Les amants de la liberté. L'aventure de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir dans le siècle [1 ed.] 2863919571


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Les amants de la liberté. L'aventure de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir dans le siècle [1 ed.]
 2863919571

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I I)! I I O N S

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Les A m a n t s de l a l i b e r t é

Collection dirigée par Stéphani e Chevri er

Claudine Monteil

Les A m a n t s de l a l i b e r t é

EDITIONS

Du même auteur :

Sim one de Beauvoir; le m o u vem en t des fe m m es, M ém oires d'une jeune fille rebelle, Éditions Alain Stanké, M ontréal, 1995, Éditions du Rocher, Paris, 1996.

© Edition°l - Paris Tous droits de publication, de traduction, de reproduction réserves, pour tous pays.

À Annick, Carol, Cecelia, Chantal, Michel, Monique, Sandro, Thérèse, Victor et Yolanda, qui ont entouré Hélène de Beauvoir et Lionel de Roulet de leur affection ; À Hélène Benbaruk, Rebecca Chalker, Emmanuelle Escal, Liliane Lazar, Philippe Legrand, Michèle Mazier, Patrick Pommier, Jacqueline Rey, Judith et Norman Stein et Anne Zelensky ; À la mémoire de Françoise Montangon, dont la joie de vivre a été brisée par la maladie l’année de ses trente-cinq ans.

Avant-propos

Le récit est librement inspiré de la vie de Simone de Beauvoir et de Jean-Paul Sartre. Mes remerciements les plus vifs vont à Hélène de Beauvoir. De nombreux passages de ce livre sont issus de conversations que nous avons partagées ces vingt-cinq dernières années, le plus souvent en compagnie de son mari, Lionel de Roulet, aujourd’hui disparu. Ce livre doit évidemment beaucoup aux entretiens que j’ai eus avec Simone de Beauvoir au cours des seize dernières années de sa vie. Nous partagions alors les temps forts de la lutte pour les droits des femmes en France. Ses com m entaires sur le d o cto rat que j’ai consacré à son œuvre et à son engagement m ’ont été très utiles. M a reconnaissance va aussi à Yolanda Astarita Patterson et à Liliane Lazar, respectivement présidente et secrétaire générale de la société Simone de Beauvoir, qui m ’ont aidée dans mes recherches. Les remarques des historiennes Claire M ouradian et Françoise Thom, spécialistes du XXe siècle et de la guerre froide, m ’ont été très précieuses. Isabelle Stal m ’a offert son regard critique sur l’œuvre philosophique de Jean-Paul Sartre. R ebecca C halker et Cecelia Yoder m ’on t apporté soutien et encouragem ents. P atrick Pom m ier a eu 9

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l’am itié de relire le texte avant publication. Leur concours a été inestimable. Les lectrices et les lecteurs qui so uhaiteraient obtenir des compléments d’inform ation sur les deux écrivains se reporteront à la bibliographie non exhaustive annexée au présent ouvrage. Ils pourront en particulier consulter les écrits de Michel C ontât et Michel Rybalka, notam m ent le volume de la Pléiade sur les œuvres romanesques de Sartre, com prenant des inform ations essentielles sur le philosophe et sur sa compagne, la biographie sur Sartre d ’Annie CohenSolal et celle sur Simone de Beauvoir de Deirdre Bair. Les différents volumes des Mémoires de Simone de Beauvoir constituent enfin une source inépuisable d ’inform ations et de réflexions sur la vie du couple Sartre-Beauvoir et sur l’histoire du XXe siècle.

Claudine M onteil

Prologue

a porte de l’immeuble se referma avec un bruit sourd. Une pluie fine tombait sur Paris. Le mois d’avril était frais. Serrant au to u r d ’elle son imperméable beige, Simone de Beauvoir descendit à petits pas la rue Schoelcher vers le boulevard Raspail. Une bourrasque balaya la poussière et les pollens et la surprit au milieu du carrefour Vavin où, soixante-dix-sept ans plus tôt, elle était née dans l’appartement familial, au-dessus du café de la Rotonde. Une fois sur le trottoir, elle ralentit le pas et consulta sa montre. Pas question d ’arriver en retard à son rendez-vous. Depuis son enfance, la ponctualité était un de ses soucis constants. Le moindre retard la plongeait dans l’angoisse. Il lui restait assez de temps pour faire le détour. Bifurquant vers le boulevard Edgar-Quinet, elle longea les murs du cimetière Montparnasse et s’engouffra dans ce lieu de silence par l’entrée principale. Sur la droite, modeste et sobre, se trouvait la dernière demeure de son compagnon. Le vent soufflait fort, chassant les nuages. Une éclaircie se fit au-dessus de la rive gauche. Des passants déam bulaient dans les allées. Des jardiniers et des ouvriers vaquaient à leurs travaux. Personne ne se souciait de sa présence. D evant la tom be si chère à son cœur, elle n ’était pas seule au rendez-vous : des Japonais se photographiaient, un livre à la main ; non loin de là, un groupe de jeunes gens bavardaient.

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Aucun de ces visiteurs ne l’avait reconnue. Elle s’approcha d’eux sans se faire remarquer et s’assit sur le petit banc installé devant le monument, indifférente aux premières gouttes de l’ondée. Ses pensées vagabondaient. Cinq années s’étaient écoulées depuis le 15 avril 1980, quand Sartre s’en était allé, la laissant seule avec son chagrin. Sur la pierre tombale, le nom de l’écrivain était gravé en lettres noires. Dessous, on avait laissé un espace vide. Un jour peut-être, il porterait son nom, accolé à celui de l’homme qui avait partagé cinquante et un ans de son existence. D ésorm ais, elle était la seule à connaître les répliques et leur éternel dialogue avait tourné au monologue. Son envie de s’adresser à lui était grande, mais elle préféra patienter un peu, se laisser distraire par les visiteurs, écouter leurs commentaires. Une jeune femme la reconnut. Des chuchotements s’élevèrent, et le groupe reflua, la laissant à ses souvenirs. Enfin, elle était seule avec lui. « Tout de même », se dit-elle tandis q u ’un rayon de soleil caressait son visage, « nous avons eu une belle vie. » L’heure avançait. D’une main précautionneuse, elle prit appui sur le rebord du banc pour se lever et s’éloigna, d ’une dém arche frêle, vers le déjeuner qui l’attendait à La Coupole.

Ch a p i t r e I

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e siècle est oublieux de ses déchirures, quand bien même il les a crues mortelles sur le moment. En 1905, la France était secouée par l’une de ces crises graves dont un pays reste définitivement marqué. Depuis 1879, date à laquelle les républicains laïques étaient arrivés au pouvoir, les liens étroits entre l’Église et l’État s’étaient relâchés dans une société à peine remise des affrontements liés à l’affaire Dreyfus. L’Église sortit grande vaincue de la bataille. Le Concordat napoléonien avait décrété le catholicisme « religion de la majorité des Français ». Une nouvelle loi abrogeait ce décret, se contentant de garantir aux croyants la liberté de réunion, de parole et de choix des dignités. Une liberté qui coûtait cher. Les liens traditionnels unissant l’État à l’Église furent solennellement rompus par la meme occasion. L’Église y perdrait au passage les avantages et les influences symboliques et matérielles dont elle avait joui jusqu’alors. Dans la France traum atisée, les catholiques résistèrent et les incidents furent nom breux. En Bretagne, des fidèles prirent le fusil ; au Pays basque, ils enchaînèrent des ours à l’entrée des églises . Des paroissiens montaient la garde, la nuit, dans les clochers.

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1. Histoire religieuse de la France contemporaine, vol. 2, Adrien Dansette, Flammarion, 1948, p. 359.

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Comment le pays allait-il surmonter cette crise ? Étaiton en train d’assister à l’effondrement de l’Église ? Jean-Paul Sartre naquit le 21 juin 1905, au plus fort de la querelle. Son père, Jean-Baptiste Sartre, avait rêvé d’horizons lointains. Il réussit Navale, devint officier de marine, voyagea, épousa Anne-Marie Schweitzcr et lui fit un seul et unique enfant. Puis, affaibli par les fièvres et les maladies qu’il avait contractées sur des terres lointaines, il fêta tristement ses trente-deux ans et s’éteignit dans les bras de sa jeune épouse après une longue agonie. Il avait eu, comme l’écrira plus tard son fils, « le bon goût de mourir jeune ». Sartre n’en souffrit pas. Dans son autobiographie, il ne laisse transparaître aucun des signes de tristesse qu’aurait pu donner un orphelin. Bien au contraire, il exprime sa joie d ’être resté seul avec sa mère : « La m ort de Jean-Baptiste fut la grande affaire de ma vie : elle rendit ma mère à ses chaînes et me donna la liberté . » L’écrivain n’utilisera jamais que le prénom, « JeanBaptiste », pour citer son père. Le petit Jean-Paul, oublieux de cet étranger qui avait été l’auteur de ses jours, se tourna vers une image paternelle plus présente, un homme à la barbe imposante qui ressemblait, selon ses dires, à Victor Hugo : son grand-père Charles Schweitzer. Le vieil homme était issu d ’une famille protestante d’Alsace que son frère, le grand-oncle de Jean-Paul, avait rendue célèbre : l’écrivain l’expédiera d’un trait de plume qui ressemble à un coup de griffe en disant que le docteur Albert Schweitzer « préférera à la fin les contrées africaines pour soigner des indigènes malades ». Albert Schweitzer avait créé l’hôpital de Lambaréné au Gabon. À côté de 2. Les M ots, Jean-Paul Sartre, Gallimard, 1964, p. 11.

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la clinique chirurgicale où il sauva de nombreuses vies, le pasteur Schweitzcr fit construire une léproserie. Le prix Nobel de la paix lui sera décerné en 1952, douze ans avant que son petit-neveu, Sartre, ne se voie proposer à son tour un autre prix Nobel, celui de littérature. À l’époque, cette célébrité n’avait guère de quoi ém ouvoir le jeune Poulou, devenu la « merveille » de son grand-père et la consolation de sa mère, la belle Anne-Marie. Il régnait sur sa famille par scs sourires et son jeune esprit vif et malicieux qui étonnait les adultes. •

Trois ans après Sartre, le 9 janvier 1908, alors que la France se rem ettait à peine des débats sur la laïcité, Simone de Beauvoir naissait, à quatre heures du matin, dans une chambre aux meubles blancs qui donnait sur le boulevard Raspail. La famille Beauvoir habitait audessus du café de la Rotonde, à l’angle du boulevard Raspail et du boulevard du Montparnasse. Ce carrefour de Paris était alors le point de rendez-vous des artistes et des comédiens de la capitale. Le père contempla l’enfant. Quelle déception ! Ils avaient tant espéré un garçon. C ’était une fille. Une très jolie petite fille, il fallait bien le reconnaître, avec ses cheveux bruns et ses yeux bleu vif. Avocat à la Cour, Georges de Beauvoir, originaire de Bourgogne, était issu d ’une famille aristocratique. Sur un service de la m anufacture de Sèvres destiné à N apoléon Itr, figure le portrait de l’un de ses ancêtres, B ertrand de Beauvoir, com pagnon d ’arm es de Du Guesclin. Un Beauvoir m onta à l’échafaud pendant la Révolution. Par la suite, comme Simone le dirait ellemême, il n ’y aurait plus de « snobs de la particule » dans la famille. 15

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En dépit de ses origines aristocrates et bourgeoises, Georges de Beauvoir n’était pas fortuné. Il avait usé de son charme et de son humour pour séduire Françoise Wantelle, née à Verdun, où il la rencontra. Détendu, gai, il découvrit dans le salon de ses futurs beaux-parents un groupe de jeunes filles silencieuses, faisant tapisserie, assises l’une à côté de l’autre contre le mur. Le jeune homme les toisa d’un air moqueur : « Vous vous mettez toujours en rond comme ça, Mesdemoiselles ? » Après cette entrée en matière peu conventionnelle, Georges de Beauvoir fit sa cour à la jeune Françoise. Il sut la flatter et l’émouvoir avec des mots doux. C’était un homme séduisant qui aurait rêvé de consacrer sa vie au théâtre et à la comédie. La mère de Simone découvrit avec lui les caresses, les jeux de l’amour et la complicité d’un mari que la vie ne parviendrait jamais à assagir tout à fait. Georges et Françoise de Beauvoir, ainsi que sa grand-mère et Louise, la domestique, formèrent autour de Simone un cercle chaleureux. Chaque colère, chaque découverte de l’enfant vive et précoce provoquait d’infinis commentaires dans la famille. Les oncles, les cousins se répétaient ses mots avec des chuchotements qu’elle devinait adm irateurs. Les rires, les dîners mondains pour lesquels le linge fin, la belle vaisselle et les chandeliers sortaient des armoires, les robes élégantes des femmes, furent ses premières visions du monde. Aucun malheur ne semblait pouvoir l’atteindre. La Première Guerre mondiale n’avait pas encore détruit les foyers, ni fait exploser la société.

3. Souvenirs, propos recueillis par Marcelle R outier, Hélène de Beauvoir, Librairie Séguier, Garamont/Archimbaud, 1987, p. 14.

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En 1910, l’heure était à l’insouciance, même si l’Alsace et la Lorraine vivaient sous la coupe allemande, ce qui faisait l’objet de conversations infinies. Sartre avait cinq ans, Simone de Beauvoir deux. Ils dominaient déjà leur entourage par une intelligence précoce. Dès leur prime jeunesse, tous deux se découvrirent une première passion : la lecture. Mais c’est Jean-Paul qui l’exprimera le mieux : « J ’ai commencé ma vie comme je la finirai sans doute : au milieu des livres . » Celui que to u t son entourage surnom m ait « Poulou » commença très tôt à tremper sa plume dans « l’encre violette », à s’enivrer de l’odeur du papier et des buvards, à entam er des cahiers et à inventer des histoires. Il écrivait plus vite qu’il respirait et se sentait g ran d ir vers la gloire. Du moins le croyait-il. Son physique allait le ra ttra p e r et lui raconter d ’autres histoires, infiniment plus cruelles. La Première Guerre mondiale devint un concurrent redoutable : elle lui ôta l’attention des siens. Il n’était plus l’enfant prodige. Les petits orphelins de guerre méritaient désormais autant d’égards que lui. Le petit Sartre se vengea avec les armes qui seront siennes toute sa vie : la lecture et l’écriture. À Arcachon où il séjourna au début de la guerre, puis à Paris où il s’entourait de piles de Buffalo Bill et de Nick Carter, il s’appliquait à oublier la guerre. Il vécut là avec sa mère ce qu’il décrit comme les années les plus heureuses de son existence. Maman et lui ne se quittaient pas, formant le premier couple d’une étrange série qui serait la figure de sa vie : « Elle m ’appelait son chevalier servant, son petit homme, je lui disais to u t. » 4. Les M o/s, Jean-Paul Sartre, p. 29. 5. Ibidem , p. 181.

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Le « Petit homme » l’ignorait encore, mais cette expression allait le suivre jusqu’à la fin de ses jours. Simone eut aussi, à sa manière, une enfance élue. Sa vivacité d’esprit lui donna le droit, autant que les règles de la bienséance l’y autorisaient dans une famille aristocratique, de mener la vie d ’un petit garçon. Répondait-elle ainsi au vœu secret de son père affublé de deux filles quand il aurait tant désiré un héritier ? Ce n’est pourtant pas avec son père qu’elle forma un couple, mais avec sa sœur cadette qui restera toute sa vie sa protégée : « On ne sait pas bien combien il est difficile d ’être une cadette », répétait volontiers Hélène de Beauvoir. Hélène, surnommée Poupette, fut la compagne de scs jeux et sa première élève. À la différence de Sartre, enfant unique, orphelin très tôt, lié à sa mère par un amour exclusif et livré à ses rêveries d ’enfant solitaire, Simone goûta précocement les joies d’une autre forme de complicité : l’enseignement. Les jeux étaient l’occasion de faire découvrir le monde à Poupette. Elles jouaient à Fantôm as, tandis que leurs parents passaient leurs soirées au casino de Divonnes-les-Bains. En 1913, à l’âge de cinq ans, Simone, blottie avec sa petite sœur contre le calorifère de l’appartement du boulevard Raspail, lui révéla l’un des trésors de la vie : elle lui apprit à lire. Sa passion d’enseigner et de transm ettre data de ce jour. En 1912, des femmes manifestèrent dans les rues pour réclam er le d ro it de vote. Le m ouvem ent des suffragettes s’étendit dans plusieurs pays d ’Europe. Simone était trop jeune pour s’en soucier dans un milieu peu enclin à discuter de l’actualité. Les luttes politiques 6. Entretiens d’Hélcne de Beauvoir avec l’auteur.

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qui secouaient la France ne l’atteignaient pas. En France, il faudra attendre l’ordonnance du 21 avril 1944, adoptée par le Comité français de libération nationale, installé à Alger, qui donnera le droit de vote et d’éligibilité aux femmes, et le 29 avril 1945, pour leur première participation au scrutin des municipales. La France sera ainsi l’avantdernier pays européen à concéder aux femmes ce que d’autres pays leur avaient déjà accordé depuis longtemps. En octobre 1913, Simone avait cinq ans et demi quand ses parents décidèrent de l’inscrire dans un cours privé, rue Jacob. Le nom du Cours Désir aurait pu p rêter à confusion. L’enfant apprit, comme ses compagnes, à ne pas prononcer l’accent sur le « é ». Il ne fallait pas effaroucher les jeunes filles de bonne famille. Du haut de son socle, la statue de Mlle Adeline Désir, fondatrice de l’établissement, surveillait les élèves d ’un air sévère qui ne laissait planer aucune méprise sur la vertu irréfragable de son institution. Saint-Germain-des-Prés abritait alors des familles catholiques qui se retrouvaient le dimanche à SaintSulpice. Plus loin, près de l’Odéon, des jardins discrets abritaient des couvents. La religion restait une affaire sérieuse dans une France encore très ancrée dans la tradition chrétienne. Pour la petite fille qui allait, par la suite, dénoncer le poids de l’Église comme vecteur d ’oppression, le catéchism e fut un vrai bonheur : « L’Histoire sainte me semblait encore plus amusante que les contes de Perrault, puisque les prodiges qu’elle relatait étaient arrivés pour de v r a i. » Désormais, le monde ne se limitait plus au tête-àtête avec Poupette. L’école avait élargi son horizon : 7. Mémoires d ’une jeune fille rangée, Simone de Beauvoir, Gallimard Folio, 1958, p. 32. 8. Ibidem , p. 33.

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d’autres enfants, des professeurs, un cartable, des livres. Dès les premiers jours, Simone se sentit supérieure aux autres fillettes : elle savait déjà lire et com pter. Ses compagnes, guère plus avancées que sa petite sœur, butaient péniblem ent sur leurs lettres q u ’elle seule réussissait à déchiffrer sans peine. Son goût d’apprendre se manifesta dès les premiers devoirs. Elle se mit à la tâche avec ardeur. Ses résultats furent to u t de suite excellents, et parents et grands-parents de louer en chœur, une fois de plus, les qualités exceptionnelles de cette étonnante petite. Après les devoirs, elle jouait avec Poupette, ouvrant l’atlas pour faire d’infinis commentaires et lui m ontrer sur la carte des pays lointains qui les faisaient rêver. Ensemble, elles suivaient du doigt les contours de l’empire colonial français qui s’étendait alors jusqu’aux rives du Congo et où vivaient des indigènes aux noms exotiques que l’on essayait de civiliser. En 1915, quand Hélène entra à son tour au cours Désir, elle savait lire et compter. Ce fut aussi l’année de la mobilisation de leur père. Un souffle au cœur lui avait épargné la mobilisation générale de 1914. Un an plus tard, les Allemands accentuèrent leur pression sur la Marne et la situation devint inquiétante. Tous les hommes valides furent dès lors mobilisés. 11 fallait remplacer les pertes sanglantes des premières batailles. Georges de Beauvoir; d’une santé fragile, fut affecté dans un régiment de zouaves, à Milly-la-Forêt. Simone et Hélène allèrent embrasser leur père. Superbe, la moustache élégante, il prit ses filles dans ses bras tandis qu’elles admiraient son pantalon bouffant et sa chéchia. Simone et Hélène souffrirent peu de la guerre. Conformément au souhait de leur père, elles menaient unè vie de petites filles rangées. Françoise de Beauvoir 20

Lj rtncontrt

leur prodiguait tendresse et gentillesse. On mangeait du pain noir, le beurre était introuvable, le sucre rationné, mais les fillettes ne manquaient pas d’affection. En 1916, Georges de Beauvoir fut victime d’une crise cardiaque. Un accident qui lui sauva la vie, car son régiment allait être décimé à Verdun. À l’hôpital de Coulommiers, il put enfin se livrer à sa passion, le théâtre. Il joua la comédie et tenta d ’y entraîner son épouse avec lui. Peine perdue. Françoise de Beauvoir ne parvenait pas à se libérer du carcan étroit de son milieu pour s’exhiber sur les planches. Déçu, Georges de Beauvoir ne pensa plus qu’à rejoindre le théâtre aux armées. Grâce à lui, à cette passion qui l’animait, les deux petites filles rangées bénéficièrent de places de choix à la Comédie-Française et au Châtelet. Assis dans le bureau de son imposant grand-père, Sartre contem plait, bien avant de savoir la moindre lettre, ces objets rectangulaires alignés dans l’immense bibliothèque. Les livres. Habitué si jeune à être le centre de l’adm iration générale, il fut fasciné à son tour par ces trésors m uets, rigides, odorants, que les adultes saisissaient, ouvraient, et contemplaient en silence. Le sens sacré de sa vie était là, sous ses yeux, aligné dans le mystère des rayons. Un jour, le petit Poulou demanda à son grand-père ce que contenaient ces étranges boîtes en cuir. Le sourire du vieil homme disparut. L’heure était grave. Prenant son petit-fils sur ses genoux, Charles Schweitzer se mit à raconter, de sa belle voix de basse, l’histoire de l’hum anité et de ses écrivains. Pour la première fois, Sartre entendit prononcer les noms d ’H om ère, de Flaubert, de Balzac, de Rabelais, de Victor Hugo, et des deux seuls auteurs que son aïeul tolérait en ce début du 21

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XXe siècle,

Anatole France et Courteline. Quand il évoqua le souvenir de ce tête-à-tête particulier, il souligna combien il s’était senti chez lui dans cette bibliothèque, même s’il ne percevait pas encore la portée de l’événement. Il ne tarda pas à en vouloir à sa mère qui n’avait cesse de l’arracher à ces objets boursouflés par le temps et couverts de poussière qui l’attiraient si fort. Q uand les adultes le surprirent, perché sur un lit-cage, essayant tant bien que mal de déchiffrer Les Tribulations d ’un Chinois en Chine de Jules Verne d o n t les gravures l’intriguaient, ils se décidèrent enfin à lui apprendre à lire. Il y parvint rapidement, se perfectionnant en cachette dans la lecture de Sans famille d ’Hector M alot. Le jeune Poulou passa ainsi de la curiosité à l’euphorie. Le monde était enfin à sa portée. II s’en sentait grandi. Il suffisait de to urner les pages. H eureux et conscient d’être unique, il se sentait proche de ces héros avec lesquels il vivait des aventures extraordinaires. Sa mère et sa grand-mère s’inquiétèrent : cet enfant devenait trop sérieux. Impossible d’aborder la question avec le grand-père. Alors, par une échappatoire commune aux femmes obéissantes, elles rusèrent et lui firent découvrir au hasard d’un kiosque, les bandes dessinées. Le petit Sartre n’y résista pas. Il se jeta dans ces nouvelles lectures, reflet de leur époque, devenant ainsi un héros virtuel avant la lettre. Conscient de l’indignité des bandes dessinées, expliquerait-il plus tard, « je n’en soufflai pas pas mot à mon grand-père ». Quand le vieux monsieur découvrit le subterfuge, il faillit s’étouffer d’indignation. Les femmes plaidèrent et obtinrent gain de cause. Et 9. Les M ots, Jean-Paul Sartre, p. 60. 10. Ibidem,

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Jean-Paul put continuer à se jeter en toute liberté sur les livraisons de N ick Carter « le plus grand détective am éricain » et sur les aventures du chevalier de Pardaillan, racontées par Michel Zévaco. Avec eux, il découvrait des contrées étrangères, déjouait de multiples embûches, apprenait à lire autrement. La Première Guerre mondiale ne l’intéressa pas davantage que les demoiselles de Beauvoir. En 1914, il avait neuf ans, Simone six. Il décrira ces années de deuils et de sang comme les plus heureuses de son enfance. Du mom ent qu’Anne-Marie ne vivait que pour lui, le jeune « chevalier » avait tout ce qu’il désirait. Dans une famille comme dans l’autre, les femmes s’efforcèrent de donner aux enfants le goût de la religion. Les hommes avaient plutôt tendance à les en éloigner. Simone fut pourtant de prime abord une petite fille très pieuse . Elle récitait avec dévotion scs prières au Cours Désir, et jouait avec d ’autres fillettes aussi ferventes qu’elles. Des petites filles rangées, très rangées. Ce qui n ’empêcha pas Simone d ’observer en silence, comme Jean-Paul le ferait de son côté, les relations complexes des adultes avec Dieu. Le grand-père Schvveitzer ne se gênait pas pour tourner en dérision ce qu’il appelait les bondieuseries. Le séduisant Georges de Beauvoir, plus attiré p ar le spectacle du théâtre que par celui de la messe, ironisait volontiers sur les croyances de son épouse q u ’il ta x ait de superstitions. Disputes, cris, exclamations horrifiées, anathèmes et portes claquées. Ce désaccord ouvert entre hommes et femmes au sein des familles les conduirait, plus tard, à préférer une seule et même religion : la liberté.

11. Mémoires d'une jeune fille rangée, Simone de Beauvoir, p. 85.

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Sartre avait huit ans quand son bonheur d ’enfant s’interrompit tout net. La faute en revient à son grandpère. Charles Schweitzer, excédé de voir les longs cheveux bouclés pendre sur les épaules de son petitfils, décida que c’en était trop. Anne-Marie avait-elle exprimé à sa manière son regret inconscient de ne pas avoir eu une fille ? De l’avis de son grand-père, il était grand temps qu’il ait enfin l’apparence d ’un garçon. Il emmena donc Poulou chez le coiffeur en cachette des femmes. Quand les ciseaux eurent cliqueté et accompli leur ouvrage, le mal était fait. Le malheur s’abattit sur la famille. Sous les boucles sacrifiées se cachait un petit garçon au physique ingrat, qui louchait terriblement et dont on découvrit soudain à quel point il était laid. Le récit de la révélation de sa laideur physique reste l’un des passages les plus poignants des M ots. Avec sa peau grêlée, son œil déformé, quelques boutons révélés au grand jour à présent que ses boucles ne le protégeaient plus des regards, le pauvre Poulou avait piètre allure. À compter de ce jour, sa vie ne serait plus la même. La vive intelligence de l’enfant lui fit prendre conscience de son nouvel état et du changem ent intervenu subitement dans le regard des autres : « M on grand-père semblait lui-même tout interdit, on lui avait confié sa petite merveille, il avait rendu un crapaud . » Sartre se remit-il jamais de cet épisode ? Sa laideur le poursuivra jusque dans les m om ents les plus romantiques de sa vie. Tandis qu’à Paris, Jean-Paul vivait son enfance dans les livres, Simone découvrait la nature et la maison 12. Les Mo/s, Jean-Paul Sartre, p. 85.

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de famille de Mérignac dans le Limousin. La différence perdurera. Sartre ne pratiquerait jamais aucun sport, laissant Simone s’adonner aux joies de la bicyclette et de la marche. La lecture ne suffisait plus à sa nature active. Elle voulait découvrir le m onde, l’arpenter, l’appréhender dans sa réalité vivante. T ôt initiée aux joies du plein air et aux beautés de la campagne, elle devait écrire plus tard : « Je crois que les arbres, les pierres, les ciels, les couleurs, les murmures des paysages n ’auraient jamais fini de me toucher”. » La guerre vue du fin fond du Limousin ne lui avait donné qu’un sentiment du malheur très théorique. Il ne concernait que le monde des adultes. De retour à Paris, le dram e la rattrapa, mais d’une manière sourde, loin d ’atteindre l’intensité de ce que vécut Sartre avec sa coupe de cheveux. Pourquoi son père s’absentait-il si souvent, laissant sa mère assise à coudre, les yeux baissés, le visage triste ? Pourquoi ne riait-il plus si facilement avec son aînée ? Que signifiaient ce vide que laissait son père dans la maison, ces absences qui provoquaient des déluges de larmes ? En 1918, Simone n’était pas encore en âge de com prendre que Georges de Beauvoir était un homme brisé. Il n’exerçait plus son métier d’avocat et se produisait sur les scènes de théâtre. Avant-guerre, Françoise de Beauvoir avait été une femme comblée et entourée. Selon les Mémoires de sa fille, son mari prévenant semble lui avoir fait découvrir les caresses et la sensualité. Fait rarissime pour une femme de son temps. Après-guerre, il se désintéressa d’elle, ce qui la laissa d’autant plus aigrie et inconsolable. Elle se fit sèche avec ses filles. Simone en 13. La Force des choses, Simone de Beauvoir, Gallimard Folio, 1963, tome I, p. 313.

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souffrit mais resta pour scs parents le brillant et prometteur « garçon manqué » de la famille, et elle continua d’occuper une position à part au milieu des adultes. Françoise de Beauvoir se vengea sur sa fille cadette. Elle refusa à Hélène ce qu’elle avait accordé à Simone. Ayant elle-même détesté sa sœur cadette qui avait été la préférée, Françoise de Beauvoir reporta son ancienne jalousie sur sa seconde fille. Hélène eut une enfance bridée, privée du choix de ses amies et du droit de faire des études. « Des deux, c’est moi qui ai vraiment été la jeune fille rangée », raconte volontiers Hélène de Beauvoir . Face aux brimades et aux injustices dont souffrait sa sœur, Simone réagit rapidement. Au lieu de profiter de sa situation privilégiée, elle se sentit solidaire d ’Hélène, partagea ses jeux, lui apprit tout ce qu’elle savait. Davantage qu’une sœur, elle devint une seconde mère. Simone vivait là son premier engagement contre l’injustice, pour la liberté et la dignité de la personne humaine. Révoltée, elle en retint beaucoup. Ce rôle de redresseur de torts la marquera à jamais. Au même m om ent, Sartre m aniait l’épée dans toutes les pièces de l’appartement familial pendant que sa m am an jouait du piano. Il tu ait les m échants et sauvait les belles com tesses. D ans les jardins du Luxembourg, on jouait aux soldats, aux bandits et aux voleurs, à Buffalo Bill et aux Indiens. Mais là, le vaillant chevalier prêt à transpercer en chambre tous les traîtres et les fourbes de la terre n’était plus le même. Adossé à un arbre, isolé, en retrait, il observait les jeux des garçons de son âge. A ucun d ’eux ne daignait lui 14. Entretien avec l’auteur.

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accorder un regard. Il venait de se heurter de plein fouet au principe de réalité. Sa laideur était assortie d ’autres malheurs : après avoir pris conscience de sa disgrâce, Sartre se découvrait par surcroît plus petit et malingre que les autres enfants, beaux et bien bâtis. Toujours dans Les Mots, il narre le désarroi de sa mère. Impuissante à soulager son fils de son écrasante solitude, elle lui proposa de parler aux mères de ces enfants. Jean-Paul refusa. Il avait trop d ’orgueil, trop de chagrin. Il serait laid, petit et seul. Ce jour-là, il rentra du Luxembourg avec AnneM arie, le dos voûté et les yeux baissés. Elle lui prit la main, tenta de le rassurer, se fit consolante. Sans succès. Comment aurait-il pu être sensible à une nature qui lui avait joué un si sale tour ? À l’aube de sa dixième année, l’avenir s’annonçait douloureux. Simone en revanche ne connaissait que bonheurs et satisfactions. Elle restait la petite « merveille » de la famille. Le peu qu’elle connaissait de la cruauté et de la souffrance, elle le vivait par procuration en observant ce qu’endurait sa sœur. C ’est ainsi que, dès son âge le plus tendre, elle n ’éprouva plus aucun besoin d ’être protégée. Bien au contraire, ce serait elle la protectrice, elle qui se révolterait contre l’injustice du destin et volerait au secours des plus faibles. Après le coup de théâtre qu’il avait involontairement provoqué, le grand-père de Sartre sut rendre une raison de vivre à son petit-fils, avec tant de force et d’ingéniosité que l’auteur des Mots lui consacrera toute la deuxième partie de son autobiographie. D urant l’été, Charles Schvveitzer s’était mis à écrire des lettres en vers à son petit-fils. Poulou s’amusa à lui répondre sur le même ton, et se piqua au jeu. Sa mère, sa grand-mère et Louise, la 27

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domestique, lisaient ses poèmes tout haut. Très vite, il perçut l’importance nouvelle qu’il prenait grâce à ses dons précoces d ’écrivain aux yeux des adultes de son entourage. Il découvrit le plaisir d ’imaginer des scènes, des dialogues. On lui offrit un cahier qu’il noircit de son écriture raide. Il n’était plus seul. De son imagination jaillissaient des êtres inspirés des bandes dessinées. Pour se venger de la nature ingrate, Sartre créait un monde de toutes pièces. Il ne s’arrêterait plus. D ans un prem ier tem ps, il avait déjà rem pli la fonction d’homme de la vie d ’Anne-Marie. Voilà qu’il atteignait à présent à un rôle encore plus prestigieux : « Par m om ents, j’arrêtais ma m ain. Je feignais d ’hésiter pour me sentir, front sourcilleux, regard * . , 15 halluciné, un écrivain . » Le jeu était de plus en plus excitant. Lui, l’enfant solitaire, prenait enfin sa revanche sur ce m onde si injuste. Les cahiers s’entassaient tant il écrivait vite. Il jetait alors par terre, d ’un geste brusque et sûr de lui, ses premières œuvres romanesques. Devant les visiteurs admiratifs à qui sa mère montrait son fils prodige à sa table de travail, il jouait à l’enfantadulte, trop occupé pour se détourner de ses activités. Au sein de la famille, les femmes étaient ses adm iratrices inconditionnelles. À travers cet enfant, un avenir plein de mystères, de romans et de surprises les attendait. Quelle récompense pour la jeune veuve qui avait fêté, très entourée de la famille Schweitzer, mais sans autre prétendant que son petit garçon, ses trente-deux ans ! La gaieté de sa mère comblait Poulou d’orgueil et de fierté. Les mots qu’il alignait lui faisaient oublier sa laideur. Seul le grand-père, qui avait suscité cette passion, se 15. Les mots, Jean-Paul Sartre, p. 118.

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m ontrait sceptique. Les femmes s’enthousiasmaient un peu trop vite. Comment auraient-elles pu avoir un jugement objectif sur ses qualités d’écrivain ? Après tout, il n’était qu’un gamin. Il convenait d’attendre. L’opinion des femmes ne comptait pas. Peu de femmes écrivaient alors. Écrire était un métier d’homme. Anatole France, Roger Martin du Gard allaient bientôt connaître les honneurs suprêmes. Seule Anna de Noailles suscitait l’admiration. Colette scandalisait encore avec ses Claudine et ses apparitions dénudées sur des scènes de music-hall. Un soir le jeune Sartre com prit pourtant que le vieil homme avait fini par rendre les armes et admettre sa vocation : « ... Il annonça qu’il voulait me parler d’homme à homm e, les femmes se retirèrent, il me prit sur ses genoux, et m ’entretint gravement. J ’écrirais, c’était une affaire entendue... mais il fallait regarder les choses en face, avec lucidité : la littérature ne nourrissait pas . » L’enfant écoutait sagement. Il n ’éprouvait aucune crainte devant son grand-père. Confusément, il comprenait qu’un avenir lointain dont il ne discernait pas bien les contours se dessinait en cet instant. Bien entendu, il fut question de l’enseignement, métier noble entre tous, qui laisse des loisirs pour écrire. Le grand-père évoqua aussi cette école dont sortaient les plus prestigieux écrivains français. L’École N orm ale Supérieure, rue d ’Ulm, à proxim ité du Panthéon, du Collège de France et de la Sorbonne, entra de ce jour dans les rêves du jeune Poulou. D ’instinct, il sut dès cet instant que sa vie se déroulerait sur la rive gauche de la Seine, dans ce Paris alors en guerre pour la reconquête de l’Alsace.

16. Les Mots, Jean-Paul Sartre, p. 129. 29

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Poulou regardait ainsi à sa manière la ligne bleue des Vosges : comme un nouveau Rubem pré, il allait conquérir Paris, rendre hom m age à sa famille et à l’Alsace. Simone et lui furent élevés dans la même détestation des « Boches », le même esprit de revanche à l’égard des Allemands qui occupaient alors les terres de ses ancêtres Schweitzer. Q uelques mois après la déclaration de guerre, en 1914, il rem plit un cahier entier de l’histoire du soldat Penin qui enlevait le Kaiser et le défiait en duel . Pour son entrée en sixième, Sartre rejoignit la rive gauche de la Seine. Deux lycées rivalisaient alors pour peupler les bancs de l’École Normale Supérieure : Louisle-Grand et Henri-IV, séparés de quelques centaines de mètres. Le premier, adossé aux bâtiments du Collège de France, s’élevait rue Saint-Jacques ; le second était à l’ombre du Panthéon où reposaient les hommes illustres. Certains d’entre eux avaient étudié, enfants, sur les bancs de ces lycées. C’était le domaine réservé des garçons. Les filles les plus brillantes se démenaient pour être admises au lycée Fénelon, entre le boulevard Saint-Germain et l’île de la Cité. Sartre entra au lycée Henri-IV, où seuls les meilleurs pouvaient, en fin d’études, et à condition d’accéder à la Khâgne, prétendre intégrer l’ENS. Il était plus seul que jamais, cachant mal un besoin éperdu d’échanges, de rencontres et d’amitiés. À onze ans, Jean-Paul Sartre n’avait encore jamais eu ni camarades de classe, ni amis. Ses compagnons de jeux étaient des petites filles q u ’il avait croisées en vacances à Arcachon ou dans d’autres régions de France. 17. Cité dans la Pléiade, Chronologie, p. XXXVIII, Gallimard, 1981, établie par M ichel Contât et M ichel Rybalka, avec la collaboration de Geneviève Idt et Georges H. Bauer.

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Son g ran d -p ère les surnom m ait avec délices ses « fiancées », l’in citan t, p a r ce jeu innocent, à une polygamie dont il n ’allait pas oublier de sitôt l’intérêt. Bon élève, vite reconnu parmi les meilleurs, mais toujours solitaire, il ne trouva pas davantage à Henri-IV qu’ailleurs le compagnon de ses rêveries, de ses lectures et de ses écrits d ’adolescent. À la maison comme au lycée, il fuyait la solitude en écrivant. Écrire, encore écrire pour être et ne plus être seul. Sur le fro n t, les hom m es m ouraient, ce qui ne changeait guère la situation dans la famille, puisque sa mère était veuve. En 1916, en pleine bataille de Verdun, un nouveau garçon rejoignit sa classe. Paul Nizan lui aussi se c o n sacrait à la littératu re. Il était doué, intelligent, vif. Avait-il enfin découvert son double ? Cette grave question passa rapidement au second plan. L’embellie de ses amitiés d ’écolier fut bientôt assombrie par la menace de grands chamboulements sur le front familial. La France n ’était pas la seule à lutter contre l’envahisseur. Il était rentré chez lui un soir pour découvrir sa mère, s’entretenant autour d ’une tasse de thé avec un grand type brun et maigre, à l’allure rigide. Que faisait donc là cet intrus qui regardait intensément la jeune veuve ? Vaguement inquiet, il se replongea dans l’écriture. Anne-M arie s’angoissait. Son statut social n ’était guère enviable. Elle était sans avenir. À une époque où peu de femmes possédaient un métier, tôt mariée, tôt veuve, trop occupée par l’éducation de son fils, orphelin de bonne heure, elle n’avait pas eu le temps de faire des études. A u to u r d ’elle, des épouses, des pères, apprenaient la m ort de leurs maris, de leurs fils, sur le fro n t. Les rues s’em plissaient de femmes en deuil, de soldats infirmes et d ’estropiés. Comment offrir a Poulou une é d u catio n convenable ? Sa m aigre pension n y 31

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suffirait pas. Lorsque l’intrus lui demanda sa main, elle accepta avec reconnaissance, apaisant ainsi ses angoisses et assurant à son fils ce qu’elle jugeait être la securité. Était-elle heureuse ? Rien n ’est moins sûr. Là n ’était pas la question. Ce mariage signifiait surtout la fin des soucis matériels et une place respectable au sein de la société. Une jeune veuve restait en effet une rivale potentielle pour toutes les autres femmes. Il fallut annoncer au jeune Poulou que sa mère désorm ais appartiendrait à un autre que lui. Sartre n ’a pas raconté la scène. Le remariage de sa mère demeurera le plus grand chagrin de sa vie. Il préférait ne pas s’en souvenir et in terro m p it la chronique autobiographique com mencée dans Les Mots lorsque ce beau-père, bientôt haï, pénétra dans son univers. En 1974, Simone, revenant sans cesse à la charge, l’obligera enfin à raconter son adolescence. Tout séparait l’adulte et l’enfant. Joseph Mancy avait hérité de scs années passées à l’École Polytechnique une rigueur toute scientifique. Il ne badinait pas avec la discipline et entendait tenir fermem ent le rôle de père auprès du jeune Poulou. Un nouveau chagrin attendait l’adolescent. En 1917, alors que résonnaient au loin les échos de la révolution d ’Octobre et qu’affluaient en France les premiers aristocrates russes, ses parents quittèrent Paris où il avait enfin réussi à se constituer un petit groupe d’amis. C’est ainsi que Poulou découvrit La Rochelle comme un exil. En 1917, la province vivait de très loin les événements qui transformaient le monde. Le 15 octobre, au bois de Vincennes, Margareta Gcrtruida Mc Leod, dite M ataH ari, fut fusillée. Elle avait été condam née pour espionnage au profit des Allemands. Le 7 novembre, à Pctrograd, les bolcheviks prirent d’assaut le Palais 32

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d’Hiver. En une nuit, la Russie était devenue communiste. Le 17 du même mois, Auguste Rodin s’éteignait. À La Rochelle, tournée vers l’Atlantique, les échos du m onde ne parvenaient q u ’avec retard. Seules im portaient les rivalités entre les familles, les relations et l’apparence. Un nouveau lycée, de nouvelles règles à observer, des rapports de force à deviner : l’épreuve fut rude po u r le petit Parisien déraciné. Dans son ouvrage , Annie Cohen-Solal nous le montre, projeté dans un m onde sans hommes où les jeunes garçons exprim aient librement leur agressivité : « Une classe violente » où « il fut le souffredouleur, l’exclu, le rejeté... Il n ’était pas vraim ent populaire chez les enfants du Sud-Ouest. Très imbu de 19 lui-même, incapable de s’amuser ». Il avait surtout l’impression d’avoir tout perdu : sa mère, qui avait introduit dans son intimité celui qui allait devenir le plus grand ennemi de sa vie, et ses amis d*Henri-IV au m om ent même où il était parvenu à conquérir leur amitié de haute lutte. Allait-il se laisser submerger par le chagrin et les sentiments de haine et de désespoir ? C ’est à La Rochelle q u ’il apprit à les maîtriser, à les bâillonner. C’est là qu’il devint un être intellectuel, réagissant à la simple logique des sens, prêt à trouver dans la philosophie le réconfort. Il apprit à se sauver du malheur comme il avait appris, seul, à écrire. •

À Paris, Simone poursuivait ses études. La jeune fille grandissait, accumulant les récompenses et suscitant toujours autant d ’admiration. Alors que le jeune Sartre se souciait très peu des questions métaphysiques, les 18. Sartre, Annie Cohen-Solal, Gallimard, 1985. 19. Ibidem , p. 79.

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deux filles Beauvoir recherchaient la perfection et l’adm iration du bon Dieu. Un soir, tenant Poupette par la main sur le chemin de la maison, Simone lui annonça : - J ’ai rencontré une certaine Élisabeth M abüle. Elle est dans ma classe. Elle a l’air très amusante. - Et tu vas la revoir ? s’enquit sa sœur qui essayait d’accorder son pas à la démarche rapide de Simone. - Sans doute. Je suis im patiente de b avarder avec elle. N ous avons ta n t de choses à nous dire. D épêche-toi, à présent. N ous allons être en reta rd pour le goûter... Entraînant sa cadette avec sa vivacité coutumière, Simone ne vit pas les larmes couler des yeux d’Hélène qui buttait à présent sur les pavés du trottoir. - Tu joueras quand même avec moi ce soir, n’est-ce pas ? lui demanda-t-elle, la tête baissée, les yeux rougis... - Bien sûr, pourquoi cette question ? s’étonna Simone qui accéléra encore le pas. C ’est ainsi que Z aza en tra dans leur intim ité. Simone découvrait en elle son double et Hélène une rivale dans l’affection de sa sœur. Dans les Mémoires d 'une jeune fille rangée, son évocation occupe de nombreuses pages. Élisabeth Mabille était entrée dans sa classe après une année de convalescence passée à se remettre de graves brûlures causées par un accident de cuisine à la cam pagne. La fillette allait dem eurer handicapée à vie : « la cuisse brûlée au troisième degré, elle avait hurlé p en d an t des nuits, elle é ta it restée couchée toute une année,... elle me parut tout de suite un personnage . » Aussitôt une compétition s’engagea entre les deux filles. Simone, qui avait pris l’habitude 20. Mémoires d'une jeune fille rangée, Simone de Beauvoir, p. 125.

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d ’être la prem ière de sa classe, découvrit les joies de l’ém ulation. Entre bonnes élèves, la rivalité aurait pu s’installer. Au contraire, elles ressentirent l’une pour l’autre une com plicité, puis une amitié irrésistible. Il ne leur en fallait pas plus pour devenir inséparables. Simone et Hélène passaient leurs vacances dans le Lim ousin, entre deux propriétés : M érignac, où elles retrouvaient leur grand-père paternel et la Grillère, chez celle de leurs tantes dont Hélène portait le prénom. Leur préférence allait à M érignac. En dehors de leur père, l’autre figure masculine qui com pta dans leur enfance fut celle de ce grand-père qui prenait la vie avec légèreté, ria n t fort, crian t souvent, sans jam ais se prendre au sérieux, exprimant avec bonhomie son bonheur de vivre. D ans le parc de M érignac, Françoise de Beauvoir ne se souciait plus de ce que faisaient ses Filles. Elles pouvaient disparaître à leur guise pendant des heures, lire sous les châtaigniers. L’été avait un goût délicieux de liberté. Leur existence y était très différente de celle qu’elles devaient subir à Paris, enfermées dans un carcan de conventions rigides. Pour Simone, les vacances étaient une découverte, un nouveau monde : « Le premier de mes bonheurs, c’était, au petit matin, de surprendre le réveil des prairies,... j’étais seule à porter la beauté du monde et la gloire de Dieu, avec, au creux de l’estomac, un rêve de chocolat et de pain grillé. » Poupette lisait sous les arbres, blottie auprès de sa sœur. Il arriv ait à Simone de s’isoler pour livrer ses secrets à ses carnets intimes. Elle pensait à Zaza qui avait souffert dans sa chair. Un véritable dialogue s était instauré qu’elle avait hâte de retrouver à la rentrée. 2 1 . M émoires d'une jeune fille rangée, Simone de Beauvoir p. 109.

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Ce journal auquel elle confiait ses découvertes, ses espoirs et ses soucis d’adolescente suffisait à Simone. Ni à Mérignac ni à la Grillèrc, Simone n’avait encore eu l’idée d’écrire un roman, ni éprouvé un vrai besoin de verser, comme dit Colette « toute la sincérité de soi sur le papier tentateur ». Les joies de l’invention littéraire lui étaient inconnues. Pour toute héroïne, elle se suffisait à elle-même. Ainsi apprenait-elle à exprimer ses sentiments alors que son futur compagnon préférait déjà les travestir en intrigues romanesques pour mieux s’oublier. Pour le jeune Sartre les horizons de La Rochelle étaient tout intérieurs. Trop occupé à exister, à prouver son identité et à revendiquer la place que le remariage de sa mère lui avait fait perdre, il s’absorbait dans l’écriture de ses textes, s’inventait des histoires de femmes et innovait un nouveau genre. Après les romans de cape et d’épée où les chevaliers bataillaient ferme pour tuer les méchants, le jeune écrivain s’intéressait à présent aux faits divers et aux légendes. À onze ans, il écrivit une épopée inspirée d ’un héros du Moyen Âge auquel il infligeait des tortures sophistiquées . Ses œuvres de jeune homme utilisaient tous les éléments du contexte dans lequel il évoluait ; il y donnait sa version des événements, copiait des commencements et des fins d’histoires ; bref, il apprenait le métier d ’écrivain. Ce port de province qu’il détestait lui permit de s’y préparer sans se disperser en activités inutiles. Les autres garçons s’affrontaient physiquement. Lui était déjà - mais à quel point en était-il conscient ? - tout entier tourné vers un avenir plus lointain, celui même dont il s’était entretenu quelques années auparavant avec son grand-père. 22. La Cérémonie des adieux, suivi des Entretiens avec Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Gallimard, 1981, p. 166.

