Les satires d'Horace et la comédie gréco-latine: une poétique de l'ambiguïté 9042917482, 9789042917484

On a souvent note la filiation qu'Horace etablit entre ancienne comedie et satire, mais pour en limiter la portee.

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French Pages 581 [585] Year 2006

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Les satires d'Horace et la comédie gréco-latine: une poétique de l'ambiguïté
 9042917482, 9789042917484

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LES SATIRES D'HORACE ET LA COMÉDIE GRÉCO-LATINE: UNE POÉTIQUE DE L'AMBIGUÏTÉ

BIBLIOTHÈQUE D'ÉTUDES CLASSIQUES Collection fondée par Guy SERBAT t Dirigée par Jacqueline DANGEL et Paul-M. MARTIN

BIBLIOTHÈQUE D'ÉTUDES CLASSIQUES dirigée par J. Dangel et P.-M. Martin

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LES SATIRES D'HORACE ,, ,, ET LA COMEDIE GRECO-LATINE:,, ,, UNE POETIQUE DE L'AMBIGUITE

Bénédicte DELIGNON

ÉDITIONS PEETERS LOUY AIN - PARIS - DUDLEY, MA

2006

A CIP record for this book is available from the Library of Congress.

© 2006 - Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven

Ali rights reserved, including the right to translate or to reproduce this book or parts there of in any form.

ISBN-JO 90-429-1748-2 (Peeters Leuven) ISBN-13 978-90-429-1748-4 ISBN-JO 2-87723-925-X (Peeters France) ISBN-13 978-2-87723-925- 7 D. 2006/0602/41

REMERCIEMENTS

Je tiens ici à exprimer toute ma gratitude à mes maîtres, Melle Jacqueline Dangel et M. Paul Demont. Ils m'ont guidée tout au long de ce travail, et je sais le prix de leur lecture, toujours attentive et exigeante, de leurs conseils bienveillants et de l'harmonieuse complémentarité avec laquelle ils ont co-dirigé le doctorat qui est à l'origine de cet ouvrage. Ils ont offert à mes recherches un cadre à la fois rigoureux et stimulant sans lequel je n'aurais pu mener à son terme cette entreprise. Je voudrais également remercier M. Jean-Christian Dumont, qui a accepté de lire une partie de ce travail avant son achèvement et qui, en m'éclairant sur certains aspects de la comédie latine, m'a apporté une aide décisive. J'adresse par ailleurs mes remerciements à M. Alain Blanchard, à M. Philippe Heuzé et à M. Carlos Lévy pour toutes les remarques qu'ils ont bien voulu me faire et qui m'ont toujours été précieuses. Je salue enfin la patiente constance avec laquelle m'ont soutenue mes proches.

SOMMAIRE

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INTRODUCTION....................................................................................

PREMIÈRE PARTIE

LA COMÉDIE

ANCIENNE DANS LES SATIRES :

LA UBEIUAS EN THÉORIE ET EN PRATIQUE

CHAPITRE PREMIER: L'ÉLOOE DU FRANC-PARLER:CONTEXTE CULTIJREL ET POLmQUE À ATHÈNES ET À ROME.................................................

29

1. Le franc-parler dans l' Athènes du Vè siècle............................. II. Le contexte culturel et juridique romain................................... m. Octave et la libertas ............. .......... ..... ........ .......... ...... .......... .....

29 44 62

CHA.PITRE Il : HORACE FACE AUX RÈGLES DU GENRE : UNE POÉTIQUE DE

L'AMBIGUÏTÉ....................................................................................... 93 1. Horace, Les Satires et la politique ............................................ Il. Horace et la règle de l'attaque nominative : les victimes......... m. Horace et la règle de l'attaque nominative : les motifs ............ IV. Les destinataires des Satires...................................................... CHAPITRE

1. II. III. IV. V.

m:

PRIMAUTÉ DU MODÈLE GREC .. ..............

...... .. ...............

L'ancienne comédie : un modèle idéal ...................................... Lucilius : un prédécesseur peu recommandable........................ Le ridiculum contre l'acre......................................................... Le mime : une autre référence à double tranchant.................... Les vers fescennins dans Les Satires ...... ............ ...... .......... ......

93 107 129 161 191 191 205 219 245 259

DEUXIÈME PARTIE

L'ARCHAIA,

LA NOUVELLE COMÉDIE ET LE MIME DANS LES SATIRES : L'ART DU MÉLANGE SELON HORACE

CHAPITRE PREMIER : COMÉDIE ANCIENNE ET COMÉDIE NOUVELLE DANS

LEs SATIRES

: UNE HÉTÉROGÉNÉITÉ BIEN PENSÉE.................................

1. La comédie nouvelle: une spécificité d'Horace .......................

273 273

4

LESSATIRES D'HORACE ET LA COMÉDIE GRÉCO-LATINE

li. Les Satires: le mélange incohérent d'éléments hétérogènes?. 286 III. Franc-parler et sermo : la cohérence du mélange ..................... 315 CHAPITRE II: INTERTEXTUALITÉ COMIQUE ET FRANC-PARLER DANS LES

SATIRES............................................................................................... 351

1. Le poète et ses rivaux................................................................ 351 Il. Le poète et son destinataire....................................................... 371 III. Les registres comiques dans Les Satires................................... 395 CHAPITRE III : INTERTEXTUALITÉ COMIQUE ET CENSURE MORALE DANS

LESSATIRES ........................................................................................ 429

1. Les gloutons dans Les Satires : de I' archaia à la palliata... ..... 429 II. L'adultère dans Les Satires: du mime à la palliata.................. 460 Ill. Le vieillard amoureux dans Les Satires : de Plaute à Térence. 498 CONCLUSION.......................................................................................

521

INDEX LOCORUM ............................

531

.....................................................

INDEX RERUM .............................................................

........................

BIBLIOGRAPHIE...................................................................................

533 537

INTRODUCTION

La comédie gréco-romaine occupe dans Les Satires une place importante, tant par la multiplicité des références et des allusions dont elle est l'objet que par la fonction que lui assigne le poète. Horace établit en effet des liens plus ou moins étroits entre la satire et I'archaia, la nea ou le mime. Il emprunte par ailleurs à la comédie sous toutes ses formes des personnages, des situations et des ressorts comiques. De nombreux commentateurs se sont intéressés à la filiation avec l'ancienne comédie, mais nous verrons qu'ils en minimisent systématiquement la portée, voire refusent de la mettre au compte d'Horace. Les références à la nea et au mime n'ont jamais été interrogées en tant que telles : on s'est contenté de les expliquer à la lumière des emprunts que le satiriste fait aux deux genres, sans se demander, par exemple, pourquoi le satiriste désigne la nea parmi ses sources, alors qu'il emprunte à la palliata. Les emprunts comiques n'ont quant à eux jamais fait l'objet d'une véritable analyse: certains ont été relevés, on a même pu souligner leur fonction d'illustration dans telle ou telle satire, mais le choix de situations et de personnages bien spécifiques et la manière dont le satiriste s'en empare et les intègre au recueil n'ont pas retenu l'attention. Il est vrai que l'intertextualité comique n'est pas propre à Horace et qu'on la retrouve, par exemple, chez Lucilius ou Varron. Mais contrairement à ce que l'on a parfois affirmé, Lucilius et Varron ne mêlent pas comme Horace les différentes formes de comédie et en font un usage beaucoup plus limité que lui. Dans la mesure où Horace cite explicitement des formes comiques aussi variées que l'archaia, la nea et le mime parmi ses sources d'inspiration, il y a lieu de se demander dans quelles proportions il emprunte à chacun des trois genres et comment il les articule dans le recueil. Le propos de cet ouvrage est donc d'analyser la place et la fonction qu'occupent les différentes formes de comédies dans Les Satires d'Horace1. Une telle analyse mérite d'autant plus d'être menée qu'elle ne se 1

A notre connaissance, le seul ouvrage qui ait entrepris une telle étude est celui de A. PARKER, 1986, pour qui le livre Ides Sati~s est une mise en œuvre de la poétique de l'ancienne comédie, le livre Il une mise en œuvre de la poétique de la comédie nouvelle, l'ensemble du recueil se faisant finalement l'écho de l'histoire de la comédie gréco-latine et constituant une critique de l'agressivité de I' archaia et un éloge de la modération de la nea et de la palliata. Nous montrerons ultérieurement que cette hypothèse ne résiste pas à l'analyse (cf infra p. 109, n. 50). Nous voulons seulement souligner ici qu'elle s'accorde mat avec la nature du recueil et le genre de la satire, marqués non par le didactisme et les

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LES SATIRES D'HORACE ET LA COMÉDIE GRÉCO-LATINE

réduit pas à la description d'une poétique intertextuelle : nous verrons qu'elle conduit à la redéfinition du genre de la satire à la lumière des enjeux politico-moraux qui peuvent être les siens. Les Satires et l'ancienne comédie grecque Dans le livre X de son Institution oratoire, Quintilien recense les différents genres littéraires que les Grecs et les Romains ont illustrés. A ses yeux, la satire est purement romaine et ne doit rien aux Grecs : Satura quidem tota nostra est2. Ce n'est pas l'avis d'Horace, pour qui Lucilius trouve un modèle dans l'ancienne comédie: Eupolis atque Cratinus Aristophanesque poetae arque alii, quorum comoedia prisca uirorum est, siquis erat dignus describi, quod malus ac fur. quod moechus foret aut sicarius aut alioqui famosus, mu/ta cum libertate notabant. Hinc omnis pendet Lucilius, hosce secutus mutatis tantum pedibus numerisque 3•

Lucilius emprunterait à l'ancienne comédie sa libertas, autrement dit son franc-parler, défini ici comme la capacité à attaquer nommément et ouvertement ceux qui le méritent. Or Horace considère Lucilius comme le représentant de la satire telle qu'il entend la pratiquer. Dans la satire II, 1, il revendique le droit d'user de la même libertas que lui4, et dans l'ensemble du recueil, il ne se prive effectivement pas de nommer les victimes de ses attaques. La filiation établie avec l' archaia ne vaut donc pas pour le seul Lucilius, mais pour le genre de la satire tel que le conçoit Horace. Dans la satire I, 10, Horace revient à l'ancienne comédie: oppositions binaires. mais par les contradictions et les ambiguïtés. Notre propos sera précisément ici de montrer à quel point la manière dont Horace s'empare de la comédie et de son histoire est subtile et comment il met l'intertextualité comique au service d'une poétique de l'ambiguïté qui répond à la fois aux nécessités du genre et de la période politique. 2 Quint., X, 1, 93 : « La satire, d'autre part. est toute nôtre. » Pour les textes grecs et latins. sauf mention contraire, nous nous référons aux éditions et aux traductions de la C.U.F. Pour Les Satires, sauf mention contraire, les traductions sont les nôtres. 3 S.• I. 4. 1-7: « Si quelqu'un méritait d'être mis en scène parce qu'il était méchant, voleur. adultère. assassin, ou doté de quelque autre fâcheuse réputation, c'est avec un véritable franc-parler que le flétrissaient les poètes Eupolis, Cratinus et Aristophane, et d'autres encore qui composèrent des comédies anciennes. C'est d'eux que procède tout Lucilius. c'est eux qu'il a suivis, changeant seulement les pieds et les mètres.,. • S.• II. 1, 62-79. Quint.. X. 1. 93-94. regarde lui aussi Lucilius comme le premier véritable satiriste et la libertas comme une caractéristique de son œuvre. Mais contrairement à Horace. il pense que la libertas caractérise le seul Lucilius. et non le genre en général.

INTRODUCTION

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Ridiculum acri fortius et melius magnas plerumque secat res. /Ili, scripta quibus comoedia prisca uiris est, hoc stabant, hoc sunt imitand,-s.

Cette exhortation à imiter les poètes de l'archaia vient à la suite de certaines réserves concernant Lucilius et sa manière de pratiquer la satire. Elle s'inscrit donc là encore dans le cadre d'une définition du genre. La satire telle que la conçoit Horace se réapproprie non seulement le franc-parler de l'ancienne comédie, mais aussi son art de la plaisanterie, les formes comiques qui sont les siennes. Le rapprochement opéré par Horace n'a en lui-même rien d'invraisemblable. Il faut rappeler tout d'abord que les Romains connaissaient parfaitement les textes de l'ancienne comédie. L'enthousiasme des Alexandrins pour la nea a sans doute nui dans un premier temps à leur transmission 6 • Mais au cours du lllè siècle av. J.C., les grammairiens manifestent pour l'archaia un intérêt qui ne se démentira plus7 • Les difficultés que posent les nombreuses interpolations et lacunes des textes qu'ils possèdent alors, la délicate question de la répartition des répliques et les bizarreries lexicales semblent agir comme autant de stimulants. Au début du Illè siècle av. J.C., Lycophron écrit un nepi 1ecoµcp6iaç composé d'au moins neuf livres, basé sur les œuvres de Cratinos, d'Eupolis et d'Aristophane, dans lequel il s'intéresse notamment aux mots rares utilisés par la comédie. Erathostène publie un nepi ,:ftç dp:xaiaç 1ecoµcpôiaç 5

S., I, 10, 14-17: « Un ton badin tranche souvent les questions imponantesde manière plus radicale et plus satisfaisante que l'agressivité. C'est ainsi que les poètes de l'ancienne comédie résistaient, c·est en cela qu'il faut les imiter.,. Ridiculum et acœ ont de multiples acceptions, sur lesquelles joue Horace. Nous retenons ici les plus évidentes. Pour les autres, voir infra, p. 219 el suiv. 6 Dans un premier temps. la bibliothèque d'Alexandrie semble en effet n'avoir pas conservé beaucoup de comédies anciennes. Trois fragments d'une inscription d'époque romaine (/.G., XIV, 1097, 1098, 1098a) donnent une liste des poètes comiques et de leurs pièces classées selon le rang obtenu au concours, accompagnées le cas échéant de la mention« conservée à la bibliothèque d·Atexandrie ». Or deux comédies seulement sont suivies de celle mention (les Hesiodoi de Telekleidès et les Bacchantes de Lysippos). Le travail des commentateurs alexandrins montre par ailleurs qu'ils disposaient de textes souvent corrompus ou lacunaires, conséquence d'une mauvaise transmission. Sur l'engouement des Alexandrins pour la nea et ses conséquences sur la transmission de I'an:haia, voir P. BoUDREAUX, 1919, p. 9-10; A. BLANCHARD, 1998, p. 214. 7 Sur l'intérêt des grammairiens alexandrins pour l'ancienne comédie, voir P. BouDREAUX.1919, p. 21, qui montre que la méthode de classement des comédies d'Aristophane utilisée dans J'/ndex Ambrosianus est typiquement alexandrine; R. PFEIFFER,1968, p. 119120, 159-162, 189-190, 224,276, qui recense les éditions et les commentaires des comédies anciennes durant la période alexandrine.

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LES SATIRES D'HORACE ET LA COMÉDIE GRÉCO-LATINE

composé d'au moins 12 livres, dans lequel il se réfère à Aristophane, Eupolis, Cratinos, et Phérécrates. Aristophane de Byzance, bibliothécaire d'Alexandrie en - 195, grand admirateur de Ménandre, produit une édition de l 'œuvre d' Aristophane et se montre particulièrement attentif aux corruptions du texte et à ses lacunes 8 • Les nombreux commentaires de l'œuvre d'Aristophane qui suivent cette édition prouvent que l'archaia, momentanément éclipsée par la nea, a retrouvé toute sa place dans la tradition alexandrine, puis parmi les érudits de l'école de Pergame 9 • C'est grâce aux Alexandrins que les Romains ont eu une véritable connaissance de l'ancienne comédie, comme l'atteste la persistance à Rome de la triade Cratinos, Aristophane, Eupolis, triade typiquement hellénistique, même si elle a peut-être une origine aristotélicienne et si elle a connu des interprétations variées d'une tradition à l'autre'°. Les textes 8

Sur l'admiration d' Aristophane de Byzance pour Ménandre, voir R. PFEIFFER,1968, p. 191-192, 196: le grammairien plaçait Ménandre immédiatement après Homère (/.G., XIV, 1183c = Mén. Test. 61c Kôrte), il composa quelques trimètres comiques en son honneur (Mén. Test. 32 Kôrte) et il établit très vraisemblablement une édition du Dyscolos, voire d'autres comédies de Ménandre. 9 Ont produit un commentaire de I' œuvre d 'Aristophane Callistratos, Aristarque et certains de ses disciples pour l'école alexandrine, Cratès de Mallos. Asclépiade et Timachias pour l'école de Pergame. On trouve encore des commentaires au Ier et Uè siècles après J.C .. avec Heliodore et Symmaque. 10 On retrouve cette triade chez Vell., 1, 16, 3; Persius, 1, 123-5; Quint., X, 1, 6566; Plutarque, Quaest. Conv., VII, 8, 3, p. 711 F.; Evanthius, De Fabula= Proleg. De Com., XXV, 1, p. 123 Koster. R. PFEIFFER,1968, p. 204, note que certains grammairiens alexandrins, comme Eratosthène et Aristophane de Byzance, ajoutaient à cette triade Phérécrates, qu'ils considéraient comme l'égal des trois autres. Il montre (p. 160) que le choix d'Eupolis, Aristophane, Cratinos pour illustrer l'ancienne comédie remonte à Dionysiadès de Mallos, qui vécut dans la première moitié du lllè s. av. J.C. Dionysadès de Mallos a qui constitue la première tentative de défien effet écrit un XapaKTT)p&ç ~ Cl>1À.0Kci>µq>001 nir différents styles comiques (Souda, s. v.). Or cet ouvrage serait à l'origine du n&pi fümpopiiç Kooµq>fücÏ>v de Platonius, en particulier du n&pi fümpopà.ç xapaK-riJpoov, qui porte exclusivement sur les comédies de Cratinos, Eupolis, Aristophane (Ath. VI 241 F). A. BLANCHARD, 1981, p. 24-27, a montré par ailleurs que les triades hellénistiques pourraient être héritées de la tradition aristotélicienne des deux extrêmes associés au moyen terme. C'est ainsi par exemple qu'il explique la triade des comédies de Ménandre proposée par le Codex Bodmer : La Samienne, avec Moschion le vertueux ; le Bouclier, avec Smicrinès le vicieux ; Le Bourru, avec Cnémon à la fois colérique, mais ennemi du mal, moyen terme entre les deux précédents. Pour lui, on retrouve la même logique dans la triade des poètes de l'archaia: Cratinos est violent; Eupolis est gracieux; Aristophane incarne le juste équilibre. H.G. NESsELRATI-1, 2000, p. 233-239, a montré que l'interprétation de cette triade n'a pas toujours été la même selon les époques. Les héritiers d'Aristote, particulièrement sensibles aux liens qui unissent l'histoire et la littérature, ont fait d'Eupolis le principal représentant de l'ancienne comédie en raison de la légende qui entourait sa mort. On racontait en effet qu 'Eupolis était mort noyé, poussé par Alcibiade alors que leur navire se dirigeait vers la Sicile en 415, ce dernier voulant se venger des attaques du poète à son encontre. L'anecdote est rapportée par Duris de Samos, un élève de Théophra.~te

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INTRODUCTION

de l'archaia font partie de la culture romaine. Lorsqu'il lit l'Orator de Cicéron, Atticus s'aperçoit que son ami a attribué par erreur une citation d 'Aristophane à Eupolis. Il le lui fait aussitôt remarquer et Cicéron l'engage à corriger les exemplaires dont il dispose' 1• Cette anecdote montre que Cicéron était suffisamment familier de l'ancienne comédie pour la citer sans consulter le texte et qu 'Atticus en avait une connaissance assez précise pour repérer l'erreur d'attribution 12• Pour illustrer le fait que grammaire et musique étaient autrefois indissociables, Quintilien évoque Prodamus, un personnage des Chèvres d'Eupolis, qui enseignait à la fois la grammaire et la musique. Il rappelle également que Maricas, double comique d'Hyperbolos, avouait dans une comédie d'Eupolis ne connaître de la musique que les signes 13• Il se peut que Quintilien se trompe de poète et fasse ici plutôt allusion à une réplique du Charcutier dans les Cavaliers d' Aristophane 14• Mais ce type de confusion provient de ce que, comme Cicéron, Quintilien écrit sans vérifier ses sources, confiant dans la familiarité qu'il entretient avec les œuvres comiques. Il rappelle ailleurs qu 'Eupolis admirait les qualités oratoires de Périclès et qu' Aristophane les comparait à la foudre : ces deux références sont parfaitement exactes et supposent une véritable fréquentation de l'archaia 15• L'ancienne comédie peut donc, sans invraisemblance, faire partie des sources d'inspiration d'un poète romain. (F. Gr. H., 76 F 73). Elle est reprise par Platonius dans son Iltpi füacpopàç ICO>µq>ÔlO>Vel directement mise en lien avec la fin de l'ancienne comédie: après la mon d'Eupolis, les poètes ont eu peur d'attaquer les hommes politiques. Pour les héritiers de la tradition aristotélicienne, au nombre desquels on trouve J. Tzetzes, Proem. 1 = Proleg. De com., XI a I, p. 27 Koster. Eupolis devient alors le principal représentant de l'ancienne comédie puisque sa mon a marqué la fin du genre et le passage à la comédie moyenne. beaucoup plus prudente sur la question des attaques. Mais les érudits alexandrins ont fait remarquer que cene anecdote était invraisemblable, dans la mesure où de nombreuses comédies d'Eupolis ont vu le jour après 415 (Eratosthène, F. Gr. H., 241 F 19). Pour eux, la littérature a ses propres lois indépendantes de l"histoire, et dans cette perspective, c'est Aristophane qu'il faut placer au-dessus des deux autres: il a su dépasser l'agressivité archaïque des deux premiers et faire évoluer le genre ; il est en ce sens le précurseur de Ménandre et Philémon (Prokg. Com. lli p. 9 Koster Aristophane, Test. 4 K.-A. ; Vita Arist., 1-4 Aristophane, Test. l K.-A.) 11 Cie., An .• XII, 6 a. 12 C'est la même familiarité avec les textes comiques qui permet à Cicéron d'ouvrir cene lettre à Atticus par une citation de Ter., Haw., 15, sans nommer ni le poète, ni la

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comédie. Quint, 1, 10, 18. Ar .• Eq .• 188. Voir J. COUSIN, notes comp. p. 179. 15 Quint., XII. 10, 65. L'admiration d'Eupolis pour Périclès correspond à un passage précis d'wie comédie, cité par Plin., Ep., 1, 20, 17. La comparaison avec la foudre se trouve effectivement chez Ar., Ach., 530. Il 14

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LES SATIRES D'HORACE ET LA COMÉDIE GRÉCO-LATINE

Il faut signaler par ailleurs que l'idée d'une filiation entre l'ancienne comédie et la satire n'est pas propre à Horace. Pour Quintilien 16, l'ancienne comédie cherche avant tout à stigmatiser les vices de ses contemporains: il se fait ici l'écho de l'image que les Romains avaient du genre. On ne s'étonne pas dès lors de la voir devenir un modèle pour la satire, qui se fixe le même objectif. On retrouve l'idée explicite d'une filiation chez Diomède et pour F. Leo, c'est Varron qui l'a introduite à Rome 17, autrement dit elle remonte à une tradition antérieure à Horace, qui se contenterait ici de reprendre un lieu commun sans lui donner davantage de valeur. Mais ce qui interroge le lecteur des Satires, c'est moi le locus lui-même que l'insistance avec laquelle Horace le reprend, alors même que rien ne le prédispose à s'inscrire dans une semblable tradition: ni les rapports qu'il semble entretenir avec le modèle grec, ni le contexte politique dans lequel il écrit, ni enfin l'idéal poétique qui est le sien. Quelle que soit la complexité du rapport que les Romains entretiennent avec la culture grecque, il est certain que l'élite est philhellène et que la référence grecque est toujours pourvue d'un certain prestige 18• Pourtant, 16

Quint., X, 1, 65, qui ajoute qu'elle a par ailleurs conservé le parler attique dans toute sa pureté, qu'elle associe la force et l'élégance du langage et qu'en ce sens elle convient parfaitement à l'instruction des jeunes orateurs. 17 F. LEO, 1889, p. 69 et suiv., montre notamment que les différentes étymologies proposées par Diomède pour satura (H. Keil, 1857, I, p. 485-486), sont héritées des recherches de Varron sur l'histoire littéraire. Il s'appuie en particulier sur le peu de place accordé par Diomède à Lucilius aux côtés d'Ennius, qui s'explique par le fait que Lucilius n'en est qu'à la première période de sa production au moment où Varron entreprend ses recherches. et sur la confrontation typiquement varronienne d'étymologies grecques et d'étymologies latines. 18 Tous les spécialistes s'accordent à reconnaître le philhellénisme de l'élite des Romains et la réprobation qu'il a suscitée au sein d'une réaction nationaliste et morale. Ce débat s'est incarné dans l'opposition de Scipion Emilien et de Caton. Sur ces questions, voir P. GRIMAL,1975, p. 201 sqq, p. 254 et suiv., p. 279 et suiv.; A.E. Asr!N, 1967, p. 294 et suiv., 1978, p. 157 et suiv.; E.S. GRUEN,1990, p. 56-57, p. 173-176. Les spécialistes ne s'accordent pas en revanche sur la dimension politique de ce philhellénisme. La plupart d'entre eux admettent que le philhellénisme des Romains reste en marge de leur pratique politique, qui demeure régie par le mos maiorum. J.L. FERRARY,1988, p. 510 sqq, 1991, p. 19-20, s'oppose à cette idée. Pour lui, en rendant hommage à la culture grecque, le pouvoir romain cherche à asseoir sa légitimité. Si l'amba~sade de Scipion en compagnie de Panétius est restée aussi célèbre, c'est qu'elle a été comprise comme telle. Si Paul-Emile a célébré les jeux triomphaux à Amphipolis à la manière grecque. c'est dans le même but. Mais P.S. GERow, 1990, p. 197-200. a montré les limites de ces analyses: rien ne prouve que l'ambassade de Scipion et Panétius ait été célèbre, puisque le seul témoignage qui nous soit parvenu est celui de Panétius lui-même, via son disciple Posidonius ; il est difficile de croire que Paul-Emile ait voulu rendre hommage à la culture grecque par ses jeux triomphaux, quand on se souvient qu'il venait de déporter en Italie mille Achéens, de massacrer

INI'RODUcnON

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si Horace reconnai"tla grandeur de la littérature grecque, il n'en condamne pas moins le snobisme avec lequel certains Romains affichent leur philhellénisme et il déconseille vivement aux poètes latins d'user de mots grecs 19• Il affirme que Quirinus lui est apparu une nuit qu'il composait des vers grecs, pour le lui interdire en ces termes : ln siluam non ligna feras insanius ac si magnas Graecorum malis implere cateruas2D.

Dans ce contexte, il est étonnant de le voir recourir, pour définir la satire, au modèle grec de la comédie ancienne quand il pourrait se référer plus simplement et plus directement à son prédécesseur Lucilius. La condamnation du snobisme philhellène se double sans doute de la revendication d'une littérature nationale de qualité: si les poètes romains ne doivent pas recourir aux mots grecs, c'est qu'ils peuvent écrire une poésie latine aussi belle que la poésie grecque 21 • Dès lors, Horace ne choisirait pas les poètes de I'archaia comme modèles par snobisme et pour conférer à ses Satires un certain prestige, mais par exigence poétique et pour annoncer qu'il entend défendre et illustrer la langue latine. Cette hypothèse est tout à fait vraisemblable, mais notre travail montrera qu'Horace a d'autres raisons pour préférer les modèles grecs aux modèles latins. Horace écrit par ailleurs dans un contexte politique singulier : celui des débuts d'Octave, qui conduiront à l'avénement du principat. C'est la 500 Etoliens et d'asservir 150 000 Epirotes. Sur le philhellénisme de Scipion Emilien, effectivement distinct de sa pratique politique, voir infra, p. 211. 19 S., I, 10,20-35. Pour K. FREUDENBURG, 1995, p. 173-184, l'arrière-plan de cette satire est le débat entre les analogistes, qui entendent réformer le latin pour en faire une langue pure, et les anomalistcs, qui entendent se conformer à !'usage malgré les anomalies. Mais lorsque ce débatporte sur la question du lexique grec, il rencontre la question du philhellénisme romain et c'est bien cette question qui intéresse ici Horace. Le thème est déjà présent chez Lucil., Il, 19, qui raille la « grécomanie,. de T. Albucius par la bouche de Q. Mucius Scaevola. Pas plus qu'Horace, Lucilius ne peut être soupçonné d'anti-hellénisme. Mais comme Horace, il réprouve le snobisme et les excès de certains philhellènes. E.S. GRUEN, 1990, p. 156, a montré que l'on trouve déjà cette condamnation chez Plaute, notamment lorsqu'il met des mots grecs dans la bouche d'esclaves ou de parasites grossiers (voir par exemple Capt., 880-882, Cas., 728-732, Most., 972, Pers., 159, Poen. 137, Ps., 210-211, 443, 482-488, 653-654, 700-712, toto, Sti., 707, Trin., 87, 418-419, 705-706, Truc., 558.) Sur l'admiration qu'Horace voue par ailleurs à la culture grecque, voir Ep., II, 1, 156. 20 S., I, 10, 34-35: « Vouloir renforcer les gros bataillons grecs n'est pas moins dément que porter de l'eau à la rivière. ,. 21 C'est ainsi que le comprend J. PERRET,1959, p. 51-52, pour qui, en déconseillant aux poètes de mêler des mots grecs aux mots latins, Horace ne refuse pas !'hellénisme mais fait preuve d'exigence poétique, d'un purisme dans la droite ligne de celui des Alexandrins. Sur les rapports d'Horace avec la poésie alexandrine, voir infra, p. 367-368.

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LES SATIRES D'HORACE ET LA COMÉDIE GRÉCO-LA TINE

fin de la République et l'éloge du franc-parler de l'ancienne comédie, franc-parler essentiellement politique, paraît bien périlleux. On peut légitimement s'étonner de le rencontrer chez un poète qui ne cherche certainement pas à déstabiliser Octave .. Enfin, dans L'Epître aux Pisons, Horace écrit: Non satis est pulchra esse poemata; dulcia sunto 22• Un poème doit être doux, c'est-à-dire suffisamment agréable à l'oreille de l'auditeur pour le mener où il veut, explique ensuite Horace. Dulce, que ce soit au sens propre lorsqu'il qualifie le go0t ou au sens figuré lorsqu'il s'applique aux êtres, s'oppose à acre, à la fois acide, piquant et agressif. C'est alors le choix même du genre de la satire qui pose question. Si la satire est le genre du francparler, autrement dit de l'attaque autorisée, on s'étonne de voir le chantre de la suavité poétique embrasser cette forme et souligner l'acerbitas, le piquant qu'elle partage avec l'ancienne comédie grecque. Si le rapprochement de l'archaia et de la satire n'est pas problématique en lui-même et constitue vraisemblablement une sorte de locus, la place qu'il occupe chez Horace, poète de la latinité, de la concorde politique et du verbe doux, soulève donc un certain nombre de questions, que la première partie de cet ouvrage s'emploiera à résoudre.

Les Satires et la comédie nouvelle

La comédie ancienne n'est pas le seul genre auquel se réfère Horace. Il place à ses côtés la comédie nouvelle, et en particulier Ménandre. Dans la satire II, 3, Damasippe, venu traquer Horace jusque dans sa retraite, dresse la liste des livres que celui-ci a emportés dans l'espoir de retrouver quelque inspiration et d'écrire : Quorsum pertinuit stipare Platona Menandro, Eupolin, Archilocum, comites educere tantos ?23

Il n'est pas possible de dater la satire. Mais en l'inscrivant au cœur de son recueil, Horace conduit le lecteur à penser que cette panne d'inspiration concerne les Satires. Les auteurs qu'il a emportés avec lui sont, sinon des modèles, du moins des sources capables de l'aider. Le choix de Ménandre n'est en lui-même pas plus invraisemblable que celui de 22

P., 99 : " Il ne suffit pas que les poèmes soient beaux ; ils doivent encore être doux. » S., U, 3, 11-12 : « A quoi t'a servi d'empiler Platon sur Ménandre, et Eupolis, et Archiloque, d'emmener avec toi de si prestigieux compagnons? ,. 23

INfRODUCTION

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l'ancienne comédie. Comme beaucoup de Romains à l'époque, Horace avait très certainement une véritable connaissance de la nea. Dans ses Epîtres, il reproche à ses contemporains de dédaigner les œuvres récentes et de ne jamais louer que les anciens. A l'en croire, les Romains apprennent par cœur les textes d' Accius, d' Afranius, de Plaute et de Térence, et se précipitent au théâtre pour les voir, satisfaits d'y reconnaître les modèles grecs : Dicitur Afrani toga conuenisse Menandro, Plautus ad exemplar Siculi properaf'f! Epicharmi 24 •

Le passif impersonnel dicitur laisse entendre qu'au moins toute une partie du public romain connaissait suffisamment la nouvelle comédie grecque, et en particulier Ménandre, pour être capable de reconnaître son influence dans les togatae d 'Afranius 25• Nous verrons cependant que les citations comiques contenues dans les Satires sont tirées de la palliata, dont Horace avait sans doute une meilleure connaissance par le simple fait qu'il la voyait encore représentée à son époque 26 • On peut bien sûr avancer la même hypothèse que pour l'ancienne comédie : en citant Ménandre plutôt que Plaute ou Térence, Horace, loin de faire preuve de snobisme philhellène, indiquerait qu'il entend écrire une poésie latine digne de la littérature grecque. Mais comme pour l'ancienne comédie, nous verrons qu'Horace a d'autres raisons pour nommer un poète grec plutôt que ses émules latins. Si la référence à la comédie nouvelle n'est pas problématique en ellemême, les aspects que prétend en retenir Horace dans Les Satires interrogent. Dans la satire I, 4, Horace refuse à sa propre production le statut de poésie. Pour l'expliquer, il compare la langue de la satire à celle de la comédie: dans la comédie, un père qui réprimande son fils parce qu'il est fou d'amour pour une courtisane emploie les mots qu'utiliserait un père dans la réalité ; les vers épiques à l'inverse, même transformés en 2" Ep.• Il, 1, 57-58 : « On dit que la toge d' Afranius eOt convenu à Ménandre, que le théâtre de Plaute est vif comme celui du Sicilien Epichanne. » 25 Sur la postérité de Ménandre dans l'antiquité, voir A.W. GoMME - F.H. SANDBACH, 1973, p. 2 et A. BLANCHARD, 1998, p. 213-218, qui a montré que leur modèle culturel a conduit les Alexandrins à admirer Ménandre beaucoup plus qu •Aristophane. Ce modèle culturel perdura. comme l'atteste la comparaison que Plutarque fait entre les deux poètes (Plutarque, Propos de table, VII, 8, 3 = Mor., 712). 26 D'après Ep., li, 1, 58-62, Plaute et Térence font encore partie à son époque des poètes qui font se déplacer les foules au théâtre. Sur les représentations de Plaute et Térence sous l'Empire, voir aussi Quint., li, 3, 178-182 et A. RoNCONI, 1970, 19-37.

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prose, ne ressemblent jamais au langage quotidien ; à l'instar de la comédie, la satire use des mots de tous les jours 27 • L'exemple comique choisi par Horace pour établir cette analogie est de toute évidence tiré de la nea ou de la palliata 28 • A ses yeux, nouvelle comédie et satire partagent une langue, celle du quotidien. Il faut noter ici que presque tous les manuscrits intitulent le recueil Sermones, autrement dit « Les Conversations » 29 • Dans ses Epîtres, Horace lui-même nomme par deux fois ses satires sermones 30 • Deux hypothèses s'offrent à nous : ou bien le titre original était effectivement Sermones et Horace ne fait que le respecter dans ses Epîtres ; ou bien certains copistes, forts du témoignage des Epîtres, ont imaginé que Sermones était le titre du recueil d'Horace et l'ont substitué au titre original. Pour les partisans de la première idée, Horace, désireux de se démarquer de Lucilius, de sa satire agressive et de son manque d'exigence stylistique, n'aurait pas voulu donner à son ouvrage le titre que portait celui de son prédécesseur3 1• Mais l'argument vaut également pour des copistes qui, frappés par la différence de ton entre le recueil d'Horace et celui de Lucilius, auraient choisi de ne pas leur donner le même titre. Par ailleurs, si Horace nomme ses satires sennones dans les Epîtres, il les nomme saturae dans le recueil lui-même 32• Il est donc impossible de savoir quel était le titre original des Satires. Quoi qu'il en soit, la tradition manuscrite et le témoignage des Epîtres font écho au passage de la satire I, 4 que nous 27

S.• 1. 4, 48-62. A. D1 BENEDETIO,1981, p. 300, n. 37, pense que ces réprimandes d'un père à son fils sont inspir«s de Térence car Horace fait nécessairement allusion à une comédie connue de tous ses lecteurs et Térence connaît une grande fortune au moment où il écrit les Satires. Il propose d'y voir une imitation d'un passage de )'Andria. E. WINDSOR LEACH. 1971, p. 621. pense qu'il s'agit plutôt d'une parodie des Adelphes. Rien ne nous parai"tpermettre pounant de trancher en faveur de Térence. car Plaute et les poètes comiques grecs n'étaient pas moins connus sous l'Empire que Térence. Nous pensons qu'il faut plutôt voir là la parodie d'une situation typique de la nea et de la palliata, sans que le satiriste ne songe précisément à telle ou telle comédie. 29 Le Blandinius uetustissimus portait, selon le témoignage de Cruquius, le titre de Eclogarum liber primus, ecloga se trouvant dans l'en-tête des satires de plusieurs manuscrits. Pour un classement des manuscrits en fonction de leurs variantes en deux catégories, voir F. KLINGNER, 1935 (b). p. 249 et suiv .• c.o. BRINK, 1971, p. 13 et suiv .• P. FEDEU, in F. Della Corte, 1991, p. 91-92, pour qui tous les manuscrits dérivent d'un même original antique. 30 Ep .• 1, 4. 1 ; II, 2. 60. 31 Pour U. KNOCHE, 1957 (2), p. 49, Horace veut renouveler le genre et débarrasser la satire de l'agressivité qui est la sienne chez Lucilius. Pour B.L. ULLMAN, 1913, p. 189, le mot de satura, qui évoque un mélange infonne (voir infra p. 19 et suiv.), est associé pour Horace au manque d'exigence stylistique de Lucilius, dont il entend se démarquer. 32 S .• Il. 1. 1 ; Il. 6, 17. 28

INTRODUCTION

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venons de citer : Horace entend donner aux Satires le ton de la conversation quotidienne, qu'il partage avec la comédie nouvelle. Cette filiation purement stylistique est problématique. Le langage de la conversation n'est pas une spécificité de la nouvelle comédie : on le retrouve dans de nombreux autres genres. Or dans ses Epîtres, lorsqu'il nomme ses satires sennones,Horace semble songer davantage à la diatribe cynique qu'à la nouvelle comédie 33 et Sennones est effectivement la traduction latine de Aia'tptfkii. Les commentateurs ont par ailleurs souvent souligné la proximité stylistique de certaines satires avec la diatribe. On voit mal dès lors pourquoi Horace choisit la nouvelle comédie pour définir la langue des Satires.

Sermones est également le terme par lequel les Romains désignent les dialogues socratiques. Le sermo est alors un dialogue de bon ton, d'où toute forme d'agressivité est exclue. Il s'oppose à la contentio, à la tension du propos qui caractérise les philosophes dogmatiques trop soucieux d'imposer leur point de vue. Or dans la satire II, 3 citée plus haut, aux côtés de la nouvelle comédie de Ménandre, aux côtés d'Eupolis et d' Archiloque, Horace cite un Platon parmi les sources possibles du satiriste et l'on s'est demandé s'il s'agissait du philosophe. Eupolis, poète de l'ancienne comédie déjà cité dans la satire I, 4, place les Satires sous le signe du franc-parler. Archiloque est un poète iambique, à qui Lycambe refusa sa fille en mariage après la lui avoir promise et qui se déchaîna alors contre lui dans ses vers, jusqu'à le pousser au suicide 34 • Comme Eupolis,

33 Dans Ep., II, 1, 60, pour illustrer la variété des goOts de chacun en littérature, il évoque les Bioneis sermonibus et sale nigro, « les entretiens à la manière de Bion, avec leur sel noir ,. . Chez Horace, le sel est la métaphore de la sévérité du satiriste avec les vices de ses contemporains (S., 1, 10, 3 ). Il désigne donc ici les satires et établit un lien entre la satire et la diatribe, sur lequel nous reviendrons au cours de notre travail. 34 C'est ce que laissent entendre Horace, Ep., l, 19, 25-31 et une scholie des Epo., VI, 13. Sur d'autres dénouements possibles, voir A. HAuVEITE, 1905, p. 67-77. On a pu s'appuyer sur Ep., l, 19 pour affirmer qu'Horace condamnait la rage des vers d' Archiloque et, à travers eux, toute forme de franc-parler. Le poète se targue en effet d'avoir le premier imité ses iambes, mais se défend d'avoir adopté leur agressivité meurtrière (Ep., 1, 19, 2331). Nous verrons que le rapport qu'Horace entretient avec la question du franc-parler est beaucoup plus complexe et qu'une affirmation de ce type ne peut pas être reçue naïvement comme une vérité. Il suffit pour s'en convaincre de relire l'Epo., VI, 11-13, dans laquelle on trouve une référence à Archiloque qui contredit absolument la précédente : Caue, caue, namque in ma/os asperrimus / parala toila comua, lqua/is Lycambae spretus injido gener, « Mais prends garde, prends garde : car je suis très agressif et je lève contre les méchants mes cornes toujours prêtes, comme le gendre qu'avait méprisé le déloyal Lycambès.,. Au lieu de reprocher à Archiloque sa vengeance poétique, Horace met en garde un ennemi qu'il ne nomme pas: s'il persiste à se mal conduire, le poète n'hésitera pas à employer avec lui les mêmes procédés qu •Archiloque avec son beau-père, autrement dit à user de franc-parler.

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il est un représentant du franc-parler. Platon pourrait donc être le poète comique contemporain d' Aristophane, cité pour les mêmes raisons qu'Eupolis. Le titre de certaines de ses comédies suffit en effet à montrer qu'il n'hésitait pas à attaquer nommément les acteurs politiques de son temps 35• Mais cette interprétation n'est guère satisfaisante. Dans un passage où il s'agit de déterminer les sources d'inspiration du satiriste et où chaque auteur semble représenter un genre, on comprend mal pourquoi Horace citerait deux poètes de l'ancienne comédie. On ne voit pas non plus pourquoi, pour illustrer l' archaia, Horace ne choisirait pas un second auteur de la triade consacrée et introduite dans la satire I, 4. Enfin, au milieu de trois représentants du franc-parler, Ménandre ferait figure d'intrus, la nea étant précisément caractérisée par la disparition progressive des attaques nominatives. C'est pourquoi la plupart des commentateurs considèrent que Platon est ici le philosophe 36 • Platon serait cité pour son art du dialogue, du sermo. Les sources du satiriste seraient dès lors

Il est difficile de dater avec précision l'épode VI et l'épître 19, mais on sait que les Epodes sont une œuvre de jeunesse, tandis que les épîtres qu'il est possible de situer dans le temps n'ont pas été écrites avant 23. autrement dit près de dix ans après les Satires. On voit donc mal pourquoi il faudrait accorder plus de poids à l'épître 19 qu •à 1'épode VI pour éclairer la question du franc-parler dans les Satires. Enfin. l'anecdote d'Archiloque et de Lycambe était connue et le nom du poète de Paros était étroitement associé à l'idée de franc-parler. En mettant Archiloque au nombre de ses livres de chevet. Horace souligne une fois encore que la libenas fait partie de l'art du satiriste. 35 On peut citer par exemple Pisandre, représentée avant 411, Hyperbolos, représentée en 419 ou 418, Cléophon, représentée aux Lénéennes de 405. Sur l'identification de Platon au poète comique. voir A. CARTAULT.1899, p. 336-337. n. 2. 36 Citer le philosophe Platon parmi des poètes comiques n'a rien de particulièrement incongru en soi. Ainsi dans la mosaïque de Mytilène trouve-t-on. au milieu de divers panneaux consacrés à Ménandre, un panneau consacré au Phédon. Le caractère théâtral des dialogues de Platon frappait déjà les anciens. De plus, Platon le philosophe apparaît dans une autre satire : dans la satire II. 4, Platon, bien que cité par Catius au nombre des philosophes que son maître dépasse en sagesse, est gratifié de l'épithète doctum. C'est alors comme auteur de maximes qu'il pourrait inspirer Horace. Pour L.F. HEINDORF. 1815. p. 290. Platon sans épithète représente nécessairement le Platon le plus célèbre dans l'antiquité, autrement dit le philosophe. le poète comique étant systématiquement nommé IlÀinwv ô Kroµuc6ç; pour P. LEJAY, 1911, p. 392, les quatre noms propres doivent représenter quatre genres distincts; pour A. KtESSLING,R. HEINZE, 1961 (8), p. 219, Platon et Ménandre sont associés comme ma.i"tresdu dialogue; A. PARKER,1986, p. 174. n. 14. s'appuie sur la satire II, 4. 3, dans laquelle Platon est sans aucun doute le philosophe ; P. FEDELI. dans F. DELLA CORTE et al., 11.2. 1991, ad loc., reprend l'argument de L.F. Heindorf; F. Vn..LENEUVE,1995, p. 153 n. 3, cite les vers 309-311 de l'An Poétique dans lesquels Horace engage le jeune poète à lire les ouvrages socratiques. Il faut noter cependant qu'en nommant Platon aux côtés d'Eupolis et de Ménandre, Horace sème le doute, et c'est pourquoi R. KASSEL.C. AUSTIN,PCG, Plato. Test. JO. préfèrent ne pas trancher. Nous montrerons que c'est précisément cette impossibilité de trancher que recherche Horace. Cf infra, p. 327328.

INI'RODUCTION

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classées en deux catégories: d'un côté Eupolis et Archiloque, pour les poètes du franc-parler ; de l'autre Ménandre et Platon, les maîtres du dialogue37. Mais nous nous trouvons alors face à un nouveau problème. Si Horace cite le philosophe Platon aux côtés de Ménandre comme maître du dialogue, cela signifie qu'il donne à sermo non seulement son sens large de langue quotidienne, mais aussi son sens plus étroit de conversation de bon ton, dépourvue d'agressivité. C'est peut-être pourquoi Horace choisit comme modèle la nouvelle comédie plutôt que la diatribe, connue précisément pour son agressivité. L'exemple retenu pose alors question : un père qui réprimande son fils ne tient pas avec lui une conversation de bon ton et ne saurait le faire sans une certaine tension. Par ailleurs, le franc-parler de l'ancienne comédie n'est pas dépourvu d'agressivité et il trouve difficilement sa place dans une conversation mesurée. Si la référence à la comédie nouvelle n'interroge pas en tant que telle, le fait qu 'Horace prétende lui emprunter son sermo pose donc question. Avec la notion de senno et la double référence à Ménandre et à Platon, le satiriste affiche en effet une seconde ambition qui vient contredire la première : il prétend mener une conversation de bon ton, dépourvue d'agressivité, dont on voit mal comment elle laisse place au franc-parler de l'ancienne comédie dont il se veut également l'héritier. La deuxième partie de notre ouvrage tentera d'élucider cette incohérence, que la référence au mime ne fait que renforcer.

Les Satires et le mime latin Dans la satire I, t 0, Horace établit un lien de parenté entre Lucilius et le mime Labérius. Il répond à un interlocuteur qui ne comprend pas qu'il puisse à la fois louer et critiquer son prédécesseur : 'At idem, quod sale multo urbem defricuit, chana laudatur eadem.' 37

Certains éditeurs vont dans le sens de cette répartition en plaçant un point d'interrogation après Menandro. C'est le cas de L.V. RAouL, 1818, ad loc., qui n'en tient cependant pas compte lorsqu'il traduit: « Que vous a donc servi cette savante escorte,/ Ce cortège poudreux d'auteurs de toute sorte,/ Archiloque et Ménandre, Eupolis et Platon? ». C'est également le cas de F. K.LlNGNER,1957, ad loc.; A. KIEssUNG,R. HEINZE,1961 (8), ad loc.; P. CARENAdans F. DELLACORTEet al., U.1. 1991, ad loc., qui en tient compte lorsqu'il traduit: «Ache cosa miravi comprimendo / Platone con Menandro, accompagnandoti / Eupoli con Archiloco, due grandi? ,. T. KEIGHTLEY, 1848, substitue un pointvirgule au point d'interrogation, répartissant lui aussi les quatre sources en deux groupes.

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LES SATIRES D'HORACE ET LA COMÉDIE GRÉCO-LA TINE

Nec tamen hoc tribuens dederim quoque cetem ; nam sic el Laberi mimos ut pulchm poemata mirer38•

Nous verrons que l'analogie entre Lucilius et Labérius a de nombreuses implications 39 • Nous nous en tenons ici au sens premier: Labérius et Lucilius présentent tous deux la même qualité, celle du franc-parler, et le même défaut, une certaine négligence stylistique. Par sa libertas, la satire serait donc l'héritière non seulement de l'ancienne comédie grecque, mais aussi du mime latin. Les Satires offrent effectivement un certain nombre de saynètes directement inspirées du mime. Le mime est un genre particulièrement difficile à définir, en raison de sa complexité et du caractère parfois contradictoire des sources. C'est d'abord l'art d'artistes ambulants venus de Grande Grèce. Au Ier siècle avant J.C., il est joué sur scène et dispose de textes écrits. Mais les deux formes de mimes coexistent longtemps, et jusqu'au Ier siècle avant J.C., les mimes circulatores, les bouffons ambulants, ne se distinguent sans doute pas clairement des mimes dramatiques. L'origine orientale du genre et sa pratique par des artistes ambulants, associées à la forme licencieuse qu'il prend parfois, expliquent assez qu'il ne soit pas de bon ton, parmi les Romains lettrés, d'afficher son goût pour le mime40 • Cicéron utilise l'épithète de mimus ou de mima pour stigmatiser la débauche de ses adversaires et il déconseille aux orateurs d'imiter les gesticulations des mimes 41 : le mime est regardé à la fois comme genre immoral et comme sous-genre dramatique. Il y a lieu de s'interroger dès lors sur la place qu'Horace lui accorde. Lorsqu'il emprunte des personnages ou des situations à la nouvelle comédie, le satiriste rend hommage à un genre qu'il admire, notamment en la personne de Térence. Il émet des réserves sur le style de Lucilius, mais il lui est difficile de passer sous silence son illustre prédécesseur lorsqu'il définit les lois de la satire et l'on comprend facilement la place qu'il lui accorde dans le recueil. On ne comprend pas en revanche pourquoi il 38

S., I, 10, 3-6: « 'Mais dans la même pièce, le même poète est loué parce qu'il se montra décapant pour la ville entière avec beaucoup de sel.' Et pourtant, en lui accordant cette qualité, je ne saurais lui attribuer toutes les autres ; car alors, j'admirerais aussi les mimes de Labérius comme de beaux poèmes. ,. 39 Voir infra, p. 252 et suiv. 40 Dans Macr., Sat., III, 14, 6, Scipion l'Africain visite une école dans laquelle les acteurs apprennent à danser avec des crotales et il en est profondément choqué. La danse avec des crotales était en particulier utilisée dans les mimes licencieux des cinaedi, et pour M.H. FRANÇOIS-GARELU, p. 155, les Grecs pourraient avoir introduit à Rome de semblables écoles au moment des jeux grecs de - 240. Sur le rapport que les Romains entretiennent avec le mime, voir infra, p. 247-252. 41 Cie., de Or, D, 239, 242, 244, 251 ; Or., 88; Verr., 3, 83.

INTRODUCTION

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choisit de se référer au mime, à l'égard duquel il éprouve d'évidentes réticences. S'il s'agissait seulement d'inscrire le franc-parler du satiriste dans une filiation comique, il pourrait se contenter de nommer l'ancienne comédie grecque, qu'il admire sans réserves et dont il loue même le style. Nous verrons par ailleurs que le mime est un genre de la gestuelle et de la danse, et qu'il vaut d'abord par sa dimension mimétique. Cela n'est pas sans poser question lorsqu'il s'agit de l'introduire dans Les Satires, genre exclusivement narratif. De ce point de vue, c'est l'intertextualité comique dans son ensemble qui pose question. Dans le livre X cité plus haut, Quintilien place la satire après l'épopée et l'élégie, et avant l'iambe, et la comédie après la tragédie : il reste fidèle à la classification d'Aristote, qui distingue d'un côté les genres qui imitent en racontant, de l'autre ceux qui imitent en représentant tous les personnages en actes 42 • Il existe donc une véritable hétérogénéité générique entre la satire et la comédie, à la lumière de laquelle il conviendra d'éclairer I 'intertextualité et la forme qu'elle peut prendre. Enfin, le franc-parler du mime ne s'intègre pas mieux que celui de l'ancienne comédie à la conversation de bon ton qu'Horace prétend mener en se référant à Ménandre et à Platon. Nous verrons pourtant que le satiriste juxtapose l'univers du mime et celui de la comédie nouvelle pour décrire les mêmes situations ou les mêmes personnages, prétendant concilier la liberté de ton et de parole du premier avec la mesure et les dialogues policés de la seconde. On pourra objecter que la satire est le genre du mélange et qu'Horace ne fait ici que sacrifier à la règle. Mais cette idée, pour être fondée, ne suffit pas à éclairer la place singulière qu 'occupent les différentes formes de comédie dans Les Satires.

La satura, genre du mélange Diomède donne plusieurs étymologies possibles pour satura 43 • Le terme pourrait être lié aux satyri, autrement dit aux drames satyriques, auxquels la satire emprunterait ses éléments obscènes. Mais on ne trouve aucun élément obscène chez Ennius, qui est pourtant le premier à avoir utilisé le terme de satura pour son œuvre. L'hypothèse est peu vraisemblable et n'est pas retenue par les linguistes modernes. Le terme pourrait également venir de l'expression satura lanx, qui désigne un plat religieux 42 43

Arstt .• Poet.• 1448 a, 19-23. Diomède, G.L., 1, 485.

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LES SATIRES D'HORACE ET LA COMÉDIE GRÉCO-LATINE

mélangeant divers ingrédients 44 • Par suite, il désignerait un plat sans valeur religieuse mais composé de multiples ingrédients, une sorte de macédoine de fruits ou de légumes. Enfin, il pourrait être issu de l'expression juridique Lexper saturam qui, par opposition à la Lex per se ou Lex singulitater; est une loi offrant différentes clauses non reliées entre elles 45 • Les linguistes s'accordent à reconnaître la vraisemblance de la troisième étymologie, celle de la macédoine de fruits ou de légumes, qu'ils retiennent généralement: la langue populaire a volontiers recours aux abréviations dans le domaine culinaire et le nom commun satura a toutes les chances d'être dérivé de l'adjectif satur appliqué à un nom de plat46. La satura littéraire mêle des éléments variés comme la macédoine mêle divers ingrédients : c'est le genre du mélange. Il faut noter que la notion de mélange est présente dans les trois dernières étymologies proposées par Diomède. Pour U. Knoche, la première étymologie elle-même peut être rattachée à cette idée : les anciens faisaient dériver le nom satyri de saturitas, considérant que les drames satyriques étaient des drames complets qui mêlaient tous les ingrédients du théâtre 47 • Le lien que l'étymologie établit entre la satura et le mélange est confirmé par l'histoire du genre. Avant Horace, ce sont Ennius, Lucilius et Varron qui utilisent le terme pour désigner leurs œuvres 48 • Or leur seul point commun est le mélange : mélange des thèmes pour Ennius, mélange des mètres pour Lucilius, mélange de la prose et des vers pour Varron 49 • Ce n'est qu'ensuite, avec 44

Dans l'expression satura lanx. satura est l'adjectif qualificatif satur, -ra, -rum, qui signifie « rassasié », et notamment « rassasié de nouniture ". Voir A. ERNOtrr,A. MEillET, s.u. Satur, -ra, -rum. 45 Sur la Lexper saturam et le sens péjoratif qui finit par être le sien, une loi plurielle étant une loi confuse et propre à servir toutes les supercheries, voir B. L. ULLMAN,1913, p. 183. 46 C'est l'étymologie retenue par B. L. ULLMAN,1913, p. 186, qui fait remarquer que le langage culinaire est utilisé aujourd'hui encore pour parler de littérature (mélanges, potpourri, macaronic poetry, etc ... ). On la retrouve également chez A. ERNOUT,A. MEILLET, s. u. Satur, -ra, -rum. V. KNOCHE,1957, p. 11-12, la reprend à son compte: il rapproche l'abréviation satura de mulsum, merum, calda, frigida; il note qu'une togata de Quinctius Atta et une atellane de Pomponius portent le titre de Satura, que ce titre rappelle la Phakè de Sopatros ou !'atellane Placenta et désigne très probablement la macédoine. 47 U. KNOCHE,1957 (2), p. 11, qui s'appuie sur Vespae, lud. Coci, 44. 48 G. L. HENDRICKSON, 1911, 129-143, s'oppose à l'idée que satura était utilisé comme titre par Ennius, Lucilius et Varron. li en veut pour preuve Varron, mais il passe sous silence le témoignage de Nonius, qui dit « Ennius satyrarum libro 1 » comme il dit « Ennius annalium libro 1 ►>, « Lucilius satyrarum libro 1 », ainsi que la lettre de Jérôme qui inscrit dans une liste de livres les Satyrarum Libri et Satyrarum Menippearum libri. Voir aussi Gell., 11, 18 et Suet., Gramm., Il. 49 Cie., Acad. Post., 1, 2, 8.

INTRODUCTION

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Lucilius, que le tenne a pris un autre sens, celui de poésie railleuse. Lucilius a en effet peu à peu adopté un mètre unique, l'hexamètre dactylique. Son œuvre a pourtant continué à porter le titre de saturae. L'idée que les anciens se faisaient du genre a ainsi évolué. La dimension de mélange n'a cependant jamais été oubliée. Pour Juvénal, la satura, qu'il préfère nommer farrago, est le miroir de l'âme humaine telle qu'elle existe depuis toujours, mélange de bonheurs et de malheurs, de vices et de vertus50• Horace lui-même semble s'en souvenir. Dans la satire II, 1, il écrit: Sunt quibus in satura uideor nimis acer51•

Il donne ici à la satire le sens qui est devenu le sien avec Lucilius : le genre du franc-parler et des attaques nominatives. C'est d'ailleurs sur ces questions que porte l'ensemble de la satire II, 1. Mais dans la satire II, 6, il semble se faire une autre idée du genre qu'il pratique: Quid prius illusN?m saturis musaque petkstn-s 2•

Il n'est plus question ici de franc-parler ni d'attaques nominatives, mais seulement du bonheur d'être retiré à la campagne et de pouvoir laisser libre cours à son inspiration : les saturae sont des poèmes prêts à accueillir tous les sujets. Horace revient ici à la notion de mélange, un mélange de thèmes, de personnages, de situations, un mélange qui fait de la satire le reflet de la vie, dans toute sa diversité et sa plénitude53 • C'est à cet aspect de la satire qu'il semble également songer lorsqu'il conclut la satire I, 1 : /am satis est: ne me Crispini scrinia lippi Conpilasse putes, uerbum non amplius adJamS4.



