aJliskovmena mh; kaqarou;" logivzesqai tou;" a{la" eu[hqev" ejsti. 37 De Iside, 363E-F : Aijguvptioi ga;r oi[ontai ta; me;n eJw/'a tou' kovsmou provswpon ei\nai, ta; de; pro;" borra'n dexiav, ta; de; pro;" novton ajristerav: ferovmeno" ou\n ejk tw'n notivwn oJ Nei'lo", ejn de; toi'" boreivoi" uJpo; th'" qalavssh" katanaliskovmeno" eijkovtw" levgetai th;n me;n gevnesin ejn toi'" ajristeroi'" e[cein, th;n de; fqora;n ejn toi'" dexioi'". dio; thvn te qavlassan oiJ iJerei'" ajfosiou'ntai kai; to;n a{la Tufw'no" ajfro;n kalou'si, kai; tw'n ajpagoreuomevnwn e{n ejstin aujtoi'" ejpi; trapevzh" a{la mh; protivqesqai: kai; kubernhvta" ouj prosagoreuvousin, o{ti crw'ntai qalavtth/ kai; to;n bivon ajpo; th'" qalavtth" e[cousin: oujc h{kista de; kai; to;n ijcqu;n ajpo; tauvth" probavllontai th'" aijtiva" kai; to; misei'n ijcquvi gravfousin.

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La question est ici élargie à la notion de rejet de la mer, mais elle offre, à propos de l’abstinence de sel, une nouvelle explication qui vient compléter les précédentes. Il ne semble pas absurde d’imaginer que toutes ces explications réunies aient pu faire l’objet d’une seule et même Question barbare. D’ailleurs, Plutarque termine le dernier extrait en disant : « Fermons là cette parenthèse : ces considérations débordent notre présent propos »38. Cela semble impliquer qu’il ait pu ou voulu en parler ailleurs. Alors pourquoi ne pas imaginer que c’était dans les Questions barbares ? L’hypothèse semble plausible, ce d’autant plus qu’à la fin d’une autre des « véritables Questions » que nous avons identifiées dans le traité Sur Isis et Osiris, qui explique pourquoi les prêtres d’Isis se rasent et s’habillent de lin (352C-E), Plutarque conclut par ces mots : « Mais j’aborde ailleurs ce sujet »39. Or cet ailleurs n’a pas été identifié de façon satisfaisante par les éditeurs ou commentateurs de l’extrait40. Au terme de notre essai de reconstitution, il apparaît que les indices ne manquent pas pour déceler les traces de « véritables Questions » dans l’œuvre de Plutarque. Il est gênant, cependant, de constater que les douze « véritables Questions » identifiées proviennent toutes soit des Propos de table soit du traité Sur Isis et Osiris, et qu’il en est de même pour les « quasi-Questions », dont quatre sur cinq se trouvent dans le Sur Isis et Osiris. On pourrait donc penser que ces questions ont été écrites pour l’une ou l’autre de ces deux œuvres et qu’elles n’avaient pas du tout leur place dans les Questions barbares41. Toutefois, comme nous avons essayé de le montrer, c’est la complémentarité des explications qui, à nos yeux, représente un argument sinon décisif, du moins plausible d’une reprise, sous une forme plus élaborée, des questions abordées de façon partielle dans les deux traités mentionnés. Par ailleurs, si notre récolte d’indices permettant de reconstituer des questions barbares concrètes peut sembler décevante, il convient de préciser, d’une part, que ce fait était 38 De Iside, 364A : tau'ta me;n ou\n e[xwqen eijrhvsqw koinh;n e[conta th;n iJstorivan. 39 De Iside, 352E : peri; w|n e{tero" lovgo". 40 Il est vrai qu’il n’est pas clair à quel élément du contexte la phrase de Plutarque fait

référence. C. Froidefond (Plutarque, Œuvres morales, tome V, 2e partie : Isis et Osiris, Paris, CUF, 1988, p. 181 n. 3 = p. 256) renvoie à Quaest. rom., 286E (sur les raisons de s’abstenir de légumes) et à Quaest. conv., 642C (sur la vermine) ; voir aussi T. Hopfner, Plutarch, Über Isis und Osiris, Prague, 1940, p. 60-64 ; F. C. Babbitt, Plutarch’s Moralia, V, LondonCambridge, MA (Loeb), 1957, p. 14 ; J. G. Griffiths, Plutarch’s De Iside et Osiride, Cardiff, 1970, s’abstient de tout renvoi. 41 Voir notamment l’avis de Harrison, « Problems... », p. 197, qui estime que la structure souple des Propos de table permettait à Plutarque d’y insérer des questions qui n’avaient pas leur place dans d’autres recueils d’aijtivai.

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prévisible, puisque même pour les Questions grecques et les Questions romaines, les échos dans le reste du corpus plutarchéen sont somme toute peu nombreux42 ; d’autre part, il nous semble que les résultats obtenus, en particulier la variété des pratiques barbares abordées, sont néanmoins suffisants pour affirmer que Plutarque avait un intérêt marqué pour les coutumes et les traditions des barbares et qu’il est donc parfaitement plausible qu’il les ait traitées de façon plus systématique dans une œuvre comme les Ai[tia barbarikav. Il ne nous échappe pas que la fragilité de nos résultats rend vain tout essai de synthèse sur la nature des Questions barbares. En guise de conclusion, qu’on nous permette seulement quelques constatations d’ordre général. Les intérêts de Plutarque semblent avoir concerné en premier lieu les pratiques religieuses des barbares, puisque celles-ci occupent la moitié des questions identifiées, comme c’est aussi le cas, du reste, pour les Questions romaines. Aucun autre thème majeur ne semble se dégager, les pratiques décrites étant au contraire extrêmement variées. Seule la question des rites funéraires et des expressions du deuil se démarque quelque peu − sept extraits s’y rapportent43 −, ce qui ne surprend guère quand on sait que Plutarque partage l’avis (le préjugé ?) de nombreux Grecs au sujet, notamment, de l’excès des barbares dans le deuil44. La même variété se retrouve à propos des peuples nommés : les Égyptiens et les Perses occupent certes une place prépondérante, mais au total ce ne sont pas moins de dix-sept peuples barbares, orientaux comme occidentaux, qui apparaissent dans nos extraits45. Cette constatation rend caduque, à nos yeux, l’hypothèse selon laquelle les Questions barbares seraient des notes de lecture faites à l’occasion de la rédaction de la Vie d’Artaxerxès et du traité Sur Isis et Osiris : ces deux œuvres ont incontestablement joué un rôle important, mais ne sont visiblement pas les seules sources d’information de Plutarque. Ces dernières sont toutefois difficiles à identifier, entre autres parce que Plutarque ne les nomme que 42 Pour les Questions barbares, il convient de signaler que les traces de cette œuvre se retrouvent en très forte majorité dans les Moralia ; seuls quatre extraits, qui plus est de simples « Questions potentielles », proviennent des Vies. 43 Consol. ad Apoll., 113A-B ; De Iside, 352 B ; An vitiositas suff., 499C et 499D (2x) ; De sera num. vind., 557D ; De esu carn., 996E. 44 Voir nos remarques dans Plutarque et les barbares..., p. 232-233. 45 Ce sont les Égyptiens (18 mentions), les Perses (12), les Scythes (3), les Juifs (3), les Gaulois (2), les Éthiopiens (2), les Syriens (2) et, avec une mention, les Indiens, les Hyrcaniens, les Mèdes, les Assyriens, les Libyens, les Thraces, les Bretons et les habitants du Nord de l’Italie ; à cette liste s’ajoutent quatre cas indéterminés (où il est question des barbares en général). À noter aussi que huit questions se rapportent à des pratiques de femmes.

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rarement. Nous avons évoqué précédemment les Novmima barbarikav d’Aristote, qui ont vraisemblablement été une source importante. Plusieurs « questions » semblent remonter à Hérodote (Conj. praec., 142C ; An virt. doc. possit, 440A ; An vitiositas suff., 499D), une autre fait mention d’Aristagoras, auteur d’Aijguptiakav (De Iside, 352F353A), et pour d’autres encore, les commentateurs ont identifié comme sources possibles les Persikav de Ctésias (Artax., 16.3-7), les ∆Indikav de Mégasthène (An vitiositas suff., 499C) ou encore les œuvres d’Agatharchide de Cnide (De comm. notit., 1064B) et de Chrysippe (Consol. ad Apoll., 113A-B)46. Sans doute Plutarque a-t-il pris ses informations également chez l’historien Juba, roi de Maurétanie, qu’il utilise fréquemment dans les Questions romaines et dont l’œuvre, les ÔOmoiovthte", établissait des comparaisons entre les pratiques des Romains et celles d’autres peuples47. N’oublions pas non plus que Plutarque a lui-même séjourné en Égypte48 et qu’il a vraisemblablement été en contact avec les cultes isiaques, bien attestés dans sa Béotie natale, en particulier à Chéronée49 : il a donc pu avoir, dans certains cas, des informations de première main. Ses sources, toutefois, semblent avoir été avant tout littéraires, ce qui n’a rien d’étonnant de la part d’un homme si cultivé et d’un compilateur aussi assidu que curieux. Ses Questions barbares ne nous semblent pas, pour autant, n’avoir été qu’un ramassis de curiosités, comme on a pu le prétendre à propos des Questions grecques et des Questions romaines. La prépondérance de pratiques liées à la religion est au contraire le signe d’une certaine cohérence, du reste en accord avec le caractère général des Questions romaines. À quel public Plutarque les destinait-il ? Sans doute aux mêmes lecteurs que pour les Questions grecques et les Questions romaines, à savoir ce public de gens 46 Ce ne sont que quelques exemples. Tout comme pour les Questions grecques et les Questions romaines, les sources mobilisées par Plutarque pour la rédaction des Questions barbares ont dû être abondantes ; il suffit de penser aux très nombreux auteurs qu’il a utilisés pour la rédaction du traité Sur Isis et Osiris, cf. Froidefond, Plutarque..., CUF, p. 45-66 ; Griffiths, Plutarch’s De Iside..., p. 75-100 ; les Turrhnikav de Sostratus ont également pu être une source, cf. Par. min., 312C-D. 47 Voir Rose, The Roman Questions..., p. 20-27 ; Van der Stockt, « Plutarch’s Use of Literature... », p. 283-287 ; Boulogne, Plutarque..., CUF, p. 103 ; Nouilhan, Pailler, Payen, Plutarque..., p. 26. 48 Ziegler, Plutarchos..., col. 654 ; Sirinelli, Plutarque..., p. 46-51. 49 Voir Hani, La religion égyptienne..., p. 8-12 ; F. Dunand, Le culte d’Isis dans le bassin oriental de la Méditerranée, II : le culte d’Isis en Grèce, Leyde, 1973, p. 29-39 ; L. Bricault, Recueil des inscriptions concernant les cultes isiaques, vol. 1, Paris, 2005, p. 57-102, et idem, Atlas de la diffusion des cultes isiaques, Paris, 2001, p. 10-13. Je dois les deux dernières références au professeur Denis Knoepfler, que je remercie vivement.

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cultivés que comptaient l’entourage et le cercle d’amis de Plutarque, tant grecs que romains, ces filovlogoi au sens noble qui, sans être des érudits, se passionnaient pour toutes sortes de questions et se montraient intéressés par les temps anciens (filavrcaoi)50. Il semble donc assez naturel que Plutarque ait adopté, dans les Questions barbares, le point de vue d’un Grec s’étonnant de certaines pratiques barbares déviant de sa propre culture de référence. Toutefois, alors que les œuvres de Plutarque comportent plus d’une remarque désobligeante à l’égard des barbares51, dans les extraits des Questions barbares que nous avons cru pouvoir identifier, cela ne semble pas être le cas. Tout porte à croire, au contraire, que Plutarque ait voulu transmettre de façon objective à ses contemporains les connaissances qu’on pouvait avoir sur les pratiques des peuples barbares et d’en chercher les causes sans porter sur elles de jugements de valeur, mais en les intégrant dans la description plus large d’un monde où se côtoient les Grecs, les Romains et les barbares52. Thomas SCHMIDT Université Laval – Québec

50 Voir Sirinelli, Plutarque..., p. 371-391 ; Nouilhan, Pailler, Payen, Plutarque..., p. 24 ; le terme filavrcaio" est utilisé notamment à propos de Florus (Quaest. conv., 702D) et de Saturninus (Adv. Colot., 1107E). 51 Voir notre étude Plutarque et les barbares... (passim). Par ailleurs, les Questions romaines ne sont pas exemptes de préjugés face aux Romains, comme le rappelle Boulogne, « Les "Questions romaines"... », p. 4702. Sur les rapports complexes entre hellénisme et romanité dans les Questions grecques et les Questions romaines, voir Preston, « Roman questions… », p. 97-109. 52 Dans cette perspective, il serait logique de situer la date de rédaction des Questions barbares en même temps que les Questions grecques et les Questions romaines, deux œuvres contemporaines qui furent vraisemblablement rédigées vers 100-110 (cf. Harrison, « Problems... », p. 197-198 ; Boulogne, Plutarque..., CUF, p. 104-105 et p. 182), mais aucun élément ne permet de l’affirmer avec certitude.

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Introduction La passion des Grecs pour la généalogie est attestée tout au long de l’Antiquité. Au Ier s. av. J.-C. Denys d’Halicarnasse, cite, au Livre I, chap. XIII, 1, des Antiquités Romaines, le témoignage de Phérécyde, auteur au milieu du Ve siècle de plusieurs généalogies mythiques : il « ne le cède à personne comme généalogiste »1 (Ferekuvdhn to;n ∆Aqhnai`on genealovgwn oujdeno;" deuvteron) nous dit Denys qui va s’appuyer sur son témoignage pour prouver l’origine grecque des Aborigènes, avec la volonté de démontrer l’hellénisme des Romains. L’historien avait, dans le prooimion qui précède le passage cité, insisté sur la volonté, dans sa démarche historiologique, de rechercher les causes, en particulier au chap. VIII quand il évoque les guerres qu’a menées Rome au cours de son histoire (ejx oi{wn aijtivwn ejgevneto). Hippias dans le dialogue platonicien, Hippias majeur, avoue, quant à lui enseigner la généalogie aux Lacédémoniens car c’est la seule chose qui les passionne, 285 d : « Les généalogies (peri; tw`n genw`n)… celles des héros et des hommes ; les récits relatifs à l’antique fondation des cités ; et, d’une manière générale, tout ce qui se rapporte à l’antiquité ». C’est en l’occurrence un enseignement par défaut, puisque les Spartiates refusent l’éducation proposée par le sophiste et sont uniquement tournés vers le passé glorieux de leurs ancêtres. En leur prodiguant cet enseignement, Hippias contribue par conséquent à l’éloge de la cité. Dans un cas, chez Denys, nous avons la démarche d’un historien de l’époque impériale dont l’objectif est de prouver la uirtus du peuple romain en remontant aux origines, dans l’autre, dans le texte platonicien, l’enseignement d’un sophiste du Ve siècle, qui répond à la demande de ses auditeurs, qui ont la volonté d’apprécier comme une fierté les exploits passés des ancêtres, propres à expliquer les qualités

1 Les traductions d’auteurs anciens, sauf mention contraire sont celles de la Collection des Universités de France.

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de leur peuple. Ces deux exemples nous placent donc d’emblée au centre de notre réflexion sur le rapport entre généalogie et étiologie. Aborder un tel sujet nécessite cependant une délimitation ; en effet, de Homère aux écrivains de la seconde sophistique, les conceptions et le sens de la généalogie ont varié, impliquant des problèmes politiques, sociologiques, historiques, philosophiques qu’il serait vain de prétendre englober dans le cadre restreint d’un travail tel que celui-ci. Aussi cet exposé sera-t-il centré essentiellement sur la littérature encomiastique en prose, et seront pris en compte les éloges de personne sans envisager ni les hymnes adressés aux dieux, ni les éloges de cités qui peuvent comporter des caractéristiques similaires. Notre propos sera donc centré sur l’utilisation rhétorique de la généalogie par les auteurs de l’Antiquité grecque. Isocrate qui, au § 180 de l’Échange, cherche à faire une sorte d’historique de l’éducation oratoire (peri; th`" tw`n lovgwn paideiva"), déclare qu’il s’apprête à rédiger un exposé semblable à ceux des auteurs de généalogies (w{sper oiJ genealogou`nte" dielqei`n). Le logos a, on ne peut plus clairement, partie liée avec la généalogie, dans l’esprit du rhéteur et, plus globalement, des anciens Grecs. Mais quel est plus précisément le rapport entre ces recherches des origines et l’éloge ? C’est le point que nous aimerions élucider à présent : dans quelle mesure et avec quels objectifs les auteurs de discours encomiastiques se sont-ils emparés de la généalogie ? Est-ce réellement avec la perception que celle-ci était propre à comprendre et expliquer des parcours vertueux et exceptionnels ? L’étude que nous proposons ci-dessous cherchera donc à suivre, d’abord dans une perception chronologique, quelle a été l’utilisation de la généalogie dans le discours encomiastique, pour s’attacher ensuite à l’approche privilégiée par les théoriciens de la rhétorique à l’époque de la seconde sophistique, en cherchant à déterminer quelle place la généalogie a conquis à ce moment. Pour finir nous proposerons une analyse synthétique de trois discours encomiastiques d’Aelius Aristide, qui serviront d’illustrations à l’utilisation qui pouvait être faite au IIe siècle ap. J.-C. de la généalogie dans l’éloge. Le parcours proposé sera par conséquent non seulement thématique mais aussi diachronique.

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LA GÉNÉALOGIE COMME ÉTIOLOGIE DANS L’ÉLOGE

La généalogie dans les premiers éloges On peut repérer trois situations principales dans les éloges, l’absence totale de généalogie, des généalogies mythiques et en dernier lieu la présentation d’ancêtres vertueux. L’absence de généalogie Ce cas de figure, à vrai dire, semble être relativement rare, ce qui constitue un premier indice de l’importance du topos généalogique. Dans le Banquet, le premier à faire l’éloge du dieu Éros, Phèdre, souligne que la marque la plus éclatante de l’ancienneté du dieu c’est l’absence de généalogie le concernant (178 b) : « d’être tout ce qu’il y a de plus ancien comme divinité, c’est un honneur ; et de cette ancienneté nous avons un indice, c’est qu’il n’y a pas de généalogie de l’Amour, que ses parents ne sont mentionnés dans aucun écrit... » Pourtant, un peu plus loin, Socrate, rapportant les paroles de Diotime, va lui-même faire l’éloge de l’Amour en suivant, de façon très rhétorique, le plan qu’il annonce : « expliquer d’abord ce qu’est l’Amour lui-même, sa nature et ses attributs, et ensuite ses œuvres ». La naissance du dieu va intervenir rapidement dans cet éloge (203 b) ; Diotime et Socrate lui attribuent un père, Povro" (Poros), « Expédient », « Richesse », et une mère Peniva (Penia), « Pauvreté », « Privation ». Le plus intéressant pour notre propos c’est que cette ascendance va permettre d’expliquer des traits de caractères du Dieu, qui est pauvre mais « passionné d’inventions et fertile en expédients » (203 c)2. On a souvent relevé le parallèle entre le portrait de l’Amour fait par Diotime et celui de Socrate par Alcibiade : dans la figure de « l’Éros chasseur, nous dit Pierre Hadot3, Platon, avec une étonnante maîtrise, fait apparaître les traits de Socrate, c’est-à-dire du "philosophe" ». Ce détour par l’éloge d’un dieu permet de mettre en lumière les caractéristiques de l’éloge de cet homme si particulier, Socrate, dont Alcibiade soulignera les vertus, au premier rang desquelles la tempérance (216 d swfrosuvnh) puis le courage (220 d sq. ajndreiva), deux des quatre vertus cardinales platoniciennes. À aucun moment le jeune homme ne présente de généalogie du philosophe, n’établissant que des comparaisons, a priori peu flatteuses, avec les Silènes (215 a sq.) et Marsyas. Est-ce à dire que ce sont là les seuls ancêtres dont le 2 Voir à ce sujet les analyses de M. Detienne et J.-P. Vernant, Les ruses de l’intelligence : la Mètis des Grecs, Paris, 1974, p. 142 sq. 3 P. Hadot, Éloge de Socrate, Paris, 2004, p. 47.

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philosophe pourrait se prévaloir. Bien que le problème de la généalogie dans l’éloge ne soit pas directement abordé, on peut entrevoir une explication à cette absence, explication donnée par Alcibiade lui-même. Ce dernier souligne qu’il est impossible de trouver (221 d) ni « parmi les gens d’aujourd’hui, [ni] parmi ceux du passé », personne qu’on puisse comparer au vieux sage. On peut entendre qu’aucun ancêtre n’aurait été digne de figurer dans l’éloge. La généalogie, dans son absence même, apparaît par conséquent comme signifiante à l’intérieur du discours encomiastique, pour souligner la vertu exceptionnelle d’un dieu primitif ou d’un vieux sage que P. Hadot compare précisément, dans ce parallèle voulu par Platon avec Éros, à un « Éros aux pieds nus [qui] évoque aussi l’homme primitif tel que le décrivent le Protagoras (321 c 5) et la République (272 a 5) »4. On peut presque dire que l’absence de genos dans ces cas extrêmes est en quelque sorte déjà étiologique. Des généalogies mythiques Si Socrate n’a pas d’ancêtres qui peuvent expliquer son parcours et sa sagesse presque surhumaine, il n’en est généralement pas de même de ses semblables humains dont les éloges comportent presque toujours une rubrique généalogique, souvent mythique car plus glorieuse, comme le laissent entrevoir les deux exemples ci-dessous. Avec l’Évagoras, Isocrate se flatte d’avoir rédigé le premier éloge d’un contemporain en prose (§ 5-11) dans une composition autonome qui s’oppose aux passages laudatifs insérés, jusque là, dans des ouvrages qui avaient d’autres finalités, comme par exemple Le Banquet que nous venons d’évoquer. Comme on le sait, le discours est un éloge funèbre envoyé au fils du roi défunt de la cité chypriote de Salamine, Nicoclès, éloge dans lequel Isocrate tente de lier les faits biographiques au caractère moral, les uns expliquant les autres. La louange débute au § 12 par la généalogie, clairement annoncée : - Prw`ton me;n ou\n peri; th`" fuvsew" th`" Eujagovrou, kai; tivnwn h\n ajpovgono", eij kai; polloi; proepivstantai, dokei` moi prevpein kajme; tw`n a[llwn e{neka dielqei`n peri; aujtw`n, i{na pavnte" eijdw`sin o{ti kallivstwn aujtw/` kai; megivstwn paradeigmavtwn kataleifqevntwn oujde;n katadeevsteron auJto;n ejkeivnwn parevscen, « Et d’abord, quels ont été l’origine d’Évagoras et ses ancêtres ? Même si beaucoup les connaissent, je crois pourtant devoir en parler, moi aussi, 4 Hadot, Éloge de Socrate, p. 49.

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eu égard aux autres, afin que tout le monde sache qu’il ne s’est en rien montré inférieur aux magnifiques et grands exemples qui lui ont été donnés ».

Curieusement, l’orateur se sent obligé de se justifier, signe, soit que la rubrique généalogique n’était peut-être pas encore dûment établie, soit qu’elle pouvait sembler inopportune pour un personnage d’une grande importance. Le procédé rhétorique de la litote (« il ne s’est en rien montré inférieur… ») permet de souligner combien le laudandus a réussi à se montrer en réalité supérieur à ses ancêtres. Le roi chypriote, selon l’encomiaste, appartenait au genos mythique des Éacides, les descendants d’Éaque. Suivent les exploits de ces ancêtres mythiques, Éaque lui-même, Télamon et Pélée et leurs descendants, respectivement Ajax et Télamon d’un côté, Achille de l’autre. La tâche d’Isocrate annoncée dès le début (« afin que tout le monde sache… »), n’est donc pas des plus simples. Bien qu’il n’établisse plus aucun lien direct entre cette ascendance fabuleuse et la vie du roi par la suite, tout le portrait qui suit est cependant influencé par cette généalogie. D’ailleurs, avant d’évoquer la tempérance (swfrosuvnh) et le courage (ajndreiva) d’Évagoras (§ 22-23) – les deux qualités mises en avant par Alcibiade dans le Banquet pour son éloge de Socrate –, Isocrate, comme en passant, relève au § 21 que des présages, des oracles, des visions, l’avaient manifesté « comme né pour une destinée surhumaine » meizovnw" a];n faneivn gegonw;" h] kat∆ a]nqrwpon, manière d’indiquer au lecteur que ses vertus et ses actes n’auront pas été inférieurs à ceux de ses ancêtres. Le second exemple, qui n’entre pas dans la sphère du politique, est tiré du dialogue de Platon, Lysis. Le personnage dont il est question n’est ni un roi ni un homme influent, mais un jeune garçon, Lysis, réputé pour sa beauté et dont est amoureux un des interlocuteurs de Socrate, un éphèbe du nom d’Hippothalès. Ce Lysis est encore très jeune, puisque, comme le précise un participant au dialogue (204 e) : « c’est par le nom de son père qu’on le désigne encore, car son père est fort connu. Mais je suis sûr que tu as dû le remarquer lui-même pour sa beauté, qui suffit à le faire reconnaître ». Le jeune homme est donc marqué par deux biens distinctifs, la généalogie, ici son père très célèbre, ce qui dans la théorie épidictique appartient aux biens extérieurs, et la beauté, qui appartient, elle, aux biens du corps, qualité qui lui est propre. Cette beauté, enflammant le cœur d’Hippothalès, va inspirer l’éloge qu’en fera ce dernier, qui commencera par celui des ancêtres du garçon (205 c-d) :

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^A de; hJ povli" o{lh a/[dei peri; Dhmokravtou" kai; Luvsido" tou` pavppou tou` paido;" kai; pavntwn pevri tw`n progovnwn, plouvtou" te kai; iJppotrofiva" kai; nivka" Puqoi` kai; ∆Isqmoi` kai; Nemeva/ teqrivppoi" te kai; kevlhsi, tau`ta poiei` te kai; levgei, pro;" de; touvtoi" e[ti touvtwn kronikwvtera. to;n ga;r tou` @Hraklevou" xenismo;n prw/vhn hJmi`n ejn poihvmativ tini dih/vei, wJ" dia; th;n tou` @Hraklevou" suggevneian oJ provgono" aujtw`n (d.) uJpodevxaito to;n @Hrakleva, gegonw;" aujto;" ejk Diov" te kai; th`" tou` dhvmou ajrchgevtou qugatrov", a{per aiJ grai`ai a/[dousi, kai; a[lla polla; toiau`ta, w\ Swvkrate": tau`t∆ ejsti;n a} ou|to" levgwn te kai; a/[dwn ajnagkavzei kai; hJma`" ajkroa`sqai. « Des banalités que chante toute la ville sur Démocratès, sur l’autre Lysis, le grand-père de celui-ci, et sur tous ses aïeux, leurs richesses, leurs chevaux, les victoires Pythiques, Isthmiques, Néméennes de leurs quadriges et de leurs coursiers, voilà ce qu’il met en vers et en prose, avec d’autres vieilleries tout aussi fraîches. Hier encore, il nous racontait dans un poème l’hospitalité offerte à Héraclès par un de ses ancêtres, et nous expliquait cet accueil par la parenté d’Héraclès et de cet ancêtre, né lui-même de Zeus et de la fille du héros fondateur de son dème : bref, des contes de bonnes femmes, Socrate, et tout à l’avenant. Voilà ce qu’il dit, ce qu’il chante, et ce qu’il nous oblige à écouter ».

Nous nous trouvons ici au croisement entre une généalogie mythique et une véritable relation des filiations dans ce qui apparaît comme une transposition en prose d’un éloge de type pindarique. Il est fort vraisemblable, en effet, que dans ce passage Platon parodie un certain type d’éloges qui avaient cours à son époque. Nous ne sommes pas ici en présence d’un enkômion comme pour l’Évagoras, et la suite du dialogue portera, comme on le sait, sur l’amitié. Notons cependant que le jeune garçon se détache au sein du groupe de ses camarades, non pas seulement en raison de sa beauté, déjà évoquée, et qui, rappelons-le, appartient aux biens extérieurs, mais aussi, voire essentiellement par sa vertu d’homme bien né, illustrée par l’expression kalov" te kajgaqov" (207 a). Il ne pouvait en être autrement d’un enfant issu d’une lignée aussi grandiose Des ancêtres porteurs de vertu Ce sont à nouveau Platon et Isocrate qui serviront à illustrer l’autre versant du topos généalogique, non plus mythique cette fois, mais bien réel, des ancêtres, celui qui nous intéressera essentiellement dans la suite de l’exposé. Dans le Charmide, Platon met en scène au début un adolescent, qui va donner son nom au dialogue, et qui se distingue par sa beauté

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au sein du groupe de ses condisciples (154 c) : « celui-ci me parut d’une taille et d’une beauté admirables ». Mais la beauté de l’âme n’est pas en reste puisqu’il est, lui aussi, qualifié de kalo;" kajgaqov" (154 e). Si la beauté physique appartient aux biens extérieurs, celle de l’âme, comme le rappelle opportunément Socrate à Critias, cousin du jeune homme, « est un mérite qu’on est en droit d’attendre de ceux qui appartiennent à votre maison », Prevpei dev pou, w\ Kritiva, toiou`ton aujto;n ei\nai th`" ge uJmetevra" o[nta oijkiva". On apprend de la bouche de Critias que le jeune garçon est épris de poésie, ce qui provoque la réaction suivante de Socrate : « C’est là, mon cher Critias, un héritage de votre ancêtre Solon » (155 a). Bien plus, lors de l’entretien direct entre le jeune homme et Socrate, qui intervient peu après cet échange, le philosophe explique la swfrosuvnh (sôphrosunê) qui habite son jeune interlocuteur, selon Critias, par son ascendance (157 d-158 b) : Kai; gavr, h\n d∆ ejgwv, kai; divkaion, w\ Carmivdh, diafevrein se (e.) tw`n a[llwn pa`sin toi`" toiouvtoi": ouj ga;r oi\mai a[llon oujdevna tw`n ejnqavde rJa/divw" a]n e[cein ejpidei`xai poi`ai duvo oijkivai sunelqou`sai eij" taujto;n tw`n ∆Aqhvnhsin ejk tw`n eijkovtwn kallivw a]n kai; ajmeivnw gennhvseian h] ejx w|n su; gevgona". h{ te ga;r patrw/va uJmi`n oijkiva, hJ Kritivou tou` Drwpivdou, kai; uJpo; ∆Anakrevonto" kai; uJpo; Sovlwno" kai; uJp∆ a[llwn pollw`n poihtw`n ejgkekwmiasmevnh paradevdotai hJmi`n, wJ" diafevrousa kavllei te (158 a.) kai; ajreth/` kai; th/` a[llh/ legomevnh/ eujdaimoniva/, kai; au\ hJ pro;" mhtro;" wJsauvtw": Purilavmpou" ga;r tou` sou` qeivou oujdei;" tw`n ejn th/` hjpeivrw/ levgetai kallivwn kai; meivzwn ajnh;r dovxai ei\nai, oJsavki" ejkei`no" h] para; mevgan basileva h] para; a[llon tina; tw`n ejn th/` hjpeivrw/ presbeuvwn ajfivketo, suvmpasa de; au{th hJ oijkiva oujde;n th`" eJtevra" uJpodeestevra. ejk dh; toiouvtwn gegonovta eijkov" se eij" pavnta prw`ton ei\nai. ta; me;n ou\n oJrwvmena th`" (b.) ijdeva", w\ fivle pai' Glauvkwno", dokei`" moi oujdevna tw`n pro; sou` ejn oujdeni; uJpobebhkevnai: eij de; dh; kai; pro;" swfrosuvnhn kai; pro;" ta\lla kata; to;n tou`de lovgon iJkanw`" pevfuka", makavriovn se, h\n d∆ ejgwv, w\ fivle Carmivdh, hJ mhvthr e[tikten. « Cette supériorité, Charmide, ajoutai-je, est fort naturelle : car je ne vois personne ici qui puisse montrer dans sa double ascendance athénienne une réunion d’ancêtres capables de laisser à leur rejeton un héritage de mérite et de beauté supérieure à celui que les tiens t’ont laissé. Votre maison paternelle, celle de Critias fils de Dropidès, fut célébrée, nous le savons, par Anacréon, par Solon et par d’autres poètes, pour sa beauté, pour sa vertu, pour tous les avantages qui distinguent ceux qu’on appelle les heureux. Du côté de ta mère, il en est de même : Pyrilampe, ton oncle maternel, a passé pour l’homme le plus beau et le plus grand de la Grèce dans toutes ses ambassades auprès du grand-Roi et ailleurs, et au total cette seconde lignée est digne de la première. Étant né de tels ancêtres,

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tu ne pouvais manquer d’être le premier en tout. Pour ce qui est de la beauté visible, cher enfant de Glaucon, j’ose dire que tu ne le cèdes en rien à ceux qui t’ont précédé. S’il est vrai, comme le dit Critias, que tu n’es pas moins bien partagé du côté de la sagesse et des autres vertus, ta mère a mis au monde un fils privilégié ».

À la lecture de cette envolée on peut se demander s’il était envisageable que la mère ne mît pas au monde un tel rejeton, mais surtout on est frappé par le fait que les biens extérieurs, la beauté, comme les biens de l’âme, la sagesse, sont expliqués par l’ascendance. D’autre part, il faut souligner que la perfection est ici incontestable puisque les deux branches maternelles et paternelles sont exceptionnelles5. Dans son plaidoyer Sur l’attelage § 25-286, Isocrate présente un éloge appuyé d’Alcibiade dans la bouche de son propre fils. Cette situation est originale à observer, puisque c’est le descendant luimême qui va être amené à louer ses ascendants. La place du topos de la généalogie, située en l’occurrence après le rappel des actions d’Alcibiade constitue une autre particularité de ce texte. Alcibiade, lui aussi, a pu s’enorgueillir d’une double ascendance de marque (cf. § 25 et 26), jusqu’aux arrières-grands-parents. On comprend facilement l’intérêt de la généalogie dans un passage tel que celui-ci et son aspect 5 Voir à ce sujet L. Pernot, La rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-romain, Paris, 1993, p.135. 6 (25.) @O ga;r path;r pro;" me;n ajndrw`n h\n Eujpatridw`n, w|n th;n eujgevneian ejx aujth`" th`" ejpwnumiva" rJa/vdion gnw`nai, pro;" gunaikw`n d∆ ∆Alkmewnidw`n, oi} tou` me;n plouvtou mevgiston mnhmei`on katevlipon i{ppwn ga;r zeuvgei prw`to" !Alkmevwn tw`n politw`n !Olumpivasin ejnivkhsen, – th;n d∆ eu[noian, h}n ei\con eij" to; plh`qo", ejn toi`" turannikoi`" ejpedeivxanto: suggenei`" ga;r o[nte" Peisistravtou kai; pri;n eij" th;n ajrch;n katasth`nai mavlist∆ aujtw/` crwvmenoi tw`n politw`n, oujk hjxivwsan metascei`n th`" ejkeivnou turannivdo", ajll∆ ei{lonto feuvgein ma'llon h] tou;" polivta" ijdei`n douleuvonta". (26.) […] Kai; to; teleutai`on !Alkibiavdh" kai; Kleisqevnh", oJ me;n pro;" patro;", oJ de; pro;" mhtro;" w]n provpappo" tou` patro;" toujmou`, strathghvsante" th`" fugh`" kathvgagon to;n dh`mon kai; tou;" turavnnou" ejxevbalon, (27.) kai; katevsthsan ejkeivnhn th;n dhmokrativan […] (28.) Th;n me;n ou\n filivan th;n pro;" to;n dh`mon ou{tw palaia;n kai; gnhsivan kai; dia; ta;" megivsta" eujergesiva" gegenhmevnhn para; tw`n progovnwn parevlaben. « Mon père appartenait, par les hommes, aux Eupatrides, dont le nom seul suffit à faire connaître la noblesse ; par les femmes, aux Alcméonides qui ont laissé le plus beau monument de leur richesse quand Alcméon fut le premier citoyen à remporter la victoire à la course de chars à Olympie, et qui montrèrent au temps des tyrans leur dévouement pour le peuple ; parents de Pisistrate et, avant son arrivée au pouvoir, plus liés avec lui qu’avec aucun Athénien, ils n’acceptèrent pas de s’associer à sa tyrannie et aimèrent mieux être exilés que voir esclaves leurs concitoyens. (26) […] Et à la fin Alcibiade et Clisthène, l’un arrièregrand-père paternel, l’autre arrière-grand-père maternel de mon père, prirent le commandement des bannis, ramenèrent le peuple, chassèrent les tyrans (27) et établirent cette démocratie […]. (28) L’amitié pour le peuple que les ancêtres de mon père lui avaient léguée est donc si ancienne et légitime et s’était manifestée par les plus grands services ».

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étiologique est évident : Alcibiade ne peut être soupçonné d’avoir été opposé au peuple puisque tous ses ancêtres se sont battus pour la démocratie, y compris contre leur propre parenté le tyran Pisistrate. Accessoirement, le développement important du topos dans ce discours met en place la valeur sportive, plus spécialement dans les courses de char, des lointains ancêtres, ce qui permet aussi de justifier la passion d’Alcibiade pour les chevaux, passion qui est à l’origine du procès et qui nous ramène, à nouveau, à la typologie des épinicies pindariques, qui semble être un des modèles qui ont inspiré assez largement les encomiastiques postérieurs. On perçoit donc, dès l’époque classique, un usage important de la généalogie dans des textes ou des passages laudatifs. Pourtant, dès à présent, on peut noter deux points : cette utilisation qui n’est pas systématique, est toujours liée au propos, au kairos du discours, généalogie légendaire pour un roi, ou ancêtres illustres – et de préférence des deux côtés –, maternels et paternels ; il faut remarquer d’autre part que, dans tous les cas, la mise en place de ce topos correspond à une volonté de mettre en valeur certaines qualités de la personne qu’on veut louer, en les justifiant et en les expliquant. La fonction étiologique de la généalogie est donc, dès cette époque, clairement perceptible. Cette place importante de la généalogie dans les éloges va très rapidement se généraliser et connaître une théorisation à l’époque impériale dans les traités de rhétorique Théorie et pratique à l’époque de la seconde sophistique Les théoriciens de l’époque de la seconde sophistique qui codifieront l’éloge des personnes, comme Ménandros II au IIIe s. ap. J.-C., adopteront tout naturellement l’ordre chronologique qui privilégiera la succession des topoi, d’abord la patrie, avec, si possible, un historique élogieux de celle-ci, puis le genos, avant d’aborder la naissance, puis la nature du laudandus, son éducation (paideiva), et ses actions (pravxei") c’est-à-dire son histoire personnelle7. Les plus anciens éloges rhétoriques, les epitaphioi, reprennent la trame narrative de la 7 C’est dans le Basilikos logos de Ménandros II (368-377) que l’on trouve la liste la plus détaillée des topoi à mettre en œuvre : patrie, famille, naissance, petite enfance, éducation, manière d’être, actions, chance, cf. D.A. Russell-N.G. Wilson, Menander Rhetor, ed. with tranlation and Comm., Oxford, 1981.

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vie de celui qu’on loue8, même si l’on trouve également des textes encomiastiques qui privilégient les portraits suivant, non plus la chronologie, mais un classement des vertus et des biens. Le représentant de cette dernière école est Aelius Théon qui classe les lieux de l’éloge dans une répartition tripartite, les biens de l’âme, les biens du corps, les biens extérieurs (109, 29-110, 11)9 : !Epei; de; ta; ajgaqa; mavlista ejpainei`tai, tw`n de; ajgaqw`n ta; me;n peri; yuchvn te kai; h\qo", ta; de; peri; sw`ma, ta; de; e[xwqen hJmi`n uJpavrcei, (110.) dh`lon o{ti ta; triva a]n ei[h tau`ta, ejx w|n eujporhvsomen ejgkwmiavzein. e[sti de; tw`n e[xwqen prw`ton me;n eujgevneia ajgaqovn, ditth; de; hJ me;n povlew" kai; e[qnou" kai; politeiva" ajgaqh`", hJ de; gonevwn kai; tw`n a[llwn oijkeivwn. e[peita de; paideiva, filiva, dovxa, ajrchv, plou`to", eujtekniva, eujqanasiva. tou` de; swvmatov" ejstin uJgeiva, ijscuv", kavllo", eujaisqhsiva. Yucika; de; ajgaqa; ta; spoudai`a hjqika; kai; aiJ touvtoi" ajkolouqou'sai pravxei", oi|on o{ti frovnimo", o{ti swvfrwn, o{ti ajndrei`o", o{ti divkaio", o{ti o{sio", o{ti ejleuqevrio", kai; o{ti megalovfrwn, kai; o{sa toiau`ta. « Mais puisqu’on loue surtout les mérites et que nos mérites sont soit intellectuels et moraux, soit physiques, soit extérieurs à nous-mêmes c’est évidemment dans ces trois grandes classes de mérites que nous puiserons la matière de nos éloges. Dans les mérites extérieurs on trouve d’abord le mérite de la noble origine, qui se partage en deux, la Cité, le peuple et la bonne constitution politique, d’une part, les parents et les proches, d’autre part. Ensuite, l’éducation, les amis, la réputation, les fonctions officielles, les richesses, l’heureuse progéniture et la belle mort. Appartiennent aux mérites physiques, la santé, la force, la beauté, l’intégrité des sens. Les mérites de l’âme sont les vertus et les actions qui en découlent : intelligence, tempérance, courage, justice, piété, détachement des richesses, magnanimité et toutes les autres vertus semblables ».

8 Pernot, La rhétorique de l’éloge… p. 135 sq. 9 Sur cette tension entre une vision biographique des topoi et une approche éthique à

travers les traités de rhétorique, voir plus spécialement L. Pernot, « L’éloge chez Ménandre le rhéteur », REG, 99, 1986, p. 33-53, p. 41, n. 39. Cette hésitation est particulièrement sensible chez Nicolaos qui, après avoir évoqué le plan tripartite, qualités de l’âme, du corps et éléments extérieurs dont la paternité est clairement attribuée à Platon (49, 23 sq.), déclare qu’il privilégie un autre ordre à caractère biographique (50, 9 sq.) : exorde, origines (race, ville, ancêtres), naissance, anatrophê, paideia, actions (qui mettent en valeur les vertus) avec des comparaisons. On voit par cet exemple que les manuels destinés à l’enseignement ont vraisemblablement privilégié cette dernière approche, et l’exemple de Théon semble être une exception : « Les rhéteurs postérieurs à Théon ont préféré disposer les topiques de l’éloge selon la chronologie », B. Schouler, La Tradition hellénique chez Libanios, 2 vol., Paris, (Collection d’Études Anciennes), 1984, p. 111.

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Parmi les biens extérieurs, l’origine, la cité, la nation, le gouvernement, la parenté, font référence à des aspects généalogiques. Celleci est-elle apte à expliquer et justifier les autres biens extérieurs comme l’instruction, la gloire, la puissance ou la richesse ? Tout paraît l’indiquer, mais la généalogie, bien davantage, semble parfois être à l’origine d’autres qualités et vertus, bien plus nombreuses, qui dans la théorie élaborée par Théon, devraient en être dissociées, comme les biens du corps ou les biens de l’âme. Il a donc semblé naturel aux théoriciens, quel que soit le mode d’exposition choisi, de louer, mais toujours au début du discours, le genos : « Tout de suite après l’exorde nous parlerons de la noble origine… », (Théon, 111, 13-14). Quant à Ménandros II, il qualifie le genos de « base de tout », krhpi;" tw`n o{lwn, dans le peri; ejpitafivou, 419, 1710. La première place accordée à cette rubrique, qui peut, selon les cas se subdiviser en patrie et famille ou famille seulement11, souligne par conséquent son importance aux yeux des encomiastes. Mais cette primauté n’est pas uniquement chronologique, elle repose aussi sur la conviction que la généalogie va permettre de souligner et d’expliquer un certain nombre de qualités et vertus de la personne. Comme le soulignait déjà Aristote, Rhétorique I, 1367 b 30, « il est vraisemblable que de parents bons naissent des enfants bons… », ”Eijko;" ga;r ejx ajgaqw`n ajgaqouv". La vertu des parents prédestine en quelque sorte à la vertu, de même que l’ascendance et le nom, dans la tragédie, sont généralement susceptibles de prédestiner au malheur12. Le Stagirite reconnaît par conséquent la présence de biens extérieurs dans l’éloge, biens qui viendront confirmer la vertu du laudandus. Au IIe s. ap. J.-C. certains discours d’Aelius Aristide représentent des illustrations remarquables de la mise en œuvre de ces prescriptions et de l’interaction entre la généalogie et l’aretê.

10 Quintilien, III, 7, 10, avait également insisté sur l’importance du genos : « primum dividitur [laus] in tempora, quodque ante eos fuit quoque ipsi uixerunt » (« en premier lieu l’éloge se répartit en périodes : le temps qui a précédé leur naissance et le temps où ils ont vécu ». 11 L. Pernot, La rhétorique de l’éloge…, p. 154 sq. 12 Par ex., Euripide, Les Bacchantes, 507-508 : PENQEUS Penqeu;" ∆Agauvh" pai`", patro;" d∆ jEcivono". DIONUSOS jEndustuch`nsai tou[nom∆ ejpithvdeio" ai\. Penthée. – Je suis Penthée, fils d’Échion et d’Agavé ! Dionysos. – Ce nom te prédestine à être malheureux.

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Étude de cas, les discours 30, 31, 32 d’Aelius Aristide Aelius Aristide est une des figures majeures de la seconde sophistique du IIe s. ap. J.-C. et parmi son œuvre les discours 30, 31 et 32 sont les uniques exemples d’éloges individuels. En ce qui concerne le traitement de la généalogie dans l’éloge, ces trois discours ont, en outre, l’avantage de présenter trois situations totalement distinctes. Le discours 32 est une oraison funèbre, un epitaphios, écrite en l’honneur du grammairien Alexandros, un ancien professeur d’Aristide (!Epi; !Alexavndrw/ ejpitavfio"). Ce discours répond, dans sa structure, aux recommandations que l’on retrouve chez Ménandros pour les éloges funèbres, avec une construction tripartite, éloge, lamentation, consolation. La partie encomiastique reproduit également le schéma le plus souvent abordé, c’est-à-dire un ordre chronologique qui va de l’enfance à la vie adulte et son accomplissement à travers des actions éclatantes. On s’attend par conséquent tout naturellement à ce que l’éloge commence par le genos. Or, Aristide n’en fait nul mention puisqu’il passe du topos – très rapidement mené – de la patrie à celui de la paideia, négligeant délibérément les ancêtres. L’essentiel de la partie encomiastique est consacré aux actions du défunt et l’ensemble du discours cherche à mettre en place la figure du sage dont il est dit, au § 28, que la divinité lui accorda tous les biens et qu’il accumula en sa personne tout ce qui était possible à un être humain. L’encomiaste ajoute qu’un tel sort heureux était même impensable avant Alexandros. Ce portrait d’un sophos favorisé par le destin qui, sa vie durant, côtoya la perfection, nous renvoie à l’image de Socrate évoquée au début de notre exposé, dans le Banquet. Le philosophe, lui non plus – pas plus que le dieu Éros –, n’a eu droit, dans l’éloge qui lui est fait par le jeune Alcibiade, à une mention des ancêtres. Il nous faut dès lors constater que certaines personnes ne doivent leur vertu qu’à ellesmêmes, ou si l’on veut à la tukhê, mais qu’elles ne sont pas redevables de leur sort au genos. Ceci conforte, a contrario, l’importance de la généalogie, pour expliquer les qualités, dans la majorité des cas. Dans les deux autres discours d’Aristide, en effet, le topos du genos n’est pas ignoré, bien que son traitement soit très différent. Le discours 31 est une autre oraison funèbre, dédiée par Aristide à un de ses élèves mort prématurément (Eij" !Etewneva ejpikhvdeio"). Il est inutile de revenir, dans ce discours également, sur le respect scrupuleux du schéma des epitaphioi par l’orateur. L’éloge, ainsi que les théoriciens le préconisaient, débute par le genos, au § 3. Celui-ci,

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conformément aux règles, est subdivisé puisqu’il aborde successivement les ancêtres, puis les parents (§ 3-4) : Tiv ga;r kai; fobhqhsovmeqa mh; levgonte" yeuswvmeqa, ou| to; me;n gevno" tosou`ton prw`ton e[n te th`/ povlei kai; th`/ ∆Asiva/, w{ste mhdæ a]n e{næ ajmfisbhth`sai: pavnte" ga;r wJ" eijpei`n kaqæ e{na prwteuvousi: kai; mh;n tw`/ ge pro;" patro;" to; pro;" mhtro;" ejfavmillon. aujtoi; de; oiJ gonei`" oJ me;n ajndrw`n gnwrimwvtato", hJ de; gunaikw`n swfronestavth, ajlla; kai; eij" paivdwn tw`n auJth`" ejpimevleian kreivttwn h] gunhv. 4. trofh; de; kai; fuvsi" ajxiva th`" genevsew", « Aussi bien, quels propos erronés devons-nous craindre de tenir au sujet de celui dont la famille exerce une telle prééminence dans la cité et en Asie que nul ne saurait la contester ? Car tous ses ancêtres, pour ainsi dire, occupent tour à tour le premier rang ; en outre sa lignée maternelle le dispute à sa lignée paternelle. Quant à ses parents eux-mêmes, l’un est le plus connu des hommes, l’autre la plus sage des femmes, et même supérieure à une femme en ce qui concerne l’attention qu’elle porte à ses enfants. (4) Sa première formation et ses qualités naturelles furent dignes de sa naissance »13.

On ne peut manquer, cependant, de relever la brièveté de ce topos dans un discours, il est vrai, lui-même peu étendu. Quelques remarques généralisantes sur les ancêtres précèdent un développement à peine plus long pour les parents. Puis l’orateur passe directement à la trophê, la petite enfance et à la paideia du jeune homme, partie essentielle du discours. Une courte phrase assure une transition discrète entre le genos et la petite enfance au début du § 4. Le lien ainsi créé, est non seulement formel, permettant à l’orateur de passer d’un topos à l’autre, mais semble également, par l’intermédiaire de l’adjectif ajxiva, établir une corrélation entre les qualités qui vont être détaillées et l’ascendance dont il a été question. Mais la discrétion même de cette relation soulève un problème. En effet, Aristide, dans l’éloge qu’il fera du défunt, brosse tout particulièrement un portrait détaillé de l’élève modèle qui rejaillit sur celui qui fut son professeur. Ni les ancêtres, ni les parents – si ce n’est peut-être la mère par sa présence affectueuse – ne tiennent de rôle dans cette partie et n’ont, semble-t-il, aucune influence. La réflexion du § 4 apparaît par conséquent d’autant plus étrange. On a le sentiment qu’Aristide s’est senti obligé, à cause d’une tradition littéraire déjà bien établie, de lier les qualités du défunt, qu’il s’apprête à dérouler, à l’éloge des ancêtres qu’il vient succinctement 13 Les traductions d’Aristide sont nôtres.

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de faire. L’analyse de la brièveté même du topos généalogique dans ce discours en renforce par conséquent l’importance au regard de la tradition. Toute différente est la situation du discours 30, un discours d’anniversaire en l’honneur d’un autre de ses élèves, le jeune Apellas, (!Apella`/ geneqliakov"). Celui-ci est le fruit d’une famille particulièrement illustre de Pergame, dont plusieurs membres furent sénateurs et consuls. Et dans l’éloge du jeune garçon, le topos du genos occupe 7 paragraphes sur 28, soit un quart du discours. Le § 6 qui fait le lien entre l’éloge de la cité et l’éloge de la famille est particulièrement éloquent en ce qui concerne le caractère étiologique de la généalogie. L’orateur met en place l’idée que le futur du jeune homme est directement lié au passé glorieux de sa famille : « s’il y a de bons espoirs d’obtenir des prix prochainement grâce à toi, d’autres fruits ont déjà été recueillis par ta famille. […] La succession des générations en remontant le temps depuis le début […] a avancé jusqu’à toi, attendant à travers toi l’accomplissement du futur ». L’idée de la continuation, à travers le jeune Apellas, de la valeur familiale est encore plus clairement exprimée au § 7 : ajpo; gavr toi Kodravtou, dh`lon dæ ejsti;n, oi\mai, kai; fqegxamevnou pa`sin oJmoivw" tou[noma, e[xestin ajriqmw`/ katiovnti to; gevno" eij" tou`ton oJra`n a{pan kaqarovn te kai; gnhvsion th`sde th`" gh`" blavsthma, poihth;" a]n ei[poi, kai; mavlæ ejpanqou`n eJautw`/ kai; ma`llon ajnqh`son, w{sper ajrcovmenon ajei; kai; mhdevpote lh`gon, e[stæ a]n hJ trevfousa gh` toutoni; to;n karpo;n ajqavnato" mevnh/, « En effet, à partir de Quadratus – ce nom est, je pense, clair également pour tous, même sans précision – on peut, par l’énumération des générations descendant jusqu’à ce garçon, voir comme dirait un poète, "un rejeton de cette terre", entièrement pur et noble qui pousse de toute sa sève en lui-même et qui poussera davantage, comme un éternel commencement qui n’a jamais de fin, aussi longtemps que la terre qui nourrit ce fruit que voilà demeurera immortelle ».

À la fin de cette longue partie consacrée au genos, Aristide insiste, un peu à la manière d’Isocrate dans l’Évagoras, pour signifier que le jeune homme doit surpasser tous ses ancêtres valeureux (§ 12) : « Il nous faut avoir bon espoir qu’il se tiendra à une meilleure place, non seulement que son père, mais aussi que son grand-père et j’ajouterai, meilleure que le reste des ses ancêtres ». Et l’idée même de ce lien

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étiologique entre les qualités du garçon et de ses ascendants réapparaît avec force dans les derniers paragraphes du discours consacrés à l’avenir brillant du jeune garçon (§ 23) : w\ tri;" ejkei`noi kai; pollavki" eujdaivmone", oi} th;n movnhn tw`/ gevnei tw`/ tw`n ajnqrwvpwn ajpodoqei`san ajqanasivan ejn soi; karpouvmenoi, kai; meta; th`" mnhvmh" th`" eJautw`n klh`rovn soi megaloprepevsteron tw`n uJpov te gh`n kai; peri; gh`n qhsaurw`n katalipovnte" th;n eJautw`n dovxan, « Ô trois fois et plusieurs fois heureux ces hommes qui récoltent en toi la seule immortalité accordée à la race des hommes et qui, avec le souvenir qui reste d’eux, t’ont laissé – en héritage plus magnifique que les trésors sous terre et sur terre – leur propre gloire ».

À la fin du discours (§ 28), l’orateur supplie Asclépios d’accorder au jeune homme « les mêmes honneurs » que ses ancêtres, soulignant de la sorte que les nombreuses qualités dont il est pourvu, sont étroitement liées à son ascendance. Ce discours représente une illustration extrême du rapport entre les vertus des ancêtres et celles du laudandus, tant l’insistance de l’auteur y est grande, au point d’en irriguer l’ensemble du discours. La généalogie apparaît clairement dans son rôle étiologique, ainsi que cela émergeait dès l’époque classique et comme cela a été théorisé plus tard dans les manuels stylistiques. Il est évident que la prédominance de ce topos et de cette relation dans ce discours ne peut s’expliquer que par la place éminente de la famille du jeune Apellas dans la cité de Pergame, et plus largement dans la province d’Asie. Le traitement du genos dans ces trois discours d’Aelius Aristide est, à notre avis, particulièrement représentatif de la place prise par ce topos dans la littérature encomiastique et surtout de son lien étiologique avec la vertu de la personne que l’on s’apprête à louer. Cela ne signifie nullement que les mérites propres du laudandus en sont diminués ; il faut comprendre, tout au contraire, que les qualités des ancêtres rejaillissent, en quelque sorte décuplées, chez lui, et qu’il lui appartient de les mettre en valeur dans le cours de sa vie à travers ses actions.