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Ce fut l’Armistice. Le traité de Versailles mit fin à la guerre. En 1918, la grippe espagnole tua des milliers de Français. La famille Beauvoir ne fut pas touchée. Quand Simone entra dans la classe, une élève manquait : Zaza. Soudain, tout lui sembla fade et sans intérêt. Que se passait-il ? Était-elle souffrante ? Une évidence s’imposa : « Je ne peux plus vivre sans elle. » Zaza finit par revenir. Leurs conversations reprirent comme si elles ne s’étaient pas quittées. Leur amitié avait acquis cette nuance de gravité qu’ont les sentiments qui ont traversé victorieusement l’épreuve de l’absence. Son amie lui confia-t-elle ses récents soucis ? La situation de son père était devenue difficile. Georges de Beauvoir n ’avait pas eu le courage de rouvrir son cabinet d ’avocats. Il entra dans ce que l’on appelait alors la « publicité financière ». Ce travail l’accablait. Mais il fallait bien subvenir aux besoins de sa femme et de ses filles. Il passait le plus clair de son tem ps libre aux cartes, puis aux courses, et, d’après ce qui se chuchotait dans la famille, auprès d’autres femmes. Sartre vivait ses derniers moments à La Rochelle. À la fin de la seconde, les relations avec son beau-père s’étaient envenimées. Sans avoir rien perdu de son talent précoce de conteur d ’histoires, il était devenu violent et agressif. Cet homme qui se targuait d’avoir jadis connu son vrai père, cet inconnu, cet intrus, osait exercer sur lui une autorité qui le révoltait. C ’était bien pis encore lorsqu’il se mêlait de lui prodiguer d’impitoyables leçons de sciences. Le résultat fut désastreux. Le jeune homme, déjà porté vers la littérature, ne put qu’associer dans sa haine son beau-père, les mathématiques et la physique. Il devait s’en souvenir plus tard, lorsqu’il eut l’occasion de côtoyer de grands chercheurs. 37

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Un beau jour, il apprit avec soulagem ent que la famille rentrait à Paris. Les portes du Q uartier latin lui étaient de nouveau ouvertes. 11 retourna sur les bancs d’Henri-IV où le philosophe Alain enseignait, et retrouva son ami Paul N izan. Comme Simone avec Élisabeth M abille, Sartre connut les plaisirs de l’ém ulation et ap p rit à dialoguer avec ce garçon b rillant, d ’une intelligence aiguë, qui lui disputait les premières places. À compter de ce jour, il ne se sentit plus seul. Le cercle de ses amis s’élargit rapidement. La compétition restait rude. Dans cette anticham bre de l’ENS, il fallait être parmi les premiers pour avoir accès à la Khâgne et se donner une chance, un jour, de se présenter au concours. Alors que Simone découvrait les classiques et vivait les premiers tourments de l’adolescence, Sartre se jetait sur les ouvrages dont lui parlaient ses amis. Quelques mètres séparaient le lycée de la bibliothèque SainteGeneviève. Il découvrit Proust « avec ravissement » ainsi que Jean G iraudoux, qu’il allait croiser plus tard de manière imprévue. Simone, sortie de l’enfance, découvrait la condition des femmes adultes. L’avenir de Sartre était déjà dessiné comme une voie royale : il serait écrivain. Celui de la jeune demoiselle de Beauvoir s’annonçait beaucoup moins glorieux : « Chaque jour, le déjeuner, le dîner ; chaque jour la vaisselle ; ces heures indéfiniment recommencées et qui ne mènent nulle part : vivrais-je ainsi ? [ . . . ] - N on, me dis-je, to u t en rangeant dans le placard une pile d ’assiettes, ma vie à moi conduira quelque part . » Le jeune Sartre n ’avait pas ces préoccupations. Simone s’insurgeait, à l’étroit dans son destin de fille,234 23. La Cérémonie des adieux, suivi des Entretiens avec Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, p. 167. 24. Mémoires d'une jeune fille rangée, Simone de Beauvoir, pp. 144-145.

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sans se sentir pour autant féministe. La question ne se p o sait même pas. Ce fut son père qui la sauva involontairement. Aigri, insatisfait, il était devenu dur avec ses filles comme avec sa femme et son attitude ne les incitait pas à la paresse ni au laisser-aller. Ruiné, il n ’avait rien à leur offrir et le leur fit savoir : « Vous, mes petites, vous ne vous marierez pas... Vous n ’avez pas de dot, il faudra travailler2526», leur déclara-t-il sans se douter à quel point ses propos préparaient sa fille aînée à l’avenir qui serait le sien. Ni Jean-Paul ni Simone n’avaient encore rencontré l’amouc Savaient-ils seulement de quoi il s’agissait ? Sartre invitait des jeunes filles, s’en vantait auprès de ses cam arades, guère plus renseignés que lui. Les garçons pouvaient se permettre ce genre de bravades qui ne les menaient pas bien loin. Au Cours Désir, une adolescente ne pouvait rien apprendre de concret à ce sujet. Simone et Zaza échangeaient leurs rêves, discutaient à perte de vue sur leur idéal du couple. Simone écoutait avec prudence. La mésentente de ses parents, la muflerie de son père, l’ennui et la mélancolie de sa mère, lui faisaient appréhender les conséquences de l’amour. Si le couple menait à coup sûr à la tristesse et aux regrets, à quoi bon ? Ce père, jadis tant aimé et affectueux, ne parlait plus à Françoise de Beauvoir que pour se moquer d ’elle ou l’accabler. Un modèle qui était loin d’être unique dans les familles du début du XX* siècle. Simone voyait sa vie tout autrement. Elle voulait un homme à admirer qui l’emporterait dans un amour partagé et saurait la passionner : « J ’aimerai, le jour où un homme me subjuguera par son intelligence, sa culture, son autorité . » 25. Mémoires d'une jeune fille rangée, Simone de Beauvoir, p. 145. 26. Ibidem , p. 201.

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À la même époque, elle fit une autre découverte, dûe une fois encore à son père. Au cours des rares soirées qu’il passait en famille, il s’installait au salon pour lire des pièces de théâtre et raconter les ouvrages q u ’il avait aimés. Aussi déçu par la vie soit-il, les écrivains trouvaient encore grâce à ses yeux . La littérature le passionnait tout autant que le théâtre. Il transmit, presque malgré lui, son adm iration à sa fille aînée. La suite va de soi : « À la question : “Que voulez-vous faire plus tard ?” Je répondis d’un trait : “Être un auteur célèbre.” » Cette déclaration faite, Simone n’avait plus qu’à se munir d’une plume et de scs petits carnets. Sa rivalité avec Zaza la rendait brillante. Toutes deux caracolaient en tête de leur classe. O utre la littératu re, une nouvelle passion l’anim ait : les mathématiques. Cet univers abstrait la fascinait et lui serait bien utile, plus tard, en logique et en philosophie. Comme les autres jeunes filles, elle suivit les cours insignifiants qu’on leur dispensait : « On nous enseignait la vérité selon saint Thomas . » Quel décalage entre l’éducation de Sartre et celle de sa future compagne ! Le jeune homme avait une sorte de droit divin d’accès à la connaissance. Il pouvait se procurer des livres de son choix, réfléchir, discuter, contester. C’était déjà L’Enfance d ’un ch ef dont il ferait plus tard une nouvelle. La jeune fille devait se contenter d’une vérité édulcorée, d’opinions toutes faites, apprises par cœ ur et rabâchées devant ses consœ urs que l’on 2789 27. Mémoires d ’une jeune fille rangée, Simone de Beauvoir, p. 197. 28. Ibidem, p. 196. 29. Ibidem, p. 219.

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p ré p a ra it av an t to u t au m ariage, à la broderie, a Pentretien du ménage et à la vaisselle. Cette éducation avait aussi un objectif beaucoup plus sérieux : il fallait éviter à tout prix que ces demoiselles apprissent à penser: L’aînée des sœurs Beauvoir ne l’entendait pas de cette oreille. Par-delà les cours insipides, elle voulait approfondir ce qu’elle apprenait, comprendre le monde et com m uniquer avec lui. Sa soif d ’études allait tout balayer. Elle était prête à déployer cette énergie propre à em p o rter tous les a p rio ri. Une force qui lui perm ettrait, plus tard, de liquider, à travers quelques centaines de pages, les conventions de sociétés figées à l’égard des femm es et de leur statu t. À l’heure du baccalauréat, un tel parcours était inimaginable. La philosophie lui semblait la seule voie possible : « J ’avais to u jo u rs souhaité connaître to u t ; la philosophie me perm ettait d ’assouvir ce désir, car c’est la totalité du réel qu’elle visait . » Pendant ce temps, Sartre écrivait L'Ange morbide et Jésus la Chouette. La philosophie ne le passionnait pas encore. Il songeait davantage à la littérature. Avec son am i N izan, ils ém igrèrent du lycée H enri-IV au lycée L o uis-le-G rand. Il s ’agissait d ’une trah iso n délibérée. E ntre les deux plus prestigieux lycées de F ran ce, se liv ra it une g u erre sans m erci. Les préparations au concours d ’entrée à l’École N orm ale Supérieure étaient meilleures à Louis-Le-Grand q u ’à H enri-IV . P o u r les deux lycéens, il n ’y avait pas à hésiter. Ils sautèrent le pas. En 1924, Sim one réussit deux baccalauréats : m athém atiques et philosophie. La même année, Sartre 30 30. M émoires d'une jeune fille rangée, Simone de Beauvoir, p. 220.

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allait connaître sa première grande joie. Plus âgé que Simone, ses années de lycée s’achevaient. Reçu ! Sartre reconnut son nom inscrit sur la liste des heureux élus de la prom otion 1924 de l’École Normale Supérieure. Il venait de fêter ses dix-neuf ans. Ils étaient peu nombreux : vingt-neuf en lettres, vingttrois en sciences. En tout cinquante-deux pour la France entière. Le jeune homme remonta la rue d ’Ulm vers le Panthéon, soulagé. Il allait être enfin débarrassé de l’autorité de son beau-père. À l’École, il toucherait un salaire modeste mais suffisant pour jouir de cette indépendance qu’il attendait depuis si longtemps. Sartre n’intégrait pas seul la prestigieuse école. Ses grands am is, Paul N izan et A ndré H erb au d , partageaient son succès. Ils allaient pouvoir, dans les chambrées d ’Ulm, reconstituer le groupe de la Khâgne du lycée Louis-Le-Grand. Il parcourut le chemin jusqu’à la rue Soufflot en fumant une cigarette. Le rêve de son grand-père, disparu trop tôt, s’était réalisé. La première partie de sa mission était remplie : il commencerait donc par être enseignant. Pour devenir écrivain, il faudrait persévérer. Il ne lui restait plus qu’à préparer l’agrégation de philosophie et à poursuivre obstinément ses travaux d’écriture. Sartre ne prêta guère attention aux élèves scientifiques de sa promotion. Q u’aurait-il pu dire à ces brillants sujets qui excellaient dans des domaines pour lesquels il ressentait une allergie irrépressible ? Il n’avait pas oublié le ton cassant de Joseph Mancy lui expliquant des théorèmes d’arithmétique auxquels il n’entendait rien. Au cours de ses promenades, il évitait la rue de la Montagne Sainte-Geneviève, de l’autre côté du Panthéon, où siégeait l’École Polytechnique, dont le seul nom le 42

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hérissait parce que cet odieux personnage en avait été l’élève. Il savait cependant que les deux écoles étaient très liées. Les étudiants préparaient souvent les concours de l’ENS et de Polytechnique en même temps. Depuis la R évolution française, les mêmes professeurs enseignaient dans les deux établissements. O n parlait aussi beaucoup des fameux souterrains de cette colline du Quartier latin : à Louis-Le-Grand, les lycéens avaient entendu raconter maintes fois comment les normaliens allaient, en em pruntant les caves de la rue d ’Ulm puis les catacom bes, chahuter les polytechniciens. Le jeu consistait à deviner qui envahirait l’autre et quand. P ourquoi une École N orm ale Supérieure ? En 1794, il avait fallu « reconstruire les cadres intellectuels de la nation », dans la tradition des idéaux de la jeune R épublique et dans l’esprit des Encyclopédistes. Sa réalisation fut peaufinée p ar N apoléon qui en fit le fleuron de l’édifice impérial où se côtoyaient, comme il l’avait souhaité p en d an t sa cam pagne d ’Égypte, scientifiques et littéraires. Ce brassage fut fructueux. Si l’on évoque facilement les écrivains qui sortirent de cet établissem ent prestigieux, il convient de ne pas oublier les scientifiques : à côté d’un Sartre, d ’un Nizan et d ’un A ron, intégraient cette année-là le futur prix Nobel de physique Louis Néel, et le mathématicien Jean Dieudonné, l’un des fondateurs, avec Henri Cartan, du groupe Bourbaki qui devait faire par la suite la gloire de l’école française de mathématiques. Venant d ’un lycée de garçons, Sartre poursuivrait ses études dans un m onde d ’hom m es. En 1924, les étudiantes les plus brillantes passaient le concours réservé à leur sexe et rejoignaient l’École N orm ale Supérieure de jeunes filles à Sèvres. Dans cette banlieue verdoyante et isolée, elles ne bénéficiaient pas de 43

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l’atmosphère du Quartier latin si propice aux rencontres et aux échanges intellectuels. Très souvent ces jeunes filles, issues de la petite bourgeoisie, avaient dû lutter contre les préjugés pour pousser leurs études jusqu’à ce niveau élevé. Sitôt reçues, elles n ’étaient plus considérées comme « mariables » et se condam naient à passer leur vie solitaire, affublées du surnom grotesque de « bas bleus ». Tant il est vrai que pour les femmes, comme le dit si bien Germaine de Staël, « la gloire est le deuil éclatant du bonheur ». Sartre jouissait de cette consécration. Il venait d ’accom plir un prem ier pas décisif vers la liberté : « L’École N o rm ale... fut, du prem ier jour, le commencement de l’indépendance. Beaucoup peuvent dire, comme je fais, q u ’ils y eurent q u atre ans de bonheur . » Nizan et lui firent chambre commune. Le cercle s’était ressoudé. Il ne lui restait plus qu’à travailler sur ses sujets préférés. D ésorm ais, la philosophie le passionnait. Lié à d’anciens élèves d’Alain, il se plongea dans Descartes et Spinoza. En littérature, il préférait Stendhal à tout autre écrivain. Pendant ces années d ’École, il déjeuna chaque dim anche chez sa mère et son beau-père. Le vieux polytechnicien s’affrontait avec le jeune norm alien, n ’hésitant pas à l’accuser d ’être tout acquis au Parti communiste . En réalité, à l’opposé de son confrère et ami Raymond Aron, le jeune homme ne s’intéressait guère à la politique.312

31. Œ uvres rom anesques, Jean-Paul La Pléiade, 1981, Chronologie XLII. 32. Ibidem, Chronologie XLIV. 44

Sartre,

Gallimard

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Son baccalauréat en poche, Simone se sentit soulagée d’en avoir fini avec le lycée. Désormais elle serait étudiante. Un gage d ’indépendance. Pas question cependant de préparer le concours d’entrée à l’École normale des filles de Sèvres. Son éducation était encore surveillée de très près. Elle résolut de préparer une licence de philosophie à Sainte-Croix-de-Neuilly et à l’Institut Catholique. C’est dans cet univers terriblem ent conventionnel qu’elle entendit les mots qui allaient changer le cours de sa vie. Catholique convaincu, le professeur Garric croyait en un monde d’hommes solidaires : « Il n ’existait sur terre q u ’une immense communauté dont tous les membres étaient frères. Nier toutes les limites et toutes les séparations, sortir de ma classe, sortir de ma peau : ce mot d’ordre m’électrisa . » Elle réussit ses examens sans difficulté, jusqu’à l’agrégation qu’elle prépara à Saintc-Marie-de-Ncuilly, enfermée des journées entières à la bibliothèque. Sa m ère lui donnait peu d ’argent de poche et Simone n’avait guère de quoi se nourrir. Si elle voulait manger, il lui fallait rentrer sagement déjeuner à la maison, ou bien se contenter d ’un maigre sandwich. C ’est ainsi qu’elle eut faim durant toutes les années où elle aurait eu le plus besoin de prendre des forces. L’attrait de la Bibliothèque nationale était le plus fort. Un groupe s’était formé autour d’un jeune homme séduisant et intelligent, René Maheu. C’est lui qui parla le premier de cette bande de jeunes normaliens si drôles et brillants. Simone accom pagna M aheu rue d ’Ulm. Rapidement tous les littéraires de la promotion de 1924 lui furent familiers. Tous sauf quelques-uns :3 33. Mémoires d ’une jeune fille rangée, Simone de Beauvoir, p. 251.

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« Seul me demeurait hermétique le clan formé par Sartre, Nizan et H erbaud... Ils avaient m auvaise réputation... Sartre n’avait pas une mauvaise tête mais on disait qu’il était le plus terrible des trois et même on l’accusait de boire . » Les visites de la jolie brune aux yeux bleus, aux traits fins et au corps gracieux n’avaient pourtant pas échappé à l’œil avisé de Sartre. Il avait immédiatement remarqué cette agrégative éclatante de beauté dans son ingrate robe en tissu rêche, bavardant avec vivacité sur un banc du jardin avec M ahcu. Q uand il était passé devant eux en sortant de sa cham bre, ils avaient dû l’entendre dévaler l’escalier. Ils le suivirent des yeux sans oser interrompre sa course. Elle savait forcément qui il était. Il ne leur fit pas l’aumône d’un m ot ni d ’un regard, et passa devant Mlle de Beauvoir d’un pas pressé pour faire le tour du bassin. En secret, il était déjà bien décidé à la rencontrer. Le jour où Simone lui apprit qu’elle avait finalement accepté un rendez-vous avec Jean-Paul Sartre, René Maheu laissa éclater sa jalousie. C ’était lui et lui seul qui lui présenterait Sartre. En aucun cas, elle ne devait s’y rendre sans lui. Elle accepta à contrecœur de se plier au caprice de son ami. Il était trop tard pour annuler la rencontre. Allait-il l’attendre en vain ? Dans la crémerie de la rue Médicis, la lumière pénétrait chichement. Une odeur de café moulu flottait dans l’air. Il buvait à petites gorgées le breuvage sombre qu’un garçon revêche lui avait servi. D’un geste nerveux, il tournait sa cuillère dans sa tasse. Mlle de Beauvoir était en retard. Se feraitelle désirer longtemps ? Une jeune fille entra. Blonde34 34. Mémoires d ’une jeune fille rangée, Simone de Beauvoir, p. 433.

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et svelte, elle portait avec élégance une robe de coton toute simple qui laissait deviner une taille fine, une poitrine tendre, un corps parfait. Mais ce n ’était pas celle q u ’il atten d ait. Déçu, il se replongea dans ses pensées. Il n ’eut pas le temps de finir son café. Devant sa table, la jeune fille blonde le fixait. Agacé, maussade, il aurait voulu écarter l’importune, lui dire de s’en aller. Le petit homme n ’était pas d ’hum eur à faire la cour. Une seule demoiselle l’intéressait, et elle n’était pas là. - J e suis la sœur de Simone. Q u’est-ce que ça signifiait ? Interloqué, furieux, il eut tout juste assez de courtoisie pour l’inviter à prendre place. Hélène n’en menait pas large. Ce garçon, réputé si drôle, avait l’air sinistre. Elle reprit son souffle. Articulant avec soin, elle débita son mensonge : - Simone est désolée. Une affaire de famille l’a obligée à partir en province à la dernière minute sans avoir pu vous prévenir . Derrière ses lunettes, il l’observait. La cadette était aussi jolie que l’aînée. La lassitude l’envahit. Quelle guigne de devoir passer un après-midi entier avec cette gamine à qui il n’aurait rien à dire ! Pourquoi Simone n’était-elle pas venue ? Était-il trop laid pour elle ? Avaitelle entendu à son sujet des propos qui l’avaient incitée à le fuir ? Silencieux, il emmena Hélène au cinéma et la quitta après avoir à peine échangé quelques paroles. Son temps était compté. Trois semaines plus tard commençaient les épreuves de l’agrégation. Son échec de l’année précédente lui cuisait encore. Quelle honte devant la famille ! Et ce beau-père honni qui l’avait toisé35 35. Souvenirs, propos recueillis par Marcelle Routier, Hélène de Beauvoir, Librairie Séguier, Garamont/Archimbaud, 1987, p, 91, et Simone de Beauvoir, le mouvement des femmes, Claudine Monteil, éd. du Rocher, 1996, p. 123.

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avec m épris. Il ne po u v ait plus se perm ettre un tel affront. D ’au ta n t que la belle jeune fille brune aux yeux bleus était, elle aussi, candidate. M aheu et Nizan lui vantaient son intelligence. À vingt-deux ans, Simone en était à sa première tentative. Bien jeune pour réussir un tel concours ! Il courait pour sa part sur ses vingtcinq ans. Cette demoiselle de Beauvoir, il ne voulait pas la décevoir. C loîtrée en b ib lio th èq u e elle ne songeait plus à d’improbables rendez-vous et travaillait sans relâche : - Comment l’as-tu trouvé ? avait-elle demandé à sa sœur - Pas drôle, rép o n d it H élène avec une m oue dubitative. Pour elle, le plus dur avait été de reconnaître Sartre d ’après les indications lapidaires qu’elle avait reçues : « Un homme laid avec des lunettes, lui avait-on dit. En entrant, elle avait découvert, attablés chacun devant leur table, deux hommes laids. Elle avait dû leur adresser la parole, l’un après l’autre . » •

Devant le tableau d ’affichage, Sartre poussa un cri de satisfaction : il était admissible à l’oral de l’agrégation de philosophie. L’une des dissertations de l’écrit portait sur « Liberté et contingence ». Comm ent aurait-il pu être collé avec un tel sujet ? « À partir de maintenant, je vous prends en main ! » Sartre venait d ’annoncer à Simone q u ’elle était adm issible. Il lui proposa de se p rép arer à l’oral ensemble. Nizan et lui travaillaient déjà en binôme. Ne pourrait-elle se joindre à eux pour discuter de Leibnitz ?367 36. Souvenirs recueillis par Marcelle Routier, Hélène de Beauvoir p. 91 et Simone de Beauvoir, le mouvement des femmes, Gaudine Monteil, p. 123. 37. Mémoires d ’une jeune fille rangée, Simone de Beauvoir, p. 473.

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Toujours accompagnée de Maheu dont la jalousie ne désarm ait pas, Simone entra dans la chambre des normaliens en tremblant : réputé chahuteur, coureur et buveur, cet homme l’intimidait, autant qu’il l’intriguait. Ses répliques étaient cinglantes, son intelligence redoutable. Oserait-elle enfin l’affronter ? C’était le m om ent ou jam ais de faire ses preuves. Serait-elle acceptée dans le groupe ? Sans hésiter, elle se lança dans la discussion sur Leibnitz. À vrai dire, Sartre pensait assez peu à Leibnitz et beaucoup aux yeux myosotis, à la bouche sensible, à ce qu’il devinait du corps ravissant de Simone soudain si proche. Sa beauté l’impressionnait, au point qu’il eut du mal à se concentrer sur leurs révisions. Impatient de brillei; il voulut l’éblouir par ses propos et par son humour. Pour ne pas être en reste, elle défendit avec vigueur ses positions philosophiques. Sa voix au débit particulier, un peu cassante, rapide, parfois haletante, le troublait davantage encore. Il parvint à garder son calme, mais il sut très vite qu’il voulait la revoir et ne plus la quitter. À com pter de ce jour, Simone devint le Castor. Sartre n’était peut-être pas l’inventeur du surnom, mais ce serait lui qui l’utiliserait sans partage jusqu’à sa mort... Baptisée « Castor » par son ami Herbaud, Simone dut son surnom à la proximité anglaise du mot « beaver » et à sa capacité phénoménale de travail en équipe. •

Le jour de l’oral, face au jury, Sartre se fit prudent. Il dém ontra qu’il savait manier la langue française et philosopher sans se sentir oblige d ’être original à tout prix. Sur la feuille des résultats, la brillante jeune étudiante de vingt et un ans, si belle et sympathique, le talonnait à la deuxième place. Dès sa première tentative, 49

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Simone de Beauvoir avait réussi le to u r de force d’éblouir le jury et de devenir ainsi la plus jeune agrégée de philosophie de France. 11 s’en fallut de peu qu’elle ne ravisse la première place à Sartre. « Si Sartre m ontrait d ’évidentes qualités, une intelligence et une culture fort affirmées, mais parfois approximative, tout le monde s’accordait à reconnaître que LA philosophe, c’était elle . » Une information essentielle manquait au jury. Entre l’écrit et l’oral, leur vie avait basculé. D eux esprits s’étaient rencontrés. Et même reconnus. À l’approche des vacances, Sartre s’interrogeait. Bientôt, il partirait faire son service m ilitaire. Cette jeune fille avec qui il venait de partager un temps fort de sa vie d’étudiant n’avait rien de comparable avec ses précédentes conquêtes. Avec elle, il pouvait discuter, des heures durant, de philosophie et de littérature, lui confier ses rêves de gloire. Comme lui, elle songeait à s’imposer au monde en faisant œuvre d’écrivain. Seraitelle la sœur, l’amie, la confidente, son double sur terre ? - Où partez-vous en vacances ? - Chez mes grands-parents, dans le Limousin. Il resta silencieux quelques instants î - Pourrai-je vous écrire ? Ils s’étaient retrouvés au bar du Jockey, un peu étourdis par la fumée de cigarette et les airs de jazz. Simone reposa son verre. Ils se connaissaient depuis si peu de temps. Tout allait trop vite. Déjà, ils avaient la tête pleine de projets communs. L’été sans lui serait si long 1 Elle lui dit un oui bref, presque gêné, avant de partir très vite, sans se retourner.38 38. Sartre, Annie Cohen-Solal, p. 116.

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Paris sembla aussitôt désert à Sartre qui prit le train pour le Limousin. Sur place, il loua une chambre d’hôtel dans un village au nom prédestiné : Saint-Germain-lesBelles-Filles. C est ainsi qu’un beau matin, Simone vit 1 homme qu’elle aimait, caché derrière un mur, guettant son passage dans la plus pure tradition romanesque. Que diraient ses parents s’ils découvraient sa présence3’ ? Fallait-il qu’il fut amoureux pour parcourir à pied quatre kilomètres chaque jour à travers la campagne dans le seul b u t de la retrouver ! Toute cette chlorophylle l’exaspérait. Il détestait la verdure, les prés, les champs. T ôt levé, il hâtait le pas vers celle qui l’attendait au bas d ’un pré, cachée sous les arbres, les bras chargés de victuailles. C ar elle le ravitaillait en cachette avec la complicité de Poupette et de sa cousine. Les trois jeunes filles rivalisaient d ’audace pour le nourrir avec force tartin es de pain et de from age blanc. Au creux des collines et des fourrés, Simone prenait des airs de dryade. Un doux parfum de lavande et de linge frais donnait une note candide à ces rendez-vous secrets. Simone goûtait depuis toujours le charme des vacances dans la demeure familiale. Mais cette année-là son grand-père était m ort et un homme était entré dans sa vie. La m aison ne serait plus la même. Elle-même venait de changer du tout au tout. Il advint l’inévitable : Georges de Beauvoir surprit les am oureux. Le ton m onta très vite : « Il suffit Monsieur, vous compromettez ma fille. Je vous interdis de poursuivre ces rendez-vous indécents. 39. Souvenirs, propos recueillis par Marcelle Routier, Hélène de Beauvoir, p. 93. 51

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Toute la famille est scandalisée. Retournez donc à Paris et laissez ma fille tranquille . » Le père de Simone n’avait rien compris. Elle lui avait échappé pour ce jeune homme à lunettes qui l’avait surtout frappé par sa laideur. Sartre ne fut pas plus impressionné que cela par les oukases paternels. Il se contenta de changer de pré et de redoubler de prudence pour continuer scs conversations sous les arbres avec celle qui allait devenir son double. Leurs vies jusque-là parallèles venaient enfin de se rejoindre.

40. Souvenirs, propos recueillis par Marcelle Routier , Hélène de Beauvoir, p. 93.

Chapitre II

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P e qui me grisa lorsque je rentrai à Paris, en ' ' v-/ septembre 1929, ce fut d ’abord ma liberté/' ” L’indépendance économique donnait à Simone de Beauvoir ce dont elle avait toujours rêvé : la faculté de mener sa vie comme elle l’entendait et la liberté de ses choix. Pour une jeune fille de vingt et un ans, c’était alors un exploit. Ses camarades du Cours Désir ne trouveraient leur salut que dans le mariage. Pas elle. Pour commence^ elle loua une chambre chez sa grand-mère. Sa nouvelle vie la comblait de joie. Sartre, Zaza et sa sœur pourraient venir lui rendre visite en toute tranquillité. Seule ombre au tableau, Zaza tomba gravement malade. L’amie intime, celle à qui Simone confiait tous ses secrets et ses espoirs n ’avait pas réussi à s’émanciper d ’une fam ille très pieuse. O n lui in terd it d ’épouser l’homme qu’elle aimait. Le chagrin la fit dépérir et elle en m ourut comme d’une maladie foudroyante. On parla de méningite. Était-ce une façon de cacher que l’on peut m ourir d ’am our à vingt ans ? D evant le cercueil de Z aza, Simone découvrait dans to u te leur h o rreu r les effets ravageurs de l’enfermement auquel elle avait échappé :41 41. La Force de l ’âge, Simone de Beauvoir Gallimard Folio, 1960, p. 15.

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« Ensemble nous avions lutté contre le destin fangeux qui nous guettait et j’ai pensé longtemps que j’avais payé ma liberté de sa mort . » Raison de plus pour aller jusqu’au bout de ses propres projets. Chaque instant de solitude et d’amitié prenait un relief extraordinaire. Elle en goûtait toutes les nuances, toutes les promesses. Son avenir, elle le voyait lié à celui de ce jeune Sartre, plus fou encore de littérature qu’elle. Quelque chose d’infiniment intense vibrait entre eux. Leur relation serait hors norme. Ils s’en étaient fait tacitement la promesse. Rien ne viendrait officialiser leur entente que sa force et sa durée. Une union n’était pas à l’ordre du jour. Sartre l’en avait très vite avertie : « Entre nous, il s’agit d’un amour necessaire : il convient que nous connaissions aussi des amours contingentes . » Sans m ot dire, elle l’avait écouté exposer sa conception d’une liaison dont le premier mot devait être la liberté. Son esprit rapide eut tôt fait d’en tirer ses propres conclusions. Il ne voulait pas abandonner la compagnie des autres femmes ? Soit. De son côté, elle avait le monde et l’amour à découvrir. Pas question de vivre emprisonnée avec un seul homme pour la vie entière, comme l’avait été sa propre mère. La proposition de Sartre lui ouvrait une autre voie dont, tout bien réfléchi, les incertitudes et les difficultés semblaient légères en com paraison du sentim ent enivrant de conserver toute sa liberté face à celui qu’elle aimait. À cette demande de non-mariage, il ajoutait une sorte de bail d’essai de deux ans. Car il n’excluait pas de la quitter. Dans ce contrat, il lui proposait un échange total. Ils se diraient, en toute occasion, la vérité. Simone423 42. Mémoires d ’une jeune fille rangée, Simone de Beauvoir, p. 503. 43. La Force de l’âge, Simone de Beauvoir p. 28.

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accepta. Si cela signifiait en finir avec les chuchotements, les rum eurs et les sourires hypocrites q u ’elle avait détestés dans sa jeunesse en voyant la comédie qu’était devenue au fil des ans le mariage de ses parents, elle était d ’accord. Elle se livrait librem ent à cet homme avec lequel un lien bien plus fort que le mariage allait se créer : celui de l’écriture. Sartre alluma une cigarette. La nuit était tombée sur Paris depuis plusieurs heures. On entendait, au loin, le bruit des voitures qui traversaient à vive allure l’avenue Denfert-Rochereau. Le lendemain, il partirait pour dixhuit mois, faire son service militaire. Son ami, Raymond Aron, serait son sergent-instructeur au fort de Saint-Cyr. Lui qui détestait les uniformes allait devoir en porter un. Dans le lit, à ses côtés, abandonnée dans les draps, Simone dorm ait. Leur rencontre datait seulement de quelques mois, et il leur fallait se séparer. Jam ais il n’aurait imaginé en souffrir à ce point. Il y avait bien eu cette maîtresse, Simone Jolivet, dont les foucades l’avaient parfois torturé. Rien de comparable à la douleur violente qu’il ressentait cette nuit. Leur séparation serait un déchirement. Dans la pénombre, il devinait son visage d ’ange aux boucles noires et aux yeux bleus. Combien de temps s’écoulerait sans qu’il l’ait à nouveau ainsi, abandonnée à ses côtés ? Il effleura ses lèvres, ses joues. Doucement, il l’embrassa. Surtout ne pas la réveiller. Comment, mais comment donc vivre sans elle ? À l’aube du lendemain, il lui murmura de sa voix grave : - N ’oubliez pas de m ’écrire. - Vous non plus. Zaza morte, Sartre parti, Simone se retrouvait seule. En quelques mois, sa vie avait été bouleversée. Restait 55

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Poupette qui voulait peindre. La nuit, elles rêvaient tout haut dans les cafés de M ontparnasse. L’une écrirait, l’autre deviendrait une artiste célèbre. Il fallait s’y atteler des à présent. Mais où trouver les mots pour écrire lorsqu’on veut englober le monde ? Cette liberté qu’elle ressentait avec ivresse, elle ne savait pas encore la traduire en projet romanesque. Les pages de ses carnets se remplissaient inlassablement de ses joies et de ses espoirs, de ses déceptions et de ses chagrins. Le pressentim ent d ’être capable de créer un m onde l’habitait. Une idée palpitait, là, de ce qu’elle pourrait écrire, encore insaisissable, trop grande pour elle. L’énergie lui faisait défaut. La préparation des cours, les échanges avec des élèves parfois plus âgées q u ’elle l’épuisaient. L’imagination tardait à combler ses espoirs. Peu im portait. Elle am assait des m om ents de bonheur, des découvertes. Paris s’ouvrait à elle. Sartre n’était finalement pas si loin. De temps à autre, elle parvenait à le rejoindre. Le dimanche, il revenait à Paris. •

Le m onde capitaliste connaissait une année sombre : des faillites et des chômeurs par millions. Le jeudi noir de 1929 et le krach de Wall Street avaient déclenché l’effondrem ent de plusieurs économ ies européennes. P artout éclataient des mouvements de grève. Les émeutes étaient réprimées dans le sang. Le jeune Raym ond Aron ne restait pas insensible à ces tensions. Inscrit au Parti socialiste, il suscitait le mépris indulgent des deux amants : « Le réformisme répugnait à nos tempéraments : la société ne pouvait changer que globalement, d’un seul coup, par une convulsion violente . » 44. La Force de l’âge, Simone de Beauvoir; p. 37.

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Aron observait avec une égale indulgence ces deux innocents qui n’entendaient rien à la politique. Avec eux, il préférait discuter philosophie. Il s’orientait vers un idéalisme, tandis que Sartre « accordait tout son poids à la réalité ». Mais la réalité, quand elle était politique, lui demeurait aussi obscure qu’à Simone. Les deux amants se cherchaient. Aucune discussion n ’était inutile. Ils continuaient de voir Nizan, qui était devenu marxiste. La révolution bolchevique avait fait des émules et de nombreux intellectuels s’inscrivaient au Parti communiste. Pour Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, la première des libertés restait la liberté individuelle. À vingt-cinq ans, leur désir de com prendre les autres et de communiquer avec eux ne les poussait pas encore vers la politique. Et pourtant, sous leurs yeux, des régimes de terreur allaient s’installer, en URSS avec Staline, en Allemagne avec Hitler, en Italie avec Mussolini. Le soldat Sartre quitta Saint-Cyr pour Tours. Il s’éloignait de Paris, et de Simone. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, ils se voyaient à chaque perm ission, découvraient ensemble la littérature étrangère et le cinéma. La séparation devait rythm er leur existence. Comme si les événements s’ingéniaient à mettre la liberté de leur union à l’épreuve de l’espace au tan t que du tem ps. À la fin du service m ilitaire, une nouvelle séparation atten d ait les deux am ants. Il fut nommé professeur au lycée du Havre, elle à Marseille. Marseille semblait à Sartre le bout du monde. Onze heures de train, assis sur des sièges inconfortables, pour rejoindre celle qu’il aimait. Sa présence, sa voix, son corps, 45. La Force de l'âge, Simone de Beauvoir; p. 37. 57

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sa conversation stimulante, lui manquaient. Au point qu’il en ressentait parfois une douleur physique d’une violence inouïe. Le remède eût été de se marier. Ils n’en avaient pas voulu et avaient conclu ce pacte de liberté. Une liberté chèrement payée. Il ne lui restait plus qu’à jeter sur le papier à toute allure, et dans les moindres détails, le récit de ses journées, de ses pensées, de ses interrogations, seul moyen de se trouver ainsi continuellement aux côtés du Castor et d’abolir les distances. Combien de lettres lui adressa-t-il ? Des centaines sans doute. Il lui écrivait chaque jour, parfois une lettre le matin et une autre le soir, dans une tentative touchante d’apaiser sa souffrance. Plus que dans son œuvre romanesque ou théâtrale, il lui exprimait sa tendresse, sa dévotion, son engagement d’être libre : « Mon amoui; mon cher amour, mon charmant Castor », écrivait-il en tête de ses lettres. Des mots plus tendres encore les refermaient. C’est avec des mots qu’il la prenait dans ses bras, la couvrait de ses baisers, l’assurait de son affection. Un écrivain écrit-il jamais pour une seule lectrice ? Il l’avouera beaucoup plus ta rd , lorsque ses yeux fatigués lui interdiront de travailler : ces lettres étaient aussi écrites pour la postérité . Déjà il rêvait de gloire et les imaginait offertes au public, comme tous ses écrits les plus intimes, après sa disparition. Rêve d ’écrivain que nourrissait la prolixité de sa plume. Loin du C astor ou près d ’elle, il lui fallait poursuivre son travail d ’écriture, devenir l’écrivain qu’il rêvait d’être depuis son enfance. Et aussi se distraire. Après les heures consacrées à ce qui n’était pas encore devenu son métier, quelle m eilleure détente que la compagnie des femmes ? Rencontres fortuites, liaisons46 46. La Cérémonie des adieux, suivi des Entretiens avec Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, p. 229.

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sans suite. Il s’im prégnait, pour ses rom ans à venir, d ’expériences et d ’anecdotes. Il les racontait ensuite, par le menu, à sa lointaine confidente. Une fois ses cours achevés, Simone allait à la découverte de la Provence. Son appétit de vivre la poussait à explorer la nature. Entre deux pages, elle partait d ’un bon pas faire vingt ou trente kilomètres de randonnées dans les collines et les calanques, ne reculant pas à l’occasion devant une escalade. Elle aussi h o n o ra it son engagem ent : écrire. Un hom m e la soutenait dans cette épreuve : Sartre. Jusque-là, ses prem iers essais rom anesques n ’avaient guère été fructueux. Les sujets évoqués étaient trop artificiels. Raconter l’histoire de son amie Zaza l’avait tentée. En reposant la plume, elle comprit qu’elle courait à l’échec. À la relecture de son brouillon, sa lucidité coutumière lui fit réaliser soudain q u ’il ne valait rien. L’étendue de ce qui lui restait à apprendre lui apparut clairement. Il y a u ra it un tem ps p o u r to u t. À cette heure, elle jouissait de sa jeunesse et de sa liberté. Elle aimait. Elle était aimée. Un jour peut-être, l’écriture s’imposerait à elle. Du reste, Sartre n ’allait pas lui laisser si facilement abandonner sa vocation d ’adolescente. Dans sa solitude du Havre, il était enfin parvenu à créer un univers imaginaire. Inspiré par la « théorie de la contingence », il avait écrit le prem ier jet de Melancholia, qui s’appellerait plus tard La Nausée : « J ’ai été voir un arbre... c’est à Burgos que j’ai com pris ce q u ’était une cathédrale, et au H avre ce qu’était un arbre . »47

47. Lettres au Castor et à quelques autres, 1926-1939, Jean-Paul Sartre, Gallimard, 1983.

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Dans la salle de classe du Havre, le silence se fit. Le jeune professeur de philosophie entra, posa sa serviette et commença la leçon du jour. Le silence ne dura guère. Le professeur s’adressait à ses élèves avec chaleur et humour. À la sortie du lycée, il les emmena prendre un café. Qui était cet enseignant à la pédagogie révolutionnaire ? Très vite, plusieurs élèves se lièrent avec lui. Jacques-Laurent Bost, fils de l’aum ônier protestant du lycée, devint son plus fidèle ami. Le moment venu, il serait aussi celui du Castor. Un autre garçon entrait dans la vie et dans l’œuvre du philosophe : Lionel de Roulet, un grand blond, élégant, aux yeux d’un bleu vif, qui bientôt ne le quitta plus. Ce brillant lycéen lui racontait les petits potins du Havre, l’histoire de sa famille richissime qui avait perdu maisons, manoirs et chalets suisses au jeu : « Sartre l’appelait “mon disciple” et il avait beaucoup de sympathie pour lui . » Quelques années plus tard , il s’installerait définitivement dans leur vie. Sartre alignait les pages, recopiait les anecdotes, envoyait ses lettres dans le sud de la France. Il ne savait pas encore quelle orientation prendrait sa philosophie. À travers ses lectures de Husserl et de Hemingway, il avait compris qu’il s’ouvrirait au monde et voyagerait. Déjà il s’était rendu au M aroc, en Espagne et en Italie. Il voulut repartir, et choisit l’Allemagne. •

En septembre, il partit pour l’Institut français de Berlin, ouvert depuis peu. Son installation dans la ville fut un dépaysement total. Dans ses bagages, il emportait des souvenirs et des réflexions pour ses premières œuvres 48. La Force de l’âge, Simone de Beauvoir p. 123.

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romanesques. Pour la première fois, il allait séjourner dans ce pays qu’il avait appris à détester durant toute son enfance alsacienne. Ses pas le portaient vers ce qui était surtout la patrie de la philosophie. Il en connaissait la langue et, croyait-il, la psychologie. Pendant le voyage en train il eut le loisir de réfléchir. Il était séparé du Castor pour une année encore. Le supporterait-elle ? Il ne s’en inquiétait guère. Elle semblait tellement tenir à lui. Ses lettres, ses témoignages d’amour, sa vivacité et sa tendresse le comblaient. Sans doute avait-elle compris mieux que quiconque qu’il avait besoin d ’ouverture. Dès son arrivée, il se plongea le jour dans la lecture de Husserl, le soir dans la conquête des jeunes Berlinoises. A utour de lui, l’histoire s’était remise en marche. En janvier 1933, Hitler avait été nommé Chancelier. Dans les rues de Berlin, des dizaines de milliers de nazis célébrèrent la prise du pouvoir par leur chef4. L’incendie du Reichstag, en février, permit au nouveau Führer de frapper un à un d ’interdiction les partis politiques et de suspendre la parution de quelque cent cinquante journaux . Sartre arpentait les rues de la ville, plongé dans ses pensées, à la recherche de ce qui fonderait les bases de son système. Il n ’eut guère l’occasion de s’im prégner de la culture allem ande. À vrai dire, l’Allemagne ne l’inspira ni dans un sens, ni dans l’autre. Inlassablement, il écrivait, raturait, reprenait sa copie. Et ce fut dans un Berlin quadrillé par les nazis qu’il écrivit la deuxième version de La Nausée, et 1'Essai sur la transcendance de l'Ego. Comment expliquer l’aveuglement de Sartre devant le danger du national-socialisme ?*50 4 9 .1930-1940, Michel Pierre, Découvertes, Gallimard, 1999, p. 43-44. 50. Ibidem, p. 43-44.

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« Les pensionnaires de l’Institut de Berlin ne voyaient pas le nazisme avec d ’autres yeux que l’ensemble de la gauche française. Ils ne fréquentaient que des étudiants et des intellectuels antifascistes, convaincus de l’imminente débâcle de l’hitlérism e... L’antisémitisme leur semblait un parti pris trop gratuit, trop stupide pour que l’on s’en inquiétât sérieusement . » Ses amis, Raymond Aron et Maurice de Gandillac, avaient compris bien avant lui que la paix du traité de Versailles venait de voler en éclats. À trente ans, JeanPaul Sartre ne réalisait pas encore combien la politique po u rrait déterm iner le cours de sa vie. Toutefois il s’avoua soulagé de quitter un pays en proie à ses démons. •

Simone en avait terminé avec ses cours de la journée. Dans un café du centre de Rouen, elle écoutait une jeune fille dont le parcours la fascinait. Olga Kosakievicz prônait la paresse et méprisait l’effort. Une très étrange petite personne venait d’entrer dans la vie de Simone. Avait-elle enfin rencontré celle qui rem placerait Zaza ? Simone n ’osait trop y croire. Avec Zaza, elle échangeait sur chaque lecture, chaque idée, chaque espoir chaque déception. Olga était très jeune et se plaisait surtout à l’écouter. Sa lenteur rassurait le Castor. Elles devinrent bientôt inséparables. Simone ignorait encore ce qu’elle devrait, à cette rencontre. Pour l’heure, elle com ptait les jours avant son départ pour l’Allemagne. Elle profiterait de l’été pour rejoindre le « petit homme ». Puis il reprendrait son poste au Havre et elle le sien, à Rouen. À cette pensée, elle frémit. Ils se connaissaient depuis cinq ans et avaient surmonté toutes les épreuves de la séparation. Marseille, 51. La Force de l’âge> Simone de Beauvoir p. 207.

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Le H avre, Berlin. Q ue d ’absences, que de lettres passionnées échangées ! Grâce à ces missives, ils avaient, l’un et l’autre, l’impression de vivre ensemble, du petit déjeuner au dîner. Et Sartre ? se demandait-elle, en finissant son café, que penserait-il de sa nouvelle amie ? Olga rappela à Sartre la petite Française avec qui il avait eu une liaison à Berlin. La jeune femme n’avait goût à rien. Sartre et Simone la décidèrent à venir s’installer au Havre. Ils lui donnèrent des cours de philosophie. D istraite, elle feignait d ’écouter. Incapable de se concentrer, elle ne se plaisait que dans la rêverie et méprisait l’idée même de travail. Son don pour l’inaction, la puissance de sa paresse fascinèrent Sartre. Peu à peu il attribua à chacun de ses gestes, de ses regards, une importance démesurée. Le trio qu’ils essayaient de former avec le Castor n ’allait pas sans douleur. Sartre allait-il délaisser son œuvre pour cette indolente jeune fille ? - Tu dis que Jean-Paul s’intéresse vraiment à cette gamine ? C ’est incroyable. Assise à la terrasse d ’un café, Hélène, inquiète, écoutait sa sœ ur lui narrer les dernières anecdotes de cet invraisemblable trio. - Plus que tu ne l’imagines. De re to u r chez elle, Simone d u t se rendre à l’évidence. Jean-Paul était véritablement sous le charme : « Savez-vous ce q u ’Olga m ’a sorti ce matin ? Je suis sûre que je vais avoir une maladie très grave et que je resterai paralysée... Castor, croyez-moi, nous n’avons pas encore fait le tour de cette petite personne . »52

52. Souvenirs, propos recueillis par Marcelle Routier, Hélène de Beauvoir, p. 116. 63

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Simone avait autant de mal que Jean-Paul à résister à Olga. Un émoi inconnu la bouleversait à chacune de leurs rencontres. Les battem ents de son cœ ur s’accéléraient. Inutile de se leurrer sur ses sentiments. Elle osa effleurer la main, puis le bras, puis le visage d’Olga qui se laissa faire. Sous ses doigts elle sentit, en guise de réponse, la caresse d’un baiser : - J e vous aime, murmura Simone. Olga baissa les yeux sans rien dire et tendit son visage, se laissant aller au désir comme à tout ce que la vie lui apportait, avec simplicité. Leurs lèvres s’unirent. La passion manifeste qui liait le C astor et Olga attendrissait Sartre. II regardait les deux filles rire, échanger des regards complices et amoureux. Un soir, il demanda s’il pouvait sortir seul avec Olga. Fidèle à leurs principes, le Castor accepta. Il était dit qu’elle ne serait pas la seule à séduire cette jeune fille au charme mystérieux dont la vie se déroulait sans but, dans un délicieux laisser-aller à la douceur des jours qui passaient sans qu’elle cherchât à rien en retenir. À son tour, Sartre désira Olga avec violence et le lui dit. Il la prit comme il le voulait et s’endormit, heureux. La jeune femme se releva et le quitta pour rejoindre le Castor qui l’attendait. De nouveau, elles s’aimèrent avec fougue. Les amants étaient parvenus à créer ce trio qui les faisait fantasmer. Cette preuve de liberté absolue qu’ils se donnaient ne résista pas longtem ps à l’épreuve de la vie quotidienne. Insensiblement, entre les amants et Olga, la passion se teinta de jalousie. Le trio s’effondra. Olga s’en alla vers d’autres bras, amère. L’essai d ’une trilogie amoureuse avait échoué. La souffrance, qui était le prix de cette liberté sexuelle, était devenue intolérable et avait ruiné leur belle entente. 64

tes Anunts Je Ij liberté

La paresse d’Olga, sa façon si particulière de plomber leur relation, eurent au moins un effet positif : son personnage servit d’héroïne au premier roman de Simone. Elle devait devenir Xavière dans L'Invitée. L’histoire et l’échec de leur trio serviraient de trame à ce roman de la jalousie qui devait paraître neuf ans plus tard, en 1943. À cette même époque, Sartre com m ençait tout juste sa réflexion et la rédaction de L'Être et le Néant. Simone reprenait alors toute sa force et sa prééminence. Il adorait ces soirées passées à boire dans les cafés en développant ses théories qu’il essayait face au Castor. La rapidité de ses réactions le surprenait toujours. Sa perspicacité, scs traits fulgurants, sa capacité de dém onter ce que ses systèmes avaient de boiteux le ravissaient. Il s’agissait là d’une fascination autrement profonde et durable. Il admirait son intelligence. À eux deux, ils voyaient plus loin, ils percevaient le monde avec une clarté, une acuité dém ultipliées. Rien ne pouvait leur résister. Olga eut tô t fait de se désintéresser de la philosophie. Déçu, Sartre se tourna vers sa sœur Wanda qui les avait rejoints. La trouvant douée pour le dessin, Sartre pria Hélène de lui donner des cours de peinture dans son atelier. Toujours accommodante, elle accepta. Wanda arrivait, observait Poupette s’activer devant son chevalet, s’allongeait sur le canapé et s’écriait : « Oh Poupette, ça me fatigue rien que de vous voir travailler 1 » « Des deux sœurs, je n’ai jamais su laquelle était la plus paresseuse », concluait Hélène, amusée. Prêtes à inspirer à Simone la trame de son premier roman, elles étaient aussi, dorénavant, installées dans53 53. Souvenirs, propos recueillis par Marcelle Routier, Hclcne de Beauvoir, p. 116.

