Les chemins de l'Anti-Œdipe

Un ouvrage récent et plusieurs autres interventions retentissantes contribuent actuellement à une nouvelle mise à l'

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French Pages 172 Year 1974

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Table of contents :
Chasseguet-Smirgel - Introduction
Grunberger - Réflexions préliminaires
Freud et l'Anti-Œdipe
Besançon - Freud, Abraham, Laïos
Chiland - Chemins de l'Œdipe à l'Anti-Œdipe
Pour l'Anti-Œdipe
Paramelle - Les auteurs de l'Anti-Œdipe, Freudiens malgré eux
Les chemins pervertis: la reprise d'un préjugé nosographique
Gillibert - Le flux et le reflux: critique de la notion de « schize » et non la « schize » comme critique de la raison
Un malentendu: l'éducation psychanalytique sur les chemins de l'anti-éducation
Bigeault, Terrier - De la psychanalyse à l'anti-éducation
Mélanie Klein et l'Anti-Œdipe
Bégoin - L'Anti-Œdipe ou la destruction envieuse du sein
Anzieu - De la marque laissée sur la Psychanalyse par ses origines
Table des matières
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Les chemins de l'Anti-Œdipe

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Les chemins de lanti-œdipe

JANINE CHASSEGUET-SMIRGEL BELA GRUNBERGER ALAIN BESANÇON COLETTE CHILAND FRANÇOISE PARAMELLE JEAN GILLIBERT GILBERT TERRIER JEAN-PIERRE BIGEAULT JEAN BÊGOIN DIDIER ANZIEU

Sous la direction de J. Chasseguet-Smirgel

les chemins de

l'anti-œdipe

Bibliothèque de Psychologie Clinique

Edouard Privat, éditeur

Ouvrages

de

J. Chasseguet-Smirgel

La sexualité féminine (en collaboration). Editions Payot, Paris, 1964. Traduit en anglais, italien, allemand et espagnol. Pour une psychanalyse de l’art et de la créativité, Editions Payot, Paris, 1964. Traduit en italien.

Tous droits réservés en regard de tout procédé de reproduction intégrale ou partielle (loi du 11 mars 1957 et articles 425 et suivants du Code pénal).

© 1914, Edouard Privat, Editeur 14, rue des Arts Toulouse

Janine Chasseguet-Smirgel

INTRODUCTION

« Toute œuvre procède d’une bonne idée, qui conduit au plaisir de la conception ; la naissance, la réalisation cependant, du moins dans mon cas, ne va pas sans douleur ; car je suis alors face à moimême, comme un juge inexorable devant un prison­ nier étendu sur le chevalet, qu’il contraint à répondre jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à demander. Presque toutes les erreurs et folies ineffables qui remplissent les doctrines et les philosophies me paraissent résul­ ter de l’absence de cette probité. Si la vérité n’a pas été découverte, ce n’est pas faute de l’avoir cherchée, mais à cause de la volonté de découvrir encore et encore à sa place une conception toute faite, ou, tout au moins, pour ne pas heurter une idée chère ; dans ce but, il a fallu employer des subterfuges, à l’encontre de tous et du penseur luimême ; c’est le courage d’aller jusqu’au bout des problèmes qui fait le philosophe. Il doit être comme l’Œdipe de Sophocle qui, cherchant à élucider son terrible destin, poursuit infatigablement sa quête, même lorsqu’il devine que la réponse ne lui réserve qu’horreur et épouvante. Mais la plupart d’entre nous portent en leur cœur une Jocaste suppliant Œdipe pour l’amour des dieux de ne pas s’enquérir

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plus avant ; et nous lui cédons, c'est pour cela que la philosophie en est où elle en est. Comme Odin à la porte de l'enfer interroge sans cesse la vieille pythonisse dans sa tombe sans tenir compte de sa réticence, de ses refus et de ses supplications d'être laissée en paix, le philosophe doit s'interroger lui-même sans merci. Ce courage philosophique cependant, qui correspond à la sincérité et la probité dans la recherche que vous m'attribuez, ne jaillit pas de la réflexion, ne peut être arraché par des réso­ lutions, mais est une tendance innée de l'esprit. » Extrait d'une lettre datée du 11 novembre 1815 adressée par Schopenhauer à Goethe et citée par Ferenczi dans un article de 1912 « La figuration symbolique des principes de plaisir et de réalité dans le mythe d'Œdipe ». Et Ferenczi de faire de Jocaste le paradigme du principe de plaisir, d'Œdipe, celui du principe de réalité. Se référant aux deux principes freudiens régissant les phénomènes mentaux (1911), il rappelle que le principe de plaisir chez les êtres et dans les états primitifs joue le rôle principal et met en œuvre des processus tendant au plaisir par le plus court chemin, en même temps que l'activité psy­ chique rejette les actes qui pourraient conduire aux senti­ ments de déplaisir (refoulement), tandis que le principe de réalité, qui présuppose un plus grand développement et un stade d'évolution supérieur de l'appareil psychique, est caractérisé par le fait que (et là Ferenczi cite Freud) « à la place du refoulement qui exclut une partie des idées comme source de déplaisir, apparaît le jugement impar­ tial qui doit décider si une idée est juste ou fausse, c'est-àdire en accord ou non avec la réalité ». Ferenczi ajoute « Schopenhauer a perçu avec clairvoyance que, même chez un savant, les résistances les plus fortes à une épreuve de réalité libre de préjugés ne sont pas d'ordre

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intellectuel mais affectif » et, dit-il encore « Le complexe d'Œdipe n'est pas seulement le complexe nucléaire des névroses (Freud) ; l'attitude adoptée à son propos déter­ mine les principaux traits de caractère du sujet normal, de même, en partie, que la faculté d'objectivité du savant ». Il n'est pas sans intérêt, me semble-t-il ici, de rappeler que la quête d'Œdipe, sa recherche de la vérité était celle de ses origines, de sa filiation, c'est-à-dire, en dernière analyse la reconnaissance de la double différence des sexes et des générations qui constitue le roc de la réalité. Lorsque j'ai choisi, il y a un an environ, le thème de cette journée, je n'ai pas pensé un seul instant l'axer autour d'une discussion quant à l'existence et au rôle du complexe d'Œdipe pas plus que sur une critique du livre de Deleuze et Guattari. Il me semblait naïvement je l'avoue que lorsqu'on était analyste, lorsqu'on s'était fait analyser on avait acquis à ce sujet cette certitude que confère, et que confère seule, l'expérience vécue et revécue quoti­ diennement avec soi-même et avec les patients et qu'il était vraiment impossible à un analyste ou à un analysé de considérer ses géniteurs comme « des Stimuli de valeur quelconque » pour reprendre une expression qui revient souvent sous la plume des auteurs de l'Anti-Œdipe. Je viens de me taxer de naïveté car depuis le choix de mon sujet, un certain nombre d'indices - ici et ailleurs m'ont amenée à constater qu'il existait des collègues qui étaient prêts à abandonner l'Œdipe (et bien d'autres choses avec) comme ça, tout uniment, sans tour de passepasse, sans prétendre effectuer de retour à Freud, comme si une tendance latente en eux pouvait se donner enfin libre cours à la faveur du soutien et de la caution que leur offrait la publication d'un ouvrage trouvant aisément la faveur d'un groupe. Jeter bas le masque pourrait dis­ siper les malentendus et séparer les analystes des anti­

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psychanalystes, pour reprendre l'expression d'André Green. En fait pour diverses raisons sur lesquelles je ne saurais m'étendre, les choses sont moins simples. Et nous nous trouvons à même de revivre, pour notre compte, la douloureuse expérience faite par Freud à propos des dissidences, expérience qu'il décrit en 1914 dans sa Contribution à VHistoire du Mouvement Psychanalytique. « Les déceptions quelles mont causées auraient pu être évitées... J'avais toujours admis que le pre­ mier contact avec les pénibles vérités révélées par l'analyse était de nature à rebuter, à donner envie de fuir, et je n'ai cessé de proclamer que le degré auquel chacun est capable de comprendre est en rapport avec ses propres refoulements (et avec les résis­ tances qui les maintiennent) qui Vempêchent de dépasser en analyse un point déterminé. Mais ce que je n'aurais jamais cru possible c'est que quel­ qu'un, après avoir poussé sa connaissance de l'ana­ lyse jusqu'à une certaine profondeur, pût renoncer à ce qu'il avait acquis sous ce rapport, le perdre. Et pourtant, l'expérience quotidienne faite sur les ma­ lades, nous a montré la possibilité de la perte totale de la connaissance analytique sous l'influence d'une résistance un peu forte, émanant d'une couche plus profonde. Et j'ai eu l'occasion de m'apercevoir que sous ce rapport, les psychanalystes pouvaient se comporter comme les malades soumis à l'analyse. » J'ai cité ce passage de Freud dans un chapitre de mon rapport sur l'Idéal du Moi où j'ai opposé le long chemin que la psychanalyse propose pour l'accomplissement - très relatif - de l'union entre l'Idéal du Moi et le Moi (c'est-àdire le retour au moment où, à la phase narcissique pri­ maire, le Moi était à lui-même son propre idéal) car l'écart ne sera jamais totalement aboli, et la voie courte

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(celle du principe de plaisir) qu'offrent les mystiques, les idéologies et toutes les formes dissidentes de psychana­ lyse. Mon propos initial a donc été de cerner l'Anti-Œdipe en tant que résistance et d'examiner les facteurs suscep­ tibles d'en expliquer l'apparition à notre époque, en même temps que d'en définir, s'il y a lieu, la spécificité par rapport aux dissidences anciennes, d'en retracer, s'il y a également lieu, la filiation par rapport à ces dissidences, d'en dégager les prodromes, d'où le nom donné à cette journée : « Les Chemins de l'Anti-Œdipe ». Malgré donc les indices dont je parlais tout à l'heure et qui me font douter de l'existence au sein même de notre groupe d'un consensus aussi entier que je le pensais en ce qui concerne la place centrale de l'Œdipe dans la psyché humaine, je n'en ai pas moins persévéré dans mon propos c'est-à-dire dans la tentative d'examiner l'AntiŒdipe en tant que résistance. Les collègues à qui j'ai demandé de venir nous offrir le fruit de leurs réflexions ont librement choisi leur sujet. Il m'est arrivé de suggérer un thème que certains ont bien voulu accepter alors que d'autres m'ont au contraire fait part de leur préférence pour l'examen d'un autre problème. Ainsi il ne s'est trouvé personne qui ait eu envie de parler de Lacan ou de Reich voire de Jung dont la démarche me semblait personnellement significative dans notre perspective, mais plusieurs collègues se sont rencontrés dans un désir commun d'aller chercher les prémisses et les fondements de l'Anti-Œdipe chez Freud lui-même. Ce qui, à leurs yeux ne constitue pas une justi­ fication de l'Anti-Œdipe mais la reconnaissance, me semble-t-il, d'une tentation anti-œdipienne en nous tous. Tel n'est pas tout à fait le cas de l'un d'entre eux qui a plutôt cherché à cautionner l'Anti-Œdipe à la lumière de l'article de 1908 « La morale sexuelle civilisée » dont il peut être intéressant de rappeler que Reich ne se conso­

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lait pas de constater que Freud en avait abandonné les idées et l’esprit. A propos de Reich - dont on peut penser qu'il est le principal ancêtre de l’Anti-Œdipe - je signale qu'un col­ loque de la Société aura lieu sur son œuvre en 1974. Enfin je regrette beaucoup que les ennuis multiples que Bêla Grunberger a eu à la suite de son accident nous privent d'une contribution substantielle de sa part. Il a en effet tenu en Février 1967 une conférence intitulée « L'enfant au trésor et l'évitement de l’Œdipe » publiée dans son livre Le Narcissisme dans laquelle il dégageait un cer­ tain nombre de facteurs montrant une tendance contem­ poraine à « éviter l'Œdipe », tendance propre à l'adoles­ cence mais se prolongeant selon lui de nos jours bien au-delà de cette période, en même temps qu’il la rappro­ chait de théories psychanalytiques alors en vogue. On peut dire qu’il avait ainsi senti l'existence de l’Anti-Œdipe dans les faits, avant même que ces faits n'aient trouvé de porte-parole leur apportant une justification théorique. La liberté de choix conférée ainsi aux auteurs les amènera à laisser hors de leur champ un certain nombre de pro­ blèmes, de facteurs. Ce que nous y perdrons en extension, nous le gagnerons, je l’espère, en profondeur et les sec­ teurs non examinés pourront faire l’objet de réflexions personnelles ou collectives ultérieures. Avant de céder la parole à mes collègues, je voudrais, pour ma part, revenir à la citation de Schopenhauer faite par Ferenczi et au problème de la résistance au service du principe de plaisir telle que, selon l’auteur, on la trouve au sein même du mythe d'Œdipe personnifiée par Jocaste, et pendant un instant je voudrais rappeler cer­ taines formulations freudiennes concernant la toute pre­ mière distinction entre le Moi et le Non Moi, entre le Sujet et l’Objet, entre l’Intérieur et l’Extérieur. Dans Les Pulsions et leur Destin (1915), Freud montre que, sous

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l'effet du principe de plaisir, le Moi introjecte les objets pour autant qu’ils sont des sources de plaisir et rejette ce qui au-dedans de lui-même est source de déplaisir (les excitations pulsionnelles) de manière à les traiter selon le schéma de la fuite (projection). Il forme de ce fait un « Moi-plaisir-purifié ». « Le Moi a ainsi détaché de lui-même une partie qu'il projette dans le monde exté­ rieur et qu'il ressent comme hostile ». Le Moi-Sujet coïn­ cide donc avec le plaisir, le Monde extérieur avec le déplai­ sir. Si bien que l’extérieur, l'objet, la pulsion se confondent à ce stade et sont pareillement haïs. Si par la suite l’objet est source de plaisir il est aimé et aussitôt introjecté, devient donc partie du Moi et s’assimile par conséquent au Moi-plaisir-purifié. La haine en tant que relation à l’objet est plus ancienne que l’amour. Dix ans plus tard dans « la Négation » il montrera que le prototype de l’amour est l’acte d’avaler (introjection), celui de la haine, l’acte de cracher (projection) répétant dans le langage de la pulsion orale la description du pro­ cessus lié au stade du Moi-plaisir-purifié. Il dit à nouveau qu'« au tout début le monde extérieur, l’objet et ce qui est haï sont identiques ». Dans Au-delà du principe de plaisir, en 1920, il avait comparé l'ensemble de l’organisme à une boule protoplasmique indifférenciée de substance irritable. La surface de cette boule orientée vers le monde extérieur, se trouve différenciée du fait même de son orientation et sert d’organe destiné à recevoir les exci­ tations. Freud appelle cette surface différenciée la couche corticale et fait appel à des comparaisons avec l'embryo­ logie et la physiologie nerveuse que je mentionne seule­ ment pour mémoire. Ce qui, par contre, nous retiendra, c’est l’hypothèse selon laquelle la surface extérieure de la couche corticale, exposée aux excitations venues du dehors, devient membrane protectrice destinée à amortir l'intensité de ces excitations avant qu’elles ne parviennent

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aux couches profondes irritables ; c’est la théorie du pareexcitations. La membrane corticale de protection devien­ dra le système conscient (C.S.)· Cette membrane n’est pas seulement orientée vers le dehors, c’est-à-dire vers le monde extérieur, mais, par sa face interne, elle reçoit les excitations venues du dedans. Elle se trouve donc à la limite qui sépare le dehors du dedans. Or, si ces exci­ tations venues du dehors, vers le système C.S. sont amor­ ties par la membrane protectrice, il n'en est pas de même des excitations internes qui ne rencontrent aucune bar­ rière à leur pénétration dans le système C.S. « De là naît une tendance à traiter ces excitations provenant de l’intérieur comme si elles étaient d’origine extérieure afin de pouvoir leur appliquer le moyen de protection dont l'organisme dispose à l’égard de ces dernières. Telle serait l’explication de la projection. » Si je me suis permis de rappeler ces formulations bien connues c'est qu'elles me semblent fournir un modèle explicatif de toutes les dissidences psychanalytiques qui, à des degrés divers il est vrai, tendent à réduire le conflit, c'est-à-dire l'aspect dynamique du psychisme, à une lutte entre un Moi-plaisir-purifié et un extérieur menaçant et envahissant, à évacuer le conflit interne et à le remplacer par des contraintes ou comme on dit aujourd’hui, la répression. Toutes les dissidences me paraissent être rousseauistes, à des degrés divers là encore. Le Moi-plaisirpurifié c'est l’homme bon de Rousseau. L'inconscient collectif de Jung qui transcende l’inconscient individuel, la Société patriarcale de Reich, le langage et le désir de la mère de Lacan, les psychanalystes alliés au capitalisme des auteurs de l'Anti-Œdipe sont autant d’avatars de la société, instauratrice de la propriété privée - qui vient polluer la bonté naturelle de l’homme chez Rousseau - et plus profondément du monde extérieur haï, contemporain

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du stade du Moi-plaisir-purifié. L'homme arrive au monde pour les dissidences, comme une outre vide que viennent remplir et envahir des formations externes conçues comme totalement étrangères au sujet, voire à l'homme lui-même, comme si toutes ces formations, qui sont pour­ tant des manifestations humaines, étaient nées ex-nihilo, sans racines pulsionnelles. Le Moi-sujet - Moi-plaisirpurifié est alors aux prises avec un extérieur terrifiant, véritable machine à influencer, et devient l'objet d'une possession comme par un Dibbouk. Le Moi au stade du Moi-plaisir-purifié est un Moi paranoïaque, (position schizo-paranoïde de M. Klein). Les dissidences me sem­ blent donc avoir au moins un point commun : elles obéissent au principe de plaisir en tentant l'évacuation des pulsions primaires et donc du conflit interne. Telles Jocaste, elles nous conseillent de fermer les yeux sur la réalité psychique et nous déchargent ainsi d'un insup­ portable fardeau ; c'est pour cela que nous sommes tous, à des degrés divers là encore, soumis à la tentation constante de nous écarter de la psychanalyse freudienne, et je voudrais rappeler ici une phrase de Jones défendant l'œuvre de Mélanie Klein, œuvre qui, sur le point que j'ai touché, me semble inattaquable : « Il riy a pas de danger que les analystes négligent la réalité externe, tandis qriil est toujours possible pour eux de sous-estimer la doctrine de Freud de Vimportance de la réalité psychique. » Journée d'étude : Les chemins de l'Anti-Œdipe, 3 juin 1973

Bêla Grunberger

RÉFLEXIONS PRÉLIMINAIRES

J’ai souvent insisté, par exemple dans « l’Œdipe et le narcissisme », sur le fait que l'enfant qui cherche à conser­ ver l’illusion de son intégrité narcissique, nie la réalité de sa vie post-natale. C'est pourtant cette réalité qui l’insère obligatoirement dans la situation œdipienne. Rappelons, en effet, que l’Œdipe est lié à la longue dépen­ dance vécue par l’enfant du fait de sa néoténie. Rappelons également que si l’homme est néoténique à sa naissance il ne l'a pas été durant sa vie fœtale et que, de ce fait, il passe pour ainsi dire en naissant, du règne animal au règne humain. Cette longue dépendance, son impuissance à s’aider lui-même (la Hilflosigkeit de Freud) donne un fondement biologique à l'attachement qu'il a pour ses parents, en même temps que sa prématu­ ration aboutit - à mon sens - à la création de la barrière de l’inceste. La néoténie est ainsi tout à la fois à l'origine de la fixation incestueuse, en même temps qu’elle interdit la réalisation des désirs qui lui sont liés. Elle est donc créatrice d’un conflit fondamental spécifiquement humain que nous connaissons précisément sous le nom de com­ plexe d’Œdipe. Celui-ci constitue par conséquent la trace ineffaçable de l'infériorité congénitale de l'être humain. Le principe de plaisir peut donc chercher à écarter les

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conflits qui s'attachent au complexe d’Œdipe au moyen de différents mécanismes de défense, non seulement en raison de la culpabilité qui lui est liée et qui constitue le facteur le plus classiquement mis en cause, mais égale­ ment en raison de la blessure narcissique inhérente à son existence. La négation de l’Œdipe constitue, de ce fait, non seulement celle de la culpabilité qui lui est attachée mais bien plus encore celle de la blessure narcissique résultant de l’impuissance primaire de l'enfant et de l’anachronisme entre le désir œdipien et l’aptitude à le satisfaire. Toute la réalité douloureuse de la condition humaine est ainsi annulée. Réalité qui implique l’incomplétude, le conflit, ainsi qu'une longue et difficile matu­ ration. A la place s’instaure le fantasme d’une félicité absolue possible, semblable à celle que le fœtus a connue et qui est vécue a postériori comme une union aconflictuelle avec la mère. Mais le vocable « mère » lui-même est tellement chargé de conflits, en raison du destin post­ natal de la relation de l'enfant à la mère entraînant le déplaisir, que doit lui être substituée la notion préten­ dument non-symbolique de la « coextensivité de l'homme et de la nature » postulée par les auteurs de l’Anti-Œdipe. On comprend donc que l'existence du complexe d’Œdipe puisse être l'objet d’attaques et que les analystes qui mettent l'homme face à sa misère intrinsèque - qui le conduit, il est vrai aux plus hautes réalisations, mais ceci est une autre histoire - soient tout à la fois craints et vilipendés. Il est par ailleurs tentant, voire nécessaire pour cer­ tains, par delà leurs résistances mêmes, d’être acceptés par le groupe et d’éviter l’opprobre. Ceci peut les amener à « trop sacrifier à l’actualité » comme le disait Freud de Jung, fier d’avoir fait davantage accepter la psychanalyse en la débarrassant de la « poubelle de la sexualité infan­ tile ».

RÉFLEXIONS PRÉLIMINAIRES

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Pour terminer, je voudrais vous raconter une histoire dont je garantis l'authenticité : un malade, chiffonnier de son état, était venu me trouver il y a quelque vingt ans pour une analyse. C'était à une époque où la psychanalyse était fort peu répandue et l'ignorance de mon patient concernant les concepts freudiens, totale. Au bout d'envi­ ron six mois de traitement il me raconta qu'il allait au Louvre copier des toiles de maîtres. Poussé par une curio­ sité contre-transférentielle que je ne sus réfréner, je lui demandai quel était le tableau qu'il reproduisait. Il me répondit : « l'histoire du Roi Œdipe, vous connaissez ? »

Freud et FAnti-CEdipe

Alain Besançon

FREUD, ABRAHAM, LAIOS

Nous tenons le complexe d’Œdipe pour une découverte à la fois biologique, anthropologique, culturelle, et c’est bien ainsi que Freud l’entendait. Je laisse à plus compé­ tent que moi le soin de l’approfondir aujourd’hui. Je ne voudrais scruter qu’un seul point, qui jusqu’à une date récente me paraissait aller de soi et qui me semble main­ tenant mériter réflexion : l’association qu'a opérée Freud entre le phénomène découvert et un monument particu­ lier de l’histoire littéraire, une tragédie de Sophocle, Œdipe Roi. La question que je me pose devant vous, en laissant au débat de tout à l’heure l’honneur des réponses, est celle-ci : quelle signification donner à ce choix d'Œdipe pour nommer le complexe et de quel poids ce choix a-t-il pesé sur l'évolution de la psychanalyse ? Sur le fait de l'association du complexe et de la tragédie, il n’y a pas de doute. Elle apparaît dans la fameuse lettre à Fliess du 15 octobre 1897 : « Il ne m'est venu à l'esprit qu’une seule idée ayant une valeur générale. J'ai trouvé en moi comme partout ailleurs des sentiments d'amour envers ma mère et de jalousie envers mon père, sentiments qui sont communs à tous les jeunes enfants... S'il en est bien ainsi on comprend, en dépit de toutes les objections rationnelles qui s’opposent à l’hypothèse d’une inexorable

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fatalité, l'effet saisissant d'Œdipe Roi. La légende grecque a saisi une compulsion que tous reconnaissent parce que tous l'ont ressentie. Chaque auditeur fut un jour en germe, en imagination, un Œdipe et s'épouvante devant la réali­ sation de son rêve transposé dans la réalité, il frémit suivant toute la mesure du refoulement qui sépare son état infantile de l'état actuel ». Après Œdipe, Hamlet est cité. Dans la Science des Rêves, l'aveu personnel, pour la première fois publié, se transforme en aventure univer­ selle. La médiation entre la faute individuelle et la fatalité « qui frappe tous les hommes sans exception » est assurée par Œdipe Roi, figure interprétante, et par Hamlet, figure interprétée. Dans les T rois essais sur la sexualité, la recon­ naissance du complexe d'Œdipe devient, par un curieux rapprochement d'un mot hébreux et d'un mot grec, le Shibboleth qui divise les partisans et les adversaires de la psychanalyse. Comme le remarque justement Starobinski, c'est par le recours au modèle œdipien que la sub­ jectivité de Freud s'objectivise (Moi, c'est comme Œdipe) tandis que le mythe antique se subjectivise (Œdipe, c'était donc nous tous). « La compréhension de soi, dans l'autoanalyse n'est possible que comme reconnaissance du mythe, et le mythe, ainsi intériorisé, sera désormais lu comme la dramaturgie d'une pulsion ». Œdipe donne forme à l'hypothèse heuristique de la psychanalyse : Ham­ let c'est encore Œdipe, et le névrosé c'est Hamlet. Œdipe scelle un crampon entre psychanalyse et culture, puisque, comme l'écrivait récemment Marthe Robert dans un livre inspiré, « il n'y a pas de fiction, pas de représen­ tation, pas d'art de l'image qui n'en soit en quelque ma­ nière l'illustration ». Par Œdipe, la psychanalyse hérite de la culture universelle ou montre avec elle une compta­ bilité telle quelle en est garantie. Les preuves de la psy-

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chanalyse sont pour Freud indissociablement des preuves cliniques et des preuves littéraires. Mais alors se repose la question : pourquoi, entre toutes les œuvres, avoir choisi Œdipe et quelle coloration donne à la vision psychanalytique entière ce choix particulier ? Il serait conforme à la tournure d esprit psychanaly­ tique de nous reposer la question sous la forme suivante : ce choix ne recouvre-t-il pas un autre choix refusé, ne masque-t-il pas une exclusion ? En effet, il existe d'autres histoires types qui ont servi à régler les rapports des générations. Les Grecs avaient Homère : « Souviens-toi de ton père, Achille semblable aux dieux ! » La piété filiale d'Ulysse ou d'Enée avaient dans la paideia de l'enfant grec ou latin une autorité plus grande que celle de la tragédie. Mais Freud par naissance disposait d'une histoire de même valeur, celle d'Abraham. Eh bien je supposerai que c'est elle qui forme le négatif refoulé et caché de celle d'Œdipe. Très bien cachée. Dans l'index de la Standard Edition, le nom d'Abraham figure en tout et pour tout deux fois, au tome xvn et au tome xxm et dernier. La première mention se trouve dans L'Homme aux Loups. La voici : « Le petit garçon pressentait ainsi Vambivalence des sentiments envers le père sous-jacente à toutes les religions, et attaquait sa religion à cause du relâchement du rapport entre le père et le fils quelle impliquait. Naturellement son opposition cesse bientôt d'être un doute de la vérité de la doctrine et se retourne en échange, directement, contre la personne de Dieu. Dieu avait traité son fils d'une manière dure et cruelle, mais il n'était pas meilleur envers les hommes. Il avait sacrifié son fils et exigé la même chose d'Abraham. » La seconde mention, dans la première partie de Moïse et le Monothéisme, est pour dénier à Abraham l'institution

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de la circoncision, laquelle est attribuée à Moïse, l'Egyptien. Le point commun entre les deux passages me paraît l'association entre un déni de paternité et un déni de l'Alliance. Dans le premier passage, Dieu exige d'Abraham qu'il sacrifie son fils, sans plus, comme si justement l'Alliance ne comportait pas qu'il fût épargné. Abraham est père, par la chair. Moïse n'est qu'un législateur. Le déplacement de l'un à l'autre signifie que le peuple juif n'a pas de père, qu'il n'est qu'un fragment converti d'un peuple anonyme. C'est par la circoncision qu'Abraham devient père. En la lui déniant, Freud rejette aussi sa récompense, la survivance à jamais de la postérité d'Abraham. Ce n'est pas la même chose d'être père selon la chair, et père, comme Moïse, selon le livre. Il ne suffit pas de croire au livre pour faire partie du Peuple. Il faut encore entrer charnellement, par la circoncision, dans la filiation d'Abraham. Mais Freud, père de la psychanalyse, c'est-à-dire d'une initiation doctrinale mais non charnelle, s'est identifié à Moïse, et à un Moïse radi­ calement séparé d'Abraham. La rencontre de Freud et de Moïse a pris la forme ambiguë d'un colloque solitaire avec une image taillée du prophète, ornant le tombeau d'un pape dans une église romaine. Cela eut lieu dans ce séjour conquérant de douze jours à Rome, « point culminant de ma vie » avoue Freud, le 5 septembre 1901 dans l'après-midi. « Toujours, écrit-il anonymement en 1914, j'ai essayé de tenir bon sous le regard courroucé et méprisant du héros. Mais parfois je me suis alors prudemment glissé hors la pénombre de la nef comme si j'appartenais moi-même à la racaille sur laquelle est dirigée ce regard, racaille incapable de fidélité à ses convictions et qui ne sait ni attendre ni croire, mais pousse des cris d'allégresse dès que l'idole illusoire lui est rendue. »

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Moïse, selon Freud, retient son geste de colère et de destruction. L’apostat ne sera pas châtié. Comme l’écrit David Bakan : « Si Freud se considère comme le nouveau législateur, alors il doit être comme Moïse le législateur antérieur dont il doit prendre la place ». Le fantasme est donc celui d’un renversement de Moïse, accompagné dé­ fensivement d'un fantasme de Moïse indulgent qui se laisse faire. Mais le Moïse de Saint-Pierre-ès-liens est un Moïse approprié par les gentils - ce qui forme transition vers la première grande thèse du dernier ouvrage de Freud : Moïse est un étranger, un gentil. De ce fait le peuple juif n’est plus l'élu de Dieu, par Abraham, mais l’élu de Moïse, selon le bon plaisir de la loi dont Moïse est l’auteur. La loi est ainsi fortement dévalorisée puisqu'elle apparaît comme un joug arbitraire placé sur les Juifs - et à travers eux sur tous les hommes mais dont ils ne sont pas responsables puisqu’elle leur vient d’un étranger. La loi a perdu son autorité divine en se dégradant au rang d'un simple surmoi extérieur. Freud l’abolit en en dévoilant le sens caché. En quoi il est le nouveau Moïse, non celui de la Loi, mais celui de l’Exode, un libérateur par rapport à une loi de pure oppression égyptienne. C'est à cette profondeur que plongent les racines de ce concept à mon avis dangereux de révolution psychanalytique. L’autre thèse est celle du meurtre de Moïse par les Juifs. Irascible, violent, Moïse suscite la rébellion et fina­ lement le « libérateur » subit « le même sort qu'Ikhnaton, le sort réservé à tous les despotes innovateurs ». Ici, une parenthèse. Freud se donne comme le troisième innova­ teur, après Copernic et Darwin, ayant infligé une blessure narcissique à l'humanité commune. En fait la proposition ne résiste pas au plus court examen. L’histoire montre au contraire que c’est sur la base de chacune de ces

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grandes découvertes que l'homme a cherché à se poser, d’un degré de plus, maître et possesseur de la nature ; avec la psychanalyse, de sa nature. On peut donc suppo­ ser que ce qui est craint et défensivement projeté sur le peuple, est le talion d'en haut, du monarque détrôné. Dieu, Pharaon, Moïse. La faute de l'innovateur n’est pas d'avoir humilié les enfants dans leur orgueil natif, mais les pères, le Père et finalement ce Jahvé que Freud présente comme naissant d'un dieu tribal, « sinistre et sanguinaire démon qui rôde pendant la nuit et redoute la lumière du jour ». Acheronta movebo... Dénégation de la paternité d’Abraham ; dissociation de Moïse et du peuple juif ; meurtre de Moïse et accession à sa place de Freud ; menace pesant sur le nouveau Moïse non de la part du père, mais de ses enfants, les disciples dissidents et tous ceux qui refusent le message psycha­ nalytique : telles sont les manœuvres inconscientes (pré­ conscientes plutôt) de Freud autour de Moïse. La même ambivalence se marque-t-elle envers la Loi ? Le génie de Freud est d’avoir aperçu un arrangement commun à la culture et à la psyché de l'homme malade confié à ses soins, puis d’avoir compris cet arrangement à travers une expérience héroïquement conduite de son propre cœur. Cet arrangement est en forme de Loi dont la transgression amène la ruine du sujet et l’impossibilité d’une création féconde dans la culture. Elle se rattache directement à l'un des commandements de la Thora. Il n’est pas exagéré de décrire la cure psychanalytique comme une mise à l’épreuve de la vie entière du sujet à travers le commandement « Honore ton père et ta mère afin que se prolongent tes jours sur la terre que te donne Jahvé, ton Dieu ». (Ex. XX, 12). Que la première partie du verset ait été implicitement reconnue a suffi pour installer Freud au cœur de la véritable anthropologie, déformée par un siècle de scientisme. Il s’en est suivi une étonnante

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percée du savoir et les découvertes de Freud, du moins à mon avis, entrent de plein droit dans la science et sup­ portent les clauses de limitation et de précarité qui pèsent sur toutes les découvertes scientifiques dignes de ce nom. Toutefois Freud ne prend en compte que la première partie du verset. La seconde - que te donne Jahvé ton Dieu - implique en effet une théologie d'un Dieu miséri­ cordieux à laquelle il ne peut adhérer. La théologie de Freud - je rappelle qu'il n’est pas nécessaire de croire en Dieu pour avoir une théologie, il suffit d'en avoir une représentation - s’écarte sur ce point de la bible judaïque. Son dieu vindicatif, sa conception de la foi, telle qu’il l’expose à la fin de son Moïse dans les chapitres sur les « progrès de la spiritualité » et « le renoncement aux ins­ tincts », me paraît s’inscrire dans une tradition hyperaugustinienne, hyper-luthérienne. Etranger à la bible, il est étranger aussi à l’aimable et sensuelle Vienne de Mo­ zart et de la galanterie. Cela pourrait expliquer que la psychanalyse se soit d'abord répandue dans les pays pro­ testants plutôt que catholiques. Freud promet une libé­ ration, mais dans le cadre maintenu d’une théologie d’un dieu numineux et redoutable avec lequel il est bien dif­ ficile de s’entendre. Mais Freud prend ses modèles en dehors de la bible. Tout se passe comme si elle était encadrée et occultée par deux grands mythes, l’un antérieur à elle, l'autre posté­ rieur. En même temps qu’il se débarrasse de l'Ecriture, Freud éprouve le besoin de confectionner l'ébauche d’une nouvelle, d'une deutéro-écriture. Je ne crois pas qu’on ait remarqué que Totem et Tabou forme une sorte de nouvelle Genèse, et Moïse un second Exode, bâtis tous deux sur le patron darwinien de la horde primitive. Mais le mythe premier, celui du Père de la Horde, est inter­ prété par le second, qui est grec. Darwin et Sophocle se prouvent l’un par l'autre. L’héritage juif est refusé.