Juv., 1, 81-86: Ex quo Deucalion nimbis tollentibus aequor/nauigio monum ascendit sonesque poposcit / paulatimque anima caluerunt mollia saxa / et maribus ~ ostendit Pyrrha puellas, / quidquid agunt homines, uotum. timor, ira. uoluptas, / gaudia, discursus, nostri farrago libelli est. : « Tout ce qui se pratique depuis que Deucalion, porté par la mer grossie de pluies torrentielles, montaen barque sur le Parnasse et y consulta les oracles, depuis que s'amollissant les cailloux reçurent peu à peu la chaleur de la vie et que Pyrrha montra aux mâles des vierges nues ; oui tout ce qui agite les hommes, vœux, crainte, colère. volup~. joies, intrigues, tout cela vient se mêler dans mon livre. » Farrago est l'~uivalent de satura et, comme satura, a d'abord un sens alimentaire: c'est le mélange de divers grains qu'on laisse croître en herbe pour donner aux bestiaux. Farrago est moins noble que saturo et Juvénal confère au terme une certaine ironie. 51 S., Il, 1, 1 : « Il en est à qui je semble trop piquant dans la satire. ,. 52 S., D, 6, 17 : « Par quoi commencer, que mettre en lumière dans mes satires et ma poésie terre-à-terre. ,. 53 F. ALrnEIM, 1951, p. 363; B.L. ULI.MAN,1913, p. 186. 54 S., 1, 1, 120-121 : « C'est assez désormais: pour que tu ne me soupçoMes pas d'avoir pillé les coffrets de Crispinus l'ophtalmique, je n'ajouterai pas un mot de plus. ,.

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Horace s'adresse ici à Mécène. Il ne veut pas le lasser en se montrant aussi bavard que Crispinus: il juge qu'il en a assez dit. L'adverbe satis n'apparaît pas par hasard à la fin de la satire qui ouvre le recueil. Il a la même racine que l'adjectif satur55• Si l'on admet que la satura comme production littéraire vient d'une abréviation de satura lanx, satis a la même racine que la satire et Horace fait très probablement allusion au genre qu'il compte pratiquer dans tout le recueil, le genre de la satiété, le genre du mélange. L'étymologie de satura ramène alors à celle de sermo. Pour Varron, sermo dérive de sero, qui signifie d'abord « entrelacer, tresser» : le sermo relie deux interlocuteurs qui entrelacent leurs paroles, qui nouent un dialogue56.Pour A. Emout et A. Meillet, il n'y a pas de raison de douter de cette étymologie, car le latin a usé de la racine *ser plus que toute autre langue. Mais ils rapprochent sero de series, faisant de sermo « une enfilade de mots » 57• J. Dangel a rappelé par ailleurs que sero signifie aussi « semer en plantant grain à grain » : le sermo devient alors une conversation dans laquelle on ajoute les mots les uns après les autres58 • Dans tous les cas, le sermo est constitué d'éléments ajoutés les uns aux autres: comme la satura, il est un mélange. Mais la première étymologie insiste sur la cohésion de ces paroles ou de ces mots qui se mêlent, tandis que la seconde souligne la singularité des éléments, apportés les uns après les autres. Et ce qu'il faut éclairer dès lors dans Les Satires, c'est la manière dont s'opère la cohérence du mélange, dont s'articulent les différentes formes comiques, malgré les contradictions qu'elles introduisent dans le recueil. Dans ses Eléments de poétique, Jules Vuillemin établit une distinction claire entre satire et comédie : la comédie est pure fiction, et lorsqu'elle se plaît à rompre l'illusion théâtrale, « à supprimer la rampe entre réalité et représentation», elle donne à rire non plus des personnages, mais des personnes et elle devient satire 59 • Il prend notamment pour exemple de cette métamorphose satirique de la comédie la parabase des pièces d' Aristophane. On peut être tenté de retrouver cette frontière à ) 'intérieur des

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Voir A. ERNOUT, A. MEILLET, s. u. satur; -ra, -rum, qui montrent que satur et satis sont formé sur la même racine, le premier à partir d'un thème en -u, le second à partir d'un thème en -r. 56 Varron, L L, VI, 64. On retrouve la même idée chez Servius, Aen., IV. 277. 57 A. ERNOUT, A. MEILLET, S. u. sermo. 58 J. DANGEL, 1995, p. 22, qui fait remarquer que le vocabulaire latin est très souvent issu de la vie rurale. 59 J. VUJLLEMIN, 1991, p. 133-138.

INTRODUCTION

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Satires: elles hériteraient de la dimension satirique de l'ancienne comédie, à laquelle elles empruntent notamment les attaques nominatives, et la dimension proprement comique, au sens fictif du terme, serait empruntée à la comédie nouvelle. Mais notre travail consistera à montrer que les frontières ne sont jamais aussi clairement établies dans le recueil et que ces poèmes sont à la fois saturae et sermones, les éléments du mélange étant à la fois cohérents et hétérogènes. Dans L 'Epître aux Pisons, Horace considère que l' œuvre poétique doit être non seulement dulcis, mais aussi simplex et una, et la place qu'il confère à la comédie dans Les Satires suit cette règle. En atteste la manière même dont les différentes références comiques se superposent, jusqu'à se confondre et devenir parfois difficiles à démêler, jusqu'à effacer les frontières entre ancienne comédie et comédie nouvelle, entre satirique et comique.

Cet ouvrage se fixe donc plusieurs objectifs : comprendre pourquoi le poète de l 'œuvre dulcis, simplex et una choisit de se confronter au genre du franc-parler et du mélange ; mesurer les enjeux politico-moraux qui le poussent à introduire la comédie ancienne et le mime, genres de la libertas et du désordre, dans un recueil qui ne vise certainement pas à déstabiliser Octave ; montrer que, dans Les Satires, les différentes formes de comédie se mêlent jusqu'à se confondre et que l'ambiguïté caractérise à la fois la forme que prend cette intertextualité et la fonction que lui assigne Horace. Ambiguïté des sources, ambiguïté des lectures possibles, ambiguïté du propos moral et du propos politique : nous verrons que les terrains de l'ambiguïté sont multiples, au point qu'il nous paraîtra possible de parler d'une « poétique de l'ambiguïté», poétique au cœur de laquelle se trouve précisément le genre comique, caractérisé lui aussi par certaines formes d'ambiguïté. Le phénomène intertextuel ne vaut pas en tant que tel, mais parce qu'il permet de définir la poétique d'Horace, la manière dont il se situe face aux règles de la satire, l'influence du contexte politico-moral dans lequel il écrit, et finalement le tournant qu'il fait prendre au genre dans ce contexte singulier, autant de questions que nous aurons ici l'occasion d'aborder et auxquelles nous espérons apporter des réponses.

PREMIÈRE PARTIE

LA COMÉDIE ANCIENNE DANS LES SATIRES: LA UBERTAS EN THÉORIE ET EN PRATIQUE

Lorsque Horace fait de la satire l'héritière de la comédie ancienne et de son franc-parler, non seulement il s'inscrit dans une tradition antérieure qui remonte probablement à Varron, mais il donne du genre une définition parfaitement conforme à celle qui prévaut depuis Lucilius. La satura a d'abord été mélange de thèmes, puis mélange de mètres. Parce que Lucilius en a essentiellement usé pour servir ses combats politiques, n'hésitant pas à y nommer et à y malmener ses ennemis, la satire est devenue le genre de l'attaque autorisée. Chez Horace, un tel héritage n'est cependant pas sans poser question. Il écrit au moment où Octave assied son pouvoir à Rome, autrement dit alors que la république s 'apprête à laisser place au principat: l'heure n'est plus à la libertas, moins encore à la libertas telle qu'elle se manifeste dans la comédie ancienne, sous la démocratie athénienne. Lorsqu'il écrit Les Satires, Horace est un républicain repenti, qui vient d'entrer dans le cercle de Mécène, et on ne saurait le soupçonner de vouloir déstabiliser Octave. On comprend mal dès lors pourquoi il choisit d'écrire des satires et souligne les liens qu'elles entretiennent avec l 'archaia. Le genre correspond mal, d'ailleurs, à l'idéal poétique qui est le sien, celui de la suauitas. Enfin, s'il admire sans réserve la liberté de ton des poètes de la comédie ancienne, Horace adopte une attitude beaucoup plus ambiguë à l'égard de Lucilius. Tantôt il fait l'éloge de son franc-parler, le juge digne de la comédie ancienne et prétend l'imiter. Tantôt il le réprouve, l'oppose à celui des poètes de l'archaia et affirme s'en démarquer clairement. Ces contradictions interrogent d'autant plus qu'on voit mal quelles seraient les spécificités du francparler de Lucilius. Cette première partie se propose donc de résoudre les questions que soulève la référence à la comédie ancienne dans Les Satires : pourquoi Horace choisit-il d'écrire des satires? pourquoi souligne-t-il que la libertas caractérise le genre et jalonne-t-il lui-même son recueil d'attaques nominatives? pourquoi émet-il des réserves sur le franc-parler de Lucilius et aucune sur celui des poètes de I'archaia ? Il nous parat"t nécessaire tout d'abord de revenir à l'histoire du franc-parler à Athènes et à Rome. Nous verrons que, si le contexte culturel et politique athénien est favorable à la 1tapp11cria, le contexte culturel et politique romain est beaucoup plus complexe et ambivalent. Nous nous demanderons ensuite dans quelle mesure le contexte romain éclaire la manière dont Horace pratique le franc-parler. Nous nous interrogerons enfin sur la primauté que le satiriste choisit de donnerau modèle grec, alors que la filiation latine est beaucoup plus naturelle.

CHAPITRE PREMIER

L'ÉLOGE DU FRANC-PARLER: CONTEXTE CULTURELET POLITIQUEÀ ATHÈNES ET À ROME

Le terme de libertas par lequel Horace désigne le franc-parler des poètes de l'archaia, c'est-à-dire leur capacité à critiquer nommément et ouvertement ceux qui le méritent, est l'équivalent latin de la 1tapp110-ia grecque. C'est un terme chargé d'histoire et aux multiples connotations. Avant de comprendre la place qu'il occupe dans Les Satires, il convient de revenir sur les différentes valeurs qui sont les siennes dans l 'Athènes démocratique du Vè siècle av. J.C. d'une part, dans la culture romaine et dans le contexte politique complexe de la fin de la république et de l'avénement du principat d'autre part.

I. Le franc-parler dans I' Athènes du Vè siècle

1-1. Le franc-parler au théâtre : une réalité historique à nuancer Le témoignage du Pseudo-Xénophon laisse entendre que les Athéniens distinguaient deux formes de franc-parler au théâtre et qu'ils ne les toléraient pas de la même manière : icroµq>6eiv6' ao icai icaiccÏ>ç Àéy&1vtov µèv 6fiµov oùic tci>o-w,tva µ11 aùtoi dicourom icaicci>ç· l6ic;t 6è ic&À&uouo-1v, &i tiç nva pouÀ&tm, eo el6ot&ç ôn oùxi toû ôiJµou fo-tm où6& toù nÀ.iJ0ouç ô icroµq>6ouµevoç uM>l descitoyens. 47 Démosthène, Contre Midias, 56, à propos des chœurs de dithyrambe, mais il n'y a pas de raison pour qu'il en soit allé différemment avec les comédies et les tra~ies. 41 Platon écrit que la tragédie est destinée à « une assemblée où se pressent pêle-mêle, à côté des hommes, les enfants et les femmes, et les esclaves avec les hommes libres » (Gorgias 502 d). Mais on connaît le mépris de Platon pour le théâtre, qu'il veut exclure de la cité parce qu'il flatte les passions. au lieu de s'adresser à la raison. Cette description du public vise surtout à opposer la poésie au genre noble de la rhétorique, qui ne s'adresse qu'aux citoyens. La présence de quelques étrangers, de quelques femmes et de quelques esclaves lui a sans doute permis de grossir le trait et d'afficher son mépris pour le théitre.

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pour un ennemi de la 1tapp11cria,autrement dit pour un ennemi de la démocratie. C'est un risque que les démagogues attaqués par les poètes comiques ne pouvaient bien sûr pas courir. Et l'on arrive au paradoxe suivant : en attaquant exclusivement les acteurs du parti populaire, les poètes comiques pourraient mécontenter le peuple; mais c'est ainsi qu'ils se protègent le mieux des poursuites, car un démocrate ou un démagogue ne saurait reprocher à un poète comique d'user du franc-parler qui est précisément constitutif du régime qu'il défend.

II. Le contexte culturel et juridique romain

La république romaine n'est pas la démocratie athénienne et le populus n'est pas le demos49 • Les Romains opposent le populus, c'est-à-dire les citoyens regroupés en classes définies par l'Etat, et la turba, c'est-àdire la foule inorganisée et toujours susceptible de débordements. Cette opposition est significative: le peuple est une force à contenir, et c'est ce que les institutions politiques de la république s'emploient à faire. Tous les citoyens ont en théorie le droit de vote, mais dans la pratique, beaucoup ne l'exercent pas 50 : le peuple n'a pas voix au chapitre et la société est contrôlée par ses classes dirigeantes. La manière dont les citoyens peuvent intervenir à l'assemblée n'est pas la même à Athènes et à Rome : à Athènes, un héraut demande qui souhaite prendre la parole ; à Rome, un magistrat l'accorde à qui il juge bon. Les conditions politiques qui ont favorisé la 1tapp11criagrecque sont donc loin d'être réunies à Rome, où la libertas est une valeur ambivalente autour de laquelle se mettra peu à peu en place un cadre juridique. 49 Sur cette question, voir J. ELLUL,1963, p. 272-281, qui montre que l'avénement de la république marque certes la fin du régime aristocratique des gentes, mais le remplace par un système de privilèges accordés aux patriciens; J. GAUDEMET, 1967, p. 163-173; J. ROUGÉ, 1990, p. 28-35, pour qui la distinction entre plébéiens et patriciens se transforme au Ule siècle en distinctions fondées sur la richesse, qui n'introduisent pas moins d'inégalités dans la participation à la vie politique. so Dans les comices centuriates, par exemple, les centuries sont réparties en cinq classes. Les deux premières classes sont composées des citoyens les plus riches, et, bien que numériquement inférieures, elles sont majoritaires en nombre de centuries. Or ce sont les centuries, et non les individus, qui votent et l'on arrête le vote dès qu'il est acquis. C'est pourquoi les centuries pauvres non seulement ne l'emportent jamais, mais même ne votent pas. L'organisation des comices tributes repose sur le cadre des 35 tribus, dont 31 tribus rustiques et 4 tribus urbaines. Or les affranchis et les prolétaires sont inscrits d'office dans les 4 tribus urbaines. Les riches propriétaires et leur clientèle sont donc 11llllùesdes 31 tribus rustiques, et le vote n'est pas plus démocratique que dans les comices centuriates.

CONTEXTE CULTIJREL ET POLmQUE

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11.1. Le témoignage des orateurs Les Satires posent la question du franc-parler en poésie, et non en rhétorique. Nous choisissons pourtant d'opérer ce détour par la rhétorique pour deux raisons : d'une part la réticence des orateurs à l'égard de la libertas, alors même qu'ils reconnaissent que le cadre de l'action judiciaire peut l'autoriser, permet de mesurer à quel point les Romains entretiennent avec le franc-parler des rapports complexes; d'autre part, les orateurs s'intéressent en particulier aux attaques nominatives associées à des plaisanteries, ce qui nous ramène au satiriste, qui cherche à faire rire aux dépens de ceux qu'il stigmatise.

11.1.1. L'éloge de la libertas Le terme que les Romains utilisent comme un équivalent de 1tapp'1&p&ç 1t0Àuv. E>E.&lµfl lCUtÉV&lljf& XlOVltflV 0p(t1CTIV ÔÀTIV 1Caitoùç 1totaµoùç f1tT1ç, •, - 7

Au début de la comédie, Dicéopolis apparaît comme un double du poète 8 • Les apartés de Dicéopolis à l'endroit de Théôros prennent la valeur de commentaires émanant d' Aristophane lui-même. A travers Dicéopolis, c'est Aristophane qui stigmatise la cupidité et son corollaire le mensonge. U encore, le vice est à la fois moral et politique. A la cupidité des démagogues sont associées la gloutonnerie et l'ivrognerie : les attaques politico-morales contre le mensonge et la cupidité se transforment alors en attaques exclusivement morales. Dans Lysistrata, le commissaire du peuple, afin d'illustrer la licence des femmes, raconte que la femme du démagogue Démostratos se donnait en spectacle sur le toit de sa maison, parfaitement ivre, pendant que son époux encourageait le peuple à se battre et voulait enrôler des hoplites 9 • Les appels à la guerre

au mensonge, mais il ne s'agit pas d'un mensonge politique. Dans Nub., 1065-66, le Raisonnement Injuste rappelle qu'Hyperbolos s'est enrichi en vendant malhonnêtement des lampes: on sait qu'Hyperbolos fait partie de la nouvelle classe politique issue du commerce et de l'industrie, et fournissant les rangs des démocrates radicaux; mais dans la mesure où rien ne fait ici allusion à ses activités politiques, nous considérons que l'attaque est exclusivement morale. 6 C'est le cas par exemple de Cléon dans Ach., 6 et 377 et suiv., d'Hyperbolos dans Eq., 1303-4 et Nub., 1065-6. 1 Ach., 134-139, que nous traduisons: « Le Héraut. - Qu'on fasse approcher Théôros. / lbéôros. - Mc voici. / Dicéopolis. - (A part.) Un autre imposteur qu'on introduit là. / Théôros. - Nous ne serions pas restés en Thrace beaucoup de temps ... / Dicéopolis. -(A part.) Non par Zeus, si tu n'en avais pas retiré des indemnités conséquentes. / Théôros. - s'il n'était pas tombé tant de neige que le pays entier en fut couvert, et si les fleuves n'avaient pas été gelés. " 1 Voir infra, p. 355, n. 18. 9 Lys., 391-398.

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et au patriotisme de l'un cachent mal l'ivrognerie de l'autre: ceux qui prônent publiquement la vertu et le désintéressement sont en privé les plus grands débauchés et ne pensent qu'à satisfaire leurs appétits personnels. L'ivrognerie et la cupidité sont deux formes d'avidité associées, mais dans le second cas, la dimension politique est évincée au profit de la dimension morale. Certaines attaques ne sont pas de véritables attaques nominatives, dans la mesure où elles concernent des personnages fictifs, mais elles n'en sont pas moins éclairantes sur l'association des vices moraux et politiques. Dans les Paix, le devin Hiéroclès fait obstacle au retour à la paix uniquement parce qu'il exige sa part du sacrifice offert aux dieux. 10 Hiéroclès se comporte ici comme les démagogues. De même que ceux-ci refusent les compromis avec Sparte parce qu'ils voient dans la guerre l'occasion d'assouvir leurs ambitions personnelles et leur cupidité, de même Hiéroclès s'oppose à la paix pour pouvoir satisfaire sa gourmandise. La gloutonnerie est une forme d'avidité qui, comme la cupidité, se trouve étroitement liée au mensonge politique. Dans les Achamiens, l'ambassadeur qui précède lbéôros devant l'Assemblée avoue de lui-même que sa mission auprès du Grand-Roi a consisté à boire et à manger au-delà de toute mesure. Là encore c'est Dicéopolis qui établit le lien entre gloutonnerie, cupidité et démagogie, à la faveur d'un trait d'esprit:

TIP. Kai vai µà Ai' opviv tpmÀamov KÀErovuµou 1tapt8Tt1Œvflµïv· ovoµa o' tiv aùtci>cptvaç,. Al. Taùt' èip' tcpEVOIClÇEÇ où 060 opaxµàç cptpwv.11

La réplique de l 'Ambassadeur est une manière d'attaquer Cléonymos avec un motif moral, celui du mensonge. On voit là que les attaques d 'Aristophane peuvent être portées par tous les personnages, même s'ils incarnent des ennemis politiques du poète. Mais c'est la réponse de Dicéopolis qui nous intéresse ici. Deux interprétations sont possibles. On peut comprendre qu'en mangeant un oiseau Trompeur, l'Ambassadeur est devenu trompeur à son tour, autrement dit en fréquentant des démagogues, il est devenu démagogue à son tour : la gloutonnerie est une métaphore de la démagogie. On peut également comprendre que pour pouvoir se goinfrer à loisir, l'ambassadeur ne remplit pas auprès du Pax, 1046 et suiv. Ach., 88-90 : « L'ambassadeur. - Oui, et. par Zeus, il nous servit un jour un oiseau trois fois plus grand que Cléonymos; on l'appelait le Trompeur./ Dicéopolis. - (A part.) Voilà donc pourquoi tu nous trompais, toi, tout en touchant deux drachmes.,. w

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PRIMAUTÉ DU MODÈLE GREC

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Grand-Roi la mission qui lui a été confiée et ment aux Athéniens: l'incurie politique est la conséquence de la gloutonnerie. Il faut retenir les deux interprétations, qui ne s'excluent pas l'une l'autre. Dans les deux cas, morale et politique sont étroitement liées. Dicéopolis rappelle par ailleurs que l'ambassadeur était grassement payé durant sa mission : la gloutonnerie et l'ivrognerie ne font donc que s'ajouter à la cupidité; ce sont les trois motivations de l'ambassadeur-démagogue, qui constituent trois formes d'une même avidité. Etant plus directement liées au corps que la cupidité, la gloutonnerie et l'ivrognerie en sont les doubles grotesques. Si l'abus de nourriture et de vin parat"têtre une accusation moins grave que celle d'enrichissement personnel et de détournement de fonds publics, elle a une force comique plus grande qui rend l'attaque plus efficace encore 12• La dimension morale de l'attaque prend alors le pas sur la dimension politique. 1.1.2. Dans les attaques contre les citoyens

Dans les attaques contre le peuple, dont nous avons dit qu'elles constituaient une autre forme de franc-parler dans 1'ancienne comédie grecque, le motif politique se double aussi d'un motif moral13• Aristophane reproche ainsi au peuple d'être animé par la même cupidité que les démagogues. L'attaque est politique : cette cupidité le rend inapte à remplir sa fonction dans la démocratie. Mais la cause première est morale. Au début des Achamiens, Dicéopolis, porte-parole d'Aristophane, dénonce le désintérêt des Athéniens pour la politique : ils bavardent sur I'Agora et semblent peu soucieux de se rendre à l'Assemblée ; il a fallu imaginer de les rabattre au moyen d'une corde vermillonnée; désormais ils s'y précipitent pour ne pas être tachés par la corde et dénoncés à tous comme mauvais citoyens 14 • La honte du vermillon ne suffisant sans doute plus, les Athéniens ont institué le triobole, destiné à indemniser les citoyens qui prendraient le temps de remplir leurs devoirs politiques. Dans l'Assemblée des femmes, Aristophane dénonce l'effet pervers de cette institution : désormais, les citoyens se pressent à l'Assemblée et la corde 12

A la gloutonnerie des démagogues répond la gloutonnerie du peuple: dans les Cavalius, ~ détrône le Paphlagonien au profit du Charcutier parce que ce dernier a su lui proposer des plats plus ~lissants. Il Voir supra, p. 34-40. 14 Ach., 21-22.

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vermillonnée, au lieu de les rabattre, écarte ceux qui voudraient entrer de force quand il n'y a plus de place 15• Les bancs sont ainsi remplis de citoyens cupides, intéressés par l'indemnité qu'ils vont pouvoir toucher et parfaitement indifférents aux débats auxquels ils assistent. C'est exactement le public qu'il faut aux démagogues. C'est ce que Bdélycléon cherche à faire comprendre à son père Philocléon dans les Guêpes : Philocléon se rend au tribunal tous les jours et s'y met au service des intérêts de Cléon sans réfléchir, trop heureux de toucher le triobole; Bdélycléon lui montre que les démagogues se servent de lui, de sa cupidité et de son aveuglement pour s'enrichir à ses dépens 16• L'attaque est à la fois morale et politique. Aristophane reproche également au peuple sa stupidité. Là encore. le motif premier est moral et ses conséquences sont politiques. Dans les Grenouilles, Pantaclès est tellement idiot qu'il ne parvient pas à revêtir correctement son uniforme le jour où il doit défiler 17 : sa bêtise le rend inapte à la fonction militaire de tout citoyen. Dans l'Assemblée des femmes, Praxagora fait allusion à un orateur qui brouillait sans cesse les lettres et qui, pour désigner les places privilégiées à l'Assemblée, prononça ètaipaç (les hétaïres) au lieu d'ètépaç (les autres places) 18 ; incapable de maîtriser sa propre langue, il ne peut pas intervenir à l'Assemblée sans soulever les rires et se trouve dans l'impossibilité de participer sérieusement à la vie politique 19• La débauche sexuelle est également un vice moral dont les conséquences seules sont politiques. Dans les Grenouilles, le coryphée raille un certain Callias qui livra un combat naval revêtu d'une vulve en guise de peau de lion 20 • La peau de lion rappelle celle d'Héraclès que Dionysos endosse au début de la comédie pour se rendre aux Enfers. Callias est un débauché qui, ne pouvant se passer du sexe des femmes, le porte sur lui. Il devrait afficher un héroïsme digne d'Héraclès, mais sa débauche fait de lui un mauvais guerrier, partant un mauvais citoyen: il ne peut s'attirer que les railleries des ennemis.

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Eccl., 377-393. Vesp., 655 et suiv. 17 Ran., 1037-1040. 18 Eccl., 22-23. 19 Il faut noter deux attaques contre la stupidité qui ne sont pas explicitement associée à la vie politique : dans les Nub.. 1000-1001 et dans les Thesmophories, 273, on ttouvcdeux attaques contre les fils d'Hippocratès et leur bêtise. sans aucune allusion politique. 20 Ran., 428-430. 16

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Les attaques morales contre les efféminés ont elles aussi une dimension politique 21• Dans les Achamiens, Clisthènes et Straton font partie de la cohorte d •eunuques que l'ambassadeur prétend avoir reçu en cadeau du Grand-Roi 22 • Ils sont donc à la fois efféminés, puisqu'ils peuvent passer pour des eunuques, et corrompus, puisqu'ils s'associent à l'ambassadeur pour tromper les Athéniens. Dans les Cavaliers, le Charcutier promet de faire taire les orateurs démagogues et « de mettre Nicias en ... émoi. » 23 • Le verbe tapas.

Quelle que soit l'interprétation retenue pour ce fragment66, Lucilius vise ici l'auteur d'une loi, donc un homme politique précis. Le fragment 59

lbid.. XIV. 11. Ibid., XX, 3. 61 Ibid., H 44. 62 Ibid., H 86. 63 Ibid., V, 24: ne designati rostrum prwtoria pedesque. "' Ibid., XXX, 98: « , alliés, quel cas ils font de vous, alors qu'ils pourraient 60

vous épargner. » 65 Ibid., XXX, 99 : « lis admettent des lois qui mettent le peuple hors la loi. » 66 C. CICHORJUS, 1908, p. 211, suivi par F. CHARPIN, 1991, p. 234-235, voit dans ce fragment une allusion à la le.x lunia Penni de 126. En 186 et en 177, le Sénat avait déjà fait expulser tous les Italiens qui avaient émigré dans Rome. En 125, Flaccus, nommé consul, voulut apaiser les alliés en déposant une rogatio de ciuitate sociis danda. Le Sénat s'emporta et le tribun Junius Pennus saisit l'assemblée populaire d'un contre-projet qui répondait aux concessions de Flaccus par un redoublement de rigueur et expulsait les pérégrins en bloc. Ce fragment a été retenu comme une preuve du progressisme de Lucilius. Mais W J. RAsCHJŒ,1987. p. 313 et suiv ., fait remarquer à juste titre que populus ne peut en aucun cas désigner les Italiens, qu'ils soient alliés ou non, puisqu'ils n'étaient pas citoyens. (Voir J. HELu!ooUARCH, 1963, p. 515-516, 518). Pour lui, le fragment fait allusion à Tiberius Gracchus et à ses manœuvres politiques plus ou moins illégales : Tiberius porta sa proposition de loi agraire directement devant l'Assemblée sans consulter le Sénat ; il attribua la fortune d •Attale Ill à son financement, financement que le Sénat lui avait refusé ; il se fit élire deux fois comme tribun. Tout ceci, sans être franchement illégal, allait à l'encontre de la pratique institutionnelle établie.

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XXVI, 47 semble être une parodie du discours que fit Q. Caecilius Metellus Macedonicus durant sa préture en 131 pour encourager les hommes à se marier et à procréer" 7• Le fragment XXX, 42 pourrait viser M. Aemilius Lepidus et ses déboires militaires 68 , le fragment H 97 pourrait faire allusion à Mancinus et au supplice qui lui fut infligé devant Numance après le désastre de 13769 , les fragments VI, 17 à 20, qui mettent en scène un orateur démagogue, pourrait concerner C. Memmius, le tribun militaire des campagnes de Numance que Scipion chassa de l'armée 70 et le fragment VI, 11 décrit peut-être un homme politique connu 71• 11est bien sûr impossible de savoir si ces huit attaques étaient allusives ou si la victime était nommée dans les vers que nous n'avons pas conservés. S'il s'agissait d'allusions, il est difficile de savoir dans quelle mesure elles étaient ou non comprises des Romains. Celles que les spécialistes réussissent aujourd'hui encore à décrypter et dont l'interprétation fait l'unanimité devaient vraisemblablement être claires pour la plupart d'entre eux. Quoi qu'il en soit, ces fragments sont à inscrire du côté des attaques politiques. Les fragments que nous avons conservés offrent donc 24 attaques contre des acteurs de la vie politique romaine, dont 16 au moins sont nominatives. On trouve par ailleurs 2 attaques nominatives contre de célèbres philhellènes, 8 attaques nominatives contre de simples citoyens, 3 attaques nominatives contre des poètes 72• Malgré l'état lacunaire des 67

Gell., 1, 6. a transmis un passage de ce discours. Le fragment de Lucilius, avec la reprise de molestia et le jeu de mots sur ducunt et producunt, semble bien en être une parodie. 68 Lucil., XXX. 42 : caluus Palantino quidam uir non bonus bello. « pendant la guerre palantine, un chauve qui n'était pas valeureux.,. Voir C. ClcHoRIUS, 1908. p. 36. Sur les déboires militaires de M. Aemilius Lcpidus, voir Appien. /ber., 80. 69 Lucil.. H 97: Vidimus / Thomice cann>abina : « Nous l'avons vu attaché par une corde de jonc et de chanvre.,. Voir C. CICHoRrus, 1908, p. 37. Plut., n. Gr., 1 nous apprend que Mancinus, vaincu, entreprit de fuir son camp de nuit: les Numantins s·en aperçurent et prirent le camp : Mancinus voulut conclure une trêve : les Numantins ~lamèrent de traiter avec Tiberius. A la demande du peuple. Mancinus fut renvoyé aux Numantins. nu et enchaîné. 7 C. CICHORIUS.1908. p. 283, 305. 71 Lucil., VI, 11 : Si nosti. non magnus homo est, na.sutus. macel/us: « Si tu connais l'individu. il n'est pas grand: c'est un petit maigre qui a du nez.» Pour C. ÜCHORruS.1908, p. 283, 305. il s'agit encore de C. Memmius. F. MARX. 1978, ad loc., voit plutôt là la description d·un avare. 72 Les philhellènes sont Albucius dans le livre U, passim, et Crassus, gendre de Q. Mucius Scaevola dans le fragment VI. 6. Les attaques contre des individus concernent le crieur public Publius Gallonius, auquel Lucilius reproche son goOt du luxe (H 30). Ménius qui dilapida son patrimoine, dut vendre sa maison qui avait vue sur le forum, mais voulut conserver une colonne pour assister aux combats de gladiateurs (H 88), le captateur d'héritages Cassius Gaius et le délateur Tullus Quintus (XI, 11), le débauché Publicus Pavus

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Satires. il est donc possible d•affirmer que le franc-parler de Lucilius s •exerçait essentiellement aux dépens des hommes politiques de son temps. En ce sens. il n'est pas très différent de celui des poètes de la comédie ancienne. Mais certains aspects de la situation de Lucilius évoquent celle d'Horace et en font un modèle dangereux.

11.2. Un clûns et son patronus La situation de Lucilius par rapport à Scipion Emilien n'est pas exactement celle d•ttorace par rapport à Mécène. Lucilius n•avait pas besoin de Scipion pour accéder à une reconnaissance sociale et à une certaine aisance financière. Il était chevalier, son père était peut-être sénateur, son frère fut préteur en Sicile en 135 ou 134, sa sœur épousa Sextus Pompeius, gouverneur de Macédoine. Si Lucilius n'a pas embrassé la carrière des honneurs qui s •offrait à lui comme aux autres membres de sa famille, c•est donc par choix 73 • De même, sa fortune personnelle ne fait pas de doute 74 : il possédait une propriété en Sicile 75 ; il a acheté à Rome une maison suffisamment somptueuse pour avoir appartenu avant lui à Démétrios. fils de Séleucos IV de Syrie 76 ; enfin, Cicéron mentionne un Lucilius propriétaire de troupeaux, et il pourrait bien s•agir du poète 77 • C'est pourquoi certains spécialistes préfèrent voir dans la relation de Lucilius et de Scipion une véritable amitié, fondée sur une proximité idéologique et intellectuelle, et renforcée par quelques échanges de bons procédés 78 . Tubitanus (XIV, 11), l'usurier Lucius Trebellus (XV, 8), le bouffon Coelius (H 85), et Nucula (H 83). Lucilius n'épargne pas les hommes de lettres. Dans le fragment IX, 2, il critique la définition de poema qu •Accius a donnée dans ses Didascalia. IX, 8. Accius est par ailleurs nommé dans le fragment XXVlll, 41 et tout porte à croire que l'allusion à sa stature est une manière de railler sa présomption. Nous n'avons conservé que deux fragments de la satire X, et aucun ne contient d'attaque nominative. Cependant, si nous en croyons le témoignage des anciens (Probus. \lita Pers.. 10; Porphyrion, ad Hor. S. 1, 10, 53), cette satire aurait déterminé la vocation de Perse et aurait servi de modèle à son premier livre. La véhémence de l'imitation donne une idée de celle de l'original et la satire X devait contenir des attaques nominatives contre nombre de poètes et d'orateurs. 73 Sur ce sujet, voir C. ClcHORIUS,1908, p. 2-7 et 68- 70. 74 Sur ce sujet, voir C. CicHoRIUs, 1908, p. 23-28; M. CoFFEY, 1976, p. 36 et n. 14. 75 D'après les fragments XXVI. 35-38, il payait la redevance que versaient aux publicains les occupants des terrains cultivables de l'ager publicus. 76 H. PETER,Historic,un Romanorum Reliquiae, II, T. Pomponius Atticus fr. 6, Lipsiae,1906, p. 8. 77 Cie., de Or. Il, 70, 84. 711 Pour cette idée, voir W. KRENKEL, 1970, p. 21 ; W.J. RAsCHKE,1987, p. 304-307, qui pense que Lucilius a pu financer la campagne de Numance.

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Scipion, malgré sa double victoire à Carthage et à Numance, manque de soutien dans son propre parti et la politique intérieure ne lui offre pas les mêmes succès que les campagnes militaires: censeur entre 142 et 140, il s'est heurté à l'animosité de son collègue L. Mummius, qui l'a souvent empêché d'agir 79 ; en 141, Laelius, qui était son ami et briguait le consulat, a été battu par Q. Pompéius, qui l'avait trahi; en 140 T. Claudius Asellus l'attaque en justice 80 ; en 138, il poursuit pour malversation L. Aurelius Cotta, qui, défendu par Q. Caecilius Metellus Macedonicus, est acquitté malgré son évidente culpabilité ; cet acquittement signe la victoire politique de Macedonicus. Les appuis politiques finissent par manquer à Scipion dansson propre parti. Lorsqu'il est élu consul et se trouve en charge de la campagne contre Numance, le Sénat lui refuse les fonds nécessaires 81 • On comprend qu'il ait recherché d'autres alliances, notamment avec les chevaliers. L'amitié de Lucilius lui était sans doute précieuse à ce titre. En échange, Scipion permettait à Lucilius de pénétrer certains cercles de la nobilitas. Le rapport de Lucilius et de Scipion est donc beaucoup moins inégalitaire que celui d'Horace et de Mécène et relève moins clairement d'une relation de clientélisme. C'est pourtant en terme de clientélisme qu'Horace décrit les liens qui unissaient son prédécesseur à l'illustre homme politique. Dans la satire Il, 1, il établit explicitement une analogie entre les rapports qu'entretenaient Lucilius et Scipion et ceux qu'il entretient lui-même avec Mécène : Lucilius s'est autorisé toutes les attaques parce qu'il jouissait de la protection de Scipion; il vit lui aussi avec de grands personnages et peut prétendre à la même liberté 82 • Horace connaissait sans-doute la situation réelle de son prédécesseur et pouvait mesurer ce qui les séparait. Mais il se fait l'écho ici de l'image qui a cours dansla tradition et que Lucilius lui-même a contribué à créer dans ses Satires. Dans Les Satires, Lucilius affiche en effet les liens étroits qui l'unissent à Scipion. De nombreuses attaques nominatives notamment visent les ennemis de Scipion. Nous savons par exemple que lors du siège de Numance, Scipion s'emporta contre C. Caecilius Metellus Caprarius 83 , 79

Val-Max., VI, 4, 2 Cie., de Or., U, 268: la charge est peu claire, mais T. Claudius Asellus affirme que le lu.strum de Scipion fut malum infelixque, autrement dit il attaqueScipion sur la politique qui a été la sienne lors de sa censure ; il semble avoir été acquitté. 11 Plut., Apoth. Scip. Min., 15. 12 Lucil., Il, 1, 62-79. 83 Cie., De Or., Il, 267. 80

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auquel le fragment V, 24 fait vraisemblablement allusion et qui est explicitement visé dans le fragment H 85. Nous savons également qu'il méprisait Lucius Aurelius Cotta 84, attaqué dans le fragment X, 9. Il détestait Asellus : étant censeur, il lui fit retirer son cheval parce qu'il le jugeait indigne du rang de chevalier; réhabilité par Mummius et devenu tribun en 140, Asellus intenta un procès contre lui 85 , procès que réprouve le fragment XI, 8. Lucilius épouse donc les inimitiés de Scipion. Il en fait parfaitement la preuve lorsqu'il rapporte le jeu de mot que fit ce dernier aux dépens d'un certain Nucula 86 : le satiriste rend bien sOr hommage à la finesse d'esprit de son ami et lui assure la postérité 87 , mais il se fait également l'écho de ses mouvements d'humeur. Lucilius donne donc de lui-même dans ses Satires l'image d'un poète soucieux de servir les intérêts d'un puissant protecteur, et c'est ce qui explique qu'on fasse souvent du satiriste un cliens de Scipion 88 • En reprenant à son compte cette image, Horace montre qu'il est parfaitement conscient du rapprochement que ses lecteurs ne manqueront pas de faire : à leurs yeux, Mécène est à Horace ce que Scipion est à Lucilius. C'est un premier aspect par lequel Lucilius est un modèle qui s'impose pour Horace plus que celui de la comédie ancienne. Or cette proximité est particulièrement dangereuse, étant donné les enjeux politiques auxquels se confronte Lucilius.

0.3. Le combat d'un conse"ateur Il.3.1. Position politique de Scipion On a longtemps voulu voir en Scipion un réfonnateur, influencé par Panétius, soucieux de donner à l'impérialisme romain une caution philosophique et morale et désireux de voir évoluer le mos maiorum vers moins de rigorisme et davantage d'humanité 89 • Mais ce point de vue ne prévaut plus. Il est de moins en moins admis que les théories de Panétius aient cherché à justifier l'impérialisme romain. Seule l'hypothèse selon laquelle Panétius aurait été la source du De Republica de Cicéron fondait cette 84

Val.-Max.,VI, 4, 2. " Gell., 396-408. Voir aussi A. AYMARD,1948, 106-109. 116 Lucil., H. 83. 17 Ce jeu de mot est également rapporté par Cie., de Or., Il, 253 et l'on peut penser que Cicéron le connaissait grâce à Lucilius. 11 Sur la relation de clientélisme entre Scipion Emilien et Lucilius, voir F. MARx,19041905, p. XXXV; C. QCHORJUS, 1908, p. 53; M. COFFEY, 1976, p. 48. 19 Voir G.C. FlsKE, 1919, p. 66-80; W. CAPELLE, 1932, p. 95-112; P. FluELANDER, 1945, p. 341-346.

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idée. Or cette hypothèse a été remise en cause 90 • L'importance de l'influence Panétius sur Scipion Emilien a par ailleurs été exagérée 91 • Enfin, les faits démentent l'image d'un Scipion réformateur. Il est impérialiste sans états d'âme et détruit Carthage en dépit des dernières tentatives de négociation d'Hasdrubal 92 • Il applique les principes du mos maiorum avec la même rigueur que son père Aemilius Paullus, pourtant philhellène comme lui : de même qu 'Aemilius Paullus avait fait piétiner par des éléphants les déserteurs de sa légion, Scipion Emilien fait dévorer les siens par des bêtes sauvages lors des jeux du triomphe de Carthage 93 • Il existe donc un réel contraste entre les actes de Scipion et l'image que Cicéron donne de son humo.nitas dans le De Republica. Il faut admettre une dichotomie entre les intérêts intellectuels et la pratique politique, dichotomie que l'on trouvait également chez Caton. L'intérêt pour la culture grecque est un intérêt personnel, qui ne dépasse pas le cadre privé et ne remet pas en cause les principes du mos maiorum qui animent encore la vie publique 94 • Sur le plan politique, Scipion est un conservateur.

11.3.2. La lutte contre Tiberius Gracchus De 133 à 121, la politique intérieure de Rome est essentiellement mar-

quée par les réformes des Gracques, et l'opposition entre les conservateurs et les réformateurs trouve son expression concrète dans l'opposition entre les adversaires et les partisans de Tiberius, puis de Caïus Gracchus. Tiberius, par sa rogatio Sempronia, propose de limiter la surface occupée par les propriétaires de l'ager publicus à 500 jugères et de redistribuer les excédents aux citoyens pauvres en lots inaliénables de 30 jugères, moyennant le paiement d'une redevance, les 500 jugères laissés à leurs occupants devenant une possession définitive et nette d'impôt 95 • La rogatio

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R. WERNER,1950, p. 47-49, p. 77-78 et p. 100-101; A.E. ASTIN, 1967, p. 300; 1. TRENCSENY-WALDAPFEL, 1960, p. 87-92. 91 H. STRASBURGER, 1966, p. 72, s'appuyant sur Cicéron, ad Q. Fr. l, 1, 23 et Tusc. 2, 62, montre que d'autres influences sont beaucoup plus probables, notamment celle de Xénophon. 92 Polybe, xxxvm. 8, 1; A. AYMARD,1948, p. 106-109; A.E. ASTIN,1956, 162-176. 93 Liv., Per., 51; Val.-Max., 11,7, 13. 94 Voir D. C. EARL, 1962, 482-485, pour qui cela explique notamment l'absence d'allusions politiques dans le théâtre de Térence, qui s'inscrit dans le philhellénisme du cercle des Scipions; A.H. MAcl)ONALD,1968, 87; W.J. RAsCHKE,1987, p. 306 95 Surcettequestion,voirJ.M.DAVID,2000,p.129-130etC.N1c01..ET, 1977,p.129-131, qui a montré que la rogatio Sempronia de Tiberius n'avait rien de révolutionnaire, chacune de ses mesures ayant des précédents (la limite de 500 jugères, par exemple, est ancienne.

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Sempronia mécontentait les sénateurs, qu'elle lésait et qui invoquaient une sorte de droit héréditaire sur l 'ager publicus. Elle inquiétait également les alliés italiens : après la conquête, les Romains avaient laissé aux propriétaires la jouissance de leurs terres ; elles risquaient de leur être confisquées. Les Italiens étaient impuissants, mais les sénateurs opposèrent à la rogatio de Tiberius l 'interc:essiode son collègue Octavius. Tiberius entreprit de faire destituer Octavius par le peuple qui l'avait élu. Octavius abandonna son interc:essioet la loi fut votée. Mais lorsqu'en 133 Tiberius, malgré la tradition, brigua un second tribunat, il fut assassiné par les sénateurs les plus résolus. Comme conservateur, Scipion, bien que beaufrère de Tiberius, s'oppose à sa réforme. Lorsqu'en 131 ou 130 Carbo l'interroge publiquement sur le sujet, il ne cache pas sa désapprobation 96 • Il passe d'ailleurs pour avoir approuvé la mort de Tiberius 97 • On ne s'étonne donc pas de constater que la plupart des hommes politiques attaqués par Lucilius sont liés à Tiberius Gracchus et se sont montrés plus ou moins favorables à ses réformes agraires. Le livre Il met en scène le procès de P. Mucius Scaevola, accusé par T. Albucius de malversations. Lucilius met dans la bouche de T. Albucius les accusations les plus infamantes, allant du vol de vêtements féminins au meurtre d'un impotent. Or P. Mucius Scaevola a aidé Tiberius à imaginer sa réforme agraire. Consul l'année où Tiberius était tribun, il a refusé la proposition de Scipion Nasica, qui voulait employer la force contre Tiberius et qui disposait pourtant alors de la majorité au Sénat. Ce n'est_qu'après la mort de Tiberius qu'il a donné raison aux sénateurs en publiant trois décrets justifiant le meurtre 98 • Q. Metellus Macedonicus est une autre victime politique de Lucilius. Nous avons dit que le fragment XXVI, 47 était une parodie de son discours sur le mariage lors de sa censure. Si le fragment XXVI, 42 est bien une attaque contre C. Servilius Vatia, il est indirectement une attaque contre Metellus, C. Servilius Vatia étant son gendre. De même, le fragment XI, 9, qui fait allusion au procès de L. Aurelius Cotta, poursuivi en justice pour avoir refusé de payer ses dettes et abusé de son inviolabilité

mais n'a jamais été respectée), mais qu'elle fonnait un tout cohérent qui risquait d'être efficace et qui pour cette raison a aussitôt mécontenté. 96 Cie., de Or., II, 25,206; Mil., 8; Liv., Per.,59; Vell., Il, 4, 4. Mucius Scaevola aida Tiberius à rédiger le texte de la loi agraire : Plut., 1i. Gr., 9, 1. ~ Plut., 1ib. Gr., 21, 7: quand il apprit à Numance la mort de Tiberius, Scipion la salua avec un vers d'Homère, Od. 1, 47: 'Qç à1t6À.01to 11:aiÜÀÀ.oç,ônç to1aùtét y& (,&Ço1.« Périsse comme lui qui voudrait l'imiter! » 911 L. ROBINSON,

1953-54, p. 32.

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de tribun, est une attaque indirecte contre Metellus Macedonicus, qui le défendait face à Scipion 99 • Or Metellus était également partisan de la réforme, même s'il souhaitait une réforme modérée. Il était d'accord sur le principe d'une redistribution de l'ager publicus, mais opposé aux méthodes radicales de Tiberius, qui lésait trop la nobilitas 100• Nous avons dit que Lupus était L. Cornelius Lentulus Lupus. Lucilius l'attaque dans tout le livre I, où les dieux le jugent coupable de la dégradation des mœurs romaines et le condamnent à mort. Il le stigmatise comme parjure et corrompu dans le fragment H 44 en compagnie de Caïus Papirus Carbo. Or Caïus Papirus Carbo était un partisan de Tiberius Gracchus: c'est lui qui demanda publiquement à Scipion ce qu'il pensait de Tiberius et de ses réformes 101• De même L. Cornelius Lentulus était un allié politique de Metellus, qui le fit princeps senatus alors que Scipion était lui aussi éligible cette année-là 102• Il appartenait donc lui aussi à la faction des sénateurs réformateurs et Lucilius ne l'associe pas à Caïus Papirius Carbo par hasard. Toute la famille de C. Caecilius Metellus Caprarius était affiliée au parti des réformateurs. De même les sympathies populaires de L. Mummius sont connues et l'on sait combien L. Mummius et Sei pion se sont opposés durant leur censure : pour obtenir le soutien de Mummius, Asellus devait appartenir à la même famille politique que lui, celle des réformateurs. 99

Val.-Max., VI, 5, 4. Après huit procès, Colla fut acquitté. Son fils, consul en I 19, proposa au Sénat que Marius, tribun, soit reçu pour défendre sa mesure concernant le vote des comices. Il cédait en réalité au chantage de Marius, qui l'avait menacé de prison. L. Metellus, l'autre consul et neveu de Macedonicus, voulut lui venir en aide, mais Marius menaçait là encore d'arrêter Colla. Le Sénat n'eut pas d'autre recours que de recevoir Marius. Pour L. ROBINSON, 1953-54, p. 35, le fait que Lucilius cite le fils et le père dans le même fragment est sans doute une manière de faire allusion à cc qu'ils ont de commun: tous deux ont bénéficié du soutien d'un Metellus. l'un avec succès, l'autre en vain. En Colla, c'est donc bien l'ami de Metellus que Lucilius attaque. 100 Plut., TI. Gr., 14. 4: lorsqu'Anale Philometor meurt, il institue le peuple romain comme héritier de son royaume de Pergame. Tiberius propose que l'argent du roi soit distribué aux citoyens à qui le sort avait fait attribuer des terres pour leurs premiers frais d'installation et de culture; quant aux villes qui faisaient partie du royaume d' Anale, il déclare que le Sénat n'aura pas le droit d'en délibérer et qu'il s'en réfèrera au peuple luimême. C'est alors que Quintus Metellus attaque Tiberius en ces termes: « Lorsque ton père était censeur, chaque fois qu'il rentrait chez lui après dîner, les citoyens éteignaient leurs lumières, pour qu'il ne vît pas qu'ils prolongeaient outre mesure leurs festins et leurs beuveries ; toi, au contraire, tu te fais éclairer la nuit par les gueux les plus impudents ,._ Quintus Metellus fait ici allusion au fait que Tiberius Gracchus, parce qu'il a usé de méthodes trop radicales et a renié sa propre classe, s'est attiré de si nombreuses haines qu'il doit partout se faire escorter, et qui plus est de gueux. car ce sont bien les seuls à vouloir le protéger désormais. 101 Cie., de Or., 11, 106; Mil., 8; Off., II, 43. I02 C. CJCHORIUS, 1908, p. 58 et 22.

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11.3.3.La lulû! contre Caius Gracchus Les livres XXVI à XXIX sont écrits entre 132 et 129 103 : Scipion est encore en vie. Lorsqu'il attaque ses ennemis politiques ou lorsqu'il chante ses victoires militaires, Lucilius cherche sans aucun doute à faciliter la carrière de son ami. La plupart des autres livres sont écrits après 119 104• Scipion est mort depuis au moins dix ans: il n'a plus besoin de soutien politique, ses adversaires ne peuvent plus lui nuire. Lucilius n'abandonne pourtant pas les attaques susceptibles de servir sa cause. Le désir de rendre hommage à un ami ou le souci de servir un patronus ne suffisent donc pas à expliquer le franc-parler du satiriste. La seule explication possible est la suivante : il poursuit le combat de Scipion, parce que ce combat a toujours été le sien, le demeure et n'a rien perdu de son actualité. Toutes les satires ont été écrites après 133, donc après la mort de Tiberius. On peut s'étonner de voir Lucilius s'acharner contre les anciens par• tisans de Tiberius, alors même que celui-ci est mort. Mais il faut se souvenir du contexte politique dans lequel Tiberius laisse Rome. La question des réformes agraires ne disparaît pas avec lui. Son frère Caïus reprend le flambeau dès 124 : élu tribun, il remet en vigueur ses propositions concernant la redistribution des terres et le droit de cité des alliés 105•

103

Sur la chronologie des Satires, voir F. CHARPIN,1978, p. 28-31. Velleius, Il, 9, 3 écrit : Clara per idem aeui spatium fuere ingenia in togatis Africani, in tragoediis Pacuui atque Acci ( ... ) celebre et Lucili nomen fuit qui sub P. Africano Numantino eques militawrat. que nous traduisons : « Le même siècle connut de brillants talents, celui d' Africanus pour la togata, celui de Pacuvius et d'Accius pour la tragédie. et le nom de Lucilius, qui avait combattu à Numance comme chevalier sous le commandement de P. Africanus, devint célèbre. ,. Velleius utilise le plus-que-parfait pour parler de la campagne de Numance: elle est antérieure à la publication des Satires, qui est donc postérieure à 133. Les livres XXVI à XXIX sont écrits en rythmes iambiques, trochaïques et dactyliques. Lucilius. encore influencé par Ennius, n'a pas encore trouvé la forme qu'il adoptera ensuite et dont Horace héritera. celle des hexamètres dactyliques. Ce sont donc les premiers livres publiés par Lucilius. Certaines allusions du livre XXVI permettent de le situer vers 131130. Ainsi, le fragment 47 parodie le discours que Metellus fit sur le mariage en 131 : pour que l'effet parodique fonctionne, il faut que le discours de Metellus soit suffisamment récent pour que les Romains l'aient encore en mémoire. 104 Le fragment 8 du livre I évoque la mort de Scipion. Le procès que relate le livre II a eu lieu en 119. Si le fragment V, 24 fait bien allusion à C. Caecilius, le livre V a été écrit juste avant 117, l'année où C. Caecilius exerça sa préture. L'allusion du fragment 10 aux intrigues de L. Opirnius suppose que le livre XI a été écrit entre 116, date à laquelle L. Opimius fut nommé président de la délégation sénatoriale chargée des affaires de Numidie (Sail .• lug .• 16) et 110, date à laquelle il mourut en exil (Cie .• Sest .• 140). Cicéron, Brut., 160 nous apprend qu'une satire de Lucilius décrit un banquet offert par Granius à L. Licinius Crassus. alors tribun; or le livre XX décrit un banquet; s'il s'agit bien de la satire à laquelle Cicéron fait allusion, il a été écrit en 107. année du tribunat de Crassus. 105 Voir J.M. DAVID, 2000, p. 135 et 137-138; A. LrNTOTT,1992, p. 43-47.