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la vie de Sartre qui se sentait obligé de les aider. Que faire de ces filles aussi charmantes qu’impossibles ? La philosophie et la peinture ayant échoué dans l’œuf, elles devaient devenir, grâce à lui, comédiennes. C’est lui qui travaillerait pour elles, inlassablement, durant les vingt années suivantes. Pour leur procurer des rôles, il rédigea à leur intention ses pièces les plus connues. On ne peut qu’applaudir à ce tour du destin : ces pièces compteront parmi ses plus beaux succès. À Berlin, en août 1936, Hitler inaugurait les Jeux olympiques et prônait à cette occasion l’inégalité des races. La foule remplissait le stade. Des hôtes étrangers, venus applaudir les héros du sport, assistèrent au triomphe nazi. Depuis trois ans, des mesures discriminatoires avaient été prises contre les juifs. À présent ils étaient pourchassés. À l’issue des compétitions, les dirigeants allemands furent néanmoins félicités par les responsables du Comité International Olympique pour leur efficacité et leur accueil. Le mois d’août 1936 s’achevait. Au printemps, le Front populaire avait gagné les élections en France. En tant que femme, Simone n’avait pas eu le droit de voter. Sartre ne vota pas, lui non plus. Ils se contentèrent d ’observer le m ouvem ent. Ils ne participèrent pas davantage aux manifestations et ne défilèrent pas sur le pavé parisien : « N ous com ptions sur le F ront populaire à l’extérieur pour sauver la paix, à l’intérieur pour am orcer le m ouvem ent qui ab o u tirait un jour à un véritable socialisme. [...] cependant notre individualisme [...] nous avait cantonnés dans le rôle de témoin54. » 54. La Force de l’âge, Simone de Beauvoir, p. 303. 66

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De retour à Paris, Sartre publia son premier texte, L Imaginaire . Lui qui s’était cru destiné à écrire des romans faisait son entrée en scène comme philosophe. Q u’importe ? Il recopiait Mclancholia. Un vrai roman cette fois. Plairait-il ? Nizan était prêt à le présenter aux éditions Gallimard. La réalité allait-elle rejoindre son rêve d ’enfant ? À trente ans passés, il attendait ce m om ent depuis longtemps. Quelques mois plus tard, il rencontra les éditeurs Jean Paulhan et Brice Parain. Ils prirent un verre. On loua son livre, on lui suggéra quelques modifications . B ientôt, il recevrait son co n trat. Il rentra chez lui, im patient d ’écrire au Castor : « Je marche aujourd’hui J7 comme un auteur . » Seul le titre déplut à l’éditeur et Melaticholia devint donc La Nausée. Pendant ce temps, Simone achevait son recueil de nouvelles, Primauté du spirituel. Le thème principal en était l’imaginaire auquel les femmes étaient forcées de recourir pour embellir leur vie. Il s’agissait aussi d ’une tentative pour ressusciter Zaza. Rejoindrait-elle enfin le club des écrivains auquel son com pagnon appartenait à présent ? C’était la grande question. La sentence tomba. En dépit de l’appui de Sartre, l’ouvrage fut refusé. Assise au Dôme, le Castor, désabusée, buvait un cognac : - J e ne suis pas écrivain, n’est-ce pas ? Sartre posa son verre, sensible à son amertume et l’encouragea :567 55. La Force de l'âge, Simone de Beauvoir, p. 303. 56. Lettres au Castor et à quelques autres, Jean-Paul Sartre, lettre du 30 avril 1937, pp. 113-115. 57. Ibidem , p. 146.

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- Bien sûr que si, vous l’êtes ! D’ailleurs, vous allez continuer à écrire. Ne vous découragez pas. Pour l’instant, le mieux que vous ayez à faire, c’est de vous jeter dans l’écriture de ce roman que vous avez commencé. À peine entendait-elle ces paroles de réconfort. Autour d’eux, des femmes élégantes, des hommes cravatés passaient devant leur table, indifférents à la peine du Castor. Elle ne fêterait pas, comme lui, ses trente ans avec un livre en librairie. De l’autre côté du boulevard M ontparnasse, on distinguait l’immeuble où elle et Poupette étaient nées. Rien à faire, se dit-elle avec rage, je ne vais pas abandonner mes rêves de jeunesse. - J e m’y remettrai des demain ! Et elle commanda un autre verre. Leur entourage connaissait, lui aussi, les surprises de la vie. « Le disciple » de Sartre, Lionel de Roulet, s’était lié à Hélène. Sartre les avait présentés. Au début, Poupette s’était montrée dédaigneuse : « Il ne m’intéresse pas. Il est trop jeune pour moi. » La jeune femme préférait les hommes plus mûrs qui lui apprenaient la vie. Sartre se délectait de ses récits. Poupette lui confiait ses secrets d ’alcôve q u ’il s’empressait de rapporter au Castor dans ses lettres. De son côté, il découvrit que la célébrité facilite les conquêtes. Un grand écrivain faisait une cour discrète à Hélène : Jean G iraudoux escaladait quatre à quatre l’escalier qui menait au studio de la jeune fille. Surtout, que personne ne le reconnaisse ! Il se jetait sur elle, avec force et sensualité, la caressant et lui m urm urant des mots doux que Sartre écouterait plus ta rd , m éditatif : « C ’est un am ant m erveilleux 1 » com m entait Hélène. Et d ’ajouter, d ’un air espiègle : « Il m ’apprend beaucoup. » 68

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Loin du Castor, Sartre s’initiait ainsi aux réactions fém inines et p rép arait son avenir sentim ental déjà très prometteur. Lionel avait été maltraité par sa mère. Richissime, elle dépensait sa fortune au jeu et ne le nourrissait pas suffisam m ent. Il fit une prem ière tuberculose et en guérit. Un an plus tard, l’autre poumon, puis la colonne vertébrale furent atteints. Le diagnostic tomba, terrible : il s’agissait du mal de Pott. Avant-guerre, on pouvait en rester paralysé à vie. Catastrophée, Hélène apprit la nouvelle aux deux amants : - S ’il survit, il restera paralysé. Sinon, il va mourir. - Ne pleure pas, nous irons le voir. Sartre et le Castor tinrent parole. Us se rendirent à Berck où ils purent assister au spectacle irréel des jeunes tuberculeux transportés dans les rues, allongés sur les planches de bois. Leur vie se passait à l’horizontale. Comme toujours quand il s’agissait de ses élèves, Sartre se montra amical. Lionel continuait à étudier la philosophie. Le « petit homme » discutait avec lui d’Heidegger. Avec patience, il lui confiait ses dernières réflexions philosophiques. Lorsqu’ils repartaient, Poupette en larmes sur leurs talons, Lionel leur souriait, rasséréné : -V os visites me font tellement plaisir ! murmurait-il. À un écrivain, tout fait matière. Si ces visites furent bénéfiques à Lionel, elles contribuèrent aussi à la littérature. Sartre s’inspira à une ou deux reprises de ce que lui racontait son ancien élève sur le monde des tuberculeux. O n crut le reconnaître dans La Nausée sous le personnage de Charles. Lionel se sentit meurtri d ’avoir servi de modèle, même lointain, à un homme de droite, à l’opposé de ses convictions et de son tempérament. Cloué sur sa planche, il avait eu le temps 69

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de réfléchir à l’importance de l’engagement politique. Apres sa guérison, peu de temps avant la Seconde Guerre mondiale, il devait se rapprocher des socialistes. Sartre le rabrouait : -V ous n’allez pas vous mêler de politique ! Occupezvous plutôt d’approfondir votre pensée philosophique. - L’un n’exclut pas l’autre. Je me sens proche du Front populaire. - Bien sûr, mais ne gaspillez pas votre énergie ! Il le taquinait, mais n’en pensait pas moins que ce jeune homme, décidément, n ’était pas sérieux. La guerre d ’Espagne les saisit tous d’effroi. Leur ami, Fernando Gerassi, partit rejoindre les Brigades Internationales. La nouvelle de Sartre, Le Mur, publiée dans la Nouvelle Revue Française, s’inspirait du conflit. Mais il s’agissait plus « d’une méditation existentielle » que d ’une véritable réflexion politique. Sartre commençait cependant à mesurer la montée des périls. Le Castor, elle, sous-estim ait encore l’implication du politique dans sa vie. Sartre se montra hostile aux accords de Munich : « On ne peut pas céder indéfiniment à Hitler . » En revanche, Simone fut soulagée. L’orage était passé. Son avenir lui apparaissait radieux. Rien ne l’em pêcherait d ’être heureuse auprès de Sartre et de poursuivre ses travaux d’écriture. Sartre avait ses raisons de se sentir inquiet. Si la guerre éclatait, il serait mobilisé. Ce serait trop bête d ’être obligé de partir au front au moment même où son avenir de philosophe et d ’écrivain était assuré.589 58. La Force de l’âge, Simone de Beauvoir, p. 384. 59. Ibidem, p. 384.

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Reconnu, il l’était aussi par les femmes. Le succès les attira it. P our trouver ses m aîtresses, il avait l’em barras du choix parmi les plus jolies des créatures qui s’empressaient autour de lui. Le Castor avait appris à s’en accom m oder. Aucune de ces conquêtes ne rivalisait avec elle sur le plan intellectuel. À ses yeux, ce n ’étaient que des fredaines. Du reste, elle n ’avait pas à se plaindre. Le beau et charm ant Jacques-Laurent Bost, ancien élève de Sartre, et « disciple » favori, partageait avec elle d ’agréables mom ents. Leur liaison devait durer presque dix ans. Ce bel homme consola souvent Simone lorsque Sartre s’enivrait d ’autres aventures amoureuses. Sartre en était ravi. Les am ants assumaient leur liberté. Entre eux, un équilibre s’était établi. Leur tendresse et leur am our résistaient à tout. Seule ombre au tableau : les cent premières pages du rom an de Simone, présentées aux éditions Gallimard, avaient une fois de plus déçu. Depuis des mois, elle travaillait sans relâche à une nouvelle version. Le roman était inspiré de leur trio amoureux avec Olga qui s’était achevé par un échec. La jalousie et le monde littéraire servaient de trame romanesque. Il était écrit à la manière d’un roman d’Agatha Christie : aucun personnage ne savait ce que pensait l’autre, et le roman s’achevait sur un meurtre. •

Penchée sur sa m achine à écrire C ontinentale, Hélène tapait à vive allure. Près d’elle, dans la chambre de l’hôtel M istral envahie par la fumée des cigarettes, les amants relisaient le manuscrit de L’Itwitée. La cadette releva la tête et murmura, fatiguée : - Comme tu écris mal ! Ton écriture est encore plus illisible que la mienne. 71

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- Tais-toi, répondit Simone plongée dans ses corrections. Continue ! Sartre poursuivait sa lecture. À son tour, il fit des remarques sur le contenu du texte. Hélène soupira. Elle avait de loin préféré taper le manuscrit de La Nausée. Le « petit homme », lui du moins, raturait et réécrivait son texte scrupuleusement. Un jour, elle lui avait demandé : « Q u’est-ce que vous préférez dans votre travail ? - J e crois que c’est recopier. J ’aime recopier . » Sartre alluma une cigarette. Il se sentait euphorique. La Nausée était un succès. Il avait même failli, pour ce premier roman, remporter le prix Interallié. Cette entrée fracassante dans la littérature le com blait d ’espoir. Il écrivait à présent des centaines de pages sur la psychologie phénoménologique. Une foule de projets se bousculaient dans sa tête. Il songeait à des nouvelles, à un autre roman. Il observa Simone longuement. Sans le savoir, elle lui avait apporté ce qui lui manquait. Enfant, il avait rêvé d’avoir une sœur à ses côtés. Le Castor était devenue son amante et sa confidente. Mais il aimait aussi contempler Poupette. Plus jeune qu’eux deux, elle racontait d’un ton enthousiaste et rieur ses aventures avec ses amants. Il ressentait à son égard une tendresse de frère aîné. Simone s’impatientait. Ce roman était peut-être la chance de sa vie. Hélène accéléra la cadence. La route était encore longue pour devenir écrivain. •

Simone entra dans un café de la rive gauche qu’elle ne connaissait pas. Dans la salle du rez-de-chaussée, donnant sur le boulevard Saint-Germain, elle découvrit601 60. Souvenirs, propos recueillis par Marcelle Routier, Hélène de Beauvoir, p. 117. 61. Sartre, Œuvres romanesques, Chronologie, Gallimard La Pléiade, 1981, p. LIII.

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le poète Jacques Prévert entouré de ses amis. À une table voisine, fumant et buvant, assis sur les banquettes rouges, des metteurs en scène. L’établissement regorgeait de monde et chaque groupe avait sa table. Bientôt, les deux amants s’y retrouveraient tous les jours. Après le Dôme, Le Flore et Les Deux M agots devinrent leur nouveau quartier général. Sartre y prit ses habitudes. On murmurait que La Nausée était l’un des rom ans m arquants de cette première moitié du siècle. Chaque écrit, chaque nouvelle de lui, recevait un accueil chaleureux. Le soir, avec le Castor, il évoquait sa journée. Les heures d ’écriture avaient été productives. Plusieurs de ses nouvelles parurent. Il term inait les derniers récits du recueil intitulé Le M ur : - Castor, j’ai commencé à réfléchir sur un roman. - C’est une très bonne idée. Vous devriez continuer dans cette voie. Simone était catégorique. Les deux années précédentes, elle avait vivement incité le « petit homme » à se concentrer sur l’écriture romanesque : « Oui, lui disait-elle avec au to rité, vous ne serez jam ais un philosophe, vous feriez mieux d ’écrire des romans . » Débordant d’énergie, Sartre voyait plus large. Pourquoi la création d’un monde romanesque devrait-il l’empêcher de penser à une œuvre philosophique ? Un jour peut-être, le Castor reconnaîtrait qu’il était capable de mener à bien ces deux projets parallèlement. Certes, elle était de bon conseil et apportait des critiques constructives à ses écrits mais il pensait que, pour une fois, elle se trompait. II se sentait porté à la fois vers la philosophie et vers le roman. Les portes de la notoriété s’entrouvraient. 62. Sartre, Œuvres romanesques, Chronologie, Gallimard La Pléiade, 1981, p. LUI, d’après des entretiens avec John Gerassi (inédit), p. 111.

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Une lourde interrogation subsistait. La guerre d ’Espagne faisait rage. Les républicains perdaient du terrain. Cette année-là, H itler annexa les Sudètes à l’Allemagne. L’Histoire allait-elle bouleverser leurs projets ? Une nouvelle amie s’était jointe à leur cercle. Le Castor avait rencontré Colette Audry à Marseille où elles enseignaient dans le même lycée. M ilitante, elle occupait un rôle im portant au sein du Parti socialiste. Ses discussions avec Sartre étaient vives. À la différence des deux amants, elle avait, très jeune, pris conscience de l’im portance de l’engagem ent politique. Comme d ’autres, elle avait misé tous ses espoirs sur les forces républicaines de la guerre d ’Espagne. La progression des troupes franquistes la plongeait dans le désarroi. Les centaines de milliers de morts des deux côtés des barricades espagnoles la révoltaient. En mars 1939, les troupes nationalistes pénétrèrent dans M adrid et dans Barcelone. La guerre d ’Espagne prenait fin. Avait-elle valu la peine d ’être menée ? Tant de morts pour en arriver à mettre Franco au pouvoir. Simone ne savait plus que penser. Avec Sartre, elle avait assisté, trois ans auparavant, en témoins, à l’avènement du Front populaire. À présent, ils sentaient la menace les concerner directement. Colette Audry et le Castor, toutes deux pacifistes, refusaient l’idée d’une France en guerre : - Une France en guerre, n’est-ce pas pire qu’une France nazifiée ? Sartre secouait la tête : « Je ne veux pas q u ’on m ’oblige à m anger mes manuscrits. Je ne veux pas qu’on arrache les yeux de Nizan à la petite cuillère . » 63. La Force de l'âge, Simone de Beauvoir, p. 409.

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Le C astor ne pouvait y croire, mais Sartre l’en persuada. La guerre semblait inéluctable. Elle frissonna. Petite fille pendant la Première Guerre mondiale, elle avait grandi, entourée d ’amies dont les pères, les frères, les oncles avaient été tués au combat. La boucherie de Verdun était encore présente dans tous les esprits. Plus jamais ça ! avait-on dit. Et voilà que « ça » allait recommencer. Au Flore, on allum ait les lampes au-dessus des m iroirs. Sous leur lumière douce, les gens fumaient, buvaient, bavardaient et riaient fort dans une bienheureuse insouciance. Pour combien de temps ? Simone songea aux jeunes élèves de Sartre, en âge d’être appelés. Le « petit homme » partirait. Nizan et Bost également. Seul, Lionel de Roulet, trop malade, y échapperait : « Soudain, l’Histoire fondit sur moi ... » Cette fois, l’éveil politique les avait bel et bien frappes. Une autre nouvelle vint aggraver leur désarroi. Depuis le 30 juillet, l’Allemagne accentuait sa pression sur Dantzig, ville polonaise qu’Hitler voulait récupérer. Le 23 août, à la stupeur générale, les deux ministres allemand et soviétique des Affaires étrangères signèrent à Moscou, en présence de Staline, un pacte de non-agression. Une journée suffit pour que les com munistes français, qui appelaient à la lutte contre le fascisme en Allemagne et en Italie, deviennent des espions potentiels. Très vite, des militants communistes furent interpellés, L'H umanité interdite : « Le pacte donnait raison à Colette A udry... la Russie était devenue une puissance impérialiste, butée comme les autres dans ses intérêts égoïstes . » 64. La Force de l’âge, Simone de Beauvoir p. 424. 65. Ibidem, p. 429. 75

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Quelques jours après le pacte germano-sovictique, la Seconde Guerre mondiale éclatait. Dans la nuit et le froid, Sartre rejoignit la 7 0 division à Essey-les-Nancy. Il allait retrouver le monde de son beau-père. Le « petit homme » détestait la hiérarchie et les conventions. Il serait sous les ordres d ’un sergent auquel il devrait obéir. Il côtoierait d’autres appelés qui voudraient lui confier leur histoire. En échange, il devrait dévoiler des aspects de son intimité. Que raconter en effet ? Les femmes séduites, une favorite, des pages d’écriture remplies chaque jour ? Il n’avait pas envie de décrire ses conquêtes, ni de parler du Castor ou de ses succès de librairie. Dans le camion qui roulait vers la caserne, désabusé, il rêvait de tranquillité. Simone demeura seule à Paris avec son chagrin. Tous les hommes de son entourage étaient partis. La peur la pétrifiait. Et si Sartre était tué ? Il ne lui restait plus qu’à attendre le courrier. Ces lettres qui les avaient tenus liés entre M arseille et Le H avre, Le H avre et Rouen, prenaient davantage d’importance encore. Cette fois, Sartre était en danger de mort. Pour l’un comme pour l’autre, l’écriture demeurait le seul refuge. Durant toute cette période de la « drôle de guerre », le nombre de pages écrites quotidiennement par chacun d’entre eux explosa. Leur prolixité les soulageait de leur peur et de leur isolement. Jour après jour, elle nota dans son journal les événements de sa vie, ses espoirs et ses chagrins. Loin d’elle, entre l’Alsace et le Midi où il fut déplacé, Sartre, pour la première fois, entreprit la même démarche. Il remplit des carnets sur son enfance, et nota scrupuleusement les événements de ses journées.

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Ce travail l’occupait, s’ajoutant à celui de sa correspondance. Écrire était le plus efficace des remèdes contre l’ennui. Dès le m atin, après les ordres, les contrordres et les cris du caporal auxquels il ne comprenait rien, il s’installait pour écrire sa première lettre au Caston Chaque instant était décrit par le menu avec drôlerie et humoun II écrivait sur tout ce qu’il ressentait, sans oublier de réclamer le plus important, de quoi écrire : « Je vous aime de tout mon cœur, ma chère petite épouse m organatique... M on amour, envoyez-moi vite le paquet, si vous ne l’avez fait. Je n ’ai plus ni encre (dernière capsule aujourd’hui), ni papier, ni livres . » Une journée sans nouvelles du Castor l’inquiétait. Les incertitudes de la poste faisaient que trois ou quatre lettres lui arrivaient le même jour après qu’il ait luimême envoyé une lettre dans laquelle il s’inquiétait de n ’avoir rien reçu. Invariablement, elle lui adressait des carnets qu’il remplissait de son écriture ronde et fine. Sa journée se poursuivait avec la rédaction d’autres lettres à d ’autres femmes : Simone Jolivet, Olga, Wanda recevaient leur part de nouvelles. Cela représentait des dizaines de pages quotidiennes. Une fois le courrier achevé, il se jetait dans son roman. La drôle de guerre lui en laissait le loisir. Plus tard, il l’appellerait Le Sursis. Le Castor avait repris ses cours au lycée Camille-Sée avec une seule idée en tête : rejoindre Sartre à la première permission. Entre-temps, elle accomplissait les mêmes gestes que les autres femmes qui avaient un homme au front : envoyer des paquets de tabac et de nourriture. À cette seule différence que ses colis pleins de livres, de carnets et de feuilles de papier pesaient lourd.

66. Lettres au Castor et à quelques autres 1926-1939, Jean-Paul Sartre, édition établie, présentée et annotée par Simone de Beauvoir; p. 346. 77

Ltt Amjnts dt IJ liberté

À Brumath, Sartre se trouvait cantonné sur la terre de sa famille - l’Alsace - lorsqu’on vint lui annoncer qu’une jeune femme l’attendait. Le Castor avait réussi à le rejoindre. Bouleversé, il osait à peine la regarder. Ils ne s’étaient pas vus depuis trois mois. Avec sa barbe de plusieurs jours, il faisait piètre figure. Le petit homme n’avait qu’une envie, la prendre dans ses bras, mais où aller ? La chambre du Castor dans l’auberge était glaciale et les soldats devaient rejoindre leur cantonnement avant neuf heures . Le lendemain matin, Sartre la retrouva pour le petit déjeuner. Elle avait passé une nuit blanche. Il s’attabla devant un pot fumant de café alsacien et demanda sans transition : - Avez-vous eu le temps de lire les cent pages que je vous ai données ? C’était bien Sartre. Elle le fixa avec intensité et sourit. Il s’était rasé de près. Elle le retrouvait enfin tel qu’il l’avait quittée, une nuit d’été dans Paris endormi : - Bien sûr que je les ai lues ! C ’est excellent ! J ’ai juste quelques remarques sur un personnage... Sartre avait pris ses mains glacées dans les siennes. Il se sentait revivre. Enfin il pouvait parler de son travail ! Elle savait comme personne prononcer les mots qu’il avait envie d’entendre, l’encourager, le critiquer avec amour et respect : - Votre aide m ’est précieuse, mon petit Castor. Très précieuse. Cette visite surprise dura quelques jours. Sartre la laissait seule dans les cafés des heures durant*. Elle se plongeait dans ses carnets qu’elle découvrait. Il y avait là de quoi la rassurer. N on, la guerre ne l’empêcherait pas de poursuivre sa vocation d ’écrivain. Rien 67. La Force de Vâge, Simone de Beauvoir, p. 477. 68. lbidem t p. 478. 69. Ibidem, p. 479.

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n ’em pêcherait jam ais Sartre d ’écrire. L’inquiétude subsistait cependant. Des événements indépendants de leur volonté, en quelques mois, avaient bouleversé leur vie. Q u ’est-ce que l’avenir leur réservait ? Q uand elle regardait autour d ’elle, les soldats ne semblaient guère affairés. Les Alsaciens vaquaient à leurs occupations et lui souriaient d’un air entendu. Elle était venue voir son homme. Il avait de la chance. Et elle était si jolie. Avant de repartir pour Paris, elle lui demanda si, à son avis, cette guerre allait durer : « Sartre croit lui aussi qu’on ne se battra pas, que ce sera une guerre moderne, sans massacre, comme la peinture moderne est sans sujets, la musique sans mélodie et la physique sans matière . » Dans l’obscure chambrée de la caserne, une idée imprégnait tous les écrits de Sartre : la liberté. Comment exprim er cette notion qui l’obsédait ? « Je suis pris entre une théorie husserlienne et une théorie existentielle de la liberté, je suis mal assuré de mes idées. » Plus la drôle de guerre avançait, plus la théorie de la liberté sur laquelle il fonda sa philosophie et sa vie s’imposait Libre, l’homme avait le choix et était responsable de ses actes. La liberté était la clef de tout. Dans une France encore dominée par le catholicisme, il voulait opposer cette notion à celle du destin. Ce n’était pas Dieu qui décidait des actes des hommes. Chaque être humain était libre de son devenir. Ses réflexions progressaient. Au travers de la drôle de guerre, il expérimentait les rapports entre « l’être et le néant ; l’être et le devenir ; l’idée de liberté et celle du monde extérieur . » 70. La Force de l'âge, Simone de Beauvoir, pp. 478-479. 71. La Cérémonie des adieux, suivi des Entretiens avec Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, p. 456.

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C’est ainsi que dans le froid et l’inconfort germaient les prémices de son ouvrage philosophique majeur. •

Comm ent traduire l’accélération de l’H istoire ? se demandait Simone en alignant les phrases de L'Invitée. Elle souhaitait à présent inclure dans son récit l’histoire de la guerre et l’évolution de leurs pensées. Q uand il revenait en permission, Sartre lui parlait d’engagement. Après la guerre, il ne resterait pas inactif. Le C astor l’écoutait avec avidité. Elle aussi se sentait concernée. Les événements avançaient plus vite que son rom an. Épreuve rude, mais enrichissante. Sa confiance était entière : elle mettrait le temps qu’il faudrait pour achever cet ouvrage, mais elle y parviendrait. Guerre ou pas, un jour elle serait écrivain. - Ne pleure pas, voyons ! Accoudée à une table au café de Flore, Hélène sanglotait. En convalescence, Lionel était parti rejoindre sa mère au Portugal. Le reverrait-elle un jour ? Simone poussa un soupir. Aux tables voisines, on les dévisageait. Cette scène semblait ridicule. Pourtant, elle était bien placée pour comprendre ce que ressentait sa sœur. Sartre était loin, lui aussi. Elle sortit un mouchoir de son sac et le tendit à sa cadette : - Sèche tes larmes. J ’ai une proposition à te faire. Hélène releva la tête et posa les mains sur sa tasse pour se réchauffer. Le café était brûlant. Confiante, elle regardait Simone qui l’avait toujours protégée, se chargeant même de la location de son atelier de peinture : - C’est décidé. Je t’offre ton billet de train pour Lisbonne. Je te donnerai aussi de l’argent pour que tu puisses rester là-bas jusqu’à la rentrée. 80

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- Mais ce n’est pas raisonnable ! Tu n’as pas un gros salaire. Et avec tous ces colis que tu envoies à Sartre, tu dois dépenser beaucoup ! Simone sourit, indulgente : - Laisse-moi faire et prépare ton voyage. Là-bas, tu pourras peindre. Et arrête donc de pleurer. Je ne veux plus te voir dans un état pareil ! Après Sartre et Bost, Poupette s’en allait. En sortant du Flore, elle crut que ce serait à son tour de fondre en larmes. D ’un geste vif, elle saisit le bras de sa sœur. On était en mai 1940. Q u’est-ce que l’avenir leur réservait ? •

Hélène arriva à Lisbonne le 10 mai 1940. Le jour même, l’état-major allemand, sous l’impulsion d’Hitler, m ettait fin à la drôle de guerre. N égligeant la ligne Maginot derrière laquelle les Français pensaient pouvoir vivre en paix et à l’abri, les armées allemandes envahirent les Pays-Bas et la Belgique. En trois semaines, les troupes françaises furent défaites par un adversaire imaginatif et déterminé. Bientôt les troupes allemandes entreraient dans Paris ! Quelques semaines plus tard, réfugié à Vichy, le Parlement, à l’exception de quatre-vingts députés, vota les pleins pouvoirs au maréchal Pétain. Tous les juges de France, sauf un, lui prêtèrent serm ent. Ces mêmes juges qui condamneraient les résistants pendant cinq ans, puis les collaborateurs à la Libération. À Paris, les dirigeants communistes suspectés de collaboration avec l’ennemi et en fuite pour la plupart refirent surface et dem andèrent au G ouverneur m ilitaire de Paris l’autorisation de faire reparaître L'Humanité. En un peu plus d ’un mois, la France de Sartre et du Castor avait changé de visage : « Je n ’avais qu’une idée ; ne pas être coupée de Sartre, ne pas être prise comme un rat dans Paris occupé. 81

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[...] J ’ai compris que Sartre allait être prisonnier pour un temps indéfini, qu’il vivrait une situation horrible, que je ne saurai rien de lui . » Simone suivit le mouvement et quitta Paris, une parmi les milliers de réfugiés lancés à l’aveuglette sur les routes de France. Au bout de quelques jours, elle revint sur ses pas. L’espoir de revoir Sartre l’incitait à retourner dans la capitale. L’Armistice fut signé. Le petit homme allait-il pouvoir rentrer ? Prisonnier des Allemands, Sartre était privé d’informations. Il n’avait rien changé à ses occupations : écrire au Castor, et aux autres femmes qui attendaient de ses nouvelles, terminer son roman. Sa principale crainte tenait à l’acheminement du courrier : les lettres circulaient plus difficilement. Le Castor devait être morte d’inquiétude. Il l’imaginait, perdue dans la débâcle que vivait la France : « Mon doux petit que ça m’ennuie de penser que vous vous agitez dans votre petite tête », lui écrivait-il. Il se souciait assez peu de son propre sort, se préoccupant surtout de l’achèvement de son rom an. Une gageure, car il fallait à to u t prix q u ’il soit une réussite. Depuis La Nausée, il portait sur ses épaules les espoirs d’une nouvelle génération d’écrivains. Il ne devait pas décevoir : « Je préfère finir au plus vite le roman et puis on n’en parlera plus ...» En écrivant ces m ots, il voulait à toute force rassurer le Castor. Pour le reste, il attendait. Le 4 juillet, 72. La Force de l'âge, Simone de Beauvoir, p. 502. 73. Lettres au Castor et à quelques autres 1926-1939, Jean-Paul Sartre, p. 229. 74. Ibidem, p. 231.

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elle reçut sa première lettre en provenance du camp. Com m e des centaines de milliers d ’autres soldats français, il avait été fait prisonnier. Le C astor avait espéré son reto u r rapide, il n ’en serait rien. Une séparation de plusieurs mois s’annonçait. Cette fois, il n ’y aurait pas de permission et peu de courrier. Simone se plongea dans la lecture d ’Hegel à la Bibliothèque Nationale. L’Histoire avait prise sur elle tout en la réconfortant. Elle étudiait l’œuvre d ’un regard critique : « Plus j’allais, plus - sans cesser de l’admirer je me séparais d’Hegel. Je savais à présent que jusque dans la moelle de mes os, j’étais liée à mes contemporains, je découvris l’envers de cette dépendance : la responsabilité . » L’H istoire l’écrasait, tout en la réconfortant. Ses cours au lycée V ictor-D uruy avaient repris. Elle réécrivait son rom an, retrouvait son amie Olga et le jeune Bost. La vie reprenait son cours. D ans le cam p, au milieu de nulle p art, Sartre organisait son temps lui aussi : « J ’ai retrouvé au stalag une forme de vie collective que je n ’avais plus connue depuis l’École Normale et je peux dire qu’en somme j’y étais heureux . » Il se fit des amis, dont un jésuite et un abbé . Un travail inattendu lui ouvrit un nouvel horizon. Pour Noël, il composa une pièce de théâtre intitulée Bariona. Le sujet en était l’occupation de la Palestine par les R om ains... Il fit la mise en scène, choisit les acteurs et écrivit le texte. Était-ce une réaction à l’ennui ? Il s’amusa énorm ém ent et sut q u ’une fois libéré, son œuvre comporterait aussi des pièces de théâtre. Olga et Wanda, 75. La Force de l'âge, Simone de Beauvoir, p. 538. 7 6 . Entretiens avec John Gerassi (inédit), cité dans Œ uvres romanesques, Sartre, Chronologie p. LVI. 77. Ibidem.

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esseulées dans Paris occupe, ne sauront que bien plus tard ce que leur carrière d’actrices dut à la défaite de 1940. Eut-il vraim ent le temps de s’ennuyer ? Il est possible d’en douter. Entre les lettres de sa nombreuse correspondance, il écrivait son roman. Avec les corvées du camp et les bavardages entre prisonniers, les mois s’écoulèrent assez vite. Bientôt, Simone eut des nouvelles de Paul Nizan. L’ami de jeunesse de Sartre avait démissionné du Parti com m uniste au m om ent de la signature du pacte germano-soviétique. Il n’avait pas accepté cette alliance entre Staline et Hitler. Il fut tué en 1940. En l’apprenant, elle se sentit défaillir. Il avait l’âge du petit homm e. Sartre risquait-il lui aussi de m ourir sous les balles ennemies ? Son éducation politique continuait par la force des événements. Elle se rendit chez un communiste qui la rassura : Sartre n ’était pas en danger. M ais lorsqu’elle s’émut tout haut de la disparition de Nizan, le ton de l’homme changea : « Il fallait être un traître pour quitter le Parti à la suite du pacte... Je protestai, et je m ’en allai, écœurée. C ependant, je ne m esurais pas encore la portée de ces calomnies . » Cette hargne partisane, elle la reco n n aîtrait le m om ent venu, quand elle s’exercerait contre elle et contre Sartre. Pour l’instant, elle découvrait que les idées peuvent tuer, mais qu’il vaut la peine de m ourir pour ses idées. Lorsque plus tard viendraient les insultes, elle serait prête à se battre. Plus jamais elle n ’aurait peur de défendre ses convictions.

78. La Force de l’âge, Simone de Beauvoir, p. 536.

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Simone déchira l’enveloppe d’une main tremblante. Quelles nouvelles apportait-elle ? Depuis le début du mois de mars, Sartre lui annonçait son retour imminent. Chaque jour qui passait lui semblait interminable. Elle ne quittait pas sa chambre de l’hôtel du Danemark, où elle s’était installée. Serait-il enfin libéré ? Hier il était au loin, absent, presque abstrait. Et, du jour au lendemain, il était là et bien là, impatient de reprendre leur histoire au point où ils l’avaient laissée. La lettre le précédait de peu. Quand il fut devant elle, leurs mains se joignirent. Incrédule, elle le regardait. Sartre avait été fait prisonnier le jour de ses trente-cinq ans. Depuis, les épreuves qui les avaient tous deux fait m aigrir semblaient les avoir rajeunis. En un an et demi, ils s’étaient vus deux fois. Ils avaient tant de choses à se dire, tant d’amour à rattrapen Les lettres écrites depuis le camp avaient été plus brèves. Ils allaient enfin savourer chaque instant de leur intimité recouvrée. Il n ’y au rait plus de départ, plus de séparation. Sartre p ren d rait un poste en région parisienne. Ils ne rep artiraien t plus enseigner en province. La guerre les avait réunis pour de bon. Sartre avait mûri. Il était décidé à s’engager sans attendre. Il n’espérait pas une libération hypothétique d o n t on ne pouvait deviner la date. Son long em prisonnem ent lui avait perm is de réfléchir. La philosophie ne rem plaçait pas l’action. Il entreprit aussitôt d ’en convaincre Simone, un peu réticente. Il se sentait investi d ’une mission : lutter contre l’occupation allemande et affirmer haut et fort sa liberté. Mais il ne se contentait pas de parler et d’écrire. Il s’agitait, alertait ses amis. Il prit contact avec M aurice Merleau-Ponty, le petit Bost, toujours fidèle, et Jean Pouillon. II retrouva Jean et Dominique Desanti, tous deux communistes. Il 85

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voulait fonder rapidem ent un groupe de résistance, publier des tracts, les distribuer, élargir le réseau de ceux qui pensaient comme lui. Le nom qu’il avait choisi résumait ce que serait dès lors le parcours de sa vie : « Socialisme et liberté ». La particularité de ce groupe de jeunes intellectuels 79 était son « imprudence ». Ils se réunissaient souvent dans la chambre du Castor, à l’hôtel Mistral. Leur objectif consistait à éditer des tracts. Soit. Il fallait du matériel. Une fois qu’ils se le furent procuré, ils s’aperçurent qu’ils ignoraient tout de son fonctionnement. Le 21 juin 1941, les troupes allemandes, hongroises et roumaines attaquèrent l’URSS. La guerre reprenait à l’Est. Cette fois, le conflit devenait mondial. La patrie du communisme était directement agressée. Pour Staline, malgré les avertissements de son espion Richard Sorge, la surprise fut totale et le premier choc, un désastre militaire. Le petit groupe de résistants ne gagnait pas en efficacité. Sartre s’était replongé dans l’écriture. On ne parlait pas encore du nouveau roman tant attendu depuis le succès de La Nausée. Des scènes scabreuses y figuraient. Qui oserait le publier au risque de faire scandale dans un moment pareil ? Sartre le modifia encore. À la fin de l’été, il en avait achevé la dernière version. Il y abordait entre autres le sujet tabou de l’avortement. •

Poupette n ’était plus là pour taper les manuscrits de ses aînés. Elle était restée au Portugal, auprès de Lionel. Avec la fermeture des frontières, elle ignorait quand elle p o u rrait rentrer à Paris. Simone ne s’en inquiétait guère. La situation de sa cadette était sans doute meilleure que la leur. Poupette n’aurait cependant 79. La Force de l’âge, Simone de Beauvoir, p. 552. 86

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pas été de trop car leur père était tombé malade. Il aurait dû guérir rapidement de son opération de la prostate. En réalité, profondément déprimé, il ne s’était pas remis de 1 occupation allemande et de la défaite des troupes françaises. Il m ourut de tuberculose et de chagrin*0. Assise à ses côtés, Simone recueillit ses dernières paroles amères : « Toi, tu as gagné ta vie de bonne heure : ta sœur 81 m ’a coûté cher . » Mieux valait que Poupette ne les ait pas entendues. Simone se remémora alors les remarques moqueuses et blessantes de son père lorsqu’elle avait réussi l’agrégation, devenant, à son grand dépit, une fonctionnaire. Cet homme avait vécu, pétri dans ses contradictions : fier d ’avoir une fille brillante, furieux de la voir assumer sa liberté. De plus, le Castor devrait à présent prendre soin de sa mère. La très pieuse Françoise de Beauvoir se retrouvait veuve, sans nouvelles de sa cadette. Elle venait d ’enterrer un mari qui l’avait trom pée, bafouée, méprisée et qui pour finir refusa de recevoir un prêtre. D ésorm ais, elle se trouvait sous l’autorité de son aînée dont elle connaissait le caractère entier. Elle était loin de se douter que son prénom et sa vie entreraient bientôt dans l’histoire de la littérature. Elle avait connu l’impiété avec son mari. À présent, elle côtoierait le scandale avec sa fille. L’héroïne principale de L’Invitée s’appelait Françoise. L’été approchait. Le premier qui les voyait enfin réunis depuis longtemps : - N e restons pas ici, essayons de passer nos vacances en zone libre. 80. La Force de l ’âge, Simone de Beauvoir, p. 161. 81. Une Mort très douce, Simone de Beauvoir, Gallimard, 1964, p. 149.

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- Mais pourquoi ? Allongée sur son lit de l’hôtel Mistral, Simone lisait les dernières pages de L ’Âge de raison. Depuis son retour, Sartre ne tenait plus en place. Il parlait même de se lancer dans l’écriture théâtrale. À présent, voilà qu’il voulait franchir la ligne de démarcation. - Il y aura bien d ’autres intellectuels pour nous rejoindre ! Je veux prendre des contacts pour mon réseau, l’élargir. Munis de leurs bicyclettes, ils réussirent à passer en zone libre et entam èrent leur ronde pour recruter des résistants. Sartre retrouva André Gide à Grasse et s’assit avec lui à la terrasse d’un café. D’un air las, ce dernier déclara que la France se trouvait dans une impasse dont nul ne pouvait la tirer. Exaspéré, il le salua, prétextant un rendez-vous chez André M alraux : « Eh bien ! dit Gide en le quittant. Je vous souhaite un bon M alraux . » De l’auteur de La Condition hum aine, on disait qu’il n’aimait ni La Nausée, ni Sartre. Les deux hommes s’opposaient en tout. L’un était petit, laid, et n’avait rien vécu de politiquement majeur. L’autre, beau et charmeur^ s’était construit un personnage avec ses aventures en Indochine et un engagement remarqué dans la guerre d’Espagne. Il connaissait la valeur des armes, les rapports de force. M alraux avait éprouvé les aspects tragiques et militaires d’une insurrection ou d’une guerre civile. Il n’allait pas se laisser entraîner par deux néophytes dans une entreprise incertaine. Avant même de rentrer à Paris, Sartre avait compris que les mots seraient pour lui la seule arme efficace. Il commença aussitôt la rédaction de sa première vraie pièce de théâtre, Les Mouches.

82. La Force de l ’âget Simone de Beauvoir, p. 567.

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L’autom ne fut m arqué par des sabotages et les premiers attentats contre la Wehrmacht. En représailles, des otages français furent fusillés. Quelques activités culturelles, sérieusement contrôlées, reprirent. Pour certains, il s’agissait d ’une forme de collaboration, une sorte de capitulation. D’autres y virent un moyen de lutter contre l’occupant avec l’arme préférée des Français depuis Voltaire, l’im pertinence. Il fallait une certaine dose d ’inconscience pour jouer ce petit jeu innocent au nez et à la barbe de l’occupant comme on joue au chat et à la souris. Les débuts furent timides. Au commencement de la saison théâtrale de 1942, on donna une pièce de Claude Vermoul, inspirée du mythe de Jeanne d’Arc. Jeanne avec flous représentait le sujet par excellence qui pouvait être interprété comme une déclaration patriotique. Convaincu de n ’avoir que sa plume pour faire acte efficace de résistance à l’occupant, Sartre s’attela à l’écriture des M ouches. L’échec de son groupe « Socialisme et liberté » était trop récent pour qu’il agît autrem ent que sur son terrain naturel. Sait-on jamais com m ent s’incarnent les pensées de l’auteur dans la tram e de son im aginaire ? Deux répliques, porteuses du message d ’espoir qu’il voulait délivrer à la face du monde, lui tenaient à cœur : « Jupiter : Je t ’ai donné ta liberté pour me servir. » « Oreste : Il se peut, mais elle s’est retournée contre toi et nous n ’y pouvons rien, ni l’un ni l’autre . » Ce n’était pas grand-chose, mais dans Paris occupé cela signifiait beaucoup. Chez Sartre, chaque œuvre théâtrale sera de circonstance. 83. Le théâtre de Jean-Paul Sartre devant ses premiers critiques, Ingrid Galster, éd. Gunter Nan Verlag et Jean-Michel Place, 1986, p. 66. 84. Les Mouches, Jean-Paul Sartre, Gallimard Folio, 1943, p. 234.

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Enfin, il se lança dans la rédaction de son monument philosophique, UÉtre et le Ncattt. Il disposait déjà, dans ses précieux carnets, de notes synthétisant ce qui serait sa définition de la situation de l’homme dans l’univers. Il rédigea ce volumineux pensum plus vite que ses romans. Il écrivait sans arrêt, malgré le froid et la faim. Le petit groupe, Olga, Bost, le Castor et lui se soutenait moralement. Simone achevait, elle aussi, ce roman auquel elle croyait tant. Elle en modifia plan et répliques. La guerre y était présente. La politique, également : Lorsque Xavière explique à Pierre qu’elle ne peut envisager d ’entrer dans un p arti politique, le héros rétorque : « Alors vous serez un m outon, dit Pierre. Vous ne pouvez lutter contre la société que d ’une manière sociale . » Il n’était guère possible d ’en dire davantage par les temps qui couraient. Elle savait que son texte devrait être soumis à la censure. Chaque phrase serait lue et ses sous-entendus décortiqués. Au café de Flore, elle était chaque m atin la première arrivée. Simone s’installait auprès du poêle. Observant les allées et venues des garçons de café dont le ballet familier la réconfortait, elle acheva enfin cet ouvrage qu’elle avait commencé quatre ans auparavant. Elle posa la plume, soulagée. Cette fois, le rom an lui semblait réussi. Plairait-il ? En novem bre 1942, les Alliés débarquèrent au M aroc et en Algérie. Pour em pêcher toute tentative d ’invasion sur les côtes de la M éditerranée, l’arm ée allemande occupa la zone libre. 85. L’Invitée, Simone de Beauvoir, Gallimard Folio, 1943, p. 82.

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Le 2 juin 1943, Simone fit son entrée au théâtre de la Cité, le cœur battant. La première pièce de Sartre allait affronter le public parisien. Olga jouait le rôle principal d ’Électre. Simone se sentit soulagée. Les critiques de Vichy ne furent pas dupes. Plus tard, on reprocha à Sartre d’avoir fait jouer cette œuvre dans la capitale occupée. Pis encore, la représentation était donnée dans l’ancien théâtre Sarah-Bernhardt, rebaptisé théâtre de la Cité par le régime de Vichy. Pour Sartre et Simone, il s’agissait au contraire du seul acte de résistance efficace qu’ils pouvaient accomplir. Le m ot « liberté » prononcé en plein Paris résonnait sans am biguïté. Après la représentation, un homme s’approcha de l’auteur et se présenta : il s’appelait Albert Camus. Ce fut leur première rencontre. La pièce n’eut pas le succès escompté. Elle permit cependant à Sartre d’atteindre la célébrité en quelques jours. Il découvrit ainsi la caisse de résonance exceptionnelle qu’offrait le théâtre. Son nom était sur toutes les lèvres. À ses côtés, le Castor était émue. Aux yeux du public, elle n’était pas encore un écrivain. Elle n’existait qu’à travers Sartre. Serait-elle un jour reconnue ? Connaîtrait-elle aussi l’ivresse d ’avoir un public ? A ux éditions G allim ard, Brice Parain et Jean Paulhan avaient lu le m anuscrit de ce rom an qui lui avait donné ta n t de souci. Q uelques jours avant la prem ière représentation des M ouches, Sartre l’avait rejointe un soir au Flore, tout essoufflé : - Castor, cette fois, ça y est ! Vous êtes des nôtres ! Assise au fond du café, elle reposa son verre. Sa main trem blait. Dans le brouhaha des conversations, elle m urm ura : - Vous pouvez répéter ? 9!

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- Votre manuscrit, il est accepté ! Ils le trouvent très bon ! Exultant, il se laissa tom ber sur la banquette à son côté : - Mon petit Castor, vous avez toujours cru en moi, et moi j’ai toujours cru en vous. Vous voyez bien que j’avais raison ! Son prem ier rom an allait être publié. Elle en trem blait de bonheur. Son rêve d ’enfant allait, après des années d’efforts, se réaliser. Elle revoyait ses carnets de jeunesse pleins d ’espoirs, les pages de son premier roman refusé, les heures, les jours, les mois de travail passés à recomposer L’Invitée. M algré l’Occupation, les uniformes allemands, la faim, elle ne s’était jamais sentie aussi heureuse. Sartre se pencha vers elle : - C’est le premier volume d’une œuvre magnifique, j’en suis sûr ! Il aurait voulu l’embrasser et la serrer dans ses bras tout de suite. Il se sentait si fier de son Castor. Curieuse année, en réalité, et fertile en rebondissements : dès sa parution, L’Invitée connut un immense succès. Son nom fut même évoqué pour le prix Goncourt. Le Comité N ational des Écrivains fit savoir au Castor qu’elle pourrait l’accepter sans être accusée de collaboration. Toutefois, elle le m anqua. Quelques mois auparavant, L’Être et le N éant était enfin paru. L’ouvrage austère passa presque inaperçu . Dans les lycées et les universités les étudiants en parlaient. Mais Sartre ne s’était pas attendu à un succès populaire pour un ouvrage de ce genre. Il se replongea dans l’écriture. Il voulait donner une suite à L’Âge de raison. Ce nouveau rom an s’appellerait Le Sursis. 86. Sartre, CEuvrcs romanesques, Gallimard La Pléiade, Chronologie, LVDL

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La continuité romanesque s’accommode mal des désordres de l’histoire. Q uand Le Sursis parut, une mauvaise surprise l’attendait : les communistes se méfiaient de cet écrivain « petit-bourgeois », et, selon eux, incontrôlable. C ’était l’une des raisons pour lesquelles son groupe « Socialisme et liberté » avait échoué. Il ne disposait pas derrière lui de l’énorme machine de propagande du PC. Fidèle à la mémoire de Nizan, Sartre encourut très vite la méfiance des staliniens. Voudrait-il rejoindre le Comité National des Écrivains, rattaché au Conseil National de la Résistance ? Il accepta en dépit de la présence des communistes, hostiles à Nizan. Le Comité National ne songea pas à faire la même proposition au Castor. Même au sein de la Résistance, le sexisme interdisait certaines initiatives. L’écriture, comme la guerre, était une affaire d’hommes, exclusivement. •

Sous l’Occupation, Simone de Beauvoir fut exclue de l’université à la suite de plaintes de parents d ’élèves. Son enseignement et sa proximité sulfureuse de certaines jeunes filles en classe term inale étaient contraires à l’esprit de l’époque. Il est vrai que l’O ccupation avait confirmé chez Simone sa bisexualité qui s’exerçait sur de jeunes femmes, elles aussi am oureuses de Sartre. Jusqu’à la fin de sa vie cependant, Simone de Beauvoir ne sut pas faire sauter ce tabou. Pendant la captivité de Jean-Paul, elle se consola avec des am itiés féminines, dont elle racontait les aventures dans ses lettres au petit homme. R éintégrée à la L ibération, Simone quitta, comme Jean-Paul, l’enseignement pour se consacrer à la littérature.

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Sartre était pressé de toutes parts. Wanda réclamait à son tour un rôle à sa mesure. Il avait écrit pour sa sœ ur le personnage d ’Électre dans Les M ouches . Pourquoi ne créerait-il pas une autre pièce pour elle ? Et Sartre s’exécuta. Le théâtre l’am usait. Se faisait-il ainsi pardonner scs infidélités ? Il écrivit en quinze jours sa pièce la plus célèbre, Huis clos. Pour la première fois résonna dans l’esprit de ses contemporains la phrase devenue célèbre : « L’enfer, c’est les autres. » Elle devait donner lieu, selon lui, à d ’infinis malentendus. Contrairement à l’analyse commune qui en était faite, il n’avait pas voulu dire que les rapports avec les autres étaient impossibles ; ils ne l’étaient que « si je me mets dans la totale dépendance d ’autrui . » Fallait-il voir dans cet enfer une allusion à l’O ccupation ? La pièce avait le m érite de susciter plusieurs interprétations. Pour Sartre et le Castor, les « autres », dans Paris occupé, ne pouvaient être que les Allemands. La création de la pièce donna lieu à de nombreuses disputes. A lbert C am us, qui devait jouer le rôle principal, abandonna la partie. On lui avait enlevé la mise en scène. D ’autres acteurs connus se bagarrèrent pour que leurs femmes ou leurs maîtresses obtinssent les rôles féminins. W anda attendait ses répliques. La pièce n’avait-elle pas été créée pour elle ? Finalement, elle perdit son rôle au profit d’actrices plus célèbres. La première représentation de Huis clos, écrit en 1943, eut lieu en mai 1944 au th éâtre du VieuxColombier. Situé au cœur Saint-Germain-des-Prés, ce 87. Le théâtre de Jean-Paul Sartre devant ses premiers critiques, Ingrid Galster; p. 194. 88. Ibidem, p. 195.