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Pourquoi cette extraordinaire ambivalence ? D’un côté Freud manifeste de façon éclatante la fécondité du ju­ daïsme en retrouvant l’esprit vivant de la Thora (au moins d’un demi verset) et de l’autre il écrit avec son Moïse une sorte de question juive, moins antisémite que celle de Marx mais dont il avoue lui-même la teneur anti-judaïque. David Bakan a imaginé un Freud dissimulateur. Mais il ne suffit pas d’un parallélisme avec le Sabbataïsme ou le Frankisme pour prouver une affiliation. Les religions possèdent, à côté de l'orthodoxie, des frayages hétéro­ doxes en nombre limité et le déviant est presque forcé de les emprunter, qu’il s'en rende compte ou pas. Faut-il chercher du côté de l'enfance ? Il y a un souvenir, en tout cas, qu'on ne peut négliger : le chrétien qui envoie dans la boue le bonnet de Jacob Freud en criant « Juif, descends du trottoir » et la résignation peu glorieuse de la victime. On comprend que Freud ait réagi en fuyant ce monde judéo-chrétien peu supportable. Il transpose d’abord le conflit religieux en conflit national : Carthagi­ nois contre Romains. Enfin il trouve un pays où ce conflit n’existe pas et il s’y fixe spirituellement. Il écrit en grec son journal d’adolescent, il y va de sa prière sur l’Acro­ pole, il collectionne les objets de fouille, enfin il recentre toute sa vie et toute son œuvre autour d’une tragédie grecque. Entendons-nous bien. En soi, un modèle culturel est neutre. L’invention des hommes a donné au petit nombre des phénomènes inconscients un grand nombre de fables symboliques structurellement équivalentes. Ces fables signifient chacune plusieurs choses dans des ordres dif­ férents. Vernant veut réfuter la lecture psychanalytique du mythe d’Œdipe en lui opposant la fonction politique que ce mythe assume dans l'ancienne Grèce. En admet­ tant que telle fût la seule fonction perçue par les Grecs, cela ne ruine pas l'herméneutique freudienne. L’efficace

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politique du mythe peut fort bien s'alimenter aux maté­ riaux psychiques mobilisés par son évocation. Et il n'est pas nécessaire d'être Grec et de vivre au temps de So­ phocle pour en être ému. A preuve, Freud. Et nous tous. Mais dans le cas de Freud, si le modèle est neutre, le choix ne l'a pas été. Il y a eu, pensons-nous, opposition entre un modèle natif, celui d'Abraham et un modèle acquis, Œdipe. En quoi sont-ils différents ? D'abord l'histoire d'Abraham est centrée sur le père, celle d'Œdipe, sur le fils - bien que dans l'un et l'autre cas, fils et père soient symétriques. Il s'en suit que si l'histoire d'Œdipe est centrée sur la castration, celle d'Abraham, prise du côté paternel, est centrée sur la stérilité. Que Sarah ne joue pas le rôle séducteur de Jocaste ne signifie pas que le modèle abrahamique soit incomplet. Si le triangle ne se constitue pas c'est que le conflit qui lui donne naissance n'est pas noué. Sarah est bien présente, mais n'entre pas en opposition à la volonté du père en ce qui concerne l'enfant, lequel échappe ainsi à la tragédie. Finalement telle est la différence essentielle entre les deux histoires que l'une constitue un modèle positif de résolution tandis que l'autre forme l'exemple négatif d'une crise mortelle à quoi la psychanalyse four­ nira sa propre solution. Abram est vieux. Il a conquis son territoire en Canaan, il est puissant et riche. Mais il n'a pourtant rien : « Ado­ nai* Jahvé que peux-tu me donner alors que je m'en vais sans enfant ? » Alors Jahvé : « Regarde vers les cieux et compte les étoiles si tu peux les compter... Ainsi sera ta race ». La promesse est crue par Abram et scellée par un sacrifice d'animaux. Saraï propose alors la procédure coutumière de l'engendrement par l'intermédiaire d'une servante. Agar engendre Ismael. Puis sur l'initiative de Jahvé l'alliance s'approfondit par la circoncision. Abram devient Abraham, Saraï, Sarah et l'alliance est promise

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au fils de celle-ci, Isaac, sans pourtant qu'Ismael soit abandonné puisque lui aussi, quoique chassé, sera le père d'un grand peuple. Vient enfin, troisième temps de l'Alliance, l'épreuve du sacrifice, après quoi la promesse est réitérée sous la forme la plus solennelle : « Je multi­ plierai ta race comme les étoiles des cieux et comme le sable qui est sur le rivage de la mer, si bien que ta race occupera la Porte de ses ennemis. En ta race se béniront toutes les nations de la terre, parce que tu as écouté ma voix ». En réponse à la parfaite obéissance au Père, la fécondité prend une extension véritablement cosmique. L'épisode peut être lu dans une herméneutique freu­ dienne, c'est-à-dire œdipienne. Ainsi l'a fait très ingé­ nieusement Rosolato. Le souhait de meurtre du père habite Abraham et se déguise en obligation de tuer son fils. L'attaque contre la paternité se transforme en sacri­ fice de la filiation. En fin de compte le meurtre tombe sur l'animal, figure voilée du père, substitut explicite du fils et symbole du pénis. Dans le sacrifice se rétablit la continuité des générations et la puissance phallique assu­ rant la lignée. Oui, mais c'est forcer, à mon avis, le sens obvie du texte. Le sacrifice des premiers nés, coutume de Canaan, est précisément ce qui est aboli par l'Alliance. La pédagogie divine consiste à persuader Abraham que son dieu n'est pas le dieu méchant qu'il aurait peut-être de bonnes raisons psychologiques d'imaginer. Elle consiste à substituer au système rigoureux de l'échange un régime de la gratuité et du don venu d'en haut. Tout se passe comme si Abraham ne devenait capable d'être père qu'au moment où il accepte d'être fils du père dont il est enfin en mesure d'accepter le don : « la terre que Jahvé te donne ». Ainsi se fixe, dans une obéissance qui ne devient pas œdipe négatif parce que le conflit est résolu en principe, la chaîne des générations. Dans tout cela rien de tragique. La transgression n'est pas fatale. D'une

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alliance à l'autre, de Noé à Abraham et d'Abraham à Moïse, à l'infidélité filiale répond la miséricorde pater­ nelle et tout en somme finit bien. Dans un sens très élevé, le modèle biblique est comique. Tragique au contraire le modèle choisi par Freud. Sa théologie implicite est celle de Canaan et le père de la horde, un Baal. La transgression est inscrite dans le destin et elle est punie de mort. Le paradigme du père est Laïos, le père qui abandonne et cherche à tuer son enfant. La stérilité qui frappe Thèbes n'est pas levée puisque la maison d'Œdipe s'éteint dans le fratricide. Le conflit psychique, isolé par Freud en lui-même et chez ses patients a donc été coulé dans la forme de la tragédie. Cela a été de grande conséquence parce que les genres littéraires ont leur loi et que la psychanalyse a dû s'y conformer. Freud a écrit que la tragédie d'Œdipe se déroule comme une psychanalyse. La proposition peut être retournée et c'est le déroulement de la cure qui imite celui de la tragédie. La cure psychanalytique consiste à revivre complète­ ment une longue et importante histoire, dans le langage approprié, avec mise en scène des personnages, et qui, suscitant les affects correspondants, les purge de ce qu'ils avaient de dangereux. Je viens de transposer, sans effort, la définition de la Poétique d'Aristote : « La tragédie est limitation d’une action de carac­ tère élevée et complète, d’une certaine étendue, dans un langage relevé d’assaisonnements d’une espèce particulière suivant les diverses parties, imitation qui est faite par des personnages en action et non au moyen d’un récit, et qui, suscitant pitié et crainte, opère la purgation propre à pareilles émotions. » Purgation : le mot est emprunté au vocabulaire médical. La tragédie, tout comme la psychanalyse, et au contraire de la vie réelle, permet d'éprouver les émotions extrêmes

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provoquées par son déroulement « sans dommage pour nous, écrit Aristote, et avec plaisir ». Il y a là pour l'âme une catharsis, c'est-à-dire une médication, un traitement, une hygiène. Le sens véritable du mot catharsis était depuis la Renaissance l'objet de débats passionnés. On lui dormait d'habitude un sens moral. La démonstration du caractère strictement médical et moralement neutre du mot catharsis a été apportée en 1857 dans les Mémoires de l’Académie de Breslau par un philologue allemand. Il s'appelait Jacob Bernays et est devenu l’oncle par alliance de Freud. Selon Bernays la catharsis procure une satisfac­ tion, un soulagement accompagné de plaisir. Elle dérive d’une conception plus générale qui remonte par Platon à Démocrite, d’un traitement omoion pros to omoion, du même par le même. C’est pourquoi, dit Aristote, catharsis et mimésis sont liés dans la tragédie. Elles le sont aussi dans la psycha­ nalyse. Le patient revit son aventure à l’aide d’acteurs qui sont les imagos projetées sur le psychanalyste au moyen du transfert. Son aventure obéit à un scénario qui permet chez le psychanalyste d'abord, chez le patient ensuite, la compréhension, la reconnaissance (presqu’au sens d’Aristote) enfin la guérison et ce scénario est celui d’Œdipe. La catharsis du divan est plus longue, plus violente que celle du théâtre, mais elle est aussi « sans dom­ mage » et génératrice de plaisir. Mais une fois le « sou­ lagement » acquis et quand le moment est venu de prendre congé et de rentrer chez soi, que devient le spectateur et patient ? C’est ici, un peu tardivement, que je rejoins le sujet de notre journée, l'Anti-Œdipe. « Œdipe roi, écrit Freud, est une tragédie du destin » (Science des rêves). Dans la lettre à Fliess, il parle d’une « inexorable fatalité ». Dans son autobiographie de 1925,

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il couple Œdipe, à la fois tragédie du destin et loi du devenir psychique, avec Hamlet, tragédie du caractère. La névrose est un fatum que la psychanalyse inventorie comme tel sur le patron de la tragédie. Mais le fatum tragique est par définition sans issue. Une foi que le conflit psychique aura été exorcisé par la mimésis cathartique de la psychanalyse, restera en place la situation même qui a été à l’origine du conflit, qui a perdu son efficace maléfique mais qui n’a pas été pour autant résolue. C’est pourquoi la vie post-psychanalytique oblige à revivre indéfiniment le même argument scénique, toujours reconnu, quoique toujours affaibli, toujours nommé. Destinée à courir en rond sans s’écarter du cercle tragique, la psychanalyse est interminable. A partir de là, plusieurs attitudes sont possibles et c'est l’histoire du mouvement psychanalytique qui les énumère. 1) La première consiste à suivre cette indication de Freud dans la même lettre du 15 octobre 1897 : « Nos sentiments se révoltent contre tout destin individuel arbi­ traire ». La révolte va tendre à sortir du cercle, soit en niant qu’il ait jamais existé, soit en niant qu’il s’inscrive à l’intérieur du sujet. La tragédie réside dans la société, ou dans les archétypes, ou dans les structures du langage, ou est rejetée le plus loin possible en direction du père de la Horde. La mimésis se dégrade en métaphore. Le sujet n'est plus concerné. Tels sont depuis Freud les chemins de l’Anti-Œdipe et le chemin n'est pas bien long au bout duquel il devient impossible de prononcer cor­ rectement le mot Shibboleth. 2) La seconde, plus féconde, est de se soumettre à la leçon tragique, c’est-à-dire d’accepter le fatum. Nous sommes jetés dans la fatalité de désirer notre mère, de vouloir tuer notre père. Nous savons, par Œdipe, que c’est une fatalité de mort. Elle gouverne nos cœurs, elle gou­ verne l'histoire et le monde. Les cercles tragiques sont

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concentriques et nous occupons le centre. Ainsi se déve­ loppe le néo-stoïcisme freudien. Sustine et abstine : la devise du Portique devient celle du psychanalyste dans l'exercice de son métier. Supporte et abstiens-toi : c'est aussi celle du psychanalysé dans l'exercice de sa vie. On peut s'interroger, toutefois, si l'homme, même psy­ chanalyste, est capable de supporter le fatum et si, comme Pascal le reprochait à Epictète, il ne présume pas de ses forces. Acceptant en principe le destin, il cherchera à s'en rendre maître en le vidant de toutes ses virtualités mortelles et en le déjouant par la connaissance qu'il en a. Encore une tranche, monsieur le Bourreau, et je serai heureux. La feinte humilité « copernicienne » de la psy­ chanalyse se mue sournoisement en fantasme de toute puissance et d'omniscience. Enfermé dans le cercle, qu'au moins nous en prenions toutes les dimensions et si le cercle s'étend jusqu'aux limites de l'univers, par la gnose psychanalytique nous l'aurons déchiffré tout entier. A force de purgation cathartique, nous voilà tombés dans l'intoxication. Le chemin de l'Œdipe généralisé jouxte de bien près celui de l'Anti-Œdipe. L'un et l'autre penchent naturellement vers le totalitarisme. 3) Il est heureusement d'autres attitudes possibles. L'une d'elles consisterait à reconnaître dans le complexe fondateur une des figures, un des moments de la vie, mais sans pour cela s'en reconnaître le captif. C'est bien à cela qu'aboutissent les psychanalyses réussies, celles du moins qui ne se réduisent pas à une conversion à la doctrine. La cure comporterait alors deux moments, la mimésis cathartique de la tragédie, puis le moment non moins fécond, non moins cathartique, où chacun rentre chez soi, fait sa cuisine et son lit, et reconnaît que la vie n'est pas toujours une tragédie ; que la psychanalyse n'est pas une conception du monde, mais une théorie locale de l'inconscient et des pulsions, ce qui est déjà

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beaucoup ; qu'elle n'est pas une métaphysique, mais une propédeutique à toute métaphysique qu'on aura à cons­ truire si on en a le goût. Mais pour que cela se fasse il est nécessaire qu'un jeu se produise entre le complexe et Œdipe et qu'ils commencent à se dissocier. C'est ce que Freud n'a pas pu ou pas voulu faire. La tragédie n'est pas supprimée, mais elle est incluse dans un ordre plus large où se réunissent d'autres genres littéraires et qui est peut-être celui du roman. En tout cas le comique y reprend ses droits. Alors le chemin de Laïos et d'Œdipe croise une autre route où cheminent paisiblement Laerte et Ulysse tendre­ ment embrassés, Enée portant Anchise, et Abraham pous­ sant devant lui sa postérité innombrable.

Colette Chiland

CHEMINS DE VŒDIPE A VANTI-ŒDIPE

Avant de décider pour Œdipe ou contre Œdipe ou pour l'Anti-Œdipe, encore faut-il savoir de quoi Ton parle. Le terme est si usuel parmi les psychanalystes, et si lar­ gement répandu dans notre culture contemporaine, qu'on pourrait trouver superflu et bizarre le souci de définir, de cerner ce dont il s'agit, ce qui est en question ou à la question. Et c'est pourtant complexe en tous les sens du mot ! Mais pourquoi Œdipe ? L'Œdipe n'est pas sorti tout achevé de la tête de Freud souffrant d'une névrose, telle Athéna toute armée de la tête de Zeus souffrant d'une céphalée. Quels chemins a suivis Freud, quelles rencontres, bonnes ou mauvaises a-t-il faites sur ces chemins ? Est-ce l'Œdipe qu'il a décou­ vert ? N'a-t-il pas plutôt rassemblé, et relativement tardi­ vement, après coup, tout un faisceau de découvertes sous ce nom, faveur dont il a noué le bouquet ? Chemin fai­ sant, il avait exploré une ou des dimensions nouvelles de l'humaine condition. Une lecture attentive de Freud apporte quelques sur­ prises et oblige à quelques rectifications par rapport aux formules les plus courantes. Par exemple, à vouloir prendre la formulation la plus simpliste, pour Freud l'Œdipe, ce ne serait pas, comme le disent Deleuze et

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Guattari, « papa, maman et moi », mais « papa, maman et le garçon ». Avec les filles, on a toujours des ennuis ! *

La

découverte de l'Œdipe

On s'accorde à situer la date de la découverte du « complexe d'Œdipe » à la période de l'auto-analyse, et plus précisément à l'année 1897, comme en témoignent les lettres et manuscrits adressés à Fliess 1. On sait que l'expression de « complexe d'Œdipe » n'apparaît sous la plume de Freud qu'en 19102. Freud reprend à Jung le terme de complexe qu'il avait lui-même utilisé dans les Etudes sur Vhystérie3. Dans la découverte de 1897, la référence au mythe d'Œdipe, plus précisément à une variante de ce mythe, l'Œdipe-Roi de Sophocle, ne vient que pour illustrer l'uni­ versalité de l'amour de l'enfant pour le parent de l'autre sexe, et de la jalousie pour le parent de même sexe4. Si Freud avait été une femme, peut-être aurait-il évoqué un autre mythe. On n'en aurait pas moins eu, faute d'AntiŒdipe, un anti-mythe. Le complexe d'Œdipe aurait pu s'appeler complexe de Hamlet. Rien en 1897 ne permet de présager son nom futur. Freud juxtaposera constamment ces deux réfé­ rences 5 : Œdipe réalise ce sur quoi Hamlet hésite et bute. C'est plutôt Hamlet qu'Œdipe qui a « le complexe » au sens banal du terme ; et c'est Œdipe qui n'est pas freiné par le complexe, puisqu'il réalise le double désir de tout garçon, le parricide et l'inceste, à son insu il est vrai, « inconsciemment », victime du destin. Pour Freud, « le complexe » ne désigne pas le frein devant les désirs, mais les désirs eux-mêmes, « ... chaque névrosé a été un Œdipe,

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ou ce qui revient au même est devenu un Hamlet dans la réaction au complexe ». (Introduction à la psychanalyse, référence dans la note 5). ❖*❖ En fait la découverte vraiment importante de 1897, celle qui saisit Freud, ce n'est pas la référence au mythe d'Œdipe, ou aux tragédies de Sophocle ou de Shakes­ peare ; c'est que les scènes de séduction rapportées par les hystériques ne sont pas des souvenirs d'événements ayant eu réellement lieu, mais des élaborations fantas­ matiques, défenses contre des pulsions sexuelles infan­ tiles. Ce que Freud découvre, c'est la sexualité infantile et la dimension du fantasme. C'est un choc si important qu'il lui faudra des années pour le résorber. En effet la sexualité infantile n'occupe pas une place de premier plan, dans la Traumdeutung. Il y a même des passages où semblent en doute l'importance et l'univer­ salité de la sexualité infantile6. Il faut attendre les T rois essais sur la théorie de la sexualité (1905) pour que la découverte de 1897 soit mise en forme. Et cet ouvrage, au cours de ses rééditions successives, a été remanié à quatre reprises d'une manière qui le rendait difficilement lisible sans imputer à l'auteur obscurités et contradic­ tions, avant l'édition critique de Strachey. La théorie de la sexualité infantile, centrale pour la psychanalyse, n'est pas achevée en 1897, ni en 1900, ni en 1905, ni, ajoutons-le, à la mort de Freud, ni même maintenant. C'est par le biais, pourrait-on dire, de l'étude des rêves typiques qu'Œdipe est évoqué dans la T raumdeutung7. Il s'agit de l'une des deux variétés de rêves de la mort d'une personne chère, de ceux qui sont douloureux, et renvoient à un désir de mort « passé, dépassé, refoulé »8, désir dont les origines sont dans la première enfance9. Quant à la dimension du fantasme, Freud n'en finira

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jamais de savoir où s’arrête le souvenir, où commence le fantasme. Il renonce si difficilement au rôle du souvenir de l’événement qu’il remplace l’expérience individuelle, quand on ne peut la retrouver et l’attester, par l’expé­ rience ancestrale et préfère recourir à la trace mnésique héréditaire plutôt que de se contenter de l’étude des conditions du développement qui justifieraient l'univer­ salité des fantasmes primitifs ou originaires. Après la découverte de 1897, il y a la notion de souvenir-écran ; il y a les hésitations et les oscillations autour de la scène primitive : est-elle observée ou fantasmée ? Et Freud ne renonce jamais à l’affirmation que dans un certain nombre de cas la séduction a réellement eu lieu, et la scène primi­ tive a été réellement observée. Cette manière dont Freud s'accroche au réel au mo­ ment où il fonde la psychanalyse par la découverte sinon du fantasme, mais de son importance, mérite d’être sou­ lignée. Le désir et le réel ne sont pas coextensifs pour Freud, alors que, malgré leur prétention à une « psy­ chiatrie matérialiste » les auteurs de l’Anti-Œdipe nous paraissent hyperidéalistes par la réduction de toutes choses à la production machinique désirante.

L'extension

de l'Œdipe

Il faut une dizaine d'années à partir du moment où l'expression « complexe d’Œdipe » apparaît en 1910, à peu près en même temps que celle de « complexe nu­ cléaire de la névrose » en 1908-190910 pour que Freud mette systématiquement le complexe d’Œdipe au cœur de la théorie psychanalytique et le mentionne parmi les « pierres angulaires » de l’édifice analytiqueu. Il nous

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semble que les dissidences (ou les dérivations, comme dit Jean Gillibert) d’Adler, puis de Jung, survenues dans les premières années de la deuxième décennie du siècle, ne sont pas étrangères au besoin qu’éprouve Freud de réor­ ganiser ses formulations de la spécificité de la psychana­ lyse autour du complexe d’Œdipe avec l’accent ainsi mis sur la conception sexuelle de la libido et l'importance de 1’« infantilisme » 12. Cependant Freud ne présente jamais d’exposé d’en­ semble du complexe d'Œdipe, et il faut rapprocher des pièces éparses dans des textes différents pour en voir tous les aspects. Si nous quittons la formulation de manuel, à laquelle la référence à Œdipe-Roi inviterait, du garçon amoureux de sa mère et rival de son père, nous allons dans deux directions d’extension, pour ne pas dire de complexité croissante, de l'Œdipe simple à l'Œdipe complet, et de l’Œdipe du garçon à l'Œdipe de la fille. Quand Freud a-t-il pensé que le garçon n'éprouvait pas des sentiments tendres seulement pour sa mère, mais aussi pour son père, et désirait évincer sa mère dans l’affection et l’érotisme auprès du père ? Il est permis de croire qu'il en a perçu quelque chose au cours de son auto-analyse, ne fût-ce qu’à partir de cette petite inci­ dente, à propos de la séduction, si curieusement suppri­ mée par les éditeurs : «... la surprise que, dans tous les cas, le père devait être accusé comme pervers, le mien non exclu »13 ; à partir aussi de tout ce qu’il a tu dans l’analyse de ses rêves ; pour ne pas parler de ses relations avec Fliess et avec Jung. Cela s’élabore graduellement dans ces grands textes que sont les études de cas rassemblées en français sous le titre Cinq psychanalyses. Mais il faut attendre Le Moi

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et le ça (1923) pour trouver une formulation de ce qu'est le complexe d'Œdipe complet. « On acquiert en effet l'impression que le complexe d'Œdipe simple n'est pas du tout le plus fréquent, mais qu'il correspond à une simplification ou schématisation, qui en pratique se justifie assez souvent bien sûr. Un examen plus approfondi découvre le plus souvent le com­ plexe d'Œdipe complet, qui est double, positif et négatif, dépendant de la bisexualité originelle de l'enfant ; c'est-àdire que le garçon n'a pas seulement une attitude ambi­ valente à l'égard du père et un choix d'objet tendre à l'égard de la mère, mais qu'il se comporte en même temps comme une fille, qu'il montre une attitude féminine tendre à l'égard du père et l'attitude correspondante d'hostilité jalouse contre la mère » (trad. pers.)14. C'est apparemment rappeler des termes de manuel que nous connaissons par cœur. J'ai pourtant eu une surprise à relire ces textes, c'est de trouver l'épithète normal pour qualifier l'Œdipe positif, et l'Œdipe positif seul. « Selon mon opinion, on fait bien, en général et tout spécialement chez les névrosés, d'admettre l'existence du complexe d'Œdipe complet. L'expérience analytique montre alors que, dans nombre de cas, l'un ou l'autre des composants se réduit à des traces à peine visibles, si bien qu'il en résulte une série ; à l'une des extrémités on trouve le complexe d'Œdipe normal, positif, à l'autre le complexe d'Œdipe inversé, négatif, tandis que les moyens termes présentent la forme complète avec une participation inégale des deux composants ». (trad. pers.)15. Cela mérite que nous nous attardions un instant pour faire quelques remarques. La première est que l'Œdipe complet ouvre la voie à ce que Deleuze et Guattari appellent des généralisations abusives de l'Œdipe. On ferait tout entrer dans l'Œdipe,

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le prégénital en particulier. Pourtant comment com­ prendre l'Œdipe négatif du garçon sans inclure l'érotisme anal ? Peut-on considérer comme étrangère à la possibi­ lité d'aborder l'Œdipe positif l'introjection anale structu­ rante du pénis paternel ? Du même coup nous trouvons très contestables, bien que très répandues, les formulations qui excluent toute organisation œdipienne de la psychose. Elles opèrent une réduction de l'Œdipe à l'Œdipe positif. Enfin, sans être kleinien, comment ne pas retenir quelque chose de ce que Mélanie Klein nous a appris sur les racines précoces de l'Œdipe ? Bien sûr l’Œdipe normal (comme ce terme étonne sous la plume de Freud qui refuse la distinction qualitative entre le normal et le pathologique ! ), ce sera l'accession à l'Œdipe positif, l'intégration de l'érotisme oral et anal à l'érotisme génital. Normal aussi le déclin, ou comment faut-il dire, le dépassement, la résolution, la maîtrise, la dissolution, la liquidation, la disparition, la destruction du complexe d'Œdipe16. Quel terme choisir ? Cette cascade termino­ logique ne sonorise-t-elle pas, nonobstant Freud, une impossibilité, à tout le moins une obscurité 17 ? Normal le déclin du complexe d'Œdipe chez le garçon, non chez la fille à partir du moment où Freud introduit une disparité entre les deux Œdipe.

Nous retrouvons l'autre direction d'extension qui va de l'Œdipe du garçon à l'Œdipe de la fille. Freud a toujours privilégié, dans la description du complexe d’Œdipe, le point de vue du garçon. C'est celui qu'il donne en exemple, celui qui baptise le complexe, celui qui est développé préférentiellement dans les Cinq

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Psychanalyses, etc. Les problèmes lui paraissaient plus simples pour le garçon. Et c'est dans son auto-analyse qu'il a été saisi par sa découverte. Cependant il n'oublie jamais la fille, pour considérer pendant longtemps, très longtemps, jusqu'en 1925 pour être précis, que les problèmes sont mutatis mutandis les mêmes pour la fille que pour le garçon. Les désirs de mort chez la fille sont dirigés contre la mère, écrit-il, dès 1897 18. Les textes qui suivent continuent d'affirmer la symétrie, sans l'expliciter19. A partir de Quelques conséquences psychologiques de la différence anatomique entre les sexes (1925), la non symétrie, le refus de l'analogie entre le complexe d'Œdipe du garçon et celui de la fille seront affirmés et justifiés Freud refuse le terme de complexe d'Electre pour la fille21 parce que ce terme insiste sur l'analogie. « Nous avons l'impression que tout ce que nous avons dit du complexe d'Œdipe se rapporte strictement à l'enfant de sexe masculin et que nous avons donc le droit de refuser le nom de complexe d'Electre qui veut insister sur l'ana­ logie entre les deux sexes. La relation fatale de la simul­ tanéité entre l'amour pour l'un des parents et la haine contre l'autre, considéré comme rival, ne se produit que pour l'enfant masculin », écrit-il dans l'article Sur la sexualité féminine. Tandis que le complexe de castration fait sortir le garçon du complexe d'Œdipe, il y fait entrer la fille. Le garçon peut et doit parvenir à liquider le complexe d'Œdipe. La fille n'y parvient généralement pas, ce qui n'a pas d'importance d'ailleurs. « Il y a peu d'inconvénients à ce qu'une femme persiste dans une atti­ tude œdipienne féminine (attitude à laquelle on a proposé de donner le nom de complexe d'Electre). En pareil cas, elle aspirera à trouver dans un futur époux les qualités de son père et sera disposée à se soumettre à son auto­ rité », conclut-il dans YAbrégé de psychanalyse. La consé­

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quence est que la fille a un Surmoi moins inexorable, moins impersonnel, moins indépendant de ses origines affectives22, moins puissantM. Pourquoi ce revirement conduisant Freud à accentuer la dyssymétrie entre Œdipe du garçon et Œdipe de la fille ? Il y a la nécessité pour la fille du changement d’objet et du changement de zone érogène. L’importance du lien préœdipien de la fille à sa mère croît à ses yeux, sous l’influence d’autres psychanalystes et notamment de femmes24. Il y a eu l’affirmation par Freud d’un stade phallique25 où « un seul organe génital, l’organe mâle, joue un rôle »26. La théorie qui joue peut-être le rôle le plus décisif n’est pas évoquée directement par Freud. Pourquoi « la rela­ tion fatale de la simultanéité entre l’amour pour l’un des parents et la haine contre l’autre, considéré comme rival », ne se produit-elle que chez l'enfant masculin ? Il y a dans l’œuvre de Freud, dans Totem et tabou, une fon­ dation historique, ou qui se veut historique, du complexe d’Œdipe du garçon par le meurtre du père de la horde primitive. Aucune fondation historique, événementielle, n’est proposée pour fonder l'Œdipe de la fille. Il y a des mythes et légendes quelque peu symétriques, Œdipe et Electre. Il y a des déesses-mères et des dieuxpères. Mais, même en régime de filiation matrilinéaire, nous ne connaissons de sociétés que régies par les hommes. Ce sont les hommes qui échangent les femmes et non l'inverse. Nous quittons là Freud pour Lévi-Strauss, et nous débouchons sur une problématique dont il va falloir dire quelques mots.