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Conclusion Même si nous n’avons fait que le mentionner en passant, à travers cet exposé, il faut rappeler que, dès l’époque archaïque, Pindare mêle l’aspect généalogique et les vertus propres de l’individu14. Cet illustre exemple ne sera plus oublié par les auteurs à venir d’éloges. De l’époque classique à la seconde sophistique, le topos généalogique se distingue par sa force et son impact. Et l’on voit bien que l’argument chronologique seul ne suffit pas à expliquer cette forme de prééminence, puisque dans le cas d’un éloge de type narratif, c’est-àdire se déroulant à la façon d’un récit relatant de la naissance à la mort la vie d’un personnage, comme par exemple pour le grammairien Alexandros, le genos fait précisément défaut. Dans ce cas particulier les actions seules suffisent à démontrer l’aretê exceptionnelle du défunt. La même constatation doit être faite six siècles plus tôt à propos de l’éloge de Socrate dans Le Banquet. A contrario, on peut être amené à penser que dans le cas d’enfants n’ayant pas encore eu l’occasion de briller par leurs actions (pravxei"), la généalogie intervient pour montrer de quoi leur futur sera fait. Les vertus ancestrales viendraient en quelque sorte suppléer celles qui ne sont qu’à l’état d’ébauche chez l’enfant. Et la généalogie permet alors non seulement d’indiquer la voie que le jeune suivra obligatoirement, mais aussi de montrer en quoi sa courte vie est déjà une illustration et une continuation de la vertu des ancêtres. Car comme nous l’avons vu le traitement de la généalogie va au-delà des préceptes : alors que dans la théorie épidictique elle est clairement identifiée comme appartenant aux biens extérieurs, les discours encomiastiques n’hésitent pas à lui prêter des liens avec les biens du corps, la beauté, par exemple chez Lysis ou même avec les biens de l’âme, comme pour Apellas. Dans ce dernier cas en effet, le jeune homme possède toutes les qualités pour devenir agonothète des jeux en l’honneur d’Asclépios au même titre que ses ancêtres qui, avant lui, avaient cette charge. Celle-ci, de la sorte, se transmet, non par simple coutume héréditaire mais bien par l’aretê. On perçoit à travers l’histoire de la généalogie que la théorie et la pratique ont peu à peu construit ce topos jusqu’à en faire un élément central ou, plus exactement, comme le dit Ménandros « la base » sur laquelle le portrait doit s’édifier et sur laquelle il prend directement 14 Par ex. Néméennes, I, 28-29 : « la force prévaut dans l’action, et la raison dans le conseil, lorsque l’hérédité nous en rend capables. Fils d’Agésidame, ton caractère te permet d’employer l’une comme l’autre ». Voir aussi Pythiques, VII, 5 en l’honneur d’un Alcmeonide, Mégaclès.

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ses racines. Au point que son absence même en devient signifiante. Mais son traitement étiologique est loin d’être systématique car le kairos du discours s’impose avant tout à chaque orateur. C’est dans ce seul cadre que les actes peuvent être liés par une causalité avec la généalogie, soit exprimée avec force, comme dans le cas du jeune Apellas, soit passée sous silence, comme pour le grammairien Alexandros. Jean-Luc VIX Université Marc Bloch – Strasbourg II

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Dans l’ouverture des Femmes à l’Assemblée d’Aristophane1, Praxagora se trouve seule en scène, avant d’être rejointe par d’autres Athéniennes qui ont décidé de se rendre avec elle à l’ejkklhsiva pour faire voter l’instauration de la gynécocratie. Comme il fait encore nuit, la jeune femme tient une lanterne, à laquelle elle adresse, en attendant, ces premiers mots2 : Ô lanterne bien tournée à l’œil étincelant, merveilleuse trouvaille de gens clairvoyants, nous allons révéler ton origine et ton destin. Façonnée au tour sous l’impulsion du potier, tes narines possèdent les attributs étincelants du soleil (…)

Ce monologue, qui célèbre ensuite le rôle de la lanterne dans les alcôves et dans les celliers, constitue une parodie des prologues tragiques. En particulier, il rappelle peut-être celui des Phéniciennes d’Euripide (v. 1-6), où la vieille Jocaste invoque le Soleil3. La phraséologie de ces vers ne manque pas d’intérêt pour l’historien des débuts de la rhétorique. Praxagora célèbre une lampe en terre cuite qu’elle assimile explicitement au Soleil ; et elle annonce que son éloge comportera deux parties : l’« origine » de la lampe (gonav" : on pourrait dire aussi la « naissance », d’où l’évocation de la fabrication de la lampe par le potier) et son « destin » (tuvca", pour dire les emplois auxquels la lanterne est destinée, les circonstances où elle se révèle utile). La référence probable à Euripide suggère que Praxagora recourt à deux thèmes obligés de l’éloge de divinité, tandis que l’assimilation d’une simple lanterne au Soleil fait penser aux éloges 1 Cf. P. Thiercy, Aristophane. Théâtre complet. Textes présentés, établis et annotés par P. T., Paris, 1997, p. 1288 : la pièce a été représentée « en 392 ou, plus probablement, en 391, sans doute aux Lénéennes ». Sur la traduction du titre de la pièce, cf. Thiercy, ibid., n. 1. 2 Nous citons les cinq premiers vers de la traduction Thiercy (ibid., p. 823). 3 Hypothèse développée notamment par C. Amiech, Les Phéniciennes d’Euripide. Commentaire et traduction, Paris, 2004, p. 237.

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paradoxaux des sophistes. En d’autres termes, Aristophane pastiche non seulement Euripide, mais encore les éloges rhétoriques en prose, qu’ils soient consacrés à des dieux ou à des objets triviaux. Enfin, ces paroles de Praxagora révèlent que, dans tous les cas, l’« origine » est un développement obligé, qui inaugure la célébration. Tout en postulant l’immortalité, qui permet d’échapper à la souffrance et au devenir, l’anthropomorphisme de la religion grecque fait que la divinité vient au monde. Les dieux naissent et peuvent donc s’insérer dans des récits généalogiques, où sont spécifiés leurs liens de parenté et les réseaux de puissance qu’ils constituent, étant entendu que les généalogies divines sont susceptibles de varier suivant les lieux et les époques, en fonction de circonstances particulières et de visées idéologiques propres au locuteur. En ce domaine, comme dans la mythologie en général, la diversité et la manipulation sont de règle, car elles sont conformes aux variations des mentalités antiques. Si la naissance ou l’origine des dieux constitue un thème privilégié (et reconnu comme tel4) de la tradition poétique, l’étude qui suit se propose d’examiner les occurrences de ce thème dans les hymnes en prose des Grecs – u{mno" étant le terme consacré par les rhéteurs pour désigner l’éloge rhétorique d’un dieu5. En tenant compte des traités rhétoriques, des sources post-classiques et des discours perdus, on s’aperçoit que les dieux étaient souvent loués en prose dans des cadres aussi divers que l’école, l’ejpivdeixi" ou le concours d’éloge. Analysé par les théoriciens (Quintilien, Alexandros et Ménandros en particulier), le genre a été illustré par des auteurs importants comme Aelius Aristide, Libanios et Julien6. D’après les témoignages conservés, l’origine (gevno", gevnesi") est un des premiers thèmes abordés : c’est un tovpo" au sens strict7, c’està-dire une rubrique qui permet de trouver des idées, un point de départ pour l’argumentation, alors que l’hymne tout entier constitue, en tant

4 Il suffit de penser à la Théogonie, aux Hymnes homériques ou aux hymnes de Callimaque. Cf. A. M. Miller, From Delos to Delphi. A Literary Study of the Homeric Hymn to Apollo, Leyde, 1986, p. 6-7, 8, 20-50. Sur le thème de la naissance qui réjouit les dieux, cf. M. Vamvouri-Ruffy, La fabrique du divin. Les Hymnes de Callimaque à la lumière des Hymnes homériques et des Hymnes épigraphiques (Kernos, Supplément 14), Liège, 2004, p. 91-92. 5 Cf. L. Pernot, La rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-romain Paris (Collection des Études Augustiniennes, Série Antiquité, 137-138) 1993, p. 216-218. 6 Cf. Pernot, La rhétorique de l’éloge…, p. 220-221. 7 Sur la notion de tovpo", voir L. Pernot, « Lieu et lieu commun dans la rhétorique antique », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 1986, p. 253-284.

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qu’éloge, « une structure, formée d’un ensemble de "points à examiner" qui sont solidaires les uns des autres et composent une liste exhaustive »8. L’éloge du gevno" a partie liée avec l’étiologie. De fait il consiste souvent à commencer par louer l’origine, la naissance des dieux, lesquels sont responsables (ai[tioi) de nombreux bienfaits qu’il s’agit ensuite de célébrer. En même temps le motif de la cause joue un rôle décisif dans l’éloge des dieux et dans le développement de l’argumentation. On loue la divinité parce qu’elle est la cause d’actions et d’inventions dignes de mention, mais aussi parce qu’elle est venue à l’existence pour se comporter de cette façon. C’est en ce sens que Quintilien souligne la valeur démonstrative de l’hymne en prose : bien sûr, faire l’éloge d’un dieu signifie aborder un sujet consensuel ; il n’empêche que l’encomiaste doit sélectionner un certain nombre de preuves et, par exemple, pour célébrer Romulus, on dira notamment qu’il était fils de Mars et qu’il fut nourri par une louve, ce qui prouvera son ascendance céleste9. L’exemple choisi par Quintilien est instructif, car il montre déjà que l’origine et la naissance constituent le premier outil de la démonstration, la première preuve, et que le tovpo" ne se réduit pas au simple énoncé gratuit des liens de filiation. Un tel sujet se situe, on le voit, au confluent de trois types de discours : le discours étiologique, le discours généalogique et le discours rhétorique. Il est temps, à présent, d’examiner la mise en œuvre des arguments servant à étayer le tovpo". Seront donnés ici des exemples pour mettre en vedette les principales questions qui se posent aux encomiastes quand ils célèbrent l’origine d’un dieu. Antiquité Les premiers spécimens conservés d’hymnes en prose sont les discours sur l’Amour que les convives d’Agathon prononcent dans le Banquet de Platon, sur proposition de Phèdre10. Ce dernier, relayé par 8 L. Pernot, « Les topoi de l’éloge chez Ménandros le rhéteur », Revue des Études Grecques, 99, 1986, p. 34. Sur la topique de l’hymne en prose, voir Id., La rhétorique de l’éloge…, p. 218-238. 9 Quintilien, Institution oratoire, III, 7, 5 : ut qui Romulum Martis filium educatumque a lupa dicat, in argumentum caelestis ortus utatur his. 10 Cf. Pernot, La rhétorique de l’éloge…, p. 23. Voir aussi la précieuse étude de R. Velardi, « Le origini dell’inno in prosa tra V e IV secolo A.C. : Menandro retore e Platone », dans A. C. Cassio, G. Cerri (éds.), L’inno tra rituale e letteratura nel mondo antico, Rome, 1991, p. 205-231.

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Éryximaque11, constate en effet qu’« en l’honneur d’Éros, qui est un dieu si ancien et si grand, jamais un seul poète, parmi un si grand nombre, n’a composé le moindre éloge »12. Phèdre se plaint des poètes, mais aussi des sophistes, qui écrivent pourtant des éloges d’Héraclès13 ou d’autres dieux et qui vont jusqu’à composer des discours sur le sel ou d’autres sujets de ce genre (177 b 4-c 2). En tant que « père du discours » (177 d 5 : path;r tou` lovgou), et parce qu’il est assis à la première place (177 d 4 : prw`to" katavkeitai), Phèdre ouvre le « concours »14 en prononçant le premier éloge (178 a 5-180 b 8) et commence ainsi : « Éros est un dieu important (…) pour de multiples raisons, dont la moindre n’est pas son origine (kata; th;n gevnesin) »15. En effet, poursuit Phèdre, « il est parmi les dieux l’un des plus anciens (ejn toi`" presbuvtaton), ce qui est un honneur » (178 b 1). De cette ancienneté, Phèdre apporte la « preuve » (178 b 2 : tekmhvrion) : Éros n’a pas de « parents » (178 b 2 : gonh`") et aucun auteur ne lui en attribue. De fait, selon Hésiode, il y eut d’abord le Chaos, puis la Terre et Éros (178 b 4-7)16. De même, Acousilaos, l’auteur des Origines, affime qu’« après le Chaos, sont nés ces deux êtres, la Terre et Éros » (178 b 8-9)17, tandis que Parménide parle en des termes comparables de la gevnesi" d’Éros18. Ces exemples permettent à Phèdre de conclure qu’Éros est bien « l’une des divinités les plus anciennes » (178 c 1-2 : ejn toi`" presbuvtato"). Fort de cet acquis, l’orateur passe au second développement de son discours, qui consiste à montrer que le dieu « est pour nous la cause des biens les plus 11 Plat., Banquet, 177 a. Notons qu’Éryximaque cite à ce moment un vers de la Mélanippe d’Euripide (« Non, il n’est pas de moi le discours que je vais tenir, mais de Phèdre ici présent ») qui constitue la préface d’un discours sur l’origine de l’univers. Cf. L. Brisson, Platon, Le Banquet, Paris, 2000, 2e éd., p. 187 (n. 81). 12 177 a 8-b 1. Les traductions du Banquet sont empruntées à Brisson, Platon, Le Banquet… (op. cit. n. 11). Par ces mots sont déjà annoncés les deux thèmes principaux du discours de Phèdre : l’ancienneté (177 a 8-9 : thlikouvtw/) et la grandeur, i. e. la puissance, les pouvoirs (177 a 9 : tosouvtw/). 13 177 b 1-4. C’est le cas notamment de Prodicos (auteur d’un éloge dont Xénophon nous a transmis un résumé développé dans les Mémorables, II, 1, 21-34). Sur les autres attestations d’éloges d’Héraclès, cf. Pernot, La rhétorique de l’éloge…, p. 23 (avec la n. 30). 14 En 194 a 1, Socrate parle d’ajgwvn (hjgwvnisai). 15 178 a 6-8. 16 Avec une référence à Théog., 116-120. Phèdre, qui omet les vers 118-119, passe sous silence la naissance du Tartare. 17 Platon cite à la fois Hésiode et Acousilaos, « pour situer Éros parmi les dieux des commencements, suggérant que l’un et l’autre relèvent du même champ de savoir », comme l’a souligné C. Jacob, « L’ordre généalogique. Entre le mythe et l’histoire », dans M. Detienne (éd.), Transcrire les mythologies, Paris, 1994, p. 175. 18 178 b 9-11, avec le commentaire de Brisson, Platon, Le Banquet…, p. 189 (n. 106).

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grands » (178 c 3-4 : megivstwn ajgaqw`n hJmi`n ai[tiov" ejstin)19, lesquels vont être développés dans la suite de l’éloge (178 c 3-180 b 5). Conformément à ce qu’annonçait Éryximaque, Phèdre bâtit donc son discours à partir de deux thèmes principaux : l’origine et les bienfaits. Ainsi Platon dégage explicitement un plan bipartite que nous retrouvons dans plusieurs hymnes postérieurs20. S’agissant de l’origine, Platon identifie précisément le tovpo" et les arguments utilisés. Si l’on veut louer la puissance du dieu, il faut louer d’abord sa gevnesi". Pour ce faire, on affirmera qu’il est très ancien ; on prouvera cette ancienneté en disant que le dieu n’a pas de parents ; c’est alors qu’on citera des exemples qui font autorité. L’argument utilisé par Phèdre est donc fondé sur l’antiquité, sur l’ancienneté primordiale d’un dieu qui n’a pas de généalogie21, dans un contexte où l’âge et la vieillesse sont pensés comme valorisants22. On note cependant que la gevnesi" est plus rapidement traitée que les bienfaits : en ce sens, l’éloquence de Phèdre témoigne d’une tendance majeure dans l’hymnographie en prose qui consiste à privilégier l’action pratique des dieux, la gevnesi" ne servant que de point de départ pour l’encomiaste23. Généalogie, lignage La préférence accordée à l’ancienneté se retrouve dans le discours de Pausanias (180 c 3-185 c 5). Le compagnon d’Agathon tient à rectifier le discours de Phèdre en précisant de quel Éros il faut faire l’éloge. En effet, il y a deux Éros, de même qu’il y a deux Aphrodites. L’une est la plus ancienne (180 d 7 : presbutevra) et n’a pas de mère (ibid. : ajmhvtwr) : c’est la fille d’Ouranos, que nous appelons Oujraniva, la « Céleste » (180 d 8). L’autre, qui est la plus jeune (ibid. : newtevra), est la fille de Zeus et Dionè, que nous appelons Pavndhmo", la « Vulgaire » (180 e 1). D’où la nécessaire distinction entre un Éros 19 En rendant bien ai[tio" par « cause » plutôt que par « source ». 20 Comparer en particulier, outre l’Arétalogie de Maronée (cf. infra), Aristide, Athéna

(§ 2-7 : gonaiv ; § 8-27 : ajxiva), Les Asclépiades (§ 5-7 : eujgevneia ; § 8-21 : e[rga) ; Ménandros I, 341, 2 (aiJ genevsei" kai; dunavmei") ; II, 401, 2-6. 21 De même Sarapis n’a pas de généalogie, d’où l’impasse sur le tovpo" dans le discours En l’honneur de Sarapis d’Aristide (cf. § 15-16). 22 Dans l’Athéna d’Aristide, on retrouve cette insistance sur l’antiquité de la déesse (§ 57). Voir également le cas particulier du Zeus d’Aristide célébré comme dieu primordial qui s’est créé lui-même en même temps que le monde (En l’honneur de Zeus, 8-10). 23 La valeur exemplaire du propos de Phèdre est établie par Ménandros qui en fait un modèle d’u{mno" genealogikov" (cf. Mén. I, 334, 11-12).

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vulgaire et un Éros céleste (180 e 1-3). Bien qu’il ne soit pas question de la naissance d’Éros lui-même, il faut remarquer que Pausanias commence aussi son éloge par des considérations généalogiques, avec cette fois des parents à citer, et qu’il se fonde à nouveau sur le témoignage des poètes (en l’occurrence Homère et Hésiode). L’orateur considère que l’attestation de deux lignages différents prouve l’existence de deux (et même quatre) divinités distinctes, ce qui ne va pas de soi puisqu’une épithète comme « céleste » peut s’appliquer à d’autres divinités qui ne sont pas filles du Ciel24. Pausanias poursuit alors sa démonstration en expliquant que l’Éros vulgaire se rattache à la déesse qui est la plus jeune et qui, par son origine (181 c 1 : ejn th`/ genevsei), participe à la fois du mâle et de la femelle, en tant qu’elle est fille de Zeus et Dionè ; cet Amour-là concerne les deux sexes et recherche les partenaires les moins intelligents. Quant à l’autre Éros, il se rattache à la déesse qui est née du seul Ouranos et participe donc seulement du mâle, sans connaître l’u{bri" ; aussi l’Amour céleste concerne-t-il seulement le sexe mâle. Pausanias dévalorise donc l’amour vulgaire, et il le fait en se fondant sur l’origine de la divinité, au moyen d’une argumentation où le plus récent est dévalorisé au profit du plus ancien. C’est après cette mise au point que l’éloge du seul Éros valable peut se poursuivre. Comme dans le discours de Phèdre, la gevnesi" a valeur de preuve et sert de base à la suite de la démonstration. Mais la succession des deux développements montre aussi que l’éloge de l’origine peut prêter à discussion et susciter des interrogations : c’est ce que Ménandros appellera l’hymne ajporhtikov" ou diaporhtikov", où il s’agit de mettre à l’épreuve, d’interroger un tovpo" qui passait pour convenu25. Ici le propos de Pausanias diffère donc du précédent en ce qu’il mentionne un lignage symbolique26 (car Éros n’est pas le fils d’Aphrodite), mais toujours valorisant, pour corroborer l’antiquité du dieu qui avait été trop simplement célébrée par Phèdre. En d’autres termes, l’orateur distingue l’âge et la généalogie du dieu – une subdivision de la gevnesi", qui est reprise par les auteurs postérieurs27. 24 Comme le souligne Brisson, Platon, Le Banquet…, p. 191-192 (n. 132). 25 Mén. I, 343, 17-20. 26 Comparer Julien, En l’honneur d’Hélios-Roi, 11 (interprétation des généalogies poé-

tiques du Soleil). 27 Cf. Quint., III, 7, 8 (parentes et antiquitas) ; Alex. Noum., 4, 32-5, 2 (gevno" et hJlikiva). Déjà attestées dans le Banquet, ces deux subdivisions du gevno" sont associées notamment chez Arstd., Athéna, 2-5 ; En l’honneur de Zeus, 8-9. Voir aussi les mentions de l’âge du dieu dans Arstd., Dionysos, 5 et 13 ; Héraclès, 10 et dans Longus, II, 7, 1.

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Un passage d’Aristote permet de préciser ce qui vient d’être observé. Au livre III de la Rhétorique, le Stagirite évoque la question des éloges insérés dans un chapitre consacré à l’emploi des preuves et à la confirmation : « Dans les discours épidictiques, il faut introduire, à titre d’épisodes, des éloges, comme le fait Isocrate, qui met toujours en scène quelque personnage. C’est ce que voulait dire Gorgias, quand il prétendait que jamais le discours ne lui faisait défaut : si, en effet, il parle d’Achille, il se met à faire l’éloge de Pélée, puis d’Éaque, puis du dieu, et pareillement aussi celui du courage, qui accomplit tels et tels exploits, ou est de telle et telle sorte »28.

Ce développement concerne en particulier un éloge d’Achille, où il convient de célébrer son père (Pélée), son grand-père (Éaque) et son arrière-grand-père (Zeus). Bien qu’il s’agisse d’un éloge de héros et non de divinité, l’exemple de Gorgias établit le procédé qui consiste à remonter, de génération en génération, la lignée du laudandus, et ce jusqu’à Zeus, pensé comme l’ancêtre le plus valorisant. Cette remontée vers les origines, par laquelle le discours encomiastique se révèle une combinaison d’éloges, est souvent attestée dans les hymnes en prose postérieurs. Ainsi Quintilien recommande de préciser si le dieu célébré descend de Jupiter29 et Aristide ne manque pas de suivre une démarche similaire, en particulier quand il félicite les Asclépiades d’être nés d’Asclépios, qui descend d’Apollon, lui-même fils de Zeus30. Cela dit, Aristide célèbre aussi Poséidon en tant que fils de Kronos et de Rhéa et frère de Zeus et d’Hadès31, et la position la plus enviable reste pour lui celle de Zeus, dont il fait le créateur du monde qui s’est créé lui-même avant toutes choses32. Par conséquent, nous avons distingué désormais l’ancienneté et l’âge du dieu, ainsi que sa généalogie, tout en observant que certains lignages sont plus développés, notamment quand il s’agit de divinités plus jeunes dans la chronologie divine, par exemple : les Asclépiades, 28 1418 a 33-38 (trad. Dufour-Wartelle) : ejn de; toi`" ejpideiktikoi`" dei` to;n lovgon ejpeisodiou`n ejpaivnoi", oi|on jIsokravth" poiei`: ajei; gavr tina eijsavgei. Kai; o} e[legen Gorgiva", o{ti oujc uJpoleivpei aujto;n oJ lovgo", taujtov ejstin: eij ga;r jAcilleva levgei, Phleva ejpainei`, ei\ta Aijakovn, ei\ta to;n qeo;n, oJmoivw" de; kai; ajndreivan, h] ta; kai; ta; poiei` h] toiovnde ejstivn. 29 Quint., III, 7, 8 : addunt etiam dis honorem parentes, ut si quis sit filius Iouis. 30 Les Asclépiades, 5-7. D’Aristide, voir aussi Athéna, 2-7 ; Héraclès, 2 ; Dionysos, 3 ; Causerie en l’honneur d’Asclépios, 4. Comparer Ps.-Denys, 257, 1 ; Libanios, Artémis, 4. 31 Isthmique en l’honneur de Poséidon, 8. 32 En l’honneur de Zeus, 7-10.

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mais aussi Dionysos et Héraclès, auxquels la parenté avec Zeus confère un surcroît de prestige qui peut compenser une naissance plus récente. Cependant, pour des cas de ce genre, il apparaît que les encomiastes insistent sur la nature du dieu célébré. Origine et nature Après l’intermède que constitue l’épisode du hoquet d’Aristophane (185 c 6-e 5), Éryximaque prend la parole pour étendre la distinction des deux Éros à tous les domaines de la réalité (185 e 6-188 e 5). Conçu comme un complément du discours précédent33, l’éloge fait l’impasse sur la généalogie. Il est suivi d’une intervention d’Aristophane (189 c 3-193 d 6), centrée sur la duvnami" (189 c 6) d’Éros, et en particulier sur sa filanqrwpiva (189 d 1 : qew`n filanqrwpovtato"). C’est ensuite au tour d’Agathon d’apporter sa contribution oratoire, après une esquisse de dialogue avec Socrate, que Phèdre interrompt. Agathon entend adopter une autre méthode. « Il [lui] semble en effet que ceux qui ont parlé avant [lui] n’ont pas fait l’éloge du dieu. Ils ont plutôt félicité les hommes des biens dont ce dieu est responsable pour eux. Mais ce qu’est ce dieu lui-même pour leur avoir accordé ces biens, personne ne l’a dit » (194 e 5-195 a 1). Aussi Agathon se propose-t-il d’examiner la nature d’Éros et la nature de ce dont il est responsable (195 a 3 : ai[tio"). Le plan annoncé comprend donc deux parties (l’une consacrée à la nature d’Éros, l’autre aux dovsei" dont il est la cause34) et laisse apparemment de côté la question de la gevnesi". Traitant d’abord de la nature, l’orateur affirme qu’Éros est le plus heureux des dieux parce qu’il est le plus beau et le meilleur (195 a 6-8). Et s’il est le plus beau, c’est parce qu’il est le plus jeune (195 a 9 : newvtato"). Agathon prouve ce qu’il dit en rappelant qu’Éros fuit la vieillesse et qu’il reste toujours jeune, en compagnie de jeunes garçons (195 a 9-b 6). Contrairement à ce qu’avait avancé Phèdre, le dieu n’est pas plus ancien que Japet et Kronos : car les anciennes querelles des dieux, les mutilations et autres épisodes violents ne se seraient pas produits si Éros avait été là (195 b 6-c 7)35. « Donc Éros est jeune », conclut Agathon (195 c 8). On relèvera dans ces propos à la fois le tour sophistique de l’argumentation et le renversement de la thèse soutenue par Phèdre – un renversement 33 Cf. 186 a 1-2. 34 195 a 4-5 : prw`ton aujto;n oi|ov" e[stin, e[peita ta;" dovsei". 35 Comparer 197 b 4-10.

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typique, pour Platon, d’une sophistique qui apprend à soutenir une thèse et son contraire. Il est intéressant de rappeler que Ménandros se fondera sur ce discours pour établir, sans intention critique cette fois, la possibilité de variations quand il s’agit de célébrer des dieux dont les pouvoirs et la naissance sont moins connus ou moins bien établis36. En célébrant l’origine, l’encomiaste aborde le terrain malléable de la mythologie ; il est donc assuré d’avoir le dernier mot par rapport à ses prédécesseurs37. Dans cette perspective, le rhéteur Alexandros rappelle lui aussi que les opinions divergent pour ce qui est des genevsei" divines et de l’âge des dieux : les uns sont dits plus anciens, les autres plus jeunes, et pour certains (comme Héraclès, en Grèce et en Égypte) aucun accord n’est établi38. Dans la suite du dialogue, Socrate ironise sur l’attirail gorgianique du discours d’Agathon, mais il félicite l’orateur qui se montrait déjà philosophe quand il annonçait vouloir examiner la nature et l’action d’Éros (199 c 4-7)39. De fait c’est le plan général auquel se conforme Socrate quand il rapporte les propos de Diotime, en respectant l’ordre suivi par la femme de Mantinée. La conversation entre Socrate et Diotime portait d’abord sur la nature d’Éros, lequel apparaît comme un être intermédiaire entre le mortel et l’immortel, un daivmwn (201 e 7-203 a 8). Socrate a ensuite interrogé Diotime pour savoir quels sont les parents d’Éros (203 a 9203 e 5). L’origine, qui permet d’expliquer la nature, est donc le deuxième thème abordé par Socrate40. Sur ce point, Diotime raconte, de manière relativement développée, l’union de Poros et Pénia qui se produisit le jour même de la naissance d’Aphrodite et qui donna lieu à la naissance d’Éros. La forme narrative, choisie explicitement par Diotime41, est intéressante à relever, car elle introduit, dans l’énonciation encomiastique42, une rupture stylistique qui est propre au tovpo" du gevno" et que l’on retrouve chez les hymnographes postérieurs43. 36 Mén. I, 341, 2-11. 37 Cf. Jacob, « L’ordre généalogique… » (art. cit. n. 17), p. 182. 38 Alex. Noum., 4, 30-5, 5. 39 Sur ce passage et sur le tovpo" de la nature divine, cf. Pernot, La rhétorique de

l’éloge..., p. 224-225, avec la n. 544. 40 Voir déjà la discussion entre Socrate et Agathon en 199 d 2-e 1. 41 Avec l’emploi, en 203 b 1, du verbe dihghvsasqai. 42 Caractérisée le plus souvent par l’emploi de l’indicatif présent, destiné à louer les dieux sub specie aeternitatis. 43 Cf. Arstd., Athéna, 2-3 ; Les Asclépiades, 7 ; Dionysos, 3 ; Isthmique en l’honneur de Poséidon, 8 ; Lib., Artémis, 4-6 ; Mén. II, 439, 8-9.

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Ensuite Diotime revient sur la nature d’Éros, qui est toujours pauvre, mais passe tout son temps à philosopher, avant de définir l’amour comme désir de la possession du beau et comme désir d’immortalité (203 e 6-209 e 5). Pour Diotime, si l’amour se situe entre ignorance et savoir, c’est parce qu’« il est né d’un père doté de savoir et plein de ressources, et d’une mère dépourvue de savoir et de ressources » (204 b 6-7). En d’autres termes, c’est l’« origine » (gevnesi") d’Éros qui est la « cause » (aijtiva) de sa nature (204 b 5-6). Il a été souvent relevé que Socrate critique les facilités rhétoriques dont les convives d’Agathon ont usé à satiété. Pourtant, bien que l’origine soit traitée dans les discours les plus sophistiques, le philosophe ne réprouve pas l’emploi du tovpo" ; au contraire il en donne une version particulière, à la faveur d’une « fiction », comme le reconnaîtra Ménandros44 qui fera du récit de Diotime un modèle d’u{mno" peplasmevno", confirmant les liens étroits entre récit mythique et récit généaologique et impliquant un « travail de renarration, de re-mise en ordre »45, sans qu’il soit question de rationaliser le mythe. Dans les propos de Diotime, on remarque aussi que l’origine est racontée entre deux développements consacrés à la nature du dieu : l’origine se révèle donc subordonnée à la nature, mais elle permet de mieux l’appréhender46. Dans les documents postérieurs, il apparaîtra que la fuvsi" et le gevno" sont deux tovpoi distincts en théorie, mais qu’en pratique ils peuvent être également liés47. Aristide explique ainsi qu’Athéna est connaturelle à son père Zeus et qu’elle est la seconde divinité dans le panthéon, parce que Zeus s’est retiré en lui-même, sans s’unir à personne, pour l’engendrer et l’enfanter48 ; il en va de même pour les Asclépiades, qui détiennent une nature supérieure parce qu’ils viennent en quatrième position après Zeus, en passant par des générations toutes divines49. Un tel traitement est conforme à la théorie. C’est ainsi qu’Alexandros lie la question du gevno" à celle de la fuvsi" en rappelant après Platon que, si la nature divine n’est destinée ni à naître ni à périr, les divinités passent pour

44 Mén. I, 341, 6. 45 Cf. Jacob, « L’ordre généalogique… », p. 183. 46 En 204 d 2, avant de développer l’idée qu’Éros est amour de ce qui est beau, Diotime

résume la conversation précédente par les mots e[sti me;n ga;r dh; toiou`to" kai; ou{tw gegonw;" oJ [Erw" (toiou'to" renvoie à la nature, gegonwv" à la naissance). 47 Cf. Pernot, La rhétorique de l’éloge…, p. 224-226. 48 Athéna, 2. 49 Les Asclépiades, 5-6. Voir encore Héraclès, 2 ; Dionysos, 4.

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être nées d’un Dieu suprême50. Dans des cas de ce genre, il s’agit donc, pour l’hymnographe, d’apporter une couleur philosophique à un tovpo" qui relève de la mythologie et de la conception commune. Famille À l’époque hellénistique, l’éloge de dieu fondé sur l’origine est illustré par un passage de l’Arétalogie de Maronée. Cet éloge d’Isis, qui date de 100 av. J.-C. environ, a été découvert en 1969 sur le site de l’antique cité de Maronée, en Thrace. L’éditeur de l’inscription, Yves Grandjean, a souligné la construction rhétorique du texte et son appartenance au genre de l’hymne en prose51. Telle qu’elle nous est parvenue, l’inscription se compose de deux parties principales. Dans le préambule, le locuteur remercie Isis d’avoir soigné ses yeux et invoque l’aide de la déesse pour la composition de son éloge. Dans l’éloge proprement dit, il célèbre successivement le gevno" d’Isis, puis ses inventions et ses actions. Pour Louis Robert, l’arétalogie a probablement été prononcée lors d’un concours d’éloge52. Voici le passage à prendre en considération (l. 13-16) : (…) kai; prw`ton ejpi; to; gevno" h{xw, tw'n ejgkwmivwn poihsavmeno" ajrch;n th;n prwvthn sou tou` gevnou" ajrchvn: Gh`n fasi pavntwn mhtevra genhqh`nai: tauvthi de; su; qugavthr ejspavrh" prwvthi. « D’abord j’en viendrai à ta race, en ayant commencé mes éloges par le commencement premier de ta race ; la Terre, dit-on, devint la mère de toutes choses ; c’est d’elle, qui est la première, que toi, sa fille, tu es née »53.

Ces quelques lignes constituent la transition entre l’exorde, dont elles marquent la fin, et l’éloge proprement dit, qui commence avec la

50 Alex. Noum., 4, 19-20 (avec une allusion au Timée, 52 a). Sur ce passage, cf. G. La Bua, L’inno nella letteratura poetica latina, San Severo, 1999, p. 46. 51 Cf. Y. Grandjean, Une nouvelle arétalogie d’Isis à Maronée, Leyde, 1975, avec le compte rendu de J. et L. Robert, Bulletin épigraphique, 1977, n° 287, p. 364-366. Comme le souligne Pernot, La rhétorique de l’éloge…, p. 47, « c’est un éloge de dieu en prose, le seul conservé entre Platon et Aelius Aristide ». Sur les attestations de l’hymne en prose à l’époque hellénistique, cf. Pernot, ibid., p. 46-47. 52 L. Robert dans Comptes rendus de l’Académie des Inscriptions & Belles Lettres, 1971, p. 534. 53 Traduction Grandjean retouchée.

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mention de la Terre54. En toute rigueur, les premiers mots annoncent le premier thème qui sera traité, à savoir le gevno" d’Isis. Puis le locuteur précise que le début (l’ajrchv) de son éloge sera consacré au début premier (prwvth ajrchv) de ce gevno". L’effet repose ici sur l’emploi de polyptotes et sur la reprise de mots appartenant au champ lexical du commencement, de l’origine, alors qu’il s’agit justement de commencer l’éloge et de traiter le tovpo" de l’origine. C’est alors que l’encomiaste célèbre la naissance de la déesse Isis, qui est issue de la Terre primordiale, qualifiée elle aussi de prwvth. On comprend donc que le « premier début » du gevno" désigne la généalogie et que le tovpo" du gevno" donnera lieu à d’autres considérations. Il faut remarquer, avec l’éditeur de l’inscription55, que la place de ce développement au début de l’éloge et l’emploi de la deuxième personne constituent deux innovations dans la tradition des arétalogies isiaques. L’originalité réside aussi dans la généalogie. Traditionnellement Isis est présentée comme la fille de Kronos, qui est pensé comme l’équivalent du dieu égyptien de la terre qui fait pousser les cultures et qui n’est jamais perçu comme un dieu primordial. En revanche, dans le texte de Maronée, Isis est la fille de Gê. L’équivalence entre la déesse grecque et le dieu égyptien de la terre ne semble pas absurde et elle sert le propos de l’encomiaste. Une telle modification, qui consiste à reculer la généalogie d’Isis, permet d’accentuer l’antiquité de la déesse : Isis prend place au nombre des dieux de la deuxième génération, et non plus de la troisième, puisque la Terre est antérieure à Kronos. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre aussi la redondance du texte qui indique à la fois que la Terre est la mère de toutes choses et qu’Isis est la fille de cette déesse primordiale. Mais cette combinaison de l’ancienneté et de la généalogie répond aussi à un autre objectif en ce qu’elle permet d’helléniser davantage une déesse d’origine égyptienne. Kronos paraît en effet trop lié à son équivalent égyptien, alors que la Terre « mère de toutes choses » est plus familière à des Grecs qui connaissent la Théogonie d’Hésiode, à laquelle l’incise fasi fait peut-être référence56. Voici maintenant comment se poursuit l’éloge (l. 17-22) :

54 Sur ce procédé (provqesi"), qui consiste à annoncer le plan ou une partie du plan suivi, cf. Grandjean, Une nouvelle arétalogie…, p. 46 ; Pernot, La rhétorique de l’éloge…, p. 305-306. 55 Cf. Grandjean, Une nouvelle arétalogie…, p. 45 sqq. 56 Sur le verbe fasi, cf. Grandjean, Une nouvelle arétalogie…, p. 51.

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suvnoikon d’ e[labe" Sevrapin, kai; to;n koino;n uJmw`n qemevnwn gavmon, toi`" uJmetevroi" proswvpoi" oJ kovsmo" ajnevlamyen ejnommatisqei;" ÔHlivwi kai; Selhvnhi: duvo me;n ou\n ejste, kalei`sqe de; polloi; par’ ajnqrwvpoi": movnou" ga;r oJ bivo" uJma`" qeou;" oi\den: pw'" ou\n tw'n ejgkwmivwn ouj duskravthto" oJ lovgo" o{tan devhi to;n e[painon polloi`" qeoi`" pronaw`sai ; « Comme compagnon tu as pris Sérapis, et après que vous eûtes institué le mariage pour tous, sous vos visages le monde a resplendi, sous les regards du Soleil et de la Lune ; vous êtes donc deux, mais vous avez de nombreux noms chez les hommes ; car vous êtes les seuls dieux que l’existence reconnaît ; dans ces conditions, comment les éloges du discours ne sont-ils pas difficiles à maîtriser quand il faut inaugurer le temple de la louange avec de nombreux dieux ? »57

Si l’ajrchv du gevno" désignait tout à l’heure la naissance, l’ancienneté et la généalogie, la suite du développement est consacrée à l’association d’Isis avec une autre divinité58. Le locuteur célèbre à présent le couple qu’Isis forme avec Sérapis, et le terme gevno" (traduit par « race ») implique donc aussi un développement sur la « famille » de la déesse. L’encomiaste en profite d’abord pour célébrer le mariage qu’Isis et Sérapis ont institué et pour évoquer leur assimilation à la Lune et au Soleil59. Puis il fait référence au culte60 des divinités et à leur polyonymie61, avant d’évoquer leur rôle dans l’existence, ce qui est une manière d’annoncer la seconde grande partie de l’éloge qui va détailler les pouvoirs de la déesse. Que nous soyons à une suture du discours est souligné par l’interrogation oratoire qui suit. Le locuteur, qui exprime la difficulté de sa tâche, emploie le verbe pronaw`sai62, qui renvoie au vestibule (provnao") d’un temple. La métaphore architecturale suggère que le texte est conçu comme un monument destiné à durer, et surtout elle confirme qu’on est encore à l’entrée de l’éloge, 57 Traduction Grandjean modifiée. 58 Sur le tovpo" des relations avec d’autres divinités, cf. Pernot, La rhétorique de

l’éloge…, p. 232-233. 59 Sur ce type d’identification (en lien avec la nature de la divinité) comparer Arstd., Athéna, 9 ; Isthmique en l’honneur de Poséidon, 5-7 ; Mén. I, 333, 12-15 ; 336, 24 -337, 32 ; II, 438, 10 sqq. ; Alex. Noum., 5, 7-8 ; Ps.-Denys, 256, 22. 60 Sur le tovpo" du culte, comparer Alex. Noum., 5, 9-26 ; Arstd., Héraclès, 10-15 ; En l’honneur de Sarapis, 21-22 et 34 ; Isthmique en l’honneur de Poséidon, 16-19 ; Lib., Artémis, 29-30. 61 Sur le tovpo" des noms divins, cf. L. Pernot, « Le lieu du nom (tovpo" ajpo; tou` ojnovmato") dans la rhétorique religieuse des Grecs », dans N. Belayche, P. Brulé, G. Freyburger, Y. Lehmann, L. Pernot, F. Prost (éds), Nommer les dieux. Théonymes, épithètes, épiclèses dans l’Antiquité, Turnhout, 2006, p. 29-39. 62 Sur ce verbe, cf. Grandjean, Une nouvelle arétalogie…, p. 74.

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dans la première partie qui, tout entière consacrée au gevno", sert de fondement, de krhpiv", à ce qui va suivre. L’arétalogie atteste donc l’enrichissement possible du tovpo" de l’origine, qui permet encore d’aborder des questions aussi diverses que les liens avec d’autres divinités, les inventions, l’interprétation physique ou allégorique, le nom et le culte. L’inscription de Maronée permet en outre de vérifier l’importance du contexte d’éloquence, dans la mesure où l’hellénisation d’Isis, déesse née de la Terre (et non plus de Kronos) et mariée à Sérapis (et non plus à Osiris), révèle la combinaison des implications religieuses et culturelles d’un tovpo" comme l’origine de la divinité. Circonstances de la naissance Il reste à analyser un dernier thème qui permet de traiter le tovpo" de l’origine divine. Il s’agit des circonstances dans lesquelles s’est produite la naissance – thème qui est suggéré dans le récit de Diotime et qui est surtout privilégié par les rhéteurs de l’époque grécoromaine63. Plusieurs traitements sont possibles. Sans entrer dans tous les détails, on peut dégager plusieurs types de développement. Le choix. Au moment d’évoquer la généalogie, l’orateur peut préciser que la naissance du dieu célébré n’est pas due au hasard, mais procède bien d’un choix64. Par exemple : selon Libanios, la déesse Artémis est issue à la fois d’un père qui est le plus grand des dieux et d’une mère que ce dernier a choisie en connaissance de cause pour un tel enfantement ; pour Aristide, Héraclès est né d’une femme que Zeus a choisie entre toutes ; de la même façon, Ménandros précise que la mère d’Apollon a été sélectionnée par Zeus puis ajoute quelques mots sur la beauté de Léto65. L’objectif de la procréation. Dans des cas de ce genre, l’orateur peut encore souligner l’objectif poursuivi par le père (les mères n’ayant pas voix au chapitre en ce domaine). C’est par exemple Athéna mise au monde pour conseiller Zeus dans la répartition de chaque chose, ou Héraclès procréé pour mettre en ordre les affaires

63 Cf. Pernot,, La rhétorique de l’éloge…, p. 226. 64 Sur le principe général qui consiste montrer que le laudandus agissait par choix, cf.

Arstt., Rhét., I, 1367 b 22-23 : peiratevon deiknuvnai pravttonta kata; proaivresin. 65 Lib., Artémis, 4 ; Arstd., Héraclès, 2 ; Mén. II, 439, 3-7.

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humaines et rendre fertiles la terre et la mer, ou encore Apollon engendré pour consolider le pouvoir de son père66. Les paravdoxa. Les paravdoxa qui accompagnent la conception et la gestation ne sont pas oubliés. Aristide insiste ainsi sur le fait que l’union de Zeus et d’Alcmène a duré trois jours et trois nuits en continu. Autre exemple : il célèbre l’attitude de Zeus qui, voulant jouer les rôles de père et de mère, a cousu le fœtus de Dionysos dans sa cuisse pour le porter dix mois, à Nysa, en Éthiopie. Dans ces deux cas, l’orateur contribue à la glukuvth" de son discours, mais il entend aussi souligner la nature divine d’Héraclès et de Dionysos, en établissant que l’attitude de Zeus a permis de leur transmettre une partie de son essence, de son pouvoir, et donc une légitimité indiscutable. Plus intriguant est le cas du Zeus d’Aristide, qui s’est créé lui-même à partir de lui-même67. L’accouchement. L’accouchement lui-même est aussi l’occasion d’événements qui relèvent du merveilleux. C’est ainsi qu’Aristide développe le célèbre motif de la naissance d’Athéna, sortie tout armée de la tête de Zeus, comme un soleil dardant ses rayons68. Ce qui a suivi immédiatement la naissance. Enfin, les rhéteurs peuvent commenter ce qui a accompagné ou suivi immédiatement la naissance. Ainsi Ménandros prend soin de relever ce qui s’est produit quand Apollon vit le jour : il se mit à resplendir, tandis que les Grâces et les Heures se mirent à danser. Parallèlement, l’Artémis de Libanios, dès qu’elle fut née, non seulement aida sa mère à accoucher d’Apollon, mais elle reçut aussi de la Terre un arc et des flèches pour s’exercer69. Ces derniers exemples révèlent comment les rhéteurs adaptent à l’éloge de divinité le tovpo" de la gevnesi" au sens strict qui est employé dans l’éloge de personne70. Ce parallèle, qui procède de l’anthropomorphisme des dieux, est à mettre en rapport avec d’autres développements qui suivent la naissance. Ainsi, chez Aristide, aux thèmes de la naissance et de l’âge se rattache le tovpo" de l’enfance de la divinité, attesté pour les héros. Pour les Asclépiades, il s’agit d’indiquer qu’ils ont été nourris dans les jardins d’Hygie et qu’ils ont

66 Arstd., Athéna, 5 ; Héraclès, 2 ; Mén. II, 439, 1-3. 67 Arstd., Héraclès, 2 ; Dionysos, 3 ; En l’honneur de Zeus, 8-9. 68 Arstd., Athéna, 3. 69 Mén. II, 439, 17-20 ; Lib., Artémis, 4-5 et 7. 70 Cf. Pernot, La rhétorique de l’éloge…, p. 156-157.

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appris de leur père l’art de la médecine71. S’agissant d’Héraclès, après avoir mentionné l’épisode des serpents envoyés dans ses langes72, et avant de passer à ses actions accomplies à l’âge adulte, Aristide mentionne que le héros était encore enfant quand il libéra les Thébains du tribut qu’ils payaient aux Orchoméniens73. L’enfance sert en fait, chez Aristide, de transition entre la naissance et les pouvoirs. Il s’agit là, comme précédemment, de développements jugés faciles, mais reposant sur des vérités admises, dont la rhétorique se fait l’écho. Il faut toutefois préciser que des discussions sont possibles : par exemple, selon Ménandros, qui est pourtant un grand lecteur d’Aristide, l’idée d’une Athéna jaillie de la tête de Zeus n’est pas tolérable, car elle n’est ni élégante ni belle, mais désagréable à entendre ; il n’en dit malheureusement pas davantage74. Mais surtout, en insistant sur le gevno" des dieux, les orateurs s’inscrivent aussi dans un contexte polémique : il suffira de rappeler l’exemple des apologies chrétiennes qui sont contemporaines des hymnes d’Aristide et qui traitent aussi de la naissance de Dieu en se référant à Platon et en dénigrant les généalogies des divinités païennes75. Sur le problème de l’origine des dieux, la rhétorique religieuse apparaît donc comme une source non négligeable. L’examen des textes révèle que les rhéteurs ne se bornent pas à reprendre les récits des poètes et qu’il leur arrive de proposer de nouvelles versions. En jouant avec la tradition, les orateurs n’en expriment pas moins des convictions partagées, auxquelles adhèrent leurs auditoires. De cette manière, leur méthode combinatoire nous informe sur la manière dont les Anciens pouvaient concevoir la naissance, la généalogie, l’âge et la nature des dieux. Peu original en apparence et souvent développé brièvement, le tovpo" est investi d’une valeur étiologique, car il constitue le soubassement de l’éloge en expliquant l’action 71 Arstd., Les Asclépiades, 7. L’image des Asclépiades suivant les cours d’Asclépios ressortit aussi au tovpo" de l’éducation ou encore à celui des tevcnai. 72 Arstd., Héraclès, 3. On est ici entre les prodiges qui accompagnent la naissance et l’enfance. 73 Arstd., Héraclès, 3. Comparer Lib., Artémis, 6 (la jeune Artémis se montre plus courageuse qu’Apollon face aux monstres qu’Héra leur fit combattre). 74 Mén. I, 341, 24-26. 75 À ce sujet, voir l’étude suggestive de M.-H. Quet, « Topos généalogikos et engagement "hellène" dans les hymnes À Asklépios, Héraclès et Dionysos d’Aelius Aristide », dans D. Auger, S. Saïd (éds.), Généalogies mythiques (Actes du VIIIe Colloque du Centre de Recherches Mythologiques de l’Université de Paris-X, Chantilly, 14-16 septembre 1995), Paris, 1998, p. 353-376.

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présente du dieu. L’origine permet donc, dans un contexte précis, de mieux saisir la divinité et de définir ses pouvoirs. Il faut souligner, pour finir, que toutes les orientations principales que nous avons dégagées dans le traitement du tovpo" de l’origine sont déjà discutées dans le Banquet de Platon. Ce dialogue, nous l’avons dit, constitue le premier témoignage transmis sur la pratique de l’hymne en prose, alors même qu’il se présente comme un concours parodique. Il est donc piquant de constater que la démarche antirhétorique de Platon a été prise pour modèle par les rhéteurs, souvent soucieux – il est vrai – de donner un vernis philosophique à leur discours. Johann GOEKEN Université Marc Bloch – Strasbourg II

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Il serait tentant d’appliquer aux sophistes la question posée dans la Bible1 à propos du roi Saül : Gorgias et Protagoras sont-ils aussi parmi les prophètes ? Philostrate, en effet, dans sa Vies des sophistes, associe les premiers sophistes à la mantique. À première vue, le lien entre sophistes et prophètes n’a rien d’évident, il faut le reconnaître, et on se demandera si la comparaison ne relève pas tout simplement du procédé rhétorique ou sophistique. À bien y regarder, toutefois, il semble bien que Philostrate, tout sophiste qu’il soit, ne se contente pas d’embellir son propos. Il y a ici un point de vue sur la sophistique qui s’exprime et c’est ce que nous tâcherons de montrer dans le cadre de cette étude. La sophistique et la prophétie : improvisation et inspiration Dans l’introduction à son ouvrage sur les sophistes et les philosophes qui ont pratiqué la sophistique, un ouvrage que la tradition connaît sous le titre Vies des sophistes, Philostrate distingue une ancienne sophistique, celle de Gorgias, d’une seconde sophistique, celle d’Eschine. Pour les fins de notre propos, nous nous bornerons ici à rappeler la définition que Philostrate donne de l’ancienne sophistique. Il faut considérer l’ancienne sophistique comme une rhétorique qui fait de la philosophie. Elle discute effectivement de ce qui occupe les philosophes, mais ce que ceux-là, après s’être embusqués, armés de leurs questions, pour ressortir peu à peu avec les minces résultats de leurs recherches, affirment ne pas encore connaître, le sophiste de l’ancienne sophistique, lui, en parle comme s’il en avait le savoir. Par exemple, les expressions « je sais », « je connais », « j’ai autrefois examiné à fond » et « il n’y a rien de sûr pour l’homme » composent les 1 I Samuel, 10, 11 : « Saül est-il aussi parmi les prophètes ? ».

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exordes de leurs discours. Cette forme d’exorde fait résonner leurs discours d’une noblesse, d’une intelligence et d’une claire compréhension du réel. La philosophie s’accorde avec la divination humaine, que les Égyptiens et les Chaldéens – et avant eux les Indiens – avaient établi et qui conjecture le réel à partir des milliers d’étoiles, alors que la sophistique s’accorde avec la divination prophétique et oraculaire2.

Selon Philostrate, l’ancienne sophistique doit s’entendre comme une rhétorique qui fait de la philosophie, une rJhtorikh; filosofou`sa. Nous reviendrons sur le sens de cette expression. Disons pour le moment que l’auteur situe les origines de la sophistique dans son rapport avec la philosophie. Si la philosophie et la sophistique abordent les mêmes thèmes, c’est-à-dire le courage, la justice, les héros, les dieux et l’univers3, ils emploient cependant des méthodes différentes en matière de connaissance. Le philosophe mène des recherches et pose des questions pour conclure à une connaissance incertaine, le sophiste, au contraire, dès le départ, parle en connaissance de cause : oJ palaio;" sofisth;" wJ" eijdw;" levgei. Il fait preuve, comme l’atteste l’exergue de son discours, truffé de oi\da et de gignwvskw, d’une claire saisie du réel, une katavlhyi" safh;" tou`` o[nto". C’est que le philosophe n’approche le réel qu’au moyen de conjectures (stocazovmenoi), comme le font ceux qui pratiquent une mantique humaine. Les Égyptiens, les Chaldéens et avant eux les Indiens ont ainsi émis des hypothèses sur le réel à partir de leur connaissance des astres. Il en va tout autrement du sophiste dont l’art s’assimile plutôt à la mantique oraculaire et prophétique. Le sophiste, tout comme la Pythie, affirme une connaissance directe du réel. Pour appuyer son propos, Philostrate donne l’exemple de la Pythie et d’un de ses oracles les plus célèbres : « Je connais le nombre et la mesure des grains de sable qui tapissent le fond des mers »4. 2 Vies des sophistes, 480 : Th;n ajrcaivan sofistikh;n rJhtorikh;n hJgei`sqai crh; filosofou``san: dialevgetai me;n ga;r uJpe;r w|n oiJ filosofou``nte", a} de; ejkei``noi ta;" ejrwthvsei" uJpokaqhvmenoi kai; ta; smikra; tw``n zhtoumevnwn probibavzonte" ou[pw fasi; gignwvskein, tau``ta oJ palaio;" sofisth;" wJ eijdw;" levgei. prooivmia gou``n poiei``tai tw``n lovgwn to; oi\da kai; to; gignwvskw kai; palai; dievskemmai kai; bevbaion ajnqrwvpw/ oujdevn. hJ de; toiauvth ijdeva tw``n prooimivwn eujgevneiavn te prohcei`` tw``n lovgwn kai; frovnhma kai; katavlhyin safh`` tou`` o[nto". h{rmostai de; hJ me;n th``/ ajnqrwpivnh/ mantikh`/ h}n Aijguvptioiv te kai; Caldai``oi kai; pro; touvtwn ∆Indoi; xunevqesan, murivoi" ajstevrwn stocazovmenoi tou`` o[nto", hJ de; th/` qespiw/dw/` te kai; crhsthriwvdei. Dans cet article, toutes les traductions des Vies des sophistes sont celles de l’auteur. 3 Vies des sophistes, 481. 4 Ibid. : oi\da d∆ ejgw; yavmmou t∆ ajriqmo;n kai; mevtra qallavsh". Voir Hérodote, I 47, 3 et Philostrate, Vie d’Apollonius de Tyane, VI 11, 16. Sur le contexte entourant cet oracle, voir

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La comparaison qu’établit Philostrate entre sophistique et prophétie ne manque pas d’originalité et pour cette raison il convient de se demander en quoi le savoir proposé aux Athéniens du Ve siècle av. J.-C. par les Gorgias, Protagoras, Hippias et Prodicos peut s’assimiler aux oracles de la Pythie. Autrement dit, et pour paraphraser le mot de Tertullien5, Quid Athenis et Delphis ? La suite du texte, qui traite de l’invention du discours improvisé, répond à la question6. En effet, l’absence de recherche et de préparation qui caractérise la connaissance véhiculée par le discours oraculaire semble correspondre, dans la perspective de Philostrate, au caractère spontané et naturel de l’improvisation sophistique. C’est Gorgias qui aurait inventé le discours improvisé. S’il faut en croire l’auteur des Vies des sophistes, il se serait présenté devant les Athéniens en leur disant : probavllete, c’est-à-dire, « soumettez-moi un thème et j’improviserai un discours ». Il laissait clairement entendre ou plutôt, pour être plus exact, il faisait la démonstration qu’il connaissait tout et qu’il pouvait parler de tout en s’abandonnant à l’inspiration du moment7. L’énoncé oJ palaio;" sofisth;" wJ" eijdw;" levgei, qui s’appliquait aux sophistes de l’ancienne sophistique, se voit ainsi complété par cet autre énoncé : ejndeiknuvmeno" dhvpou pavnta eijdevnai, peri; panto;" d∆ a]n eijpei``n, qui porte sur le fondateur de l’ancienne sophistique. Le sophiste, par son discours improvisé, et le prophète, par son oracle, se posent tous les deux comme détenteurs d’un savoir sur le réel. Étant donné que Philostrate considère Gorgias comme, non seulement l’inventeur du discours improvisé, mais aussi comme le père de tous les sophistes8, étant donné également que les sophistes d’époque impériale, les deutéro-sophistes se définissent essentiellement par la H. W. Parke et D. E. W. Wormell, The Delphic Oracle, vol. I, The History, Oxford, Basil Blackwell, 1956, p. 129-130. Pour une liste des auteurs qui citent cet oracle, voir Eidem, The Delphic Oracle, vol. II, The Oracular Responses, Oxford, Basil Blackwell, 1956, p. 23-24. 5 De praescriptione haereticorum, VII, 9 : Quid Athenis et Hierosolymis ? 6 Le fait que Philostrate aborde la question des origines du discours improvisé tout juste après avoir défini les deux sophistiques indique bien le caractère fondamental de l’improvisation. Cf. F. Mestre et P. Gomez, « Les sophistes de Philostrate », dans N. Loraux et C. Miralles (edd.), Figures de l’intellectuel en Grèce ancienne, Paris, Belin, 1998, p. 352. 7 Vies des sophistes, 482 : parelqw;n ga;r ou|to" ej" to; ∆Aqhvnh/si qevatron ejqavrrhsen eijpei``n probavllete kai; to; kinduvneuma tou``to prw``to" ajnefqevgxato, ejndeiknuvmeno" dhvpou pavnta me;n eijdevnai, peri; panto;" d∆ a]n eijpei``n ejfiei;" tw/` kairw``/ = « C’est lui, en effet, qui, à Athènes, se présenta au théâtre et eut l’audace de dire : "Proposez-moi un thème !". Il fut le premier à faire de vive voix cette proposition risquée, démontrant ainsi qu’il savait tout et pouvait parler de tout, en s’abandonnant à l’inspiration du moment ». 8 Ibid., 492 : Sikeliva Gorgivan ejn Leontivnoi" h[negken, ej" o}n ajnafevrein hJgwvmeqa th;n tw``n sofistw``n tevcnhn, w{sper ej" patevra.