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petit théâtre plein de poésie convenait mieux à Sartre que celui de la Cité. La prem ière représentation fut interrompue plusieurs fois par des alertes*9, mais chaque m ot prononcé sur scène résonnait comme un acte de liberté. Aller au théâtre devenait une aventure dont on savait à peu près quand elle commençait, mais assez peu comment elle finirait. Il fallait que le public ait la volonté de connaître la fin de la pièce chevillée au corps. Il ne s’y trom pa pas et lui fit un triomphe. L’enfer où les êtres sans liberté s’affrontent apportait à Sartre, à quelques jours de la Libération, une célébrité incontournable. Grâce à ses soutiens au Comité National des Écrivains, ses pièces apparurent quelques mois plus tard comme les plus forts symboles de la résistance. Entre-temps, Sartre et Simone avaient rejoint Albert Camus. Il allait collaborer à plusieurs de leurs projets. Engagé dans la Résistance, Camus participa à l’aventure dangereuse de Combat, grand mouvement de la Résistance. Combat fut aussi un journal clandestin très actif : à ses débuts, il tirait à dix mille exemplaires. En mai 1944, le tirage était passé à deux cent cinquante mille exemplaires . Chez G allim ard, Camus avait retrouvé Sartre et le Castor. Ils ne se quittaient plus. On les voyait dans les soirées organisées par d ’autres intellectuels. Ils y côtoyaient M ichel Leiris, Georges et Sylvia Bataille, Jacques Lacan et Picasso. Ces « fêtes » témoignaient déjà de l’espoir d ’une libération. Sartre, à présent, écrivait lui aussi des textes dans Combat. La répression 89. Le théâtre de Jean-Paul Sartre devant ses premiers critiques, Ingrid Galster, p. 208. 90. A lbert Camus, une biographie, Herbert R. Lottman, éd. du Seuil/Points, 1978, p. 313.

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allemande allait en s’accentuant. Une proche de Camus fut arrêtée. Les écrivains ne lâchèrent pas prise. Quelques semaines après le triomphe de Huis clos, les troupes alliées débarquèrent en Normandie, le 6 juin 1944. La veille, Sartre et le Castor avaient passé la nuit chez M ichel Leiris où une fête était organisée en présence de Picasso et D ora M arr. Le front se rapprochait : « Le 11 août, les journaux et la radio annoncèrent que les Américains approchaient de C hartres. N ous avons fait en hâte nos bagages et enfourché nos bicyclettes . » Ils furent de reto u r à tem ps pour assister à la libération de Paris. D éjà, on leur dem andait des reportages sur ces journées historiques. C om bat s’ap p rêtait à sortir de la clandestinité. Un à un les drapeaux nazis étaient enlevés des bâtiments publics, aussitôt remplacés par les trois couleurs de la France. M êlés à la foule, les deux am ants virent de Gaulle descendre les Champs-Élysées. Deux amants anonymes parm i les milliers de Parisiens qui criaient leur enthousiasme de retrouver la liberté. Durant ces années sombres, Sartre et le Castor avaient tous deux atteint à la célébrité. Tandis qu’ils acclamaient le cortège que dominait de Gaulle, ils comprenaient enfin que l’histoire était entrée dans leur vie. Us ne se doutaient pas qu’ils allaient, à leur tour, la faire.

91. La Force de l ’â g e ,, Simone de Beauvoir, pp. 675-676.

Chapitre II I

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uelle chance vous avez ! » À la terrasse du Flore, le C astor regardait Sartre avec une envie non dissimulée. Dans quelques jours, il allait accomplir un des rêves de sa vie. Elle se pencha vers lui et murmura, comme chaque fois qu’ils se séparaient : - Vous m ’écrirez, n’est-ce pas ? En 1944, les Parisiens, libérés de l’occupation allemande, avaient découvert le jazz, les disques et les rom ans américains. Sartre et Simone, comme tous les intellectuels français non communistes, tournèrent leurs regards vers New York et scs écrivains. Une invitation en Amérique représentait alors la consécration et une promesse de célébrité. En janvier Sartre s’envola pour les États-Unis, au sein d’un groupe de journalistes français invités par le Département d’État pour découvrir, deux mois durant, la culture américaine. Il devenait ainsi l’envoyé spécial de deux journaux politiquement opposés : Le Figaro et Cotnbat. Aucune femme ne figurait parm i les journalistes invités. La guerre n’était pas encore tout à fait terminée, et les hom m es seuls occupaient plus que jam ais les premières places. Pour Sartre, il s’agissait en outre d’un 92. Équivalent du Ministère des Affaires étrangères pour les États-Unis. 97

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9^ « baptcmc de l’air . Celui-là même que Simone aurait tant aimé effectuer avec lui. Impatient de rejoindre le nouveau m onde, il s’envola avec un vif désir de découvrir et de comprendre ce fascinant continent. À Paris, Simone dut réapprendre à vivre sans lui. •

Des nouvelles d’Hélcnc arrivèrent. Les deux sœurs ne s’étaient pas revues depuis cinq ans. Réfugiée au Portugal avec Lionel qui travaillait à l’Institut français de Lisbonne, Hélène avait appris avec six mois de retard la mort de leur père. À présent, elle voulait revoir son aînée au plus vite. - Voulez-vous que nous lui organisions un cycle de conférences au Portugal ? proposa Lionel. L’offre tombait à pic pour la sauver du spleen où l’avait laissée le départ de Sartre. Jouer les Pénélopes et filer son roman en attendant le retour de son vagabond Ulysse l’agaçait. Son appétit de transm ettre ce qu’elle savait et de découvrir d ’autres modes de pensée l’emporta. Pleine d’enthousiasme, elle accepta. Simone prit le train pour Lisbonne, Le baptême de l’air serait pour une autre fois. Elle q u ittait une ville frappée par le rationnem ent pour un pays qui n’avait pas connu la guerre. À son arrivée, elle resta sous le choc devant l’abondance inattendue des étals et des vitrines, au point que sa sœur lui dem anda si elle était souffrante. Hélène avait préparé une montagne de victuailles : des légumes, des fruits frais, des pommes, ainsi que du chocolat encore introuvable à Paris malgré l’arrivée des troupes alliées. Simone embrassa tendrement sa cadette. 93. Sartre, Annie Cohen-Solal, p. 296. 98

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Lionel qui, quelques années auparavant, gisait sur une planche de bois avec les autres tuberculeux de Berck, n’était plus le même homme. Son opération de la colonne vertébrale avait été une des premières réussites dans ce domaine. Il regardait les deux sœurs rire ensemble. - A lors, c’est vrai, vous travaillez pour les gaullistes ? demanda abruptem ent Simone à son beaufrère qui la recevait avec tant de générosité. Hélène sursauta. Ce timbre de voix qui annonçait la colère chez sa sœur était trop reconnaissable. Lionel posa sur la table le verre de vin qu’il tenait entre ses mains. Il avait vieilli. Il n’était plus le lycéen dont Sartre se m oquait gentiment. Les années de guerre l’avaient profondém ent transform é. Il n ’avait pas oublié que, sous les sarcasmes de Sartre et de Simone, il avait été le seul à militer dans un groupe socialiste avant-guerre. Bien avant les autres, il avait été envers et contre tous le premier de la famille à comprendre l’importance de l’engagem ent politique. Pour lui, point besoin de discours. Seuls les actes comptaient. - C ’est vrai, j’ai travaillé pour la France libre. Simone était-elle consciente de ce qui se tramait dans la capitale portugaise ? Le Lisbonne de la Seconde Guerre mondiale était, tout comme Genève, une plaque tournante et stratégique de tous les services de renseignements. Aussi bien ceux de l’Axe que ceux des Alliés. L’amiral Doenitz, patron de la Kriegsmarine, et l’amiral Canaris, chef de l’Abwehr, service de renseignements militaires de la W ehrm acht, étaient des m arins accomplis qui connaissaient bien les côtes espagnoles et portugaises. Pendant ces années de guerre où la bataille de l’Atlantique faisait rage, le Portugal du docteur Salazar avait été le lieu où se croisaient et s’observaient les agents de toutes les nations belligérantes. Patriote et proche des 99

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gaullistes, Lionel de Roulet avait travaillé pour les services de la France libre. Les U. Boats, sous-marins allemands qui décimaient les convois maritimes des Alliés, relâchaient et se ravitaillaient dans les ports de Galice et du Portugal. Vigo, Porto, Lisbonne étaient pour la marine allemande des ports neutres et bienveillants. De retour de la bataille, les sous-mariniers allemands trouvaient dans ces ports des havres de paix où se reposer. Les informations maritimes sur les mouvements de la flotte du IIIe Reich étaient des armes précieuses. Arrivés du continent occupé ou de Londres pour organiser la Résistance en Europe, les agents français et anglais de l’Intelligence Service transitaient eux aussi par Lisbonne. L’organisation de leur passage dans un sens ou dans l’autre s’avérait une tâche stratégique et périlleuse à laquelle Lionel avait consacré plusieurs années de sa vie avec au tan t de discrétion que de 94 courage . Il n’avait pas à recevoir de leçon. Simone poussa un profond soupir. Ils achevèrent en silence leur déjeuner. Tournée vers le marxisme, la lutte des classes et fascinée par les grandes réalisations socialistes, elle ne pouvait comprendre l’engagement de Lionel aux côtés de « l’armée bourgeoise » du général de Gaulle. Aussitôt, ses automatismes d’antan reprirent le dessus : surtout ne pas blesser sa cadette, fragilisée par une enfance plus difficile que la sienne et à présent par la célébrité toute neuve de sa sœur aînée, écrivain reconnu. - La première fois que j’ai eu de tes nouvelles durant l’Occupation, c’était en découvrant ton roman, L'Invitée, dans la vitrine d’une librairie, au centre de Lisbonne. Tu imagines combien j’ai été bouleversée. 94. Peu de temps avant sa mort, Lionel de Roulet en fit le récit détaillé à l’auteur. 100

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Simone sourit et répliqua aussitôt : - M ontre-m oi tes derniers tableaux. Ils entrèrent dans le vaste atelier blanc, baigné par la lumière du Sud. Les toiles représentaient des scènes de la vie quotidienne des paysans et des pêcheurs du Portugal. Mises côte à côte, elles racontaient l’histoire d ’une société agricole, pauvre mais gaie, avec ses rites et sa dignité. Les salines près de Porto constituaient un ensemble plein de force et de lumière. Simone prononça des mots élogieux, des paroles d ’encouragement à poursuivre dans cette voie. Hélène rougit de plaisir, inconsciente des débats intérieurs de son aînée. L’avis de Simone était, avec celui de Lionel, celui qui lui importait le plus. Elle continua, en effet, et accomplit en réalité une œuvre unique en son genre qui fait partie aujourd’hui du patrimoine de la nation portugaise. Essayant d’oublier Sartre, Simone se prit à observer la vie des habitants de ce pays soumis à une dictature aussi rigide que celle de son voisin espagnol. Elle écrivit des articles dénonçant le fossé entre l’extrême richesse des uns et la grande pauvreté des autres. Avec l’argent gagné grâce aux conférences organisées par Lionel, elle put s’acheter robes, jupes, chaussures, bas, tout ce qui manquait à Paris. Assise le soir avec Poupette et Lionel à la terrasse des cafés, elle observait ce couple heureux et beau qui ne se quittait jamais. Ressentait-elle une pointe de jalousie devant le bonheur simple de sa sœur ? Sartre semblait si loin. •

Com m ent aurait-elle pu imaginer à quel point il s’était éloigné d ’elle en effet ? Son attirance pour les États-Unis, l’empire qu’exerçait sur son imagination ce nouveau continent, la privation de liberté durant ces années de guerre, to u t avait contribué à aiguiser sa 101

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curiosité naturelle et à décupler son plaisir de la découverte. L’écrivain, si petit et laid soit-il, ne pouvait rester longtemps sans une compagnie féminine. À New York, de nombreuses femmes désœuvrées - peu d ’entre elles avaient alors un métier - adoraient plaisanter et sortir avec ce Français si amusant. Sa conversation à la fois drôle et vivante, la faculté qu’il avait, à l’occasion, d ’etre attentif aux autres, sa gentillesse, faisaient merveille. Bref, le « French man » séduisait. Une jeune femme en particulier attira son attention. Petite, brune, Dolorès avait une ressemblance physique avec le Castor plus qu’avec ses autres maîtresses, Wanda et Olga. Française d’origine, séparée d’un mari médecin, bien introduite dans les milieux culturels de la ville, elle sut rapidement se rendre indispensable. Après quelques soirées passées ensemble, Sartre, envahi par un désir d’une force exceptionnelle, comprit que ses sentiments prenaient un tour inattendu. Il vivait là un amour d ’une telle intensité que la peur le saisit. Q u’allait-il advenir de sa vie ? Aurait-il le courage de rentrer en la laissant derrière lui ? Sa carrière d’écrivain l’attendait en Europe, sur la rive gauche de Paris. Il le savait. Son anglais médiocre, ses origines culturelles, ne lui permettaient pas d’envisager de jouer aux États-Unis un rôle culturel et politique comparables à celui qu’il entendait tenir en France. Les écrivains américains ne jouissaient pas du meme prestige que leurs homologues français. Ses positions inspirées du marxisme seraient très vite mal perçues par l’ensemble de l’intelligentsia américaine. Il ne lui restait plus qu’à boucler ses valises. C’est-à-dire s’arracher à son nouvel amour. Mais comment renoncer à Dolorès ?

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Simone rentra du Portugal pleine de souvenirs, les bras chargés de cadeaux introuvables en France. Elle quittait un couple heureux avec lequel elle avait partagé de bons moments, mais qui n’avait aucunement besoin d’elle pour assurer son bonheur. À son tour d’être heureuse, de reformer avec Sartre le couple auquel elle tenait tant. Retrouvailles amères, une lettre l’attendait : Sartre ne rentrait plus. Il aimait, d’un amour total, sérieux, entier, une autre femme. Il se sentait en communion avec elle et entreprenait ce qu’il n’avait jamais fait avec le Castor à Paris. Il s’installait chez Dolorès à New York et prolongeait son séjour en Amérique. Les chocolats, les cadeaux, les souvenirs, tout perdit son sens. Elle eut envie de tout casser, de tout jeter par la fenêtre de l’hôtel Louisiane où elle habitait alors. Le 9 janvier 1945, elle avait fêté, seule, scs trente-sept ans. Et si Sartre ne devait plus revenir ? S’il lui annonçait son mariage ? S’il reniait pour une autre le pacte de nonmariage qu’il lui avait offert, en guise de déclaration d ’am our et en signe d ’élection suprême ? L’Amérique puritaine tolérait, moins encore que la France catholique, les couples non officiels. Une union outrc-Atlantique avait un exotism e, la séduction d ’un ailleurs, avec lesquels Simone pouvait difficilement rivaliser. Pour elle, la seule manière de survivre à ce désastre serait d ’aligner, obstiném ent, des mots sur une page blanche. Leur donner un sens à travers son écriture longue et penchée vers la droite. Les manuscrits de Simone étaient difficiles à déchiffrer. Ses pages souvent illisibles et ses lettres mal séparées énervaient le petit homme. Elle s’en moquait. Elle se moquait de tout, définitivement. •

Son sens de la survie la poussa à commencer la rédaction d ’un nouveau rom an, plus politique que le 103

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précédent. Dans Le Sang des autres, Simone essaya de traduire l’un des drames de la Résistance. Son héros, Jean Blomart, se retrouvait confronté au dilemme de cesser ses sabotages ou de les poursuivre, au risque de voir des représailles s’abattre sur la population. Blomart mesurait alors combien tout être est responsable de son prochain comme de soi-mcmc. L’héroïne principale portait le prénom de sa sœur, Hélène. Pour une fois dans son œuvre un personnage féminin vivait ouvertement son engagement politique. Dans Le Sang des autres, Hélène assumait son choix jusqu’à le payer de sa vie. Cet hymne à l’engagement abordait aussi la question de la condition juive. Simone se servit des atermoiements de son héroïne pour faire la rem arque qui la ta ra u d ait depuis longtem ps. Q u’avait-clle fait pendant toutes ces années de guerre pendant que les étoiles jaunes fleurissaient sous ses yeux au revers des manteaux ? Sa vie petitement vécue s’était déroulée dans une histoire trop grande pour elle. Prenait-on jamais l’exacte mesure de ce qui se déroulait sous ses yeux ? Sartre et elle avaient défendu de grandes idées de liberté sans avoir su reconnaître le moment de faire le geste concret qui peut sauver les vies : « Je vernissais mes ongles et pendant ce temps-là l’on em barquait les Juifs 1 » Comme dans LfInvitée, le héros principal était atteint d ’un seul com plexe, incurable, celui de sa supériorité. Bien qu’il ne fût pas écrivain, il jugeait avec sévérité Denise, un autre personnage féminin, qui se mettait à l’écriture. Son jugement était sans appel. Le texte de cette femme était absurde, ridicule. 95. Le Sang des autres, Simone de Beauvoir; Gallimard Folio, 1945, p. 297.

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Simone, qui n’avait pas encore songé à se consacrer à l’étude de la condition féminine, n ’était pas tendre avec les autres femmes créatrices. Le Satîg des autres fut un premier pas vers un engagement politique dont elle ne pouvait alors imaginer les développements. •

Sartre rentra des États-Unis au mom ent où elle achevait son manuscrit. La joie de Simone fut de courte durée. Son com pagnon évoquait le nom de Dolorès avec une émotion et une gaieté qu’elle ne lui avait jamais connues jusque-là. Q uel pouvoir avait donc cette inconnue pour avoir su le rendre si follement heureux ? Les m ois suivants ne lui ap p o rtèren t aucun réconfort : « D o rén av an t, je passerai deux mois avec elle chaque année aux États-Unis », lui avait annoncé le petit homme. Simone écouta sans m ot dire. Dans les cafés, la joie des convives aux autres tables lui d o n n a it envie de pleurer. Le C astor devait déjà partager le temps qui n ’était pas consacré à l’écriture avec les autres maîtresses françaises de Sartre, Wanda et O lga entre autres. Il lui fallait aussi accepter sereinem ent de voir à ses côtés les jeunes actrices de passage qui rêvaient d ’obtenir un rôle dans l’une de ses pièces. À présent, il y aurait par surcroît un nouveau co n tin en t, lo in tain , m enaçant, qui lui enlèverait à intervalles réguliers celui q u ’elle aimait. L’Amérique, N ew York, encore inconnus d ’elle, lui laissaient déjà un goût amer. Plus ta rd , to u jo u rs dans ses M ém oires, elle racontera les aventures de Sartre et les siennes, modifiant à l’occasion le nom des personnes concernées. Dolorès n ’eut même pas droit à cet honneur. Le Castor ne lui accorda pas l’aum ône d ’un prénom. Sa seule identité, 105

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serait une initiale anonyme, la lettre « M » - M comme malheur, ou malédiction ? Recluse dans sa chambre de l’hôtel de la rue de Buci, partagée entre les deux formes d’oubli que lui apportaient l’écriture et l’alcool, Simone pleurait sa jeunesse. L’avenir lui apparaissait plus sombre que jamais. Elle commit alors une erreur - mais n’est-cc pas le propre de tous les amoureux ? Une erreur qu’elle racontera dans La Force des choses. Ce fatal besoin d’être éclairé sur son destin qui fait les bonnes tragédies la poussa à désirer d’en savoir davantage. Au moment de partir déjeuner avec Sartre, elle lui posa la question fatale : « Franchement, à qui tenez-vous le plus ? À M. ou à moi ? - “Je tiens énormément à M. me répondit Sartre, mais c’est avec vous que je suis”. J’eus le souffle coupé , » Ce midi-là, touchant le fond du désespoir, elle ne put avaler quoi que ce soit, Sartre allait-il l’abandonner ? Fallait-il prendre ses propos pour une déclaration de non-am our ? Elle évoqua dans ses M ém oires l’explication q u ’ils eurent, à l’issue du plus long et douloureux repas de sa vie. Sa présence à Paris aurait dû pourtant la rassurer. Puisqu’il était revenu auprès d ’elle, il fallait y voir la preuve qu’il tenait à elle, la première compagne de sa vie, celle avec qui il échangeait tout. Était-ce le seul motif de son retour ? Avec sa pénétration coutumière, Simone devinait la complexité des raisons qui avaient forcé Sartre à rentrer à Paris. Son intelligence lui interdisait de s’illusionner. Il était rentré parce qu’il ne pouvait tout simplement pas mener sa carrière d’écrivain aux États-Unis. Après quinze ans de vie partagée, 96. La Force des choses, Simone de Beauvoir, tome I, p. 102.

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Simone savait mieux que quiconque discerner chez son com pagnon l’intensité de ses relations amoureuses. En l’occurrence, il était allé loin, très loin. La Seconde Guerre mondiale n’était pas encore finie. Les Français fêtaient la Libération et attendaient l’annonce de la victoire définitive des Alliés. Les boîtes de nuit avaient rouvert leurs portes. Les amants terribles avaient repris l’habitude de s’installer au Flore ou aux Deux M agots pour écrire. Sartre n ’avait que quelques étages à descendre pour déboucher place Saint-Germaindes-Prés. Tout semblait rentré dans l’ordre. Le Sang des autres fut un succès. Le Castor eut à peine la force de s’en réjouir. À quoi bon ? Sartre rêvait d ’une autre femme qu’elle. Chacun à leur manière, ils étaient obsédés par l’Amérique. Les années de l’O ccupation, ses mom ents de solitude, lui avaient toutefois confirm é ce qu’elle savait déjà : écrire lui procurait un bien-être immédiat. Ne pas écrire l’angoissait : « Sauf en voyage, ou quand il se passe des événements extraordinaires, une journée où je n’écris pas a un goût de cendres . » D ésorm ais, elle était une rom ancière reconnue. Soit. Elle continuerait son œuvre comme prévu. De passage à Paris, Hélène découvrit sa sœur blême et amaigrie. Une fois dans l’intimité de sa chambre, elle laissa éclater sa colère : —Tu ne vas pas te m ettre à déprim er po u r un hom m e ! Tu ne vas pas ab an d o n n er nos rêves de jeunesse ! Ce serait indigne de toi ! Simone leva les yeux vers sa cadette et lui sourit faiblement : 97. La Force de l'âge, Simone de Beauvoir, p. 56. 107

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- Ne t’inquiète pas. Je ferai front. D ’un geste vif, elle prit une liasse de papier quadrillé et commença à écrire. Cette fois - était-ce surprenant en cet instant de sa vie ? - le personnage principal, Raymond Fosca, prom enait sa solitude à travers les siècles. Sa condition d’immortel unique dans son genre le condamnerait à errer ainsi, de mariages en deuils, dans la solitude et l’ennui. Parlant de Tous les hommes sont mortels, Hélène dira plus tard du roman de sa sœur : « C’est celui que je préfère. Il démontre combien la vie serait ennuyeuse si nous étions immortels. Quelle chance nous avons d ’être mortels ! » Vingt ans plus tard, un couple danois eut un coup de cœur pour ce livre. L’actuelle reine du Danemark, Margrethe, et son époux, le prince Henri de Montpezat, traduisirent ensemble cet ouvrage, sous pseudonyme. Mais leur secret fut rapidement éventé. Dès son retour des États-Unis, Sartre avait sauté à pieds joints dans le théâtre et la littérature. Après le succès de La Nausée, il écrivit un nouveau roman en plusieurs épisodes au nom prédestiné : Les Chemins de la liberté. Ce travail romanesque venait s’ajouter à la rédaction de ses pièces de théâtre, auxquelles il tenait de plus en plus. Comme à l’accoutumée, il écrivait vite, de sa petite écriture ronde, sur des feuilles blanches. Le Paris de Saint-Germain-des-Prés attendait et commentait chacun de ses textes. Un autre projet lui tenait à cœur. Avant de retourner en Amérique, Sartre avait reçu une offre qui allait changer leur vie : - Mon petit Castor, j’ai une grande nouvelle pour nous deux. 98. Entretiens avec l’auteur.

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Ils se trouvaient aux café des Deux Magots. Simone posa son verre de whisky. Une lumière pâle éclairait l’église de Saint-Germain-des-Prés. La voix du « petit homme » était plus grave qu’à l’accoutumée : - Gallimard me propose un projet passionnant. Créer une revue. Nous pourrions y travailler ensemble. - Ce serait magnifique ! Pendant le séjour de Sartre aux États-Unis, Simone s’activa pour mener le projet à bien. Un comité directeur était déjà réuni, qui comprenait Raymond Aron, Michel Leiris, M aurice Merleau-Ponty, Albert Ollivier et Jean Paulhan. André M alraux avait décliné l’offre. Sartre se plongea dans la rédaction de la revue. Les deux amants avaient beaucoup investi dans ce projet sur lequel ils se retrouvaient enfin avec l’enthousiasme de toujours. Si la revue voyait le jour, ce serait la confirmation de la place qu’ils tenaient désormais dans la vie intellectuelle française. André Gide n ’avait-il pas dirigé la prestigieuse Nouvelle Revue Française ? L’enjeu était de taille. Le nom, Les Temps Modernes, fut choisi en hommage à Charlie Chaplin. Il devait incarner les espoirs de la Libération. Sartre prit la tête du Comité directeur avec Simone à ses côtés. Tout l’été, ils attendirent avec angoisse la rentrée littéraire. •

L’autom ne fut à la hauteur de leurs espérances. Deux parties du rom an de Sartre, Les Chemins de la liberté, furent publiées simultanément : L’Âge de raison et L e Sursis. Enfin, le 15 octobre 1945, le prem ier num éro de la revue Les Temps M odernes p aru t en librairie. Simone était im patiente d ’en découvrir le prem ier exem plaire. Ce num éro ressem blait à un accouchem ent ; elle y avait tan t travaillé durant les 109

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quatre mois du séjour américain de son com pagnon. C’était l’un des grands événements de leur existence. Simone avait corrigé de sa m ain le m anifeste littéraire de Sartre qui allait figurer en première page. Tout Paris l’attendait avec impatience. Q uand elle eut enfin la revue entre les mains et qu’elle en feuilleta les premières pages, son cœur se mit à battre fort. Prête à s’évanouir, elle n’en croyait pas ses yeux. L’Amérique lui revenait au visage, comme un boomerang. Le nom de Dolorès flamboyait en tête du Manifeste. Sartre avait dédié leur œuvre com m une à une autre femme ! Ce n’était pas la première fois que l’auteur de L'Être et le N éant dédiait un ouvrage à l’une de ses m aîtresses. M ais cette fois, c’était différent. À Paris jusque-là, hormis quelques amis écrivains, Albert Camus et les familiers de leur petit groupe, personne ne connaissait l’existence de cette rivale aussi mystérieuse que lointaine. Ce nom barrait la page comme une gifle. Avec une ingratitude inouïe, il lui infligeait un camouflet aussi humiliant qu’inutile. Dans les cafés de Saint-Germaindes-Prés, les convives applaudissaient le texte de Sartre et ricanaient au passage de Simone. Si une femme avait causé un pareil affront à son com pagnon, on l’aurait accablée ! Mais qu’un homme eût osé agir de la sorte, les Parisiens avides de potins s’en délectaient ouvertement. •

La carrière que Lionel avait brillamment entamée à Lisbonne grâce aux hasards de la guerre se poursuivrait à Vienne dans un cadre plus officiel. Son intelligence et son entregent avaient fait merveille. Avant de repartir, H élène et Lionel passèrent quelques mois à Paris. Tous deux avaient apprécié à sa juste valeur la force de la déclaration de Sartre : 110

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« L’écrivain est en situation dans son époque ; chaque parole a des retentissements ; chaque silence aussi... C ’est l’avenir de notre époque qui doit faire l’objet de nos soins... C’est ici même et de notre vivant que les procès se gagnent ou se perdent . » Lionel y vit sans ironie, ni malice, une reconnaissance a posteriori de son engagem ent au service de la France libre. Simone leur apparut tendue et pâle. La lassitude la submergeait en dépit du succès de la revue et de ses rom ans. Absorbée dans la préparation de la mise en scène de sa pièce, Les Bouches inutiles, elle faisait silence sur la blessure que Sartre venait de lui infliger. Hélène, qui avait pleuré en découvrant la dédicace du Manifeste, attendit en vain une confidence à ce sujet. Simone ne dit mot. Il ne lui venait pas à l’idée de renverser les rôles et de rechercher pour une fois la protection de cette cadette qu’elle avait l’habitude de protéger. L’heure n’était pas aux épanchements. Il faudrait attendre, vingt ans plus tard, la disparition de leur mère, pour que l’aînée évoque à nouveau ses peines de cœur avec sa sœur. À la recherche d ’un emploi et grâce au soutien d ’Hubert Beuve-Méry, fondateur du journal Le Monde, Lionel fut envoyé dans Vienne en ruine par le Ministère des Affaires étrangères comme conseiller chargé de l’information. —Q ue va-t-il faire au juste là-bas ? dem anda Simone à H élène d ’une voix sèche, tandis q u ’elles buvaient un verre à la terrasse des Deux Magots. —Il sera chargé de la presse, répondit Hélène avec sa douceur coutumière. —M ais pourquoi accepter de porter l’uniforme ? 99. Les Temps Modernes, n° 1, octobre 1945. 111

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- Seuls les officiers sont acceptés. La situation làbas est très tendue. Vienne est officiellement libérée, mais en réalité les Soviétiques contrôlent la ville. Ce sera une mission délicate. D ’un geste nerveux, Simone com m anda un autre whisky : - Tout de même, revêtir l’uniforme militaire ! Partir avec le grade de colonel ! Sa voix était de plus en plus acerbe. Hélène pâlit et tenta de défendre son mari : - Écoute, il n’a plus de travail. C’est le seul qui lui convienne ! À cause des années de sanatorium , il n ’a pas pu poursuivre ses études. Mets-toi à sa place ! Simone haussa les épaules. - Ce que je vois, c’est que vous êtes entrés dans le système. Vous finirez comme des bourgeois ! lui assena-t-elle, en reposant son verre avec violence sur la table d’acajou. Hélène explosa à son tour, la voix brisée par les larmes contenues : - Ce que tu dis est faux et injuste ! Tu sais bien que ce n’est pas vrai ! Lionel et moi n’avons rien de bourgeois l Des larmes coulaient de ses yeux bleus légèrement maquillés. - Allons, je ne voulais pas te faire de la peine. Tout de même, quand j’y pense, Lionel colonel ! Lionel envoyé du Ministère des Affaires étrangères ! Je ne peux pas y croire. Enfin, je suppose que tout ce que je peux dire n’y changera rien. Viens, je t ’accompagne à la gare. Hélène se tut, accablée. Inutile de discuter. Pour Sartre et Simone, intégrer la société revenait à s’exclure de leur monde. Seule comptait la marginalité, la sacrosainte liberté, même si elle impliquait la misère.

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À son retour de la gare de l’Est, Simone retrouva Sartre, ses succès littéraires et ses chagrins. Avant la Seconde Guerre mondiale, rien ne laissait prévoir chez elle un quelconque intérêt pour la condition féminine. D u reste, avant 1941, ni Sartre ni elle n ’avaient pris conscience de la nécessité d ’un engagement politique. Leur seul credo était une liberté philosophique fondée sur un individualism e apolitique. La guerre et l’O ccupation les avaient incités à changer d ’avis. Un an après le prem ier num éro des Temps M odernes, Simone de Beauvoir com m ença à réfléchir à ce qui deviendrait un jour le Deuxième Sexe. En France, le droit de vote venait d’être accordé aux femmes par le général de Gaulle. Elles l’avaient utilisé pour la première fois en 1945 à l’occasion des élections municipales. De leur côté, les intellectuels de gauche, ses pairs, se préoccupaient de politique, d ’engagem ent, de socialisme, mais personne ne s’intéressait à la condition féminine. Aux États-Unis, la femme était censée être « libérée » grâce aux gadgets et à sa machine à laver qui la libérait de tâches fastidieuses. C ’était un progrès, mais il ne résolvait pas tout. Rien ne laissait prévoir la prise de conscience féministe qu’allait connaître la seconde moitié du siècle. Simone de Beauvoir était alors une femme isolée dans un cercle d ’hommes qui la reconnaissaient comme l’une des leurs. Une place conquise de haute lutte depuis l’année de l’agrégation quand elle discutait philosophie, littérature et politique à égalité avec eux. Elle n ’en était pas moins femme et souffrait à cause de Dolorès. Que faire ? Se montrer, autant que possible, en public avec Sartre. Faire taire les rum eurs d ’éclatem ent du plus célèbre couple de Saint-Germain-des-Prés, le soutenir dans ses projets pour qu’il n ’apparaisse pas seul. Avec 113

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un peu de chance, là-bas, de l’autre côté de l’océan, Dolorès lirait dans les articles du N ew York Times que son am ant avait repris sa vie quotidienne auprès de Simone. Parviendrait-elle à la décourager ? •

Sartre bataillait. 11 bataillait ferme dans le monde politique de l’après-guerre. Sa plume était son arme. Les numéros des Temps Modernes devaient paraître à un rythme régulier. Il fallait lire des manuscrits, décider du contenu de chaque livraison, consulter le comité éditorial. Toutes choses qui prenaient du temps et l’occupaient to u t autant que Simone. Surmenée, mal remise du traum atism e des am ours américaines de Sartre, elle maigrissait à vue d’œil et plongeait, le soir venu, dans l’alcool. L’enjeu était de taille et elle y sacrifiait tout. Chacun de leurs mots influençait la jeunesse, faisait réagir les opposants avec violence et hargne. En 1945, dans une France ruinée par la guerre, le général de Gaulle fut élu chef du gouvernement par l’Assemblée constituante. Cette époque troublée fut marquée par la domination idéologique et politique du Parti communiste qui, à plusieurs reprises, rassembla plus de 26 % des voix aux élections. De Gaulle avait rétabli l’autorité de l’État et désarmé les milices issues de la Résistance. De nombreuses années après la plupart des pays européens, il venait d’obtenir le droit de vote pour les femmes. Il fut aussitôt accusé d’opportunisme. Les femmes avaient un faible pour lui, ronchonnaient les hommes. Q uant à lui, tout simplement, il leur était reconnaissant d’avoir si bien tenu leur rôle pendant les années sombres. Il était aussi parvenu à la même conclusion que les suffragettes d’avant-guerre. Pour quelques années encore, l’émancipation des femmes allait rester théorique. 114

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Les écrivains catholiques avaient, eux aussi, leur m ot à dire. Nom breux au sein de l’Académie française et dans les sphères du pouvoir, ils tem pêtaient. Cet hymne à la liberté, cette philosophie existentialiste, ne pouvaient qu’inciter à la débauche et à l’effondrement de la France. Paul Claudel veillait sur le pays. Depuis les am bassades de France en Extrêm e-O rient, il représentait, avec talent, la diplom atie. Ses œuvres littéraires étaient empreintes d’une poésie qui touchait nom bre de ses contemporains. Il contribuait ainsi au rayonnem ent de la culture française. Personne ne songeait alors à lui demander comment il avait pu laisser enfermer dans un asile psychiatrique sa sœur Camille qui avait eu le seul to rt de réaliser une œuvre de sculpteur capable de rivaliser avec celle de Rodin, son m aître et am ant. Il ne s’inquiétait nullement de cette sœur mise au ban de la société, qui mourut enfermée, privée de la liberté la plus élémentaire. La liberté de créer et de choisir sa vie semblait insupportable à un homme tel que Claudel. Le jury de Stockholm n’avait même pas pensé à lui pour les lauriers qui avaient été attribués à Gide. Le monde allait de travers. Q u’importe. Il savait écrire, tonner, protester. Il cria à Gallimard son horreur de voir le grand éditeur auquel il avait confié son œuvre le publier dans « le voisinage de ces scélérats et de ces malfaiteurs ». L’homosexualité, les relations amoureuses multiples, tout ce qui mettait l’existence hors-normes insupportaient aussi bien la droite que la gauche en cette année 1946. A ndré Gide n ’avait-il pas eu l’audace, dans son R etour d ’URSS, de raconter son périple en Union 100. Sartre, Aron, deux philosophes dans le siècle, Jean-François Sirinclli, Hachette Pluriel, 1994, p. 217.

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soviétique sous la férule de Staline ? Une lutte féroce s’était engagée chez G allim ard entre cet écrivain protestant aux mœurs avancées et le très conventionnel Claudel qui incarnait la France religieuse et morale. Les insultes et la gloire, l’écriture et l’am our, emplissaient la vie de Sartre. Simone connaissait aussi cette célébrité q u ’elle avait si fort désirée depuis sa jeunesse. À travers l’écriture s’incarnait son vœu le plus cher, si bien décrit dans Les Mémoires d ’une jeune fille rangée, qui revenait à com m uniquer avec les autres, aim er et ctre aimée. Des lecteurs et des lectrices lui écrivaient, avec rage, avec ém otion, partageant avec elle l’histoire de leurs vies, leurs espoirs et leurs chagrins. Elle avait ce qu’elle désirait, une reconnaissance qui outrepassait toutes ses espérances. Dès lors, pourquoi ces accès de larmes subits ? Pourquoi se réfugier dans l’alcool comme elle le faisait chaque soir ? •

Assise sur son sofa, elle bavardait avec Sartre de leurs vacances d ’hiver à Megève, disait son impatience de skier et de se retrouver avec lui loin de l’agitation parisienne. Quelque chose dans l’attitude du « petit homme » l’alerta. Quel nouveau coup allait-il lui assener ? Sartre toussa. Son regard loucha encore davantage qu’à l’accoutumée. Il baissa les yeux, le corps soudain voûté, sur la défensive. Délicatement, il cogna sa pipe sur le rebord de la table et s’éclaircit la voix : - M on petit Castor, cette année je ne serai pas là pour Noël. Simone s’efforça de rester impassible. Il lui prit la main, la caressa doucem ent et se décida à passer aux aveux : - La traversée de l’Atlantique est longue. Je suis oblige de prendre un paquebot fin décembre. 116

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Elle retira sa main de la sienne d’un geste brusque. - Vous repartez en Amérique ! - Oui, mon petit Castor, mais je reviendrai. Je vous le promets. - Q uand ? Les larm es coulaient de ses yeux. Elle prit un m ouchoir et essaya de se ressaisir. Sartre ten tait m aladroitem ent de la réconforter : - Dans quelques mois. Avant le printemps, quoi qu’il en soit. Vous verrez, cela passera vite. Je compte bien que vous vous occuperez de la revue en mon absence. Le néant et la solitude surgissaient devant elle. Elle serait donc seule pour Noël, seule pour le Nouvel An. A urait-elle la force de survivre à cette nouvelle épreuve ? Assommée de chagrin, elle passa la nuit à réfléchir, à essayer de ne pas som brer. Après avoir publié avec succès deux romans, il était temps de passer à un nouveau défi. Depuis Simone Weil, la philosophe normalienne reçue première à l’agrégation et morte de faim pendant la guerre, peu de femmes osaient affronter le monde des philosophes. O n tolérait que des femmes prennent la plume pour offrir au monde un univers imaginaire sous une forme rom anesque. Personne n ’attendait d ’une femme l’élaboration d’une véritable pensée philosophique. Simone Weil avait été l’exception qui confirmait la règle. Com m ent l’auteur de U Invitcc osait-elle seulement y songer ? Elle y songea si bien qu’elle y parvint : celle qui avait été en 1929 la plus jeune agrégée de philosophie de France présenterait son point de vue sur l’existentialisme dans Pour une morale de l’ambiguïté. Mais comment écrire sereinement lorsque l’homme que vous aimez est heureux auprès d ’une autre, loin de vous ? Le Castor se battait avec les mots, s’essoufflait, 117

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mais tenait bon. Ce livre était une façon d ’exorciser l’absence de Sartre, d ’affirmer qu’elle pouvait, seule sans lui, m aintenir le dialogue à un degré élevé que n’atteindrait jamais aucune Dolorès. Le livre était ardu à écrire, difficile à lire. Dans ses Mémoires, elle avoua qu’elle ne l’aimait pas. Les jours, les semaines, les mois de cet hiver 1947 se passèrent dans le froid et la tristesse. Un an plus tôt, les conservateurs de droite et de gauche avaient déjà conduit de Gaulle à démissionner. Les premières années de la IVr R épublique allaient être m arquées par la guerre d ’Indochine. Ce qui fut pour Simone une saison interminable passa très vite pour Sartre. À New York, il rencontrait les universitaires américains, découvrait une autre forme de vie commune. Il avait rêvé de célébrité, elle était là, avec des conférences, des entretiens, des radios, des télévisions. Les néons, les taxis, les musées, Wall Street, tout semblait si lumineux après la grisaille des années de guerre et des tickets de rationnement. L’invitation pour une tournée de conférences en Tunisie et en Algérie, fut une heureuse diversion pour Simone qui accepta tout de suite. Elle était impatiente de découvrir Alger, la ville de son ami Albert Camus. Son plus vif désir aurait été d ’en parler avec lui avant de partir. Mais, comme elle le raconta à Deirdre Bair , quand elle tenta d ’aborder le sujet, il se moqua d ’elle comme il le faisait chaque fois qu’elle essayait d’avoir avec lui une conversation sérieuse. Camus préférait discuter entre hommes. 101. Simone de Beauvoir, a biograph y, Deirdre Bair, Summit Books, 1990, p. 290.

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Simone n ’avait pas l’habitude de ce genre d ’hum iliations. Depuis ses années de Sorbonne, elle dialoguait, d ’égale à égale, avec ses pairs. Et voilà que ce jeune et séduisant écrivain, à la plume intense, au passé courageux de résistant, se permettait de la prendre de haut. Le créateur de C om bat la rabrouait comme une ménagère. Chacun de ses propos lui rappelait qu’elle ne serait jamais, à ses yeux, qu’une femme. Autant dire quantité négligeable. Avait-il perçu qu’elle était prête à tom ber sous son charme ? En dépit de ses efforts pour intervenir dans la conversation, du brio de ses idées et de l’intelligence de ses propos, elle n ’existait pas. Une expérience cuisante dont elle devait se souvenir^ quelques mois plus ta rd , quand Sartre lui suggéra d ’écrire un ouvrage sur ses consœ urs. En atten d an t, l’attitude m achiste de Cam us lui faisait prendre la mesure du chemin à parcourir et du poids des traditions. Dans ses conférences et ses discours, elle essaya de faire passer le souffle de l’existentialisme, la revendication de mener la vie de son choix, d’aim er... ou de ne plus aimer. La nuit, enferm ée dans sa cham bre, elle avait rendez-vous avec ses carnets. Ils ne la quittaient jamais, lui servaient de garde-fou et lui perm ettraient, un peu plus tard, de reconstituer son cheminement. Après le Portugal, elle découvrait à Tunis et Alger de nouvelles m isères, d ’autres civilisations. Un jour, ce voyage l’aiderait à comprendre les ressorts cachés et les enjeux de la guerre d ’Algérie. Au printemps, Sartre rentra des États-Unis. Il venait de passer l’hiver le plus heureux de sa vie. Était-ce le choc du retour ? Il tom ba m alade et du t s’aliter du ran t plusieurs semaines pour vaincre les oreillons. Il lui fallut aussi reprendre l’habitude des conversations avec le 119

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Castor et ses amis. Parfois, dans un moment d ’oubli, il se laissait aller, pour les divertir, à évoquer en présence de Simone les souvenirs joyeux de son dernier séjour américain. Les anecdotes s’enchaînaient. Chaque mot transperçait Simone comme autant de coups de poignard. La politique et Les Temps Modernes eurent tôt fait de réduire en cendres les autres centres d’intérêt de leur vie. Les relations avec le Parti communiste étaient compliquées. Communisme et liberté se mariaient difficilement. Sartre essaya néanmoins de concilier dictature du prolétariat et existentialisme. Cela signifiait s’opposer au capitalisme des États-Unis, au rôle de Wall Street dans la conduite du monde, tandis que les tensions entre l’Est et l’Ouest grandissaient. Il se retrouvait ainsi dans cette situation contradictoire, si courante chez nos intellectuels : s’opposer à l’Amérique tout en souhaitant par-dessus tout y être invité et reconnu par elle à travers ses universités. Sartre observait le Castor. Elle avait repris le chemin des bibliothèques, traversait le jardin du Palais-Royal, d’où Colette, le corps gonflé par l’âge et la maladie, faisait encore trembler le Paris littéraire. Simone levait souvent les yeux vers l’appartement où vivait l’écrivain qui avait jadis fait scandale. Être reçue par Colette était une consécration, une porte ouverte sur la notoriété. •

Pour venir à bout de son essai sur le Deuxième Sexe, Simone avait fort à faire. Lire, relire les textes depuis l’Antiquité, réfléchir. Chaque jour elle découvrait à quel point le monde dans lequel elle évoluait avait été conçu par les hommes. Ce pacte de liberté que Sartre et elle avaient conclu, comment pouvait-il fonctionner dans une société où la liberté ne se conjuguait qu’au masculin ? Des heures durant, elle restait assise dans l’ambiance poussiéreuse et studieuse de la rue de Richelieu. Penchée 120

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sur les pages des anciens, Sénèque, Platon, Aristophane, elle avait envie de crier. Les propos méprisants à Pégard des femmes défilaient sous ses yeux, de siècle en siècle, de livre en livre, sans que personne au cours des millénaires eût songé à protester. Elle se taisait et notait fébrilement ses observations. Tant de haine contre la femme, tant de discours élogieux pour mieux endormir les opprimées. Elle m esurait alors la chance et le défi que représentait pour elle d’avoir, malgré les souffrances et les épreuves, choisi sa vie. - Dans un quart d ’heure, nous allons fermer ! L’annonce rappelait Simone au présent. Elle levait les yeux de sa copie, et referm ait ses cahiers à contrecœur. Le trajet du retour était le même que celui du matin. Le soleil se cachait derrière les toits gris du Palais-Royal. Un froid vif la saisissait, tandis qu’elle hâtait le pas pour rejoindre la rive gauche, et raconter à Sartre et à Bost ses découvertes de la journée. Un soir, fatiguée, elle s’arrêta devant la ComédieFrançaise dans un café de la place qui allait devenir la place Colette. L’histoire commune de l’homme et de la femme allait bien au-delà des intrigues de vaudeville qui se jo u aien t en face sur la scène. Les enjeux dépassaient de loin ce que Feydeau ou M arivaux en avaient relaté. Le souvenir des conversations au Flore et aux Deux M agots, face au séduisant A lbert Camus qui ne lui accordait pas l’attention à laquelle elle estimait avoir droit sous le futile prétexte q u ’elle était une femme, l’aiguillonnait. Ni lui ni les autres ne pourraient l’empêcher d’écrire l’histoire des femmes, de raconter leurs souffrances. Personne ne pourrait plus l’arrêter, se disait-elle, résolue, tandis qu’elle s’approchait de la rue Bonaparte et remontait à pied vers Saint-Germain-des-Prés :

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- Quelle mine superbe ! s’exclama Sartre qui fumait la pipe et discutait avec Bost. Castor, racontez vite, que vous est-il arrivé aujourd’hui ? Elle rougit. Il la regardait avec le meme air de gourmandise qu’avant la guerre. Le café des Deux Magots sentait le tabac blond et le chocolat. Elle s’écroula sur la banquette de cuir rouge, les joues en feu : - J e prendrais bien un whisky ! Jamais il ne la trouvait aussi belle et séduisante que lorsqu’elle était plongée dans l’écriture. Sartre sourit et lui murmura de sa voix chaude : - Castor, ce nouveau livre vous réussit. Il ignorait à que) point il allait avoir raison. Simone but son verre d’un trait et s’exclama : - Cela fera un gros livre, je crois... Les deux hommes échangèrent un regard. Dolorès avait peut-être conquis le cœur de Sartre, mais qui serait capable de rivaliser intellectuellement avec Simone ? Le coup d’œil n’échappa pas à Simone. Dolorès, c’était l’Amérique, qu’elle ne connaissait pas, se ditelle, agacée, tout en com m andant un deuxième verre. Ses yeux se voilèrent. •

La nostalgie de l’Amérique n’cmpcchait pas Sartre de travailler sur plusieurs fronts : essais, pièces de théâtre, biographies. Les rapports avec les communistes devenaient très difficiles. Comm ent auraient-ils pu accepter une philosophie de la liberté, incompatible avec la dictature du prolétariat ? Le fondateur des Temps Modernes voulut rendre son point de vue accessible. La publication de L'Existentialisme est un humanisme allait dans ce sens. Cette fois, il scandalisa les croyants de tous bords. Dans ce recueil, il réaffirmait haut et fort la non-existence de Dieu et, par la même occasion, la liberté et la 122

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responsabilité de chacun de nos actes. Il choqua les catholiques une fois de plus. Chez les staliniens, on désapprouva le terme « humanisme ». L’ouvrage avait au moins le mérite de la clarté et de la simplicité. Parallèlement à cet essai philosophique, il acheva la rédaction de deux pièces de théâtre, M orts sans sépulture et La Putain respectueuse. Dans le Paris de l’après-guerre, le rationnement et la pénurie vidaient les magasins, mais les théâtres étaient pleins. Sartre recevait de nombreuses commandes. Il mit un autre ouvrage en chantier, dans le but de se disculper de ses silences sous l’Occupation. A utant que Sim one, Sartre regrettait d ’avoir, faute d ’agir à tem ps, abandonné la jeune et jolie Bianca Lamblain, menacée de déportation, à un sort incertain. La jeune fille ne pardonna jamais leur insouciance aux deux am ants. Pour exorciser cette période douloureuse, il publia scs Réflexions sur la question juive dans lesquelles il d én o n çait le racism e et avançait que le juif ne le devient qu’à travers le regard de l’autre. Un livre fort et incisif, écrit avec tout son talent, qui devait m arquer plusieurs générations, à tel point que les étudiants de mai 1968 s’y référaient encore lorsqu’ils soutinrent Daniel Cohn-Bendit, rappelant ses origines dans le slogan : « Nous sommes tous des Juifs allemands. » Dans un pays où l’antisémitisme était encore vivace et l’affaire Dreyfus pas si éloignée dans le temps, cet ouvrage contribua à éclairer les chemins sombres de la haine. Au Flore, Sartre et Simone firent la connaissance d’un autre couple célèbre. À vingt-cinq ans, beau, grand, 102. M ém oires d'une jeune fille dérangée, Bianca Lamblain, Balland, 1993. Dans cet ouvrage, l’auteur raconte son histoire et ses mésaventures avec les deux écrivains, en particulier sous l’Occupation.