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LES CHEMINS DE VANTLŒDIPE sur l'Œdipe, accord pour l'Œdipe

Nous en avons fini avec le rappel des conceptions de Freud concernant l'Œdipe. Comme le dit souvent Jean Gillibert, Freud n'a pas inventé le freudisme, il a découvert la psychanalyse. Pour comprendre le déroulement de cette découverte, il est nécessaire de lire les textes de Freud de près et dans leur chronologie. Faut-il se constituer prison­ nier de ces textes, comme certains de mes maîtres veulent le faire, ne tolérant aucune divergence avec la doctrine freudienne ? Sans faire dire à Freud ce qu'il n'a pas dit, sous couleur d'une nouvelle lecture, on peut honnêtement reconnaître ce qu'il a dit, et n'être point d'accord en le confrontant à l'expérience analytique, à la pratique. Janine Chasseguet-Smirgel faisait remarquer au dernier séminaire de perfectionnement sur la sexualité féminine27 qu'on devrait pouvoir se mettre d'accord sur un certain nombre de points théoriques en regardant ce qui se passe chez les patients et entre eux et nous, depuis le temps que nous en avons sur nos divans. Il est curieux de constater que nous n'arrivons pas à cet accord. L'une des raisons en est que chacun oublie que les cas qu'il traite sont seulement des variantes parmi d'autres et érige abusivement le cas exemplaire en loi générale. Si l'on creusait ce que chacun met sous cette expression de complexe d'Œdipe, on trouverait d'intéressantes diver­ gences. * ** Nous illustrerons ces divergences à partir de ce dont nous avons parlé en dernier, l'Œdipe de la fille. La conception qu'on s'en fait est liée aux réponses qu'on donne, et qui ne sont pas nécessairement celles de Freud, à toute une série de questions sur :

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- le stade phallique, - le rôle du clitoris, - la perception précoce du vagin, d un organe génital « pénétrable », - la nature de la masturbation chez la femme, - la nature de la bisexualité, biologique, ou psychologique, liée à l'investissement par les parents et aux identi­ fications, - la présence ou l'absence d'angoisse de castration chez la femme (Freud écrit que, s'il y a un complexe de castration chez la femme, il n'y a pas d'angoisse de castration ; comment le croire, quand on écoute les patientes ?), - la faiblesse du Surmoi de la femme (même remarque ! mais il est vrai que pour Freud le Surmoi héritier du complexe d'Œdipe, bien que parfois qualifié par lui de cruel et sadique, ressemble plus à une conscience morale de bonne compagnie que pour nous, après Mélanie Klein, qui a souligné que le Surmoi est d'abord le support des pulsions destructrices projetées et introjectées), - la double équation, qui paraît très récusable, faisant correspondre à la masculinité l'activité, à la féminité la passivité ou les buts passifs ; il est utile d'introduire deux autres paires contrastées, l'une qui joue un rôle important dans le développement de l'un et l'autre sexe, la maîtrise et la non maîtrise, et l'autre qui paraît mieux définir la masculinité et la féminité (à condition de ne perdre de vue l'universelle bisexualité) la pénétration et la pénétrabilité, l'intrusion et la réceptivité. On trouverait bien d'autres divergences internes à la psychanalyse quant à l'Œdipe. Mais cela ne touche guère au problème de l'Anti-Œdipe. Dans tout ce que nous venons d'évoquer, il n'y a volontairement pas eu beau­

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coup de référence à la famille et pas beaucoup de fami­ lialisme. Il y a eu le rappel de l'investissement de l’enfant par les parents, dont Freud a toujours vu le rôle orga­ nisateur dans l’Œdipe28 et le rappel du rôle des identifi­ cations dans la bisexualité et dans la constitution du Surmoi. Supprimons la famille, on ne supprime pas le complexe d’Œdipe, pas plus qu'on ne le supprime si le rôle interdicteur est tenu par l’oncle maternel et le rôle tendre par le père, au lieu d’être tenu par un seul et même personnage. On transforme la figure que l’Œdipe peut prendre et les issues offertes à l’individu par sa culture pour résoudre des conflits qui naissent de condi­ tions psychobiologiques universelles (psychobiologiques et non pas sociales, qu’elles soient primitives, capitalistes, marxistes ou gauchistes). Ces conditions, vues par Freud, lui sont néanmoins apparues insuffisantes pour expliquer l'intensité de l'angoisse (il visait l'angoisse de castration chez le garçon ; la menace de la mère de faire couper le pénis par le père n’est pas toujours proférée ; et l'estelle, elle n'est prise au sérieux que parce qu’autrefois dans la horde primitive, etc.). Il y a, faut-il le rappeler, deux sexes dans l’espèce humaine29, et chacun est affronté à la limitation de n'être que l’un ou l’autre ; il y a l'envie du pénis, mais aussi l’envie de la maternité ; ce sont encore les femmes qui portent les enfants, en attendant le Brave New World d'Aldous Huxley. Il y a génération, engendrement et enfantement, et différence des générations. Il y a la dépendance du bébé humain à l’égard de soins de la part des adultes ; pour ne rien présager à l’ère de la civilisation du biberon, je n'écris pas soins maternels. Il y a l’ambivalence inéluctable de toute relation objectale, la longueur de l'enfance humaine, ce temps de l’impuissance. Et, même si l'on discute de la valeur de la

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notion de période de latence et d’installation biphasique de la sexualité introduite par Freud, il y a l’indiscutable importance que prend, dans l’espèce humaine, tout ce qui est transmis par héritage culturel pour donner force à ce qui est transmis par hérédité biologique, de sorte que l’homme ne vit pas dans une nature doublée d'un ordre symbolique, il n’a accès à rien de naturel qui ne soit organisé symboliquement, les arrière-mondes ne renais­ sent que par clivage. On peut échapper à une organisation par l’éducation au sein de la famille restreinte de type occidental. On ne peut échapper à une organisation par une culture adulte : la marche bipède, le langage, bref l'homme n’appa­ raissent pas. L’homme aux loups cède la place à l’enfantloup. * **

A travers la théorie du meurtre du père primitif et à travers la théorie du stade phallique, Freud affirme le primat du phalluset l'on sait le destin que le primat du phallus a eu dans le lacanisme. A travers la prohi­ bition de l’inceste, Freud voit le rôle « répressif » de la société, et en même temps la fondation du groupe social31. On comprend l’inspiration que Lévi-Strauss32 a trouvée chez Freud. Mais si l'on méconnaît l’évolution continue de Freud lui faisant déplacer l'accent du conflit externe entre l’individu et le monde extérieur vers le conflit interne entre les pulsions, on accentue trop le rôle répressif de la société. Ce qui est « sur-répressif », ce n’est pas la société, c'est le Surmoi, par quoi l’individu s'interdit même les réalisations possibles que lui offre sa culture. Lévi-Strauss, dans cet admirable ouvrage que sont Les structures élémentaires de la parenté, nous montre les aspects positifs des règles de parenté et de l’organisation

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sociale : il ne s'agit pas de prohiber l'inceste pour inter­ dire la satisfaction des désirs, il s'agit de fonder le groupe social sur l'alliance et d'assurer la circulation de ces biens précieux que sont les femmes, de donner les plus grandes chances que chacun ait une femme (ou plu­ sieurs !), en s'enrichissant de beaux-frères, bras supplé­ mentaires pour la chasse, l'agriculture et la guerre. La matrilinéarité est un fait premier, le matriarcat une illusion. Ce sont les hommes qui échangent les femmes, qui régissent les biens même quand le nom et la fortune sont transmis par les femmes. Pourquoi ? On peut invo­ quer des hypothèses « réalistes », reposant non sur la force moindre des femmes (il est des sociétés où les travaux les plus durs leur sont réservés)33 mais sur leur indisponibilité périodique en raison de la maternité - ou sur la sûreté du bien qu'elles représentent, la maternité est certaine, la paternité présumée, nommée, l'homme s'approprie les enfants de la femme. On peut invoquer des hypothèses psychanalytiques sur la peur de cet antre d'Ali-Baba qui recèle la suprême richesse des générations à venir, la peur de la fécondité cachée de la mère phallique, l'investissement défensif de l'organe visible, bien petit chez le garçon, mais présent, tandis que la petite fille n'a que des organes internes et invisibles, n'a de seins et d'enfants qu'en espérance. Complexe d'Œdipe au plan psychologique, prohibition de l'inceste ou structures de parenté au plan social sont les formes que suscite la reproduction chez l'animal humain à la fonction symbolique hypertrophiée. Repro­ duction et non production. L'homme produit les machines, et la machine ne reproduit ni l'homme ni elle-même. « Ça fonctionne partout, tantôt sans arrêt, tantôt discontinu. Ça respire, ça chauffe, ça mange. Ça chie, ça baise. Quelle erreur d'avoir dit le ça. Partout ce sont des

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machines... » ainsi commence FAnti-Œdipe. Freud n'a pas dit « ça baise », et Fon comprend que les auteurs veulent que « ça pète ». Mais ça n empêche pas l'Œdipe d'exister.

1. Manuscrit N, Notes III, 31 mai 1897. S. Fisher Verlag, 1962, 180 ; S.E. 1, 255 ; trad. fr. in La naissance de la psychanalyse, P.U.F., 1956, 184. « Il semble que ce désir de mort est dirigé chez les fils contre le père, chez les filles contre la mère. » (trad. pers.) Lettre 69 à Fliess, 21 septembre 1897. Ail, 187 ; S.E. 1, 259-260 ; trad. fr. 191. « Puis la surprise que, dans tous les cas, le père devait être accusé comme pervers, le mien non exclu ». (Ce dernier fragment « le mien non exclu » a été supprimé par les éditeurs, Marie Bonaparte, Anna Freud et Ernst Kris, et rétabli par Strachey.) «... Puis la découverte certaine que dans l'inconscient il n'y a pas d'indice de réalité, de sorte qu'on ne peut pas distinguer la vérité et la fiction investie d'affect. (Par conséquent reste la solution que le fantasme sexuel s’empare régulièrement du thème des parents.) » (trad. pers.) 2. Contributions à la psychologie de la vie amoureuse. I. Un type particulier de choix d'objet chez l'homme. G.W. 8, 73 ; S.E. 11, 171 ; trad. fr. in La vie sexuelle, P.U.F., 1968, 52. « Il commence à désirer la mère elle-même au sens nouvellement acquis, et à haïr de nouveau le père comme un rival qui se tient sur le chemin de son désir ; il tombe, comme nous disons, sous la domination du complexe d'Œdipe ». (trad. pers.) 3. Cf. la note de l'éditeur S.E. 9, 100-102. 4. Lettre 71 à Fliess, 15 octobre 1897. Ail, 193 ; S.E. 1, 265 ; trad. fr. 198. « J’ai trouvé chez moi aussi le fait de tomber amoureux de la mère, et la jalousie envers le père, et je les tiens pour un événement universel de la prime enfance, même si ce n'est pas toujours aussi précoce que chez les enfants rendus hystériques. (De même que le roman des origines de la paranoïa - héros, fondateurs de religions.) S'il en est ainsi, on comprend la force saisissante d'Œdipe-Roi, malgré toutes les objections que la raison élève contre l'hypothèse du Destin ; et l'on comprend pourquoi le « drame de la destinée » ultérieur devait si misérablement échouer. Contre toute compulsion individuelle arbitraire, telle qu'elle est supposée dans Die Ahnfrau [L'aieule de Grillparzer] etc., notre sentiment se dresse ; mais la légende grecque saisit une compulsion, que chacun reconnaît, parce

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qu'il en a éprouvé l’existence en lui. Chacun des auditeurs fut un jour en germe et en fantasme un tel Œdipe et, devant l’accomplis­ sement d’un rêve ici situé dans la réalité, chacun recule avec horreur avec toute la quantité de refoulement qui sépare son état infantile de son état actuel ». (trad. pers.) 5. Voir : - Lettre 71 à Fliess du 15 octobre 1897, suite du texte cité dans la note 4. - Die Traumdeutung, 1900, G.W. 2-3, 271 sq ; S.E. 4, 264 sq ; trad. fr. Berger, 230 sq. - Cinq leçons sur la psychanalyse 1910, 4e leçon, G.W. 8, 50 ; S.E. 11, 47 ; trad. fr. Payot, 1953, 167. - Introduction à la psychanalyse, 1917, 21e conférence, G.W. 11, 348 ; S.E. 16, 335 ; trad. fr. Payot, 1945, 361. - Autobiographie, 1925, G.W. 14, 89 ; S.E. 20, 63 ; trad. fr. Gallimard, 1949, 100. - Dostoïevski et le parricide, 1928, G.W. 14, 412-413 ; S.E. 21, 188-189. - Abrégé de psychanalyse, 1938, ch. 7, G.W. 17, 119 ; S.E. 23, 192 ; trad. fr. P.U.F., 1964, 64. - Jean Starobinski, Préface à la traduction française du livre de Ernest Jones, Hamlet et Œdipe, P.U.F. 6. Par exemple, G.W. 2-3, 136 ; S.E. 4, 130 ; trad. fr. Berger, 120. Passage corrigé par une note de 1911. 7. Chapitre V. Le matériel et les sources du rêve. Section D - Rêves typiques ; Sous-section B - Les rêves de la mort de personnes chères. 8. Die Traumdeutung, G.W. 2-3, 255; S.E. 4, 249; trad. fr. Berger, 217. 9. Ibid., G.W. 263 ; S.E. 257 ; trad. fr., 224. 10. Sur les théories sexuelles infantiles, 1908. Mais surtout Uhomme aux rats, 1909 ; Cinq leçons sur la psychanalyse, 1910. 11. On peut comparer différents textes où Freud lui-même présente la psychanalyse : - La méthode psychanalytique de Freud, 1904, G.W. 5 ; S.E. 7 ; trad. fr. in De la technique psychanalytique. - Mes vues sur le rôle de la sexualité dans l’étiologie des névroses, 1906, G.W. 5 ; S.E. 7. - On psycho-analysis, 1913 (1911), S.E. 12, 210. « La reconnaissance de la présence simultanée des trois facteurs d'« infantilisme », de « sexualité » et de « refoulement » constitue la principale caractéristique de la théorie psychanalytique, et marque ce qui la distingue d'autres conceptions de la vie mentale pathologique ». (trad. pers.) - Sur l’histoire du mouvement psychanalytique, 1914, G.W. 10, 53 ; S.E. 14, 15. « Parmi les autres facteurs nouveaux qui furent ajoutés à la procédure cathartique par mon travail et qui la transformèrent en psychanalyse, je souligne la théorie du refoulement et de la

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résistance, la reconnaissance de la sexualité infantile, l'interpré­ tation et l'utilisation des rêves pour la connaissance de l’in­ conscient ». (trad. pers.) - Trois essais sur la théorie de la sexualité, ch. 3, note de 1920, G.W. 5, 128 ; S.E. 7, 226 ; trad. fr. 187. « La psychanalyse nous a appris à apprécier de plus en plus l'importance fondamentale du complexe d'Œdipe, et nous pouvons dire que ce qui sépare adversaires et partisans de la psychanalyse, c’est l’importance que ces derniers attachent à ce fait ». - Psychanalyse (article d’Encyclopédie), 1923, G.W. 13, 223 ; S.E. 18, 247. « Les pierres angulaires (Grundpfeiler) de la théorie psychana­ lytique. - L’acceptation des processus mentaux inconscients, la reconnaissance de la théorie de la résistance et du refoulement, la prise en considération de la sexualité et du complexe d'Œdipe sont le contenu principal de la psychanalyse et les fondements de sa théorie ; et qui ne peut les approuver tous ne devrait pas se compter parmi les psychanalystes ». (trad. pers.) - Brève esquisse de la psychanalyse, 1924, G.W. 13, 413 ; S.E. 19, 197198. - Autobiographie, 1925, G.W. 14 ; S.E. 20 ; trad. fr. Ma vie et la psychanalyse. Notamment p. 45, 61 et 87 de la traduction française. - Psychanalyse (Encyclopaedia Britannica), 1926, G.W. 14, 303 ; S.E. 20, 267. - Abrégé de psychanalyse, 1938, ch. 7, G.W. 17, 120 ; S.E. 23, 192-193 ; trad. fr., 65. « Je me permets de penser que si la psychanalyse n'avait à son actif que la seule découverte du complexe d'Œdipe refoulé, cela suffirait à la faire ranger parmi les précieuses acquisitions nou­ velles du genre humain ». Infantilismus est un terme qui revient souvent sous la plume de Freud et qui n'a pas reçu un statut conceptuel en français. « Mein eigener nicht ausgeschlossen ». Lettre 69 à Fliess du 21 sep­ tembre 1897. Cf. note 1. G.W. 13, 261 ; S.E. 19, 33 ; trad. fr. Payot, 1951, 187-188. Ibid., G.W. 13, 262 ; S.E. 19, 33-34 ; trad. fr., 188. Ce n’est pas un hasard de ce passage, car on retrouve ce même qualificatif de normal dans d'autres textes. « Des deux facteurs qui refoulent la haine du père, le premier, l'angoisse directe de punition et de castration, peut être appelé le facteur normal ; l'intensification pathogène semble se produire seu­ lement par l'addition de l'autre facteur, l'angoisse de la position féminine ». (Dostoïevski et le parricide, 1928, G.W. 14, 407 ; S.E. 21, 184 ; trad. pers.) Avec la phase de pré-Œdipe chez la femme « il semble nécessaire de revenir sur l'universalité de la thèse selon laquelle le complexe

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LES CHEMINS DE L’ANTI-ŒDIPE d'Œdipe est le noyau des névroses. Mais si quelqu’un renâcle devant cette correction rien ne l’oblige à la faire. On peut d’une part étendre le contenu du complexe d'Œdipe à toutes les relations de l'enfant avec les deux parents ; on peut d'autre part tenir aussi compte de nos nouvelles découvertes et dire que la femme n'atteint la situation d’Œdipe normale et positive que lorsqu'elle a surmonté une période antérieure dominée par le complexe négatif ». (Sur la sexualité féminine, 1931, G.W. 14, 518 ; S.E. 21, 226 ; trad. fr. in La vie sexuelle, 140.) Untergang, Aufhebung, Ausgang, Bewältigung, Erledigung, Zertrüm­ merung. Les fantasmes inconscients originaires ne sont-ils pas indestruc­ tibles ? Le complexe refoulé ne continue-t-il pas d'être actif, sans être nécessairement pathogène ? Appellera-t-on disparition des désirs œdipiens un déplacement sur des objets autres que les objets pri­ mitifs, permettant un heureux accomplissement de désirs érotiques ? Ce serait une résolution non du complexe, mais du conflit des désirs œdipiens, les désirs destructifs entravant l'accomplissement des désirs libidinaux. Ainsi Zoe Bertgang, la Gradiva, n’épouse pas son père, mais un homme qui lui ressemble : « Elle put donc demeurer fidèle dans l'infidélité, retrouver son père dans celui qu’elle aimait, embrasser l'un et l'autre dans un même sentiment, ou comme nous pouvons dire, les identifier dans son affectivité. » (Délires et rêves dans la Gradiva de Jensen, 1907, trad. fr. 137.) Il semble pourtant que plus tard (Cf. le texte de YAbrégé de psy­ chanalyse cité plus loin) ce soit pour Freud la persistance de l'Œdipe. Pour Freud le complexe est le nœud des désirs, et pour nous plutôt le frein aux désirs ultérieurs. On aurait attendu que l’impossibilité de liquider l'Œdipe fût soit de ne pouvoir accepter un partenaire autre que le père (ou la mère), soit de ne pouvoir supporter une trace quelconque de ressemblance avec le père (ou la mère). En ce sens, contrairement à ce qu'écrit Jean-Pierre Vernant, l'Œdipe de Sophocle n’est pas un « Œdipe sans complexe » sous prétexte qu'il n’a pas été élevé par ses parents réels, objets du parricide et de l'inceste. Une variante résolument moderne parmi les lectures possibles d'Œdipe-Roi peut nous y faire voir le destin de la névrose : Œdipe fuit et retombe sur ce qu’il a fui, tel le névrosé qui, voulant consciemment éviter chez son partenaire toute ressem­ blance avec les imagos, retrouve dans son choix inconscient du partenaire les aspects les plus honnis et les plus douloureux des imagos. Manuscrit N, 31 mai 1897, Ail, 180 ; S.E. 1, 255 ; trad. fr. 184. (Cf. note 1.) - Die Traumdeutung, 1900, G.W. 2-3, 262, 263-264 ; S.E. 4, 256, 257-258 ; trad. fr., 223, 224-225. « ... le rêve de la mort des parents a le plus souvent pour objet

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celui des deux qui est du même sexe que le rêveur ; l'homme rêve de la mort de son père, la femme de la mort de sa mère. Je ne peux poser cela comme une règle absolue, mais le nombre des cas de cette sorte l'emporte si nettement qu'il faut bien l'expliquer par un facteur ayant une portée générale. Tout se passe, schématique­ ment, comme si une prédilection sexuelle s'affirmait de bonne heure, de sorte que le garçon verrait dans son père, la fille dans sa mère, un rival en amour qu'il gagnerait à écarter ». « On voit là que les désirs sexuels - dans la mesure où on peut les nommer ainsi à cet âge - s'éveillent de très bonne heure chez l'enfant, et que la première inclination de la petite fille va à son père, celle du garçon à sa mère. Le père pour le garçon, la mère pour la fille sont donc des concurrents encombrants, et nous avons vu précédemment combien il faut peu de chose pour que l'enfant trans­ forme un tel sentiment en souhait de mort. En général d'ailleurs les parents présentent aussi une prédilection sexuelle ; un attrait naturel fait que l'homme gâte sa petite fille, que la femme soutient son fils. L'enfant sent bien cette préférence et s'insurge contre celui des parents qui y fait obstacle ». - Cinq leçons sur la psychanalyse, 1910, 4e leçon, G.W. 8, 50 ; S.E. 11, 47 ; trad. fr., 166-7. « Le père préfère généralement la fille, la mère le fils. L’enfant réagit de la manière suivante : le fils désire se mettre à la place du père, la fille à celle de la mère ». - Introduction à la psychanalyse, 1917, 21e conférence, G.W. 11, 345 ; S.E. 16, 333 ; trad. fr., 358. L'attitude « de la petite fille est, sauf certaines modifications nécessaires, tout à fait identique ». - Psychologie collective et analyse du moi, 1921, G.W. 13, 116 ; S.E. 18, 106 ; trad. fr., 58. « On peut en dire autant, mutatis mutandis, de la fille dans son attitude à l’égard de la mère ». 20. - Quelques conséquences psychologiques de la différence anato­ mique entre les sexes, 1925, G.W. 14, 21 ; S.E. 19, 249 ; trad. fr. in La vie sexuelle, 124. - Sur la sexualité féminine, 1931, G.W. 14, 521 ; S.E. 21, 228-229 ; trad. fr. in La vie sexuelle, 142. - Nouvelles conférences sur la psychanalyse, 1933, 33e conférence, G.W. 16, S.E. 22, 129 ; trad. fr. Gallimard, 1952, 177. - Abrégé de psychanalyse, 1938, ch. 7, G.W. 17, 120-121 ; S.E. 23, 193-194 ; trad. fr., 65-67. 21. Il le refuse sans justification dans Sur la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine, 1920, G.W. 12, 281, η. 1 ; S.E. 18, 155, η. 1 : « Je ne vois aucun progrès ou avantage à l'introduction du terme “ complexe d’Electre ” et ne recommande pas son usage ». Il le refuse avec justification dans Sur la sexualité féminine 1931, G.W. 14, 521 ; S.E. 21, 228-229 ; trad. fr. in La vie sexuelle, 142.

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LES CHEMINS DE L’ANTI-ŒDIPE Il cite le terme sans prendre position dans YAbrégé de psychana­ lyse 1938, G.W. 17, 121 ; S.E. 23, 194 ; trad. fr., 67. Quelques conséquences psychologiques de la différence anatomique entre les sexes, 1925, trad. fr., 131. Nouvelles conférences, 1933, trad. fr., 177. Dans Sur la sexualité féminine il cite Karl Abraham, Jeanne Lampl de Groot, Hélène Deutsch, Otto Fenichel, Mélanie Klein, Karen Horney, Ernest Jones. L’organisation génitale infantile, 1923, G.W. 13 ; S.E. 19 ; trad. fr. in La vie sexuelle. Trad. fr., 114. Société Psychanalytique de Paris, janvier 1973. Cf. les textes cités dans la note 19, extraits de la Traumdeutung et des Cinq leçons sur la psychanalyse. Le corps sans organes dont parlent beaucoup Deleuze et Guattari paraît être un corps sans sexe. Le complexe d'Œdipe est parfois appelé « complexe paternel », mais aussi « complexe parental », « complexe familial ». L'identification primitive est l'identification au père, mais une note corrige « peutêtre serait-il plus prudent de dire « aux parents », car, avant la connaissance sûre de la différence entre les sexes et du manque de pénis, père et mère ne sont pas distingués » (Le Moi et le Ça, 1923, ch. 3 ; G.W. 13, 259, η. 1 ; S.E. 19, 31 ; trad. pers.). - Manuscrit N du 31 mai 1897, ail 182 ; S.E. 1, 257 ; trad. fr., 185-6. « Définition de la “ sainteté ”. La u sainteté ” est ce qui incite les hommes à sacrifier, dans l'intérêt d'une plus grande communauté, une partie de leur liberté sexuelle perverse. L'horreur qu'inspire l'inceste (acte impie) repose sur le fait que, par suite d'une vie sexuelle commune (même à l'époque de l'enfance), les membres d'une famille sont en perma­ nence solidaires et deviennent incapables de se lier à des étrangers. Ainsi l'inceste est un fait anti-social auquel, pour exister, la civi­ lisation a dû peu à peu renoncer. Antinomie : le “ surhomme ”. » - Trois essais sur la théorie de la sexualité, 1905, G.W. 5, 127 ; S.E. 7, 225 ; trad. fr., 136. La barrière contre l'inceste. « Une telle inhibition est commandée par la société, obligée d'empêcher que la famille n'absorbe toutes les forces dont elle doit se servir pour former des organisations sociales supérieures ». Voir Tristes Tropiques. Le texte du Manuscrit N cité dans la Note précédente, publié pour la première fois en 1950, n'a pas pu être connu de Lévi-Strauss au moment où il rédigeait et publiait Les structures élémentaires de la parenté (1949), où les liens entre prohibition de l'inceste, parenté par attirance et fondation du groupe social sont amplement montrés. Margaret Mead, Male and Female, a Study of Sexes in a Changing World.

Pour l'Anti-QMipe

Françoise Paramelle

LES AUTEURS DE L’ANTI-ŒDIPE, FREUDIENS MALGRÉ EUX

Etant donné la complexité du livre de Deleuze et Guattari, nous nous sommes contenté de n'envisager qu'un aspect de leur travail, à savoir le chapitre « Psy­ chanalyse et Familialisme » à la lumière d'un article particulier de Freud « La morale sexuelle civilisée » écrit en 1908. Comparer un savant et son critique à partir du choix arbitraire de deux moments de leur pensée est sans doute hasardeux. En effet, Freud a évolué dans son œuvre à tel point qu'aujourd'hui certains psychanalystes désa­ vouent des textes écrits par Freud et vont même jusqu'à les dénoncer comme anti-freudiens. (Le texte choisi par nous fut dénoncé par certains psychanalystes de ce sémi­ naire comme typiquement anti-freudien, ayant donné nais­ sance à la pensée « dissidente » de Reich. Un tel désaveu par des psychanalystes nous a plongé dans une grande perplexité et une surprise péniblement ressentie). Person­ nellement, il nous paraît difficile de réfuter un texte plutôt qu'un autre, chacun au même titre fait partie d'un ensemble qui constitue le modèle scientifique avec lequel nous travaillons. Nous avons choisi ce texte parce qu'il nous paraissait pouvoir faire jaillir en contrepoint certains aspects du

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travail de « L'Anti-Œdipe » qui nous étaient apparus paradoxaux à la lecture. En effet, nous intitulerions volontiers notre communi­ cation : « Les auteurs de L'Anti-Œdipe, freudiens malgré eux ». Le travail que nous vous présentons ne nous a pas été facile, non point du fait de Freud qui va solidement son chemin, mais du fait de Deleuze et Guattari dont la pensée déjoue la critique à la manière d une anguille qui vous glisse entre les doigts ou d une de ces compositions modernes appelées op-art qui attirent et déjouent le regard tout à la fois par un système à facettes multiples. En les lisant de très près, les auteurs nous ont paru mélanger bien des choses. Chez eux aussi « ça flue de partout » et ça n est pas l'aspect le moins sympathique de leur travail. Ils ont au moins en cela échappé à l'obstacle du discours du maître. Les auteurs parlent indif­ féremment des psychanalystes contemporains des diffé­ rentes écoles, les mettant « dans le même panier » avec l'œuvre de Freud lui-même, ce qui n'est pas nécessaire­ ment la même chose. Certaines fois (nous ne voulons pas dire tout le temps, loin de là...) les auteurs disent des choses très freudiennes et émettent une critique perti­ nente à l'égard d'une psychanalyse un peu récupérée qui ne ressemble plus en rien à cette peste que promettait Freud aux Américains en débarquant sur leur sol. A d'autres moments, les auteurs nous ont donné l'impres­ sion, certainement fausse d'ailleurs, de n'avoir pas lu attentivement l'œuvre de Freud. En effet, en référence à la théorie freudienne et paradoxalement, les auteurs pensent juste lorsqu'ils se mettent à penser faux, et c'est quand ils récriminent le plus contre la théorie analytique qu'ils deviennent le plus fidèles à Freud. Par contre, les impressions de faux sens, non sens, par rapport à l'œuvre de Freud, nous ont paru être à l'insu des auteurs, em­

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pruntées aux dissidents de l'œuvre freudienne, qu'ils se trouvent dans un camp ou dans un autre. (Le terme dis­ sident cependant nous gêne, nous lui préférons celui de post-freudien car pour nous, l'œuvre de Freud n'est pas un dogme mais une conceptualisation scientifique qui ne vaut que par son propre dépassement). Le plan que nous suivrons est le suivant : résumé de l'article de Freud et à la lumière de celui-ci, examen de certaines propositions des auteurs de L’Anti-Œdipe, suivi de réflexions pour introduire le code et des rapports du code au désir. ❖ Texte

de

Freud

Nous en donnons un bref résumé avec quelques cita­ tions qui nous sont apparues essentielles. Dans ce texte, Freud pointe l'articulation de l'homme dans son statut « d'être naturel » opposé à l'homme dans son statut « d'être culturel ». Freud énonce une véritable histoire culturelle des pulsions inhérentes à l'homme, leur organisation nécessaire au progrès d'une civilisation, ceci tout en dénonçant l'aspect répressif d'une telle organi­ sation, ses effets de nocivité et son hypocrisie. Dit en passant, « l'homme naturel » de Freud (l'enfant pervers polymorphe d'avant l'organisation génitale qui sauve­ garde la propagation de l'espèce) ressemble beaucoup au schizo décrit par les auteurs qui, à notre avis, n'a rien d'un schizophrène tel qu'on le voit à l'asile, mais d'un être où « ça fonctionne » au niveau des pulsions partielles, nous y reviendrons tout à l'heure. Selon Freud, l'homme est tenu en laisse et ses forces vives, sexualité des pulsions partielles, sont organisées sous le primat de la génitalité et de la reproduction pour satisfaire aux exigences de la civilisation et de la perpé­

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tuation de l'espèce. Ceci a lieu par le truchement d'une morale qui peut prendre valeur de leurre imaginaire (et ceci est à référer à l'Idéal du Moi), induisant les êtres qui en sont dupes à une démarche où viennent se piéger leurs pulsions en une construction en miroir où ils ne pourront désormais jamais s'atteindre. Freud dénonce l'hypocrisie d'une telle morale qui d'elle-même ne peut se soutenir puisqu'elle instaure, de son fait, une double morale dans le style de : « fermer les yeux à condition que ça ne dérange pas ». Nous citons Freud : « Une société qui se commet avec cette double morale ne peut pousser Vamour de la vérité, de Vhonnêteté et de Vhumanité au-delà d'une certaine limite étroite, et elle est obligée d'induire ses membres à voiler la vérité, à présenter les choses sous un jour faussement favorable, à se tromper eux-mëmes et à tromper les autres. » « à se tromper eux-mêmes... », c'est-à-dire que cette morale culturelle introduit au cœur de l'être un clivage que Freud met ici au compte de la répression en se faisant l'avocat des pulsions, alors que peut-être par la suite certains psychanalystes auront tendance à inverser le propos et à mettre au compte des pulsions ce clivage en se faisant les avocats des critères culturels, par un forcing analytique à visée adaptative. Bien évidemment, une telle démarche qui se fonde sur la croyance de l'ana­ lyste en l'unique valeur de l'adaptation, va directement à l'encontre de l'originalité et des possibilités créatrices du sujet qui malmène nécessairement l'ordre établi. Tout acte créateur porte en soi un pouvoir novateur ; cepen­ dant, l'adaptation peut être admise comme nécessaire mais sur un mode réaliste, c'est-à-dire en faisant son deuil de la croyance aux valeurs proposées par la Société, les prenant comme simple règle du jeu d'un système qui

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évolue historiquement. Ici advient le rebond de l'Histoire qui prend le pas sur les attitudes de croyance paralysantes et aliénantes. Le « je sais bien mais quand même... » se fait au profit de la richesse pulsionnelle, œuvrant dans le meilleur des cas au niveau du « Réel ». C'est sans doute à ce niveau que Lacan parle du passage de l'Imaginaire au Symbolique : passage d'une croyance et du primat des « machines imaginées » au vide organisateur de la Loi. Nous citons encore Freud : « D'une façon générale, notre civilisation est construite sur la répression des pulsions. Chaque individu a cédé un morceau de sa propriété, de son pouvoir souverain... C'est de ces apports que provient la propriété culturelle commune en biens matériels et en biens idéels. » (Le concept de propriété vaut son pesant d'or pour qui voudra y réfléchir ; quant à dire que cette propriété est commune à tous, voilà une question qui reste à poser). Freud continue sa citation : « En dehors des exigences de vie, ce sont les sentiments familiaux découlant de l'érotisme, qui ont poussé les individus isolés à ce renoncement. » Cette dernière phrase est capitale pour la lecture des auteurs de L'Anti-Œdipe et ce qu'ils nous disent du « Fami­ lialisme » tel qu'il fut en partie dénoncé par Freud et utilisé par une certaine psychanalyse dont les auteurs ne nous disent pas à partir de quel moment « ça a mal tourné ». Il est dommage qu'ils ne se soient pas penchés davantage sur les problèmes de l'Histoire du Mouvement psychanalytique. Pour notre part, nous trouvons inévi­ table que le processus analytique entraîne des résistances par rapport à la parole freudienne, embranchements suc­ cessifs qui correspondent à autant de replis stratégiques provoqués par l'effroi que suscitent dans l'économie psy­ chique les forces de vie qui dérangent la tendance à

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l’inertie qui, elle, se trouve renforcée par les séductions d'origine culturelle. (Notion de rôles, de personnages, le « ça c’est moi ». Monstruosités du Moi Imaginaire qui vient abolir le Sujet.) Continuons à citer Freud dont la parole résonne d’au­ tant plus fort quand on la situe dans le contexte de son époque. Mais en vérité, aujourd’hui, le contexte demeure le même, seul un effet de trompe-l'œil nous amène à « donner dans le panneau ». « Ce renoncement s’est fait progressivement au cours du développement de la civilisation... La part de la pulsion à laquelle on avait renoncé était sacrifiée à la divinité, le bien commun acquis de cette manière était déclaré sacré. » Freud déjoue la croyance qui prétend farder la nouvelle religion des valeurs morales. Croyance que dénoncent les auteurs de L'Anti-Œdipe, mais qu'ils situent par un effet de glissement non imputable à eux, au niveau de la croyance en Œdipe promue par certains psychanalystes comme finalité de l'analyse. Œdipe devient ainsi une répé­ tition incessante de la psyché dont une des participantes de notre séminaire disait justement qu'elle confinait à la répétition monotone de l'organisation perverse (à opposer strictement à la perversité polymorphe de l'enfant) ; alors que Freud, à l’opposé, a intitulé un de ses articles : « La destruction du complexe d'Œdipe ». Ceci vaut pour l’homme chez Freud ; la question de la femme demeure en suspens, mais peut-être Freud lui confère par là plus de liberté qu'il n'y paraît. Bien sûr, les auteurs de L'AntiŒdipe soulignent que le Surmoi vient prendre la place de l’ancien complexe d'Œdipe, mais il ne s'agit pas là de l’image terrifiante que l'enfant se fait de la Loi, mais bien plutôt des textes de la Loi qui s'érigent sur le Rien, ce qui est bien plus difficile à concevoir qu’un simple

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fantoche. Que pour éclairer ce point on se rapporte à la morale kantienne ou bien encore au pari de Pascal. Citons encore cette phrase de Freud qui est loin d'en faire un des tenants de la morale bourgeoise et que cer­ tains psychanalystes contemporains et non des moindres, rejetteront en bloc avec l’article, en le jugeant anti­ freudien ! Par un détour humoristique, nous ne sommes pas loin de L'Anti-Œdipe. Citation de Freud : « Celui qui de par sa constitution inflexible ne peut prendre part à cette répression de la pulsion s’oppose à la Société comme délinquant, comme outlaw, dans la mesure où il ne peut s’imposer à elle comme grand homme, comme héros, de par sa position sociale et ses aptitudes éminentes. » Freud fait ensuite allusion à la Sublimation : capacité pour la pulsion d’échanger son but. Mais la Sublimation pour Freud a ses limites : on ne peut pas tout sublimer. La capacité à la Sublimation est fonction du sujet et de la répartition quantitative des forces pulsionnelles. Une certaine dose de satisfaction sexuelle directe paraît, pour Freud, indispensable à la plupart des organisations, et lorsqu’il y a frustration de cette dose qui est individuel­ lement variable « le châtiment, c’est la maladie ». Ce mot de Freud témoigne d’une morale naturelle et de la culpa­ bilité qui peut cette fois-ci se fonder, non point sur la désobéissance aux valeurs culturelles, mais sur la faute fondamentale commise à l’égard du potentiel vital : l’individu est coupable, et malade parce que coupable, car il ne remplit pas son projet, projet non idéel mais pulsionnel, qui « machine » en lui, le pousse à vivre, c’est-à-dire à créer, à inventer, en disloquant ses paravents imaginaires. Ce point rappelle le cri des auteurs de L’Anti-Œdipe « nous sommes tous des pervers, nous sommes tous des

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schizos ». Pervers, pour nous, réfère à la pulsion partielle, l'envers de la névrose dit Freud. Quant à schizos, nous sommes moins en accord avec les auteurs qui paraissent avoir de la schizophrénie une définition lacanienne. Pour Lacan, la schizophrénie est liée à la forclusion du nom du Père qui rejette le schizo dans le monde asilaire du « pas comme les autres » *. Pour notre part, nous trouvons la définition de la psychose donnée par Freud dans le texte intitulé « Pour introduire le Narcissisme » plus humanitaire. Les concepts de régression, de fixation, de décharge et de quantité de libido abolissent la ségréga­ tion. Il n'est plus question que de différences de degrés et non point d une formule qui scinde les psychés en struc­ tures binaires ou ternaires. Si, ainsi que le déclare Serge Leclaire, le « trou » est tissé dans la trame, on ne voit pas très bien par quel artifice on pourrait introduire le manque si ce n'est par une déchirure qui ressortirait davantage de l'Art baroque plutôt que du Drame. C'est sur ce point que nous paraît porter le principal malentendu de la critique des auteurs : appeler schizo ce qui ne l'est pas, confondre un processus libéré qui est effectivement productif, avec un processus particulièrement entravé et figé : la prison du narcissisme secondaire où les soidisant objets des pulsions font retour en force contre le Sujet. A ce niveau donc, les auteurs paraissent confondre Freud, Lacan et bien d'autres encore. Freud ajoute : « De plus larges perspectives s'ouvrent à nous si nous considérons le fait que la pulsion sexuelle des êtres humains ne vise pas du tout originairement à servir la reproduction, mais a pour but certaines * N.B. Ceci, à la condition que notre compréhension des travaux de J. Lacan sur ce sujet s’avère exacte.