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Assassiné à son tour, il laisse derrière lui un parti populaire bien décidé à faire valoir ses revendications, qui permettra l'ascension de Marius 106• Les attaques de Lucilius contre les partisans de Tiberius visent moins à revenir sur les événements récents, qu'à poursuivre un combat rendu pressant par l'actualité même, le combat des conservateurs. Le fait que la majeure partie des attaques de Lucilius se rattache plus ou moins directement à la question des réformes agraires proposées par Tiberius Gracchus •07 suffit à prouver que les Satires, loin d'être le chant d'un cliens à la gloire de son patronus disparu, sont directement ancrées dans l'actualité politique de Rome la plus brulante : attaquer un ancien partisan de Tiberius, c'est attaquer Caius et le parti populaire 108• 106

Pour J.M. DAVID,2000, p. 139-140, qui s'appuie sur Plut., C. Gr., 11-47, Cie., De amie., 41, Br., 212 et Salluste, B.l, 31, 7, c'est moins leurs réfonnes que leur extrême popularité et leurs ambitions affichées qui firent réagir les ennemis des Gracques : elles étaient en effet interprétées comme une aspiration à la tyrannie. 107 Seuls deux des acteurs de la vie politique attaqués nommément par Lucilius semblent ne pas être liés à la question des réformes agraires de Tiberius Gracchus et des alliés. Dans le fragment XX, 3, Lucilius s'empone contre la loi de Calpurnius Pison. la /ex Calpurnia qui instituait à titre permanent une commission sénatoriale chargée des actions de repetundis. L'idée était de réclamer aux magistrats les sommes indOment extorquées. On peut s'étonner de ce que Lucilius, qui attaque si souvent ses ennemis politiques sur le thème de la corruption, s'oppose à la /ex Calpurnia. Dans les faits, cette loi semble avoir mis en place des procédures interminables qui permirent de camoufler cenains scandales. De plus, elle ne proposait pas d'autre peine que la restitution des sommes extorquées, avec éventuellement le versement de dommages et intérêts. Il se peut donc que Lucilius manifeste ici son désaccord avec une loi qui, sous couvert de mettre un terme à la corruption, ne ferait en réalité que la tolérer, voire l'encourager. Voir F. Clwu>IN, 1979, p. 262. L'autre attaque nominative qu'il paraît difficile de relier à la question de la loi agraire se trouve dans le fragment H 44 : aux côtés de Lupus et de Caïus Papirius Caroo, que nous avons déjà évoqués, Lucilius s'en prend à Lucius Hostilius Tubulus, préteur en 142, dont nous savons qu'il fut accusé de corruption, qui s'exila pour ne pas comparaître, et qui finalement s'empoisonna (Cie., Att., XII, 5, 3; Fin., IV, 77; V, 62; Il, 54). Les deux attaques nominatives sans lien apparent avec les combats habituels de Lucilius sont vraisemblablement toutes deux des attaques contre la corruption, qui est le thème principal de l'ensemble des attaques nominatives. Hll! Aucun des fragments habituellement retenus pour affirmer que Lucilius était un conservateur modéré, voire un progressiste, ne résiste à l'analyse. C. CICHORrus,1908, p. 211 et F. ÔiARPIN, 1991, p. 234-5, voient dans XXX, 99 la critique de la trop rigoureuse /e..rlunia Penia, mais W.J. RAscHKE,1987, p. 313 et suiv. a montré que cette interprétation résultait d'un faux-sens sur le mot populus et a proposé d'y voir une allusion aux manœuvres illégales de Tibérius Gracchus (voir supra, p. 139, n. 65). C. CtCHORJUS, 1908, p. 147 et suiv. et MARX, 1978, ad /oc. voient dans XXVII, 9 la réprobation de l'assassinat de Tibérius Gracchus; W.J. RAsCHKE,1987. p. 312, s'accorde avec eux mais n'en conclut pas que Lucilius était modéré : il fait remarquer que ce fragment pouvait très bien être mis dans la bouche d'un personnage distinct de Lucilius, peut-être dans la bouche de Tibérius Gracchus lui-même. Enfin, C. CtCHORIUS,1908, p. 208-211, G.C. FtSKE, 1920, p. 371, J. CHRISTES,1971, p. 172 et M. CoFFEY,1976, p. 40 voient dans XXX, 98 une défense des alliés, donc une position progressiste, mais il faut rappeler que, comme Scipion, Lucilius

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D.3.4. Une daagernue proximiU tiffe la période octamnne L'œuvre de Lucilius est donc celle d'un conservateur convaincu et toutes ses attaques nominatives visent des ennemis de Scipion ou des réformateurs. Cela ne signifie pas que toutes ses attaques nominatives aient un motif explicitement politique. C'est le cas d'un certain nombre d'entre elles et c'est ce qui le distingue d'Horace, chez qui l'on ne rencontre jamais de motif explicitement politique. Lucilius n'hésite pas à attaquer nommément C. Caecilius Metellus Caprarius dans sa fonction de préteur, T. Claudius Asellus comme ennemi ouvert de Scipion ou Calpurnius Pison pour la loi qu'il a promulguée 109. Mais comme chez Aristophane, morale et politique sont étroitement associées et certaines attaques nominatives mêlent les deux motifs : dans la satire I l'assemblée des dieux condamne L. Cornelius Lupus parce que sa débauche a précipité la chute de Rome ; dans la satire X, 11, Cassius Gaius est la fois un voleur et un délateur ; dans la satire XIV, 11, P. Pavus Tubitanus est un questeur débauché. Il arrive également que le motif politique demeure implicite et que Lucilius choisisse d'attaquer ses ennemis politiques sur le terrain de la seule morale : l'un est goinfre, un autre débauché, un autre . On a souvent affirmé que Lucilius pouvait cupide, un autre parjure 110 s'autoriser des attaques nominatives parce qu'il était protégé par Scipion1u. Mais nous avons dit d'une part que Scipion n'a pas toujours été l'homme puissant qu'on fait de lui, d'autre part que Lucilius a manifesté le même franc-parler après sa mort. Plutôt que Scipion, c'est le choix des motifs qui nous semble avoir protégé Lucilius. Il attaque rarement de front ses victimes, il ne leur reproche pas directement leurs prises de position face aux réformes des Gracques, sujet trop épineux et sur lequel les Romains sont encore divisés, mais il a recours à des motifs moraux et stigmatise des vices qui sont condamnés par tous 112 . En ce sens, Lucilius avait intérêt à prendre le parti des riches exploitants panni les allliés, car ils étaient un soutien dans la lutte contre les réformes agraires. 09 • Lucil.. V, 24; XI. 8 et H 85: XX, 3. Voir aussi XXX, 99 contre une autre loi, peut-être de J. Pennus et XXX, 98 contre un homme politique, peut-être Opimius (sur ces deux fragments et les hypothèses auxquelles ils ont donné lieu, voir supra, p. 208.) 110 Voir Lucil., Il; VI, 6; XI, 9: XI. 10; XV, 8: H 44. 111 Voir par exemple L. ROBINSON, 1953-4, p. 31-35. 112 Il pousse le respect de l'opinion commune jusqu'à n'attaquer nommément que des victimes qui ont été officiellement reconnues coupables, comme s'il se contentait de rappeler les fautes que l'opinion publique a fustigées et que la justice romaine a punies : Lupus a été condamné pour péculat ; T. Albucius a réellement poursuivi en justice Mucius Scaevola ; Caïus Manlius Vulso a été accusé de corruption et l'Etat romain a longtemps retardé son triomphe; Opimius a été condamné pour ses intrigues numides (Cie., Br., 128); Lucius Hostilius Tubulus a été reconnu coupable et sa mémoire fut longtemps haïe

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pourrait êtte une référence tout aussi acceptable que l'ancienne comédie grecque. Horace pourrait prétendre ne retenir que la dimension morale de ses attaques et se situer sur un terrain privé, sans rapport avec la politique. Mais c'est oublier que les contemporains d'Horace connaissent parfaitement l' œuvre de Lucilius et qu'elle incarne pour eux la satire politique et agressive 113• Alors que la dimension politique de l'ancienne comédie grecque peut ne pas frapper l'imagination des lecteurs romains dans la mesure où le contexte historique leur est étranger, la dimension politique des Satires de Lucilius est encore très présente à leur esprit dans la mesure où le contexte historique leur est familier. Les conflits qui ont déchiré Rome à l'époque des Gracques et qui se sont soldés par deux assassinats ne peuvent pas laisser les contemporains d'Horace indifférents dans la mesure où ils sont en proie à des enjeux politiques similaires par bien des aspects: la question de la réforme agraire est restée d'actualité jusqu'à la fin de la République: les Romains viennent de connatà'e un nouvel épisode de guerre civile qui s'est soldé par l'assassinat de César: César, comme les frères Gracques, appartient au parti des populares ; les conflits qui ont opposé et opposent encore, de manière plus larvée, les républicains et les césariens rappellent ceux qui ont opposé les conservateurs et les réformateurs à l'époque des Gracques. Si l'ancienne comédie est une référence plus acceptable que Lucilius, ce n'est donc pas parce que la dimension morale est absente de l'œuvre de ce dernier. C'est parce que Horace peut aisément passer sous silence la dimension politique de la comédie grecque et choisir de l'illustrer par des exemples exclusivement moraux sans soulever d'objection parmi ses lecteurs, alors qu'il ne peut pas faire de même avec Les Satires Lucilius, dont la dimension politique est encore présente à l'esprit de ses contemporains. On comprend dès lors que le choix de l'ancienne comédie ne tient pas uniquement au prestige à Rome (Cie., An. XTI, 5, 3; Fin. IV. 77; V, 62; U, 54). Lorsqu'elles n'ont pas été officiellement reconnues coupables, les victimes de Lucilius sont des personnages très impopulaires et là encore Lucilius ménage l'opinion publique: Lucius Aurelius Cotta, lorsqu'il fut tribun de la plèbe, réussit à réaliser l'unanimité de ses collègues contre lui (Val.-Max., VI, 5. 4); Caius Papirius Carbo, parce qu'il avait contraint Scipion à approuver publiquement la politique de Tiberius Gracchus et qu'il était par la suite devenu consul avec le soutien de la noblesse. était pour les Romains l'e,c;emple vivant de la mauvaise foi (Cie .. de Or., Il, 106: Mil .• 8; Off, II, 43). Le respect de l'opinion commune caractérise la satire et la distingue du pamphlet. 111 PourG.L. HE1'DRICKSON, 1911, 129-143etB.L. ULLMAN, 1913,p.188,onassiste entre 40 et 30 à un véritable engouement pour les Satiœs de Lucilius, à inscrire dans un engouement plus général pour la littérature archaïque, et c'est à ce moment là que le sens de satura s'infléchit: les lecteurs de Lucilius sont frappés par le ton agressif de ses Satires et substituent à la notion de mélange la notion de critique railleuse.

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des œuvres grecques et à la volonté qui est celle d'Horace de donner à la langue latine ses lettres de noblesse 114 • Horace doit d'autant plus se démarquer de Lucilius qu'il sait tout ce qui l'unit à lui. li interpose l'ancienne comédie grecque entre lui et son prédécesseur parce qu'il ne veut pas s'inscrire dans la filiation directe d'un poète que les Romains associent à l'agressivité et au chaos politique. C'est ainsi qu'il faut interpréter les réserves de la satire I, 1O.

m. Le ridic1U11m contre l'acre La manière dont Horace utilise les attaques nominatives dans Les Satires est plus proche de celle de Lucilius que de celle des poètes de l 'archaia, non seulement parce que les seconds écrivent des comédies quand le premier écrit lui aussi des satires, mais aussi parce que les rapports que Lucilius entretient avec Scipion et les enjeux politiques auxquels il se trouve confronté ne sont pas sans lien avec les rapports qu 'Horace entretient avec Mécène et la période octavienne. Il faut donc à Horace beaucoup d'habileté pour faire croire à ses lecteurs qu'il se démarque de son prédécesseur. Dans la satire I, 10, il introduit les notions de ridiculum et d'acre, qui lui permettent de tisser tout un réseau de différences supposées, sans jamais avoir l'air cependant de remettre en cause l'éloge du franc-parler de la satire I, 4.

m.t. Le franc-parler et la question du style m.t.1. Ridicuh,m /acre: deux formes de franc-parler Dans la satire I, 10, Horace émet des réserves sur Lucilius et lui reproche de ne pas savoir tenir compte de la vérité suivante : Ridiculum acri fortius et melius magnas plerumque secat res 115 .

L'expression res secare ne pose pas de problème particulier. On l'a souvent rapprochée d'un passage des Epîtres dans lequel Horace évoque le juge à qui la décision revient en cas de conflit, par lequel multae 114

Voir supra, p. 11. S., I. 10, 14-15: « Le ridiculum tranche généralement mieux et plus énergiquement les questions importantes que l'acre. ,. Nous ne traduisons ici ni ridiculum ni acre, puisque les pages suivantes se proposent précisément d'en éclairer le sens. 11

j

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magnaeque secantur lites• 16• Notre expression « trancher une question », qui utilise la même image, convient parfaitement ici. Les commentateurs ne s'accordent pas en revanche sur le sens à donner à ridiculum et à acre, ni par conséquent à cette formule. Deux interprétations sont habituellement proposées. La première consiste à rapprocher les notions d'acre et de ridiculum des adjectifs tristis et iocosus que l'on trouve trois vers plus haut dans la même satire: Horace conseille au satiriste d'user tantôt du sermo tristis, tantôt du sermo iocosus, autrement dit d'être tantôt sérieux, tantôt drôle. Dans la formule que nous voulons élucider, il proclamerait donc la supériorité de la plaisanterie sur le sérieux 117• Une seconde interprétation consiste à ajouter à l'idée de sérieux celle d'agressivité: Horace reprocherait alors à Lucilius d'être trop agressif dans ses Satires et affirmerait que la plaisanterie est souvent plus efficace que la violence 118• Cette interprétation rejoint l'idée déjà évoquée d'une condamnation par Horace des attaques nominatives, idée dont nous avons dit qu'elle n'était pas recevable 119• Contrairement à la première, elle a cependant le mérite de prendre en compte les liens qu 'Horace établit de manière évidente entre l'opposition ridiculum / acre et la question du franc-parler. 116

Ep., l, 16, 42: « qui tranche des procès nombreux et importants.,. C'est l'interprétation que proposent L.V. RAoUL, 1818, p. 86, qui traduit: « Souvent d'un mot heureux la piquante gaîté / a mieux qu'un argument vengé la vérité,.; T. MÉNARD, 1838, p. 100, qui traduit: « Souvent à l'auditeur une fme pensée/ plai'"tplus que la raison gravement compassée,. ; T. KE101m.EY, 1848; E.C. W1CKAM, 1891, p. 100; C. CARENA,1994, p. 169, qui traduit: « Con lo scherw / le questioni di solito si troncano / meglio e con più vigore che col tedio. ,. C'est dans cet esprit que des commentateurs comme L. MUELl.ER, 1891, p. 128, E.C. WrCKAM, 1891, p. 100, F. PLEssis-P. LEIAY, 1911, p. 265, KIESSLING-HEINZE, 1957, p. 162, ont rapproché le passage de Cie., de Or., Il, 236: 117

Odiosas œs saepe, quas argumentis dilui non facile est, ioco risuque dissoluit:

«

Des

imputations fâcheuses contre lesquelles le raisonnement viendrait échouer, un badinage enjoué souvent les dissipe. » 118 Les éditeurs allemands ont souvent admis cette hypothèse, car leur langue même les conduisait à la formuler. L'allemand dispose en effet d'un adjectif parfaitement adapléà la traduction d'acer: «bitter,. signifie au sens propre amer, piquant, et au sens figuri, sévère, acharné et nous venons que ce sont les deux sens attestés d'acer. Or le substantif formé sur « bitter,., « die Bittcrkeit ,., a retenu le sens figuré et signifie le fiel, le mordant. Il semblait donc naturel à un philologue allemand de donner à acœ, forme substantivée d'acer, le même sens que« Bitterkeit ,._ L.H. HEINDORF, 1859, p. 217, traduit ainsi acœ par« bittere Eifer,.; de même O. SCHôNBERGER, 1991, p. 87, traduit: « Der Scherz entscheidet wichtige Frage oft kriiftiger und treffender ais der bittcre Ernst. On retrouve la même idée chez L. MUELl.ER, 1891, qui traduit acœ par« Herbe,., c'est-à-dire« la rudesse, l'âpreté » ; chez KIESSLING-HEINZE, 1957, p. 162, qui traduisent acœ par « leidenschaftlichen Ernst», c'est-à-dire « un sérieux violent ,. ; L. DucHEMIN, 1839, qui traduit: « Des grandes questions souvent un mot plaisant/ tranchera mieux les nœuds qu'un langage mordant.,.; chez F. VILLENEUVE, 1980, p. 104. 119 Voir supra, p. 107-109.

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L'opposition ridiculum / acre est en effet encadrée par deux passages qui évoquent la libertas. Dans le premier, Horace réitère son éloge du franc-parler de Lucilius et introduit l'opposition ridiculum / acre comme une réserve émise sur l'œuvre de son prédécesseur: Lucilius est admirable pour son franc-parler, mais son style laisse à désirer par un recours systématique à l'acre. Dans le second, Horace fait l'éloge inconditionnel de l'ancienne comédie, qui sait user admirablement du ridiculum: /Ili, scripta quibus comoedia prisca uiris est, hoc stabant, hoc sunt imitandi 12fJ.

Hoc reprend ici la phrase qui précède. Or la satire I, 4 nous apprend

que l'ancienne comédie représente pour Horace le genre du franc-parler. L'opposition ridiculum / acre est donc encadrée par la question du francparler : elle ne vaut donc pas comme une opposition générale entre le sérieux et la plaisanterie, mais dans le contexte bien précis des attaques nominatives. Il faut comprendre le raisonnement d'Horace de la manière suivante: les poètes de l'ancienne comédie avaient compris l'efficacité du ridiculum et sa supériorité sur l'acre lorsqu'il s'agissait d'attaquer nommément, et Lucilius aurait été bien inspiré de les imiter. Horace ne condamne pas Je franc-parler en tant que tel : il existe un bon usage du franc-parler, celui qu'en font les poètes de l'ancienne comédie, qui ont compris le pouvoir du ridiculum, capable de faire admettre les attaques nominatives. C'est ce que confirme la fin de la satire qui ouvre le livre Il.

III.1.2. Mala carmina, bona carmina : une question de style

Dans la satire II, 1, Horace consulte le juriste Trébatius, qui le met en garde contre les risques qu'il encourt en continuant à attaquer nommément dans ses Satires. Devant sa ténacité, Trébatius lui rappelle que la loi interdit d'écrire des carmina ma/a contre quelqu'un et qu'il risque d'être poursuivi en justice. Horace, jouant sur les mots mala et iudice, rétorque : Esto, siquis ma/a ; sed bona siquis iudice condiderit /audatus Caesare ?121

120

S., I, 10, 16-17: « C'est ainsi que les poètes de l"ancieMe comédie résistaient, c'est en cela qu •il faut les imiter. » 121 S., II, 1, 83-84: « Si quelqu'un a composé de mauvais vers, soit; mais s'il en a composé de bons et a été approuvé par un juge comme César ? ».

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Trébatius s'avoue vaincu : Soluentur risu tabulae, tu missus abibis 122•

Avec le terme de tabulae, Trébatius fait allusion à la loi des XII Tables. Nous avons vu que la loi des XII Tables ne légiférait pas sur les attaques nominatives, mais qu'à l'époque où Horace écrit ses Satires, l'édit du préteur avait très vraisemblablement déjà porté les écrits diffamatoires au nombre des délits de iniuria. Le risque évoqué par Trébatius n'est donc pas infondé et le satiriste montre qu'il n'ignore pas le caractère délictuel des attaques auxquelles il prétend procéder dans son recueil 123• Il se sent pourtant à l'abri des poursuites. C'est bien sûr sa position de protégé de Mécène, bras droit d'Octave, qui le rassure, comme il l'a laissé entendre dans les vers qui précédaient 124• Mais Octave lui-même n'approuve pas sans réserve les mala cannina. C'est pourquoi Horace précise que c'est sa capacité à écrire des bona cannina qui lui vaut sa bienveillance : les carmina peuvent être mala par leur contenu, du moment qu'ils sont bona dans leur forme; la qualité stylistique des Satires l'autorise à attaquer nommément. Le iudex n'est plus le juge chargé d'appliquer l'édit du préteur, mais un juge littéraire, chargé d'apprécier la qualité des vers d'Horace, le bienveillant Octave. Les ma/a carmina qu'il condamne ne sont plus les vers qui disent du mal, les vers méchants, mais les vers qui disent mal, les mauvais vers. Or les seules réserves d'Octave à l'égard du franc-parler sont qu'il remet en cause la concorde civile et l'image de pacificator qu'il entend se donner. Les bona carmina sont donc des vers qui, par leur style, réussissent à attaquer nommément sans réanimer les vieilles haines. La question est alors de savoir comment Horace définit ce style. Un premier indice est donné par Trébatius lui-même : les bona carmina suscitent le rire. Risus et ridiculum ont la même racine. La formule de la satire I, 10, loin de condamner les attaques nominatives, annonce le thème repris à la fin de la satire Il, 1 : il existe un style propre à faire admettre le franc-parler, un style qui se caractérise par le recours au ridiculum et le refus de l'acre. Elucider les notions d'acre et de ridiculum, c'est donc comprendre de quelle manière Horace entend distinguer les attaques nominatives de son prédécesseur, condamnables en ce qu'elles participent au chaos politique de la période troublée dans laquelle il écrit, de ses 122

S., Il, 1, 86: « Les tablettes incriminées se désagrègeront dans le rire et tu t'en iras grâcié. ,. 123 Sur les raisons pour lesquelles Horace préfère citer la loi des XII Tables plutôt que l'édit du préteur, voir supra, p. 54. 124 S., II, 1, 62 qq.

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propres attaques, parfaitement acceptables dans la mesure où elles plaisent à Octave, c'est-à-dire dans la mesure où elles ne remettent pas en cause la paix civile retrouvée.

m.2. Le ridkulum ou l'agressivité d&annorcée m.2.1. L'acre ou le refus de l'agressiJ1üé Le substantif acre provient de l'adjectif acer. Le radical ac- se retrouve dans toute une série de mots qui désignent une fonne pointue, aiguë (acus, l'aiguille; acies, la pointe, puis la faculté de pénétration physique ou morale, puis le front d'une année) ou un goOt piquant (aceo, être acide; acetum, le vinaigre ; acerbus, aigre). Acer signifie d'abord « pointu, perçant» et qualifie souvent une anne 125 ou un instrument blessant 126 • Il prend ensuite un sens figuré et souligne la force de quelque chose ou de quelqu'un 127 • Il peut ainsi s'appliquer à une sensation, à un sentiment, à une action ou à un être humain. Selon que la sensation ou le sentiment est agréable ou désagréable, la connotation d 'acer est méliorative ou péjorative. Lorsqu'il s'applique à une action ou à un être humain, acer souligne tantôt son énergie créatrice, son efficacité, sa force de caractère 128, tantôt son énergie destructrice, sa violence, son agressivité 129• Dans l'œuvre d'Horace, acer est attesté au sens figuré. Il qualifie des êtres animés et des êtres inanimés personnifiés, dont il souligne l'énergie créatrice ou l'énergie destructrice 130• L'idée de violence semble cependant 125

Tac., Germ., 6: ferrum acre: « fer acéré ,._ Verg., Aen., IX, 718: acres stimuli: « aiguillon perçant,. 127 A. ERNOUT, A. MEILLET,s. u. acer distingue deux sens propres, « pointu ,. et « piquant », d'où ~rivent deux sens figurés, « énergique ,. et « violent ,. . Ils font remarquer que les tennes acritas, acritudo et acrimonia ont conservé essemiellement les sens figurés. Le Thesaurus l.inguae Latinae,. l, col. 356-363, distingue trois sens pour acer: de rebus acutis, de rerum ui afficiendi et efficiendi (respiciuntur sensus. respiciuntur affectus, respiciuntur agentia), de animantium ui agendi (de hominibus. de bestiis, de animo). Du The.murus, nous retenons l'idée de force, de ui, qui nous paraît effectivement être le dénominateur commun de tous les sens figurés attestés. Chez Emout-Meillet, nous retenons les deux sens figurés. « énergique ,. et « violent ,. . iza Cie., Clu., 67: acrioribus remediis: « avec des moyens plus efficaces,.; Mur., 33: acerrimi duces : « les chefs les plus énergiques ,. . 129 Cie., Car., 1, 3 : acrioribus suppliciis : « avec des supplices plus rigoureux » : Ver., V, 76: hosti.sacerrimus: « l'ennemi le plus acharné,._ l.lO Chez Horace, l'opposition mélioratif/ péjoratif est sans intérêt, car acer ne s'applique généralement pas à des sensations ou à des sentiments, dont on peut dire qu'ils sont agréables ou désagréables. Une seule occurrence pourrait être concernée par cette opposition, mais nous verrons qu'elle relève également de l"opposition création/ destruction, que nous retenons donc pour établir un classement des occurrences d'acer chez Horace. L'opposition création /destruction n·est absolument pas superposable à l'opposition mélioratif/ 126

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très nettement l'emporter. Sur les 18 emplois recensés par le Thesaurus Linguae Latinae, seuls 3 emplois renvoient à l'énergie créatrice 131• A l'inverse, 11 emplois évoquent de toute évidence une énergie destructrice : sont ainsi acer le regard que le fantassin maure jette à son ennemi 132 , les jeunes filles qui griffent de leurs ongles coupés les jeunes hommes 133, Myrtale, une affranchie dont le poète ne parvient pas à se détacher et qui pourtant le fait souffrir 134 , la campagne militaire qu'Iccius prépare contre le pays sabéen 135, l'hiver 136, le loup que le jeQne rend furieux 137 , Achille qui ne respecte pas d'autre loi que celle des armes 138, le chien au flair subtil, qui débusque le sanglier 139, l'Aufide qui emporte à jamais dans ses flots les imprudents 140, une bande de voleurs qui attaque l'amant au sortir de la maison de sa maîtresse 141 , Sulcius et Caprius, qui parcourent la ville, bien décidés à dénoncer tous les brigands 142 , les buveurs que l'ivresse encourage à médire 143 • Tous ces personnages, hommes ou êtres inanimés personnifiés, sont acer parce qu'ils cherchent à tuer, à faire souffrir ou à nuire. Nous retrouvons l'adjectif acer dans la satire II, 1 : Horace affirme qu'il est l'objet de critiques contradictoires, les uns le

péjoratif, puisque la destruction est une victoire du point de vue de l'agresseur, une défaite du point de vue de la victime. 131 S., I, 3, 53; I. 4, 45-48; II. t. 165. A ces trois occurrences, nous proposons de rattacher celle de la satire Il. 6, 69. Les mélanges de vins que boivent Horace et ses amis sont acria. François Villeneuve traduit acria par « capiteux », retenant à juste titre ici le sens d'acer lorsqu'il s'applique au goOt, c'est-à-dire à une sensation. Mais Horace dit aussitôt que sous l'effet de ces vins, les convives se mettent à débattre du bonheur et de la vertu. Nous assistons donc à un véritable banquet philosophique et ces pocula acria ont indéniablement le pouvoir de délier la pensée, un pouvoir créateur. 132 O., I, 2, 39. 133 O., I. 6, 18. Même s'il s'agit ici d'un jeu, il faut donner à acer le sens de violent: par jeu, elles font semblant de vouloir blesser les jeunes gens. tJ.4 O.• 1, 33, 15 : l'affranchie est comparée à une tempête sur l'Adriatique; elle enchaîne son amant ; ces deux images suffisent à souligner le caractère destructeur de l'amour qui lie Myrtale et le poète. 135 o., 1, 29, 2. 136 O., I, 4, 1 : l'hiver est ici opposé au printemps, qui marque le retour à la vie; implicitement, l'hiver est donc acer parce qu'il est porteur de mort. 137 Ep., II, 2, 29: le loup sert ici de comparant à un soldat de Lucullus, qui, en proie à la plus violente colère pour avoir perdu toute sa fortune en une nuit au jeu, se lança à l'assaut d'une garnison de Mithridate particulièrement bien retranchée et obtint la victoire. L'énergie du soldat, comme celle du loup affamé, est une énergie destructrice. 138 P.. 121. 139 Ep., XXII, 6. 140 S., I, 1, 58. 141 S., I, 2. 42. l 4 Z S.• I, 4, 65. 141 S.• II. 8, 36.

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jugeant trop acer dans ses Satires, les autres lui reprochant d'écrire sine neruis144• Dans la mesure où Horace se fait ici l'écho des reproches qu'on lui adresse, le sens d'agressif s'impose. L'occurrence de la satire II, 7 est plus difficile à classer. L'esclave d'Horace, Dave, reproche à son maître d'être adultère. Il se donne luimême en exemple : il se contente de n'importe quelle partenaire pour assouvir ses désirs et sa réputation ne souffre pas ; il est mO par la natura acris 14s. La sexualité est représentée comme une énergie inhérente à la nature humaine et qui doit trouver une issue. On pourrait être tenté de considérer que cette occurrence est méliorative, dans la mesure où l'énergie sexuelle peut aboutir à la procréation. Mais la sexualité dont il est question ici n'est pas celle qui enfante. Là encore, il convient de rattacher acer à l'idée d'énergie destructrice: Dave utilise en effet une métaphore militaire, comparant son sexe à une arme bandée ; le plaisir sexuel passe ici par une certaine violence, une victoire de l'homme sur la femme. Sur 17 occurrences, 12, voire 13, évoquent une énergie destructrice. Horace semble donc accorder plus volontiers cette connotation à l'adjectif. C'est pourquoi, dans la formule de la satire I, 10 que nous cherchons à élucider, la plupart des éditeurs traduisent avec raison acre par « violence » ou « agressivité », traduction qui se justifie beaucoup mieux que celle de « sérieux » par ailleurs proposée. En émettant des réserves sur Lucilius dans la satire I, IO, Horace condamne donc l'agressivité de ses attaques nominatives. Le ridicu/um pourrait dès lors apparaître comme un refus de toute forme d'agressivité.

m.2.2. Sens généralement admis pour ridiculum Le substantif ridicu/um provient de l'adjectif ridiculus, lui-même formé à partir du verbe rideo 14(,. Rideo signifie d'abord « rire » 147 , puis « rire de quelqu'un ou de quelque chose » 148 , enfin « se moquer de quelqu'un ou de quelque chose » 149• Par suite, ridiculus prend tantôt le sens de 144

S., Il, l, 1-3: Sunt quibus in salUra uidear nimis acer et ultra/ legem teruhre opus; siM neruis altera, quicquid / composui. « Aux yeux de certains. je suis trop agressif dans la satire et mon ouvrage va bien au-delà de la loi du genre ; pour les autres, tout ce que j'ai composé est sans nerf. ,. 145

146

S., Il. 7, 47.

A. ERNour, A. MEn.urr, s. u. ridiculus. Cie., Ver.,m.62; Fin., V. 92. 1411 Cie .• tk Or., Il, 242 : Pl., Cap.• 478. 9 " Cie., Har., 8: Fam., Il. 9, 2: Quinet .• 55: Dom.. 104. 147

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« drôle, qui fait rire » 150 , tantôt celui de « ridicule, dont on peut se

moquer » 151 • L'adjectif substantivé retient le premier sens et signifie «plaisanterie». C'est ainsi que Cicéron l'emploie dans le passage du De Oratore qu'il consacre à l'humour 152 et on lui a souvent donné ce sens dans la satire I, 1O. Si l'on admet que la formule n'est pas une condamnation des attaques nominatives et si l'on se contente de donner à ridiculum sa valeur générale de «plaisanterie», la formule prend alors la signification suivante : Lucilius use des attaques nominatives de manière agressive; il n'a pas compris que les attaques nominatives sont plus efficaces lorsqu'elles font rire comme dans l'ancienne comédie grecque. L'hypothèse est séduisante, mais elle se heurte au contexte de la formule. Avant d'émettre des réserves sur l'œuvre de Lucilius, Horace concède à son interlocuteur qu'il lui reconnaît également une qualité : la liberté avec laquelle il use des attaques nominatives. Or il associe aussitôt ces attaques nominatives à son art de la plaisanterie. Elles sont désignées par l'expression sale multo, dont nous verrons qu'elle renvoie à un certain type d'humour italien 153 • Elles induisent la comparaison de Lucilius et du mime Labérius et le mime est un genre comique 154 • Enfin, Horace conclut cette concession en ces termes: Ergo non satis est risu diducere rictum auditoris; et est quaedam tamen hic quoque uirtus 155•

Avec ces deux vers, Horace reconnaît donc à Lucilius la capacité de susciter le rire lorsqu'il attaque nommément Il ne peut pas, quelques vers plus loin, affirmer que ses attaques nominatives manquent d'humour. L'œuvremême de Lucilius interdit de le penser : ses attaques nominatives sont toujours l'occasion de susciter le rire. Horace confère donc à ridiculum un sens plus spécifique que «plaisanterie», qu'il convient d'élucider.

111.2.3. L'art de la plaisanterie urbaine La formule de la supériorité du ridiculum sur l'acre s'inscrit dans une définition plus générale du style qu'un satiriste devrait adopter et que Lucilius a dédaigné : 150

Cie., Att., I, 13, 2: Ver.. I. 121 ; de Or., II, 221. Cie., Ver., IV, 148: Mur., 68; An:h., 8. 152 Cie., de Or., 11,2,217: 236; 237: 242. 153 S., I, 10, 3. Sur le lien entre le « sel ,. et I'ltalum acetum, voir infra, p. 231. 154 S., 1, 10, 5-6. Sur le choix de Labérius, voir infra, 257-258. 155 S., 1, 10, 7-8: « Ce n'est donc pas assez d'épanouir par le rire la bouche de l'auditeur, bien qu'il y ait, là aussi, un cenain mérite. ,. 151

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Est breuitate opus, ut currat sententia neu se impecüal uerbis lassas onerantibus auris, et sennone opus est modo tristi, saepe iocoso, de/endente uicem modo rhetoris arque poetae, interdum urbani, parr:entis uiribus atque extenuantis eas consulta. Ridiculum acri fortius et melius magnas plerumque secat res 156•

Horace semble ici juxtaposer plusieurs qualités distinctes : la concision ; la variété ; la plaisanterie. Une analyse plus attentive du passage permet cependant de comprendre les liens qui unissent ces trois qualités et de voir se dessiner un réseau de significations susceptible d'éclairer le sens de ridiculum. Le thème de la concision rappelle la satire I, 4, dans laquelle Horace reproche déjà à Lucilius de n'avoir pas su couper dans son texte-fleuve : il ne polit pas son vers, il est « bavard, paresseux devant le travail pénible d'écrire, d'écrire bien » 157, il est « un fleuve bourbeux » 158 où l'on trouve le meilleur et le pire, il ne sait pas « retourner souvent son poinçon » 159 pour effacer ce que ses vers auraient de maladroit ou d' inutile. Mais le manque de concision peut également être compris à la lumière du thème de la libertas, qu'Horace vient d'introduire. Le manque de concision est non seulement un manque d'exigence stylistique, mais aussi un manque de prudence: Lucilius, parce qu'il ne sait pas retourner son poinçon, se laisse aller à un franc-parler excessif. La libertas, qui est dans l'absolu une qualité aux yeux d'Horace, devient alors un défaut chez Lucilius, qui en abuse, donc en mésuse 160• Le manque de concision signe un mauvais usage du franc-parler. 156

S., l, 10, 10-15: « Il faut de la concision pour que la pensée coure et ne s'embarrasse pas de mots qui chargent des oreilles déjà fatiguées ; il faut un langage parfois sérieux, souvent enjoué, soutenant le rôle tantôt d'un orateur ou d'un poète, tantôt d'un mondain qui ménage ses forces et les affaiblit délibérément. Le ridiculum tranche généralement mieux et plus énergiquement les questions importantes que l'acre.,. 157 S., l, 4, 12-13: garrulus atque piger scribendiferre laborem, / scribendi recte. 151 S., l, 4, 11 : Cum flueret lutulentus ... S., l, 10, 50 : fluere hune lutulentum ... La marne image se trouve chez Callimaque, Hymne à Apollon, 105-112. L'Envie reproche à Apollon son goOt pour les formes poétiques brèves, signe selon elle d'un manque de puissance créatrice. Apollon la repousse en ces termes : 'Aacrupiou notaµoio µtyaç p6oç, cillà tà noÂ.À.à/ Àuµata YTIÇ icai noÀÀov tep' üôan crupcp&tè>vl!ÀK&t.« Du fleuve assyrien aussi le cours est puissant, mais il traîne bien des terres souillées, bien du limon dans ses ondes.,. L'exigence stylistique et le goOt de la forme brève et ciselée sont effectivement très alexandrins. Sur la fonction de la référence alexandrine dans Les Satires, voir infra,p. 363-364. 159 S., l, 10, 72: Saepe stilum uertas: « Retourne souvent ton poinçon», conseille Horace à son interlocuteur qui prétend devenir poète. 160 Un autre lien peut etre établi entre le franc-parler et la médiocrité du style. La libertas, lorsqu'elle est mal utilisée, se transforme en licentia. Or le style médiocre est une

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Horace introduit ensuite le thème de la variété stylistique. Il ne se contente pas de l'ajouter au précédent, mais établit certains liens qu'il convient de souligner. La variété stylistique s'articule selon un rythme binaire marqué par une série d'adverbes, modo, saepe, interdum. Le satiriste doit savoir être tantôt tristis, tantôt iocosus. Il doit savoir écrire tantôt à la manière d'un orateur, tantôt à la manière d'un urbanus. Il ne s'agit pas ici de deux exemples de variété distincts, mais du même exemple repris sous deux formes différentes. La répétition de l'adverbe modo, qui introduit à la fois tristi et rhetoris et se trouve placé dans les deux vers après la césure penthémimère, invite à considérer que le sermo tristis est le propre de l'orateur, tandis que le sermo iocosus est le propre de l'urbanus. Tristis signifie moins ici «triste» que «sérieux», «sévère» : le sens est précisément attesté dans le contexte judiciaire 161 • L'orateur est sérieux parce qu'il cherche à convaincre. L' urbanus est plaisant parce qu'il cherche à séduire. Or si l'urbanus séduit, c'est qu'il sait« ménager ses forces». Nous retrouvons ici le thème de la concision: l'orateur, dans son souci de convaincre, ne sait pas s'arrêter et se montre sévère sans limites ; ce n'est pas le cas de I'urbanus. L'opposition de ridiculum et d'acre reprend cette opposition binaire. Ridiculum renvoie à iocosus, acre à tristis. Nous nous trouvons dès lors face à deux réseaux de significations. D'une part la mauvaise Jibertas est celle du manque de concision, du trop-plein ; dans son souci de convaincre à la manière d'un orateur, elle se montre trop sévère et même les plaisanteries avec lesquelles elle attaque ses adversaires sont violentes. D'autre part la bonne Jibertas, celle que chacun peut admettre, est celle de la juste mesure ; dans son souci de plaire à la manière d'un urbanus, elle sait varier son style, alterner le sévère et le plaisant, et les plaisanteries avec lesquelles elle attaque ses adversaires restent dignes d'un urbanus. Horace joue ici sur la racine de satura : la satire est le genre du saturum, de la saturation, du trop-plein, ou le genre du satis, du suffisant, du ni trop ni trop peu. Dès la première satire, qui par sa place a valeur programmatique, il montre qu'il entend pratiquer la seconde forme : Jam satis est: ne me Crispinus scrinia lippi conpilasse putes, uerbum non amplius addam 162• forme de licentia, une licentia stylistique. Lucilius use d'une mauvaise libertas aux deux sens du terme : un mauvais franc-parler, un style relâché. Sur le lien entre libertru, licentia, franc-parler et licence stylistique, voir infra, p. 484-485. 161 Voir Cie., Verr, pr. 30 ; Cael., 13. 162 S., 1, l, 120-121 : « Mais c'est suffisant: pour que tu me soupçonnes d'avoir mis au pillage les coffrets de Crispinus l'ophtalmique, je n'ajouterai pas un mot de plus.»

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La satire I, 1 est adressée à Mécène. C'est à son patronus qu'Horace signifie dès l'ouverture du recueil qu'il ne pratiquera pas la satire du tropplein, autrement dit qu'il usera du franc-parler d'une manière parfaitement acceptable même dans l'entourage d'Octave 163•

Ainsi, les attaques nominatives du satiriste seraient acceptables parce qu'elles s'inscriraient dans une conversation urbaine. Cette idée n'est pas propre à Horace : elle est récurrente chez les orateurs. On la trouve chez Cicéron: Maledictio nihil habet propositi praeter contumeliam ; quae si petulantius iactatur, conuicium, si facetius urbanitas nominatur 164•

Nous avons vu que la notion de conuicium est associée à celle d •iniuria uerbis, condamnée par l'édit du préteur. En opposant urbanitas à conuicium, Cicéron suggère qu'il existe une forme d'attaques acceptables, celles de l'urbanus. C'est bien le style de l'attaque qui définit la frontière. L •adverbe petulantius renvoie à la petulantia que Quintilien associe à I' eloquentia canina pour les condamner 165 : c •est son style agressif qui rend l'attaque inacceptable. L'adverbe facetius suggère qu'un style élégant, raffiné, autorise au contraire l'attaque. Dans son Institution Oratoire, Quintilien définit la notion de facetus en ces termes: Decoris hanc magis et excultae cuiusdam elegantiae appellationem puto 166•

Quintilien distingue cependantfacetus d'urbanus, qui est le style propre à l'homme cultivé. 167 On peut certes supposer que l'homme cultivé est aussi un homme élégant. Mais Quintilien ne précise pas dans quelle mesure ces différents styles se recouvrent. On mesure par là à quel point la définition des différents styles que peut emprunter la plaisanterie est floue et instable. Il convient de définir ce qu •Horace entend par plaisanterie urbaine, en quoi elle rend les attaques nominatives acceptables.

163

Sur le lien entre ce passage et l'étymologie de satura. voir supra, p. 20. Cie., Cael., 3, 6: « Les paroles insultantes n'ont pas d'autre but que l'outrage; si elles sont lancées de façon effrontée, c'est une injure; si elles le sont avec humour, c'est une expression spirituelle. ,. IM Voir Quint., VI. 3, 28 et supra, p. 49, n. 73. 166 Quint., VI, 3, 20: « J'y vois plutôt un terme s'appliquant à la grâce et à une élégance vraiment raffinée. ,. 167 Quint., VI, 3, 17. 164

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m.2.4. Une condamnation de l'ltalum acetum E. de Saint-Denis a montré que le terme d'urbanitas avait évolué et connu trois étapes principales : un sens concret, un sens abstrait, un sens abstrait élargi168 • L'urbanitas est en effet la qualité de l'urbanus. Vrbanus est l'adjectif formé sur urbs. Vrbs désigne la ville, et plus spécifiquement Rome. A l'origine, urbanus a un sens concret : il désigne le citadin romain et l 'urbanitas est tout simplement le fait de vivre à Rome. Ce sens ne disparaît pas 169, mais parallèlement, on voit se développer d'autres sens plus abstraits. Plaute s'amuse déjà de l'opposition entre les raffinements de la ville et la simplicité de la campagne 170 et annonce le sens figuré que prendra le terme un siècle plus tard, sens que nous avons conservé dans notre adjectif « urbain » : est urbanus l'homme cultivé, poli, de bon ton, rompu aux usages sophistiqués de la ville, et plus particulièrement de Rome. Ce sens s'applique d'abord très largement aux manières et à la culture. C'est la définition qu'en donne Quintilien : Et urbanitas dicitur, qua quidem significari uideo sermonem praeferentem in uerbis et sono et usu proprium quendam gustum urbis et sumptum ex conuersatione doctorum tacitam eruditionem, denique cui contraria sit rusticitas 171• Cet emploi d'urbanitas est attesté dès le Ier siècle avant J.C. 172• De façon plus restreinte, le sens figuré d'urbanitas s'applique parfois à la seule plaisanterie : l 'urbanus est alors un homme qui sait briller en société non plus par ses bonnes manières en général, mais ses plaisanteries en particulier. C'est le sens qui nous intéresse ici 173 et que lui donnait déjà Caton dans la définition que rapporte Quintilien : Vrbanus homo 1611Voir E. DE SAINT-DENIS, 1965, p. 145-161, qui propose en paniculier un tableau

d'une grande clarté, récapitulant les emplois du terme entre le llè siècle av. J.C. et le Ier siècle ap. J.C. Nous lui empruntons la plupart des exemples qui suivent. 169 On le trouve certes chez Pl., Mere., 714, Rud., 1024, Trin., 202, ou Ter., Ad., 42, mais aussi chez Cie., Prou. Cons., 4, 8, Ad Fam., 7, 6, De Orat~ 1, 9, 38, ou chez Quint., Il, 4, 24. 170 Pl., Most., 1-83: Tranion, l'esclave de la ville, se moque de la rusticité de Grumion, l'esclave de la campagne. On retrouve la même idée chez Horace, S., Il, 2. 3: le personnage d'Ofellus est un campagnard crassa Minerua, « à la Minerve grossière. ,. 171 Quint., VI, 3, 17: « Par urbanitas on entend, à ce que je vois, un langage où les mots et le ton et l'usage révèlent un goût vraiment propre à la ville et un fond discret de culture emprunté à la fréquentation des gens cultivés. en un mot, le contraire de la rusticité. ,. Voir aussi Ibid., VI, 3, 26 et VI. 3, 107. 172 On le trouve chez Cie., Cael., 14, 33; 15, 36; de Oral., 11, 58,236; Il, 90, 365. 173 E. DE SAINT-DENIS, 1965, attribue à urbanus dans ce passage son sens figuré le plus large: l'homme polissé, raffiné, au fait des coutumes de la ville. Mais il semble oublier le contexte que nous venons de rappeler. Urbanus a ici son sens figuré restreint : l'homme capable de plaisanteries de bon goût. La question est bien sûr de savoir cc qu'est le bon goût pour Horace.

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erit, cuius mulla bene dicta responsaque erunt, et qui in sermonibus, circulis, conuiuiis, item in contionibus, omni denique loco ridicule commodeque dicet 114• Toute la question est bien sûr de savoir ce que Caton entend par ridiculum et par commodum et quelles plaisanteries autorise la bonne société. E. de Saint-Denis rappelle qu'entre le Ilè siècle avant J.C. et le Ier siècle après J.C., les goûts évoluent, notamment dans les cercles cultivés, où l'influence hellénistique grandit 175• Quintilien, qui est un produit de cette évolution, assigne des limites précises à l 'urbanitas : Dicacitas sine dubio a dicendo, quod est omni generi commune, ducta est, proprie tamen significat sermonem cum risu aliquos incessentem. ldeo Demosthenen urbanumfuisse dicunt, dicacem negant 176• Pour lui, dicacitas et urbanitas sont incompatibles. Il rappelle ici la racine de dicacitas, dicere. C'est en s'appuyant sur cette même étymologie que Cicéron distingue la caui/latio, plaisanterie qui s'étend sur l'ensemble du discours, et la dicacitas, plaisanterie qui consiste en traits vifs et courts, bon mot 177• La dicacitas est donc un bon mot caustique, forme de plaisanterie que ne doit en aucun cas s'autoriser un orateur urbanus.

Deux passages de la satire I, 10 tendent à prouver qu'Horace se fait de l 'urbanitas la même idée que Quintilien. Le passage le plus fréquemment cité en ce sens est le suivant : Fuerit Lucilius, inquam, comis et urbanus, fuerit limatior idem quam rudis et Graecis intacti canninis auctor quamque poetarum seniorum turba; sed il/e, si foret hoc nostrum fato de lapsus in aeuum, detereret sibi multa, recideret omne quod ultra perfectum traheretur, et in uersu faciendo saepe caput scaberet, uiuos et roderet unguis 118•

174

Quint., YI, 3, 105 : « Sera urbanus l'homme qui abondera en mots et en réponses heureuse, et qui, dans les conversations, les cercles et les repas et aussi dans les assemblées publiques, bref en tout lieu, parlera d'une manière amusante et appropriée. ,. 175 E. DE SAINT-DENIS, 1965, p. 156 et et suiv. 176 Quint., YI, 3, 21 : « Dicacitas (causticité) vient, sans aucun doute, de dicere, parce que la chose est commune à tous les genres de plaisanteries, mais le mot s'applique proprement à des paroles qui provoquent le rire en attaquant les gens. Voilà pourquoi on dit que Démosthène a été urbanus, mais non dicax. » m Cie., de Or., 11,218. 178 S., I, 10, 64- 71 : « Admettons, je le veux bien, que Lucilius ait été homme aimable et de bonne compagnie, et même il aurait usé de la lime mieux que le créateur d'une poésie encoregrossière et ignorée des Grecs, mieux que la foule des poètes plus anciens que lui ; mais, si le destin l'avait jeté dans notre siècle, il se fQt refusé bien des choses, il eOt

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LES SATIRES D'HORACE ET LA COMÉDIE GRÉCO-LATINE

Si Lucilius avait écrit deux siècles plus tard, il aurait de lui-même amendé son texte. Ses contemporains pouvaient voir en lui un homme comis et urbanus, mais ce n'est plus possible pour les contemporains d'Horace: la notion d'urbanitas, de bon goOt, a changé. Mais Horace ne précise pas ce que Lucilius aurait supprimé dans ses Satires s'il avait vécu deux siècles plus tard. Ce passage ne permet donc pas d'affirmer qu'Horace condamne chez Lucilius ses bons mots railleurs, sa dicacitas et qu'il donne de l'urbanus la même définition que Quintilien. Un autre passage de la satire I, 10 peut cependant nous en convaincre. Horace oppose ridiculum à acre. Si le ridiculum est l'attribut de l'urbanus, l'acre est l'attribut de celui qui manque d'urbanitas. Nous avons vu qu'aux yeux d'Horace, la libertas de Lucilius abusait de l'acre. L'interlocuteur d'Horace, reprenant les propos du satiriste dans la satire I, 4, la définit ainsi : Sale multo urbem defricuit 179 •

La libertas qui a recours à l'acre est donc également une libertas salsa. Or le sel est précisément la métaphore qu'utilise Cicéron pour définir le bon mot : Haec scilicet bona dicta, quae salsa sint; nam ea « dicta » appellantur proprio nomine 180• Le bon mot, que les contemporains de Cicéron appelle tout simplement « un mot », est un mot plein de sel. Rien n'interdit donc de penser qu'en stigmatisant l'acre chez Lucilius, Horace lui reproche d'abuser des bons mots caustiques, de la dicacitas. Quintilien semble procéder aux mêmes associations lorsqu'il commente l'œuvre de Lucilius : Nam et eruditio in eo mira et libertas atque inde acerbitas et abunde salis 181• Acerbitas est la qualité de ce qui est acerbus, et acerbus est un adjectif qui hérite des sens figurés d'acer, qualifiant tour à tour un fruit âcre, une voix aigre, une destinée cruelle 182• Salis renvoie au bon mot de Cicéron. Comme Horace, Quintilien associe chez Lucilius le franc-parler, l'acre et la dicacitas. Mais s'il déconseille la dicacitas à l'orateur, il l'admire chez Lucilius. Avant le passage que nous venons de

retranché tout le superflu, inutile à l'expression achevée, et en composant des vers, il se fOt souvent gratté la tête et rongé les ongles à vif. » 179 S., 1, 10, 3-4 : « Il se montra décapant pour la ville entière avec beaucoup de sel. » 180 Cie., de Or., 11,222: « Bien entendu, un bon mot, à leur sens, c'est un mot qui a du sel ; nous, par une signification particulière, nous disons simplement un mot. ,. 111 Quint., X, 1, 94 : « Car sa culture est admirable ainsi que son indépendance, et cela lui donne de l'âpreté et infiniment de piquant. ,. 182 Voir par exemple Cat., Agr., 65, 1, Phaed., 4, 3, 4; Quint., XI, 3, 169; Cie .• Vl!n:, 5, 119.

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citer, il précise que, si Lucilius n'est pas le satiriste qu'il préfère, il n'est pourtant pas aussi sévère à son égard qu'Horace: la libertas, l'acerbitas et l'abondance de salis sont les qualités qu'il lui reconnaît 183• Ce n'est absolument pas le cas d 'Horace. La racine ac- de acre signifie «piquant» lorsqu'elle s'applique au goût. On la retrouve notamment dansacetum, le vinaigre. Or dansla satire I, 7, Horace associe précisément la métaphore du vinaigre à celle du sel. Nous assistons à un échange d'injures entre Persius et Rupilius Rex. Persius ouvre le feu, comparant Rupilius à un chien. Celui-ci réplique : Tum Praestinestus salso mu/toque jluenti expressa arbusto regerit conuicia, durus uindemiator et inuictus, cui saepe uiator cessisset magna compellans uoce cuculum. At Graecus, postquam est Italo perfusus aceto, Persius exclamat ... 184

L '/talum acetum est présenté ici comme une forme de plaisanterie grossière, digne d'un vigneron furieux, d'un Prénestin, d'un campagnard du Latium, d'un peuple encore rustique. Il faut donc comprendre l'opposition entre ridiculum et acre de la manière suivante: le franc-parler de Lucilius use de bons mots caustiques, pleins de sel et d '/talum acetum, qui pouvaient plaire au peuple rustique de Latium, mais que les Romains urbains et raffinés de l'époque d'Horace ne peuvent que réprouver. L'agressivité de Lucilius est liée à son goût de l'ltalum acetum 185 : les 183

Quint., X, 1. 94, pour qui le plus grand satiriste reste Horace et qui le compare à Lucilius en ces termes : Multum est tersior ac purus magis Horatius : « Bien plus châtié et plus pur est Horace"· Avec tersior, nous retrouvons l'idée d'urbanitas. C'est par sa plus grande urbanitas qu'Horace vaut mieux que Lucilius. Même s'il admire l'acerbitas de Lucilius. Quintilien avoue sa préférence pour la satire plus policée d'Horace. En ce sens, il reprend les réserves émises par Horace lorsqu'il oppose ridiculum et acre. li ne dit rien en revanche de la place de la libenas chez Horace. 114 S., I, 7, 28-33 : « Alors, à cette parole pleine de sel et qui se déversait sans frein le Prénestin répondpardes injures sorties d'une plantation, vigneron rude et invincible devant qui souvent a fui le passant qui criait à pleine voix : 'Coucou ! •. Mais le Grec, inondé de ce vinaigre d'Italie, mais Persius s'écrie ... "· En poussant le cri du coucou qui commence à se faire entendre à l'équinoxe du printemps. les passants se moquaient des vignerons en retard pour tailler leurs vignes (Plin., XVIII, 249). 185 Il faut noter que la notion d'Jtalum acetum est longtemps restée attachée au genre de la satire romaine. A la fin du IVè siècle, lorsqu'il cherche à définir l'amour paternel, l'évêque de Nole écrit encore: Sed lingua mulcente grouem interlidere dentem, / ludere

blanditiis urentibus et male du/ces / fermentare iocos satirae mordacis aceto /saepe poetarum, numquam decet esse porentum. (Paulinus Nolanus, Carm. X, 261-264, in Paolino di Nola, / Canni, a cura di Andrea Ruggiero, Napoli Roma, Marigliano, 1996), que nous traduisons : « Déchirer sa douce langue contre une dent agressive, mêler à de douces flatteries

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LES SATIRES D'HORACE ET LA COMÉDIE GRÉCO-LATINE

bona carmina sont ceux qui usent d'une plaisanterie urbaine raffinée, débarrassée de tout humour grossier, et par là moins blessante.

m.2.S. La condamnation du trop-plein A la différence de Quintilien, Cicéron n'exclut pas de l'urbanitas toutes les formes d'ltalum acetum. Il établit une distinction entre la plaisanterie de choses, facetia re, et la plaisanterie de mots, facetia uerbis. La plaisanterie de mots est celle qui ne subsiste pas si on l'exprime différemment186.Elle suppose donc une certaine finesse d'esprit. C'est sans doute pourquoi Cicéron admet parfaitement la forme de plaisanterie très latine qu'est la dicacitas, les bons mots caustiques. Pour lui, user de bons mots permet même à l'orateur de révéler son urbanitas et par là de séduire l'auditoire: Vel quod ipsa hilaritas beniuolentiam conciliat ei, per quem excitata est; uel quod admirantur omnes acumen, uno saepe in uerbo positum, maxime respondentis, non umquam etiam lacessentis; uel quod frangit aduersarium, quod impedit, quod eleuat, quod deterret, quod refutat; uel quod ipsum oratorem politum esse hominem significat, quod eruditum, quod urbanum 181 • Les exemples cités par Cicéron suffisent à convaincre qu 'urbanitas ne signifie pas pour lui « plaisanterie de bon goût », mais plus largement« plaisanterie digne d'un Romain», plaisanterie qui signe un esprit spécifiquement romain. Et l'esprit romain, pour Cicéron, est à la fois citadin, donc capable du plus grand raffinement, et encore très latin, porté à la dicacitas. En bon urbanus, Cicéron prend un visible plaisir à rapporter les jeux de mots les plus faciles de Caton 188, ou une plaisanterie sur les amants de la fille de Sylla qui, pour être drôle, semble bien peu capable d'attester le raffinement et la bonne éducation de celui qui la protère 189 . des méchancetés irritantes, aigrir ses plaisanteries du vinaigre de la mordante satire, voilà qui convient souvent aux poètes, mais jamais à un père. » 186 Cie., de Or., II. 252: Nam quod, quibusquomque uerbis dixeris.facetum tamen est, re continetur; quod mutatis uerbis salem aminit, in uerbis habet leporem omnem. « Ceux dont l'esprit subsiste indépendamment des mots qu'on emploie, appartiennent à la plaisanterie de chose; ceux qui perdent leur sel, une fois les mots changés, ne doivent qu'à ces mots mêmes tout leur agrément. ,. 187 Ibid., II, 236 : « La gaieté rend l'auditoire bienveillant à celui qui l'a fait nm"'tre; un trait piquant (ce n'est souvent qu'un mot) produit dans la défense, mais aussi parfois dans l'attaque, une agréable surprise; elle révèle dans l'orateur un homme du monde, cultivé, de bon ton. » 188 Ibid., II, 256 : Caton transformait par exemple le surnom de M. Fulvius Nobilior en Mobilior. c'est-à-dire «l'instable». 189 Ibid., II, 257 : la fille de Sylla avait deux amants, l'un se nommait Macula (c'està-dire « la Tache ») et l'autre était fils d'un teinturier-dégraisseur. On rapporte le bon mot

PRIMAlITÉ DU MODÈLE GREC

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C'est sur cette définition de l'urbanitas que s'appuie P. Lejay lorsqu'il glose la formule d'Horace: ~ Horace concède aux admirateurs de Lucilius que la plaisanterie large et le rire sonore sont un de ses mérites. Mais là n'est pas toute la satire. Il y faut aussi une ironie plus fine.» 190 Lucilius use exclusivement d'ltalum acetum, il n'est que sel et la satire devient avec lui le genre du trop-plein, de la saturation. C'est ce que laisse entendre l'expression sale multo : non seulement Lucilius use du sel italien, mais il en use avec une abondance qui rend sa satire agressive. Horace sait mêler Italum acetum et plaisanterie raffinée, il use du sel de la plaisanterie italienne avec modération et la satire devient avec lui le genre du mélange et du juste équilibre : toute agressivité en est absente. Nous retrouvons là le réseau de signification déjà évoqué. Les attaques nominatives d'Horace sont acceptables parce qu'elles ne saturent pas le texte, parce qu'elles ne s'inscrivent pas dans un texte débordant d'agressivité, parce qu'elles sont de rapides traits qui visent uniquement à relever le style, et non à blesser. Outre le respect du decorum, Cicéron assigne certaines limites à la plaisanterie urbaine. Dans la suite logique de sa distinction entre facetia re etfacetia uerbis, il explique que l'orateur ne doit pas user des mêmes moyens que le mime 191• Le sannio peut faire rire par des grimaces, des de son~: « Je m'étonne de cc que ma sa:ur garde une Tache, quand elle a un tcinturicr-dégraisscur. ,. Cicéron impose certes une limite à l'utilisation de la dicacitas, mais cette limite ne tient pas à la nature plus ou moins subtile du jeu de mots, mais au contexte dans lequel il est fait. Nous avons vu en effet que Cicéron assignait des limites strictes aux attaques nominatives et ne les tolérait finalement que dans la mesure où elles se faisaient l'écho de l'opinion générale et ne risquaient pas de blesser l'auditoire (de Or., Il, 237) Au président qui lui demandait d'être bref, Philippe répondit : perpusillum rogabo (de Or., Il, 245 : « Je serai court, comme le témoin ,. ). Il raillait ainsi la petite taille du témoin. Mais panni les juges, L. Aurifex était également petit. Cicéron ne condamne pas le jeu de mots de Philippe en lui-même, mais reproche à Philippe de n'avoir pas été attentif à son auditoire et d'avoir blessé indirectement et involontairement l'un des juges. Un jeu de mots fait aux dépens d'une tare physique, et qui plus est en présence de la victime, passerait à nos yeux pour un manque d'élégance, voire pour une agression gratuite. Or pour Cicéron, l' urbanitas n'exclut ni les jeux de mots faciles, ni la causticité, et les défauts physiques font partie des motifs recommandés (de Or., Il, 237 et suiv.) 190 F. Pl.EssJS- P. WAY, 1911, p. 251. 191 Cie., de Or., 11, 250: Atque hoc etiam animaduertum est, non esse omnia ridicula faceta. Quid enim potest esse tam ridiculum quam sannio est? Sed ore, uoltu, [imitandis moribus], uoce, denique corpore ridetur ipso. Salsum hune possum dicere atque ita, non ut eius modi oratorem esse uelim, sed ut mimum. « Il faut encore remarquer que cc qui fait rire n'est pastoujours bien spirituel. Y a-t-il rien dont on rie davantage que d'un 'sannion'? Mais c'est sa bouche, sa physionomie, sa voix, toute sa personne enfin qui provoque le rire. Je reconnais qu'il est divertissant, mais à la manière d'un mime; et cc n'est pas de cette façon, pour moi, que l'orateur doit l'etrc.,.