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maîtrise de la déclamation improvisée, il s’ensuit, en toute logique philostratéenne, que la comparaison établie entre la mantique et la sophistique ne s’applique pas uniquement à l’ancienne sophistique. Dans la construction schématique qu’élabore Philostrate pour rendre compte des origines de la sophistique, il y a ainsi, au-delà de la distinction entre ancienne et seconde, des facteurs de continuité9. Si, d’une part, Gorgias et les archéo-sophistes, improvisent leurs discours à la manière des prophètes qui livrent leurs oracles, Eschine, d’autre part, a mis au programme de la formation sophistique le discours divinement improvisé, le qeivw" levgein, c’est-à-dire le fait d’improviser sous l’impulsion divine, à la manière de ceux qui exhalent des oracles : w{sper oiJ tou;" crhsmou;" ajnapnevonte"10. Les deux sophistiques reposent donc toutes deux sur un fondement, une aijtiva, qui se veut oraculaire. Dans les deux cas, également, la dimension oraculaire de la sophistique se voit assurée par l’improvisation11. Le rapport entre sophistique et prophétie, qui se trouve clairement affirmé dans l’introduction, s’exprime également, mais de manière indirecte, par la référence à Orphée et Thamyris. À deux reprises, dans les Vies des sophistes, Philostrate compare, en effet, l’éloquence des sophistes de l’ancienne comme de la seconde sophistique au charme d’Orphée et de Thamyris. D’abord, à propos de Prodicos de Céos, qui avec son discours sur Héraclès au carrefour du Vice et de la Vertu réussissait à charmer son auditoire à la manière d’Orphée et de Thamyris : qevlgwn aujta; to;n ∆Orfevw" te kai; Qamuvrou trovpon12. 9 À propos de la continuité entre les deux sophistiques, voir A. Brancacci, « Seconde sophistique, historiographie et philosophie (Philostrate, Eunape, Synésios) », dans B. Cassin (éd.), Le plaisir de parler. Études de sophistique comparée, Paris, Les éditions de Minuit, 1986, p. 94. G. Anderson, The Second Sophistic. A Cultural Movement in the Roman Empire, Londres, Routledge, 1993, p. 16-21, note avec justesse qu’au-delà des efforts de Philostrate pour distinguer et définir les deux sophistiques, il serait tentant, à partir du cas de Gorgias par exemple, qui correspond tout à fait au type du deutéro-sophiste, de penser qu’il n’y a jamais eu de rupture dans l’histoire de la sophistique : « Whatever change took place in the aspect of sophists came about early; one might even be tempted to argue that Gorgias himself was a specimen of it, and that there was no real break in the history of "Sophistic" at all » (p. 18). 10 Ibid., 510 : To;n de; aujtoscevdion lovgon xu;n eujroiva/ kai; qeivw" diatiqevmeno" to;n e[painon tou``ton prw``to" hjnevgkato. to; ga;r qeivw" levgein ou[pw me;n ejpecwrivase sofistw``n spoudai`", ajp∆ Aijscivnou d∆ h[rxato qeoforhvtw/ oJrmh``/ ajposcediavzonto", w{sper oiJ tou;" crhsmou;" ajnapnevonte" = « Il donnait à son improvisation un caractère fluide et divin. Il fut le premier à obtenir pour cela des éloges. En effet, le discours divin n’était pas encore un exercice établi chez les sophistes. C’est Eschine qui l’inaugura en improvisant sous l’impulsion divine, comme le font ceux qui exhalent des oracles ». 11 Concernant l’improvisation comme qualité du sophiste en général, voir F. Mestre et P. Gomez, « Les sophistes de Philostrate », p. 356. 12 Vies des sophistes, 483 : kai; tou`` ejpi; pa``si dia; pleiovnwn sunteqevnto", tou`` lovgou e[mmisqon ejpivdeixin ejpoiei``to Provdiko" perifoitw``n ta; a[sth kai; qevlgwn aujta; to;n ∆Orfevw"

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Ensuite, à propos de Scopélien, chargé de représenter les cités d’Asie auprès de l’empereur Domitien qui voulait interdire la culture de la vigne en Asie. Il fallait alors trouver un ambassadeur capable de charmer son auditeur comme Orphée et Thamyris : e[dei dh; presbeiva" ajpo; tou`` koinou`` kai; ajndrov", o}" e[mellen w{sper ∆Orfeuv" ti" h] Qavmuri" uJpe;r aujtw``n qevlxein13. Ailleurs, dans une lettre adressée à l’impératrice Julia14, Philostrate reprend exactement la même expression : qevlgein to;n ∆Orfevw" kai; Qamuvrou trovpon, pour décrire l’activité des sophistes Gorgias, Protagoras, Hippias et Prodicos dont Platon était l’émule15. Comment faut-il entendre cette référence à Orphée et à son charme ? S’agit-il d’une simple figure de style ou encore d’un tovpo" ? Se pourrait-il que Philostrate ait comparé le discours sophistique au te kai; Qamuvrou trovpon = « L’ouvrage, une fois développé et complété, Prodicos entreprit d’en faire une lecture publique, contre salaire, parcourant les villes et les charmant à la façon d’Orphée et de Thamyris ». 13 Ibid., 520. 14 On attribue généralement au même Philostrate, i.e. Flavius Philostrate, le premier Philostrate mentionné dans la Souda et celui que l’on appelle Philostrate II pour le distinguer de son père, dit Philostrate l’Athénien, outre les Vies des sophistes, la Vie d’Apollonius de Tyane et un recueil de lettres. G. W. Bowersock, Greek Sophists in the Roman Empire, Oxford, Clarendon Press, 1969, p. 104-105, a remis en question l’authenticité de la lettre 73. L’argumentation de Bowersock repose notamment sur l’exhortation, adressée à l’impératrice, de persuader Plutarque de ne pas s’irriter contre les sophistes, ce qui laisserait entendre que l’auteur a commis l’erreur de faire de Plutarque un contemporain de Philostrate. R. J. Penella, « Philostratus’ Letter to Julia Domna », Hermes, 107, 1979, p. 163-168 et L. De Lannoy, « La question des Philostrate (État de la question) », dans W. Haase (ed.), Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, II, 34.3, Berlin-New York, Walter de Gruyter, 1997, p. 2438-2439, ont défendu l’authenticité de la lettre de manière convaincante en faisant valoir que Philostrate, « dans un style très fleuri » (L. De Lannoy, p. 2439), invite en fait l’impératrice à ne pas se laisser convaincre par l’œuvre de Plutarque dirigée contre les sophistes : « the epistolographer is ornately attacking Plutarch’s work against the sophists, not a living Plutarch » (R. J. Penella, p. 163). G. Anderson, « Putting Pressure on Plutarch : Philostratus Epistle 73 », Classical Philology, 72, 1977, p. 43-45, considère également que la lettre n’est pas l’œuvre d’un falsificateur et que la référence à Plutarque relève de l’artifice littéraire : « Philostratus is indulging in extravagant literary artifice » (p. 43). Il nous rappelle d’ailleurs que Platon lui-même, dans le Phèdre (269 a-c), a mis en scène un mort (Périclès) tentant de persuader deux vivants (Socrate et Phèdre) de ne pas s’en prendre aux sophistes (p. 44) et il ajoute l’exemple de Lucien (Pro imaginibus, 24) qui fait part à Panthéa de son intention de faire appel à Homère pour qu’il intervienne en sa faveur. De la même manière, conclut G. Anderson, Philostrate laisse entendre que Plutarque « is available for consultation ». Il s’agit d’un anachronisme « deliberate and purposeful » qui ne remet pas en cause l’authenticité de la lettre. 15 Lettres, 73 : oujde; oJ qespevsio" Plavtwn toi``" sofistai`" ejbavskhnen, eij kai; sfovdra ejnivoi" dokei`` tou``to, ajlla; filotivmw" pro;" aujtou;" ei\cen, ejpeidh; diefoivtwn qevlgonte" mikrav" te kai; meivzou" povlei" to;n ∆Orfevw" kai; Qamuvrou trovpon. = « Même le divin Platon n’éprouvait pas de l’envie à l’égard des sophistes, bien que certains le croient fermement, mais bien plutôt de l’émulation, puisqu’ils parcouraient les cités, petites et grandes, en les charmant à la façon d’Orphée et de Thamyris ».

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chant orphique en connaissance de cause, c’est-à-dire en ayant à l’esprit la nature complexe d’Orphée, à la fois poète et prophète, musicien et magicien16 ? Si la comparaison ne relève pas uniquement de l’artifice, elle doit alors s’interpréter en rapport avec le parallèle établi entre sophistique et prophétie. Dans les deux cas, la sophistique se voit dotée d’un fondement divin. À la différence toutefois que la référence à la prophétie renvoie, sans nul doute, non seulement à la manière et au style du discours sophistique mais encore à sa cause, alors que la comparaison avec Orphée, comme l’indique l’emploi du verbe qevlgein, renvoie surtout à l’effet produit par le discours. La sophistique et la prophétie : entre la rhétorique et la philosophie Pourquoi, au juste, Philostrate cherche-t-il à donner à la sophistique une aijtiva prophétique ? Étant donné que l’ancienne sophistique est définie par son opposition ou dans ses rapports avec la philosophie, il faut sans doute considérer le fait que Philostrate s’efforce de situer son art, et d’une manière plus générale, la rhétorique par rapport à la situation de la philosophie. La question des rapports de la rhétorique, de la sophistique et de la philosophie remonte, bien entendu, à Platon et à Isocrate. Le problème sera repris, beaucoup plus tard, à Rome, par Cicéron, et préoccupera également les sophistes et les philosophes du deuxième siècle de notre ère, notamment Dion de Pruse, Aelius Aristide et Philostrate de Lemnos. Dion de Pruse pose le problème des relations entre la rhétorique et la philosophie en des termes très personnels17. Comme le résume Alain Michel, « d’une part, il se comporte en sophiste, pratiquant l’éloquence politique et épidictique dans les grandes cités d’Asie ; 16 Cf. le commentaire de J. de Romilly, « Gorgias et le pouvoir de la poésie », Journal of Hellenic Studies, 93, 1973, p. 155, sur la « parole magique » d’Orphée : « Car Orphée combinait… la triple fonction du maître religieux, de guérisseur et de poète ». 17 Sur Dion de Pruse, on consultera avec profit S. Swain (ed.), Dio Chrysostom. Politics, letters, and philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2000 ; Idem, Hellenism and Empire. Language, Classicism, and Power in the Greek World AD 50-250, Oxford, Clarendon Press, 1996, p. 187-241, et C. P. Jones, The Roman World of Dio Chrysostom, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1978. Au sujet de la philosophie et de la rhétorique chez Dion de Pruse, voir A. Brancacci, Rhetorike philosophousa. Dione Crisotomo nella cultura antica e bizantina, Rome, Bibliopolis, 1985. À propos de la philosophie dans la vie et l’œuvre de Dion, voir A. Brancacci, « Dio, Socrates, and Cynicism », dans Swain (ed.), Dio Chrysostom. Politics, letters, and philosophy, p. 240-260 et F. E. Brenk, « Dio on the Simple and Self-Sufficient Life », dans Swain (ed.), Dio Chrysostom. Politics, letters, and philosophy, p. 261-278.

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d’autre part, il opère une conversion philosophique qui le détourne de cette attitude »18. Il mène une vie de philosophe cynique où se mêlent si bien la rhétorique et la philosophie que Philostrate, dans la notice qu’il lui consacre19, le classe dans la catégorie des philosophessophistes, celle des philosophes qui ont su exposer leurs thèses avec une fluidité digne de la rhétorique20. Philostrate souligne bien la double allégeance de Dion quand il dit du style de ses discours qu’il était tourné vers Démosthène et Platon à la fois, et quand il relève le fait qu’en exil, chassé de Rome par l’empereur Domitien, ce sont deux œuvres, l’une de Platon, le Phèdre, et l’autre de Démosthène, Sur l’ambassade, qui lui auraient permis de survivre21. Aelius Aristide aborde lui aussi les relations entre philosophie et rhétorique dans ses Discours platoniciens (Défense de la rhétorique et Pour les quatre)22. Il s’agit en fait d’une critique en règle des idées de Platon sur la rhétorique. Dans sa Défense de la rhétorique23, Aristide 18 A. Michel, « Rhétorique et philosophie au second siècle apr. J.-C. », dans W. Haase (ed.), Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, II, 34.3, Berlin-New York, Walter de Gruyter, 1993, p. 19. 19 Vies des sophistes, 487-488. 20 Ibid., 484 : Sofista;" de; oiJ palaioi; ejpwnovmazon ouj movnon tw``n rJhtovrwn tou;" uJperfwnou``ntav" te kai; lamprouv", ajlla; kai; tw``n filosovfwn tou;" xu;n eujroiva/ eJrmhneuvonta" = « Les anciens ne donnaient pas le nom de sophiste qu’aux seuls rhéteurs illustres par la supériorité de leur verbe, mais aussi aux philosophes qui exposaient leurs idées avec fluidité ». Dans la courte notice qu’il lui consacre, Philostrate met évidemment l’accent sur les qualités sophistiques de Dion le philosophe. Cf. le commentaire de C. P. Jones, The Roman World of Dio Chrysostom, p. 12 : « Philostratus was familiar with a cultural world in which rhetoric and philosophy were thoroughly intermingled » et les critiques de G. Anderson, Philostratus. Biography and Belles Lettres in the Third Century A.D., Londres, Croom Helm, 1986, p. 99-102, qui considère la notice comme « controversial » (p. 99), « rapid and superficial » (p. 101). 21 Vies des sophistes, 488. Sur l’importance de Platon dans l’œuvre de Dion, voir M. Trapp, « Plato in Dio », dans Swain (ed.), Dio Chrysostom. Politics, letters, and philosophy, p. 213-239. 22 À propos d’Aelius Aristide, en général, voir A. Boulanger, Aelius Aristide et la sophistique dans la province d’Asie au IIe siècle de notre ère, Paris, E. de Boccard (Bibliothèque des écoles françaises d’Athènes et de Rome, fasc. 126), 1923 ; S. Swain, Hellenism and Empire. Language, Classicism, and Power in the Greek World AD 50-250, p. 254-297, et C. A. Behr, « Studies on the Biography of Aelius Aristides », dans W. Haase (ed.), Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, II, 34.2, Berlin-New York, Walter de Gruyter, 1994, p. 1140-1233. 23 L. Pernot, « Platon contre Platon. Le problème de la rhétorique dans les Discours platoniciens d’Aelius Aristide », dans M. Dixsaut (éd.), Contre Platon. T. I. Le platonisme dévoilé, Paris, Vrin, 1993, p. 315-338, nous a laissé une excellente analyse des deux principaux Discours platoniciens : Défense de la rhétorique et Pour les Quatre. Il nous rappelle qu’Aristide « est le seul sophiste antique qui nous offre une critique en règle des idées de Platon sur la rhétorique » (p. 317). Cf. Michel, « Rhétorique et philosophie au second siècle apr. J.-C. », p. 21-26.

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répond à la critique de Platon selon lequel la rhétorique n’est pas un art (tevcnh). S’il est vrai, semble admettre Aristide dans un premier temps, que la rhétorique peut très bien ne pas être un art, cela ne veut pas dire pour autant qu’elle soit quelque chose de honteux. Ce qui est dénué de tevcnh n’est pas nécessairement mauvais (kakovn) ou sans utilité (tou`` mhdeno;" a[xio")24. En fait, qui oserait contester que ce qu’il y a de plus grand et de plus beau chez les hommes vient des dieux, sans égard pour l’art et d’une nature supérieure à l’art ?25 Tout comme Philostrate, qui cherchait à définir l’ancienne sophistique, Aristide cite en exemple les oracles de la Pythie26. Les prêtresses de Delphes, en dépit de leur ignorance, deviennent, lorsqu’elles sont inspirées par le dieu, de véritables guides en matière de science et d’art27. Les dieux sont donc témoins que l’argument de la tevcnh pour établir la valeur de la rhétorique ne vaut rien28. « Si la prophétie, soutient Aristide, procède d’Apollon et la poésie des Muses (sans eux l’art serait sans vie), pourquoi la rhétorique ne serait-elle pas un don d’Hermès, un don qu’il faudrait qualifier de divin et de supérieur à l’art ? »29 D’ailleurs, Platon lui-même, dans le Phèdre, reconnaît que la prophétesse de Delphes et les prêtres de Dodone, dans leur délire (maniva), ont fait plus de bien à la Grèce que dans leur état normal. Le délire nous apporte les plus grands biens puisqu’il est un don divin30. La rhétorique, comme le résume L. Pernot, doit donc « prendre place aux côtés des différentes formes de maniva prophétique et poétique que Socrate répertoriait dans le Phèdre : comme ces dernières, elle est un délire et un bienfait »31.

24 Aristide, Défense de la rhétorique, 33. 25 Ibid., 34 : nu``n d∆ oujdeiv" ejstin o{sti" oujk a]n sumfhvsai to; mh; ouj ta; mevgista

ajnqrwvpoi" kai; kallist∆ ejk qew``n a{ma te e[xw tevcnh" ei\nai kai; tevcnh" kreivttw. 26 Le contexte, bien entendu, est différent. Il est tout de même frappant de constater que tous deux mettent en rapport l’éloquence et les oracles de la Pythie. 27 Défense de la rhétorique, 41. 28 Ibid., 45. 29 Ibid., 49 : oujkou``n eij di∆ ∆Apovllwno" mantikh; kai; dia; Mousw``n poihtikh; cwrei``, kai; touvtwn a[neu yucra; ta; th`" tevcnh", tiv kwluvei kai; rJhtorikh;n th`" JErmou`` tiqevnai dwrea``", h{n ge tw``/ o[nti crh; qeivan kalei``n kai; tevcnh" kreivttw; 30 Ibid., 52. 31 Pernot, « Platon contre Platon », p. 321. Comme le rappelle L. Brisson, « Du bon usage du dérèglement », dans J.-P. Vernant, L. Vandermeersch, J. Gernet et al., Divination et rationalité, Paris, Seuil, 1974, p. 223-226, la folie d’origine divine peut revêtir, chez Platon (Phèdre 244 b-245 a ; 249 d-e), quatre formes : la folie mantique, la folie télestique, la folie poétique et la folie érotique.

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Aristide entreprend ensuite de démontrer comment, selon l’expression même de Platon32, la rhétorique participe ou relève de l’art : metevcousa tevcnh"33. Au terme de sa démonstration, qu’il serait trop long ici de résumer, Aristide estime qu’il a réussi à démontrer que la rhétorique s’étend à toutes les parties de la vertu, qu’elle a été découverte par l’intelligence et au nom de la justice et qu’elle se maintient par la modération et le courage34. Plus loin, il conclut que l’œuvre de la rhétorique est le fait de penser droitement : e[stin a[ra rJhtorikh``" e[rgon kai; fronei``n ojrqw`"35. Il couronne le tout par une relecture du mythe de Protagoras36. Au moment où les hommes et les autres êtres vivants venaient tout juste de naître, une grande confusion régnait sur la terre37. Comme les hommes étaient inférieurs aux animaux en matière de vitesse et de force, Prométhée en avisa Zeus qui dépêcha aussitôt Hermès avec l’ordre de donner aux hommes la rhétorique38. Le don divin de la rhétorique accorde alors aux hommes la capacité d’échapper à la vie sauvage des bêtes, de mettre fin à leurs querelles et de découvrir par le fait même la notion de communauté39. Les hommes purent ensuite, avec le triomphe de la raison, bâtir des cités et établir des lois. C’est donc le pouvoir de la rhétorique qui, au commencement organisa la vie humaine, et qui, encore aujourd’hui, maintient et orne les cités40. Dans ce remake du mythe de Protagoras41, il n’est plus question, comme chez Platon, de savoir si la vertu peut s’enseigner, mais bien plutôt d’affirmer le caractère fondamental et divin du lovgo" rhétorique. Toute cette partie de la Défense de la rhétorique, qui s’inspire largement d’Isocrate et de son éloge du lovgo"42, semble rejouer, selon B. Cassin, la querelle entre

32 Cf. Michel, « Rhétorique et philosophie... », p. 22 : « on constate qu’en fait le "sophiste" qu’est Aelius prétend moins combattre Platon que le rallier à sa cause ». 33 Défense de la rhétorique, 138. 34 Ibid., 382 : ejpeirwvmhn deiknuvein o{ti rJhtorikh; dia; pavntwn tw``n th``" ajreth`" morivwn dihvkei, fronhvsei me;n euJreqei``sa, euJreqei``sa de; uJpe;r dikaiosuvnh", swfrosuvnh/ de; kai; ajndreiva/ fulattomevnh. 35 Ibid., 392. 36 Platon, Protagoras, 320 c-322 d. B. Cassin, L’effet sophistique, Paris, Gallimard, 1995, p. 215-225, propose de cette relecture une interprétation qui en fait ressortir l’originalité. 37 Défense de la rhétorique, 395. 38 Ibid., 396. 39 Ibid., 398. 40 Ibid., 401. 41 L’expression est de Cassin, L’effet sophistique, p. 216. 42 Isocrate Nicoclès, 6-10 et Sur l’échange, 253-257 où la notion de lovgo" comme fondement de la civilisation est largement développée. Voir le commentaire d’Alain Michel, « Rhétorique et philosophie… », p. 23 et celui de M. Dixsaut, « Isocrate contre des sophistes

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Isocrate et Platon43. Alain Michel estime plutôt qu’à travers la doctrine isocratique, Aristide aurait ressenti « les possibilités de conciliation qui existaient entre la tradition des Sophistes et l’enseignement de l’Académie »44. Avec ou sans tevcnh, la rhétorique, selon Aelius Aristide, a quelque chose de divin. Dans ses Discours sacrés (surtout dans les discours quatre et cinq du recueil), l’orateur ou le sophiste met en lumière la nature divine de la rhétorique45. Les arguments de la Défense de la rhétorique ont ici cédé le pas aux confessions de l’auteur et aux révélations du dieu Asclépios. C’est, en effet, au cours de ces nombreuses cures dans les sanctuaires du dieu guérisseur qu’Aristide aurait reçu la confirmation de sa vocation d’orateur. Dans le discours IV, il raconte comment le dieu lui aurait ordonné de ne pas abandonner l’art oratoire : Environ la première année de ma maladie, je cessai de pratiquer l’art oratoire, comme il est naturel avec des misères corporelles si nombreuses et si graves, et en même temps je me laissai abattre. Mais alors que désormais je séjournais à Pergame sur l’ordre du dieu et pour le supplier, le dieu me commande et me presse de ne pas abandonner l’art oratoire. Quel fut le premier de mes rêves, quel caractère de chacun d’eux dans tous ses détails, il m’est impossible de le dire, vu le grand nombre d’années écoulées. Quoi qu’il en soit, voici celles des paroles d’exhortation qui me furent dites dès le début : « Il te convient de faire des discours à la manière de Socrate, Démosthène et Thucydide », et en particulier il me fut montré l’un des orateurs en renom plus âgés que moi, pour que je fusse au plus haut point excité à parler. Pour le tout premier début du moins, il m’ordonnait de venir à lui au portique du temple proche du théâtre et de commencer par les sortes de discours improvisés et agonistiques46. sans sophistique », dans B. Cassin, Le plaisir de parler. Études de sophistique comparée, Paris, Les éditions de Minuit, 1986, p. 75. 43 Cassin, L’effet sophistique, p. 216 : « Remake, pot-pourri pléthorique, rejouant non sans plagier la vieille querelle entre Isocrate et Platon, philosophie et rhétorique ». 44 Michel, « Rhétorique et philosophie… », p. 26. 45 Pour cette section de notre étude, nous dépendons largement de l’article de L. Pernot, « Les Discours Sacrés d’Aelius Aristide, entre médecine, religion et rhétorique », Atti Accademia Pontaniana, N.S. LI, 2002, p. 369-383. On consultera également, pour les questions plus spécifiquement médicales des Discours Sacrés, M. Hortsmannshoff, « Aelius Aristides : A Suitable case for treatment », dans B. E. Borg (ed.), Paideia: The World of the Second Sophistic, Berlin-New York, W. de Gruyter, 2004, p. 277-290. 46 Aristide, Discours Sacrés, IV, 14-15. Traduction d’A. J. Festugière dans Aelius Aristide, Discours sacrés. Rêve, religion, médecine au IIe siècle après J.-C., Introduction et traduction

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L’argumentation déployée dans la Défense de la rhétorique et le témoignage personnel qui nous est livré dans les Discours sacrés se conjuguent pour affirmer sinon la supériorité à tout le moins l’égalité de la rhétorique dans ses rapports avec la philosophie. Telle qu’Aristide la conçoit, la rhétorique n’est pas qu’une tevcnh, elle trouve son fondement et son sens dans ses origines divines. Le divin qui détermine le discours du sophiste ne se situe pas uniquement aux origines de l’art oratoire, comme l’atteste l’expérience personnelle d’Aristide, il guide l’orateur dans le processus même de composition47. À quelques reprises, le dieu Asclépios visite Aristide dans ses rêves pour lui fournir des modèles de discours48. À son réveil, le sophiste s’empresse de noter tant bien que mal les mots que le dieu lui a inspirés. Nous avons là, comme Laurent Pernot l’a bien noté, un témoignage particulièrement intéressant sur ce que l’on peut appeler l’inspiration divine dans le domaine de la rhétorique49. Philostrate n’affirme pas avec autant de clarté qu’Aelius Aristide l’origine divine de la rhétorique ou de la sophistique. Il se contente, nous l’avons dit, d’assimiler la sophistique des Gorgias, Protagoras et autres sophistes à la mantique oraculaire. C’est pour mieux la distinguer de la philosophie, bien qu’il ne s’agisse certainement pas, de la part de l’auteur des Vies, de se livrer, comme Aristide, à une critique en bonne et due forme de la philosophie et encore moins de Platon, son représentant le plus ouvertement opposé à la rhétorique sophistique. Il est vrai que l’on peut voir dans la définition de l’ancienne sophistique et dans sa comparaison entre sophistes et prophètes une « inversion systématique d’une série de déclarations platoniciennes opposant le discours sophistique à la méthode d’interrogation socratique », selon Aldo Brancacci50, ou une « lecture a contrario de l’opposition que Platon signale entre le sophiste et le

par A. J. Festugière, notes par H.-D. Saffrey et préface de Jacques Le Goff, Paris, Macula, 1986, p. 83. 47 Si l’on s’en tient à la lettre du texte des Vies (480 et 510), on pourrait penser que chez Philostrate c’est le divin qui guide le sophiste dans le processus d’improvisation. 48 Discours Sacrés, IV, 25-26. Pernot, « Les Discours Sacrés d’Aelius Aristide… », p. 378, nous rappelle que « dans le corpus d’Aristide figurent des discours qui sont désignés par le terme de "discours oraculaires" (manteutoiv) et qui, d’après ce qu’indique leur exorde, ont été rêvés avant d’être écrits ». 49 Ibid. Cf. Idem, « The Rhetoric of Religion », Rhetorica, 24, 2006, p. 250. 50 A. Brancacci, « Seconde sophistique, historiographie et philosophie…», p. 91. L’auteur y voit aussi une « inversion des jugements aristotéliciens concernant le pseudo-savoir des sophistes » (Aristote, Métaphysique, IV, 1004 b 27). À titre d’exemple, Philostrate, en attribuant au sophiste une saisie manifeste du réel, réfuterait un passage du Phèdre (262 b-c).

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philosophe », selon F. Mestre et P. Gomez51. Le propos de Philostrate, toutefois, ne consiste pas à critiquer ouvertement ni la position de Platon ni la philosophie en général. Il entend tout simplement, comme l’indique l’énoncé de son sujet, mettre en rapport sophistes et philosophes : « J’ai rédigé à ton intention, Antonius Gordianus, deux livres sur les philosophes qui ont eu la réputation de pratiquer la sophistique et sur les sophistes à proprement parler »52. Résumons d’abord le propos de Philostrate sur les sophistes et leurs rapports avec les philosophes. La sophistique de Gorgias se distingue de la philosophie par sa claire saisie du réel, une distinction qui l’assimile à la prophétie et qui trouve son expression dans le discours improvisé. Philostrate ne dit pas que l’ancienne sophistique surpasse la philosophie. Il choisit plutôt de la définir comme une rhétorique qui s’exerce à la philosophie. La sophistique se situe ainsi dans le même champ que la philosophie mais ce que tente la philosophie par ses raisonnements, la sophistique l’obtient par une rhétorique qui possède la même efficacité que la parole oraculaire53. La sophistique d’Eschine ne se définit pas comme une rhétorique qui fait de la philosophie, bien qu’Eschine nous soit présenté comme le disciple de Platon et d’Isocrate, une manière peut-être d’indiquer que le fondateur de la seconde sophistique opère lui aussi l’intégration des deux disciplines54. Après avoir établi sa double formation, Philostrate s’empresse toutefois d’ajouter que c’est surtout à sa fuvsi" qu’Eschine doit son éloquence55. Une nature ou un talent qui donne à son discours une lumineuse lucidité (safhneiva" fw``" ejn tw``/ lovgw/), peut-être une allusion à la claire saisie du réel de l’autre sophistique, et qui lui a permis de pratiquer un discours divin, une improvisation inspirée qui 51 F. Mestre et P. Gomez, « Les sophistes de Philostrate », p. 344. Les auteurs remarquent que, « sous des dehors qui peuvent paraître chaotiques et désordonnés, Philostrate fait preuve d’une connaissance approfondie des grandes lignes de la doctrine platonicienne ». 52 Vies des sophistes, 479 : tou;" filosofhvsanta" ejn dovxh/ tou`` sofisteu``sai kai; tou;" ou{tw kurivw" prosrhqevnta" sofista;" ej" duvo bibliva ajnevgrayav soi. 53 Selon A. Brancacci, « Seconde sophistique, historiographie et philosophie… », p. 95, les différences entre la philosophie et la sophistique, telles qu’exprimées par Philostrate, tiennent à des « différences de forme et de méthodologie ». Les « procédures "aporétiques" » de la philosophie s’opposent au « caractère "dogmatique" » de la sophistique ; la « saisie du sophiste » à la « faiblesse d’une philosophie infléchie vers la recherche ». Cf. B. Cassin, L’effet sophistique, p. 455, selon laquelle « "la claire saisie de l’être" à laquelle les sophistes parviennent n’a rien de "physique", mais qu’elle n’est jamais, et très explicitement, qu’en effet de style : le style sophistique a, derechef, l’efficace du discours oraculaire ou sacramentel ». 54 Vies des sophistes, 509 : ajkroath;" de; Plavtwnov" te kai; ∆Isokravtou" genovmeno". 55 Vies des sophistes, 509-510.

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rappelle, comme l’improvisation de Gorgias, l’inspiration prophétique. L’insistance de Philostrate sur la fuvsi" d’Eschine place la sophistique qu’il a inauguré, un peu comme la rhétorique d’Aristide, au-delà de la tevcnh et de la philosophie. Dans la description que nous donne Philostrate des deutéro-sophistes, toute trace d’une rivalité avec les philosophes a disparu. Pour paraphraser Barbara Cassin, désormais c’est la sophistique qui occupe tout le champ du savoir56. Le deuxième volet du propos de Philostrate concerne les philosophes qui ont eu la réputation ou l’apparence d’être des sophistes. Dans la perspective de Philostrate, la philosophie n’apparaît pas comme une rivale de la rhétorique. Dans l’Athènes de Platon et d’Isocrate, Gorgias et Protagoras pratiquent une rhétorique qui fait de la philosophie. Dans la Rome de Domitien et d’Hadrien, Dion et Favorinus pratiquent une philosophie qui fait de la rhétorique. Tous les quatre, Gorgias, Protagoras, Dion et Favorinus, reçoivent de Philostrate le titre de sophiste. La sophistique, telle que nous la présente l’auteur des Vies, semble ainsi se situer à l’intersection de la philosophie et de la rhétorique57. Être sophiste ou être philosophe c’est faire de la rhétorique. Pour Alain Michel, la rhétorique accomplit la synthèse entre la sophistique et la philosophie platonicienne58. Il remarque qu’à travers Gorgias et Eschine, fondateurs des deux sophistiques, Philostrate « fait référence, indirectement, aux deux personnalités majeures de leurs deux adversaires, Platon et Démosthène ». « Ce qui donne à penser, poursuit-il, que Philostrate a le goût des synthèses, et des conciliations »59. Barbara Cassin, dans son ouvrage L’effet sophistique, souligne moins la réconciliation des trois disciplines que la subordination de la rhétorique et de la philosophie à la sophistique. L’expression rJhtorikh filosofou``sa, « en attribuant la rhétorique et adjectivant la philosophie »60 place « la rhétorique et la philosophie sous l’égide de la sophistique »61. Avec la catégorie des philosophessophistes ou plutôt des doxosophistes, « c’est des philosophes qu’il 56 B. Cassin, L’effet sophistique, p. 448 : « la sophistique occupe seule toute la scène, celle du passé, revisité, comme celle du présent, choisi ». 57 A. Brancacci, « Seconde sophistique, historiographie et philosophie… », p. 94, estime que l’une des fins poursuivies par l’auteur des Vies des sophistes est de « faire de la sophistique une rhétorique philosophante ». 58 Michel, « Rhétorique et philosophie… », p. 29. 59 Ibid., p. 27. 60 Cassin, L’effet sophistique, p. 457. 61 Ibid., p. 448. On peut penser ici à ce que Quintilien (Inst. Orat., XII, 3, 12) disait à propos de la rhétorique et de la philosophie : Philosophia enim simulari potest, eloquentia non potest.

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faut dire : oujk o[nte" sofistaiv, dokou``nte" dev, "ils ne sont pas des sophistes, mais le paraissent seulement" ». La sophistique devient ainsi « modèle et genre éponyme de la philosophie »62. Dans le mélange des genres qui caractérise la culture du IIe siècle, ce sont donc les philosophes qui cherchent à faire de la rhétorique, se plaçant, par le fait même, dans le domaine de la sophistique63. Or, selon Philostrate, si les sophistes possèdent un pouvoir que les philosophes leur envient c’est que leur discours a le pouvoir d’une parole divinement inspirée. L’intérêt marqué des philosophes platoniciens du IIe siècle pour les oracles et la prophétie, dans le cas de Plutarque64 et de Maxime de Tyr65, pour la magie et les mystères, dans le cas d’Apulée66, semble confirmer le point de vue de Philostrate. La sophistique et la prophétie : un retour à Gorgias et Protagoras Revenons maintenant à la double comparaison établie par Philostrate : sophistique et mantique, sophistes et Orphée. Commençons par la comparaison avec Orphée. Nous avons dit qu’étant donné le statut de poète et de prophète attribué à Orphée, elle devait s’entendre en lien avec la comparaison entre sophistique et mantique. L’aijtiva prophétique qu’accorde Philostrate à la sophistique par cette double comparaison prend tout son sens, à notre avis, si on l’interprète à la lumière d’un passage célèbre du Protagoras de Platon. 62 Ibid., p. 453. Cf. A. Brancacci, « Seconde sophistique, historiographie et philosophie… », p. 94 : « si la rhétorique est posée, encore une fois, comme l’enjeu du débat entre sophistique et philosophie, il demeure que, dans l’optique de Philostrate, c’est le discours rusé et stérile du philosophe qu’elle frappe d’infériorité, au profit de la noble, successful, saisie du réel opérée par le discours du sophiste ». 63 Pour le mélange des genres, nous renvoyons à G. Anderson, The Second Sophistic. A Cultural Phenomenon in the Roman Empire (op. cit., supra, n. 9), et à son chapitre 6 : « Cookery and confection : sophistic philosophy, philosophic sophistry », p. 133-143. 64 Des trois dialogues pythiques de Plutarque deux s’intéressent plus particulièrement à la question oraculaire : le De Pythiae oraculis et le De defectu oraculorum. 65 Maxime de Tyr a consacré un de ses discours philosophiques, le discours 13, à la prophétie. Voir M. Trapp, Maximus of Tyre, The Philosophical Orations, Oxford, Clarendon Press, 1997, p. 115-124, pour la traduction du discours 13. 66 Apulée, bien qu’il soit un auteur latin, appartient, par la pratique combinée de la philosophie et de la rhétorique virtuose, à la Seconde Sophistique. Voir à ce sujet, S. J. Harrison, Apuleius. A Latin Sophist, Oxford, Oxford University Press, 2004 ; G. Sandy, The Greek World of Apuleius. Apuleius and the Second Sophistic, Leiden, Brill, 1997 et B. Todd Lee, Apuleius’ Florida. A Commentary, Berlin-New York, Walter de Gruyter, 2005. L’intérêt d’Apulée pour la magie et les mystères ne fait aucun doute à la lecture de l’Apologie et de l’Âne d’or.

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L’auteur des Vies n’est pas le premier à comparer les sophistes à Orphée. Dans le dialogue platonicien qui porte son nom, Protagoras soutient, en effet, que l’art de la sophistique est ancien, mais que ceux qui le pratiquaient l’ont dissimulé sous le masque de la poésie, tels Homère, Hésiode ou Simonide, ou sous le masque des initiations et des prophéties, tels Orphée et Musée67. Dans ce passage où la sophistique, remise en question par la sagesse de Socrate, cherche à faire valoir la noblesse de ses origines, Protagoras affirme clairement que ce qui passait pour être une parole inspirée, la poésie et la prophétie68, relevait en fait de la tevcnh sofistikhv. Une tevcnh qui prétend, en somme, faire du lovgo" sophistique un lovgo" aussi persuasif et puissant que la parole inspirée du poète ou du prophète. Platon reconnaît d’ailleurs le pouvoir de la poésie et de la prophétie69, pouvoir qu’il attribue à l’inspiration divine et non pas à la tevcnh,

67 Platon, Protagoras, 316 d : ∆Egw; de; th;n sofistikh;n tevcnhn fhmi; me;n ei\nai palaiavn, tou;" de; metaceirizomevnou" aujth;n tw``n palaiw``n ajndrw``n, foboumevnou" to; ejpacqe;" aujth`", provschma poiei``sqai kai; prokaluvptesqai, tou;" me;n poivhsin, oi|on ”Omhrovn te kai; JHsivodon kai; Simwnivdhn, tou;" de; au\ teletav" te kai; crhsmwdiva", tou;" ajmfiv te ÆOrfeva kai; Mousai``on… 68 Chez Homère et Hésiode, l’aède et le devin se présentent tous deux comme inspirés par les dieux (Apollon et les Muses), dotés notamment du même pouvoir de révéler le passé et l’avenir. Voir Hésiode, Théogonie, 32 : « puis elles (les Muses de l’Olympe) m’inspirèrent des accents divins, pour que je glorifie ce qui sera et ce qui fut = ejnevpneusan dev m∆ ajoidh;n qevspin, i{na kleivoimi tav t∆ ejssovmena prov t∆ ejovnta » (traduction de P. Mazon, Collection des Universités de France, 1928) et Homère, Illiade, I, 70 : « lui qui (Calchas) connaît le présent, le futur, le passé » = o}" h[/dh tav t∆ ejovnta tav t∆ ejssovmena prov t∆ ejovnta. Poésie et prophétie, à l’époque archaïque du moins, semblent ainsi se confondre, comme le note J. Leavitt, « Poetics, Prophetics, Inspiration », dans Idem (ed.), Poetry and Prophecy. The Anthropology of Inspiration, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1997, p. 11 : « Not only did poets claim prophetic gifts, but seers and oracles gave forth their mantic utterances in verse ». G. Nagy, « Ancient Greek Poetry, Prophecy, and Concepts of Theory », dans J. L. Kugel (ed.), Poetry and Prophecy. The Beginnings of a Literary Tradition, Ithaca, Cornell University Press, 1990, p. 56-57, nous rappelle qu’à l’intérieur même de la période archaïque certaines distinctions s’imposent. Après un stade d’indifférenciation, attesté chez Homère et Hésiode, « an earlier stage in which poet and prophet were as yet undifferentiated » (p. 56), les termes aède (ajoidov") et devin (mavnti") viennent à désigner des fonctions différentes et, par la suite, le poète (poihthv") se distinguera de l’aède et le devin du prophète (profhvth"). Toutefois, en dépit de ces distinctions, le lien entre poésie et prophétie continuera d’être affirmé, durant toute l’Antiquité et jusqu’aux Néo-platoniciens, à tout le moins. Cf., à ce propos, le commentaire de P. T. Struck, « Divination and Literary Criticism ? », dans S. I. Johnston et P. T. Struck (eds.), Mantikê. Studies in Ancient Divination, Leyde-Boston, Brill, 2005, p. 151 : « The poet-prophet axis was a central pillar in the traditional edifice of ancient views on poetry. To be sure, it was nuanced, modified, denatured into a literary trope, and even rejected by some, but it remained a remarkably durable view within the tradition ». 69 Sur la position de Platon à l’égard de la mantique et de la poésie, voir Brisson, « Du bon usage du dérèglement », p. 220-248.

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comme Socrate l’explique au rhapsode Ion70, pouvoir qui paradoxalement fait appel à un savoir technique71. C’est en fait la prétention du sophiste à posséder et à pratiquer une tevcnh, quelle qu’elle soit, qui pose problème. Dans une lettre adressée à l’impératrice Julia Domna, à laquelle nous avons déjà fait allusion, Philostrate aborde précisément la question des rapports entre Platon et les sophistes. Contrairement à ce que prétendent certains, affirme Philostrate, le divin Platon n’a jamais éprouvé de l’envie à l’endroit des sophistes. Il a au contraire cherché à devenir l’émule de ceux qui charmaient, à la manière d’Orphée et de Thamyris, les cités qu’ils visitaient72. Comme dans les Vies, Philostrate compare le discours sophistique au charme d’Orphée. À la différence des deux références faites à Orphée dans les Vies, Philostrate utilise ici la comparaison avec le célèbre héros thrace pour redéfinir la position de la sophistique par rapport à la philosophie, à la philosophie de Platon pour être plus exact. Les deux passages parallèles peuventils se lire de manière complémentaire73 ? Il nous semble plausible de le penser et de supposer que, dans les deux cas, Philostrate, par cette comparaison entre sophistes et Orphée, cherche à réinterpréter le 70 Platon, Ion, 534 c : « Car ce n’est point par l’effet d’un art qu’ils parlent ainsi (les poètes), mais par un privilège divin… Et si la Divinité leur ôte la raison, en les prenant pour ministres, comme les prophètes et les devins inspirés, c’est pour nous apprendre, à nous les auditeurs, que ce n’est pas eux qui disent des choses si précieuses – ils n’ont pas leur raison – mais la Divinité elle-même qui parle, et par leur intermédiaire se fait entendre à nous = ouj ga;r tevcnh/ tau``ta levgousin, ajlla; qeiva/ dunavmei … dia; tau``ta de; oJ qeo;" ejxairouvmeno" touvtwn to;n nou``n touvtoi" crh``tai uJphrevtai" kai; toi``" crhsmw/doi``" kai; toi`" mavntesi toi``" qeivoi", i{na hJmei``" oiJ ajkouvonte" eijdw``men o{ti oujc ou|toi eijsin oiJ tau``ta levgousin ou{tw pollou`` a[xia, oi|" nou``" mh; pavrestin, ajll∆ oJ qeo;" aujto;" ejstin oJ levgwn, dia; touvtwn de; fqevggetai pro;" hJma`" » (traduction de L. Méridier, Collection des Universités de France, 1956). 71 D’une part, la poésie et la mantique ne doivent pas leur pouvoir à l’art ou à la raison, mais à l’intervention divine. D’autre part, comme la poésie et la mantique font appel à des règles précises et qu’elles impliquent un savoir, elles s’inscrivent nécessairement dans l’ordre de la tevcnh. Là-dessus, voir Brisson, « Du bon usage du dérèglement », p. 227-229. 72 Philostrate, Lettres, 73 : oujde; oJ qespevsio" Plavtwn toi`" sofistai``" ejbavskhnen, eij kai; sfovdra ejnivoi" dokei`` tou``to, ajlla; filotivmw" pro;" aujtou;" ei\cen, ejpeidh; diefoivtwn qevlgonte" mikrav" te kai; meivzou" povlei" to;n ∆Orfevw" kai; Qamuvrou trovpon. 73 Comme nous l’avons relevé à la note 14, selon Bowersock, Greek Sophists in the Roman Empire, p. 104-105, la lettre 73, qui parle notamment de Gorgias en des termes identiques à ceux qui se retrouvent dans les Vies (492-494), ne serait pas de Philostrate. Alors que Bowersock explique le parallélisme des deux passages par le fait qu’un falsificateur aurait tout simplement pillé les Vies, Penella, « Philostratus’ Letter to Julia Domna », p. 164, estime que la « phraséologie » utilisée dans les deux textes présente suffisamment de différences pour conclure que la lettre 73 ne constitue pas un cas d’imitation servile : « no slavish mimicry, no one-to-one correspondence in all items of fact; only similar information on an identical subject » et que, dans les deux textes, l’auteur déploie ses connaissances sur Gorgias et la sophistique en ayant recours à « a fixed pair of technical terms ».

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fameux dialogue entre Protagoras et Socrate en accordant cette fois-ci l’avantage au sophiste. Le discours du sophiste possède un tel pouvoir de persuasion que même les philosophes et, en tout premier lieu, le divin Platon, cherchent à l’imiter. Il s’agit bien d’émulation, explique Philostrate, puisque l’envie n’a pour objet que ce qui ne peut être possédé et Platon possède les qualités stylistiques des sophistes (ta;" ijdeva" tw``n sofistw``n). Il gorgianise mieux que Gorgias lui-même et sait faire résonner les mots à la manière d’Hippias et de Protagoras74. À notre avis, le contexte de la Lettre à Julia Domna éclaire celui des deux mentions d’Orphée dans les Vies : La comparaison du sophiste avec Orphée dans les Vies ferait ainsi écho au passage du Protagoras où Platon met en scène la rivalité qui oppose sophistes et philosophes à travers le dialogue entre Protagoras et Socrate. Autrement dit, le simple fait de comparer les sophistes à Orphée serait une façon de revendiquer l’héritage de Protagoras et de remettre Platon à sa place, c’est-à-dire dans un rapport d’émulation avec l’art sophistique. Philostrate reprend donc l’affirmation de Protagoras : les deux formes de paroles divines les plus puissantes, la poésie et la prophétie75, appartiennent au champ de la sophistique. La parole inspirée d’Orphée possédait un tel charme, un tel pouvoir d’incantation, qu’elle réussissait même à charmer les animaux dénués de raison et de langage. De même, le discours d’un sophiste comme Favorinus produit un tel effet sur ses auditeurs que même une foule ignorant le

74 Philostrate, Lettres, 73 : oJ gou``n Plavtwn kai; ej" ta;" ijdeva" tw``n sofistw``n i{etai kai; ou[te tw``/ Gorgiva/ parivhsi to; eJautou`` a[meinon gorgiavzein pollav te kata; th;n JIppivou kai; Prwtagovrou hjcw; fqevggetai. À propos des « figures gorgianiques » et de leur origine, voir M.-P. Noël, « Gorgias et l’invention des gorgiveia schvmata », Revue des Études Grecques, 112, 1999, p. 193-211. Comme le note M.-P. Noël, Denys d’Halicarnasse, qui aurait été le premier à utiliser l’expression « figures gorgianiques » (gorgiveia schvmata), reprochait justement à Platon de se complaire « dans l’usage déplacé et puéril de figures poétiques qui procurent un extrême déplaisir et tout particulièrement de figures gorgianiques » (Démosthène, 5, 6) (p. 204). Platon pratiquait aussi, toujours selon Denys d’Halicarnasse, les gorgianismes théâtraux, c’est-à-dire les antithèses et les parisoses » (Démosthène, 25, 4). Aux yeux de Denys d’Halicarnasse, le style de Gorgias, observe M.-P. Noël, constitue le paradigme de ce qu’il faut éviter (p. 205). Pour cet atticiste, en effet, Gorgias devient la « figure même de l’excès et de la corrupta eloquentia » (p. 207). 75 Selon Leavitt, « Poetics, Prophetics, Inspiration », p. 3, la notion de pouvoir constitue bel et bien le point commun entre poésie et prophétie : « Both poetry and prophecy are culturally marked forms of speech, and one criterion, at least, of the marking of both of them is power ». Il explique plus loin que « these two functions – of (poetic) language that is powerful because of its patterning and effects and of (mantic) language that is powerful because of its source – are linked or identified » (p. 5).

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grec ne peut résister à son charme76. Le chant d’Orphée était à ce point irrésistible qu’il pouvait persuader le puissant Hadès. De même, le discours d’un Scopélien se montre à ce point persuasif qu’il parvient à infléchir la volonté d’un empereur tout puissant77. Il reste à savoir si Philostrate accepte la désacralisation du lovgo" poétique et prophétique à laquelle s’est livré Protagoras78. Le pouvoir du lovgo", selon le sophiste d’Abdère, repose en effet sur un savoir humain, la tevcnh sofistikhv, et non sur l’inspiration divine que lui reconnaissait la tradition79. En d’autres termes, faut-il lire, derrière la comparaison avec Orphée, une simple référence à Protagoras ou plutôt une relecture de Protagoras et une manière subtile d’affirmer, à la suite d’Isocrate et d’Aristide, l’origine divine du lovgo" ? Pour répondre à cette question, il nous faut revenir à la définition de l’ancienne sophistique et à la comparaison qu’elle établit entre sophistique et mantique. Selon Philostrate, l’ancienne sophistique s’assimilerait à une mantique et Gorgias en serait le fondateur. L’art de Gorgias comporterait donc une dimension, pour ainsi dire, oraculaire. Il s’agit maintenant de savoir si, par l’association de Gorgias avec la mantique, comme dans le cas de la mention d’Orphée et de son renvoi indirect à Protagoras, Philostrate ne tenterait pas, là encore, de réinterpréter la tevcnh d’un autre sophiste illustre, la tevcnh de Gorgias. L’examen d’une allusion possible à l’art de Gorgias s’impose d’autant plus que la comparaison entre le charme d’Orphée et la performance sophistique laisse entendre que la prose des sophistes se mesure au chant du poète et aux vers du prophète. Or, il semble bien que pour rendre compte de l’équation : sophistique = poésie et prophétie, il faille prendre en considération une autre équation, celle que Gorgias a établi entre la poésie, les incantations et le discours. 76 Philostrate, Vies des sophistes, 491-492. 77 Ibid., 520. 78 Sur l’attitude de Protagoras à l’égard du sacré, voir H. Scholten, Die Sophistik. Eine

Bedrohung für die Religion und Politik der Polis ?, Berlin, Akademie Verlag, 2003, p. 35-63. 79 Il est vrai que la mantique repose aussi sur un savoir technique et qu’elle appartient, comme le souligne Brisson, « Du bon usage du dérèglement », p. 227-228, aux « fonctions démiurgiques » : « divination et pratique d’initiations relèvent de ce savoir technique dont précisément les sophistes s’estiment les détenteurs et les dispensateurs, dans une certaine mesure ». D’ailleurs, la poésie, elle aussi, par les métaphores employées pour la décrire, oscille entre inspiration et technique. Cf., à ce sujet, les remarques de Leavitt, « Poetics, Prophetics, Inspiration », p. 7 : « in both Greek and Indic traditions the poet’s craft is designated by words for carpentry, woodworking, and tailoring. These craft metaphors or descriptors are often presented in opposition to metaphors of mantic or ecstatic inspiration. It is clear, however, that in many traditions the poet, while a "maker", is more than an ordinary artisan; his or her specific characteristic is to be entheos, or inspired ».

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Dans l’Éloge d’Hélène, le sophiste de Léontini fait valoir que « si celui qui a persuadé Hélène est le discours, il n’est pas difficile de la défendre contre cette accusation, puisque le discours est un grand souverain qui, au moyen du plus petit et du plus inapparent des corps, parachève les actes les plus divins ; car il a le pouvoir de mettre fin à la peur, écarter la peine, produire la joie, accroître la pitié »80. Pour montrer qu’il en est bien ainsi, Gorgias donne l’exemple de la poésie, qui sait produire chez ceux qui l’écoutent « le frisson qui transit de peur ou la pitié qui abonde en larmes »81, et celui des incantations, « qui viennent à travers les mots du discours conduire le plaisir et éconduire la peine »82. La poésie et les incantations, les deux formes de la parole choisies par Gorgias pour illustrer l’effet irrésistible du discours, bien que soumises à des règles, sont traditionnellement considérées soit comme inspirées des dieux, soit comme dotées d’un pouvoir divin83. Or, lorsque l’auteur de l’Éloge d’Hélène, un peu plus 80 Gorgias, Éloge d’Hélène, 8 (Diels-Kranz II, fragment 82 B 11. Traduction de B. Cassin dans Idem, L’effet sophistique, p. 144) : lovgo" dunavsth" mevga" ejstivn, o}" smikrotavtwi swvmati kai; ajfanestavtwi qeiovtata e[rga ajpotelei``. duvnatai ga;r kai; fovbon pau``sai kai; luvphn ajfelei``n kai; cara;n ejnergavsasqai kai; e[leon ejpauxh``sai. J. I. Porter, « The Seductions of Gorgias », Classical Antiquity, 12, 1993, p. 270, est d’avis que si l’Éloge d’Hélène cherche à démontrer la puissance du lovgo", force est d’admettre, selon lui, que l’objectif n’est pas atteint : « If the speech is a demonstration of the overwhelming powers of logos, it is a curiously self-defeating one; and if we are persuaded by Gorgias’s claims on behalf of persuasion, this is likely to be owing to a desire on our part to be persuaded, but no thanks to any power that is intrinsic to the speech itself ». Il fait remarquer, en tout cas, que l’affirmation de la puissance du lovgo" est en contradiction avec l’affirmation du traité sur le Non-être qui souligne l’incapacité du langage à décrire la réalité. 81 Ibid., 9 : th;n poivhsin a{pasan kai; nomivzw kai; ojnomavzw lovgon e[conta mevtron: h|" tou;" ajkouvonta" eijsh``lqe kai; frivkh perivfobo" kai; e[leo" poluvdakru" kai; povqo" filopenqhv", ejp∆ ajllotrivwn te pragmavtwn kai; swmavtwn eujtucivai" kai; duspragivai" i[diovn ti pavqhma dia; tw``n lovgwn e[paqen hJ yuchv. 82 Ibid., 10 : aiJ ga;r e[nqeoi dia; lovgwn ejpwidai; ejpagwgoi; hJdonh``", ajpagwgoi; luvph" givgnontai sugginomevnh ga;r th``i dovxhi th``" yuch``" hJ duvnami" th``" ejpwidh``" e[qelxe kai; e[peise kai; metevsthsen aujth;n gohteivai. 83 Cf. de Romilly, « Gorgias et le pouvoir de la poésie » (op. cit., supra, n. 16), p. 155 : « Gorgias, le sophiste, le raisonneur, l’incrédule Gorgias, lorsqu’il veut montrer la puissance irrésistible de la parole, se réfère à deux formes de paroles, qui sont les moins rationnelles de toutes ». Ces deux formes de parole tiennent leur puissance de leur caractère divin, mais exigent en même temps un certain degré de participation humaine. Autrement dit, pour s’en tenir au cas de la poésie, il y a eu, d’Hésiode à Pindare, une évolution. C’est ce que démontre J. de Romilly lorsqu’elle décrit le progrès accompli depuis Hésiode, serviteur des Muses, jusqu’à Pindare, prophète des Muses : « de serviteur à prophète, c’est aussi la personne du poète qui reçoit une sorte de promotion » (p. 159). Dans le cas des incantations, l’efficacité des formules, qui repose sur un savoir technique, donne à l’homme un « pouvoir normalement réservé aux dieux » (p. 156). C’est la raison pour laquelle la « magie » peut servir à Gorgias de « référence et de modèle », « parce qu’elle est devenue, selon le mot même qu’il emploie, une tevcnh » (p. 156).