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façons d'obtenir du plaisir. C'est ainsi qu'elle se manifeste dans l'enfance de l'homme où elle atteint son but d'obtention de plaisir non seulement sur les organes génitaux mais encore sur d'autres points du corps (les zones érogènes). » Nous voyons que Freud réclame le plaisir lié aux pul­ sions partielles tout comme les auteurs de L'Anti-Œdipe. Production ou recherche du plaisir, c'est-à-dire décharge de la tension, c'est « ce qui machine » et « ça machine » comme le dit Freud lui-même, en dehors de la croyance au primat de l'organisation génitale qui, à l'origine, en fait seulement partie, et qui par la suite se trouve sacra­ lisée et subsume les autres zones du corps par le fait de son articulation aux valeurs culturelles. Tendance au plaisir et production sont similaires : « ça puise, ça flue et ça dérange ». Ainsi que le disent les auteurs, la machine ne fonctionne que parce qu'elle se détraque. Pour Freud, la civilisation doit elle aussi nécessairement reconnaître le droit au plaisir si elle ne veut pas ellemême « crever » faute de machines qui machinent pour elle. La Société émet ses propres antithèses. L'Histoire accouche péniblement, progressivement et parfois féro­ cement de ses libertés. Freud dénonce Œdipe comme un mythe qui entrave le Sujet, mythe dans lequel s'intriquent les forces d'Eros et de Thanatos, les forces répressives de la civilisation. D'un côté, le père et la mère, désignés comme objets pour l'enfant, sont sacralisés par la civilisation ; de l'autre, l'érotisme de l'enfant, image intrapsychiquement ces mêmes objets. De cette rencontre-événement naît Œdipefamilialisme, théâtre et mythe. Les auteurs à tort dénon­ cent Freud comme inventeur d'Œdipe alors que Freud se borne à constater cette fixation et à en dénoncer le leurre. Œdipe, parents-objets imaginaires, théâtres d'om­

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bres où le Sujet se perd et dont il doit se déprendre pour récupérer ses forces vives et reconnaître le vide de la Loi. Il doit renoncer à son désir de toute puissance qui s'est érigé sur l'impuissance fondamentale de l'enfant pour reconnaître enfin son pouvoir d'adulte, limité mais réel. Dans ce texte, Freud s'élève, tout comme dans d'autres textes, avec générosité contre la divination du modèle social proposé à l'individu. Pour lui, le « pervers malheu­ reux » est non créatif, ses forces sont occupées au travail de répression, au nom du Modèle dont il a fait sa religion et qu'il célèbre dans ses rites secrets. Au contraire, le pervers avéré est créatif. Freud écrit : « la constitution des personnes qui sont frappées d'inversion, les homosexuels, se distinguent fré­ quemment par le fait que leur pulsion sexuelle est particulièrement apte à la sublimation sexuelle », citation dont la finalité ironique est savoureuse. Nous sommes loin de « l'œdipianisation » forcée attribuée à Freud comme but de la psychanalyse, mais nous devons reconnaître que certains psychanalystes ne sont pas exempts d'un tel reproche et ont fait du travail analytique un but à la poursuite d'un paradis œdipien ou d'une image asymptotique de soi, quête du Graal impossible. Deleuze et Guattari parlent de la croix de la castration et de l'Œdipe à laquelle on confronte le Sujet, en vérité cette croix-là n'est que le fardeau imaginaire, la religion incons­ ciente qui ancre le Sujet dans la pulsion de mort et que l'analyste dans sa tâche « d'outlaw » va dénoncer comme dérision. L'aboutissement de l'analyse est le deuil du « Credo », y compris celui en Œdipe. Comment les auteurs de L'Anti-Œdipe peuvent-ils faire un tel contresens alors qu'ils vibrent à certains moments en concordance avec la parole freudienne. Ils font le tour de force de la reprendre à leur compte et attaquent à tort

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Freud dans les personnes de ceux qui Font peut-être trahi. Ils dénoncent une psychanalyse qui a subi une distorsion du fait de formulations idéalisantes qui envahissent le terrain défriché par Freud comme des plantes parasites. Il est vrai que parfois la psychanalyse tend à devenir dogmatique, qui dit dogme dit religion, contrainte au profit d une Idéalisation, elle-même déguisement de la Répression. Le psychanalyste court le risque de devenir le bon Samaritain, le bien pensant, l'adaptateur profession­ nel, le légiférant par excellence, et non plus le démystifi­ cateur, Fhumoriste, qui permettra à Fanalysant de décider de se libérer ou non des fardeaux qui Fenchaînent. Freud pousse encore plus loin les choses. Nous nous contenterons de donner quelques citations. « Tous ceux qui veulent être plus nobles que ne le leur permet leur constitution succombent à la né­ vrose. Si la possibilité leur était demeurée d'être plus mauvais, ils s en seraient mieux trouvés. » « La maladie est ce qui protège le mieux la vertu. » « Certains individus prennent part aux activités civilisées au prix d'infirmités subjectives. » Dans cette notion « d'infirmité subjective » nous y retrouvons, pour notre part, le concept de castration, ce trou dans Funivers pulsionnel que crée le refoulement. Mythe de la castration qui recouvre la réalité du préju­ dice pulsionnel du fait d une Société répressive. Ainsi donc, les homosexuels créent, les artistes jouis­ sent, et celui qui se laisse aller à se représenter son sadisme et sa cruauté est parfois meilleur que celui qui réagit à ces mêmes tendances par une hyper bonté.

Deleuze et Guattari ont-ils ignoré ce texte ? Qu en est-il de leur position à la lumière de celui-ci ?

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Nous ne reprendrons que quelques concepts du chapitre annoncé : « Psychanalyse et Familialisme ». Il s'agira davantage d une série de propositions ou de questions. Il est difficile d'articuler logiquement la pensée des auteurs, ce serait d'ailleurs la dénaturer. Nous prendrons donc les concepts tels qu'ils nous sont apparus, morceau par morceau, comme la construction d'un jeu d'enfant dont la finalité demeure secrète.

H Le premier concept est celui de flux inorganisés et disjonctifs les uns par rapport aux autres. Les auteurs appellent ce mode de fonctionnement schizophrénie, à tort comme nous l'avons dit, puisqu'ils décrivent ce pro­ cessus comme se réalisant dans le monde et non point se refermant sur lui-même comme dans l'univers de la schizo­ phrénie. En fait, nous le répétons, les auteurs nous parais­ sent décrire le monde des pulsions partielles où « ça machine dans tous les sens ». Ce monde est celui de la perversion polymorphe de l'enfant dont la tendance au plaisir fait feu de tout bois.

■ Le deuxième concept est celui du « Code injecté par le psychanalyste dans l'inconscient », ce que les auteurs appellent « œdipianisation ». Ici, il semble que ce concept majeur repose sur une méconnaissance et un malentendu. Les auteurs paraissent ignorer la définition de l'incons­ cient et de son mode de fonctionnement en processus primaire, tel que Freud l'a donné. Un inconscient codé est un concept antinomique. Dans l'inconscient, précisé­ ment, « ça machine » sans code. Rien ne se contredit, tout coexiste, le temps est aboli, « ça condense » et « ça

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se déplace ». Les auteurs conçoivent l'inconscient davan­ tage selon la formule lacanienne, c'est-à-dire structuré comme un langage. Pour nous, cette formulation laca­ nienne, intéressante en soi, correspond à l'après coup de l'interprétation. Un rébus en images ça parle différem­ ment que le texte qu'on y trouve et s'il y a traduction de l'un à l'autre, ça n'est pas la même chose. Si l'inconscient dresse le théâtre d'Œdipe au nom du principe de plaisir et du désir de toute puissance, ce théâtre est un montage qui tient en laisse l'univers pul­ sionnel. Cette imagerie est à repérer à sa source, là où « ça puise ». Le travail du psychanalyste est de démonter l'imagerie aliénante au nom du plaisir possible. Le psychanalyste n'œdipianise pas mais il constate que l'analysant le fait. Lui, doit défaire ce montage que Freud pointe comme fixation, régression, pour aboutir à sa destruction. « Désœdipianiser », tel nous paraît être le but du psychanalyste qui se réclame de Freud. Détourner l'économie psychique des élaborations de fantasmes sté­ riles au profit de l'Action retrouvée. Ainsi que nous l'avons déjà souligné, la critique des auteurs sur ce point est fondée pour certains psychana­ lystes post-freudiens. Mais ceci est une autre question, celle de la psychanalyse-névrose : secte, dogme, rituel, idéalisme, qui doivent être dénoncés à juste titre.

■ Le troisième concept est celui de « l'interprétation réductrice » : « Ceci c'était donc cela ». Freud a parlé du déterminisme des névroses et de l'entravement du libre jeu de l'économie psychique. La réduction est donc opérée non par l'interprétation ana­ lytique elle-même mais par la construction névrotique

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qui a valeur de décharge mentale au nom du principe de plaisir, quand aucune autre issue n’est possible. Ce scéna­ rio psychique, mise en scène pour le narcissisme du Sujet, est à saluer au passage. Après tout, il a valeur de création même si celle-ci demeure triste et entravée. Mais l'analyse ne s'en tient pas là. Elle défait le montage du « ceci c'était donc cela » et c’est là son acte démysti­ ficateur qui fait surgir, par l'effet du désenchantement, la richesse des pulsions et le plaisir des réalisations lais­ sées à l'invention du Sujet. L’interprétation n'est pas réductrice mais destructrice et c’est là où la psychanalyse met mal à l’aise. On retrouve en effet dans l'Interprétation la monotonie de la répétition et de la fixation névrotique, mais aussi les forces vives de l’inconscient qui défie les codes dans la surdétermination des sens. L’interprétation abrase douloureusement les formations imaginaires qui tiennent lieu, faussement, de raison d'être au Sujet. Ce pourquoi un tel travail de « dislocation » ne peut être conduit qu'avec beaucoup de délicatesse. Accoucher l’être de sa carapace ne peut se faire que par une authentique identification à l’autre et une grande liberté de la part du psychanalyste à l'égard de toute idéologie.

■ Le quatrième concept est celui de « Névrotisation de l’Inconscient ». Ici, confusion majeure. Les auteurs prennent l’expres­ sion symptomatique, émergence de l’Inconscient, pour l'Inconscient lui-même. Par contre, nous l’avons déjà dit, quand ils décrivent flux, coupure de flux, « ça ma­ chine », ils décrivent le fonctionnement de l’Inconscient. Pourquoi un tel paradoxe ? C'est l’affaire des auteurs.

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Le cinquième concept est celui d'« Œdipe et Fami­ lialisme ». C est ici le point le plus délicat. Pour nous, Œdipe représente les pulsions entravées par la répression sociale et l'impuissance de l'enfant élaborées en un montage imaginaire. Le Familialisme est la répression qui participe à ce montage. En fait Œdipe est un mythe, carrefour imaginaire constitué par les pulsions partielles, le désir de toute puissance infantile et la réelle impuissance de l'enfant ; les désirs inconscients des parents et leurs propres refou­ lements pulsionnels : la répression sociale qui désigne à l'enfant ses parents comme objets d'amour et, dans le même temps lui interdit ceux-ci comme objets de ses pulsions. Entre temps les pulsions partielles se sont orga­ nisées par le dressage culturel sous le primat de la génitalité favorisée par la force des interdits relatifs à la masturbation ; en relation avec cette organisation se constitue son Objet total. Ces pulsions partielles se trouvent ainsi emprisonnées en une figure imaginaire qui crée un objet idéal. Les sentiments familiaux se fondent sur le refoulement de l'érotisme infantile. Nous citons Freud (Introduction à la Psychanalyse, chapitre de la Libido). « Nous parlons d'amour lorsque les tendances psychiques de l'instinct sexuel viennent occuper le premier plan, alors que les exigences corporelles ou « sensuelles » qui forment la base de cet instinct sont refoulées ou momentanément oubliées. A l'époque où la mère devient un objet d'amour, le travail psychique du refoulement est déjà commencé chez l'enfant, travail à la suite duquel une partie de ses buts sexuels se trouvent soustraits à sa conscience. » h

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Les motions pulsionnelles viennent buter contre l'Idéa­ lisation par où la Répression culturelle « s'injecte » dans la famille. La force de l’impact est d'autant plus grande que l’enfant se trouve narcissiquement investi par les parents, trouvant dans le mouvement des pulsions refou­ lées de ceux-ci le statut de son Moi Imaginaire. Nous pourrions avancer cette proposition amusée : les parents projettent en partie sur l'enfant l'envers narcissique de leurs propres pulsions. Ainsi donc est constitué le mythe d’Œdipe qui altère le fonctionnement pulsionnel en y introduisant un Ordre qui se fonde sur L’Interdit. Ceci la psychanalyse le constate mais ne l’invente pas. Du temps de Freud, dire à une analysante : « vous désirez coucher avec votre père » avait une valeur de catharsis et pouvait ouvrir les portes du champ pulsionnel. Maintenant, une telle parole est admise d'entrée de jeu et colmate les brèches par où pourrait passer les pulsions et leur quantum d’affect. Mais pour l’adulte, ce Père est devenu un objet imaginaire. Ici s'ouvrent les portes du monde de la névrose et commence le travail du psycha­ nalyste à partir d'Œdipe. Désir d'un Objet imaginaire, désir qui se fonde dans l’imaginaire, pulsions engluées dans le désir impossible et se détournant de la réalisation. L’Œdipe devient le geôlier des pulsions. « Comment pourrais-je, jeune femme, désirer ce vieux père alors que tant de jeunes et beaux hommes s’offrent à moi ? C’est un désir contre nature qui me tient prisonnière et dont seul un mouvement d’humour pourra me délivrer. Je me sens libre d'abandonner cette obligation de toute puissance à laquelle le désir narcissique de mes parents m’a obligée, à laquelle mon impuissance d’enfant m’a rivée, je quitte les oripeaux dont on m’a affublée et qui ne tiennent à ma peau que par la trame

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de mes pulsions. J'existe enfin, libérée du vieil Œdipe, libérée de l'impossible, disponible pour ce qui est possible. » Au fur et à mesure du récit de ce roman d'amour, l’analyste déjoue la fiction en énumérant au passage les pulsions qui s'en délivrent une à une et font retour au corps du Sujet. Auto-portrait qui se défait pour la vie retrouvée. Œdipe n'est pas le mot de la fin, mais le début de la démystification. « Ton désir c'est ton corps et ta capacité d’aimer réellement. » Si la Culture prône Œdipe pour interdire le jeu pul­ sionnel par le truchement d'un objet idéalisé : le parent, la Société produit aussi sa propre contradiction donc sa propre chance de libération. Si, en effet, le Familialisme peut ressembler à la névrose, Œdipe vient effectivement s'y articuler en prise directe. Mais ne nous y trompons pas : Œdipe n’est pas le Familialisme. Du fait de son impossibilité même, Œdipe vient gêner l’articulation ré­ pressive de la Famille et prend valeur de subversion par l’effet des forces refoulées. Dans cette construction en trompe-l'œil du Désir, Œdipe est le fondement de la Famille par sa fonction idéalisante, mais l'obstacle à la Famille par sa fonction refoulante. Le développement historique de la psychanalyse a démontré la force de son pouvoir réformateur sur les institutions et la mentalité. Meilleure information quant à la vie sexuelle des individus, disparition de tabous écrasants, mise en place de Centres de prophylaxie. Les forces pulsionnelles ainsi libérées se sont trouvées réper­ cutées au niveau de la réalité sociale. Mais la psychanalyse doit poursuivre son cheminement plus avant pour une vie meilleure des individus et permettre les remaniements sociaux nécessaires, en sachant que le but n’est jamais

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atteint et que, contre sa tâche, se dresseront toujours les obstacles de la tendance à l'inertie et de l'instinct de répétition à l'origine des formations répressives qui privent la société des éléments vitaux indispensables à son développement. Nous savons bien que des soi-disant enchantements de l'Œdipe, il faut bien désenchanter. De ce désenchante­ ment, cicatrice imaginaire, surgit la récupération du corps du Sujet pour le plaisir, Sujet enfin désenvoûté d'un rapport amoureux répressif et libéré de la recherche d'impossibles objets.

■ Le sixième concept est celui de « Phallus et Castra­ tion ». Les auteurs de L'Anti-Œdipe paraissent y croire. Freud, non. Il a bel et bien pointé l'Imaginaire du Phallus et de la Castration, produit des théories sexuelles infantiles auquel la psyché reste fixée. Le Manque c'est le refoule­ ment, le reste c'est du déguisement. Nous citerons à ce propos une phrase de Freud tirée du texte « Pour intro­ duire le Narcissisme » : « Je trouve tout à fait impossible de fonder la genèse de la névrose sur la base étroite du Complexe de Castration, quelle que soit, chez les sujets mascu­ lins, sa puissance lorsqu'il entre en jeu parmi les résistances à la guérison de la névrose. Enfin, je connais même des cas de névrose, où « la protesta­ tion virile », ou bien à notre sens le Complexe de Castration, ne joue pas de rôle pathogène, voire n apparaît pas du tout. » Cette citation quelle que soit l'évolution de la pensée de Freud, prend toute sa valeur d'être dans le contexte d'un travail sur le Narcissisme.

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Il y aurait encore beaucoup d'autres propositions mais nous nous bornerons à celles que nous venons d’énoncer. Pour conclure, nous ne pouvons que répéter combien les auteurs, à travers la broussaille des faux sens, réfutent à leur insu une psychanalyse altérée et, par un renverse­ ment dialectique, se font les défenseurs des visées freu­ diennes. Quant au Schizo, promu par les auteurs, c’est un personnage sympathique pour une société libérée. Un quidam où « ça fonctionne, où ça machine ». La schizo-analyse n’est peut être pas si loin de l'analyse du temps de Freud ou bien encore d'un certain Freud, ceci reste à discuter. * **

Pour

introduire le code et des rapports du code au désir

Nous devons maintenant aborder le troisième volet de ce travail, à savoir une réflexion critique sur notre propre texte communiqué dans un colloque à visée polémique. En effet, Deleuze ne peut se comprendre que par le discours de Lacan qui a prétendu, justement, œuvrer pour un retour à Freud, contre toutes les distorsions introduites par Freud lui-même, potentiellement, à cer­ tains moments de son élaboration. (Nous citerons, pour exemple, le texte « Inhibition, Symptôme et Angoisse », qui a ouvert la porte à la monumentale illusion de la psychologie du Moi et à une psychanalyse comportemen­ tale.) Ce troisième volet, nous ne pouvons l’articuler qu'en référence aux travaux de Lacan qui nous ont éclairé sur les aspects refoulés du discours de Freud. Pour achever notre articulation et ne pas laisser subsis­ ter une ambiguïté, ne voulant pas emboîter le pas à

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Deleuze et Guattari, nous essaierons de mettre en question les registres imaginaires et les effets de refoulement du symbolique pour le lecteur, ceci au niveau de notre propre texte. Pour ce faire, nous suivrons le cheminement de « re­ lecture » de notre texte afin de lever tout malentendu. Nous avons énoncé d'entrée de jeu le concept d'un homme « naturel » opposé à un homme culturel. Nous avons pris soin de crocheter l'adjectif « naturel » de guillemets. Il s'agit bien là, en effet, d'un véritable crochetage car, d'homme naturel il n'en existe pas, si ce n'est par un effet de langage. Il est nécessaire d'une fameuse élaboration mentale pour prétendre au « natu­ rel » et les opérations de distorsion qui s'y repèrent témoignent d'un ouvrage savant qui sait comment s'y prendre pour contourner la Loi et donc la reconnaît pour prétendre la méconnaître. Freud ne cesse, en effet, de répé­ ter que des pulsions on ne connaît que le représentant et que le reste c'est de la métaphysique corporelle ou bien discours pour une autre science ; quant à l'affect, bouée de sauvetage de ceux qui naviguent dans l'Imaginaire, Freud dit bien qu'il ne faut surtout pas le prendre au mot, et que l'affect ça circule, ça change de qualité, en fonction de la représentation. Il n'y a pas plus trompeur que l'affect, et le tintamarre que parfois il fait risque d'assourdir nos oreilles. Nos oreilles, l'affect les trans­ forme en œil, il nous en met plein la vue ; mais que nous nous placions au niveau de l'écoute et voilà que soudain un effet de parole : geste, mot, viennent démentir l'affect qui se trouve du même coup remis à sa place. Nos maux sont nos mots. Si Freud nous montre comment les pulsions « ça se forge » par l'effet des injonctions parentales qui véhi­ culent et le Code et ses distorsions, il pose bien que ce forcing s'est produit avant la naissance de l'enfant, dans

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l'Histoire qui le précède et que les représentations des pulsions qui vont subir un tel travail sont déjà mises en place préalablement par le programme qui préexiste dans la tête des parents, des grands-parents et plus loin encore. Les « pulsions » ne vont pas s'accrocher à n'importe quelle représentation. Dans ce domaine, il n'y a pas de hasard, sauf à cerner Vévénement (scène primitive). Le c.q.f.d. est posé dès les prémisses : quand les parents mangent des raisins verts, les dents des enfants grincent. Le pépin de la « réalité », c'est le travail de l'analyste de le repérer et quelle place obligatoire se trouve désignée à l'enfant dans cette « machination ». En ceci, nous enten­ dons Deleuze et Guattari : nous sommes des machines, mais bel et bien machinées comme le sont, d'ailleurs, toutes les machines. Mettre la liberté au niveau de la machine, c'est un paradoxe qui dénonce exactement ce qu'il en est du fantasme, mais faut-il encore savoir de quoi il est parlé. Il ne faut pas non plus espérer retrou­ ver le « pépin » dans les anecdotes de la petite histoire et les mouvements dits pulsionnels qui pousseraient l'enfant vers Papa ou Maman. C'est vrai que l'enfant s'y trouve « poussé », cet arrangement dérange suffisamment certains pour qu'ils viennent nous le faire entendre, à nous psychanalystes. Plutôt poussé vers un mirage, pris comme mouche dans la glu, tant il n'y a de Désir que de Désir de l'Autre. Répétition du palais des glaces de la fête foraine, on ne sait plus qui est qui, partout à la fois, jusqu'à oser demander son chemin à soi-même, ou s'affoler dans ces cages de verre qui répercutent l'effet de leurre, et si on se retourne on voit ... encore son image derrière. La série est à l'infini. Mais sur le divan pas question de se retourner et c'est là précisément un des points essentiels qui produit le repérage de ce « transfert » dans lequel se débat le Sujet hic et nunc et aussi ailleurs. Le « pépin » on aura quelque chance de le saisir dans un

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rébus d'images, au niveau d'un réseau de discours qui véhicule l’Histoire et la noue à l’événement, d'où la chose. En effet, l'Evénement fait surgir l'aberration introduite dans la lignée dont le Sujet est porteur et que le Destin a désigné comme pouvant être celui par qui la malédiction qui pèse sur une famille pourra être levée s’il est entendu. Que l’on se réfère à la tradition des grandes œuvres romantiques, exemplaires en ceci. Le Code n'est pas injecté dans l’inconscient, il préexiste au Sujet et l'aliène, par ses altérations, au niveau de l’Imaginaire. Il convient de le faire parler car peut-être ne peut-il parler qu'au niveau de ses altérations : épou­ vantails, mascarades, qui masquent ce que nous avons désigné comme le vide organisateur de la Loi, case vide qui permet que les mots circulent et que ça fonctionne. Mais que la case devienne pleine, obérée par une Image et le système se bloque, et le Sujet s’exclame jusqu’à parfois « débloquer ». Il n'existe de Désir que dans l’ordre et non par l’effet trompeur du désordre qui en indique le refoulement. L’Imaginaire, somme toute, c’est un travail de précision, il fonctionne comme une mécanique bien montée à décripter. Référons-nous à ce que nous avons écrit du mythe d’Œdipe : « geôlier des pulsions », combinatoire qui tient les représentations dans l'agencement du Désir de l’Autre, qui élève le Sujet au niveau de l’Histoire, abolit le temps figuré pour introduire la scansion logique qui fut « volée » au Sujet. Trésor volé, celui de la Vérité qui s'articule du langage, de l’Histoire et de la déchirure de l'Evénement. Pour en terminer avec notre réflexion, il nous faut reve­ nir sur notre conception de la psychose telle que nous l’avons introduite. Dans la formulation lacanienne, le Nom du Père est forclos au niveau du Sujet (se reporter au texte de Jacques Lacan : « D'un traitement possible de la psychose »). Pour notre part, nous portons plus loin la

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question : qui est le père dont le discours brille par son absence. Nous posons l'hypothèse qu'il joue un rôle majeur dans la psychose mais quelque part, quelques générations plus haut où le Code (figuration d une syn­ taxe) introduit un tel effet de distorsion que la bouche du père en est rendue muette. Mutité tellement sonore qu'elle fait péricliter la fonction symbolique du Nom du Père. Délire, discours cohérent du Sujet qui reprend l'inco­ hérence introduite à un moment donné de la filiation par une incohérence qui y répond sur un mode inversé. Manque du Manque à repérer peut-être au niveau du discours paternel. ❖ ** Pour conclure, sans préjuger de la suite de nos hypo­ thèses, nous maintenons notre position : à savoir que les auteurs en question clament un retour à Freud par un détour burlesque qui a la valeur d'un mot d'esprit par­ fois, ou prend sens d'un discours symptomatique qui témoigne d'un retour du refoulé où les concepts majeurs : Code, Désir, Croyance, Rien, sont proclamés jusqu'à l'envie sous la forme clairement énoncée de la dénégation.

Les chemins pervertis : la reprise d'un préjugé nosographique

Jean Gillibert

LE FLUX ET LE REFLUX : CRITIQUE DE LA NOTION DE « SCHIZE » ET NON LA « SCHIZE » COMME CRITIQUE DE LA RAISON

On peut faire valoir le risque encouru d'un reflux cosmo­ gonique avec l’œuvre si admirable de Mélanie Klein - des substances, lait, sperme, sang, excréments, le tout cou­ ronné par Psyché avec vie et mort en talion. Une profonde nostalgie fondamentale du retour à « l’œuf » (comme un corps sans organe) de l’état pré-natal que Ferenczi annon­ çait déjà ; on peut faire valoir, d’une façon indubitable, le reflux théologique de l’école lacanienne (c'est en effet une école avec un Maître), reflux d’une théologie négative, où la méthode apophatique se substitue sans cesse à la recherche interprétative d’un « éclairement », propre à la psychanalyse jusques et y compris l’instinct de mort comme économie généralisée. La consommation aporétique n’est pas un genre de la psychanalyse et pourtant de combien d'apories la psycha­ nalyse ne boite-t-elle pas ! La psychanalyse n’accomplit rien, ni un devenir-vie, ni un devenir-mort, ni Hegel, ni Marx, ni Spinoza, même si elle est pleine de bruit et de fureur de toute la pensée de l’Occident. Elle n’accomplit aucun destin ; elle dé-construit tout au plus. C'est que dans son fond elle est une éthique, voire une morale, non pas en ce quelle aurait retourné, dans un renver­ sement autarcique, le Bien en soi, comme on a pu le dire

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de Kant, dans une lecture superficielle et « vulgaire » de la Critique de la raison pratique, ou en ce qu'elle quête­ rait éperduement lobjet introuvable de la Loi, par l'insti­ tution du Sur-Moi, d'autant plus ardent à punir, que le sujet s'efforcerait d'être vertueux mais en ce qu'elle n'a rien « renversé », rien « retourné » du tout. A l'assurance, à l'illusion, à l'idéologie, à l'impénitence, la psychanalyse a, par Freud, jugulé le flux du trop de sens de l'évidence, du règne et de la domination ; aucune unité sémantique fondative, aucune unité biologique, aucune unité de vie, aucune unité de mort... mais une « difficulté » unitive, le Narcissisme (voir en cela l'article de Freud « Une difficulté de la psychanalyse »). - Cette difficulté est intrinsèque ; elle ne peut que le demeurer. Le « narcissisme », lieu impossible d'une unité ina­ vouable (ça n'est pas moi qui meurs, c'est l'autre), pre­ mier et seul simulacre d'être, croit que le destin d'immor­ talité est accompli ; à la rigueur, la première topique peut accréditer un « phénoménisme » de l'inconscient par la satisfaction hallucinatoire du désir dans le rêve ; l'hallu­ cination n'y est jamais optative mais quelque chose est survenu ; il y a eu réalisation et non actualisation ; mais la phénoménologie est impossible en psychanalyse ; la réalisation d'un désir se doit d'être soupçonnée, car il existe une fonction du rêve au-delà du principe de plai­ sir, qui ne contredit pas la réalisation, la survenue, mais qui, par l'inter-position narcissique répète à l'infini la mort et sa répétition ; une idéalité (concrètement, « je suis immortel, puisque je suis encore en vie malgré le traumatisme et avec lui » ou encore « je reviens de zéro, je repars à zéro ») se répète mais ce n'est pas une répé­ tition d'un événement ; ce qui est « réalisé », c'est : « la mort n'arrive pas encore. La mort n'accomplit aucun destin. Elle n'arrive pas. Elle n'arrivera jamais ».