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jeux de scène, des modulations de la voix, mais si l'orateur l'imitait, il tomberait dans une trivialité indigne d'un homme libre: Aliter enim minime est liberale 192• Cicéron n'utilise pas liberalis par hasard. Le mime est frappé d'infamia, il n'est pas un citoyen romain, il n'a donc pas à se soucier de sa dignité de la même manière que l'orateur. Parmi tous les ressorts dont use le mime, ceux que Cicéron interdit catégoriquement à l'orateur sont les grimaces et les obscénités, car il les jugent non solum foro digna, sed uix conuiuio liberorum 193• Avec l'expression conuiuio liberorum, nous retrouvons la question de l'urbanitas: pour Cicéron, les grimaces et les obscénités sont proscrites non seulement pour l'orateur, mais aussi pour l 'urbanus. Cette interprétation de l 'urbanitas est retenue par P. Lejay lorsqu'il écrit que le propre de l'urbanus est d'« éviter tout ce qui donne l'impression d'une force inculte, tout ce qui est trop gros ou trop violent (acri). » 194 La notion de violence renvoie à l'/talum acetum, mais la notion de grossièreté renvoie au comique condamné par Cicéron, au comique du mime ou du bouffon. Cette idée rejoint la précédente. Le comique grossier est un comique qui en fait trop, un comique du trop-plein. Les attaques nominatives chez Horace sont acceptables parce qu'à l'inverse de celles de Lucilius, elles ne dépassent jamais les bornes. Lorsqu'il oppose ridiculum et acre et lorsqu'il associe les notions de ridiculum et d'urbanitas, Horace joue donc sur un réseau de significations qui lui permet de condamner l'agressivité des attaques nominatives chez Lucilius et de laisser entendre que les attaques nominatives dans Les Satires ne remettent pas en cause la concorde civile défendue par Octave. Le franc-parler de Lucilius est inacceptable parce qu'il s'inscrit dans la satire du trop-plein : il abuse de l '/talum acetum, il ne tempère pas ses attaques par des plaisanteries raffinées, il tombe du côté d'un comique bouffon. A l'inverse, le franc-parler d'Horace est parfaitement acceptable parce qu'il s'inscrit dans la satire du juste équilibre: il n'use pas d'ltalum acetum, ou bien il le tempère par des plaisanteries plus raffinées, il ne tombe jamais du côté du comique bouffon. L'analyse des textes de Lucilius et d'Horace montre pourtant que le style du second n'est pas très différent de celui du premier et que l'opposition ridiculum / acre est

192

Ibid., II, 252 : « autrement. il tombe dans le trivial ». Ibid., II, 252 : « ( ... ) non seulement (cette forme de comique) doit être bannie du barreau, mais ne serait guère à sa place dans un festin, entre gens honnêtes. " 194F. PLE.ss1s - P. LFJAY, 1911, p. 265. 193

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une construction théorique qui doit permettre à Horace de maintenir à l'égard du franc-parler la position ambiguë qui est la sienne, et non une véritable pratique.

m.3. Le ridiculum en pratique ID.3.1. L'ltalum acetum dans Les Satires d'Horace Suivant la définition proposée par Quintilien, E. de Saint-Denis interprète l'opposition de ridiculum et acre comme un refus de I' ltalum acetum 195. Pour lui, l'évolution du goOt romain a eu lieu dès les débuts de l'Empire, et Horace se fait de l'urbanus la même idée que Quintilien: « pour Horace, le terme d'urbanitas ne saurait enfermer l'humour des vieux Latins, admiré par Cicéron. Il ne regrette pas du tout que la Grèce vaincue ait conquis son farouche vainqueur,( ... ) que l'élégance moderne ait banni l'âcre poison, le vinaigre italien. » 196 E. de Saint-Denis admet que les satires 7, 2, 8 et 5 du livre I sont encore pleines de dicacitas et il en conclut que ce sont les plus anciennes 197 : dans la satire 7, Rupilius Rex attaque Persius ltalo aceto ; certaines scènes, par leur gaillardise, ne sont pas sans rappeler le ton fescennin 198 ; Horace joue sur les noms et les surnoms; il y multiplie les invectives 199 • Mais il considère que les satires du livre II voient disparairre les invectives-caustiques et les plaisanteries épicées : le ton est de bonne compagnie, la prédication gagnant en élégance et en légèreté grâce à l'autodérision, à la parodie, au mime dialogué, aux images et aux dictons. Pour E. de Saint-Denis, lorsque Horace engage le poète à se montrer urbanus. il annonce son propre changement de ton. La satire I, 10 est alors une satire charnière non parce qu'elle condamne la libertas admise dans le livre I et refusée dans le livre II,

195

E. DESAINT-DENIS,1965, p. 164-174. Ibid., p. 156. 197 E. DESAINT-DENIS donne un sens très large à dicacitas, comme on peut en juger au regard des exemples qu'il choisit. Pour lui, la dicacitas recouvre toutes les formes d'humour connues dans la vieille Italie populaire : le charivari, le triomphe, les vers fescennins etc. Or, pour être populaire et italienne, la dicacitas n'en a pas moins le sens précis qu'on a vu : la causticité, l'attaque railleuse. 1911 Toute la satire 1, 2 a pour thème la sexualité, et 1'un des personnages, Villius, finit par dialoguer avec son membre personnifié : S., 1, 2, 64- 72. Dans la satire 1, 5, 82-85, Horace attend en vain une jeune fille qui lui a promis une visite nocturne: il s'endon et fait des rêves érotiques. 199 Dans la satire I. 2, par exemple, Horace s'en prend à Cupiennus (36), à Galba (46). à Villius (64), à Longarenus (67), à Fausta (64). 196

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mais parce qu'elle condamne les plaisanteries de mauvais goût, l 'ltalum acetum et annonce un humour plus urbain. C'est une idée que l'on retrouve chez d'autres commentateurs 200 • Tous reprennent à leur compte le réseau de significations suggéré par Horace avec l'opposition ridiculum /acre, mais ils oublient qu'il s'agit là d'une construction du satiriste, qui cherche ainsi à faire admettre son franc-parler, et que cette construction ne résiste pas à l'analyse des Satires. Les jeux de mots railleurs sur les nomina et les cognomina étaient très populaires et tout à fait caractéristiques de l '/talum acetum. On a constaté qu'au début de la République, les surnoms péjoratifs étaient réservés aux membres des familles sénatoriales 201 • On l'a expliqué en admettant que les surnoms étaient donnés à l'élite politique par le peuple et qu'ils avaient la même fonction que les vers fescennins du triomphe, autre pratique née dans le rustique Latium : rappeler à une famille très influente ou à un général victorieux que la toute-puissance d'un mortel a toujours des limites 202 • Or le livre II, qu'E. de Saint-Denis veut raffiné et élégant, dépourvu de dicacitas, présente comme le livre Ides jeux de mots sur les noms et les surnoms. Ainsi, dès la satire II, 1, Horace reprend ses attaques contre le bouffon Pantolabus 203 • Or le scholiaste nous apprend que derrière Pantolabus se cachait Mallius, parasite célèbre qu 'Horace a gratifié de ce surnom parce qu'il était toujours prêt à prendre l'argent qu'on lui proposait 204 • De même, dans la satire II, 3, Horace raille un avare incapable de dépenser ses immenses richesses et de boire autre chose qu'une piquette éventée. Il l'appelle Opimius, ce qui a toutes les chances d'être un sumom 205 • Opimus signifie « riche », mais aussi « gras, bien nourri » 206 , puis « copieux, abondant » 207 • Le vin récolté sous le consulat de L. Opimius était de surcroît particulièrement réputé 208 • Or notre 200

C'est également l'hypothèse de N. Ruoo, 1966, p. 62-64, 94 et suiv. Pour lui, entre la satire 1, 4 et la satire 1, 10, les mots libertas et facetus changent de connotation : dans la satire 1, 4, Horace approuve la libertas de Lucilius, car elle lui parat"t courageuse, et il admire ses plaisanteries. car elles lui semblent spirituelles ; dans la satire 1, 10, il réprouve sa libertas et ses plaisanteries, qu'il juge désonnais vulgaires. C'est son manque de raffinement qu'Horace reprocherait à Lucilius dans la satire l, 10. 201 1. KAIANTO, 1965, p. 19 et p. 132; H. TuYl.ANDER, 1952, p. 100. 202 A. CoRBEll..L, 1996, p. 57-97. 203 S., 11, 1, 22. 204 Pseudo-Acron, ad. Hor. S. 1, 8, 11. Du grec. 1tétvta Â.af3&iv. 205 C'est l'avis de N. Ruoo, 1966, p. 143. 206 Cie .• Tusc., V, 100; Br., 64. 207 Cie., Amer., 8. 208 Voir Plin., XIV, 55 et Petr., 34.

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avare ne boit que de la piquette, y compris les jours de fête 209 • Le surnom non seulement souligne la situation objective du personnage, mais, par antiphrase, raille son avarice. Il est difficile de savoir si Horace a inventé ce surnom ou s'est contenté de l'emprunter. Quoiqu'il en soit, il prend un visible plaisir à jouer avec lui. Il qualifie ainsi Opimius de pauper, ce qui lui permet de créer un oxymore riche de sens : Opimius est riche, mais il dépense si peu qu'il vit comme le plus misérable des hommes. Dans le même esprit, il faut citer le surnom d 'A vidienus, l'avare particulièrement auidus de la satire II, 2, 55, et le surnom de Porcius qu 'Horace donne à un glouton de la satire II, 8 : Porcius infra ridiculus Iotas semel absorbere placentas2w.

Nous notons ici la présence de l'adjectif ridiculus. C'est bien s1'.irlapersonne de Porcius qui est ridiculus, qui sait amuser les autres convives par sa gloutonnerie. Mais c'est aussi le personnage de Porcius qui est ridiculus, qui doit amuser le lecteur ou l'auditeur de la satire. Le jeu de mots avec les surnoms, loin d'être réprouvé par Horace, est donc à ses yeux susceptible de plaire. Horace joue sur l'idée d'une plaisanterie urbaine refusant la grossièreté de l' /talum acetum pour se démarquer d'un prédécesseur peu recommandable, mais lui-même se plait à user d'ltalum acetum et il est moins différent de Lucilius qu'il ne veut bien le dire.

La satire I, 7, qui semble condamner l '/talum acetum, est plus ambiguë qu'il n'y paraît. Horace fait le récit de la vengeance de Persius 211• La joute verbale a lieu en public et chacun des deux protagonistes cherche à s'attirer la sympathie du public en le faisant rire aux dépens de l'autre 212 • Persius l'emporte sur Rupilius avec la plaisanterie suivante: 'Per magnos, Brute, deos te oro, qui reges consueris tollere, cur non hune Regem iugulas? Operum hoc, mihi crede, tuorum est.' 213 209 210

S., U, 3, 143-144.

S., U, 8, 23-24: « au-dessous Porcius, qui amuse en avalant d'une seule bouchée des galettes tout entières. » 211 S., I, 7, 1-2 : Proscripti RegisRupili pus alque uenenum / hybrida quo pocto sit Persius ultus ... : « De quelle manière Persius l'hybride s'est vengé de la bave et du venin du proscrit Rupilius Rex ... » 212 S., I, 7, 22-23. 213 S., 1, 7, 33-35: « Au nom des grandsdieux, Brutus, je t'en supplie, toi qui as l'habitude de te charger des rois, pourquoi ne coupes-tu pas la gorge de ce Rex? c'est encore, crois-moi, un travail fait pour toi. »

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Persius sort vainqueur grâce à un jeu de mots sur le surnom de Rupilius caractéristique de l 'Italum acetum. Or dans la satire, Horace raille autant Persius que Rupilius Rex 214• Le jeu de mot sur le surnom de Rupilius, s'il emporte un certain succès auprès du public de soldats présents lors de la joute, n'a pas clairement l'approbation du satiriste et pourrait faire partie des ridicules du personnage. Comme le pense E. de SaintDenis, Horace condamnerait alors implicitement l 'ltalum acetum. Cette interprétation nous semble cependant procéder d'une lecture hâtive de la satire. Pour donner à la dernière plaisanterie de Persius sa vraie valeur, il faut la rapprocher de ses premières interventions: il fait d'abord l'éloge de Brutus et file la métaphore d'une manière pompeuse, digne du pire style asianiste 215• Le nom-même de Persius évoque le Persa, le Perse, et le rattache à l'asianisme. Mais Persius est « hybride » 216, né d'un père romain et d'une mère asiatique. Horace joue sur cette double ascendance pour établir un contraste entre les deux registres utilisés : Persius s'essaie d'abord à une prétentieuse éloquence asianiste héritée de sa mère, qui reste inefficace face à l 'Italum acetum du rustique Rupilius et qui fait s'esclaffer l'assemblée présente 217 ; puis, « inondé de vinaigre italien», contraint de venir sur le terrain de son adversaire, il retrouve la causticité latine héritée de son père, qui l'emporte. Ce n'est pas sans ironie qu'Horace rappelle que Persius est Graecus au moment où il abandonne enfin les vaines métaphores pour le jeu de mots le plus latin qui soit. Il se moque effectivement de Persius, mais c'est sa grandiloquence asianiste qu'il raille, aux côtés de laquelle la dicacitas latine est victorieuse 218• L'ambiguïté de la satire permet à Horace à la fois de faire écho à l 'opposi tion ridiculum / acre et à l'idée d'un franc-parler urbain, dépourvu d' ltalum acetum, idée grâce à laquelle il veut se démarquer de son prédécesseur peu recommandable, et de dire son goût personnel pour l 'Italum acetum, d'expliquer la place qu'il lui accorde dans Les Satires, quoi qu'il en dise. 214

Horace les tourne tous deux en dérision en usant du registre héroï-comique pour décrire leur grossière dispute. 215 S., 1. 7, 23-26: Brutus est le soleil de l'Asie, ses compagnons sont des astres salutaires, excepté Rupilius, qui représente la constellation du Chien. 216

217

S., 1, 7, 2: hybrida ... Persius. S., 1,7, 22-23 : Persiusexponitcausam; rideturab omni / conuentu: « Persius explique

sa cause: un rire s'élève dans toute l'assemblée.,. 218 Sur les enjeux politiques de la lutte entre Persius et Rupilius Rex et sur les différents réseaux de significations mis en place par Horace dans cette satire pour le moins énigmatique. voir infra, p. 241-244.

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W.3.2. La satin du trop-pkin et la salin du jusu équilibre L'opposition suggérée par Horace entre la satire du trop-plein et la satire du juste équilibre a été reprise par W. Reissinger dans son travail sur la polémique dans la satire romaine 219 • W. Reissinger s'oppose d'abord à l'idée selon laquelle Horace refuserait le modèle de Lucilius, idée dont nous avons montré à quel point elle est répandue. Pour lui, la satire se définit à la fois par sa dimension critique et par sa forme concrète, son utilisation systématique d'exemples précis. Or dès qu'il y a critique d'une personne et que cette critique se fait publiquement, il y a polémique 220 • La satire est donc un genre nécessairement polémique, et pas plus que Lucilius, Horace n'échappe à cette règle 221 • Mais il montre que chaque auteur traite différemment la polémique. Lucilius attaque son adversaire de manière frontale et joue sur un réalisme grossier, usant d'images crues pour convaincre, accumulant les adjectifs injurieux et n'hésitant pas à s'en prendre à ses défauts physiques 222 : c'est la satire du trop-plein. Horace n'attaque pas directement, les exemples précis n'interviennent que de manière secondaire, comme l'illustration de vérités générales, il n'accumule pas les adjectifs injurieux, il ne s'en prend pas au physique de son adversaire: c'est la satire du juste équilibre. C'est une idée que l'on retrouve chez d'autres commentateurs 223 • Là encore, tous reprennent à leur compte le réseau de significations suggéré par Horace avec l 'opposition du ridiculum et de l'acre, et oublient que la distinction entre le trop-plein de Lucilius et la juste mesure d'Horace dans les attaques nominatives ne résiste pas à l'analyse des textes: c'est une construction du 219

W. RElsSINGER, 1975, p. 6-123.

220

Ce que W. Reissinger nomme «polémique»,

nous préférons le nommer li~rtas ou «franc-parler», car il nous semble que la polémique peut avoir un sens plus large et n'exige pas forcément que des personnes précises soient nommées. 221 Ibid., p. 2-3. 222 W. Reissinger semble oublier, avec cet argument, que l'attaque contre les défauts physiques ne scandalisait en rien les Romains : elle était au contraire un topos de la rhétorique du blâme, fondé sur l'idée que les défauts physiques ne sont que l'expression visible de défauts moraux. Voir A. CoRBEJLL,1996, 14-55; Cie., Leg. 1, 27; 1, 29. 223 C"est déjà l'hypothèse de L. Mua.LER. 1891, p. 127, lorsqu'il note que la caractéristique principale de l 'urbanus est la modération, le nequid nimis. On retrouve la marne i~ chez A. ÜLTRAMARE, 1926, 126-137, qui voit dans les attaques d'Horace contre les prêcheurs populaires, les Fabius, les Cripinus ou les Stertinius, le refus de leurs outrances et de leurs aboiements : Horace reprend les mêmes thèmes qu'eux, mais il veut le faire d'wte manière modérée et délicate, en mêlant le plaisant et le sérieux. N. Ruoo, 1966, p. 94, distingue chez Horace deux formes de l~rtas: la l~rtas dont il fait l'éloge dans la satire 1, 4 et celle qu'il rejette dans la satire 1, 10, la seconde n'étant que la forme vulgaire et impudentede la première.

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satiriste, qui cherche par là à se démarquer de son prédécesseur et à rester ambigu face au franc-parler. Il faut noter tout d'abord que Lucilius attaque de manière moins frontale et moins injurieuse qu'on ne le dit souvent. Comme Horace, Lucilius attaque au détour d'un propos plus général et l'attaque nominative est alors un trait vif et plaisant qui n'a rien de l'assaut injurieux décrit pas W. Reissinger2 24 • Cette manière d'attaquer est d'ailleurs inhérente au genre de la satire, qui est le genre du mélange : le satiriste traite de multiples sujets, par associations d'idées successives, et l'attaque nominative advient presque incidemment. Nous avons vu par ailleurs que certaines attaques étaient sans doute allusives: c'est dire que Lucilius n'est pas le satiriste hargneux et grossier décrit plus haut. Nous trouvons effectivement quelques adjectifs qui s'en prennent au physique des victimes: Manlius est boiteux (Il, 23), Cotta est gros (XI, 9). Mais il arrive également à Horace de s'en prendre au physique de ses victimes et l'on ne trouve pas plus d'injures chez Lucilius que chez Horace 225 • Les témoignages de Probus et de Porphyrion sur le livre X226 ont sans doute contribué à fausser l'idée que nous nous faisons des Satires de Lucilius et conduit certains commentateurs à accepter sans méfiance l'opposition suggérée par Horace. Il se peut effectivement que le livre X ait été véhément. Mais le fait même que la vocation de Perse ait été déterminée par ce livre précis et non par l'ensemble des Satires indique qu'il constituait sans doute un cas particulier dans l'œuvre de Lucilius. Nous ne disposons malheureusement d'aucun fragment pour en juger. De plus, contrairement à ce que laisse entendre Horace, Lucilius sait lui aussi varier les styles et ne se cantonne pas à un humour grossier. Parmi les formes d'humour raffiné, Cicéron recommande tout particulièrement l'ironie: Hoc in genere Fannius in annalibus suis Africanum hune Aemilianum dicit fuisse egregium et eum Graeco uerba appellat eipwva ( ... ). Genus est perelegans et cum grauitate salsum quomque oratoriis dictionibus tum urbanis sermonibus accomodatum221• Il est en cela l'héritier 224

Voir par exemple S., Il, 23 ; XI, 8, 10, 11 ; VI, 8 ; XX, 3. S., I, 2, 27 sur la mauvaise odeur de Gargonius; I, 3, 40 sur le polype d'Hagna. Pour les injures, voir par exemple les injures contre les rivaux infra, p. 363-364. 226 D'~s Probus, Vita Pers., 10 et Porphyrion, Hor. Ad S., 1, 10, 53, le livre X aurait déterminé la vocation satirique de Perse. 227 Cie., de Or., II. 270: « Manier l'ironie, c'est à quoi excellait Emilien, notre second Africain, suivant Fannius, qui dans ses Annales l'appelle d'un mot grec l'ironique( ... ) Ce genre est tout à fait de bon goOt; le piquant s'y joint à la gravité; il convient également à la façon de parler des orateurs et à la conversation familière des gens du monde. » Il faut 225

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d'Aristote, qui considére lui aussi que l'ironie est un humour de bon ton, digne de l'homme libre228 : "Eo-r1 6' 'fidprovia tftç fkoµoÂ.oxiaç êÂ.eu8ep1rotepov· ô µèv yàp aôtoù fve1ea 1to1ei tô yeÂ.oiov, ô 6è fkoµoÀ.OXOÇ ttépou 229 • Or Lucilius sait attaquer sur un ton ironique. Dans le livre II, il met en scène le procès de Q. Mucius Scaevola, accusé de malversations par T. Albucius. Aucun des deux protagonistes n'est épargné par Lucilius : Q. Mucius Scaevola est pour lui un ennemi politique et T. Albucius incarne un philhellénisme fanatique qu'il exècre. Après la plaidoirie d'Albucius, dans laquelle le satiriste a multiplié les chefs d'accusation les plus graves, allant jusqu'au meurtre d'un impotent, Q. Mucius Scaevola prend la parole et feint de redouter l'éloquence asianiste de son adversaire : Quam lepide lexis compostaeut tesserulaeomnes arte pauimento atque emblemateuenniculalo ! Crassumhabeo generum, ne rhetoricoterustu seis230 • La chute du fragment suffit à faire entendre toute l'ironie qui est celle de Scaevola, mais aussi celle de Lucilius, qui se moque d' Albucius à travers lè personnage de Scaevola. C'est ce qu'a bien compris Cicéron, qui met dans la bouche de Crassus, le gendre invoqué par Scaevola comme un modèle d'orateur, l'interprétation de ce passage : l'art oratoire exige une construction, mais si cette construction ne doit pas être infinie, car noter que l'exemple choisi par Cicéron, celui de Scipion Emilien, nous ramène précisément au temps et au cercle de Lucilius. 228 Aristote n'oppose pas le citadin cultivé et le campagnard grossier comme le font les Romains, mais celui qui agit en homme libre, c'est-à-dire d'une manière digne de son statut de citoyen, l'fÀ&u0Ép1oç, et celui qui se comporte d'une manière indigne de son statut de citoyen. Chez Aristote comme chez les Romains, il existe l'idée d'un humour autorisé et d'un humour condamnable, d'un humour de bon ton et d'un humour de mauvais goût. S'ils ont substitué à la citoyenneté la culture et la bonne éducation, les Romains n'en sont pas moins les héritiers d'Aristote lorsqu'ils abordent la question de l'humour. 229 Arsn., Rh., Ill, 1419 b 9: « L'ironie est plus digne de l'homme libre que la bouffonnerie ; par le rire, l'ironiste cherche son propre plaisir ; le bouffon, celui d •autrui. ,. P. Demont a bien voulu nous proposer une autre traduction: « L'ironie est plus digne de l'homme libre que la bouffonnerie; l'ironiste fait rire à ses dépens, le bouffon aux dépens d'autrui. ,. Comprise ainsi, la distinction d'Aristote paraît effectivement plus claire. L'ironie serait alors une forme d'autodérision, que les spectateurs de la comédie savaient apprécier: se moquer des chauves est une plaisanterie galvaudée qui relève de la bouffonnerie ; quand Aristophane se moque de sa propre calvitie, il lui redonne de la valeur (supra, p. 202. n. 38). En ce sens, l'ironie est attestée chez Lucilius comme chez Horace: le premier se met en scène dans un enlèvement comique (infra, p. 278), le second sous les traits d'un adultère (S., II, 7, 46- 71) 2 JO Lucil., Il, 15 : « Comme joliment sont rangées les tournures ; toutes rangées avec art, comme les cubes dans un carrelage et dans une mosaïque vermiculée ! J'ai Crassus pour gendre, s · il faut rabattre ta belle rhétorique. ,.

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elle devient alors un jeu puéril qui fait perdre leur force aux pensées ; c'est ce que Scaevola raille dans la manière d 'Albucius 231 • Les attaques nominatives de Lucilius ne s'inscrivent donc pas dans la satire du trop-plein comme Horace veut le faire croire : elles arrivent incidemment, au détour d'un propos plus général, elle n'abuse pas des adjectifs injurieux et de l 'ltalum acetum, elles savent manier un humour plus raffiné. A l'inverse, Horace ne dédaigne pas le comique bouffon, celui du mime, que l'urbanus réprouve comme un comique de l'excès. Dans la satire I, 2, Horace décrit à trois reprises un amant surpris en flagrant délit d'adultère 232 ; il récidive dans le second livre, avec la satire 6 233 • Or l'adultère tel qu'Horace le met en scène, c'est-à-dire l'adultère commis par une matrone, n'est pas un sujet de la nouvelle comédie. Dans la nouvelle comédie, des maris trompent leur femme avec une courtisane ou une esclave 234 , des maris croient par erreur avoir été trompés par leur femme 235 , des jeunes gens croient avoir été trompés par leur maîtresse 236 , des jeunes femmes enlevées trompent leur ravisseur avec le jeune homme auquel elles ont été enlevées 237 , mais aucune matrone n'est infidèle. Sans doute la morale romaine et la dignitas de la matrone s'opposaient-elles à cette idée. Nous verrons en revanche que l'adultère est une situation caractéristique de certains mimes 238 • On la rencontrait sans doute également dans certaines atellanes. Un fragment de Pomponius met en scène un mari furieux, décidé à expulser son épouse : uos istic manete: e/iminabo extra aedis coniugem 239•

La présence de témoins (uos) et le sentiment de bon droit du mari laissent penser que l'épouse a été surprise en flagrant délit d'adultère 240 • Or chez Horace, l'une des saynètes de la satire I, 2 nomme et la matrone infidèle et l'amant ridiculisé: il s'agit de Fausta, fille de Sylla, et de Villius, tous deux contemporains d'Horace. Le satiriste associe donc comique bouffon et attaques nominatives, exactement comme le fait Lucilius. Pire, 231

Cie., de Or., II, 149. m S., 1, 2, 41-46; 64-71; 127-133. m S., II, 6, 46-65. 2 :w Pl., Men., CEccl. Ter .• Phorm. 235 Ter., Hec. 236 Pl., Bac. m Pl., Mil. 238 Voir infra, p. 479. 239 P. f°RASSINElTI, 1977, p. 31. 240 C'est l'hypothèse émise par J.J. HARTMAN, 1922. p. 130.

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il use de la fonne de comique que Cicéron interdit le plus catégoriquement à l'urbanus: l'obscénité. Villius, surpris en flagrant délit d'adultère, frappé sans retenue et jeté à la rue, s'entretient sur la place publique avec son sexe personnifié, qui, grotesque Caton, essaie de le ramener dans le droit chemin241. Même si, pour respecter l'hypothèse d'E. de Saint-Denis, on ne considère que le livre II, dans lequel Horace aurait atteint son idéal, la plaisanterie urbaine, on retrouve les mêmes formes de comique bouffon. La satire II, 7 met en scène l'adultère de la même manière que la satire I, 2242 • C'est le poète lui-même qui est pris en flagrant délit: Horace se métamorphose en acteur de mime, pas plus soucieux que son prédécesseur de conserver la dignité de l'homme libre dès lors qu'il s'agit de faire rire. L'idée selon laquelle Lucilius pratiquerait la satire du trop-plein et userait d'un franc-parler inacceptable parce qu'excessif et grossier, alors qu'Horace pratiquerait la satire du juste équilibre et userait d'un francparler parfaitement acceptable parce qu 'urbain est donc une construction. Elle a été reprise comme une vérité par certains commentateurs, mais elle n'est pas vérifiée par l'analyse des textes. Elle permet au satiriste de se démarquer de son prédécesseur. Sans remettre en cause l'éloge du francparler introduit dans la satire I, 4, Horace parvient à se détacher de l'image de partisan agressif qui est celle du satiriste depuis Lucilius. Il tient ainsi à l'égard de la libertas la position ambiguë qu'il souhaite, parfaitement en accord avec l'ambivalence octavienne.

rv. Le mime : une autre référence à double tranchant Dans la satire I, 10, Horace rapproche Lucilius du mime Labérius, suggérant que la satire et le mime ont certains points en commun, et notamment la capacité à susciter le rire. Ce rapprochement, dont le motif peut paraître assez vague, prend toute sa valeur lorsque l'on constate que Les Satires empruntent effectivement au mime des personnages et des situations comiques. Comme Lucilius, le mime est cependant une référence à l'égard de laquelle Horace nourrit certaines contradictions.

Le mime latin est un genre comique difficile à définir : les fragments et les témoignages dont nous disposons conduisent surtout à mesurer sa diversité et son instabilité. La multiplicité des termes le désignant donne une 241 242

S., I, 2, 64-72. S., II, 7, 46-71.

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idée assez juste du nombre de spécialités qui existaient panni les mimes : l'imitateur de la vie quotidienne, l'imitateur des voix, l'imitateur des caractères, peut-être même l'imitateur des vieux et l'imitateur des jeunes, le chanteur, l'indécent, etc 243 • Le mime fut d'abord joué par des acteurs ambulants, puis sur la scène™. Il connut ses premières formes littéraires sous Sylla, s'emparant alors de certaines intrigues de la nouvelle comédie ou de la tragédie. Mais là encore, les titres que nous avons conservés montrent une grande diversité des sujets 245• Le mime est donc un genre composite, qui subit des influences très diverses et que l'on peut caractériser comme un mode de représentation plutôt que par son argument ou ses personnages 246 • Certaines intrigues semblent pourtant avoir été récurrentes dans le mime dramatique. Ainsi, l'adultère est si souvent mis en scène qu'on a pu proposer de définir un sous-genre: le mime d'adultère 247• Or lorsqu'il 243

Le µtµ6~toç, le 11.oyoµiµoç, l'fi8011.6yoç, l'cipxmoÀ.oyoç, le vtavunco11.6yoç, etc. Cette diverle µtµcpô6ç, qui comporte lui-même des sous-catégories, le IC\VatÔOÀ.oyoç, sification des spécialités a commencé dès l'époque hellénistique pour s'accélérer sous l'Empire. Voir A. CHAN1ons, 1990, p. 91 et suiv. et M.H. F'RANço1s-GARFUJ, 2000, p. 196201. 244 Pour H. REICH, 1903, p. 530-563, les deux formes de mimes sont très anciennes. Il considère en effet que le mime grec est né sous Alexandre le Grand de la fusion du mime dorien, récitatif et dramatique, et du mime ionien, musical et orchestique. Mais si l'idée de deux branches du mime paraît encore juste, la chronologie proposée par H. Reich n'est plus admise. L'hypothèse qui prévaut aujourd'hui est que, jusqu'à la fin de la période hellénistique, le mime dramatique et le mime protéiforme des circulatores ont coexisté et qu'ils n'étaient pas vraiment distincts. Voir W. BEARE,1964 (3), p. 149-150, L. C1cu. 1988, p. 14, et M.H. FRANÇOJS-GARElll,2000, p. 195-196. 245 Les titres des mimes se font l'écho de cette diversité et de la difficulté qu'il y a à définir le genre. Certains titres font référence à des professions et supposent un univers très quotidien: Fullo, Piscator, Salinator (Bonaria, p. 40. 60. 65). D'autres évoquent des tètes: Compita/ia, Necyomantia, Satumalia, Nuptiae (Bonaria, p. 32, 52, 55, 66). D'autres reprennent le titre de nouvelles comédies grecques : Labérius a écrit un Co/ax, un Ephebus, une Hetaera (Bonaria p. 29, 39, 44); Valerius un Phormio (Bonaria p. 108-109); Catullus un Phasma (Bonaria, p. 111). D'autres enfin évoquent des sujets mythologiques. 246 J.C. DUMONT, M.H. F'RANCOJS-GAREllJ, 1998, p. 181-183, retiennent les caractéristiques suivantes : le mime offre une représentation caricaturale et grotesque de la réalité ; son canevas laisse libre cours à l'improvisation ; il utilise, outre le comique gestuel, un comique verbal qui va des plaisanteries les plus grossières aux mots d'esprit les plus piquants. m R.W. REYNOLDS,1946, p. 77-84 a introduit la notion d'« adultery mime», reprise à sa suite par de nombreux spécialistes. Pour la reconstitution du schéma du mime d'adultère, voir C.J. GRYSAR,1854, p. 237 et suiv.; H. REICH,1922, p. 89-91 ; R.W. REYNOLDS, 1946, p. 77-84; P.H. KEHoE, 1984, p. 89-106. Tous ne s'accordent pas sur la question de savoir si l'activité sexuelle de la femme et de l'amant était effectivement représentée : pour les uns, la licence du mime, dont nous avons de nombreux témoignages, le pennettait ; pour d'autres, la sévérité romaine l'interdisait. On sait par exemple qu'aux Floralia, les mimes étaient joués par des prostituées et que celles-ci terminaient le spectacle en se dévêtant de leur costume. Mais on ne sait pas jusqu'où allait vraiment la nudité. Pour l'hypothèse

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évoque l'adultère, Horace met en scène des personnages grotesques et certains morceaux de bravoure caractéristiques du genre, comme la cachette de l'amant dans un coffre ou sa fuite à l'arrivée inopinée du mari248 • Cela ne doit pas surprendre. J.C. McKeown a rappelé en effet que le mime, loin d'être réservé à une masse inculte, a toujours séduit les Romains les plus sophistiqués 249 et que l'élégie, poésie élitiste s'il en est, s'inspirait largement de ses situations 250 • Pourtant, la référence au mime dans Les Satires n'est pas sans soulever un certain nombre de questions, et le genre a finalement dans le recueil une fonction et un statut analogues à ceux de Lucilius.

IV.1. Le statut du mime à Rome Le mime est à la fois un genre fait pour plaire à Horace, puisqu'il est à Rome l'un des rares genres comiques où le franc-parler soit toléré, et fait pour lui déplaire, dans la mesure où depuis Sylla, il passe pour un genre particulièrement apprécié des tyrans.

IV.1.1. Le rejuge du franc-parler La question des attaques nominatives ne se pose pas pour le mime dans les mêmes termes que pour la palliata : sans disposer de la même liberté que les poètes de l'ancienne comédie grecque, les acteurs de mime semblent avoir pu s'autoriser ce que la nouvelle comédie s 'interdisait 251 • L'auteur de la Rhétorique à Herennius nous apprend qu'Accius et Lucilius furent tous deux raillés sur scène et intentèrent tous deux un procès : C. Caelius iudex absoluit iniurarium eum qui Lucilium poetam in d'une représentation de la scène sexuelle entre la femme et son amant, voir H. REICH, 1922, p. 89-91. Contre cette hypothèse, voir P. H. KEHoE.1984, n. 16 p. 96, pour qui une telle reprisentation était impensable en particulier sous Auguste, grand pourfendeur de l'adultère. 241 S.• 1, 2, 127-131; 1. 2, 68-72; Il, 7, 58-61. Sur ces passages et l'intcrtextualité du mime et des Satires, voir infra p. 479 et suiv. 249 J.C. MAcKF.owN, 1979, p. 71. Il en veut pour preuve le fait que Sylla fréquentait les acteurs de mime (Plutarque, Sylla, Il, 4; XXXVI, 1) ou l'amour que M. Iunius Brutus. M. Antoine et Cornelius Gallus portèrent à l'actrice de mime Cytheris. Plus significatif nous semble être le goOt de Sénèque pour les maximes du mime, dont il affirme qu'elles ont souvent plus de grandeur et de sagesse que les sentences philosophiques, et pour Publilius Syrus. qu'il cite volontiers (Sen. Ad Luc., VIII. 8-9). :oo J.C. MAcKF.oWN,1979. p. 71-84. Il s'appuie essentiellement sur des analyses de Properce et d'Ovide. Voir également R.E. FANTitAM, 1989, p. 160 et 1986, p. 52 et suiv. 251 Sur cc sujet, voir H. REICH, 1903, p. 186 et suiv.; R.W. REYNOLDS, 1943, p. 37-45.

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scaena nominatim /aeserat, P. Mucius eum qui L Accium poetam nominauerat condemnauit 252• Il rapporte un peu avant qu'Accius a été raillé par un mime 253 • Il ne donne pas de semblables précisions pour Lucilius. Mais le fait que les deux procès soient associés laisse penser que Lucilius a lui aussi été attaqué par un mime. Or, alors que la plainte d'Accius fut reçue, celle de Lucilius ne le fut pas. L'attaque nominative sur une scène de mime n'est donc pas condamnée en tant que telle : les mimes jouissent d'une certaine liberté de parole. Le problème est de comprendre pourquoi l'un des accusés a été acquitté et l'autre pas. Une première explication peut être la maladresse avec laquelle le mime condamné s'est défendu : Hic nihil aliud defendit nisi licere nominari eum cuius nomine scripta dentur agenda 254• L'argument de l'accusé reprend ici l'interprétation de la loi des XII Tables proposée par Cicéron : il ne faut pas attaquer publiquement car l'adversaire n'est pas là pour répondre 255 • Pour Cicéron, cela signifie qu'il faut attaquer en justice uniquement, mais l 'accusé le comprend autrement : on peut également attaquer un poète, puisqu'il dispose de la scène pour se défendre 256 • Or Accius est un tragédien et il n'y a pas de place dans une tragédie pour les attaques personnelles, a fortiori pour les attaques contre un mime. On comprend que l'argument n'ait pas convaincu les juges. Le même argument a pu convaincre dans le cas de Lucilius. Nous avons vu que les attaques nominatives ne manquaient pas dans ses Satires257• L'accusé a peut-être fait valoir que Lucilius disposait effectivement d'une tribune où riposter. Mais il serait n!Üf de croire que la différence des verdicts repose sur la seule stratégie adoptée par les mimes pour se défendre. L. Robinson 258 propose une autre explication, qui nous paraît d'autant plus convaincante que nous en avons déjà éprouvé la validité dans le cas de Naevius 259 : la différence de verdict s'explique par les enjeux politiques de l'époque. Si le juge Coelius 252

Her., II, 19: « C. Caelius, siégeant comme juge, acquitta d'une accusation d'injures quelqu'un qui avait nommément outragé sur la scène !'écrivain Lucilius. Mais P. Mucius condamna quelqu'un qui avait nommé le poète Accius.,. 253 Ibid. 1, 24. G. ACHARD,1997 (2), p. 23 n. 102, émet des doutes sur l'authenticité de l'épisode, soulignant qu'il est inconnu par ailleurs. Mais pour C. CICHORIUS, 1908, p. 6061, suivi par J. DANGEL, 1995, p. 13 n. 13, la mention de P. Mucius Scaevola. la plus haute autorité juridique de l'époque, interdit de croire qu •il a été inventé. 254 Ibid. 1, 24: « Ici l'accusé se défend en disant qu'il est permis de nommer quelqu'un sous le nom duquel sont représentés des œuvres dramatiques. ,. m Sur Cicéron et la loi des XU Tables, voir supra, p. 52-53. 256 C'est l'interprétation qu'en donne R.W. REYNOLDS, 1943, p. 38. 257 Voir supra, p. 206-208. 258 L. ROBINSON, 1940, p. 7. 259 Voir supra, p. 60-62.

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est bien C. Coelius Caldus comme le propose G. Hirschfeld 260 , c'est un homo nouus qui a toutes les raisons de vouloir nuire à Lucilius, le protégé des Scipion, en ne condamnant pas le mime qui l'a attaqué. Accius est quant à lui un homme important, qui dispose de puissants appuis, notamment en la personne de D. Junius Brutus: il est donc très difficile de l'attaquer et le mime en a fait l'expérience 261• La situation à Rome sous la République est donc la suivante : les attaques nominatives dans les mimes ne sont pas condamnées systématiquement, mais uniquement si les enjeux politiques du moment ou l'importance de la victime le rendent nécessaire. Cette tolérance à l'égard du mime semble s'être maintenue jusqu'au début de l'Empire. Il faut attendre Tibère pour la voir remise en cause. En 23, Tibère prend la décision de bannir d'Italie tous les histriones en raison de la nature subversive de leurs représentations, et c'est à l'Oscum ludicrum, c'est-à-dire à l'atellane, qu'il s'en prend 262• Or, au Ier siècle ap. J.C., l'atellane a hérité de la libertas caractéristique du mime, celui-ci l'ayant supplantée comme exodium et s •étant à ce titre formalisé et rapproché de la nouvelle comédie. De même, Caligula brule un auteur d'atellane ob ambigui ioci uersiculum 263 : les attaques allusives elles-mêmes ne sont plus tolérées. Néron exile l'acteur Datus pour avoir fait allusion à la mort de Claudius et d'Agrippa 264 • Domitien265croit voir dans une pièce d'Helvidius, Pâris et Oenone266 , une allusion à son propre divorce : il fait condamner à mort le poète, sans doute victime du hasard de l'homonymie de Pâris. A partir du règne de Tibère, le franc-parler n'a plus sa place sur la scène comique, même dans le mime ou l'atellane qui avaient jusque là joui d'une certaine liberté de parole 267• G. HDlscJ.IFEu>,1874, p. 468. Sur les rapports d'Accius et de D. Junius Brutus, voir J. DANGEL, 1995, p. 15-17, pour qui la relation des deux hommes ne se limitait pas à une relation de clientélisme, mais était une véritable amitié, fondée notamment sur les idées conservatrices qu'ils partageaient. D. Junius Brutus chargea vraisemblablement Accius en -156 de composer une dédicace pour consacrer le temple qu'il avait promis à Mars et Accius a sans doute écrit son Brutus en l'honneur du triomphe de D. Junius Brutus en -138. 262 Tac., Ann., IV, 14. 263 Suet., Cal.• 27. 264 Suet., Ner., 39, 3. 265 Suet., Dom., 10, 4. 266 Probablement une atellane, étant donné son sujet mythologique. 267 Il faut cependant faire une différence entre les mimes publics et les mimes privés. Les empereurs, qui ne toléraient plus le franc-parler sur scène, prenaient un certain plaisir aux railleries de leurs propres mimes, comme le roi à celles de son bouffon. Ainsi Vérus appréciait-il celles du mimographe Marullus et fit-il venir à la cour des mimes de Syrie (Capitolinus, Ver.). Les sujets abordés par ces mimes privés ne sont d'ailleurs pas nécessairement politiques. Si l'on en croit Capitolinus (M. Ant. Phil., 29), Marullus se moquait 2t,O

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IV.1.2. u mauvaisgotu des tyrans Mais le mime n'est pas seulement à Rome le genre du franc-parler. C'est aussi un genre qui a connu une faveur toute particulière sous la dictature de Sylla et que certains Romains associent à la tyrannie. Plutarque se fait l'écho de l'amitié que le dictateur entretenait avec de nombreux mimes et lui suppose même des relations amoureuses avec deux d'entre eux, Metrobius et Sorix 268. Il rapproche ce goût de Sylla pour les mimes de celui de Philippe pour les musiciens, et il oppose la vulgarité des penchants artistiques de Philippe au raffinement de ceux d'Alexandre, le premier incarnant le tyran non éclairé et le second le souverain cultivé 269 • Cette analogie entre Sylla et Philippe s'inscrit dans le projet général du Sylla, qui vise à stigmatiser le dictateur et elle n'a pas valeur historique 270• Mais elle renseigne sur la manière dont les Romains regardaient le mime, en particulier à l'époque d' Auguste. Le texte de Plutarque est en effet assez proche de celui d' Athénée et il se peut que tous deux soient informés par la même source, Nicolas de Damas, historien de l'époque augustéenne271. Pour les Romains, les origines orientales du mime en font un genre volontiers licencieux 272. On ne s'étonne pas dès lors de le voir associé aux tyrans : à Rome, le modèle du tyran est avant tout le tyran hellénistique, qui vit dans le plus grand luxe et la plus grande débauche 273; le mime, genre licencieux venu de Grande Grèce, est fait pour plaire aux tyrans hellénistiques et à leurs avatars romains. M.H. François-Garelli a montré par ailleurs que l'amitié de Sylla pour les mimes avait des enjeux politiques évidents 274. Afficher son goût pour ce genre est entre autres volontiers de Marc-Aurèle cocufié par Faustina. Quand on lit ce que Marc-Aurèle écrit de sa parfaite épouse et si l'on accorde quelque crédit à Capitolinus, il faut en conclure ou bien que Marc-Aurèle était parfaitement aveugle, ou bien que les insolences des mimes privés étaient d'autant mieux tolérées par les empereurs qu'elles n'étaient f~ sur rien. qu'elles se faisaient grossières afin que tous sachent qu'il ne fallait y voir que des bouffonneries gratuites. 268 Plut., Sylla, 2 et 36. 269 Voir aussi Théopompe, Histoires, 53 = Athénée, 10, 435b, qui lie l'intimité scandaleuse de Philippe avec les artistes aux conséquences de Chéronée. 270 Voir J. CARCOPINO, 1950 (2), p. 212-217, qui montre notamment tout ce que la fin du Sylla a de fantaisiste: M.H. FRANÇOis-GARELU, 2000, p. 207-213, qui redonne au goût de Sylla pour le mime sa juste place, substituant aux jugements moraux de Plutarque une analyse des enjeux politiques de l'époque. 271 Voir M.H. FRANço1s-GARELL1, 2000, p. 208 n. 74, qui rapprocheAthénée, 6, 261c de Plutarque, 36. 272 Voir infra, p. 463. 273 Sur les Romains et les tyrans hellénistiques, voir supra, p. 65, n. 141. 274 M.H. FRANço1s-GARELLI, 2000, p. 210-211. Elle rappelle que les deux lettres de Sylla sur les associations d'artistes dionysiaques ont été écrites dans le contexte de la

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pour lui une façon de marquer son opposition aux conservateurs nationalistes et puritains dans la tradition des Metelli, qui ont cherché à mettre un frein à la prolifération à Rome des artistes grecs, et notamment des mimes 275• En leur accordant de nombreux privilèges dès son arrivée au pouvoir, Sylla rappelle que les conservateurs ont été vaincus et souligne l'hégémonie qui est désormais la sienne. L'engouement de Sylla pour les mimes a donc une signification politique différente selon les camps : pour ses détracteurs, il est la marque d'une tyrannie non éclairée ; pour ses partisans, il est le signe de sa victoire contre les conservateurs. Or ce sont précisément deux images qu'Octave-Auguste ne veut pas donner de son propre pouvoir: il ne veut pas passer pour un tyran, parce qu •il entend maintenir l'illusion de la restauration républicaine et ne tient pas à être assassiné comme César ; il ne veut pas passer pour un ennemi des conservateurs, parce qu'il compte bien les rallier à sa cause et les convaincre de la nécessité du principat et parce qu'il veut apparaître comme le garant de la réconciliation nationale. Il accordera certes lui-même un place importante aux spectacles et il saura s •en servir avec habileté pour faire passer certaines réformes et asseoir son pouvoir276• Mais asseoir son pouvoir, c'est précisément pour reconstruction de la province d'Asie après la guerre contre Mithridate et elle montre que les privilèges que Sylla leur accordait étaient surtout un moyen d'affirmer son pouvoir sur la scène internationale. Sur ces deux lettres, voir également M. SEGRE,1938 ; R.K. SHERK, 1969, p. 263-266. Le théâtre en général fut d'ailleurs utilisé par Sylla pour affirmer son pouvoir, à l'intérieur comme à l'extérieur. Ainsi, les Ludi Victoriae Sullanae, inaugurés en - 81, célébrèrent non seulement sa victoire contre Mithridate, mais aussi sa victoire contre les Romains qui avaient essayé de faire obstacle à son accession au pouvoir. Sur l'utilisation politique du théâtre par Sylla, voir A. KEAVENEY,1983, p. 187-191. 275 L. CJcu, 1988, p. 94, a montré que l'édit des censeurs de -115 cherchait à limiter la présence à Rome d'artistes grecs, considérés comme corrompus et corrupteurs. Voir aussi M.H. FRANÇOIS-GARELU, 2000, p. 212. m Octave-Auguste semble avoir considéré les spectacles comme un lieu où devait se manifester sa politique : soucieux de rétablir des frontières étanches entre les différents classes sociales, il réorganise les gradins de manière à ce qu'ils soient à nouveau clairement un miroir des hiérarchies de la société ; désireux de redonner au peuple romain sa dignité et sa force, il exige que les spectateurs quittent la lacerna, afin que les gradins offrent le spectacle édifiant du peuple vêtu de la toge ; après avoir promulgué une loi nataliste et pour répondre aux protestations qu'elle a suscitée, il se rend au théâtre accompagné des neuf enfants de Germanicus, voulant donner ainsi aux Romains l'exemple à suivre. Sur toutes ces anecdotes, voir Suet., 44, 2-5. L'acteur Pylade avait bien compris à quel point le théâtre et les acteurs étaient utiles à Auguste. L'empereur lui reprocha un jour de s'être querellé avec Bathylle, son concurrent et le favori de Mécène, et d'avoir divisé le public à leur sujet : pour lui, les acteurs devaientparticiper à son programme de réconciliation nationale et non susciter de nouvelles divisions. Pylade lui répondit en ces termes: cruµq,tpE1 001, Kaioap, 7tEpi fiµiiç ,ov ôijµov d1toô1a,pil3Emla1.: « C'est ton intérêt, César, que le peuple perde son temps avec nous.» (Dion, LIV, 17) Voir aussi Macr., Sar., Il, 7, 19. Tant que les spectateurs se passionnent par

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LES SATIRES D'HORACE ET LA COMÉDIE GRÉCO-LATINE

Octave-Auguste ne pas passer pour un tyran. C'est ce qu'il signifie lorsqu'il refuse que les spectateurs applaudissent ses fils à leur entrée au théâtre, alors que nul ne sait encore s'ils le méritent 2n. Il noue certaines amitiés avec des acteurs de pantomime comme Bathylle et Pylade et manifeste un grand intérêt pour leurs spectacles, mais cela s'inscrit dans l'imitatio Alexandri, autrement dit dans l'image de souverain cultivé qu'il veut se donner2 78 • Il réussira à faire de la pantomime un genre à la fois populaire et apprécié des lettrés. Mais au moment où Horace écrit ses Satires, le mime n'a pas encore donné naissance à la pantomime et c'est un genre que les Romains l'associent à la tyrannie non éclairée et pour lequel ils n'affichent pas ouvertement leur goOt, ce qui ne dit rien bien sOr du plaisir qu'ils peuvent y prendre 279 • Sa place dans le recueil est dès lors problématique: il est le genre de la libertas, et en ce sens Horace peut l'inscrire dans Les Satires pour venir à l'appui de son éloge du franc-parler de l 'archaia ; mais il est le genre de la tyrannie, et en ce sens, le citer parmi ses sources d'inspiration pourrait constituer une maladresse chez un poète de l'entourage d'Octave quand on se souvient que le futur prince ne veut surtout pas passer pour un despote. C'est ce qui explique la manière dont Horace choisit de citer le mime, et en particulier Labérius.

IV.2. Ambiguïté d'Horace face au mime

IV.2.1. Eloge du contenu, réprobation de la forme Dans la satire I, 10, un interlocuteur reproche au satiriste ses contradictions à l'égard de Lucilius: il le loue pour son franc-parler, mais le critique pour son manque d'exigence stylistique 280 • Horace rétorque en ces tennes: les querelles d'acteurs, ils ne pensent pas à la politique et ne fomentent pas de complots; le théâtre a de beaux jours devant lui et l'empereur peut disposer de cette tribune politique. Sur la question de l'authenticité de l'anecdote, voir A. CAVALARRO, 1984, p. 183. Sur le statut d'affranchi ou de citoyen de Pylade, voir H. LEPPIN,1992, p. 284. 277 Suet., 56, 4. 278 Sur les relations d 'Auguste avec Bathylle et Pylade, voir E.J. JoRY. 1984, p. 58 et M.E. MoLLOY, 1996, p. 53, pour qui ces relations sont le signe d'un véritable intérêt du prince pour la pantomime. Pour M.H. FRANÇOIS-GARELLI, 2000, p. 249-250, en s'entourant d'acteurs et en donnant une place importante au théâtre, il se peut qu' Auguste ait voulu donner l'impulsion nécessaire au développement des jeux en Italie comme Alexandre l'avait fait dans le monde grec. Sur l'imitatio Alexandri d' Auguste, voir D. KIENAST,1969, p. 430-456 et G. CRESCI-MARRONE, 1978, p. 245-259. 279 Nous retrouvons là toute l'ambiguïté des lettrés qui affectent de dédaigner le théâtre. alors même qu'ils y courent. Et Sénèque lui-même n·est pas sans reconnai"tre la valeur de certains auteurs de mimes. Cf. infra, p. 478. 210 Sur la satire 1, IO et la fonction des contradictions d'Horace au sujet de Lucilius. voir supra, p. 219 et suiv.

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Nec tamen hoc tribuens dederim quoque cetera ; nam sic et Labérius mimos ut pu/chra poemata mirer281 •

L'analogie avec Lucilius est donc la suivante: comme Lucilius, Labérius fait preuve de franc-parler et c'est fort louable ; comme Lucilius, Labérius manque d'exigence stylistique et c'est condamnable. Horace indique ainsi clairement qu'il accorde au mime une place dans ses Satires parce qu'il est le genre de la libertas à Rome. C'est le premier aspect du genre qu'il retient, et en aucun cas le second. En reprochant au mime son écriture relâchée, il indique implicitement qu'un poète du cercle de Mécène a des goûts trop raffinés pour apprécier le laisser-aller du mime, autrement dit qu 'Octave est un souverain éclairé dans la lignée d'Alexandre, et non un grossier tyran dans la lignée de Philippe ou de Sylla. La référence à Labérius lui permet de signifier que le mime dans Les Satires vaut comme genre du franc-parler et non comme genre de la débauche et de la tyrannie. Ce n'est par ailleurs pas par hasard qu'il choisit de nommer Labérius plutôt que tout autre mimographe. Labérius est en effet célèbre pour le différent qui l'opposa à César.

IV.2.2. Labérius et César César demanda un jour à Labérius de jouer dans l'un de ses propres mimes. Le métier d'acteur était infamant: ce faisant, César faisait déchoir Labérius de son rang de chevalier. Labérius se plia à son désir, mais il prit sa revanche sur scène. Après avoir expliqué dans le prologue que César avait su le convaincre par des paroles caressantes 282 , il apparut sous les traits d'un esclave 283 qui, recevant des coups, s'exclamait: 211

S., I, 10, 5-6: « Et pourtant, en lui accordant cette qualité, je ne saurais lui attribuertoutes les autres ; car ainsi je devrais également admirer les mimes de Labérius comme de beaux poèmes. ,. 2112C'est ce prologue qui fait dire à T. MOMMSEN, 1985, p. 363, n. 1 et p. 463, n. 3, que Labérius joue ici le rôle de « fou du prince », qu'il apporte volontairement son tribut d'hommages et que le prologue dans lequel il explique qu'il n'a pas pu ne pas accéder au désir de César est plus ironique qu'insolent car il est finalement très heureux de le faire. Mais s'il y a ironie dans le prologue, elle porte surtout sur les moyens que Labérius prête à César: le mime prétend que César l'a convaincu à force de paroles caressantes, mais chacun sait bien que la force de conviction de César tient moins à la suavité de son discours qu'à la toute-puissance de sa position politique. C'est d'ailleurs ce que Labérius lui-même laisse entendre dans la suite du prologue, en affirmant qu'il ne pouvait rien refuser à celui auquel les dieux ne refusent rien. La position de Labérius est ambivalente : en jouant pour César, il apporte effectivement son tribut d'hommages, mais il tient à souligner qu'il n'en garde pas moins une certaine indépendance et que. tout en reconnaissant la toute-puissance du dictateur et en s'y soumettant, il la réprouve. Il ne peut paTiatuç de Diphile (49 K.-A.). trois counisanes devisent sur la dureté du ntoç comparée à celle du fer et du bronze. Pour Ménandre, voir Peric.. 482485. 227

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Les plaisanteries sur l'érection semblent d'ailleurs être à ce point typiques des comédies de Diphile que les deux seules comédies que Plaute affirme lui devoir, la Casina et le Rudens, comportent toutes deux des plaisanteries de ce genre 230 • Deux des trois comédies imitées de Ménandre n'offrent aucun exemple de plaisanterie obscène, alors même que certaines situations pourraient s'y prêter2 31 • Dans la troisième, Les Bacchis, on trouve une plaisanterie obscène qui est peut-être héritée du Dis Exapaton, mais la scène finale, qui se prêterait à de nombreuses plaisanteries de ce type, n'en comporte aucune 232 • Alors que Plaute accorde une place plus ou moins importante à l'obscénité en fonction des modèles qu'il choisit, Térence semble en ce domaine être l'héritier de Ménandre : on ne trouve chez lui aucune plaisanterie obscène, même lorsque la situation s'y prête. Dans /'Eunuque, Chéréa raconte à son ami Antiphon comment il a abusé de la jeune Pamphila en se faisant passer pour un eunuque : ce récit, qui aurait donné lieu chez d'autres poètes à des allusions obscènes, est l'occasion chez Térence, fidèle sans doute à son modèle Ménandre, de la très pudique évocation d'un tableau représentant Danaé 233 • Chez Horace, on trouve très peu de plaisanteries obscènes 234• Lorsque Caton nomme le désir masculin dans la satire I, 2, il s'agit seulement d'un réalisme de bon aloi : Caton reconnaît avec la plus grande simplicité que les jeunes gens doivent pouvoir assouvir leurs besoins sexuels et que le

230

Pl., Cas., 880 et suiv. et Ru., 432. Dans le cas de Casina, la plaisanterie occupe une scène entière. 231 Dans Cistellaria, 306 et suiv., imitée des Synaristosai, le père d' Alcésimarque se laisse séduire par les channes de la courtisane Gymnasie. Comme dans Casina, les plaisanteries obscènes pourraient renforcer le caractère comique du vieillard amoureux. Mais Plaute, sans doute fidèle à son modèle, se contente d'une métaphore animale grotesque, le vieux cheval hennissant pour la jeune pouliche. Dans le Stichus, imité des Adelphes, on ne trouve aucune plaisanterie obscène. 232 La plaisanterie obscène se trouve au vers 68. La scène finale montre les deux vieillards se laissant séduire par les deux courtisanes auxquelles ils venaient arracher leurs fils. Là encore, c'est la métaphore animale qui souligne le caractère grotesque de la situation, les vieillards étant comparés à des brebis décrépites, mais on ne trouve aucune plaisanterie obscène. 233 Eun., 582 et suiv. Dans l'Haut., 563, nous apprenons que Clitiphon a glissé sa main dans le sein de la courtisane Bacchis, mais c'est l'occasion non de plaisanteries obscènes, mais de réprimandes scandalisées : le père de Clitiphon est furieux car il est persuadé que Bacchis est la mlll"tresse de Clinia, l'ami de Clitiphon. 234 Il faut noter que Lucilius, s'il ne recule pas devant les détails réalistes et une certaine crudité, n'use pas plus qu'Horace de l'obscénité. Sur l'ensemble des fragments conservés, le sexe masculin n'est nommé que deux fois en latin, à propos de castration (VII. 11 et 12), et une fois en grec à propos d'acte sexuel (Vlll. 1). On trouve par ailleurs une allusion métaphorique à la masturbation (Vlll. 4). une autre à l'acte sexuel (VII, 13). et une allusion à un rapport homosexuel sans que le sexe soit nommé (VII, 7).