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loin, ajoute que le pouvoir du discours agit sur l’âme comme le dispositif des drogues agit sur le corps, il substitue à l’inspiration divine la disposition humaine : la duvnami" du lovgo" repose sur une tavxi"84. Les mots du discours produisent sur l’âme un effet assuré par leur disposition, tout comme les drogues, par leur dosage, produisent un effet sur les corps85. Il y a une tevcnh du lovgo" qui permet, de manière rationnelle, de donner au discours le même pouvoir « irrationnel » que celui de la poésie ou de l’incantation : « ce que la poésie peut faire, la parole rhétorique peut le faire également »86. La poésie, justement, Gorgias la définit comme un lovgo" qui a du rythme87. C’est l’arrangement des mots et de leurs sons, la musique autrement dit, qui rend la poésie irrésistible88. Il en va de même, bien que Gorgias n’en dise rien, pour les incantations. La tevcnh sofistikhv de Gorgias, « gorgianiser », selon l’invention de Philostrate, consistait en fait à donner du rythme à la prose de l’orateur89. Ce sont les procédés et les figures inventés ou mis au point par Gorgias qui, en 84 Gorgias, Éloge d’Hélène, 14 : to;n aujto;n de; lovgon e[cei h{ te tou`` lovgou duvnami" pro;" th;n th`" yuch`" tavxin h{ te tw``n farmavkwn tavxi" pro;" th;n tw``n swmavtwn fuvsin. Sur la portée du mot tavxi", voir C. P. Segal, « Gorgias and the Psychology of the Logos », Harvard Studies in Classical Philology, 66, 1962, p. 104 : « Here the term used of the psyche, taxis, is deliberately concrete; and the psyche is equated immediately with the equally tangible physis of the soma ». 85 Le lovgo" produit sur l’âme un effet aussi « physique » et concret que les favrmaka sur le corps. Cf. Segal, « Gorgias and the Psychology of the Logos », p. 105 : « The force of the logoi thus works directly upon the psyche; they have an immediate, almost physical impact upon it… All persuasion is thus action upon and manipulation of the psyche of the audience; and the dynamis of the logos (Hel. 14) acts like a real drug in affecting the state of the psyche ». 86 de Romilly, « Gorgias et le pouvoir de la poésie », p. 160. En comparant les discours à des drogues, il est clair, comme le souligne J. de Romilly, que « Gorgias entend mettre en parallèle deux sciences comparables, dont l’une est relative au corps et l’autre à l’âme, et qui sont la médecine et la rhétorique. Il entend faire une science de la magie du verbe » (p. 162). 87 Gorgias, Éloge d’Hélène, 9 : th;n poivhsin a{pasan kai; nomivzw kai; ojnomavzw lovgon e[conta mevtron. 88 Selon Segal, « Gorgias and the Psychology of the Logos », p. 127, l’originalité de Gorgias consiste à avoir été l’un des premiers à comprendre que la force persuasive du lovgo" repose sur sa structure : « Gorgias is probably among the first to seize upon the practical implications of such a theory and work out a techne in which the persuasiveness of a logos derives from its poetic composition. Thus there is seen to be a relation between the formal structure of the logos and the aesthetic-emotional effect which it produces ». 89 Philostrate a en effet forgé le mot gorgiavzein pour désigner le style de Gorgias. C’est ainsi que selon l’auteur des Vies, Périclès (sic), Thucydide et Agathon inter alios auraient gorgianisé (Vies des sophistes, 493). Cassin, L’effet sophistique, p. 464, estime que le fait de « gorgianiser » consiste justement à donner du « mètre » au discours : « Gorgias avec ses figures sonores confère du mètre, de la musique, à la prose ». Elle rappelle d’ailleurs qu’Aristote l’accusait d’avoir « un style poétique et de n’avoir pas encore compris que le style du logos est autre que celui de la poésie » (Rhétorique III, 1, 1404 a 24-29).

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faisant du discours l’équivalent de la poésie, fondent ni plus ni moins la sophistique90. La notice que Philostrate lui consacre dans les Vies l’établit clairement : Gorgias a joué le même rôle pour la sophistique qu’Eschyle pour le théâtre, celui de fondateur91. Ainsi, lorsque Philostrate met en parallèle la sophistique de Gorgias et la mantique, il pense certainement à l’improvisation, comme nous l’avons dit, mais il fait également référence, sans nul doute, aux figures gorgianiques qui donnent au discours le même pouvoir divin que la poésie. D’ailleurs, les deutéro-sophistes qui se réclament le plus de Gorgias, comme Scopélien, préconisent le style bachique et la diction chantante92. Conclusion Nous proposons donc de lire la comparaison entre la sophistique, la mantique et Orphée comme une revendication de l’héritage de Gorgias et de Protagoras. Le pouvoir du lovgo" sophistique se compare au pouvoir de la poésie, de la prophétie et de l’incantation, parce que dans l’improvisation, il propose une connaissance immédiate du réel, à la manière de l’oracle et que dans sa disposition, son rythme, il produit le même effet sur l’âme que la poésie. Revendiquer l’héritage 90 M.-P. Noël, « Gorgias et l’invention des gorgiveia schvmata » (art. cit, supra, n. 75), p. 193-211, montre bien le problème de l’attribution des figures gorgianiques à Gorgias. Diodore de Sicile a beau affirmer que Gorgias « fut le premier à faire usage de ces tournures de style qui sortent de l’ordinaire et sont marquées par la recherche technique : antithèses, isocôla, parisoses, homéotéleutes et autres tournures analogues » (Bibliothèque Historique, XII, 53, 2-4. traduction de M. Casevitz, Collection des Universités de France, apud M.-P. Noël, p. 194), il reste qu’Aristote, au livre III de la Rhétorique, n’en fait pas mention (p. 196) et que Philostrate, dans la notice qu’il lui consacre (Vies des sophistes, 492-494), se contente de dire du style de Gorgias qu’il était « impétueux et puissant, reposant sur des expressions inattendues, sur la puissance du souffle, sur l’élévation du style pour traduire l’élévation des pensées, sur des décrochages et de brusques départs d’idées, par lesquels le discours gagne en agrément et en vivacité ». Il enveloppait aussi son style « de termes poétiques, par souci de beauté et de noblesse » (traduction de M.-P. Noël, p. 197). En fait, selon les Anciens, l’antithèse, la parisose et l’homéotéleute semblent « constituer l’élément essentiel du style de Gorgias » (p. 198). Des figures, comme le relève M.-P. Noël, qui, chez Aristote, « définissent essentiellement la période » (p. 200). D’ailleurs, selon Démétrios de Phalère, « en matière de style, on distingue ce que l’on appelle style tressé, par exemple le style périodique comme celui que l’on trouve dans les morceaux oratoires isocratiques ou encore chez Gorgias ou chez Alcidamas. Ces œuvres sont formées d’un bout à l’autre d’une succession ininterrompue de périodes, exactement comme la poésie d’Homère est formée d’hexamètres » (Peri; eJrmhneiva", 12, apud M.-P. Noël, p. 201. Traduction de P. Chiron). Ce serait donc l’enchaînement de ces côla qui donnerait au style de Gorgias son caractère poétique. Du moins, c’est ainsi que les Anciens le concevaient. 91 Vies des sophistes, 492. 92 Ibid., 515-520.

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de Gorgias et de Protagoras c’est, en fait, chercher à se situer par rapport à la philosophie. Philostrate n’a pas choisi la voie retenue par Aelius Aristide pour régler ses comptes avec Platon et ses successeurs. Il ne tente ni de réfuter les arguments platoniciens contre Gorgias ni de reprendre la thèse d’Isocrate sur les origines divines de la rhétorique. Il lui suffit, d’abord, d’opposer les « oracles » de la sophistique aux raisonnements de la philosophie, ensuite, d’inclure dans la liste des sophistes, les philosophes qui ont adopté les procédés rhétoriques de la sophistique, pour faire valoir la position dominante de sa discipline. De toute manière, Platon n’apparaît nulle part dans les Vies comme l’adversaire des sophistes. Il inspire, au contraire, un certain nombre de sophistes qui se réclament de son style, et, s’il faut en croire Philostrate, Platon lui-même aurait résolument imité les sophistes de son temps93. Si Philostrate, à la suite de Gorgias et Protagoras, considère que la sophistique, par ses procédés, possède les mêmes pouvoirs que la poésie, la prophétie et l’incantation, est-ce à dire que, contrairement à Aristide, il ne reconnaît aucune dimension divine au discours ? Il est vrai que Philostrate se limite à comparer la sophistique à la mantique et les sophistes à Orphée. De même, l’auteur du traité Peri; u{you" compare la mimèsis des poètes à l’inspiration de la Pythie sans qualifier ces imitateurs d’inspirés par la divinité94. D’autre part, il faut reconnaître que Gorgias, dans l’Éloge d’Hélène, laisse entendre que le lovgo" en soi accomplit des actes divins95, bien que la mention du terme paivgnion à la fin de l’éloge invalide quelque peu l’énoncé96. 93 Nous faisons référence, bien entendu, à la lettre 73 dans laquelle Philostrate défend, auprès de l’impératrice Julia Domna, Gorgias et les autres sophistes contre les critiques de platoniciens comme Plutarque. Pour défendre Gorgias, représentant par excellence de la sophistique à ses yeux, Philostrate cite l’exemple de Platon, la figure philosophique la plus dominante de la vie intellectuelle du IIe siècle et grand imitateur des sophistes, s’il faut l’en croire. La lettre 73, comme l’a bien vu Penella, « Philostratus’ Letter to Julia Domna » (art. cit., supra, n. 14), p. 165, reprend l’un des thèmes principaux des Vies des sophistes et de la Vie d’Apollonius de Tyane, i.e. la compatibilité de la philosophie et de la sophistique : « in making Plato emulate Gorgias, Philostratus is advocating the compatibility of philosophy and rhetoric/sophistry ». 94 Longin, Du sublime, XIII, 2. Sur le sens à donner à la métaphore de l’inspiration utilisée dans ce passage, voir T. Whitmarsh, Greek Literature and the Roman Empire, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 57-60. 95 Gorgias, Éloge d’Hélène, 8 : lovgo" dunavsth" mevga" ejstivn, o}" smikrotavtwi swvmati kai; ajfanestavtwi qeiovtata e[rga ajpotelei``. 96 Que signifient, en effet, les derniers mots de l’éloge : « ejboulhvqhn gravyai to;n lovgon ÔElevnh" me;n ejgkwvmion, ejmo;n de; paivgnion » ? Que le sophiste a réussi à nous convaincre de la puissance du logos, en démontrant qu’Hélène n’est pas coupable de ce dont le mythe l’accuse, alors que lui-même Gorgias, loin d’en être convaincu, s’est livré à un jeu

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Peut-être faut-il prendre en considération le fait que c’est le même Philostrate qui nous a laissé, en plus des Vies des sophistes, la Vie d’Apollonios de Tyane et que dans cet ouvrage le sophiste de Lemnos semble disposé à admettre la possibilité que le même individu, à la fois philosophe, thaumaturge, prophète et sophiste doive ses remarquables capacités à l’inspiration divine97. Le cas de Scopélien dans les Vies semble indiquer que Philostrate est prêt à reconnaître qu’un sophiste, dont la pratique présente toutes les qualités prophétiques, c’est-à-dire l’improvisation et les dispositions gorgianiques du discours, puisse en fait être inspiré. La naissance de Scopélien, tout comme celle d’Apollonios, n’a-t-elle pas, après tout, été marquée par la foudre, l’un des signes les plus évidents de la providence divine98 ? Dominique CÔTÉ Université d’Ottawa

rhétorique ? Cf. Scholten, Die Sophistik. Eine Bedrohung für die Religion und Politik der Polis ?, p. 74, qui penche de ce côté. Ou encore, que le terme paivgnion confirme le caractère improbable de l’éloge, démontrant plutôt les limites du lovgo" en faisant voir ce que le lovgo" n’est pas ? Cf. là-dessus J. I. Porter, « The Seduction of Gorgias », p. 285 : « Gorgias in this speech shines his spotlight so intensely on logos in order that we might all the better see what logos is not ». 97 Voir, à ce propos, l’excellente démonstration qu’en a fait Anderson, Philostratus. Biography and Belles Lettres in the Third Century A.D. (op. cit., supra, n. 20), p. 121-133, dans un chapitre intitulé « Apollonius of Tyana: A Holy Man in a Sophist’s World ? ». Anderson déplore le fait que trop souvent les Vies des sophistes et la Vie d’Apollonius de Tyane sont étudiées séparément, alors que les deux ouvrages se recoupent sur de nombreux points. Avec son sens habituel de la formule, il résume ainsi son propos : « At least some of Philostratus’ sophists turn out close to holy men, while Apollonius is assimilated to the role of an ideal sophist. He often seems to emerge as a blend of Pythagoras with the most ostentatious of Scopelian, Polemo and Herodes » (p. 124). Cf. aussi, sur les rapprochements à faire entre les deux ouvrages de Philostrate, mais sur le thème de la compatibilité entre philosophie et sophistique, Penella, « Philostratus’ Letter to Julia Domna », p. 165-168. 98 Dans le cas d’Apollonius, on raconte qu’à sa naissance, la foudre, au moment de toucher le sol, aurait suspendu sa course (Vie d’Apollonius de Tyane, I, 5). Pour ce qui est de Scopélien, Philostrate rapporte que la foudre aurait frappé le berceau dans lequel lui et son frère jumeau reposaient. Alors que son frère était touché et que des témoins de la scène mouraient et que d’autres étaient atteints de surdité ou de cécité, Scopélien, lui, en sortait parfaitement indemne. L’auteur des Vies en conclut que Scopélien a été protégé par les dieux (Vies des sophistes, 515-516). Dans les deux cas, l’intervention des dieux, au moment de la naissance, expliquerait leurs dons exceptionnels.

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POUR UNE ARCHÉOLOGIE DES PAYSAGES : L’ÉTIOLOGIE DANS LES LIVRES GÉOGRAPHIQUES DE PLINE L’ANCIEN

Nous nous proposons de nous interroger sur les formes et les fonctions de l’étiologie dans les livres géographiques de Pline l’Ancien. Rappelons d’abord qu’on distingue habituellement, dans l’Antiquité, la géographie proprement dite, qui a pour mission de décrire la terre dans son ensemble et dans ses relations avec les autres objets célestes, et la chorographie, que nous pourrions appeler géographie régionale ou descriptive1. Pline consacre le livre II de son Histoire Naturelle à la géographie au sens ancien du terme, et les livres III à VI à la chorographie. Dans la suite de cette étude toutefois, nous emploierons les mots « géographie, géographique » en leur sens moderne, au lieu de « chorographie, chorographique », peu usuels en français. Par souci de commodité et pour plus de cohérence nous nous limiterons aux livres III et IV, consacrés à une description de l’Europe2. Les livres V et VI ont pour sujet l’Afrique et l’Asie. Le but central, sinon ultime, de la littérature géographique est de décrire. Il en est ainsi depuis ses débuts. Dans un monde très insuffisamment connu et donc mal maîtrisé, il importe au plus haut point d’inventorier non seulement les régions habitées, cultivées, politiquement administrées et militairement défendues, les régions, en somme, où règne la civilisation, mais aussi celles, bien plus nombreuses et vastes, sans doute, qui échappent à tout contrôle et à toute connaissance. De tout temps, les récits des voyageurs et explorateurs ont alimenté les écrits des géographes ; il en a été ainsi jusqu’au début du XXe siècle. Décrire ou même simplement nommer les fleuves, les montagnes, les peuples, les villes, c’est prendre possession par la pensée du monde où nous vivons, c’est aussi 1 Ptolémée I, 1, cité dans notre commentaire à N.H., III, 1 ; cf. la note suivante. 2 Pour une information plus complète, nous renvoyons à notre édition de Pline l’Ancien,

Histoire Naturelle, livre III, 2e éd., CUF, Paris 2004, ainsi qu’au livre IV, à paraître dans la même collection.

Hubert ZEHNACKER

répondre à la curiosité, source de tout progrès intellectuel, et tel est l’objet de la géographie. On peut ajouter à cela qu’à divers moments de l’Antiquité et notamment sous l’Empire romain, la littérature géographique a rencontré d’autres types de documents, de nature administrative ou politique, comme la discriptio Italiae d’Auguste, les formulae prouinciarum et, au Bas-Empire, les Itineraria. Mais ce catalogage, cette nomenclatura, comme dit Pline (III, 2), ne pouvait suffire à satisfaire la curiosité des géographes et de leurs lecteurs. Une autre et éternelle question se trouvait posée : pourquoi ? Pourquoi tel fleuve, près de son embouchure, forme-t-il un delta ? Pourquoi telle région est-elle fertile, telle autre non ? Pourquoi telle ville, florissante jadis, a-t-elle fini par disparaître, après des siècles de déclin ? La réflexion sur les causes est un socle commun à toute la géographie antique, même si elle n’apparaît parfois que de manière discrète. En tout cas, la notion de causalité elle-même n’a pu que se modifier et s’enrichir, au gré de l’évolution de la pensée scientifique. La géographie s’inscrit nécessairement dans l’histoire des sciences de l’Antiquité. Il aurait donc fallu étendre notre enquête à l’ensemble des géographes antiques, ceux que Pline a lus et utilisés, et ceux qu’il n’a pas pu connaître, et parmi ces derniers on pense tout particulièrement à Strabon. Vaste programme ! Et pourtant, en nous limitant pour l’instant à deux livres de l’Histoire Naturelle, nous ne nous facilitons pas la tâche autant que l’on pourrait croire. D’abord, en effet, la méthode plinienne est cumulative ; il le laisse entendre à maintes reprises, et ses bibliographies, réunies au livre Ier, en sont la confirmation. Nous avons eu nous-même l’occasion d’en administrer la preuve, après d’autres, en étudiant en détail les pages qu’il consacre à l’Europe du Nord3. Il apparaît que l’œuvre de Pline, lorsqu’on l’analyse attentivement, est un véritable patchwork, constitué de l’apport de toutes ses lectures réduites en fiches et mises bout à bout. La pensée originale du vieux compilateur est alors difficile à saisir, en dehors des passages où il revendique une position plus résolument personnelle. On dira plutôt que l’originalité de Pline consiste dans les choix qu’il opère parmi toutes ses sources : après tout, choisir est aussi une manière de penser. La deuxième difficulté vient de ce que Pline est contraint, par la forme encyclopédique de son œuvre, de mettre le plus de matière possible en un texte d’une longueur limitée. Il ne peut pas, comme 3 L’Europe du Nord dans l’Histoire Naturelle de Pline l’Ancien (N.H. IV, 88-104), REL, 82, 2004, p. 167-186.

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Strabon, se donner des aises et offrir des descriptions plaisantes en un style aimable ; il avoue lui-même, à plusieurs reprises, se sentir obligé de tout traiter au pas de charge4. Il nous faut donc souvent suppléer ses silences et deviner sa pensée en lisant entre les lignes. I S’il est vrai que la géographie de Pline n’est souvent qu’une nomenclatura, il peut paraître naturel que l’étymologie des noms géographiques intéresse son auteur. Le fait est qu’il transcrit de nombreuses notices en ce sens, en un nombre à peu près égal dans les deux livres que nous considérons. À côté des étymologies proprement dites, les mentions de héros éponymes méritent d’être considérées à part. On se bornera à quelques exemples de chacune de ces catégories. Les étymologies proprement dites sont le plus souvent d’origine grecque. Cette particularité s’explique par les sources de Pline, les géographes de langue grecque faisant volontiers appel à ce genre d’explication. Il reste alors à se demander pourquoi Pline les transcrit. Nous ne pensons pas qu’il ait recours à ce type d’étiologie parce que ses lecteurs ne sauraient pas ou sauraient mal le grec : tout ce que nous connaissons du bagage culturel des lecteurs potentiels de Pline contredit cette hypothèse. Il est plus vraisemblable que les étymologies proposées servent à souligner une particularité d’ordre géographique : un toponyme bien expliqué vaut mieux qu’un long discours. On peut distinguer plusieurs variétés d’étymologies. Certaines font appel à des noms de choses ou de plantes. Les îles Pityusses sont appelées ainsi d’après leurs pins en forme d’arbustes (III, 76) ; le golfe Saronique tire son nom d’un ancien nom du chêne, en grec sarônis (IV, 18). L’île d’Aenaria s’appelle également Pithécuse, non pas en raison du grand nombre de ses singes, comme l’ont pensé certains, ut aliqui existimauere5, mais à cause de ses ateliers de jarres (III, 82). Les noms de Chalcis, des Électrides et des Cassitérides les désignent comme des lieux de production du cuivre, de l’ambre et de l’étain (IV, 64, 103, 119). Pour Chalcis, Pline cite le nom d’un écrivain grec, Callidémos ; pour les autres noms, tout en les attribuant aux Grecs ou aux « auteurs grecs récents », il est plus évasif. 4 N.H., III, 39 : Nec ignoro ingrati ac segnis animi existimari posse merito, si obiter atque in transcursu ad hunc modum dicatur terra omnium terrarum alumna eadem et parens (il s’agit évidemment de l’Italie). Et ibid. 42 : Legentes tantum quaeso meminerint ad singula toto orbe edissertanda festinari. 5 Est-ce de la part de Pline une allusion polémique à Ovide (Met., XIV, 90) ?

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D’autres langues que le grec sont parfois mises à contribution dans ce genre d’étymologies, même si, là encore, les informateurs peuvent être des Grecs. Ainsi en III, 122 nous apprenons que Métrodore de Scepsis dit que le Pô, Padus, a reçu ce nom parce qu’autour de sa source il y a beaucoup d’épicéas, de la variété qu’en gaulois on appelle padi, et que dans la langue des Ligures le fleuve lui-même s’appelait Bodincus, ce qui signifie « sans fond ». Au livre IV, 97 le nom de l’île Glaesaria est mis en rapport avec un mot germanique latinisé, glaesum/glesum, qui désigne l’ambre. Nous sommes ainsi doublement renseignés, sur la langue qu’on parle là-bas, et sur la production de l’endroit. Le latin n’est que rarement sollicité, sans doute parce qu’il fournit des noms transparents qui ne nécessitent aucune explication. En IV, 97 le nom latin de l’île Burcana, Fabaria, est dérivé de celui de la fève ; et Pline d’expliquer qu’il s’agit d’un fruit semblable à la fève, qui pousse là spontanément : une variété de pois sauvages, apparemment. Certaines étymologies empruntées au grec sont fondées sur ce qu’on pourrait appeler des termes descriptifs. Nous en trouverons plusieurs sous d’autres rubriques. Parmi les populations des Alpes, les Lépontiens, du verbe leipein, et les Euganéens, de l’adjectif eugénès (III, 134), ont des noms qui les rattachent en réalité à la geste d’Hercule, comme on verra par la suite. Le nom des îles Stoechades (III, 79) les désigne comme parfaitement alignées. Certains de ces noms supposent des connaissances de cartographie, comme celui des Stoechades, et surtout celui de Sandaliotis, qui désigne la Sardaigne (III, 85). Une autre catégorie d’étymologies consiste à faire dériver un nom géographique d’un autre. Mais cette explication, en apparence simpliste, recouvre parfois des réalités politiques ou économiques intéressantes. Ainsi Pline souligne-t-il que c’est d’après le nom de l’Èbre, Hiberus, que les Grecs ont donné à l’Espagne entière le nom d’Hibérie (III, 21). La mention de cette étymologie sert à conforter l’affirmation de Pline sur l’importance de l’Èbre dans la vie économique de la péninsule. Un cas particulier est fourni par des noms qui sont présentés comme la traduction latine de noms grecs : Capraria pour Egilion, Dianium pour Artémisia (III, 81). Le nom des Sabins est mis en rapport avec le verbe sebesthai (III, 108) : la notice est sans doute d’origine varronienne. Un certain nombre de réalités géographiques tirent leur nom de personnages éponymes, dieux ou héros, ces derniers pouvant être légendaires ou historiques : on sait que la distinction, dans l’Antiquité, n’est pas toujours clairement établie. Comme pour d’autres types de renseignements, ces étymologies viennent parfois « en grappes », trahis-

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sant ainsi une source momentanément privilégiée. La Lucanie, la Messapie, la Peucétie tirent leur nom de chefs de tribus qui vinrent là dans les temps héroïques, Lucius, Messapos, Peucétios (III, 99). Ce dernier est, avec Oenotros et Daunus, qui donna son nom au royaume des Dauniens (une partie de l’Iapygie), fils d’un roi illyrien. Et c’est Iapyx, fils de Dédale, qui a donné son nom à l’Iapygie, ainsi qu’à un fleuve homonyme (III, 102). Pline résume toutes ces légendes par de simples étymologies, comme l’avaient fait peut-être certains des compilateurs grecs avant lui ; mais il est évident qu’elles véhiculent le souvenir d’anciennes migrations et parentés de peuples, et qu’elles sont donc étiologiques en un sens bien plus profond qu’on ne serait tenté de le croire de prime abord. On se montrera sans doute plus circonspect sur d’autres points ; ainsi, lorsque Pline affirme sans sourciller qu’en Hémonie est né un roi nommé Graecus, qui a donné son nom (latin) à la Grèce, ainsi qu’un certain Hellen, d’où les Hellènes tireraient le leur. Apparemment, la volonté de faire court et simple a-t-elle produit, en cette matière extrêmement complexe et obscure, un écrasement de l’information comparable aux mauvais tours que nous jouent parfois les disques durs de nos ordinateurs… En revanche, la remarque incidente de IV, 20, rapprochant le nom du Palatin, à Rome, de celui de la ville de Pallantium en Arcadie, s’appuie en un raccourci saisissant sur tout le mythe de l’arcadisme romain. II Nous venons de faire référence à des noms tirés de ceux de dieux ou de héros, et d’en souligner l’intérêt. Ils nous invitent maintenant à considérer dans son ensemble la place de la mythologie dans l’étiologie plinienne. L’affirmation peut paraître paradoxale : abstraction faite des héros éponymes, comment la mythologie, qui n’est qu’un tissu de fables, peut-elle servir d’outil à une démarche raisonnée ? Pline ajoute-t-il foi aux récits auxquels font allusion de nombreux passages de ses livres géographiques ? La réponse ne peut être que nuancée. Il est banal de répéter que les fables de la mythologie ne sont en rien comparables aux dogmes des monothéismes modernes. On a toute latitude d’en prendre et d’en laisser, sans être ni un mauvais citoyen ni un ennemi des dieux ; on peut considérer, fort légitimement, qu’elles recèlent une part de vérité, que la tradition a « emballée » dans des récits pittoresques ou terrifiants pour mieux en transmettre la signification profonde. Tout cela

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est vrai et peut s’appliquer à Pline, sans compromettre le moins du monde sa foi en un Dieu unique stoïcien et en une Nature, immanence de Dieu, à la fois raison universelle et providence bienveillante. Mais la caractéristique des mythes évoqués dans les livres géographiques de l’Histoire Naturelle réside justement dans le fait qu’ils sont localisés, implantés en des endroits précis. À ce titre, tantôt ils font partie du patrimoine identitaire et culturel d’un lieu ou d’une région, tantôt ils servent à expliquer un trait de géographie physique qui paraîtrait autrement incompréhensible. Les deux fonctions sont d’ailleurs plus complémentaires qu’opposées. On constate aussi, et c’est une surprise, que le livre III, qui passe en revue les pays de l’Occident méditerranéen, est beaucoup plus riche en références mythologiques que le livre IV, pourtant consacré aux pays de langue grecque. Nous n’avons pas d’explication à présenter de ce phénomène, si ce n’est que l’omniprésence de la mythologie dans l’Orient grec a pu dissuader Pline d’en faire état, sous peine de faire éclater le cadre qu’il s’était fixé. Quoi qu’il en soit, les références mythologiques, dans les pays occidentaux, sont principalement groupées autour de deux grands cycles de légendes. Le premier est la geste d’Hercule. Dès le début du livre III, Abila et Calpé sont présentés comme les bornes des travaux d’Hercule (III, 4) ; sans le dire explicitement, Pline laisse entendre que c’est le héros qui a percé le détroit que nous appelons « de Gibraltar », ce qui, dit-il, a modifié l’aspect de la nature. En III, 34, les Campi Lapidei, la plaine caillouteuse de la Crau, sont appelés « le souvenir des combats d’Hercule », les pierres qui en jonchent le sol étant les projectiles lancés par Jupiter contre les ennemis de son fils. Il est curieux de constater qu’Aristote et Posidonius6 avaient donné une explication scientifique de cette particularité géologique, alors que Pline, comme Pomponius Méla avant lui, préfère s’en tenir à une légende, sans doute parce qu’elle fait partie de ce que nous appellerions la culture populaire des habitants de cette région. Il s’agit donc moins d’expliquer que de décrire un paysage et de rapporter ce qu’en disent ses habitants. La geste d’Hercule se retrouve ensuite dans les Alpes, que ce héros a dû traverser pour pénétrer en Italie. En III, 123 le nom des Portes Grées et Pénines est expliqué, pour les Pénines par le passage des Puniques, et pour les Grées par le passage d’Hercule ramenant les bœufs de Géryon ; la responsabilité de Pline est dégagée au moyen d’un memorant qui peut désigner les traditions des indigènes 6 Aristote, Météor., 368 b ; Posidonius, F.G.H. 87, 90 = Strabon, IV, 182.

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aussi bien qu’une information fournie par des ouvrages géographiques. Enfin en III, 134, le nom des Lépontiens, mis en rapport avec le verbe leipein, est censé désigner les descendants de compagnons d’Hercule laissés sur place ; les Euganéens, ainsi nommés d’après la qualité de leur race, pourraient se joindre au lot : on a clairement affaire ici, non à des traditions locales, mais à des spéculations érudites attribuées à des auteurs qualifiés de ceteri, par opposition à Caton précédemment mentionné pour un autre renseignement. L’autre grand cycle légendaire est celui de l’Odyssée d’Homère et en général des nostoi. En Sicile on trouve le Port d’Ulysse et dans l’intérieur de l’île les campagnes des Lestrygons (III, 89) : est-ce parce que la région est pierreuse ? Mais les mêmes redoutables géants sont signalés aussi dans la région de Formies (III, 59). D’autres références odysséennes sont perceptibles dans les noms des îles Ithacésies (III, 85) et de Calypso (III, 89). On sait par ailleurs que Diomède aussi a joué un grand rôle dans les récits de fondation en Italie ; son souvenir est présent en Apulie (III, 103-104), où il fonda notamment la ville d’Arpi ou Argos Hippium. Dans le nord de la péninsule la ville de Spina est une autre des fondations attribuées à Diomède (III, 120), tandis que son tombeau est censé se trouver dans l’île de Diomédie, située dans la mer Ionienne (III, 151). Des éléments d’un cycle d’Éole semblent se concentrer en Sicile et dans ses environs (III, 92-94) ; ils servent à expliquer des phénomènes météorologiques liés au régime des vents ; la source ultime de ces données, par delà divers intermédiaires, pourrait se trouver dans les Sikelika d’Antiochos (vers 420 av. J.-C.). Il nous reste à donner quelques exemples d’une attitude critique de Pline face à ces récits légendaires. Dans une des premières pages du livre III notre auteur s’abrite derrière le témoignage de Varron pour proposer des étymologies très varroniennes des noms de la Lusitanie et de l’Espagne (III, 8). Et il poursuit : « Mais les traditions concernant Hercule, Pyrène ou Saturne sont entièrement fabuleuses à mes yeux ». Voilà qui peut sembler très surprenant, quand on songe que la geste d’Hercule est plusieurs fois mentionnée, à quelques pages de là. Et, justement, Pyrène en fait partie, elle aussi, puisqu’elle fut séduite par Hercule, ou plutôt Héraklès ! Nous connaissons son histoire par les Punica de Silius Italicus (III, 415 sqq.), et dans un article récent F. Ripoll analyse avec beaucoup de finesse la rôle de ce récit dans

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l’épopée de Silius7. Comment expliquer que Pline rejette brutalement cette légende, alors qu’il en admet d’autres qui concernent également Hercule ? Dans l’épopée de Silius les épisodes légendaires peuvent avoir plusieurs fonctions importantes, y compris celle de structurer le récit ; Pline, au contraire, produit un ouvrage de type encyclopédique, où les excursus n’ont pas leur place. Pyrène n’est pas responsable de l’existence ou de la forme des Pyrénées, envers lesquelles elle n’a qu’un rôle éponymique, somme toute très artificiel, alors que la légende d’Hercule dans la Crau explique l’existence de cette plaine caillouteuse et a donc une valeur étiologique. Pline n’accepte la mythologie que si elle sert à quelque chose. C’est ce qui apparaît, par exemple, dans une analyse fouillée qui fait intervenir la nef Argo et son voyage mouvementé à travers l’Illyrie et l’Istrie jusque dans le nord de l’Adriatique (III, 127-128) ; le raisonnement vise à améliorer la description du réseau hydrologique de cette région, et accessoirement à réfuter l’erreur de Cornélius Népos, qui était pourtant, comme le fait remarquer Pline avec une certaine perfidie, Padi accola, « un riverain du Pô ». III De la mythologie à l’histoire, le pas se franchit aisément, nous l’avons dit. Et comme la mythologie, l’histoire, en tant que méthode d’explication étiologique, est presque exclusivement présente au livre III, alors que ses occurrences au livre IV se comptent sur les doigts d’une main. La raison d’être de cette disproportion est probablement la même. Quelques thèmes majeurs attirent particulièrement notre attention. L’un concerne la colonisation grecque en Occident et la fondation des villes qui l’a accompagnée ; un deuxième a pour objet la liste des peuples qui ont successivement habité une région donnée ; un troisième thème est centré sur la décadence ou la disparition de certaines villes ou même de peuples entiers. Tous ces thèmes concernent majoritairement l’histoire ancienne de l’Italie ; on constate en revanche que Pline ne semble pas accorder le même intérêt au passé des peuples grecs. Cette différence s’explique certainement en grande partie par ce qu’il faut bien appeler le patriotisme italien de Pline et sans doute aussi de ses lecteurs ; mais il reste que le grand nombre des cités 7 F. Ripoll, La légende de Pyréné chez Silius Italicus (Punica, III, 415-440), dans J. Champeaux, M. Chassignet (dir.), Aere Perennius, Paris, PUPS, 2006, p. 643-656.

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grecques et la complexité de leur histoire ont pu décourager notre auteur ou en tout cas l’inciter à ne pas s’engager dans une matière qui aurait pu faire éclater le cadre de son entreprise encyclopédique. De chacun des trois thèmes envisagés les exemples sont nombreux. Au chapitre des fondations de villes, on relève Nice, fondation de Marseille (III, 47), Pise fondée par les Pélopides ou les Teutanes (III, 50), Caeré et Faléries, fondées l’une par les Pélasges et l’autre par Argos (III, 51), Naples qui est une fondation des Chalcidiens (III, 62), Térina qui est une colonie de Crotone (III, 72), et d’autres. Pour le deuxième thème, on peut citer les indications succinctes, mais d’une grande importance, sur les peuplements successifs du Latium (III, 56), de la Campanie (III, 60), de la Lucanie (III, 71) et de l’Ombrie (III, 112). Les habitants du Picénum sont présentés comme les descendants de Sabins qui émigrèrent à l’occasion d’un uer sacrum. Les Pédicules sont des descendants d’Illyriens (III, 102) : souvenir probable de migrations à travers l’Adriatique. Reste le troisième thème, celui des villes amoindries ou disparues. Dans la septième région, les territoires de Crustumérium et de Calétra ont conservé les noms de villes d’autrefois (III, 52) ; dans la quatrième région, chez les Équiculans (III, 108), Pline connaît quatre ethnies qui ont disparu avec les villes correspondantes. La légende se fait histoire avec la ville de Cimmérium (III, 61), disparue près du lac Averne ; elle représente sans doute le peuple légendaire des Cimmériens, mentionné au livre XI de l’Odyssée. Le thème de la disparition totale ou quasi totale atteint son point culminant dans la première région, et d’abord dans le Latium (III, 68-70) ; Pline y cite toute une liste de villes situées trop près de Rome pour avoir pu résister à une absorption pure et simple ; deux d’entre elles, Saturnia et Antipolis, se trouvaient même sur le site de l’actuelle Rome dont elles sont devenues, en somme, des quartiers. Dans la Campanie, Casilinum ne présente plus que « des restes moribonds », morientes reliquiae. Stabies, détruite le 30 avril 89 av. J.-C. – la date est indiquée – a droit à une sorte d’éloge funèbre qui se termine par ces mots : quod nunc in uillam abiit, « de nos jours ce n’est plus qu’une ferme » (III, 70). Cette idée sera abondamment reprise par Rutilius Namatianus, en des termes souvent analogues8. Le thème des peuples disparus ou des villes réduites à presque rien a souvent été considéré comme caracté8 Cf. notre étude Géographie plinienne et littérature de voyage dans le De reditu suo de Rutilius Namatianus, dans Y. Lehmann, G. Freyburger, J. Hirstein (dir.), Antiquité tardive et humanisme. De Tertullien à Beatus Rhenanus. Mélanges offerts à François Heim, Turnhout, Brepols, 2005, p. 295-309.

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ristique de la pensée romaine, pour qui la notion de décadence du présent est une des façons les plus habituelles d’appréhender et d’idéaliser le passé. Nous ne sommes pas sûr que cette explication soit valable pour la géographie de Pline, qui met plutôt l’accent sur le changement continuel, l’évolution, comme on verra dans la suite à propos de la géographie physique. On constate par exemple que le souvenir des villes disparues près de Rome ne pèse pas lourd en comparaison de la présentation enthousiaste de la capitale, dans le même livre III. La tonalité générale est plutôt à l’optimisme. IV La géographie physique, dont nous voudrions nous occuper pour finir, pourrait être le domaine par excellence de l’étiologie, voire d’une causalité au sens moderne du terme. À lire attentivement le texte de Pline, on constate certes des amorces intéressantes de ce mode de pensée, mais dans un secteur très limité. Il faut dire que la géographie physique, au sens où nous l’entendons, en y incluant la géologie, est une science très jeune. Il est compréhensible, dès lors, que Pline n’ait aucune idée des âges géologiques par exemple, ni de la formation des chaînes montagneuses, ni des causes du volcanisme, ni a fortiori de la dérive des continents. Et la liste pourrait s’allonger. Ce qui, en fait, retient souvent son attention, c’est l’interaction bruyante et mouvementée de la mer et de la terre, qu’il décrit en des termes parfois très justes, presque prophétiques9. Cet intérêt est peut-être accentué par le fait que certaines de ses sources se présentaient sous la forme de périples, et accordaient donc une place prépondérante aux régions côtières. Et cette fois-ci le livre IV est un peu plus représenté que le livre III dans notre collection d’exemples, sans doute en raison du morcellement de la géographie de la Grèce, où la mer est omniprésente. Dans les relations entre la terre et la mer, Pline connaît deux sortes de phénomènes. Il y a d’une part l’action de la mer sur les rivages, qu’elle cherche à éroder s’ils s’avancent sous la forme de caps ou de péninsules, ou à lisser par alluvionnement, s’ils présentent un retrait ou une forme concave. Cette double notion, d’érosion et d’alluvionnement, est parfaitement scientifique, mais Pline l’exprime en attribuant à la mer des intentions et une force qui font d’elle une sorte d’être 9 F. Borca, « Avido meatu : mare e terra come forze antagoniste », Aufidus, 14, n° 41, 2000, p. 21-34.

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vivant et pensant : nous y reviendrons. Une conséquence particulière de cette interaction concerne les rapports qui s’établissent entre un continent et certaines îles situées tout près de lui. Tantôt l’action de la mer ou quelque autre force découpe un tronçon de terre, de péninsule par exemple, et on assiste donc à la formation d’une île ; tantôt c’est l’inverse, une île étant rattachée à la terre ferme par un important apport de matériaux solides. Un deuxième phénomène, moins fréquent, est celui de l’émergence d’une île d’origine volcanique au milieu des flots : le phénomène ne s’est produit que rarement et fut assez spectaculaire pour être consigné dans les annales. Quelques exemples illustreront notre propos. Le Péloponnèse est relié au reste de la Grèce par l’Isthme, dont la largeur n’est que de cinq milles, car les assauts de la mer le rongent de part et d’autre (IV, 9). La Sicile a été séparée du Bruttium, ce dont témoigne le nom de la ville de Régium, orthographié Rhegium et mis en rapport avec rhègnumi (III, 86). L’île de Céos a été arrachée à l’Eubée, et ses quatre cinquièmes ont été engloutis par la mer, sans doute à l’occasion de ce cataclysme, encore que Pline ne le dise pas expressément ; quant à l’Eubée, elle fut elle-même arrachée à la Béotie (IV, 62-63). Dans la mer Ionienne, la péninsule de Leucade avait été coupée du continent par ses habitants ; « mais, dit Pline, elle y fut rattachée à nouveau par le souffle des vents qui accumulèrent des bancs de sable ». L’endroit s’appelle de façon parlante Dioryctos, le canal (IV, 5). Le mons Circeius, où se trouve la bourgade de Circéi, dans la Latium, est considéré par Homère comme une île10. Ce n’était peutêtre plus le cas aux temps homériques, mais ce le fut certainement dans la préhistoire. Au temps de Pline, Circéi est situé au milieu d’une plaine, nunc planitie. C’est là l’effet d’un alluvionnement en provenance des Marais Pontins ; Pline ne le dit pas, mais l’ensemble de sa notice, et notamment ce qui va suivre, suggère qu’il en est conscient. Il explique en effet que Théophraste, dans un ouvrage rédigé en l’an 440 de la Ville, donc en 314/313 av. J.-C., établissait la dimension de l’île de Circéi à 80 stades, soit 10 milles. « Par conséquent, dit Pline, tout le terrain qui s’est ajouté à l’île au-delà d’un pourtour de 10 milles, constitue un accroissement de l’Italie depuis cette année-là » (III, 5758). Peu importent les objections de méthode que l’on pourrait faire à ce raisonnement, il n’en traduit pas moins un bel effort pour appréhender les mécanismes de la géographie physique.

10 Homère, Odyssée, X, 194-197.

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Mais l’intérêt de Pline ne s’arrête pas là. D’autres phénomènes provoquent de sa part des réflexions intéressantes et l’énoncé d’une étiologie tout à fait rationnelle. Méditant sur les dimensions variables assignées par les auteurs à la Bétique, Pline écrit : « La même cause engendre assez souvent de grandes erreurs dans le calcul des distances. (…) En un si long espace de temps, tam longo aeuo, les mers ont envahi les terres, et ailleurs les rivages ont progressé, tandis que les méandres des fleuves se sont incurvés ou rectifiés » : torsere se fluminum aut correxere flexus (III, 16). Outre qu’il confirme ce que nous savons de l’interaction de la mer et de la terre, ce passage nous livre deux informations importantes : la première est que Pline devine que l’évolution naturelle des paysages ne peut se faire que dans la longue durée, même s’il n’est guère capable de l’évaluer (on trouve des notations analogues à propos de la Sicile, III, 86, et de la Tauride, IV, 85) ; la seconde est que Pline semble connaître le mécanisme de l’évolution des méandres, qui, comme on sait, creusent leur côté concave jusqu’à isoler une boucle et à reconstituer un cours rectiligne. La description du cours du Pô suscite d’autres réflexions de Pline, qui nous paraissent moins claires (III, 118-119). Notre auteur constate que le Pô reçoit trente affluents qui descendent de l’Apennin et des Alpes, ainsi que des lacs immenses qui se déchargent dans son cours. « Aucun autre fleuve, dit-il, ne s’accroît davantage sur une distance aussi courte ». Et il poursuit : « C’est qu’il subit la pression de la masse de eaux et qu’il est poussé vers l’aval en pesant sur le terrain » : Vrgetur quippe aquarum mole et in profundum agitur, grauis terrae. Pline semble vouloir dire qu’en raison de la faible déclivité de la plaine, le Pô ne peut avancer que grâce à la poussée exercée par ses affluents descendus des montagnes ; mais la masse de ses eaux et la lenteur de son cours sont un poids considérable pour la terre qui le porte, malgré l’existence d’un delta qui ne peut que faciliter les choses, quamquam diductus in flumina et fossas. Quelle que soit l’inexactitude du raisonnement, force est de reconnaître qu’il traduit un effort pour interpréter de façon rationnelle les particularités d’un fleuve que Pline connaît bien. On réservera une place particulière à deux phénomènes singuliers. Près de l’embouchure du fleuve Hister, qui est le Danube, Pline signale qu’il y avait une ville du nom de Bizoné, engloutie par un gouffre qui s’ouvrit dans la terre (IV, 44). Il ne cherche pas à expliquer l’événement. Peut-être faut-il songer à un affaissement tellurique, éventuellement en rapport avec un tremblement de terre et/ou un raz-de-marée. En revanche, c’est bien de volcanisme qu’il s’agit quand l’île de Théra,

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c’est-à-dire Santorin, émerge des eaux (IV, 70) avec les bouleversements secondaires que cela entraîne et que Pline décrit de façon sommaire et inexacte. Il est vrai qu’il avait déjà consacré un développement assez fourni aux îles d’origine volcanique dans le livre II11. Au total, les éléments que l’on vient de passer en revue appartiennent essentiellement à la géographie physique. La géographie humaine n’est quasiment pas représentée. Quelques données fugitives sur la navigabilité des fleuves, ou sur la disparition de certaines villes pour cause d’insalubrité (Amyclae détruite par les serpents, vingt-quatre villes disparues dans les Marais Pontins, sans qu’il soit clairement dit pourquoi, III, 59), et c’est à peu près tout. Pourtant l’agriculture ou l’exploitation minière auraient pu fournir une matière abondante. La raison d’être de ce relatif silence nous paraît résider dans la nature même du projet encyclopédique de Pline. V L’Histoire Naturelle est un inventaire des merveilles de la Nature, et celle-ci est conçue comme une entité personnelle d’essence divine. À la fin de son grand œuvre Pline lui adresse un hommage enthousiaste, quoique succinct (XXXVII, 205). Dans sa providence, elle a tout fait pour rendre la vie des hommes heureuse et prospère. Tout le début de l’Histoire Naturelle est organisé selon cette ligne directrice. La géographie générale du livre II situe la terre dans le monde et indique ses dimensions et ce qu’on pourrait appeler son mode de fonctionnement. Les livres III à VI décrivent les contrées habitées ; ils tracent donc le cadre dans lequel se déroule la vie humaine. Et c’est l’homme, justement, qui fait l’objet du livre VII, un des plus intéressants de toute l’œuvre. Il nous faut donc comprendre que les livres géographiques de l’Histoire Naturelle ne constituent pas un ouvrage indépendant ; ils doivent s’intégrer dans un projet d’ensemble ; leur but et leur étendue sont de ce fait nécessairement limités. Pline les a conçus essentiellement comme une sorte de catalogue de tout ce qui existe et qui mérite d’être nommé ; nous avons vu qu’il emploie à leur propos le mot de nomenclatura et qu’il insiste plusieurs fois sur la hâte avec laquelle il parcourt l’ensemble de sa matière. Tout dire dans le plus petit espace possible, tel paraît être son mot d’ordre et son credo. 11 N.H., II, 201-203 ; on peut consulter l’important commentaire de J. Beaujeu ad loc., dans l’édition de la CUF, p. 244 sqq.

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Dans ces conditions, il serait illusoire de s’attendre à trouver chez lui une étiologie rationnelle ou même systématique. Tout au plus voiton affleurer, çà et là, les bribes d’une causalité multiforme, qui provient le plus souvent des lectures de notre auteur et reflète les élans de sa curiosité ainsi que le désir de rendre son œuvre plus agréable à lire. Car la géographie passait pour une matière ingrate, qui exigeait que l’on fît des efforts pour ne pas ennuyer les lecteurs. D’où les notations étiologiques empruntées à l’étymologie, à la mythologie, à l’histoire, à la géographie physique ; d’où aussi des morceaux de bravoure, comme la description de l’Italie (III, 38-45) ou du pays des Hyperboréens (IV, 89-91) ou encore l’éloge de la Campanie (III, 60). En somme, l’étiologie comme ornement littéraire, pourquoi pas ? Mais Pline a heureusement mieux à nous proposer. Toute la géographie de l’Histoire Naturelle est parcourue, en effet, par un puissant mouvement de personnalisation des éléments de la nature à qui l’auteur attribue non seulement une action, mais une pensée et une volonté. Le vitalisme plinien, fruit de sa conception stoïcienne du monde, donne force et puissance de conviction à ce qui pourrait n’être qu’une succession stérile de noms propres, un ensemble de listes extraites de sources livresques ou empruntées aux formulae prouinciarum ou à la discriptio Italiae. Dès le début du livre III, l’Océan engloutit les terres qui « s’épouvantent de son arrivée et vient lécher celles mêmes qui lui résistent » (III, 5). Il évide l’Europe en y formant de nombreuses échancrures et notamment quatre golfes principaux dont la succession sert de structure à la description plinienne de l’Europe. Au livre IV encore, la Mer Noire fait irruption dans les terres (IV, 75-76). La terre, de son côté, ne reste pas entièrement passive. Tout autour des rivages de l’Italie « elle ouvre son sein au commerce et, comme pour venir en aide aux mortels, s’avance avec empressement dans la mer » (III, 41). Les fleuves ne sont pas en reste. Le Tibre, par ses crues, joue le rôle d’« un prophète qui avertit » les Romains et les rappelle à l’observance de leurs devoirs religieux (III, 55). Dans la péninsule ibérique le fleuve Anas, qui sépare la Bétique et la Lusitanie, se plaît à disparaître et à renaître à plusieurs reprises, saepius nasci gaudens (III, 6). Dans la vallée de Tempé le Pénée refuse de mêler ses flots argentés aux eaux maudites du fleuve Horcos (IV, 31). Partout la nature s’anime et donne corps à ses volontés. La Campanie est un des chefs-d’œuvre qu’elle s’est plu à réaliser, ut palam sit uno in loco gaudentis opus esse naturae (III, 40). En Arcadie le relief est montagneux, comme si la nature voulait compenser les attaques de la mer, uelut pensante aequorum incursus natura (IV, 22). Dans le

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L’ÉTIOLOGIE DANS LES LIVRES GÉOGRAPHIQUES DE PLINE L’ANCIEN

Nord de l’Europe, certaines régions sont condamnées par la nature, c’est une pars mundi damnata a rerum natura (IV, 88). Et si les potentats qui ont voulu percer l’Isthme de Corinthe ont tous péri de mort misérable, nefasto, ut omnium exitu patuit, incepto, c’est peutêtre que la Nature s’est vengée (IV, 10). Après la description de son cadre spatial et le livre consacré à l’homme, centre et but de toutes choses, l’Histoire Naturelle détaille, à partir du livre VIII, toutes les richesses de l’oikoumène en matière animale, végétale et minérale, sans oublier la valeur ajoutée inestimable que leur ont apportée l’industrie, l’intelligence et le sens artistique de l’humanité. L’invocation finale à la Nature, parens rerum omnium, prend ainsi tout son sens. Au delà des notices étiologiques parcellaires, fruits de ses lectures, Pline nous propose, avec la force tranquille de l’évidence, et sans toujours insister autant que nous le souhaiterions peut-être, un principe étiologique unique, simple et cohérent : deus siue natura, comme il est expliqué au livre II, en des pages justement célèbres12. Mais ce principe ne se manifeste qu’aux yeux de ceux qui acceptent de prêter attention à l’extraordinaire diversité du monde. Et l’on a pu montrer récemment13 que la notion de ratio, dans l’Histoire Naturelle, était indissociable de celles de natura et de mundus, mais dans la mesure où se trouve respectée la primauté de l’expérience et de la description concrète sur les considérations d’ordre théorique. La personnalité complexe de Pline l’Ancien, nourrie par la prodigieuse accumulation de son savoir, embrassait ainsi des données apparemment contradictoires en un synthèse puissante, à l’image même de cette Nature qu’il avait entrepris de célébrer. Hubert ZEHNACKER Université Paris IV

12 N.H., II, 14-27. 13 V. Naas, « Ratio…multis inuoluta miraculis (Pline l’Ancien, Naturalis historia, II, 62) :

autour de la ratio plinienne, dans V. Naas (éd.), En deçà et au-delà de la « ratio », Actes de la journée d’étude, Univ. de Lille 3, 28 et 29 sept. 2001, Villeneuve d’Ascq, 2004, p. 29-37. – Et en général V. Naas, Le projet encyclopédique de Pline l’Ancien, Rome, EFR et Paris, De Boccard, 2002.

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UTILISATION DE L’ÉTIOLOGIE CHEZ FRONTON : UNE ORIGINE NATURELLE POUR LA PAROLE

Le motif étiologique, qu’il soit récit, mythe ou simple figure, n’occupe pas une place importante dans la correspondance frontonienne ; en tout, deux passages peuvent être considérés comme étiologiques : la naissance de la musique (De eloquentia, IV, 2) et le mythe de la naissance du Sommeil (De feriis Alsiensibus, III, 9-13)1. Bien que le corpus soit réduit, il n’en est pas moins révélateur d’une pratique et d’une réflexion de l’orateur sur les origines. Pour être en mesure d’émettre certaines hypothèses sur le rôle rhétorique de l’étiologie chez Fronton, il est d’abord nécessaire d’observer en détail les valeurs transmises dans ces deux passages. Il ne faut pas s’y méprendre, le parcours proposé nous mènera encore sur des chemins fréquentés, ceux des rapports conflictuels entre la rhétorique et la philosophie, ceux de la réflexion sur le passé et sur l’histoire. Ces résurgences ne nous étonneront pas, car, comme le disait si justement Françoise Desbordes, l’étiologie, aussi bien que l’étymologie, exprime un rapport avec le passé, peut-être même parfois un rapport avec le mythique et, à travers eux, une construction sans doute idéologique2. Mais avant d’être emportée trop loin dans ces réflexions, il est impératif de poser quelques jalons primaires sur les deux récits étiologiques de la correspondance de Fronton. Malheureusement, le récit de la naissance de la musique s’insère dans un passage hautement lacunaire du De eloquentia, IV :

1 Nous écartons de notre analyse le mythe d’Orphée présenté en Ad Marcum, IV, 1, 1, car, bien qu’il puisse être perçu comme l’équivalent du mythe de la naissance de la civilisation tel qu’énoncé par Cicéron (cf. C. Lévy, « Le mythe de la naissance de la civilisation chez Cicéron », dans S. Cerasuolo (éd.), Mathesis et Philia, Studi in onore di M. Gigante, Naples, 1995, p. 155-168), il n’a pas la portée générale, c’est-à-dire étiologique, de ce dernier. 2 F. Desbordes, « La pratique étymologique des poètes latins à l’époque d’Auguste », dans J.-P. Chambon et G. Lüdi (éds.), Discours étymologiques : actes du colloque international organisé à l’occasion du centenaire de la naissance de Walter von Wartburg, Bâle, Freiburg i Br. Mulhouse 16-18 mai, Tübingen, 1991, p. 149-160.