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Serait-elle toujours déjà arrivée ? Non plus. Ça n'est pas un événement digne de réalisation. Ni phénoméno­ logie. Ni eidétique. La parole de Mallarmé est spécieuse : « Tel qu en luimême enfin l'éternité le change ». La mort ne peut se dire que dans les termes de la vie ; c'est une métaphore forcée, obligatoire et contraignante, une contrainte. Un contrat. Pas de tiers opposable. Evacuez le narcissisme, vous aurez la psychologie sym­ bolique, la psychologie de l'ordre (symbolique), la phéno­ ménologie ... tout un chacun en somme, dans sa « vie courante ». Le narcissisme est 1'« opposant » par excel­ lence ; quand Mélanie Klein ne l'utilise pas comme réfé­ rent implacable, elle en vient au « triomphe » ou à la réparation maniaque (un rassemblement immédiat des objets partiels dans le passage entre position schizo-paranoïde et position dépressive). Lacan, le creuse et le vide ; ça devient la « case vide », le manque, le déplacement incessant dans un tournoi d'excentricité radicale. Il se met ainsi en position d'être perpétuellement trahi, puisque du lieu où il y a « manque » personne ne peut dire de quoi c'est fait. N'allons jamais voir là où ça manque puisque « c'est manque ». La dérobade est infinie... mais pas l'agression théorique et terroriste. « Personne ne me comprend = je suis intouchable », car qui me touche ou me comprend (dans le souhait) sera foudroyé sur place. Aboli du dedans - dans le corpus théorique - le narcissisme revient du dehors, dé-flagrant. U y a déjà longtemps que Deleuze joue avec Lacan et Mélanie Klein. On peut supposer que ce qui l'attache à eux, c'est dans la théorie, 1'« évacuation » du narcissisme, l'évacuation de la difficulté ; « l'organisme molaire » (qui me paraît bien être l'équivalent de la séquence unitive narcissique) est bien l'opposant fondamental, l'ennemi

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commun tant aux corps sans organes qu'aux organes en tant qu'objets partiels. On peut alors sauver, in extremis, Lacan (malgré les saillies contre la structure et le signifiant) par le « sexe non humain » l'Autre du désir, et Mélanie Klein (plus difficilement) par les objets partiels vecteurs de flux, sauver Mélanie Klein de la totalisation de l'objet et se sauvegarder contre toute position dépressive. Tout ceci est sans risques, comme sans difficulté. Pour ce qui est de Mélanie Klein, déjà depuis Logique du sens, Deleuze voyait s'échapper la problématique cru­ ciale de la pensée interprétative de Mélanie Klein (en cela il n'a fait que comme de nombreux adversaires de cet auteur) à savoir : comprendre le passage des objets par­ tiels à l'objet total comme une continuité phénoméno­ logique, un continuum de l'effet de totalisation, voire un effet métonymique lorsqu'il s'agit essentiellement d'une réponse de l'objet (de l'autre objet, parental en son essence) totale et absolue toujours dans la perspective de la loi du tout ou rien. Le livre écrit en commun par Deleuze et Guattari, L’Anti-Œdipe, regorge de thèmes et constructions phéno­ ménologiques. Ce livre assume un destin, c'est sûr : le retour à l'esthétique, au théâtral, à la « forme », au mo­ dèle, à une production matériologique formelle. Elle subvertit et pervertit d'emblée la notion qui resurgit actuel­ lement, celle de la « mimesis ». Elle s'alourdit dans le réalisme de la ressemblance, du pur simulacre, dans la mesure même où elle veut tuer la ressemblance (l'identi­ fication narcissique). Ce livre est sans « expérience », c'est-à-dire sans aucun mouvement insurrectionnel vital ; il ne fait que contrain­ dre à penser comme la contestation. Il veut faire croire qu'il y a ceux qui sont pour « l'Œdipe », et ceux qui sont

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contre « l'Œdipe » ! Furieuse complicité que cette anti­ nomie ! Il se voudrait léger et innocent comme le devenir de l’étemel retour nietzschéen ; il est plutôt universitaire et « sorbonnard ». Comme toute théorie, il cache un désir « narcissique ». Remplacer la psychanalyse par la schizoanalyse. Provoquant et contestant, il reste dans le piège qu'il s’est lui-même tendu. Il s’adresse plus à Lacan qu'à Freud que dans le fond il méconnaît (par exemple et entre autres : comme si Freud n’avait pas parlé de l'Œdipe comme mythe de conséquence sur le fond de l’identifi­ cation narcissique, comme si il n’y avait pas deux temps de la sexualité humaine, comme si il ne s’agissait que d’une « structure » (ici à dénoncer) alors qu'il s’agit d'un « complexe », une complication comme si le passage de la libido à Eros (après le tournant de 1920) n'était pas autant explicable par l’interposition du narcissisme que par la pulsion de mort (les deux se rejoignant d’ailleurs), comme si le narcissisme n’était pas au principe de la communication des pulsions partielles (et non pas, évi­ demment, des objets partiels), etc. Que ce qui s’appelle « narcissique » fasse problème, clini­ quement, théoriquement, culturellement, cela demeure certes toujours puisque nous avons toujours usage de ne pouvoir penser le « survenu » que comme en « jadis », que comme en « futur », que comme en éternel dans l'ins­ tant, mais jamais là où « c’est ». Dans le chemin de l’Œdipe, il y a des vies parallèles et une rencontre, subite, inopinée, inattendue, qui n'est pas de l’ordre de l'épistémologie ou de la structure ; il arrive un moment où le chiasme opère sa vérité ; la femme du père n'était pas la même chose que la mère du fils, au plan des identifications narcissiques et voilà que... c’est subi­ tement la même chose. L’identification à la position de

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l'autre (Père ou Mère) ne suffit pas ; il faut le trop de « réalité » de la mort de cet autre (père ou mère). Un moment la trace est perdue... Le chemin de l'Anti-Œdipe croit partir du moment de la perte de la trace du chemin de l'Œdipe ; à vrai dire, il ne peut plus retrouver son chemin. C'est un Œdipe maniaque qui ne propose que des renversements (des renversements de modèle). « Le corps sans organes est le modèle de la mort. Comme l'ont bien compris les auteurs de terreur, ce n'est pas la mort qui sert de modèle à la catatonie, c'est la schizophrénie catatonique qui donne son modèle à la mort », écrivent-ils (cf. VAnti-Œdipe, p. 393). Plus loin, dans la même page, « la mort n'est pas désirée, il y a seulement la mort qui désire, etc. ». Cette phénoménologie eidétique, pur simulacre, a en effet vite fait d'exorciser la mort au compte d'un pur syndrome nosographique. Encore une fois, évacuons le « narcissisme », on évacue en même temps Œdipe et nous voilà « trompe-la-mort » ! ôtons l'interposition de la libido du Moi et nous aurons le mécanisme, la machine (dési­ rante). C'est arrivé, si j'ose dire, dans l'histoire de l'entropie où « énergétistes » et « mécanistes » n'ont eu de cesse de rivaliser d'explication au sujet du Principe de Carnot sur la transformation de l'énergie en chaleur, et réciproque­ ment. Les thèses mécanistes ont enfin triomphé mais peut-on envisager les sciences organiques selon le modèle des sciences physiques ? Il n'y a aucun humaniste du « Moi » là-dedans car comment comprendre et qu'est-ce que cela veut dire qu'une machine puisse désirer, que la mort puisse dési­ rer ? L'appel au corps sans organes (moteur immobile) s'adjoignant aux organes de travail n'est que de l'ordre du recours à Zénon d'Elée ( « La flèche qui vole et qui ne

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vole pas », « Achille, immobile à grands pas » selon les vers de P. Valéry, du Cimetière marin). Deleuze et Guattari sont tombés dans Terreur du « sépa­ ratisme », non plus pour magnifier la séparation, la divi­ sion, la castration (c'est justement ce qu'ils combattent) mais pour magnifier le séparé, le divisé, le fragmenté, le partiel, le « schizo »... Ils ont surestimé « Sa Majesté le Schizo », s'engageant dans le même discours répressif que celui de la psychiatrie qui a dit le premier : la « schizophrénie ». Pour combattre la redoutable introduction de l'idéevaleur de la grandeur négative (Platon) ils obtempèrent au plus violent des séparatismes en séparant du flux, des désirs absolument décodés, sans territoire et défaisant tous les territoires. Jamais Freud n'a pensé le négatif comme une coupure donnée, assurée, mais comme une éventualité toujours possible, une imminence irréductible d'une telle survenue. Quand il parle de clivage, il parle de clivage du « Moi », fondatif de la perversion et de la psychose. Ce clivage a lieu d'un même geste et dans un même temps encore que les deux issues de ce clivage (acceptation - dénégation) ne sont ni du même ordre (intellectuel - affectif) ni du même destin, mais ils n'en demeurent pas moins de la même source : le Moi (la libido du moi) ne pouvant s'échapper à lui-même se « schize » en deux dans une inégalité de grandeurs qui ne fait que témoigner de la permanence du flux pulsionnel plus « grand » que la gran­ deur positive et que la grandeur négative (le négativisme du désaveu ou du rejet). Freud ne parle que de paires contrastées, d'abord entre réalité psychique et réalité extérieure (matérielle). - Ces « réalités » s'apparient dans l'unité des contraires. La difficulté de ce vrai séparatisme - celui des réalités est venue, encore une fois, que cette unité des contraires

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trouvait un lieu pour se manifester qui n'était plus le langage (logos) mais le Moi comme investissement par le flux libidinal. Le « Moi » joue en simulacre la séparation dans l'unité des contraires (ainsi des « réalités », ainsi des pulsions partielles). Le « Moi » se scinde car le langage (le discours) ne peut plus dire le séparé et le non-séparé en même temps. Logos sera la guérison a dit Freud, c'est-à-dire qu'il pourra dire cela : « l'unité des contraires », il y aura alors des choses « séparées » et c'est pour nous source de savoir. Dans la « schizophrénie », où la scission (le clivage, la schize) est à son comble, le langage va se donner immé­ diatement comme la tentative de guérison : il va dire le séparé et le non-séparé, le double sens, mais il ne dit pas le Logos. Il ne dit que le simulacre de l'unité des contraires, dans l'inflation de la surestimation narcissique du Moi. Le schizophrène n'est pas Héraclite. On a pu penser hâtivement à propos de Freud et du « Moi », que ce « Moi » était la réunion (l'union) de l'ensemble des choses, mais il faut penser plutôt que le Moi « joue » le caractère singulier de chaque chose. Il ne faut pas confondre la libido du Moi et le discours du Moi sur la libido. Le discours du Moi tend toujours à dire l'union du rassemblement même avec le « non » puisque Freud s'est attaché à montrer que lorsque le « Moi » dit Non (cf. la négation) la levée du refoulement est incomplète (accepté en tant que nié), c'est en fin de compte un « oui » d'union, qu'à travers le « non » de séparation il dit. ❖ ** La notion de schizophrénie est une notion, un décou­ page nosographique récent qui est apparu avec Bleuler ; c'est immédiatement un regard discursif : le schizophrène.

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c'est le séparé. Non pas comme le paranoïaque, centré sur lui-même, mais dans l'errance, la discordance, la disso­ ciation, etc. Freud ne peut pas rejeter totalement le découpage noso­ graphique mais il montre très nettement dans l'étude sur le Président Schreber que la dénomination bleulérienne du trouble préjuge de l'affection. (Cf. para­ graphe ni du mécanisme de la paranoïa dans Le Président Schreber.) « Le terme de Schizophrénie, créé par Bleuler pour désigner le même ensemble d'entités morbides, prête également à cette critique * : le terme de schizophrénie ne nous paraît bon qu aussi longtemps que nous oublions son sens littéral » (c'est moi qui souligne). La schize n'est pas un caractère essentiel à la schizo­ phrénie. Freud préférerait le terme de paraphrénie. La distinction que fait Freud entre paranoïa et para­ phrénie (schizophrénie) repose sur la théorie de la libido (fixation-régression et refoulement). Le tour donné à l'argumentation prend un aspect à la fois développemental et structural. « L'individu en voie de développement rassemble en une unité ses instincts sexuels qui, jusque-là, agissaient sur le mode auto-érotique, afin de conqué­ rir un objet d'amour, et il se prend d'abord luimême, il prend son propre corps, pour objet d'amour avant de passer au choix objectai d'une autre personne. » Le « rassemblement » s'effectue sur le corps propre du sujet ; ce pouvoir de rassemblement est en fait une « crise » du flux pulsionnel et non une coupure, non plus * Il était fait mention quelques lignes avant du terme « Démence précoce » de Kraepelin.

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que la conquête objectale (l'autre personne) n'est une coupure entre libido narcissique et libido objectale. A l'envers, cela donne le repli-auto-érotique après la perte de l'objet ; là non plus il n'y a pas coupure, car la pulsion de mort comme économie généralisée organise autant la conquête que le deuil (Sur-Moi). La paranoïa représente la fixation et le retour du refoulé par projection au rassemblement des pulsions sexuelles par la médiation-écran du narcissisme (le corps propre comme objet d'amour) et cela donne : retour de l'homosexualité sublimée au narcissisme. Demeure la conviction délirante (guérison ou deuil) : l'univers est anéanti et le Moi seul survit. Le détachement général de la libido est une catastrophe interne que clame la vision de la catastrophe extérieure, la fin du monde. La paraphrénie (schizophrénie), elle, ne se sert plus de la projection (abolie du dedans, revient du dehors une « Aufhebung » qui conserve ce qu'elle perd) mais du méca­ nisme hallucinatoire. Il n'y a pas reconstruction mais persistance du refoulement. Le désinvestissement des objets libidinaux s'effectue dans la quête objectale par le repli narcissique mais aussi dans l'inconscient - seul le mécanisme hallucinatoire est une guérison avec le sur­ investissement du langage (pré-conscient) sur qui s'effec­ tuent les processus primaires. Le langage est chosifié et le monde extérieur est perçu comme un inconscient psychique. C'est alors, dans cette guérison non plus le Logos qui unifierait mais le langage du paraphrène (schizo) qui clive, sépare, morcelle l'écoute au langage de l'ensemble du groupe humain, mais le morcellement du groupe (l'écoute du langage) par le schizophrène ne détruit rien ; il n'apporte rien non plus. Son discours est aussi répres­ sif que celui du psychiatre... mais vivre avec lui terrifie :

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c est une école de terreur ; non pas parce qu'il serait l'image, le modèle de la mort, le moteur immobile, comme l'ont pensé les psychiatres, ou parce que la mort aurait comme modèle la schizophrénie catatonique comme le pensent Deleuze et Guattari, mais parce qu'il ré-introduit dans l'immédiat la religion sanglante du sacrifice de toute vie. Le schizo n'a pas besoin de Deleuze et Guattari pour schizophréniser le monde, la vie, la mort ; il vit de la terreur qu'il inflige à autrui ; mais cette terreur de la mort, pour la mort, riest pas une expérience de la mort ; elle économise la mort de l'autre, en tentant d'accorder la mort immanente (pulsion de mort - masochisme pri­ maire) à la mort désirée. « De convertir la mort qui monte du dedans (dans le corps sans organe) en mort qui arrive du dehors (sur le corps sans organe) », ... écrivent-ils, c'est bien en effet d'« hystérie » qu'il s'agit dans toutes leurs descriptions, du nouveau visage et du fallace hystérique - le contempo­ rain, le moderne - Dans leur « devenir-mort », un fantasme hystérique est à peine refoulé : assister triomphalement à sa propre mort ; le saut énigmatique du psychique dans le somatique, ils l'ont effectué dans leur discours, dans leur texte. *

**

Le schizophrène est un moment historique du regard et du discours psychiatrique. La fascination qu'il exerce suscite en nous tous notre hystérie : quelqu'un assume pour nous la destruction, le contre-ordre, le contre-dire. Nous sommes amoureux de la « schize ». « Je veux mou­ rir de m'aimer en lui » : quelle illusion ! Qu'il y ait de la mort dans la vie et de la vie dans la mort, la psychanalyse le vérifie quotidiennement ; sur­ estimer la vie comme la mort est encore du destin narcis­ sique. Nous pouvons dire Oui à l'anéantissement, nous

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pouvons désirer mourir, désirer le désir de mort, etc., autant d’illusions religieuses, mais nous n'avons pas d’ex­ périence de la mort sans la vie, même dans l’orgasme, même dans la régression la plus extrême, même dans l'inconscient, à moins qu’on pense que la mort est le plus vrai des simulacres ! Encore une fois, l'instinct de mort n’est pas un principe pour soi seul mais une économie généralisée. Ce n'est pas un principe transcendant. Ce que Mélanie Klein a pu seulement dire c’est que si il y a instinct de mort il y a lutte contre l’anéantissement de la vie. C'est certainement très « merveilleux » de recevoir ainsi l’expérience de la mort comme le texte de ce livre s'emploie à nous le montrer. Je souhaite à l'enfant de ces deux auteurs la bonne continuation évolutive d’une si belle « schizophré­ nie »... jusqu’à une mort très douce.

Un malentendu : l'éducation psych analytique sur les chemins de l'anti-éducation

Jean-Pierre Bigeault Gilbert Terrier

DE LA PSYCHANALYSE A VANTI-ÉDUCATION

En posant qu une éducation condamnable n'aura pu l'être qu'en raison de sa complicité œdipienne avec le pouvoir, les aventureux partisans de l'anti-éducation laisseraient croire qu'une application de la psychanalyse à l'éducation a déjà fait les preuves de sa malignité et donc de son existence. Pour les auteurs de cet exposé la difficulté plusieurs fois soulignée par Freud 1 d'une application de la psycha­ nalyse à l'éducation reste assez grande pour qu'ils s'inter­ rogent encore, avant de la condamner, sur la simple possibilité de cette application. Après avoir tenté de donner à une telle question la réponse que leur inspirait leur pratique pédagogique, les auteurs2 voudraient pré­ ciser ici comment naît et se développe en éducation une attitude an-œdipienne, voire anti-œdipienne, jusqu'à en faire ressortir l'hypothèse sous-jacente, bien souvent im­ plicite, et dont la formule même, véritable raccourci ou plutôt réduction de l'hypothèse freudienne, ne résoud les contradictions de l'éducation qu'en les escamotant au profit d'une liberté truquée. Mais comme, en dépit de l'évidence qu'une position anti-œdipienne ne saurait être - si ce n'est par la violence - rapportée à Freud, on ne manque pas malgré tout de faire passer pour psy­ chanalytique une certaine anti-éducation, la confusion

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pernicieuse justifiera que soit encore éclairée la relation convergente et divergente de la psychanalyse et de son application cohérente à l'éducation. L'exposé ci-après va donc s'articuler autour de trois idées : - La première est que la théorie psychanalytique est capable de rendre compte de ce qui se passe dans une situation éducative et pédagogique lorsque cette situation (que nous concrétiserons par trois exemples) maintient ou rétablit heureusement le fonctionnement de l'économie psychique. - La seconde est que la théorie psychanalytique rend compte tout autant de l'impasse éducative et pédagogique à laquelle conduisent des situations qui ne se justifient qu'en faisant référence à une conception de l'économie psychique rapportée à la théorie de Freud soit par erreur, soit par mauvaise foi. - La troisième idée est que la validité de la théorie psychanalytique, comme référentiel d'une pratique édu­ cative et pédagogique, ne signifie en aucune façon que la pratique éducative doive se modeler sur la pratique ana­ lytique, à preuve que si elle le fait elle cesse d'être édu­ cative par là-même sans être psychanalytique pour autant, rejoignant dans son errance l'impasse anti-œdipienne de l'anti-éducation. De même que la théorie psychanalytique peut éclairer l'activité artistique sans que pour autant cette activité soit réductible au processus analytique (ni d'ailleurs réci­ proquement), de même on peut faire l'hypothèse que l'éducation, pour contiguë que soit sa position par rapport à celle de la cure, tient de la spécificité de ses paramètres une originalité à la fois constante et constamment reformulable. Les limites de cet exposé n'ont pas permis l'approche différenciée des phénomènes pédagogiques et des phéno­

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mènes éducatifs ; mais la confusion n'est que partielle­ ment dommageable dans la mesure où le procès qu'on fait au Savoir dans le contexte de la critique anti-œdi­ pienne continue d'associer à juste titre l'activité cogni­ tive à l'ensemble de l'activité relationnelle, et en souligne par là-même l'inévitable dimension éducative. La

connaissance de l'éducation par la psychanalyse

Freud ne s'est pas dissimulé les difficultés d'une appli­ cation de la psychanalyse à l'éducation. Dans le même temps où il désavouait celle-ci pour la part qu'elle prenait dans la production des névroses3, il marquait aussi ce qui la distinguait « malgré tout » de celle-là sans que pour autant la ligne de partage des eaux fût clairement dessinée. Il en résulte que le débat s'est enfermé la plupart du temps dans la question de savoir si l'acte éducatif était assimilable à l'acte curatif analytique comme si, d'évi­ dence, l'acte éducatif avait déjà reçu de la théorie psycha­ nalytique elle-même tout l'éclairage qu'on était en droit d'en attendre. En oubliant de surcroît que les hypothèses freudiennes et la pratique thérapeutique s'étaient réci­ proquement fondées dans un constant échange, on pre­ nait plutôt le chemin de faire faire à l'éducation l'éco­ nomie d'une recherche et le sacrifice d'une invention que les silences de Freud en la matière ne font pourtant rien moins que justifier. Les errances voire les aberrations d'une certaine « édu­ cation nouvelle » (dont nous parlerons plus loin) s'ex­ pliquent d'autant mieux si Ton mesure la hâte et la dépendance avec lesquelles les éducateurs les mieux inspirés se sont employés à réinventer l'éducation en lui appliquant des « recettes » freudiennes détachées d'un

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autre contexte, voire simplifiées en outre pour les besoins de la cause. Il n'est pas jusqu'aux formes contemporaines de l'anti-éducation qui ne manifestent à cet égard vis-à-vis de la pensée freudienne une contre dépendance non moins significative. C'est pourquoi la question préalable à celle, jusqu'ici ambiguë, de l'application de la psychanalyse à l'éducation porte d'abord sur la valeur explicative de la théorie psychanalytique à l'égard des situations éducatives. Si l'on considère que l'éducation dans sa perspective - à cet égard identique à celle de la cure - qui est le changement4 fait référence à l'économie psychique, on peut s'attendre à retrouver derrière les modifications du comportement (y compris l'apprentissage) des mouvements d'énergie dont réponde la théorie freudienne. Trois exemples vont éclairer ce point de vue : Premier exemple Une petite fille a perdu son amie : elle pleure, elle est désespérée. Elle dit « si j'avais été un garçon, mon amie serait restée, je ne l'aurais pas perdue ». Il appartiendrait au psychanalyste d'analyser cette « perte d'objet ». Mais le père ou la mère de la petite fille sont confrontés à une autre nécessité : réparer sans attendre la blessure de l'enfant ; « Faire quelque chose », dans la réalité de ce manque où se détruit l'enfant, par une intervention sur l'abondante réalité du monde. Educateurs, leur réponse est un don qui restitue symboliquement l'objet ; mais on pourra voir dans le cadeau d'une « jolie robe » la réponse à la question obscurément posée de la castration, la restitution de l'identité menacée, un geste qui réunit le dehors et le dedans ; tout se passe comme si, sans l'avoir remonté jusqu'à sa source, les parents étaient assez entrés dans le courant du deuil, en avaient implici­

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tement saisi le sens en même temps qu'ils en atténuent aussitôt la déchirure. On aperçoit dans l'éducation qu'on pourrait dire la plus naturelle le commencement d'une démarche analy­ tique : un pré-sentiment des forces en jeu, une mesure presque immédiate de leur rapport, une conscience diffuse et assurée de l'échange entre les personnes. Deuxième exemple On étudie en classe un texte sur l'amour maternel : Albert, visiblement ému par cette évocation, réagit par une participation à la fois active et embarrassée à cette étude littéraire. Comme le récit met en valeur le dévoue­ ment de la mère à l'égard de son enfant, Albert manifeste son émotion sur un registre à la fois infantile et contrôlé (verbalisé) : « c'est bon, dit-il, d'avoir une maman ». Puis, le cours terminé, dans l'escalier qu'il doit prendre pour changer d'étage, Albert donne un coup de pied dans la vitre d'une fenêtre qui affleure le niveau des marches, et la vitre vole en éclats. Albert doit alors s'expliquer avec l'éducateur responsable, mais, comme l'explication s'avère impossible, l'éducateur emmène Albert dans un bureau qui se trouve être (dira l'élève ultérieurement) « si beau » que quelque chose de sa beauté et de la gravité de sa beauté rejaillit sur l'acte même pour lequel il a mérité d'être là. Il y reste seul un moment. Enfin l'heure de l'explication arrive. Elle n'est guère plus explicite que la première et cependant un lien paraît s'être établi entre la réflexion sur la qualité du lieu d'isolement et la reconnais­ sance presque détendue de la faute : « Ce doit être grave, ce que j'ai fait, pour qu'on m'ait mis dans un si beau bureau ». En effet, si l'émotion initiale d'Albert se situe claire­ ment autour de l'image de la mère, le texte étudié fournit

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la surcharge d'excitation qui va entraîner une effraction des barrières du refoulement. Ce surgissement d'affects entraîne une désintrication pulsionnelle amour-agressivité qui se résoud dans le passage à l'acte. Le choix de cet acting ainsi que la qualité particulière de la réparation finale éclaire la nature des représentations mises en jeu. Car il se trouve que la mère d'Albert, veuve et surveillante générale dans un lycée, joue à un double titre ce rôle de père gardien de la loi contre lequel le geste de l'escalier paraît dirigé. En même temps qu'il peut donc s'agir pour Albert d'expulser dans une régression de l'ordre de l'agi l'émotion réveillée par l'évocation du rapport de tendresse à la mère, tout se passe comme si l'acte choisi, qui appelle une réaction de la mère (elle paiera le carreau cassé), permettait aussi de renouer avec elle sur le mode sado­ masochiste et dans la chaleur de l'émotion retrouvée. On peut enfin penser que le bureau, trop beau pour que le « coupable » ne soit pas malgré tout honoré et donc honorable (consolidé dans l'amour et l'estime portés à son Moi), réintroduit, débarrassée de son contenu sadique, une loi d'autant plus supportable qu'elle témoigne en faveur d'un ordre paternel à la fois gratifiant et exigeant. Tout se passe comme si l'institution (qui permet aussi bien le rapproché avec la mère) re-présentait à l'adoles­ cent cette loi, cet ordre, enfin dégagés de la mère et de l'ambiguïté que lui vaut, dans la réalité, sa position de veuve et de surveillante générale. Du fantasme à la loi, un passage est ici possible ; le caractère même des régressions et de leur capacité défensive (visible dans l'issue de ce petit drame) atteste que si le Moi a, un moment, perdu le contrôle, cette défaillance n'est apparue ni ne s'est corri­ gée par hasard.

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Troisième exemple La classe travaille sur le texte célèbre de Chateaubriand « La prise de Moscou », extrait des Mémoires d’OutreTombe. ... « Moscou, comme une princesse européenne aux confins de son empire, parée de toutes les richesses de l'Asie, semblait amenée là pour épouser Napoléon ». La classe s'agite, rires, gloussements, commentaires désor­ donnés. Le professeur, une femme, poursuit l'analyse : ... « Trois jours après, elle avait disparu : la Circassienne du Nord, la belle fiancée s'était couchée sur son bûcher funèbre ». L'agitation du groupe atteint son comble ; le professeur doit intervenir « Votre agitation, dit-il en substance, prouve que vous avez compris ce dont il s'agit ; Moscou, comme une femme, se donne en effet ou plutôt pour finir se refuse à Napoléon. Telle est bien l'une des images centrales de ce texte par laquelle Chateau­ briand traduit l'émotion attachée à cette prise historique, et cette émotion passe si bien qu'elle provoque la vôtre... ». La classe est engagée à discuter de ce que confusément elle a ressenti et que le maître cautionne de son autorité. Le calme revient et l'analyse du texte rentre peu à peu par la brèche même que l'émoi avait ouverte dans son déroulement. Une telle situation met en relief l'importance de l'atti­ tude, ici interprétative, du professeur. Ce qui toutefois retient notre attention n'est pas l'interprétation en tant que telle, mais plutôt son caractère particulier, exception­ nel en la circonstance, et qui permet au pédagogue d'ame­ ner la classe à reconnaître son émotion désorganisante (qui prend ici valeur de résistance) et à la retourner, comme la réalité l'autorise, en instrument de compréhen­ sion. Mais, distinguons les étapes du processus : le texte rejoint ici, dans son contenu même, l'inévitable provo­

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cation attachée, pour une classe de garçons, à la féminité du professeur. Cette coïncidence intervient comme le révé­ lateur qui réveille les conflits et, par le sur-investissement brutal des représentations refoulées, amène une rupture des barrières du refoulement. Ainsi brusquement libérée, l'énergie bloquée jusque-là s'exprime en agitation motrice diffuse. La déliaison s'offre alors comme le retour aux sources qu'elle est effectivement. Le professeur la saisit au vol, si l'on peut dire, répondant implicitement à ses élèves : « Je sais bien que vous avez des intérêts sexuels ; c'est normal ; on pourrait en parler ; je le reconnais, mais on n'est pas là pour ça ; ce n'est pas ce que vous attendez de moi ». A l'interdiction sur un modèle archaïque (qui n'est que trop attendue) comme à la fuite en avant exhibitionniste et séductrice, le professeur sub­ stitue un respect du texte qui satisfait à la fois l'Idéal du Moi et coïncide avec la reconnaissance sans conni­ vence des pulsions adolescentes. L'intervention pédagogique provoque une nouvelle liai­ son entre les représentations visuelles, les représentations de mots et les affects ; contribuant à rouvrir la source pulsionnelle, elle lui offre aussitôt la voie, ici littéraire, par laquelle le fantasme se transfigure en réalité. * **

On voit par ces trois situations que l'éducateur éclairé est amené à tenir compte de la réalité psychique du sujet dans une perspective « économique » qui ne trahit pas la théorie psychanalytique. C'est ainsi que nous l'avons vu successivement rétablir les liens entre la perte de l'amie dans le premier exemple et la blessure narcissique due à l'absence de pénis, entre le passage à l'acte agressif dans le second et l'émergence d'une ambivalence à l'égard

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de la mère, et enfin entre l’agitation désorganisante de la dernière situation et un afflux d’images sexuelles. Notons toutefois d’ores et déjà que ces interventions éducatives, si « éclairées » soient-elles, se déroulent sur un registre actif et dans le contexte d’une réalité externe directement affrontée. Mais l'administration de la preuve que la théorie psychanalytique peut fonder une éducation cohérente avec elle-même risque aussi bien de faire illu­ sion quant à la difficulté persistante de trouver les condi­ tions propres et constantes qui, comme dans la cure, donnent à l’entreprise des chances moins aléatoires d’atteindre son but. Une approche de ces conditions n’est possible qu’à travers l’examen des errances ou des aber­ rations par quoi se soldent des tentatives d'application de la psychanalyse à l'éducation lorsqu'elles n’ont retenu de la théorie de référence qu'une partie (nullement indif­ férente) de son appareil conceptuel.

Les

chemins de l’anti-éducation

La présente réflexion s’articule autour d'une série d’observations puisées dans une expérience journalière et de l'examen critique d’une des sources aujourd’hui les plus connues de « l’éducation nouvelle ». Après avoir donné quelques exemples de ce que nous croyons pouvoir appeler « une psychopathologie de l'édu­ cation quotidienne », nous allons remonter dans le temps jusqu’à l’un des pères de la contestation anti-éducative, A.S. Neill, fondateur de Summerhill. Nous verrons enfin comment les modèles de l'antiéducation, ainsi dégagés de leur origine, renvoient à une théorie psychanalytique remodelée plus ou moins cons­ ciemment en fonction d'une condition particulière de la

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culpabilité éducative que S. Freud, il est vrai, n'aura pas peu contribué à réveiller. Eléments pour une psychopathologie de Véducation quotidienne Trois conduites significatives d'adultes en situation d'éducation (ou plutôt d'anti-éducation) se dégagent sché­ matiquement de l'observation. Pour les qualifier nous avons retenu trois images qui s'inscrivent dans une sym­ bolique spatiale (répondant ainsi par avance à l'idée - que nous exposerons plus loin - selon laquelle le problème de l'intervention éducative peut être posé en termes de distance) : - La position immobile ou neutralité bienveillante, - La fuite en avant ou identification à rebours, - Le retrait ou auto-effacement. La position immobile est sans doute l'une des plus observables dans le contexte éducatif actuel. Les parents comme les éducateurs l'adoptent soit par défaut de savoir comment faire soit par principe, au nom d'un savoir faire qui n'est pas sans évoquer la méthode non direc­ tive et la neutralité analytique. Tels parents ne veulent pas trancher si l'enfant doit aller à l'école et couvrent confusément sa maladie-prétexte (ou même encore tels autres sous couvert de neu­ tralité abandonnent totalement leur enfant à son ambi­ valence, éveillée par la crainte de l'examen proche - une année encore ! - en ne l'incitant pas à poursuivre cette dernière année qui le sépare du bac et en se faisant complices de sa fuite vers des activités artistiques « plus créatives, moins bêtement compétitives »). Tel père, réputé pour sa rigueur, oublie deux samedis consécutifs de réveiller son fils convoqué pour un devoir sur table

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et cet oubli surprend dautant plus l'adolescent que son père le réveille tous les jours et « qu'il tient essentiel­ lement à ce qu'il ait son bac ». Tel éducateur voyant les internes dont il est responsable exhiber des bouteilles de vin s'applique à fermer les yeux, au mépris non seulement du règlement mais du danger que courent les élèves sous traitement médicamenteux. Dans la plupart de ces situations, au reste banales, la neutralité en tout cas apparente fait appel, plus ou moins consciemment, à l'opportunité présumée de suspendre le jugement adulte au profit soit de la satisfaction du désir de l'enfant soit de sa libre décision de la différer. L'obtention de l'un ou l'autre de ces résultats n'est conçue comme possible que hors de l'expression du désir de l'adulte comme si ce désir ne pouvait par définition que faire violence au désir de l'enfant. Cette référence implicite à l'agressivité du désir de l'éducateur explique en partie que la bienveillance de la neutralité renvoie plus d'une fois à une malveillance dont l'objet se déplace de l'enfant à l'école, à la société, au « système ». Le caractère illusoire de la position immobile n'échappe d'ailleurs pas dans plus d'un cas, à l'enfant ou à l'adolescent lui-même qui y voit une menace d'autant plus grande qu'elle se déguise. On s'étonne d'autant moins des réponses paradélinquantes, délinquantes ou dépressives que s'attirent paradoxalement des parents ou des éducateurs « qui n'ont pourtant pas de reproche à se faire ». L'apparent dépas­ sement de l'ambivalence propre à la « position immobile » ne bénéficie à nos yeux qu'au Sur-Moi archaïque de l'éduqué qui sort renforcé5 de cet évitement de l'Œdipe. En ce sens on peut dire caricaturalement que la peur de réprimer constitue une répression d'autant plus forte qu'elle ne s'avoue pas et désarme dans le même temps toute possibilité d'opposition de celui qu'elle exclut du conflit.