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formidablement doué, Boris Vian jouait de la trompette dans les boîtes de nuit de Saint-Germain-des-Prés et écrivait des rom ans qui allaient envoûter les jeunes générations les unes après les autres. Il aimait plaisanter et sortir avec ses aînés - Sartre venait d ’avoir quarante et un ans et Simone, trente-neuf. Avec Michelle, sa femme, ils form aient un couple superbe. Simone observait Michelle. Ce n’était pas une intellectuelle, mais cette « belle blonde » comme on l’appelait, mère des deux enfants de Boris, séduisait par son naturel et sa gaieté. Sartre n’y était pas insensible. Simone le remarqua, mais fut vite rassurée. Michelle n’avait pas la prétention de devenir écrivain. Plus jolie que d ’autres maîtresses de Sartre, elle se rangeait néanmoins dans la catégorie d’Olga et de Wanda. Le Castor n’avait rien à craindre d’elle. - À qui pensez-vous ? dem anda un soir Cam us à Sartre. Simone n ’avait pas encore rejoint leur table. Ils étaient entre hommes. La réponse de Sartre fusa, sans une hésitation ; - À Dolorès. -Vous n’allez tout de même pas repartir tout de suite ? - N on, mais bientôt, j’espère. Le Castor arriva. Ils se turent. Sartre avait beau se concentrer sur ses divers projets, être sollicité pour des tournées de conférences, en Suisse, en Hollande, et même en Italie où les communistes italiens l’accueillaient plus chaleureusement que les Français, il pensait encore et toujours à celle qui l’avait rendu si heureux l’hiver précédent. Comment faire pour la revoir ? Il tempêtait, intriguait auprès de ses amis. Son seul désir était de repartir, le plus vite possible, de l’autre côté de l’A tlantique. Il était prêt à donner des conférences 124

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n ’importe où aux États-Unis. Le temps lui semblait long sans elle comme jadis sans le Castor. Un après-midi d ’automne, Simone, épuisée par sa journée à la Bibliothèque nationale, arriva au Flore, plus gaie qu’à l’accoutumée. Au fur et à mesure que les pages s’accumulaient, elle reprenait goût à la vie. Cette fois, elle traversa le café, ignorant les m iroirs qui reflétaient Prévert et scs amis, gravit d ’un pas léger les m arches qui conduisaient au prem ier étage. Elle reconnut le sempiternel halo de fumée qui, au fond de la salle, enveloppait Sartre. Elle s’assit en face de lui. D ’une voix saccadée, elle s’exclama fièrement : - Figurez-vous que c’est mon tour d ’être invitée en Amérique pour donner des conférences ! Elle com m anda un verre, le saisit à pleines mains et ajouta : - Je n ’arrive pas à y croire ! Je serai une des prem ières femmes françaises invitées à parler de la France aux Américains. Sur le moment, le « petit homme » ne réagit pas. Soudain, son visage s’éclaira. - C’est formidable, mon petit Castor, je suis content pour vous. Une idée venait de lui traverser l’esprit. Peut-être la solution à son problème. S’il pouvait persuader Dolorès de venir le rejoindre à Paris pendant que Simone s’envolerait sans lui pour les États-Unis, ce serait l’idéal. Et puis il ne serait plus le seul à connaître New York et ses plaisirs. Le Castor aurait droit, elle aussi, à l’Amérique. Les trois mois précédant son départ, Paris sembla soudain trop petit à Simone. Le temps lui manquait pour to u t achever et en prem ier lieu cet ouvrage, d ’abord confidentiel, qui devenait une entreprise de titan, aussi 125

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lourde et volumineuse qu’une thèse. Il lui fallait poursuivre à tout prix son effort jusqu’au bout. Sartre et le Castor passèrent Noël ensemble aux sports d’hiver dans une ambiance gaie. Chacun était ravi de n ’en faire qu’à sa tête. Elle de partir enfin à la découverte des États-Unis, lui de faire venir Dolorès à Paris. Ils seraient séparés une nouvelle fois pendant une longue période de quatre mois. Plus d’un trimestre sans se parler, sans dialoguer, s’écouter, confronter leurs pensées. Cependant, ils semblaient heureux, délivrés de ce qui avait pesé sur leurs relations ces derniers mois. Sartre attendait avec une impatience non dissimulée l’arrivée de Dolorès à Paris. Simone songeait à l’hiver précédent qu’elle avait passé seule. En moins d’un an et demi, ils auraient été séparés pendant six mois. Le Castor essayait de garder le sourire et de conserver son calme. Sa grande rivale allait s’installer sur son territoire en son absence. Une Française qui connaissait mieux que quiconque New York et ses intellectuels. Mais, sur son terrain, Simone était la plus forte et elle le savait. Dolorès ne savait pas écrire. Dolorès ne serait jamais invitée, comme elle, à faire des conférences devant des auditoires silencieux et attentifs. En partant, elle laissait derrière elle « le petit Bost », ami et am ant dont la fidélité et l’affection n’avaient toutefois pas suffi à la consoler des coups successifs que lui avait infligés Sartre tout au long de l’année pour les beaux yeux de Dolorès. Bost partageait avec Olga les fêtes de fin d’année du terrible couple. S’il était triste de voir partir Simone, il savait qu’elle lui reviendrait. Sartre lui concédait le Castor, pour se faire pardonner ses multiples liaisons.

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Le mois de janvier 1947 s’achevait quand Sin ae m onta dans un Constellation. Cette fois, ce n ’était plus le triste baptêm e de l’air q u ’elle avait connu l’année précédente. Elle allait enfin voyager à son tour dans ce pays mythique dont les « boys » étaient venus trois ans auparavant libérer l’Europe. Elle s’enivra de champagne et découvrit, après des heures de douce somnolence, les lumières de l’immense cité. Les premiers gratte-ciel new -yorkais pointaient leur nez à travers la brume, donnant à son arrivée des allures de générique. Sortant son carnet et un stylo de son sac, le Castor commença à écrire. Tout voir, ne rien oublier, entasser les im pressions, répertorier les images. Cet exercice quotidien lui permettrait peut-être plus tard de raconter l’Amérique. Le souffle court, le regard aux aguets, elle descendit l’échelle de coupée. Dolorès se trouvait encore à New York quand elle y arriva. Simone préférait ne pas penser à cette autre femme qui allait bientôt rejoindre Sartre. Il im portait tout d ’abord de s’installer, d ’arpenter la ville. Elle était logée à Greenwich Village, où habitaient de nombreux universitaires et intellectuels. Les petites boutiques, les cafés bigarrés, les joueurs d ’échecs dans Washington Square furent sa première étape. Pourquoi n ’irait-elle pas faire un tour sur les bords du lac M ichigan ? O n venait de lui donner l’adresse d ’un écrivain. Une invitation à se rendre dans l’une des plus grandes villes des États-Unis, ça ne se refusait pas. Soit. Elle irait à Chicago. Le seul nom de la ville la faisait rêver. Combien d ’écrivains avaient décrit cette cité qui, moins de deux siècles auparavant, n’était, selon son étymologie indienne, rien de plus qu’une « terre à oignons sauvages » ? Plaque tournante du commerce agricole, abattoir de l’Amérique, capitale des gangs et 127

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de la prohibition, la cité des bords du lac M ichigan dégageait un parfum de crimes très romanesque. L’hiver, la ville d’Al Capone était balayée par le blizzard, tandis que d’épais tourbillons de brouillard s’élevaient du lac. Les étés y étaient suffocants. Chicago était devenue une métropole multiculturelle avec des vagues d’immigrations successives, notamment russe et ukrainienne, peu après la révolution d’Octobre 1917. Son orchestre et ses musées avaient acquis une renommée mondiale et son université produisait des prix Nobel. Normalien de la génération de Sartre, l’un des plus prestigieux mathématiciens du siècle, le Français André Weil, frère de la philosophe Simone Weil, y enseigna dans les années 1950. Quand Simone découvrit Chicago, en février 1947, des vents froids balayaient les avenues, s’engouffrant dans les rues. Elle se préparait, avec son sérieux habituel, à donner les conférences pour lesquelles elle avait été engagée. Ce serait aussi l’occasion d ’en apprendre davantage sur l’Amérique, et d’appliquer sa perspicacité habituelle et la force de son intelligence et de sa culture à cette compréhension. Dès son arrivée, elle composa le numéro de téléphone de cet écrivain qu’on lui avait recommandé de contacter. Le cadran du téléphone se prit-il pour une minuscule roue du destin ? À compter de ce jour d’hiver glacial dans l’Illinois, un nouvel univers s’ouvrit devant elle. Un nouvel amour, un autre homme. Il s’appelait N elson Algren, était aussi beau que sa légende, et surtout, il savait écrire lui aussi. Il fut aussitôt pris sous le feu des questions du Castor qui voulait tout savoir sur « l’american way of life », le degré de liberté et de justice dans ce pays. L’Amérique d’alors parlait au monde par la voix de ses 128

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écrivains. En particulier, Dos Passos, Faulkner et Hem ingway. D ans LfA m érique au jour le jo u r, se révéleraient plus tard les qualités d ’observatrice, de visionnaire et de conteuse de Simone. P rofitant de l’engouem ent que suscitaient ses conférences, elle visita l’Amérique de l’est à l’ouest et du nord au sud. Un public nom breux venait l’écouter. O n voulait voir, à travers elle, la femme qu’aimait JeanPaul Sartre, ce philosophe qui sentait le soufre. Ses auditeurs lui dem andaient si elle était aussi politisée que lui. Son anglais était marqué par un très fort accent, mais c’était le cadet de ses soucis. Seuls com ptaient les échanges, les dialogues qui assouvissaient son appétit de vivre et de découvrir. Elle posait sur le nouveau m onde le regard d ’une Française élevée dans un continent ravagé par la guerre. Le rôle des syndicats et le succès du New Deal de Franklin D. Roosevelt, héros d ’une gauche américaine pragmatique, déstabilisaient ses schémas marxistes. Q uant au mythe de la femme américaine libérée, n ’était-ce pas plutôt une mystification ? La question méritait d ’être posée. Quel laboratoire passionnant que ce pays où les femmes avaient moins souffert de la guerre et où les appareils ménagers les soulageaient des plus dures activités domestiques. Obtenaient-elles pour autant des postes à responsabilité, une égalité plus concrète que les Européennes ? Simone s’aperçut rapidement que la recherche d ’un métier n’était pas leur priorité. Même les jeunes filles des collèges les plus prestigieux de la côte Est parlaient d ’avoir un mari et des enfants. De nombreuses rencontres étaient organisées pour elle avec les intellectuels. La plus marquante fut sans doute celle de Richard Wright qu’elle traduirait plus tard en 129

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français avec Sartre. Derrière les apparences, il lui fit découvrir la condition des Noirs et la ségrégation raciale. La guerre venait de s’achever. La découverte des camps de concentration hantait les esprits. Elle découvrit, au sein de la société universitaire américaine, un antisémitisme insidieux et surprenant auquel elle ne s’attendait pas. Nelson Algren l’accompagna dans son périple. Leur passion prenait de l’ampleur. Il allait peu à peu envahir ses pensées et son écriture. Grâce à elle, le nom d ’Algren serait bientôt connu sur les deux rives de l’Atlantique. L’am ant américain sut lui faire apprécier la nature, les arbres et les lumières de son immense pays : « Aimer l’Amérique, ne pas l’aimer : ces mots n’ont pas de sens. Elle est un champ de bataille et on ne peut que se passionner pour le com bat qu’elle livre en ellemême et dont l’enjeu récuse toute mesure [...] » Comparés à ce continent en ébullition, Paris et la France lui semblaient bien petits, étriqués, provinciaux. Sous les critiques implicites du portrait aigu des mœurs américaines qu’elle rédigeait d’une plume alerte, pointait une vraie tendresse à l’égard du pays qui était aussi celui de son nouvel amour. Dolorès avait beau vivre à New York et parler un anglais parfait, jamais elle ne serait capable de retranscrire comme le faisait le C astor l’atmosphère du pays que Sartre redécouvrirait à travers ses écrits. Simone, une fois encore, marquait sa supériorité. Le petit homme finirait bien par se souvenir un jour qu’il l’avait d ’abord aimée pour ses qualités intellectuelles. L’esprit serait plus fort que la chair. Elle en était persuadée. Peu de Français avaient, à cette époque, l’occasion de traverser l’Atlantique. À son retour à Paris, Simone 103. L’Amcrique au jour le jour, Simone de Beauvoir, Gallimard, 1948 Folio, pp. 535-536.

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de Beauvoir rap p o rta dans ses bagages le m anuscrit de L A m ériq u e au fo u r le jo u r qui rencontra un succès immédiat. •

À Paris, Sartre venait de publier Q u ’est-ce que la littérature ? En 1947, il s’était plongé dans l’écriture de cet essai, alors que la bataille faisait rage au sein des intellectuels sur le rôle de l’écrivain. Des 1945, il en avait défini les devoirs, rappelant que ce dernier est « en situation » dans son époque. Cet essai fut perçu comme un pamphlet, une provocation. Selon Sartre, les écrivains devaient jouer un rôle phare dans la société, à l’image de Voltaire et des Encyclopédistes. Ne plus se taire, refuser la compromission et le silence. Ces mots résonnaient fort. Beaucoup cependant profitèrent de l’occasion pour reprocher à Sartre et à Simone de s’être tus sous l’Occupation et d ’avoir fait jouer leurs pièces sous la botte allemande. La bataille idéologique était aussi tendue que la guerre froide sur le plan diplom atique. Elle ne se cantonnait pas au clivage droite/gauche, mais faisait rage entre les extrême gauches, communistes et existentialistes. Dès ses premières lettres à Nelson Algren, en 1947, le Castor racontait les bagarres entre les deux clans, la nuit, dans les caves de Saint-Gcrmain-dcs-Prés. Un mot suffisait p o u r les déclencher, et elles se prolongeaient souvent jusqu’à l’aube, chacun s’accusant d ’être « droitier ». En assurant la direction des Temps Modernes, Sartre avait acquis un pouvoir d ’influence considérable. Pour le contrebalancer, les communistes fondèrent une revue d o n t ils confièrent la charge à un écrivain dévoué à la cause de la révolution d ’Octobrc, Louis Aragon, qui se retrouva ainsi propulsé à la tête des Lettres françaises. D ans la France de l’époque, le poids de la pensée communiste - héros positifs, éloge de l’URSS - était sans 131

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équivalent. Entre deux poèmes à Eisa, Louis Aragon écrivait des odes au grand Staline que personne n’osait encore critiquer, de peur d’être rayé définitivement du monde littéraire français. Sartre était accusé d ’écrire des romans bourgeois. Les Chemins de la liberté résonnaient comme une provocation pour ceux qui prônaient la dictature du prolétariat. Le petit homme était-il un traître ? Dans ses écrits il n ’était pas question de héros positif. Soupçonné de faire le jeu de la bourgeoisie - et pourquoi pas, du grand capital - il lui fallait sans cesse se justifier : « Puisque les critiques me condamnent au nom de la littérature, sans jamais dire ce qu’ils entendent par là, la meilleure réponse à leur faire, c’est d ’examiner 1 art d écrire sans préjugés . » « Parler, c’est agir . » Tout en se défendant bec et ongles contre les critiques, Sartre sacrifiait volontiers à la phraséologie communiste, quitte à écrire des énormités : « Je parle de l’écrivain français, le seul qui soit demeuré un bourgeois, le seul qui doive s’accommoder d ’une langue que cent cinquante ans de dom ination bourgeoise ont cassée, vulgarisée, assouplie, truffée de “bourgeoisismes” dont chacun semble un petit soupir d ’aise et d’abandon . » Au fil des pages, il dénonçait la complicité de ses pairs avec ceux qu’ils détestaient - les bourgeois. Cette dénonciation n’aboutit pas, cependant, à une alliance avec le PC. Bien au contraire. Sur une dizaine de pages, Sartre dém ontra pourquoi un écrivain ne devait pas 104. Qu'est-ce que la littérature ?, Jean-Paul Sartre, Gallimard Idées, 1948, p. 10. 105. Ibidem, p. 29. 106. Ibidem, p. 203.

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rejoindre le Parti com m uniste. Il reprocha aux communistes de ne rien dém ontrer et de procéder par intim idation. S artre critiqua les procédés injurieux auxquels ils avaient recours : « O n ne répond jam ais à l’adversaire : on le discrédite, il est de la police, de l’Intelligence Service, c’est un fasciste . » Réponse cinglante à une situation politique mouvementée, au moment où le parti de Thorez entrait en conflit avec ses anciens alliés. Le 5 mai 1947, Paul Ramadier renvoya les communistes de son gouvernement. Deux mois auparavant, le 15 mars, le président américain, H arry Truman avait appelé tous les États européens à exclure les communistes du pouvoir. À Moscou, les quatre grandes puissances n ’avaient pu se mettre d ’accord sur le destin de l’Allemagne et de l’Autriche. Aux États-Unis, le secrétaire d ’État, George Marshall, ébauchait un plan d ’aide à l’Europe pour éviter que le continent ne basculât dans le camp communiste. En pleine lutte pour le contrôle de l’Europe, les propos de Sartre scandalisaient. Ce refus de se ranger d ’un côté comme de l’autre, ni Est, ni Ouest, le plaçait, et le Castor avec lui, dans la marginalité.

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Sartre refusa de transiger. Les am ants réconciliés qu ittèren t la France po u r un voyage en Suède et en Laponie. Sartre pensait-il à Dolorès, Nelson manquaitil à Simone ? Sans doute. Les lettres à Nelson Algren en témoignent. M ais ce voyage fut un triomphe pour Sartre et un rapprochem ent bienvenu pour les deux écrivains qui se retrouvaient enfin seuls. Dans leurs déplacements à travers le monde, ils symbolisaient la 107. Qu'est-ce que la littérature ?, Jean-Paul Sartre, p. 308.

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continuité avec les philosophes français du xviir sièc.e. Ce que la France avait produit de remarquable dans le monde de la pensée s’incarnait en eux. En Suède, au D anem ark, les hom m ages et les applaudissements allaient vers Sartre davantage que vers le Castor. Si l’auteur de L’Invitée bénéficiait déjà d ’une solide réputation, celle de son com pagnon, apres ses déclarations sur l’engagement de l’écrivain, trouvait un écho plus large. C ’était à lui que les journalistes, les critiques, les intellectuels posaient les questions. Le public écoutait dans un silence fasciné ses moindres propos. À ses côtés, Simone poursuivait son travail quotidien à l’aide de ses carnets. Une fois sa tâche accomplie, elle profitait pleinement de la journée. C haque instant devenait alors source d’observation, de joie et d’échanges. La visite en Laponie lui avait donné l’occasion de découvrir des paysages nouveaux. Simone aim ait toujours autant la nature pour laquelle Sartre ressentait la même profonde aversion. À peine étaient-ils rentrés en France, à l’automne, qu’elle s’envolait à nouveau pour les États-Unis. Son deuxième voyage en moins de six mois commença sous de mauvais auspices : un moteur de l’avion s’arrêta, un pneu 108 éclata , elle crut bien sa dernière heure arrivée. La prouesse avait failli mal se terminer. À Chicago, elle retrouva Nelson Algren sous le soleil de septembre et sut dès lors qu’elle reviendrait exprès pour lui. En l’espace d’une année, elle avait traversé l’Atlantique plus souvent que Sartre. Le petit homme restait profondém ent attaché à Dolorès. Lui non plus ne pouvait se passer de cette *

108. Un amour transatlantique, lettres à Nelson Algren, 1947-1964, texte établi, traduit de l’anglais et annoté par Sylvie Le Bon-de Beauvoir Gallimard, 1997, commentaire faisant suite à la lettre n# 32, p. 67.

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couple engagé

maîtresse qui avait, à présent, ses habitudes à Paris, sur le territoire de Simone. Il se sentait soulagé de savoir le C asto r heureuse et aim ée, de l’autre côté de l’A tlantique. Cet Américain, certes plus beau que lui - ce qui n ’était pas difficile - , ne pouvait durablement impressionner le Castor. Lui seul pouvait lui offrir cette sensation unique de peser sur le cours de l’histoire et su r les événem ents. Ses inquiétudes n ’étaient pas entièrem ent apaisées. Com m ent trouver un équilibre entre les deux femmes de sa vie ? Heureusement, la vie p o litiq u e et l’écriture reprenaient vite le dessus, le détournant de ses insolubles problèmes sentimentaux. La guerre sembla alors de nouveau très proche. •

La lutte entre les États-Unis et l’URSS pour le contrôle de l’E urope centrale s’intensifiait. Approché par les socialistes, qui ne représentaient qu’une minorité, Sartre essaya de créer un groupe politique. Sans grand succès. La tension entre les deux bloc augmenta. Quelques semaines auparavant, les Soviétiques avaient interdit au x au to rités tchécoslovaques de participer à la Conférence de Paris sur le plan M arshall. Profitant de la m ainm ise des com m unistes sur le m inistère de l’Intérieur, ils prirent le pouvoir à Prague. Ils entamèrent une campagne de purges et forcèrent à la démission les ministres modérés, qualifiés de « bourgeois ». Le « coup de Prague » fit trem bler l’Europe et acheva d installer le m onde dans la guerre froide. Les A m éricains, observateurs im puissants de ce coup de force de Staline, n’avaient plus d autre solution que d ’accélérer la mise en place du plan M arshall. À P aris, les com m unistes se réjouissaient. La gauche et les intellectuels s’interrogeaient. Picasso, A rag o n , É luard ray o n n aien t, assurés du soutien 135

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international des pays « frères ». Au même moment, installé à sa table de travail, Sartre achevait une pièce qui allait exacerber le clim at déjà tendu entre les communistes et lui, Les Mains sales. Le texte semblait avoir été écrit sous le feu des événements. Q u’on juge plutôt : dans un État virtuel d’Europe centrale, des membres d ’un parti communiste s’opposaient sur leur conception du militantisme. L’un d’eux, obsédé par l’efficacité, n’hésitait pas à avoir « les mains sales ». C’en était trop. Cette nouvelle œuvre que Sartre, selon le Castor' , avait écrite pour procurer des rôles à deux de ses anciennes maîtresses, était aux yeux des communistes une insupportable dénonciation. Toute critique à l’égard du PC constituait une offense envers « le parti de 75 000 fusillés ». Pendant ce temps, Simone s’amusait de ces représentations dont les interprètes ne lui étaient pas inconnues : O lga, qui avait été l’inspiratrice involontaire de son premier roman, et sa sœur Wanda étaient cette fois sur les planches. Sartre se sentait des devoirs envers elles. Avait-il besoin de se faire pardonner ce nouvel amour avec Dolorès qui leur portait, à elles aussi, ombrage ? Espérait-il rétablir ainsi la paix dans son univers féminin de Saint-Germain-desPrés qui, au cours des années, n’avait cessé de s’agrandir et de se com pliquer ? Qui saura jam ais ce que la politique et la littérature françaises durent aux ennuis sentimentaux du « petit homme ». La pièce achevée, il rappela cependant, à sa manière, à l’ensemble de ses maîtresses que Dolorès demeurait sa favorite puisqu’il la lui dédia, selon sa nouvelle habitude. 109. Un amour transatlantique, lettres à Nelson Algren, 1947-1964, lettre n° 69 du 12 février 1948, p. 173. 136

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Au moment où les communistes prenaient le pouvoir en Tchécoslovaquie, il rejoignit avec Camus le groupe de David Rousset à l’origine du Rassemblement Démocratique Révolutionnaire. Il participa à une conférence de presse et à une assemblée générale. Le philosophe se donnait ainsi l’illusion de jouer un rôle dans la cité. N ’est-ce pas le rêve de tout penseur depuis l’Antiquité ? Ce rêve ne dura pas longtemps. Les divergences apparurent rapidement. Cet apprentissage malheureux de la politique lui apprit que celle-ci était un métier et demandait du temps. Moins attirée par la vie politique, mais toute prête à appuyer la démarche de Sartre, le Castor achevait de peaufiner Le Deuxième Sexe. En mai 1948, elle traversa à nouveau l’A tlantique pour voyager avec Nelson Algren au Mexique et au Guatemala. Avant de partir, elle assista à la première des Mains sales. Le jeune François Perier fit un triomphe dans le rôle de Hugo. Les réactions des communistes dont elle appréhendait la virulence ne se firent pas attendre. Dès le lendemain, Guy Leclerc écrivait dans UHumanité : « Philosophe herm étique, écrivain nauséeux, dramaturge à scandale, démagogue de la troisième force, telles sont les étapes de la carrière de M. Sartre . » Les attaques venaient de tous les fronts. Le 30 octobre 1948, par décret du Saint-Office, l’œuvre de Sartre fut mise à l’In d e x 'D é te s té unanimement par la droite et par l’extrême gauche, adulé par la jeunesse après les années d ’occupation, Sartre s’activait : articles, pièces de théâtre, essais, romans. L’existentialisme entrait dans l’air du temps et devenait la philosophie de la Libération. Ce fut alors qu’éclata l’affaire Kravchenko, _______________ _____ _ • 110. Œ uvres rom anesques, Sartre, Chronologie, Gallimard La Pléiade, 1981, p. LXVI. 111. Ibidem , pp. LXVII.

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Q uatre ans auparavant, en 1944, un Soviétique haut placé avait fait défection. Une fois aux États-Unis, il publia des Mémoires au titre symbolique : J*ai choisi la liberté. Il y dénonçait les atrocités commises par celui que la gauche n’osait pas critiquer, Joseph Staline. Victor Kravchenko dévoilait l’existence de camps de travail en URSS. Le goulag sortait de l’ombre. L’ouvrage connut un immense succès dans les librairies. Sitôt publié, les m embres du PCF s’em pressèrent de détruire la crédibilité de ce témoignage. Sa parution en Europe occidentale représentait un danger pour Moscou. Peu de temps après la découverte des camps de concentration nazis, les représentants de la glorieuse Armée rouge se retrouvaient sur la sellette. La contreattaque vint par l’intermédiaire du magazine littéraire dirigé par Louis Aragon. Le 13 novembre 1947, dans Les Lettres françaises, un journaliste, soi-disant américain - au nom inconnu du public comme de ses confrères - , prétendit que Victor Kravchenko n ’était pas le véritable auteur de cet ouvrage. Il s’agissait d’un faux témoignage, monté de toutes pièces par l’OSS, service secret américain, ancêtre de la CIA. À la surprise générale, et alors que la gauche française trem blait devant les diktats com m unistes, Victor Kravchenko, devenu depuis peu citoyen américain, porta plainte pour diffamation contre Les Lettres françaises et prépara activement son procès. Celui-ci faillit ne jamais avoir lieu. Avant même de poser le pied sur le sol français, Kravchenko reçut des menaces de mort. Ses amis subissaient des pressions. Il passa outre et débarqua à Orly. Protégé par la police, il fit front pendant quatre mois à ses détracteurs. Sans se cacher, le PC et l’ambassade d’URSS multiplièrent les 138

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provocations, notam m ent pendant sa conférence de presse. Leur tentative de manipulation de l’opinion fut si grossière qu’elle échoua. Les Parisiens se déplaçaient chaque jour en foule pour assister aux débats. Jour après jour, Kravchenko dém ontra sa bonne foi et la véracité de ses propos. Experts en intimidations, les Soviétiques pensaient qu’il n’arriverait pas à faire témoigner d'anciens rescapés du Goulag. Ils se trom paient. Deux témoignages firent basculer le procès : celui de David Rousset, membre du même groupe politique que Sartre, et celui de l’épouse d ’un agent du Komintern allemand, M argaret BuberNeumann. Son mari avait été assassiné par Staline en 1937. Elle fut déportée au goulag la même année comme « ennemie du peuple » ! Elle raconta alors, devant le public stupéfait, comment, à la suite de la signature du pacte germano-soviétique en août 1939, Staline avait livré à H itler les communistes allemands ! Elle était ainsi passée directement du goulag soviétique au camp de concentration de Ravensbruck. D ans la salle horrifiée, le témoignage de cette femme d’un ancien communiste, elle-même résistante antinazie, livrée à Hitler par les soviétiques, fit l’effet d ’une bombe. Un mythe s’effondrait. Alors que les intellectuels français se déchiraient sur l’existence ou la non-existence de ces cam ps, les témoignages des victimes emportèrent la conviction du tribunal. Victor Kravchenko gagna son procès . L’opinion bascula. Sartre et Simone ne pouvaient rester indifférents. David Rousset ne manquait pas une occasion de leur rappeler les réalités de la dictature soviétique. Toutefois, en dépit des révélations de 112. JW choisi la liberté, Victor Kravchenko, Éditions Self, 1947.

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Kravchcnko et du témoignage de David Rousset, Sartre rétorqua que les régimes fascistes en place, l’Espagne de Franco, le Portugal de Salazar, étaient soutenus par les États-Unis et que, dans ces conditions, il ne pourrait s’ériger en ennemi de l’URSS : « Dans Lénine, dans Trotsky, et à plus forte raison dans M arx, pas un m ot qui ne soit sain, qui ne parle aujourd’hui encore aux hommes de tous les pays, qui ne nous serve à comprendre ce qui se passe chez nous . » Philosophe, défenseur du peuple et de tous les opprimés, Sartre voulait, contre l’évidence et les faits, rester fidèle aux mythes et aux théoriciens de la révolution d ’O ctobre. Désavoué à Paris, le cam p communiste prenait sur d ’autres fronts une revanche éclatante. Après les épreuves de la Longue M arche et de durs combats, M ao Tsé-toung avait pris le pouvoir à Pékin, imposant au plus grand pays d’Asie, à l’Empire du Milieu, un régime marxiste-léniniste où le peuple serait enfin aux commandes. Les communistes n ’avaient pas à s’inquiéter. Ils continuaient à servir de référence dans la lutte contre l’injustice. Le monde marchait tout droit vers l’abîme et la guerre nucléaire. Ce fut dans ce clim at tendu que Les Tem ps M odernes com m encèrent à publier des articles du Castor consacrés aux femmes. La condition des femmes n’intéressait pas grand monde. Seuls les sujets politiques, réservés aux hommes, paraissaient sérieux. Le partage de l’Europe, les affrontements entre Moscou et Washington, la révolution com muniste en Asie, reléguaient les revendications 113. Les Temps Modernes, 1949.

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féministes dans un au-delà très hypothétique. Les femmes venaient d ’obtenir récemment le droit de voter, de quoi auraient-elles pu se plaindre encore ? Le risque d ’une Troisièm e G uerre m ondiale obsédait les intellectuels et les politiciens. Comme les autres, Sartre pensait et agissait en fonction de cette terrifiante réalité. Le premier tome du D euxièm e Sexe sortit en avril 1949. En quelques jours, la France découvrit avec stupéfaction que le plus grand fossé n ’était pas celui qui existait entre les superpuissances, mais celui qui séparait le destin des filles de celui des garçons. La vie privée des hommes et des femmes était analysée par un œil critique qui osait décrire sans fards les mécanismes subtils par lesquels la société m aintenait la moitié de ses m em bres dans une condition m ineure. Loin des affrontements théoriques et abstraits, le Castor parlait de la vie de tous les jours. Le choc fut rude. Quasi insoutenable. De quel droit Simone de Beauvoir osait-elle prétendre que la vie des femmes n ’était pas celle qu’on leur faisait croire ? Tous les camps s’allièrent avec un bel ensemble contre cette femme qui dénonçait, après un travail de plusieurs années, le fonctionnem ent d ’une oppression vieille comme le m onde. Simone s’attira la haine et la rage des représentants de l’Église com m e de ceux du marxisme. L’unanimité se faisait contre elle. La violence des réactions, leur bassesse, comme elle le dira elle-même, dépassèrent tout ce que l’on pouvait imaginer. François Mauriac, lui-même, écrivain catholique, futur membre de l’Académie française, qui allait recevoir le prix Nobel en 1952, n ’alla-t-il pas jusqu’à écrire à un membre des Temps Modernes ces mots terribles : 141

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« Maintenant je sais tout du vagin de votre patronne . » À grand renfort de plaisanteries grivoises, journalistes et penseurs de l’époque attaquèrent ce livre qui leur paraissait impudique et scandaleux. Simone dut se défendre, y compris auprès des magazines féminins qui n’osaient pas reproduire certains passages trop « osés ». On lui demanda de se justifier. Pendant quelques semaines, la politique internationale ne compta plus. Et pourtant, la conclusion de son ouvrage restait conforme à l’idéologie dominante de l’époque. Simone affichait son adhésion aux opinions socialistes et marxistes prônées alors par son compagnon. Magré tout, elle restait prudente sur la condition des femmes en URSS. Elle écrivait : « Un monde où les hommes et les femmes seraient égaux est facile à imaginer car c’est exactement celui qu’avait promis la révolution soviétique . » Le mot « communiste » n’avait pas été employé. Une conclusion qui obéissait à l’esprit du temps. Simone eut l’honnêteté de la critiquer vingt ans plus tard, lors de sa participation active au Mouvement de Libération des Femmes. Naïvement, elle avait espéré obtenir le soutien des communistes lors de la parution de son livre. Ce fut l’inverse qui se produisit. Selon eux, Le Deuxième Sexe était destiné aux seuls « bourgeois », puisque dans les pays communistes les inégalités entre les hommes et les femmes avaient été abolies. Certes, depuis 1917, aucun secrétaire général du Parti n’avait été une femme... Françoise d’Eaubonne, amie de longue date du Castor, remarquait à ce propos : 114. Simone de Beauvoir, le m ouvem ent des fem m es, Claudine Monteil, Édition du Rocher, 1996, p. 10. 115. Le Deuxième Sexe, Simone de Beauvoir, Gallimard Folio, 1949, tome II, p. 653.

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« Je ne crois pas non plus avoir entendu, de 1953 à 1959, Jeannette Vermeesch monter une seule fois à la tribune pour haranguer les femmes sans qu’elle omît la mise en garde de vigueur : surtout pas de féminisme”7. » Dans les cafés, les critiques fusaient. Des hommes ricanaient. Les journalistes alignaient des phrases vengeresses sur l’un des plus grands scandales du siècle. Le C asto r avait osé évoquer des sujets tabous : la sexualité, l’avortem ent clandestin, l’indépendance financière des femmes. L’Église avait déjà mis à l’Index les œuvres de Sartre. Celles de Simone les rejoignirent. Distinction suprême. À la messe du dimanche, les fidèles écoutaient les prêtres condam ner dans leurs sermons cette femme im pie qui avait renié ses origines chrétiennes et aristocratiques. La honte tomberait sur cette pécheresse. Le Cours Désir fut frappé de déshonneur. o Tous les aspects historiques, philosophiques et sociologiques du livre furent volontairem ent ignorés. Les attaques portèrent principalement sur ce que Simone de Beauvoir disait du travail et de la sexualité. Q u’une femme se mêle de vouloir assurer son indépendance économique et vivre sa sexualité librement, et la France était perdue ! En exergue de ce premier volume, Simone inscrivit une phrase de son compagnon qui rappelait l’ambiguïté de toute condition humaine : « À moitié complice, à moitié victime, comme tout le monde . » 116. Jeannette Vermeesch était la compagne de Maurice Thorez, alors secrétaire général du Parti communiste français. 117. Le Féminisme, Françoise d’Eaubonne, éd. Alain Moreau, p. 10. 118. Le Deuxième Sexe, Simone de Beauvoir, en préface. 143

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Personne ne s’attarda sur les critiques féroces de l’auteur contre les autres écrivains. Simone blâmait leur manque de sérieux, les accusant de vouloir séduire au lieu de travailler, leur reprochant d ’avoir peur de choquer. Seules Colette et Virginia Woolf échappaient à cette condamnation. Les lectrices, p o u rtan t, ne s’y trom pèrent pas. L’essai fut ressenti comme une délivrance. Le courrier afflua. Les femmes avaient enfin trouvé celle d ’entre elles qui était capable de traduire ce qu’elles ressentaient sans oser l’exprimer. Simone de Beauvoir leur donnait l’énergie, la force de chercher un em ploi autre que subalterne, de frapper aux portes des métiers et des filières jusque-là réservés aux hommes. Jean-Paul Sartre ne fit aucun commentaire lorsqu’il découvrit la dédicace de Simone à son ami et am ant Jacques-Laurent Bost. Avait-elle voulu répondre à l’offense qu’il lui avait faite au moment de la parution du premier numéro des Temps Modernes ? Avait-elle voulu lui donner l’occasion de ressentir très exactement ce qu’elle avait éprouvé en voyant le nom d ’une autre imprimé à la place du sien sur leur œuvre commune ? Cet ouvrage m ajeur sur les femmes était dédié à un homme que l’on n’attendait pas. Les habitués de Saint-Germain-des-Prés s’amusèrent beaucoup à relever les noms des amants et des maîtresses immortalisés sur le papier dans cette guerre des dédicaces. Les noms circulèrent, bénéficiant, dans les salons littéraires parisiens, d’une promotion en respectabilité que beaucoup leur enviaient. Ceux qui écrivaient purent même espérer trouver enfin un éditeur. Alors que Simone rendait hommage à un autre homm e, Sartre se sentait proche d ’elle comme aux 144

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premiers jours de leur rencontre. Il l’écoutait à la radio défendre son ouvrage. De sa voix vive et sèche, elle dém ontait une à une les critiques, reprenant à peine son souffle et ne s’arrêtant jamais. Elle aimait la bataille et n ’avait peur de personne. Sartre ne pouvait rester insensible à la force de sa com pagne de toujours qui affrontait à son tour les conservatismes de droite comme ceux de gauche. A utour d ’eux, certains s’interrogeaient : Sartre resterait-il solidaire de Simone ? S’ils espéraient qu’il laisserait apparaître ne serait-ce q u ’une quelconque indifférence, signe de son désaccord avec le livre et l’auteur du scandale, ils durent déchanter. Le philosophe témoigna au Castor sa fidélité et son soutien public. Comment, dans ces moments ne pas l’admirer, ne pas l’aimer ? Pour la première fois, en France, quelqu’un avait osé écrire sur la condition des femmes dans leur vie quotidienne. Avec une logique claire et impitoyable, le Castor dénonçait l’oppression subie par les femmes à travers les siècles : « La majorité des femmes a toujours été tenue à l’écart de la marche du monde parce que les hom m es o n t considéré q u ’ils étaient les seuls qualifiés. Les mythes culturels ont servi aux hommes à m aintenir la femme en l’état d ’objet. Le mariage et la cellule fam iliale sont les lieux d ’oppression des |(9 femmes. On ne naît pas femme : on le devient. » Le livre fut traduit en quarante langues et se vendit à des millions d’exemplaires. À l’étranger aussi, le Castor devint une célébrité. Nelson Algren avait décidé de se rendre à Paris. Il arriva en m ai, quelques jours après la p aru tio n du 119. Le Deuxième Sexe, Simone de Beauvoir, tome II, p. 13.

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premier tome du Deuxième Sexe. Lisant mal le français, il ne pouvait com prendre le contenu des propos qui scandalisaient la France. Il venait retrouver sa bienaimée, découvrir son pays et sa culture. Lors de son précédent passage, l’ancien GI avait traversé la France si vite qu’il n’en avait gardé que le souvenir de jeunes filles souriantes qui lui offraient du vin. Il allait aussi faire la connaissance de son seul rival - ce petit bonhomme qui, au dire de celle qu’il voulait épouser, avait « besoin » de Simone. Un adversaire qui se b attait p o u rtan t pour publier les nouvelles de l’am ant de la femme qu’il aim ait dans Les Temps Modernes et le faire traduire en français ; un homme qui avait aussi une maîtresse à New York. Ces Français étaient incorrigibles ! La gorge nouée, le cœur battant, Nelson Algren descendit de l’avion sans savoir exactement où il allait se retrouver. Chez le Castor, Sartre l’attendait. Il lui serra la main avec force, la pipe à la bouche. Le regard en biais était difficile à saisir. Sartre s’exprim ait péniblement en anglais. Nelson ne parlait pas français. Rapide et impatiente, Simone dut jouer les interprètes. De son propre aveu, le rôle ne lui plaisait guère. Très vite, ils furent pris dans un tourbillon d’activités. Comme elle le raconta dans La Force des choses, Algren fut reçu et choyé partout, découvrant un autre mode de vie, celui de Saint-Germain-des-Prés et de Paris. Simone quitta la France avec les deux écrivains, laissant à ses détracteurs le soin de s’étonner. Tous trois voyagèrent en Italie, en Tunisie, en Algérie et au Maroc. Les Français contrôlaient encore ces territoires, mais le temps de la décolonisation était proche. Le Castor parla sans détailler, dans ses Mémoires, de la condition des populations indigènes. Toute à ses amours, elle observait 146

Un c o u p l e e n g a g é

ce qui l’entourait et emmagasinait surtout des souvenirs heureux. Le second tome du Deuxième Sexe n’était pas encore paru, mais le manuscrit était d’ores et déjà remis à l’éditeur. Elle se sentait en vacances d ’écriture. A lgren rep rit l’avion po u r les États-U nis dans l’incertitude. Simone se sentait meurtrie par ce départ. Le reverrait-elle ? L’aimerait-il encore ? Allait-il chercher une autre femme pour fonder une famille ? A l’escale de New York, Algren apprit qu’il avait reçu le prix Pulitzer . La célébrité était contagieuse. L’écrivain provincial atteignait soudain la notoriété. Ni Sartre, ni Simone n’avaient alors reçu de prix littéraire. Celui-ci était en outre prestigieux, y compris en France. Algren passa des bras du Castor à ceux de la gloire. Il se sen tit enfin reconnu. Cela lui suffirait-il pour surm onter la mélancolie et la solitude ? S artre vécut les dernières journées du Rassemblement Démocratique Révolutionnaire qui se divisa logiquement entre ceux qui voulaient travailler avec les communistes et les autres. Il ne lui restait plus qu’à retourner à sa fonction première d ’écrivain pour ne plus en sortir. Cette incursion du philosophe dans la vie politique avait été un échec total. Il n’allait pas abandonner pour autant son rôle de sentinelle dans la cité. La politique allait revenir à lui, dès 1950, avec la guerre de Corée. Sartre se sentait néanmoins libre et heureux. Il allait pouvoir, en toute quiétude, voyager avec son am ante américaine, le Castor ayant à nouveau rejoint Algren à Chicago. Dolorès et lui se rendirent au M exique et au Guatemala, deux pays que Simone avait explorés l’année 120. La Force des choses, Simone de Beauvoir, tome I, p. 250. 147

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précédente avec Nelson, puis rejoignirent Haïti et Cuba, où Sartre rencontra Ernest Hemingway. L’entretien ne fut pas un succès . Dolorès se taisait. Au fond, Sartre ne préférait-il pas finalement voyager avec une femme capable de partager ses points de vue politiques, discuter inlassablement avec lui et le conseiller dans ses écrits ? Simone pour sa part espérait qu’Algrcn, fort de son prix Pulitzer, se remettrait à écrire. L’écrivain américain ne savait pas, ou ne voulait pas accorder à son œuvre la même concentration que Sartre et Simone. Eux ne fléchissaient jamais. Travailler encore et toujours. Tel était leur destin. Sartre s’obligeait à être à sa table de travail durant trois heures le matin et trois heures le soii; voire plus lorsqu’il avait un article à terminer. Le Castor passait scs journées à la Bibliodièque Nationale, précédant parfois les employés. Sous les apparences d’une vie libre, Sartre et le Castor étaient, en réalité, de grands travailleurs. Des bourreaux de travail. Que d’heures de recherche, de réflexion et d’écriture, pour jeter sur le papier un essai de plus de mille pages ! Dolorès, Olga et les autres amantes de Sartre ignoraient le sens de l’effort soutenu et quotidien qui leur donnait une raison de vivre. Le Castor se désolait qu’Algrcn ne comprît pas que de son sérieux dépendait la continuité de son œuvre. Dans ses lettres de femme am oureuse, elle le poussait sans cesse à retrouver le chemin de la page blanche. Elle le harcelait. Son salut en dépendait. Le 2 décembre 1949, elle lui écrivit ainsi : « Do you work ????»* 121. Sartre, Annie Cohen-Solal, p. 422. 122. Un amour transatlantique, lettres à Nelson Algren, Simone de Beauvoir. Photographie de la lettre du 2 décembre 1949.

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lin

couple engjgé

Cette question, soulignée et encadrée de quatre points d’interrogation plus grands les uns que les autres, contenait l’essentiel de la pensée et de la raison de vivre du Castor. Dans le Deuxieme Sexe, elle venait tout juste de dénoncer le peu de sérieux que la plupart des femmes accordaient à leur œuvre, confondant écriture et séduction. Algren préférait se perdre des nuits entières dans les bars, en com pagnie de prostituées et d ’ivrognes censés lui raconter la « vraie » vie américaine, plutôt que de s’astreindre à une discipline. Travailler, encore et toujours. N ’était-ce pas le lot des écrivains, dont beaucoup connaissaient des nuits blanches ? Combien de stim ulants Sartre prit-il dans sa vie pour achever un article, un essai, un rom an ? L’écriture était une respiration exigeante. La seule qui justifiât leur entreprise de vivre. Sartre et le C astor étaient bien d ’accord sur ce point.

Chapi tre IV

Les déchirements de la guerre froide

a politique les avait saisis à la Libération. Elle n ’allait plus les lâcher. Ils devaient se rattrap er des années d ’indifférence et des silences de l’O ccupation. Leur aveuglement avait été trop grand pendant la montée du nazism e. D ésorm ais, ils se voulaient vigilants, attentifs aux souffrances des autres. La lutte contre le fascisme et les dictatures prendrait alors son sens. D u ran t leurs séjours aux États-Unis, ils avaient observé ce pays d ’un œil exercé à la critique marxiste. Le racisme manifeste des Américains à l’égard des Noirs, le regard percutant de l’écrivain Richard W right sur ceux de sa condition, les incitaient à garder une distance à l’égard du pays de la liberté où chacun d ’eux avait pourtant laissé une part de lui-même.

L

L’été avec Dolorès n ’avait pas été pour Sartre le moment de bonheur qu’il s’était imaginé. Les demandes insistantes de sa m aîtresse qui voulait à toute force s’installer avec lui le lassèrent. Il ne connaissait qu’une seule vie, plurielle, où chacune de ses m aîtresses, anciennes et actuelles, occupait des créneaux horaires précis qu’aucune autre que Dolorès n ’avait osé remettre en question, par crainte d ’être exclue de son univers. Sartre proposait et disposait. Aux femmes de se glisser 151

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dans sa cour et d’accepter comme elles le pouvaient le bonheur de faire partie de ses favorites. L’autre condition qu’il imposait tacitement à ses maîtresses était l’interdiction absolue de s’opposer au Castor. Ce n’était pas la plus facile à accepter. Il attendait même, si possible, qu’elles fassent l’effort d ’être dans les meilleurs termes avec elle. De cela, Dolorès ne voulait pas entendre parler. - Puisque vous m ’aimez, lui disait-elle souvent, marions-nous. Sartre l’entoura de ses bras, lui caressa les mains, l’embrassa longuement, mais regarda sa m ontre. Le Castor était rentrée de vacances. - Vous n’allez tout de même pas la retrouver en sortant de chez moi ! s’exclama Dolorès avec violence. C’est avec moi que vous êtes désormais. Sartre baissa les yeux et ne répondit pas. Il sortit dans la rue et se hâta vers l’appartem ent de la rue de la Bûcherie. Une lumière chaude enveloppait l’église de Saint-Germain-des-Prés. Dans sa chambre Simone l’attendait, toute hâlée du soleil des vacances. Quelles nouvelles son am ant allaitil lui annoncer ? Les exigences de Dolorès, dont ses amis la tenaient fidèlement informée, l’effrayaient. Et si Sartre, après toutes ces années, allait céder à ce désir de mariage parce que c’était Dolorès qui le lui demandait ? On frappa à la porte. Elle se leva d ’un bond et ouvrit. Il se tenait devant elle, une cigarette à la bouche. Le sourire était toujours le même, mais son regard avisé décela immédiatement des cernes sous les yeux fatigués. - Mon petit Castor, murmura-t-il en lui couvrant le visage de baisers, comme je suis heureux de vous revoir ! Simone se glissa dans ses bras et l'embrassa à son tour. Sa joie semblait sincère, mais jusqu’à quel point ? 152

Les d é c h i r e m e n t s de I j g u e r r e f r o i d e

Sartre releva la tête et en lui caressant le visage, ajouta une de ces phrases qu’elle avait appris à redouter : - Il faut que je vous parle... Assise sur le rebord du lit, les mains agrippées à la couverture, elle attendit le verdict. - Que se passe-t-il ? Malgré son courage, le timbre de sa voix s’était brisé. - J e n’en peux plus, mon petit. Dolorès veut que je l’épouse. Il reprit son souffle. Immobile, Simone attendait, la gorge nouée, le verdict qui pouvait faire basculer sa vie dans l’absurde. Q uelques secondes s’écoulèrent. Interminables. Enfin, elle eut la force de demander : - Q u’avez-vous décidé ? -D o lo rè s ne veux pas quitter Paris jusqu’à ce que je l’épouse. Je ne peux plus rester ici. Aidez-moi, mon petit Castor. Fuyons. Je ne veux épouser personne. C’est vous que j’aime ! Simone l’écoutait en silence. Une lassitude soudaine l’envahit devant ce qui ressemblait à une victoire. La lutte avec cette femme redoutable et redoutée arrivaitelle enfin à son terme ? Elle n ’osait y croire : - Vous voulez vraiment que nous quittions Paris ? - Oui, pour quelque temps, rien que vous et moi. Assez loin pour qu’elle ne sache pas où me joindre. Et puis nous avons tant à nous dire, à partager après cette absence. Je vous en prie, allons-nous-en ! Le Castor se leva doucement du lit. Elle posa sa main sur l’épaule de son amant et, d’une voix redevenue ferme, accepta sans faire de phrases : - Bien, je m ’en occupe. Les c o n d itio n s de la ru p tu re avec D olorès d em eu rèren t longtem ps cachées. Il n ’y a pas une ligne à ce sujet dans La Force des choses. Il fallut 153

Les A m a n t s Je I j l i t e r i e

attendre 198412’ pour en connaître les premiers détails. Dans leurs ouvrages, Annie Cohen-Solal puis Deirdre Bair dévoilèrent enfin la fuite de Sartre devant la pression de Dolorès, sa retraite à la campagne avec le Castor où, un mois durant, personne ne sut où les joindre. Les deux am ants se retrouvèrent, s’aimèrent et, fidèles à eux-mêmes, se consacrèrent à l’écriture. •

Il était temps, en effet. Tout au long de cet été qui n ’en finissait pas, le Castor avait vécu des mom ents heureux avec Nelson Algrcn. Loin d’elle, Sartre n’avait pu parler à personne de ses écrits et de son travail. Cet échange lui avait horriblement manqué. Le Castor était l’amie indispensable de sa vie, son soutien le plus précieux. Devait-il réfléchir avant de s’engager dans une nouvelle relation ? Serait-il plus prudent désormais ? Au cours des premières semaines de l’autom ne, il se consacra à un ouvrage sur un homme qui le fascinait, Jean Genet. Que pouvait-il dire de cet hom osexuel qui leur avait dédié à tous deux l’un de ses livres les plus audacieux ? L’homme était un rebelle, comme Sartre, plus encore peut-être dans sa vie que dans le Journal du voleur. Car il avait osé braver des interdits que lui-même n’avait pas franchis. Écrire sur Jean Genet lui donnait l’occasion d’agresser la bourgeoisie, d’insulter ceux qui lui rappelaient l’image de son beau-père. En pleine lutte entre l’Est et l’Ouest, il amassait les pages. Son m ordant retrouvé, il attaquait. Autour de lui le monde était au bord du gouffre, une nouvelle fois. Le 25 juin, à 4 heures du matin, les troupes nordcoréennes franchirent le 38e parallèle. À N ew York, 123. Simone de Beauvoir, a biography, Deirdre Bair, p. 344.