UNE HÉTÉROGÉNÉITÉ BIEN PENSÉE

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lupanar est un endroit tout indiqué, qui ne met pas en danger la dignité des matrones 235• Dans la même satire, le dialogue de Villius avec son sexe a la même fonction 236• On ne trouve dans le recueil que deux plaisanteries obscènes : la première raille Crispinus et son goût pour l'adultère ; avec la seconde, Horace se moque de lui-même et de la naïveté avec laquelle il a attendu toute la nuit une demoiselle qui lui avait laissé espérer ses faveurs 237• En ce sens, il hérite du senno tel qu'il est pratiqué par Ménandre, par Térence et dans certaines comédies de Plaute, et non du senno tel qu'il est pratiqué dans l'ancienne comédie grecque ou dans le mime d'adultère latin: il hérite d'une langue quotidienne et non d'une langue grossière 238•

Les Satires présentent donc plusieurs caractéristiques du senno de la comédie nouvelle, et en particulier de celle de Ménandre et de Térence et l'assertion d'Horace semble se vérifier. Mais d'autres aspects du senno dans Les Satires montrent que cette lecture est réductrice et qu 'Horace ne la propose que parce qu'elle lui est utile. 111.2. Le sermo : comédie nouvelle et diatribe cynique m.2.1. Le sermo: une langue dépourvue d'agressivité ? Nous avons dit que senno pouvait prendre en rhétorique un sens plus étroit que celui d'une imitation de la conversation courante. C'est ce qu'a parfaitement montré C. Lévy dans son analyse de l'opposition senno /

m S., 1, 2, 31-35. 236 S., 1, 2, 68-71 : le sexe de Villius lui reproche précisément de manquer de bon sens et de ne pas reconnaitre la sexualité comme un besoin naturel qu'il faut assouvir dans les endroits prévus à cet effet. Les vers 116-119 ont la même fonction. 237 S., 1, 2, 35-36 et 1, 5, 82-85. 238 Les mêmes remarques pourraient être faites sur la place accordée dans le sermo cotidianus aux injures. Alors qu'elles ont une place importante dans l'ancienne comédie, elles ont une place très variable d'un poète de la nouvelle comédie à l'autre. S. LruA, 1965, p. 80-86, a proposé des statistiques tout à fait éclairantes à cet égard. Les injures sont certes un peu plus fréquentes chez Plaute que chez Térence, mais elles sont surtout plus inventives. Contrairement aux idées reçues, Ménandre utilise l'injure de manière tout à fait significative. Les injures sont très peu nombreuses dans Les Sati"s d'Horace. Elles ne concernent que les rivaux du satiriste et s'inscrivent dans le topos parfaitement admis de la polémique littéraire (voir infra, p. 363-365: un poète inconnu est nommé simius (1, 10, 18); Pantilius est traité de cimex, de« punaise,. (1, 10, 78), Fannius d'ineptus, de« stupide,. (1, 10, 79). Là encore, Horace hérite du sermo cotidianus tel qu'il est pratiqué par certains représentants de la nouvelle comédie.

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LES SATIRES D'HORACE ET LA COMÉDIE GRÉCO-LATINE

contentio chez Cicéron et clans lA Rhétorique à Herennius239 • Cette opposition, qui pourrait se traduire en termes de parole tendue / parole détendue, distingue certes la langue des tribunaux et des assemblées de la langue des conversations privées, la première cherchant à convaincre, la seconde étant plus plaisante et moins vive. Mais C. Lévy souligne que la frontière est moins étanche qu'il n'y paraît et que, si l'on fait un reproche à quelqu'un dans une conversation privée, le sermo devient contentio 240 • Il rappelle que Cicéron nomme les dialogues socratiques sermones Platonis et il rattache cette expression à ce que Cicéron dit par ailleurs des philosophes de l'Académie : ils sont sine ulla contentione, c'est-à-dire qu'ils ne cherchent pas à imposer leur point de vue comme le font les philosophes dogmatiques, persuadés de détenir la vérité ; les dialogues socratiques sont des dialogues de bon ton 241 • Or dans la satire II, 3, Horace nomme Platon parmi ses sources d'inspiration, aux côtés de Ménandre, d 'Eu polis et d 'Archiloque. Nous avons dit qu 'Eu polis et Archiloque sont deux représentants du franc-parler242• Ménandre et Platon sont à l'inverse deux représentants du dialogue de bon ton, dépourvu d'agressivité. Eupolis et Archiloque vaudraient alors pour le fond, et notamment pour le choix d •attaquer nommément, Ménandre et Platon vaudraient pour la forme, pour le ton de la satire. En dissociant ainsi fond et forme, Horace poursuit un objectif bien défini. Il s'agit pour lui de tenir à l'égard du franc-parler la position ambiguë que nous avons eu l'occasion de décrire dans la première partie de ce travail. Il se veut l'héritier du franc-parler de la comédie ancienne, mais en prétendant adopter le sermo de la comédie nouvelle, et qui plus est de la comédie nouvelle de Térence, il suggère que ses Satires sont écrites dans un style parfaitement mesuré, policé, dépourvu d'agressivité, autrement dit qu'il use d'un franc-parler de bon aloi. Comme nous avons eu l'occasion de le montrer, il suggère la même idée en se démarquant du franc-parler de Lucilius. Mais nous avons dit que cette distinction était une construction qui ne résistait pas à l'analyse des textes. De la même manière, l'idée que le sermo de la comédie nouvelle de Térence ôterait leur agressivité aux attaques nominatives ne tient pas. m C. LÉVY, 1993, p. 399-414, analyse en particulier Cie., Off., 1, 132 el suiv.; Her.,

III. 23. 240 Ibid., p. 402.

241 C. LÉVY, 1993. p. 402-403. qui s'appuie sur Cie .. de Or., m.6 et Luc., 7. Mais il fait remarquer que dans le Gorgias, Callidès, parce quïl se montre violent et intolérant. transforme le sermo en comentio. m Voir supra, p. 15-16.

UNE HÉTÉR7toµV'liµata&lçüo-tepov èµautc'p ôtacpu'A.açmt'ÎlÇ è1e&ivouôtavoiaç 1eai.1tappT10-iaç."Eo-t1 ôit toiaùta 0>0'7t&p&l1eoçô1toia liv nç aùt69ev ôpµT18&i.ç&i1to11tpoç ftepov, oôx ô1toia âv è1ti.tc'püo-tepov èvtuyxave1v tivàç aôtoiç o-uyypacpo1.250 La diatribe est avant tout un genre oral. Lorsqu'elle est retranscrite, elle conserve les marques de l'oralité, soit que le transcripteur décide d'être fidèle au style du prêcheur, soit qu'il choisisse de le reconstituer, donc de recréer l'illusion de l'oralité. Le titre de Sermones, qui est précisément la traduction du grec Aiatpipai, est beaucoup plus vraisemblablement une allusion à la diatribe

2411 A. KIESSLING,

U. VON Wll.AMOWITZ-MOELLENDORF, 1881, p. 307-308. Voir G.C. FISIŒ, 1920, p. 155-162 et p. 387-398 et A. ÜLTRAMARE, 1926, p. 138152. La fable et la chrie ont été parfaitement définie par M. PATILLON, dans l'introduction de son édition d' Aelius Théon, Progymnasmata, Paris, 1997, p. XLIX-LIii et LVU-LIX : la fable se caractérise par l'emploi du passé, la caractérisation prédéfinie de ses agents, la coïncidence entre cette caractérisation et leurs actes offrant au récit une certaine vraisemblance, la naïveté ludique des thèmes et de l'expression, le tour sentencieux de la morale; la chrie, à la différence de la maxime, est composée d'au moins deux éléments, autrement dit dès que la maxime est attribuée à une personne précise, elle devient chrie ; dans la chrie, contrairement au mémorable, tous les éléments sont réunis en un seul système syntaxique, autrement dit lorsque l'acte et sa circonstance sont présentés comme deux actes distincts, la chrie devient mémorable. 250 Epictète, 1, trad. J. Souilhé: « Tout ce que j'ai entendu de cet homme, tandis qu'il parlait, je me suis efforcé de le retranscrire autant que possible avec ses propres termes, afin de garder soigneusement pour moi en vue de l'avenir la mémoire de sa pensée et aussi son franc-parler. Aussi, comme il est naturel, toutes ces notes ont l'allure d'une conversation spontanée d'homme à homme et nullement d'une rédaction destinée à rencontrer plus tard des lecteurs. » 249

UNE HÉTÉROGÉNÉITÉ BIEN PENSÉE

331

philosophique qu'une allusion à la comédie. Le fait qu'Horace lui-même associe le terme à Bion suffit à le prouver251• De plus, dans les satires qui réunissent l'univers de la comédie nouvelle et celui de la diatribe, c'est l'influence stylistique de la diatribe qui l'emporte.

m 2.3.

PrimaulJde l'influence stylistique de la diatribe dans ks Satires

L'avarice est condamnée dans la satire I, 1. Les vers 41-42 peuvent évoquer une scène de L'Aulularia de Plaute 252 : de même qu'Euclion tremble sans cesse pour son or, se persuade qu'on veut le lui voler et finit par l'enterrer, de même l'interlocuteur d'Horace enfouit ses richesses et tremble d'être surpris. Mais en dehors de ces deux vers, l'ensemble du passage est écrit à la manière d'une diatribe cynique. Horace s'adresse à un interlocuteur anonyme qu'il essaie de convaincre. Comme le font les prédicateurs populaires, il prête voix à ceux qui voudraient le contredire et devance ainsi les objections, rendant son discours plus vivant et plus convaincant puisqu'il transforme un monologue en dialogue animé 253• Il mêle le plaisant et le sérieux : il manipule tour à tour la caricature 254, l'absurde 255 et l'ironie 256, mais il rappelle à son interlocuteur que, s'il se plaît à le faire rire, il veut également le faire réfléchir sur sa propre avarice et le conduire à la sagesse : Quid rides ? mutato nomine de te fabula narratur-57 •

Il compare son interlocuteur à la fourmi qui travaille tout l'été, mais sait s'arrêter l'hiver258 • Le passage évoque une fable d'Esope, « La fourmi et l'escarbot » 259• Il rapportel'histoire d'un Athénien cupide qui s'applaudissait 251

252

251

Ep., II, 2, 58-60. Pl., Aul., 460 et suiv. ou 667 et suiv.

S., I, 1, 43; 51 ; 55-56.

254

S., I, 1, 70 et suiv. : le satiriste imagine son interlocuteur endonni sur ses sacs d •or et incapable de les quitter, même la nuit. ~, S., I, 1, 44: Horace montre à son interlocuteur qu'en refusant d'entamer ses richesses, il réduit son or à un vulgaire tas, parfaitement inutile. 236 S., I. l, 80 et suiv. : Horace fait semblant de croire que son interlocuteur est entouré et cho~ par ses proches lorsqu'il tombe malade, pour mieux faire valoir ensuite que tous souhaitent sa mort. 257 S.• I, 1, 69-70 : « Pourquoi ris-tu ? Si tu changes le nom, cette histoire parle de

toi. ,. ~ S.• I, l, 32-40. Horace note lui-même: nam eumplo ~st: « car c'est l'exemple habituel,., soulignant par là qu'il emprunte à une sagesse populaire. 259 Esope. 241 : M6pµ'l!; ICUl lCllv&poç.

332

LES SATIRES D'HORACE ET LA COMÉDIE GRÉCO-LATINE

lui-même en contemplant son or 260, ou celle d'Ummidius qui craignait de mourir par manque de nourriture et qui fut assassiné par une affranchie 261 , autant de chries dont il illustre son propos. La condamnation de l'avarice dans la satire I, 1 emprunte donc les marques stylistiques de la prédication populaire et la référence à la comédie s'inscrit dans cette forme générale, comme une illustration supplémentaire au détour de la diatribe, sans plus ni moins d'importance que la fable ou l'anecdote. La prédication populaire empruntait volontiers au théâtre et l'avare d'Horace ne rappelle celui de Plaute que parce que le satiriste reprend à son compte les différents types d'exemples caractéristiques de la diatribe cynique. De la même manière, il utilise l'exemple tragique, comparant l'affranchie d'Ummidius à Clytemnestre 262 • En condamnant l'avarice, Horace est donc davantage l'héritier de la prédication populaire que de la nouvelle comédie. La satire Il, 3 est explicitement placée sous le signe de la prédication populaire. Damasippe rapporte en effet les propos que lui a tenus le stoïcien Stertinius 263 • Or Stertinius, au cours de la satire, cesse de s'adresser au seul Damasippe pour réunir autour de lui une petite foule de badauds prêts à se laisser convertir à la sagesse 264 • Toute la satire présente ensuite les marques de la diatribe qui, si elle n'est pas cynique mais stoïcienne, use néanmoins des procédés qu'on a vus. Nous retrouvons l'avare de la comédie qui enfouit son or265• Mais là encore, l'évocation est fugitive et la condamnation de l'avarice hérite des formes de la prédication. Le satiriste ne tient pas un discours, mais prête voix à son interlocuteur, dont il imagine les questions et les objections et avec lequel il semble dialoguer266. Il mêle le plaisant et le sérieux 267 • Il rapporte des anecdotes

260

S., I, 1, 64-67. S., I. 1, 95-100. 262 S., I, 1, 100. Sur la parodie tragique dans la diatribe, voir d'A. OLTRAMARE, 1926, p. 138-152. 26 .i G.C. FlsKE, 1920. p. 155-162 a montré que la prédication populaire avait volontiers recours aux ànoµVllµovEuµata, aux actions ou propos remarquables d'un llllUÙC: rapportés par son disciple. 264 S., Il, 3, 77-81. 265 S., II, 3, 109-110. 266 S., Il, 3, 89-91 ; 122-128 ; 132-136. 267 On retrouve la caricature avec l'avare étendu devant un monceau de blé, anné d'un long bâton, affamé mais n •osant pas toucher à son précieux tas (S., Il, 3, 111 et suiv.) et l'absurde avec Staberius qui fait graver sur son tombeau le montant de sa fonune car il considère que toute dépense est le fait d'un mauvais sujet (S., Il, 3, 91 et suiv.) 261

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significatives 268. Il a recours à des personnages de la tragédie, Oreste, puis Agamemnon 269 : le théâtre fait partie des sources d'exempla de la diatribe. La condamnation des prodigues prend les mêmes formes. On a pu rapprocher les vers 227-230des vers 255-257 de L'Eunuque de Térence27°. Le rapprochement est contestable : certes les deux personnages énumèrent des marchands, mais les deux listes n'ont en commun que les piscatores, et la situation n'est pas la même. Chez Térence, le parasite Gnathon raconte que le marché tout entier lui fait fête car il est un client gourmand et volontiers dépensier, puisqu'il ne dispense que l'argent des autres: il s'agit d'illustrer l'habileté du parasite. Chez Horace, le prodigue Nomentanus vient d'hériter et offre toutes ses richesses non seulement aux marchands, mais aussi aux parfumeurs et au leno, pour les remercier des services autrefois rendus: il s'agit d'illustrer la folie du prodigue, qui ne peut conserver aucune richesse. Il nous paraît plus juste de dire que dans les vers 227-238, Horace fait surgir quelques personnages issus de la nouvelle comédie : le leno déjà cité, mais aussi les scurrae. Là encore, ces personnages ne permettent pas d'affirmer qu'en condamnant les prodigues, Horace se réapproprie un thème de la nouvelle comédie. Ils s'inscrivent seulement à titre d'illustration dans un discours qui porte les marques de la prédication populaire, notamment le dialogue avec l'interlocuteur anonyme271 et les anecdotes significatives 272• La satire II, 7 est placée à la fois sous le signe de la comédie nouvelle et de la prédication populaire. Elle est en effet tout entière mise dans la bouche de Dave, l'esclave d'Horace, qui porte un nom caractéristique de la nea et de la palliata. Mais Dave précise qu'il rapporte ce que lui a enseigné le portier de Crispinus 273 • Or d'après les scholiastes, Crispinus est un stoïcien 274. La situation rappelle celle de la satire II, 3 : un disciple reprend les paroles de son maître. On trouve certes quelques personnages hérités de la nouvelle comédie comme le parasite 275ou la courtisane capricieuse 276. Mais là encore la forme générale est héritée de la diatribe. 268 L'anecdote du grec Aristippe marchant dans le désert (S., Il, 3, 99-I02) ou celle d'Opimius à l'agonie (S., 11,3, 142 et suiv.) 269 S., li, 3, 132-133 et 187 et suiv. 270 A. RONCONI, 1970, p. 32. 271

272

S., 11,3, 224 ; 230 ; 233.

CeUe du fùs d'Esope avalant une perle précieuse dissoute (S., 11,3, 239-241). S., Il, 45. 274 Porphyrion, ad Hor. S., l, 1. 120 et Acron. ad Hor. S., l, 1, 120. 275 S., 11,7, 35. m S., Il, 7, 89 et suiv. 273

334

LES SATIRES D'HORACE ET LA COMÉDIE GRÉCO-LATINE

Ce qui est au départ dialogue entre Horace et Dave devient discours de Dave, durant lequel il prend à partie le satiriste sans le nommer, imaginant ses questions et ses objections 277. Le thème de la passion amoureuse est traité d'un point de vue philosophique: Dave explique que l'amoureux n'a pas d'emprise sur lui-même, n'est pas libre et en ce sens n'a pas accédé à la sagesse 278. A la lumière de ces analyses, la comédie nouvelle apparaît donc comme un élément secondaire au sein de satires tout entières influencées par la diatribe cynique. Or la diatribe cynique, contrairement à la comédie nouvelle, use d'un senno volontiers agressif et ne recule pas devant le franc-parler.

111.2.4.La diaJribecynique et la libertas Le cynisme n'a pas été sans obtenir les faveurs des Romains. On sait par exemple que si Panétius s'opposait à cette doctrine, la plupart de ses disciples s'y sont intéressés. On connaît également l'admiration que Sénèque nourrissait pour Démétrius. Mais si le cynisme était admis comme doctrine, il en allait autrement de la forme qu'il prenait avec la diatribe. La diatribe cynique se caractérise, pour les Romains, par sa libertas. Rome n'a sans doute pas connu de véritables prêcheurs cyniques, mais elle semble s'en être fait une idée qui reposait essentiellement sur la grossièreté : des vêtements sales, une conduite provocatrice, des propos agressifs279. Ses propos agressifs valent ainsi à M. Favonius l'épithète de cynique, alors qu'il se veut un disciple de Caton : lorsque le rigorisme et l'intransigeance de Caton deviennent une fureur immat"trisée,c'est l'image du prêcheur cynique en colère qui vient à l'esprit des Romains280 • Dans l'une de ses lettres, Sénèque met en garde Lucilius contre le franc-parler cynique : ldeo de Diogene nec minus de aliis Cynicis, qui libertate promiscua usi sunt et obuios monuerunt, dubitari solet, an hoc facere debuerint. ( ... ) Hoc, mi Lucili, non existimo magno uiro faciendum: diluitur eius auctoritas nec apud eos habet satis ponderis, quos posset minus obsolefacta 277

278

S., II, 7, 40-42; 47; 72; 100-101 ; 109 -111.

S., Il, 7, 83 et suiv. Pour Juv ., XIII, 133, seul !'habit distingue les stoïciens des cyniques. Dans Lucien, Merd. Cond., 33-34, le stoïcien Thesmopolis, souillé par un chien, fut raillé par son rival qui le traita de cynique : c'est à la fois la souillure et son origine, le chien, symbole de l'agressivité des cyniques, qui autorise cette plaisanterie. Sur l'idée que les Romains se faisaient des cyniques, voir J. MoLES, 1983, 120-123 ; M.T. GRIFFIN,1993, p. 242-246. 280 Voir Plut., Br., 34, 4-7 et Pomp., 60, 7. 279

UNE HÉTÉROOÉNÉITÉ BIEN PENSÉE

335

corrigere 281• L'adjectif promiscuus signifie « mêlé, qui n'est pas distinct, qui n'est pas séparé». Sénèque reproche aux Cyniques de s'adresser à une foule mêlée, de ne pas élire leurs disciples, de ne pas choisir des âmes supérieures qu'ils pourraient effectivement redresser et avec lesquelles ils ne perdraient pas leur temps et leur dignité. Il semble ainsi faire la différence entre une bonne et une mauvaise libertas : une libertas en public, inutile et indigne; une libertas en privé, avec un petit nombre d'élus. C'est la distinction sur laquelle joue Horace et nous avons vu qu'elle est purement rhétorique, dans la mesure où la libertas, équivalent latin de la 11:appri Voir supra, p. 312-313.

UNE HÉTÉROOÉNÉITÉ BIEN PENSÉE

347

dans une langue tellement mesurée et dépourvue d'agressivité, celle de Térence ou celle de Platon, que ses attaques en deviennent inoffensives. Plaute n'est pas au-dessus de tout soupçon sur ce chapitre et Horace ne peut pas lui faire jouer le rôle de contre-point à la comédie ancienne qu'il attribue dans son recueil à la comédie nouvelle.

ID.3.4. Une intertextualilé comique limitée A la lecture des fragments des Satires Ménippées que nous avons conservés, on est par ailleurs frappé du petit nombre de situations et de personnages véritablement hérités de la comédie. En dehors des trois fragments analysés plus haut, aucun ne relève d'une véritable intertextualité comique. Nous ne retenons pas en effet le rapprochement que propose J.P. Cèbe entre l'univers de la palliata et le fragment 248 de Manius: Aulomedo meus, quod apud Plotium rhetorem bubulcitarat, erili dolori

non defuit331 •

Varron est consolé par son esclave du deuil d'un proche parent. Le fragment n'est pas dépourvu d'un certain humour, mais rien ne permet de voir dans Automédon un seruus callidus de la palliata comme le propose J.P. Cèbe 338 • Le nom d'Automédon n'est pas attesté dans le corpus dont nous disposons. La nea offre certes des scènes d'annonce de fausses morts et il est possible que la palliata les ait imitées. Mais elles sont l'occasion de parodier la tragédie, et non la rhétorique 339 • Enfin, le fait que Varron écrive ce passage en prose indique qu'il n'imite pas ici la palliata. Les autres références à la nouvelle comédie relèvent d'une forme d'intertextualité purement ornementale, comme les deux citations évoquées plus haut. Dans le fragment 302 de Meleagri, il s'agit de fustiger l'impudeur: Cum etiam Thais Menandri tunicam demissam habeat ad talos 340 •

337

Manius, 248 : « Mon Automédon, parce qu'il avait joué les bouviers chez le rhéteur Plotius, ne laissa pas sans assistance la douleur de son maître. » 338 J.P. CÈBE, 1983, p. 1163. 3311 Voir par exemple Le Bouclier de Ménandre. Dans la scène 2 de l'acte III, Daos fait croire à Smicrinès que son second frère est mon, voulant ainsi démasquer et punir sa cupidité. Pour exprimer la douleur supposée être la sienne, il emprunte des tirades à Euripide et Eschyle, allant jusqu'à les commenter et en faire l'éloge. J40 Meleagri, 302 : « Alors même que la Thaïs de Ménandre a une tunique tombant jusqu'aux talons. »

348

LES SATIRES D'HORACE ET LA COMÉDIE GRÉCO-LATINE

Thaïs n'est pas mise en scène : elle est citée non pour elle-même, mais comme point de comparaison, comme étalon permettant de mesurer à quel point l'impudeur est scandaleuse 341 • Dans les fragments 348-350 de Onos Lyras, le locuteur se compare à un prologus de comédie ou de tragédie. La satire fait dialoguer un mélomane et un homme qui ne goûte pas la musique. On voit mal le lien sémantique que pourraient entretenir ici le thème général et l'évocation du prologus. La comparaison permet seulement d'introduire élégamment la satire. Sur les 575 fragments que nous pouvons attribuer sans aucun doute à Varron, trois seulement relèvent donc d'une forme d'intertextualité comique. Cette très faible proportion n'est pas due au hasard des fragments conservés, puisque le témoignage de Varron lui-même indique que le caractère théâtral de ses Satires Ménippées réside moins dans l'utilisation de personnages ou de situations typiques que dans leur ton, leur lexique et la place qu'elles accordent au dialogue. L'intertextualité comique est donc bien une spécificité d'Horace, qui n'a d'équivalent ni chez Lucilius ni chez Varron. Nous voulons montrer dans le chapitre suivant qu'elle a la même fonction que la référence au sermo comique : la manière dont Horace emprunte personnages et situations à la comédie nouvelle lui permet de tenir à l'égard du franc-parler la position ambiguë qui est la sienne.

Conclusion Si Horace nomme Ménandre parmi ses sources d'inspiration, c'est Térence qui occupe une véritable place dans Les Satires. Toutes les citations et les références sont tirées de son œuvre et le traitement des allusions confirme cette prédilection. Non seulement Horace dédaigne tout ce qui relève spécifiquement du drama, de l'action théâtrale, mais il ignore également tout ce qui relève de la fabula, de l'intrigue, pour ne retenir que le thème moral que cette intrigue vient illustrer. Le refus du drama fait écho à son mépris pour le théâtre de Plaute, qu'il juge trop mouvementé et auquel il reproche des jeux de scène grossiers. Son intérêt pour les thèmes moraux explique sa préférence pour la stataria de Térence, où l'on voit des personnages entreprendre de longs développements moraux.

341

U faut noter que Varron choisit ici un modèle grec, et non un modèle latin comme il semble le faire par ailleurs. Mais ce personnage de Ménandre semble avoir eu une véritable popularité à Rome, puisqu'on le retrouve chez Prop., Il, 6, 3 et suiv., IV, 5, 43. chez Mart .• XIV. 187 et chez Ov., A. A .• III, 604.

UNE HÉTÉROOÉNÉITÉ BIEN PENSÉE

349

Or panni toutes les formes qu'a pu prendre la comédie nouvelle, celle que lui donne Térence est la plus éloignée qui soit de la comédie ancienne. Alors qu'on trouve chez Ménandre ou chez Plaute des traces du franc-parler de l 'arc:haia et des allusions à l'actualité politique qui manifestent un certain goOt pour la liberté de parole qu 'Horace juge caractéristique de la satire, le théâtre de Térence est parfaitement apolitique et exempt de toute fonne de franc-parler. La comédie ancienne et la comédie nouvelle apparaissent donc comme deux éléments hétérogènes de la satura, ce qui n'est pas sans poser question chez un poète qui fait l'éloge de l'œuvre simplex et una. Horace lui-même semble chercher à souligner cette hétérogénéité lorsqu'il prétend emprunter à la comédie nouvelle son sermo, sa langue. Il y aurait deux univers distincts dans Les Satires: d'une part celui de la comédie ancienne, présent à travers le franc-parler et les attaques nominatives; d'autre part celui de la comédie nouvelle, présent à travers le style des Satires. On comprend aisément la fonction d'une telle dissociation du fond et de la fonne: Horace entretient à l'égard du franc-parler la position ambiguë qu'on a vue et en s'attribuant un style hérité de la comédie nouvelle, policé et dépourvu d'agressivité, il suggère que ses attaques nominatives sont inoffensives, sans remettre pour autant en cause son éloge de la libertas. Mais cette dissociation ne tient pas. C'est une construction qui ne résiste pas plus à l'analyse des textes que celle par laquelle Horace se démarque de Lucilius. Le sermo des satires doit en effet autant à la diatribe cynique qu'à la comédie nouvelle, et dans les satires où les deux univers sont en concurrence, ce sont les caractéristiques stylistiques de la diatribe qui l'emportent. Or la diatribe cynique représente à Rome le franc-parler et son sermo est loin d'être dépourvu d'agressivité. Le franc-parler des Satires ne tient donc pas seulement au contenu, mais aussi à la forme. Mais pour tenir la position ambiguë qu'il souhaite conserver à l'égard du franc-parler, Horace doit marquer sa réprobation pour un franc-parler trop agressif. C'est pourquoi, tout en adoptant les caractéristiques stylistiques du sermo cynique, il raille les prêcheurs trop dogmatiques. Le sermo comique, comme celui de Platon, vient en contre-point du sermo cynique et ne peut être compris indépendamment de la question du franc-parler. Cette association du sermo comique et du sermo cynique situe Horace dans la filiation de Varron. Varron revendique lui aussi conjointement la langue comique et la langue cynique. Mais à la différence d'Horace, il accorde sa préférence à Plaute, et non à Térence. Il n'a pas en effet à justifier son franc-parler et ne cherche pas, comme Horace, un modèle

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LES SATIRES D'HORACE ET LA COMÉDIE GRÉCO-LATINE

susceptible de conférer à son recueil une tonalité de bon aloi, dépourvue d'agressivité. A l'inverse d'Horace, il emprunte par ailleurs fort peu de situations et de personnages à la comédie nouvelle. Nous voulons montrer, dans les chapitres suivants, que si l'intertextualité comique est une spécificité d'Horace, c'est qu'elle permet au satiriste de conserver à l'égard du franc-parler et de la comédie ancienne la position ambiguë qu'on a vue.

CHAPITRE II

INTERTEXTUALITÉCOMIQUEET FRANC-PARLER DANS LES SATIRES

La nouvelle comédie dans Les Satires ne vaut pas comme une référence isolée, mais dans son articulation avec la comédie ancienne et la diatribe cynique. En se faisant l'héritier du sermo de Ménandre et de Térence, Horace confère à son recueil une tonalité mesurée et dépourvue d'agressivité, qui lui permet de faire l'éloge du franc-parler des deux autres genres sans passer pour un fauteur de troubles. Il tient ainsi à l'égard de la libertas la position ambiguë qu'il souhaite et qui fait écho à l'ambivalence d'Octave face au franc-parler. C'est à la lumière de cette ambiguïté constitutive des Satires qu'il convient de relire certains emprunts d'Horace à l'archaia, à la palliata et au mime, et notamment le topos de la polémique entre le poète et ses rivaux, entre le poète et ses destinataires, ainsi que les registres héroï-comique et burlesque.

I. Le poète et ses rivaux Le poète calomnié par ses rivaux est un topos de la comédie ancienne que l'on retrouve dans la palliata de Térence et dans Les Satires d'Horace. La manière dont Horace utilise ce topos comique s'explique par son refus de choisir entre franc-parler et dialogue de bon ton, entre insolence et prudence et par sa volonté de placer le recueil sous le signe d'une ambiguïté que rend nécessaire le contexte politique dans lequel il écrit.

1.1. Le poète et ses rivaux dans la comédie ancienne La polémique entre le poète et ses rivaux est un topos de l'ancienne comédie que l'on rencontre en particulier chez les poètes cités par Horace dans la satire I, 4. Il présente trois caractéristiques principales : le recours à l'attaque nominative, le recours aux injures et la superposition de motifs littéraires et de motifs politiques.

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LES SATIRES D'HORACE ET LA COMÉDIE GRÉCO-LATINE

1.1.1. Le recours à l'attaque nominatiYe et aux injures

Dans Pytinè, Cratinos reproche à Aristophane de plagier Eu polis 1• Il crée par ailleurs trois néologismes pour le qualifier : ô1toÀ.E1ttoÀ.éryoç, « qui pinaille sur le sens des mots», yvroµ10tcoKtf1Ç, « qui attaque par des sentences», sùp11nôap1atoq>aviÇrov, « qui parodie Euripide » 2• Cratinos reproche à Aristophane à la fois de manquer d'imagination et de puissance poétique, et d'être trop agressif dans ses comédies. Il répond ainsi aux attaques de la parabase des Cavaliers3• Aristophane, sous couvert de reprocher aux Athéniens leur intransigeance et leur ingratitude à l'égard des poètes vieillissants, fait le portrait d'un Cratinos ivrogne et incapable de composer des vers4 • Dans la parabase des Achamiens, le coryphée évoque des ennemis qui auraient accusé Aristophane de bafouer le peuple dans ses comédies. Ata~À.À.6µtvoç o' ù1tôtrov èxOpcôvèv 'A8f1vaiotç taxuJk>uÀ.otç. ôtîtllV 1t6À.tvfiµrov Kai tôv ôi\µov KaOul}piÇtt, à1t0Kpivacr8môtîtm vuvi 1tpôç 'A8f1vaiouç µttal}ouÀ.ouç.5

Quelques vers plus loin, l'ennemi devient singulier et il est nommé : c'est Cléon 6 • Pour se défendre contre les calomnies, le poète ne recule pas devant les injures. Ainsi, le coryphée des Achamiens traite-t-il Cléon de «lâche» et de« prostitué »7• Dans Les Guêpes et La Paix, le monstre qui incarne Cléon pue. Le jeu de mot de Dicéopolis dans Les Achamiens, relève du même registre. 8 Les attaques nominatives et les injures sont caractéristiques du topos polémique.

1

Cratinos, Pytinè, 213 K.A. Ibid., 342 K.A. W. LUPPE, 2000, p. 19, préfère lire yvcoµt6uinT]ç, diminutif de yvcoµifüov, « amateur de petites maximes,. La lecture de R. Kassel et C. Austin nous panu"t cependant respecter davantage !'homogénéité du vers, fait tout entier de mots composés (yvcoµ1füci>1CtT]Ç de yvci>µT],« sentence » et füci>icco,« poursuivre, attaquer» ; u1toÂ.&1ttoÀ.6yoç de u1t6Â.&1ttoç,« mince, grêle » et Â.oyoç, « langage » ; &ùp11t16aptcrt' ü5an crupq>etè>v fÀ.Ke\46 • À.uµata yiiç Kai 1toÀ.À.ov

Horace utilise la même image pour reprocher à Lucilius un style abondant, mais mêlant indifféremment les bons et les mauvais vers 47 • Comme le fera Térence, Callimaque laisse entendre qu'il ne fait que riposter aux attaques de son rival. Dans l'Hymne à Apollon, c'est Envie qui provoque Apollon et l'oblige à se défendre. Le thème de la calomnie provoquée par l'envie semble familier à Callimaque. 48 C'est pourquoi A. Couat imagine qu'Apollonius de Rhodes, son ancien disciple, l'a le premier attaqué, dépité par le peu de succès qu'aurait remporté la lecture publique des premiers vers de ses Argonautiques, et furieux de la condescendance avec laquelle son maître les aurait accueillis. Mais contrairement aux poètes de l'ancienne comédie, les Alexandrins semblent se refuser à nommer leurs rivaux. Dans la guerre poétique qui les oppose, Callimaque donne à Apollonius le surnom d'lbis 49 , surnom qu'Ovide reprendra pour désigner lui

44

Pour un commentaire de la Réponse aux Te/chines.voir G. MAsSIMILLA,1996, p. 199-

231. 45 46

Sur ce sujet, voir A. COUAT, 1882, p. 498-514. Cali., Ap., 108-109: « Le cours du fleuve d'Assyrie est large, mais il entraîne dans

ses eaux beaucoup de boue et de débris. » 47 S., I. IV, li et I, X, 50. 48 Dans l'épigramme qu'il a composée pour la tombe paternelle, il présente son père / ~PÇEV, et se présente lui-même en ces termes : Ep., XXI, 4 : ô µÉv ICotE 1tatpi6oç Ô7tÀ.COV ô o' ftEtO'EVKpÉooova j3a0"1Cavi11ç:« L'un fut chef, jadis, des soldats de sa cité, l'autre chanta des chants plus forts que !'Envie. » Au courage guerrier du père répond le courage poétique du fils qui doit faire face aux ennemis que sont ses rivaux jaloux. 49 Souda: 'lfltç· l:O'tl fü: 1toi11µa tmtEt'lOEllµÉvov Elç doa4'EtaV icai À.otoopiav, dç nva ''lfltv, YEVOµEVOV tx.0pè,v KaÀ.À.tµax_ou,~V oè oitoç 'A1t0Uéi>vtoç ô ypa1jlaÇ tà 'Apyovaunica.

INTERTEXTUALITÉ ET FRANC-PARLER

363

aussi un calomniateur à une époque où les Romains seront devenus familiers de la poésie alexandrine. Nous n'avons pas conservé toute I'œuvre de Callimaque, mais nous savons qu'il condamnait Archiloque pour ses attaques fielleuses 50• La légèreté et le raffinement auxquels il aspirait auraient été compromis par une polémique trop âpre. Il s'en prenait à ses rivaux, mais l'élégance voulait qu'il ne les nommât point: ils sauraient bien se reconmu"tre. L'énigme, bien dans le go0t des Alexandrins, avait le double mérite de l'élégance et du jeu littéraire 51 • D' Aristophane à Térence, le topos de la polémique avec les rivaux évolue donc. Les injures et les attaques nominatives disparaissent, et le poète s'en tient à des questions littéraires. Cette évolution s'explique par un contexte culturel et juridique romain peu favorable au franc-parler. Elle rencontre le nouvel engouement des Romains pour la poésie alexandline, que son raffinement et son go0t des énigmes ont conduit à prohiber les attaques nominatives. Lorsqu'il se réapproprie le topos comique du poète calomnié, Horace doit donc choisir entre deux manières. Or c'est ce qu'il semble refuser de faire.

1.3. Le poète et ses rivaux dans Les Satires 1.3.1. Un franc-parler digne de la comédie ancienne Comme Aristophane et contrairement à Térence, Horace nomme ses rivaux. Ce n'est pas pour étonner, dans la mesure où il nourrit à l'égard du franc-parler de I' archaia l'admiration qu'on a vue. Dans Les Satires, plusieurs poètes sont nommés et désignés comme de mauvais poètes : Crispinus aux vers 120-121 de la première satire du recueil et aux vers 16-21 de la satire I, 4; Fannius aux vers 21-23 de la même satire et 79-80 de la satire I, 10 ; Hermogène Tigellius et Démétrius aux vers 18-20 et 90-91, Pitholeon au vers 22 et Alpinus au vers 36 de cette même satire I, 10. Il s'agit de véritables attaques nominatives:

m : EÎÀ.ICOO& 6è 6ptµ6v t& 16)..ov IC\lVOÇ61;6 t& CJÎ,aoç, Ttµ6À.eroç, TlµoÀtcov. 55 BENTLEY,1713, ad /oc., a le premier suggéré de remplacer Vivaliumpar Vivaculum dans la scholie d'Acron. Vivaculum est une forme de Bibaculwn que l'on trouve chez Macrobe, Pline et d'autres. Il est suivi par T. KEloHTI.EY,1848, ad loc, E.C. WtCKHAM. 1891. ad /oc., P. LEJAY, 1911, ad Loc.et F. Vll.l..ENEUVE, 1995, ad Loc. 56 Pour E. FRAENKEL,1957, p. 130, J. PERRET,1959, p. 58, N. Ruoo, 1966, p. 125. un néoteros, qui plus est ennemi de César et d'Auguste, n'a pas pu écrire une épopée sur la guerre des Gaules. On leur a opposé que Furius Bibaculus pouvait avoir été un admirateur de César pendant la guerre des Gaules, et un contempteur à partir des guerres civiles.

INTERTEXTUALITÉ ET FRANC-PARLER

365

c'est aux poètes eux-mêmes qu'il s'en prend. Tous les reproches adressés aux vers sont appliqués à leurs auteurs, par un procédé systématique d'hypallage. La poésie d' Alpinus manque de simplicité: c'est lui qui est enflé 57 • Celle de Démétrius et de Hermogène Tigellius est faite pour plaire aux écolières : ce sont eux qui iront s'asseoir sur les bancs de I 'école 58 • Les vers de Fannius sont mauvais, c'est que Fannius est stupide 59 • La poésie de Crispinus est abondante mais médiocre, mêlant les mauvais et les bons vers, c'est que Crispinus est ophtalmique 60 • Cette confusion de I 'œuvre et de )'homme, du vice poétique et du vice moral, inscrit également Horace dans la filiation de la comédie ancienne 61 • Par d'autres aspects cependant, le même topos dans us Satires doit à Térence et à )'influence alexandrine.

1.3.2. Des précautions dignes de Térence Horace insiste dans son recueil sur la situation de légitime défense dans laquelle il se trouve face à ses rivaux : il ne fait que répondre à leurs calomnies. Dans l'ancienne comédie, le poète n'explique jamais pourquoi il ridiculise tel ou tel rival : même s'il s'agit dans la réalité d'une riposte, il n'éprouve pas le besoin de le signifier au public. C'est un thème récurrent chez Térence, qui prend toujours grand soin de justifier ses attaques. Horace est en ce sens davantage son héritier. A plusieurs reprises dans son recueil, il laisse entendre qu'il est attaqué par ses rivaux malveillants, ce qui fait des injures dont il les gratifie lui-même une réplique parfaitement légitime. Dans la satire I, 4, c'est Crispinus qui le provoque: il veut lui prouver qu'il écrit plus vite que lui, en une sorte de duel poétique. Crispinus minimo me prouocat: 'Accipe, si uis, accipiam tabulas ; detur nobis locus, hora, custodes, uideamus uter plus scribere possit.' 62 57

S .• l, X, 36 : rurgidus Alpi nus. S., 1, X, 90-91 : Demetri, reque, 1igelli, / discipularum inter iuben plnraœ carhedras. : « Demctrius, et toi aussi Tigcllius, je vous envoie pleurer au milieu des fauteuils 58

de vos écoli~res. ,. 59 S.• I. X, 79-80 : ineptus Fannius. 60 S., I, I. 120. 61 Sur les rapports étroits qui unissent la morale et la poésie chez Aristophane, voir supra, p. 198-203. 62 S. l, 4, 14-16: « Mais voici Crispinus qui me défie pour un enjeu mesquin: 'Si tu veux, prends des tablettes, j'en prendrai aussi; qu'on nous donne un lieu, une heure, des surveillants; voyons qui de nous deux sera capable d'écrire davantage'.,.

366

LES SATIRES D'HORACE ET LA COMÉDIE GRÉCO-LATINE

L'intervention de Crispinus est intempestive à plus d'un titre. Elle ne tient pas compte de l'affirmation qui précède : Horace vient de reprocher à Lucilius d'écrire trop vite, sans réelle exigence stylistique, et Crispinus lui propose de comparer leur rapidité d'écriture. En imaginant un concours, et qui plus est d'un concours surveillé par un tiers, il se présente comme un rival passablement agressif. Horace lui attribue l'initiative de l'attaque et souligne l'impertinence de son intervention par le discours direct et l'absence de mot de liaison : Crispinus semble interrompre le satiriste et prendre la parole de la manière la plus abrupte qui soit. Dans la satire I, 10, Horace répond à ceux qui lui reprochent d'avoir critiqué Lucilius dans la satire I, 4. Si l'on admet que les huit vers proposés au début dans quelques manuscrits sont interpolés 63 , la satire commence par l'adverbe nempe. Or nempe n'est pas utilisé ici dans une interrogative, il ne prépare pas une opposition, et il n'est pas là pour établir un fait indéniable qui servira de base à un raisonnement, puisque la satire se poursuit non par un raisonnement, mais par un dialogue. Il reste à lui donner la seule autre valeur attestée, à savoir sa fréquente utilisation dans les réponses 64 • La présence de nempe ainsi comprise suppose que le dialogue a été amorcé avant le début effectif de la satire et qu'une fois encore Horace ne fait que répliquer à une attaque. Or celui qui l'attaque est d'abord identifié comme un poète rival dans les vers qui suivent65 • En insistant sur le thème de la légitime défense, Horace est donc l 'héritier de Térence plus que d' Aristophane. Il l'est également lorsqu'il maintient la polémique avec les rivaux dans un cadre exclusivement poétique. La manière dont Horace introduit dans Les Satires le topos comique du

63

D. LAMBINest le premier à les avoir rejetés dans son édition de 1566. La plupan des commentateurs le suivent, faisant remarquer que ces huit vers manquent dans de nombreux manuscrits, que la période chargée de relatives et la devinette des vers 5-8 sont bien peu du goOt d'Horace, que l'erreur sur le rôle de Valerius Cato serait étonnante chez lui et que l'ouverture de la satire par ~mpe, que l'auteur des vers apocryphes a sans doute trouvée trop abrupte, est rendue probable par l'imitation qu'en a faite Perse (III, 1). Voir les éditions commentées de BENTI.EY,Amsterdam, 1713; T. KE!OlfILEY,Londres, 1848; A. KŒ.ssuNo, Berlin, 1910; P. LEIAY,Paris, 191 l ; F. VII.J..ENEUVE, Paris, 1995; P. FEDE.u, Rome, 1994. Pour un avis contraire, voir l'édition commentée de L.F. HEINDORF, Breslau. 1815 et les articles de G.L. HENDRICKSON, 1916, p. 249-264; M. RoraSTEIN, 1933, p. 7083; G. PENNISI,1962, p. 112-30. 64 A. KŒ.ssLINo,1910, ad /oc., le traduit par« Allerdings habe ich gesagt », F. VILLENEUVE,1995, ad /oc, par « Oui, j'ai dit que,. et P. LEJAY, 191l. fait remarquer à quel point ce début est « vivant, dramatique, comparable au oui qui commence certaines pièces de Racine. ,. 65 S.• I. 10, 25-26.

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poète et de ses rivaux est ambiguë : tout en faisant preuve d'un franc-parler digne de l'archaia, il use d'une modération digne de Térence. Nous retrouvons là son refus de choisir entre insolence et prudence, entre libertas et conversation de bon ton. Si Horace superpose les deux modèles comiques apparamment peu conciliables que sont la comédie ancienne et la comédie nouvelle, c'est précisément pour tenir cette position ambiguë, la seule possible dans le contexte politique qui est celui des Satires. Il faut noter que, si la poésie alexandrine ne saurait être un modèle pour Horace étant donné les réserves qui sont les siennes à son propos, le satiriste pourrait devoir à Catulle.

1.3.3. Réserves d'Horace à l'égard du modèle alexandrin Pour J. Perret66, l'admiration d'Horace pour la poésie alexandrine ne fait aucun doute: en attaquant Furius 67, il se moque de l'épopée comme l'a fait Callimaque avec Antimaque; il reproche à Lucilius son écriture trop abondante et trop peu soignée, trop peu raffinée, en utilisant l'image du fleuve bourbeux que le poète alexandrin a forgée avant lui. Mais J. Perret écarte un peu vite les raisons pour lesquelles certains commentateurs trouvent chez Horace des réticences à l'égard des Alexandrins. Même si l'on admet avec lui le sens ironique du verbe cantare et le fait qu'Horace reproche à Hermogène non son admiration pour Calvus et Catulle mais au contraire son irrespect68, il est difficile de le suivre dans son interprétation des vers 20-30 de la satire I, 10. Horace se moque du gofit de certains poètes latins pour les mots grecs. Les commentateurs ont souvent compris ce passage comme un refus de l'hellénisme à la manière un peu nationaliste d'un Cicéron ou d'un Varron, donc une critique de l'alexandrinisme69. J. Perret propose d'y voir au contraire un purisme littéraire, une exigence à l'égard de l'écriture tout à fait dans l'esprit des Alexandrins. Mais c'est ne pas tenir compte des exemples choisis par Horace. C'est Pitholeon qui se complaît à mêler aux mots latins des mots grecs. Or Pitholeon, alias Pitholaus, est l'auteur d'épigrammes, forme brève plus propre à séduire les Alexandrins qu'un Cicéron ou un Varron. Ce sont Pédius et Corvinus, deux orateurs, qui donnent le bon exemple, prohibant

66

67 61

J. PERlurr, 1959, p. 51-59. S., II, 5, 41. S., I, X, 18-19

~ On sait que Cicéron était très réservé à l'égard des poetae noui. Voir Att. VII, 2, l ; Or., 161 ; Tusc., lli, 45.

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les mots grecs de leurs discours, à la suite de Cicéron qui, s'il employait souvent des mots grecs dans ses lettres, prenait grand soin de les éviter dans ses discours. Horace semble donc bien ici, et malgré J. Perret. prendre le parti de Cicéron contre celui des Alexandrins. Finalement la position d'U. Knoche 70 paraît la plus juste : dans cette querelle des Anciens et des Modernes, Horace s'accorde sur certains points avec les uns ou les autres, mais ne peut adhérer sans réserve aux idées d'aucun. Avec les premiers, il veut bien admirer le génie des anciens Romains, puisque lui-même se revendique de Lucilius : mais il ne veut pas le faire sans discernement et sans droit à la critique, car le style de Lucilius lui paraît très inégal. Avec les seconds, il veut bien admettre la nécessité d'une écriture travaillée, mais il ne veut pas aller jusqu'à la préciosité des nugae, car pour lui le contenu l'emporte sur la forme, la littérature ne doit pas être un simple jeu d'esthètes dilettantes 71• On voit combien le rapport d'Horace avec la poésie alexandrine est tout en nuances et plein de réserves. Ce n'est donc sans doute pas sous son influence qu'Horace adopte certains thèmes térentiens dans la polémique avec le rival, et si l'on cherche un modèle susceptible d'expliquer la manière dont il choisit de modérer ses attaques nominatives contre ses rivaux, c'est plutôt vers Catulle qu'il faut se tourner.

1.3.4. Catulle : une influence possible On a parfois vu dans les Odes d'Horace la présence de Catulle 72 • Le début d'un poème de Mécène dédié à Horace calque l'ouverture du carmen 1473• Mécène pourrait faire ainsi allusion à l'intérêt d'Horace pour

u. KNOCHE, 1971 (3), p. 50. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle Cicéron condamne les poetae noui. 72 P. GILBERT, 1937, p. 88-93, rapproche, entre autres exemples, le parfum demandé par Horace à Virgile pour prix d'une invitation du parfum promis par Catulle à Fabullus pour le souper (Hor., O., IV, 12, 16 et Catul., 13), la consolation d'Horace à Virgile pour la mon de Quintilius Varus de la consolation de Catulle à Calvus pour la mon de Quintilia (Hor., O.• 1.24 et Catul., 96). Voir aussi J. FERausoN, 1956, p. 1-18, qui rapproche Hor., O.. XXII. 23-24 de Catul., 51, 5; Hor .• O., Il. 16, 1-28 de Catul., 51, 13-16; Hor .• O., 1, 35, 29-30 de Catul., 11. 11-12; Hor .. O., IV, 12 de Catul., 13; Hor., O., III, 9 de Catul, 45; Hor., O., III, 27, 28 de Catul., 4, 2; Hor., O., 1, 33. 15, Ill, 3, 5 et Ill, 9, 22 de Catul., 4, 6; Hor .• O.• 1, 7, 1 de Catul., 4, 8; Hor., O., 1, 3, 16 de Catul, 4, 9; Hor .• O., 1, 5, 5-8 de Catul., 25, 12-13. 7 ' Mécène. fr. 3 Morel : Ni te uisceribus meis, Horati, / plus iam diligo, tu tum sodalem / nimio uideas strigosiorem .... que nous traduisons par « Si je ne t'aimais pas plus que mes propres entrailles. Horace, tu verrais ton compagnon encore plus maigre .... » à rapprocher de Catul., 14 : Nei te plus oculis meis amarem, / /ocundissime Calue. 70

71

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Catulle ou à une certaine affinité entre les deux poètes. Quoi qu'il en soit, Catulle était lu et apprécié par le protecteur d'Horace, qui s'est plu à l'imiter. Or Catulle est à Rome à la fois le poète du franc-parler et l'héritier des raffinements alexandrins. Il est pris comme Horace entre deux manières contradictoires et en ce sens, il est un modèle possible pour le satiriste. Lorsqu'il attaque ses rivaux, Catulle n'a pas plus qu'Horace recours à des pseudonymes. Cela n'est paspour étonner lorsqu'on connaît la liberté de ton qui le caractérise. Mais il use alors de deux manières très distinctes. La première manière est héritée du modèle alexandrin : Catulle attaque ses rivaux, mais en ayant grand soin de distinguer la poésie de l'homme et de ne jamais se laisser aller jusqu'aux injures, soucieux de faire preuve d'une élégance digne d'un Callimaque. Dans le carmen 116, il affirme lui-même avoir longtemps cherché des vers dans la manière du poète alexandrin, susceptibles de répondre aux attaques d'un certain Gellius74.Et cette manière se caractérise par son raffinement, puisque Catulle ne peut l'imiter que studioso animo uenante. Dans le Carmen 23, il évoque un certain Suffenus, homme élégant, raffiné et agréable, dont les vers sont au contraire étonnamment maladroits et rustres : on se saurait mieux dire à quel point il entend faire la différence entre la poésie et l'homme. Dans le Carmen 14, il se plaint d'avoir reçu de Calvus les mauvais vers d'un poète qu'il ne nomme pas. Pour se venger, il menace Calvus de lui envoyer à son tour les vers des pires poètes qu'il puisse trouver : à titre d'exemples, il nomme Caesius, Aquinus et Suffenus. Parmi ces trois poètes, seul Aquinus a pu être identifié à un poète nommé par Cicéron dans ses Tusculanes75 • Mais puisque le premier est effectivement un contemporain de Catulle, il y a de grandes chances pour que ce soit le cas des deux autres. Or la plaisanterie de Catulle se contente de souligner à quel point les vers des trois poètes nommés sont mauvais, mais n'attaque pas de front les individus. Cela fait contraste avec la manière habituelle du poète. Les neoteroi se plaisent aux épigrammes polémiques, Catulle lui-même use volontiers d'attaques injurieuses et ce n'est

numere isto / Odissem te odio Vatiniano :

« Si je ne t'aimais pas plus que mes yeux, mon très doux Calvus, pour prix de ton cadeau je te haïrais d'une haine Vatinienne. ,. 74 Catul., 116, 1-4 : Saepe tibi studioso animo uerumte requirens / Carmina uti possem mittere Battiadae / Qui te lenirem nobis, neu conarere / Te/a infesta meum mittere in usque caplll: "Souvent, à ton intention, j'ai cherché avec la passion d'un chasseur de forme des vers du descendant de Battus pour te fléchir et t'empêcher de lancer sans amt tant de traits hostiles sur ma tête. ,. 75 Cie., Tusc., 5, 22, 63.

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stlrement pas la prudence qui lui dicte ici la manière 76 • Dans le Carmen 29 par exemple, il n'hésite pas à traiter César lui-même d'inverti et Mamurra de vorace et de joueur 77 • Si Catulle recule devant les injures lorsqu'il attaque ses rivaux, c'est beaucoup plus probablement parce qu'il est conscient d'user là d'un topos alexandrin et qu'il veut lui conserver toute son élégance. Même s'il nomme ses rivaux, fidèle à son franc-parler coutumier, il est plus proche dans la manière d'un Callimaque ou d'un Térence que d'un Aristophane. Seul le Carmen 36 relève de la manière injurieuse et scatologique familière à Catulle. Il affirme que sa maià'esse a fait le vœu de jeter au feu les Annales de Volusius 78 • Il qualifie ces Annales de cacata carta, de « papier merdeux ». L'injure n'est certes pas adressée à Volosius lui-même, mais nous sommes loin de la modération des Carmina 14 et 23, et si Volosius est épargné aux dépens de son ouvrage, il le doit sans doute uniquement à l'amusante trouvaille sonore des cacata carta avec laquelle le poète se plat"tà ouvrir et à clore son poème. De toute évidence, Catulle oublie ici son modèle alexandrin. Si l'on excepte le cas de Volosius, Catulle associe donc dans ses attaques contre les rivaux un certain franc-parler, puisqu'il les nomme, et une modération peu coutumière, puisqu'il se montre soucieux d'imiter Callimaque. Parce qu'il tient alors lui aussi une position ambiguë, il peut apparaître comme un modèle possible pour Horace. Aucun n'indice ne nous permet de déterminer si le satiriste s'est effectivement inspiré de la poésie de Catulle et notre propos n'est pas ici de retracer la genèse des Satires. Mais il est intéressant de noter que, alors que d'autres filiations sont possibles, et notamment avec des genres plus proches de la satire par leur forme que la comédie, ce sont exclusivement des modèles comiques qu'Horace choisit de nommer 79 • Le modèle comique en effet, parce qu'il recouvre des genres aussi variés que la comédie ancienne et la comédie 76

Sur l'épigramme polémique, voir P. LAURENS, 2003, p. 131-174, sp. p. 136, qui montre que l'épigramme polémique telle que la pratiquent les neoteroi à Rome est l'héritière de l'épigramme grecque et se caractérise par une agressivité ouverte et une partialité affichée, alors qu'avec Martial, la subtilité du trait d'esprit prévaut sur la violence de l'attaque. Voir aussi J. BAYET,1953, p. 1-55. n Sur les attaques de Catulle contre César, voir supra, p. 255-256. 78 Volosius a été identifié grâce à une lettre de Sénèque, Ep., 93, 17. 79 Les seules exceptions sont Archiloque et Platon. Nous avons vu qu 'Archiloque était nommé comme un représentant du franc-parler. Quant à Platon, il peut s'agir du poète comique ou du philosophe, mais dans les deux cas, la forme est dialoguée. Voir supra, p. 16-17.

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nouvelle, permet à Horace d'inscrire dans son recueil l'ambiguïté qui est la sienne à l'égard du franc-parler. On retrouve la même ambiguïté dans la représentation du poète et de son destinataire dans Les Satires.

Il. Le poète et son destinataire Le poète et son lecteur tels qu 'Horace les représentent entretiennent un rapport qui s'inscrit dans la droite ligne de la polémique avec les rivaux et qui joue également avec les différentes formes que prend le topos dans l'ancienne comédie et la nouvelle comédie. ll.1. La polémique avec le destinataire: influence de l'archaüJ ll.1.1. La polémique avec le public chez.Aristophane

Aristophane reproche à son public de ne pas apprécier ses comédies à leur juste valeur et semble considérer qu'il s'adresse à des spectateurs grossiers, caractérisés par leur absence de jugement poétique. Dans la parabase des Nuées, le coryphée explique l'échec de la pièce lors de sa première représentation par l'incapacité du public à gollter la meilleure des comédies : le poète pensait avoir affaire à des spectateurs judicieux, ils lui ont préféré de grossiers rivaux 80 • Lorsqu'il la présente à nouveau, il prévient son public qu'il n'y trouvera pas les plaisanteries scabreuses habituelles, ni les cris et les coups de bâtons attendus 81 : on en conclut que le gollt des Athéniens les porte naturellement vers ce genre de comédies et qu'ils ne savent pas apprécier les finesses d' Aristophane. Le coryphée reprendra ce thème dans la parabase de La Paix82 • Dans l'ancienne comédie, il arrive aux personnages de railler les spectateurs pour leurs vices moraux. Or ces vices moraux sont étroitement associés à la grossièreté du public et apparaissent comme un prolongement de la représentation polémique du poète et de son destinataire. Ainsi dans Les Nuées, Strepsiade, fier du nouveau savoir que son fils vient d'acquérir à l'école de Socrate, s'en prend soudain au public pour le traiter d'imbécile et se rire de sa passivité : 80 81

82

Ar., Nub., 520-525 Nub., 537-544. Ar .• Pax, 748-750.