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La fuite en avant caractérise « un pas de plus » dans le sens du rapproché éducateur-éduqué. Elle correspond à un mouvement d'identification renversé où l'adulte, qu'il pose clairement ou non le principe d'égalité, fait basculer celui-ci en faveur de l'enfant sur le désir duquel il entre­ prend de modeler son propre désir. Tel père convaincu qu'il faut être de son temps, c'est-àdire du temps de l'adolescent, le met en rapport avec l'une de ses anciennes maîtresses. Tel éducateur s'est aperçu que le groupe d'enfants qu'il conduit à la piscine s'inté­ resse au slip d'une vendeuse accroupie dans la vitrine de sa boutique. Non content d'en plaisanter avec eux il revient en arrière jusqu'à la vitrine et rejoue ostensible­ ment le rôle du voyeur. De cette négation de son statut d'adulte et de l'exhibition de sa liberté par rapport à la sexualité, l'éducateur attend monts et merveilles. Il est quelque peu surpris de la pitié condescendante dont il est l'objet : « à son âge, disent les enfants, il doit avoir des problèmes ». Le même éducateur réputé par son libéralisme s'attire de ses élèves le reproche de se « prendre au sérieux » alors même qu'il ne cesse, dit-il, « de se mettre à leur niveau et de s'identifier à eux ». En vérité prendre le désir de l'autre au pied de la lettre peut condamner à ne pas l'entendre dans son ambiguïté ; n'y répondre qu'en le confirmant dans son bien fondé revient à le secourir dans sa faiblesse présumée ; n'être enfin que le miroir d'une pulsion qui cherche aussi la réalité de son objet n'est pas plus sérieux que si le monde externe n'est qu'un théâtre et ses objets des fantoches. La fuite en avant consacre la facticité d'une relation dont les deux termes se confondent au niveau du fantasme comme si le désir, privé de son manque, ne perdait pas avec son objet sa réalité. L'amour fusionnel menace l'au­

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tonomie du sujet, en rend même dérisoire la prétention à l'existence. Dans cet exemple comme dans celui du père secourable la négation des générations compromet celle qui n'attend de l'autre que d'être prise au sérieux dans sa différence. Le retrait ou l'auto-effacement de l'adulte est l'équi­ valent symbolique d'un suicide ou d'une conduite maso­ chiste atténuée dont on connaît la signification agressive. Tels parents qui ont vu leur appartement mis à sac lors d'une surprise-party donnée par leur fille ne peuvent lui refuser de recommencer. Tel père, raconte Dodson6, ne pouvant supporter de priver son fils du téléphone dont il a fait son jouet, appelle le psychiatre d'une cabine publique pour lui demander ce qu'il faut faire. Tels professeurs, convaincus de l'oppression que réalise l'institution scolaire, proposent aux élèves de redéfinir l'école et leur statut même d'enseignants, le savoir dont ils sont les représentants « malgré eux » devant être sacri­ fié sur l'autel de la « parole libérée ». Dans ces situations la suspension du désir adulte débouche sur une position dépressive qui va jusqu'à la mutilation. Ainsi dans cette famille où chacun tour à tour dormait avec chacun, les parents s'étaient condamnés à se démettre du pouvoir attaché à leur vie sexuelle. L'auto­ dépossession de l'adulte en faveur de l'enfant-roi ne transmet à celui-ci que des pouvoirs sans contenu. Tel autre professeur attend que ses élèves, restés dans le couloir, se décident à entrer en classe ou à quitter l'école : « Us doivent se déterminer eux-mêmes pour le travail ». On s'interroge, comme les enfants eux-mêmes, sur la nature du respect dont veut témoigner cet appel à l'auto­ détermination ; car enfin n'est-ce pas le privilège de l'en­ fance que de pouvoir échapper à l'exigence de choix adulte

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et à son poids de forclusion. Le jeu de l'affrontement édu­ catif, s'il maintient en présence l'agressivité et l'amour, définit aussi les limites de l'identification nécessaire. En se dérobant à sa condition de support projectif de l'agres­ sivité, l'éducateur se dissout aussi en tant qu'objet d'amour. Enfin s'il est permis de penser que l'éducateur lui-même n'est pas exempt de désir, on n'est que trop à même de vérifier que son propre désir d'agresser l'école est le modèle implicite que sa neutralité propose comme le lieu de rencontre incestueuse avec l'enfant bel et bien libéré de l'autre, lui-même bel et bien détruit. Mais pour rester au plus près de l'expérience quoti­ dienne, contentons-nous de redire qu'attendre l'automotivation de l'enfant c'est aussi feindre de croire à une pulsion de savoir qui serait une pulsion élémentaire sortie tout armée du Ça. La dualité instinctuelle comme la distinction entre Prin­ cipe de Plaisir et Principe de Réalité sont également esca­ motées dans une telle attitude qui pose au contraire l'unité des désirs au sein du sujet, la coïncidence immé­ diate des mondes interne et externe, et la confusion plus ou moins pulsionnelle de l'éducateur et de l'enfant. Ainsi se dégage, pour prix d'avoir voulu se débarrasser de l'ambivalence, une position de l'éducateur qui s'aligne sur celle, réinventée pour la circonstance, d'un analyste fantasmatique. C'est à partir de cette pseudo-neutralité psychothéra­ pique qu'on peut comprendre le climat dit de « déprime » dans lequel se déroule si souvent aujourd'hui l'échange éducatif. Un article de Guy Sitbon dans Le Nouvel Obser­ vateur (n° 441 du 21 avril 1973) et qui s'intitule « Confes­ sion d'une lycéenne » complétera notre illustration. On y voit Anne aux prises avec des parents « moins réac » que d'autres puisque, à l'exception de la drogue, « ils lui laissent faire ce qu'elle veut ». Cependant cette liberté se

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ressent dun trucage qui apparaît dans les contradictions du discours des parents et même, à notre avis, le déborde. Il en résulte qu'Anne, comme elle dit, a « tout de même envie de larguer les amarres ». Dans cette situation, l'école - que les parents (la mère est professeur) perçoivent comme une institution répressive - et la vie tout entière sur laquelle elle débouche (métro-boulot-dodo) n'appar­ tiennent - pour reprendre les propres termes du journa­ liste - qu'à « mille ans de plaisirs avortés ». Dans ce contexte il semble bien que la liberté sexuelle elle-même (Anne prend la pilule depuis l'âge de 13 ans) obtenue de la mère (à l'insu de son père) soit reçue par Anne comme un cadeau à demi-empoisonné car le « plaisir de la fille..., c'est plus difficile. Ça vient après, après ». Si la pilule répond au désir « de ne plus être des gosses », le modèle adulte de référence répond si peu à l'Idéal du Moi qu'à la seule idée d'accéder au statut éloigné de cet âge Anne évoque la mort : « Si c'est ça, moi je meurs ». La combi­ naison chez les parents de la « position immobile » : « Dans le fond - dit le père - ce qu'il faut faire, je n'en sais rien. Anne a peut-être raison », de « la fuite en avant » de la mère pourvoyeuse à demi-clandestine d'une liberté ambiguë et de « l'auto-effacement » d'adultes qui s'ac­ cusent de leur propre lâcheté ( « c'est pire que ça, dit le père à sa femme, tu es un garde-chiourme ») enferment l'adolescente dans son impuissance. Elle n'a d'issue à cette situation que dans le rêve mégalomaniaque que « tout change » ou dans la mort. On conçoit d'autant mieux que la menace de drogue plane sur cette famille, que l'impossibilité où est Anne de s'identifier à ses parents la laisse devant le vide et sa fascination. Ainsi, sous prétexte de retrouver la vie et le foisonne­ ment des fantasmes, nous constatons régulièrement que bien des démarches éducatives ou anti-éducatives actuelles n'aboutissent qu'à jeter l'adolescent dans la

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dépression, l'auto-dépréciation, l'auto-destruction. A se présenter trop souvent comme des ombres qui se dé­ robent, trop d'éducateurs oublient que l'adolescent en mal d'identité a justement besoin, comme l'a montré Evelyne Kestenberg7, de supports d'identification qui ne soient pas des fantômes. Aux sources de Vanti-éducation : A.S. Neill Les positions éducatives que nous venons de décrire ont trouvé leur justification la plus sympathique sinon la plus convaincante dans la philosophie d'A.S. Neill dont le succès tardif semblait attendre - du moins en France l'explosion « contestationnaire » de Mai 1968 8. Mais l'intérêt de la démarche de Neill tient moins pour notre réflexion à son caractère résolument contestataire d'une « société contre nature » qu'à sa référence explicite à la théorie psychanalytique freudienne. Nous allons tenter de retrouver cette référence à tra­ vers les positions de Neill qui se rapprochent le plus des trois positions-témoins de notre « psychopathologie de l'éducation quotidienne ». Sur le fond d'idéalisme plus ou moins totalitaire qui colore (d'un certain évangélisme) le mouvement des écoles nouvelles à son début, Neill se dégage par sa volonté de neutralité. Non seulement il réprouve l'enseignement moral proprement dit (« qui rend l'enfant mauvais ») mais il condamne la suggestion qui, même bien inspirée, n'est « nullement meilleure que la suggestion des puritains d'antan »9. Même active, l'éducation force l'enfant ; fût-il gai10, le savoir entretient l'artifice, consolide la stratégie défensive de la névrose. L'éducateur doit savoir attendre l'auto-motivation de l'enfant et se cantonner, autant que la réalité le permet (la réalité étant pour Neill l'existence économique et légale de Summerhill), dans un rôle d'ob­

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servateur. Neill lui-même récusant le titre d'éducateur se désigne comme psychologue dans le sens de psychothéra­ peute. Car la question fondamentale est « sommes-nous assez libres pour nous abstenir d'intervenir dans la vie des autres ? » 11 Ainsi « la position immobile » de non-intervention cons­ titue l'idéal du pédo-thérapeute avec lequel se confond le nouvel éducateur. Cet idéal trouve sa justification dans la nouvelle fonction de l'école qui est lieu de cure puis­ qu'elle vise non à éliminer les symptômes mais à en manifester les causes dans une libre expression. « La fuite en avant » ou identification à rebours s'exprime dans le principe fondamental selon lequel pour Neill « Tu seras du côté de l'enfant »12. L'approbation de l'adulte (à laquelle on s'efforcera de substituer l'approba­ tion du groupe) est l'expression de l'amour dont « le bonheur et le bien-être d'un enfant dépendent »13. Si un enfant, nouvellement arrivé à Summerhill, jetait de la terre sur une porte fraîchement peinte, Neill prendrait de la terre, lui aussi, pour l'aider à « épuiser sa haine » 14. Car non seulement la frustration doit être évitée grâce à la non-intervention de l'éducateur mais la libre expres­ sion des pulsions mérite d'être encouragée par l'adulte. Mais il convient pourtant de noter que sur ce point comme sur plus d'un autre la pensée de Neill se nuance (non sans quelque contradiction) puisque, pour autant qu'il reste du côté de l'enfant, l'éducateur pourrait aussi bien se mettre en colère. En vérité dans les situations qui mettent en cause soit directement soit indirectement l'existence de Summerhill, il semble bien que le « bon sens » teinté d'humour enraye, chez Neill, le processus de l'identification à rebours. Aussi bien l'attitude « d'auto-effacement » (dont témoi­ gne le vœu de substituer l'approbation du groupe à celle de l'éducateur) se heurte-t-elle chez Neill à une identité

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suffisamment solide (au niveau de la vocation sinon de la pensée plus d une fois hésitante) pour être elle-même support d'identification de lenfant. Une telle conscience de soi permet en tout cas au fondateur de Summerhill d'afficher l'aspect le plus héroïque d'une démarche où le masochisme, s'il existe, n'est pas exclusif d'une certaine volonté de puissance 15. En ce sens lorsque Neill écrit : « Quand je donne de l'argent à un garçon qui me vole du tabac, je cherche à atteindre son sentiment inconscient par sa pensée consciente. Il se peut qu'il pense que je suis un idiot, mais ce qu'il pense n'a pas d'importance, c'est ce qu'il sent qui en a. Et il sent que je suis son ami, que je l'approuve et que je l'aime au lieu de le haïr...16 » lorsqu'il écrit ces lignes, le retrait apparent de Neill répond à une stratégie assurément active qui participe de l'auto-effacement tout autant que de la fuite en avant mais qui en réalité, finalement, les dépasse l'un et l'autre. De même lorsqu'une fille quittant Summerhill explique à Neill « Je savais que tu étais comme les autres directeurs d'écoles - le patron », et que Neill répond « Tu as raison. Au revoir », on sait bien que cette noble sincérité qui s'accommode de peu de mots ne signe pas la destruction d'un adulte. Mais quoi qu'il en soit dans la réalité de Summerhill, le principe théorique auquel il est fait référence reste pour le lecteur de Neill - et peut-être pour Neill luimême - celui que nous avons décrit ; car, quand bien même l'égalité de fait dans les assemblées entre tel enfant de 6 ans et son directeur apparaît comme invraisemblable au regard de la réalité (ne serait-ce que celle qui environne l'ilôt de Summerhill), l'artifice renvoie officiellement à un abandon du pouvoir par l'adulte, que ce pouvoir soit celui des examens 17, ou celui de l'autorité directe sur le groupe, ou celui de l'expérience.

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En tout cas, pour ambiguës qu'elles soient dans la pra­ tique, les attitudes d'identification à l'enfant ou d'efface­ ment de l'adulte ressemblent fort dans leur visée à celles que Neill paraît prêter au psychanalyste. Permettre à l'émotion et au désir trop longtemps réprimés de s'expri­ mer, tel est le but d'une éducation qui se veut cure avant tout et dans laquelle le soignant participe activement à la régression nécessaire du soigné. On verra plus loin en quoi cette attitude réunit en effet, par le jeu d'une syn­ thèse discutable, la psychanalyse et l'éducation. On relè­ vera toutefois pour l'heure que le double visage du pédo­ thérapeute se fond dans une seule « bonne image », tout ce qui viendrait la ternir d'un reflet de haine ayant sa source à l'extérieur dans les entités menaçantes de la loi. Encore une option thérapeutique en faveur d'une atti­ tude réparatrice va-t-elle se radicaliser chez Neill à partir de sa rencontre avec Reich. L'ambivalence, réaffirmée par Freud en 1920 par la théorie des deux instincts 18, est alors tranchée : puisque, selon Reich 19, la répression en parti­ culier sexuelle provient du seul monde extérieur, sans que le sujet exempt de division y participe si ce n'est comme victime, l'éducation devrait se garder, fût-ce par la répa­ ration, de servir l'adaptation de l'enfant à une réalité indéfendable. De thérapeutique, l'option devient philoso­ phique voire politique ; l'éducation n'est plus une cure mais la vie réinventée. Etre bon avec ceux qui sont méchants ne se justifie plus car dit Neill « des années de vie et de travail au milieu de toutes sortes de voleurs, d'escrocs et de menteurs m'ont démontré qu'ils étaient tous des êtres inférieurs » 20. Dans ce « retour à la nature » d'où se trouve exclue, par la magie de l'approbation aimante, toute pulsion mortifère, Neill tourne le dos à Freud. En s'identifiant à l'enfant-d'avant-l'éducation-qui-est-bon, l'adulte, débar­ rassé on ne sait comment de sa propre malveillance

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culturelle, devient par son vœu anti-éducatif digne du seul Idéal du Moi respectable « Summerhill », qui, dit Neill, « a plus d'importance pour moi que la société ». En vérité ce recours à Summerhill comme à un îlot de la réalité dans la réalité fait intervenir dans la relation d'amour un médiat de grand poids qui, pour avoir supplan­ té tous les autres (le travail, la scolarité, etc.), n'en constitue pas moins un « empêcheur de tourner en rond » (dans la fusion). A ce titre, quelles qu'en soient les outrances ou les contradictions au niveau de la formu­ lation, l'anti-éducation de Neill se tempère au niveau de l'action quotidienne et redevient au bord du gouffre psychotique une éducation-malgré-tout. Summerhill qui, pour survivre, doit composer avec la loi, déborde son statut idéal de fantasme. Quant à Neill, si tolérant qu'il soit devant l'expression des pulsions de l'enfant, son approbation trouve sa limite dans cet autre amour qui l'anime et qu'il fait entrer, par une porte dérobée, comme le tiers dans la relation duelle, et comme son propre Idéal du Moi créateur à la place d'un Sur-Moi ou d'un Ça également menaçants pour la création. Ainsi le destin de la pensée freudienne dans l'œuvre vécue et dans l'œuvre parlée (et écrite) de Neill nous paraît-il, comme à Bruno Bettelheim21, quelque peu divergent. Il n'est pas indifférent de remarquer que les sectateurs de Neill et bien souvent Neill lui-même, par souci de ne pas apporter de l'eau au moulin de la répres­ sion sociale, ont plus d'une fois jeté le manteau de Noé sur l'inévitable compromis éducatif. Une certaine culpa­ bilité paraît à cet égard solidement attachée à l'acte éducatif moderne tout comme elle l'est à l'acte créatif en général. Mais il faut dire enfin que la théorie freudienne, loin d'apporter un apaisement à l'éducateur, le confronte sans doute plus directement que quiconque à son ambivalence.

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De ce point de vue la pensée de Neill dans sa fluctuation même (qui se prête à plus d'une déformation anti-œdi­ pienne) prend une valeur exemplaire vis-à-vis du problème posé à l'éducateur par l'application de la théorie psycha­ nalytique à l'éducation. La théorie psychanalytique au service du rêve pédagogique Plus qu'à quiconque, c'est à l'éducateur en effet que la psychanalyse devait apporter la peste. Que certes l'éducateur n'ait pas attendu Freud pour être aux prises avec ses propres contradictions se dégage d'une lecture attentive de J.-J. Rousseau telle que Claude Rabant en a rendu compte dans son article « L'illusion péda­ gogique »22. Mais, après Freud, la contradiction comme le conflit cessent d'appartenir à un système à deux termes exclusifs tels que nature et société pour être l'âme et le corps d'une structure dynamique non réductible qui est celle même de l'Œdipe et, plus largement, celle de la vie. En dégageant le concept de libido, Freud avait apporté un grand espoir aux éducateurs ; mais cet espoir fut déçu lorsqu'il fallut d'abord entrer dans la théorie psychanaly­ tique ; son architecture bipolaire réveilla chez plus d'un le souvenir d'une dualité vieille comme les temples grecs : de la mesure à la démesure, de la grâce à la pesanteur, le chemin de l'éducateur est le chemin de l'Homme et non celui, fantasmé, de la voie royale d'un démiurge23. Ainsi s'explique selon nous que l'interprétation édu­ cative de la théorie psychanalytique ait abouti, à travers des directions contraires24, à cette réduction véritablement régressive qui renvoie l'éducation nouvelle à Rousseau. Devant l'implacable dualité conceptuelle de la pensée freudienne, la conduite intellectuelle elle-même se prête au mouvement contra-œdipien de la simplification du

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complexe par exclusion de Tun des termes. Nous touchons là sans doute à lune des difficultés majeures dune appli­ cation de la théorie psychanalytique à l'éducation. L'his­ toire de l'éducation plus ou moins clairement référenciée à la psychanalyse n'est que l'histoire d'une cruelle méprise, la tragédie d'une déception adolescente de la pensée affrontée à la dialectique freudienne comme au miroir de l'ambivalence25. Nous en trouvons la preuve, à côté de Neill lui-même, dans le destin d'un certain nombre de concepts pédago­ giques modernes revigorés par la psychanalyse. Reprenons sous cet éclairage le concept pédago­ gique « d'intérêt » qui est à l'origine, depuis Claparède, des méthodes actives. S'il est vrai qu'un tel concept a des origines aussi anciennes que Rousseau et Montaigne, son contenu s'est enrichi des perspectives freudiennes relatives à la pulsion de savoir et à la pulsion sexuelle qui en est la source. On s'étonne d'autant moins que les pédagogues modernes de l'intérêt aient largement débordé Rousseau sur l'épineuse question de l'éducation sexuelle. A ce titre encore, l'implicite contenu relationnel d'un concept qui met en cause le rapport affectif d'un sujet à un objet amène très naturellement la pédagogie à se reconstruire sur la pierre de base de la relation éducative. Un nouveau débordement du schéma rousseauiste se profile à l'horizon d'une éducation institutionnelle qui joue désormais sur la dynamique des groupes. Enfin la nouvelle visée éducative associe le projet, cher à JeanJacques, de santé morale retrouvée, à celui, freudien, d'une prophylaxie de la névrose ; l'instrument de cette thérapeu­ tique pédagogique porte un nom prometteur qui est celui de la créativité. Mais si l'on reprend les mêmes concepts pour les confronter un à un et d'aussi près que possible à la théorie freudienne, on peut voir que les souvenirs de la théorie

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psychanalytique masquent des « oublis » significatifs. Ces « oublis » dessinent selon nous le tracé en creux d'une voie anti-œdipienne dans l'inconscient des pédagogues modernes. Ainsi l'intérêt rappelle l'investissement qui n'est pos­ sible en tant que déplacement d'énergie que dans la mesure où il satisfait à un plaisir soit tiré du fonction­ nement du sujet lui-même, soit attaché à l'objet investi. Tout comme les pédagogues de l'intérêt, nous pensons nous-mêmes que l'école ne peut fonctionner qu'à raison de cette satisfaction d'un plaisir dont nous avons par ailleurs étudié le triple aspect26. Mais l'intérêt, s'il partage avec l'investissement son indiscutable origine pulsion­ nelle, n'offre du processus proprement dit qu'une version pour ainsi dire raccourcie lorsqu'il postule que le réveil pulsionnel, condition nécessaire de l'investissement, en est aussi la condition suffisante. La conception freudienne de l'activité cognitive (entre autres) pose au contraire que l'hallucination qui préside au déclenchement de la pensée n'a de chance d'engendrer réellement celle-ci que dans la mesure où le plaisir dont elle s'accompagne se rencontre avec le déplaisir maintenu du sentiment de manque. L'évocation de ce processus (développé par Bion et Cécily de Montchaux) nous suffit ici pour dépister le court-circuit qu'introduit le concept d'intérêt lorsqu'il escamote la frustration d'où émerge en partie l'investissement intel­ lectuel. Entre le plaisir de l'ordre des processus primaires d'où il part et le plaisir de l'ordre des processus secon­ daires où il aboutit, l'investissement freudien traverse une croisée des chemins qui sont celui du plaisir et du déplaisir. Le « manque d'intérêt » est un concept pédagogique négatif qui ne met en cause généralement que l'inadapta­ tion de l'objet - d'étude par exemple - à la curiosité du sujet. En modifiant l'objet ou la présentation de l'objet

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on pense retrouver l'intérêt. Mais les concepts psychana­ lytiques de désinvestissement ou de contre-investissement rendent compte d'un mouvement économique où la réalité de l'objet externe n'est pas seule en cause. Ces concepts permettent de comprendre pourquoi il ne suffit pas à la pédagogie de réintroduire « la vraie vie » dans l'école pour que ipso facto les nouveaux objets du savoir favo­ risent l'élaboration de l'élève. Cette remarque peut nous faire mieux saisir pourquoi le projet d'éducation sexuelle ne reprend lui aussi qu'une partie de la pensée freudienne sur un point aussi capital. L'information, si nécessaire soit-elle, ne fait que reculer le silence sur la sexualité. « Tout dire »27 (voire « tout faire ») en matière de sexualité reviendrait à vider la scène primitive de son contenu fantasmé et, si cela était possible, l'enfant et son initiateur devraient se rendre à l'évidence que la sexualité n'est pas dédramatisable puisqu'elle fait réfé­ rence, dès l'origine des représentations qu'on s'en fait, à une intrication pulsionnelle où l'agressivité tient une bonne place. Quant au concept de relation, n'en retenons que l'une de ses formulations récentes où la réversibilité des positions de l'enseignant et de l'enseigné marque la limite d'un débordement implicite de la pensée freudienne. Cette nouvelle équation du rapport sujet-objet fait bon marché du concept d'ambivalence. La redistribution des rôles, fût-ce dans et par le groupe, ne permet pas plus de tran­ cher entre les pulsions de haine que l'instauration d'une fratrie coopérative ne dissuade définitivement les frères de s'identifier au père disparu28. Quant à la créativité, inséparable, comme le souligne toute l'œuvre freudienne, de la liberté du fantasme, elle n'en suppose pas moins une « main-mise »29 qui n'est spontanée que dans l'utopie mégalo-maniaque, elle fait

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enfin référence à un couple indissociable activité-passivité qui ne devient efficace que dans un conflit. En résumé, on peut dire que d un concept à Γautre l'intégration de la théorie psychanalytique à la pédagogie s'est traduite par une réduction non point tant quantita­ tive que qualitative et qui, dans tous les cas, se ramène à l'escamotage d'un des termes constitutifs de la dialec­ tique dans laquelle s'inscrivent les concepts freudiens. La fréquence de ce phénomène attire à ce point l'attention que nous nous demandons si la structure même de la pensée freudienne n'incite pas à la perversion du traduc­ teur, perversion qui dans le cas de l'éducateur prend une résonance d'autant plus anti-œdipienne que sa situation l'oblige à se poser lui-même en référence à la trinité : école, enfant, éducateur. Mais une autre approche de cette pensée ou rêverie pré-œdipienne peut être faite non plus seulement à partir du processus lui-même mais à partir du contenu que vise à libérer l'escamotage. Ce contenu, qui fait écho à un rousseauisme sans doute déformé (comme l'a montré Rabant) mais justement ressenti dans sa totalité anti­ œdipienne, a cru pouvoir trouver chez Freud de quoi se confirmer scientifiquement. On peut le ramener à deux positions : 1. si l'enfant est mauvais c'est que l'adulte l'a brimé; 2. si l'adulte redevient un enfant et si l'enfant redevient l'adulte qu'il est déjà, l'éducation sortie de ses contradictions sera possible et bonne. La première proposition fait clairement référence à la répression éducative dont Freud ne s'est pas privé de dire « qu'elle a grandement nui aux enfants ». La seconde proposition renvoie à la découverte freu­ dienne relative à l'existence d'une sexualité infantile dont la richesse - en particulier fantasmatique - ne le cède en rien à la sexualité adulte.

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Les deux propositions conduisent le pédagogue à remet­ tre en cause l'autorité conçue comme pathogène aussi bien qu'arbitraire. On a vu plus haut les effets d'une telle position. Pour ce qui est de son origine nous la voyons, sous l'angle de l'escamotage, dans la négation de deux réalités qui entrent chacune pour Freud dans une dualité irréductible : - La première dualité concerne la combinaison dans le développement du psychisme humain du monde interne et du monde externe ; la réduction pédagogique proposée met au compte exclusif du monde externe la source de la répression, le monde interne ne pouvant être que liberté. La rationalité même devient l'effet d'une autorité « cultu­ relle » exercée sur le fantasme « naturel », la complicité du sujet avec la répression externe n'étant que l'effet de son aliénation, en particulier œdipienne30. Dans ce schéma manichéiste le rêve pédagogique consiste à promouvoir l'identification absolue d'un monde externe débarrassé de son mal avec un monde interne réinstallé dans sa bonté originelle. La démarche se fonde sur l'hypothèse - contradictoire avec celle de Freud - de l'existence d'un paradis aconflictuel des origines que l'éducation aura pour tâche de retrouver. L'escamotage porte sur la nécessité vitale du conflit entre monde interne et monde externe dont toute l'œuvre de Freud tend à montrer le caractère inévitable en même temps que péril­ leux et fécond. Une éducation qui fait référence à la théorie psychanalytique n'a pas pour tâche d'esquiver le conflit mais de contribuer à l'intégrer en faveur du développement. - La seconde dualité concerne la dialectique de l'identi­ fication fondée sur l'ambivalence. La réduction pédago­ gique proposée ne retient du mouvement d'identification que sa bonne composante amoureuse. La négation - en elle-même utopique - des différences qui séparent l'enfant

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de l'adulte introduit un processus pseudo-identificatoire qui exclut non seulement la rivalité œdipienne mais, d'une façon générale, l'autre en tant qu'obstacle. Le modèle implicite est celui d'une fusion. Outre qu'il nie la nécessité vitale d'une séparation (agressive) déjà inscrite dans la relation d'objet la plus primitive, ce modèle « égalitaire » contredit la pensée de Freud sur l'une de ses hypothèses majeures en faveur de l'éducation. L'identification de l'en­ fant à l'adulte passe par la reconnaissance d'une différence sinon de nature du moins de position dans l'espace relationnel, en bref par la reconnaissance d'une distance. La distance - qui prend sa dimension maximale dans la structure œdipienne - est vécue bien avant l'Œdipe comme un interdit sur le chemin désirant du sujet à l'objet. En ce cas l'identification se déroule sur le double registre de l'amour et de la haine et permet à cette seule condition le compromis constitutif du Moi. La négation des générations (voire des sexes) qu'im­ plique parmi d'autres la proposition anti-œdipienne tend à éliminer l'un des termes de la relation éducative fondée elle aussi sur le conflit. Il n'est pas indifférent de noter que l'escamotage porte une fois de plus sur ce qui qualifierait l'adulte en tant qu'être porteur de pulsions mauvaises par rapport à l'enfant rendu lui aussi à son innocence. Réduction des couples de concepts antagonistes, élimi­ nation des concepts qui évoquent les pulsions destruc­ trices, négation des dualités, comme des duplicités, esca­ motage des conflits, les chemins de l'Anti-Œdipe en péda­ gogie bénéficient d'une simplicité dans le tracé, d'une pureté dans le ton qui séduisent les moins convaincus.