Pascale FLEURY

1. Quid si qu scrutetur, qua sollertia et quibus rationibus Veales uirines sint ? Propera neque balbairgin capi neque sirbe balbuttientium uo his ferme uerbis significatur : uox impedita, uox uincta, uox difficilis, uox tra, uox inperfecta, uox absona. His contraria quaerenti tibi subuenisse certum habeo : uox exia, uox absoluta, uox facilis, uox integra, uox lenis. Tua uox amabilis quibus uocabulis appellentur sirbeni, percensio sit. 2. At uocis modulatae amatores primas audisse feruntur uernas aues luco opaco concinentes. Visa sunt perdulcia audiri auium murmura plures nollent affecti. Post pastores suis modulati recens repertis fistulis se atque pecus oblectabant : uisae fistulae longe auibus modulatiores. 3. Videb>aihi ridenter declarare quae uerius proca Plautus : 4. Item pleraque sic explicasse oratione Sallustium ais et hoc exemplo usus : « multi murmurantium uoculis in luco eloquentiae oblectantur ». Ennium deinde et Accium et Lucretium ampliore iam mugitu personantis tamen tolerant. At ubi Catonis et Sallustii et Tulli tuba exaudita est, trepidant et pauent et fugam frustra meditantur. Nam illic quoque in philosophiae disciplinis, ubi tutum sibi perfugium putant, tonis i[dia rJhvmata erunt audienda. 5. Haec in eos fabula competit, qui nulla indole praediti eloquentiam desperantes fugitant3.

3 « 1. Qu’en est-il si quelqu’un cherche à savoir selon quelle habileté et quelles considérations sont choisies les jeunes vestales ? De ce fait, il n’est permis de prendre ni une jeune fille qui bégaie, ni qui bredouille la voix de ceux qui bégaient est d’ordinaire qualifiée en ces mots : voix entravée, voix enchaînée, voix difficile, voix mutilée, voix imparfaite, voix discordante. Je suis sûr que les contraires de ces mots ont déjà récompensé ta recherche : voix excellente, voix achevée, voix aisée, voix entière, voix modérée. Ta voix aimable qu’il y ait un recensement des termes avec lesquels on qualifie les bègues 2. Mais on dit que les amateurs de voix mélodieuses écoutèrent en premier les oiseaux printaniers chantant dans un bois sombre. Les murmures des oiseaux semblèrent très doux à leur oreille plusieurs ne voulurent pas être approchés. Ensuite, les bergers se divertirent et divertirent leurs troupeaux grâce au son mélodieux de la flûte récemment inventée : la flûte leur parut beaucoup plus mélodieuse que les oiseaux. 3. Tu exprimais, il me semble, en riant, ce que Plaute plus justement revendiquait ainsi 4. De même, tu dis que Salluste a donné par ses discours une foule de développements : « Dans le bois de l’éloquence, beaucoup sont charmés par les chuchotements de ceux qui murmurent ». Ils supportent cependant Ennius, Accius et Lucrèce dont les voix retentissent pourtant d’un grondement plus ample. Mais lorsque la trompette de Caton, de Salluste et de Cicéron retentit, ils tremblent, ont peur et prennent la fuite en vain. Car, là aussi, dans les doctrines philosophiques où ils croient trouver un asile sûr, ils devront écouter les discours étonnants de Platon. 5. Cette fable vise ceux qui, désespérés, fuient l’éloquence parce qu’ils sont dépourvus de tout talent naturel ».

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UTILISATION DE L’ÉTIOLOGIE CHEZ FRONTON

Il est évident que le début de cette lettre regroupait des réflexions sur la voix : l’importance de la voix dans le choix des Vestales, les termes désignant les mauvaises et les bonnes voix. Le développement suivant la fable est l’une des occurrences de la métaphore de la flûte et de la trompette. Au risque de simplifier outre mesure, on pourra résumer le concept musical en affirmant que, pour Fronton, la trompette symbolise l’éloquence de commandement, tandis que la flûte, porteuse de valeurs positives et négatives, peut évoquer à la fois l’éloquence érudite et le mauvais usage de la parole chez les philosophes, particulièrement les dialecticiens. La conclusion de ce passage est d’ailleurs révélatrice : ceux qui ont peur de la force de la grande éloquence se trompent en cherchant asile chez les philosophes ; la philosophie n’est un refuge que pour ceux qui n’ont pas de talent oratoire. Même si la structure unissant ces trois parties ne transparaît pas à la première lecture, il est toutefois évident qu’il existe une unité thématique autour des sons, de la musique, de la parole. Il n’est dès lors pas très étonnant de constater que l’association faite entre la voix humaine et les voix des oiseaux comme origine naturelle de la musique mène assez facilement à la réitération d’une idée fréquente dans la correspondance : l’origine naturelle de la parole et, par conséquent, la futilité de vouloir exclure la rhétorique de la vie humaine4. L’origine de cette étiologie se révèle plus étonnante. En effet, dans l’Antiquité, on fait plutôt coïncider l’origine de la musique avec l’invention des premiers instruments, souvent la flûte et la variété d’instruments à corde ; ainsi, le Pseudo-Plutarque ne s’aventure pas plus loin que l’invention de la cithare par Amphion5. Cette pratique de mettre l’emphase sur l’instrument plutôt que sur le produit révèle une perspective antique qui veut séparer les différents types de sons : le bruit de la nature n’est pas la musique, qui est un stade abstrait, civilisé, humanisé, à tel point que le lien entre le son naturel et le son produit par des instruments n’est pas exploré. Cela est vrai pour l’ensemble de la tradition, ou presque. En effet, fait exception une version que Plutarque met sous l’égide de Démocrite et que reprend Lucrèce : 4 Ce thème est extrêmement fréquent dans la correspondance frontonienne, voir notre analyse dans Lectures de Fronton, Paris, 2006, p. 255-277. 5 Pseudo-Plutarque, De musica, 3 : « La plupart des élèves de Platon et les meilleurs philosophes de l’école d’Aristote ont composé des ouvrages érudits sur les origines de la musique et sur sa décadence. (…) Pour Héraclide, comme il le dit dans son Catalogue des inventions, en musique, c’est Amphion qui a le premier conçu et la citharodie et la poésie citharodique » (trad. F. Lasserre modifiée).

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« Sans doute nous couvrons-nous de ridicule en célébrant la capacité d’apprendre des animaux, puisque Démocrite a démontré que nous sommes devenus leurs disciples dans des domaines fort importants, de l’araignée pour le tissage et le raccommodage, de l’hirondelle pour la construction de maison et, pour le chant mélodieux, nous avons imité le cygne et le rossignol » (Plutarque, De la rationalité des animaux, 974a). At liquidas auium uoces imitarier ore / ante fuit multo quam leuia carmina cantu / concelebrare homines possent aurisque iuuare. / Et zephyri, caua percalamorum, sibila primum / agrestis docuere cauas inflare cicutas. / Inde minutatim dulcis didicere querellas / tibia quas fundit digitis pulsata canentum, auia per nemora ac siluas saltusque reperta, / per loca pastorum deserta atque otia dia. (…) Haec animos ollis mulcebant atque iuuabant / cum satiate cibi (…) Quo magis in nobis, ut opinor, culpa resedit. / Frigus enim nudos sine pellibus excruciabat / terrigenas ; at nos nil laedit ueste carere / purpurea atque auro signisque ingentibus apta, / dum plebeia tamen sit quae defendere possit. / Ergo hominum genus incassum frustraque laborat semper, et in curis consumit inanibus aeuom, / nimirum quia non cognouit quae sit habendi / finis et omnino quoad crescat uera uoluptas. / Idque minutatim uitam prouexit in altum, / et belli magnos commouit funditus aestus6.

Lucrèce utilise le récit étiologique pour montrer que les inventions des hommes ont perverti le bonheur premier qui habitait l’Âge d’or. Sans être une dénonciation de la musique, le développement du poète épicurien se veut cependant une exhortation aux bonheurs simples : plus les plaisirs découlent directement de la nature, moins ils sont 6 « On imita avec la bouche le ramage limpide des oiseaux bien avant de savoir pratiquer l’art des chants harmonieux et charmer les oreilles de leur mélodie. Et les sifflements du zéphyr à travers les tiges des roseaux enseignèrent aux hommes des champs à souffler dans le creux des pipeaux. Puis, peu à peu ils apprirent les douces plaintes que répand la flûte animée par les doigts des chanteurs, la flûte découverte parmi les bois profonds, les forêts et les pâturages, parmi les solitudes aimées des pâtres, pendant leurs divins loisirs. De tels plaisirs suffisaient pour satisfaire et charmer l’âme de nos ancêtres, quand leur faim était apaisée (…) Aussi, selon moi, la faute la plus grave retombe-t-elle sur nous. Car, nus comme ils étaient, sans peaux de bêtes, le froid torturait ces enfants de la terre ; mais nous, nous ne souffrons en rien de n’avoir point de vêtement de pourpre et d’or tout rehaussé de larges broderies, pourvu qu’il nous reste une étoffe plébéienne pour nous défendre du froid. Ainsi donc le genre humain travaille sans profit, en pure perte, toujours, et se consume dans de vains soucis : évidemment c’est qu’il ne connaît pas la limite de la possession, et jusqu’où peut s’étendre le véritable plaisir. Et cette ignorance peu à peu nous a entraînés dans la tempête, et a déchaîné les orages et les ruines de la guerre » (Lucrèce, De natura, V, 1379-1391 ; 1425-1435, trad. A. Ernout).

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néfastes pour l’homme. Dans cette perspective, on comprend pourquoi Lucrèce place à l’origine de la musique non pas un homme, un héros ou une divinité, mais le chant des oiseaux, c’est-à-dire la nature ellemême. Le caractère volontaire de l’allusion à Lucrèce chez Fronton est confirmé par la mention du nom du poète dans le paragraphe suivant : Ennium deinde et Accium et Lucretium ampliore iam mugitu personantis tamen tolerant (De eloquentia, IV, 4). Il est toutefois évident que Fronton n’utilise pas le récit dans la même optique que Lucrèce : la volonté de Fronton n’est pas passéiste7, le retour à l’Âge d’or n’est pas envisagé, mais l’orateur puise au fonds des atomistes pour sceller la filiation entre la nature et les arts, plus particulièrement entre la nature et la musique, qui elle-même évoque l’éloquence. Il est donc loisible de penser que dans ce passage l’auteur utilise l’étiologie comme un mécanisme complémentaire de la métaphore pour démontrer sa perception de la parole. La fable de la naissance du Sommeil semble se construire autour des mêmes valeurs. Dernier élément d’une longue lettre qui peut être considérée comme un éloge du sommeil, le récit de la naissance de la divinité intervient après l’utilisation de nombreux procédés persuasifs : les images de la jachère, de l’œil toujours ouvert, de l’arc toujours tendu, les exemples de Romulus, Numa, Antonin, de Socrate, les citations de poètes, tout contribue, selon une stratégie habituelle de Fronton, à prouver la nécessité d’adopter le point de vue de l’auteur. La fable du Sommeil proprement dite est précédée de peu par l’amorce d’un autre récit mettant en scène Vesper et Lucifer se poursuivant mutuellement en cour de justice pour identifier les bornes de l’un et de l’autre. La fable étiologique arrive donc en dernier lieu : a-t-elle plus de poids que l’ensemble des procédés ? qu’ajoute-t-elle ? pourquoi Fronton, après l’ébauche d’une fable qui aurait mieux servi son propos, choisitil un récit étiologique ? En clair, qu’a le récit étiologique de plus que la simple fable ? Pour tenter de répondre à ces questions, il faut aborder trois points : observer l’organisation du De feriis Alsiensibus, III, cerner le symbolisme du sommeil chez Fronton, vérifier les influences de l’auteur dans sa rédaction d’une telle fable8.

7 En effet, même si Fronton est un archaïsant du point de vue du vocabulaire, il semble plutôt refuser les visions passéistes de l’histoire et de la vie humaine, cf. à ce propos notre article dans les Cahiers des études anciennes, 42, 2005, p. 89-97. 8 Pour une étude du style de la fable, cf. A. Ramirez de Verger, « La fabula de somno de Fronton », dans Religion, supersticion y magia en el mundo romano, Cadix, 1985, p. 61-73.

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Le De feriis Alsiensibus, III, se construit de manière assez lâche : Fronton débute la lettre adressée à Marc Aurèle par un récit ironique illustrant la manière dont le prince doit se délasser lors de son séjour à Alsium ; cette facétie entraîne l’orateur dans une digression sur le vocabulaire sénéquien. Puis, suivent les images qui opposent nature et action humaine, les exemples historiques et philosophiques. Enfin, juste avant d’aborder la partie de construction fictive, le professeur ironise sur l’impossibilité de voir clair dans les procès si l’on juge la nuit. Intervient au paragraphe 8 une cheville, « laisse-moi te convaincre de façon plaisante ou sérieuse (uel ioco, uel serio) de ne pas te priver de sommeil, de respecter les bornes du jour et de la nuit », qui permet le passage vers la fable inachevée du procès du Jour et de la Nuit et la fable de la naissance du Sommeil. Fronton raconte alors comment Jupiter, voyant le manque de mesure des hommes et l’amour des dieux pour les veilles, décide de créer le Sommeil : Capit tum consilium Iuppiter Somni procreandi eumque in deum numerum adsciscit, nocti et otio praeficit eique claues oculorum tradit. Herbarum quoque sucos, quibus corda hominum Somnus sopiret, suis Iuppiter manibus temperat ; securitatis et uoluptatis herbae de caeli nemore, aduectae, de Acheruntis autem prateis leti herba petita. Eius leti guttam unam aspersisse minimam, quanta dissimulantis lacrima esse solet. « Hoc », inquit, « suco soporem hominibus per oculorum repagula inriga : cuncti quibus inrigaris ilico fusi procumbent proque mortuis immobiles iacebunt. Tum tu ne timeto, nam uiuent et paulo post, ubi euigilauerint, exsurgent. » 11. Post id Iuppiter alas, non ut Mercurio talares, sed ut Amori umeris exaptas Somno aduexuit : « non enim te soleis ac talari ornatu ad pupulas hominum et palpebras incurrere oportet, curruli strepitu et cum fremitu equestri, sed placide et clementer pinnis teneris in modum hirundinum aduolare nec ut columbae alis plaudere. » 12. Ad hoc, quo iucundior hominibus Somnus esset, donat ei multa somnia amoena, ut, quo studio quisque deuinctus esset, ut histrionem in somnis fautor spectaret, ut tibicinem audiret, ut aurigae agitandi monstraret, milites somno uincerent, imperatores somnio triumpharent, peregrinantes somnio redirent. Ea somnia plerumque ad uerum conuertunt. 13. Igitur, Marce, si quo tibi somnio hinc opus est, censeo libens dormias tantisper dum quod cupis quodque exoptas uigilanti tibi obtingat9. 9 « Alors, Jupiter prend la résolution de créer le Sommeil et l’admet parmi les dieux, lui confie le soin de la nuit et du repos et lui transmet les clefs des yeux. Jupiter mélange aussi de ses propres mains les sucs des herbes grâce auxquels le Sommeil pourrait apaiser le cœur des hommes ; les herbes de sécurité et de bien-être furent tirées du bois céleste, mais des prairies de l’Achéron furent extraites les herbes de mort. Il arrose le mélange d’une seule goutte infime de mort, telle la larme de celui qui dissimule ses pleurs. « À l’aide de ce suc, dit-il, instille le

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En considérant les renseignements fournis par la cheville, on pourrait croire que le discours est divisé en deux parties distinctes : avant cette mention au paragraphe 8, l’orateur aurait utilisé des arguments sérieux ; les fables ressortiraient du plaisant. Toutefois, l’ordre d’énonciation des deux supposées parties (uel ioco, uel serio) et le caractère ironique de la première partie suggèrent un mélange de sérieux et de plaisant à travers toute la lettre. D’ailleurs, il est difficile de discerner une structure argumentative serrée pour cette lettre, qui se présente plutôt comme une accumulation de moyens persuasifs. Ce procédé, assez courant chez Fronton, tend à prouver que tout corrobore l’opinion de l’auteur : l’histoire, les images, le mythe sont au diapason de la pensée de Fronton ; la force persuasive ne réside pas dans l’agencement des éléments, elle n’est donc pas artificielle puisque l’on peut intervertir l’ordre, puiser à de nombreuses sources et toujours être en présence du même point de vue. Or, dans ce cas-ci, l’idée de l’auteur est de forcer Marc Aurèle au repos : la conformité du comportement de l’homme avec la nature devient son plus grand argument. Cette mise en opposition de la Nature et de l’agitation humaine se révèle constitutive dans la pensée frontonienne : pour schématiser, dans l’esprit de l’orateur, la Nature est la divinité créatrice qui engendre la parole permettant les relations humaines sincères ; s’oppose à la Nature la Raison – l’agitation humaine dans le présent cas de figure –, qui est la mère de la philosophie, qui ne peut créer que des relations humaines viciées et intéressées. Pour mieux comprendre la pensée frontonienne dans ce passage, on peut également invoquer la tradition faisant du sommeil l’inspirateur des poètes.

sommeil aux hommes à travers la barrière des yeux : tous ceux auxquels tu auras instillé ce suc, aussitôt déliés, s’écrouleront et resteront étendus immobiles comme morts. Alors, ne t’affole pas, car ils vivent, et peu après, lorsqu’ils s’éveilleront, se relèveront ». 11. Ensuite, il fixa des ailes au Sommeil, non pas aux chevilles comme celles de Mercure, mais aux épaules comme celles d’Amour : « Car tu ne dois pas assaillir les pupilles et les paupières des hommes de tes sandales et de tes chevilles ornées, avec le vacarme d’un char et le grondement des chevaux, mais voler vers eux avec douceur et calme de tes ailes délicates, à la manière d’une hirondelle, et non pas de l’aile bruyante du pigeon ». 12. En outre, pour que le Sommeil soit plus agréable aux hommes, il lui donna de nombreux songes charmants, selon la passion à laquelle chacun est attaché : que le fervent spectateur voie en rêve un acteur, qu’il entende le joueur de flûte, qu’il donne conseil pour la manœuvre au conducteur de char, qu’en rêve les soldats vainquent, qu’en rêve les généraux triomphent, qu’en rêve les émigrés reviennent. Ces rêves, pour la plupart, deviennent vrais ». 13. Donc, Marcus, à partir de maintenant, si quelque songe t’est nécessaire, je te conseille de dormir le cœur léger jusqu’au moment où ce que tu souhaites et désires vivement te soit donné en état d’éveil ».

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On pensera bien sûr à Hésiode, Callimaque et Ennius10, mais aussi aux liens établis par Fronton lui-même entre la divinité et la parole : nam uinea in unius tutela dei sita, eloquentiam uero multi in caelo diligunt : Minerua orationis magistra, Mercurius nuntiis praeditus, Apollo paeanum auctor, Liber dithyramborum cognitor, Fanni uaticinantium incitatores, magistra Homeri Calliopa, magister Enni Homerus et Somnus (De eloquentia, II, 12)11. Dans ce passage, les divisions entre poésie et prose ne tiennent plus : l’éloquence sous toutes ses formes est considérée. Or, le Sommeil est mis à un rang semblable à celui des divinités traditionnellement protectrices de l’inspiration. Le lien entre le sommeil et l’inspiration est encore présent dans la critique de Fronton de la vitupération du sommeil écrite quelques années plus tôt par Marc Aurèle : igitur adpropinquans et imminens tibi somnus tam elegantem hanc epistulam fecit. Namque ut crocus ita somnus, priusquam prope adsit, longe praeolet longueque delectat (Ad Marcum, I, 5, 2)12. Dès lors, il n’est pas incongru d’émettre l’hypothèse que, en faisant l’éloge du sommeil, Fronton fait en partie l’éloge du sommeil inspirateur des écrivains et, par extension, des orateurs. Il est donc loisible de dire que le sommeil et la rhétorique sont dans la conception frontonienne le produit de la Nature : l’existence, la nécessité, le bien apporté par l’un et l’autre sont incontestables. L’observation séparée des deux mythes étiologiques nous permet de statuer sur une constante de la pratique frontonienne. À l’instar de certains genres littéraires, notamment l’éloge paradoxal13, le récit étiologique chez Fronton sert principalement à défendre la parole et la rhétorique. Loin d’être une argumentation méticuleuse, le procédé étiologique, en faisant appel à une origine naturelle et divine, institue comme un fait, avéré par les récits de naissances, les liens entre parole 10 Pour le motif littéraire du songe inspirateur, cf. O. Skutsch dans son édition commentée des fragments d’Ennius (1985), p. 147-153. 11 « Car les vignes sont placées sous la tutelle d’un seul dieu, tandis que sont nombreux dans le ciel ceux qui aiment l’éloquence : Minerve, souveraine des discours, Mercure, porteur de nouvelles, Apollon, inspirateur de péans, Liber, garant des dithyrambes, les Faunes, instigateurs des prophéties, Calliope, professeur d’Homère, Homère, professeur d’Ennius ainsi que le Sommeil ». 12 « C’est donc l’approche et l’imminence du sommeil qui te firent écrire une si élégante lettre. En effet, comme le safran, le sommeil, avant même qu’il ne soit présent, de loin exhale son parfum et de loin captive ». 13 Notons au passage que, habituellement, Fronton utilise les genres littéraires ayant une part de fiction (éloge paradoxal, éroticos, fable) pour défendre la rhétorique en général et les procédés littéraires (image, citation, exemplum) pour définir des réalités rhétoriques. À cet égard, le récit étiologique semble participer des deux volontés et occuper un moyen terme entre les deux outils.

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et Nature ; le récit étiologique est la preuve du bien fondé de l’entreprise de persuasion de l’auteur, il justifie l’exhortation, il fait partie des moyens mis en œuvre pour étayer la construction intellectuelle voulant que les lois de la Nature dictent la conduite humaine. Or, dans le De feriis Alsiensibus, III, comme dans le De eloquentia, IV, Fronton émaille son texte de références aux philosophes, à Sénèque, bien sûr, aux cyniques14, mais, surtout dans le mythe de la naissance du sommeil, à Lucrèce15. Bien que le corpus soit restreint, cette présence de Lucrèce dans les deux récits étiologiques ne cesse de nous étonner : Fronton utilise-t-il simplement l’œuvre poétique ou veut-il créer une résonance philosophique ? Cette dernière hypothèse est séduisante, puisque, comme on le sait, la défense de la rhétorique chez Fronton va rarement sans une critique, souvent acerbe, de la philosophie. Cependant, la cible de l’orateur est presque exclusivement les stoïciens et les dialecticiens. En effet, bien que Fronton apprécie Lucrèce comme poète – l’écrivain correspond à l’esthétique pré-cicéronienne de Fronton16 – nulle part dans la correspondance l’on ne sent des élans épicuriens17. Le concept de la Nature de Fronton ressemble d’ailleurs beaucoup plus au Logos stoïcien qu’à l’absence de Providence qui règne dans la pensée du Jardin. Du point de vue du langage également, les liens sont difficiles à établir : Démocrite, Épicure ou Lucrèce considèrent le langage comme accidentel, alors que pour Fronton il est providentiel et définissant. Alors, pourquoi cette forte présence de Lucrèce et des atomismes dans les récits étiologiques de Fronton ? Peut-on penser que l’orateur, par-delà les épicuriens, veut invoquer les Mânes des sensualistes qui, en soulignant le caractère central de l’opinion, ont permis l’éclosion de la première sophistique ? Oserait-on croire que, à travers l’atomisme, c’est l’autorité des premiers partisans de la rhétorique qui est recherchée par Fronton ? Oserait-on croire que, lorsqu’il utilise le procédé rhétorique 14 Cf. J.-M. André, « Le De otio de Fronton et les loisirs de Marc Aurèle », Revue des Études Latines, 49, 1971, p. 228-261. 15 Comparer la fin du De feriis Alsiensibus, III, avec Lucrèce, De natura, V, 907 et suiv. 16 Sur l’utilisation littéraire de Lucrèce chez Fronton, cf. R. Poignault, « Les références à Lucrèce chez Quintilien, Fronton et Aulu-Gelle », dans R. Poignault (éd.), Présences de Lucrèce, Actes du colloque de Tours, 3-5 décembre 1998, Tours, 1999, p. 177-198. 17 L’absence d’épicurisme dans la correspondance frontonienne n’est, semble-t-il, pas due à un recul de l’influence de l’école à période antonine. À ce propos, cf., entre autres, J. Schwartz, « La "conversion" de Lucien de Samosate », Antiquité classique, 33, 1964, p. 384-400 ; J. H. Oliver, « Marcus Aurelius and the Philosophical Schools at Athens », American Journal of Philology, 102, 1981, p. 213-225 ; A. Michel, « Rhétorique et philosophie au second siècle après J.-C. », ANRW, II, 34, 1, p. 3-78 ; R. Koch, Comment peuton devenir dieu ?, Paris, 2005.

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Pascale FLEURY

de l’origine par excellence, le récit étiologique, lorsqu’il transmet grâce à ce procédé une valeur fondamentale qui couple la Nature et la rhétorique, oserait-on croire que Fronton invoque l’origine historique et philosophique de la discipline ? Pascale FLEURY Université Laval – Québec

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CINQUIÈME PARTIE

ÉTIOLOGIE ET RELIGION

REPRÉSENTATIONS RELIGIEUSES « CAUSES » DE TROIS GRANDS RITES DE LA RELIGION ROMAINE ARCHAÏQUE

Dans cette enquête, nous voudrions faire l’« étude des causes » de quelques rites, dans le sens que nous souhaitons faire apparaître certaines représentations religieuses, certaines croyances qui sont à la source de ces rites. Ce faisant, nous suivrons en partie l’exemple d’Ovide. Lorsque ce dernier fait, dans les Fastes, l’étiologie de rites, il leur trouve certes souvent des explications ponctuelles tirées d’anecdotes et de l’histoire de Rome ou de la mythologie. Mais parfois il évoque, parmi les causes originelles, des conceptions religieuses : ainsi, à propos des Agonalia et de l’utilisation des oiseaux dans les sacrifices, il affirme que ceux-ci sont proches des dieux et expriment leur volonté1 et, à propos de la fête des semailles, il explique les offrandes faites à Cérès et à Tellus par un partage providentiel de la fonction de fécondité exercée par les deux divinités2. C’est donc à une étiologie, à une interrogation de ce type que nous consacrons cette enquête. Chemin faisant, nous rencontrerons des questions soulevées par John Scheid dans son livre récent Quand faire, c’est croire3, notamment quand il mentionne « cette manière romaine de mettre en accord le système éternel des choses avec la réalité terrestre »4 et, partant, le problème de la spiritualité dans la religion romaine. Pour cet exposé, nous considérerons d’abord le sacrifice, puis nous traiterons successivement de l’augurat et de l’extispicine. En conclusion, nous évoquerons des éléments de spiritualité et la probabilité de l’existence à Rome d’un discours 1 Ovide, Fastes, I, 447-448 :

Nec tamen hoc falsum ; nam dis ut proxima quaeque, Nunc penna ueras, nunc datis ore notas. 2 Ibid., I, 673-674 : Officium commune Ceres et Terra tuentur : Haec praebet causam frugibus, illa locum. 3 J. Scheid, Quand faire, c’est croire. Les rites sacrificiels des Romains, Paris, Éditions Flammarion, 2005. 4 Ibid., p. 279.

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étiologique sur les croyances dont nous avons traité et, pour finir, le fait que le stoïcisme reprend certaines d’entre elles. Le sacrifice J. Scheid a analysé dans le même livre et ailleurs5, le fonctionnement et la structure des sacrifices romains, sacrifices publics (avec ceux notamment offerts par les Frères Arvales) et sacrifices privés (avec en particulier ceux décrits par Caton). Il en conclut que le sacrifice romain non seulement restait vivant sous l’Empire, mais conservait encore un caractère religieux déterminé : celui d’établir une hiérarchie entre les hommes et les dieux au cours d’un partage alimentaire dont les hommes prenaient l’initiative6 ; le sacrifice consistait plus concrètement à inviter solennellement les dieux au banquet par la salutatio, à reconnaître leur condition surnaturelle par l’oblation de l’encens et du vin et à consacrer la victime (sacram facere) par l’immolatio, en la faisant passer de la propriété des hommes à celle des dieux7. Ainsi s’établissait cette relation avec le divin qui, comme le notait J.-P. Vernant, « nous met à notre place »8 et se réalisait le « processus de construction de clientèles divines », selon l’expression de J. Scheid9. Dans ce rapport clientélaire, il nous a paru intéressant d’approfondir la fonction de la partie inférieure, celle des hommes. Les hommes disent lors du sacrifice au dieu invoqué, dans une expression ancienne de prière : macte exto ! On traduit en général par : « Sois honoré ! » La formule est particulièrement employée par Caton qui écrit : macte hoc porco immolando esto ! « sois honoré par l’immolation de ce porc ! »10 ; macte hac illace dape pollucenda esto ! « sois honoré par l’offrande de ce banquet sacré ! »11 ; (sis) mactus hoc ferto ! « que tu sois honoré par ce gâteau sacré ! »12, macte hisce suovitaurilibus lactentibus immolandis esto ! « sois honoré par 5 Notamment dans « Sacrifice et banquet à Rome. Quelques problèmes », Mélanges de l’École Française de Rome. Antiquité 97, 1985, p. 193-206. 6 Quand faire, c’est croire, p. 275. 7 Ibid., p. 50-52. 8 J.-P. Vernant, « À la table des hommes. Mythe de fondation du sacrifice chez Hésiode », dans M. Detienne et J.-P. Vernant (édd.), La cuisine du sacrifice en pays grec, Paris, 1979, p. 81. 9 Quand faire, c’est croire, p. 83. 10 Caton, De agricultura, 139. 11 De agr., 132, 1. 12 De agr., 134, 2.

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l’immolation de ces suovétauriles à la mamelle ! »13. Les actes des jeux séculaires comportent : macte (sic) hac agna femina immolenda estote ! (sic) « soyez honorés par l’immolation de cette agnelle ! »14. Cette formule est assurément ancienne et étroitement liée au rituel. Nonius dit : Est uocabulum sacratum15. Servius nous apprend quant à lui que : Est sermo tractus a sacris, « C’est une expression tirée du culte »16, et le Servius Auctus précise : In pontificalibus sacrificantes dicebant deo…, « Dans les écrits pontificaux, les sacrifiants disaient au dieu… »17 Mais il faut surtout observer que l’expression a un sens bien plus spécifique et plus concret que ne l’exprime le français « honorer ». Festus la définit exactement comme magis auctus, mot à mot « davantage augmenté » « davantage accru »18, ce que confirme Porphyrion, qui donne le même équivalent19. Le sens de « accroître » est par ailleurs le sens ancien d’un verbe aussi générique pour le sacrifice que mactare, qu’on traduit en général par « immoler ». Mais Nonius précise20 que le verbe signifie exactement magis augere, ce que confirme Servius : auget, perficit21. L’accroissement dont il s’agit est de l’ordre de celui que mentionne Ennius quand il écrit : Liuius inde redit magno mactatus triumpho, « Livius revient de là accru d’un grand triomphe »22. C’est un accroissement de prestige et, au-delà, de puissance. Dans le contexte religieux, nous proposons donc de traduire mactus par « dont la puissance est augmentée ». Si on admet cette interprétation, la fonction des hommes, dans l’acte sacrificiel, apparaît comme importante puisque le sacrifice doit conférer un accroissement à la puissance des dieux. Cette fonction est peut-être encore plus importante si l’on prend en compte le sens du sacrifice à des époques très anciennes de l’histoire de l’humanité et l’efficacité qu’a alors pu vouloir lui donner l’homo necans23. Dans une perspective un peu primitiviste, J. Bayet écrit : « Beaucoup plus 13 De agr., 141, 3. 14 CIL, VI, 32323 (Act. lud. saec. Aug. 98). 15 Nonius, p. 247, 36 M = 373 F. 16 Servius, Ad Aen., IX, 638. 17 Servius auctus, ibid. 18 Festus, p. 125 M = 112 L : mactus, magis auctus. 19 Porphyrion, Hor. Sat., 1, 2, 31 : magis auctus, id est cumulate. 20 Nonius, p. 341, 34 M = 539 L : magis augere. 21 Servius, Ad Aen., VIII, 85. 22 Ennius, Ann., 260. 23 Cf. W. Burkert, Homo necans. Rites sacrificiels et mythes de la Grèce ancienne,

Traduction H. Feydy, Paris, Les Belles Lettres, Collection Vérité des mythes (B. Deforge éd.), 2005.

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essentielle à la nature première du sacrifice la revigoration du dieu dont l’aide est attendue »24. L’idée d’une croyance à une revigoration de dieu par le sacrifice est intéressante, mais l’accroissement du macte esto trouve une explication suffisante dans le cadre de la cité romaine d’époque historique : le sacrifiant romain s’y comporte comme un client qui accroît le prestige et la puissance de son patron par sa présence dans le cortège du protecteur et sa participation aux entreprises de ce dernier25. La volonté pour le sacrifiant d’accroître la puissance et le prestige du dieu apparaît donc comme une source, comme une cause notable du sacrifice. Et cette cause est profondément ancrée dans les conceptions religieuses et les représentations sociales des Romains. L’augurium Nous en venons à présent à un accroissement inverse, provenant cette fois des dieux et bénéficiant aux hommes, à propos d’un autre rite : l’augurium, la « prise d’auspices »26. Le texte fondamental est celui de Tite-Live I, 18, qui rapporte la consécration par les auspices de Numa comme deuxième roi de Rome. Un augure (augur) conduisit, écrit l’auteur, Numa sur l’arx du Capitole. Il l’installa face au sud et lui-même se mit à sa gauche, la tête voilée et tenant le bâton augural, le lituus, dans sa main droite. Puis, ayant jeté les yeux sur la ville et la campagne contiguë, il pria les dieux, détermina des régions dans le ciel et un point de repère au loin. Après cela, il fit passer le bâton augural dans sa main gauche, posa sa main droite sur la tête de Numa et pria ainsi : « Vénérable Jupiter, s’il est permis que Numa que voici, dont je touche la tête, soit roi de Rome, donne-nous des signes clairs à l’intérieur des limites que j’ai fixées »27. 24 J. Bayet, Histoire politique et psychologique de la religion romaine, Paris, Payot, 1969, p. 130. 25 Sur l’importance de ce phénomène, cf. G. Freyburger, Fides. Étude sémantique et religieuse depuis les origines jusqu’à l’époque augustéenne, Paris, Les Belles Lettres, Collection d’Études Anciennes, 1986, p. 44-46. 26 Pour la bibliographie sur cette notion, cf. S. Montero-S. Perea, Ilu revista de ciencias de las religiones, Romana religio/Religio Romanorum, Diccionario Bibliográfico de Religión Romana, Madrid, Servicio de Publicaciones Universidad Complutense, Monografías n° 3, 1999, p. 84-85. 27 Tite-Live, I, 18, 9 : Iuppiter pater, si fas est hunc Numam Pompilium cuius ego caput teneo regem Romae esse, uti tu signa nobis certa adclarassis inter eos fines quos feci !

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Ce texte apporte deux éléments à notre réflexion : le mot augur d’une part, « prêtre augure », qui nous introduit dans le domaine de l’augurium, « auguration », « prise d’auspices », d’où « auspices » ; l’expression si fas est d’autre part, qui nous ouvre une perspective sur une attitude religieuse. 1° On sait que la prise d’auspices était un acte très répandu à Rome dans la vie publique (par exemple lors de l’entrée en charge d’un magistrat ou avant une bataille) comme dans la vie privée (l’empereur Trajan la pratiquait, dit Pline le Jeune, à chaque fois qu’il sortait de sa maison28). Le terme employé par le latin d’époque historique pour la prise d’auspice, augurium, est un dérivé de augur. Ce terme paraît au départ non pas avoir désigné le « prêtre augure », mais avoir été un neutre, de flexion *augos, -esis, dérivé de la racine de augeo et désignant une « augmentation », un « accroissement ». G. Dumézil a comparé le terme latin au terme sanskrit ójas qui lui correspond exactement : dans le Rig Véda, il s’agit, note-t-il, d’une force de nature physique29, plus exactement d’une « réserve de force », d’un « plein de force en vue de l’action »30. L’usage du mot latin, où le lien avec augeo, -ere était toujours senti, paraît à G. Dumézil être resté encore plus archaïque que l’usage indo-iranien, et être perceptible dans le rituel. En effet, l’augurium latin désigne également un « plein de force »31 susceptible d’assurer le succès des entreprises humaines. Mais en outre, sur le plan rituel, il désigne le signe de ce « plein de force »32, et cela, dans un contexte que retrace G. Dumézil et qui est intéressant pour notre enquête : « Les Romains n’ont certes jamais renoncé à diriger à leur gré les puissances sacrées, les volontés divines, à créer par le culte les situations souhaitées, mais, au moins à l’époque historique et sans doute bien longtemps avant, leur audace et leur liberté en cette matière étaient compensées et limitées par un sens aigu de l’autonomie divine. Il s’agissait moins pour eux, dans bien des cas, d’influer sur la décision d’un dieu que de s’informer de la décision déjà prise »33. 28 Panégyrique de Trajan, 76, 7 : Vna erat in limine mora consultare aues reuererique numinum monitus… 29 G. Dumézil, « Remarques sur Augur-Augustus », REL, 35, 1957, p. 134. 30 Ibid., p. 139 et 142. 31 Ibid., p. 145. 32 Ibid., p. 145. 33 Ibid., p. 143-144.

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D’où l’importance et le développement à Rome du sens de « signe d’origine divine » d’augurium. Nous retiendrons de cette analyse l’intérêt que les Romains témoignaient à la connaissance de la volonté des dieux. 2° L’expression si fas est, dans la prière archaïque rapportée par TiteLive, vient précisément, nous semble-t-il, confirmer ce point. L’objectif de l’inauguratio de Numa est sans aucun doute d’obtenir l’agrément des dieux et donc le soutien de leur force. Mais l’augure n’adresse aux dieux aucune supplication en ce sens. Il se contente de leur demander si l’acte envisagé est fas. Le fait est d’autant plus significatif que fas est probablement issu de la racine *dheHı, « poser », « établir », celle du grec títhemi, et signifie « ce qui est établi »34. Fas est un mot du vocabulaire religieux et désigne donc plus précisément « ce qui est établi par la volonté divine ». Son emploi dans le texte de l’inauguratio montre une fois de plus le souci des Romains de se soumettre à la volonté divine. L’histoire du mot augurium et l’examen du texte livien attestent donc que le rite de l’inauguratio reposait sur l’idée qu’il était possible d’obtenir pour les actions humaines un « accroissement » divin, c’est-à-dire le renfort de leur puissance, mais à condition que les actions envisagées fussent conformes aux projets divins. On constate d’emblée qu’une telle conception comporte par ellemême la cause majeure de la très grande attention portée par les Romains aux signes venant des dieux. L’extispicine Avec l’extispicine35, nous revenons au sacrifice, qui est le rite central du culte romain. L’extispicine est l’examen non pas des entrailles de la victime, comme le rappelait R. Schilling36, mais de sa

34 Cf. sur ce point, A. Ernout-A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris, Klincksieck, 1967, s.v. fas ; G. Dumézil (avec bibliographie), La religion romaine archaïque, Paris, Payot, 1966, p. 138. 35 Sur le déroulement concret de l’extispicine, cf. J.-P. Aygon, « Les tragédies de Sénèque : des textes pour la scène ? L’exemple de l’extispicium dans Oedipus », Pallas, 71, 2006, p. 97 et suiv. 36 R. Schilling, « À propos des exta : l’extispicine étrusque et la litatio romaine », dans Hommages à Albert Grenier, Coll. Latomus, 58, 1962, p. 1371-1378 = Rites, cultes, dieux de Rome, Paris, Klincksieck, 1979, p. 185.

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fressure (foie, vésicule, cœur, poumon, péritoine), examen auquel on procédait après avoir mis l’animal à mort, en le dépeçant. On sait que cet examen permettait aux haruspices de prévoir l’avenir de façon précise, en se fondant notamment sur l’état des lobes du foie. Mais les haruspices étaient des prêtres non romains. Les prêtres romains, eux, se contentaient d’examiner si l’intérieur de la victime était en bon état. « Les Romains – écrit A. Bouché-Leclerc – savaient simplement discerner si les victimes avaient satisfait les dieux ou s’il en fallait de nouvelles »37. Le terme liturgique38 pour cette opération est le verbe litare, souvent employé de manière intransitive. Litatum est signifie « il y a eu agrément des dieux ». Litare est certainement de la même racine que le grec litè « prière ». Mais, comme pour augurium, le latin semble avoir développé un sens spécifique, celui de « prière d’agrément », peut-être, comme le pense E. Benveniste, à partir d’un sens original de « prière de propitiation »39. Quoi qu’il en soit, la soumission à la litatio est un autre signe de ce que la tradition romaine se soit voulue particulièrement respectueuse de la volonté des dieux. Ce respect pouvait certes être, dans les faits, en partie dévoyé puisqu’il était permis de répéter un sacrifice jusqu’à obtention de l’agrément des dieux, usque ad litationem. Mais, même en cas de répétition, l’agrément divin ne devait pas toujours être facile à obtenir, car Tite-Live écrit : « Une longue absence d’agrément avait empêché le consul d’engager le combat avant midi »40. En fait, la litatio était, avec l’inauguratio, l’un des deux grands rites par lesquels Rome se soumettait à la volonté des dieux et l’historiographie romaine a gardé le souvenir de l’indignation qui s’était élevée contre les tribuns militaires responsables de la défaite de l’Allia. Tite-Live en effet rapporte : « Sans avoir pris les auspices et sans avoir obtenu l’agrément des dieux, ils mettent l’armée en ligne de bataille ! (nec auspicato nec litato instruunt aciem !) »41. L’exigence 37 A. Bouché-Leclercq, Histoire de la divination dans l’Antiquité, tome IV, La divination italique, Paris, 1882, rééd. 1963, p. 62. 38 Cf. sur ce terme, A. Ernout-A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, s.v. lito. 39 E. Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, t. II, Paris, Les éditions de Minuit, 1969, p. 247-250. 40 Tite-Live, VII, 8, 5 : Diu non perlitatum tenuerat dictatorem ne ante meridiem signum (sc. proelii) dare posset. 41 Tite-Live, V, 38, 1 : Ibi tribuni militum, non loco castris ante capto, non praemunito uallo quo receptus esset, non deorum saltem si non hominum memores, nec auspicato nec litato, instruunt aciem…

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de se soumettre à la volonté des dieux apparaît donc une fois de plus, au moins dans son principe, comme la « cause » de la façon romaine d’examiner la fressure des victimes. Ainsi, au terme de cette étude, nous pouvons d’une part relever deux éléments de spiritualité à propos des rites examinés, d’autre part supposer avec vraisemblance que ceux-ci entraient dans une réflexion étiologique. Si l’on définit la spiritualité comme une réflexion sur la nature du lien entre l’homme et le dieu, le premier de ces éléments est la conviction romaine qu’il existait une relation active, en partie réciproque, entre les hommes et les dieux : les hommes peuvent, dit la religion romaine, accroître par le sacrifice, magis facere, la puissance des dieux et les dieux peuvent accroître par leur agrément (augere) la capacité d’action des hommes. Le fait qu’un certain nombre d’auteurs aient considéré que la racine de ligare est l’étymologie de religio, pourrait être un écho de cette réflexion sur la nature du lien avec les forces divines. Le deuxième élément est la disposition romaine, que l’on observe dans des rites anciens, à considérer qu’il ne faut pas tenter d’influencer la volonté des dieux, mais qu’il faut se soumettre à leur volonté. Il s’agit là d’un élément de spiritualité véritable, toujours considéré comme tel dans nos conceptions modernes, puisque le mystère de la volonté divine est ainsi respecté. Les Romains ont-ils eu à ce propos des débats de caractère étiologique ? Aucun ne nous est véritablement parvenu, mais ils sont probables42. Ils portaient sans doute notamment sur les mots anciens de la liturgie et sur leur sens. Nous en avons un écho intéressant par les témoignages qui nous sont parvenus sur la signification exacte de mactus et de mactare. Ce sont les grammairiens, les antiquaires qui nous les fournissent : ces mots révèlent le sens ancien du rite et c’est le vocabulaire qui nous a guidé nous aussi dans cette recherche des conceptions se trouvant à la source des rites que nous avons examinés. Par ailleurs, le souci de certains Romains de respecter au maximum la volonté divine a pu trouver un complément naturel dans 42 Voir la discussion sur le sens de la prière dans Pline l’Ancien, Histoire naturelle XXVIII, 20 : cf. R. Schilling, « Religion et magie à Rome », Annuaire de l’E.P.H.E. (Ve section), 75, 1967-1968, p. 31-55 = Rites, cultes, dieux de Rome, p. 191-215 ; G. Freyburger, « Prière et magie à Rome », Actes du colloque international de Montpellier, 25-27 mars 1999, Séminaire d’Étude des Mentalités Antiques, Montpellier, Publications de l’Université Montpellier III (A. Moreau, J.-C. Turpin édd.), t. III, Montpellier, 2000, p. 5-13.

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la conception stoïcienne de la divinité. Lactance définit ainsi le dieu stoïcien : « Dieu est Raison, il est le Logos, l’ordonnateur des choses de la nature et l’auteur de l’univers ; il est le destin, nécessité suprême »43. Et c’est sans doute à la fois pour respecter la tradition et l’enseignement stoïcien que le roi Déjotarus, nous apprend Cicéron44, ou l’empereur Trajan, si l’on croit Pline le Jeune45, n’entreprenaient rien sans consulter, par les auspices, la volonté des dieux. Gérard FREYBURGER Université Marc Bloch – Strasbourg II

43 Lactance, De uera sapientia, 9 (cité par J. Brun, Le stoïcisme, Paris, Presses Universitaires de France, Collection « Que sais-je ? », 1969, p. 67). 44 Cicéron, De diuinatione I, 26. 45 Cf. supra, note 28.

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ANTIQUITÉS PROFANES ET RELIGIEUSES DANS LES AETIA DE VARRON

Héritier intellectuel de l’encyclopédisme alexandrin aussi bien profane que sacré, Varron composa – probablement après 48 et son ralliement à César qui l’avait nommé directeur des bibliothèques publiques de la Ville avec mission d’acquérir, de classer et de mettre à la disposition des lecteurs le plus grand nombre possible d’écrits grecs et latins1 – un volume d’Aetia sur la question des origines de la civilisation romaine examinée sous une triple rubrique : langage, culture et société2. Tout donne à penser que ce précis est exactement contemporain des Libri IV de uita populi Romani dont il constituerait peut-être une sorte d’appendice ou d’épitomé. Car on sait que le sujet du traité varronien réside dans l’établissement de la biographie spirituelle et morale du peuple romain sur la base d’une théorie des âges de l’homme qui privilégie l’enfance3. Et de fait la dimension quasi archéologique de cette enquête transparaît dans le choix même de certains thèmes d’étude : les plus vieilles formes d’organisation politique et sociale de l’Vrbs, la vulgate historico-légendaire afférente aux rois de Rome, la naissance de la religion tant publique que privée ou encore l’habitat primitif des Romains. L’attention particulière ainsi prêtée à la phase inchoative de la romanité – riche de développements ultérieurs dans le domaine culturel : coutumes et lois, mœurs et 1 Cf. Suétone, Caesar, 44, 4. Sur l’exercice par le Réatin de cette haute responsabilité intellectuelle, cf. Y. Lehmann, Varron théologien et philosophe romain, Bruxelles, Collection Latomus, volume 237, 1997, p. 164 sqq. 2 L’orientation vieille-romaine de cet opuscule – sans doute une des sources principales des Fastes d’Ovide – a été soulignée avec pertinence par Thomas Baier (Werk und Wirkung Varros im Spiegel seiner Zeitgenossen. Von Cicero bis Ovid = Hermes Einzelschriften 73, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 1997, p. 166 sq.). 3 S’agissant du contenu et de la portée de ce magnum opus qui retraçait les étapes de la vie culturelle de Rome (depuis les origines jusqu’à la guerre civile), cf. B. Riposati, M. Terenti Varronis De uita populi Romani (Fonti – Esegesi – Edizione critica dei frammenti), 2da edizione, Milan, Società Editrice « Vita e pensiero », 1972. Quant à la valorisation de la période initiale de l’Vrbs par l’auteur de La vie du peuple romain, elle a fait l’objet d’un essai d’Yves Lehmann intitulé « Varron sociologue dans le De uita populi Romani » (cf. Ktèma 17, Strasbourg, 1992 = Hommage à Edmond Frezouls, p. 273-279).

Yves LEHMANN

croyances, arts et techniques, faits économiques et sociaux – explique, par analogie, le propos créateur du Réatin dans sa monographie spécialisée qui prolonge ou résume le VPR. Il s’agit en effet pour le penseur romain de « dire quand et comment une réalité est apparue », en d’autres termes de raconter sa genèse par le biais d’une histoire plus ou moins détaillée qu’il rattache parfois à un événement significatif, beaucoup plus souvent à une personnalité importante de la tradition qui joue le rôle d’auctor. Tant il est vrai que Varron cherche toujours à dépasser l’apparence sensible des choses afin d’en pénétrer l’essence immuable, soustraite au devenir et à la mort. Rien d’étonnant assurément si cette quête méthodique, systématique, de la raison des phénomènes, de la vérité première des objets, qui caractérise sa démarche d’antiquaire et de philosophe, trouve un champ d’application adéquat dans les Aetia ou « Causes ». De fait, ce sont les sciences humaines (anthropologie, histoire, psychologie, sociologie et linguistique) qui suscitèrent tout d’abord l’intérêt du Réatin. A preuve ses recherches étymologiques sur les prisca uerba – en particulier les noms de divinités, de cités et de fêtes officielles ou privées transmis par la légende des origines troyennes de Rome et que les plus anciens poètes latins avaient abondamment encadrés par des aitia, des « récits étiologiques » à finalité explicative et justificative. De même il s’adonne, dans tel passage conservé de l’œuvre, à des spéculations hautement érudites sur le sens d’une expression archaïque tirée du vocabulaire des institutions latines et relative à un usage curieux pratiqué dans une société pastorale très lointaine – un « don » d’herbe fait, lors d’une situation conflictuelle, à celui qui l’emporte par celui qui se trouve en état d’infériorité : hinc est illud prouerbium : herbam do i. e. cedo uictoriam. Quod Varro in Aetiis ponit : cum in agonibus herbam in modum palmae dat aliquis ei cum quo contendere non conatur et fatetur esse meliorem4.

4 Varron, Aetia, frg. 1 éd. F. Semi = Servius, Ad Verg. Aen., VIII, 128 : « De là vient le proverbe « je donne l’herbe », c’est-à-dire « je concède la victoire », ce que Varron expose dans Les causes (in aetiis), lorsque, à l’occasion de compétitions (in agonibus), l’un des adversaires donne de l’herbe en guise de palme à celui contre lequel il n’entreprend pas de se mesurer et qu’il reconnaît lui être supérieur » (trad. Germaine Guillaume - Coirier dans « Herbam do : de la soumission forcée au pacte consenti », Latomus L-1, janvier-mars 1991, p. 22 – qui précise en outre ibid., p. 34, que ce geste de la remise d’herbe – signe de soumission face à un supérieur incontestable – doit se comprendre symboliquement comme l’un des éléments du code archaïque de la guerre).

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En dépit du manque de repère historique explicite, tout invite – et notamment le motif de l’herbe naturelle5 – à voir dans la conduite évoquée ici une scène de la vie pastorale des débuts mêmes de Rome. Quant à la comparaison entre l’offrande de l’herbe et celle de la palme6, elle indique simplement qu’il y a rencontre athlétique. En revanche deux précisions contribuent à éclairer le sens de cette notice – la première relative à la nature de la confrontation : une lutte singulière opposant une personne et un seul adversaire, la seconde à l’énoncé de la formule rituelle qui accompagne le geste de la reddition, de la soumission à une force supérieure reconnue comme telle. Mais le commentaire de Varron-Servius vaut surtout par l’analyse très suggestive du déroulement de la compétition proprement dite. C’est ainsi que, sous l’effet de l’intimidation, celui qui se sait le plus faible se retire, conscient de son infériorité, tandis que son rival n’a pas à manifester sa force par trop évidente. Le défi en reste à son degré zéro, puisque, au lieu de relever la provocation, le concurrent éventuel s’efface spontanément. Tout se passe comme si Varron avait voulu donner des temps anciens une image édulcorée, idyllique, où l’homme encore craintif préfère un compromis à une lutte sanglante dommageable pour les deux parties, cependant que la valeur personnelle se trouve louée sans qu’il soit nécessaire de la sanctionner par une récompense éclatante. Sagesse et désintéressement seraient donc d’antiques vertus romaines peu respectées par la suite7. Cependant, même si l’intérêt de Varron pour un obscur cérémonial sportif s’inscrit dans une recherche plus générale sur les origines de la cité romaine, il manque à sa glose explicative l’exemplum historicolégendaire de référence qui confirme, illustre et précise la réalité d’un acte servant à résoudre sans effusion de sang une rivalité entre deux combattants. On verra volontiers dans cette lacune un accident de la transmission du corpus varronien – avatar obligé de toute littérature fragmentaire. Pour autant on ne saurait s’en tenir à l’état mutilé de 5 Présentée ailleurs par Varron (cf. RR, II, 1, 3) comme la nourriture rudimentaire des premiers hommes. 6 Pratique récente dans la Ville, puisqu’elle apparaît seulement à l’occasion des ludi Romani de 292 av. J.-C. : cf. Tite-Live, X, 47, 3. 7 L’explication mérite créance, car les écrivains latins de l’époque tardo-républicaine ne font pas un éloge excessif des récompenses remportées au moment des ludi. S’ils exaltent volontiers les cercles de plantes gagnés lors des jeux grecs, s’ils vantent dans un contexte mythologique hellénisant les guirlandes végétales obtenues par les vainqueurs, ils dénoncent en revanche le caractère ostentatoire et somptueux des coronae romaines : cf. P. Veyne, Le Pain et le Cirque. Sociologie historique d’un pluralisme politique, Paris, Le Seuil, 1985, p. 413 sq.

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l’exposé du Réatin. Et de fait, une restitution du contexte perdu s’impose par déduction de l’inconnu (l’identité des deux champions) du connu (l’objet même de l’annotation critique de Servius au vers 128 du livre VIII de l’Énéide). En l’occurrence, le donum herbae est rattaché par le commentateur de Virgile à une situation non pas de guerre déclarée, mais d’alliance pacifique, puisqu’il s’agit de l’entrevue entre deux chefs de peuple expressément sollicitée du plus fort par le plus faible. C’est ainsi qu’Énée se rend chez Evandre à Pallantée (sur le site futur de Rome) pour lui demander son appui contre les Latins qui le menacent : « Alors Énée adresse au roi ces paroles amicales : « O le meilleur des fils des Grecs, à qui la Fortune a voulu que je vinsse adresser mes prières et tendre des rameaux parés de bandelettes, non je n’ai pas éprouvé de crainte à la pensée que tu étais l’un des chefs des Danaens, un Arcadien, un homme uni par le sang aux deux Atrides, mais ma valeur, les saints oracles des dieux, les parentés de nos ancêtres, ta renommée partout répandue ont lié ma personne à la tienne, m’ont conduit vers toi, poussé par les destins mais de bon cœur. Dardanus, le premier père et fondateur de la ville d’Ilion, né, comme le savent les Grecs, de l’Atlantide Electra, est venu au pays de Teucer ; Electra était fille de ce grand Atlas qui soutient sur son épaule les cercles de l’éther. Pour vous, Mercure est votre père, que l’éclatante Maia conçut et mit au monde sur le sommet glacé du Cyllène. Mais Maia, si nous en croyons la tradition, est fille d’Atlas, de ce même Atlas qui porte les étoiles du ciel. Ainsi nos deux familles aujourd’hui séparées vivent d’un même sang. Me fondant sur ces avantages, je n’ai point songé à des ambassadeurs, je n’ai pas cherché par quelque artifice à m’assurer d’abord de tes dispositions ; je me suis présenté moi-même, en personne, à toutes chances ; c’est en suppliant que je suis venu sur ton seuil. Une même nation, celle de Daunus, nous fait comme à toi une guerre cruelle ; s’ils nous chassaient, ils croient qu’alors rien ne les empêcherait de soumettre à leur joug l’Hespérie tout entière jusqu’en ses profondeurs, de tenir les pays que baignent les deux mers, la supérieure et l’inférieure. Reçois ma foi, donne-moi la tienne. Quand il s’agit de guerre, il est chez nous de vaillantes poitrines ; nous avons du courage et des hommes que leurs exploits ont fait connaître »8.

8 Virgile, Aen., VIII, 126-151 (trad. J. Perret, Les Belles Lettres, CUF). On se focalisera sur la mention des uitta comptos ramos du vers 128, car c’est à partir de ce détail que Servius établit le parallèle entre l’olivier et l’herbe des rivaux in agonibus.