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les Américains convoquèrent le Conseil de Sécurité. Le représentant soviétique fut absent des débats. La Chine était alors représentée par un nationaliste, malgré la victoire de M ao Tsé-toung. Une première résolution de l’ONU appela au retrait des troupes nord-coréennes audelà du 38f parallèle. Elle ne fut pas suivie d ’effets. Le 26 juin, une deuxième résolution demanda aux membres de l’O N U d ’aider la Corée du Sud à lutter contre « l’agression armée à laquelle elle est soumise ». Dans la nuit, Harry Truman nommait le général Mac Arthur, com mandant des forces d’intervention en Corée. D ans les capitales occidentales, les esprits s’échauffèrent. Les Nord-Coréens avançaient. Fin juillet, leurs troupes atteignirent la côte sud. Truman décida le retour à la conscription et le prolongement d ’un an du service militaire. L’aviation américaine commença à bombarder la Corée du Nord. En même temps, l’URSS dénonça l’ingérence des États-Unis dans les affaires intérieures d’un autre pays. À Washington, la Maison Blanche vivait des heures difficiles. La réputation de l’Amérique était en jeu. Il fallut trois mois aux généraux Mac A rthur et Walton Walker pour reprendre Séoul, et se porter à la frontière de la Corée du Nord. Entre-temps, les communistes s’agitaient dans les capitales occidentales. À Paris, dans les cafés, les intellectuels s’attendaient à une invasion de l’URSS. A lbert Camus s’opposa à Sartre. Il se déclara prêt à entrer en résistance ” . Sartre était perplexe : - M on petit Castor, nous avons été attirés par les États-Unis. Ils ont libéré la France. Et maintenant... 124. La Force des choses, Simone de Beauvoir, tome I, p. 318. 155

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- O ui, ils défendent des régimes que nous détestons. Simone écrivit d’ailleurs à ce propos : « N ous les avons aimés, sept ans plus tô t, ces grands soldats kakis qui avaient l’air si pacifiques. Ils étaient notre liberté. Maintenant, ils défendent des pays qui, d ’un bout à l’autre de la terre, soutiennent la dictature et la corruption : ...Tchang Kaï Chek, Franco, Salazar, Batista... Ce que menacent leurs uniform es, c’est notre indépendance . » La crise venait de couper la France en deux. L’histoire des cam ps soviétiques, dénoncés par Kravchenko et Daniel Rousset, semblait loin. Elle ne d atait p o u rtan t que de l’année précédente. Simone comptait néanmoins les jours avant de s’envoler pour Chicago en juin de cette année-là. Elle arriva chez Nelson épuisée mais heureuse, après un long périple dans ces avions à hélices bruyants et cahotants. Mais les bras de son amant ne s’ouvrirent pas comme prévu. Elle s’inquiéta, insista. Il gardait les yeux obstinément baissés et ne répondait pas : - J e ne peux plus vous aimer, avoua-t-il enfin d’une voix étranglée. Votre vie n’est pas à Chicago, mais à Paris, auprès de Sartre. Je ne serai jamais pour vous qu’un amant. Le cœur lui manqua. Il était vrai qu’elle avait refusé de devenir la femme de celui qu’elle appelait dans ses lettres « mon mari ». Simone se retrouvait à présent pour trois longs mois, face à un étranger qu’elle aimait encore. Aurait-elle la force de surmonter cette épreuve ? Sartre ne l’atten d ait pas et vivait à Paris des m om ents paisibles auprès de M ichelle Vian q u ’il consolait de sa séparation avec Boris Vian. 125. La Force des choses, Simone de Beauvoir, tome I, p. 346. 156

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Le petit homme avait été pris au dépourvu par le choc que lui avait causé sa rupture avec Dolorès. Le bonheur de retrouver le Castor dont il avait un réel besoin ne lui avait pas épargné un vrai chagrin. Lui qui s’étonnait souvent de n’avoir jamais rien éprouvé en quittant une femme ressentait cette fois cruellement la perte de son amour. Perturbé, il avait des difficultés à se retrouver dans le tumulte de ses sentiments contradictoires. Il était heureux que tout fût rentré dans l’ordre et désolé de n ’avoir pas su peut-être faire un pas décisif et partir à l’aventure. Les lois du non-mariage étaient à tout prendre presque aussi contraignantes que celles du mariage. Tout cela lui donnait envie de fuir loin de ces liens du cœur qui l’enchaînaient malgré lui. Pour rebondir, que lui restait-il ? L’écriture bien sur, et la politique. Les tensions entre l’Est et l’Ouest occupaient son esprit, tout comme son travail sur cet écrivain puissant, voleur et violent, Jean Genet. Mais le m eilleur rem ède po u r oublier D olorès restait de rencontrer une autre femme qui l’aimerait. Pendant que Nelson Algren était à Paris, le Castor et Sartre étaient beaucoup sortis en compagnie des Vian. Michelle avait servi d ’interprète entre Sartre et Algren. À présent, elle venait de se séparer de Boris et avait repris son nom de jeune fille, Michelle Léglise. Avec sa chevelure dorée et ondoyante, son corps épanoui, elle respirait douceur, hum our et beauté. À l’opposé de la brune Dolorès, elle ne pouvait rappeler à l’auteur des Mains sales celle qu’il venait de quitter. Elle était celle qu’il lui fallait pour se guérir. M ichelle présentait d ’autres atouts. O utre son charme, sa culture et sa gentillesse, elle faisait partie de leur groupe d’amis. Le Castor l’appréciait. Les relations entre les deux femmes seraient sans doute courtoises. 157

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Sartre se sentit revivre. Simone était au bord du lac Michigan pour l’été, et lui, libre de partir en vacances avec Michelle. Il se sentait impatient de quitter la France. Et inquiet. Entre l’URSS et les États-Unis, la tension montait. Un océan séparait Sartre de Simone. Rentreraitelle à temps ? Que ferait-elle si la guerre se déclarait, la bloquant sur place, se demandait-elle de son côté ? Que ferait-elle, si loin du petit homme et rejetée par cet am ant qui ne l’aimait plus ? À l’autom ne, elle était de reto u r à Paris. En la revoyant, Sartre sut qu’il s’était passé quelque chose de grave. De grands cernes sous les yeux laissaient deviner qu’elle avait pleuré. - M on petit Castor, vous avez l’air fatigué. Elle ne lui avait jamais rien caché : - Entre Algren et moi, c’est fini. Je ne retournerai plus en Amérique. Sa récente rupture avec Dolorès le rendait encore plus sensible 5 la peine du Castor. Compréhensif, il lui prit la main. Dans le café des Deux Magots, envahi par la fumée et les convives, personne ne leur p rêta it attention. Sartre lui commanda un whisky : - Ne soyez pas triste. Nous sommes ensemble, c’est l’essentiel. Notre travail nous attend. Et la revue a besoin de vous ! Débordant d ’énergie, détendu, prêt à en découdre avec la terre entière pour défendre leurs idées, il rayonnait d’un enthousiasme communicatif. - Racontcz-moi votre été. Les larmes coulaient sur les joues du Castor. -U n e autre fois. Aujourd’hui, je vais vous parler de cette tension inquiétante que l’on sent m onter entre la France et les États-Unis. Cela pourrait devenir très grave. 158

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guerre froide

Ses paroles la réconfortèrent. Il parlait et elle l’écoutait dans le brouhaha familier du café. Paris lui sembla de nouveau accueillant. Peut-être un jour parviendrait-elle à oublier Chicago. Elle avait quarantedeux ans. Aurait-elle encore, à cet âge, le droit à l’amour ? En octobre 1950, les forces du Viêt-minh s’emparèrent de la moitié du Tonkin, infligeant aux troupes françaises des pertes importantes et des défaites qui annonçaient le début de la décolonisation. D’autres peuples allaient se lever et solliciter le soutien des deux am ants contre l’injustice, la bourgeoisie et le grand capital. En décembre, la contre-attaque nord-coréenne déclencha un commencement de panique. Cette fois, on allait vers une Troisième Guerre mondiale. Sartre se sentit plus que jamais proche des communistes. Lui et le Castor avaient beau continuer à publier des textes de romanciers américains dans Les Temps Modernes, une page se tournait. •

Dans les cafés, ils s’interrogeaient longuement avec leurs amis. Quelques années après la victoire des Alliés sur les nazis, les espoirs s’effondraient. Les intellectuels avaient espéré un m onde meilleur, dans une liberté retrouvée. Au lieu de cela, pour seule perspective, une nouvelle occupation, communiste cette fois : « M oi, nous dit Francine Cam us... le jour où les Russes en tren t dans Paris, je me tue avec mes deux enfants . » Le Castor commença par hausser les épaules, puis s’inquiéta pour de bon. Hélène et Lionel venaient de passer trois ans dans Vienne détruite et sous contrôle soviétique. Lors de l’arrivée de l’Armée rouge dans la capitale autrichienne, les femmes de tout âge avaient été violées 126. La Force des choses, Simone de Beauvoir, tome I, p. 319.

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Les A m j n t s de lu l i b e r t é

p ar les soldats. Personne à Vienne ne s’en cachait. Hélène avait recueilli de nom breux témoignages à ce sujet. La perspective d’une occupation soviétique hantait les esprits. Certains Français faisaient des provisions. Un soir, Albert Camus les rejoignit au Balzar. Dans cette brasserie enfumée et bruyante de la rue des Écoles, il interrogea Sartre : - Que feriez-vous en cas d ’occupation russe ? - J e n’accepterai jamais de lutter contre le prolétariat. - Le prolétariat, il ne faut pas que ça devienne une ii? • » mystique ! Le Castor baissait la tête. Pour elle, le prolétariat et les bureaucrates du Kremlin n ’avaient pas grandchose en commun. Quelques jours plus tard, un autre 128 de leurs amis leur conseilla « le suicide ». Le Castor composait sans trêve des lettres à Algren. Il ne l’aimait plus, soit. Avec la distance, peut-être en ferait-elle un ami ? Elle lui décrivait la tension en Europe, l’angoisse de l’exil et de la déportation. À sa sœur qui avait suivi Lionel à Belgrade elle écrivit : « Entre l’ignominie américaine et le fanatisme du PC, 129 on ne sait pas quelle place nous reste dans le monde . » Pour com battre l’angoisse il ne leur restait que la force des mots. Sartre avait obtenu un rôle dans Les Mouches pour Olga. M ais elle ne s’entendit pas avec le metteur en scène. Les critiques l’accablèrent. Sartre subit alors les larmes et la détresse de cette ancienne maîtresse qu’il avait voulu aider. Elle ne ferait jamais carrière. Était-ce de sa faute ? 127. La Force des choses, Simone de Beauvoir, tome I, p. 310. 128. Un am our transatlantique, lettres à N elson A lgren, lettre n# 203 du 8 décembre 1950. 129. La Force des choses, Simone de Beauvoir, tome I, p. 321.

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Le s d é c h i r e m e n t s de I j g u e r r e f r o i d e

II n avait pas de temps à perdre avec scs anciennes pièces. Il en écrivait une autre et c’était là l’essentiel. Quotidiennement, il écrivait des pages de ce qui devait devenir Le Diable et le Bon Dieu. Il se préparait des jours difficiles. Louis Jouvct était exigeant et despotique, Pierre Brasseur s’intéressait aux jeunes filles. Les répétitions étaient l’occasion de conflits incessants. On avait ainsi voulu lui couper ses répliques. Sartre piqua des colères qui firent trembler Saint-Germain-des-Prés. Louis Jouvet mourut quelques mois plus tard, sur scène : « N ’écrivez jamais de pièce de théâtre, on en bave trop », conclut le Castor dans une lettre à Nelson. Q u’écrire ? Cette question, Simone se l’était posée dès la remise de son manuscrit du Deuxieme Sexe aux éditions Gallimard. Après un essai aussi fracassant il était im pératif qu’elle changeât de genre de façon à ne pas lasser ses lecteurs. Pour oublier cette période troublée et peut-être y voir clair en elle, le Castor coucha six cents pages, d’une traite, sur le papier : le prem ier jet de son nouveau rom an. Ainsi commença-t-elle Les Mandarins. D ans le « gâchis » - surnom donné à ses brouillons - elle avait voulu d ’abord raconter le rôle difficile des intellectuels de l’après-guerre. Elle rêvait à présent d ’y ajouter une histoire autour d ’une passion amoureuse, inspirée de celle qu’elle vivait avec son amant am éricain. Q u ’en penserait-il ? Dans U Am érique au jour le jourt son nom n’avait été mentionné qu’en passant ou sous les initiales reconnaissables de N.A. À présent, 130. Un am our transatlantique, lettres à N elson A lgren, lettre n° 203 du 8 décembre 1950.

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Les Amants Je IJ liberté

il devenait l’un des personnages principaux de son œuvre romanesque. Comment réagirait-il ? Le projet allait donner au C astor l’occasion d’apporter plusieurs réponses aux questions que les intellectuels se posaient alors : que peut ap p o rter l’écriture ? Quel est son lien avec l’engagem ent politique ? Comment réussir à transformer la société en un monde plus juste dans un univers où l’on est rejeté par les extrêmes ? Au cours de leur voyage en N orvège, Simone donna à lire à son amant le brouillon des Mandarins. Penché sur la liasse épaisse posée devant lui sur une table, la cigarette à la bouche, Sartre déchiffrait ces pages. Il ne lâcherait pas sa lecture avant d’être parvenu à la dernière page. C’était une habitude entre eux. Le Castor était sa première critique. Vive, sèche, elle ne lui épargnait rien. Il s’en agaçait souvent, lui répondait avec violence. Le lendemain, il reconnaissait qu’elle avait raison. Combien de ses écrits avaient été peaufinés grâce à elle ! Il en faisait autant pour elle et le dialogue serait tout aussi serré. Une lumière bleu pâle éclairait le ciel nordique. La brise soufflait. Le Castor était partie pour l’une de ses longues marches coutumières à travers les prairies et les forêts. Sartre détestait toujours au ta n t la chlorophylle. Jam ais il ne s’ém erveillait devant un paysage. Pour lui, le seul horizon qui com ptait était le papier blanc, couvert d ’encre et de mots. Simone rentra de sa promenade, le visage rougi par les coups de soleil. Assoiffée, elle avala un verre d ’eau, puis com m anda un whisky. Le verdict allait tomber. Des mois de travail, d’épuisement, de tension, de doute, allaient être jugés en une phrase : 162

Les d é c h i r e m e n t s de h g u e r r e f r o i d e

- C ’est bon, mais il faut refaire les dialogues et l’architecture du livre. - S’il faut tout recommencer, c’est que ce n’est pas bon, répondit-elle, d ’une voix lasse. Sartre ne cherchait aucunement à la décourager. Il connaissait sa capacité de travail, son obstination et son énergie. Ce texte, elle pouvait l’améliorer. Il avait confiance. Elle le ferait. Le Castor protesta encore un peu, puis commanda un autre whisky : - J e dois vraiment tout reprendre ? - Bien sûr que non, mais vous pouvez réussir à faire mieux sentir les interrogations de notre époque, les clivages avec le PC, notre situation d ’intellectuels rejetés par la droite et par la gauche. C’est un bon départ. Essayez encore. Vous y arriverez. Sartre saisit son propre verre et le but d’un trait. Il venait, à travers les écrits de sa compagne, de découvrir un personnage, Dubreuilh, qui n’était autre que lui-même. Ce n’était pas la première fois qu’il apparaissait dans un de ses rom ans. Dans L’Invitée, elle l’avait rendu sympathique. À travers les lignes de ce dernier roman, il sentait la tendresse et la douceur qu’elle mettait à écrire sur lui. Son portrait, même romancé, était toujours élogieux. Comment aurait-il pu s’en plaindre ? - Mon petit Castor, les enjeux politiques pourraient être mieux décrits. Vos dialogues doivent traduire les interrogations de l’époque. - Bien, je les réécrirai. Il ne dit rien des scènes d’amour entre le Castor et Nelson Algren. Il avait essayé de les lire comme si elles ne le concernaient pas directement. Depuis longtemps, ils ne se cachaient rien de leurs ébats amoureux. 163

Les A n u n t s Je I J l i b e r t é

Sartre lui rendit le manuscrit et s’émut. Elle était si belle quand elle écrivait. Dans une lettre à Algren, qui allait se rem arier avec son ex-femme, elle parla de ce brouillon qui le concernait directement : « Votre livre », lui griffonnait-elle entre la Norvège et l'Amérique. Le préparait-elle à la surprise qui attendait cet homme pudique et discret ? De toute façon, il lisait à peine le français. Il lui faudrait attendre la version anglaise pour découvrir l’histoire de sa vie livrée au public. Cela se déroulerait dans un avenir lointain. Elle le savait et pouvait ainsi, sereine, aligner sur la page quadrillée les péripéties les plus intimes de leur passion. Quel titre donner à cet ouvrage ? Elle songeait à l’intituler Les Suspects. Un jeune homme qui venait de rejoindre l’équipe des Temps Modernes, chaleureux et souriant, suggéra Les Mandarins . Il s’appelait Claude Lanzmann. Le titre plut. Il amusa les deux amants et fut aussitôt adopté. L’ironie de leur propre condition éclatait ainsi au grand jour. Ils songèrent, bien entendu, à l’allusion implicite aux deux statues de mandarins chinois perchées sur les colonnes d ’acajou des Deux M agots. Seconde ironie de l’histoire, ce terme de mandarins, quatorze ans plus tard, allait être repris, en mai 1968, par les étudiants, aux cris de « À bas les mandarins ! ». Le Castor dut reprendre sa copie à plusieurs reprises. La guerre de Corée, le rapprochement de Sartre avec les communistes, la rupture avec Nelson Algren, furent autant d’événements successifs qu’elle intégra dans le texte. Sartre lui demanda en particulier de mieux s'expliquer sur les distances que prenaient les deux personnages masculins, 131. La Force des choses, Simone de Beauvoir, tome I, p. 35. 164

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Dubreuilh et Henri, par rapport aux communistes' 2. Ce n’était pas facile. Cela lui prit plus de deux ans. •

Le spectre d ’un conflit nucléaire entre les grandes puissances s’était estompé. Le président Truman avait relevé de ses fonctions le com m andant en chef des troupes américaines du Pacifique, le général Mac Arthur. Son offensive contre la Chine était allée trop loin. Sa volonté de recourir aux armes nucléaires contre la jeune R épublique populaire de Chine effraya Trum an. Le monde occidental se rassura. La guerre semblait évitée. Deux mois auparavant, la m ort d ’André Gide, à quatre-vingt-un ans, avait annoncé la fin d ’une génération d ’écrivains. On demanda à Sartre d ’écrire son éloge. Il le fit de bon gré. Cet homme, qui n ’avait pas fait mystère de son homosexualité, avait les mêmes ennem is que lui, notam m ent les deux écrivains catholiques, François M auriac et Paul Claudel. Le lendem ain de la m ort de Gide, une amie com m une des deux am ants télégraphia à François M auriac : « E n fe r n ’existe pas - P o u v e z v o u s m a r r e r . P r é v e n e z C l a u d e l . S ig n é : A n d r é G id e 'jj ».

Saint-Germain-des-Prés s’en am usa, l’auteur du N œ u d de vipères s’en offusqua. Colette arrivait également au crépuscule de sa vie. Le C astor était si souvent passée sous les fenêtres de son appartem ent lorsqu’elle préparait son essai sur les femmes, qu’elle avait l’impression de la connaître. Un soir, alors qu’ils écoutaient de la musique, Sartre, de sa voix grasse et chaleureuse, posa sa main sur le bras du 132. La Force des choses, Simone de Beauvoir, tome II, p. 23. 133. Un am our transatlantique, lettres à N elson Algrcn, lettre n° 215 du 5 mars 1951.

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Castor et lui annonça : « Demain, nous dînons chez Simone Berriau. » Il reprit son souffle puis ajouta : « Il y aura Colette. » Il vit le visage du C astor se décomposer. « Vous viendrez, Castor, n’est-ce pas ? » lui demanda-t-il, souriant, se rapprochant d ’elle. - J e viendrai. Une rencontre avec un autre femme écrivain ? Pourquoi pas ? M ais qu’auraient-elles à échanger ? La lecture du D euxièm e Sexe n’avait pas transporté l’auteur des Claudine. Colette se battait pourtant déjà contre les conform ism es, alors que Simone étudiait encore au Cours Désir. Le Castor n’était plus une novice en littérature. La femme âgée, im mobilisée dans son fauteuil, ne l’intimidait pas. La rencontre fut brève et intense. Ni l’une ni l’autre n ’étaient femmes à se faire des concessions. Le regard figé, les yeux outrageusem ent maquillés, Colette lui demanda d ’une voix glacée : « Aimez-vous les bêtes ? - N on », répondit-elle, laconique. Tout était dit. Sartre et C olette rivalisèrent d ’esprit et d’intelligence. Dans son journal, le Castor reconnut la puissance d ’envoûtement de cette rivale en littérature : « ... sachant qu’elle était pour lui l’attraction de la soirée, elle assum a ce rôle avec une im périale bonhom ie... la ro n d eu r bourguignonne de sa voix n’émoussait pas l’acuité de ses mots. Chez elle, la parole coulait de source et, comparés à ce naturel de grande classe, les brillants de Cocteau semblaient travaillés*33. » •

134. La Force des choses, Simone de Beauvoir, tome I, p. 325. 135. Ibidem, tome I, ppp. 325-326.

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La politique avait repris ses droits. L’anti­ communisme donnait lieu à des campagnes de presse d’une rare violence. Une affiche du RPF, rassemblement du général de Gaulle, sur fond de deux mains rouges de sang, déclarait : « Alerte : les communistes préparent la guerre civile en France... Le gouvernement tolcre l’activité criminelle des traîtres !... Rejoignez les rangs du Rassemblement du Peuple Français . » Trois ans plus tôt, le 26 mai 1952, les soldats de la République démocratique allemande essayèrent de construire un mur entre les deux Allemagne, précurseur du m ur de Berlin. Du côté est-allem and, autour de l’ancienne capitale du IIIe Reich, la forêt avait été rasée sur cinq kilomètres, offrant un paysage dévasté. Les liaisons téléphoniques furent coupées. À l’appel du Parti communiste, des manifestations éclatèrent à travers la France pour protester contre la venue du commandant des forces de l’OTAN en Europe. Le général M atthew Ridgway était accusé d’avoir fait utiliser par ses troupes des armes bactériologiques audessus de la Corée. Les communistes l’avaient surnommé « Ridgway la peste ». À Paris, la manifestation fut interdite. Jacques Duclos remplaçait alors Maurice Thorez, victime d’une attaque cérébrale, au poste de secrétaire général du PC. Parmi des centaines d’autres, il fut arrêté. Pendant la fouille de sa voiture, outre un revolver et une matraque, on découvrit deux pigeons. Morts. Jacques Duclos n ’avait-il pas le droit, comme de nombreux Français, de chasser le pigeon pour s’offrir un repas ? Non, déclara la police. Il s’agissait de pigeons voyageurs, susceptibles de porter des messages à l’ennemi 136. Chroniques du xx' siècle, éd. Larousse, 1990, p. 763.

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et de porter atteinte à la securité de l’État. C’est ainsi qu’éclata le « com plot des pigeons ». Trahi par sa gourmandise, Jacques Duclos fut arrêté et emprisonné. Pour Sartre, c’en était trop. L’affaire des pigeons devint la sienne. Quelle aubaine ! Il allait pouvoir laisser éclater sa colère et réaffirm er les principes fondam entaux des droits de l’hom m e : liberté d’opinion et refus de l’arbitraire. Comme Beaumarchais qui, deux siècles auparavant, pourfendait les censeurs, il trouva un registre à la hauteur de sa rage. L’ennemi était enfin à portée de tir. Il se sentait revivre dans son rôle de justicier. II tourna l’affaire en ridicule, et se rapprocha du PC. Les campagnes anticom m unistes le poussèrent donc à l’alliance avec ceux qu’il avait dénoncés deux ans auparavant, dans Les Mains sales. Sur plusieurs numéros des Temps M odernes, entre 1952 et 1954, Sartre défendit ses nouveaux amis dans une série d’articles intitulés Les Communistes et la paix . Claude Lanzmann signa dans la célèbre revue un article intitulé « Il fallait que ça saigne », dans lequel il dénonçait l’arrestation des dirigeants communistes. Le 2 juillet 1952, Sartre et Simone n’avaient pas encore quitté Paris, écrasé de chaleur. Elle raconta à son amant américain l’échec des grèves en France et l’arrestation de Duclos. Sa conclusion rejoignait celle de Sartre : « Aux Temps Modernes, nous nous rapprochons des communistes davantage encore, sans les aimer bien entendu, mais avec la conviction qu’il faut être avec 138 4 eux contre les autres . » 137. Les Temps Modernes, n° 81, juillet 1952. 138. Un am our transatlantique, lettres à N elson Algren, lettre n° 243 du 2 juillet 1952. 168

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Dans une Amérique violemment anticommuniste, Simone et Sartre allaient-ils être catalogués comme de dangereux « rouges » ? L’accès du territoire américain pouvait leur être interdit à tout moment. Leurs pensées devaient bientôt être détournées de cette question. Cet été-là, attablée à la terrasse d ’un café d ’une petite ville italienne, Simone avait écrit à Nelson pour lui faire part d ’un nouveau bouleversement dans son existence. Sa beauté austère et son intelligence foudroyante semblaient émouvoir Claude Lanzmann, un beau jeune homme de vingt-sept ans - elle en avait alors quarante-deux. Avec son tempérament fougueux, son charme, sa voix grave et intense, Lanzmann l’aimait, le lui disait et le lui prouvait. Deux jours avant son départ pour l’Italie, ils étaient devenus am ants : « J ’ai éclaté en sanglots, des sanglots comme je n ’en avais plus connu depuis notre séparation. Q u elq u ’un voulait m ’aim er et ce n ’était pas vous. Accepter équivalait à vous redire adieu ... » C laude la réconciliait avec son corps et lui prodiguait sans com pter sa compagnie et son amitié. D epuis q u ’elle était am oureuse de Lanzm ann, la question juive avait pris une tout autre dimension à ses yeux. G râce à lui, la lutte contre le racism e et l’antisémitisme allait devenir l’un de ses combats. Le jeune homme aimait cette femme sincèrement athée qui dénonçait les religions et leur système insidieux d ’oppression quotidienne envers les femmes. Il se 139. Un am our transatlantique, lettres à N elson Algren, lettre n° 244 du 3 août 1952.

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définissait pourtant à partir de sa condition de juif. Sa famille avait trop souffert pour qu’il en fût autrement. Les récits des déportés hantaient ses nuits. Il observait les goys'4 avec méfiance. Trop d ’entre eux avaient abandonné les siens sous l’Occupation. Il aima Simone avec une force et une passion semblables à celles qui animaient son com bat contre l’injustice. Elle partit en vacances en Italie, le cœur plein de nouvelles émotions et d ’espoir. Sartre s’était jeté de plus belle dans la politique et redoublait d’activité. Membre du Comité National des Écrivains, il avait signé, le 15 novem bre 1952, son M anifeste contre la guerre froide , et accepta de prendre la parole, en décembre, à la séance d’ouverture du Congrès des peuples pour la Paix qui se tenait à Vienne. Cette participation impliquait un engagement plus radical que les précédents. L’utilisation massive du m ot « paix » par les Soviétiques ne suscita pas d’interrogation de sa part. Plus tard, l’on comprit que ce mot avait pour objectif d ’endormir l’Occident dans la course aux armements. Il faisait partie du répertoire stratégique à des fins idéologiques de la langue de bois . Le Castor et lui étaient en harmonie. Chaque prise de position était discutée, pesée. Le soir, sur fond de musique classique et contemporaine, ils éprouvaient la joie du partage. En exprimant ses interrogations, Sartre se sentait rassuré. Les discussions avec les penseurs de son époque - Camus, M erleau-Ponty - se soldaient 140. Non juifs. 141. Sartre, Œ uvres rom anesques, Chronologie, Gallimard La Pléiade, 1981, p. LXXI. 142. Cf. La Langue de bois, Françoise Thom, Julliard 1987.

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toujours par des brouilles. Sa compagne était la seule qui le com prenait vraim ent. Elle ne participa pas au Congrès et n ’écrivit aucun texte en faveur des communistes. Elle lui laissait ce rôle, considérant ses écrits politiques comme siens. Simone n’écrivait pas de textes politiques. Il le faisait assez bien pour eux deux. Une seule fois en 1955, elle allait prendre la plume dans un numéro spécial des Temps Modernes consacré à « la gauche » après la chute du gouvernem ent de Pierre M endès France. Elle y publia un article oublié « La pensée de droite aujourd’hui ». Comme Sartre, elle dénonçait la m édiocrité et la bassesse de ceux qui venaient de renverser celui qui allait devenir la conscience de la gauche jusqu’à la fin de ce siècle. À l’Est les événements se précipitaient. Le 2 mars 1953, Khrouchtchev, M olotov et M alenkov, avaient rendu visite, dans les environs de M oscou, au « petit père des peuples » qui se rep o sait dans sa datcha. Staline trav aillait la nuit et dorm ait le m atin. Il se réveillait vers midi. Ils sonnèrent. L’homme ne répondit pas. Ses gardes h ésitèrent à enfoncer la porte. Finalem ent, ils le découvrirent allonge par terre, et l’in stallèren t avec respect sur son canapé ; même inconscient, il inspirait la peur. Trois jours plus tard, Louis Aragon arriva^jpour déjeuner avec Sartre, en retard , bouleversé . La nouvelle de la m o rt du cam arade Staline venait de tom ber. Q uel étrange poète en réalité ! A ragon com posait des poèmes à Eisa et rédigeait d ’une même plume des hymnes au « petit père des peuples ». 143. Les Temps M odernes, n° 112-113. 144. La Force des choses, Simone de Beauvoir, tome II, p. 24.

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Quand Lionel et Hélène firent un passage à Paris, avant de se rendre à Milan où Lionel prenait la direction de l’Institut culturel français, ils dînèrent avec Eisa et son poète : - Quelle chance vous avez d ’avoir un m ari qui vous écrit de si belles déclarations d’amour ! s’exclama Hélène, assise à côté d’Eisa. Sa voisine de table ne répondit pas. Elle continua son repas en silence. Soudain, elle se pencha vers Hélène et lui murmura à l’oreille : -V o u s savez, en réalité, il n’aime que lui-même... Pendant que les intellectuels français devisaient à perte de vue sur les avancées du communisme appliqué, les dirigeants du Kremlin vivaient dans la terreur d ’un féroce régime policier. Trois mois après la m ort de Staline, Beria, le grand ordonnateur des purges, fut exécuté par ses pairs. Cette liquidation physique entre rivaux fut la dernière au sein du bureau politique. Les dirigeants du communisme international conclurent alors un pacte au terme duquel on ne s’égorgerait plus entre camarades dirigeants. Loin des joutes philosophiques de Saint-Germaindes-Prés, l’URSS posait en secret les règles élémentaires de survie qui allaient permettre à Nikita Khrouchtchev d ’entam er le processus de déstalinisation. Plusieurs dissidents furent relâchés. L’espoir d ’un socialisme à visage humain renaissait. -Je pars pour M oscou, Leningrad et l’Ouzbékistan, annonça Sartre au Castor. Il était invité à rencontrer des écrivains. Sans elle. Les communistes avaient très mal accueilli Le Deuxième Sexe, ouvrage « bourgeois » qui, selon eux, ne concernait pas les femmes ouvrières. Sa condition de 172

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femme non mariée restait un exemple amoral à ne pas suivre pour le vertueux prolétariat. La radio et la presse suivirent le périple du philosophe. Reçu comme un dignitaire, il se déplaçait encadré par de charm antes créatures féminines qui surveillaient chacun de ses gestes. Il dut participer à des banquets, et, malgré sa petite taille, avaler force verres de vodka. Il fit honneur à ses convives, mais négligea son foie. Le petit homme joua son rôle jusqu’au bout. Et acheva son séjour à l’hôpital. De reto u r de ses vacances avec Sartre, Simone retrouva le jeune Lanzmann qu’elle avait quitté en juillet. Il lui plaisait de plus en plus. Q uant à lui, tout aussi am oureux, il ne voulait plus sortir de sa vie. Avec lui elle découvrait une autre version de l’amour. Sous ses mains habiles, Simone sentait revenir le plaisir avec une intensité oubliée. Toujours meurtrie par la rupture avec Algren, elle se réveilla un matin, étonnée. Lanzmann dormait à ses côtés. Elle glissa sa tête contre son épaule et ne bougea plus. À plus de quarante ans, elle pouvait encore aimer. Somme toute, elle n’avait partagé la vie d’AIgren que fugitivement, trois mois par an pendant toute la durée de leur histoire. Jamais elle n ’avait goûté à ce point les plaisirs de la continuité. Claude Lanzmann et le Castor décidèrent de vivre sous le même toit. Cette fois, elle s’engageait dans une aventure qu’elle n’avait pas vécue, même avec Sartre, celle de la vie commune. Sartre observait leur histoire avec compréhension. Ses rapports avec le Castor n’en seraient pas affectés. Il le savait. Il connaissait trop l’attachem ent qu’elle avait pour lui. Ce garçon était jeune. Un jour, il aurait sans doute envie de fonder une famille, de rencontrer une compagne de son âge. À vingt-sept ans, il ne pouvait 173

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pas non plus rivaliser avec l’expérience du philosophe. Lanzmann avait tout à prouver. Simone entamait un nouvel amour et achevait un nouveau roman. Un roman ambitieux qui serait celui d’une génération. Elle y racontait l’histoire de l’aprèsguerre, la fin des espoirs de la Libération, mais aussi les soubresauts de l’engagement politique, de l’existentialisme. •

Les tensions de la guerre froide se déplaçaient vers l’Indochine. Sartre et le Castor rencontraient des délégations de militants du tiers-monde qui revendiquaient pour leurs pays, alors colonies françaises, l’indépendance. Ils ne pouvaient pas y rester insensibles. Ils utilisèrent leur arme favorite pour combattre la colonisation : leur plume. Ils ouvrirent ainsi les colonnes des Temps Modernes en attaquant cette guerre qu’ils considéraient comme coloniale, dans un numéro spécial d’août-septembre 1953 (n° 93) intitulé « Viêt-Nam ». Les trois sous-chapitres de ce numéro parlent d’eux-mêmes : « 1-Une guerre pourrie, 2-Le ViêtNam libre, 3-De la guerre à la paix ». En réalité, ils s’étaient surtout sentis concernés par les problèmes Est-Ouest. Ces mêmes problèmes resurgissaient en Asie. L’année suivante, ils dénoncèrent à nouveau cette guerre dans leur revue datée de mai 1954, dans laquelle l’éditorial, consacré à la défaite de Dien Bien Phu, explique que l’armée vietnamienne est une armée de résistance et que « ce dénouement est sain, cette défaite est juste ». À compter de ce jour, les groupes indépendantistes, africains notamment, se rapprochèrent plus encore des deux écrivains. Pour le tiers-monde, ils devenaient son porte-parole et symbolisaient la liberté. Leur attitude pendant la guerre d’Algérie allait confirmer ce rôle.

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Les d é c h i r e m e n t s de Ia g u e r r e f r o i d e

En 1951, les Américains, Ethel et Julius Rosenberg, accusés d ’avoir livré des secrets atomiques à l’URSS, avaient été condamnés à mort. Pie XII, Albert Einstein, Bertrand Russell et d’autres personnalités avaient lancé un appel à la clémence. À travers l’Europe, des manifestations eurent lieu dans un climat passionnel. Les Rosenberg allaient-ils être sauvés ? Sartre en était persuadé. En voyage avec Michelle Vian en Italie, il espérait encore. Le Castor et Lanzmann les rejoignirent à Venise. Sur la place Saint-Marc, dans les cafés, on ne parlait plus que des deux accusés. Le 19 juin 1953, Julius et Ethel Rosenberg furent électrocutés. Le général Eisenhower, grand vainqueur du Débarquement des Alliés en Europe, avait rejeté leur demande de grâce. La Cour suprême était allée dans le même sens. - Il faut réagir ! s’indigna Simone. Sartre ne voyait plus rien du ciel lum ineux de Venise, de ses bateaux, de ses palais ocre, des canaux et des ponts. Abattu, il s’enferma pour écrire un article qui devait paraître dans Libération, alors dirigé par Emmanuel d ’Astier de La Vigerie. Sur le papier, il laissa libre cours à sa colère pendant que le Castor, Michelle et Lanzmann déambulaient, silencieusement, dans les rues de Venise. Comme le poids des intellectuels semblait dérisoire ! N i l’athée Einstein, ni le pape en personne, n’avaient pu influer le cours de la décision. Pendant quelques jours, l’Occident s’arrêta de respirer. La guerre froide était à son paroxysme. Course aux armements, luttes politiques et économ iques, propagande et désinform ation. Les 145. La Force des choses, Simone de Beauvoir, tome II, p. 27.

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avancées technologiques obsédaient les faucons de la Maison Blanche et les apparatchiks du Kremlin. Ethel et Julius Rosenberg avaient joué dans la cour des grands. Ils en avaient payé le prix fort. Aux États-Unis, après l’été des Rosenberg et sous prétexte d ’atteinte à la sécurité nationale, « la chasse aux sorcières » du sénateur Mac Carthy commença à faire ses premières victimes. En novembre 1953, Sartre et Simone reçurent des nouvelles inquiétantes : les interrogatoires d ’écrivains, de chercheurs, de savants, de journalistes, de scénaristes se succédaient. Même les acteurs d’Hollywood n’étaient pas épargnés. Ceux qui refusaient de se soum ettre aux questions de la Commission des activités antiam éricaines perdaient leur emploi. Charlie Chaplin dut quitter la Californie et se réfugier en Europe. Rien ne semblait plus arrêter l’inquisition. L’hiver fut triste, les nouvelles d ’Algren décevantes. Il lui sem blait désorm ais im possible de mener à bien ses projets dans une Amérique en proie aux démons de la suspicion et à des procès kafkaiens. Le Castor surgit un soir en coup de vent, alors que Sartre bavardait avec Olga aux Deux M agots, sous les statues des deux mandarins chinois. La salle embaumait le tabac blond et le chocolat. Elle commanda un whisky pour se réchauffer. Elle avait l’air si bouleversée que ses amis s’inquiétèrent. - Les nouvelles d ’Amérique m’angoissent. Chaque jour des intellectuels perdent leur travail et se retrouvent à la rue. Si Nelson était arrêté ? - Mais pourquoi le serait-il ? s’exclamèrent Sartre et Olga en chœur. - Pour avoir pris la défense des Rosenberg ! - Il n ’est pas le seul, rétorqua Sartre, et puis on le défendra I 176

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Ces propos ne la rassuraient guère. Algren lui semblait soudain si fragile, si isolé. Un océan et une terre hostile les séparaient. Les souvenirs heureux se bousculaient dans sa tête. Chicago, les nuits d’amour et de tendresse, les voyages, la campagne, les bords du lac, la bague mexicaine qu’il lui avait offerte et qu’elle portait toujours. Où pourrait-il se réfugier en cas de besoin ? se demandait-elle, en avalant un deuxième whisky. Fort heureusement Algren ne fut ni inquiété ni arrêté. En 1954, après q u a tre années d ’efforts, la parution de son rom an Les M andarins fut annoncée à grand renfort de publicité. On parla aussitôt d’elle p o u r le G o n co u rt. Le prix n ’avait pas souvent été décerné à une femme. Sur fond d ’histoire d ’am our, Sim one o ffra it au x lecteurs un livre d ’une densité politique, philosophique et sociale rares. Après la publication du Deuxième Sexe, son roman était très atten d u . Le texte serait-il un éloge du féminisme ? Il n ’en était rien. Anne, l’héroïne, incarnait certes une femme mariée, indépendante et libre de mener sa vie privée com m e elle l’entendait. Sa vie n ’était toutefois pas aussi heureuse que celle des hommes q u ’elle côtoyait. Le personnage ne risquait pas de défrayer la chronique. Les autres femmes du roman se perdaient dans leurs relations amoureuses, incapables de s’émanciper. L’une d ’elles som brait dans la folie. Bref, après le ton incisif du D euxièm e Sexe, Les M andarins rassu raien t le public. Ce fut un énorm e succès. En novembre 1954, Simone de Beauvoir obtint le prix G oncourt. Colette s’éteignit le 3 août 1954, juste avant que Simone ne soit couronnée. L’amie des bêtes n ’eut donc 177

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pas à prendre position dans le vote du jury sur lequel elle régnait. Un écrivain mourait, un autre naissait. Au-delà de Saint-G erm ain-des-Prés, le m onde continuait de craquer. Simone venait de passer sept années de sa vie dans l’appartement du 11, rue de la Bûcherie. Sept années et d’innombrables souvenirs de moments heureux avec Jean-Paul, Nelson, et Claude. Elle quittait à présent le quartier de Notre-Dame et s’installait rue Schoelcher. Devant le nouvel immeuble blanc, à l’architecture art déco, Simone s’écria : - Me voici de retour dans le q u artier de mon enfance ! - C’est vrai, Castor, mais quel retour ! Entre-temps, vous avez réalisé votre rêve. Après la publication du Deuxième Sexe, on vous détestait. À présent, vous êtes reconnue par tous grâce à ce prix ! Sartre lui prit le bras pour pénétrer dans l’appartement où elle allait vivre, aimer et écrire jusqu’à sa mort.

Chapitre V

Refus d ’obéi ssance

«TJ efus d ’obéissance »M6 : dès le titre, l’avant-propos IVdu num éro des Tem ps M odernes appelait à la sédition. Pour un écrivain, quelle meilleure manière de lutter que de prendre la plume ? Après la tragique défaite d ’Indochine, l’Algérie, plus proche, allait envahir les pensées de Simone et de Sartre et bouleverser leur existence. Tout au long des huit années de guerre en Algérie, les Français furent divisés, déchirés comme au temps de l’affaire Dreyfus. Cette fois, pire encore, le bruit des armes et des bombes, le bruit de la guerre civile, se fit entendre dans les rues de Paris et dans plusieurs villes de la métropole. Sartre et Beauvoir tenaient là leur grande affaire. La vie ne leur avait pas donné l’occasion de participer aux heures glorieuses de la Résistance. Cette fois, ils étaient en première ligne, prêts à défendre la cause d ’un peuple tout entier. « Refus d ’obéissance », ce fut donc leur credo de 1954 à 1962. Mois après mois, bataillant contre de Gaulle, son ministre de l’Intérieur et son préfet de police, M aurice Papon, ils assiégèrent le gouvernement par des textes au vitriol qui faisaient l’ouverture de chaque numéro. 146. Les Temps Modernes, titre de l’avant-propos n° 118, septembre 1955. 179

Les A r t u n t s Je h l i b e r t é

Les articles étaient signés T.M., engageant la rédaction dans son ensemble. Mais on reconnaissait aisément, dans les phrases assassines, ce don de la mise à m ort de l’ennemi cher au mousquetaire de l’écriture. Dans l’attaque, Sartre se savait inégalable. Il jubilait : « La France, en Afrique du Nord, doit aujourd’hui régner par la terreur ou s’effacer... Une guerre commence en Afrique du N ord q u ’il dépend du G ouvernem ent d ’arrêter, ou au contraire de rendre inévitable... À cette guerre, nous disons non . » Les Temps M odernes devinrent rapidem ent le porte-parole des partisans de l’indépendance algérienne. En aidant les « porteurs de valises », c’està-dire les Européens qui, en France, avaient créé un réseau de solidarité avec les nationalistes algériens, Sartre et Beauvoir prenaient le risque de se mettre au ban d ’infamie. Ils critiquèrent la gauche qui envoya des appelés com battre en Algérie. Ils furent accusés par le gouvernement socialiste de démoraliser l’armée. Lucides sur le destin inévitable de l’Algérie, Sartre et Simone dem euraient étrangem ent aveugles sur la répression et les dictatures d ’Europe orientale. Ces pays, sous l’influence de l’URSS et liés militairem ent par le pacte de Varsovie, vivaient dans des climats de répression des populations, y compris des intellectuels. Malgré tout, Sartre et Simone se m ontraient proches du communisme, qui symbolisait la perspective d ’un monde meilleur et plus juste. Pour eux, l’espoir était à l’Est. Pour combien de temps ? 147. Les Temps Modernes, avant-propos n° 118, septembre 1955, pp. 385-387.

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Re(u$ d ' o b é i s s j n c e

Le 23 octobre 1956, les étudiants manifestèrent dans l’université de Budapest. Rejoints les jours suivants par la population, ils réclamèrent le départ des troupes soviétiques, le retour à un régime démocratique, avec des élections et une presse libre. Destitué en 1955, Imre Nagy revenait au pouvoir. Le 24 octobre, cent mille H ongrois lui rendirent hommage au cœur de la ville. Mais les responsables du parti communiste hongrois choisirent de réaffirmer leur alliance avec M oscou. Les soldats hongrois, dans un mouvement de révolte, rejoignirent la population. Sans plus atten d re, la nuit même, les chars soviétiques entraient dans Budapest. Les jours suivants, les Hongrois soutinrent le siège. Les hôpitaux étaient débordés. Face aux chars et aux troupes de l’Armée rouge, le peuple désarmé n’était pas de taille à résister. Le 1er novem bre, dans une ville m eurtrie et détruite, Janos R adar annonça q u ’il constituerait un nouveau gouvernement. Il remerciait l’URSS, pays frère, d ’avoir répondu à son appel. Des milliers de personnes, terrorisées, prirent la fuite vers l’Autriche par peur de déportations massives dans les camps soviétiques. Youri A ndropov, jeune am bassadeur d ’URSS à Budapest, convia l’un des responsables hongrois qu’il connaissait bien, et dont il couvrait de fleurs l’épouse, fo rt jolie. Celui-ci accepta l’invitation et se rendit à l’ambassade. Il n ’eut pas le temps de goûter au repas et disparut directement dans les geôles du sous-sol où il fut emprisonné. Andropov venait de réussir l’une de ses premières opérations de manipulation. Son avenir était assuré. Plus tard, lorsqu’il dirigea le KGB, il fit venir le jeune M ikhaïl Gorbatchev à ses côtés. 181

Les A m a n t s de la l i b e r t é

En Occident, l’émotion fut vive. Dans les églises, les prêtres appelaient à la solidarité et à la compassion envers les rebelles hongrois. Dans les cafés, dans les maisons, on écoutait les nouvelles à la radio. Les Français firent à nouveau des provisions. La crainte d ’une Troisième Guerre mondiale hantait toujours les esprits. Très vite, cette fois, les communistes français furent débordés. Chez le Castor, où Sartre passait ses soirées, les nouvelles de Hongrie arrivaient de partout. Les amis, les relations, appelaient sans discontinuer. L’apôtre de la liberté allait-il réagir ? Défendre le peuple hongrois ? Certes, il était proche du PC, seul parti du peuple. Mais il ne pouvait tout de même pas garder le silence devant cette atteinte aux droits de l’homme et à la liberté. Sartre avait écrit : « Porté p ar l’histoire, le PC manifeste une extraordinaire intelligence objective : il 148 u est rare qu’il se trom pe ! » Cette fois, il fallait bien se rendre à l’évidence. Le PC s’était lourdement trompé. Révolté par les événements de Budapest, le philosophe choisit de s’exprim er dans LÎExpress : « O n ne peut plus avoir d’amitié pour la fraction dirigeante de la 149 bureaucratie soviétique. C’est l’horreur qui domine . » Yves M o n tan d et Simone Signoret, autres compagnons de route du PC, rompirent à leur tour avec les communistes français. De nom breux intellectuels firent de même. À gauche, régnait un clim at de désolation. A ucun espoir à l’égard des États-U nis, désillusion envers l’URSS. Manifestement, les révélations de Nikita Khrouchtchev sur les camps soviétiques, le retour de milliers de déportés de Sibérie n’avaient rien changé aux méthodes employées par le Kremlin. 148. Chroniques du XXe siècle, Larousse, 1990, p. 855. 149. Ibidem, pp. 855-856.