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LES CHEMINS DE VANTI-ŒDIPE la pratique psychanalytique a la pratique éducative

L'éducation perdue et retrouvée Si la référence à la théorie psychanalytique freudienne pose de tels problèmes à l'éducateur qu'il est naturelle­ ment amené à la réduire au point de s'en écarter manifes­ tement, l'assimilation du modèle opératoire de la cure ne semble pas soulever les mêmes difficultés. On serait même porté à croire que le modèle psychothérapique de la psychanalyse représente pour l'éducateur une vérité pra­ tique qui survit à une théorie contestable en elle-même. En dehors des distorsions que fait subir à cette appli­ cation la résistance à la théorie qui la sous-tend, on peut s'interroger sur le bien-fondé de cette assimilation. On peut se demander si, comme la réduction de la théorie elle-même, ramener la situation éducative à une situation psychothérapique ne répond pas au désir d'escamoter dans l'éducation ce qu'on escamote aussi bien dans la théorie psychanalytique, et si, dans un cas comme dans l'autre, le chemin qui se creuse n'est pas celui de l'AntiŒdipe. Il est bien connu et il est admis de tous les péda­ gogues modernes que la relation éducative s'effectue (comme toute relation d'ailleurs) sur un mode transfé­ rentiel et quelle met en jeu profondément le désir des personnes. Il est moins connu mais tout aussi évident que la pédagogie qui vise à mettre au service de la connais­ sance l'énergie psychique d'un sujet doit favoriser en lui les mêmes mouvements économiques que ceux qui déter­ minent la modification de la cure (à des niveaux topiques différents). L'activité cognitive en particulier (à ne parler que de la barrière entre P.C.S. et C.S.) fait appel à des déplacements d'énergie qui affectent l'économie de la représentation. Elle a donc à voir avec le contre-inves­

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tissement qui fait barrage à la représentation adéquate en lui en substituant une autre ; elle nécessite que cette barrière du refoulement soit franchie grâce à un sur­ investissement qui relie l'affect et la chose dans une image quasi hallucinatoire ; elle s'achève enfin par un nouveau refoulement. La similitude des processus engagés dans la situation éducative et dans la situation psychanalytique ne saurait faire de doute ; elle va même plus loin qu'on ne le pense trop souvent puisque dans l'une et l'autre situation ce qui se passe au niveau de l'économie du sujet est le résultat d'un échange entre le monde interne et le monde externe. Mais on doit dire aussi que l'échange en question, s'il obéit à la même loi économique, ne se structure pas dans les deux cas en fonction des mêmes paramètres. Ainsi, dans le cadre de la cure, le verrouillage du pôle d'effection motrice - posé comme l'un des paramètres de la situation - modèle la relation transférentielle dans un sens qui est celui qu'on peut appeler transfert dans le sens plein du mot. Le transfert analytique ainsi conduit par le canal exclusif de la verbalisation devient le support d'une démarche régrédiente qui entraîne le patient, libéré d'autre part de l'exigence d'une pensée logique, jusqu'aux traces mnésiques de l'inconscient. Dans la situation éducative la relation transférentielle se fait au contraire le support d'une démarche progrédiente où le recours au fantasme, pour nécessaire qu'il soit, vise à modifier presque aussitôt le rapport du sujet avec le monde externe soit par l'action motrice, soit par l'action intériorisée d'une pensée. Ainsi, s'il est vrai de dire que dans les deux situations le chemin du désir passe par l'épreuve d'une frustration, l'interdiction de sortir de la parole en situation de cure ne saurait être confondue avec l'interdiction éducative de

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s'enfermer dans la parole (au risque d'abolir ainsi la nécessaire action sur le monde). Il n'empêche que l'évidente symétrie des situations de transfert induit l'éducateur à en confondre les condi­ tions. Dans ce sens l'adoption de la position « immobile » semble bien correspondre au transport dans la situation éducative d'un des paramètres de la cure. Mais il se trouve que la situation volontairement « retirée » de la réalité externe où s'exerce la neutralité de l'analyste ne saurait être confondue avec celle, lourde en exigences d'action, de la situation éducative. En passant d'une situation à l'autre, le même paramètre qui tantôt renvoyait l'analysant à sa réalité interne (sans pour autant désavouer l'autre) voue l'enfant, hors les barrières de protection qu'offre le « retrait » de la cure, à une déréalisation périlleuse pour le Moi. De même, bien souvent, la disparition du médiat scolaire ou son atténuation excessive dans telle ou telle école néo-néillienne détermine un rapproché dans la relation éducative qui évoque l'intimité de l'analyse sans réintro­ duire dans la situation les paramètres transposés de la distanciation propre aussi à la cure, tels que la position par rapport au divan ou la restriction motrice. Dans ces opérations de « passe-passe » qui concernent les paramètres on retrouve la tentative d'escamoter le monde externe au bénéfice présumé d'une meilleure approche du monde interne. On comprend mieux dans ces conditions ce qu'il advient d'un encouragement à la régression (tel que nous l'avons évoqué dans l'attitude de fuite en avant) lorsqu'il s'exerce dans une situation où ni le statut de l'éduqué ni celui de l'éducateur ne sont plus définis, comme dans le cadre de l'analyse, par le respect commun des limites soit de temps, soit d'espace, soit de modalité d'action réciproque par rapport auxquelles la liberté de tout dire rencontre encore

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la contrainte d'une autre réalité que psychique. A cet égard, nous l’avons dit, la réintroduction d'une exigence comme la survie de Summerhill intervient dans l'attitude éducative de Neill comme le rappel d’une réalité élective représentative de la réalité externe la plus proche de l’Idéal du Moi. Mais le retrait ou l’auto-effacement de l'éducateur illustre sans doute ce qui arriverait à l’analyste aussi s’il oubliait d’imposer au patient la frustration qu’il s'im­ pose à lui-même. Dans ce sens ce que souffre l’enfant pour Summerhill atteste que le plaisir au nom duquel Neill souffre lui-même ne lui est pas interdit. A cet égard la confusion des paramètres n'est le plus souvent qu’une étape sur le chemin de leur disparition. En cédant à l’illusion - qu'entretiennent parfois les psy­ chanalystes - que la cure échappe à toute exigence, on présume que l’éducation peut également s’en passer. Dans ce dernier cas la référence à la praxis analytique rejoint la référence à la théorie tronquée et Freud n'est plus guère qu’un prétexte à une psychanalyse et à une éducation qui se renient. En vérité la pratique psychanalytique, lorsqu’elle éclaire les résistances du monde intérieur, fait oublier que cet éclairage n’est possible qu’à partir d'une résistance aussi du monde externe qui donne une chair aux mots et un corps aux fantasmes. S'il est vrai que le psychanalyste hors de la situation analytique n’a pas laissé dans son cabinet l'usage de son inconscient, il n’est pas moins vrai que là où n’existent plus les paramètres de la cure, il ne peut plus psychanalyser. L'éducateur ne peut plus édu­ quer non plus une fois qu’il a posé que l'éducation étant la vie ses paramètres pouvaient disparaître. Comme le psychanalyste hors du camp de la cure, l'éducateur hors de l’éducation peut vivre avec des enfants mais, s’il vient à penser que la vie telle qu’elle est n’éduque pas l’enfant,

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son refus d’éduquer à sa place est ressenti comme une trahison ; il ne lui reste plus qu’à s’en punir ou à retrouver des paramètres pour situer son action au niveau d'une réalité. *

Au terme de ce rapide tour d’horizon, nous croyons pouvoir formuler trois hypothèses qui devraient permet­ tre de lever l'ambiguïté sur les rapports de la psychanalyse et de l'éducation. 1. Outre le fait qu'elles mettent en jeu bien évidemment la même économie psychique (par l'intermédiaire d’une relation transférentielle), il existe une autre parenté entre le statut de la cure analytique et celui de l'éducation : c’est leur caractère conventionnel, institutionnel. L’un comme l'autre sont le résultat d’une construction et cette construction ne saurait être réduite à l’un de ses matériaux qui est le flux spontané du désir. L'existence de paramètres atteste la réalité du monde externe. 2. Situation psychanalytique et situation éducative ne sont pas réductibles l’une à l'autre car elles se situent dans des directions opposées (régrédiente et progrédiente) de travail de l'appareil psychique. La différence entre ces directions de travail est mani­ festée par la différence entre les paramètres qui sont posés dans l'une et l'autre situation. 3. Les paramètres, en tant que référence maintenue au monde extérieur et à sa résistance, sont les garants d’un fonctionnement à un niveau œdipien. C'est par rapport à eux et grâce à eux que l'analyste peut faire élaborer les projections névrotiques de cette référence œdipienne. Représentants de la même loi fondamentale, les para­ mètres éducatifs définissent un champ irréductible au

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bon plaisir du maître ou de l’élève (comme de l’analyste ou de l'analysant) mais leur spécificité les rend propres à un autre type d’élaboration que dans la cure ainsi qu'en témoigne, par exemple, dans son nécessaire recours au refoulement, le fonctionnement intellectuel. Il importe donc que l’éducation se définisse à elle-même ses propres paramètres31. *

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En regard de nos trois hypothèses, les situations que nous avons évoquées au début de cet exposé prennent une valeur sans doute plus exemplaire. Lorsque les parents réparent la blessure de leur fille par le don d une « jolie robe », ils jouent ce rôle d'auxiliaire du Moi qui est celui de l'éducateur. A la vision directe de la réalité médusante qui est ici à travers la disparition de l'amie la perception d'un manque irré­ parable, les parents substituent l'image réfléchie d'une incomplétude narcissique à portée de réparation. La gratification n'abolit pas la frustration mais elle l'intègre au bénéfice de l'identité retrouvée. On retrouve dans cette situation la direction spécifique d'une attitude éducative qui reste active en dépit qu'elle se fonde sur une appréciation de l'économie du sujet. Dans notre deuxième exemple - celui de « la vitre brisée » - l'éducateur reconstitue ce bouclier intermédiaire qu'est l'institution à partir de ce bureau « trop beau » pour n'être pas le miroir où la loi n'est plus rejet mais projet du Moi. Au morcellement qui menace le Moi, il substitue la réunion des images de l'ordre paternel et de celle d'une tendresse maintenue. On voit que l'éduca­ teur reconnaît ici la structure œdipienne du conflit et se sert de l'Ecole non pour l'escamoter, mais pour lui rendre au contraire sa vertu consolidante. L'agressivité de l'enfant n'est pas plus méconnue quelle n'est désirée

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par l’éducateur ; elle est réintriquée par l'intervention éducative au nom d’une loi qui est commune à l'éduca­ teur et à l’éduqué. Le troisième exemple jette sur la spécificité de la situation pédagogique une lumière toute particulière. Dans cette analyse de la prise de Moscou, le professeur utilise le médiat du texte littéraire non comme l’écran opaque d’une défense mais comme la plaque sensible où s'inscrit à plat, sous l’empreinte des mots, l'émoi libidinal qui aussi bien fut celui de Chateaubriand avant d’appar­ tenir à ses lecteurs. Le passage des processus primaires aux processus secondaires se lit ici dans la transmutation du quantitatif en qualitatif qui atteste la mise en place d’un processus intellectuel. La lacune originelle mise à jour par évocation du fantasme, le professeur entre­ prend de la combler par la main-mise que le texte luimême par avance a déjà réalisée. De voyeur devenir chercheur tel est le destin du maître : tel est celui qu’il trace comme dans un miroir au Moi de la connaissance32. L’éducation fait référence à la nécessité pour l’enfant (conséquence de sa prématurité) de voir s’interposer entre le monde et lui le « miroir du regard de sa mère », tel que ce bouclier de Persée dont parle Pasche33 et qui est la forme préfigurative de ce Moi, membrane pareexcitation de Freud. L'éducateur intervient comme le relais du Moi à la surface duquel se réfléchissent les Stimuli du monde externe. De même que la mère dans son regard offre à l’enfant le reflet d’un désir qui la lie au père, de même l’éducateur témoigne dans son intervention du contrat qui le lie à un tiers, comme par exemple, le savoir ; c’est au travers de cette structure œdipienne que se réalise la vertu formatrice du bouclier éducatif. Mais il est vrai que par suite d’une usure des techniques le « bouclier éducatif » trop souvent n'a plus renvoyé à

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l'enfant que les images d'un monde figé. Il n’en reste pas moins que la révolution ne consiste pas à supprimer un miroir terni mais à lui rendre son pouvoir réfléchis­ sant. Car aussi bien, comme le regard de la mère, le miroir doit savoir cristalliser à chaque instant selon les lois de ce que Freud aurait appelé « une économique de l’amour »

1. Nouvelles Conférences - Applications - Orientations, Gallimard (Préface à Jeunesse à Vabandon d'August Aichhorn, Privat - Corres­ pondance de S. Freud avec le Pasteur Pfister, Gallimard, 1966.) 2. Cf. « Psychanalyse et pédagogie. A l’école d’Œdipe, une école pour Œdipe », ouvrage à paraître, Privat. 3. Intérêt pédagogique de la psychanalyse S.E. 13, 1913. 4. Dr Widlocher, S. Freud et le problème du changement, P.U.F., 1970. 5. De toute la pulsion agressive qu'il n'a pu extérioriser devant des êtres si « compréhensifs ». 6. Dodson (F.), Tout se joue avant six ans, Robert Laffont. 7. Kestenberg (E.), « Identité et identifications chez les adolescents », Psychiatrie de Venfant. Vol. 5, fasc. 2. 8. A cet égard l'actualité critique de l'œuvre de Neill aura trouvé dans la problématique de « la société de consommation » l’occasion de s’affirmer que lui avait donnée, à l'origine, le malaise de la civili­ sation d’après guerre. 9. Skidelsky (R.), Le mouvement des écoles nouvelles anglaises, Mas­ pero, p. 155 et Neill (A.S.), Libres enfants de Summerhill, Maspero, p. 227. 10. Libres enfants de Summerhill, Maspero, p. 41. 11. Ibid., p. 228. 12. Ibid., p. 115. 13. Ibid., p. 114. 14. Ibid., p. 116. 15. A la question « se mettre du côté de l'enfant n'est-ce pas une façon d'en prendre possession ? » Neill répond avec un laconisme inusité : « Et après ? si cela aide l'enfant, qu'importe mon mobile » - Libres enfants de Summerhill, p. 321. 16. Neill cité par Skidelsky, p. 162. 17. A propos desquels Skidelsky signale que Neill ne manque jamais l'occasion dans ses livres de rappeler qu'il est lui-même diplômé.

136 18. 19. 20. 21. 22. 23.

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Instinct de vie, instinct de mort. Reich (W.), U irruption de la morale sexuelle, Payot, 1972. Cité par Robert Skidelsky, op. cit., p. 173.

Cf. Pour ou contre Summerhill, P.B., Payot, p. 85. L’ inconscient, 1968, n° 8. Cf. Fantasme et formation, Dunod, 1973, Collection Inconscient et culture, et en particulier dans cette publication, l’article « Fantasma­ tique de la Formation et désir de former » de René Kaes. 24. Il y a vingt ans la référence à la psychanalyse plaçait l’éducation sous l’enseigne d'une révolte en faveur de la liberté. Aujourd'hui la même référence peut évoquer le maintien de camisoles subtiles, une tentative dissimulée d'incarcération de l'enfant dans le triangle aliénant de l'Œdipe. 25. L'évidence combien décevante pour l'éducateur que son amour de l'enfant rejoint aussi en lui une tendance destructrice. Cf. Kaes, déjà cité. 26. Ouvrage en cours de publication, déjà cité. 27. Rappelons que si « tout taire » peut conduire à l’inhibition intellec­ tuelle, il n'en reste pas moins que tout dire peut aboutir aussi à vider la curiosité de son objet et déboucher ainsi sur l'inertie intellectuelle. 28. Lebovici, Sentiment de Culpabilité chez l’enfant et chez l’adulte, p. 210, Hachette, Paris, 1971. 29. « ...ce n'est pas le tout que d’avoir des fantasmes, encore faut-il mettre la main dessus... ». Neyraut, L’inhibition intellectuelle, R.F. Psychanalyse n° 4, 1968, p. 765. 30. Recherches, Mars 1973. 31. Un article en cours traite de « l'éducation et ses paramètres ». 32. Le dynamisme offert par les situations éducatives se trouve au niveau de cet émoi éprouvé en commun. Toutefois si le professeur, au contraire de ce que nous avons vu ici, ne sait pas canaliser cet émoi, il ne peut que le refuser et vider la situation de son contenu ou au contraire s'y abandonner et entraîner avec lui la classe dans une régression qui n'aboutit finalement, après l'effondrement des divers mécanismes de défense : rire, chahut, etc., qu'à une désorga­ nisation agressive et destructrice par désintrication des pulsions. Une sensibilisation à la reconnaissance de cet émoi et le développe­ ment de son énergie dans une activité créatrice constituent la base de la formation continue que nous avons offerte aux pédagogues et éducateurs depuis plusieurs années. 33. Pasche (F.), Le bouclier de Persée ou Psychose et réalité, R.F.P., nos 5-6, 1971.

34. Mot attribué à Freud par le Dr Smiley Blanton, Journal de mon analyse avec Freud, Fil rouge P.U.F., p. 38.

Melanie Klein et TAnti-Œdipe

Jean Bégoin

L’ANTI-ŒDIPE OU LA DESTRUCTION ENVIEUSE DU SEIN

« Les menteurs ont fait preuve de courage et de détermination en s'opposant aux hommes de science qui, avec leurs doctrines pernicieuses, se déclaraient résolus à arracher à leurs dupes jusqu'au dernier flambeau de leurs illusions, laissant ces pauvres gens sans la moindre protection naturelle nécessaire à la préservation de leur santé mentale contre l'impact de la vérité... Il n'est pas exagéré de dire que la race humaine doit son salut à cette petite troupe de talentueux travestisseurs de la vérité qui, même confrontés à des faits indubitables, étaient préparés à soutenir la véracité de leurs mensonges. La mort elle-même fut déniée et les arguments les plus ingé­ nieux furent produits afin de soutenir des affirma­ tions manifestement ridicules selon lesquelles les morts vivaient dans la béatitude. Ces martyrs du mensonge étaient souvent d'humble origine et leurs noms eux-mêmes ont disparu... Leurs existences et celles de leurs adeptes furent consacrées à l'élabo­ ration de systèmes fort complexes et d'une grande beauté, dans lesquels la structure logique fut préser­ vée grâce à l'art d'une intelligence puissante et d'un raisonnement irréprochable. En contraste, les pro­ cédés minables au moyen desquels les hommes de

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science tentèrent, toujours et encore, de soutenir leurs hypothèses, rendirent la tâche aisée aux men­ teurs qui voulaient montrer Vinanité des prétentions de ces vils parvenus, et ainsi différer, sinon empêcher, la diffusion de doctrines dont les seules conséquences eussent été de faire naître chez les menteurs et leurs bénéficiaires le sentiment quils étaient impuissants et négligeables. » Fable en guise de défense et illustration du mensonge, par W.R. Bion, in Attention and interprétation. Tavistock publications, Londres, 1970, pp. 100-101. Si je devais, comme il me Ta été demandé, examiner seulement l'usage et le mésusage de la théorie kleinienne par les auteurs de YAnti-Œdipe, j'aurais, en vérité, fort peu de choses à dire. Car on cherche en vain, dans leur livre, les traces d une théorie, ni kleinienne ni plus géné­ ralement psychanalytique, qui fasse à proprement parler l'objet d'un autre usage que celui de servir de prétexte à un flot - ou un flux - d'affirmations péremptoires et méprisantes, dans le style : « La psychanalyse, comme Carthage, doit être détruite ! » Rarement livre aura été plus fidèle à son titre : c'est bien un « anti »-quelque chose, Anti-Œdipe sans doute, anti-psychanalyse sûre­ ment, anti-livre peut-être ? Nous savons que tous les « anti-quelque chose » prennent leur source dans un sentiment de persécution : pourquoi la psychanalyse persécute-t-elle à ce point MM. Deleuze et Guattari ?, faudraitil se demander. Mais je ne suis pas leur psychanalyste - ni leur papa, ni leur maman - et je ne suis pas en mesure de traiter de leur angoisse. Je veux plutôt revenir sur la notion d'objets partiels, telle que l'a développée Mélanie Klein, pour dénoncer, certes, l'extraordinaire dénaturation que les auteurs font subir à cette notion, mais surtout pour indiquer certains prolongements appor­

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tés par W.R. Bion aux découvertes de Mélanie Klein, dans l'étude de la psychose et des problèmes de la pensée. Deleuze et Guattari évoquent avec émotion Mélanie Klein qui a fait, disent-ils, la « découverte merveilleuse des objets partiels », qu'ils rebaptisent malheureusement « machines désirantes ». Un examen rapide suffit à convaincre que les dites machines désirantes n'ont, en réalité, plus rien à voir avec les objets partiels de Mélanie Klein, puisque les caractères essentiels qu'elle leur a assignés sont, par les auteurs, systématiquement réfutés, de par une position de principe qui ne daigne pas se justifier. Examinons rapidement ce qu'ils en disent : 1. « Mélanie Klein fit la découverte merveilleuse des objets partiels, ce monde d’explosions, de rota­ tions, de vibrations. Mais comment expliquer quelle rate pourtant la logique de ces objets ? C’est que, d’abord, elle les pense comme fantasmes, et les juge du point de vue de la consommation, non pas d’une production réelle » (p. 52). Le reproche est paradoxal, puisque c'est généralement le contraire qui est discuté chez Mélanie Klein : en bref, le fait qu'elle rattache les objets partiels à une produc­ tion fantasmatique, les pulsions libinales créant le fan­ tasme d'objet idéal et les pulsions destructrices créant le fantasme d'objet persécuteur. Ce que les auteurs ne peuvent accepter chez Mélanie Klein, c'est que pour elle les objets partiels ne sont pas le produit d'une activité psychique fonctionnant isolément, sans relation avec aucun objet, mais qu'ils sont l'expression d'une expérience émotionnelle vécue en relation avec un objet, en premier lieu avec le sein de la mère. Nous savons, d'ailleurs, qu'il n'est pas nécessaire d'être « Anti-Œdipien » pour douter de l'existence de fantasmes inconscients avant l'établissement de la relation d'objet total. Mais Mélanie

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Klein, quant à elle, soutient que des fantasmes de sein idéal et de sein persécuteur sont élaborés par le bébé dans les premiers mois de sa vie, et que l'existence de ces objets partiels (ainsi que d'autres, produits par des fantasmes comparables) sont caractéristiques de ce qu'elle a appelé la position schizo-paranoïde. 2. « Elle assigne des mécanismes de causation (ainsi Vintrojection et la projection), dreffectuation (grati­ fication et frustration), d}expression (le bon et le mauvais) qui lui imposent une conception idéaliste de Vobjet partiel » (ibid.). C'est une objection philosophique bien connue à la théorie psychanalytique que de l'accuser d'idéalisme. Nous n'avons pas besoin de la réfuter longuement, car nous savons ce qu'elle vaut : la théorie psychanalytique, pour Mélanie Klein comme pour Freud, est tout au contraire biologique, car elle situe dans les pulsions d'origine corpo­ relle la base essentielle du psychisme humain. Le Moi est avant tout un moi corporel, pour Freud. De même, pour Mélanie Klein, les fantasmes primitifs sont les repré­ sentants psychiques de l'expérience psycho-somatique, vécue d'abord globalement et d'où se différenciera pro­ gressivement le moi psychique d'avec le moi corporel. C'est le concept même de réalité psychique que les auteurs mettent en question, et dont ils cherchent à tout prix à repousser les implications. Ils ne peuvent donc reconnaître le rôle des mécanismes de projection et d'introjection, en relation avec les fantasmes d'objets primitifs ainsi qu'avec le clivage de l'objet et des pulsions, qui sont, dans la théorie psychanalytique, la matrice du développement de l'appareil psychique. Il est clair que, pour les auteurs, c'est tout spécialement l'expérience de la relation avec le milieu dont le rôle est nié ; ce qu'ils appellent objets partiels est, pour eux, le résultat d'une

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production pure et simple, il n’y a pas de relation mu­ tuelle avec le monde, leur conception est solipsiste par principe et anti-relationnelle. « Anti-Œdipe » veut dire, en fait, « anti-relation ». Il n’est sans doute pas inutile de faire remarquer, ici, que, contrairement à ce que l'on entend encore trop souvent dire envers et contre la lettre et l'esprit de l'œuvre de Mélanie Klein, celle-ci assigne à l'influence du milieu un rôle capital. Comme elle le dit et le répète très souvent, ce sont les expériences de satisfaction vécues par l’enfant qui renforcent les fantasmes de bon objet et la confiance du bébé dans ses propres capacités d'amour ; et qui, en conséquence, sont la condition indispensable de la crois­ sance de son Moi, par identification introjective avec l’objet bon devenant assimilé dans le Moi. C’est aussi la condition de l’élaboration satisfaisante de la position dépressive, au moment de la constitution de l’objet total. 3. « En second lieu, elle ne se débarrasse pas de l’idée que les objets partiels schizo-paranoides ren­ voient à un tout, soit originel dans une phase primitive, soit à venir dans la position dépressive ultérieure (l'objet complet). Les objets partiels lui paraissent donc prélevés sur des personnes globales ; non seulement ils entreront dans des totalités d’inté­ gration concernant le Moi, l’objet et les pulsions, mais ils constituent déjà le premier type de relation objectale entre le moi, la mère et le père » (p. 52-53). C’est bien là que le bât blesse nos auteurs trop sensibles, pour lesquels toute référence à une relation d’objet, même en développement, semble une blessure narcissique into­ lérable. Ils s’en veulent « débarrassés » et se lamentent que Mélanie Klein suive une tout autre voie, qui est celle de la recherche scientifique, c’est-à-dire de l’examen des faits constitutifs de la réalité psychique. Nos auteurs ont

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une ambition autre, celle d utiliser certaines des décou­ vertes psychanalytiques comme des armes de destruction de la théorie et de la compréhension analytiques : « Il est certain que les objets partiels ont en eux-mêmes une charge suffisante pour faire sauter l'Œdipe, et le destituer de sa sotte (sic) prétention à représenter l'in­ conscient... » (p. 53). Ils se sentent trahis : « Elle (Mélanie Klein) ne se sert pas des objets partiels pour faire sauter le carcan d'Œdipe » ! Eh oui, même Mélanie Klein - même maman, pauvres bébés Deleuze et Guattari - défend le Surmoi ! Ils n'ont vraiment pas de chance avec Mélanie Klein, elle est encore plus impitoyable que Freud en ce qui concerne le Surmoi, en lui assignant une origine très précoce qui, pour elle, fonde véritablement le début d'une structure psychique. Elle a découvert, dans l'analyse des très jeunes enfants, les images irréelles et déformées que donnent des objets les premières identifications de l'en­ fant. Pour Mélanie Klein, il s'agit d'un mécanisme uni­ versel d'une importance fondamentale pour la formation du Surmoi, dont l'incorporation de la phase cannibalique constitue le noyau. Elle a décrit comment, par la suite, l'introjection répétée des bons et des mauvais aspects de l'objet permettra le développement progressif du senti­ ment de réalité - la transformation du Surmoi cruel et sadique en un Surmoi sévère et interdicteur, puis enfin en un Surmoi protecteur, grâce au développement des relations libidinales - l'évolution de ce Surmoi, par conséquent, comme un processus continu qui va du Sur­ moi primitif le plus archaïque jusqu'aux formes les plus évoluées de l'idéal du Moi. Quelle que soit l'opinion que Ton ait sur les théories de Mélanie Klein, tous les ana­ lystes seront d'accord pour constater que, sans Surmoi, il n'y aurait aucune évolution psychique possible : constatation sans appel et qui anéantit à elle seule les utopies mégalomaniaques des Anti-Œdipe de tout poil.

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Lorsque nos auteurs mettent en avant « le caractère absolument anaœdipien de la production désirante », Vidée que « l'inconscient ignore les personnes », que « les objets partiels ne sont pas des représentants des personnages parentaux ni des supports des relations familiales... (mais) des pièces dans les machines désirantes », ils tombent bien mal avec Mélanie Klein : elle a comblé le vide relationnel d'une conception anobjectale du narcis­ sisme par l'étude et la description détaillée de la relation d'objets partiels et, pour elle, il existe donc une relation d'objet depuis le premier jour de la vie. Maman est déci­ dément encore plus freudienne que papa ! Mais voici l'idéalisme qui ressurgit, cette fois du côté des auteurs de l'Anti-Œdipe, lorsqu'ils désignent l'enfant comme « un être métaphysique » ! Nous sommes ici encore en pleine confusion : il est clair que l'enfant n'est pas une abstraction, c'est l'abstraction qui naît de l'en­ fant vivant avec la naissance de la pensée sous l'influence des pulsions et des relations d'objet. Que reste-t-il donc, pour nous, des « machines dési­ rantes » de Deleuze et Guattari, après qu'ils en aient fait des objets partiels dénués de toute signification relation­ nelle ? Un retour à la clinique est nécessaire. Quand l'idée de machine est utilisée, explicitement ou implicite­ ment, dans la relation analytique pour décrire des acti­ vités psychiques, je pense que l'on se trouve généralement en présence du résultat d'attaques envieuses, de la part des parties destructrices de la personnalité, qui dévita­ lisent l'objet ou le sujet lui-même. Par exemple, le patient peut se plaindre que l'analyste lui apparaisse comme un robot indifférent à ses souffrances, produisant (par un processus de production à la Deleuze-Guattari) ses inter­ prétations comme le ferait une machine. Cette négation de l'aspect vivant et créateur de l'interprétation (même si elle est inexacte ou incomplète) et de la situation ana­

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lytique tout entière, est en général le résultat des violents sentiments d'envie destructrice à 1 egard de la créativité des parents. Mélanie Klein a donné une description précise de l'envie, comme l'une des formes les plus pures de l'instinct de mort, s'exerçant très précocement contre le sein et pouvant être l'un des obstacles les plus graves au développement psychique. Deleuze et Guattari seraient peut-être d'accord avec cette conception, puisqu'ils écrivent : « Le corps plein sans organes est l'improductif, le stéril, l'inengendré, l'inconsommable... Instinct de mort, tel est son nom... » (p. 14). et que, pour eux, le schizophrène est « le producteur universel » et idéal, en somme, des « machines dési­ rantes ». Celles-ci ne sont donc pas des objets partiels, au sens de Mélanie Klein : pour elle les objets partiels ne sont pas une pure culture d'instinct de mort, mais le résultat d'une activité du Moi qui, sous l'influence de l'angoisse - étrangement passée totalement sous silence par Deleuze et Guattari - clive les pulsions destructrices et les pul­ sions libidinales, dans le but vital de préserver l'objet idéal, car c'est l'identification avec lui qui permettra le développement du Moi. Les objets partiels sont donc le résultat de la bipolarité des instincts et non pas celui de l'action d'un seul des deux instincts. Pour Mélanie Klein, l'objet persécuteur a toujours comme corollaire un objet idéal ou idéalisé - ce qui, du point de vue technique et thérapeutique, est d'une importance capitale. Les « machines désirantes », purs produits d'instinct de mort, peuvent, par contre, être rapprochées de ce que Bion1 a appelé « objets bizarres ». Ces derniers sont l'aboutissement, dans les états psychotiques, d'une forme pathologique d'identification projective qui est morce­ lante, contrairement à l'identification normale qui ne lèse pas l'objet de façon irréparable. Dans l'identification pro-

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jective morcelante, l’objet est perçu comme clivé en frag­ ments minuscules, dont chacun contient une partie projetée du self. Ces objets bizarres sont ressentis comme chargés d’une énorme hostilité, et ne peuvent pas être réintrojectés car beaucoup trop destructeurs. Les auteurs de l'Anti-Œdipe citent souvent le travail de Freud sur Le président Schreber et il nous a semblé pos­ sible de prendre ce cas comme exemple des conceptions de Bion sur la psychose. Les célèbres « Mémoires » de Schreber ont été écrits dans une période postérieure aux épisodes délirants qu’avait subis le patient et représentent une tentative de restauration de son appareil psychique gravement lésé. Ils sont assez précis pour qu’on puisse y retrouver les traces des processus de morcellement qu’il avait subis, en particulier après qu’il eût quitté la clinique de Flechsig pour celle du Dr Pierson, puis pour celle du Dr Weber à Sonnenstein. Freud rapporte sur cette période : « L’âme de Flechsig commença alors à pratiquer le système du fractionnement d’âme2, système qui acquit bientôt une grande envergure. A un certain moment, il y avait de 40 à 60 de ces “ fractions ” de l’âme de Flechsig; deux de ces fractions, les plus grandes, reçurent les noms de Flechsig supérieur et de Flechsig du milieu (p. 288)... ...Pendant la dernière partie de son séjour à Son­ nenstein, alors que Dieu commençait à mieux savoir apprécier le malade, se produisit une razzia sur les âmes, lesquelles s’étaient multipliées au point de devenir un fléau3... » (p. 289). C’est l’intolérance à la dépression, mise en évidence par Bion et par Rosenfeld4 dans les traitements psychanaly­ tiques de patients psychotiques, qui est l’un des facteurs principaux de ces formes désespérées de lutte contre l'angoisse dont l’ultime recours est le morcellement du

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Moi. L'intolérance à la dépression est, chez ces sujets, liée à la dominance dun Surmoi primitif extrêmement cruel. Chez les patients très schizoides, le développement du Surmoi se fait avant celui du Moi, au lieu de se faire parallèlement à lui, et empêche le développement et l'existence même du Moi. Or, c'est l'élaboration de la position dépressive - avec l'intégration des parties clivées, idéales et persécutrices de l'objet, en un objet total, reconnu comme une personne entière source de sentiments ambivalents - qui constitue le progrès décisif dans la reconnaissance de la réalité, tant de la réalité extérieure que de la réalité psychique. Deleuze et Guattari le disent : « Est-il possible que la psychanalyse reprenne ainsi une vieille tentative d'abaisser, d’avilir, et de nous rendre coupables ? » (p. 58). Voilà l'accusation majeure : la psychanalyse nous oblige à affronter les sentiments de culpabilité ! Il faut donc la détruire, selon le recours que nous connaissons à la défense paranoïaque (position schizo-paranoïde) devant des angoisses dépressives intolérables. Bion montre, en outre, que le sentiment de réalité de la position dépressive a un lien avec la vérité : la crois­ sance mentale dépend de la vérité, comme l'organisme vivant dépend de la nourriture. Chez les patients schizoides, il y aura donc un dévelop­ pement imparfait du principe de réalité, une exagération d'un point de vue moral et un manque de respect pour la vérité, entraînant une impossibilité de développement de la personnalité. Les parties morcelées de la personnalité sont ressenties comme ayant des propriétés physiques et non psychiques. Elles peuvent être clivées et projetées dans un objet, comme des choses physiques que l'objet pourrait modifier et utiliser. Bion note que la communi­ cation psychotique peut ressembler à une communication

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musicale ou artistique, bien que les mots soient utilisés (ceux-ci proviennent de la partie névrotique de la per­ sonnalité, qui est passée sous le contrôle omnipotent des parties psychotiques). Le patient gravement atteint attaque l'appareil psychique lui-même qui devrait lui rendre compréhensible la relation entre les parents. Alors que le névrosé attaque les parents ou des objets partiels dans la situation œdipienne, ici ce sont les propres capa­ cités de penser du sujet qui sont attaquées et détruites, pour ne pas percevoir la réalité trop haïe. On trouve chez Schreber la description des conséquences de cette mort de la pensée, qui a perdu ses liens avec le corps vivant. Freud écrit : « On retrouve, du commencement à la fin du livre de Schreber, cette accusation amère : Dieu, accou­ tumé au seul commerce avec les défunts, ne com­ prend pas les vivants » (p. 275-276). Et il cite Schreber (lisons-le en pensant que le Dieu de Schreber n'est pas seulement une représentation de son Surmoi, mais aussi celle de son Moi mégalomaniaque) : « Il règne cependant un malentendu fondamental qui depuis lors s’étend sur toute ma vie, malentendu qui repose sur ce fait que Dieu, d’après l’ordre de l’univers, ne connaissait pas au fond l’homme vivant, et n’avait pas besoin de le connaître. Mais, d’après l’ordre de l’univers, il n’avait à fréquenter que des cadavres... Ce qui, d’après moi, doit encore être rapporté au fait que Dieu ne savait pour ainsi dire pas frayer avec des hommes vivants, mais n’était habitué qu’au commerce des cadavres, ou tout au moins des hommes endormis et rêvants. » ...Toutes les fois que ma pensée vient à s’arrêter, Dieu juge éteintes mes facultés spirituelles. Il considère que la destruction de ma raison, l'imbécil-

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lité5 attendue par lui est survenue, et que de ce fait la possibilité de la retraite lui est donnée » (p. 276). Bion développe donc ici ce que Freud avait décrit comme la haine de la réalité, chez le psychotique. Pour ce type de patient, la communication verbale de l’analyste ne transmet pas la connaissance mais est ressentie uni­ quement comme un véhicule d'amour ou de haine, de la façon la plus absolue qui soit. Les causes d’une telle situation ne résident pas forcé­ ment dans le manque de capacités réceptrices de la mère. Elles peuvent résider, au contraire, en face de grandes capacités maternelles, dans un refus de renoncer à un état idyllique pour un état nouveau. Le patient détruit l’état nouveau parce qu’il comporte une grande douleur, liée au fantasme qu'un sein parfait a été détruit, ce qui provoque une douleur intolérable. C'est la base, égale­ ment, d’un conflit inconscient entre la science (le senti­ ment de réalité) et la morale (les exigences du Surmoi) : la pensée scientifique doit être transformée en pensée morale pour être utilisée pour l’action. Le sein parfait étant ressenti comme une possession du self, le sujet se prétend indépendant envers tout, tout ce qui n’est pas ses propres créations. Mais celles-ci sont le résultat de sa prétendue capacité d’utiliser ses sens comme des organes d’évacuation, capables de l'entourer tout entier d'un univers créé par lui-même. C’est ce que Schreber décrit en ces termes : « A ceci se rattache l’idée, presque inconcevable pour l’homme, idée découlant de l’incompréhension totale qu’a Dieu de l’homme vivant en tant qu’orga­ nisme, que chi... est pour ainsi dire la chose ultime, c’est-à-dire que, en miracülant le besoin de chi..., l’objectif de la destruction de la raison est atteint et donnée la possibilité d’une retraite définitive des rayons divins... celui qui est parvenu à se mettre