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L’attitude du héros troyen évoque manifestement celle d’un suppliant qui tend en avant de la verdure qu’on sait être de l’olivier9. D’où l’interprétation sociolinguistique proposée par Servius de cet épisode – le fait d’offrir des rameaux d’olivier à quelqu’un signifie qu’on reconnaît sa supériorité – et qui ressortit elle-même à une exégèse varronienne de la formule herbam do, tant il est vrai que la touffe d’herbe se trouve pareillement remise à celui qu’on estime au-dessus de soi dans le cadre d’une joute athlétique. Tout permet donc de penser que l’enquête de Varron sur ce rituel profane était adossée au récit d’un événement mythique : le face-à-face Énée et Evandre, au cours duquel l’exilé troyen admettait spontanément l’éminente supériorité du roi d’origine arcadienne installé au-dessus du Tibre dans la citadelle de Pallantée et lui offrait de l’olivier. Autre cérémonial civil propre à stimuler la curiosité intellectuelle du Réatin, le rite de la dextrarum iunctio est décrit dans les Aetia comme l’expression gestuelle de la notion éminemment romaine de fides : cur dextrae iungere dextram « maiorum enim haec fuerat salutatio rei to; ai[tion, i.e. causam Varro, Callimachum secutus, exposuit, asserens : omnem eorum honorem dexterarum constitisse uirtute10.

Dès l’époque archaïque en effet, l’union des mains droites traduit l’abandon, à la fois confiant et total, d’une personne à une autre. Plus généralement, cette pratique vise à assurer la sauvegarde du lien social dans tous les rapports qui relient l’individu à ses semblables – qu’il s’agisse, comme ici, des liens entre le client et son patron, ou ailleurs d’une tutelle, voire de contrats établissant une société et stipulant des ventes11. 9 De fait, Énée tient à la main les mêmes rameaux d’olivier qu’il avait tendus en direction de Pallas (le fils d’Evandre) venu s’enquérir de ses intentions : cf. Virgile, Aen., VIII, 116. 10 Varron, Aetia, frg. 2 éd. F. Semi = Servius, Ad Verg. Aen., I, 408 : « voici pourquoi le poète emploie l’expression « unir la main droite à la main droite » : c’est parce que, chez les ancêtres, on procédait ainsi lors de la salutatio ; l’origine de cette pratique, c’est-à-dire sa raison d’être, Varron – imitateur de Callimaque – l’a expliquée en affirmant que les marques d’honneur qu’ils accordaient reposaient tout entières sur la valeur symbolique de la main droite ». D’où l’on voit que, pour le Réatin, le but même de la dextrarum iunctio est de sceller l’engagement réciproque entre les deux contractants. Analyse adoptée également par l’historien Tite-Live (IX, 13) : « En joignant la main droite à la main droite nous avons noué la fides, car ceux qui se sont liés par le serrement de main se trouvent associés pour suivre le même sort, consortes ». 11 Sur le rôle de la main droite dans la promesse de la foi tant privée que publique, cf. G. Freyburger, Fides. Etude sémantique et religieuse depuis les origines jusqu’à l’époque augustéenne, Les Belles Lettres, Collection d’Études Anciennes, Paris 1986, p. 136-142.

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Mais le véritable centre de gravité de l’ouvrage, écho fidèle des Aitia de Callimaque12, concerne les sciences divines – parti pris qui n’a rien d’étonnant chez un auteur qui passait pour le plus important théologien de l’Antiquité classique. De fait, Varron y expliquait sans doute les « causes » d’une série de rituels, de statues, de coutumes ou de pratiques bizarres par des légendes peu connues empruntées la plupart aux chroniques locales. En outre, une très grande diversité paraît avoir été de règle dans cet ensemble qui évoque, entre autres, la liturgie du mariage romain où la nouvelle mariée était emmenée en cortège chez son époux à la lueur des torches et où le marié jetait des noix sur l’assistance. Nul n’ignore qu’une foule de coutumes et de superstitions présidaient à la domum deductio (= « conduite solennelle de la fiancée chez l’époux ») – cette étape centrale de la cérémonie des noces à Rome : d’abord des rites de séparation pour couper la fiancée de sa famille et de sa maison, puis des rites apotropaïques pour protéger les nouveaux époux du mauvais sort qui les menaçait particulièrement, et, bien entendu, des rites de fécondité destinés à leur garantir une heureuse descendance, enfin, à l’arrivée du cortège à la maison du mari, des rites d’agrégation dont l’objet spécifique était d’intégrer la jeune mariée dans son nouveau foyer13. Il existait en outre certains rites propres à la civilisation romaine, liés à des croyances particulières ou à des idéaux originaux, comme la tradition dûment établie des torches nuptiales qui symbolisaient à elles seules le mariage et dont le Réatin – penseur d’obédience rationaliste14 – se plaît à souligner la signification plus opérative que spéculative : (sane) Varro in Aetiis dicit [sponsas] (ideo) faces praeire quod antea non nisi per noctem nubentes ducebantur a sponsis. Quas etiam ideo ait

12 On sait en effet que dans les Origines le poète alexandrin interroge en songe les Muses sur les héros et les dieux. Les grands sujets classiques sont délibérément évités : Callimaque se penche plutôt sur une série de détails anecdotiques et presque folkloriques. Ainsi au livre Ier : pourquoi, à Paros, sacrifie-t-on aux Charites sans flûte ni couronnes ? C’est le souvenir d’un épisode de la vie de Minos. Ou bien, comment interpréter les sacrifices comportant des imprécations ? C’est le souvenir d’un épisode de l’histoire des Argonautes. Cf. Jacqueline de Romilly, Précis de littérature grecque, Paris, PUF, 1980, p. 207 sq. 13 Tous éléments caractéristiques de la nature même du mariage chez les plus anciens Romains : cf. Nicole Boëls-Janssen, La vie religieuse des matrones dans la Rome archaïque, Collection de L’École Française de Rome n° 176, École Française de Rome - Palais Farnèse, 1993, p. 161 sqq. 14 Sur les enjeux de cette orientation intellectuelle du Réatin, cf. mon Varron théologien et philosophe romain, p. 342-367 (= troisième partie, chapitre IV : « Le rationalisme varronien. Doctrine ou méthode ? »).

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limen non tangere, ne a sacrilegis inchoaerent, si depositurae uerginitatem calcent rem Vestae i.e. numini castissimo consecratam15.

En résumé, d’après l’auteur des Aetia, la présence des flambeaux dans le cortège matrimonial se révèle indispensable essentiellement parce que c’est à la tombée de la nuit que l’on conduisait l’épousée au domicile de son futur époux. De même, Varron fournit une interprétation du tabou relatif au franchissement du seuil – moment essentiel de la cérémonie – qui ressortit à la sociologie plutôt qu’à la théologie. A cet égard, les écrivains latins enseignent que, dans l’Vrbs, la fiancée pénétrait elle-même à l’intérieur de la demeure, en prenant soin néanmoins – précaution que les Romains tenaient pour un heureux présage – de ne pas toucher le seuil du pied16. Or le témoignage de Varron va plus loin : tout en rappelant que la mariée ne devait pas marcher sur le seuil, mais passer au-dessus de lui sans le toucher, il signale le risque d’un faux pas qui serait effectivement un omen défavorable. Il s’agit donc d’une allusion à un scrupule religieux immémorial concernant le seuil lui-même. Vesta et la virginité n’ont évidemment rien à voir dans l’affaire, mais le texte traduit bien le sentiment populaire que marcher sur le seuil constitue un sacrilège. Détail supplémentaire du cortège nuptial qui a retenu l’attention de Varron – la présence, parmi les porteurs de torche, d’un garçon d’honneur de naissance libre et qui brandissait devant la mariée une torche d’aubépine : fax ex spinu alba praefertur, quod purgationis causa adhibetur17. 15 Varron, Aetia, frg. 4 éd. F. Semi = Servius, Ad Verg. Aen., VIII, 29 : « (En tout cas) Varron dit dans les Aetia que lors de la procession nuptiale des porteurs de torche précédaient les épousées, parce que jadis les mariées étaient conduites par leurs époux jusqu’à leurs nouvelles demeures seulement de nuit ; il ajoute que les jeunes mariées ne touchent pas le seuil pour éviter de commencer par un sacrilège en marchant sur une chose consacrée à Vesta, la plus chaste des divinités, au moment où elles vont perdre leur virginité ». Concernant le genre et le nombre des torches nuptiales, on se reportera à une citation de Varron par Plutarque (QR 2, 263f, 264a-b) qui provient selon toute vraisemblance des Aetia et où le Réatin mentionne l’existence de cinq torches de cire dans le cortège de la mariée. Témoignage que l’encyclopédiste assortit d’une série de justifications très spécieuses du nombre cinq : caractère bénéfique de l’impair, influence du nombre des torches des préteurs ou des édiles ainsi que de celui – censément maximal – des enfants d’une grossesse multiple, spéculations arithmologiques sur la somme du premier nombre pair et du deuxième nombre impair, patronage de prétendues divinités matrimoniales (Jupiter, Junon, Vénus, Fides et Diane). 16 Ainsi Catulle conseille à l’épousée de l’épithalame du Carmen 61 (v. 166-168) : « Franchis avec un heureux présage le seuil de tes pieds dorés ». Sur cette coutume afférente à l’entrée de la mariée dans la maison conjugale, cf. Nicole Boëls-Janssen, op.cit., p. 190-192. 17 Varron, Aetia, frg. 3 éd. F. Semi = Charisus, GLK, I, 144, 21.

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Il convient ici de noter surtout la valeur hautement symbolique – en l’occurrence lustrale, eu égard aux vertus purificatrices du feu – attribuée par le Réatin à ce type spécifique de luminaire. Rien d’étonnant dès lors si ce dernier a écarté une autre justification possible du choix de l’aubépine (pour la torche de la mariée) établie par référence à la fécondité proverbiale de cet arbuste qui donne de nombreux fruits18. Outre les torches de pin et d’aubépine, Varron choisit pour symbole du mariage romain les noix que jetait le marié sur les personnes réunies à l’occasion des noces, comme on lançait chez nous des dragées ou ailleurs des grains de riz. Voici l’explication, aussi curieuse qu’inédite, donnée par le Réatin de ce rite : idem Varro spargendarum nucum hanc dicit esse rationem, ut Iouis omine matrimonium celebretur, ut nupta matrona sit, sicut Iuno. Nam nuces in tutela sunt Iouis. Vnde et iuglandes uocantur, quasi Iouis glandes. Nam illud uulgare est, ideo spargi nuces, ut rapientibus pueris fiat strepitus, ne puellae uox uirginitatem deponentis possit audiri19.

D’après l’interprétation varronienne, les noix seraient consacrées à Jupiter – patron, en sa qualité d’époux de Junon, des mariages. On ne manquera pas de souligner que cette consécration des noix à Jupiter représente un hapax théologique (en dépit de l’existence attestée d’une variété de noix dite iuglans qui contient le nom de Jupiter) – tant il est vrai que le rôle de ce dieu dans le mariage se borne à la cérémonie de la confarreatio, sans interférence avec les superstitions du cortège nuptial. En définitive, tout contribue ici – non seulement l’approche savante du thème d’étude (les fondements socio-religieux du mariage à Rome), mais encore la tradition populaire citée en annexe – à accréditer l’idée que c’est la fécondité de l’épousée qui est encouragée par le jet de noix. Peut-être même Varron a-t-il essayé, dans un souci de comparatisme cultuel, de rechercher les analogies 18 Cf. Pline l’Ancien, NH, XVI, 75. Se fondant sur l’archétype mythique de l’enlèvement des Sabines (peut-être présent aussi chez Varron), le naturaliste en conclut logiquement que l’aubépine était du meilleur augure pour les noces. 19 Varron, Aetia, frg. 5 éd. F. Semi = Servius, Ad Verg. Egl., VIII, 30 : « selon Varron encore, le jet de noix vise à faire en sorte que le mariage se célèbre sous les auspices de Jupiter et que la mariée accède à la dignité de mère de famille – sur le modèle de Junon. Car les noix se trouvent placées sous la protection de Jupiter. De là vient aussi que les noix furent appelées iuglandes (= glands de Jupiter) par combinaison des mots Iuppiter et glans. Car, d’après une croyance populaire, le jet de noix a pour but de produire – au moment du rapt de la mariée par de jeunes garçons – du bruit destiné à couvrir les cris de la jeune fille en train de perdre sa virginité ».

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avec d’autres rites de fécondité opérant par magie imitative. Car il n’ignorait pas qu’on jetait également des noix au peuple dans le Grand Cirque durant les Cerialia20 et qu’aux Floralia on lançait toutes sortes de graines : pois chiches, fèves, lupins21 – deux rituels qui visaient à favoriser plus spécialement la fécondité de la terre. Des Aetia – œuvre éminemment représentative du génie de Varron, où la modernité de l’auteur se conjugue avec un attachement indéfectible au passé national – ne subsistent que cinq fragments transmis par des grammairiens latins de l’Antiquité tardive préoccupés de lexicographie plus que d’historiographie. Ouverture au rationalisme critique et respect des traditions religieuses se complètent ainsi harmonieusement dans cet essai de sciences morales. Tout se passe en effet comme si le Réatin – délaissant les sommes théologiques au profit des miniatures sociologiques – s’était intéressé désormais à l’héritage des croyances et des rites de la Rome archaïque, avec ses détails anecdotiques voire folkloriques. Et c’est précisément cette attirance pour l’histoire culturelle de la romanité qui conduisit Varron à réfléchir – aussi bien en encyclopédiste qu’en moraliste – sur l’origine et le sens des fêtes, des coutumes ou des institutions de sa patrie. Activité herméneutique très érudite que l’administrateur des deux bibliothèques (grecque et latine) fondées à Rome par César partagea avec son modèle d’excellence – le poète et philologue Callimaque, attaché à la Bibliothèque d’Alexandrie22. Yves LEHMANN Université Marc Bloch – Strasbourg II

20 Si du moins l’on se fie à une glose de Sinnius Capito, grammairien de l’époque augustéenne : cf. Grammaticorum Romanorum Fragmenta, p. 463, n° 16. 21 Cf. Horace, Sat., II, 3, 182 sq. ; Perse, 5, 177 sq. 22 Dont il compila un catalogue : cf. L. Canfora, Histoire de la littérature grecque à l’époque hellénistique (traduit de l’italien par Marilène Raiola et Luigi-Alberto Sanchi), Paris, Éditions Desjonquères, collection « La mesure des choses », 2004, p. 32 sq.

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Les sources précises sur les fondations ou les restaurations religieuses ne sont pas nombreuses. Généralement même, nous n’en savons rien. Des mythes étiologiques sont attestés bien plus tard, mais nous sommes en peine de prouver leur ancienneté. En outre, ces étiologies sont généralement assez éloignés des cultes eux-mêmes – ou paraissent l’être. Le lien entre cultes et mythes n’est d’ailleurs plus considéré de nos jours comme il l’était il y a un siècle1. Les étiologies représentent autant de spéculations et d’analyses érudites, respectant les genres littéraires dans lesquels elles sont produites, mais non la signification du rite ou culte que le chercheur moderne veut comprendre. L’étiologie peut s’appuyer, certes, sur tel ou tel élément du culte pour appuyer sa démonstration, ou plutôt : pour trouver, comme un musicien, un point de départ pour une « variation à partir d’un thème cultuel ». Pour ce qui concerne les mythes étiologiques antérieurs à la fin de la République, les savants modernes peinent à trouver l’auteur ou le contexte de leur production. L’exemple de la fondation et de la transmission du culte de l’Ara Maxima à la res publica en constitue un parfait exemple. Comment ce mythe a-t-il été créé, et dans quel milieu ? Que pouvons-nous en retenir pour l’histoire religieuse ? Le mythe est-il le fruit de la combinaison de deux aspects du culte, d’une part les rôles rituels de certains participants, de l’autre la mise en évidence du ritus Graecus qui le caractérise ? Ce dernier élément nous renverrait au IIIe siècle av. n. è. quand cette modalité du culte romain fut inventée ou promue2. Le premier élément peut être lié à la politique

1 M. Beard, « A Complex of Times : no more Sheeps on Romulus’ Birthday », PCPhS, 33, 1987, p. 1-15 ; D. Feeney, Literature and Religion at Rome : Cultures Contexts, and Beliefs, Cambridge, 1998 ; Fr. Prescendi, « Des étiologies pluridimensionnelles : observations sur les Fastes d’Ovide », RHR, 219, 2002, p. 141-159. 2 J. Scheid, « Graeco ritu. A Typical Roman Way of Honoring the Gods », HSCPh, 97, 1995, p. 15-31.

John SCHEID

d’Appius Claudius, et comporter un élément historique3. Malgré ces quelques présomptions, les données restent dans une large incertitude. L’époque augustéenne se trouve en position plus favorable en raison du nombre important de sources de tout genre dont nous disposons. Nous pouvons supposer que la restauration du temple de Jupiter Feretrius, du collège des féciaux et sans doute aussi des Caeninenses était liée à la volonté d’Octavien de célébrer un triomphe « à l’ancienne », en se référant à la victoire remportée par Romulus sur Acro, le roi de Caenina, et à la déposition des dépouilles opimes. Pour restaurer avec éclat ces traditions et bâtiments ancestraux, il avait besoin des féciaux, de la remise en service de leur siège ancestral, donc du temple de Feretrius reconstruit, et du peuple de Caenina. Ce dernier semble avoir joué un rôle dans cette reconstruction rituelle, de la même manière que les Laurentes Lauinates le faisaient dans les rites célébrés chaque année à Lavinium par les magistrats romains. Mais il n’est guère possible de dépasser ces hypothèses, car seuls quelques indices dispersés nous renseignent sur ces initiatives. Une autre « restauration » augustéenne est un peu mieux connue. Nous savons que c’est le jeune Ateius Capito qui, après avoir fait des recherches, a « reconstitué » le rituel des Jeux séculaires pour les quindecemuiri sacris faciundis4. Nous pouvons supposer que, à la demande des quindécemvirs ou de l’entourage d’Auguste, Ateius avait composé une partition rituelle qui servit ensuite de canevas aux prêtres quand ils développèrent l’oracle sibyllin5 sous la forme que Zosime et Phlégon de Thralles ont conservée6. Le dossier remis par Ateius Capito à Auguste et aux quindécemvirs comprenait sans doute un inventaire des notions philosophiques (attribuées aux Étrusques) sur les générations (saecula) et les cycles temporels, ainsi que des scénarios rituels qui pouvaient être utilisés pour créer les Jeux 3 M. Humm, Appius Claudius Caecus. La République accomplie (B.É.F.A.R. vol. 322), Rome, p. 497-507 pour les traditions rattachées à ce lieu de culte. 4 Zos., 2, 4, 2 : …to`n qesmo;n ∆Athivou Kapivtwno" ejxhghsamevnou. Le verbe ejxhgei`sqai signifie ici « rapporter, exposer », et non « expliquer », car ce jeune homme, qui n’était ni sénateur ni prêtre en 18 av. J.-C., n’avait aucune compétence officielle pour expliquer ou imposer un rituel. Il n’était qu’un jeune chercheur, un « chargé de mission » qui donnait à Auguste et aux prêtres des renseignements sur la cérémonie en cause. En revanche, le jeune juriste Ateius devait déjà posséder à côté de son érudition de solides compétences en droit sacré, qu’il pouvait également mettre au service des prêtres. 5 Les Livres sibyllins furent consultés à la suite de quelques signes mauvais (Zos., 2, 4, 1 : au\qiv" tinwn sumpesovntwn ajpoqumivwn). 6 Phleg., Macrobioi, 37, 5, 2-4 ; Zos., 2, 6. Cf. B. Schnegg-Köhler, Die augusteischen Säkularspiele (Archiv für Religionsgeschichte 4), Munich-Leipzig, 2002, p. 221-228.

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LES FRÈRES ARVALES, OU COMMENT CONSTRUIRE UNE ÉTIOLOGIE POUR UNE RESTAURATION RELIGIEUSE

séculaires sans heurter les principes du droit sacré. Conformément à la logique de cette religion ritualiste7, il a dû sélectionner un certain nombre de séquences rituelles qui étaient attestées dans le passé et qui pouvaient, combinées, donner les Jeux séculaires. Capito a même dû donner une chronologie des célébrations antérieures, qui combinait des célébrations mythiques et des rites effectivement célébrés dans un passé plus récent8, et qu’il utilisait pour sa (re)construction. Il est attesté par le protocole des quindécemvirs et par les Fastes capitolins que la célébration de 17 av. J.-C. était la cinquième. Les prêtres ont dû trouver cette donnée dans le rapport de Capito, qui reposait sur l’étiologie de la fête9. Pour que l’exemple soit parfait, nous aurions toutefois besoin du texte de Capito, même sous forme de résumé conservé par un autre auteur. Or les textes des auteurs augustéens ou celui de Censorinus10 qui rapportent le mythe étiologique des Jeux séculaires ne citent pas Ateius Capito, et nous ne pouvons pas dépasser les hypothèses que nous venons de faire. Un autre dossier contemporain des Jeux séculaires permet, cependant, d’aller plus loin grâce à l’excellence relative des sources : la restauration du culte de Dea Dia en 29/28 av. n. è. De ce collège, nous possédons de larges extraits des protocoles11, ainsi que deux versions du mythe étiologique de sa fondation12.

7 Voir pour cette tendance des « systèmes ritualistes », C. Bell, Ritual. Perspectives and Dimensions, New York-Oxford, 1977, p. 173-177. 8 Par exemple les rites rapportés par Varron, fragm. du livre Ier De scaenicis originibus dans G. Funaioli, Grammaticae Romanae Fragmenta, I, Leipzig, 1907, p. 216. 9 Voir sur les Jeux séculaires et les sources J. Scheid, « Dell'importanza di scegliere bene le fonti. L'esempio dei Ludi secolari », Scienze dell'Antichità ; Storia Archeologia Antropologia, 10, 2000, p. 645-657. Il ressort de ces lignes que nous ne croyons pas qu’Auguste a simplement repris un culte déjà existant en le célébrant pour la cinquième fois. 10 Censorin., 16, 10-11 cite les commentarii des quindécemvirs. S’il disait vrai, c’est-àdire s’il avait consulté les protocoles du collège, enregistrant par exemple le débat sur la recélébration de cette antique fête, qui a pu figurer en tête de l’inscription conservée, nous pourrions supposer que les décrets rapportés en début du protocole reprenaient des éléments du rapport de Capito ; voir G. Rohde, Die Kultsatzungen der römischen Pontifices, Berlin, 1936, p. 70-71. Le terme commentarii sacerdotaux désigne toutefois généralement des traités concernant les rites célébrés par de tel ou tel collège, et un doute existe. 11 Qu’on me permette de citer pour les arvales J. Scheid, Commentarii fratrum arvalium qui supersunt. Les copies épigraphiques des protocoles annuels de la confrérie arvale (21 av.-304 ap. J.-C.), Rome, 1998, et Romulus et ses frères. Le collège des frères arvales, modèle du culte public dans la Rome des empereurs (B.É.F.A.R. vol. 275), Rome, 1990. 12 J’en ai fait une première étude dans J. Scheid, Les frères arvales. Recrutement et origine sociale sous les empereurs julio-claudiens, Paris, 1975, p. 352-361. Pour l’analyse historique des diverses sources, voir Scheid, Romulus…, p. 13-24.

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La source la plus ancienne remonte à Varron. Nous ne tenons pas compte dans ce contexte des sources archéologiques, littéraires et épigraphiques, qui prouvent que du IIIe siècle au Ier siècle av. n. è., il existait un lieu de culte à l’emplacement où l’on a découvert les documents concernant le collège arvale, à La Magliana. Mais les sources explicites mentionnent Fors Fortuna : rien dans cette documentation ne renvoie à Dea Dia et aux arvales. On pourrait parfaitement soutenir l’hypothèse qu’Auguste a installé ce culte à cet endroit parce qu’il était réputé ancien et convenait bien à un culte agraire. Ce n’est toutefois pas le sujet de ces réflexions13. Après Varron, un texte de Masurius Sabinus, datant du début de l’Empire, rapporté par A. Gellius, donne pour la première fois le mythe étiologique de la confrérie ; Pline l’Ancien le répète deux générations plus tard, et on le retrouve encore au Ve siècle chez le mythographe Fulgence. Autrement dit, aucune source n’est antérieure à Varron ou à ses sources, sans doute les grammairiens Aelius Stilo, Hypsicratès et Cloatius Verus. Varron14 donne des arvales la définition suivante : « On appelle frères arvales les prêtres qui célèbrent des cultes publics pour que les champs portent récolte ; c’est de ferre et d’arua que dérive leur nom. Mais certains ont prétendu qu’il vient de fratria. Fratria est un mot grec qui désigne une subdivision du peuple, comme aujourd’hui encore à Naples ». Le contexte peut donner une indication supplémentaire sur les arvales. Varron cite la confrérie parmi les sacerdoces anciens tels les saliens, les luperques, les sodales Titii et les féciaux. Dans la mesure où la tradition fait remonter ces prêtres soit à Romulus soit à Numa, les arvales passaient donc pour un sacerdoce archaïque. L’étymologie varronienne explore deux voies. La première considère 13 On pourrait parfaitement soutenir qu’à l’époque de Varron, on ne connaissait plus que le nom de la confrérie et les prières, c’est-à-dire la liste des divinités honorées par eux. À l’aide de ces éléments, les conseillers d’Auguste ont pu chercher un lieu pour réimplanter le culte, et ont pu composer un culte avec des éléments tirés de celui de Cérès (couronne d’épis offerte à la déesse au cours du sacrifice) et en lui attribuant un carmen archaïque. Néanmoins, nous considérons que le présent employé dans la définition de Varron, et plusieurs éléments du culte lui-même, comme par exemple le double lieu de culte, au bois sacré de la via Campana et dans la domus du magister annuel, recommandent plutôt de supposer que la confrérie et le culte existaient encore au début de l’Empire, et que le culte se déroulait là où il a lieu sous l’Empire. Sinon, c’est-à-dire si le double lieu de culte des arvales était une banalité des cultes extra-urbains, il faudrait admettre que notre ignorance des détails cultuels est bien supérieure encore à ce que nous imaginons. Je rappelle qu’il n’y a aucun lien entre les ambarualia ou le lieu-dit fh`stoi et les arvales (cf. Scheid, Romulus…, p. 442-451. 14 Varr., Ling. Lat., 5, 85, 3-5 : Fratres aruales dicti qui sacra publica faciunt, propterea ut fruges ferant arua, a ferendo et aruis fratres aruales dicti. 4. Sunt qui a fratria dixerunt. 5. Fratria est Graecum uocabulum partis hominum, ut Neapoli etiam nunc. La traduction reprend celle de J. Collart.

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le sacrifice célébré par les arvales et lit dans leur nom le motif du sacrifice : fr-atres de f(e)r(re) fr-uges et de arua, donc d’après le jeu parétymologique sur fr-, ils sacrifient ut fruges ferant arua. La deuxième étymologie utilise seulement un terme : fratres, et l’interprète (correctement) comme « membre de phratrie », en comprenant sans doute que les arvales sont les membres d’une phratrie « qui célèbre des sacrifices pour les arua ». Varron résume fort justement les activités de la confrérie, même s’il ne dit rien de la déesse honorée par elle et de son mode d’action. Les deux autres textes ne sont pas fondés sur des étymologies, mais introduisent un récit. « Masurius Sabinus dans le premier livre de ses Memoralia, suivant certains historiens, dit qu’Acca Larentia fut la nourrice de Romulus. Et cette femme, dit-il, avait douze fils mâles ; elle en perdit un qui mourut. À sa place, Romulus se donna pour fils à Acca et il s’appela, lui et les autres fils, frères arvales. Depuis ce temps, le collège des frères arvales resta au nombre de douze ; l’insigne de cette prêtrise sont la couronne d’épis et les bandelettes blanches »15. Pline donne à peu près la même version : « Les prêtres des champs furent les premiers que Romulus institua, et lui-même prit le nom de douzième frère parmi les fils d’Acca Larentia, sa nourrice ; il donna à ce sacerdoce, comme insigne sacré, une couronne d’épis, liée par une bandelette blanche. Ce fut à Rome la première couronne. Cette dignité ne prend fin qu’avec la vie et elle accompagne même les exilés et les prisonniers »16. Nous ne donnons pas le texte de Fulgence17, qui reproduit exactement celui de Pline, et n’apporte rien à notre enquête. Apparemment, il n’existe pas de lien entre le texte de Varron et le mythe étiologique donné par les deux autres sources. Plus exactement, même dans les deux récits, il n’existe apparemment aucun lien nécessaire entre Acca Larentia et les arvales. C’est ce lien qu’il convient d’identifier pour pouvoir reconstruire l’ensemble des éléments qui ont généré ce mythe étiologique. 15 Gell., Noct. Att., 7, 7, 8 : Sed Sabinus Masurius in primo ‘Memorialium’, secutus quosdam historiae scriptores, Aecam Larentiam Romuli nutricem fuisse dicit. Ea, inquit, mulier ex duodecim filiis maribus unum morte amisit. In illius locum Romulus Accae sese filium dedit seque et ceteros eius filios ‘fratres aruales’ appelauit. Ex eo tempore collegium mansit fratum atrualium numero duodecim, cuius sacerdotii insigne est spicea corona et albae infulae. Traduction modifiée de R. Marache. 16 Plin., Nat. Hist., 18, 6 : Aruorum sacerdotes Romulus in primis instituit seque duodecimum fratrem appellauit inter illos Acca Larentia nutrice sua genitos, spicea corona, quae uitta alba colligaretur, sacerdotio ei pro religiosissimo insigni data ; quae prima apud Romanos fuit corona, honosque is non nisi uita finitur et exules etiam captosque comitatur. Traduction H. Le Bonniec. 17 Fulgent., Expositio sermonum antiquorum, 9 (p. 114, 12-19 éd. Helm).

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Il faut bien comprendre le récit d’A. Gellius. Sa notice porte sur Gaia Taracia et sur Acca Larentia, qui ont en commun d’avoir été honorées par le Peuple romain pour lui avoir laissé un héritage. Gaia Taracia était une Vestale, Acca une prostituée. Gellius distingue toutefois deux traditions sur Acca. Selon la première version, elle avait légué ses terres au Peuple romain18, dans la seconde, donnée par SabinusGellius, elle laisse ses biens à Romulus19. Mais, ajoute Masurius Sabinus, à en croire certains historiens (on suppose qu’il s’agit des annalistes), Acca était en fait la nourrice de Romulus. Il faut suppléer : « et c’est pour cette raison que Romulus hérita d’elle ». Au début du résumé de Gellius, Sabinus mentionnait également une troisième version du mythe d’Acca Larentia, qui établit le lien entre la prostituée comblée par Hercule et Romulus. Cette tradition remonte peutêtre à Licinius Macer, et met en relation le mythe de Romulus avec la tradition commune sur Acca Larentia par le biais du sens secondaire de lupa, « femme aux mœurs légères » : la fameuse louve du mythe des Jumeaux serait en fait l’épouse de Faustulus, le berger qui les a découverts, et Acca aurait reçu ce sobriquet en raison de ses mœurs légères. C’est après avoir brièvement rapporté cette version que Masurius raconte l’histoire des arvales. On constate donc que la version d’A. Gellius ne dépasse pas celle de Masurius Sabinus ; elle ne renvoie pas à une tradition différente et peut-être plus ancienne. Par conséquent, sans pouvoir en être tout à fait certain, nous considérerons l’histoire des fils d’Acca Larentia comme l’œuvre du juriste. Sabinus tentait vraisemblablement d’expliquer par le biais de l’institution arvale les relations de parenté étranges instituées par la décision de Romulus20. Nous ne voulons ni ne pouvons exclure que toute l’histoire ait été combinée plus tôt, car rien ne nous empêche de croire que Masurius reproduit en fait un mythe étiologique plus ancien de la fondation des arvales. Dans cette éventualité, l’analyse de la construction de ce mythe étiologique est repoussée de quelques générations, mais ne change pas dans sa substance. Au contraire, si le contexte romuléen était déjà présent depuis longtemps dans la tradition sur les arvales, on comprend immédiatement les raisons de la restauration augustéenne.

18 Gell., 7, 4 ; Plin., Nat. hist., 34, 25 ; Macr., Sat., 1, 10, 13. 19 Voir pour les récits relatifs à Acca Larentia, Th. Mommsen, « Die echte und die falsche

Acca Larentia (1871) », dans Id., Römische Forschungen. II, Berlin, 1879, p. 1-20. 20 Ph. Moreau a sous presse une étude sur l’adrogatio de Romulus qui se donne comme fils à Acca Larentia.

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Mais nous avons l’impression que le mythe étiologique rapporté par A. Gellius et Pline est une création augustéenne. Comment alors les arvales, Romulus et Acca Larentia furent-ils mis en relation ? Si nous réunissons les différents éléments de l’étiologie de la confrérie, nous constatons qu’il n’est pas évident comment Romulus y fut introduit, car rien ne le relie directement à l’institution arvale. Certes, Varron atteste que la sodalité était ressentie comme archaïque, Mais cela n’en fait pas automatiquement un sacerdoce créé par Romulus. Peut-être que le lien avec l’agriculture, activité ancestrale des citoyens et qui était énoncée dans le titre même des arvales, a joué un rôle dans la connexion entre les arvales et le roi fondateur. Mais on peut en douter. Un autre argument peut exploiter la topographie. Le bois sacré de Dea Dia était situé à cinq ou six milles de Rome, selon le point de départ de la mesure. Or, à l’époque d’Auguste, les lieux de culte situés à cette distance de Rome passaient pour appartenir à une limite archaïque de Rome. De cette manière, le rapprochement a pu être fait avec Romulus, et par lui avec Acca. Mais la supposition que la limite du cinquième-sixième mille était une limite du territoire de Rome21 est déduite d’une série d’observations, et ne se fonde pas sur des sources épigraphiques ou littéraires. Rien non plus ne relie les arvales à Acca Larentia. Donc d’un côté l’agriculture et une confrérie, de l’autre Romulus, Acca Larentia et ses fils. Comment la combinaison des deux thèmes a-t-elle pu se faire ? Les diverses interprétations de l’institution arvale ne reposent en fait que sur l’analyse du nom officiel de la confrérie. Rien n’est dit sur le lieu de culte extra-urbain de la confrérie, rien sur la divinité titulaire du bois sacré de La Magliana, nous l’avons souligné. Déjà ces silences mettent en lumière le caractère artificiel et construit de ces histoires : elles portent uniquement sur le nom frater arualis. À l’inverse, il n’est jamais question non plus d’Acca Larentia ou de Romulus dans les nombreux protocoles des arvales. Ceci prouve d’emblée que le lien entre Acca et les arvales n’est pas d’ordre cultuel, mais provient soit de leur nom soit de l’interprétation d’un élément du culte célébré par la confrérie. Quel peut être cet élément qui a déclenché le rapprochement entre Romulus, Acca Larentia et les arvales ? Il ne s’impose pas de lui-même.

21 La théorie a été diffusée notamment par A. Alföldi, Early Rome and the Latins, Ann Arbor, 1965, p. 296-304.

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Je voudrais soutenir l’hypothèse que c’est le nom officiel de frater arualis qui a généré tout le mythe étiologique qui nous occupe. Ce nom a reçu une première interprétation chez Varron. Deux étymologies analogues sont proposées, l’une sur le mode latin, l’autre en référence aux coutumes grecques. Les fratres aruales sont un groupe institutionnel qui célèbrent un culte, soit des prêtres, des sodales, soit des membres d’une fratriva comme celles qu’on trouve dans les cités grecques, par exemple à Naples. Une deuxième manière d’interpréter ce nom est attesté par la traduction grecque des Res Gestae Diui Augusti, 7.3. La liste officielle des sacerdoces du Prince : [pon]tifex [maximus, augur, XVuir]um [sac]ris fac[iundis, VIIuirum ep]ulon[um, frater arualis, sodalis Titius,] fetialis est traduite par ∆Arciereuv", au[gour, tw``n dekapevnte ajndrw``n tw`n iJeropoiw``n, tw`n eJpta; ajndrw`n iJeropoiw`n, ajªdeºlfo;" ajroua`li", eJtai``ro" Tivtio", fhtia``li". Même

si la traduction a été réalisée dans la chancellerie du légat de Galatie, il est peu probable qu’il s’agisse d’une mauvaise traduction. Le traducteur pouvait éventuellement se tromper en rendant tel élément du texte22, mais non dans la titulature officielle de l’empereur. La traduction canonique de la titulature, qui était certainement inspirée et validée par l’entourage impérial, considérait que les fratres aruales étaient des frères de sang, des membres d’une famille, qui avaient un père ou une mère. Cette déduction n’est pas illusoire quand on considère le fait que les premiers arvales étaient tous étroitement apparentés entre eux et à Auguste23. À l’époque d’Auguste, la confrérie apparaissait donc comme une réunion de « frères ». Arua n’était pas traduit en grec dans la version grecque des Res Gestae, mais transcrit tel quel. Il faut supposer que l’entourage impérial n’avait pas d’interprétation particulière à donner de ce terme, qu’il faut donc comprendre de façon banale. Il s’agit des arua, des terres agricoles. Ce qui paraît avoir intéressé l’entourage du Prince, c’était le côté familial que le terme frater pouvait évoquer. Si l’on admet que les conseillers d’Auguste connaissaient de plus près la confrérie et son culte, un élément de celui-ci doit être pris en compte. Le sacrifice de l’agnelle grasse à Dea Dia, offert le 19 ou 29 mai de chaque année, comprenait en effet une offrande à Mater Larum24, jetée sur la pente devant le temple25. L’identité de la Mater 22 Il a, ainsi, commis un contresens en traduisant l’expression [sacerdot]um quattuor amplissima colle[gia] par ejk th``" sunarciva" tw``n tessavrwn iJerevwn (9.1). 23 Scheid, Romulus…, p. 699-708. 24 Scheid, Commentarii…, p. 319, n° 107 (237 ap. J.-C. ?), col. I, l. 14-15 : […ollas] accep(erunt) et ianuis [ap]ertis per cliuu[m M]atri Larum ce/[nam iactaueru(unt)] ; p. 334,

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Larum des arvales a suscité de nombreuses recherches26 qui n’ont, à mon avis, pas apporté une réponse satisfaisante. D'abord parce que dans certaines de ces spéculations, la Mater Larum est censée être une divinité infernale, ce qu’elle n’est pas d’après les rites des arvales. D’autre part, il n’existe aucun rapport cultuel entre les arvales et Acca Larentia. Quant à la mère mythique des Lares, chez Ovide27, la nymphe Lara, vénérée sous le nom de Tacita Muta lors des Parentalia, elle est de toute façon une création ovidienne. Et bien entendu ni Lara ni Tacita Muta n’ont une place dans le culte des arvales. Qu’en conclure ? Nous savons uniquement que Mater Larum appartenait aux destinataires du culte des arvales, et qu’elle était vénérée à côté de Dea Dia. Si cette dernière devait veiller au bon mûrissement des céréales, grâce à sa lumière clémente28, et si les arvales sacrifient pour que les arua donnent des fruits, une divinité comme Mater Larum est à sa place, de la même manière que Mars, les Lares et les Semones qui sont invoqués dans le carmen aruale. Car les Lares et la Mater Larum sont les divinités du terroir romain, protégé et défendu par Mars, où Dea Dia et les Semones doivent exercer leur activité. Donc ceux qui eurent l’idée de restaurer ce sacerdoce vers 32 av. n. è., dans le contexte de la Guerre civile et de la rédaction des Géorgiques29, trouvèrent dans les obligations religieuses des arvales, outre Dea Dia, la Mater Larum. Manifestement Dia ne les inspira guère, mais c’est à notre avis la Mater Larum qui leur donna un élément clé pour construire un mythe étiologique pour la confrérie restaurée – ou bien les érudits firent ce rapprochement quand les décrets de re-fondation du culte arvale furent connus. Car l’érudition contemporaine pouvait facilement rapprocher la Mater Larum et Larentia : ce qui était impossible sur le plan cultuel, l’était dans l’interprétation érudite. En outre, cette divinité convenait particulièrement bien à la confrérie, car il était en quelque sorte attendu que des frères eussent une mère : et la divinité qui s’appelait Mater Larum était n° 114 (240 ap. J.-C.), col. II, ligne 23-24 : duo sacerdotes oll(as) acc(eperunt) et ianuis aper/tis per cliuum Matri Larum cenam iactauerunt. En 218 et 219, les protocoles écrivent seulement ollas precati sunt et osteis apertis per cliuum iactauerunt. À l’occasion, la Mater Larum recevait des sacrifices d’expiation avec tous les autres divinités accueillies au bois sacré de Dia. Ce type de sacrifice qui est attesté dans tous ses détails à partir de 183 ap. J.-C., était certainement plus ancien, mais les premières attestations ne mentionnent que Dea Dia. 25 Pour les détails du rite et une tentative d’interprétation, Scheid, Romulus…, p. 585-598. 26 Voir pour la bibliographie et les hypothèses Scheid, Romulus…, p. 587-598. 27 Ouid., F., 2, p. 571-616. 28 R. Schilling, « Dea Dia dans la liturgie des frères Arvales » (1969) dans Id., Rites, cultes, dieux de Rome, Paris, 1979, p. 366-370 ; Scheid, Romulus..., p. 664-669. 29 Scheid, Romulus…, p. 708-732.

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une mère. Ces rapprochements ont pu être opérés sous la République, comme on l’a déjà dit, mais nous n’en possédons aucune trace. Nous nous contentons donc de retracer les divers éléments de la reconstruction tels qu’ils se présentent à l’époque de la restauration de la confrérie. frater → famille, mère → Mater Larum → Acca Larentia → Romulus, 12 fils



arualis



arua





mari étrusque d’Acca ← Hercule

En associant frater, membre d’une famille, à Acca Larentia, également mère par le biais de la Mater Larum, la trame centrale du mythe était trouvée. Car Acca Larentia, une mère, renvoyait directement à Romulus, dont elle avait été la mère nourricière. Appelée en raison de ses inclinations lupa, elle avait été la nourrice des Jumeaux d’après une version remontant à Licinius Macer30, nous l’avons vu. À partir de là, il était facile d’imaginer qu’elle avait eu d’autres fils, auxquels Romulus, son fils nourricier, se serait ensuite ajouté31. En même temps, le mythe de la rencontre d’Acca Larentia et d’Hercule pouvait établir un pont vers les arua dont prennent soin les arvales. D’après Licinius Macer, le dieu lui fit rencontrer un riche Toscan du nom de Carutius, dont elle hérita. Or, la richesse du Toscan devait certainement être foncière, comme les biens qu’elle légua au Peuple romain32. La version tardive du mythe étiologique, donnée par Fulgence, raconte que les arvales étaient ceux qui sacrifiaient avec Acca pour les champs33, sans doute pour ses champs. Mais la version de Fulgence n’est guère fiable. Oserai-je ajouter que la rive droite du Tibre, où se situait le bois sacré de Dea Dia était encore appelé au début de

30 Macr., Sat., 1, 10, 17. 31 On sait qu’à l’époque d’Auguste, l’une des explications que les grammairiens

donnaient des Lares en faisait des héros, des défunts (c’est d’ailleurs par ce nom que la version grecque des Res Gestae les désigne 19. 2 (nao;n ÔHrwvwn pro;" th`i iJera``i oJdw``i), voir Dionys., Ant., 4, 13, 3) et déjà Plaute et Ménandre (G. Wissowa, Religion und Kultus der Römer, Munich, 1912, 169). Et comme ces héros étaient rapprochés, semble-t-il, des princes défunts, Gaius et Lucius Césars (cf. A. Fraschetti, Roma e il principe, Rome, 20052, p. 234239), on pourrait se demander si les érudits qui construisirent l’étiologie des douze fils d’Acca ne songeaient pas à douze « héros », compagnons de Romulus. Mais sans source, toutes les spéculations sont possibles. 32 Macr., Sat., 1, 10, 16. 33 Fulgent., Exposit. sermon. antiqu., 9 (p. 114, 12-19 éd. Helm) : Acca Laurentina Romuli nutrix consueuerat pro agris semel in anno sacrificare cum duodecim filiis…

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l’empire la berge étrusque ou la rive lydienne, ou la rive de Véies34, étrusques comme l’étaient peut-être les terres du mari étrusque d’Acca ? Le cas du mythe étiologique de la confrérie arvale apporte donc un exemple précis de la manière dont un mythe étiologique était construit. On constate que ce sont les éléments du nom même de la confrérie et l’une des divinités honorées pendant le sacrifice à Dea Dia qui ont servi de point de départ à la production des éléments du mythe, en reliant l’histoire de la fondation du culte des arvales et celle d’Acca Larentia et de Romulus. L’ensemble de l’histoire se trouvait peut-être déjà chez un annaliste ou chez un érudit d’époque républicaine. Dans ce cas, les conseillers d’Auguste l’ont reprise pour restaurer la confrérie arvale, ou pour diffuser la manière dont ils comprenaient ce culte. Car par le biais de Romulus et le lien de parenté entre les frères, la sodalité représentait en quelque sorte la réconciliation de l’aristocratie romaine après le conflit qui venait de se terminer. Célébrant avec le nouveau Romulus un culte agraire, l’élite faisait voir son excellence et son respect des traditions ancestrales. Même si nous sommes privés du texte qui réunirait clairement tous ces éléments, les présomptions sont toutefois telles que nous pouvons proposer cette hypothèse sans trop d’hésitation. Elle est en tout cas bien mieux fondée que les suppositions que nous pouvons faire à propos de la création du collège des Caeninenses ou de celui des sodales Titii. Mais surtout, le dossier d’Acca Larentia et des arvales offre un bel exemple de mythologie générative, en pleine époque historique. John SCHEID Collège de France

34 Hor., Carm., 1, 2, 13 litus Etruscum ; CIL VI, 31547 ; 31548 b : ripa Veientana ; Stat., Silu., 4, 4, 3 : Lydia ripa.

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LE RÉCIT ÉTIOLOGIQUE DANS UN PASSAGE DE L’ÉVANGILE DE LA VÉRITÉ (NH 1, 3)

Le troisième écrit du codex I de la Bibliothèque copte de Nag Hammadi est connu sous le nom d’Évangile de la Vérité1. Le manuscrit ne porte pas de titre, mais il est possible que l’incipit – « La Bonne Nouvelle (euaggelion) de la Vérité est joie... » – ait rempli cette fonction, comme c’était souvent le cas dans l’Antiquité. Une autre version copte, extrêmement fragmentaire, se trouve dans le codex XII de Nag Hammadi (NH XII, 2). Un Évangile de Vérité est attribué aux disciples de Valentin par Irénée de Lyon (Contre les Hérésies III, 11, 9). Que les deux soient identiques n’est pas impossible, ce qui situerait le texte original avant 180, date de composition du traité d’Irénée2. La langue de composition était très vraisemblablement le grec. Le langage souvent philosophique ainsi que la disposition générale du texte en trois parties – après une réflexion argumentée entremêlée d’exhortations, suit une importante section parénétique, la troisième et dernière partie montrant les effets positifs de cette parénèse – m’amène à voir des liens avec le genre littéraire du discours protreptique, genre exhortatif d’origine philosophique3. L’auteur utilise abondamment 1 Le texte occupe les pages 16, 31 à 43, 24 du codex I. 2 Les manuscrits ne donnent pas non plus le nom de l’auteur. Plusieurs spécialistes l’ont

attribué à Valentin lui-même (entre 100 et 175 de notre ère) à partir d’une comparaison entre le style de l’Évangile de la Vérité et celui que l’on discerne dans les fragments d’œuvres de Valentin cités par Hippolyte de Rome et Clément d’Alexandrie. Voir par exemple B. Standaert, « L’Évangile de Vérité : critique et lecture », New Testament Studies, 22, 1975/76, p. 243-275. 3 Dans l’Antiquité, on ne distinguait pas toujours entre parénèse et protreptique. Certains, comme Sénèque, voient cependant une différence. Le protreptique est plus argumentatif et propose des thèmes plus généraux, soit en vue de la conversion, soit pour exhorter à continuer dans la sagesse. Alors que la parénèse est davantage morale, le protreptique aborde des thèmes comme Dieu, le Logos, ou encore la croyance en l’immortalité de l’âme. Le protreptique cherche à persuader par une argumentation plus soutenue. On utilise des louanges et des blâmes pour ce faire, ou encore des exempla. Toutefois, un protreptique contient généralement aussi une exhortation. Il peut y avoir une double audience, le but étant soit d’inciter à poursuivre leur conversion des gens qui ont commencé à entrer dans une doctrine, soit attirer ceux du dehors mais qui sont intéressés. Notons que les mots « convertir », « conversion » ou « retournement » sont fréquents dans l’Évangile de la Vérité et que l’auteur utilise constamment l’exhortation et la dissuasion. Quoiqu’il en soit de la

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exempla et analogies pour construire son argumentation, et non principalement l’éloge ou le blâme, suivant les procédés du genre délibératif de type parénétique ou symbouleutique4. Cependant, la troisième partie de l’Évangile de la Vérité présente aussi une réflexion sur le rituel. Autrement dit, les effets de la parénèse ne peuvent être actualisés que par le baptême et les autres rites. Dans ce type de discours, c’est la première partie plus spéculative qui doit fournir la raison d’être ou le fondement rationnel de l’exhortation ou de la parénèse qui suit : là se trouve l’explication étiologique. Cette partie argumentative est ici précédée d’un court exorde, suivi d’une narration qui sert de fondement à l’argumentation. Selon l’exorde, le Fils est envisagé comme Pensée formée par l’Intellect divin en son for intérieur, c’est-à-dire comme Parole intérieure avant d’être proférée par le Père en vue du salut5. Tout le passage (16, 31-17, 4) consiste en une interprétation graduelle du mot « évangile », qui n’est pas ici un terme technique pour désigner un genre littéraire. Il réfère plutôt à la proclamation du salut, comme en Rm 1, 16 et Ep 1, 13 : parole de joie, grâce, salut et révélation de différence entre parénèse et protreptique, les deux genres comportent une partie théorique. À la fin de la Lettre 95 à Lucilius, Sénèque défend la thèse selon laquelle la parénèse ne saurait non plus se passer de la théorie. Avant l’instruction ou l’énonciation des préceptes, une partie plus spéculative doit fournir la raison d’être ou le fondement rationnel, autrement dit le principe de tel ou tel comportement moral : c’est l’explication étiologique. Vient alors l’exhortation morale, elle-même suivie d’une dernière partie destinée à faire voir les effets et les œuvres de l’exhortation ou à incarner en exemples ce qui est demandé. Voir à ce sujet la revue Semeia 50 : Paraenesis. Act and Form, Society of Biblical Literature, 1990. 4 Lire à ce sujet la discussion de L. Pernot sur la distinction entre les deux formes possibles d’un discours délibératif (La rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-romain, tome 2, Paris, Études augustiniennes, 1993, p 719) : les auteurs antiques « ont reconnu qu’à l’intérieur du genre délibératif il existe deux sortes de conseils : les uns visent à emporter l’adhésion dans le cadre d’un débat, conformément à la définition traditionnelle de l’éloquence symbouleutique, tandis que les autres prêchent des convaincus et ne souffrent aucune contradiction. Cette dualité du genre délibératif s’exprime par une distinction terminologique entre sumboulê et parainesis. La sumboulê est un conseil portant sur une matière contestée, tandis que la parainesis, tout en se rattachant au genre "symbouleutique", est une exhortation à laquelle on ne peut rien opposer, qui n’admet pas d’antirrhêsis et qui ne comporte pas de stasis. "Il faut déclarer la guerre" est une sumboulê ; "il faut honorer les dieux" ou "il faut être sage" sont des paraineisis ». 5 Plusieurs des termes de l’exode sont repris vers la fin du texte, à la page 37, 7-15 : « Alors qu’ils (les fils du Père) constituaient encore les profondeurs de sa Pensée, la Parole proférée les a révélés. Or une Intelligence qui s’exprime, qui est Parole et grâce silencieuse, se nomme : "Pensée", puisqu’ils étaient à l’intérieur sans être révélés. Elle en vint donc à être proférée, lorsqu’il plût à la volonté de celui qui l’a voulu ». La traduction donnée dans cet article est de A. Pasquier, parue dans la collection La Pléiade chez Gallimard, Paris, 2007, p. 55-81. Sur l’histoire du thème du « discours intérieur » que l’esprit se tient à lui-même avant de le traduire en mots ainsi que sur son utilisation théologique, voir C. Panaccio, Le discours intérieur de Platon à Guillaume D’Ockham, Paris, Seuil, 1999.

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l’espoir6. Cet exorde se termine par une définition : « le nom de "Bonne nouvelle" signifie la découverte » pour ceux qui sont à la recherche du Père. L’auteur fait vraisemblablement un jeu de mots, qui n’est compréhensible qu’en grec, entre le terme euaggelion, « message de joie », et eurêma (ou eurêsis) qui signifie « découverte », mot qu’il décompose pour indiquer que la découverte est parole (rêma) de joie (le préfixe eu). En tant qu’exposé orienté en vue de la confirmation, la narration prend la forme d’un récit en lequel histoire et mythe étiologique sont associés en une vision unifiée. Un lien étroit est noué entre la Rhétorique et la Poétique d’Aristote, dans le sens où il y a accentuation de l’orientation argumentative de la mimesis aristotélicienne ou, à l’inverse, dramatisation de la narration rhétorique. L’auteur-narrateur raconte une série d’événements formant un tout cohérent, une histoire qui comporte une préparation, un nœud (desis) et un dénouement (lusis), suivant le mode d’énonciation dramatique exposé par Aristote dans sa Poétique. Une narration dramatique Cette narration, qui comprend deux volets, peut être délimitée par une inclusion, la borne initiale (17, 4-8) mettant en lumière la recherche du Père inappréhendable et inconcevable, la borne finale (18, 31-32), la découverte de ce Père inappréhendable et inconcevable. Observons tout d’abord l’agencement des événements dans leur organisation comme dans leur choix. Premier volet La situation initiale n’est pas explicitée, mais le récit débute avec un élément déclencheur : le désir de connaître leur origine, leur Père, de la part de ceux que le texte nomme « ceux qui appartiennent au Tout ». Or le Père est inappréhendable et inconcevable. On peut donc supposer que la situation initiale consiste en un état d’ignorance pour ce personnage collectif appelé le Tout :

6 L. Cerfaux avait noté plusieurs allusions à l’Épître aux Romains dans l’ensemble du texte : « De saint Paul à l’"Évangile de la Vérité" », New Testament Studies, 5, 1858-59, p. 103-112.

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« Parce que ceux qui appartiennent au Tout cherchèrent à connaître celui dont ils sont issus et que le Tout était à l’intérieur de l’Inappréhendable inconcevable, lui qui est au-delà de toute conception, c’est alors que la méconnaissance du Père se fit perturbation et angoisse. Puis la perturbation se figea à la manière d’un brouillard au point que nul ne put voir. De ce fait, l’Erreur tira sa puissance » (17, 415).

Il se produit un processus de dégradation. Alors que, selon l’exorde, la Bonne Nouvelle signifie la découverte du Père par ceux qui le cherchent, ici la recherche elle-même amplifie l’ignorance. La perturbation due à l’ignorance prend consistance. Se produit alors une objectivation de cet état d’ignorance. Le brouillard devient en quelque sorte indépendant de ceux qui l’ont provoqué. Pour exprimer cette objectivation, l’auteur-narrateur utilise une figure, la personnification, qui n’est pas simple jeu d’expression mais donne l’être et la vie à une nouvelle figure, l’Erreur. D’un état initial d’ignorance, on passe à une ignorance encore plus grande, à l’ignorance de l’ignorance. Autrement dit, si on ignore que l’on ignore, plus aucun désir, plus aucune quête n’est possible, la recherche indiquant une certaine intuition de ce qui manque. Le premier volet se termine sur l’illusion – on ne cherche plus car on croit avoir trouvé – et l’asservissement de « ceux du milieu » par l’Erreur. C’est le propre de l’idole que de se présenter comme substitut de la Vérité : « Elle se mit à œuvrer sur sa propre matière dans le vide, ignorante de la Vérité. Elle consista en une fiction, élaborant artificiellement, avec puissance, une alternative à la Vérité. Tel est (son) mode : être sans racine. Elle consista en un brouillard à l’égard du Père, subsistant en élaborant des œuvres, oublis et angoisses, afin de leurrer au moyen de ces choses ceux du milieu et de les réduire en captivité » (17, 15-35).