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LES SATIRES D'HORACE ET LA COMÉDIE GRÉCO-LATINE

EÔ y'. "n 1Ca1Coooiµov&ç, -ri KCX8flcr0' à.flÉÀ 't&pot, fiµt-r&pa KÉpÔflnov O'O 1tpocréx1:,Etov voùv, Ei1ti:px:a0ap6v n qnÀ.i:iti:.1I6

L'expression Ka0ap6v n est suffisamment vague pour annoncer les différents thèmes que le coryphée superpose ensuite. L'adjectif Ka0ap6ç qualifie ce qui est pur, sans tache ou sans mélange. Il peut s'appliquer à la langue ou au style, pour en souligner la qualité. C'est le premier sens que lui donne ici le coryphée, qui conclut son adresse aux spectateurs en affirmant que les vers des Nuées étaient d'une qualité exceptionnelle, comme l'ont aussitôt reconnu tous les connaisseurs 117• Mais Ka0ap6ç 115

S. I, 4, 25-32. Ar., Vesp.• 1015 : « Et maintenant, bonnes gens, prêtez votre attention, si vraiment vous aimez quelque chose de net. » 117 Ibid., 1046-1050. 116

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peut aussi prendre un sens moral : pur de toute injustice, pur de tout mensonge. C'est le second sens que lui donne le coryphée, qui rappelle aux spectateurs le juste combat que mène le poète contre Cléon dans toutes ses comédies :

Toi6vô' Eùpovn:ç àÀEçi1Ca1Cov rfiç xcopaç rficrôEKa0aprfiv, 1tÉp001V1Cata1tpOi>ÔOtE ICatVOtataÇ(l1tE1pavt'aÔtOVÔtaVOlaÇ, aç 01to roù µiJ yv&vm 1Ca0ap&çOµEiçt1toficrat' àvaÀôEiç-118 Le propos est clair: le poète est novateur, mais le public, trop obtus, est incapable de le comprendre et rejette ses comédies. Ce faisant, il se cause du tort à lui-même puisqu'il se prive du seul poète capable de dire le juste et de combattre les démagogues. Avec l'adverbe Ka0apœç, à la pureté de la langue et des intentions du poète répond l'impureté du jugement du public, son aveuglement poétique, moral et politique. Chez Aristophane, la beauté des vers se confond donc avec la vérité dont ils sont porteurs et cela justifie le franc-parler du poète. Lorsqu'il établit un rapport polémique avec son destinataire, Horace semble donc l'héritier de l'ancienne comédie grecque: il associe le manque de jugement poétique à l'aveuglement moral ; il justifie son franc-parler au nom de la beauté de ses vers et de la vérité dont ils sont porteurs. Certains aspects de cette polémique renvoient pourtant davantage à l'univers de Térence ou à celui de la poésie alexandrine. Là encore, Horace joue sur les deux modèles pour tenir, face au franc-parler, la position ambiguë qu'on a vue.

11.2. La polémique avec le destinataire: influence de Térence 11.2.1. Superposition du rival et du lecteur Dans la satire I, 10, l'identification des destinataires est complexe. Il est tout d'abord difficile de repérer la première intervention d'un destinataire. F. Villeneuve propose de la situer dès les vers 3-4 : 'At idem, quod sale multo urbem defricuit, charta /audatur eadem.' 119 111

Ibid., 1043-45 : « Après avoir trouvé un tel défenseur contre les maux et purificateur de ce pays, l'an dernier vous l'avez trahi, alors qu'il avait semé les pensées les plus neuves que, faute de les avoir bien comprises, vous avez empêchées de lever. » 119 S., 1, 10, 3-4: « Mais dans la même pièce, le même poète est loué parce qu'il se montra décapant pour la ville entière avec beaucoup de sel. »

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LES SATIRES D'HORACE ET LA COMÉDIE GRÉCO-LATINE

Il comprend ici qu'un lecteur intervient pour rappeler à Horace qu'il a parfois reconnu certaines qualités de Lucilius, ce à quoi Horace répond que reconnaître une qualité n'est pas les reconnaître toutes. On attribue cependant souvent ces vers au poète lui-même. Il faut alors entendre : « j'ai critiqué Lucilius, mais j'ai aussi reconnu ses qualités, cependant cela ne m'oblige pas à les reconnaître toutes ». Il est ici d'autant plus délicat de trancher que la conjonction de coordination al est utilisée des deux manières dans la satire : au vers 20, al sert à introduire l'objection d'un lecteur au discours direct; au vers 50, al est utilisé au sein même du discours du poète, pour opposer deux idées. Un seul élément nous paraît pouvoir donner raison à F. Villeneuve : nous avons montré que l'adverbe nempe au vers 1 faisait du début de cette satire la poursuite d'un dialogue commencé auparavant; un interlocuteur est présent dans le texte dès avant les vers 3-4, qui peuvent donc lui être aisément attribués. Dans le doute, nous ne les retiendrons cependant pas pour notre propos. La première intervention incontestable du destinataire se trouve aux vers 20-21, qui louent Lucilius pour avoir su mêler des mots grecs aux mots latins et entendent ainsi contester le point du vue d'Horace. Or la réponse immédiate de celui-ci laisse entendre que cette intervention est faite par plusieurs personnes : 0 seri studiorum, quine putetis difficile et mirum, Rhodio quod Pitholeonti contigit ? 120

Ce destinataire pluriel représente peut-être tous les lecteurs d'Horace qui lui refusent le droit d'émettre des réserves sur le style de Lucilius. Ils sont des écoliers attardés parce que, comme des écoliers, ils manquent de jugement littéraire et se laissent éblouir par de pauvres effets. Mais il ne faut pas oublier que le thème de l'école est repris aux vers 90-91, dans lesquels Horace envoie Démétrius et Tigellius, deux mauvais poètes, gémir au milieu des écolières. Les écoliers attardés sont peut-être aussi tous les poètes dont la poésie est aussi mauvaise que la laborieuse production d'un élève et qui croient éblouir le lecteur en utilisant des mots étrangers. Il ne faut pas choisir entre ces deux interprétations, car la confusion entre lecteur et poète malveillant est confirmée par les vers qui suivent. L'interlocuteur d'Horace qu'impressionnent les mots grecs, de pluriel au vers 21 devient singulier aux vers 25-26. 120

S. I. 10, 21-23 : « O écoliers attardés ! estimeriez-vous donc difficile et merveilleux ce qu'a pu faire le Rhodien Pitholéon? »

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Cum uersus facias, te ipsum percontor, an et cum dura tibi peragenda rei sit causa Petilli ?121

Il n'y a pas de raison de comprendre la deuxième personne du subjonctif au vers 25 comme une tournure impersonnelle dans la mesure où elle a incontestablement une valeur personnelle au vers 26, avec le pronom tibi. Comme il l'a fait dans la satire I, 4, Horace choisit d'isoler un destinataire singulier dans le groupe des contestataires, et ce destinataire écrit des vers : la figure du lecteur hostile se superpose à celle du rival malveillant. Cette confusion entre le rival malveillant et le mauvais lecteur apparai'"t également dans la satire I, 2, qui n'a pourtant pas de dimension métapoétique. Jusqu'au vers 105, Horace semble s'adresser à un jeune lecteur qui refuse d'entendre raison sur le chapitre de l'adultère et qui persiste à vouloir séduire les matrones. Au vers 105, le jeune homme devient soudain poète: Leporem uenator ut alta in niue sectetur, positum sic tangere nolit, cantal, et apponit: « Meus est amor huic similis ; nam transuolat in medio posita et fugienta captal. » Hiscine uersiculis speras tibi posse do/ores atque aestus curasque grauis e pectore pelli ? 122

Le diminutif péjoratif uersiculis suffit à montrer qu 'Horace se moque non seulement de la naïveté du jeune homme qui espère chasser la souffrance en écrivant, mais aussi de la piètre qualité de la poésie que l'amour lui fait écrire. Le jeune homme n'est peut-être pas un véritable rival d'Horace, peut-être ces vers sont-ils les premiers qu'il ait écrits, se découvrant soudain une âme de poète. Ou plutôt, pour se placer du point de vue de la genèse poétique, peut-être l'idée de faire de ce jeune homme un poète ou un apprenti poète n'est-elle venue à Horace qu'au cours de la satire. Quoi qu'il en soit, la transformation in extremis du jeune homme adultère en mauvais poète montre à quel point chez Horace la figure du lecteur contestataire et celle du rival sont étroitement liées, au point de se superposer. 121 S., 1, 10, 25-26: « Quand tu fais des vers, je te le demande, ou bien aussi quand tu aurais à soutenir jusqu'au bout la cause difficile de Petillius? ,. 122 S. 1, 2, 105-110 : « Il chante le chasseur qui poursuit dans la haute neige un lièvre qu •il refuserait de toucher s •il lui était offert, et il ajoute : •Mon amour lui ressemble ; car il vole au-dessus de ce qui s'offre à lui et veut s'emparer de ce qui le fuit.' C'est avec ces petits vers que tu espàes chasser de ton cœur les souffrances, les agitations de la passion et les soucis pesants ? »

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LES SATIRES D'HORACE ET LA COMÉDIE GRÉCO-LATINE

11.2.2. Une caractéristique des prologues de Térence Chez Aristophane, la polémique avec le public est liée à la polémique avec le rival, mais les deux topoi s'articulent de manière logique l'un à l'autre sans que la figure du spectateur malveillant et celle du rival calomniateur ne se superposent. Dans les Acharniens, le coryphée accuse les spectateurs de se laisser facilement influencer par les propos du démagogue et d'être versatiles. Il les nomme 'A0rivaîot taxuPoùÂ.01, « les Athéniens prompts à se décider », puis 'A0rivaîot µEtal3oùÂ.01, « les Athéniens prompts à se raviser » 123, montrant par là qu'ils manquent de jugement et sont prêts à écouter le dernier qui a parlé. Les calomnies du rival conduisent le public à se tromper dans ses jugements, mais à aucun moment le rival et les spectateurs ne se confondent. Dans les prologues de Térence, la convention du public hostile est étroitement associée à celle du rival calomniateur et les deux figures se superposent. Dans le prologue de l'Andrienne, le maleuolus uetus poeta des vers 6 et 7 devient un pluriel inattendu au vers 15 : Id isti vituperant factum

24 1 •

La suite du prologue indique que ces mystérieux isti sont d'autres rivaux, puisque le poète les menace de révéler au public leurs propres méfaits et que les méfaits dont il est question depuis le début sont des méfaits poétiques. Mais il reste à comprendre pourquoi ce vieux rival singulier s'est soudain multiplié. Dans le prologue de L'Heautontimoroumenos, le pluriel précède le singulier et s'en distingue : d'abord ce sont des maleuoli qui répandent le bruit qu'il compile des textes grecs, puis c'est un maleuolus uetus poeta qui prétend qu'il fait écrire ses textes par d'autres 125. Ici, rien ne permet d'identifier les maleuoli comme des rivaux. Au contraire, leur méconnaissance de la poésie, qui leur fait prendre le procédé de contaminatio pour une invention de Térence, laisse croire qu'ils ne sont pas du métier. Dans le prologue des Adelphes finalement, le vieux poète malintentionné disparaît tout à fait, pour laisser place à un pluriel non identifié, ou plutôt à deux pluriels distincts qui peuvent nous aider à comprendre les pluriels qui surgissent de manière inattendue dans les précédents prologues : 123 124 125

Ar., Ach., 630 et 632 Ter., And., 15 : « Voilà le procédé que ces gens lui reprochent. Ter., Haut., 16-19 et 22-26.

»

INTERTEXTUALITÉ ET fllANC-PARLER

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Postquam poeta sensit scripturam suam Ab iniquis obseruari, et aduersarios Rapere in peiorem partem quam acturi sumus ... 126

Lorsqu'il choisit de traduire iniquis par « des gens malintentionnés », qui traduisait déjà et plus justement maleuoli, J. Marouzeau ne donne pas tout leur sens à ces vers. Une traduction plus littérale pourrait être : « Notre auteur, sentant que ce qu'il écrit est regardé avec attention par des gens injustes» ou même« par des gens défavorables». Or les prologues qui ouvrent les comédies de Térence ne cessent de réclamer avec insistance la bienveillance du public, ou au moins son impartialité, comme si elle n'était pas acquise. Les « gens injustes » ou « défavorables » pourraient donc être l'ensemble ou au moins une partie importante des spectateurs. Car sentio signifie à la fois « percevoir par les sens » et « percevoir par l'intelligence » : c'est peut être autant en entendant les rumeurs que pour avoir vu l'attitude du public lors de précédents spectacles, pour avoir ressenti son hostilité, que Térence peut affirmer qu'il lui est d'avance défavorable. Les aduersarios, c'est-à-dire les rivaux en poésie, ont une action distincte de celle des iniquis : ils ne regardent pas avec attention, car ils ont agi avant le spectacle, avant même de connaître le contenu exact de la comédie. Et même si les rumeurs qu'ils ont répandues au préalable expliquent la malveillance des spectateurs le jour de la représentation, ces derniers n'en ont pas moins leur part de responsabilités: ils se laissent trop aisément influencer et le prologus leur adresse des reproches au même titre qu'à ses rivaux. La polémique littéraire, qui semble à première lecture n'opposer que le poète et ses rivaux, pourrait donc opposer plus largement le poète et son public. Deux détails le confirment. Dans le prologue de L'Eunuque, le vieux rival interrompt la représentation pour s'en prendre publiquement au poète. Ce qui était calomnies et rumeurs répandues a priori devient accusation publique pendant le spectacle : le rival se transforme en spectateur indiscipliné. Dans Phormion, le prologue imagine qu'un spectateur anonyme pourrait l'interrompre pour accuser le poète et il lui prête la parole : Nunc si quis est qui hoc dicat aut sic cogiter: 'Vetus si poeta non lacessisset prior,

126

Ter., Ad., 1-4: « Notre auteur, voyant que des gens malintentionnés sont aux aguets de ce qu'il œrlt et que ses adversaires présentent sous un mauvais jour la pièce que nous allons présenter . . . ,.

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LES SATIRES D'HORACE ET LA COMÉDIE GRÉCO-LATINE

Nullum inuenire prologum potuisset nouus Quem diceret, nisi haberet cui male diceret' 127•

Ainsi se superposent au fil des prologues les images du vieux rival malveillant, du vieux rival spectateur indiscipliné, du spectateur indiscipliné anonyme et défendant le rival, et des spectateurs anonymes malveillants. Chaque fois, un point commun permet de glisser d'une identité à l'autre et le prologus adresse finalement ses reproches à tous, indistinctement. Chez Térence, la superposition du rival et du destinataire malveillant permet d'amoindrir la portée des attaques contre le public : si les spectateurs se confondent avec le rival, c'est que, comme lui, ils ont attaqué le premier, ils sont malveillants et obligent le poète à se défendre; comme avec le rival, la polémique reste sur un terrain strictement littéraire, moins dangereux que le terrain moral. En superposant lui aussi les deux figures, Horace semble vouloir associer au franc-parler de l'ancienne comédie grecque une certaine prudence romaine. C'est ce que confirme le recours au topos alexandrin du public grossier.

11.3. Le destinataire élu : un topos alexandrin 11.3.1. Echapper aux lecteurs grossiers Comme dans la comédie, on rencontre chez Horace un destinataire grossier, dépourvu de jugement littéraire. Mais ce thème connaît dans Les Satires un infléchissement : alors que le public grossier assiste aux représentations d' Aristophane et de Térence et explique l'échec de certaines comédies, les lecteurs grossiers sont les lecteurs auxquels Horace refuse de confier son œuvre, les destinataires dont il se prive volontairement. Le poète comique doit subir la vulgarité de la foule. Le satiriste peut lui échapper en réservant son œuvre à quelques lecteurs éclairés. Dans la satire I, 4, Horace écrit : Beatus Fannius ultro delatis capsis et imagine, cum mea nemo scripta Legat, uo/go recitare timentis ob hanc rem

127

Ter., Phorm., 12-15: « Pour l'instant. s'il se trouve quelqu"un pour dire ou penser comme cela: 'Au cas où le vieux poète n'aurait pas pris les devants pour attaquer, le nouveau n'aurait jamais pu trouver un prologue à débiter, faute d'avoir de qui dire du mal' ... "

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quod sunt quos genus hoc minime iuuat, utpote pluris culpari dignos 1~.

On peut comprendre de plusieurs façons l'allusion à Fannius : ses livres semblent si précieux qu'on les vend dans des boîtes, illustrées par son portrait ; il est si célèbre que les libraires proposent son portrait en plus de ses livres ; il est si populaire qu'on trouve son buste chez les libraires. Quelle que soit l'interprétation retenue, l'allusion cherche à établir un contraste entre le succès de Fannius et l'échec d'Horace et l'on peut y entendre l'expression d'un regret ou d'une amertume. Mais il faut se souvenir que Fannius fait partie des mauvais poètes fustigés par Horace et qu'il est qualifié d'ineptus au vers 78 de la satire I, 10. L'allusion est donc ironique. Fannius a du succès parce qu'il est stupide. Personne ne lit Horace parce qu'il dit des vérités que nul ne veut entendre. C'est pourquoi il ne saurait remporter un véritable succès et doit réserver son œuvre à un petit groupe de lecteurs éclairés. Le même thème est repris plus loin : Nul/a taberna meos habeat neque pila libellos quis manus insudet uolgi Hermogenisque Tigelli, nec recito cuiquam nisi amicis, idque coactus, non ubiuis coramue quibuslibet. ln medio qui scripta foro recitent sunt multi, quique /auantes suaue locus uoci resonat conclusus. lnanis hoc iuuat, haud illud quaerentis num sine sensu, tempore, num faciant alieno 129•

Là encore la réussite du rival est suspecte : elle tient à des effets de voix et non au texte lui-même. Là encore le lecteur est mis en cause : il est assez stupide pour se laisser impressionner par une voix ronflante, ou par l'utilisation de mots grecs. Il est difficile de traduire littéralement les vers 71-72, et pourtant seule une traduction littérale, qui ne transforme pas le verbe insudet en adjectif épithète de manus, peut en rendre toute la saveur. Elle pourrait être : « aucune boutique, aucun pilier ne possède mes petits livres, sur lesquels puissent venir suer les mains de la foule et d'Hermogène 128

S. I. 4, 21-25 : « Bienheureux Fannius, qui offre généreusement ses ouvrages en coffrets avec son portrait, alors que personne ne lit mes écrits. que je n'ose les réciter en public parce qu'il en est à qui ce genre déplaît fort. ceux qui méritent le blâme étant la majorité. ,. 129 S. I. 4, 71-78: « Aucune boutique. aucun pilier ne peut offrir mes petits ouvrages aux mains suantes de la foule et d'Hermogène Tigellius. Je ne les lis que devant mes amis, lorsque l'on m'y contraint. et non n'importe où et devant n'importe qui. Ils sont nombreux à réciter leurs écrits en plein forum, et même dans les bains : un lieu clos fait joliment résonner la voix. C'est le plaisir des esprits vains, qui ne se préoccupent ni de la pertinence ni de l'à-propos d'une telle performance. ,.

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Tigellius » 130• Le lecteur, au lieu d'être esprit. est ici tout entier corps, un corps sale et qui salit. On se souvient des attaques d' Aristophane contre Cléon, qui pue et qui souille. Horace ne peut mieux dire sa répulsion pour un lectorat vulgaire - c'est bien par le mot de uolgi qu'il est ici désigné. Et cette vulgarité explique l'incompétence, l'erreur de jugemenL On comprend dès lors le conseil qu 'Horace donne à un poète dans la satire I. 10 : Saepe stilum uertas, iterum quae digna legi sinr scripturus, neque te ut miretur turba labores, contentus paucis lectoribus 131•

Suit une comparaison avec la mime Arbuscula, qui voulait être applaudie des seuls chevaliers, puis la liste du petit nombre de lecteurs auxquels Horace, en bon poète, souhaite plaire : il s'agit bien sûr de Mécène et de ses amis 132 • Horace affirme donc réserver son œuvre à un petit nombre de lecteurs éclairés et la refuser à la foule grossière. C'est un thème parfaitement absent de la comédie, mais que l'on trouve dans la poésie alexandrine.

11.3.2. Un topos alexandrin L'ignorance de la foule et le poète incompris du vulgaire sont des thèmes que l'on trouve dans la poésie alexandrine. Cicéron et Plutarque rapportent par exemple qu 'Antimaque de Colophon, vaincu aux Lysandries, détruisit son poème de rage, mais fut aussiôt consolé par Platon, qui le persuada qu'il était juste d'être méprisé par la foule des ignorants et admiré par quelques éclairés 133 • Or le poète alexandrin stigmatise la foule à la troisième personne et dédaigne de s'adresser à ses lecteurs potentiels : à aucun moment il n'inscrit dans ses poèmes son destinataire anonyme. Ce n'est sans doute pas le fruit du hasard. Tout texte peut en effet interpeller ou mentionner son destinataire, mais tous les textes ne sont pas pareillement prédisposés à le faire. Un locuteur qui écrit en vue de dire

130 Notons au passage que le lecteur et le mauvais poète sont ici encore étroitement associés face au mépris d'Horace. 131 S. 1, IO, 72-74: « Retourne souvent ton poinçon, si tu veux écrire des œuvres dignes qu'on les relise, et ne t'efforcc pas d'être admiré de la foule, contente-toi d'un petit nombre de lecteurs. ,. 132 Sur une autre fonction du choix d'un tel destinataire, voir S"Pra, p. 164 et suiv. 133 Cie., Br., 191 et PluL, Lys., 18, Sur cette question voir J. DANGEL,1995, p. 258 et p. 386-387; W. KRoLL, 1988, p. 117 et suiv.

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son texte en public, ou qui écrit son texte après l'avoir dit en public, est naturellement porté à prendre en compte son destinataire, qui s'impose par sa présence physique: c'est le cas de l'orateur à Rome. Un locuteur qui écrit un texte afin qu'il soit proféré en public par un autre que lui est également porté à représenter son destinataire, puisqu'il doit anticiper la situation d'énonciation. L'orateur grec dit le texte écrit par le logographe, mais les auditeurs l'écoutent comme s'il prononçait son propre discours. Les acteurs disent le texte écrit par le poète, mais les spectateurs les écoutent comme s'ils inventaient à l'instant leurs propres paroles 134• L'inscription du destinataire dans le texte permet de donner cette impression de spontanéité, d'adaptation à l'instant. Un locuteur qui écrit en vue d'être lu à divers moments, en divers lieux, sans que lui-même ou un autre se substituant à lui ne soit présent, est à l'inverse peu porté à représenter son destinataire, qui ne s'impose pas à lui par sa présence physique et qui ne doit pas recevoir le texte comme s'il était composé pour lui seul à l'instant même où il le reçoit. Ainsi, l'historien, parce qu'il se propose de faire œuvre de mémoire, se préoccupe peu du public qui pourrait effectivement être le sien au moment où il écrit - Hérodote est à cet égard un cas particulier. L'inscription du destinataire dans le texte, si elle demeure possible, n'est donc pas une caractéristique du récit historique. Il en va de même de la poésie lyrique. Lorsque Horace s'adresse à son destinataire dans le cadre d'un rapport polémique, il est donc l'héritier de la comédie. Mais lorsqu'il stigmatise la foule grossière des lecteurs, sans s'adresser à elle, il est l'héritier de la poésie alexandrine. En jouant sur cette double référence, Horace introduit dans son recueil une contradiction: d'un côté il admet qu'il est lu par des lecteurs médiocres auxquels il ne cesse de reprocher leur manque de jugement à la manière des poètes comiques ; de l'autre il prétend échapper à ces mêmes lecteurs et à leur grossièreté, avec le dédain des poètes alexandrins pour la foule. Or Les Satires ont été publiées, autrement dit livrées à une foule de lecteurs potentiellement grossiers. Mais Horace nie cette réalité de la publication en conférant au lecteur anonyme qu'il inscrit dans son texte un statut intermédiaire entre le lecteur ignorant et le lecteur grossier. Le lecteur d'Horace rappelle alors celui que Lucilius définit comme le lecteur idéal. 134

La tragédie n'inscrit pas son destinataire dans le texte, car une inscription de ce type constitue une rupture de l'illusion théâtrale qui va à l'encontre de la fonction cathartique qu"Aristote attribue au genre. Si l'on s'adresse à lui, le spectateur se souvient qu'il est au théâtre et cesse de ressentir la peur et la pitié que le poète cherche à susciter chez lui.

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LES SATIRES D'HORACE ET LA COMÉDIE GRÉCO-LATINE

11.4. Lucilius : un modèle possible Il.4.1. Le lecteuranonyme: entre le lecteurignorantet le lecteuréclairé Les Satires ont été publiées. Horace lui-même le laisse entendre à la fin du premier livre : /, puer, atque meo citus haec subscribe libello 135 •

Ce vers, en concluant le livre I, en souligne le caractère achevé et complet : il faut faire vite car le livre I se termine et ce sont les derniers vers à ajouter 136 • La recitatio s'intéresse à une œuvre en cours, inachevée, sur laquelle on peut encore donner son avis 137 • C'est donc au livre publié qu'Horace veut ajouter ces derniers vers, comme le laisse également entendre le verbe subscribere. Le destinataire avec lequel Horace entretient un rapport polémique est le lecteur anonyme auquel il destine ses Satires publiées. Il est en effet représenté par la deuxième personne du singulier : le destinataire de la publication est un destinataire anonyme, mais il est singulier, dans la mesure où chaque lecteur reçoit individuellement le recueil d'Horace, dans la solitude de sa lecture, au moment et dans le lieu qu'il choisit et qui sont nécessairement différents du moment et du lieu choisis par un autre lecteur. Il est tour à tour un orateur, un doctus et un jeune poète 138 , ou encore un avare, un assassin et un vieillard amoureux 139 : le lecteur est absent au moment de l'énonciation et Horace peut lui donner l'identité 135

136

S., I, 10, 92 : « Va, garçon, ajoute vite ces vers à mon petit livre. ,. Pour K. Qu1NN, 1982, n. 33 p. 86, Horace s'adresse ici à son secrétaire, lui deman-

dant d'ajouter la satire 1, 10 au livre déjà achevé, en réponse à l'accueil hostile qu'a reçu sa satire 1, 4. li en conclut qu 'Horace dictait ses Satires à son secrétaire. Cette conclusion nous semble hâtive: rien n'interdit de penser que Je rôle du secrétaire était de faire une copie propre de la version écrite que lui remettait Horace. 137 Horace lui-même laisse entendre à plusieurs reprises qu'il lit certaines satires alors même que les suivantes ne sont pa~encore écrites : dans la satire 1,4, il semble répondreaux réactions hostiles qu'a suscitée la satire 1, 2 et en particulier ses attaques contre Gargonius et Ruffilus (S .. 1, 4, 91-93 et S., 1, 2, 27) : dans toute la satire I. 10, il reprend les critiques qu'il s'est autorisées sur Lucilius et les réaffirme, malgré les protestations de certains admirateurs de son prédécesseur. li est bien sOr possible qu'Horace invente ces réactions hostiles pour avoir l'occasion, en se défendant, de mieux définir le genre de la satire tel qu'il entend le pratiquer. Sur cette question, voir G.L. HENDRICKSON, 1900. p. 121-128, pour qui la satire 1, 4 ne répond pas à de véritables reproches, Horace n'étant pas assez connu pour en susciter, mais s'invente des détracteurs de manière à rendre plus concrète sa réflexion sur le genre de la satire. Mais il se fait ainsi l'écho d'une pratique dont nous connaissons l'historicité par Pline et à laquelle il se pliait lui-même. 138 S., I, 10, 25-26, 52 et 72-75. 119 S.• II. 3. 122-123, 131,248 et suiv ..

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qui convient à son propos ; tout en étant singulier, il est multiple, les Satires ayant plusieurs lecteurs, tous différents les uns des autres. F.naffrrmant qu'il refuse de livrer son recueil à la foule ignorante, Horace donne au lecteur auquel il s'adresse un statut intermédiaire : il est certes un lecteur aveugle, capable de mauvais jugements poétiques et moraux, mais il ne fait pas partie de la foule ignorante, puisqu'Horace s'adresse à lui.

11.4.2. Le lecteur de Lucilius Ce lecteur qui n'est ni vraiment éclairé ni parfaitement ignorant rappelle le lecteur que Lucilius se souhaite, même si celui-ci n'a pas recours au topos comique de la polémique avec le destinataire pour l'introduire 140 • Dans la satire XXVI. il écrit : 1"° D'après les fragmentsque nous avons conservés, le topos de la polémique avec le destinataire est présent uniquement dans deux satires, les satires XXVI et XXX. La satire XXVI

est tout entière écrite en septénaires trochaïques. Or le septénaire trochaïque est un vers du dialogue comique. Pour donner à sa satire la vivacité du dialogue théâtral. Lucilius a eu recours à la fois au mètre comique et à une tonalité polémique caractéristique de la comédie. Mais il utilise le topos comique comme un exercice de style dans deux satires, autrement dit de manière beaucoup moins systématique que Horace. qui lui donne sa place dans plus de la moitié des satires de son recueil et dans presque toutes celles qui le permettent. On trouve en revanche le topos comique de la polémique avec le rival. Lucilius s'attaque ainsi à Pacuvius qu'il trouve ennuyeux (XXIX, 3) et qu'il parodie vraisemblablement dans XXVI. 1, XXVI. 8 et XXIX, 4. Dans le fragment IX, 2, il critique la définition de poema qu'Accius a donnée dans ses Didascalia. Accius nommait poema les différents genres de poesis. Fidèle à la Poétiq,a d'Aristote, il déterminait les genres de poèmes en fonction de l'objet imité (le beau ou le laid) et du mode d'imitation (le récit ou l'action). Il distinguait ainsi quatre genres de poèmes: la tragédie. l'épopée. la poésie iambique, la comédie. Lucilius donne au terme poema une tout autre signification : le poema est une petite partie de la poesis, c'est-à-dire de l'œuvre entière. Sur cette question voir J. DANGEL, 1995, p. 384386. Accius est par ailleurs nommé dans le fragment XXVIII, 41 et tout porte à croire que l'allusion à sa stature est une manière de railler sa présomption. Après la citation de Lucilius, Nonius ajoute: status masculini. C. LACHMANN. 1876, p. 90. L. MuEUER, 1872. p. 102 et d'autres après eux ont cru que status appartenait au fragment de Lucilius cité par Nonius et que le satiriste raillait Accius parce qu'il donnait à status le sens de facies ou de statura. Outrel'absurdité d'une telle confusion. F. MARx.1905. p. 278-279, a souligné que, si l'on attribue status à Lucilius plutôt qu'à Nonius, le propos de ce dernier perd tout son sens: il oppose en effet status masculini à statura generis femini. Marx supprime donc status du fragment de Lucilius et comprend que Lucilius établit une comparaison entre l'intelligence, le talent et la stature physique: on sait qu'Accius était petit (Val. Max., III, 7, 2). F. Charpin rappelle que Plin .. XXXIV, JO, 19. souligne le contraste entre la petite taille d' Accius et son orgueil : Accius se fit élever dans le temple des Camènes une grande statue, malgré sa petite taille. Il se demande si Lucilius, avec l'ironie que nous avons déjà rencontrée chez lui. n'affecte pas ici de penser que la statue du temple des Camènes est proportionnée à l"apparence physique du poète. En l'absence d'allusion à la statue du temple des Camènes dans le fragment dont nous disposons, l'hypothèse de F. Marx nous paraît moins hasardeuse. Quoi qu'il en soit, F. Marx et F. Charpin s'accordent pour voir dans ce fragment une raillerie de l'orgueil d'Accius, et nous retenons cette interprétation.

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LES SATIRES D'HORACE ET LA COMÉDIE GIŒCO-LATINE

Persium non euro legere, IAelium Decumum uolo 141,

et: Ne doctissimis < ego scribo, nec scribo indoctissimis> Manilium Persiumne haec kgere nolo, Junium Congum uolo 142•

Nous savons que Persius et Manilius étaient des érudits 143• Si l'on en croit Cicéron, Lucilius ajoutait à ces deux érudits Scipion et Rutilius, et admettait dans la liste de ses lecteurs, outre Laelius Decumus et lunius Congrus, des habitants de Tarente, de Consentia et des Siciliens, notamment des fermiers parlant osque et grec 144• Nous ne savons pas si nous devons nous fier au commentaire de Cicéron, qui pourrait mêler différents passages des Satires de Lucilius, mais il est certain que, contrairement à Horace, Lucilius ne reprend pas à son compte le topos alexandrin qui oppose la foule grossière et le public éclairé. Son public idéal se situe entre la foule grossière, qu'il stigmatise par ailleurs 145, et les érudits éclairés à la manière de Persius et Manilius : c'est un public suffisamment cultivé pour le comprendre, mais suffisamment large pour ne pas conférer à ses Satires un caractère trop confidentiel' 46 • Le destinataire d'Horace n'est donc pas très différent de celui de Lucilius. Nous avons vu qu 'Horace choisit pourtant de se démarquer de son prédécesseur 147• Lucilius est en effet trop associé au franc-parler partisan et agressif. Horace lui prétère les modèles comiques, qui lui permettent de tenir une position ambiguë face à la libertas. Lorsqu'il reprend le topos comique de la polémique entre le poète et son destinataire, Horace est donc à la fois l'héritier de la comédie ancienne et de la comédie nouvelle. Là encore, la filiation avec la comédie ancienne 141

Lucil., XXVI, 16: « Je ne me soucie pas d'être lu par Persius, mais je veux être lu par Laelius Decimus. » 142 Ibid., XXVI, 17: « Ce n'est pas pour les savants que j'écris, ni non plus pour les moins savants( ... ) Je ne veux pas que ces écrits soient lus par Manilius ou par Persius. je veux qu'ils le soient par J. Congus. » 143 Cie., Br., 99; Fin., I, 7; de Or., Il, 25. Plin., 1, 7. 144 Cie., Fin., I, 7, qui commente ce passage. 141 Lucil., XXVI, 15 et XIX, 7. 146 Sur le public de Lucilius, voir F. CHARPIN,1978, II, p. 272-273. F. Charpin retrouve la même idée dans les fragments 1, 1 et 3 : définissant le rôle de la satire, Lucilius raille les poètes qui, se tournant vers la spéculation pure, n'intéressent personne,mais précise que le satiriste déplaît au vulgaire. 147 Voir supra, p. 219 et suiv.

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fait de ce rapponpolémique une manifestation de franc-parler, et la filiation avec la comédie nouvelle légitime et modère ce franc-parler. Le lecteur anonyme tel qu 'Horace le représente rappelle par ailleurs celui que Lucilius se souhaite. Mais il cherche précisément à se démarquer d'un prédécesseur qui incarne à Rome une libertas agressive et semeuse de désordre. Il préfère jouer sur la superposition de la comédie ancienne et de la comédie nouvelle et ne pas choisir entre l'insolence de l'une et la prudence de l'autre, afin de ne passer ni pour un ennemi de la libertas, ni pour un fauteur de troubles, afin de tenir face au franc-parler la position ambiguë qu'on a vue. La place accordée aux registres comiques dans Les Satires participe de la même logique.

m.

Les registres comiques dans Les Satires

Alors que le registre burlesque n'est pas attesté dans la comédie nouvelle, le registre héroï-comique est attesté dans la plupart des genres comiques. Le jeu d'Horace sur les registres connaît donc des variations, mais l'objectif reste le même : conserver face au franc-parler la position ambiguë qu'on a vue.

m.1.Le registre héroï-comique:

de l'archaia à la palliata

Le registre héroï-comique est attesté dans la comédie ancienne comme dans la comédie nouvelle et Les Satires doivent ici encore aux deux genres.

m.t.l. Le registre héroï-comique dans Les Satires Dans la satire I, 9, Horace cherche à se débarrasser d'un fâcheux. Pour cela, il prétend qu'un oracle lui a annoncé qu'un bavard le tuerait : Confice; namque instatfatum mihi triste, Sabella quod puero cecinit diuina mota anus urna : 'Hune neque dira uenena nec hosticus auferet ensis nec laterum dolor aut tussis nec tarda podagra ; garrulus hune quando consumer cumque; loquaces, si sapiat, uitet simul atque adoleuerit aetas.' 1411 141

S., 1. 9, 29-34 : « Achève-moi : car elle est arrivée, l'heure funeste et fatale que m'a prédite en mon enfance une vieille Sabellienne, après avoir agité l'urne divinatoire: 'Celui-ci, ce ne sont ni les sinistres poisons, ni le glaive ennemi, ni le point de côté, ni la

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LES SATIRES D'HORACE ET LA COMÉDIE GRÉCO-LATINE

L'épithète hosticus est un archaïsme attesté dans l'expression hosticus ager utilisée par les augures. Ensis appartient au registre épique. On le trouve soixante fois plus souvent que gladius chez Virgile 149 • Horace confère ainsi au passage une dimension héroï-comique qui a une double fonction. Il s'agit de railler à la fois l'importun et l'importuné. L'importun est un ambitieux qui veut absolument faire partie du cercle de Mécène. En imaginant que sa venue a été annoncée par un oracle, Horace souligne le contraste entre l'importance qu'il se prête et le peu d'importance qu'il a en réalité: il se rêve familier des plus grands; il n'est qu'un pénible bavard. L'oracle a également une fonction d 'autodérision : les héros font face à des véritables dangers, qui leur sont annoncés par les dieux : Horace n'a pas d'autre ennemi à affronter que ce bavard impénitent et, fort peu héroïque, il ne parvient même pas à s'en défaire 150•

III.1.2. Le registre héroï-comique dans la comédie ancienru Nous trouvons dans la comédie ancienne de nombreuses occurrences héroï-comiques. Elles permettent le plus souvent de souligner la bassesse d'un personnage en jouant sur le contraste entre son caractère vil et le langage ou les actions nobles qui lui sont prêtes. Dans Les Cavaliers, le Charcutier et le Paphlagonien luttent pour être le premier serviteur de Démos : ils incarnent deux démagogues cherchant à obtenir le pouvoir en flattant le peuple. Le Charcutier est un personnage fictif, mais le Paphlagonien représente Cléon. Au début de la parabase, ils quittent la scène pour poursuivre leur combat devant le Conseil. Le coryphée salue le départ du Charcutier en ces termes : XO. 'A")..)..' i0t x.aiprov, 1eai1tpa!;Emç tcatù voùv tov èµ6v, tcai CJE0tç ètcEi:0Ev1taÂ.tvroç..;µàç fÂ.0otçCJtE(j)ClVOlÇ 1Cata1tacrtoç.151 toux. ni la goutte au pas lent qui l'emporteront ; un babillard l'achèvera un jour ou l'autre. Dès qu'il aura avancé en âge, s'il est sage, qu'il se garde des bavards'.,. 149 N. Ruoo, 1966, p. 78-79, qui note qu'Horace emploie hosticus dans l'une de ses odes, dans un contexte vraiment épique (Carm., III, 2, 6). 150 C'est finalement le hasard qui le sauvera: le fâcheux doit compara1"tredans un procès et son adversaire vient le chercher. La conclusion d'Horace (v. 78: Sic ntt seruauit Apollo : « Ainsi m'a sauvé Apollon "). ainsi que l'emphase de certains vers (v. 72-73) ont la même fonction d'autodérision. 1~ 1 Ar., Eq., 498-502: « Le coryphée: Va donc et bonne chance. Puisses-tu réussir au gré de nos vœux, protégé par Zeus dieu de I' Agora. Vainqueur, puisses-tu nous revenir couvert de couronnes. ,.

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L'invocation à Zeus et l'allusion à la couronne du vainqueur transforment le Charcutier et le Paphlagonien en héros épiques sur le point d'engager un combat singulier digne de celui d'Achille et d'Hector. Le caractère héroï-comique de ces vers est souligné par la réplique du Premier Serviteur qui précède :

MtµVTJcr6vuv Ô(UCVElV,ôtaJXLÀ.ÀEtV, tOÙÇ À6cpouç IClltE1tO>Ç tà ICO.ÀÀ.at' cbtoq>ElV.

KEÎvoçWIC'ttpiv' 11lipeµotxoiç àticrµat' tKJCaÀ.EÏcr0m 'Y\)VUÏICUÇ fX,OvtUÇlaµl}61CT)V tE JCaitpiyrovov. 133

Athénée nous apprend que Gnesippos était un nmyvtaypciq>oç tiiç D..apiiç µoucniç 134 • J. Davidson, en s'appuyant notamment sur le témoignage de Plutarque, a montré que les paignia ne désignaient pas seulement des pièces plaisantes, mais constituaient un genre à part entière 135• Or c'est également le nom que portaient les saynètes jouées par les courtisanes à la fin des banquets. Il est donc fort probable que les paignia de Gnesippos aient été de petites comédies jouées en privé au cours de banquets 136 • Un fragment des Erotopaegnia de Laevius et le thème de certaines œuvres de Philitas de Cos, auteur par ailleurs de Paignia, permettent de penser que l'adultère était un thème récurrent dans ces comédies de banquet 137 • Dans le fragment d'Euripide, il faut alors comprendre que les chants de Gnesippos étaient chantés par des acteurs qui représentaient des adultères. L •expression d •Athénée suppose que Gnesippos cherchait à divertir. Le mari ou/ et l'amant y étaient l'objet de moqueries. La situation du flagrant délit y avait probablement toute sa place.

11.1.4. Dans la comédie nouvelle La comédie nouvelle introduit des types qui ne sont pas tous traités de la même manière. Si les esclaves, les cuisiniers et certains parasites continuent à porter des masques caricaturaux et laids, les jeunes gens et les

133 Eupolis, fr. 148 K.-A., que nous traduisons: « Il faut entendre Gnesippos. C'est lui qui a inventé les chansons nocturnes pour adultères, pour faire sortir les femmes en jouant du iamby/ce et de la harpe.» 134 Ath., 14. 638 d. m J. DAVIDSON, 2000, p. 44-45: Plutarque, Quaest. Conv., VU, 712 e-f, fait la liste de tous les genres qu'il juge inadaptés au banquet et compte parmi eux les paignia, genre trop scandaleux et d'un comique bouffon: Ael., Nat. Anim., XV, 19. rapporte que Théocrite a composé des paignia ; Suétone, Aug .. 99, rapporte le dernier mot d' Auguste, qui demande à ses proches s'il a bien joué le mimum uitae et si le paignion leur a plu. 136 Les comédies en privé, à l'occasion de banquet, sont attestées, notamment dans le Banquet de Xénophon et les Paignia joués par la célèbre courtisane Glaucè sont mentionnés par Théocrite, IV. 31. Sur le lien à établir entre les paignia de Gnesippus et les paignia des courtisanes en fin de banquet, voir P.~. 1912, col. 1479-1481 ; A.S.F. Gow, 1950. Sur Théocrite, IV, 31, J. DAVIDSON, 2000, p. 49-50. 137 J. DA V!DSON, 2000, p. 46-47 : dans le fragment 18 Buechner de Laevius, Laodamie imagine que son mari la trompe. L •Hermès de Philitas raconte les amours illégitimes d'Ulysse et de Poymèle.

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jeunes filles portent des masques beaucoup plus réalistes et sont des personnages souvent idéalisés. Alors que la comédie ancienne n'épargne personne et, avec la liberté de ton qui la caractérise, n'assigne pas de limite à la raillerie et à la caricature, la nouvelle comédie met en scène un certain idéal moral, porté par des personnages animés de sentiments nobles 138• C'est pourquoi sans doute elle ne met jamais en scène de véritable adultère. L'adultère est pourtant une situation comique qu'elle n'abandonne pas tout à fait. A la fin du Miles Gloriosus de Plaute, on trouve en effet une scène de faux adultère qui joue sur les ressorts comiques qu'on a vus. Pour punir la vanité du soldat Pyrgopolinice, Palestrion loue les services d'une courtisane qu'il fait passer pour la femme de Périplectomène, son complice. La courtisane déclare son amour à Pyrgopolinice et lui donne rendez-vous dans la maison de son supposé époux, Périplectomène. Celui-ci fait semblant de les surprendre et de vouloir appliquer au soldat le châtiment prévu par la loi, à savoir la castration. Cette scène finale fait de Pyrgopolinice un personnage parfaitement grotesque. Les plaisanteries du cuisinier Carion, qui se réjouit de pouvoir user de ses couteaux pour punir le soldat, et l'effroi de celui-ci devant une telle menace focalisent l'attention du spectateur sur le sexe du personnage 139 • Il semble de surcroît que Pyrgopolinice soit en partie dévêtu. Une fois qu'il a fait amende honorable, Carion exige de lui des réparations matérielles. Il réclame une mine d'or et ajoute : De tunica et chlamyde et machaera nequid speres; non feres 140 •

Le verbe spero laisse entendre que Pyrgopolinice n'est plus en possession de sa tunique, de sa chlamyde et de son cimeterre. Cela suppose qu'il a été surpris alors qu'il était dévêtu et que, dans la panique qui s'est emparé de lui à l'arrivée impromptue du supposé mari, il n'a pas eu le temps de se rhabiller. Le phallos avait vraisemblablement disparu dans la comédie nouvelle 141 • Mais lorsque certaines scènes imposaient de 138

Sur l'idéal moral de la nouvelle comédie, voir infra, p. 471 et suiv. Notamment Mil., 1398-99: Quin iam dudum gestit moecho hoc abdomen adimeT'f!. /Vt faciam quasi puero in collo peruhant crepundia. : « Et comment ! il y a longtemps qu'il (mon couteau) brule de trancher le bas ventre à ce libertin, pour que je lui mette, comme aux enfants, des grelots qui lui pendent au col. » l41l Mil., 1423: « Pour ta tunique, ta chlamyde, et ton cimeterre, n'y compte plus; tu ne les remporteras pas. ,. 141 Les acteurs de la nea ne portaient vraisemblablement plus le phallos. Voir T.B.L. WEBSTER, 1948, p. 20; 1969 (2), pl. VIII, fig. a, b, c; M. BIEBER,1961. fig. 223. Mais sa disparition a dO être progressive, comme l'attestent les vases phlyaques. Les vases phlyaques sont un témoignage sur la comédie moyenne, et peut-être ancienne (cf O. TAPI.IN, 1993, p. 48-54). Or seuls les plus tardifs, ceux qui datent du dernier quart du IVè siècle. 139

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représenter la nudité, l'acteur portait sous son costume un somatium, un costume d'homme nu pourvu d'un phallus, qu'il dévoilait au moment voulu. Le flagrant délit fait de Pyrgopolinice un personnage grotesque, dépourvu de la dignité que lui confère habituellement son costume de soldat. Enfin, durant toute la scène, Pyrgopolinice est battu par un esclave: c'est le sort habituellement réservé aux esclaves, dont nous avons dit qu'ils faisaient partie des types grotesques conservés par la nouvelle comédie. La mise en scène du faux adultère dans le Miles Gloriosus introduit donc dans la nouvelle comédie un comique grotesque qui n'a rien à envier à celui de l'ancienne comédie 142• Dans La Tondue de Ménandre, Polémon est persuadé que sa concubine Glycère le trompe car son esclave l'a surprise qui embrassait un homme sur le pas de leur porte. Il s'avérera que cet homme est son frère. Avec le témoignage de l'esclave, nous nous trouvons face à un récit de flagrant délit. Nous ne disposons d'aucun fragment de ce passage et rien ne permet d'affirmer que Ménandre jouait sur le topos comique qu'on a vu. Mais le fait que le flagrant délit soit constaté par un esclave autorise à penser qu'il retenait effectivement la dimension comique de la situation, plutôt que sa gravité 143•

montrent des acteurs sans phallos. La comédie moyenne, intermédiaire entre la comédie ancienne et la comédie nouvelle, a donc utilisé ce postiche. Dans la pal/iata, les acteurs ne portaient pas plus de phallos que dans la nea, et même si Plaute s'est parfois inspiré de la comédie moyenne, rien ne prouve qu'il ait eu recours à ce postiche. J.P. C~BE, 1966, p. 43. s·est appuyé sur le Rudens pour affirmer le contraire, considérant que la plaisanterie du vers 432 ne prenait toute sa saveur qu'à cette condition. Mais on voit mal pourquoi, alors que le pha/los n'était plus en usage depuis la nea, Plaute 1'aurait soudain réintroduit dans l'une de ses comédies. S'il l'avait fait, il aurait suffisamment frappé les esprits pour que nous en ayons des témoignages par ailleurs. L'original grec du Rudens est une comédie de Scepamion qui date de 429 et dans laquelle les acteurs portaient certainement encore le phallos. Voir à ce sujet O. SKUTSCH,1900, p. 82, n. 2 et T.B.L. WEBSTER,1948. p. 20. Il est beaucoup plus vraisemblable de penser que Plaute, fidèle à son modèle de comédie moyenne, a maintenu la plaisanterie, parfaitement compréhensible sans postiche. Le texte de Plauteporteencore la trace de l'ancien phallos de la comédie moyenne, mais cela ne signifie pas que ses acteurs le portaient. 142 On trouve une autre situation d'adultère chez Plaute: dans l 'Amphitryon, Alcmène, sans Je savoir, trompe son mari avec Jupiter, qui en a pris les traits. Mais nous avons dit que la pièce n'est pas représentative de la comédie nouvelle et pose des problèmes de genre. Voir supra, p. 420, n. 216. 143 Il faut noter que la nouvelle comédie évoque par ailleurs la question de l'adultère lorsque paraît un enfant illégitime. Dans L'Arbitrage de Ménandre, Charisios est persuadé que son épouse l'a trompé, car elle met au monde un enfant conçu avant leur mariage; il comprend plus tard que l'enfant est en réalité le sien, conçu le jour où il l'a violée sans savoir que c'était elle. Dans L'Hécyre de Térence, Pamphile croit que son épouse l'a trompé car elle met au monde un enfant alors même que leur mariage n·a pas été consommé; il

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Le comique grotesque et le comique de situation liés au flagrant délit sont par ailleurs exploités par la comédie nouvelle dans une scène qui n'est pas véritablement un adultère, mais qui peut lui être apparentée: un époux est surpris par sa femme chez une courtisane. A la fin d 'Asinaria par exemple, comédie que Plaute a traduite de Démophile, Déménète est surpris par son épouse Artémone chez la courtisane Philénie. Le comique de situation tient à ce que, pétrifié par l'arrivée impromptue de sa femme, Déménète ne parvient pas à se lever, ce qui oblige celle-ci à répéter par trois fois: Surge, amator; i domum ! 144

Le comique grotesque provient de ce que, parfaitement effrayé, Déménète use de formules habituellement réservées aux esclaves qui s'attendent à prendre des coups 145 • La togata semble avoir mis en scène l'adultère et le comique de situation associé au flagrant délit. Dans un fragment de Titinius, un homme craint d'être châtré et utilise les expressions d'effroi caractéristiques du flagrant délit 146 • Un fragment d' Afranius évoque l'esclave qui doit guetter l'arrivée du mari pendant que l'amant est à l'intérieur 147 • La mise en scène de l'adultère et du flagrant délit, si elle est caractéristique de certains mimes, est également attestée dans la comédie ancienne, dans la comédie nouvelle et dans la togata sous des formes variées. Cela permet à Horace d'articuler le mime avec la comédie nouvelle et de tenir face à la censure morale la position ambiguë qu'il souhaite. Si le mime et la comédie nouvelle usent en effet des mêmes ressorts comiques pour mettre en scène le flagrant délit, les deux genres ne poursuivent pas le même objectif. Toutes les formes de comédies ne regardent pas les

comprend ensuite que cet enfant est de lui et a été conçu le jour où il a violé celle qui devait devenir sa femme. Mais ces adultères supposés ne peuvent pas être l'occasion de scène de flagrant délit. puisque ce sont des adultères passés. 1 -1-1 Pl., As., 921, 923, 924, 925 : « Debout, l'amoureux. au logis ! » A partir du vers 923, l'injonction correspond au dernier hémistiche de chaque vers. ce qui renforce l'effet comique. 145 Pl.. As .• 922. 924 : Nu/lus sum ; Vae mihi ! : « Je suis un homme mon. » ; " Malheur à moi ! » 146 Titinius. 32-33 : Perii herc:le uero ! 1iberi, nunc tecum obsecro, / Vt mihi subuenis. ne ego maialis fuam ! : « Je suis bel et bien perdu par Hercule! Tibérius. je t'en supplie maintenant,/ Viens à mon secours. que je ne devienne pas un porc châtré ! » 147 Afranius, 112.

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égarements amoureux du même œil et la censure morale n'y occupe pas la même place.

D.l. Les égarements amoureux et la censure morale dans la comédie D.21. Ambivalence de la comédie ancienne La comédie ancienne se caractérise pas une certaine ambivalence face à la passion amoureuse et à tous les égarements auxquels elle conduit. Elle n'est pas sans les stigmatiser. Elle raille par exemple les jeunes aristocrates décadents, prêts à dépenser leur patrimoine auprès des courtisanes. Dans les Acharniens, Dicéopolis accuse Périclès d'être entré en guerre contre les Mégariens sous prétexte qu'ils ont enlevé deux courtisanes à Aspasie, sa maîtresse. Or on prêtait à Aspasie une certaine influence sur la politique de Périclès. Sous couvert d'expliquer la guerre, Dicéopolis reproche donc à Périclès son amour pour Aspasie, qui l'empêche de rester maître de lui-même, y compris sur le terrain politique. Un homme capable de se laisser aller à la passion amoureuse ne saurait guider le peuple avec discernement, ne saurait assumer une quelconque responsabilité politique. Mais le plaisir sexuel est par ailleurs étroitement associé à la fin heureuse des comédies, à la paix et à la prospérité retrouvées. Dans Les Acharniens, la dernière scène oppose Lamachos blessé au combat et Dicéopolis jouissant de la trêve privée qu'il a négociée: la défaite de Lamachos est signifiée par sa jambe qui le fait souffrir ; la victoire de Dicéopolis est signifiée par les deux femmes qui l'accompagnent et par son phallos érigé 148 • Dans les Cavaliers, le Charcutier conduit devant Démos Trêve, jeune femme que le Paphlagonien séquestrait. Pour célébrer sa victoire contre le démagogue, Démos demande l'autorisation de l'éperonner trente fois. Là encore, plaisir sexuel et retour à la paix sont associés. Dans Lysistrata, c'est le désir des hommes qui permet aux femmes d'obtenir d'eux la fin de la guerre. La comédie s'achève par un banquet offert par les femmes aux hommes dans I 'Acropole, chaque époux y rejoignant son épouse 149 : la nourriture et le plaisir sexuel retrouvés signent le retour à la paix. L'ancienne comédie se montre donc ambivalente à l'égard des plaisirs amoureux, qui sont tantôt l'objet d'une censure politico-morale, tantôt célébrés comme signe de la paix et de la prospérité retrouvées.

148 149

Ar .• Ach., 1214-1221. Ibid., Il 82- 1186.

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11.2.2. L'ordre moral et social chez Ménandre et Térence La comédie nouvelle n'entretient pas les mêmes ambivalences que l'ancienne à l'égard des plaisirs amoureux: c'est la dimension morale qui l'emporte. Elle propose certes une nouvelle société, dans laquelle les jeunes gens et les jeunes femmes ont davantage de place et dans laquelle la raideur des censeurs les plus réactionnaires n'est pas de mise, mais cette nouvelle société n'est possible que si elle s'élève sur de solides fondements, les fondements mêmes que le mos maiorum lui a légués, et notamment l'intégrité de la famille et du mariage 150• Le poète affiche une certaine indulgence à l'égard des amours des jeunes gens avec les courtisanes 151, puisque la société dont il rêve doit respecter la jeunesse et ses excès. Mais il n'en défend pas moins l'institution du mariage : l'égarement doit rapidement prendre fin, la courtisane n'est qu'une étape sur le chemin de la maturité, le jeune homme doit devenir adulte et accepter de se marier, et ce d'autant plus facilement que la nouvelle société respectera en ce domaine ses inclinations. Il ne s'agit pas de revenir à l'austérité de la vieille Rome, mais d'entreprendre une restauration morale en se réappropriant certains aspects mos maiorum. Dans les fragments de Ménandre que nous avons conservés, la courtisane est opposée à la jeune femme assez respectable pour prétendre au mariage, qui est la véritable héroïne de la comédie 152• Dans L'Arbitrage, 150

Voir G. CUPAIUOLO, 1991. chapitre 3. G. Cupaiolo montre notamment que dans le mos maiorum comme dans les comédies de Térence, la famille est l'entité économique, politique et sociale autour de laquelle s •organise la cité, et que le mariage est l'institution qui permet à l'individu de s"inscrire dans la cité, autrement dit de devenir adulte. 151 Dans L'Andrienne, Simon ne s'inquiète des amours illégitimes de son fùs que le jour où il décide de le marier (And., 151 et suiv .• mais 186 et suiv., 443 et suiv.). De même. voir Hec., 550 et suiv., Phor. 1040 et suiv., Ad .• 101 et suiv. 152 La seule comédie qui pourrait paraître échapper à cette règle est le Dis Exapaton, adapté par Plaute dans ses Bacchides. Dans la comédie latine, les deux courtisanes triomphent, séduisant les vieux pères venus chercher leurs fils. et cela paraît bien peu en accord avec la morale de la nea. C"est pourquoi certains commentateurs voient dans ce dénoue1987, p. 465, 2000, p. 100, propose une fin ment une invention de Plaute. A. BLANCHARD. radicalement différente pour Ménandre : les deux courtisanes peuvent finalement prouver qu'elles sont athéniennes et les deux jeunes gens les épousent, avec la bénédiction paternelle. Pour A.W. GoMME- F.H. SANDBACH. 1973, p. 6, il est possible que les deux pères acceptent finalement le fait accompli et se joignent au banquet organisé par les courtisanes, mais il est impossible qu'ils se laissent séduire et deviennent des rivaux pour leurs fils: toute l'intrigue repose sur la jalousie de Sostrate et son amour exclusif pour la courtisane venue de Samos ; on voit mal comment il tolèrerait de la voir séduire son propre père ; si Plaute ne rechigne pas à introduire de semblables incohérences dans ses compositions, pour peu qu'elles lui donnent l'occasion de susciter le rire, ce n'est pas le cas de Ménandre. Cette analyse repose sur certains préjugés à l'égard de Plaute, dont nous avons montré les limites. (Voir supra, p. 402-404). Si l'on admet que la comédie a une dimension politique.