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dans un rapport tel que le mien avec les rayons divins, a pour ainsi dire le droit de chi... sur le monde entier » (p. 277). La fonction des sens est devenue celle de créer le monde « parfait » du psychotique. L'évidence d'imperfection est attribuée automatiquement, sur le mode projectif, à l'intervention de forces hostiles envieuses. Schreber écrit ainsi : « Toute la perfidie de la politique dirigée contre moi éclate là-dedans. Presque chaque fois où le besoin d'évacuer m'est miraculé, on envoie, en exci­ tant les nerfs de la personne en question, une per­ sonne de mon entourage au cabinet, afin de m'em­ pêcher de déféquer ; ceci est un phénomène que j'ai observé, depuis des années, un si incalculable nombre de fois (des milliers), et si régulièrement, que toute idée de hasard est exclue... et c'est pour la même raison que, toutes les fois où je m'apprête à accom­ plir ces fonctions naturelles, l'on cherche, bien que le plus souvent en vain, à me démiraculer le besoin de déféquer et de pisser » (p. 277). Les caractères du mode de fonctionnement mental du psychotique décrits par Bion sont donc constitués par la destruction de l'appareil de la pensée adulte, à laquelle se substitue une pseudo-pensée qui utilise les organes d'évacuation pour recréer un monde parfait, et qui joue un rôle de prothèse. Le Dieu de Schreber est l'image de son Surmoi, îlot subsistant dans la destruction de sa structure psychique. Mais c'est aussi une représentation de son Moi mégalomaniaque. Moi qui est une pensée morte, incapable de se vivre en relation avec le corps vivant de Schreber, sinon dans les processus de prothèse décrits par Bion. Rosenfeld et Bion ont démontré le rôle de l'envie pré­ coce dans les états psychotiques. Meitzer a montré qu'il

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est possible aussi de mettre en évidence dans des troubles moins massifs portant essentiellement sur l'organisation névrotique du caractère, l'importance de la relation avec le sein de la mère internalisée sur les vicissitudes cyclo­ thymiques de l'humeur : dans ces cas, « une forme parti­ culière de vol et de dénigrement, basée sur l'avidité et l'envie à l'égard du sein, sape la stabilité de la relation interne avec le sein et avec la mère, et constitue le fonde­ ment des perturbations des patients à tendances cyclo­ thymiques »6. Tous ces travaux, qui ont enrichi et appro­ fondi considérablement notre compréhension dans de multiples domaines de la psychopathologie, découlent des découvertes effectuées par Mélanie Klein dans l'analyse des jeunes enfants. Rappelons que, dès 1924, Mélanie Klein publia, au Congrès des Psychanalystes allemands de Wurtzburg, le cas Erna, communication qui arracha à Karl Abraham sa célèbre exclamation : « L'avenir de la psychanalyse est dans l'analyse par le jeu ». Dans cette analyse d'une petite fille de six ans, Mélanie Klein se montrait en mesure de compléter et de préciser les conclusions de Freud sur les relations entre paranoïa et homosexualité. Elle indiquait que ce qui sous-tend l'homo­ sexualité du paranoïaque, c'est une paranoïa plus pro­ fonde dont l'homosexualité représente une tentative pour la juguler, par idéalisation de l'objet persécuteur : à la base de la haine si violente d'Erna envers sa mère, Méla­ nie Klein met à jour le rôle de l'envie orale primitive de l'enfant envers le coït des parents. On trouve, chez Antonin Artaud souvent cité lui aussi en exemple par Deleuze et Guattari à l'appui de leurs thèses, une description saisissante des troubles de la pensée résultant d'attaques violentes de la part des parties destructrices clivées de la personnalité : « Je souffre d'une effroyable maladie de l'esprit. Ma pensée m abandonne à tous les degrés. Depuis le

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fait simple de la pensée jusqu'au fait extérieur de sa matérialisation dans les mots. Mots, formes de phrases, directions intérieures de la pensée, réactions simples de l'esprit, je suis à la poursuite constante de mon être intellectuel. Lors donc que je peux saisir une forme7, si imparfaite soit-elle, je la fixe, dans la crainte de perdre toute pensée » (Lettre à Jacques Rivière, 5 juin 1923)9. La structure psychique d'Antonin Artaud n'avait pas été détruite aussi largement que celle de Schreber, et il s'efforce dramatiquement, comme il le dit, de mettre ses dons littéraires au service de ses forces de recons­ truction et de réparation, mais c'est justement ce que ne permettent pas les parties destructrices de lui-même qui réagissent de façon typiquement envieuse envers les meilleures parties de lui : « Et voilà, Monsieur, tout le problème : avoir en soi la réalité inséparable et la clarté matérielle d'un sentiment, l'avoir au point qu'il ne se peut pas qu'il ne s'exprime, avoir une richesse de mots, de tour­ nures apprises et qui pourraient entrer en danse, servir au jeu ; et qu'au moment8 où l'âme s'apprête à organiser sa richesse, ses découvertes, cette révé­ lation, à cette inconsciente minute où la chose est sur le point d'émaner, une volonté supérieure et méchante attaque l'âme comme un vitriol8, attaque la masse mot-et-image, attaque la masse du senti­ ment et me laisse, moi, pantelant comme à la porte même de la vie8 (Lettre à Jacques Rivière, 6 juin 1924). Il ne fait aucun doute, pour le malheureux poète, qu'il ne souffre d'une maladie terrible, son œuvre est un long et pathétique appel au secours : « Il faut que le lecteur croie à une véritable mala­ die et non à un phénomène d'époque, à une maladie

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LES CHEMINS DE L’ANTI-ŒDIPE qui touche à /'essence de l’être8 et à ses possibilités centrales d’expression, et qui s’applique à toute une

vie. Une maladie qui affecte l’âme dans sa réalité la plus profonde, et qui en infecte les manifestations. Le poison de l’être8. Une véritable paralysie7. Une maladie qui vous enlève la parole, le souvenir, qui vous déracine la pensée » (Lettre à Jacques Rivière, 25 mai 1924). Nous avons déjà remarqué, au passage, l’absence stupé­ fiante de référence à l'angoisse, chez Deleuze et Guattari, alors qu'ils prétendent traiter de la schizophrénie. Ce fait est assez évocateur en soi et confirme leur besoin de nier la réalité psychique qui comporte l’angoisse, angoisse que connaît trop bien Artaud : « L’Angoisse qui fait les fous. L’Angoisse qui fait les suicidés. L’Angoisse qui fait les damnés. L'Angoisse que la médecine ne connaît pas. L’Angoisse que votre docteur n’entend pas. L’Angoisse qui lèse la vie. L’Angoisse qui pince la corde ombilicale de la vie. » (Lettre à Monsieur le législateur des stupéfiants) Il est impossible de ne pas relever, entre autres choses qu’il faut bien appeler des énormités, et que contient le livre de Deleuze et Guattari, la dénaturation que font subir les auteurs au processus de la création artistique et littéraire. Nous venons d’évoquer Artaud. Voyons maintenant comment Deleuze et Guattari traitent Marcel Proust : « Et c’est frappant, dans la machine littéraire de La Recherche du temps perdu, à quel point toutes les parties sont produites comme des côtés dissymé­

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triques, des boîtes closes, des vases non communi­ cants, des cloisonnements, où même les contiguïtés sont des distances, et les distances des affirmations, morceaux de puzzle qui ne viennent pas du même, mais de puzzles différents, violemment insérés les uns dans les autres, toujours locaux et jamais spéci­ fiques, et leurs bords discordants toujours forcés, profanés, imbriqués les uns dans les autres, avec toujours des restes. C'est l'œuvre schizoide par excellence : on dirait que la culpabilité, les déclara­ tions de culpabilité ne sont là que pour rire. {En termes kleiniens, on dirait que la position dépressive n'est qu'une couverture pour une position schizoide plus profonde) » (p. 51). Si Marcel Proust ne mérite pas d'être traité aussi mal, nos auteurs n'ont pas de chance non plus de se lancer aussi légèrement dans des interprétations soi-disant kleiniennes de son œuvre, car si une œuvre littéraire peut être considérée comme la démonstration du caractère créateur de la position dépressive, c est bien celle de Proust, comme l'a montré Hanna Segal10. « Œuvre schi­ zoide par excellence » ? Si la culpabilité n'était là que « pour rire », comme ne craignent pas de le dire - sans rire - nos auteurs, Proust aurait peut-être écrit des vaude­ villes, mais sûrement pas A la recherche du temps perdu. Les auteurs ne voient dans cette œuvre que les « dissy­ métries, les cloisonnements, les distances, les mor­ ceaux... », mais négligent ce qui fait l'œuvre elle-même, c'est-à-dire l'effort démesuré et impossible de retrouver la totalité du passé comme un présent jamais disparu, ce qui nous vaut une œuvre d'art incomparable. Retrouver ce passé, le faire revivre comme un présent, c'est tenter de rétablir les symétries, d'abattre les cloisonnements, d'annuler les distances, de rassembler les morceaux. Tenter de refaire l'unité d'un Moi plus ou moins clivé

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ou morcelé. Et cela, ce ne sont pas les parties psycho­ tiques de la personnalité qui peuvent l'effectuer, mais les parties les plus évoluées, celles qui ont appris, avec papa et maman, à intégrer les pulsions et le Moi en inté­ grant l'amour et la parole des parents : « Et certes, il n'y avait pas qu'Albertine, que ma grand-mère, mais bien d'autres encore dont j'aurais pu assimiler une parole, un regard u, mais en tant que créatures individuelles je ne m'en rappelais plus ; un livre est un grand cimetière où, sur la plupart des tombes, on ne peut plus lire les noms effacés. » Il est exceptionnel de trouver aussi limpidement expri­ mé que chez Proust le besoin de restaurer et de recréer les objets détruits de ce « grand cimetière » de sa réalité psychique, auxquels la création artistique redonne vie. Bion a décrit les « attaques contre les liens » provenant des parties destructrices de la personnalité, chez les patients psychotiques. Proust consacre toutes ses forces à tenter de rétablir des liens qui avaient été brisés en lui et dont la rupture avait détruit quelque chose de luimême, d'une façon qu'il redoutait comme irréparable. Tout le reste de sa vie est consacré à la tâche de renouer les liens brisés, et les parts de lui-même qui sont en mesure d'entreprendre et de réaliser cet immense travail réparateur sont celles qui sont capables de tolérer la dépression et la souffrance inhérentes à toute création véritable, d'affronter la culpabilité en face de toutes ces destructions, non pour en rire - bêtement - mais pour l'accepter comme le moteur du besoin et de la capacité de créer. Nos auteurs ont-ils donc oublié - eux aussi - ce qu'ils ont probablement appris au lycée sur Proust, par exemple sur la fameuse madeleine, qui reste l'un des meilleurs exemples que l'on puisse donner de ce que Mélanie Klein

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a appelé « memories in feelings », les souvenirs conservés sous forme de sentiments, mémoire du corps que conserve l'esprit, grâce au fantasme où esprit et corps ne font qu'un. Rappelons-leur ces phrases si peu « machinales », si poignantes ; « La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d’autres plus récents ; peut-être parce que, de ces souvenirs aban­ donnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé ; les formes - et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si gras­ sement sensuel sous son plissage sévère et dévot s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruc­ tion des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice im­ mense du souvenir. » Rappelons-leur aussi que Proust a écrit : « On ne peut recréer ce qu'on aime qu'en le renon­ çant », c'est-à-dire que c'est seulement lorsque la perte a été reconnue - et non pas déniée en ricanant - et que le deuil a pu être vécu, que peut prendre place la re­ création. C'est la définition même de la capacité d'éla­ boration de la position dépressive, telle que l'a décrite Mélanie Klein, et sans laquelle aucune œuvre de langage verbal - pas même l'Anti-Œdipe - n'existerait.

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La prothèse si dérisoire que représente, sur un Moi profondément mutilé, le délire psychotique de Schreber, ne peut, sans une profonde méconnaissance des niveaux d élaboration de la pensée, être assimilée aux créations les plus achevées des capacités de réparation et de subli­ mation de l'esprit de l'homme. Sans Freud, Deleuze et Guattari n'auraient d'ailleurs vraisemblablement jamais entendu parler de Schreber. La pensée psychanalytique, tellement décriée par eux, loin d'être un obstacle à notre sensibilité, peut, au contraire, nous permettre d'éprouver en meilleure connaissance de cause, donc plus pleinement, le prix que tout homme doit payer pour la création et la continuelle re-création, dans la mesure de ses possibilités, de sa propre vie psychique.

1. Bion (W.R.), Second thoughts - Selected papers on psycho-analysis, William Heinemann Medical Books, Londres, 1967, p. 39 et suiv. Id., Transformations - Change from learning to growth, William Heinemann Medical Books, Londres, 1965. 2. Souligné par nous. 3. Souligné par nous. 4. Rosenfeld (H.), Psychotic States, a psychoanalytical approach, Hogarth Press, Londres, 1965. 5. Souligné par nous. 6. Meltzer (D.), « The metapsychology of cyclothymie States », Int. J. Psych. Anal., 44-1, 1963, p. 83-96. 7. Souligné par l'auteur. 8. Souligné par nous. 9. Artaud (A.), L'ombilic des Limbes, N.R.F. Gallimard, Paris. 10. Segal (H.), « A psycho-analytical approach to aesthetics » in : New directions in Psycho-Analysis, Tavistock publications, Londres, 1955. 11. Souligné par nous.

Didier Anzieu

DE LA MARQUE LAISSÉE SUR LA PSYCHANALYSE PAR SES ORIGINES

Les remous suscités par le livre sur L’Anti-Œdipe s'inscrivent dans un conflit interne à l’histoire même de la psychanalyse. En découvrant la psychanalyse, Freud y a imprimé la marque non seulement de son génie, mais aussi de sa névrose. La découverte de la psychanalyse ne pouvait certainement être l’œuvre d'une pensée névro­ tique. Mais cette forme de pensée, en modelant à son image la théorie et la technique, a refoulé, voire même nié les autres formes psychopathologiques de la pensée et a instauré une longue résistance aux remaniements théoriques et aux aménagements techniques requis par la cure des psychotiques et des états-limites. Pendant longtemps, les psychanalystes qui se sont fait les porteurs de ces autres formes de pensée (et de ressenti - privilé­ giant par exemple le vécu corporel par rapport au vécu mental -) et qui ont proposé ces remaniements et ces aménagements ont été réprouvés et rejetés hors du mou­ vement psychanalytique. Le livre sur L’Anti-Œdipe est par certains aspects scandaleux et injuste : mais le scan­ dale, l’injustice ne sont-ils pas un des biais nécessaires par lesquels le refoulé, le nié parvient à faire retour et à s’imposer à la conscience ? Ce livre provocant et pro­ vocateur suscite un véritable clivage parmi les lecteurs, passionnément favorables ou passionnément hostiles.

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clivage où depuis un des ultimes articles de Freud et depuis Mélanie Klein nous avons appris à reconnaître la présence d une angoisse psychotique de morcellement et de destruction et la nécessité pour l'appareil psychique de s'en défendre précisément par le clivage. Essayons d'instruire le dossier avec davantage de séré­ nité et de voir d'un peu plus près ce qu'il en a été chez Freud et ce qu'il en est chez ses continuateurs. La première grande découverte freudienne paraît en 1900 avec Die Traumdeutung, celle du travail du rêve. Sur ce modèle, Freud développe pendant quinze ans la compréhension des symptômes névrotiques, celle de la construction de l'appareil psychique chez l'enfant, celle de son fonctionnement normal chez l'adulte. En 1917, Deuil et Mélancolie annonce le grand bouleversement de la topique (le Ça, le Moi, le Surmoi vont remplacer le conscient, le préconscient et l'inconscient) et de l'éco­ nomique (l'opposition distinctive des pulsions de vie et de mort va élargir celle des pulsions sexuelles et narcis­ siques). Ici, le travail, non plus du rêve, mais du deuil sert à Freud de repère. Un travail qui dure des semaines, des mois, tandis que celui des rêves n'occupe que quelques minutes. Mais de ce travail Freud avait fait personnel­ lement l'expérience beaucoup plus tôt, à deux reprises. Nous allons montrer comment la découverte même de la psychanalyse a été le fruit du travail d'un double deuil. La première fois se situe au printemps 1894 : Freud souffre pendant quelques semaines d'un épisode cardiaque éprouvant (tachycardie, arythmie, douleur angineuse) dû sans doute à une myocardite consécutive à une mauvaise grippe et accentuée par l'abus de tabac (une vingtaine de cigares par jour en moyenne). Pour la première fois dans son existence, Freud pense réellement et intensément à la possibilité de sa mort personnelle : le 19 avril 1894, il l'écrit à Fliess, qui lui interdit de fumer. Freud met un an

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à se remettre de ses symptômes. La privation de tabac est pour lui une épreuve, car il a besoin de cette drogue - à cette dose, il faut bien lui donner ce nom - pour parve­ nir à l'excitation intellectuelle et pour lutter contre une humeur volontiers dépressive. L'épisode cardiaque et la privation prolongée de cigares le plongent dans un état de dénuement psychique analogue à celui que les mys­ tiques ont décrit comme sécheresse ou comme désert et qui constitue - pour le dépressif - l'expérience intérieure de la mort. Quand, au printemps 1895, Freud est enfin remis, une urgence qu'il n'avait pas connue jusque-là, l'urgence de mener à bien avant le terme fatal l'œuvre dont il se sent porteur, lui fait multiplier les décisions de changement. Il abandonne définitivement Breuer, avec qui il vient de publier Les Etudes sur l'Hystérie, et qui le freine par son refus de le suivre sur le terrain de la sexualité infan­ tile. Désormais, il poursuivra sa voie seul, replié sur luimême dans cette Vienne qu'il déteste pour toujours, avec un unique confident, son ami Fliess, qui vit à Berlin. Il décide, malgré l'avis de celui-ci, de recommencer à fumer, pour stimuler au maximum son intellect. Il décide, comme Gœthe, de voyager en Italie, pour y accomplir sa métamorphose. Il décide enfin d'étudier sur lui-même un phénomène psychique qui se produit de plus en plus souvent chez ses patients depuis qu'il a renoncé envers eux à l'hypnose pour la concentration mentale et pour les associations d'idées libres : le rêve. Freud devient créateur au petit matin du 24 juillet 1895, en rêvant le rêve de l'in­ jection faite à Irma et en l'auto-analysant dans la journée qui suit. Les mois qui suivent sont féconds en décou­ vertes : il n'y a pas de différences entre les rêves des personnes normales ou névrosées ; le rêve est toujours un accomplissement de désir ; au désir s'oppose un mode particulier de défense, que Freud dénomme le refoule­

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ment ; l’étiologie sexuelle, prouvée pour l'hystérie, est aussi valable pour la névrose obsessionnelle ; certains symptômes hystériques sont des simulations d’orgasmes ; le sein est l’objet originaire que vise après coup le désir ; l’impuissance originelle de l'être est la source de tous les motifs moraux ; etc. La plupart de ces découvertes sont rédigées, dans une hâte exaltée, fin septembre et début octobre 1895 ; c’est le Projet de Psychologie scienti­ fique. Freud est conscient de l'importance de ses décou­ vertes ; aussi, au début de 1896 donne-t-il un nom original à la science qu’il est en train de fonder : la « psycho­ analyse ». Tel fut le premier épisode créateur chez Freud ; prise de conscience de la réalité à venir de sa propre mort, sentiment d’une urgence à mener à bien l’œuvre qu’il désire et se sent pouvoir accomplir, constatation faite à propos du rêve que toute œuvre de l’esprit est un accom­ plissement de désir ; rupture avec tout ce qui - maîtres, collègues, milieu social et professionnel - le retient ou le dérange de poursuivre sa voie ; plongée douloureuse et exaltante en lui-même pour préciser ou confirmer les véri­ tés que sa familiarité avec les névrosés lui font pressentir - c’est-à-dire consentement à la régression - ; enfin, pour supporter cette perspective mortelle, cette urgence, cette rupture, cette régression, deux adjuvants : un repli nar­ cissique (d'où, en contrepartie, le sentiment aigu de soli­ tude), un ami lointain dans l'espace et fantasmé proche en l'esprit, comme la mère l’est du nourrisson. Mais, avec cet épisode, la régression de Freud reste restreinte ; l'auto-analyse, intellectuelle ; l’œuvre à faire, limitée à une synthèse des recherches psychopathologiques antérieures. Une seconde expérience de la mort - celle d'une mort réelle et non plus imaginée - va lui être néces­ saire pour faire de cette régression une descente aux enfers, de cette auto-analyse une mise en question de soi,

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et de cette œuvre, une psychologie générale entièrement nouvelle de l'homme normal. Jacob Freud, le père de Sigmund, meurt à la fin d’oc­ tobre 1896. Commence le travail du deuil, dont Die Traum­ deutung sera le fruit : Freud en donnera acte dans la Préface de la seconde édition. Les rêves nocturnes affluent, dont l’auto-analyse lui permet d'effectuer une nouvelle série de découvertes, à la fois personnelles et universelles : l’ambivalence du garçon envers son père, l'angoisse de la séparation de l’enfant et de sa mère, l'existence de zones érogènes, de souvenirs-écrans, l'identification à la victime. Des symptômes phobiques - angoisse de prendre le train, peur d’un abus mortel de tabac - se trouvent ravi­ vés, puis, pour une bonne part, résolus. La libération est encore plus sensible dans le domaine intellectuel. Freud se désintéresse définitivement de la neuropathologie céré­ brale et du souci de faire correspondre différents types de neurones aux divers ordres de processus psychiques. Pour la première fois, il parle non plus d'appareil φψω (du nom qu’il avait donné à ces neurones dans le Projet de Psychologie scientifique) mais d’appareil psychique et il décompose ce dernier en trois systèmes de transcription : la conscience, le préconscient et l'inconscient. Il conçoit, selon une formule appelée à devenir célèbre, l'hystérie comme le négatif de la perversion. Il abandonne la notion breuerienne d'abréaction ou catharsis : l’accès hystérique n'est plus une décharge mais un moyen de se procurer du plaisir. Ses lectures, ses goûts évoluent. Il se passionne pour l’Italie, où il est retourné pendant l’été 1896, pour la fouille archéologique active à son époque, pour les objets antiques qu’il commence de collectionner. Rome, qu'il n'ose visiter - il ne parviendra à s'y rendre qu'en 1901 - devient le symbole des désirs interdits. L'anthro­ pologie, le folklore, la mythologie, les travaux sur la sor­ cellerie médiévale le passionnent. Il choisit des citations

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pour mettre en exergue à chacun des chapitres de son livre - auquel il croit encore - sur les névroses. Il se meut désormais dans une forêt de symboles. La régression s effectue toujours plus loin. La dispa­ rition de son père réveille en lui les souvenirs, les an­ goisses, les fantasmes de la grande séparation qui a marqué sa première enfance, quand, vers trois ans et demi, il dut quitter à jamais Freiberg, son pays natal, avec une partie seulement des siens, l'autre branche de la famille émigrant à Manchester. Cette fouille archéolo­ gique dans son propre passé prend un caractère drama­ tique, dont Freud rend compte à lui-même en la compa­ rant à la descente aux enfers accomplie par Enée. Ce travail du deuil culmine au début d'octobre 1897, dans une crise créatrice, illustrée principalement par la décou­ verte du complexe d'Œdipe, qui va marquer pour long­ temps la psychanalyse de son sceau. Freud a alors 41 ans. Toute histoire se comprend non seulement après coup mais à la lumière de ce qui suit. Ici, c'est l'apport de Mélanie Klein qui contribue à éclairer ce qui s'est joué alors en Freud : la découverte des premiers éléments fonda­ mentaux de la théorie psychanalytique a été chez son auteur le fruit d'une élaboration à la fois défensive et symbolisante de l'angoisse dépressive. Nous nous réfé­ rons là à un article d'Elliott Jaques, Death and mid-life crisis (1965)1, lequel, travaillant à partir des vues de Mélanie Klein, distingue deux crises importantes dans la vie d'un être humain après l'enfance. La crise d'adolescence, qui prépare à l'entrée dans la vie adulte, se jouerait selon lui autour de la position schizoparanoïde. Par contre la crise du milieu de la vie, qui marque l'entrée dans l'âge mûr, consisterait en une ré-élaboration de la position dépressive. Cette seconde crise survient aux alentours de la quarantaine - aussi bien chez les individus ordinaires que chez les créateurs -. L'avantage de l'étudier chez ces

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derniers est qu'elle y est plus apparente, plus repérable dans ses effets, voire dans ses processus. Une statistique portant sur un échantillon de 310 écrivains, peintres, sculpteurs, musiciens lui permet de situer à 37 ans l'âge moyen où des changements importants sont survenus chez eux. Certains, qui n'avaient jamais encore créé, deviennent soudain créateurs. Des créateurs précoces connaissent alors le déssèchement, parfois une mort prématurée : ainsi Mozart, Raphaël, Chopin, Rimbaud, Baudelaire, Watteau disparaissent entre 35 et 39 ans. Les plus grands continuent de créer, mais ils ne le font plus après comme auparavant : leurs sources d'inspiration et leur style changent. Que le classicisme de l'âge mûr succède au romantisme de la jeunesse est un fait bien connu. L'évolution des méthodes de travail l'est moins. L'idéal du créateur juvénile est de produire du premier jet et à jet continu, idéal qui répond étroitement à la vie sexuelle de cet âge : sa créativité est rapide, spon­ tanée, brillante, fiévreuse. L'artiste, le savant mûrissant a l'inspiration plus lente à venir, il trouve, à faire son œuvre, des plaisirs plus espacés, plus soutenus, plus construits. Le premier prône le déchaînement des émo­ tions et des passions ; le second leur maîtrise. La pro­ duction d'un matériel suffit au premier : la forme de son œuvre accapare le second autant que le fond ; l'élabo­ ration des corrections, les retouches l'occupent et le préoccupent, le produit brut est pour lui non plus une fin, mais le point de départ d'un nouveau travail de mise au point qui lui demande généralement des années. Dans cette crise ne se reflète pas que la diminution d'énergie sexuelle, normale à la phase climactérique et frappante chez Freud entre 1895 et 1899. L'attitude envers la mort simultanément se modifie. La jeunesse ne pense pas à la mort ; elle est du même coup idéaliste et opti­ miste, impatiente et révolutionnaire : elle croit à la bonté

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de la nature humaine et au caractère mauvais de la nature ou de la société ; c'est qu'elle clive les pulsions de vie dont elle idéalise l'objet intériorisé, et les pulsions de mort, qu'elle projette. En elle tout est bon, le mal est au-dehors, la mort ne la concerne pas. L'homme mûr devient conscient de l'inévitabilité de sa mort et, en même temps, tolérant à l'égard des manifestations du mal ; il reconnaît la coexistence en l'être humain des forces d'amour et de destruction ; cette coexistence lui apparaît alors être la véritable source de la misère et du drame de la condition humaine ; d'où son pessimisme serein, son conservatisme libéral, sa résignation constructive. D'où aussi son accès à ce que Goldmann a appelé « la vision tragique du monde », dont cet auteur a vu en Racine et Pascal les précurseurs et en Hegel le théoricien. D'où également, lors de cette crise d'entrée dans la matu­ rité, les risques de dépression et le déploiement de défenses maniaques, obsessionnelles ou hypocondriaques contre l'angoisse dépressive. L'illusion d'éternité de l'ado­ lescence cède la place, chez l'homme mûr, à la certitude de la mort ; il pense à celle-ci comme à une expérience personnelle, elle se profile à l'horizon de sa vie, il perçoit pour la première fois son avenir comme limité et il sent l'urgence d'une réalisation de soi avant le terme inéluc­ table. Chez le créateur, l'œuvre créée est vécue comme bon sein, comme donneuse d'une vie qui remplace celle qui s'enfuit. Plus généralement, l'homme qui a pu pendant l'enfance intérioriser un objet suffisamment bon peut, s'il traverse heureusement la crise du milieu de la vie, commencer à faire le deuil de sa propre mort à venir au lieu de se sentir persécuté par elle. Il développe alors de plus grandes capacités de courage, d'amour, de com­ préhension d'autrui, et de sublimation ; une plus grande liberté d'interaction entre ses objets internes et ceux du monde extérieur. Mais cette crise constitue un passage

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difficile, dont tous ne se remettent pas et que Jaques compare lui aussi à la descente aux enfers d’Enée au chant vu de l’Enéide de Virgile. Le travail de Jaques permet de comprendre que la psychanalyse ait été inventée par un névrosé - Freud était vraisemblablement hystérophobique Mais il nous invite aussi à imaginer ce que pourrait être une théorie assez différente de l’inconscient et de sa pratique qui naîtrait d’une élaboration à la fois défensive et symbolisante contre la position schizo-paranoïde. Les concepts psycha­ nalytiques courants, qu’ils soient freudiens voire même kleiniens - conflit psychique, mécanismes de défense, refoulement, négation, clivage, projection - sont insuffi­ sants pour rendre compte du bouleversement introduit chez le sujet par les angoisses psychotiques. Ainsi malgré les efforts de nombreux praticiens et chercheurs, la psy­ chanalyse reste encore, à l’heure actuelle, près d'un siècle après sa découverte, marquée par ses origines. C'est, comme nous venons de le montrer, pour lutter contre ses tendances dépressives que Freud a entrepris son auto­ analyse ; l’élaboration de la théorie psychanalytique (le complexe d’Œdipe, l’angoisse de castration, les stades oral, anal, uréthral, phallique, les instances de l'appareil psychique) et l’instauration de la situation psychanaly­ tique (où le patient, allongé, parle sans voir le théra­ peute) ont correspondu à l'établissement de défenses obsessionnelles contre l’angoisse dépressive. De même, les importants remaniements apportés plus tard par Mélanie Klein à la théorie et à la technique psychanaly­ tiques ont été en rapport avec une crise dépressive chez cet auteur - sa mort encore trop récente ne permettant toutefois pas de faire usage des documents personnels qu'elle a laissés -. Les psychanalystes dont la probléma­ tique personnelle se situe plutôt dans le registre de la position schizo-paranoïde sont très mal acceptés par leurs

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LES CHEMINS DE L’ANTI-ŒDIPE

collègues et les plus brillants d'entre eux, à commencer par Victor Tausk, à continuer par Wilhelm Reich, ont été rejetés et leur évolution vers la folie ou le suicide n'a pas su être arrêtée. Or V. Tausk a été le premier à attirer dès 1919 l'attention sur le fait que, dans la croyance psychotique en une machine à influencer, ce qui était agissant était non pas la sexualité génitale ou prégénitale mais la dissociation chez le sujet de l'image du corps propre. Malheureux Victor Tausk qui, après avoir été abandonné de Freud, se trouve un des premiers vilipendé par les auteurs de YAnti-Œdipe ! Affirmer que les patients souffrant d'un déficit narcis­ sique grave - psychotiques, états-limites - ne relèvent pas de la psychanalyse car ils seraient incapables de transfert a constitué pendant des décades une résistance épisté­ mologique et thérapeutique. Ils présentent bien un trans­ fert, mais différent de celui du névrosé et surtout difficile à supporter par l'analyste qui se sent dérouté, menacé, mis en question par sa massivité, par ses discordances, un transfert qui cherche en effet à entraîner le psychana­ lyste dans la destruction, en même temps que le patient espère que le psychanalyste ne sera pas détruit par ce transfert. L'interprétation des défenses et des fantasmes se trouve là particulièrement inopérante : le malade a d'abord besoin qu'on l'assure dans son être en repro­ duisant à son égard une présence de bonne mère pour son nourrisson (Winnicott), en lui fournissant un conte­ nant qu'il puisse intérioriser pour parvenir à se contenir lui-même dans ses propres limites sans se vider (Bion). Mais je cite là, parmi d'autres novateurs, deux psychana­ lystes anglais qui ont su donner aux intuitions de Mélanie Klein les infléchissements techniques et théoriques néces­ saires. A la lumière des progrès que de tels apports rendent désormais de plus en plus possibles, la protes­ tation des auteurs de YAnti-Œdipe apparaît périmée,

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encore que bien compréhensible, après l'histoire que nous venons de parcourir. Il est vrai que ces auteurs ont écrit ce livre pour se dégager - bien tard - d'un structuralisme para-linguistique qui a, en France, plus ou moins figé depuis vingt ans la recherche psychanalytique et occulté la connaissance des progrès récents et considérables effectués par cette recherche là où elle a su rester vivante, à l'étranger.

1. Trad. fr. à paraître in Anzieu (D.), Mathieu (M.) et coll., Psycha­ nalyse du génie créateur, Dunod, 1974.

TABLE DES MATIÈRES

Introduction par Janine Chasseguet-Smirgel

..

Réflexions préliminaires par Bêla Grunberger Freud

et

l'Anti-Œdxpe

....................................................

7 17 21

Freud, Abraham, Laios par Alain Besançon-------

23

Chemins de l'Œdipe à l'Anti-Œdipe par Colette Chiland................................................................. 39 La découverte de l'Œdipe............................... 40 L’extension de l’Œdipe................................... 42 Désaccords sur l'Œdipe, accords pour l’Œdipe ................................................................ 48 Pour

l’Anti-Œdipe..........................................................

59

Les auteurs de l’Anti-Œdipe, freudiens malgré eux par Françoise Paramelle ...............................

61

Texte de Freud ............................................... Pour introduire le code et des rapports du code au désir ....................................................

63 79

Les chemins pervertis : la reprise d'un préjugé NOSOGRAPHIQUE....................................................................................

85

LES CHEMINS DE L’ANTI-ŒDIPE

172

Le flux et le reflux : critique de la notion de « Schize » et non la « Schize » comme critique de la raison par Jean Gillibert...............................

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UN MALENTENDU: L'ÉDUCATION PSYCHANALYTIQUE SUR LES CHEMINS DE L'ANTI-ÉDUCATION

De la psychanalyse à Vanti-éducation par JeanPierre Bigeault et Gilbert Terrier....................... La connaissance de l'éducation par la psychanalyse ................................................... Les chemins de Tanti-éducation................... De la pratique psychanalytique à la pratique éducative ............................................................ Mélanie Klein

et l'Anti-Œdipe...................................

99

101 103 109 128 137

VAnti-Œdipe ou la destruction envieuse du sein par Jean Bégoin........................................................

139

De la marque laissée sur la psychanalyse par ses origines par Didier Anzieu ...................................

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Achevé d'imprimer sur les presses de l'IMPRIMERIE CHIRAT 42540 Saint-Just-la-Pendue en septembre 1974 Dépôt légal 1974 n° 1170