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R e f u s il ’o b é i s s a n c e

Engagés dans la défense des droits de l’homme depuis 1945, Sartre et Simone ne disposaient que de leur voix et de leur plume. Le Castor, assise entre Lanzmann et Sartre dans son salon de la rue Schoelcher, s’exclama : - Il fau t tro u v er un m oyen d ’exprim er notre solidarité à l’égard des insurgés hongrois. Sartre réagit aussitôt. - Le seul qui soit à notre portée, et qui puisse être efficace, c’est de préparer un numéro spécial des Temps M odernes dans lequel nous leur donnerons la parole. Du reste, c’est ce que nous ferons dorénavant pour tous les autres peuples victimes d’injustice. Fort de plusieurs centaines de pages, ce numéro sur la Hongrie parut en janvier 1957. Ils y travaillèrent sans relâche et publièrent des articles à la fois politiques, économiques, et sociologiques. Leur collaboration avec le Parti communiste s’était interrompue avec l’invasion des chars à Budapest. D ’autres numéros spéciaux suivirent, sur la gauche en France, l’Algérie et la torture, le conflit israélo-arabe, les femmes et le féminisme des années 1970. Les Temps Modernes engageaient régulièrement une réflexion sur des sujets brûlants et leurs dossiers donnèrent lieu à des débats d ’idées bien au-delà de la France. Le rôle de l’intellectuel et de l’écrivain, tel que le définit Sartre dans le prem ier num éro des Temps Modernes, était ainsi mis en pratique. Vomis par la droite et les com m unistes, ils se retrouvèrent en position d’assiégés. La haine et les insultes ne les intimidaient pas : « O n en prend l’h abitude », répétait le C astor à ses amis. Une lumière douce et pâle éclairait le salon jaune au x m urs recouverts de livres. La nuit était tombée. 183

Les A m a n t s de la l i b e r t é

Simone servit un whisky à Sartre et lui raconta qu’elle avait envie de se replonger dans l’histoire de sa vie. Il s’enthousiasma aussitôt : - C’est une bonne idée d’ccrire sur votre enfance. N ’hésitez pas. Ce projet, elle l’avait déjà envisage dix ans auparavant. Au lieu d’écrire ses mémoires comme elle en avait initialement l’intention, elle avait entamé une étude générale de la condition féminine. Le Deuxième Sexe était né de ce travail sur les femmes. Elle pouvait maintenant revenir à son propre cas. - L’entreprise est ardue, fit-elle rem arquer. M a mère, ma sœur, mes cousines sont en vie. Elles liront ce que je vais écrire et pourraient se sentir blessées. Sartre se resservit un whisky. Un air de jazz retentissait dans la pièce. Jamais il n’était plus heureux que lorsqu’ils parlaient de littérature. - Écrivez, Castor, on verra après. Ainsi naquit ce qui allait devenir Les Mémoires d'une jeune fille rangée. En rédigeant les mémoires de son enfance, Simone allait accom plir ce que Sartre n’avait pas encore osé entreprendre. Sartre avait repris sous son autorité et sa protection cette mère qui l’avait trahi quarante ans plus tôt en se remariant. Sitôt le beau-père décédé, il s’était réinstallé avec elle. Désormais, celle qui restait la première femme de sa vie ne manquerait de rien. Avec Simone, qui venait tout de suite après dans l’ordre de ses affections, il ne partageait ni maison, ni enfants, mais des cham bres d’hôtel, des livres et des projets. Françoise de Beauvoir n ’eut jam ais l’om bre d ’une chance de partager sa vieillesse avec sa fille. Simone tenait trop à sa liberté pour supporter le moindre regard étranger et encore moins celui de sa mère qui avait été si réducteur. 184

R(fus d'obiissonce

L’éducation des filles restait alors infinim ent plus oppressante que celle des garçons. Simone revenait de plus loin que Sartre. Son chemin vers la liberté avait été bien plus long à parcourir. Sartre regardait, accablé, les piles de lettres entassées sur son bureau. Son secrétaire, Claude Faux' 0, s’occuperait des réponses. L’une d’elles, datée de mars 1957, attira son attention. Une jeune fille inscrite en Khâgne à Versailles, préparait le concours d ’entrée de l’École Normale Supérieure de jeunes filles de Sèvres. Elle souhaitait connaître son avis sur le travail qu’elle avait consacré à L'Être et le Néant et sollicitait un rendez-vous. Comment refuser une telle demande ? Rencontrer une jeune fille, peut-être une future norm alienne, le séduisait par avance. Aider la jeunesse, lui transmettre son savoir, voire la charmer, n ’était-ce pas exaltant ? Il songeait à ses propres années à l’École N orm ale Supérieure quand elle sonna, entra dans son appartem ent pour ne plus sortir de sa vie. Le Castor ne le savait pas encore, mais après Dolorès, elle devrait affronter une nouvelle rivale qui aurait pu être sa fille. Âgée de dix-huit ans, gracieuse et fine, Arlette El Kaïm, juive algérienne, serait plus tard la seule d’entre les femmes de Sartre à porter le nom du philosophe. La même année, Albert Camus reçut le prix Nobel de littérature à Stockholm. Il était le benjamin de Sartre de huit ans. D ’une grande classe dans son smoking, il prononça son discours, rayonnant, et fut longuement applaudi. Les honneurs ne lui faisaient pas peur. L’auteur de La Nausée fut-il jaloux de la distinction accordée à ce 150. Claude Faux est le mari de Gisèle Halimi (cf. chapitre VI). 151. SartrCy Annie Cohen-Solal, p. 489.

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beau et talentueux jeune homme de quarante-quatre ans ? Son œuvre était moins politique, moins controversée. Était-elle aussi plus symbolique ? Les deux hommes étaient brouillés depuis la critique acerbe de L’Homme révolté parue dans Les Temps Modernes. Sartre avait refusé de l’écrire mais partageait l’avis du critique Francis Jeanson. Dès lors, Camus et lui n’avaient plus rien à se dire. Depuis Nizan et sa jeunesse, Sartre avait-il vraiment connu l’amitié ? Les complicités intellectuelles avec Merleau-Ponty et Camus n’avaient duré qu’un temps. Amis ou rivaux ? Un peu des deux sans doute. Jeune, Sartre ne cachait pas son ambition. Chez lui, l’amitié passait aussi par une adhésion politique. Sinon, le rejet était presque immédiat. Une telle sélection éloignait beaucoup d ’amitiés masculines en un tem ps où la politique impressionnait encore les intellectuels. Le fait que le Castor eût obtenu un prix littéraire ne l’offusquait pas. Au contraire, Sartre en était fier. Mais que des hommes, des écrivains, acceptent les verdicts de l’establishment politico-littéraire le heurtait. Sartre se méfiait des discours moralisateurs et grandiloquents sur la misère humaine. Ce conformisme béat l’agaçait. Les bons sentiments lui paraissaient suspects, intéressés et faciles. Son souci à lui était de défendre les peuples opprimés. Et précisément, cette terre d’Algérie, la terre de Camus, était devenue un champ de bataille. L’action avant les sentiments. - J e n’ai plus envie de vivre dans ce pays, murmura le Castor. D evant elle, dans la pénom bre du couchant, s’étalaient sur la table les journaux racontant les derniers événements en Algérie. 186

Refus d'obéissûtne

- J e vous comprends. C ’est ici qu’il faut se battre cependant. Sartre acheva sa phrase sans lever les yeux. Il aurait pu ajouter : « C ’est ici que j’aime. » Arlette s’occupait à présent de l’emploi du temps de ses maîtresses avec une douceur et une courtoisie réconfortantes. Sa jeune am ie avait su prendre dans sa vie une place plus importante qu’aucune autre auparavant. Et elle n’avait pas encore fêté ses vingt ans ! M ais il se gardait bien d’imposer cette évidence à sa compagne. Déjà, elle n ’en était que trop consciente. Ses yeux gonflés trahissaient son inquiétude. Heureusement pour elle, son histoire durait avec ce jeune Lanzmann qui partageait toujours sa vie. Dixsept ans de moins que le Castor. Entre Arlette et lui, trente-six ans... Un frisson le secoua. Il fit en sorte que le nom de la jeune fille apparaisse rapidement dans Les Temps Modernes, auprès de celui du Castor. A rlette y publia quelques nouvelles, puis s’occupa de la rubrique du cinéma. Im p ertu rb ab le, Simone p résen tait dans la revue des ex traits de ses nouveaux livres. A ucune m aîtresse de S artre, y com pris A rlette, ne pouvait rivaliser avec elle au sein de la revue. Il lui restait au moins ce réconfort. •

V int le jo u r où C laude Lanzm ann quitta l’appartem ent de Simone. Ils venaient d ’y vivre cinq ans d ’am our fou. Ils avaient voyagé de par le monde. Il l’avait aidée à retrouver le sourire et s’était saisi de son corps avec une fougue, une chaleur et une spontanéité qui l’avaient bouleversée. Simone avait ainsi retrouvé dans ses bras ce plaisir des sens si troublant, auquel elle avait cru renoncer à jamais en 187

Les A m j n l s Je

Ij

liberté

quittant les bords du lac Michigan et la petite maison qui avait abrité ses amours avec Algren. Claude lui avait fait un bien fou. Chacun de leurs baisers, de leurs caresses, de leurs échanges, l’aidait à oublier le corps si beau et si tendre de son am ant américain. Dans tout l’éclat de sa jeunesse, savait-il qu’il serait le dernier am ant de Simone ? Lorsqu’elle le vit s’éloigner peu à peu, elle eut le sentiment de dire adieu, pour le reste de sa vie de femme, au simple réconfort de se blottir dans les bras d’un homme. Il voulait vivre avec une com pagne de son âge, ce q u ’elle com prenait parfaitem ent. En s’installant chez elle, il avait dû se plier aux exigences abruptes de sa vie d ’écrivain. Lorsqu’elle passait ses matinées penchée sur sa petite table de travail, il n’avait que le droit de se taire. Q uand il s’agissait d ’écrire, même l’am our passait au second plan. Le jeune am ant avait appris à se faire aussi discret que les dizaines de poupées bariolées, alignées comme une armée muette sur une étagère le long des fenêtres. Simone les avait rapportées en souvenir de scs voyages, de ses découvertes, d ’autres cultures, d ’autres univers passionnants sans lesquels elle n’aurait pas pu écrire une œuvre majeure et universelle. Son emploi du temps comme celui de Sartre était d ’une rigueur toute m ilitaire. Sans cela, com m ent auraient-ils pu écrire, tous deux, avec une telle prolixité ? C’était à se demander comment ce jeune homme plein d ’allant avait pu supporter ce mode de vie austère qui ne lui laissait pas toujours la latitude de s’exprimer. Par sa présence fidèle auprès du Castor tout au long de son existence, il donna la clef de l’énigme : le dernier amant avait lui aussi vécu avec elle un am our fou. Lorsqu’il la quitta, ce ne fut que pour mieux revenir. Et il devint 188

Refui d'obéissince

très vite le premier des amis. Tant qu’elle vivrait, jamais il ne pourrait lui dire adieu. N elson Algren, qui vivait si loin d ’elle, dans sa m aison de Chicago, n ’avait guère donné de nouvelles depuis cinq ans. Elle avait essayé de le gommer de sa mémoire dans les bras de ce jeune am ant français. Mais oublie-t-on jamais un si grand am our ? Sartre, la guerre d ’Algérie et l’écriture de La Force des choses occupaient ses journées. Là-bas, sur le bord du lac Michigan, Nelson avait pris connaissance de la version anglaise des Mandarins. Au fil des pages, il avait découvert, exhibés aux yeux du m onde entier, leurs m om ents de bonheur les plus intimes. Com m ent pardonner une telle indiscrétion ? Reconnu dans son pays, isolé par ses beuveries, ses conduites extravagantes et ses convictions politiques inconvenantes en pleine guerre froide, il cherchait, lui aussi, le salut dans l’écriture. De temps à autre, il recevait des messages du Castor. Plus espacés, moins détaillés, mais toujours tendres. Il n ’était plus son « crocodile », ni son « am our »>, mais son « très cher vous », et même une fois, une fois seulement, son « très cher vous pour toujours ». Aux États-Unis, le sénateur M ac Carthy avait dû cesser son travail d’inquisiteur. La campagne présidentielle s’annonçait difficile : du conservateur Richard Nixon ou du jeune et talentueux démocrate John F. Kennedy, lequel allait entrer à la Maison-Blanche ? À Paris, la sortie des Séquestrés d ’Altona la dernière pièce de Sartre tenait le haut de l’affiche. Encore une pièce et son cortège de tracas : des bagarres à n’en plus 152. Un am our transatlantique, lettres à N elson Algren, lettres n° 278 de juillet 1959 et 280 du 20 décembre 1959.

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finir avec les acteurs, les metteurs en scène. Le choix des comédiennes devenait un véritable calvaire. Les maîtresses de l’auteur, anciennes et récentes, se bagarraient pour monter sur les planches. Incarner un rôle dans une de ses pièces était à leurs yeux la reconnaissance suprême de leur statut de favorite du dramaturge. Im perturbable, Simone assista à ses côtés à la première représentation de la pièce, le 23 septembre 1959, au théâtre de la Renaissance. Les journalistes pouvaient aussi adm irer la très jolie actrice, Évelyne Rey, sœur de Lanzmann, récente protégée du maître, sur les planches. Les photographes, eux, mitraillaient à l’orchestre l’auteur et son Castor. On avait fêté ses cinquante ans l’année précédente. En dix ans, Simone avait connu deux grandes passions, vécu des aventures et des bonheurs intenses en divers points du monde. Elle n’attendait plus rien de l’amour. Sous ses yeux, Sartre profitait, comme Jean Giraudoux et tant d’autres avant lui, d’une célébrité qu’elle partageait. Voilà tout ce qui lui restait : la gloire et l’amitié. À C uba, Fidel C astro et Che G uevara avaient renversé Batista. Dictateur corrompu, son régime était impliqué dans différents scandales : jeux, prostitution, drogues, etc. La dernière révolution rom antique avait triomphé. Un résultat qui provoqua la consternation à Washington. Pour la première fois, dans la première ville des Caraïbes, des hommes s’étaient emparés du pouvoir hors de tout contrôle des États-Unis. Au début, le régime n’était pas communiste. Mais l’isolement dans lequel les Américains plongèrent le pays poussa très vite Castro à passer dans le camp soviétique. En pleine guerre froide, et au plus fort de la guerre d ’Algérie, Sartre et Beauvoir, invités p ar la revue 190

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R évo lu tio n , se rendirent à Cuba. Ils avaient hâte de découvrir ce que Sartre appela dans un article « La lune de miel de la Révolution ». Aux yeux des barbus de La Havane, la venue de Sartre et du C astor avait valeur de reconnaissance internationale d ’un régime insurrectionnel qui s’était emparé du pouvoir par les armes. Pour les amants de la liberté, il s’agissait d ’un soutien à ce qu’ils considéraient comme la libération de tout un peuple. Ils s’étaient munis de leurs sempiternels carnets, bien décidés à rapporter à Paris des notes copieuses et une foule d ’observations et d’impressions. Le Castor décrivit leur périple dans La Force des choses. Sartre rédigea un long reportage, « Ouragan sur le sucre », publié dans France-Soir pendant l’été 1960. Tout l’enthousiasme des deux écrivains se retrouvait sous la plume de Sartre : « Assister à la lutte de six millions d ’hommes contre l’oppression, la faim, les taudis, le chôm age, l’analphabétism e, en com prendre les mécanismes, en découvrir les perspectives, ce fut une passionnante expérience . » Ballottés, portés par l’enthousiasme populaire, ils suivirent pendant trois jours un Fidel Castro chaleureux, qui prenait un vrai plaisir à se mêler à la foule. Après les années de luttes pour l’indépendance de l’Algérie, les menaces de m ort et les plastiquages, la gaieté qui régnait dans les rues de La Havane les réconfortait. Le jeune Che Guevara les accueillit très chaudem ent lui aussi. Assis dans un fauteuil en rotin, le révolutionnaire fumait un cigare. Grand, musclé, les cheveux ondoyants, le regard ténébreux, il penchait la tête vers Sartre pour m ieux l’entendre. Tous deux essayaient d ’oublier la 153. La Force des Choses, Simone de Beauvoir, tome II, pp. 282-283.

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chaleur écrasante, la curiosité des journalistes et les clameurs de la foule qui scandait le nom de Sartre à l’extérieur du bâtiment. Ils parlèrent de Balzac ! Le philosophe voyait ainsi confirmé ce qu’il savait déjà. En Amérique latine et dans les C araïbes, les écrivains français, et en particulier ceux des X V Iir et X IX e siècles, exerçaient une véritable fascination sur la jeunesse de ces pays sous domination américaine, À son tour, il incarnait les idéaux de la Révolution française, de liberté, de justice, et de fraternité. La R évolution cubaine restait cep en d an t une affaire d ’hommes. Après s’être exprimé à la télévision, Sartre fut reconnu et acclamé dans les rues, son nom scandé. Respectée po u r son œ uvre, Sim one restait malgré tout en retrait. Des deux, lui seul sym bolisait la liberté. M ais le C astor était trop heureuse de l’accueil réservé à Sartre pour relever la différence. Le spectacle de ces foules enthousiastes leur donnerait la force de continuer le com bat une fois de retour à Paris. Secrètement, elle avait une autre raison de se sentir satisfaite. Son prem ier voyage à C uba, Sartre l’avait fait avec D olorès. Le second était, il va sans dire, incontestablem ent plus réussi. D olorès et les autres femmes semblaient loin. Dans le triom phe qu’on leur réservait, Sartre et le Castor apparaissaient plus unis que jamais, reconnus et fêtés comme le couple qu’ils restaient, envers et contre toutes les épreuves de la vie. Le rhum, les fêtes et les cigares n’empêchaient pas Sartre de voler des heures pour se consacrer à l’écriture. M algré la chaleur, il rédigea à toute allure, outre le reportage pour France-Soir, une préface à la réédition d 'Aden-Arabie de son ami d ’école, Paul N izan.

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« J ’avais vingt ans et je ne laisserai à personne dire que c’est le plus bel âge de la vie' 4. » Cette phrase de Nizan était la première du livre. La jeunesse française de la guerre d ’Algérie, puis de mai 1968, allait la reprendre à son compte. À Paris, A rlette, M ichelle, W anda et Olga attendaient Sartre. Simone ouvrit la porte de son appartement comme si elle tournait une nouvelle page de sa vie. Un courrier abondant l’attendait. Le Castor s’installa à sa table. Le téléphone était, comme chaque m atin, branché aux abonnés absents. Elle sortit ses feuilles de papier quadrillé, ses carnets, et commença à griffonner. Lorsqu’elle releva la tête, il était midi. Les papiers s’entassaient. Ce volume de mémoires s’annonçait plus im portant que le précédent. Vaste entreprise. Il ne fallait offenser personne. Les portraits de Sartre et d’Algren leur plairaient-ils ? Le petit homme relirait le manuscrit, mais Nelson, que dirait-il ? Entre les pages, une lettre s’était glissée. Elle l’ouvrit. Une lycéenne, originaire de Rouen, préparait le concours de l’École Normale Supérieure de jeunes filles de Sèvres. Elle souhaitait la rencontrer pour s’entretenir avec elle de son œuvre. Simone reposa le pli. Son travail avançait bien. Elle prendrait le temps de la voir. Sartre avait reçu Arlette dans son appartement de Saint-Germain-des-Prés, en présence de son secrétaire. Le Castor, quant à elle, n’avait jamais éprouvé le besoin d ’avoir un collaborateur. Elle répondait elle-même aux nombreuses lettres qu’elle recevait et donnait scs rendezvous dans les cafés. C ’est donc dans un café de 154. A den-Arabie, Paul Nizan, préface de Jean-Paul Sartre, éd. F. Maspero, p. 65.

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M ontparnasse que Sylvie Le Bon et elle se virent pour la première fois. La lycéenne voulait parler avec l’écrivain de son œuvre q u ’elle adm irait depuis si longtemps. Au lieu de cela, le Castor interrogea la toute jeune fille sur sa vie : « Je me souviens comment elle me reprocha de ne pas m’intéresser à la politique, et de ne pas lire la presse », raconta celle qui devint plus tard sa fille adoptive. Interroger les autres, apprendre d ’eux. Simone et Sartre puisaient ainsi dans l’expérience de leur entourage et au hasard de rencontres. Leur curiosité, leur intérêt étaient sans limites. Dix ans plus tard, avec ses amies féministes, le Castor agirait de la meme manière. Elle n ’évoquerait jamais scs ouvrages, s’intéressant exclusivement à la vie et à l’histoire de scs interlocutrices. Cette première rencontre avec Sylvie laissa Simone toute joyeuse. La jeune fille, qui préparait la même École q u ’Arlctte quelques années auparavant, lui semblait intelligente, vive et drôle. En descendant le boulevard Raspail vers la Coupole, elle pensa à son amie Zaza, morte à vingt ans. Le plus grand chagrin de sa vie. Depuis, elle avait vainem ent essayé de retrouver une amitié aussi forte, aussi confiante. Même avec Olga, l’héroïne de L’Invitée, elle n’avait pas ressenti cet échange total, cette impression d’avoir trouvé son double qu’elle recherchait depuis trente ans. A priori, cette jeune fille de dix-huit ans semblait trop jeune pour combler ce vide. D’autres rencontres suivirent. Peu à peu Simone sentait disparaître en elle la réserve qu’elle gardait de son éducation catholique. Sylvie fut reçue à Sèvres, la version féminine de la rue d ’Ulm où Sartre avait été si heureux. Les bâtiments de l’École Normale 155. Simone Je Beauvoir, a biograpby, Deirdre Bair, p. 503.

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Supérieure de jeunes filles se situaient à présent boulevard Jourdan, à trois stations de métro de la rue Schoelcher. Un espoir frémissait, ranim ant les cendres d’un passé qu’elle avait cru laisser derrière elle. Peutêtre verrait-elle la jeune Sylvie plus souvent. - Le Castor a une nouvelle amie, se dit Sartre, alors qu’il rejoignait son appartement où l’attendait Arlette. Tant mieux. Il l’avait sentie triste cette dernière année, malgré son succès littéraire toujours grandissant. Arrivé chez lui, il s’installa au piano. Ses doigts improvisèrent un petit air sur le clavier. Il se sentait soulagé : le temps que le C astor passerait avec Sylvie, il p o u rrait le consacrer à sa jeune amie. A rlette se ten ait debout à ses côtés, tendre et attentive. Il joua jusqu’au soir. Depuis des années, la guerre d’Algérie occupait leurs pensées. En cinq ans, ils s’étaient fait beaucoup d’ennemis. Avant de s’envoler pour Cuba, Sartre et Simone avaient signé le « M anifeste des 121 », appelant les soldats français com battant en Algérie à l’insoumission. Dans un pays en guerre, un acte de ce genre dépassait les bornes permises. Usant volontairement d’un ton polémique, les signataires déclaraient : « N ous respectons et jugeons justifié le refus de prendre les armes contre le peuple algérien ainsi que la conduite des Français qui estiment devoir apporter aide et protection aux Algériens opprimés . » Des écrivains, des acteurs et des scientifiques avaient signé. O n reconnaissait les noms de Marguerite Duras, Alain Resnais, Simone Signoret et Laurent Schwartz. Protestations, cris, mesures de rétorsion : la réaction du 156. Chroniques du XXe siècle, éd. Larousse, 1990, p. 917.

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gouvernem ent ne se fit pas attendre. De Gaulle ne pouvait laisser passer sans réagir un appel à la désertion. Qui la presse désigna-t-elle comme le responsable de cette infamie ? Le petit homme, bien sûr. Lui seul pouvait avoir eu l’idée d ’une telle m achination. Le pouvoir était embarrassé. Comment l’attaquer ? Célèbre dans le monde entier, reçu comme un chef d ’État, JeanPaul Sartre était intouchable. Ses actions étaient porteuses d’espoir pour de nombreux mouvements de libération, dans les colonies du tiers-monde en particulier. Lui et le Castor étaient alors loin de Paris. Après leur séjour triomphal à Cuba, ils voyageaient au Brésil où on les avait, là encore, reçus en héros. On ne pouvait tout de même pas aller les chercher là-bas, comme de vulgaires m alfaiteurs. En leur absence, le num éro d’octobre des Temps Modernes fut saisi. Ce n’était pas la première fois que la revue tom bait sous les fourches caudines de la censure. Trois ans auparavant, un numéro n’avait pu paraître parce qu’il contenait l’article d’un journaliste italien sur les maquis d’Algérie. Le m agazine Paris-M atch titra : « Sartre, une machine à guerre civile. » À leur retour, leur vie serait-elle en danger ? - Castor, nous devons retourner en France ! Dans la chaleur moite du Brésil, il contem plait sa com pagne, effondrée sur son lit. En convalescence depuis quelques jours chez des amis, elle se rem ettait doucement d ’une typhoïde. —Lanzm ann vo u d rait que nous rentrions par l’Espagne, et en voiture. Il p o u rrait y avoir une émeute à Orly. Leurs amis les avaient informés des sanctions prises contre les signataires du manifeste. Le mathématicien Laurent Schwartz avait, en une journée, perdu sa chaire 196

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à l’École Polytechnique. Par son geste, il avait porte atteinte au m oral des m ilitaires. Ceux qui étaient enseignants furent suspendus. Cela n’était qu’un début : « La liste des “ 121” était affichée dans tous les cercles d ’officiers... Sartre était le plus visé . » Pour rentrer en France, ils passèrent la douane dans les Pyrénées en pleine nuit, sans problème. À Paris, ils dem andèrent à être inculpés comme les autres signataires. Le gouvernement n’y tenait pas. Au tribunal les rendez-vous étaient remis à plus tard. N i Sartre ni le C astor ne réussirent à être emprisonnés. Selon la rumeur, le général de Gaulle s’y serait opposé : * * 158 « O n n ’arrête pas Voltaire », aurait-il ajouté . M ais on pouvait s’attaquer à eux autrem ent. Ils allaient bientôt en faire l’expérience. Le même mois, p a ru t le deuxièm e tom e des Mémoires du Castor, La Force de l’âge. Scandales, récits de sa rencontre avec Sartre, souvenirs des années d’avant-guerre, les lecteurs étaient avides de révélations. Une génération se sentait portée par les engagements des écrivains. Après quelques nuits passées avec Simone, Algren était reparti en Amérique. Sartre et Simone ne so rtaien t plus. D ans les restaurants, les clients les auraient insultés. Pourtant, le succès était là. Quarante mille exemplaires du livre avaient été commandés chez les libraires avant même de paraître 1 De Gaulle décida d ’accorder son indépendance à l’Algérie. Les négociations d ’Évian furent entamées 157. La Force des choses, Simone de Beauvoir, tome II, pp. 395-396. 158. Sartre, Œuvres romanesques, Chronologie, p. LXXX. 159. La Force des choses, Simone de Beauvoir, tome II, p. 398.

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tandis que les bombes de l’O rganisation de l’Armée Secrète explosaient. Les appartem ents de plusieurs universitaires furent visés. Des femmes, des enfants restèrent en état de choc pour longtemps. À Boulogne, dans la banlieue de Paris, l’OAS se trom pa d ’étage. L’appartem ent voisin de celui d ’André M alraux fut détruit par une bombe, laissant Delphine Renaud, une petite fille de quatre ans, amputée d ’un œil. L’histoire balbutiait lam entablem ent. À Alger, le putsch des généraux avait échoué quelques mois plus tôt. Les « 121 » étaient toujours visés par les desperados de l’Algérie française. Des lettres en tém oignaient : « Bourdet nous en m ontra une qui lui annonçait l’imminente liquidation des “121”. Il y avait des chances pour que l’appartement de Sartre fût visé. Il installa sa mère à l’hôtel et vint camper chez moi . » Un mois plus tard, le Castor et Sartre se préparaient à passer leurs vacances d’été en Italie. Le matin de leur départ, le hall d ’entrée de l’immeuble où vivait Sartre fut soufflé par une bombe. C’était un premier signal. De Gaulle avait modifié sa politique à l’égard du peuple algérien. L’OAS s’opposait autant au chef de l’État qu’aux signataires de l’appel. La France était au bord de la guerre civile. En août 1962, la voiture présidentielle essuya des dizaines de projectiles en sept secondes. Pare-chocs, vitres furent détruits. L’attentat du Petit-Clamart effraya l’opinion. De Gaulle et sa femme durent la vie au courage du chauffeur, qui continua sa route sans ralentir. Lorsqu’elle descendit de voiture, Mme de Gaulle balaya d ’un geste de la main des éclats de verre. 160. La Force des chosesy Simone de Beauvoir, tome II, p. 416.

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Sartre et Simone se sentirent troublés. Le sangfroid du vieux com battant de la France libre et de son épouse les impressionna. Ne risquaient-ils pas, à leur tour, une exécution sommaire ? Des anciens combattants n’avaient-ils pas descendu les Champs-ÉIysées en criant « Fusillez Sartre » ? Obligé de se cacher, l’écrivain entra en clandestinité. Ses rendez-vous, minutés, étaient perturbés. Quiconque se trouvait en sa présence était en danger de mort. Il dut changer d ’adresse à plusieurs reprises. - J e vous en prie, faites attention, lui disait son Castor, le soir. - Bien sûr, que je fais attention. M ais je veux continuer à vivre. Du reste, vous aussi, vous êtes menacée. Soyez vigilante ! Il lui prenait la m ain, retrouvait les mots doux qu’il utilisait jadis dans leurs lettres : « Mon petit Castor, mon tout petit... » Simone p a rtit en Alsace. C haque mois de septem bre, elle rendait visite à Hélène et Lionel. Ils s’étaient installés récemment dans une maison alsacienne qu’ils avaient retapée. Caché près de la rue Saint-Guillaume, non loin de Saint-Germain-des-Prés, Sartre avait repris le travail. Il se sentait revivre dès q u ’il alignait des mots sur le papier. Il était revenu à son vieil ennemi, Flaubert. Le projet, long, interminable, resta inachevé. Avant de le considérer comme tel, il usa quelques milliers de feuilles. A ujourd’hui encore, on peut s’interroger : combien sont-ils, ceux qui ont lu son Flaubert dans son entier ? Peu im portait. L’écriture lui procurait une satisfaction à nulle autre pareille. Fustiger ce représentant de la « bourgeoisie » qu’était l’auteur de L'Éducation sentimentale, se plonger dans son univers pour mieux

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le décortiquer, n’était-cc pas recourir à cette mise à mort de l’autre dont il avait le secret ? D’un style vif, Sartre oscillait entre le X IX e et le XXe siècle. Le mousquetaire intrépide ne pourfendait l’image d’un autre écrivain que pour mieux parler de lui-même. Ce n ’était pas une autobiographie, mais un exercice de style, préalable à la livraison de ce que ses lecteurs attendaient depuis tant d’années : l’histoire de Sartre par lui-même. Le petit hom m e n ’en ressentait pas encore le besoin. À cinquante-cinq ans, il laissait au C astor le soin de raconter leurs mémoires. A dm iratrice fidèle autant que lucide, elle projetait sur le papier l’affection et l’adoration qu’elle lui vouait. Le portrait était flatteur; Il l’observait, serein, construire un mythe, celui des amants de la liberté. Le genre des mémoires réussissait si bien au Castor. Pourquoi s’essaierait-il au même sujet ? Un passage m anquait cependant. Celui de son enfance. Elle n’en connaissait que des éléments brefs, figés, ceux q u ’il avait bien voulu lui raconter. Le FLN avait appelé les Algériens à descendre en force dans les rues de la capitale, le 17 octobre 1961. La répression fut féroce. O n parla même de m orts. L’action du préfet de police Maurice Papon fut critiquée. L’OAS continuait à poser des bombes, semant le désarroi aussi bien chez les gaullistes que chez les intellectuels. O ù habiter ? Personne ne voulait plus d ’eux. À présent, l’appartem ent de Simone risquait lui aussi d ’être pulvérisé. Il ne restait plus qu’une solution. Se cacher. Écrire. Écrire, se cacher encore. C hanger de domicile pour ne pas être repérés. Sartre releva la tête de son travail sur Flaubert pour rappeler au C astor qu’ils devaient se rendre le 200

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lendemain à une manifestation contre l’OAS : - Il faudra faire attention. Elle est interdite. Bousculades, cris, étouffements : le lot des grandes manifestations dans le froid et le vent. Toutes semblables dans la dureté et la peur. Sartre et le Castor voulurent se réfugier dans un café. Le patron fit descendre le rideau de fer en criant : « Vous m ’écrirez un roman là-dessus, et vous m ’y m ettrez, mais ça ne m ’avancera à rien... J ’ai trois enfants, je ne fais pas de politique, la politique c’est des intérêts supérieurs . » Depuis la publication avec Gisèle Halimi, de son témoignage sur Djamila Boupacha, la jeune Algérienne violée par les soldats français avec un tesson de bouteille, Simone recevait des menaces de mort. À Nelson Algrcn rep arti en A m érique, elle raconta néanm oins avec hum our ce mois de février où tout pouvait arriver : « M on vieil hibou... En ce moment une douzaine de locataires se baignent dans votre baignoire, cuisinent dans votre four, dorment dans votre lit... Grâce à eux, je n’ai pas encore été plastiquée alors que tant d’autres l’ont été'62. » •

Juillet 1962. L’Algérie accédait enfin à l’indépendance. Le Castor allait pouvoir retrouver son domicile et Sartre s’installer dans ses nouveaux murs, boulevard Raspail. Leur lutte avait été couronnée de succès. Mais à quel prix ? Le bilan collectif était lourd : un pays divisé en deux parties irréconciliables avant longtemps. Le bilan individuel était menaçant : une haine tenace à l’égard 161. La Force des choscsy Simone de Beauvoir, tome II, p. 438. 162. Un am our transatlantique, lettres à N elson Algrcn, lettre n° 294, p. 529.

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de Sartre toujours prête à renaître de ses cendres, un appartement détruit. Une à une, toutes les colonies du vieil em pire français réclamaient inexorablement leur indépendance. Ils ne pouvaient que s’en réjouir. Dans certains de ces pays, la popularité du couple Sartre-Beauvoir était immense. Libérateurs, défenseurs des libertés, ils incarnaient un espoir qui allait, pour de nom breux peuples, se concrétiser. À l’Est, on se contentait de les observer de loin, sans désarmer. Sartre avait beau participer à des meetings avec les com munistes, saluer la révolution cubaine et l’avènem ent de M ao Tsé-toung, ce petit homme prononçait des mots insupportables, les mots « existentialisme » et « liberté » qui résonnaient comme des provocations aux oreilles du pouvoir soviétique. Sartre et Beauvoir avaient un autre défaut grave aux yeux des puissants. Ils avaient le don d’exprimer avec des mots simples ce que ressentaient des hommes et des femmes dans le monde entier : le désir de liberté qui est le premier de leurs droits ; l’envie de lutter contre les injustices et les dictatures. Leurs voyages en Chine et à C uba avaient été utilisés par les deux régimes socialistes com m e de formidables publicités dont les pouvoirs en place avaient su tirer parti. L’arme était à double tranchant car Sartre et Beauvoir pouvaient aussi représenter un danger et devenir vite incontrôlables. Pour les contrôler, quelle meilleure idée qu’une vaste opération de séduction ? Le Kremlin, qui surveillait chaque faits et gestes des écrivains soviétiques, se méfiait des auteurs étrangers. Avant de les laisser entrer sur son territoire les services de contre-espionnage se livraient à un strict examen de leur vie et de leurs opinions. 202

Refus d'obéissance

Le voyage du célèbre couple au pays de Lénine et de Staline eut lieu en juin. C ’était la meilleure saison. Il régnait une chaleur agréable sur les larges avenues de Moscou. Le soir; une brise légère rafraîchissait les visiteurs. L’écrasem ent de l’insurrection hongroise par Khrouchtchev, six ans plus tôt, semblait loin. L’arrivée de quelques étudiants soviétiques à Paris avait fait naître, dans la gauche française, l’espoir d ’un « dégel », comme on disait à l’époque. Quelques intellectuels soviétiques parvenaient, au prix d ’immenses difficultés, à obtenir un visa pour se rendre une semaine ou quinze jours en Occident. À leur retour, ils devaient rendre compte de chaque entretien avec les dangereux capitalistes qu’ils avaient croisés sur leur chemin. Certains scientifiques russes purent ainsi voyager de l’autre côté du rideau de fer. Mais les plus grands mathématiciens - pour ne citer qu’eux - y parvenaient à grand-peine. Seuls les m em bres du Parti étaient autorisés à sortir. D u ran t ces deux mois, Simone et Sartre eurent l’occasion de participer à des débats entre les intellectuels les plus réformistes et les plus conservateurs. Dans La Force des choses, le Castor racontera, en quelques pages, ce voyage vers l’Est si porteur d ’espoirs : « Dès le début de la guerre froide, nous avions opté pour l’URSS ; depuis qu’elle mène une politique de paix et se déstalinise nous ne nous bornons pas à la r I , A 183 préférer : sa cause, ses chances sont les nôtres . » O n évoqua même devant eux l’internement dans les goulags. Des hommes et des femmes racontaient les souvenirs de leur famille. Au même moment, un homme rédigeait silencieusement L*Archipel du goulag dont 163. La Force des choses, Simone de Beauvoir, tome II, p. 482.

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Les Temps Modernes allaient plus tard publier des extraits. Le Castor l’évoqua dans une lettre à son cher Nelson : « Nous avons rencontre des jeunes écrivains tellement critiqués en ce moment et avons noué des amitiés solides. De vrais talents, l’un d’eux, Soljénitsyne, qui a dénoncé les camps staliniens est de premier ordre. Ils s’accrochent à l’espoir de gagner la bataille engagée contre eux par les stupides vieux académiciens soutenus par Khrouchtchev . » Tout au long de ce séjour, Simone resta au second plan. Elle ne disait mot lorsqu’on la présentait comme l’épouse du petit homme. L’ambiance restait empreinte de moralisme. Pas d’amour sans mariage. Quel mauvais exemple leur non-union aurait pu offrir aux yeux de la jeunesse si l’on avait dit la vérité ! Aux yeux des dirigeants soviétiques, elle était suspecte. Le Deuxième Sexe demeurera introuvable jusqu’en 1998 ! Il était inconcevable qu’un tel ouvrage, bourgeois et décadent, pût concerner les femmes soviétiques, déjà libérées grâce à la révolution d ’Octobre. Néanmoins, fascinés, subjugués par la chaleur des discussions et de l’accueil, ils tombèrent sous le charme du pays... et de leur interprète. La jeune femme, secrétaire de l’Union des Écrivains, rayonnait de beauté et d ’intelligence. Elle connaissait l’œuvre des deux intellectuels qu’elle avait réussi à se procurer en français. Sartre ne résista pas longtemps. Sous les yeux du Castor habituée à ses incartades, il noua avec la jeune Soviétique une amitié très poussée. Il lui trouvait toutes les qualités. Avec chaleur, elle lui présentait les écrivains les plus « osés » de l’époque, les « opposants », ceux qui essayaient de faire passer un souffle de liberté et de modernité. 164. Un am our transatlantique, lettres à N elson Algren, lettre n° 297 d'avril 1963, p.603.

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Sa jeunesse et ses convictions en faveur d ’une Union soviétique plus ouverte, séduisirent les amants. Dans l’euphorie du moment, ils oubliaient de se poser une question élémentaire : par quel miracle cette jeune femme avait-elle le droit de les suivre pas à pas ? L’autorisation de fréquenter des étrangers n ’allait pas sans contrepartie, dans ce pays qui, en dépit des frémissements d ’ouverture, fonctionnait comme une dictature. En réalité, seuls les agents du KGB avaient le droit de parler aux Occidentaux. Aujourd’hui, les archives du KGB s’entrouvrent à M oscou. Ainsi peut-on lire que l’écrivain am éricain John Steinbeck a été suivi à chaque instant, pendant son séjour en URSS. Ses moindres paroles, ses pensées et ses réactions étaient scrupuleusement consignées dans des fiches entassées au sein du sinistre immeuble de la Loubianka, proche de la place Rouge. Que contient le dossier Jean-Paul Sartre ? La question mérite d ’être posée. Son affection pour l’interprète l’incita, de 1962 à 1966, à renouveler à plusieurs reprises les voyages, souvent privés, à Moscou. Contrairement à d’autres intellectuels français, il obtenait sans problème son visa d’entrée en URSS. Sartre n ’avait pas rom pu avec le com munisme. D em eurait en lui l’espoir d’une perestroïka avant la lettre. De l’autre côté du rideau de fer, il poursuivait son rêve d’un monde meilleur et sans affrontements entre les deux grands. Il participa, en juillet 1962, au Congrès m ondial pour le désarm em ent général et la paix. Officiellement, il s’agissait de dem ander aux deux puissances de désarmer. Dans les faits, c’était un appel aux Occidentaux pour qu’ils baissent leur garde face à l’URSS. À Washington, Kennedy dirigeait depuis peu le 205

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pays et devait prochainement rencontrer Khrouchtchev à Vienne. Une démilitarisation semblait possible. Chaleureuse et enjouée, la belle interprète ne quittait pas Sartre d’un pas. Le Kremlin semblait s’en satisfaire, la laissant libre de fréquenter un « ami » étranger. Pour tout autre Soviétique, un tel privilège était passible de la perte d’emploi et d’emprisonnement. Il était impossible qu’elle eût obtenu cette liberté sans un ordre venu de très haut. Ces rencontres affectueuses furent couronnées de succès. En 1964, l’année de la destitution de Khrouchtchev et de l’accession au pouvoir de Brejnev et Kossyguine, la jeune Soviétique eut l’honneur d’être citée en première page de la biographie de l’enfance du petit homme, qui lui dédia Les M ots. À moins qu’il ne l’ait, à son insu, dédiée au KGB ? Dès octobre 1963, Jean-Paul Sartre ouvrit les colonnes de sa revue à un homme qui était encore un inconnu, Alexandre Soljénitsyne. Jusqu’à la chute de Khrouchtchev, il espéra inciter les dirigeants soviétiques à s’ouvrir aux droits de l’homme, dont la liberté d’écrire est le premier fondement. Au cours de ses divers voyages en URSS, il rechercha l’appui de ses confrères soviétiques pour essayer de créer une com m unauté internationale des écrivains. Une initiative qui se solda par un échec en raison de la surveillance étroite des fameux « organes » dénoncés par Soljénitsyne. Un après-midi le C astor et lui écrivaient côte à côte, boulevard R aspail, lorsque Sartre écrasa brusquem ent sa cigarette et se prit le visage dans les mains. La pièce était envahie par la fumée et Simone ouvrit la fenêtre, pensant que celle-ci lui blessait les 206

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yeux. M ais quand elle le vit, affaissé, trem blant, elle s’affola. Que se passait-il ? Dans un premier temps, il refusa de répondre. Q uand il écarta les doigts, elle vit son œil valide rouge et congestionné. La plus douloureuse bataille de la vie de Sartre était engagée. Avant même q u ’il n ’eût atteint la soixantaine, cette maudite fragilité des yeux se rappelait à lui. Depuis cinquante ans un seul œil lui avait suffi pour griffonner des milliers de pages. Pourvu qu’il n’aille pas, au jo u rd ’hui, le trah ir ! Il avait tan t d ’œuvres à achever, dont ce m audit Flaubert qu’il ne voulait pas abandonner. Il songeait encore aux articles qu’il devait produire pour Les Temps Modernes. Chaque avantpropos représentait un événement dans le monde des idées et de la politique : - Reposez-vous un peu ! - Pas question, mon petit Castor. J’ai trop à écrire. Et il se replongea dans la rédaction des M ots. Gagner du temps, c’était tout ce qu’il demandait. Maltraité, épuisé, mais toujours fidèle, son œil valide soutint encore le petit homme pendant quelques années. Mais le Castor n ’avait pas tort de songer à la vieillesse. Les signes étaient là. Ils allaient, d’abord de temps à autre, puis avec une inquiétante régularité, se rappeler à eux. •

Sans répit, ils rep artiren t pour l’URSS. Sartre s’épuisa encore en conférences et accorda même un entretien à la télévision soviétique . À moins que ce soit plutôt la censure soviétique qui ait en l’occurrence consenti à le laisser s’exprimer en public. 165. Œ uvres rom anesques, Sartre, Gallimard La Pléiade, Chronologie, éd. établie par Michel Contât et Michel Rybalka avec la collaboration de Geneviève Idt et George H. Bauer, p. LXXXIII.

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liberté

Bien sûr, comme lors de leurs précédents séjours, il y avait des rencontres, des dîners et des « am is » dûment autorisés à les rencontrer. Une photo d ’eux fit le tour du monde : Khrouchtchev recevait le couple en compagnie d’autres écrivains dans sa datcha de Sotchi. La propagande battait son plein. Le bouillant et rusé secrétaire général qui avait échappé aux purges de Staline et fait liquider Beria ignorait encore qu’il vivait là son dernier été à la tête de l’Union soviétique. Une année suffirait pour que les événements se précipitent, à l’Est comme à l’Ouest. Le 22 novembre 1963, John F. Kennedy fut assassiné à Dallas. Les deux amants ne l’avaient jamais aimé : « Votre sale Kennedy », écrivit Simone à Nelson le 14 avril 1 9 6 l’6\ L’invasion des troupes armées par la CIA à Cuba venait d’échouer. L’arrivée de Lyndon Johnson à la Maison Blanche ne présageait rien de bon. La guerre d’Algérie était terminée. Mais un nouveau conflit allait envahir les esprits et les écrans de télévision : la guerre du Vietnam. •

Nelson ouvrit la porte en grelottant de froid. Un vent glacial soufflait sur Chicago. Il laissa entrer le facteur qui lui tendait un petit paquet du bout de ses doigts engourdis : - Ce doit être encore un livre, monsieur Algren. Sitôt la porte refermée sur le facteur, Nelson arracha le papier pour découvrir ce qui était en fait la suite des Mémoires de Simone, traduits en anglais. Debout dans sa cuisine, il se versa un whisky et se mit à feuilleter l’ouvrage d ’une main im patiente. Il se sentait plein d’appréhension. Il lui avait fallu plusieurs mois pour 166. Un am our transatlantique, lettres à N elson A lgren, lettre n° 290 du 14 avril 1961.

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pardonner à Simone d ’avoir raconté leur passion dans Les Mandarins. Tout en s’excusant de la souffrance qu’elle lui avait causée, elle lui avait néanmoins rappelé sans la moindre gêne qu’il s’agissait d ’un roman avec toutes les transpositions et les libertés propres à ce genre. La publication de ce recueil de souvenirs l’inquiétait davantage encore. Avait-elle compris à quel point il tenait qu’elle passe leurs amours sous silence ? À peine eut-il le temps de s’asseoir. Sous ses yeux incrédules se déroulaient dans les moindres détails leur vie commune, leurs nuits d’amour et leurs baisers, leurs voyages et leurs conversations, leurs joies et leurs désaccords. Il y en avait des pages et des pages. Le facteur était loin. N elson, fou de rage et de chagrin, se mit à hurler dans la solitude de sa cuisine. Ses chats s’enfuirent, terrorisés. D’un geste violent, il renversa les verres entassés dans l’évier qui se brisèrent sur le sol. Une assiette vola en éclats. Bouleversé, il ne parvenait pas à reprendre son souffle : - Elle m’a trahi ! Trahi ! Il s’écroula sur une chaise et sanglota. Simone p o u rrait lui écrire toutes les lettres d ’am our qu’elle vo udrait, lui jurer sa tendresse et son attachem ent éternels, il ne lui adresserait plus jamais la parole. Sa confiance et son am our avaient été bafoués. À se dem ander si leur passion n’avait été pour elle qu’un outil de son inspiration littéraire. De sa vie, il ne pourrait plus la regarder en face ni rien lire d ’elle. Ses longues mains que Simone avait tant aimées cachaient à présent ses yeux rougis par les larmes. Il se chercha un verre. Ils étaient tous brisés. Il empoigna la bouteille de whisky et but à meme le goulot.

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« Votre mère a eu un accident... Elle est tombée dans la salle de bains ; elle s’est cassé le col du fémur . » Depuis Rome, le Castor écoutait Bost lui donner ces mauvaises nouvelles. Le surlendemain, elle se trouvait à ses côtés pour aller à la clinique. La chambre était claire et spacieuse. Françoise de Beauvoir sourit à Simone. La présence protectrice de ses deux Filles la rassurait. Hélène avait accouru d’Alsace. Entre sa mère et sa sœur, Simone se remémorait sa jeunesse. La rudesse de sa mère, sa tristesse face à un mari volage, son indiscrétion perpétuelle, sa méchanceté à l’égard de sa cadette. Amour et rancœur se mêlaient avec violence. Âgée de soixante-dix-huit ans, Françoise de Beauvoir était veuve depuis la guerre. Elle dépendait financièrement de son aînée : « Toi, tu me fais peur », disait-elle à Simone qui songeait qu’elle avait dû causer bien des chagrins a sa mère. Voir son aînée perdre la foi, découvrir le contenu scandaleux de ses écrits lui avaient donné bien des soucis : 169 « Simone est la honte de la famille », lui avait déclaré un cousin. La famille. Voilà qui ne signifiait plus grand-chose pour Simone et Sartre. Depuis leur jeunesse, ils avaient pris le parti de se choisir une deuxième famille à leur convenance. Bost, Olga, Wanda, Lanzmann et quelques privilégiés la composaient. Et voilà que, à cinquantecinq ans, la famille dont elle portait le nom conditionnait à nouveau le rythme de ses journées. Elle l’acceptait, sans comprendre vraiment pourquoi. Ses pensées allaient vers Sartre. Il ne s’était séparé de sa mère q u ’à 167. Une Mort si douce^ Simone de Beauvoir; p. 11. 168. Ibidem, p. 11. 169. Ibidem, p. 148.

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soixante ans. La vieille dame lui avait été bien utile, le protégeant de l’invasion de l’une ou l’autre de ses maîtresses. Après la disparition de son père, le Castor était devenu le chef de famille. Sa situation financière le lui permettait. Elle avait assumé le rôle sans se poser de questions. Les jours passaient. L’automne était beau. Sa mère fut prise de violentes brûlures d’estomac. On l’opéra. Sartre rejoignait à petits pas la rue Schoelcher. Il se sentait épuisé après avoir consacré sa journée à rem plir des pages sur Flaubert. Le C astor allait le réconforter avec un petit alcool. À son coup de sonnette, la porte s’ouvrit. Des cernes violets encadraient les yeux de Simone. Ivre de fatigue et de chagrin, elle s’écroula sur le canapé jaune : - M a mère a un cancer avancé. Simone se servit un whisky. Alors qu’elle portait le verre à ses lèvres, sa main trem blante le renversa. Des larmes coulaient sur son visage. C herchant son mouchoir, elle trouva la main de Sartre, compatissante. Un élan la poussa dans ses bras. Il la serra contre lui. L’un et l’autre se taisaient. Un jour, le petit homme serait à son tour confronté à cette épreuve. Simone sécha ses larm es et frissonna. Depuis son enfance, elle s’était révoltée contre la violence de la mort. Avec l’agonie de sa mère, elle sentait venir la vieillesse qui les conduirait à l’inéluctable. Elle se versa un autre verre. - J e ne veux pas vous laisser ainsi. Je vous accompagne à la clinique. Ils y retrouvèrent Hélène. Hagarde, les yeux rouges, elle les attendait. Poupette se jeta dans les bras de sa sœur, Les deux amants étaient les seuls à se servir encore de ce surnom enfantin qui lui allait si bien. Pauvre Hélène, comme elle avait pu les agacer ! Persuadée d’avoir l’étoffe d ’un grand peintre, elle avait voulu parcourir le même 211

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chemin que sa sœur. Mais, pour Simone, elle n’avait pas son talent. Il ne pouvait décidément y avoir q u ’une Beauvoir célèbre dans la famille. À cet instant, Simone com prit mieux encore la souffrance d’Hélène devant sa propre notoriété. Cadette brimée par leur mère, peintre au talent reconnu qui n’avait jamais atteint la célébrité, chaque vernissage avait été l’occasion d ’hum iliations renouvelées. Les invités venaient davantage pour rencontrer Simone que pour parler de sa peinture à Hélène. Françoise de Beauvoir mourut après des journées d ’agonie, de morphine et de perfusions. Jamais, depuis leur enfance, Simone n’avait senti sa sœur aussi proche. Témoin de sa jeunesse, le serait-elle de sa vieillesse ? Elle le souhaitait. Pour la prem ière fois depuis longtemps, elle en éprouva le besoin. •

Sartre achevait le récit de son enfance. O n l’attendait avec curiosité et sans indulgence. Pour la première fois, il s’essayait à un exercice de style très difficile et nouveau pour lui. Avec Les M ots, il avait osé le ton de l’intimité. À l’automne, le numéro des Temps Modernes, dans lequel l’ouvrage était annoncé, fut épuisé en quelques heures. Puis ce fut le livre, qui disparut des rayons en quelques jours. Rarement, Sartre avait rencontré un tel triomphe. Mais la gloire avait son revers. Le Castor en avait déjeà fait l’expérience. Les proches n ’aiment pas être exhibés dans les Mémoires des leurs : 170 « Poulou n ’a rien com pris à son enfance », déclara sa m ère, offusquée. D ’autres m em bres de 170. Sartre, Œuvres romanesques, Chronologie, p. LXXXIV.