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Charisios se rend auprès de la musicienne Habrotonon parce que sa femme Pamphilè a accouché d'un enfant dont il ne peut pas être le père puisqu'il a été conçu avant leur mariage 153. Mais, tout à so~ chagrin, il n'accorde aucune attention à Habrotonon et celle-ci se plaint de ce qu'il l'a laissée aussi intacte qu'une vierge 154• Contrairement à ce que pense le père de Pamphilè 155, face aux charmes de l'épouse aimée, ceux de la courtisane demeurent sans effet. Habrotonon elle-même rêve finalement d'être une jeune femme libre, autrement dit une candidate au mariage 156• On ne s'étonne pas dès lors qu'elle accepte d'intervenir pour sa rivale Pamphilè en apportant à Charisios la preuve qu'il est sans le savoir le père de l'enfant et que l'intégrité de sa famille n'est pas mise en cause. Dans le théâtre de Ménandre,la courtisane envie l'épouse et, le cas échéant, se met au service de son bonheur. Elle finit toujours par s'éclipser derrière la jeune mariée, soit qu'elle lui cède la place, soit qu'elle se voit elle-même promue à ce rang enviable 157• Dans L'Eunuque, la courtisane Chrysis obtient rien ne s'oppose plus à ce que la fin de Plaute soit héritée de Ménandre. F. DELLACORTE, 1952, p. 112-3, a montré que le v. 911 faisait allusion à Démétrios de Phalère et en a conclut que le Dis Exapaton a été écrit avant le départ du tyran en 307. Pour J.C. DUMONT, 1989, p. 253-255, il a été écrit juste après la révolution de 307 et il doit être lu comme une tentative de réhabilitation de Ménandre face au mouvement d'épuration qui persécuta les partisans de Démetrios et qui condamna notamment son maître Théophraste à l'exil. Les deux pères du Dis Exapaton incarnent les censeurs sévères, toujours prêt,; à condamner les mœurs des autres alors qu'ils sont eux-mêmes loin d'être irréprochables. Avec ce dénouement, Ménandre brigue les faveurs du public en raillant Démetrios, qui est le type même du censeur malhonnête, affichant une rigueur extrême et vivant dans un luxe éhonté. Sur les hasardsdu contexte romain qui font que cette dimension politique est à nouveau d'actualité chez Plaute, voir infra, p. 476. La fin du Dis Exapaton vaut donc pour sa dimension politique et ne remet pas en cause la morale de la nea. 153 D. KoNSTAN, 1994, p. 225 et suiv., a rappelé que la question du viol avant le mariage ne devait pas être comprise à travers notre prisme judéo-chrétien, mais replacée dans son contexte athénien: la naissance d'un enfant qui ne peut pas être de lui heurte Charisios non parce qu'elle suppose que son épouse n'était pas vierge au moment de leur mariage, mais parce qu'elle attaque l'intégrité de sa maison. Un enfant illégitime risque de mettre en danger la famille et ses héritiers. IS4 Mén., Epi., 436-441. 155 Ibid. , 190 et suiv. 156 Ibid., 430435 ; 476479; 546-549. 157 Selon Plut., Mor., 712c, la bonne courtisane obtient la reconnaissance et le mariage, ou bien une liaison stable, tandis que cela se termine toujours mal pour la mauvaise courtisane. P.G. MAcBROWN,1990, p. 59 et suiv .• fait remarquer à juste titre qu'avec cette formule, Plutarque ne parvient pas à rendre compte de la subtilité des portraits des courtisanes chez Ménandre. Cette subtilité provient du fait que les courtisanes ne sont jamais figées : de par leur fonction, elles sont intéressées et calculatrices ; de par leurs aspirations, elles peuvent se montrer généreuses. T.B.L. WEBSTER, 1974, p. 24 et p. 54, rappelle que Ménandre fut un disciple de Théophraste et attribue à l'influence d'Aristote, à sa compréhension bienveillante de l'humanité (Eth. N., 1155 a 21 ; 1165 a 30), et à sa conception

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finalement la protection de Simon, qui accepte qu'elle vive désormais avec Chérestrate. Ne pouvant pas accéder au statut d'épouse, elle obtient celui de pallakè, échappant ainsi à sa condition de courtisane 158• La comédie de Ménandre est tout entière tournée vers le rétablissement d'un ordre moral temporairement perturbé159, et au sein de cet ordre moral, le mariage l'emporte sur les égarements passagers. Le théâtre de Térence n'accorde pas plus de place aux égarements du désir que celui de Ménandre et la courtisane s'éclipse rapidement devant la fille à marier 160• Une fin heureuse suppose que l'ordre social et moral soit rétabli et les fougueux appétits sexuels définitivement domptés. A la fin du Bourreau de soi-même, Clitiphon accepte d'oublier la courtisane Bacchis et de se marier. Dans L'Andrienne, Chrèmes reconnaît finalement en Glycère, qui passe pour être la sœur d'une courtisane, sa propre fille. Il la donne en mariage à Pamphile, avec qui elle a eu déjà eu un commerce et dont elle a un enfant. L'enfant se trouve ainsi légitimé, la de l'homme ~uitable (Rhet., 1374 b 10; Eth. N., 1143 a 21 ; 1137 b 2; 1138 a 1) le fait que le poète jette un regard sympathique sur les personnages traditionnellement antipathiques comme la courtisane. Sur la question de la bona me"trix chez Térence, voir infra, p. 515, n. 282. 158 Nous verrons que la fin de l'Eunuque de Térence pose davantage de problèmes, puisque le soldat reste l'amant de la courtisane grâce aux tractations de son parasite. Mais A.W. GoMME - H. SANDBACH,1973, p. 421, ont souligné que cette fin était incohérente avec le début de la comédie, avec la forte personnalité de Thaïs et l'amour très exclusif de Phédria, et qu'elle était probablement importée du Kolax. dans lequel Pheidias se trouve effectivement à court d'argent ( 109 et suiv.) et dans lequel les deux rivaux aiment non une courtisane, mais une esclave. dont on ne consulte pas les inclinations. P.G. MACBROWN, 1990, p. 54-55, fait remarquer que le parasite est l'instigateur de ces tractations: si l'on admet qu'il a été importé du Kolax. ces tractations sont un ajout de Térence et ne figuraient assurément pas chez Ménandre. Sur le changement de statut de la courtisane Chrysis, voir N. HOI.ZBERG,1974, p. 159. 159 A. BLANCHARD,1983, p. 167-171, a montré que la composition des pièces de Ménandre était tout entière organisée autour de la condamnation d'une conduite morale. qui se trouve exposée dans la première partie (la misanthropie de Cnémon. la cupidité de Smicrinès etc.) Dans l'acte 11,un obstacle à surmonter suscite une conduite de ruse, mais la solution offerte par la ruse reste artificielle et peu satisfaisante quand le problème à résoudre est essentiellement un problème moral. La ruse trouve ses limites, les contradictions internes propres à l'attitude morale condamnée finissent par le mettre dans une situation intenable et l'obligent à reconnaître son erreur. Le dernier acte corrige les mauvaises habitudes de l'âme, qui persistent de manière mécanique malgré la compréhension de l'erreur. La joie du komos final souligne qu'un équilibre juste et stable a été atteint 160 Les comédies de Térence s'intéressent au sentiment amoureux plutôt qu'aux plaisirs charnels. C"est ce qui a conduit D. KoNSTAN,1986, p. 369-393. et à sa suite J. 8ARSBY, 1999, p. 2-29, à voir en Térence un précurseur de la poésie élégiaque. Tous deux s'appuient en particulier sur l'analyse des déclarations amoureuses et des monologues de !'Eunuque, dans lesquels les personnages exposent leurs conflits internes.

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sœur de la courtisane est promue au rang de jeune épouse et les désordres du désir sont oubliés. Dans le Phormion, Antiphon a épousé une joueuse de lyre sans l'autorisation de son père Démiphon. Mais son oncle Chrémès reconnaît finalement en elle sa propre fille et leur mariage reçoit après coup l'approbation de Démiphon : là encore, la courtisane se transforme en épouse légitime. Dans L'Hécyre, Pamphile oublie peu à peu la courtisane Bacchis et apprend à aimer sa femme Philomène. Bacchis, loin de jouer les dangereuses tentatrices, accepte de rassurer la jeune épousée et sa mère en leur certifiant qu'elle ne voit plus Pamphile. Elle a soudain honte de se trouver en présence de deux citoyennes honnêtes 161 et permet finalement la scène de reconnaissance 162• C'est le triomphe de l'épouse, devant laquelle s'efface la courtisane respectueuse de la vertu.

0.2.3. L'ordre moral et social chez Plaute Dans le théâtre de Plaute, certaines comédies s'achèvent par la traditionnelle scène de reconnaissance, qui révèle que la courtisane est en réalité une citoyenne libre, ce qui l'autorise à épouser son jeune amant et met fin au désordre social et moral 163• Mais ce type de dénouement est loin d'être la règle. On trouve également de nombreuses comédies dans lesquelles c'est le plaisir amoureux, et non l'ordre moral et social, qui semble triompher. Il faut pourtant se méfier d'une interprétation trop hâtive. Dans l'Asinaria, Déménète est arraché aux bras de Philénie par son épouse en colère, et son fils Argyrippe peut enfin disposer à sa guise de la jeune courtisane qui l'y invite ouvertement. La courtisane et le jeune homme amoureux ont donc la victoire. Mais cela ne remet pas en cause la morale habituelle de la nouvelle comédie. La fin de I'Asinaria vise surtout à marquer la défaite et le ridicule du vieillard amoureux, dont la passion perturbe l'ordre social. Quant aux amours du jeune homme et la courtisane, elles sont parfaitement admises dans la mesure où elles sont 161

Ter., Hec., 793. Ibid., 816 et suiv. 163 Nous ne disposons pas de la fin de la Comidie de la mannite, mais le jeune Lyconide demande en mariage Philénie à son père Euclion pour réparer le viol qu'il a commis et assumer l'enfant qui lui est né et rien ne s'oppose à ce qu'Euclion accepte finalement, une fois sa marmite retrouvée. Dans La Comidie de la Corbeille, la courtisane Sélénie est finalement recoMue comme une citoyeMe libre et peut épouser son amant Alcésimarque. Dans le Curculio, la courtisane Planésie s'avère finalement être la sœur du soldat Thérapontigonus, qui accepte de la donner en mariage à Phédrome, avec lequel il cesse ainsi d'être en rivalité. Dans Le Cordage, la jeune Palestra est reconnue par son père Démonès et peut épouser son amant Pleusidippe. 162

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passagères, où elles constituent une étape vers la maturité et le mariage. Avec la victoire du jeune homme et de la courtisane, Plaute ne fait pas l'éloge du désordre social : son but principal étant de stigmatiser le vieillard amoureux, il représente le fils comme un tout jeune homme qui, à la différence de son père, a encore le droit aux égarements ; cela ne dit rien de la sévérité qui serait celle de Plaute si ce fils persistait dans cette mauvaise voie. Il faut interpréter de la même manière la fin du Mercator. Le Pseudo/us voit également la victoire du jeune homme et de la courtisane, mais là encore cette victoire n'est que le contre-point d'une défaite, celle du leno Ballion. Le leno est un personnage invariablement antipathique: si l'on peut excuser les égarements passagers des jeunes gens, l'homme qui en tire profit est unanimement condamné 164• Le Pseudo/us est donc une comédie parfaitement morale dans la mesure où elle punit un leno; les amours triomphantes du jeune homme et de la courtisane s'inscrivent dans cette punition ; cela ne signifie pas que Plaute les approuve en tant que telles. De la même manière, dans le Miles Gloriosus, les retrouvailles du jeune homme et de la courtisane valent comme élément de la défaite du soldat fanfaron, personnage antipathique dont la comédie stigmatise la vanité et la stupidité. Dans le prologue, Palestrion précise par ailleurs que la mère de Philocomasie est athénienne. Rien ne s'oppose donc à ce que la courtisane épouse plus tard le jeune homme. La fin des Bacchides en revanche pose question : les deux vieillards, venus extirper leurs fils du lieu de débauche que représente pour eux la maison des courtisanes, se laissent séduire à leur tour et les rejoignent. Contrairement à ce qui se passe dans l'Asinaria et le Mercator; la victoire des courtisanes ne sert pas l'ordre social, puisqu'elles débauchent les pères aussi bien que les fils. Mais la comédie a une dimension politique qui éclaire le dénouement Le nom de Bacchis est une invention de Plaute, qui fait clairement allusion aux Bacchantes. J.C. Dumont a montré que, contrairement à ce qu'on affirme parfois, Plaute ne condamne pas les dévots des Bacchantes, mais réprouve la campagne d'opinion hostile dont ils sont alors l'objet, avec notamment Postimius et Caton 165• Dans les Bacchides, les deux pères prétendent à la plus grande rigueur morale et peuvent à ce titre incarner, aux côtés du précepteur Lydus, les censeurs qui condamnent les rites du culte des Bacchantes. Leur chute finale 164

Dans Plaute, Pseud., 584-585, l'esclave Pseudolus, s'adressant au public, désigne le leno Ballion en ces termes : Nunc inimicum ego hune communem meum atqw uostr omnium / Ballionem exballisto lepide : « Commençons par notre ennemi commun à moi et à vous tous, ce Ballion que mes ballistes vont démolir proprement. ,. 165 J.C. DUMONT, 1989, p. 255-257.

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illustre la mauvaise foi de ces censeurs, qui répriment les supposés excès des autres alors qu'ils sont eux-mêmes loin d'être irréprochables. Dès lors qu'on admet cette dimension politique de la comédie, le dénouement ne doit pas être lu comme une leçon immorale, mais comme une attaque contre les censeurs malhonnêtes 166 • A la fin de la comédie latine, le chef de troupe prend d'ailleurs la précaution de souligner qu'il ne faut pas l'interpréter comme un éloge de la débauche: Hi senes nisi fuissent nihili iam inde ab adulescentia, Non hodie hoc tantum flagitium facerent canis capitibus; Neque adeo haec faceremus, ni antehac uidissemus fieri, Vt apud lenones riuales filiis fierent patres 167•

Si l'on en croit le chef de troupe, la fin des Bacchides n'est donc pas un heureux dénouement, une représentation de la société tel que le poète la rêve, mais au contraire une représentation de la société tel que le poète l'observe, une mise en scène des vices qu'il réprouve. Les Bacchides, pas plus que les autres comédies déjà citées, ne permettent donc d'affirmer que Plaute regarde avec complaisance les courtisanes. Il n'est cependant pas indifférent que Plaute choisisse des modèles grecs qui laissent finalement le jeune homme entre les mains de la courtisane, alors que Térence choisit exclusivement des modèles grecs qui offrent une scène de reconnaissance. Plaute montre par là une compréhension particulière pour les égarements passagers de la jeunesse. Cette compréhension, loin d'être le signe d'une absence de morale, est le résultat d'une position éthique forte : celle d'un juste milieu entre un retour réactionnaire au mos maiorum et le désordre social et moral 168• En ce

166

Cette dimension était vraisemblablement déjà dans le Dis Exapaton de Ménandre. Voir supra, p. 472, n. 152. 167 Bac., 1207-1210: « Si ces vieillards n'avaient pas été des vauriens dans leur jeunesse, ils n'infligeraient pas aujourd'hui pareil déshonneur à leurs cheveux blancs; et nous-ntemes nous ne vous donnerions pas ce spectacle, si nous n'avions déjà vu se présenter des cas où les pères devenaient, chez le léno, les rivaux de leurs fils. ,. 1611 Des positions comme celle de M. PATIN,1900(4), p. 443, qui voyait dans Plaute« le Juvénal de la Rome Républicaine » el pour qui le poète faisait « au vice une rude guerre, l'exposanttout sur la scène, sans pitié et sans vergogne, à la risée des spectateurs ( ... ) sous les coups redoublés d'un sanglant ridicule », ont été depuis longtemps ballues en brèche. P. l.EJAY, 1925, p. 211, notait déjà« l'indulgence souriante» avec laquelle Plaute mettait en scène les égarements de ses personnages. P. GRIMAL, 1969, p. 375, a montré qu'en faisant triompher Lysitélès dans le Trinummus, Plaute manifestait sa méfiance à l'égard d'un retour réactionnaire au mos maiorum et sa préférence pour « une vertu au visage moins rude ». Sur cette morale du juste milieu chez Plaute, voir aussi R. PERNA,1955, p. 321339: C. PANSIERJ,1997. p. 558-559.

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sens, Plaute est bien l'héritier de la nea, qui n'est pas sans avoir subi l'influence des théories aristotéliciennes 169 •

11.2.4. Le mime d'adultère et la censure morale Nous savons que le mimographe Publilius Syrus se plaisait à introduire dans ses mimes des sentences morales. Mais Sénèque, qui aime le citer, note que les sentences morales ne sont caractéristiques ni du ton des œuvres de Publilius Syrus, dans lesquels elles introduisent une rupture, ni du mime en général : Numquam me in re bona mali pudebit auctoris : Publilius, tragicis comicisque uehementior ingeniis quotiens mimicas ineptias et uerba ad summam cauea spectantia reliquit, inter multa alia cothumo, non tantum sipario fortiora et hoc ait: 'Cuiuis potest accidere quod cuiquam potest' 170 Aux yeux de Sénèque lui-même, et malgré les exceptions trouvées dans les œuvres de Publilius Syrus, le mime est caractérisé par son goOt des bouffonneries et non par son élévation morale. Dans l'esprit de certains Romains, l'origine orientale du mime, la forme de divertissement ambulant qu'il prend parfois, et l'existence d'acteurs spécialisés comme les cinaedi, en font un genre licencieux 171 • Ce qui est vrai pour le mime en général l'était plus encore pour le mime d'adultère, comme l'atteste Ovide : Cumque fefellit amans a/iqua nouitate maritum, p/auditur et magno palma fauore datur. 169

On a souvent souligné que les débats athéniens du IVè siècle rencontraient les préoccupations morales romaines du llè siècle: le public romain a pu m~ivcment s'intéresser aux questions morales posées par la nouvelle comédie uniquement parce qu'il se sentait concerné. De nombreux commentateurs ont par exemple noté que les diatribes contre les femmes dépensières s'expliquaient dans la nouvelle comédie grecque par les projets de Demetrios de Phalère, et trouvaient un écho chez les Romains avec la loi Oppia en 215 av. J.C et son abrogation en 194 av. J.C. Sur cette question, voir P. GRIMAL,1975, p. 485-498; C. PANSIERI, 1997, p. 556-557. Sur la place des théories aristotéliciennes dans la nea et chez 1974, p. 769-783, qui analyse en particulier le Mercator. Plaute, voir H. ZEHNACKER, 170 Sen., Tranqu., XI, 8,: « Jamais je ne me ferai scrupule de citer à bonne intention une méchante autorité : Publilius, poète plus vigoureux que les tragiques et les comiques quand il renonce aux plates bouffonneries du mime et aux mots faits pour le public des gradins supérieurs, parmi tant d'autres vers dont le ton s'élève au-dessus du cothurne, et non pas seulement du siparium, a écrit : 'Ce qui peut frapper l'un peut frapper tous les autres'. » De même, dans Marc., IX, 5, à propos du même vers : Egregium uersum et dignum qui non e pulpito e.tirer : « Ah ! le beau vers et qui mériterait de ne pas émaner des tréteaux. » 171 A. PocINA PEREZ,1974, p. 436-438, lorsqu'il cherche à définir les différents genres que connaissait le théâtre latin, propose notamment le critère de l'exemplarité morale : elle est au cœur de la tragédie, secondaire dans la comédie, et parfaitement absente dans le mime.

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Quoque minus prodest, scena est lucrosa poetae, tantaque non paruo crimina praetor emit 172•

Dans les mimes d'adultère, l'amant finit toujours par l'emporter sur le mari 173 et l'acteur qui joue ce personnage triomphe également, montrant par là que la condamnation morale n'a pas sa place et que le public récompense ceux qui le font rire le plus. D'un genre comique à l'autre, les égarements amoureux font donc plus ou moins l'objet d'une réprobation morale. Nous avons vu que certaines attaques nominatives étaient pour Horace l'occasion de condamner l'adultère et que le satiriste se faisait ainsi l'écho du programme de restauration morale d'Octave, soucieux notamment de défendre le mariage et la famille. En ce sens l'univers de la nouvelle comédie nouvelle est assez proche de celui d'Horace. C'est pourtant au mime que Les Satires ont recours lorsqu'elles condamnent l'adultère, la comédie nouvelle n'arrivant que comme un élément second. Il convient de comprendre comment s'articulent les deux genres et quelle est la fonction du premier, inattendu dans l'univers poétique d'Horace.

0.3. Le mime, la comédie nouvelle et la poétique de l'ambiguïté 0.3.1. Le mime, la comédie nouvelle et la condamnation de l'adultère Pour condamner l'adultère, Horace introduit volontiers dans ses Satires une saynète de mime. Mais une lecture attentive permet de constater qu'à l'intérieur de chaque saynète, Horace glisse un personnage ou une situation de la comédie nouvelle dont il convient de comprendre la fonction. A la fin de la satire I, 2, alors que le mari vient de surgir à l'improviste, le satiriste précise que la servante complice craint pour ses jambes 172 Ov .• Tr., II, 505-508: « Et quand par quelque tour nouveau l'amant a trompé le mari, on applaudit et on lui décerne la palme avec de grands bravos. C'est par son côté le moins moral que le théâtre enrichit le poète, et le préteur paie cher ces pièces scandaleuses.,. 173 Les spécialistes s'accordent sur ce point, mais non sur le dénouement lui-même. Pour J. C. GRYSAR, 1854, p. 253-254, le mari et l'amant finissent par se réconcilier. fi s'appuie pour cela sur Juvénal, I, 36 en changeant et en ut. Mais cette idée est écartée par P.H. KOEHE,1984. p. 96 : outre le fait que rien ne justifie le changement de et en ut, une semblable fin ne lui paraît pas suffisamment farcesque. H. REICH, 1922, p. 563 et suiv., suppose que le mari engageait parfois un procès et que l'amant était acquitté.

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et l'épouse infidèle pour sa dot 174• La crainte des coups évoque l'univers de la nouvelle comédie, où l'esclave se caractérise avant tout par sa peur des châtiments et par les ruses qu'il déploie pour y échapper. Ses jambes risquent ainsi d'être entravées par les compedes lorsqu'il est envoyé au moulin ou aux carrières, ou encore d'être brisées 175 • Or, dans la nouvelle comédie, l'esclave est le complice du jeune homme et sert ses amours illégitimes : les coups dont il est menacé sont une des formes que prend la réprobation pour les égarements amoureux, même si la bienveillance des poètes pour les sentiments des jeunes gens, qui s'inscrit dans la conception nouvelle d'un mariage librement consenti, fait que ces coups ne sont jamais effectivement assénés. Introduire dans la saynète de mime le locus de l'esclave battu, c'est introduire la dimension morale propre à la nouvelle comédie. L'uxor dotata n'a pas sa place dans l'univers du mime. La question de la dot peut intervenir à l'occasion d'un châtiment. Or le mime ne châtie pas l'adultère. Avec elle, Horace introduit peut-être un élément de la réalité. Nous savons en effet que le /ex lulia de adulteriis prévoyait de priver l'épouse adultère de la moitié de sa dot 176• Cette loi fut promulguée en 18, bien après la publication des Satires, mais il se peut qu 'Auguste ait entériné un usage préexistant, auquel Horace ferait ici allusion. Mais l'uxor dotata est aussi un personnage de la nouvelle comédie, étroitement associé à la question de l'infidélité: c'est au nom de sa dot que la femme exige la fidélité de son époux et c'est au nom de sa dot qu'elle vient l'arracher à la maison de la courtisane 177 • Dans l'Asinaria de Plaute. iu 17 ~

S., 1, 2, 131.

Voir par exemple Pl., As. 303-305, 549; Capt., 711 ; Cist., 244; Pers.• 21 ; Pseud .. 1176. Pour les jambes brisées voir As., 475. 176 Sur la le.x Julia de adulteriis, voir supra, p. 155. 177 La question de la dot dans la nouvelle comédie est un élément de l'intrigue: forte de la fortune qu'elle a apportée à son mari, l'u.xor dowta se montre tyrannique et acariâtre avec son mari. et la dot vient alimenter le conflit entre les époux. Cc détail a donc sa place dans la nouvelle comédie, qui repose sur une fabula, et non dans le mime d'adultère, qui repose sur un caneva~ simpliste et sur la multiplication des jeux de scène. Pour E. LEFÈVRE. 1978 (a). p. 32-58, l'u.xor dotata du Phormion est un ajout de Térence, qui imite en cela Plaute et s'éloigne de son modèle grec Apollodore. Il s'appuie sur la reconstitution de la comédie grecque qu'il propose. dans laquelle Chrémès n'a pas une double vie dans deux foyers, mais cherche seulement à réparer un viol passé: Nausistrata n'est trompée que sur la question de l'argent et n · a pas à se montrer aussi furieuse que dans la comédie de Térence. Mais A. BLANCHARD, 1980, p. 56-64, propose une tout autre reconstitution de la comédie grecque qui. étant plus proche à la fois des modèles offerts par Ménandre et de l'imitation effectuée par Térence. a toutes les chances d'être plus juste. Pour lui. si le personnage de Nausistrata a pu être noirci par Térence. il existait déjà chez Apollodore.L'u.wr dotata avait déjà sa place dans la nea, comme l'atteste le Plo/con de Ménandre.Cc n'est

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par exemple, Déménète explique qu'il est soumis à l'autorité de son épouse parce qu'il vit de sa dot 178 : lorsqu'elle vient le chercher dans la maison de la courtisane, il se montre tout penaud et la suit sans rechigner. Dans les Ménechmes, la femme de Ménechme, scandalisée de constater que son mari lui a volé une mante pour la donner à sa mat"tresse, court chercher son père: celui-ci voit dans sa colère l'expression de la fierté et de l'exigence excessive d'une uxor dotata 179• Dans le Mercator, Dorippa croit par erreur que son époux a amené une courtisane chez eux en son absence et rappelle aussitôt qu'elle lui a apporté dix talents de dot, ce qui justifierait à ses yeux une fidélité sans faille 180• En évoquant la dot de l'épouse dans la saynète d'adultère, aux côtés de l'esclave craignant les coups, Horace songe vraisemblablement à l 'uxor dotata de la nouvelle comédie et s'amuse du renversement de situation: l'argument de la dot que l'épouse brandit si volontiers à la barbe de son mari se retourne contre elle. Ce faisant, le satiriste introduit dans le mime une dimension morale propre à la nouvelle comédie. Dans la même satire I, 2, Horace transforme l'adultère Villius en jeune homme de la nouvelle comédie, personnage qui fait précisément l'objet d'une réprobation morale s'il s'égare trop longtemps en dehors des sentiers du mariage. Villius vient rendre visite à sa maîtresse Fausta alors que Longarenus est déjà chez elle. Il est mis à la porte et battu par les esclaves. Nous avons vu que ce passage évoquait le mime d'adultère, notamment avec tous les jeux comiques autour du phallus. Longarenus pourrait être le pseudonyme qu'Horace choisit de donner à T. Annius Milo, le mari de Fausta, mais c'est beaucoup plus probablement le nom d'un autre amant. 181 En faisant surgir Villius à l'improviste alors qu'il est à l'intérieur, Horace lui attribue le rôle traditionnel du mari trompé, surprenant

pas pour étonner puisqu'elle est l'héritière des plaisanteries misogynes dont abonde la comédie ancienne. 171 Pl., As., 87 : Argentum accepi, dote imperium Ut'ndidi : « J'ai reçu de l'argent, et contre la dot j"ai vendu mon autorité. » 179 Pl., Men., 766-767. 180 Pl., Mere., 703- 704. 111 Horace pourrait en effet, par un renversement comique, imaginer l'amant Villius voulant mettre à la porte le mari de Fausta. Le satiriste utiliserait un pseudonyme pourépargner le mari, parce qu'il était rattaché aux camps des Césariens, autrement dit à celui d'Octave par le jeu sur les générations. La plupart des spécialistes privilégient cependant la seconde hypothèse. Nous les suivons car aucun pseudonyme n'est attesté dans Lt's Satirrs et nous pensons que, s'il avait voulu évoqué le mari de Fausta tout en l'épargnant, Horace se serait tout simplement abstenu de le nommer.

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son épouse en flagrant délit Lorsque son sexe lui demande pourquoi il se met dans une situation aussi délicate sans nécessité, Villius lui répond : 'Magno patre nata pue/last.' 182

Il est prêt à se laisser battre pour être l'amant de Fausta, mais s'intéresse moins au plaisir sexuel lui-même qu'à la notoriété du nom de sa maîtresse. Une telle préoccupation est digne d'un gendre, et non d'un amant: c'est lorsqu'on se marie qu'on se préoccupe des ascendants de la promise. On comprend pourquoi Horace nomme ironiquement Villius Sullae gener : il est un adultère qui se comporte comme un époux, un débauché qui rêve de mariage. Comme les courtisanes de Ménandre ou de Térence qui regardent avec envie les jeunes filles à marier, il aimerait occuper la place du mari. Tout en le plaçant dans une situation héritée du mime, Horace attribue donc à son personnage les préoccupations d'un jeune homme revenu à la raison et décidé à faire un mariage qui plairait au plus rigoureux des pères. Le cultus amator triomphant du mime devient un sage iuuenis: l'univers amoral du mime est entraîné vers l'univers moral de la nouvelle comédie. Dans la satire II, 7, Dave accuse Horace d'adultère et se moque de lui parce qu'il est contraint de se cacher dans un coffre à l'arrivée inopinée du mari: Quid refert, uri uirgis ferroque necari auctoratus eas an turpi clausus in arca, quo te demisit peccati conscia erilis, contractum genibus tangas caput ? 183

La comparaison de l'adultère et du gladiateur peut surprendre. Elle se justifie si l'on admet qu'avec le détail du coffre, Horace fait allusion aux adultères des mimes 184 : il compare alors les protagonistes de deux formes de spectacle populaire. Le gladiateur permet également d'introduire les uirgae et d'annoncer la comparaison développée dans les vers suivants entre Horace et un esclave : les uirgae sont utilisées au cours de l'entraînement du gladiateur, mais elles font aussi partie des multiples châtiments dont les maîtres de la nouvelle comédie menacent leurs esclaves.

182

S., I, 2, 72 : « Ma maîtresse est née d'un père illustre. » « Quelle différence si, t'étant loué comme gladiateur, tu as pris l'engagement de te laisser briller par les verges et frapper à mort par le fer, ou si, enfermé dans l'ignoble coffre où t'a déposé la servante complice de la faute de sa llllll'"tresse,tu y restes replié sur toi-même, ta tête touchant tes genoux. ,. 184 Voir supra, p. 463, n. 121. 183

S., II, 7, 58-61 :

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Or quelques vers plus loin, lorsque Dave reproche à Horace de ne pas savoir tirer la leçon des dangers encourus et de se laisser à nouveau aller à l'adultère, il le compare précisément à un esclave : Euasti ; credo, metues doctusque cauebis ; Quaeres, quando iterum paueas iterumque perire Possis, o totiens seruus ! 185

Horace adultère est aussi pitoyable qu'un gladiateur battu ou qu'un esclave qui risque sans cesse de l'être. La servilité est ici métaphorique : la passion amoureuse empêche Horace de rester maître de lui-même et à ce titre l'asservit. Mais elle constitue également une allusion à l'univers de la nouvelle comédie. Dave est un nom caractéristique de la nea et de la palliata. C'est ici un personnage insolent tout à fait dans la lignée des esclaves comiques. Il prétend profiter de la tradition des Saturnales pour dire à son maître tout le mal qu'il pense de luïl 86 ; celui-ci se met finalement en colère, menace de le battre ou de l'envoyer travailler dans son domaine de la Sabine : l'insolence, la crainte des coups et la peur de finir à la campagne définissent parfaitement le type de l'esclave tel qu'il est mis en scène dans la nouvelle comédie 187 • Lorsque Dave compare Horace à un esclave, il introduit un locus caractéristique de certains auteurs de 115 S., II, 7, 69-70: « Tu t'es échappé; tu auras peur, je suppose, et désomais averti, tu te montreras prudent ; mais non, tu chercheras une nouvelle occasion de trembler et de risquer la mort, esclave encore et encore. » 116 Dans la satire II, 7, 4, Horace justifie cette transgression au nom de la libertas decembri, de la « liberté de décembre », autrement dit de la liberté accordée aux esclaves dans le cadre des Saturnales. Le rapport maître / esclave a souvent conduit les commentateurs à rapprocher la nouvelle comédie des Saturnales. C'est par exemple ce qu'a fait E. LEFÈVRE,1988, 32-46, qui souligne que dans les deux cas, le renversement du rapport demeure circonscrit dans le temps. Mais J.C. DUMONT,1987, p. 488-490, sp. n. 1206 p. 490, a rappelé que l'univers de la nouvelle comédie n'était guère carnavalesque, que la transgression des règles faisait partie de la réalité et que nous nous trouvions plutôt face à la stylisation cornique de cette réalité. Il est certain que le rapprochement avec le carnaval est plus convaincant pour l'ancienne comédie que pour la nouvelle, la première offrant un univers beaucoup plus fantaisiste. beaucoup moins ancré dans le quotidien que la seconde. Voir à ce sujet J.C. CARRIÈRE,1979. p. 30 et suiv. Quand dans la satire 11, 7 Horace associe les Saturnales à un personnage de la comédie nouvelle, il ne souligne pas le caractère carnavalesque du genre, mais il indique seulement que le personnage de Dave n'est pas un esclave réaliste, que c'est un esclave de comédie toujours prêt à toutes les insolences. 117 Sur les menaces de coups caractéristiques de l'esclave de la nouvelle comédie, voir E. Sl!OAL,1968, p. 164 et p. 215-216 n. 50; H.B. EVANS, 1977-78, p.310-311. De plus. à la fin comme au début de la satire, Horace joue avec la métrique pour donner au dialogue la vivacité d'un dialogue comique: un même hexamètre est répani entre Dave et Horace, comme il arrive dans la métrique comique lorsque le poète veut indiquer que l'échange de répliques est rapide et que les personnages se coupent la parole.

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la nea et de la palliata : un jeune maître amoureux est entièrement dépendant des ruses de son esclave, qui devient le meneur de jeu et le véritable maître. Toute la satire Il, 7 est construite autour de ce renversement, Dave prenant la parole à la place de son maître et allant jusqu'à se réapproprier son discours 188• Lorsque Dave traite Horace de seruus, il fait de lui non plus un adultère issu du mime, mais un jeune homme issu de la nouvelle comédie, esclave de son esclave, objet d'une censure morale. A cette première lecture s'ajoute une seconde. Dave précise qu'Horace est un esclave qui se met sans cesse en danger d'être battu. Il s'agit cette fois du véritable esclave de la nouvelle comédie, trop volontiers complice des amours illégitimes de son jeune maître. Nous avons dit que l'esclave meneur de jeu était un double du poète dans la nouvelle comédie. On ne s'étonne donc pas de voir le satiriste transformé en esclave. Au début du passage, Horace est un adultère de mime ; à la fin du passage, à la faveur de la comparaison avec le gladiateur battu et par un renversement comique de la relation maître/esclave, Horace est donc à la fois un jeune homme et un esclave de la nouvelle comédie. Ces deux personnages sont l'occasion d'une réprobation morale des égarements amoureux, qu'Horace introduit ainsi dans la saynète de mime.

11.3.2. Fonction du détour par le mime Dans les saynètes de mime, Horace transforme donc l'adultère en jeune homme à marier ou en esclave craignant les coups et l'épouse infidèle en u.xor dotata. C'est chaque fois une manière d'introduire dans l'univers du mime un personnage de la comédie nouvelle étroitement associé à la reprobation morale des amours illégitimes et à la réhabilitation du mariage. L'univers de la comédie nouvelle permet ainsi au satiriste de mettre le mime d'adultère au service du propos moral qui est le sien. Le mime d'adultère latin est le genre de la licentia : de la licence stylistique parce qu'il ne recule pas devant l'obscène, le burlesque ou le grotesque; de la licence morale parce qu'il ne s'embarrasse pas de condamnation, parce qu'il vient de la Grèce orientale, parce que les acteurs y ont des mouvements lascifs et que les actrices s'y dévêtissent à l'occasion 189 • 188

Dave reprend en effet dans la satire II, 7 les principaux thèmes traités par Horace dans son recueil, et notamment la condamnation de l'adultère, de la gloutonnerie, de l'inconstance. 189 C'est bien l'image qu'en donne Cie .. de Or., II. 242, lorsqu'il indique aux orateurs le type de plaisanteries qu'ils doivent éviter: Mimorum est enim etho/Qgorum, si nimia est. imitatio, sieur obscenitas. Orator surripiat oportet imitationem, ut is qui audiet cogiter p/ura quam uideat ; praestet idem ingenuitatem et ruborem suum uerborum turpitudine et

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En opérant un détour par le mime, Horace introduit dans Les Satires une liberté de ton que les Romains associent à la liberté de parole dont il se veut le promoteur et le garant. En mettant en scène des adultères pris en flagrant délit et en s'autorisant à en rire, il passe pour un poète que n'effraient ni la licentia ni la libertas. A l'inverse, s'il se faisait trop explicitement l'écho du programme de restauration morale d'Octave, il pourrait passer pour un censeur liberticide et cette image irait à l'encontre de sa prétention au franc-parler, le franc-parler étant associé à toutes les formes de liberté dans l'esprit des Romains, en raison de la polysémie du mot libertas. Nous avons dit par ailleurs que, si Les Satires se mettaient au service de la politique d'Octave, elles le faisaient de manière indirecte et subtile, et non comme un grossier ouvrage de propagande. Horace ne veut pas passer pour un partisan à la manière de Lucilius : il ne peut pas se permettre de défendre trop ouvertement les aspects moraux du programme d'Octave. En introduisant l'univers du mime pour condamner l'adultère, Horace choisit donc d'adopter une position morale ambiguë, qui est le prolongement de son ambiguïté face au franc-parler et à l'engagement aux côtés d'Octave. C'est également ce souci de rester ambigu qui explique l'introduction dans les Satires de certains éléments propres à la nea telle que Plaute a choisi de la traduire, alors même qu 'Horace affiche un certain mépris pour son théâtre et une nette préférence pour celui de Térence.

11.4. Plaute, Térence et la poétique de l'ambiguîté d'Horace C'est Ménandre qu'Horace nomme comme source d'inspiration possible pour le satiriste. C'est pourtant Térence qu'il cite à plusieurs reprises dans son recueil. Il n'y a pas lieu de s'en étonner. Même s'il connaît le théâtre de Ménandre pour l'avoir lu, Horace est plus familier de celui de Plaute et de Térence, encore régulièrement représenté à Rome. La palliata est d'ailleurs très fidèle à la nea, et le satiriste peut y trouver les mêmes personnages, les mêmes situations et les mêmes ressorts comiques. œrum obscenitall uitanda. : « Laissons aux mimes 'éthologues' l'imitation qui tombe dans l'outrance, comme aussi l'obscénité. Il faut que l'orateur suggère seulement l'idée dupersonnage et permette à celui qui écoute de se figurer plus de choses qu'on ne lui en montre; il faut encore qu'il prouve sa bonne éducation et ses vifs sentiments de pudeur, en évitant les mot.'i grossiers et les images indécentes. ,. Le mime est caractérisé par sa propension à l'outrance grotesque et à l'obscénité. deux formes de la licentia stylistique; le terme de turpitudo n'est qu'incomplètement traduit par «grossièreté,. : il désigne en effet la laideur morale, l'indignité, l'infamie; la licentia stylistique est associée à une licentia morale.

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Il raille le snobisme qui conduit certains poètes à émailler leur œuvre de mots grecs 190 : on voit mal pourquoi il aurait recours à la forme grecque plutôt qu'à la forme latine. Il est inspiré par Plaute et Térence, avant d'être inspiré par Ménandre. S'il nomme pourtant Ménandre parmi ses sources d'inspiration, c'est qu'il a de bonnes raisons de ne vouloir nommer ni Térence ni Plaute 191• Il lui faut absolument maintenir un apparent équilibre entre l'univers des deux poètes dans Les Satires, ne montrer aucune inclination pour l'un ou pour l'autre, afin de tenir la position ambiguë qu'on a vue face à la censure morale.

11.4.1. Les scènes de flagrant délit chez Plaute Nous avons vu qu 'Horace affichait une nette préférence pour le théâtre de Térence et un certain mépris pour celui de Plaute. Or, lorsqu'il introduit des éléments de la nouvelle comédie dans l'univers du mime, il choisit des éléments caractéristiques du théâtre de Plaute, et non de celui de Térence, éléments rattachés à la licentia stylistique qu'il reproche au poète. Ce faisant. il attribue à Plaute un rôle qui n'est pas sans rapport avec celui du mime. La scène de flagrant délit est attestée dans le théâtre de Plaute 192, et non dans celui de Térence. Or elle est chez Plaute l'occasion d'une certaine licentia stylistique, jouant sur un comique grotesque qu'on ne retrouve pas chez Térence. Dans le Miles Gloriosus et dans le Mercator, le cuisinier participe au flagrant délit. Le cuisinier est un personnage grotesque qu'on ne trouve pas chez Térence. Il est celui qui prépare les festins licencieux et qui orchestre tous les excès des gloutons et des amoureux. On ne s'étonne pas de le voir prendre en charge les plaisanteries sexuelles 190

S., I, 10, 20 et suiv. En dehors de l'explication que nous proposons ici, il se peut qu'Horace ait voulu conférer une certaine homogénéité aux sources que lui prête son interlocuteur Damasippe : Ménandre est nommé aux côtés d'Eupolis, Archiloque et Platon. Eupolis et Archiloque, représentants de l'ancienne comédie et de la poésie iambique, n'ont pas leur équivalent latin. De plus. en nommant toutes ces sources, Damasippe raille le manque d'inspiration d'Horace: il a emponé avec lui d'illustres modèles, il avait promis de produire une grande œuvre et il ne parvient pourtant pas à écrire. La littérature grecque constitue pour les Romains le modèle admirable qu'il leur faut à la fois imiter et dépasser. Le choix de modèles exclusivement grecs souligne la prétention d'Horace à offrir à la littérature latine une œuvre digne des plus grandes littératures et rend la raillerie plus mordante. 192 Voir Pl., As., Mil., et toutes les variantes du flagrant délit dans Bac., où les pères. venus pour surprendre leurs fils, se laissent finalement entraîner par les counisanes; Cas., où le flagrant délit est constaté par Chalinus déguisé en Casina; Men., où l'épouse s'en prend au jumeau de son époux ; Mere.• où un époux est soupçonné à ton par son épouse de cacher chez eux une counisane. 191

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dans les scènes de flagrant délit. Dans le Miles Gloriosus, Palestrion a organisé un faux adultère pour prendre Pyrgopolinice en flagrant délit et le punir de sa vanité. C'est le cuisinier Carion, armé du grand couteau que lui vaut sa fonction, qui menace le soldat de le castrer comme le veut la lradition, et qui multiplie les plaisanteries scabreuses 193 • Le personnage s'en donne d'autant plus à cœur joie qu'il s'agit d'un faux adultère et qu'il n'aura pas à appliquer le châtiment prévu. La scène finale est surtout destinée à susciter le rire : c'est par le rire que le soldat se trouve puni. Dans le Mercator, Lysimaque cache chez lui la jeune courtisane Pasicompsa pour son ami Démiphon, qui en est tombé amoureux. La femme de Lysimaque, Dorippa, rentre de la campagne plus tôt que prévu et découvre chez elle Pasicompsa, qu'elle prend aussitôt pour la maîtresse de son mari. Plaute imagine ainsi une scène de faux flagrant délit Le cuisinier commandé par Démiphon arrive précisément à ce moment. Il prend Dorippa pour Pasicompsa et s •autorise des plaisanteries obscènes sur son âge et ses performances sexuelles 194 • Il lui confie ensuite que Lysimaque déteste sa femme, autrement dit que son propre mari la déteste : le quiproquo est l'occasion de plaisanteries misogynes sur l'épouse acariâtre et la crainte qu'elle inspire à son époux, plaisanteries que la nea a héritées de l'archaia et qui relève d'un comique populaire tout à fait adapté au personnage du cuisinier 195 • Dans la scène de flagrant délit de l'Asinaria, on trouve des plaisanteries du même ordre sur la mauvaise haleine de l'épouse 196• Lorsqu'il associe les saynètes de mime d'adultère à l'univers de la comédie nouvelle, Horace évoque donc davantage le théâtre de Plaute que celui de Térence, le premier représentant des scènes de flagrant délit ignorées du second. Or la scène de flagrant délit est chez Plaute l'occasion de plaisanteries obscènes et misogynes héritées de l 'archaia. Elle est 193

Pl., Mil., 1398- 1399 ; 1406 ; 1420-21. Pl., Mere., 755 ; 757. 195 Ibid., 760-761 ; 765-766; 768. 196 On trouve également à la fin des Men., 1157-1162, une plaisanterie misogyne: Méneclnne I a décidé de suivre son jumeau dans leur patrie et vend tous ses biens aux enchères; son esclave Messenion précise qu'il vend également sa femme, mais qu·iJ n'est pas s6r de trouver acquéreur. Cette plaisanterie fait écho à la scène de faux flagrant délit au cours de laquelle la femme de Ménechme I. croyant reconnaitre son époux en Ménechme II, lui reproche ses amours avec la counisane Erotie, Ménechme Il ne comprenant pas comment une inconnue peut se montrer soudain si agressive avec lui, sans raison apparente (Men., 701 et suiv.). Sur les plaisanteries misogynes dans rancienne comédie, voir par exemple Ar., Thesm., 476 et suiv., 733 et suiv. ou Lys .• 125 et suiv., 200 et suiv .• où sont raillées la débauche sexuelle des femmes et leur ivrognerie. 194

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placée sous le signe de la licentia stylistique. De plus, si Plaute défend des positions éthiques tout à fait caractéristiques de la nouvelle comédie, sa préférence va aux modèles de la nea qui insistent sur la nécessité de comprendre les faiblesses humaines, avant de les réformer : il peut passer pour le poète de la licentia et de la libertas, sa liberté de ton se manifestant à la fois sur le terrain stylistique, moral et politique 197• On comprend dès lors la place que lui accorde Horace dans les Satires, malgré la sévérité du jugement qu'il porte sur ses comédies.

11.4.2. Les esclaves chez Plaute Le locus de l'esclave battu permet à Horace d'introduire dans les saynètes d'adultère une dimension morale qui leur est habituellement étrangère, l'esclave risquant d'être battu pour sa complicité avec le jeune homme amoureux. Ce personnage évoque davantage les comédies de Plaute que celle de Térence. Plaute se plaît à énumérer tous les supplices qu'un esclave peut subir, au nombre desquels on trouve les uirgae citées par Horace à l'occasion de l'analogie avec le gladiateur 198• A l'inverse, les menaces chez Térence restent très imprécises 199 et les uirgae ne sont 197

Voir supra, p. 312-313. Voir par exemple, dans As., 547-550, l'énumération par Liban de toutes les punitions qu'encourt un esclave. Pour les uirgae en particulier, voir As., 298; Bac.• 365; 779; Cas., 1003; Cure., 193; Mil., 502; Poen.• 26. 199 On ne trouve que deux occurrences de châtiments précis. Dans l'Andrienne, Simon menace son esclave Dave de le faire fouetter ou de l'envoyer au moulin s'il cherche à aider son fils Pamphile dans ses amours illégitimes (And., 196-200). Mais l'effet comique tient moins à la précision des châtiments qu'au contraste entre le début et la fin de la scène : Simon tente d'abord de procéder de manière allusive, en parlant à la troisième personne du rôle néfaste qu'un mauvais conseiller peut jouer auprès d'un jeune homme. Mais face à l'insolence de Dave, qui fait semblant de ne pas comprendre qu'il est luimême ce mauvais conseiller auprès de Pamphile, Simon se fâche et se montre beaucoup plus explicite. Dave commente ce changement de registre : And., 202 : Nihil circuitione usor es: « Tu n'es pas employeur de circonlocutions.» La surprise de Dave est éclairante : dans l'univers de Térence, ni les maîtres ni les esclaves ne se montrent habituellement aussi explicites ; la réplique de Simon est comique par son incongruité dans une scène qui avait commencé de manière beaucoup plus feutrée et dans un univers où la représentation précise des punitions infligées aux esclaves n'a pas cours. Sous l'effet de la colère, Simon s'est transformé en personnage de Plaute et Dave Je lui fait remarquer. Dans Ad .• 781, Déméa traite Syrus de mastigia. autrement dit d ·" homme à fouetter ,. . Mais il faut noter que le même Déméa proposera, quelques vers plus loin, d'affranchir Syrus et que là encore, Térence n'use de cette précision que pour souligner un contraste: le contraste entre les deux extrêmes à éviter, la sévérité rigide et la complaisance. En dehors de ces deux occurrences. les menaces contre les esclaves restent très générales. Dans And., 6 I 1, l'esclave Dave exprime sa crainte des coups en utilisant le terme très général de malum. Dans Eun., 381, Parménon craint pour son dos, mais nous ne savons pas s'il craint 198

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jamais évoquées. Les plaisanteries sur les coups relèvent d'un comique grotesque. Elles réduisent l'esclave à la partie du corps que menace le châtiment. DansAsinaria, Liban et Leonidas se saluent en se nommant en fonction des châtiments qu'ils risquent de subir : LE. Gymnasium flagri, sa/ueto. U. Quid agis, custos carceris ? LE. 0 Catenarum colone ! U. 0 uirgarum /asciuia !200 Les outils du châtiment se trouvent personnifiés : le fouet est un soldat en action ; les verges goûtent le plaisir de battre. Les esclaves sont à l'inverse chosifiés. Le caractère grotesque de l'esclave battu s'en trouve renforcé. Le comique grotesque, qui est une forme de licentia stylistique, est associé à une certaine licentia morale, dans la mesure où l'esclave qui risque d'être battu est souvent un seruus cal/idus. S'il risque davantage de recevoir des coups chez Plaute que chez Térence, c'est que Plaute choisit des modèles grecs dans lesquels il est un meneur de jeu, voire un double du poète 201 • A ce titre, il est le complice des amours des jeunes gens et montre à l'égard de leurs égarements passagers la même bienveillance que le poète. Lorsqu'il introduit le locus de l'esclave battu à propos de l'adultère, Horace choisit donc un personnage de la palliata qui reprend à son compte l'indulgence dont le poète entend faire preuve à l'égard des errements amoureux des jeunes gens, dans la mesure où ces errements sont passagers. La licentia morale ne caractérise pas l'ensemble du théâtre de Plaute, qui n ·est pas moins moral que celui de Térence, mais seulement certains personnages, que Plaute charge d'incarner la compréhension pour les erreurs de la jeunesse qui est la sienne et qui fait partie intégrante de son éthique 202 • Comme le détour par le mime, le détour par l'univers de Plaute permet à Horace de ne pas passer pour un censeur trop sévère, ennemi de la libertas. le fouet, les étrivières ou les verges. Au vers 997. il utilise lui aussi le tenne très général de malwn. Dans les comédies suivantes, ce resson comique semble peu à peu dispara.1ùe. D anive encore par trois fois qu'un esclave exprime sa peur du châtiment. avec une expression tout à fait imprécise dans les trois cas : Haut .• 517 et 663 (perii : « je suis perdu ,. ) ; Phorm.,179 (Nu/lus es : « tu es perdu » ). Nous sommes donc loin des esclaves de Plaute égrenantles multiples châtiments qu'ils encourrent dans toute leur variété pour le plus grandplaisir des spectateurs. 200 Pl., As., 297-299: « Leonidas. - Champ d'exercice du fouet, salut! / Liban. -Que deviens-tu,pilier de prison ? / Léonidas. - Ô mon vieil habitué des fers ! / Liban. - Ô délice des étrivières ! » 201 Voir supra. p. 402-404. 202 Voir supra, p. 475-476.

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La satire II, 7 est tout entière placée sous le signe de la transgression du rapport maître / esclave. Or cette transgression est typique du théâtre de Plaute beaucoup plus que de celui de Térence, qui ne choisit pas les 3 Dans certaines comédies de Plaute, l'unmêmes modèles de la nea'20 • portance du seruus callidus est telle qu'il finit par se comporter en homme libre, voire par devenir le maître de son maître. Dans Le Perse, Toxile, en l'absence de son mai"tre,achète la femme qu'il aune et la fait affranchir par le marchand de filles. C'est habituellement le jeune homme de famille qui tombe amoureux d'une courtisane, et c'est son esclave qui trouve l'argent nécessaire à son rachat. Toxile semble ici tenir les deux rôles à la fois : celui de l'esclave rusé et celui du jeune maître amoureux. Dans Les Captifs, Philocrate le maître et Tyndare l'esclave échangent leurs rôles pour les besoins de l'intrigue. Ils ont été faits prisonniers au cours d'un combat et Hégion, le vieillard qui les a achetés, compte envoyer l'esclave en ambassadeur auprès des ennemis, car ils détiennent son propre fils et il espère qu'un échange sera possible. En se faisant passer pour son esclave, Philocrate retrouve ainsi sa liberté. Si la stratégie explique assez que Tyndare et Philocrate décident d'intervertir leurs identités, rien ne justifie l'insistance avec laquelle ils soulignent devant Hégion leurs nouveaux titres. D'un point de vue réaliste, il y a même quelque imprudence à multiplier ainsi les allusions à leur statut respectif: un esclave et un maître qui ne cessent de rappeler qu'ils sont esclave et maître risquent de sembler bien peu naturels à Hégion, qui pourrait

203

Chez Térence, on ne trouve pas de véritable esclave meneur de jeu. Dans I' Eun .• 369-378, Parménon évoque en plaisantant la possibilité pour Chéréade prendre la place de l'eunuque pour approcher Pamphila: en voyant Chéréa le prendre au mot, Parménon se repent de sa plaisanterie et se désole d'avoir provoqué les événements malgré lui : nous sommes loin du seruus callidus fier de ses ruses. Dans Phormion, c'est le parasite~ nyme qui aide le fils de famille. Dans Les Adelphes, les esclaves ont un rôle très secondaire. Dans Héc., 799-806, Parménon est exclu de la scène par son mat"tre Pamphile qui l'envoie porter des messages fictifs à un ami inexistant et ses lamentations tirent leur force comique de l'horizon d'attente du public. habitué à ce que l'esclave comique soit au cœur de l'action: Parménon a déployé toute l'énergie dont est doté un esclave de comédie, mais hors du champ scénique, et pour une mission vaine. Dans L'Andrienne, Dave est un esclave qui se met au service des amours de son jeune mat"tre Pamphile, mais il échoue et ne se ~vèle pas d'un grand secours, comme il l'avoue lui-même aux vers 599-606 et 675-680: nous sommes loin de l'image de l'esclave triomphant. Dans l'œuvrc de Térence, le seul seruus callidus se trouve dans I' Heautontimoroumenos. Mais il ne transgresse pas vraiment les règles, puisque Térence, jouant sur le locus de l'esclave insolent, imagine une scène dans laquelle Chrémès, le maître de Syrus, reproche à Dromon, l'esclave de ses voisins, de ne pas être assez imaginatif pour seconder les amours de son jeune mat"treClinia : Syrus souligne que ~mès lui donne là l'autorisation d'user de ruses à son égard le cas échéant (Haut., 530 et suiv.).

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alors se méfier. Mais ce n'est pas le réalisme de la situation qui importe: Plaute a trouvé là un ressort comique, et il ne se prive pas de le faire jouer durant tout le second acte204.Dans la Casina, le renversement des rôles maître/ esclave est d'autant plus comique qu'au lieu de montrer un esclave désireux de s'affranchir de l'autorité à laquelle il est soumis, ce qui paraît somme toute assez plausible, elle met en scène des maîtres qui se comportent en esclaves et des esclaves qui refusent d'être affranchis. Les valeurs sont inversées et la servitude devient enviable. Ainsi l'esclave Chalinus refuse-t-il la proposition de son vieux mat"treLysidamus, qui lui offrirait volontiers la liberté contre la jeune Casina : il est tellement plus confortable et plus économique de vivre sous le toit d'un autre, argue-t-i1205 • L'esclave Olympio fera la même réponse à Cléostrata, l'épouse de Lysidamus, lorsqu'elle lui proposera l'affranchissement s'il cède la même Casina à son fils, qui en est amoureux comme tous les hommes de la maison. Lysidamus et Cléostrata voient leur sort entre les mains de ces esclaves têtus et contents de leur servitude, et ils adoptent peu à peu un comportement servile. Lysidamus est un vieillard amoureux ridicule, qui se parfume pour une jeune fille qui ne veut pas de lui, et qui sacrifie tout son temps et toute sa dignité à cette conquête peu louable. La métaphore de l'amoureux esclave de son amour est un lieu commun à Rome, où la passion semble toujours dégradante et bien peu virile. On ne s'étonne donc pas d'entendre Lysidamus s'emparer de répliques habituellement réservées aux esclaves comiques, et notamment dont ils usent systématiquement dès qu'un le très caractéristique periz"21.!6 rebondissement malheureux de l'action les met en danger d'être fouettés ou pendus. En plaçant la satire II, 7 sous le signe du renversement des rôles mat"tre/ esclave, Horace évoque donc l'univers de Plaute plutôt que celui de Térence. Comme l'esclave plautinien, Dave se montre insolent: il raille la gloutonnerie, la prodigalité et la débauche de son maître. Il apparaît 204

Sur les plaisanteries occasionnées par ce renversement. voir par exemple Capt., 270-273 ; 426-429. Ce ressort comique a une dimension éthique : dans Les Prisonniers, Plaute rappelle que l'appartenance à une classe sociale ou à une nation est le fruit du hasard et ne dit rien de la valeur de l'homme. 205 Pl., Cas., 290-294. 206 Ibid., 236,414,633,977: « Je suis mort.» Les vers 632-633 tirent même toute leur force comique de la répétition de cette expression : l'esclave Paradalisca s'amuse visiblement à prononcer et faire prononcer Je mot fatidique par son nw"tre Lysidarnus, produisant une assonance en i qui ne fait qu'ajouter au ridicule de la scène. On trouve le même procédé avec Déménète dans la scène finale d'Asinaria.

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comme le véritable maître de la satire : il ne laisse pas Horace reprendre la parole avant les tout derniers vers et répond à ses éventuelles protestations avant même qu'il n'ait eu le temps de les formuler 07 • Il finit par provoquer la colère d'Horace, qui le menace de coups auxquels il échappe pourtant 208 • En plaçant la satire dans la bouche d'un personnage plautinien associé à une certaine licentia stylistique et morale, Horace lui confère une tonalité comique qui lui permet de ne pas passer pour un censeur sévère et liberticide. Lorsque Dave, pour reprocher à Horace ses amours adultères, le compare à un esclave cherchant les coups, il introduit dans la saynète de mime qui précède à la fois la dimension morale de la nouvelle comédie et l'indulgence de Plaute pour les égarements de la jeunesse dans la mesure où ils sont passagers. Là encore, Horace tient face à la censure morale une position ambiguë, qui est le prolongement de son ambiguïté face au franc-parler : ses propres convictions et sa proximité avec Mécène et Octave le pousse à prôner une certaine rigueur morale, mais il ne peut pas le faire trop ouvertement car il ne veut pas apparaître comme un censeur trop rigide, ennemi de la libertas et de la licentia, ou encore comme un partisan trop zélé au service d'un despote entouré de poètes serviles. La manière dont Horace introduit le type de la courtisane suit la même logique et montre mieux encore que le mime n'est là qu'à titre secondaire, comme un genre susceptible de compenser ce que la morale d'Horace pourrait avoir de trop rigoureuse.

11.5. Le jeune homme et la courtisane 11.5.1. Permanence des types Le personnage de la courtisane apparaît à plusieurs reprises dans les Satires2œ. Elle est associée au jeune homme prêt à dilapider son patrimoine pour la combler ou à l 'exclusus amator supportant ses caprices et attendant son bon-vouloir. La courtisane, le jeune homme prodigue et I'exclusus amator sont certes des personnages typiques de la nea et de la palliata, et la parodie de Térence dans la satire II, 3 suggère qu 'Horace les emprunte effectivement à la nouvelle comédie 210 • Mais il ne faut pas

207 208 209

iw

S., Il, 7, 72 et suiv. S., 11,7, ll6etsuiv. S., I, 2, 58 et suiv.; II, 3, 237-238; II, 3,251; 11,3, 259-271; Il, 7, 46. S., Il, 3, 259-27. Sur ce passage, voir infra, p. 513-514.