De cet ensemble spirituel, désigné comme le « Tout », sont alors distinguées deux figures, l’Erreur et « ceux du milieu », leurrés et réduits en captivité par la première (en grec aixmalôtizein). Le « milieu » indique sans doute la situation de ceux qui ont à choisir entre Vérité et Erreur. Dans les milieux philosophiques, le milieu désigne la situation de l’âme7. En revanche l’Erreur personnifiée

7 Par ex. dans le Moyen Platonisme, Plutarque, Le visage qu’on voit dans la lune, 28.

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réfère à un autre groupe, sans le nommer explicitement. Elle signifie un durcissement, un refus de la Vérité de la part de certains. Second volet La chute ou la dégradation de ceux qui appartiennent au Tout est la cause d’une nouvelle action, la venue de la Vérité, c’est-à-dire du Sauveur : « Telle est la Bonne Nouvelle annonçant celui que l’on cherchait, qui se révéla aux parfaits de par l’immense compassion du Père : le mystère caché, Jésus le Christ. Par son entremise, il (le Père) illumina ceux qui étaient dans l’obscurité, par l’entremise de l’oubli. Il les illumina ; il indiqua un chemin. Et ce chemin est la Vérité qu’il leur a enseignée » (18, 11-21).

La venue de la connaissance suscite alors une réaction de la part de l’Erreur. Mais alors que l’Erreur pourchasse la Vérité et la met à mort sur le « bois », il se produit un renversement : la mort se transforme en fruit de connaissance : « Aussi, l’Erreur s’est-elle déchaînée contre lui, l’a pourchassé. Elle fut broyée en lui, elle fut invalidée. On le cloua au bois, il devint fruit de la connaissance du Père » (18, 21-26).

Le dénouement montre ceux du milieu, ou ceux qui appartiennent au Tout, découvrant en eux le Père. Joie et découverte pour ceux qui cherchent, le récit se termine en reprenant les termes mêmes de l’exorde à propos de la Bonne Nouvelle du salut : « Ce n’est assurément pas parce qu’ils en mangèrent qu’il fut détruit ! Mais, à ceux qui l’ont mangé, il a permis de naître à la joie dans la découverte, car lui, ceux qu’il a découverts en lui, l’ont de même découvert lui en eux, l’Inappréhendable inconcevable » (18, 26-32).

Une narration est toujours une forme voilée d’argumentation. Selon les anciens rhéteurs, la persuasion s’obtient par la vraisemblance, en regard du sujet et de l’auditoire, et donc par le possible qui en découle, vraisemblance qui se fonde sur des notions communes. Élaborée pour des destinataires chrétiens, les éléments de l’accord préalable sont les faits : la venue du Christ, la mise en croix, et sans doute le régime de la Loi.

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La narration se veut également persuasive par sa cohérence, par l’enchaînement des faits, et la mise en lumière de leurs causes et de leurs conséquences. Tout le récit est orienté en fonction de sa fin. La recherche initiale conduit finalement à la découverte du Père par ses enfants, mais non directement. La recherche en elle-même provoque au contraire plus d’ignorance. De l’idée commune du caractère insaisissable de Dieu, il s’ensuit que l’homme qui le cherche par ses propres moyens ne peut que tomber dans l’erreur. Cette situation nécessite la venue du salut, la venue de la Vérité. L’auteur a une compréhension absolue du rôle du Christ. Le récit est organisé pour montrer la nécessité de sa venue. La Vérité heurtant de plein fouet l’Erreur, celle-ci la combat. Jésus est mis à mort. Retournement de la situation et reconnaissance (anagnôrisis) : la mort conduit à la découverte. L’Erreur n’existe pas, c’est une absence de vérité, comme l’obscurité est une absence de lumière. Seule la Vérité existe et sera par conséquent découverte8. L’argumentation qui suit la narration montre que le point à débattre, ou l’état de cause, est celui de la conjecture9. Sont utilisés principalement les lieux du réel et de l’irréel ou de l’être et du non être : l’Erreur est comme « il en est des ombres et des apparitions nocturnes. Que brille la lumière du jour » et l’on constate « que cela n’existe pas » (28, 26-32). « Car elle n’était rien cette perturbation, non plus que l’oubli, non plus que la fabrication mensongère.....C’est pourquoi, il vous faut mépriser l’Erreur ! Tel est (son) mode : être sans racine » (17, 23-30).

Toutefois, avant la venue du salut, il y a objectivation de l’Erreur qui se présente donc comme un personnage. Aux yeux d’un lecteur moderne, le passage est passablement elliptique à son propos.

8 Sur les qualités de la narration, voir Cicéron, De l’invention, I, 19, 27 ; Partitions oratoires, 9, 32 et 10, 34 ; De l’orateur, II, 326 sq. Aussi À Herennius, I, 9, 14, etc. 9 La doctrine des « états de cause », qui sert à établir le point à débattre à partir de différentes questions, remonte, semble-t-il, à Hermagoras de Temnos (IIe siècle av. J.-C.), rhéteur grec d’inspiration stoïcienne dont la technè rhètorikè est perdue. Cette doctrine, qui a des antécédents chez Aristote, se retrouvera par la suite dans la Rhétorique à Herennius, chez Cicéron, Augustin et bien d’autres. Outre les lieux du réel et de l’irréel (voir par exemple p. 27, 34 à 28, 32), l’auteur de l’Évangile de la Vérité utilise également ceux du possible, de l’utile et du faisable, lieux propres au genre délibératif.

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Les personnages Nous savons qui est la Vérité : c’est le Fils, chemin vers celui qui est le Père de la Vérité (18, 19-20). Mais que représente l’Erreur ? La suite du texte est un peu plus explicite. Mais même dans ce court extrait, il est possible de discerner son identité en examinant l’intertexte. L’Erreur pourchasse la Vérité ou le Fils afin de se saisir de lui. Elle le cloue au bois pour le mettre à mort. Cette évocation de la Passion du Christ prend la forme d’un petit midrash sur les chapitres 2 et 3 de la Genèse (Gn 2, 9 ; 2, 16-17 ; 3, 1-7 dans la Septante). En Gn 2, 9, le mot « bois » (en grec xulon) est utilisé pour désigner l’arbre au milieu du paradis, l’arbre de vie, souvent identifié par les premiers chrétiens à celui de la connaissance (lui aussi situé au milieu du jardin). Or, l’arbre de la connaissance est synonyme de mort et de destruction (Gn 2, 17)10. Il y a inversion du sens de la Genèse. Alors que, selon ce récit, il est interdit de manger du fruit de l’arbre sous peine de mort, dans l’Évangile de la Vérité, c’est le Christ qui meurt et ce faisant, il devient arbre de la connaissance. Au lieu d’un arbre qui détruit en étant mangé, Jésus est détruit et peut ainsi être mangé. C’est alors qu’il donne la vie. Il y a sans doute ici une allusion à l’eucharistie. Sous la désignation de l’Erreur, c’est probablement le judaïsme qui est visé, mais non en tant que tel – personne n’est attaqué. Il est fort possible que l’arbre interdit soit assimilé plus précisément à la Loi. L’Erreur, qui pourchasse Jésus et le met à mort, « réduit en captivité » par des « œuvres » de « crainte », termes qui évoquent la Loi : c’est le verbe grec aixmalôtizein (en copte : r aixmalwtize en 17, 35) qui est utilisé. Or en Rm 7, 23, ce verbe réfère bien à la Loi11. On peut discerner, dans ce récit, un autre champ sémantique, celui de la fabrication. On assiste à un processus de création ou plutôt, à une anti-création : une perturbation ou un tohu bohu produit, au lieu de la 10 Notons les différents termes tirés de la Genèse : « On le cloua au bois, il devint fruit de la connaissance du Père. Ce n’est assurément pas parce qu’ils en mangèrent qu’il fut détruit ! Mais, à ceux qui l’ont mangé, il a permis de naître à la joie dans la découverte… ». Autre traduction possible de 18, 26-27 « Il ne fut assurément pas destructeur quand on en mangea ! ». Cependant mon collègue Wolf-Peter Funk m’a fait remarquer que l’on aurait alors plutôt en copte reFtako au lieu de NtaFteko en Je aHouameF. 11 Un peu plus loin, en 19, 21-34, l’auteur oppose les petits qui reçoivent la connaissance du Père et les sages qui mettent à l’épreuve (peirazein) Jésus et à qui la connaissance reste cachée. Il donne une exégèse « dramatique » de Mt 11, 25 et Lc 10, 21-22 ainsi que de Mt 16, 1 et Mt 19, 3. C’est le même verbe (peirazein) qui est utilisé pour la mise à l’épreuve de Jésus en Mt 16, 1, ces sages étant identifiés aux pharisiens.

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lumière, l’obscurité. De celle-ci surgit alors une Puissance d’erreur qui œuvre sur sa propre matière et fabrique une figure (plasma). Cependant il s’agit d’une création imaginaire, produite par l’esprit humain. Il est question d’angoisse et de trouble de l’esprit, de vérité et d’erreur. Ce qui est en cause est la conception de Dieu qui s’avère fausse. Au lieu de la connaissance du Père, c’est un leurre, en fait une idole. Dans ce contexte, le mot plasma signifie une fiction surtout lorsqu’il est accompagné du mot « mensonge », comme en 17, 252612. L’auteur appelle ses lecteurs à se reconnaître comme fils du Père divin, comme ceux qui appartiennent au Tout. Ils descendent de ceux qui se sont mis à sa recherche à l’origine et se sont retrouvés captifs de l’Erreur. C’est d’eux-mêmes que l’Erreur tire son origine. Elle est issue de leur peur et vient du fait que le Père est non révélé. Mais si l’auteur désire fournir une explication sur le processus historique de passage de la religion juive au christianisme, pourquoi sa narration prend-elle la forme de ce qui est en fait un processus de l’esprit humain et qui plus est, un processus intemporel ? Sa vision essentiellement théologique de l’histoire ainsi que la situation des destinataires sont susceptibles d’expliquer la forme de cette narration. Une vision théologique de l’histoire Tout est en Dieu, même si certains l’ignorent. Il est dit au début du récit que le Tout était à l’intérieur de celui qui est au-delà de toute conception, mais sans le connaître. Dieu est essentiellement un Père, avec les qualités d’un père et même d’une mère : il est compatissant et plein de miséricorde. Toute autre vision de Dieu, en particulier une vision légaliste, est, selon l’auteur, une erreur de l’esprit. Toutefois, il lui faut répondre à une objection : si le salut ne vient que par Jésus le 12 Toutefois, il est tentant d’y voir également une référence à Gn 2, 7 et 8, puisque ce chapitre de la Genèse est déjà évoqué dans ce passage de l’Évangile de la Vérité. Un peu plus loin dans le texte, le mot plasma revient (34, 15 sq.), ce qui peut nous aider à saisir le sens qui lui est donné : il est opposé au pneuma, à l’homme spirituel. Le plasma est un « modelage psychique qui existe à la manière d’une eau froide répandue dans une terre mouvante, si bien que ceux qui la voient supposent qu’il n’y a que de la terre ». L’auteur fait le jeu de mots connu entre psuchê, âme, ou psuchikos, psychique, et psuchros, froid, qualificatif souvent utilisé pour parler de l’eau. Le psychique, selon l’auteur, est l’homme qui vit sans le don du pneuma, qui a une vision mondaine des choses et surtout une conception inadéquate de Dieu. L’oubli, le tardema, est associé à cet état. Il est donc possible que, dans le passage qui nous occupe, il y ait une allusion à cet homme psychique, situé au milieu, que le Sauveur délivre de l’illusion et de l’Erreur.

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Christ à un moment précis de l’histoire, pourquoi ce retard dans la révélation ? L’argumentation qui suit le récit montre qu’il est sensible à ce problème. Non seulement la médiation du Fils est-elle nécessaire mais également sa mort. C’est lorsqu’il est mis sur le bois qu’il devient fruit de la connaissance. Autrement dit, la révélation de Dieu ne peut venir qu’à travers cette mort. Pour justifier cette doctrine, l’auteur utilise un thème commun au judaïsme et au christianisme anciens, celui du livre céleste par lequel s’effectue la révélation : c’est le « Livre vivant des vivants » qui se révèle dans le cœur des croyants (19, 34- 36), appelés les « tout-petits ». Ce Livre est comparé à un testament (le mot grec diathêkê est transcrit tel quel en copte) : « Ils (les tout-petits) prirent conscience du Livre vivant des vivants qui est écrit dans la Pensée et dans l’Intelligence [du P]ère. Or dès avant la fon[da]tion du Tout, c’est dans ce qu’il y a d’incompréhensible en lui qu’est inscrit ce (livre) que nul n’est en mesure de porter – car à qui le portera il est réservé d’être mis à mort –, si bien qu’aucun de ceux qui ont eu foi dans le salut n’aurait pu apparaître si le livre n’avait paru au grand jour. C’est pourquoi, le compatissant, Jésus le fidèle, supporta avec patience les tourments au point de porter ce même livre, car il sait que sa mort est source de vie pour beaucoup. De même qu’est cachée dans un testament non encore ouvert la fortune du maître de maison qui est décédé, de même également le Tout était-il caché, dans la mesure où le Père du Tout est invisible, car il constitue la descendance de celui par qui chaque voie est promulguée. Ainsi Jésus est-il apparu, il s’enroula dans ce livre, il fut cloué au bois et afficha le testament du Père sur la croix. Ô que de grandeur dans un tel enseignement : en condescendant à la mort, la vie éternelle le revêt. » (19, 34-20, 30).

Comme dans l’Épître aux Hébreux (9, 15-18), l’idée est qu’un testament ne devient valide qu’en cas de décès13. C’est lorsqu’il est mis sur le bois que le Fils devient fruit de connaissance et de Vie et que s’ouvre le Livre. Le Livre est, ici aussi, identifié à l’arbre du Paradis, lui-même associé à la croix. L’image du testament, utilisée 13 L’Évangile de la Vérité semble bien avoir subi l’influence de l’Épître aux Hébreux (3, 6 ; 4, 1-13 ; 8, 10-13 ; 9, 15-18 ; 10, 16) avec ses thèmes du Nom, du repos sabbatique, de la maison, de l’héritage, du testament, de la Loi inscrite dans le cœur ainsi que de celui de la parole conçue comme un glaive à double tranchant (25, 35-26, 4). Aussi, pour l’image du glaive à double tranchant et celle du Livre de Vie sur lequel sont inscrits les noms des élus, thème important dans l’Évangile de la Vérité, voir l’Apocalypse de Jean 1, 16 ; 2, 12.16 ; 19, 15 et, outre le chap. 5, voir 13, 8 ; 14, 1 ; 17, 8 ; 20, 12. 15 ; 21, 27.

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d’abord comme une simple analogie, se présente également comme un concept religieux : sur la croix est affiché le Livre-testament du Père, spirituel et intérieur (20, 26)14 : « Telle est la connaissance du Livre vivant qu’il a divulguée aux éons, jusqu’à la dernière de se[s] [let]tres. Ce livre se présente, non pas comme s’il s’agissait d’éléments vocaliques pas plus que ce ne sont des consonnes muettes, pour que quelqu’un les lise et se perde en réflexions stériles, mais sous la forme de lettres de Vérité... » écrites par le Père lui-même (22, 38 -23, 7).

Ce livre correspond au Verbe intérieur et au sens spirituel que l’on peut trouver dans les Écritures : « Veillez à comprendre spirituellement, – vous, les fils de la compréhension spirituelle » (32, 37-38). À l’instar de Philon d’Alexandrie, de Paul et de l’Épître aux Hébreux, l’Évangile de la Vérité semble comprendre le terme diathêkê de la Bible juive dans le sens d’une disposition testamentaire. Mais contrairement à l’Épître aux Hébreux (chap. 8 et 9), il n’existe pas deux testaments, le nouveau remplaçant l’ancien, il n’en existe qu’un seul15. L’interprétation littéraliste de la Bible est une représentation mentale, une fiction sans existence qui peut même se substituer à la Vérité. Avec l’ouverture du Testament, qui dévoile la volonté du Père, ce sont les descendants eux-mêmes qui sont révélés – en connaissant leur Père, ils découvrent leur identité : une communauté, certes apparue sur le tard dans l’histoire, mais inscrite dès le commencement dans la Pensée du Père, leur antériorité montrant leur supériorité, selon un topos répandu dans l’antiquité. Mythe et récit étiologique Nous n’avons pas d’informations sur le contexte de l’œuvre ni sur sa fonction. La parénèse au centre est peut-être susceptible de nous éclairer sur ce qui est en jeu (30, 12-33, 39). Son contexte est celui de l’interprétation spirituelle du sabbat. Après une partie positive, exhortative (pendant le sabbat, il faut travailler : relever ceux qui trébuchent, 14 C’est toutefois le terme diatagma qui est alors utilisé. Ce mot grec peut signifier un édit, une ordonnance, mais également une disposition testamentaire : voir H. G. Liddell et R. Scott, A Greek-English Lexicon, Oxford, Oxford University Press, 1968, p. 414. Il me semble que le contexte de l’Évangile de la Vérité appelle le sens de « testament ». 15 Cf. Theological Dictionary of the New Testament, G. Kittel. ed., G. W. Bromiley, transl. vol. II, Grand Rapids, Michigan, reprinted 1995, p. 124-132.

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raffermir les pieds de ceux qui flanchent, se rassembler dans l’unité), suit une partie négative de dissuasion en laquelle l’auteur fait la distinction entre d’une part l’homme qui vit sans Loi et celui qui vit sous la Loi, qu’il amalgame plus ou moins et, d’autre part ses lecteurs : ils sont les enfants du Père ne devant accomplir que la volonté de leur Père. C’est alors qu’il les exhorte à ne pas retourner vers ce qu’ils ont déjà commencé à rejeter. Certes des événements de l’histoire sont évoqués : la mort de Jésus, le passage de la religion juive au christianisme. Toutefois l’histoire est survolée de manière très elliptique. Le temps se divise en fonction de la venue du Sauveur : il y a un avant qui, de manière indéterminée, se rapporte à la situation des hommes sous la Loi et un après. Il n’y a pas vraiment d’indications spatio-temporelles. Cette histoire est racontée selon une vision interne. Son déroulement consiste en un procès mental qui prend la forme d’un grand récit par lequel l’auteur-narrateur remplace les récits existants, tant juifs que gréco-romains. Le temps et l’espace de la narration dépassent ceux de l’histoire individuelle et même ceux de la cité ou de l’empire romain. Il n’y a aucune inscription dans cet espace-temps de l’histoire commune. La narration semble intemporelle. C’est un auteur chrétien qui est sans doute en présence de ce qu’il juge une régression judaïsante au sein du christianisme, ou en présence d’un milieu de judéo-chrétiens ne trouvant pas incompatibles la pratique de la Torah et l’évangile. Il ne désire donc pas attaquer comme tels les juifs, mais convertir des chrétiens à qui il faut bien faire ressortir le fait que Loi et Grâce ne sont pas la même chose. Cela explique sa manière radicale de présenter son récit en distinguant la Vérité de l’Erreur. Le regard qui jeté par l’auteur sur cette histoire dépend de sa situation actuelle et de celle de sa communauté. Même si la narration est au passé, c’est en fait pour le présent des lecteurs qu’elle est élaborée. Il leur présente un récit étiologique qui éclaire leur expérience actuelle, en décrivant la situation de l’humanité avant et après la venue du salut, histoire et mythe étant unifiés en une vision unique. Anne PASQUIER Université Laval – Québec

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LA PAROLE SACRÉE COMME CAUSE ET FONDEMENT DE LA VIE DE GRÉGOIRE DE NAZIANZE DANS LES DISCOURS 10, 12, 26, 33 ET 36

L’étiologie consiste dans la recherche de causes rationnelles des récits fabuleux transmis par des textes sacrés. L’un de ses buts principaux est de tenter de résoudre la tension qui existe entre le merveilleux et le rationnel. Ainsi, dans le domaine chrétien, de nombreux récits bibliques ont fait l’objet d’explications étiologiques. Mais, nous voudrions, pour une fois, changer d’angle de vue et présenter un cas où le problème peut se poser à l’envers. Au lieu de chercher la cause du récit sacré dans une activité humaine ou naturelle, nous allons envisager le cas où un récit sacré, en l’occurrence la Bible, est la cause d’une activité humaine. Nous nous intéresserons, en effet, à Grégoire de Nazianze, Saint et Père de l’Église qui a vécu au IVe siècle après J.-C. Dans le très vaste ensemble que constitue son œuvre poétique, épistolaire et oratoire, l’éminent Père cappadocien est l’auteur de cinq discours dont le titre comporte la mention eij" eJautovn, « Sur lui-même ». Il s’agit des discours 10, 12, 26, 33 et 36. Cette formule ne se trouvant pas ailleurs dans les autres discours de l’auteur, l’unité du groupe de textes en question se trouve réalisée par ce titre semblable. C’est donc, dans ces cinq discours très largement autobiographiques, qu’il conviendra de montrer comment et pourquoi l’auteur considère que la Bible est la cause de sa propre vie, de ses activités d’homme et, surtout, d’évêque. Bien entendu, de nombreuses travaux sur la relation entre la Bible et les Pères de l’Église existent déjà. On peut, par exemple, citer le colloque intitulé « La Bible et les Pères » organisé à Strasbourg par le Centre d’études supérieures spécialisé d’histoire des religions en 1970. Mais, aucune communication n’a porté exclusivement sur Grégoire de Nazianze. Demoen a, quant à lui, publié en 1996 une étude générale sur les références païennes et chrétiennes dans l’ensemble de l’œuvre

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de Grégoire intitulée Pagan and Biblical exempla in Gregory of Nazianzen1. L’auteur y aborde à la fois des questions de rhétorique, de pragmatique et de théologie. Dans le domaine français, Paul Gallay2 et Jean Bernardi3 se sont intéressés aux relations entre la Bible et l’œuvre de Grégoire dans leurs ouvrages généraux consacrés à l’évêque. Mais, la nouveauté peut surgir de l’étude de la corrélation très étroite entre la Bible et le discours sur soi-même à partir du corpus restreint et autobiographique que nous avons présenté. Comment la Bible peutelle être la cause de la vie de Grégoire de Nazianze ? Les références bibliques sont-elles seulement à comprendre comme des empreintes de la théologie de notre auteur et doivent-elles être étudiées sous ce seul aspect ? N’y a-t-il pas plutôt des liens entre le projet autobiographique de Grégoire et le texte sacré des Écritures ? Ainsi, nous montrerons d’abord, à travers une approche essentiellement statistique et formelle des cinq discours eij" eJautovn, dans quelle mesure il est possible de parler de la portée étiologique des Écritures dans la vie de Grégoire pour en arriver, ensuite, à envisager les raisons qui expliquent pourquoi la Bible est la cause de la vie de l’évêque. La place de la Bible dans les cinq discours autobiographiques : un texte sacré omniprésent Il convient, tout d’abord, de démontrer que la Bible est le principe et le fondement de la vie de Grégoire de Nazianze. L’omniprésence de la Bible dans les cinq discours : étude statistique et formelle L’étude de la place qu’occupent les Écritures dans notre corpus et de la manière dont sont introduites les références permet de comprendre combien la relation entre la vie de l’auteur et le texte sacré de la Bible est étroite. Grégoire ne mentionne jamais la Bible dans sa matérialité et ne nous fournit aucune information sur la Bible qu’il a entre les mains au moment de la composition de ses discours. Un relevé des références

1 K. Demoen, Pagan and Biblical exempla in Gregory of Nazianzen, Study in rhetoric and hermeneutics, Turnhout, Brepols, 1996. 2 P. Gallay, La Vie de Saint Grégoire de Nazianze, Lyon, 1943. 3 J. Bernardi, La Prédication des Pères cappadociens. Le prédicateur et son auditoire, Paris, 1968.

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bibliques et de la manière dont Grégoire les insère dans son discours permet néanmoins d’établir plusieurs constats. À la lecture des cinq discours eij" eJautovn, le lecteur s’aperçoit vite, en effet, que les textes sont saturés de citations et d’allusions bibliques. Ainsi, relève-t-on, par exemple, dans le discours 10, qui est le plus court de notre corpus puisqu’il ne compte que 4 chapitres, 34 références bibliques. Les discours 26 et 33, les plus longs de la série, en comptent respectivement 115 et 126. La très grande familiarité de Grégoire avec les textes bibliques est donc manifeste et l’omniprésence de la Bible paraît évidente puisqu’il n’y a pas un chapitre sans référence directe ou indirecte aux Écritures alors qu’il n’y a à l’inverse aucune allusion ou référence à la mythologie païenne dans le corpus. D’ailleurs, Grégoire est bien conscient de cela quand il dit au chapitre 9 du discours 26 : « Je répète volontiers les paroles de l’Écriture »4. Mais, il est, de ce fait, tout particulièrement significatif de souligner que, dans des écrits eij" eJautovn, c’est-à-dire centrés sur le moi de l’auteur, la Bible occupe une place prépondérante. Dans la très grande majorité des cas, ces références bibliques ne sont introduites par aucune formule. La parole biblique s’inscrit le plus souvent dans la continuité directe des propos de l’évêque sans être amorcée, ou seulement signalée, par un renvoi clair à la Bible. Les exemples de ce procédé sont si nombreux que nous n’en citerons qu’un seul : au début du discours 12, Grégoire place sa prise de parole sous l’autorité de l’Esprit et dit : « "J’ai ouvert la bouche et attiré l’esprit", et je donne tout ce qui m’appartient, ainsi que moi-même, à l’Esprit »5. Dans ce passage, Grégoire commence par citer les Psaumes 118, 131, puis continue directement avec ses propres mots sans signaler à son auditoire sa citation. Tout se passe comme s’il y avait une appropriation du verbe divin de la part de Grégoire. La parole sacrée se trouve entrelacée avec celle de l’évêque et cet entrelacement donne l’impression que la vie de notre auteur se fond dans les récits bibliques. Et, si on se place du point de vue de la réception de ces œuvres si fortement empreintes de Parole sacrée, nous comprenons, à partir de ces relevés, qu’il y a un langage commun entre Grégoire et son auditoire dont la paivdeia doit être nécessairement imprégnée de connaissances bibliques. Ces textes, saturés de références à la Bible, témoignent de la culture scripturaire dont devait bénéficier le public de fidèles de l’évêque de Nazianze. 4 Fqevggomai ga;r hJdevwς kai; ta; rJhvmata th`ς Grafh`ς. 5 « To; stovma mou h[noixa, kai; ei[lkusa », kai; divdwmi ta; ejmautou` pavnta kai; eJmauto;n tw`/

Pneuvmati.

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Quand la référence aux Écritures est explicite, Grégoire se contente, en général, d’employer le verbe fhsi avec pour sujet hJ Grafhv ou le nom du personnage biblique dont les paroles sont rapportées. Ce procédé peut être considéré, en quelque sorte, comme le degré zéro de la phrase d’introduction et ne permet pas de faire de constat probant. En revanche, plusieurs passages annonçant des références bibliques retiennent notre intérêt. On remarque notamment que Grégoire emploie le verbe hJ Grafhv au chapitre 13 du discours 33, quand il déclare avant de citer les mots du martyr Etienne : « ejmnhvsqhn ga;r ejn kairw`/ tw`n Stefavnou rJhmavtwn - kai; nu`n proseuvcomai », « car je me souviens à propos des paroles d’Etienne et maintenant je fais cette même prière ». L’emploi de ce verbe nous amène à penser que Grégoire cite la Bible par cœur. Un autre passage vient corroborer cette idée : en effet, au chapitre 16 du discours 26, l’évêque oppose les autels terrestres aux autels célestes et, pour cela, il se réfère aux Psaumes 42, 4a en disant : « peri; ouJ| moi dokei` kai; Dabi;d oJ mevgaς filosofei`n levgwn », « C’est à ce sujet, me semble-t-il, que David le Grand dit avec philosophie ». L’expression modalisante dokei` moi évoque les incertitudes de la mémoire et suggère que Grégoire ne rédige pas ses discours avec un volume de la Bible sous la main. Pour finir, on peut citer la formule suivante qui se trouve au chapitre 5 du discours 33 : « fhsiv pou th`ς Grafh`ς oJ Qeovς », « dit Dieu quelque part dans l’Écriture ». Là encore, le manque de précision que souligne l’emploi de l’adverbe indéfini pou laisse entendre que Grégoire se réfère à la Bible de mémoire. Mais, bien plus que des remarques sur les conditions concrètes des citations, ces passages nous amènent surtout à comprendre que la démarche autobiographique de Grégoire le conduit presque machinalement à se souvenir de la Bible et à s’y référer. Les Écritures apparaissent ainsi réellement comme le point d’ancrage de la vie de l’évêque. Parler de soi, c’est se souvenir, mevmnhmai, des Écritures de façon presque instantanée. Il y a donc un rapport très étroit entre le projet autobiographique réalisé dans les cinq discours eij" eJautovn et la Bible. Tout se passe comme s’il y avait une appropriation du verbe divin. La Parole sacrée se trouve juxtaposée à celle de la Bible. Ainsi, le texte même des discours de Grégoire semble illustrer le rapport étroit entre la vie de Grégoire qui est le sujet principal de nos cinq discours et le texte sacré de la Bible. Cette étude de la place qu’occupent les Écritures dans nos textes et de la manière dont les références sont insérées révèle déjà combien la Bible apparaît comme un texte fondateur pour Grégoire de Nazianze.

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Fort de ces premiers constats, nous pouvons, à présent, montrer plus précisément que le texte sacré est la cause des choix de vie de l’évêque de Nazianze. La Bible comme cause de la vie de Grégoire Si beaucoup de citations ou d’allusions bibliques sont des arguments d’autorité s’inscrivant, en fait, dans la stratégie argumentative de Grégoire qui se défend contre ses détracteurs et devant ses fidèles, cette perspective apologétique se double presque toujours d’une autre visée qui ne peut être dissociée de la première. En effet, la Bible n’est pas seulement pour l’évêque de Nazianze un livre dans lequel il puiserait à foison des arguments lui permettant d’étoffer sa défense. Quand Grégoire cite la Bible, nous comprenons aussi qu’elle constitue le fondement de sa vie. L’Écriture acquiert ainsi une dimension étiologique puisqu’elle devient, en définitive, la cause de sa vie de chrétien et de ministre de l’Église. Par conséquent, la Bible est un instrument pour le présent de sa vie. Grégoire veut s’identifier aux personnages et aux situations rapportées dans les Écritures. C’est ainsi qu’il écrit, par exemple, dans le premier chapitre du discours 10 : « Je songeais au Carmel d’Élie et au désert de Jean, à la vie au-dessus du monde menée par ces philosophes »6. Grégoire de Nazianze cherche à exposer les motifs qui l’ont poussé à fuir et à mener une vie loin du monde au moment de la consécration qu’il a reçue de Basile et de son père. Grégoire a choisi comme modèles de grandes figures bibliques et sa vie consiste en une imitation de ces dernières. En clair, les choix de Grégoire s’expliquent par rapport à l’Écriture divine et il cite ces histoires comme un exemple pour sa situation personnelle. Ce même motif de l’appel du désert par imitation d’Élie et de Jean apparaît encore dans un autre discours que nous étudions. En effet, au chapitre 7 du discours 26, Grégoire dit : « En effet, Élie aussi était heureux de s’adonner à la philosophie sur le Carmel, et Jean, dans le désert et Jésus lui-même partageait généralement sa vie en deux parts : ses activités étaient pour les foules, ses prières réservées à la tranquillité et aux solitudes »7. Encore une fois, l’évêque rappelle la vie menée par Élie et par Jean et il ajoute ici, en plus, la figure de Jésus lui-même. Le connecteur logique ejpeidh; kaiv 6 jHlivou perienovoun to;n Kavrmhlon kai; jIwavnnou thvn e[rhmon kai; tw`n ou{tw filosofouvntwn to; uJperkovsmion. 7 jEpeidh; kai; jHlivaς hJdevwς ejnefilosovfei tw/` Karmhvlw/ kai; jIwavnnhς th`/ eJrhvmw/ kai; jIhsou`" aujtovς, ta;ς me;n pravxeiς toi`ς o[cloiς, ta;ς eujca;ς de; th`/ scolh`/ kai tai;ς eJrhmivaiς, wJς ta; pollav, prosevnemen.

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souligne ce rapport causal : la vie à l’écart des hommes trouve sa justification dans l’imitation des plus nobles figures bibliques. Ailleurs, au chapitre 13 du discours 33, Grégoire se défend d’avoir jamais fait naître l’envie et la haine contre lui. Il est pourtant accablé par de nombreux adversaires ; c’est pourquoi, il déclare : « Et maintenant je fais cette même prière. "Insultés, nous bénissons ; persécutés, nous supportons ; calomniés, nous implorons" »8. Ici, la prière de l’évêque trouve sa motivation dans l’imitation du martyr Etienne. Grégoire reproduit un comportement tiré de la lecture de la Bible. Le rapport est rendu par les adverbes kai; nu`n. En définitive, les rapprochements et les parallèles sans cesse soulignés par Grégoire lui-même dans ces discours à caractère largement autobiographique montrent que la Bible constitue le principe et la cause de la vie de Grégoire de Nazianze. Dans le chapitre 12 du discours 15, l’évêque affirme clairement que les épisodes relatés dans la Bible le guident. L’usage de ces références bibliques sont des modèles fondamentaux, des paradeivgmata qui sont l’origine, c’est-àdire la cause, des actions de Grégoire. Par conséquent, la juxtaposition entre la parole sacrée et la parole humaine de l’évêque illustre presque de manière physique et concrète le rôle que joue la Bible pour Grégoire de Nazianze. La forme du texte lui-même des cinq discours à portée autobiographique se fait mimèsis de sa signification profonde : l’Écriture Sainte éclaire et cause les choix de vie de l’évêque et en est, de ce fait, indissociable. De plus, les nombreux rapports d’identité et de mises en parallèle entre les modèles bibliques et les événements ou les décisions que prend Grégoire sont autant de marques de la portée étiologique de la Bible. Il s’agit, à présent, de s’interroger sur les raisons de ce rapport si étroit entre Bible et autobiographie dans notre corpus. Comment la Bible peut-elle devenir une cause ? Il convient maintenant de se demander comment et pourquoi la Bible peut devenir le principe et la cause de la vie de Grégoire. Nous verrons, pour cela, d’abord que l’évêque se livre constamment à une lecture allégorique de la Bible, puis nous montrerons que, la Bible exprimant la volonté de Dieu, Grégoire fait remonter la cause de tous ses choix de vie à la transcendance divine elle-même. 8 ejmnhvsqhn ga;r ejn kairw`/ tw`n Stefavnou rJhmavtwn - kai; nu`n proseuvcomai. « Loidorouvmenoi eujlogou`men : diwkovmenoi ajnecovmeqa: blasfhmouvmenoi parakalou`men ».

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Une lecture typologique du présent de l’auteur Le recours permanent à la Bible comme cause de la propre vie de Grégoire ne peut, en premier lieu, se comprendre que si on s’interroge sur sa manière de lire et d’interpréter la Bible, c’est-à-dire sur sa pratique de l’exégèse. Pour notre auteur, l’Écriture ne se limite pas à un ensemble de faits ancrés dans une époque révolue appartenant à l’Histoire. L’évêque de Nazianze a une approche précise des Écritures. Les événements rapportés dans l’Ancien Testament ou dans le Nouveau Testament prennent un sens dans la vie spirituelle du Chrétien et pour l’Église dans laquelle vit Grégoire de Nazianze. Le sens des Écritures ne devient réellement pertinent qu’au moment où il est confronté à la réalité contemporaine de la vie de l’évêque. Grégoire suit ainsi les idées développées par Paul dans la première lettre aux Corinthiens. Ce dernier affirme, en effet, que les auteurs de la Bible ont écrit leurs histoires pour les générations du futur : « Cela leur arrivait pour servir d’exemple et a été écrit pour notre instruction », tau`ta de; tupikw`" sunevbainen ejkeivnoiς, ejgravfh de; pro;ς nouqesiva hJmw`n. Outre l’influence de Paul, Grégoire a encore été imprégné par les enseignements d’Origène exposés dans son traité dogmatique Peri; ajrcw`n, Traité des Principes. L’évêque de Nazianze a, en effet, reçu la marque de la tradition alexandrine grâce à ses séjours à Césarée de Palestine et Alexandrie avant de se rendre à Athènes. Origène jouissait encore à l’époque de Grégoire d’un prestige considérable. D’ailleurs, notre auteur a non seulement lu les œuvres d’Origène mais, avec la collaboration de Basile, a sélectionné une série de passages de la trente neuvième homélie sur Jérémie pour composer une anthologie connue sous le nom de Philocalie. Origène donc, considéré par J. Daniélou comme « le premier grand maître de l’exégèse »9, ne voyait pas dans la Bible un simple traité de dogme ou de morale, mais quelque chose de bien plus vivant, de bien plus élevé, le reflet du monde invisible. Dans son Traité des Principes, Peri; ajrcw`n, Origène se présente d’abord comme le représentant d’une tradition, celle, bien connue, de l’interprétation typologique de la Bible. L’histoire chrétienne est symbolique. L’Ancien testament préfigure le Nouveau. L’approche typologique établit une correspondance fondamentale entre les deux Testaments. Mais, Origène va plus loin, et inspiré par Philon, il avance l’idée que tous les passages de 9 J. Daniélou, Origène, Paris, 1948, La Table ronde, Collection Le Génie du christianisme, p. 138.

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l’Écriture ont un sens caché. La Bible est ainsi une immense allégorie dont le but est d’instruire les hommes. Pour Origène, les Écritures contiennent un symbolisme moral et une représentation mystique de la vie chrétienne. Il va jusqu’à affirmer que dans l’Écriture tout a un sens spirituel mais que tout n’a pas un sens littéral10. Pour Grégoire aussi, les Écritures doivent fournir aux hommes un enseignement qui les guide comme il l’explique aux chapitres 104 et 105 du discours 2. Dans ce passage, il présente la Bible comme un instrument pour comprendre le présent. En effet, en justifiant sa fuite dans le Pont et son retour, il termine en rappelant l’histoire de Jonas qui a fui le visage de Dieu et qui a été arrêté par la mer et les tempêtes. À cette occasion, il affirme avec la plus grande netteté que la Bible est à comprendre en la situant dans le présent : « Me référant à un récit d’autrefois, j’ai retiré un conseil pour le présent (…). Jamais nous n’admettrons, car nous n’avons pas le droit de le faire, que même les moindres actions aient été traitées par les rédacteurs et conservées par la tradition jusqu’à l’époque actuelle sans une intention précise. C’était au contraire pour que nous possédions des documents et des leçons tirés de l’examen de situations semblables, au cas où l’occasion viendrait à s’en présenter, de façon à pouvoir éviter telle solution et choisir telle autre, en suivant les exemples du passé comme des sortes de canons et de modèles »11. La Bible permet donc d’expliquer le présent de l’auteur. Cette conception des textes sacrés est particulièrement visible dans les cinq discours autobiographiques qui nous intéressent. Ainsi, au chapitre 3 du discours 36, Grégoire se défend d’avoir recherché les places d’honneur en occupant le siège épiscopal de Constantinople. Et, pour cela, il énumère toutes les souffrances qu’il subit en distinguant les injustices que lui font subir les païens, « ceux de l’extérieur », comme il dit, et celles qu’il endure à cause de certains chrétiens, « ceux de l’intérieur ». Et il rattache cet événement douloureux de sa vie de ministre de l’Église à un passage du livre de Daniel qui raconte comment deux anciens de Babylone ont brûlé d’amour pour Suzanne, 10 Diakeivmeqa ga;r hJmei`ς peri; pavshς th`ς qeivaς grafh`ς o{ti pa`sa me;n e[cei to; pneumatikovn. ouj pa`sa de; to; swmatikovn. Origène, Traité des Principes (IV, 3, 5), Sources Chrétiennes, 1980. 11 Provς tina tw`n palaiw`n iJstoriw`n, ejkei`qen ei[lkusa sumboulh;n ejmautw`/ pro;ς ta; parovnta... ou[pote dexovmeqa, ouj ga;r o{sion, oujde; ta;ς ejlacivstaς pravxeiς eijkh`/ spoudasqh`nai toi`ς ajnagravyasi kai; mevcri tou` parovntoς mnhvmh/ diaswqh`nai, a;ll∆ i{n∆ hJmei`ς e[cwmen uJpomnhvmata kai; paideuvmata th`ς tw`n oJmoivwn, ei[ pote sumpevsoi kairovς, diaskevyewς, w{ste ta; me;n feuvgein ta; de; aiJrei`sqai, oi|on kanovsi tisi; kai; tuvpoiς toi`ς probalou`sin eJpovmenoi paradeivgmasin.

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la femme de Joachim le Babylonien. Grégoire dit, en effet : « Vous voyez ce que nous souffrons à cause de ceux qui nous font la guerre de l’extérieur et à cause de ceux qui nous tendent des pièges de l’intérieur, car, suivant le mot de Daniel, "l’iniquité est venue des vieillards de Babylone qui étaient censés juger Israël" »12. La correspondance entre les faits rapportés dans le livre de Daniel et les événements de la vie de Grégoire se trouve clairement établie par l’emploi de la conjonction causale ejpeidhv. Tout se passe donc comme si les tensions internes à l’Église qu’il doit affronter dans sa vie n’étaient que la réalisation et l’actualisation des paroles de l’Écriture. La Bible lui permet de tirer des leçons en établissant un rapport d’identité entre les deux situations, celle rapportée dans les Écritures et la sienne. Ailleurs, au chapitre 3 du discours 12, Grégoire fait un rapprochement entre sa situation et celle de Jacob rapportée dans la Genèse. Il dit, en effet : « J’ai été soutenu comme Jacob lui-même par les bénédictions paternelles »13. Par cette comparaison, l’évêque considère que les événements bibliques sont répétés dans l’histoire des chrétiens. Il écrit l’histoire de sa vie en la faisant remonter à celle des grands modèles bibliques. Grégoire comprend l’histoire présente, et plus spécifiquement sa propre histoire, à l’aide des signes qui sont repérables dans les Écritures et le présent est vu comme une actualisation mystique d’un événement de la Bible. Ce n’est donc pas une coïncidence si les images et références bibliques sont si nombreuses dans nos discours largement autobiographiques. Au final, nous découvrons, par là, la pratique exégétique de Grégoire. Chaque référence biblique qui traverse nos discours nous amène à comprendre la manière dont l’évêque interprète la Bible. Derrière la Bible, c’est Dieu qui est la cause Il faut maintenant franchir encore une étape. La Bible est non seulement la cause de la vie de Grégoire mais elle est le moyen par lequel Dieu lui-même s’exprime pour communiquer aux hommes, et à Grégoire en particulier, sa volonté. Par conséquent, la Bible est, pour l’évêque, le lieu de l’expression de la volonté divine et Dieu est la cause de sa propre vie. 12 JOrw`nteς hJma`ς oi|a pavscomen uJpov te tw`n e[xwqen polemouvntwn kai; tw`n e[ndoqen ejpibouleuovntwn ejpeidhv, kata; to;n Danihvl: « ejxh`lqen ajnomiva ejk presbutevrwn ejk Βabulw`noς, oi} ejdovkoun krivnein to;n ∆Israhvl ». 13 jEsthrivcqhn, wJς oJ ∆Iakw;b ejkei`noς, patrikai`ς eujlogivaiς.

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En effet, pour Grégoire, la Bible est un texte inspiré comme le révèlent plusieurs formules d’introduction des citations. Ainsi, dans le chapitre 3 du discours 33, où Grégoire se défend contre ses détracteurs de n’avoir jamais commis le moindre acte de violence, on trouve l’expression suivante : « w{" fhsin hJ qeiva Grafhv », « comme dit la divine Écriture ». L’emploi de l’adjectif qualificatif qeiva confirme bien le caractère sacré que revêt le texte biblique pour Grégoire. De manière plus claire encore, on lit, au chapitre 5 du discours 33, l’incise suivante : « fhsiv pou th`" Trafh`" oJ Qeov" », « dit Dieu quelque part dans l’Écriture ». Cette référence montre donc que Dieu lui-même s’exprime, pour Grégoire, à travers l’Écriture qui n’est pas un verbe mort, mais une parole vivante et éternelle s’adressant directement à l’homme. Par conséquent, la Bible possède un très haut degré d’inspiration. Et, le dessein de Dieu s’exprime à travers la parole révélée prononcée par Dieu lui-même. La volonté divine est transcrite dans la Bible qui apparaît bien, dans cette mesure, comme un récit étiologique. Elle est la révélation du projet de Dieu pour l’humanité. L’action divine se prolonge jusqu’au présent de l’auteur et le justifie. En effet, le Dieu de Grégoire n’est en aucun cas absent du monde ; il réfute l’idée d’un monde sans Dieu et souligne, au contraire, que l’harmonie n’est pas naturelle au monde mais lui a été donnée par celui-là même qui en est à l’origine. Pour Grégoire, le monde est régi par un Dieu providentiel et cette présence causale de la transcendance au monde et dans la vie des hommes n’est pas une présence à distance mais une espèce d’accompagnement continuel. Cette idée s’applique tout particulièrement à la vie même de notre auteur et se trouve sans cesse répétée dans les cinq discours autobiographiques que nous étudions. Par exemple, lorsque Grégoire se réfère à Dieu comme à celui qui sait tout, c’est le plus souvent dans des circonstances où il a à prendre des décisions comportant une lourde responsabilité et face auxquelles le Dieu omniscient est en même temps le Juge juste qui a un contrôle absolu et bienveillant de sa vie. Dans le chapitre 7 du discours 36, Grégoire déclare ainsi avec force et assurance : « Mais c’est ainsi que je parais à Dieu ; et je ne lui parais pas, mais je suis à découvert pour celui qui connaît toutes les choses avant qu’elles n’existent, qui a façonné nos cœurs un par un, qui comprend tous nos actes, les mouvements et les pensées accompagnant ce que nous faisons, lui à qui rien de ce qui est n’échappe et ne peut échapper, lui qui voit ce qui nous concerne d’une autre façon que ne le

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voient les hommes »14. Grégoire répond ici à ceux qui l’accusent d’être l’usurpateur du siège de Constantinople. Et, il construit sa défense dans un développement qui oppose le paraître à l’être. S’il ne paraît pas juste à la plupart des gens, il n’a en revanche pas lieu de rougir devant Dieu face à qui il est en vérité. Il cherche donc son soutien auprès de la transcendance divine pour défendre son bon droit. Et cela le conduit, par une longue énumération et accumulation de participes et de propositions relatives qui développent la toutepuissance divine dans la vie des hommes, à affirmer l’omniscience de Dieu qui est la cause de toute chose. Dieu est présent dans le monde en tant qu’il le cause continuellement. De manière plus probante encore, dans le chapitre 14 du discours 33, Grégoire de Nazianze se défend toujours contre ses détracteurs et, dans ce passage, il veut montrer qu’il fait preuve de mansuétude parce que, lui, n’attaque pas quand il est attaqué. Il ne répond pas à la violence par la violence parce que, en recourant à des raisonnements qui dépassent de beaucoup ceux des hommes en général (et il faut bien sûr comprendre ceux de ses détracteurs), comme il le dit luimême, sa vie se justifie par la vie du Christ lui-même. Ainsi, dit-il : « Quelle part y a-t-il là aux crachats et aux soufflets supportés par le Christ, pour lequel et à cause duquel nous nous exposons aux dangers ? (…) Tout cela ne vaut pas la seule couronne d’épines (…) par laquelle j’apprends moi aussi à porter la couronne des aspérités de la vie »15. La relation causale est très explicite dans ce passage par l’emploi de l’expression di jo{n qui insiste bien sur le fait que les dangers supportés par l’évêque trouvent leur explication dans la vie du Christ. Cette relation est encore soulignée par un jeu de métaphore et de correspondances lexicales : « à la couronne d’épines » du Christ correspond « la couronne des aspérités de la vie » de Grégoire. Ce texte est décisif par rapport au sujet de notre colloque. L’emploi de diva + accusatif prouve qu’il y a bien une relation de cause à effet entre le Christ et Grégoire et donc que ce qui se constitue devant nos yeux est une étiologie autobiographique chrétienne. Au chapitre suivant de ce même discours, le même rapport est établi quand l’évêque dit : 14 Qew`/ de ou{tw: kai; ouj dokw`, pefaneJrwmai de; tw`/ eijdovti tav pavnta pri;n geneJsewς aujtw`n, tw`/ plavttonti kata; movna" ta;" kardiva" hJmw`n, tw`/ sunievnti eijς pavnta ta; e[rga hJmw`n, ta; kinhvmata kai; ta; dianvohvmata, meq j w}n ta; prattovmena, o}n lanqavnei tw`n o{ntwn oujde;n oujde; laqei`n duvnatai, o}ς eJtevrwς oJra°` ta; hJmevtera h} wJς oJrw`sin a[nqrwpoi. 15 Povson mevroς tau`ta tw`n eJmptusmavtwn Cristou` kai; rJapismavtwn, uJpe;r ou` kai; di∆ o}n oiJ kivndunoi ; JEno;ς ouj timw`mai pavnta tou` ajkanqivnou stevfanou... di jou` kai; manqavnw th`/ tou` bivou tracuvthti stefanouvmenoς.

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« C’est la bonne nouvelle que m’annonce le bon Pasteur, à cause duquel "je donne ma vie pour mes brebis" »16. Là encore, en effet, tout en citant Saint Jean, Grégoire emploie l’expression prépositionnelle di∆ o{n marquant la cause. Dieu est donc bien le principe et la cause de la vie de Grégoire. On peut encore noter une expression qui montre que Dieu est à l’œuvre dans la vie de l’évêque par l’intermédiaire de l’Esprit Saint. En effet, au chapitre 6 du discours 12, Grégoire termine son discours en rappelant la foi qu’il faut accorder à l’Esprit Saint et on trouve le génitif absolu suivant : « L’Esprit conduisant nos affaires »17. De même, au chapitre 2 du discours 26, Grégoire déclare pour justifier son retour auprès de ses fidèles : « Au contraire même (revenu) avec beaucoup d’empressement ; mes pas m’ont ramené d’eux-mêmes, comme on dit, sous la conduite de l’Esprit »18. On retrouve ici la même proposition participiale. Enfin, nous voudrions, pour terminer, citer le début du discours 12 où Grégoire développe une métaphore musicale grâce à laquelle l’auditoire comprend que Dieu agit dans le monde à travers la vie de son fidèle et, par conséquent, que Dieu est la cause de la vie de Grégoire : « Je suis un instrument de Dieu, un instrument du Verbe, un instrument qu’accorde et dont joue, en bon artisan, l’Esprit. Hier, il suscitait le silence ? Je m’appliquais à ne pas parler. Aujourd’hui, il frappe ma pensée ? Puissé-je faire résonner la parole et m’appliquer à parler ! »19. Le monde, et tout précisément la vie de Grégoire lui-même, se trouve bien dans la main de Dieu. L’évêque de Nazianze met sa vie entière entre Ses mains et se soumet entièrement à la volonté divine. À partir d’observations sur des choix de vie de l’évêque nous sommes finalement conduit à aborder des questions théologiques puisque dire que sa vie est causée par Dieu c’est prendre une position théologique. Nous comprenons, en effet, que plutôt que de situer Dieu par rapport au monde, il place le monde en Dieu.

16 Tou`to eujaggelivzetaiv moi « oJ poimh;n oJ kalovς », di∆ o}n « eJgw; tivqhmi th;n yuch;n uJpe;r tw`n probavtwn ». 17 Tou` Pneuvmatoς a[gontoς ta; hJmevtera. 18 ∆Alla; kai; mavla proquvmwς, kai; auJtomavtoiς posiv, to; tou` lovgou, tou` Pneuvmatoς ou{twς a[gontoς. 19 ∆Organovn eijmi qei`on, o[rganon logikovn, o[rganon kalw`/ tecnivth/ tw`/ Pneuvmati aJrmozovmenon kai; krouovmenon. Cqe;ς ejnhvrgei th;n siwphvn ; To; mh; levgein ejfilosovfoun. Shvmeron krouvei to;n nou`n ; jHchvsw to;n lovgon kai; filosofhvsw to; fqevggesqai.

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LA PAROLE SACRÉE COMME CAUSE ET FONDEMENT DE LA VIE DE GRÉGOIRE DE NAZIANZE

Conséquences littéraires : le genre des discours et le problème de la sincérité Et, dans cette mesure, nos textes autobiographiques prennent une dimension bien particulière puisqu’ils acquièrent l’épaisseur de récits de vocation. Dire que Dieu, à travers la Bible, est la cause de la vie de Grégoire, c’est reconnaître que l’évêque s’est senti appelé à vivre la sainteté et qu’il a répondu à cet appel en plaçant son existence entre les mains de Dieu. Ce corpus autobiographique nous raconte donc aussi l’histoire d’une vocation et acquiert, par là, une grandeur mystique. En somme, Grégoire dit qu’il a rencontré Dieu. La rencontre est bien la caractéristique essentielle pour Pierre Gilbert20 du récit de vocation dans son ouvrage Bible, mythes et récits de commencements : il définit, en effet, le récit de vocation comme le récit de la rencontre entre un personne humaine et une puissance supérieure. La seconde caractéristique du récit de vocation est, pour Pierre Gilbert, la supériorité de la transcendance qui dirige les actions de l’homme. La métaphore de l’instrument de Dieu confirme cette idée puisque Grégoire affirme par cette image qu’il est à la merci de Dieu. Et, cela signifie aussi que Grégoire se forge lui-même un destin. En faisant remonter la cause de sa vie à une transcendance, il se construit lui-même son propre personnage qui se soumet à la volonté d’un être supérieur. Et, finalement, il dresse discrètement un portrait flatteur de lui-même. Il se livre à une periautologia, c’est-à-dire à un éloge de soi-même21. En effet, dire que la Bible est la cause et le fondement de sa vie, c’est implicitement reconnaître à la fois que l’on est un élu de Dieu pour qu’à travers soi se réalise la Parole sacrée et c’est affirmer que l’on est entièrement fidèle à cette Parole. Finalement, Grégoire cherche à se créer un destin mystique pour se défendre et pour proposer sa vie comme un modèle de vie chrétienne. Ainsi, lier sa propre vie à la Bible relève du procédé littéraire et rhétorique. L’étiologie et la rhétorique sont intimement liées dans le cas de cette étiologie autobiographique chrétienne. En définitive, cette enquête étiologique permet de donner un éclairage singulier et original au corpus des discours eij" eJautovn. Il ne s’agit pas tant des mots eux-mêmes de Grégoire que les entrelacs d’une parole étrangère, celle de la Bible, et de la parole de l’auteur 20 P. Gilbert, Bible, mythes et récits de commencements, Paris, Seuil, 1986, p. 213 sqq. 21 L. Pernot, « Periautologia. Problèmes et méthode de l’éloge de soi-même dans la

tradition éthique et rhétorique gréco-romaine », Revue des Études Grecques, 111, 1998, p. 101-124.