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oublier que la courtisane est aussi un personnage de l 'archaia. J. Henderson a rappelé que la mise en scène de l'hétaïre était l'occasion pour les poètes de l'ancienne comédie de critiquer les extravagances de l'aristocratie211. Ainsi Eupolis, qui stigmatise la dépravation de Kallias et de ses amis dans son Auto/y/cos, met-il en scène Léagoras se ruinant pour Myrrhinè.Les courtisanes sont responsables non seulement de la dégradation morale de la jeunesse, mais aussi de l'incurie des hommes politiques. Dans Les Acharniens, Dicéopolis prétend que Périclès est entré en guerre sous le coup d'une violente colère contre des Mégariens qui, pour venger l'enlèvement de la courtisane Simaitha par de jeunes Athéniens enivrés, ont enlevé deux courtisanes à Aspasie, sa mat"tresse. Dicéopolis, en inventant ces enlèvements de courtisanes, explique la guerre du Péloponnèse par un équivalent comique de l'enlèvement d'Hélène par Pâris. La formule est mordante :

1edvn:ù8ev dpxri -roù 1t0Àtµou 1eateppâyTJ 212 ·EÀÀTJv À.at1Cav. Aspasie est elle-même attaquée à plusieurs reprises comme une courtisane213. Comme le fait remarquer J. Henderson, il est difficile de savoir si elle exerçait vraiment ce métier ou si les poètes, fort de son statut de maîtresse de Périclès, lui applique là un topos comique 214. Quoi qu'il en soit, c'est bien l'homme politique qui est visé à travers elle. Aristophane compare volontiers le démagogue Cléon à une courtisane, lui prêtant la même absence de principe et la même cupidité 215: incurie politique et dépravation morale se superposent. Si la courtisane et le jeune homme dissolu sont caractéristiques de la comédie nouvelle, ils sont donc issus de l'ancienne comédie. Celle-ci ne les mettait pas certes pas en scène comme des types, mais en s'attaquant nommément de manière récurrente à certaines personnalités, elle a créé des topoi qui ont préparé le passage au type. Or dans la satire 1, 2, Horace joue sur ce passage de l'attaque nominative au type: il raille d'abord Marseus qui s'enorgueillit de n'être pas adultère alors qu'il ruine son patrimoine et sa réputation auprès de la mime Origo; puis il s'en prend à son interlocuteur anonyme pour les mêmes raisons et le met en garde 211

J. HENDERSON, 2000, p. 139. Ar., Ach., 528-529 : « et voilà pourquoi la guerre éclata, mettant aux prises tous les Grecs pour trois catins. » 213 Voir par exemple Kratinos, Cheirons, fr. 259 K.-A. ; Eupolis, Demes, fr. 110 K.-A. 214 J. HENl>ERSON, 2000, p. 140. m Ar., Eq., 765; Vesp., 1032; Pax, 155. 212

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contre les courtisanes en général 216 • L'attaque contre Marséus et Origo évoque celle d'Eupolis contre Léagoras et Myrrhinè; la mise en garde générale qui suit rappelle la leçon morale de la comédie nouvelle. Là encore Horace joue sur la superposition des différentes formes de comédies.

ILS.2. Le mime, "lanouvellecomédie,et "lacondamnationde "lacourtisane

Dans la satire I, 2, Horace condamne les amours des jeunes gens pour les affranchies : comme les amours adultères, elles ruinent rapidement un patrimoine et une réputation. C'est encore l'univers de la nouvelle comédie qui permet à Horace d'introduire cette condamnation morale. Il commence par faire l'éloge des affranchies, les libertinae ou togatae, considérant qu'elles permettent au jeune homme d'éviter les matrones et les prostituées, qu'elles sont un moyen terme entre les raffinements interdits des premières et le caractère sordide des secondes 217 • Au vers 58 apparai"tle terme de meretrix : Verum est cum mimis, est cum meretricibus, unde fama malum grauius quam res trahit218•

La meretrix est à Rome une professionnelle, autrement dit une prostituée. Horace utilise pourtant ici le terme pour désigner l'affranchie, le moyen terme idéal entre la prostituée et la matrone. Les vers 58-59 arrivent en effet comme la conclusion qu'il tire de deux exemples: celui de Salluste prêt à toutes les folies pour les libertinae, les affranchies, et celui de Marséus se vantant de ne pas toucher aux matrones, mais donnant toute sa fortune à une mime. C'est donc l'amour excessif de Salluste pour les libertinae qui inspire à Horace la condamnation des meretrices : les deux termes sont ici équivalents. On ne comprend cet emploi de meretrix que si l'on admet que le satiriste introduit là un personnage de la nouvelle comédie. La meretrix de la palliata est en effet issue directement de la nea et a perdu les traits de la prostituée professionnelle romaine au profit des traits de 1'hétaïre grecque, de la camarade qui offre ses faveurs et que l'on récompense par des cadeaux, d'une affranchie qui ne réclame pas de salaire comme une prostituée et avec laquelle le commerce n'est 216

S., I, 2, 55-63. S., I, 2, 28 et suiv. 218 S., 1, 2, 58-59: «Maison a affaire à des mimes, à des courtisanes, et la réputation en sort plus malade encore que la fortune. » 217

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pas illicite comme avec une mattone2 19• La meretrix du vers 58 peut apparaiùe comme un avatar de l'affranchie, comme un moyen terme entre la prostituée et la matrone, dans la mesure où elle est un personnage de la nouvelle comédie. Or, comme dans le cas de l'adultère, l'allusion à l'univers de la nouvelle comédie est l'occasion pour Horace de conférer à la satire une dimension morale: alors qu'il chante à plusieurs reprises les louanges des affranchies, au moment où il emploie le terme de meretrix, il met en garde son interlocuteur anonyme contre les courtisanes, auprès desquelles, il risque de dilapider sa fortune et de perdre sa réputation 220 • Dans la nea comme dans la palliata, le personnage de la meretrix est associé à la réprobation des égarements amoureux du jeune homme : Horace se réapproprie ce topos comique. Comme dans le cas de l'adultère, l'univers de la nouvelle comédie est étroitement associé à celui du mime. Le vers 58 place les mimae de Marséus et les meretrices de Salluste sur le même plan. C'est d'abord parce qu'elles ont la même fonction sociale dans la réalité : les actrices de mime accordent leurs faveurs aux riches Romains et jouent auprès d'eux le rôle des hétaïres grecques. Mais les mimae sont aussi celles qui jouent les épouses infidèles dans les mimes d'adultère. En juxtaposant les mimae et les meretrices, Horace associe les deux univers comiques en jeu dans la satire et attire une fois encore l'univers amoral du mime d'adultère vers l'univers moral de la comédie nouvelle. Mais si l'on observe la construction de certaines satires, et notamment de la satire I, 2, c'est l'univers moral de la comédie nouvelle qui l'emporte.

D.5.3. Suprématie de la comédie nouvelle sur le mime La suprématie de la comédie nouvelle sur le mime est marquée dès le début de la satire I, 2 et explique certaines incohérences apparentes de la construction, qui ont parfois dérouté 221• Horace ouvre la satire en renvoyant 219

Sur la différence entre la ~œtrix romaine et l'hétaïre, voir J.Z.E. GUNTON, 1964, p. 124-125, qui compare les courtisanes grecques aux geishas japonaises. 2211 S., I, 2, 58-63. 221 Voir notamment E. FRAENKEL, 1957, p. 78, et N. Ruoo, 1966, p. 10. K. FREUDENBURG, 1993, p. 25, propose l'explication suivante: en appliquant la théorie du juste milieu au sujet de la sexualité, Horace trouve l'idée de l'affranchie comme moyen terme entre la matrone et la prosliluée, mais il réalise que cela ne fonctionne pas et il l'abandonne. C'est croire qu'Horace écrit ses Satirt!s au fil de la plume et qu'il n'applique pas lui-même les conseils qu'il donne aux poètes dans la satire 1, 10, 72 (SM~ stilum uertas: « Retourne souvent ton poinçon[poureffacer] ,. ). Horace donne à ses Satires l'apparencedu senno improvisé, mais il n'improvise pas lui-même, et cette apparence cache une grande exigence dans

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dos à dos les avares et les prodigues. L'interprétation la plus souvent admise est qu'il introduit ainsi le thème du juste milieu, mettant en garde son interlocuteur contre deux excès contraires. L'amoureux des matrones et l'amateur de lupanar arrivent ensuite comme deux autres victimes d'excès contraires : Nil medium est. Sunt qui nolint tetigisse nisi i/las quarum subsuta ta/os tegat instita ueste ; contra alius nul/am nisi olenti infornice stantem 222 •

Il faut comprendre que, de même que l'avare se complait dans la misère et le prodigue dans le luxe, il en est qui recherchent un lupanar sordide tandis que d'autres n'apprécient que les raffinements des matrones. L'affranchie apparaît dès lors comme un moyen terme entre la prostituée et la matrone, comme le juste milieu que conseille la vertu 223 • Or nous avons vu que l'affranchie, sous les traits de la meretrix, était ensuite regardée comme un danger pour le jeune homme. C'est ce revirement qui a conduit certains commentateurs à considérer que la satire manquait de cohérence et que la thématique du juste milieu annoncée au début n'était finalement pas respectée. C'est ne pas comprendre la double lecture qu'on peut faire des premiers vers. D'une part ils introduisent effectivement le thème du juste milieu et l'éloge de l'affranchie. D'autre part, ils placent toute la satire sous le signe de la nouvelle comédie et annoncent ainsi les réserves d 'Horace sur les amours avec les affranchies et la priorité finalement accordée dans les Satires à la morale de la nouvelle comédie. Horace précise dès les premiers vers que le prodigue Tigellius recevait chez lui des joueuses de flûte, des actrices de mime et des parasites 224 • Or dans l'univers de la comédie, les musiciennes font précisément partie de ces femmes pour lesquelles les jeunes gens sont prêts à toutes les folies : dans Les Adelphes, Eschine enlève pour son frère Ctésiphon la jeune musicienne dont il est amoureux et qu'il n'a pas les moyens d'acheter au marchand de filles. De même les parasites appartiennent à l 'univers de la nouvelle comédie, et comme les esclaves, aident parfois les jeunes amoureux dans leurs entreprises contre la promesse d'un festin.

la composition. Il faut donc que le début de cette satire ait une autre fonction que celle d'introduire le thème du juste milieu pour l'abandonner quelques vers plus loin. 222 S .• 1, 2. 28-30: « Nul ne tient le juste-milieu. Il en est qui ne veulent toucher qu'aux femmes dont les talons sont couvens par la bordure cousue à leur robe : mais à un autre, il faut celle-là seulement qui attend dans un lupanar empesté. ,. 223 s.. 1. 2. 47-48: 80-85; 120-126. 224 s.. 1. 2, 1-2.

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Le prodigue Tigellius incarne donc un jeune homme de la nouvelle comédie. toujours prêt à s'égarer et à dilapider son patrimoine. L'usurier Fufidius est quant à lui comparé à un personnage de Térence : sa cupidité est telle qu'il ne fait jamais aucune dépense pour lui-même et se torture plus encore que Ménédème, le père du Bourreau de soi-même. Or Ménédème n'est pas un avare, mais un père rigoureux qui, voyant son fils amoureux d'une fille de rien, craint pour son avenir et pour son patrimoine et le contraint à partir comme soldat. Horace joue ici sur un paradoxe : Fufidius, qui prête de l'argent aux jeunes gens amoureux et les encourage ainsi à dilapider la fortune paternelle, est finalement aussi malheureux que ces pères rigoureux qu'il ruine. L'opposition entre Tigellius et Fufidius n'est donc pas seulement une opposition entre un prodigue et un avare, mais une opposition entre un jeune homme dissolu et un père rigoureux, personnages tous deux désignés comme issus de la nouvelle comédie 225 • La prodigalité et l'avarice ne sont pas seulement présentées comme deux vices opposés, mais comme les vices opposés de deux générations qui s'affrontent : d'un côté les jeunes gens, toujours prêts à dilapider leur fortune, que ce soit pour les plaisirs de la bonne chère ou ceux de l'amour; de l'autre les pères rigoureux, jamais prêts à la dépense, encourageant leur fils à fréquenter les lupanars les plus sordides ou à se satisfaire d'une servante ou d'un petit esclave à disposition, en attendant de trouver un bon parti et de faire un bon mariage. Ce conflit de génération est une clé pour toute la satire et explique ses incohérences apparentes. Avec son interlocuteur amoureux, Horace joue le rôle du père de la nouvelle comédie, qui assiste avec inquiétude aux égarements de son fils. Lorsqu'il fait l'éloge de l'affranchie comme moyen terme entre la prostituée et la matrone, il se montre un père compréhensif comme la nouvelle comédie en compte de nombreux 226 • Lorsqu'il condamne la meretrix, il rappelle que dans la nouvelle comédie l'ordre moral et social l'emporte toujours. La nouvelle comédie - et en particulier celle de Térence, à laquelle Horace fait ici allusion - célèbre la réconciliation des 225 P. LEJAY,1911, p. 40, a noté que les vers 18-22 imitaient même le style de la comédie : les répliques commencent systématiquement en milieu de vers, comme il arrive dans la comédie lorsque le dialogue est particulièrement vif et que les répliques s'enchaînent en superposant, la dernière syllabe du première interlocuteur étant élidée devant la première syllabe du second interlocuteur. 226 Voir Micion dans Les Adelphes ou Chrémès dans Heautontimoroumenos. L'éloge qu'Horace fait de son propre père dans la S., I, 4. 105 et suiv. est tout entier fondé sur cette conception d'une éducation basée sur la compréhension. le dialogue et la confiance mutuelle. Sur Horace, son père et les pères indulgents de la comédie de Térence, voir L. OURET.1982, 248-265.

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pères avec les fils, mais toujours sur le terrain des pères : les fils se laissent convaincre, renoncent aux plaisirs trop coOteux et font un bon mariage. Avec la condamnation de la meretrix, Horace prend finalement le parti des pères et de l'ordre moral : il met en garde contre l'adultère, se faisant ainsi le défenseur du mariage ; il met en garde contre les courtisanes, se faisant ainsi le défenseur du patrimoine ; il est en cela l'héritier de Térence. Les premiers vers de la satire I, 2 n'introduisent pas seulement le thème du juste milieu entre deux vices opposés, mais introduisent le thème du conflit des générations. L'éloge des affranchies fait d'Horace un père indulgent comme la comédie nouvelle en représente. La condamnation des mêmes affranchies rappelle que la comédie nouvelle, malgré toute la compréhension dont elle fait preuve pour la jeunesse, défend l'ordre moral et social. Les supposés incohérences de la satire 1, 2 correspondent aux mouvements nuancés et parfois contradictoires de la comédie nouvelle, qui constitue la clé de cette satire.

La présence du mime dans Les Satires s'explique donc non par une inclination véritable d'Horace pour le genre, mais par la fonction qu'il lui assigne. Le mime représente le genre de la libertas et de la licentia : il confère aux satires sur l'adultère ou sur les courtisanes une liberté de ton de bon aloi, qui permet à Horace de tenir le propos moral qui est le sien sans passer pour un censeur liberticide ou un partisan trop zélé d'Octave. Le type du vieillard amoureux dans Les Satires suit la même logique, mais Horace joue non sur la superposition du mime et de la comédie nouvelle, mais sur la superposition de la palliata de Plaute et de celle de Térence.

III. Le vieillard amoureux dans Les Satins : de Plaute à Térence

m.1.Le vieillard amoureuxcomique : permanencedu type m.1.1. Dans Les Satires Horace introduit à deux reprises le personnage du vieillard amoureux dans son recueil. Dans la satire II, 5, Tirésias conseille à Ulysse d'user de tous les moyens pour capter l'héritage de riches barbons, et l'encourage à céder Pénélope à quelque vieillard fortuné. Ulysse se scandalise d'abord du procédé, rappelant que la vertueuse Pénélope ne s'est laissée séduire par aucun prétendant. Mais Tirésias se montre convaincant :

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Venitenim magnum donandi parr:a iwumtus, nec tantum Veneris quantum studiosa culinae. Sic tibi Penelope /rugi est ; quae si semel uno de sene gustarit tecum partita lucellum, ut canis a corio nunquam absterrebitur uncta221 •

Pénélope n'a été fidèle à Ulysse que parce que les prétendants se sont montrés avares et mauvais amants, et Tirésias est persuadé qu'elle acceptera de se donner au premier vieillard venu, pour peu qu'il soit fortuné et généreux. Elle est alors comparée à une chienne avide de l'huile qu'on lui a fait goOter sur un morceau de cuir. Cette comparaison n'est pas dépourvue de connotations obscènes. Dans l'image proposée par Tirésias, le morceau de cuir est certes l'équivalent des partita lucellum, de l'argent soutiré au vieillard. Mais certains détails induisent une autre interprétation. Pénélope est traitée de chienne, injure plus volontiers adressée aux femmes lubriques qu'aux femmes cupides 228 ; le verbe gustarit est plus près dans le vers de sene que de lucellum ; le phallos de l'ancienne comédie est en cuir : tout ceci laisse penser que Pénélope prend goOt non pas à l'argent, mais à la prostitution, et que le morceau de cuir dont elle est avide est le sexe du vieillard, et non sa richesse. La comparaison de Tirésias est une métonymie : le vieillard est réduit à un morceau de cuir dont Pénélope est avide, autrement dit à un phallos comique, ce qui en fait un personnage grotesque digne des senes libidinosi que l'on rencontre dans les différentes formes de comédies. Dans la satire II, 3, Horace introduit à nouveau un vieillard amoureux. L'effet comique tient ici au contraste entre l'âge mûr de l'amoureux et sa passion juvénile : Aedificare casas, plostel/o adiungere mures, ludere par impar, equitare in harundine /onga siquem delectet barbatum, amentia uerset. ( ... ) Quid? cum Picenis excerpens semina pomis gaudes, si cameram perr:usti forte, penes te es ? Quid ? cum balba feris annoso uerba pa/ato, aedificante casas qui sanior ?229 227

S., U, 5, 79-83 : « Il est venu en effet une jeunesse peu prodigue de dons généreux et manifestant moins d'inclination pour Vénus que pour la cuisine. C'est ainsi que ta Pénélope est restée sage ; mais il suffit qu 'unne fois, partageant avec toi, elle goOte de petits profits au dépens d'un seul vieillard: comme un chien rien ne pourra alors l'arracher au morceau de cuir plein d'huile. » 228 C'est le terme que choisit Cassandre pour stigmatiser la lubricité de Clytemnestre chez Eschyle, Ag., 1228. Voir aussi Homère,//., VI, 344, VIII, 423; Od., XVIII, 338. 229 S., U, 3, 247-249 et 272-275 : « Construire de petites maisons, atteler des souris à un petit chariot, jouer à pair ou impair, monter à cheval sur un long roseau, si un homme

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Horace décrit les rituels qui précèdent la rencontre avec la jeune femme et par lesquels l'amoureux espère conjurer la mauvaise fortune et se ménager tous les succès. En les comparant à des jeux puérils, il met en scène un vieillard retombé en enfance et invite le lecteur à l'imaginer à quatre pattes, construisant ses petites maisons ou faisant rouler son petit chariot attelé à une souris. Le vieillard, en jouant au jeune homme amoureux, devient un enfant balbutiant. Le satiriste creuse ainsi l'écart entre l'âge du vieillard et les plaisirs qu'il espère, soulignant l'inadéquation et ajoutant au contraste comique. Il ne décrit pas son corps, mais seulement son annoso palato. Cette métonymie n'est pas choisie au hasard : la parole articulée est à la fois ce qui distingue l'homme de l'animal et ce que ne possède pas encore l'infans. Le vieillard amoureux, sous l'effet de sa passion, perd l'usage de la parole articulée: il n'est plus qu'un corps qui émet des sons inintelligibles, un corps grotesque. Le terme de balba est presque une onomatopée, et la disjonction de balba et uerba, qui croise celle de annoso et palato, accuse l'inadéquation comique. Le vieillard amoureux des Satires, avec son caractère grotesque et le contraste de son âge et de sa passion, est un type que l'on retrouve tout au long de l'histoire de la comédie.

111.1.2.Dans la comédie ancienne Dans l'œuvre d' Aristophane que nous avons conservée, nous trouvons deux vieillards amoureux. Dans Les Guêpes, Philocléon, que son fils a emmené à un banquet pour le guérir de sa maladie de juger et lui apprendre à vivre, revient parfaitement ivre, avec la joueuse de flûte nue, qu'il a enlevée aux autres convives. Le passage est l'occasion de toutes sortes d'obscénités: Philocléon essaie notamment de convaincre la joueuse de flûte de s'occuper de son phallos, malgré le piètre état dans lequel il se trouve, et l'engage à ne pas se moquer de lui 230 • On imagine aisément le rôle que le postiche devait jouer dans la scène et le vieux barbon de Pénélope chez Horace doit sans doute à la comédie ancienne. Le type du vieillard amoureux s'inscrit dans un processus de rajeunissement typique de la fin des comédies d' Aristophane. Philocléon promet ayant de la barbe se plaisait à ces jeux. c'est que la folie l'agiterait. ( ... )Eh quoi ! lorsque, faisant jaillir les pépins des fruits du Picenum, tu te réjouis si par hasard tu en as touché le plafond. es-tu en possession de toi-même ? Eh quoi ! lorsque tu ânonnes des mots balbutiant avec ton palais de vieillard, en quoi es-tu plus sain d •esprit que celui qui construit de petites maisons ? ,. 230 Ar., Vesp., 1340-1350.

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à la joueuse de fl0te de l'épouser lorsque son fils sera mort, et lui explique qu'il se trouve pour l'instant sous son autorité et sous sa surveillance : le père est devenu le fils de son fils 231• Cette inversion des rôles fait du vieillard amoureux un vieillard retombé en enfance : elle souligne le caractère grotesque de sa passion et l'on retrouve le vieillard balbutiant d'Horace. Lorsque Bdélycléon arrive, il veut arracher la joueuse de flûte à son père, prétendant être mieux à même d'en profiter que lui 232 : cette rivalité entre le père et le fils deviendra un topos de la nouvelle comédie. Une comédie perdue d'Aristophane, La Vieillesse, semble avoir mis en scène un chœur de vieillards qui finissaient par rajeunir et se comportaient avec la même inconséquence que Philocléon, tombant amoureux de jeunes courtisanes 233 • L'ancienne comédie connaît donc le type du vieillard amoureux et le comique grotesque qui lui est associé repose à la fois sur les jeux autour du phallos et sur le contraste entre son âge et ses désirs. La mise en scène de vieillardes amoureuses dans L'Assemblée des Femmes utilise les mêmes ressorts comiques. Les femmes ont décidé de faire de la cité une communauté où tous les biens seront partagés. Les hommes deviennent des objets dont toutes les femmes doivent pouvoir jouir. Pour que les laides et les vieilles ne se trouvent pas pénalisées, un jeune homme désireux de posséder une jeune femme doit d'abord accepter de satisfaire une laide ou une vieille qui le réclame. On voit alors une vieille femme fardée, guettant à la fenêtre de sa maison l'arrivée de l'amant de sa jeune voisine, bien décidée à profiter de lui avant qu'il ne rende visite à sa belle 234• La jeune fille passe à son tour la tête par la fenêtre et les deux femmes vantent chacune leurs attraits et échangent des injures sexuelles. Le comique de la scène provient du contraste entre l'âge de la vieille femme et sa prétention à la séduction, contraste que soulignent à la fois son maquillage excessif et le contre-point de la jeune fille. Aristophane porte le grotesque à son comble en faisant ensuite paraître une deuxième, puis une troisième vieille, chacune prétendant arracher le jeune ho_mme à la précédente en raison de son âge encore plus avancé 235 • rn Ibid., 1351-1363. 232 Ibid., 1379-1381. 233 C'est du moins ce que laisse supposer le fr. 148 K.-A. Voir l'analyse qu"en fait J.C. CARRIÈRE, 2000, p. 208. 234 Ar., Ecl., 877 et suiv. 235 Ibid., 1049 et suiv. S. SAID, 1979. p. 56-57, a montré que la mise en commun des femmes participait à la critique d'une radicalisation de la démocratie qui sous-tend toute

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m.1.3. Dans la comédie moyenne La comédie moyenne n'ignore pas le personnage du vieillard amoureux. Un fragment du Phaon de Platon, que l'on date de 392 et qui est donc rattaché à la comédie moyenne plutôt qu'à l'ancienne comédie, l'atteste 236 • Par ailleurs, deux vases phlyakes montrent un vieillard et une jeune femme enlacés 237 • Sur le second, la jeune femme porte un bandeau, ce qui indique qu'il s'agit sans doute d'une courtisane: c'est une situation que l'on retrouvera dans la nouvelle comédie. Tout porte à croire que la moyenne comédie exploitait également le comique lié au contraste entre l'âge du vieillard et sa passion. Ainsi un vase phlyaque montre-t-il un vieillard courant vers une jeune femme pour lui apporter des pommes que, dans sa précipitation maladroite, il laisse tomber de son manteau 238 : le vieillard amoureux prétend courir comme un jeune homme, mais il n'en a plus l'âge. Un autre vase montre un vieillard dont le sexe est érigé et dont une vieille femme se détourne, comme horrifiée 239 : les manifestations du désir chez le vieil homme sont indécentes ; son phallos en fait ici, plus qu'un autre, un personnage grotesque 240 • Enfin, un vase représente un vieil homme et un jeune homme se battant pour une femme 241 • Cette scène annonce une situation grotesque qui deviendra typique de la nouvelle comédie, dans laquelle un père tombe amoureux de la même jeune fille que son fils.

cene comédie. En prenant le pouvoir, les femmes font passer la cité sous un régime domestique. autrement dit entérinent la victoire du privé sur le public. Leur principale activité est de nourrir les hommes, qui ne sont plus que ventres : Aristophane dénonce ici les dérives d'une démocratie où, sous couvert d'égalité, les dirigeants ne s'inquièteraient plus que de satisfaire les appétits individuels, et en particulier les leurs. La mise en commun des femmes s'inscrit dans cette dérive: sous couvert d'égalité, elle permet surtout de satisfaire les appétits personnels des plus laids et des plus vieux, qui deviennent parfaitement tyranniques. et elle rend caduque le mariage, qui a pourtant une importante fonction sociale. 236 Platon, Phaon, l 95 K.-A. m Heyd. i = Bieber fig. 377 et Bieber, fig. 503. 238 Bieber fig. 502 a-b, p. 138 = Boston, Museum of Fine Arts, n° 00.363 239 Fig. 13.IO Taplin. 240 O. Taplin, 1993, p. 35 n. 6, propose de voir ici une scène de masturbation. Cela ne nous paraît pas nécessaire: le sexe érigé du vieillard peut simplement indiquer qu'il est la proie d'un désir de jeune homme, comme tous les vieillards amoureux déjà rencontrés. La masturbation n'est pas une situation attestée par ailleurs. 241 Bieber Fig. 504 p. 138. On a parfois vu dans les deux personnages masculins Ulysse et Elpénor menaçant Circé. Mais M. Bieber, 1961, p. 138, fait remarquer que c'est impossible car au moment où Ulysse menace Circé, Elpénor est encore métamorphosé en porc.

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m.t.4. Dans la comédie nouvelk Deux fragments de Ménandre laissent supposer que le vieillard amoureux n •était pas absent de la nea. Mais ils ne sont pas sans poser question. Dans XaÀK&ia. un personnage exprime sa réprobation en ces termes : ()ù,c UVîÉVO\t' èpvtOÇ à.8À.lrottpoV où8tv ytpovtoç 1tÀ.T1V fttpoç ytpaittpoç · ôç yàp à.1toÀ.autivl3o61..t8'rov à.1toÀ.ti1tttm iàtov xpovov. ncoç o6toç oôK fcrt' li8À.ioç;242 Deux interprétations sont possibles. Un personnage peut assister aux amours d'un vieillard et les commenter. XaÀ.K&iamettrait alors en scène un vieillard amoureux 243 • Comme le laisse entendre 1•enseignement que le locuteur du fragment tire de ce spectacle. la comédie soulignerait le contraste entre l'âge du vieillard et sa passion juvénile. Le masque du vieillard dans la nea a conservé les traits caricaturaux de l'ancienne et de la moyenne comédies 244 : il achèverait de faire de notre amoureux un personnage grotesque. Mais il est également possible de lire ce fragment comme une considération générale sur le temps qui passe, une réflexion philosophique dans laquelle le vieillard amoureux n •intervient qu'à titre d'exemple, d'illustration, sans pour autant être incarné dans la comédie. Le fragment en lui-même ne suffit donc pas à affirmer que le vieillard amoureux était un personnage de Ménandre. Dans Opy,;. nous trouvons une réplique du vieillard lui-même: KU\tO\VÉOÇ JtOt' tyEv6µT1V,cdyro,yuvm· à.À.À.' OÔKèÀ.ot>µTIV JttvtéiKtÇtf\ç fiµépaç té>t', à.À.À.à vüv· oôtXÀ.avi' dxov. à.À.À.à vüv· oMt µupov dxov, à.À.À.à vüv· Kai.J3ci'l'oµm Kai.1tapanÀ.oùµm, Vll~ia, ,cai.y&viJcroµm KtT)O'\JtJtOÇ, OÙKliv8pro1toç,tv ÔÀ.iyq> xpovq>, ,ccl8' chçè,cEivoç KatÉoµmKai toùç À.i8ouç à.1tal;éi1tavtaç.où yàp olw tl'IVyijv µ6Vllv.245 242 Mén., 400 K.-A .. que nous traduisons: « Rien n·est pitoyable comme un vieillard amoureux, si ce n'est un autre plus âgé encore. Celui qui veut jouir de ce dont le prive le temps qui passe. comment ne serait-il pas malheureux en effet'! ,. 243 C'est l'interprétation de R. PERNA, 1955, p. 238. 244 Le masque 3 du catalogue de Pollux, celui du nptoç7tCl7t7tOÇ, est divisé en deux, offrant une moitié souriante et une moitié sévère. Il est le symbole de la duplicité du vieillard, à la fois père sévère et amoureux débauché. 245 Mén., 264 K.-A .. que nous traduisons: « Moi aussi j'ai été jeune un jour. femme. Mais alors je ne me lavais pas cinq fois par jour, aujourd'hui si ; je ne ponais pas d'élégant manteau, aujourd'hui si; je ne me parfumais pas, aujourd'hui si; et je me teindrai les cheveux, je m'épilerai, par :leus, et je finirai par devenir en peu de temps un véritable

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Tout porte à croire que nous nous trouvons là face à un vieillard amoureux246.Il s'adresse à une femme et l'évocation de sa jeunesse passée suggère qu'elle lui vient de lui reprocher son grand âge et qu'il lui répond ici. Les coûteux artifices qu'il peut s'offrir visent à compenser les dégradations du temps et à le faire ressembler à un jeune homme imberbe, ce qui laisse penser qu'il veut séduire son interlocutrice. Dans la nouvelle comédie, le parfum dénonce en effet le vieillard qui veut séduire et que flaire son épouse méfiante 247 • Mais la fin du fragment induit une autre interprétation. Athénée nous apprend que Ctésippos était le fils d'un général auxquels les Athéniens avaient offert une tombe recouverte de pierres précieuses pour le récompenser des services rendus à la cité. Ctésippos, qui avait dilapidé sa fortune en débauches, vendit ces pierres précieuses pour continuer à mener le même train de vie 248. Comme l'indique l'expression 1Caté6oµmKai toùç À.i0ouç,la débauche de Ctésippos consistait surtout en festins luxueux. Les bains, les parfums et l'épilation prennent alors une autre signification : ils sont le signe d'un caractère efféminé, d'un luxe qui amollit et fait perdre toute virilité 249 • Nous ne nous trouvons plus dès lors face à un senex libidinosus, mais face à un vieillard qui revendique le luxe excessif dans lequel il vit et que son épouse lui reproche peut-être. Cette revendication s'éclaire à la fin du passage. Manger la terre est le fait des morts. Si le vieillard entend vivre dans le même luxe que Ctésippos, c'est qu'il prétère manger des pierres précieuses que de la terre, autrement dit c'est qu'il espère ainsi échapper à la condition de simple mortel. Le luxe dans lequel il vit est une manière de lutter contre les angoisses du temps qui passe et de la mort250 • Ce fragment ne nous paraît pas mettre en scène un vieillard amoureux, mais tout simplement un vieillard inquiet devant le vieillissement et la mort. Il constitue cependant un argument en faveur de la mise en scène du vieillard amoureux dans XaÀKEia. Si Ménandre condamne dans Oprri

Ctésippos, non un simple mortel, et comme lui, je mangerai toutes les pierres précieuses. et pas seulement la terre. » 246 C'est ce que pense R. PERNA, 1955, p. 238. 247 Voir par exemple Pl., Cas., 240. 248 Ath., 165. 249 C'est également l'interprétation d'A.W. ÜOMME - F.H. SANDBACH, 1973, p. 703. 250 A.W. ÜOMME - F.H. SANDBACH, 1973, p. 703 proposent une autre interprétation. Pour eux. le vieillard se plaint à son épouse d'être obligé de vivre dans le luxe, alors qu'il a mené une vie austère et noble dans sa jeunesse. Rien dans le passage ne permet pourtant d'affirmer que le personnage se trouve contraint à vivre dans le luxe. Au contraire, l'utilisation du futur marque qu'il s'agit là de sa volonté personnelle. Enfin, cette interprétation ne rend absolument pas compte de la fin du passage.

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le refus du temps qui passe et s'amuse du contraste entre l'âge du vieillard et sa prétention à être parfumé et imberbe comme un jeune homme, rien ne s'oppose à ce qu'il use des mêmes ressorts comiques dans X«Â.KEi.aet mette effectivement en scène un vieillard qui se parfume et s'épile pour séduire une jeune fille. Cette hypothèse est confortée par la mise en scène de vieillard amoureux chez d'autres auteurs de la nea.

La Casina de Plaute est une adaptation des KÀ.flpouµevot de Diphile. La comédie de Plaute met en scène Lysidame, un vieillard amoureux de la jeune esclave Casina. Le contraste entre l'âge de Lysidame et la passion juvénile qui s'empare soudain de lui est souligné par le fait que son épouse Cléostrate veut marier Casina à Chalinus, afin que celui-ci la cède parfois à leur fils. Comme c'est souvent le cas chez Plaute, le vieillard amoureux est donc en rivalité avec son propre fils. Le comique grotesque culmine lors de la scène finale. Furieux de ne pas avoir tiré au sort Casina et de la voir attribuée à l'intendant Olympion, qui la cèdera d'abord à son maître Lysidame, Chalinus se travestit et de se fait passer pour Casina le jour de la noce, avec la complicité de Cléostrate. Olympion fait le premier les frais de la farce et raconte à Paradalisca son effroyable lune de miel : la bataille avec la pseudo-Casina, jusqu'à la découverte d'un sexe qui ne peut lui appartenir. Lysidame sort ensuite, ayant essuyé la même déconvenue et poursuivi de surcroît par Chalinus qui l'accuse d'abord publiquement de se comporter comme un inverti et qui raille ensuite son impuissance. On comprend que les ressorts grotesques de cette scène sont multiples. Lysidame est un personnage important et son amour pour Casina est au cœur de l'intrigue : il ne peut pas être une création de Plaute. La Casina prouve donc que le vieillard amoureux est un type attesté dans la nea. La question est de savoir si le vieillard amoureux était chez Diphile un personnage aussi grotesque que chez Plaute. Les commentateurs ont souvent considéré la scène finale comme un ajout du poète latin 251 • Ils s'appuient tout d'abord sur le prologue, qui annonce une scène finale de reconnaissance. Plaute se contente de la résumer, arrêtant la comédie sur l'humiliation de Lysidame. Le fait qu'elle soit mentionnée dans le prologue peut laisser supposer qu'elle était effectivement présente chez 251 C'est le point de vue de T. LADEWIG, 1897, p. 106; F. SKlfl'SCH, 1904, p. 82 n. 34; E. FRAENKEL,1960, p. 296, qui souligne les anomalies de la composition; W. BEARE, 1950, n. 33, p. 131-132; E. PARATORE, 1959, 5-54.

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Diphile. Plaute aurait choisi de la supprimer, la remplaçant par la scène grotesque de l'humiliation de Lysidame et par le récit de sa nuit de noces avec Chalinus travesti en Casina. Cet argument n'est pourtant pas décisif. Rien n'interdit de penser que Diphile lui aussi terminait sur la scène grotesque et résumait la scène de reconnaissance, ou encore qu'il ajoutait la scène de reconnaissance à la scène grotesque 252. Le second argument avancé en faveur d'un dénouement propre à Plaute repose sur la combinaison, dans cette scène finale, des thèmes de l'homosexualité et du travestissement. J. Cody 253souligne qu'on trouve certes des efféminés dans l'ancienne comédie et parfois même dans la comédie moyenne 254 et que le thème du travestissement n'est pas absent de la comédie grecque, ancienne et moyenne, mais que les deux thèmes ne sont jamais associés255.Il rappelle qu'on trouve en revanche une telle combinaison dans l'atellane. Ainsi, dans Kalendae Martis, un homme s'entraîne à imiter une voix féminine: il se prépare donc à se travestir. Un second fragment le montre poursuivi par un homme : son travestissement a les mêmes conséquences que dans la scène finale de Casina 256 • Un fragment de Macci Gemini met en scène un homme qui poursuit celle qu'il suppose être une femme et qui rencontre un élément anatomique inattendu 257: c'est le même comique grotesque que dans Casina. J. Cody en conclut que la scène finale de Casina est un ajout de Plaute qu'il faut attribuer à son goût pour l'atellane 258. Cet argument n'est pas plus convaincant que

252

Dans le premier cas, la réplique de Cléostrate, qui avoue pardonner rapidement à Lysidame pour ne pas rallonger une comédie déjà longue, serait de Diphile ; dans le second cas. elle serait de Plaute. 253 J. Coov, 1976, p. 472-476. 254 Dans l'Oœstautokleides de Timoclès, l'homosexuel Autokleides est poursuivi par de furieuses hétaïres. Timoclès écrit entre 340 et 329 (A. Korte, R. E.• col. 1260-1262) 255 Dans les Thesmophories d'Aristophane, le Parent se déguise en femme. mais c'est pour défendre Euripide et non tendre pour un traquenard sexuel. Dans Palaistra d' Alcaios, le travestissement est combiné avec une intrigue sexuelle, mais une femme se substitue à une autre femme. Alcaios est en concurrence avec Aristophane et son Ploutos en 388 (voir Kaibel, R. E., col. 1506) 2S6 P. F'RASSINE'ITI, fr. 36 et 37, n. 103. suppose qu'il veut se travestir pour extorquer les présents destinés aux femmes lors des Matronalia. 257 P. F'RASSINE'lTI, 1967, p. 39, fr. 3. 258 F. SKUTSCH, 1904. p. 282, n. 34, pense que la scène de travestissement vient d'un autre modèle grec et que Plaute a procédé par contaminatio. Cette scène évoque pour lui la fin de l'histoire d'Hercule telle qu'elle est racontée par Ovide. Fast.• II, 305 sqq, Hercule endossant les vêtements d'Omphale pour mettre en échec Faunus qui l'assaille. Or il pense que cette histoire provient de la comédie attique. Son hypothèse est reprise par T.W. MAcCARY, 1973, n. 4. Mais J.M. Coov, 1976, p. 461 et suiv., a montré que les similitudes entre la scène finale de Casina et le travestissement d'Hercule n'étaient pas si

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le précédent. Il faut rappeler tout d'abord que nous ne disposons que d'une partie très fragmentaire de la production de la nea: l'absence de scènes associant le motif du travestissement et celui de l'homosexualité dans les fragments que nous avons conservés ne prouve pas que la nea ne les combinait jamais. L'atellane littéraire du Ier siècle empruntait vraisemblablement de nombreuses situations à la nouvelle comédie : la présence de scènes associant les deux motifs dans l 'atellane littéraire tend au contraire à prouver que cette combinaison était familière à la nouvelle comédie. Enfin, G. Jachmann a fait remarquer que le travestissement de Chalinus était annoncé par Paradalisca dès le vers 769: la scène finale n'est pas un appendice ajouté par Plaute 259 . Rien ne s'oppose donc à ce que la scène finale soit héritée de Diphile. La liberté de ton qui caractérise ce dernier incite au contraire à le penser260 • Les deux fragments de Ménandre et la Casina de Plaute permettent de penser que le vieillard amoureux avait toute sa place dans la nouvelle comédie grecque, que c'était un personnage grotesque et que la mise en scène soulignait le contraste comique entre son âge et sa passion juvénile. Contrairement à ce que certains commentateurs ont pu affirmer, les vieillards amoureux dans le théâtre de Plaute sont hérités de la nea et la récurrence du personnage dans son œuvre laisse penser qu'il s'agissait d'un type tout à fait courant. Dans la Comédie des Ânes, on voit le jeune Argyrippe accepter de céder une nuit sa maîtresse à son père Déménète en échange de l'argent qui lui permettra de la racheter au leno. Le grotesque de la situation est souligné par la facilité tout à fait improbable avec laquelle Argyrippe accède au désir de son père, en une seule réplique d'une piété filiale exemplaire, conférant à la scène une dimension fantaisiste caractéristique du registre grotesque 261 • La mise en scène de la nuit accordée à Déménète reste dans le ton : on voit le vieillard embrasser et caresser Philénie sous les yeux-mêmes d'Argyrippe, qui n'a plus qu'à prendre son mal en patience et à noyer son chagrin dans le vin 262 • La présence concomitante

évidentes, que l'on considère le contexte ou les protagonistes. Sur Plaute et l'atellane, voir infra, p. 402-404. 259 G. JACHMANN, 1966, p. 105 et suiv .• qui écrit pour réfuter E. FRAENKEL, 1922, p. 296. 260 On sait que Diphile, contrairement à Ménandre, ne reculait pas devant les plaisanteries sexuelles. Voir supra, p. 325. 261 Pl., As., 735-738. 262 Ibid., 84 2 et sui v.

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de deux hommes auprès d'une courtisane n'a certes rien d'invraisemblable: le partage d'une prostituée ne choque pas la mentalité athénienne et Plaute reprend ici un élément de la réalité attique 263• Mais le fait que ces deux hommes soient le père et le fils souligne tout ce que la passion du père a de déplacé. La mentalité athénienne, comme la mentalité romaine, considère que chaque âge a ses intérêts et ses occupations, et que la passion amoureuse ne sied pas au vieillard. Les caresses de Déménète prodiguées à Philénie sous les yeux d 'Argyrippe rappellent que le père n'est pas à sa place : les rôles ont été mal distribués, le vieux corps de Déménète n'est pas adapté à la situation et prête à rire 264• Dans les Bacchis, Nicobule et Philoxène, cherchant à arracher leurs fils Pistoclère et Mnésiloque à la maison des courtisanes Bacchis, sont soudain pris de désir pour les deux sœurs. Le grotesque de la situation est souligné par une métaphore animale. Les Bacchis observent les deux vieillards et les comparent à de vieilles brebis décrépites 265• La métaphore animale n'est pas présentée comme une image, mais comme révélatrice de la véritable identité des vieillards : à aucun moment les deux femmes ne laissent entendre qu'elles parlent de deux hommes et tout se passe comme si elles commentaient effectivement l'état de deux brebis, comme si nos deux vieillards s'étaient réellement métamorphosés. L'intention est multiple : les courtisanes sont bien décidées à « tondre » nos deux naïfs, autrement dit à les séduire pour mieux les tromper ; la métaphore animale annonce la fin de la scène dans laquelle Nicobule et Philoxène n'écouteront plus que leur appétit sexuel retrouvé et deviendront grotesques parce que tout entiers assujettis à leur corps soudain impérieux ; en les comparant à des femelles, les courtisanes soulignent qu'ils ont perdu depuis longtemps leur virilité et ne pourront être que des corps grotesques parce 263

Voir U.E. PAOLI,1962, p. 26-35, qui montre que la représentation des courtisanes dans lapa/liata est très proche des réalités attiques. Il s'appuie notamment sur Démosthène, Contre Nééra, qui atteste qu'une courtisane peut être entretenue par deux hommes à la fois (voir en particulier·contre Nééra, 26, 29, 41 et 45-47). Les Romains semblent avoir été capables de la même tolérance en ce qui concerne le partage des femmes. Plutarque, Caton, 25, 4-13, nous apprend que Caton céda son épouse à son disciple Q. Hortensius, qui voulait absolument mêler son sang au sien, et qu'il assista aux fiançailles. 264 R. PERNA, 1955, p. 238, pense que la rivalité du père et du fils n'existait pas dans la nea et est une invention de Plaute. Nous ne voyons aucune raison de le supposer. La scène de reconnaissance résumée dans la Casina et héritée de Diphile se conclut par le mariage de Casina et d'Eutychos, le fils de Lysidame. Ce mariage s'inscrit dans la droite ligne de la rivalité entre le père et le fils évoquée plus haut. Le témoignage des vases phlyaques permet par ailleurs de penser que cette rivalité était déjà mise en scène dans la comédie moyenne. Voir supra, p. 502-503. 265 Pl., Bac., 1121-1139.

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qu'inadaptés à la situation 266 • Dans La Comédie de la Corbeille, c'est le vieillard libidineux qui s'applique à lui-même la métaphore animale 267 • Le vieillard amoureux de la palliata est donc un personnage grotesque, qui doit sa force comique au contraste entre son âge mOr et sa passion juvénile. Les vieillards amoureux des Satires doivent autant à la comédie nouvelle qu'à la comédie ancienne.

IILl.S. Dans d'autres genres comiques Comme dans la nouvelle comédie, les époux de la togata tombent amoureux de courtisanes. Un homme plaisante sur la mauvaise haleine de sa femme: dans la nouvelle comédie, c'est un locus des scènes qui réunissent un vieillard amoureux et une courtisane 268 • Une matrone cache les clefs de la maison de campagne dans laquelle son mari espère entraîner une courtisane 269 • Une femme se lamente sur les frasques de son époux, qui dissipe sa dot 270 • Nous avons dit que l'atellane littéraire du Ier siècle s'inspirait des situations de la nouvelle comédie. Il ne faut donc pas s'étonner d'y retrouver le senex libidinosus. Pappus est un vieillard, mais il n'a rien perdu de ses appétits de jeune homme, comme le prouve le titre de Sponsa Pappi,

266

On s'est souvent demandé si cet épisode figurait déjà chez Ménandre. Pour A. PRIM1984, p. 96 et A. BLANCHARD, 1987, p. 465, 2000, p. 100, les jumelles montrent finalement qu'elles sont athéniennes et peuvent épouser les deux jeunes gens : il est nécesssaire que le couple principal soit un couple régulier, ce qui implique le mariage final: chez Plaute, la question ne se pose pas car les deux sœurs sont des courtisanes. Pour J.C. DuMONT, 1989, p. 253-255, à l'inverse, rien ne permet de penser que la fin des Bacchides est une invention plautinienne : le personnage de Philoxène et sa chute finale chez les courtisanes est au contraire un contre-point nécessaire à la rigueur affichée de Lydus et à son éviction au cours de la comédie, attestées également chez Ménandre : Ménandre, et Plaute à sa suite, renvoient dos à dos le rigorisme excessif du premier et les arguments péripatéticiens du second. Notre préférence va à cette seconde hypothèse. Nous ne trouvons rien en effet dans les fragments conservés du Dis Exapaton qui permette de penser que les jumelles de Ménandre ne sont pas des courtisanes. Il nous semble même que toutes les réflexions de Sostrate sur l'argent que sa belle attend de lui s'inscrivent dans le topos de la courtisane cupide. Le Dis Exapaton confirmerait alors l'existence du vieillard amoureux dans la nea. Sur les liens du Dis Exapaton de Ménandre avec l'actualité politique athénienne et des Bacchides de Plaute avec l'actualité politique romaine, voir infra, p. 472, n. 152 et p. 475. 267 Pl., Cist., 307-308 263 Titinius, 27, à rapprocher par exemple de la dernière scène de l'Asinaria de Plaute. ™ Titinius, 48- I 9 270 Titinius, 25-26. MER,

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La fiancée de Pappus ». Pappus est également mis en scène comme un homosexuel. Un fragment du Pappus praeteritus de Novius montre le vieillard candidat aux élections et prêt à devenir l'objet sexuel de ses partisans271.L'objet passif de !'homosexuel est généralement un puer delicatus. Le grotesque provient du décalage entre l'âge de Pappus et la situation dans laquelle son interlocuteur lui suggère de se mettre. Nous avons vu que !'atellane utilisait des masques caricaturaux, qui devait ajouter au grotesque du personnage. En ce qui concerne !'atellane, il nous faut cependant rester prudent. Il est difficile de savoir dans quelle mesure l 'atellane littéraire était fidèle à !'atellane pré-littéraire et la présence de vieillards amoureux dans !'atellane littéraire ne prouve pas qu'ils aient toujours été présents dans ce genre. «

Ill.2. Plaute, Térence, et le vieillard amoureux dans Les Satires

m.2.1. Le senex libidinosus chez Plaute Le senex libidinosus est un personnage que l'on rencontre chez Plaute, et non chez Térence 272. Il est rattaché à une certaine licentia stylistique et morale.

Le vieillard amoureux est souvent surpris par sa femme chez la courtisane dont il est épris. C'est l'occasion d'une scène de flagrant délit dont nous avons souligné plus haut le caractère grotesque, voire obscène. Effrayé par son épouse furieuse, le vieillard utilise les expressions qui sont habituellement réservées aux esclaves craignant les coups : il devient un personnage grotesque. Il est également volontiers comparé à un animal. Dans la scène finale des Bacchides, les deux courtisanes comparent Nicobule et Philoxène à des brebis, montrant par là qu'en se laissant séduire, ils sont devenus parfaitement inoffensifs et qu'elles sont bien 271 Novius, Pappus Praeteritus, p. 266 R.: ... dum istos inuitabis suffragatores, pater./ prius in capulo quam in curuli sella suspendes natis, que nous traduisons : « quand tu inviteras tes partisans, père. tu poseras tes fesses sur un manche avant de les poser sur la chaise curule.» L'apostrophe pater et le titre de !'atellane ne laissent aucun doute sur l'identité du destinataire de cette réplique. m E. LEFÈVRE,1978 (a), p. 56-58, fait du Chrémès de Plwnnion un vieillard libidineux sous prétexte qu'il entretient simultanément deux foyers, l'un à Lemnos, l'autre à Athènes. Chrémès ne nous paraît pourtant pas relever du type du senex libidinosus tel que nous l'avons décrit dans le chapitre précédent: le senex libidinosus tombe en effet amoureux d'une jeune fille, et le grotesque de la situation tient au contraste entre son âge et l'âge de celle qu'il prétend séduire, ce contraste étant souvent souligné par la rivalité avec son propre fils. La double vie de Chrémès, si elle est immorale. n'a rien de grotesque.

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décidées à les tondre, autrement dit à profiter de leur soudaine passion. La métaphore animale fait partie du comique grotesque, renforcé ici par le choix de la femelle, qui prive nos deux vieillards de leur virilité au moment même ils se sentent repris d'une ardeur juvénile. Dans Cistellaria, le père d 'Alcésimarque n'est pas insensible aux charmes de la courtisane Gymnasie et l'exprime en ces termes : Muliercu/am exornatulam: quidem herc/e scita. Quamquam uetus cantherius sum, etiamnunc, ut ego opino,m.

En filant la métaphore, il invite le public à l'imaginer hennissant et renforce le caractère grotesque que lui confère le désir qui vient de s'emparer de lui. Dans Le Marchand, le vieillard amoureux se tourne également lui-même en dérision en se confiant à son ami Lysimaque : DE. Hodie ire occepi in ludum litterarium. Lysimache, temas scio iam. LY. Quid temas? DE. Amo 214 •

Démiphon souligne ici le contraste comique entre son âge et sa passion juvénile. Il invite le public à l'imaginer ânonnant comme un petit enfant les lettres de l'alphabet. La vision n'est pas moins grotesque que celle du vieillard amoureux et balbutiant qu'on rencontre chez Horace dans la satire II, 3, 274-275. L'intrigue des comédies de Plaute condamne sans appel le vieillard et ses amours : dans l'Asinaria, Déménète est surpris par son épouse, qui le ramène tout penaud à la maison ; dans /es Bacchides, Nicobule et Philoxène se laissent entraîner par les deux courtisanes, incapables de résister à la tentation alors même qu'elles se moquent d'eux et de leur vieillesse ; dans la Casina, Lysidame fait amende honorable auprès de son épouse ; dans le Mercator, Démiphon accepte de céder Pasicompsa à son fils qui l'aime. Le vieillard amoureux est souvent en rivalité avec son propre fils, ce qui souligne le contraste grotesque entre son âge et sa passion juvénile, et les désordres que cette passion entraîne à l'intérieur de la cellule familiale. La condamnation est à la fois morale et sociale. 273 Pl., Cist., 306-307 : « Voici une petite femme bien joliment attifée ... elle n'est pas mal du tout, par Hercule. J'ai beau n"être qu'un vieux bidet. m'est avis que si on me la donnait seul à seul, je serais encore capable de hennir pour cette belle pouliche. » 274 Pl., Men:., 303-304: « Démiphon.- J'ai commencé aujourd'hui d'aller à l'école, Lysimaque ; je sais trois lettres. / Lysimaque. - Comment trois lettres ? / Démiphon. -

A,, m,,o, 'J'aime'.»

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La morale de Plaute cependant n'est pas une morale réactionnaire, défendant le mos maiorum dans toute sa rigidité, mais une morale pleine d'humanité et de compréhension. Le senex libidinosus est un personnage pour lequel Plaute affiche à plusieurs reprises une certaine indulgence. Dans l'Asinaria. le chef de troupe conclut: Hic senex si quid clam uxorem suo animo fecit uolup, neque nouum neque mirum fecit nec secus quam alii soient: nec quisquam est tam ingenio duro nec tam firmo pectore, quin, ubi quicque occasionis sit, sibi facial bene. Nunc si uoltis deprecari huic seni ne uapukt, remur impetrari posse, {si} plausum si clarum datis215 •

Non seulement le poète engage le public à intercéder pour le personnage, mais il affirme que la débauche sexuelle du vieillard n'a rien de scandaleux. Dans la Casina, le chef de troupe invite les spectateurs à applaudir en ces termes : Nunc uos aequomst manibus meritis meritam mercedem dare. Qui faxit, clam uxorem ducet semper scortum quod uolet 216 •

Scortum désigne la courtisane. La précision clam uxorem place le spectateur dans la situation du vieillard libidineux que sa femme risque à tout moment de venir arracher au lieu des plaisirs. Plaute incite le public à l'indulgence : ce que Lysidame a fait, tous les maris rêvent de le faire. Dans le Mercator,Eutychus conclut la comédie par une proposition de loi qui laisse penser qu'il se situe du côté de la censure morale: Immo dicamus senibus legem censeo prius quam abeamus, qua se lege teneant contentique sint. Annos gnatus sexaginta qui erit, siquem scibimus si maritum siue hercle adeo caelibem scortarier, cum eo nos hac lege agemus : inscitum arbitrabimur, et per nos quidem hercle egebit qui suum prodegerit 277. rn Pl., As .• 942-947 : « Si ce vieillard s'est donné du bon temps en cachette de sa femme, il n'a rien fait là de bien neuf, ni d'extraordinaire, ni qui diffère de ce que les autres font. Quel est l'homme de caractère assez ferme, de cœur assez intraitable pour renoncer au plaisir. quand l'occasion se présente? Maintenant, si vous voulez intercéder pour épargner au barbon la bastonnade, applaudissez à tout rompre, et, je pense, vous obtiendrez sa grâce. » 276 Pl., Cas., 1015-1016: « Maintenant, il est juste que vous de vos mains vous donniez aux comédiens méritants une récompense méritée. Celui qui le fera sera toujours sûr d'avoir, à l'insu de sa femme, la belle de son choix. » 277 Pl., Mere:., 1015-1020: « M'est avis qu'avant de nous retirer nous dictions aux vieillards une loi qu'ils soient tenus d'observer, et qui les tienne en bride. (Prenanl le ton du commandement) Tout homme âgé de soixante ans, qu'il soit marié ou même, morbleu! seulement célibataire, dont nous viendrons à savoir qu'il court les filles, nous Je poursuivrons

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La solennité avec laquelle Eutychus énonce cette loi contraste avec son peu de contenu : le seul châtiment que subira le vieillard libidineux sera d'être considéré comme un imbécile et de vivre dans l'indigence, sans pouvoir compter sur le soutien de ses héritiers. Il n •est évidemment nul besoin d'une loi pour appliquer ce châtiment : le vieillard amoureux est un personnage suffisamment grotesque pour que tous le regardent effectivement comme un sot; puisqu'il a dissipé son patrimoine pour satisfaire sa passion, ses héritiers se trouvent eux aussi appauvris et ne pourraient pas le soutenir, même s'ils en avaient l'envie. En laissant croire qu'il veut se montrer sévère et légiférer et en refusant finalement de promulguer une vraie loi et d'imposer une véritable sanction, Eutychus révèle toute la sympathie qu'il nourrit pour ces vieillards pris à leur propre piège et encourage le public à l'indulgence. Cette indulgence s'explique sans doute parce que la passion du senex libidinosus est toujours un égarement passager, qui ne remet pas fondamentalement en cause l'ordre moral et social : dès que ses frasques sont découvertes et que son épouse le morigène, il revient sur le droit chemin et ne soutient pas le conflit comme peut le faire le jeune homme amoureux 278 •

Lorsque Horace introduit le vieillard amoureux dans Les Satires, il introduit donc à nouveau un personnage plautinien associé à une certaine licentia stylistique, dans la mesure où le senex libidinosus est toujours l'occasion de comique grotesque, voire de comique obscène, et à une certaine licentia morale dans la mesure où le poète se montre parfois indulgent pour ses égarements, qui sont passagers. Le vieillard libidineux permet à Horace de condamner les amours des jeunes gens pour les courtisanes sans passer pour un censeur sévère.

m.2.2. Le vieillard et le jeune homme amoureux dans la satire li, 3 Le propos d'Horace dans la satire II, 3 est de mettre en garde son interlocuteur contre les méfaits de toute passion, et notamment de la passion amoureuse. On ne s'étonne donc pas de trouver dans cette satire une parodie de la première scène de L'Eunuque de Térence, scène dans laquelle en vertu de ladite loi: nous déciderons qu'il n'est qu'un sot, et de plus, en tant qu'il dépend de nous, l'indigence atteindra le dissipateur.,. 271 Chez Térence, dans I' Haut., 941 et suiv. et 1024 et suiv., on voit par exemple Chrémès déshériter son fils Clitiphon parce qu'il se ruine auprès de la courtisane Bacchis, et Clitiphon se persuader, face à une telle sévérité, que Chrémès et Sostrata ne sont pas ses véritables parents. Le conflit n'est jamais mené aussi loin entre le vieillard et son épouse, car le vieillard n'est pas en proie à la même passion que le jeune homme.

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