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lui-même qui nous ont intéressés. Et, l’étude de cette polyphonie et des interférences entre la voix de la Parole sacrée et celle de Grégoire a révélé que la Bible est fondamentalement la cause de la vie de Grégoire. Et, l’originalité de ce corpus autobiographique réside dans le fait qu’il ne s’agit pas d’étiologie mais bien d’auto-étiologie puisque notre auteur explique sa propre histoire qui, selon lui, se trouve sans cesse motivée et causée par la Parole sacrée. En effet, c’est ce qu’a révélé une approche statistique et analytique. La Bible est bien plus qu’un simple ouvrage de référence pour notre auteur. Elle est ce qui cause sa vie, ce qui justifie ses activités d’homme et de ministre de l’Église. Nous nous sommes ainsi intéressés à la conception que l’évêque se fait de la Bible comme parole sacrée. Grégoire s’inscrit dans la tradition de Paul et d’Origène dont il a subi l’influence grâce à sa formation. Cela nous conduit à nous interroger sur les questions exégétiques que pose l’œuvre de l’évêque. Et, nous avons découvert que Grégoire est un homme d’Église au sens le plus plein du terme. Notre auteur est un homme dont l’appartenance à l’Église est profondément liée à sa vie. Mais, cette étude a aussi conduit à préciser la nature du corpus d’un point de vue générique. En effet, s’il est généralement admis que ces cinq pièces oratoires appartiennent au genre du discours apologétique et à celui de l’autobiographie, il est possible aussi maintenant de les considérer comme des récits de vocation. Comme nous l’avons vu, pour Grégoire, c’est Dieu qui s’exprime dans la Bible et qui l’a appelé à accomplir Son œuvre. Ces textes sont donc des récits où un homme raconte qu’il a placé sa vie sous l’autorité d’une transcendance. En tout cas, c’est ce qu’il donne à lire dans ces cinq discours. Par conséquent, l’auto-étiologie résulte d’une construction littéraire et rhétorique. Christophe BOUCHOUCHA Université Marc Bloch – Strasbourg II

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ÉTIOLOGIE ET CRITIQUE DU PAGANISME. L’UTILISATION DES INDIGITAMENTA CHEZ LES AUTEURS LATINS CHRÉTIENS

Formés par l’éducation gréco-romaine traditionnelle, les auteurs chrétiens de l’Antiquité étaient des lettrés, qui sollicitaient et mettaient en œuvre la paideia classique au service de leur foi et de leur mission apologétique ou pastorale. Ils fondent bien souvent leurs explications ou leurs justifications sur l’héritage littéraire et culturel classique : ainsi la philosophie, la littérature, le droit, la grammaire, la médecine constituent-ils l’arsenal, commun avec les païens, des combats qu’ils eurent à mener, à côté du patrimoine judéo-chrétien. Les méthodes de lecture et d’explication sont aussi largement empruntées à la culture classique. Aussi n’est-il pas étonnant qu’ils aient pratiqué, comme leurs prédécesseurs et contemporains païens, l’étiologie. Ils connaissent ce mode de compréhension des phénomènes ou des réalités par les causes, et ils rapportent facilement les explications étiologiques des penseurs païens, ne serait-ce que pour les utiliser contre eux. Ils partagent cette idée que la description de l’origine d’une réalité en définit la nature. Ainsi en est-il des jeux du cirque chez Tertullien. Il rappelle que celui-ci tire son nom de Circé, qui aurait donné le premier spectacle de ce genre en l’honneur de son père le Soleil, et ajoute, de façon sarcastique, que le cirque ne pouvait être que l’invention d’une empoisonneuse au service des démons1. On remarquera que Tertullien ne suit pas l’étymologie romaine, qui faisait venir circus de circuitus equorum, au profit d’une étymologie grecque bien mieux

1 Tertullien, De spectaculis, 8, 2 (Turcan, 1986, SC 332) : Quod spectaculum primum a Circe habent : Soli (patri suo, ut uolunt) editum affirmant ; ab ea et circi appellationem argumentantur. Plane uenefica eis utique negotium gessit hoc nomine, quorum sacerdos erat, daemoniis et angelis scilicet, « Le premier spectacle de ce genre leur vient de Circé : ils affirment qu’elle l’a donné pour le Soleil, son père à ce qu’ils prétendent ; on le justifie en disant que c’est d’elle que le cirque tire son nom. Oui, vraiment, c’est naturellement une empoisonneuse qui a travaillé, sous ce nom, au service de ceux dont elle est la prêtresse, c’est-à-dire les démons et les anges ». Les traductions de cet article sont les nôtres.

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appropriée à son propos polémique2. Quoi qu’il en soit, son étiologie, fondée sur l’étymologie, suit une méthode traditionnelle : pour saisir l’origine ou la raison d’être d’une réalité, les Anciens se reportent spontanément au nom qui la désigne et qui est censé porter la trace des circonstances de sa création3. Le monothéisme d’un chrétien confronté à l’idolâtrie ambiante lui impose surtout de s’interroger sur l’origine des nombreuses divinités adorées par ses contemporains. À vrai dire des penseurs païens avaient déjà réfléchi à l’origine des dieux du paganisme. On pense à Évhémère de Messine, expliquant que les dieux étaient à l’origine des hommes éminents, qui avaient été divinisés après leur mort, soit par reconnaissance pour les bienfaits qu’ils avaient accomplis, soit par crainte. Les chrétiens s’emparèrent de cette interprétation pour nier la divinité des dieux païens4. On connaît aussi l’effort d’interprétation globale du polythéisme que constitue la théologie tripartite telle que Varron nous l’a transmise par l’intermédiaire des Pères, et qui distingue trois catégories de dieux ou plutôt trois interprétations des dieux5 : dans la théologie des philosophes, les divinités doivent être interprétées comme des catégories physiques, dans la théologie des poètes, de façon mythique, dans la théologie des peuples, selon des catégories nationales. La 2 L’étymologie latine de circus est rapportée par Varron, De lingua latina, V, 153. Isidore de Séville, Origines, XVIII, 28, 2, y ajoute l’étymologie grecque. 3 Ce colloque en a donné de nombreux exemples. Quant à l’étymologie, elle est pratiquée par les Pères de la même manière que les auteurs païens : M. Amsler, Etymology and Grammatical Discourse in Late Antiquity and the Early Middle Ages, AmsterdamPhiladelphia, 1989, « Amsterdam Studies in the Theory and History of Linguistic Science. Series III, Studies in the History of the Language Sciences », 44, p. 92-94. 4 Sur l’évhémérisme des Pères, voir K. Thraede, Reallexikon für Antike und Christentum, VI, 1966, c. 883-890, et J. Pépin, « Christianisme et mythologie. L’évhémérisme des auteurs chrétiens », p. 175-181, dans Dictionnaire des mythologies et des religions des sociétés traditionnelles et du monde antique, éd. par Y. Bonnefoy, Paris, 1981 (repris dans De la philosophie ancienne à la théologie patristique, London, 1986, VII). 5 Varron n’est sans doute pas l’inventeur, mais plutôt l’héritier de cette typologie, comme Tertullien semble l’affirmer lui-même, Ad nationes, II, 1, 8 (Borleffs, 1954, CCSL 1) : Varronis opera, qui, Rerum Diuinarum ex omnibus retro digestis commentatus, idoneum se nobis scopum et posuit, « les œuvres de Varron qui, méditant à partir de tous les développements antérieurs sur les Choses divines, s’est offert à nous comme une cible appropriée ». Sur la délicate question des sources de la théologie tripartite, J. Pépin, Mythe et allégorie. Les origines grecques et les contestations judéo-chrétiennes, Paris, 19762, p. 298-307 ; « Remarques sur les sources de la theologia tripartita de Varron », dans Varron, grammaire antique et stylistique latine. Mélanges Jean Collart, Paris, 1978, « Études », 14, p. 127-131, qui défend une origine stoïcienne et voit dans le stoïcien Dionysius, mentionné par Tertullien (Ad nat., II, 14, 1), « sinon une source, du moins un précédent approximatif » de la classification de Varron (p. 131) ; pour sa part Y. Lehmann, Varron théologien et philosophe romain, Bruxelles, 1997, « Latomus », 237, p. 198-211, après un tour d’horizon de la critique, retient la thèse d’une création anonyme et collective d’élaboration gréco-hellénistique.

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théologie tripartite est en fait une manière d’organiser les différents niveaux de l’interprétation religieuse au moyen de l’allégorie. En fonction des catégories d’individus, selon qu’ils sont des philosophes, des poètes ou des citoyens, ils se représentent les divinités comme des forces naturelles, des personnages mythiques ou des hommes du passé national. Les auteurs chrétiens exploitent naturellement ces interprétations pour montrer que, dans tous les cas, les dieux sont des réalités terrestres, qu’elles soient naturelles, mythiques ou historiques, sans aucune nature divine. Dans sa relation de la théologie tripartite, Tertullien prend l’exemple, à propos de la théologie nationale, des dieux de la religion romaine. Il les divise en deux catégories : les dieux issus de la divinisation d’hommes et ceux qui ont été forgés par l’esprit humain6. Sous cette deuxième catégorie, il entend les dieux que Varron qualifie de certi et que H. Usener a appelés des Sondergötter, « divinités spéciales »7. La façon dont les auteurs chrétiens ont traité le cas de ces divinités est intéressante, parce qu’on y découvre un usage tout à fait particulier de l’étiologie, ce qu’on pourrait appeler une étiologie « à l’envers ». Présence des Indigitamenta chez les auteurs latins chrétiens Cantonnées dans une aire d’exercice extrêmement limitée, ces divinités sont répertoriées dans les listes d’Indigitamenta, qu’on interprète comme des recueils de divinités, voire comme d’authentiques prières rituelles8. Les séries qui nous sont connues concernent essentiellement les travaux agricoles et la vie privée de l’homme9. Ces 6 Tertullien, Ad nat., II, 9, 10 : Ipsos [deos] in duas species dirigimus : alios de hominibus assumptos, alios mente conceptos. 7 Cf. Tertullien, Ad nat., I, 9, 3 ; Augustin, Cité de Dieu, III, 12 ; VI, 3. 4. Pour la dénomination Sondergötter, voir H. Usener, Götternamen. Versuch einer Lehre der religiösen Begriffsbildung, Bonn, 1896, p. 75. 8 Pour G. B. Pighi, La religione romana, Torino, 1967, p. 47, ces listes ne sont pas des prières, mais des recueils de divinités qui servent de matériau pour composer des prières. En revanche, C. Guittard, « Invocations et structures théologiques dans la prière à Rome », Revue des Études latines, 76, 1998, p. 71-92, y voit d’authentiques formules d’invocation, des litanies incantatoires organisées (p. 84-92). 9 Pour les listes des Indigitamenta sont encore utiles les tableaux de Daremberg-Saglio, Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines, Paris, 1910, III, p. 470-472. La série la mieux connue est celle des divinités agricoles invoquées par le Flamine de Cérès lorsqu’il sacrifie à Tellus et à sa déesse : cf. Servius-Daniel, Ad Georgica, I, 21, et voir J. Bayet, « Les Feriae Sementiuae et les indigitations dans le culte de Cérès et de Tellus », Revue d’Histoire des Religions, 137, 1950, p. 172-206 (surtout p. 180), repris dans Croyances et rites dans la

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divinités, mineures mais innombrables, sont caractéristiques de la pensée religieuse romaine, réfractaire au mythe et sensible à la présence pour ainsi dire « brute » des numina. Car la transparence de leurs théonymes rend inutile toute étiologie par le mythe. Loin de l’élaboration d’une théogonie ou d’une cosmogonie, le Romain a en effet surtout veillé à tracer le quadrillage de la réalité par les numina, et les Indigitamenta se présentent comme un instrument de recensement et d’identification de tout ce qui est reconnu comme une composante de la vie humaine et qui nécessite la protection d’une force supérieure10. Ces « divinités minuscules », dei minuti, pour reprendre une expression d’Augustin11, offraient l’occasion d’une critique facile du paganisme et pouvaient donner lieu à tous les sarcasmes, dont les auteurs chrétiens ne se sont pas privés. C’est à cela que nous devons d’ailleurs les principaux témoignages que nous possédons sur ces divinités12. Il était en effet non moins facile d’ironiser sur ces innombrables numina qui accompagnaient l’individu dans tous les moments et tous les actes de l’existence, de sa conception à la mort, que de le faire sur les histoires scabreuses des divinités du panthéon grec. À titre d’illustration, on peut rappeler le passage célèbre de la Cité de Dieu, dans lequel Augustin décrit avec ironie la nuit nuptiale, où le couple nouvellement marié est assisté d’une multitude de divinités. Et l’apologiste de se demander comment une telle foule, destinée à faciliter la consommation du mariage, peut ne pas ralentir le désir de l’homme et ne pas augmenter la résistance de la jeune vierge ; puis de réclamer qu’il reste tout de même quelque chose à faire à l’homme, alors que tant de divinités s’activent pour satisfaire son désir13. religion antique, Paris, 1971, p. 175-205 ; H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à Rome, Paris, 1958, p. 67-77. 10 M. Perfigli, Indigitamenta. Divinità funzionali e Funzionalità divina nella Religione Romana, Pisa, 2004, « Anthropoi. Studi e materiali di antropologia storica del mondo antico », 2, notamment p. 177-178. 11 Augustin, Cité de Dieu (1955, CCSL, 47), II, 22 (tam multos ac minutos deos) ; IV, 9 (ista turba minutorum deorum). 21 (deos minutos et singulos) ; VI, 9 (ipsa numinum officia tam uiliter minutatimque concisa) ; VII, 2 (illa quasi plebeiam numinum multitudinem minutis opusculis deputata). Cf. Arnobe, Aduersus nationes, II, 3, dii minores. 12 Les principales sources chrétiennes sur les Indigitamenta sont : Tertullien, Ad nat., II, 11, 3-13 ; 15, 2-5 ; De spect., 5, 7 ; De anima, 37, 1 ; De corona, 13, 9 ; De idololatria, 15, 5 ; Cyprien, Quod idola, 4 ; Arnobe, Adu. nat., IV, 7. 9 ; Augustin, Cité de Dieu, IV, 8. 9. 11. 15. 16. 21. 24. 25. 31. 34 ; VI, 1. 9 ; VII, 2. 3. Chez les auteurs païens, qui en parlent peu, Servius, Ad Georg., I, 21, et Censorinus, De die natali, III, 3 et 22, sont les plus précis. 13 Augustin, Cité de Dieu, VI, 9.

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C’est Tertullien qui engagea l’apologétique chrétienne latine sur cette voie, que n’abandonnèrent pas ses successeurs, en particulier Arnobe et Augustin14. L’œil du polémiste avait saisi l’utilisation qu’il pouvait en faire. Certes la somme de Varron sur la religion romaine, ses Antiquitates rerum diuinarum, qui constituait un réservoir de tous les traits du paganisme romain, offrait commodément les pistes d’une réfutation d’ensemble. Rien, dans la réfutation de Tertullien ou celle d’Augustin, ne trahit une expérience personnelle de ce culte des indigitations, et les auteurs semblent s’en tenir à la connaissance livresque qu’ils reçoivent de Varron15. Il reste que c’était, de la part de Tertullien, une intuition polémique très juste. À propos des divinités fonctionnelles deux thèmes principaux sont développés par les apologistes chrétiens : elles expriment l’essence du polythéisme, et leurs théonymes attestent leur absence de nature divine. Indigitamenta et polythéisme Par leur multitude, ces divinités illustrent, aux yeux des auteurs chrétiens, la croyance polythéiste d’un morcellement de la force divine en une multitude de personnalités. Le réel est sous l’emprise du divin à travers une pluralité de pouvoirs juxtaposés. Dans un passage du De anima, un ouvrage destiné aux communautés chrétiennes, Tertullien a su tirer parti de cette fragmentation d’un pouvoir que le chrétien appréhende comme unique. Constatant le miracle de la gestation humaine, il en conclut qu’elle s’opère sous la protection d’une puissance au service de Dieu16. Et curieusement, pour consolider la conviction de son lecteur, il invoque la piété païenne, superstitio Romana, qui exprime sa foi dans l’assistance divine en imaginant une multitude de divinités spéciales, pour chacun des aspects de ce développement : Alemona s’occupe de la nourriture du fœtus, Nona et Decima des deux mois les plus difficiles, Partula de 14 H. Lindemann, Die Sondergötter in der Apologetik der Civitas Dei Augustins. Inaugural Dissertation, München, 1930, p. 21. 15 Il ne faut toutefois pas se représenter le culte des divinités fonctionnelles comme une réalité archaïque, abandonnée très tôt. J. Scheid a montré la vitalité qu’il pouvait avoir, en s’appuyant notamment sur le culte des Frères Arvales, « Hiérarchie et structure dans le polythéisme romain : façons romaines de penser l’action », Archiv für Religionsgeschichte, 1, 1999, p. 184-203. On peut aussi considérer que ces divinités étaient restées vivantes dans la vie privée des Romains, cf. F. Richter, « Indigitamenta », Paulys Real-Encyplopädie der classischen Altertumswissenschaft, 9, 1914, c. 1365-1366. 16 Tertullien, De an., 37, 1.

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l’accouchement, Lucina de l’apparition de l’enfant à la lumière. Pour chacune de ces divinités, il explique leur fonction à partir de l’étymologie : Alemona vient de alere, Nona et Decima de la place des mois concernés, Lucina de lux, Partula de partus17. Là où le chrétien voit une manifestation de la providence du Dieu unique, le païen reconnaît la présence d’une armée de divinités particulières, qui assistent, chacune à sa place, tous les instants du déroulement de la gestation. L’auteur chrétien précise tout de même : « Nous, nous croyons que ce sont les anges les ministres divins »18. Alors que les païens se sont représenté la protection surnaturelle sous les traits d’une multitude de divinités autonomes et distinctes, les chrétiens reconnaissent une manifestation de la providence du Dieu unique à travers l’action de ses ministres angéliques. Le parallèle établi n’était pas sans danger, surtout que Tertullien n’a pas pris la peine de préciser la nature des anges. Dans son esprit il n’y a aucun doute, les anges sont des créatures de Dieu19, mais il ne l’évoque pas ici, parce qu’il veut surtout souligner l’universalité du sentiment de la providence divine. On a même l’impression, au bout du compte, qu’à ses yeux cette représentation polythéiste de l’action providentielle de Dieu offre l’avantage de faire mieux percevoir sa présence constante et fidèle dans la vie humaine. Naturellement cette attitude relativement conciliante n’est pas de mise dans les ouvrages antiidolâtriques. L’auteur chrétien ne peut en rester à ce plus petit dénominateur commun qu’est la reconnaissance d’un pouvoir divin, saisissable dans l’existence humaine. Pour réduire le polythéisme païen, il faut au contraire expliquer que ces diverses manifestations de puissance viennent d’un dieu unique. C’est un des axes majeurs de la réfutation de l’idolâtrie, et particulièrement de la réfutation des « divinités minuscules » du paganisme romain. Augustin adopte cette stratégie dans le Livre IV de la Cité de Dieu, en 17 La série des divinités, de même que l’interprétation étymologique viennent sans doute de Varron. En revanche, il est plus difficile d’identifier l’ouvrage, les Res diuinae ou le Logistoricus Tubero de origine humana. B. Cardauns, M. Terentius Varro, Antiquitates Rerum Divinarum. Teil I : Die Fragmente, Wiesbaden, 1976, retient le passage concerné comme des fragments du Livre XIV des Antiquitates rerum diuinarum, fr. 96, 98 et 100 (fr. 10 Agahd) ; voir ses remarques dans M. Terentius Varro, Antiquitates Rerum Divinarum, Teil II. Kommentar, Wiesbaden, 1976, p. 194. 18 De an., 37, 1 (Waszink, 1954, CCSL 2) : Nos officia diuina angelos credimus. Un ange est donné à l’homme dès sa naissance : Clément d’Alexandrie, Eclogae propheticae, 50 ; Origène, Commentaire sur Jean, XIII, 49, 333 ; Méthode d’Olympe, Banquet, II, 6 ; voir J. Daniélou, Les anges et leur mission d’après les Pères de l’Église, Paris, 19903, p. 107. 19 Aduersus Marcionem, II, 8, 2 ; III, 9, 7. Sur l’angélologie de Tertullien, A. d’Alès, La théologie de Tertullien, Paris, 1905, p. 153-156.

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expliquant que les polythéistes, au lieu de reconnaître la puissance du Dieu unique à l’œuvre dans le monde, la subdivisent à l’infini20. Le procédé, remarque-t-il, n’a pas de fin : chaque objet, chaque mouvement peut devenir la manifestation d’un dieu différent21, alors qu’en réalité cette multiplication de degrés intermédiaires est superflue. Par exemple, puisqu’il existe une déesse Félicité et une autre Vertu, pourquoi ne pas en rester là, dans la mesure où la Vertu embrasse tous les devoirs et la Félicité tous les espoirs22 ? La Félicité pourrait même suffire à elle seule, puisqu’en octroyant le bonheur, elle accorde tous les biens qui vont avec elle23. Mais Augustin invite à remonter plus haut encore, à celui qui donne la félicité, et à ne pas confondre le don et le donateur : c’est le Dieu créateur qui donne la félicité, et non pas celle-ci qui donne le bonheur à l’homme. En fabriquant des dieux avec les dons de Dieu, le païen offense l’auteur même de ces dons24. L’argument repose donc sur la confusion du créateur et de la créature, ce qui est la reprise et le transfert de la critique chrétienne des idoles de pierre. Dans la tradition apologétique, aussi bien juive que chrétienne d’ailleurs, on reprochait aux païens d’adorer des idoles faites de la main d’hommes, plutôt que le créateur lui-même25. En quelque sorte, 20 Augustin, Cité de Dieu, IV, 8 (CCSL, 47, p. 104) : Quando autem possunt uno loco libri huius commemorari omnia nomina deorum et dearum, quae illi grandibus uoluminibus uix comprehendere potuerunt singulis rebus propria dispertientes officia numinum ?, « Comment pourrait-on rappeler en un seul passage de ce livre tous les noms de dieux et de déesses, que les païens purent à peine faire contenir dans d’immenses ouvrages en répartissant les fonctions des divinités appropriées à chaque activité ? » Pour la multitude de ces dieux : IV, 11 illa turba quasi plebeiorum deorum ; IV, 20 omnis falsorum deorum turba ; IV, 21 alia tanta deorum turba ; IV, 34 tanta falsorum deorum turba ; VI, 1 illa turba uel quasi plebeiorum uel quasi procerum ; II, 22 turba numinum (III, 17 ; VI, 9) ; turba famulorum ; IV, 8. 16 turba daemoniorum ; VII, 4 illa infima turba. 21 Augustin, Cité de Dieu, IV, 16. 22 Augustin, Cité de Dieu, IV, 21. 23 Augustin, Cité de Dieu, IV, 23. En IV, 11, il s’étonne que les païens ne reconnaissent pas dans le seul Jupiter la force divine unique, sorte de raccourci (compendium), qui permettrait d’adorer tous les dieux en la personne d’un seul. 24 Augustin, Cité de Dieu, IV, 23 (CCSL, 47, p. 118) : Si autem felicitas dea non est, quoniam, quod uerum est, munus est Dei : ille Deus quaeratur, qui eam dare possit, et falsorum deorum multitudo noxia relinquatur, quam stultorum hominum multitudo uana sectatur, Dei dona deos sibi faciens et ipsum, cuius ea dona sunt, obstinatione superbae uoluntatis offendens, « Si la félicité n’est pas une déesse, puisqu’elle est – ce qui est vrai – un don de Dieu, il faut rechercher ce Dieu qui peut la donner, et abandonner la multitude malfaisante des faux dieux, à laquelle une vaine multitude d’hommes insensés s’est attachée, en considérant les dons de Dieu comme des dieux et en offensant l’auteur même de ces dons par l’obstination d’une volonté orgueilleuse ». 25 Pour cette accusation, À Diognète, 2, 2-3 ; Justin, I Apologie, 9,1-2 ; Athénagore, Supplique, 15, 1 ; Théophile d’Antioche, À Autolycus, II, 2 ; Clément d’Alexandrie, Protreptique, IV, 56 ; Tertullien, Apologétique, 12, 2. Voir M. Fiedrowicz, Apologie im frühen Christentum.

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avec ces divinités particulières, le Romain est accusé d’adorer non pas Celui qui permet la réalisation des actes de la vie quotidienne, mais les actes eux-mêmes, en tirant de la désignation de ces actes des noms de divinités spécifiques. Indigitamenta et théonymes La critique des divinités des Indigitamenta est en effet facilitée par leur dénomination, très manifestement tirée de leur domaine d’action. Dans l’Ad nationes, Tertullien passe en revue les divinités fonctionnelles qui sont en relation avec les étapes ou les activités de la vie humaine : certaines assistent la conception de l’enfant, la vie intrautérine, la naissance et la croissance (II, 11, 3-9) ; certaines président à la découverte des sentiments (peur, espoir, plaisir, etc.) ou stimulent l’action et la réflexion (II, 11, 10) ; d’autres protègent les âges de la vie, avec la jeunesse, la maturité, le mariage et l’activité sexuelle (II, 11, 11-13). Il montre qu’elles tirent toutes leur nom de l’opération qu’elles sont censées protéger. Pour cela, et pour tourner en dérision ces divinités, il s’appuie sur des analyses étymologiques, sans doute empruntées à Varron, même si elles devaient être assez largement transparentes. En mettant dans ces énumérations, de façon systématique, le nom de l’idole en relation avec un substantif de chose ou un verbe d’action dont il est dérivé, Tertullien révèle la nature de ces prétendues divinités : elles n’ont d’autre existence que verbale, elles sont privées de tout contenu extra-linguistique. Lorsqu’il introduit la première énumération de ces divinités secondaires, il écrit : « Ils agréent comme des dieux des ombres incorporelles, inanimées, qui s’épuisent à essayer de tirer leur nom des choses, répartissant toute la nature humaine dans les différentes puissances divines, et cela depuis la conception même dans l’utérus »26.

Vmbras aliquas incorporales, inanimales et nomina de rebus efflagitantes : cette définition réduit les divinités des Indigitamenta au statut « d’ombres incorporelles et inanimées ». L’adjectif incorporalis Die Kontroverse um den christlichen Wahrheitsanspruch in den ersten Jahrhunderten, Paderborn-München-Wien-Zürich, 20012, p. 236-238. 26 Ad nat., II, 11, 2-3 (Borleffs, 1954, CCSL, 1) : Vmbras aliquas incorporales, inanimales et nomina de rebus efflagitantes deos sanciunt, diuidentes omnem statum hominis singulis potestatibus ab ipso quidem uteri conceptu.

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a une grande portée, dans la mesure où Tertullien, fidèle à l’enseignement des Stoïciens, considère le corps comme la substance de toute réalité, même immatérielle. Ces divinités n’ont donc aucune consistance réelle, ce qu’exprime déjà le substantif umbra. L’ombre n’est jamais qu’un reflet du réel, qui a l’apparence de la réalité, sans en avoir la consistance. Elle est donc une image trompeuse, une illusion, ce qui la prive également d’existence autonome et même de vie propre, inanimalis. La raison d’être de cette nature de l’idole est livrée dans la dernière expression : nomina de rebus efflagitantes. En effet, dépourvue d’existence propre, l’idole emprunte son nom aux choses, et le verbe expressif efflagitare fait de cet emprunt une demande pressante : l’idole sollicite un nom auprès des choses, parce qu’elle est elle-même dépourvue de réalité. Cette analyse est approfondie dans le traité De idololatria. Citant une liste de dieux des portes, Tertullien montre que les noms de ces divinités sont dérivés des différents termes qui désignent la porte en latin : Carna vient de cardo, Forculus de fores, Limentinus de limen, Janus de ianua. Puis il fait le commentaire suivant : « Nous savons bien sûr que, malgré le caractère creux et fictif de ces noms, lorsqu’ils sont appliqués à la superstition, ils attirent à eux les démons et tout esprit impur, en l’enchaînant par le moyen de la consécration. D’ailleurs les démons n’ont individuellement aucun nom, mais ils trouvent un nom là où ils trouvent aussi une garantie »27.

L’expression nomina inania atque conficta caractérise la nature de ces pseudo-divinités : ce sont des noms, de purs vocables, sans référent extralinguistique. Leur réalité se réduit à leur nom, emprunté à des réalités matérielles, à des choses, évidemment dépourvues de tout caractère divin. Dans la perspective de la philosophie du langage des Anciens, cette interprétation prend une portée que nous ne devons pas sous-estimer. Ils admettent en effet unanimement l’existence d’un lien nécessaire entre la chose et le nom : le nom est imposé par la réalité de la chose, et il existe une affinité entre l’un et l’autre. Dans le cas des Indigitamenta, Tertullien pointe une rupture de ce lien : le nom ne correspond plus à aucun objet réel, la désignation s’est

27 De idol., 15, 5-6 (Waszink-Van Winden, 1987) : Et utique scimus, licet nomina inania atque conficta sint, cum tamen in superstitionem deducuntur, rapere ad se daemonia et omnem spiritum immundum per consecrationis obligamentum. Alioquin daemonia nullum habent nomen singillatim, sed ibi nomen inueniunt, ubi et pignus.

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détachée de la réalité, dans la mesure où les païens ont tiré du nom des choses des divinités qui n’ont d’autre existence que verbale. La portée de la définition du Carthaginois se prolonge encore, si on la rapproche de ses remarques sur le nom qeov"-deus. Dans ce Livre II de l’Ad nationes, il conteste l’interprétation étymologique du nom « dieu », retenue par les philosophes grecs pour justifier la nature divine des astres : qeov" viendrait de qevein ou de qea`sqai, c’est-à-dire « courir » et « paraître », ce qui correspond aux deux qualités des astres, leur mouvement et leur capacité à rendre les choses visibles. Tertullien récuse une telle interprétation pour deux raisons : d’une part les chrétiens utilisent également ce terme, alors qu’il est impossible d’attribuer à leur Dieu un mouvement, puisqu’il est invisible ; d’autre part les païens ont de nombreux dieux qui ne bougent pas et auxquels cette appellation ne peut donc pas s’appliquer. L’apologiste en conclut que l’usage du mot qeov"-deus appliqué aux pseudo-divinités païennes n’est qu’un plagiat, emprunté à la dénomination du vrai Dieu. Car, à ses yeux, cette dénomination n’est pas un nom commun, mais plutôt le nom propre du Dieu authentique, irréductible à une quelconque étymologie. Ce nom n’est susceptible d’aucune analyse linguistique, il est au-delà de la linguistique et ne peut désigner que sa substance. Il dit seulement l’être de Dieu, sans plus de précision, parce que Dieu dépasse ontologiquement toute description par le nom28. On saisit alors tout ce qui oppose ce nom à celui des divinités spéciales : alors qu’il désigne l’être ineffable de Dieu, les divinités païennes ne sont que des noms, la pure désignation d’une opération humaine, sans consistance ontologique. Pourtant ces réalités sonores et creuses que sont les noms des Sondergötter ne restent pas de pures chimères verbales. Car les démons, qui ont, pour leur part, une existence bien réelle, récupèrent ces noms et les mettent à leur service. Pour exprimer cette idée, Tertullien recourt, dans le texte du De idololatria, au vocabulaire technique de la religion romaine, avec la notion de consecratio, cette opération religieuse qui consiste à officialiser la nature sacrée d’une réalité, le plus souvent l’installation d’une divinité dans un temple29. Par la consecratio, les démons se « lient » (obligamentum) à ces 28 Sur cette théorie, R. Braun, Deus Christianorum. Recherches sur le vocabulaire doctrinal de Tertullien, Paris, 19772, « Collection des Études Augustiniennes, Série Antiquité », 70, p. 30-36 et 692-693. Nous avons nous-même repris ces questions dans un mémoire académique, qui paraîtra prochainement dans la Collection des Études augustiniennes, sous le titre : « Langage et vérité dans l’œuvre de Tertullien ». 29 Voir par exemple la consecratio d’un autel au Numen d’Auguste, C.I.L., XII, 4333.

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dénominations30. Les noms deviennent pour les démons un pignus, c’est-à-dire, selon le langage juridique, le gage qui garantit l’acquisition d’un bien. En faisant main basse sur ces noms, les démons garantissent leur existence comme divinités et s’assurent donc le culte des païens. Les démons, masse informe et anonyme, collectivité insaisissable et d’autant plus dangereuse, s’emparent de ces noms dépourvus de référents réels, pour s’individualiser et se faire reconnaître comme des divinités à part entière31. Aux yeux du chrétien, le procédé serait seulement pathétique et dérisoire, s’il n’avait pas surtout pour effet de détourner les hommes du culte du vrai dieu. Car c’est là le fondement de la démarche démoniaque : l’orgueil et le dépit des anges déchus les conduisent à détourner sur eux un culte qui devrait être tout entier consacré au Dieu unique. Le polythéisme païen est donc le règne de l’illusion et de la vanité, dans lequel des noms sans référent et des êtres sans nom s’allient pour mystifier les hommes et les détourner de la consistance du réel et de la vérité. Cette vanité du polythéisme se manifeste jusque dans le nom de l’idolâtrie. Tertullien explique que idolum correspond au grec ei[dwlon, diminutif de ei\do", comme formula est dérivé de forma ; l’idole est une forma ou formula, c’est-à-dire une pure forme, un ensemble de traits extérieurs32. L’idole est un moule creux, une pure apparence formelle. C’est donc l’adjectif uanus qui la caractérisera le mieux, et Tertullien oppose la uanitas des idoles à la ueritas du christianisme33. L’idole réduite à l’apparence sonore du mot est accaparée par les démons malfaisants, qui se servent de cette image comme d’un intermédiaire, un medium, pour entrer en relation avec les hommes34. L’idole est donc proprement un leurre verbal, qui sert à piéger les êtres humains et à les faire passer sous l’emprise des démons. Dans cette critique de l’idolâtrie, la réfutation des Indigitamenta trouve une place naturelle et privilégiée, car leurs théonymes transparents laissent percevoir la façon dont ils ont été conçus par l’esprit 30 Sur la valeur juridico-religieuse de obligare, ThLL IX, 2, 94, l. 29-35, et voir F. V. Hickson, Roman Prayer Language. Livy and the Aneid of Vergil, Stuttgart, 1993, p. 92-93. 31 Pour le thème de l’usurpation des noms des idoles par les démons, cf. par exemple Athénagore, Suppl., 26, 2. 32 De idol., 3, 4 : Ei\do" Graece formam sonat ; ab eo per diminutionem ei[dwlon deductum ; aeque apud nos forma formulam fecit. Igitur omnis forma uel formula idolum se dici exposcit. 33 Ad martyras, 5, 2. Cf. Cicéron, Tusculanes, III, 2, qui exploitait déjà la paronomase pour évoquer l’obscurcissement des lumières naturelles par une mauvaise éducation. 34 Voir J. C. M. Van Winden, « Idolum and idololatria in Tertullian », Vigiliae Christianae, 36, 1982, p. 108-114.

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humain, puis usurpés par les démons. Mais des païens avaient prévenu la critique et tenté d’y répondre, en proposant une réflexion sur la désignation des divinités fonctionnelles, comme nous le rapporte Augustin. « Est-il croyable, disent-ils, que nos aïeux aient été assez insensés pour ignorer que ce sont là des dons divins et non pas des dieux ? Sachant qu’on ne peut recevoir ces dons que de la largesse d’un dieu, faute de trouver les noms de ces dieux, ils leur ont donné le nom des choses qu’ils croyaient tenir d’eux ; de là ils dérivaient certains mots : ainsi, de bellum ils ont tiré Bellona et non Bellum ; de cunae, Cunina, et non Cuna ; de segetes, Segetia et non Seges ; de pomae, Pomona et non Poma ; de boues, Bubona, et non Bos. Pour le reste, ils les appellent du nom même des choses, sans aucune modification : ainsi est appelée Pecunia la déesse qui donne de l’argent, sans nullement considérer que l’argent luimême soit un dieu ; Virtus, celle qui donne la vertu, Honor, le dieu qui donne l’honneur, Concordia, la déesse qui donne la concorde, Victoria, celle qui donne la victoire. De même, disent-ils, quand on appelle Félicité une déesse, on entend non pas la félicité qui est donnée, mais la divinité qui donne la félicité »35.

On attribue généralement à Varron ce passage, même si l’évêque d’Hippone a peut-être récrit le texte du Réatin36. L’explication consiste 35 Augustin, Cité de Dieu, IV, 24 (CCSL, 47) : Vsque adeone, inquiunt, maiores nostros insipientes fuisse credendum est, ut haec nescirent munera diuina esse, non deos ? Sed quoniam sciebant nemini talia nisi aliquo deo largiente concedi, quorum deorum nomina non inueniebant, earum rerum nominibus appellabant deos, quas ab eis sentiebant dari, aliqua uocabula inde flectentes, sicut a bello Bellonam nuncupauerunt, non Bellum ; sicut a cunis Cuninam, non Cunam ; sicut a segetibus Segetiam, non Segetem ; sicut a pomis Pomona, non Pomum ; sicut a bubus Bubonam, non Bouem : aut certe nulla uocabuli declinatione sicut res ipsae nominantur, ut Pecunia dicta est dea, quae dat pecuniam, non omnino pecunia dea ipsa putata est ; ita Virtus, quae dat uirtutem, Honor, qui honorem, Concordia, quae concordiam, Victoria, quae dat uictoriam. Ita, inquiunt, cum Felicitas dea dicitur, non ipsa quae datur, sed numen illud adtenditur a quo felicitas datur. Servius se fait aussi l’écho de cette analyse, Ad Georg. I, 21 (éd. Thilo, Leipzig, 1887, p. 137) : Nomina haec numinum in indigitamentis inueniuntur, id est in libris pontificalibus, qui et nomina deorum et rationes ipsorum nominum continent, quae etiam Varro dicit. Nam nomina (…) numinibus ex officiis constat inposita, uerbi causa ut ab occatione deus Occator dicatur, a sarritione Sarritor, a stercoratione Sterculinius, a satione Sator, « Ces noms de divinités se trouvent dans les indigitations, c’està-dire dans les Livres Pontificaux, qui contiennent à la fois les noms des dieux et l’explication de ces noms, autant de renseignements que donne aussi Varron. Car il est établi qu’on a donné aux divinités des noms issus de leurs fonctions, par exemple le dieu Occator (Herseur) doit son nom au hersage, Sarritor (Sarcleur) au sarclage, Sterculinius (Fumeur) au fumage, Sator (Semeur) aux semailles ». 36 Voir Cardauns, M. Terentius Varro, Antiquitates Rerum Divinarum. Teil I…, n° 189, et Teil II…, p. 216 sq. : la longue période de ce texte constituerait un indice en faveur de la récriture du passage par Augustin.

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à reconnaître l’existence de pouvoirs particuliers, attribuables à des divinités particulières, dont on ne connaît pas le nom. On les désigne alors commodément par leur domaine d’action, de deux façons : soit, quand il s’agit d’abstractions divinisées, en gardant le nom du domaine, sans changement (Pecunia, Virtus, Honor, Concordia, Victoria), soit en le modifiant quelque peu (Bellona, Cunina, Segetia, Bubona, Pomona). Il est intéressant de constater que ce mode de défense correspond à celui que certains païens invoquaient pour réfuter la critique chrétienne de la vénération des statues des idoles : aux chrétiens qui leur reprochaient d’adorer des idoles de pierre et de bois, les païens répliquaient que la statue n’était pas l’objet de la vénération, mais une représentation humaine de la divinité, véritable destinataire du culte37. De même que l’idole de bois ou de pierre n’est pas la divinité ellemême, mais un substitut de la divinité, le nom des divinités fonctionnelles n’est pas le nom réel de la divinité, mais un substitut à son nom inconnu. D’une certaine façon Varron reconnaît la dissociation qu’il y a entre le nom et la divinité. La langue des hommes est en quelque sorte incapable de sortir du cadre terrestre et humain, elle se contente donc d’accorder à la divinité le nom du don qu’elle fait aux hommes. À cela Tertullien répond dans une certaine mesure, lorsqu’il invite à donner à la divinité le seul nom de sa substance, « dieu ». Augustin donne une réponse différente, qui vise surtout à souligner la faiblesse des grands dieux du panthéon romain, en particulier du premier d’entre eux, Jupiter. S’il a fallu trouver un nom à toutes les divinités fonctionnelles, c’est donc que tous les domaines qu’elles couvrent échappent à Jupiter, le dieu des dieux, ce qui est bien la preuve de sa faiblesse. C’est aussi la preuve que les païens ont éprouvé le besoin de rechercher un autre dieu qui puisse pallier les insuffisances de leurs dieux. Les divinités fonctionnelles des polythéistes trahissent donc la faiblesse des divinités du panthéon traditionnel et la quête d’une divinité toute-puissante, susceptible de rendre compte de tous les biens dispensés aux hommes38. L’argument doit être replacé dans le cadre du débat de la Cité de Dieu. Les premiers livres de l’ouvrage répondent en effet à l’accusation des païens, pour qui le christianisme, en détournant les hommes des divinités traditionnelles, les a privés d’une protection nécessaire et porte la responsabilité des malheurs qui 37 Athénagore, Suppl., 18, 1 ; Arnobe, Adu. nat., VI, 17 ; Lactance, Institutions divines, II, 2, 1 ; Augustin, Enarrationes in Psalmos, 96, 11 ; 113, s. 2, 4. Fiedrowicz, Apologie im frühen Christentum…, p. 238. 38 Augustin, Cité de Dieu, IV, 25.

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affectent l’Empire tardif. Les divinités fonctionnelles viennent au contraire attester l’immensité du domaine qui échappe en particulier à Jupiter et la faiblesse des divinités païennes : ni leur puissance ne peut expliquer les succès passés de Rome, ni leur dédain les crises récentes. De Varron à Tertullien et Augustin, le matériau ne se renouvelle pas : les deux auteurs chrétiens s’en tiennent à la documentation rassemblée par l’encyclopédiste romain, et Augustin a également connu les développements de son prédécesseur carthaginois39. Mais ils l’utilisent différemment. Tertullien reprend les séries varroniennes et s’intéresse au mode de conception de ces divinités. Augustin isole davantage des groupes, pour réfléchir à la coexistence de ces divinités entre elles et surtout avec les grands dieux du panthéon romain. Il s’affranchit donc davantage du matériau varronien pour le mettre au service d’un dessein précis : faire la preuve de la faiblesse des dieux romains, censés avoir protégé la Ville et son empire au cours de son histoire, et par là répondre à une critique ciblée des milieux païens contre le développement du christianisme. Si Tertullien est sans doute plus tributaire de sa source païenne, son agilité intellectuelle lui permet néanmoins d’explorer profondément le mécanisme de création des divinités fonctionnelles et l’amène à procéder à un renversement de la fonction de la méthode étiologique et étymologique. Dans l’Antiquité, étiologie et étymologie vont souvent de pair, elles se renforcent pour rendre compte d’une réalité présente ou passée. Le récit étiologique se nourrit souvent du nom de l’objet dont on essaie d’expliquer l’origine et la raison d’être. L’origine du mot vient justifier l’existence et la nature de la chose. On sait par exemple que, dans la rhétorique de l’éloge des dieux, les auteurs aiment à s’appuyer sur le tovpo" ajpo; tou` ojnovmato", sur « le lieu du nom » des dieux, parce qu’à leurs yeux, ces noms contribuent à comprendre et prouver la nature et le pouvoir des dieux. Si les orateurs utilisaient cet argument, c’est qu’il reposait sur une croyance largement répandue40. Les auteurs chrétiens prennent le contre-pied de cette démarche. Dans la polémique antiidolâtrique, l’étymologie est utilisée non pas pour attester l’existence et la réalité de son objet, mais au contraire pour prouver son inexistence, en 39 Lindemann, Die Sondergötter…, p. 67-69. 40 Voir L. Pernot, « Le lieu du nom (TOPOS APO TOU ONOMATOS) dans la rhétorique

religieuse des Grecs », dans Nommer les dieux. Théonymes, épithètes, épiclèses dans l’Antiquité. Textes réunis et édités par N. Belayche et al., Turnhout-Rennes, 2005, « Recherches sur les rhétoriques religieuses », 5, p. 29-39 (spécialement p. 30-34).

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particulier pour ruiner la réalité de l’existence des divinités fonctionnelles. C’est donc une sorte d’étiologie à l’envers, qui donne la cause de la non-existence des choses. La confrontation avec Varron est encore instructive sur un autre plan. Le Réatin, fidèle à une religiosité dans laquelle le divin traverse et anime le réel en une multitude de personnalités distinctes, n’éprouve aucune difficulté à se représenter, derrière des noms, des figures divines actives. En effet il ne voit pas de discontinuité entre le monde divin et le monde terrestre, et il partage le sentiment religieux romain que des dieux sont présents partout et accompagnent le réel, même si les hommes ne les connaissent pas – ou pas encore –, comme l’atteste la formule siue deus siue dea41. L’auteur chrétien, en revanche, se refuse à voir dans le monde le simple reflet du monde divin, au nom de la transcendance de Dieu. Dès lors la représentation de celui-ci sur le modèle du monde créé, qui en calquerait le schéma, est pour Tertullien une illusion. Et le langage n’est à cet égard d’aucune aide : il trahit plutôt la vanité de la religion romaine. Par delà la question des Indigitamenta, c’est donc la conception du divin et de son rapport au monde qui est en jeu. Frédéric CHAPOT Université Marc Bloch – Strasbourg II

41 Derrière cette formule, il ne faut imaginer aucune représentation théologique floue, mais l’impossibilité (temporaire) de nommer ce qui existe réellement : J. Scheid-J. Svenbro, « Les Götternamen de Hermann Usener : une grande théogonie », dans Nommer les dieux… (op. cit., supra, n. 40), p. 101 ; C. Guittard, « Siue deus siue dea : les Romains pouvaient-ils ignorer la nature de leurs divinités ? », Revue des Études Latines, 80, 2002, p. 25-54 (notamment p. 54).

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Index

A Acca Larentia : 297-299, 301-303. Accouchement : 217. Acilius : 40-41, 48, 50. Actions : 193-194. Aelius Aristide : 186, 195-196, 199. Aelius Théon : 194. Aelius Tubéro : 45. Aetia : 283-284, 287-289. Aitia (récits d’origines) : 3-4, 8, 104109, 112, 115, 282. Aitia, quaestio : 147. Archê: 9-14. Alcibiade : 187-189, 192-193, 196. Anacréon : 24-29, 32. Anecdote : 97. Antiquité de la divinité : 205-207. Arbre du paradis, croix : 309, 313314. Arêtê : 195, 200. Aristophane : Les Détaliens (= Les convives) : 19 Les Nuées : 20 La Paix : 19 Les Thesmophories : 29. Aristote : 195, 307. Artifice : 104. Arvales : 293, 295-303. Asie Mineure : 22. Athénien(s) : 18, 22, 23, 27-28, 31. Augurium : 276-279. Auguste : 66-68, 294-296, 299-300, 302-303. Aulos : 27-28. Auto-étiologie : 330.

B Barbarie : 118. Biens de l’âme : 192, 194-195, 200. Biens du corps : 189, 194-195, 200.

Biens extérieurs : 190-192, 194-195, 200. Bilinguisme : 79 n. 22. Bonne nouvelle (euaggelion), 305, 308-309. Brutus (L. Iunius) : 54-65.

C Callias : 27. Calpurnius Pison : 41-44, 47, 49, 51. Cariens : 31. Cassius Hémina : 41, 43-44, 47, 4950. Caton l’Ancien : 39-42, 48. Causes : 282, 286. Causes (nature des) selon Aristote : - cause efficiente : 152-153 - cause finale : 152-153 - cause formelle : 152-153 - cause matérielle : 152-153 chez les Stoïciens : - cause absolue : 154-156 - cause procatarctique : 153-156. Chasse : 19. Chios : 30-31. Christianisme : 90-92. Chronographie : 246, 253. Cicéron : 55-56. Ciguë : 17, 19. Coïncidence de dates : 107-108. Commentaire : 71, 76-78. Consulat : 54-57. Coriolan : 64, 65. Coupure : 121. Courage (andreia) : 187, 189. Création : 311. Critias A 15 : 27 B 1 : 24, 32 B 2 : 25, 29

Index

B 31 : 30 B 33 : 22, 29, 30 B 35 : 31 n. 40 B 6 : 21, 22, 25, 26.

D Débuts de Rome : 283. Déchirure : 119. Denys d’Halicarnasse : 63 n. 35, 39, 64 n. 41, 185. diaforai : 4, 8. Dictature : 54-59. Dimension tragique : 120. Discours protreptique : 305. Dramatisation : 120. Drame : 119. Drame mythique : 122. Drame personnel : 122.

E Éducation (paideia) : 186, 193-194. Eidos : 341. Élégie : 111-112. Éloge : 185-190, 192-198, 200, 203218. Encyclopédie : 246, 252, 257. Enfance divine : 217-218. Enjeu littéraire : 110-111. Épinicies : 193. Epitaphios/epitaphioi : 193, 195-196. Épître aux Hébreux : 313-314. Éros : 187-188, 196. Erreur : 308-312, 315. Esthétique : 111. État de cause : 310. Étiologie autobiographique chrétienne : 327. Étiologie caractérologique : 159. Étiologie éthique : 159. Étiologie étymologique : 121, 159. Étiologie historique : 159. Étiologie mythologique : 159. Étiologie physiognomonique : 162. Étiologie physique : 159. Étiologie : 101-103, 105-112.

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Étrusques : 31. Étymologie : 39-40, 46, 71-74, 76-77, 79, 81-83, 87, 121, 247-248, 251, 258, 331-332, 336, 340, 344. Étymologiques : 282. Évhémérisme : 90, 332 n. 4. Exemplum/exempla : 60-63. Exil : 115. Explications (toujours plurielles) : 103. Extispicine : 273, 278.

F Famille divine : 213, 215. Félicité : 337, 342. Fiction : 308, 312, 314. Fictionnalité : 104. Fils : 306, 312, 314. Fondation de Rome : 101, 106-108. Forma/formula : 341. Fusis : 212.

G Généalogie : 207-210, 214-216, 218. Genos : 188-189, 193, 195-200. Genre mineur : 111, 112. Géographie : 245-247, 250, 253-255, 257. Genesis : 204, 206-208, 210, 212, 217. Gonas : 203. Grammaire : 73, 77.

H Hasard (prétendu) : 104, 108. Hégémonie : 8-14. Héraclès : 190. Hermès : 87-92. Hérodote : 26. Héros éponymes : 247-249. Histoire : 90, 94. Hymne en prose : 205, 213, 219.

Index

I Idéologie : 71, 83. Idolâtrie : 332, 336, 341. Idole : 338-339, 341, 343. Idolum : 341. Indigitamenta : 333-335, 338-339, 341, 345. Interprétation typologique : 323. Inventeur : 94. Ioniens : 26, 29, 31. Irénée de Lyon : 305. Isocrate : 186, 188-190, 192, 198.

J Jésus-Christ : 309, 310-313, 315.

K Kairos : 193, 201. Kalos te kagathos : 190. Kottabos : 17-33.

L Langage : 73-74. Langue grecque : 72, 79. Libertas : 53-65. Licinius Macer : 46-51. Lieu du nom : 344. Linguistique : 73-75, 80, 340. Liste (orientée) : 106. Litatio : 279. Littérature encomiastique : 186. Livre vivant des vivants : 313. Loi : 309, 311, 313, 315. Lydie : 26, 30.

M Marathon : 32. Ménandre : 193, 195-196, 200. Meurtre : 115. Milesien : 31 n. 40. Minos : 31. Mise en rapport : 102, 107, 109.

Mort : 117. Mythe étiologique : 307. Mythe : 88, 104, 115, 293, 295-303. Mythologie : 77-78, 249-250, 252, 258.

N Nag Hammadi : 305. Naissance : 203-206, 208-209, 211212, 214-218. Narration : 306-307, 309-310, 312, 315. Natura : 258, 259. Nature divine : 211-212, 217. Nom : 331, 338-345. Numa Pompilius : 36-38, 41, 45, 47, 50, 51. Numen : 340,342 n. 29 et n. 35.

O Obligamentum : 339 n. 27. Obligare : 341 n. 30. Origine(s) : 203-208, 211-214, 216, 218-219, 281-283, 285, 289. Orthopraxie : 103.

P Paradoxa : 217. Parénèse : 305-306, 314. Parenté : 298, 304. Parilia : 101-102, 104-108, 110, 112. Parodie : 203. Parole intérieure : 306. Parole proférée : 306. Père : 306-315. Periautologia : 329. Periclès : 31. Perses : 30. Phéniciens : 31. Philosophie du langage : 339. Philosophie : 73. Philostratus : 24.

349

Index

Platon : 187-190, 194 Charmide : 190-191 Lysis : 189-190, 200 Phèdre : 31 Republique : 29. Pline l’Ancien : 245-259. Plutarque : 63-64 Lysandre : 27 n. 30. Polythéisme : 335-336, 341. Première attestation : 106, 109-110. Profasei : 4, 13. Providence : 326, 336.

Récit de vocation : 329. Récit étiologique : 117. Réduire en captivité : 308, 311. Religiosité : 345. République romaine : 53-68. Res publica : 53-68. Rhétorique : 85-98. Rite : 102-103, 107-110. Romulus : 36, 38-41, 43-51, 293-303. Rupture : 121.

Tempérance (sophrosynè) : 19, 22, 187, 189, 191. Temps (traitement du) : 109. Testament : 313-314. Théologie tripartite : 332-333. Théologie : 85-98. Théonyme : 334-335, 338, 341. Théopompe : F 204, 31 n. 41. Théos : 340. Théramène : 17, 19-20, 23-25, 32. Thessalie : 23, 24, 30. Thucydide 1, 4 : 31 2, 38, 2 : 31. Tite-Live : 36-39, 44, 47-51, 53-68. Tomê : 121. Topos/Topoi : 187, 190, 192-194, 196-200, 204-205, 207-208, 211219. Torah : 315. Tragique : 120. Transcendance : 322, 326-327, 329330. Trente (Les) : 17. Trophê : 197.

S

V

Sacrifice : 273-276, 278-280. Sauveur : 309, 312, 315. Sempronius Tuditanus : 44, 47, 49, 51. Servius Tullius : 36, 38, 40-45, 50. Sicile : 25, 29, 30. Sicilien : 29. Socrate : 187-191, 196, 200. Sondergötter : 333, 335, 340, 344. Sophistique : 32. Spartiates : 17-32. Stoïcisme : 274, 281. Superstitio romana : 335. Symposium : 18, 25, 28, 29.

Valentin : 305. Valérius Antias : 45-48, 50. Vanitas : 341. Vennonius : 42. Vérité : 72 n. 3, 75, 305-315. Vertu(s) : 188, 190-191, 195-196, 199-200, 337. Véturie : 64-65. Vin : 17, 18, 22-25, 29. Virtus : 185.

R

T Teleste : 27. Temnein : 121.

350

X Xénophon : Cynégétique : n. 7, 19 Mémorables : 24 Helléniques : 17.

TABLE DES MATIÈRES Préface Gérard Freyburger & Laurent Pernot Introduction Martine Chassignet

I III

PREMIÈRE PARTIE ÉTIOLOGIE ET HISTORIOGRAPHIE Recherche des causes et rhétorique chez Thucydide Agathe Roman, Université Laval – Québec Critias on the Aetiology of the Kottabos Game Frances Pownall, Université d’Alberta L’étiologie dans l’annalistique romaine : Romulus ou le commencement absolu Martine Chassignet, Université Marc Bloch – Strasbourg II Augustus, and the Invention of the Roman Republic James T. Chlup, Université du Manitoba

3

17

35

53

DEUXIÈME PARTIE ORIGINE DES NOMS ET ORIGINES DE LA RHÉTORIQUE Étymologies grecques et noms latins : le témoignage de Servius Alban Baudou, Université Laval – Québec

71

Les causes de l’invention de la rhétorique Laurent Pernot, Université Marc Bloch – Strasbourg II

85

Table des matières

TROISIÈME PARTIE OVIDE ÉTIOLOGISTE Étiologies multiples et « hasards » du calendrier : la construction du discours ovidien dans la séquence des Parilia (F. IV, 721-862) Maud Pfaff-Reydellet, Université Marc Bloch – Strasbourg II

101

Entre drame mythique et drame personnel : l’étiologie au service de la poésie. L’exemple de Tomes (Ovide, Tristes, III, 9) Mouna Essaidi, Université Marc Bloch – Strasbourg II

115

« Lorsqu’une même cause sert des effets contraires… ». Le discours étiologique dans les Ovide(s) moralisé(s) Sabrina Vervacke, Université Laval – Québec

127

QUATRIÈME PARTIE L’ÉTIOLOGIE DANS LA LITTÉRATURE D’ÉPOQUE IMPÉRIALE Le recours à l’étiologie chez Dion de Pruse et chez Plutarque de Chéronée Thierry Grandjean, Université Marc Bloch – Strasbourg II

147

Les Questions barbares de Plutarque : un essai de reconstitution Thomas Schmidt, Université Laval – Québec

165

La généalogie comme étiologie dans l’éloge Jean-Luc Vix, Université Marc Bloch – Strasbourg II

185

L’origine des dieux dans l’hymnographie grecque en prose Johann Goeken, Université Marc Bloch – Strasbourg II

203

La prophétie et les fondements de la sophistique Dominique Côté, Université d’Ottawa

221

352

Table des matières

Pour une archéologie des paysages : l’étiologie dans les livres géographiques de Pline l’Ancien Hubert Zehnacker, Université de Paris IV – Sorbonne

245

Utilisation de l’étiologie chez Fronton : une origine naturelle pour la parole Pascale Fleury, Université Laval – Québec

261

CINQUIÈME PARTIE ÉTIOLOGIE ET RELIGION Représentations religieuses « causes » de trois grands rites de la religion romaine archaïque Gérard Freyburger, Université Marc Bloch – Strasbourg II Antiquités profanes et religieuses dans les Aetia de Varron Yves Lehmann, Université Marc Bloch – Strasbourg II

273 283

Les frères arvales, ou comment construire une étiologie pour une restauration religieuse John Scheid, Collège de France

293

Le récit étiologique dans un passage de l’Évangile de la Vérité (NH 1, 3) Anne Pasquier, Université Laval – Québec

305

La parole sacrée comme cause et fondement de la vie de Grégoire de Nazianze dans les discours 10, 12, 26, 33 et 36 Christophe Bouchoucha, Université Marc Bloch – Strasbourg II

317

Étiologie et critique du paganisme. L’utilisation des indigitamenta chez les auteurs latins chrétiens Frédéric Chapot, Université Marc Bloch – Strasbourg II

331

Index

347

Table des matières

351

353