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sa famille se sentirent trahis. Mais Sartre avait passé l’âge de l’autocensure. F ort de ce succès, il reprit la rédaction de son Flaubert. Il devait se faire plaisir tan t que ses yeux voudraient bien encore le seconder. Il n ’osait penser à ce qui se produirait après. Chaque journée passée à la table de travail était une journée gagnée contre la cécité. Ce qui ne l’empêcha pas de retourner à Moscou, retrouver sa belle interprète. Puis il com posa une nouvelle pièce, Les Troyenties. Il lisait avec amusement les critiques enthousiastes des Mots. Pour une fois, il n’était pas l’objet d ’une campagne de haine. L’enfance d’un écrivain ne dérangeait personne. Il ap p rit q u ’à Stockholm on envisageait de lui décerner le prix Nobel. Dès le lendemain, il écrivit au Jury pour l’informer qu’il le refuserait. La lettre arrivat-elle tro p tard ? Le 22 octobre 1964, l’Académie suédoise lui décerna le Nobel. Sartre maintint son refus. Un vent froid soufflait sur Stockholm. À Paris, il pleuvait dru. Après avoir accordé un entretien à un journaliste suédois pour expliquer son geste, il se réfugia auprès du Castor. À soixante ans, il n’allait pas entrer dans le jeu de la bourgeoisie ! Ce fut un choc aussi colossal que le manifeste des 121. Beaucoup ne comprirent pas sa décision. Depuis 1901, année de la création du premier N obel de littérature, les écrivains français étaient régulièrement couronnés. Quatre ans auparavant, SaintJohn Perse, poète et diplomate français, n’avait pas refusé cette distinction. Mais il est vrai que les honneurs étaient familiers à ce grand diplomate du Quai d’Orsay. Sartre assenait à une institution prestigieuse une gifle mémorable. Une offense qu’elle n’avait jusque-là subie qu’une seule et unique fois : huit ans auparavant, Boris Pasternak avait dû, sous la contrainte du régime 213

Les A m a n t s de la l i b e r t é

soviétique, décliner cette récompense. N ikita Khrouchtchev avait décrété l’œuvre de son compatriote bourgeoise et décadente. Pour Stockholm, le refus de Boris Pasternak n’en était pas un. Il était provoqué par une décision politique qui n ’avait rien à voir avec la littérature. Le refus délibéré de Sartre, librement décidé, humiliait ceux qui voulaient lui rendre hommage. Quatre ans avant les émeutes de mai 1968 et les mouvements étudiants en Amérique et en Europe, ce geste annonçait les années rebelles que l’Occident allait connaître. Le Castor l’approuvait sans réserves. Il n’avait pas lieu de s’inquiéter. Elle lui serait toujours loyale et sa compréhension n ’avait pas de bornes. Sur les photos et les films de cette année-là, Simone marchait auprès de Sartre, un peu en retrait devant les photographes, le visage fermé. Cet événement ne la concernait, somme toute, qu’indirectement. Le regard semblait triste, voilé. La gloire, à la longue, avait un goût amer. C’était Arlette qui occupait désormais la place privilégiée dans la vie de Sartre, avec un atout crucial dont le Castor ne disposerait plus jamais : la jeunesse. •

En sortant de chez elle, Simone fut saisie par le froid. Un vent vif soufflait sur le cim etière M ontparnasse, découvrant un ciel blafard. L’hiver s’annonçait rude. Elle baissa la tête pour se protéger de la bourrasque qui m anqua la faire trébucher. Quelques centaines de mètres à peine et elle retrouverait Sartre à la Coupole où il devait déjà l’attendre. Ce matin-là, elle avait écrit avec tant de bonheur qu’elle en avait oublié l’heure. Allait-elle, une fois dans sa vie, faire attendre le petit homme ? Essoufflée, elle parvint enfin à leur table habituelle. Il lui servit aussitôt un verre de vin. Elle lui raconta sa 214

Ktfus d 'o b i is sj n te

matinée. Sartre approuvait son travail. Il s’était réjoui, l’année précédente, du succès de la publication d’Une M ort très douce. La même année ils avaient publié leurs ouvrages les plus intimes. Leur conversation se déroulait avec sa vivacité coutum ière. Les habitudes avaient du bon. Dans la tiédeur de la vaste salle, elle se sentait doucem ent reprendre goût à la vie. Il lui proposa de choisir un dessert. Le garçon de la Coupole leur apporta des tartes aux pommes. Simone en avala une première bouchée. - M on petit Castor, il faut que je vous parle... Il avait pris un ton qu’elle n’avait pas entendu depuis bien longtemps. C’était celui des grandes nouvelles. Sans un mot, elle suspendit son geste et reposa sa fourchette contre le rebord de l’assiette. - Vous savez combien je vous aime... Une protestation d ’amour. Ça commençait mal. Quelle catastrophe allait-il lui annoncer ? - Vous et moi, nous avons presque le même âge. Lorsque je ne serai plus là, qui s’occupera de mon œuvre ? Seule une personne jeune pourra se charger de cette tâche considérable. Le bruit des conversations de la brasserie s’était estompé dans un brouillard opaque. Dos crispé, lèvres pincées, visage blême sous son turban safran, Simone s’efforçait de garder une contenance impassible. - Arlette sera la mieux à même d ’endosser cette responsabilité. Je vais donc l’adopter. Une femme, une autre qu’elle, plus jeune qu’elle, allait donc p o rte r le nom de Sartre. Avec le droit imprescriptible de réclamer ses manuscrits. De veiller au trésor du petit homme. De fouiller dans ses brouillons et ses cahiers. De s’em parer de leurs souvenirs. 215

Les Amjnls de la liberté

De s’immiscer dans ce qui avait été jusqu’ici son domaine réservé. Le seul qu’elle ait jamais revendiqué. Le brouhaha familier de la grande salle résonnait à nouveau à ses oreilles. Sartre continuait à parler, s’étendant avec complaisance sur sa décision. D’autant plus ravi qu’il s’était plus ou moins attendu à un éclat. Le Castor songeait aux milliers d’heures passées avec son compagnon à discuter chaque ligne, chaque mot de leurs textes. Dorénavant, elle ne serait plus la seule à partager cette complicité, ce lien d’amour unique entre eux deux qui leur avait permis de traverser toutes les épreuves. Pourtant, il avait raison. Vieux. Ils étaient vieux. Tout cela ne la concernait plus. Du reste, Arlette avait toujours agi de manière décente à son égard. Elle reprit sa fourchette et, d’une main ferme, acheva son dessert sans rien laisser paraître de son désarroi. •

En quelques années à peine, elle s’était séparée de Claude Lanzmann, Nelson l’avait reniée, sa mère s’était éteinte et A rlette p o rtait le nom de Sartre. Que lui restait-il ? Son travail. Comme toujours, la vie se chargea de lui prouver que rien n’était jamais terminé. Une nouvelle habituée était entrée dans sa vie. En fin d’après-midi, le téléphone sonnait. Une voix jeune, gaie, rom pait le cercle de mélancolie où elle avait tendance à s’enfermer. Reçue à l’École Norm ale Supérieure de jeunes filles, puis à l’agrégation de philosophie, Sylvie était devenue en l’espace de cinq ans son amie la plus chère. Peu importait la différence d ’âge : elle la traitait en égale. Entre elles, il s’agissait à la fois d ’affection et de confiance, de tendresse et de complicité. À l’orée de sa vieillesse, elle allait enfin jouir de l’amitié totale qu’elle avait recherchée toute sa vie après avoir perdu Zaza. 216

R t f m J'nhéissjnce

Un tel bonheur était-il encore possible ? La vie n ’était donc pas finie ? Elle acheva l’écriture de son rom an avec une ferveur oubliée depuis des années. Douze ans après Les M andarins, parurent Les Belles Images. Un de ses meilleurs romans, jugea Sartre. Le cadre changeait. Au lieu de décrire le milieu intellectuel d ’après-guerre elle parlait des femmes ordinaires, enfermées dans la solitude. Le discours se faisait plus intimiste. M alentendu ? On l’accusa de faire du Françoise Sagan, ou pis, du nouveau rom an. Ses lectrices habituelles se sentirent trahies. Pourtant, cinq ans plus tard, les féministes allaient défendre cet ouvrage. Le mouvement de libération des femmes n’était pas encore à l’ordre du jour. Seuls, le planning familial et le Dr Lagroua Weill-Hallé essayaient de faire accepter la pilule comme moyen contraceptif. Dans cette rude bataille, Simone était à leurs côtés. À nouveau isolée et insultée parce qu’elle défendait la contraception, elle saisit cette occasion de définir clairement sa position à l’égard des femmes : « Je suis radicalement féministe, en ce sens que je réduis radicalement la différence en tant que donnée ayant une importance par elle-même [...]. Je ne crois absolument pas à ce qu’on peut appeler une “vocation féminine”, un “métier de femme”, ou n’importe quoi de ce genre . » À Francis Jeanson qui lui demandait si le féminisme devait prendre la forme d’une lutte, elle répondit de même : « C’est une manière de vivre individuellement et une manière de lutter collectivement . » Une déclaration prémonitoire.

171. Simone de Beauvoir ou l ’entreprise de vivre, Francis Jeanson, Éditions du Seuil, 1967, p. 235. 172. Ibidem, p. 263. 217

Les A m j n t s Je h l i b e r t é

La question du féminisme était loin d ’intéresser Sartre et la gauche. Une nouvelle guerre occupait leurs esprits et alimentait leurs conversations. Partout, les bom bardem ents am éricains sur le N ord-V ietnam suscitaient des protestations. Sartre n’était pas retourné aux États-Unis depuis sa rupture avec Dolorès. Il accepta de traverser l’Atlantique pour donner une série de conférences sur Flaubert et sur la morale, à l’université Comell. Les deux sujets le passionnaient. En France, il ne disposait pas de chaire, ayant refusé celle de philosophie que le Collège de France se proposait de lui donner. Il y aurait succédé à son vieil ami/ennemi, Maurice Merleau-Ponty. La seule idée des visites de candidature auprès des professeurs du Collège auxquelles il aurait été obligé de se plier pour solliciter leur vote lui était insupportable. L’auditoire qu’il recherchait était celui de ses lecteurs. À Comell, il aurait l’occasion d’un échange comme il les aimait avec les étudiants américains. Comme chaque fois qu’il regardait vers l’Ouest, l’histoire se chargeait de le faire revenir très vite vers l’Est. Il annula le cycle de conférences aux États-Unis. La guerre du Vietnam le rapprochait, une fois encore, des Soviétiques. Il participa de nouveau, cette fois à Helsinki, au Congrès Mondial de la paix. Là il présenta une motion dans laquelle il réclamait le retrait immédiat des troupes américaines de ce pays . De retour à Paris, il continua de se consacrer à Flaubert. Entre le XIX" siècle et la guerre en Asie du Sud-Est, les journées passaient vite. Il s’intéressait toujours à la vie politique française. Contrer de Gaulle lui semblait toujours une priorité. 11ne tenait cependant pas en grande estime la gauche 173. Œuvres romanesques, Sartre, Chronologie, p. LXXXVI.

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Rtfus d'obéissance

française, trop modérée à ses yeux. Il appuya, sans enthousiasme, la candidature de François Mitterrand. Pour la deuxième fois de l’année, il reprit le chemin de Moscou. Brejnev et Kossyguine, secondés par Souslov et le rusé A ndropov, avaient supprim é les quelques derniers espaces de liberté. Scientifiques et écrivains avaient pour seul droit celui de se taire. Les deux écrivains, Siniavski et Daniel, venaient d’être condamnés p our avoir publié un rom an en Occident sans avoir dem andé l’autorisation du Parti communiste. Sartre dénonça l’injustice commise contre eux. Peine perdue. Sa tentative pour rencontrer Soljénitsyne, qu’il avait publié dans Les Temps M odernes, échoua. Le Castor l’adm irait, elle aussi. Ce fut un nouvel échec. Soljénitsyne soupçonnait Sartre d’avoir influencé le jury de Stockholm pour que le prix N obel qui lui était d’abord destiné fût attribué, l’année suivante, à Mikhaïl Cholokhov, auteur du D on paisible, et fidèle porteparole des autorités soviétiques. Il refusa de le rencontrer. Sartre avait-il un tel poids sur les décisions d ’un jury qu’il venait de bafouer publiquement ? Cela semblait très peu probable. Quoi qu’il en soit, rejeté par les victimes du Goulag, Sartre revint en France sans avoir convaincu Soljénitsyne de son erreur. Par ailleurs, ses interventions pour la défense des droits de l’homme étaient restées sans effet face aux maîtres du Kremlin. Le philosophe n’allait pas pour autant lâcher prise. Fidèle à sa déclaration de 1945 dans Les Temps M odernes, il se battrait pour que les écrivains aient, partout dans le monde, la liberté de créer.

Chapitre VI

L’ a p o t h é o s e

es images d ’enfants vietnam iens, brûlés vifs au napalm déferlèrent partout, à la télévision et dans la presse. Des visions insoutenables de la barbarie hum aine. Des clichés qui allaient se graver dans les esprits pour toujours. Les Français ne purent ignorer plus longtem ps ce qui se passait au Vietnam. Les paysans survivaient ta n t bien que mal avec ce q u ’ils pouvaient sauver de l’action ravageuse des défoliants qui détruisaient les récoltes en même temps que la végétation. Leurs yeux hagards, leurs corps décharnés qui hantaient les reportages valaient tous les discours contre la guerre. Bertrand Russell, aristocrate anglais, philosophe et mathématicien, décida de créer le Tribunal international des crimes de guerre, afin de juger les exactions am éricaines au Vietnam. Il avait besoin, pour cela, d ’intellectuels de prestige venant de pays différents. Il écrivit à Sartre. Celui-ci ne prit pas la peine de lui répondre ta n t l’idée devait lui sembler farfelue et irréalisable. Bertrand Russell demanda donc au filleul du philosophe, John G erassi'4, d ’être son avocat auprès de lui.

D

174. Sartre, une conscience dans le siècle, Jean Gcrassi, Éditions du Rocher, 1992, p. 118. 221

Les A m a n t s Je la l i b e r t é

Ce dernier expliqua à Sartre que ce tribunal n’aurait aucun pouvoir réel. Les journaux américains ne rendraient sans doute pas compte des jugements de cette cour. C ependant, cette initiative aiderait les Vietnamiens à surmonter leurs épreuves, et le jugement rendu aurait une valeur symbolique dans le monde entier. L’entreprise était osée et révolutionnaire. Mis à part le tribunal de Nuremberg et la condamnation des crimes contre l’humanité, seule ta Cour internationale de La Haye donnait au public l’idée de ce que pouvait être une justice supranationale. Créer une juridiction composée non pas de juristes, mais de citoyens et de maîtres à penser reconnus, était alors inconcevable. Comment l’opinion publique recevrait-elle cette création dénuée de tout fondement légal et contraire à toutes les règles de la diplomatie ? Dans la mesure où Gcrassi en avait décrit les limites et les enjeux, Sartre accepta de se lancer dans l’aventure, et meme de présider ce tribunal. Le Castor était le seul membre féminin du jury. La première réunion eut lieu dans la salle de la Mutualité, près de l’église Saint-Nicolas-du-Chardonnet. Sartre et Simone y avaient déjà pris la parole en faveur de l’indépendance de l’Algérie. Libérée de ses guerres coloniales, la France connaissait alors un développement économ ique sans précédent. D ’un côté, de Gaulle gouvernait, aidé de son Premier ministre, le normalien Georges Pompidou, un ancien de la Banque Rothschild. De l’autre, le Parti communiste français et ses fidèles défilaient dans les rues en criant « Paix au Vietnam ». La gauche se rangea derrière Sartre et Simone pour dénoncer les atrocités commises contre un peuple qui réclamait indépendance et liberté. Aux deux écrivains engagés se joignirent d ’autres hommes de lettres, comme Joseph Kessel, ancien 222

L ’j p o t h é o s t

baroudeur des steppes d ’Asie et d ’Afrique et ancien résistant réputé pour son courage, mais aussi des scientifiques, comme le mathématicien Laurent Schwartz. La lutte allait durer des années. Deux voyages en Union soviétique dans l’année, un séjour en Grèce et en Italie pendant l’été : le petit homme ne cessait de voyager. À peine rentré de Rome, il reprit l’avion avec le Castor à destination du Japon. Les amants n’avaient jamais eu l’occasion de s’y rendre. Leur éditeur les y invitait. Leurs livres se vendaient bien là-bas. M ais com m ent y seraient-ils accueillis ? Lorsqu’ils descendirent de l’avion, apres un vol de vingtquatre heures, une brise légère soufflait sur l’aéroport. Un bruit s’éleva. Un millier d’étudiants enthousiastes les attendaient. Entre les photographes et cette foule sympathique, ils eurent du mal à se frayer un chemin. Criblés de questions comme deux vedettes de cinéma, ils eurent droit à des conférences de presse en série. Leur interprète, qui appartenait à une grande famille japonaise, devint leur amie. Devant des salles bondées et surchauffées, Sartre parla du rôle de l’intellectuel. À ses côtés, Simone n’intervenait guère. Quelques femmes regrettèrent tout haut qu’elle mentionnât si peu la condition de la femme japonaise dans Le Deuxième Sexe. Leur remarque était justifiée. Elle s’était davantage intéressée aux civilisations occidentales. Le Castor répondait aux questions. Puis, devinant l’impatience de l’assistance, elle repassait la parole à Sartre. Lui n’oubliait pas son rôle de pourfendeur des injustices. Il profita d’une réunion importante pour dénoncer la politique américaine au Vietnam. De retour à Paris, ils participèrent à l’un des nombreux meetings contre la guerre. Après le Castor, 223

Les A m j n t s Je h l i b e r t é

critiquée pour son dernier rom an, c’était au tour de Sartre de subir des attaques. En un an, il était devenu vieux, presque dépassé. Les journalistes se passionnaient à présent pour un courant littéraire qu’ils avaient baptisé « structuralisme ». Sous ce nom générique, se trouvaient réunies des oeuvres aussi disparates que celles de Claude Lévi-Strauss, de Michel Foucault, de Jacques Lacan, de Roland Barthes et de Louis Althusser. Quelle que fût la force de leur engagem ent politique, Sartre et Beauvoir n’étaient plus à la mode. Michel Foucault publiait Les Mots et les choses. Jacques Lacan tenait des séminaires de psychanalyse, suivis par des dizaines d’intellectuels, munis de magnétophones, prêts à recueillir avec une ferveur quasi religieuse chacune de ses paroles. D ’autres voix que les leurs occupaient le devant de la scène. Entre gloire et déclin, les am ants apprirent la disparition de leur vieil ami, Alberto Giacometti. La m ort les touchait de près, une fois de plus. Trois ans après la terrible agonie de sa mère, le Castor avait été accablée en apprenant que le sculpteur qui fréquentait les mêmes cafés qu’eux était frappé à son tour. Son épouse demanda conseil à Sartre. Devait-elle avouer à Giacometti q u ’il avait un cancer ? Bien sûr que oui, répondit-il avec force. En l’apprenant, A lberto Giacom etti remercia le petit homm e. Grâce à lui il connaissait la vérité et pouvait y faire face avec dignité. Simone se cherchait un sujet pour son prochain roman qui fût en phase avec les nouvelles attentes de ses lectrices. Une perspective déprimante. Sartre contreattaqua : il en fallait davantage que quelques coups de plumes critiques pour l’abattre. Il se rebiffa. Dans un numéro de L’Arc, une revue alors très appréciée, il prit à partie le structuralisme et se moqua de ces écrivains 224

L'jpolhéose

qui refusaient de s’engager. Le petit homme avait encore la dent dure et mordait avec verve, fougue et ironie. Les autres auraient dû s’en méfier. N ’avait-il pas commencé à publier dans Les Temps Modernes des passages de son Flaubert ? Son œuvre magistrale, son testament, son adieu aux lettres, lui donnait l’occasion d’offrir des pages vives, acides et d’élever, en guise d’adieu, un monument à la littérature. Écrit dans le français le plus pur et le plus classique, il ravit les lecteurs. Le public y retrouvait le polémiste, le philosophe, l’auteur des Mots. Il donnait là une vision sans tabous, décapante, de la littérature du XIX* siècle. Il suffit de le relire pour s’en faire une idée. L’un des extraits parus dans la revue s’intitulait « La conscience de classe chez Flaubert ». Le sous-titre, « De la bourgeoisie considérée comme une espèce », était tout un programme : « Jusqu’en 1830 la bourgeoisie se prend pour la classe universelle. Se faire bourgeois, c’est se déclarer homme. [...] De bonne heure, cependant, Flaubert est am ené à prendre des distances, à sortir de cette familiarité aveugle. Frustré, disséqué, moqué, sevré de Dieu qu’il désire, l’enfant, à travers sa famille, les amis de ses parents, ses condisciples et ses professeurs, se sent obscurém ent repoussé par un ensemble social auquel il ne cesse pourtant pas d’appartenir . » Au plus fort de la bataille, Sartre en profitait pour raconter l’histoire de France à ses contem porains. À soixante et un ans, il n’avait pas dit son dernier mot. La politique ne le lâchait plus. Il continuait obstinément à protester contre la guerre du Vietnam. 175. Les Temps Modernes n° 240, p. 1921. 176. Ibidem, p. 1922.

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Le mouvem ent s'am plifiait sur les cam pus des universités européennes et américaines. Il atteindrait son apogée l’année suivante, en 1968. Le conflit israélo-arabe était l’autre sujet qui le préoccupait. Les années d ’occupation et le rem ords d’avoir abandonne à son triste sort leur jeune amie juive Bianca Lamblain semblaient loin. Chacun des amants vivait la question juive dans son intimité. Arlette et Lanzmann ressentaient très vivement cette question dans leur chair : « “Il est antisémite”, disait parfois Arlette, levant le nez d un manuscrit . » Une guerre m enaçait d ’éclater entre les pays arabes et Israël. Œuvrer pour la paix au Proche-Orient fut pour eux un nouvel objectif. Dans les deux pays, des amis de gauche suppliaient Sartre et Beauvoir d ’intervenir. Peut-être parviendraient-ils à favoriser le dialogue entre la gauche israélienne et la gauche égyptienne ? Soit. Leur revue p o u rrait servir à ce rapprochement. Une conférence de presse du tribunal Russell sur le Vietnam à laquelle ils participèrent activement venait d’avoir lieu. Quelques jours plus tard, accompagnés de Claude Lanzmann, ils s’envolèrent pour l’Égypte et visitèrent les camps de réfugiés palestiniens. Lors de leur rencontre avec Nasser, celui-ci offrit au Castor un magnifique masque égyptien. Après l’Égypte, ils posèrent le pied en Israël. Mais les deux pays semblaient incapables de se parler, de communiquer. Ils rentrèrent à Paris déçus et inquiets. Même au sein des intellectuels juifs et arabes la discussion semblait impossible. Leur 177. Lettres au Castor 1940-Î963, Gallimard, 1983, édition établie, présentée et annotée par Simone de Beauvoir, p. 366.

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L'npothiose

prévision pessimiste se révéla exacte. Trois mois plus tard éclatait la guerre des Six Jours. Le retour en France donna lieu à une autre déception. À la requête de Sartre demandant au général de Gaulle de laisser siéger le tribunal Russell en France, celui-ci opposa un refus poli. Trop poli même, puisqu’il lui donna du « maître ». Le petit homme s’en agaça comme d ’une impertinence. Seuls les garçons de café, écrira-t-il plus tard, avaient le droit de l’appeler ainsi. De Gaulle a-t-il préféré éviter d ’offenser les Américains ? La France avait déjà quitté l’OTAN, à la grande fureur des Alliés. La présence du tribunal Russell à Paris aurait été considérée comme une véritable provocation par les États-Unis. Le général de Gaulle n’était pas disposé à envenimer les choses avec les Américains, 11 ne restait plus qu’à choisir pour siège un pays plus neutre dans ses relations entre l’Est et l’Ouest. En mai, Sartre et Beauvoir s’envolèrent pour Stockholm. La Suède, peu rancunière, accepta d’héberger sur son sol le tribunal Russell. Il va sans dire qu’après l’audition d’une multitude de témoins le jury fut amené à condamner la politique américaine au Vietnam. D ans l’avion, Sartre vit sa com pagne sortir un carnet et se mettre à écrire fébrilement. Il lui demanda sur quoi elle travaillait. - Un recueil de nouvelles. - Des nouvelles ? C’est bien la première fois depuis trente ans que vous abordez ce genre ! Simone avait envie de présenter des portraits de femmes dans leur vieillesse. Après tout, c’était bien le point où elle en était. Elle se sentait capable de décrire leurs angoisses, leurs chagrins, leur solitude. Assis à ses côtés, il l’observait. Elle avait raison. Ils étaient passés du côté de la vieillesse. Pour sa part, il se ni

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sentait protégé par son réseau de jeunes maîtresses. Bien sûr, elle avait l’amitié de Sylvie, mais cela lui suffisaitil ? Son regard s’assombrissait plus souvent que le sien. Il semblait persuadé de son succès. Quant à elle, elle ne savait plus trop. Ses lectrices avaient été déçues par son dernier roman. On écrit pour ctre aimé, disait-elle volontiers. Cette nouvelle œuvre devait absolum ent ranimer leur affection et leur confiance. Les lettres qu’elle recevait après la parution d ’un livre lui procuraient de grandes joies. Inlassablement, sans aide ni secrétaire, elle répondait à chaque courrier. Combien de femmes avaitelle aidées, moralement et financièrement ? Combien de manuscrits avait-elle transmis aux éditions Gallimard ? Elle ne s’en souvenait plus. La vieillesse ne doit pas empêcher d’être aimée, se disait-elle en rangeant son stylo. L’avion amorçait sa descente sur Orly. •

Entre le Vietnam et le conflit israélo-arabe, d’autres drames politiques les préoccupaient et sollicitaient leur attention. À quelques heures d’avion de la France, une junte de colonels avait pris le pouvoir en Grèce. Le roi Constantin s’exila. Des intellectuels furent emprisonnés, déportés dans des îles, torturés. Parmi eux, M ikis Theodorakis. Le régime s’était installé, approuvé par les Américains. Pour les deux écrivains, il s’agissait là d’une nouvelle preuve du soutien de Washington aux dictatures : Franco, Salazar. À présent Athènes. À qui le tour ? De l’autre côté du rideau de fer, les auteurs Sianiavski et Daniel avaient été condamnés. Sartre ne se sentait plus l’envie de reprendre le chemin de Moscou. Peu d ’espoir à l’Est, et peu d ’espoir à l’Ouest. En Chine, la révolution culturelle sévissait. Les intellectuels étaient conspués, expédiés aux champs, les livres brûlés. On se racontait l’histoire de l’un des plus 228

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prestigieux mathématiciens chinois : encore étudiant, il se réfugia chez un vieux savant, mandarin jadis respecté pour son talent et ses découvertes. Celui-ci avait vu sa bibliothèque détruite. À cause de son âge et de son prestige, les gardes rouges n’avaient cependant pas osé le tuer. Afin d ’être en mesure de poursuivre ses recherches, l’élève se mit à interroger le maître. Grâce à sa mémoire exceptionnelle, celui-ci, faute de livres, lui dicta les démonstrations des plus grands théorèmes de l’histoire de l’humanité. Une fois la révolution culturelle achevée, l’étudiant devint l’une des fiertés de son pays. Pendant que la Chine reniait ses intellectuels, une partie de la jeunesse française, écœurée par les atteintes aux droits de l’homme en URSS, et éprise de liberté et de justice, s’abonnait à Pékin Inform ation. Chaque semaine, ces lycéens et ces étudiants, issus pour la plupart de familles aisées, lisaient les textes chantant la gloire de M ao Tsé-toung et de son dauphin Lin Piao. Des photos m ontraient à toutes les pages la foule enthousiaste brandissant le petit livre rouge. Parmi ces jeunes étudiants, figuraient les nouvelles promotions de normaliens. Ils allaient bientôt faire parler d’eux. •

Simone posa son stylo, épuisée. Elle achevait ce m atin-là les trois nouvelles qui com poseraient La Femme rompue. À la relecture, ses textes lui parurent sombres. Deux de ses héroïnes se révélaient incapables de créer, ou étaient abandonnées par leurs maris. Dans la dernière nouvelle du recueil, M onologue, le personnage principal sombrait dans la folie. Jamais elle n’avait écrit un ouvrage aussi pessimiste. Même le livre d ’adieu à sa mère, Une M ort si doucet ne reflétait pas un tel désespoir. Elle se sentait cependant satisfaite. Les femmes dont elle racontait la vie étaient

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Les A m a n t s de h l i t e r i e

en proie à des sensations violentes. Cette fois, les lectrices s’y reconnaîtraient. Elle songea soudain à sa sœur, loin d ’elle en Alsace. Hclcne travaillait, sans discontinuer. Et si elle lui proposait de réaliser des gravures à partir de son livre ? Elle l’appela aussitôt. Q uatre ans apres la disparition de leur mère, elles allaient enfin pouvoir collaborer : « Depuis longtemps nous souhaitions ma sœur et moi, qu’elle illustrât un inédit de moi : il ne s’en était 1 178 jamais trouvé d ’assez bref . » Était-ce l’effet de l’âge ? Simone ressentait moins d’agacement qu’autrefois face à sa cadette réfugiée au milieu de scs tableaux, au fin fond de l’Alsace. Plus que jamais, elle devinait combien Poupette avait souffert de rester dans son ombre. Une édition de luxe fut imprimée avec seize dessins originaux d ’Hélène. Le magazine Elle voulut publier quelques pages du recueil. D’accord, répondit le Castor, à condition qu’il n’y ait pas d’autres illustrations que celles de Poupette. Les deux sœurs attendirent ensemble le verdict du public. Celui-ci fut sans appel. « C’est un roman pour midinettes ! » dit la critique. Pourquoi un tel désarroi ? se demandèrent les lecteurs, déçus par la teneur des passages publiés en avant-première dans le magazine féminin. Était-elle donc si malheureuse pour présenter une vision aussi pessimiste de la vie des femmes ? Ces pages n ’avaient rien d’autobiographique, se défendit Simone. Elles lui étaient inspirées par le courrier de ses lectrices. Ses vigoureuses protestations ne firent que renforcer le malentendu. L’épuisement la gagnait. Ses deux dernières œuvres romanesques avaient déçu. N ’avait-cllc plus la même force créatrice que dans sa 178. Tout compte fait, Simone de Beauvoii; Gallimard Folio, 1972, p. 67.

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L'ûpoihéose

jeunesse ou n’était-elle plus capable de toucher un public qui avait changé ? Ainsi, le style aussi, vieillissait. Le C astor fêta tristem ent ses soixante-trois ans. Sartre souffrait d ’arthrite et elle, d ’échec littéraire. L’avenir semblait s’obscurcir, se rétrécir. L’année 1968 s’annonçait difficile. Elle ne voulait pas sombrer, comme scs héroïnes. La littérature pourrait-elle encore la sauver ? •

Sartre reposa le combiné du téléphone. De partout, des appels l’informaient du vent de liberté qui soufflait sur Prague. Le Premier ministre Dubcek réussirait-il à créer un socialism e à visage hum ain ? Brejnev, seul m aître du K rem lin, n ’au to risait pas la m oindre contestation. Iouri A ndropov contrôlait, d ’une voix polie et d ’une m ain de fer, le KGB. Cette équipe d ’apparatchiks comprendrait-elle cette aspiration des Tchèques à la liberté ? Depuis quelques années, Sartre avait cessé de voyager en URSS. Il n’en éprouvait plus aucune envie. Les atteintes aux droits de l’homme s’y multipliaient. Les intellectuels étaient pourchassés. La lutte contre les dissidents faisait rage. En avril, il accorda un long entretien à la télévision tchèque. Il fit part de son espoir dans « le Printemps de Prague ». Le discours soviétique ne tenait plus. Les jeunes ne faisaient plus confiance « au peuple frère ». Ils aspiraient à plus de liberté. Le philosophe se prit à espérer. •

L’échec de La Femme rompue ne l’arrêterait pas. « À chaque nouveau livre, je débute. Je doute, je me décourage... Toute page, toute phrase exige une invention fraîche, une décision sans précédent . » 179. Sartre, Œuvres romanesques, Chronologie, p. LXXXIX. 180. La Force des Choses, Simone de Beauvoir, tome II, p. 504,

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Les rumeurs publiques n’atteignaient pas la vaste salle de lecture de la Bibliothèque nationale où le Castor feuilletait à nouveau des ouvrages anciens, son cahier de notes ouvert devant elle. Une fois de plus, elle recensait minutieusement l’histoire de l’humanité et de l’Antiquité, les souffrances que le monde, son monde, pouvait lui faire subir. Studieuse, tête penchée, le corps en émoi, à plus de soixante ans, elle travaillait comme une étudiante, prenant une foule de notes de son écriture longue et illisible. L’endroit n’avait pas changé depuis 1947. Sur la table longiligne éclairée de petites lampes vertes, elle écrivait à l’endroit même où elle avait composé son ouvrage-culte sur la condition des femmes. Une fois encore, sa plume allait lui servir d’arme. Page après page, elle dénonçait la manière dont les civilisations m altraitent les personnes âgées. Des chuchotements perçaient parfois le silence. Elle n’y prêtait pas attention. Elle tenait là un scandale qui concernait l’humanité dans son ensemble. Un scandale qui touchait Sartre, sa sœur, Olga, Wanda, Bost, ses amis proches : « Tout le monde le sait : la condition des vieilles gens est aujourd’hui scandaleuse. Avant de l’examiner en détail, il faut essayer de comprendre d’où vient que la société en prend aussi aisément son parti. D’une manière générale, elle ferme les yeux sur les abus, les scandales, les drames qui n’ébranlent pas son équilibre ; elle ne se soucie pas plus du sort des enfants assistés, des jeunes délinquants, des handicapés que de celui des vieillards. » Le Castor reprit la méthode qui lui avait si bien réussi lors de la composition du D euxièm e Sexe. Dans un premier temps, elle analysa com m ent la biologie, l’ethnologie, les institutions, la littérature avaient traité 181. La Vieillesse, Simone de Beauvoir, Gallimard Folio, 1970, tome I, p. 343.

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de la vieillesse selon les civilisations. Dans la deuxième partie, elle aborda la vieillesse dans sa vie quotidienne, sa relation au temps, à l’histoire. Sous son coude, les feuillets décrivant la dure condition des personnes âgées s’amoncelaient. Ce livre était à ses yeux celui de l’automne de sa vie. Elle ne se d o u ta it pas que l’histoire allait se précipiter et leur permettre à tous deux de remonter le temps. Un rendezvous imprévu les attendait avec la jeunesse de leur pays. •

Des voitures traversaient les rues en klaxonnant. Des cris jaillissaient de toutes parts. Sartre et Simone descendirent le boulevard Denfert-Rochereau vers PortRoyal. De loin, on entendait des clameurs, des cris. Des fumées tourbillonnaient devant les réverbères. Attention, c’est du gaz lacrymogène ! prévenaient les passants. Des milliers d ’étudiants manifestaient au Quartier latin. Depuis la guerre d’Algérie, ils n ’avaient pas vu une foule aussi dense dans les rues. Paris trem blait. On défonçait la chaussée. Les pavés volaient. La capitale était au bord de l’insurrection. Sartre et le C astor descendirent le boulevard Saint-Michel et s’arrêtèrent au Luxembourg. Des débris jonchaient la rue Soufflot qui mène au Panthéon. Les jeunes couraient dans tous les sens. Les policiers chargeaient. Ce n ’était plus de leur âge. Ils n’auraient plus la force de s’enfuir. Leurs jam bes les trahissaient. Ils rebroussèrent chemin. Les jeunes de leur entourage les tenaient régulièrement informés de l’évolution de la situation. Les m atraquages, les barricades, les slogans hostiles aux CRS, les nouvelles de l’insurrection leur parvenaient heure après heure. À la radio, ils suivaient en direct comme tous les Français les occupations successives 233

Les A m j r t l s Je IJ l i b e r t é

des bâtiments publics, les mouvements de police, les révoltes d’une jeunesse qui avait souvent découvert son chemin de liberté dans la lecture de leur œuvre. Les arrestations se m ultipliaient. Trois jeunes étudiants, inconnus quinze jours auparavant, occupaient le devant de la scène. Jacques Sauvageot et Alain Geismar bousculaient le pouvoir sur les ondes. Sartre contem plait la photo du troisième. Avec insolence et vivacité, il occupait le terrain , ten an t la France en haleine. Il s’appelait D aniel C ohn-Bendit. R oux, le visage rond, le regard vif, il scrutait les CRS avec une ironie joyeuse. Rien ne lui faisait peur. À la radio, il s’exprim ait avec une aisance qui terrifiait ses interlocuteurs. Sartre ne disait mot. Il aurait pourtant aimé rencontrer ce jeune hom m e. D ans un langage direct, imagé, il attaquait la bourgeoisie avec une vigueur que lui-même n’avait pas eue dans sa jeunesse. Ce jeune homme l’intriguait. Juif et allemand, il assumait cette double condition comme une bravade. Les insultes ne l’atteignaient pas. Décidément, ce garçon avait du cran. Il avançait dans la vie en « existentialiste ». Cette révolution était celle de la jeunesse contre la génération de ses aînés dont il faisait partie. Comment pouvait-il intervenir ? Dès le 6 mai, il prit position en faveur des étudiants et contre la répression policière. Les jours suivants, le philosophe intervint sur les ondes pour défendre l’université. Il se sentait en phase avec cette jeunesse. Si elle voulait bien de lui, le petit homme était p rêt à l’aider. Sartre et C ohn-B endit se rencontrèrent enfin. Leur dialogue p a ru t dans un num éro spécial du N o u vel O bservateur. L’étu d ian t s’exprim ait d ’égal à égal avec le philosophe. Cela lui plut. Ce fut le début d ’une collaboration.

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L ’j p o t h é o s t

Les norm aliens soutenaient le mouvement. Dès 1965, Louis A lthusser assu rait des sém inaires sur M arx et le structuralism e. En 1967, Régis Debray, com pagnon d ’arm es de Che G uevara et am i de Salvador Allende, avait été em prisonné en Bolivie. S artre l’av ait défendu. De G aulle le fit libérer. De nom breux élèves étaient sur les barricades. L’École N orm ale Supérieure était truffée de souterrains, reliés au Q uartier latin. Les étudiants s’y réfugiaient pour échapper aux forces de l’ordre. Sartre ne savait pas encore que ses années d ’École allaient se rappeler à lui. Cette révolte, il se contentait de l’appuyer au nom de la liberté. En quelques jours, il devint l’intellectuel le plus proche du mouvement, le plus fidèle. Plus tard, il écrirait sur mai 68 : « Selon moi, le mouvement de mai est le premier m ouvem ent social d ’envergure qui ait réalisé, momentanément, quelque chose de voisin de la liberté... Et ce mouvement a donné des gens - dont je suis - qui ont décidé... de décrire positivement ce qui est la liberté lorsqu’elle est conçue comme but politique . » •

Dans un silence qui contrastait avec l’ambiance de Paris, Georges Pom pidou, Premier ministre d ’un gouvernem ent désem paré, m onta à la tribune de l’Assem blée. D ehors des étudiants étaient en état d ’arrestatio n , la Sorbonne fermée. D ’autres m anifestations s’annonçaient, plus violentes encore. Georges Pompidou reprit son souffle, puis commença son discours. Sa voix grave, mesurée, se voulait rassurante. Il n ’était pas venu déclarer la guerre à la jeunesse de son pays : 182. Situations VIII, Jean-Paul Sartre, Gallimard, 1972, p. 184.

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Les A m o n t s

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liberté

« C ’est une crise de notre jeunesse », dit-il de la voix d’un père fatigue s’adressant à d ’autres pères. L’ancien normalien avait toute l’érudition voulue pour exposer à la nation que cette crise n’était pas la prem ière que notre jeunesse air traversée. C ’était toutefois la plus grave depuis des siècles, depuis celle qui avait marqué, au XVe siècle, la fin des structures du Moyen Âge quand les étudiants, déjà, avaient envahi la Sorbonne. Il ajouta, à la surprise générale, que les éléments les plus subversifs de cette jeunesse n ’étaient pas forcément les plus mauvais. Le Premier ministre d’alors savait de quoi il parlait. À l’Élysée, on s’interrogeait sur l’am pleur du mouvement. Pierre Tricot, Secrétaire général de l’Élysée, découvrit sur le petit écran son propre fils qui manifestait et donnait une interview à la télévision. À cette époque où l’ENA n ’était pas encore la référence, les normaliens représentaient l’élite, le vivier dans lequel les politiques puisaient leurs collaborateurs. Sartre allait bientôt rencontrer ceux qui avaient pris sa place rue d’Ulm. Ce jour-là, Georges Pom pidou annonça la réouverture de la Sorbonne. Les jeunes envahirent la cour et établirent des stands dans une ambiance joyeuse. Le gouvernement entama les négociations avec les syndicats. Sartre et Simone observaient avec sym pathie le mouvement critiquer et rejeter les mandarins dont euxmêmes faisaient partie. Sartre ne se contenta pas d ’être critiqué et rejeté. Il se rendit à La Sorbonne discuter dans l’amphithéâtre Richelieu, décoré de boiseries et de peintures de style pompier. Sa voix grave et séduisante, ses idées claires et percutantes étonnèrent ces jeunes qui pensaient refaire le monde. Lorsqu’il leur fit face, ce n ’était pas Simone qui se trouvait auprès de lui mais 236

L'apothéose

Arlette. Sa jeunesse lui donnait-elle le courage d’affronter les étudiants ? Simone n’était pas présente. Au moment où une femme aurait enfin pu s’exprim er sur ces événements de 1968, où les jeunes, garçons et filles, réclam aient le droit à la liberté sexuelle, à la parole, Simone resta plongée dans le silence. Et pourtant, cette jeunesse en état d ’insurrection puisait dans leur œuvre les arguments de ses discours, de sa révolte. •

Après le reflux du mouvement de 68 et le raz de marée gaulliste qui s’ensuivit, les deux amants connurent une nouvelle désillusion. D urant leur séjour d ’été à Rom e, les troupes soviétiques envahirent la T chécoslovaquie. Douze ans après l’écrasem ent de Budapest, un autre « pays frère » rentrait dans le rang. Des m illiers de T chèques fuirent leur pays. Les intellectuels, les journalistes, les militaires furent limogés. De nouveau, l’ordre aveugle régnait. Sartre accepta aussitôt de donner une interview à un journal com m uniste, Paese sera . Ce fut pour condam ner cette intervention. À l’Est comme à l’Ouest, tout espoir avait disparu. Les étudiants avaient repris les chemins de l’université. C ertains avaient perdu une année scolaire. La seule consolation de Sartre et du C astor résidait, plus que jamais, dans le travail. Sartre ne se résignait pas à cet échec. Moins de six mois après l’occupation soviétique, il prit le chemin de Prague pour assister à la première des M ouches. Complicité avec le nouveau régime ou tentative de rencontrer des dissidents ? Il rentra, plus déprimé que jamais. 183. Sartre, Œuvres romanesques, Chronologie, p. XC. 237

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Le Castor, de son côté, avait l’impression de ne plus rien avoir à espérer. Le m ouvem ent de mai 68 n’avait pas abouti. Sartre et elle appartenaient désormais au passé. Son ouvrage sur la vieillesse avançait. Sylvie était à ses côtés, la réconfortant de son affection vigilante. Engagée dans une fin de carrière paisible, elle était à mille lieues d ’imaginer ce qui l’attendait. Mme Mancy, la mère de Sartre, s’éteignit. Saurat-on un jour quelle fut la peine du philosophe confronté à la mort de sa mère ? 11 ne lui a consacré aucun ouvrage. Toute sa vie, il a préféré brosser des portraits d’hommes : Genet, Baudelaire, Flaubert. Avait-il plus de difficultés que le Castor à communiquer ses émotions ? Il se jeta plus que jamais dans la politique. Sartre n’avait pas abandonné les rêves de mai 68. Avec Michel Foucault il participa à des meetings. La répression se faisait de plus en plus dure. Vers où tourner son soutien ? Il y avait bien ce groupe de maoïstes français, autour de Robert Linhart. Il y avait aussi ce jeune et brillant norm alien, Pierre Victor, de la même école. Rien n’était encore clair. Le C astor achevait ce qui devait être le plus volumineux de ses ouvrages depuis Le Deuxième Sexe. Un après-midi d’automne, elle posa son stylo après y avoir mis un point final. À soixante et un ans, elle venait d ’accomplir un travail gigantesque. Ce livre serait-il mieux accueilli que les deux précédents ? Sans un regard pour les fenêtres de l’appartement de Colette, son ancienne rivale, elle longea une dernière fois la rue de Richelieu, les hauts murs de la Bibliothèque nationale et les jardins du Palais-Royal avant de s’engouffrer dans un taxi devant la Comédie-Française.

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L'apothéose

La guerre du Vietnam occupait toujours le devant de la scène. Sur les cam pus am éricains, les manifestations se succédaient, de plus en plus violentes. N ixon avait ordonné à ses troupes d ’envahir le C am bodge. À Paris, la police poursuivait aussi sa répression. Les jeunes maoïstes, responsables du journal gauchiste La Cause du Peuple, furent emprisonnés. Sartre connaissait le rôle des médias. N ’avait-il pas, avec Les Temps M odernes, disposé d ’un vecteur de com m unication efficace, ouvert ses colonnes à de jeunes gauchistes ? Il regarda de plus près ce journal, composé avec des moyens de fortune. On ne pouvait pas dire qu’il était maoïste, mais il lui semblait que ces jeunes l’appelaient à l’aide. Son action d’écrivain engagé serait en conformité avec ses principes : - C ’est bon. J ’accepte de prendre la direction du journal. Le Palais de Justice de Paris était encerclé par les gardes mobiles qui craignaient que mai 1970 ne se mette à ressembler à mai 68 : - Circulez ! Il n ’y a rien à voir. M ichel Le Bris et Jean-Pierre Le D antec, co ­ fondateurs de La Cause du Peuple avec Sartre, allaient être condam nés. Le 4 juin 1970, Sartre décida de protéger davantage encore le journal et ceux dont il assum ait l’intérim. Avec le C astor et quelques intellectuels, il créa 1*Association des Amis de la Cause du Peuple. Jean-Edem Hallier, qui avait fondé LTdiot international, Sami Frey, Patrice Chéreau, mais aussi des inconnus se joignirent au groupe. Liliane Siegel, amie fidèle, coordonnait des réunions qui se tenaient souvent chez elle. Michelle Vian aussi se trouvait là. Son appartem ent restait l’un des 239

Les Amant s Je h l i b e r t é

refuges préférés de Sartre. Ils passaient de longues heures à jouer ensemble du piano. Cette très belle jeune femme, proche notamment de François Truffaut et de Delphine Seyrig, restait fidèle aux deux écrivains. Il régnait dans sa maison une atmosphère d’harmonie, sans doute liée à ses talents reconnus de professeur de yoga. Dans les milieux littéraires, de nombreux critiques ironisaient sur le déclin de l’influence des deux intellectuels sur la pensée française. Roland Barthcs, Michel Foucault, Jacques Lacan, apparaissaient comme les « modernes » face aux « anciens ». On prétendait qu’ils se détestaient. La presse s’amusait à raconter leurs joutes oratoires ou écrites. La déception fut grande pour certains théoriciens des enterrements précoces : dans cette nouvelle bataille, M ichel Foucault se tenait désorm ais aux côtés de Sartre. S tructuralistes et existentialistes marchaient côte à côte, déterminés à se battre pour la liberté d ’expression. La création des Amis de la Cause du Peuple ne se limitait pas à des réunions d’intellectuels. Fin juin, ils décidèrent de passer outre la loi. Sous les flashes des journalistes, Michelle Vian et Claude Lanzmann derrière eux, Sartre et Simone de Beauvoir allèrent sur les grands boulevards, distribuer aux passants éberlués les exemplaires du journal interdit. Simone, d ’un geste vif, leur tendait La Cause du Peuple. Certains avaient peur de le prendre, d’autres le saisissaient, puis le cachaient, de crainte d’avoir été remarqués. Au bout de quelques minutes, la police les arrêta. Sartre et Simone montèrent dans le fourgon. Aussitôt, ils rapprochèrent leurs visages du grillage de la voiture, offrant ainsi aux journalistes une photographie qui ferait le tour du monde, celle de deux écrivains derrière les barreaux ! 240

L'jpolbfost

On s’empresssa de les relâcher. Trop tard. L’effet fut désastreux pour le gouvernement. Sartre sentait sa jeunesse revenir, ou plutôt, une nouvelle jeunesse le saisir. Une jeunesse turbulente qu’il ne s’était jamais perm is de vivre ni dans son enfance, ni dans son adolescence. Après la guerre d ’Algérie, cette nouvelle génération l’appelait à l’aide. N ’était-ce pas le plus beau cadeau q u ’elle pouvait faire au philosophe ? En octobre 1970, Alain Geismar, autre dirigeant de mai 68, devait être jugé. Petit et rond, il était lui aussi d’un tem péram ent jovial et chaleureux. Simone de Beauvoir approuvait et appuyait les actions de Sartre. Elle bataillait pour la libération des militants. Michelle Vian, selon les heures qui lui étaient dévolues, secondait aussi le petit homme. Simone était auprès de lui lorsqu’il prit le parti de ne pas tém oigner à l’audience au procès d ’Alain Geismar. Il considérait que le jugement était tronqué, rendu d ’avance. L’ancien chef maoïste n’avait, selon Sartre, aucune chance de sortir libre. Les émeutes de m ai 68 réso n n aien t encore douloureusem ent aux oreilles du pouvoir. Il choisit donc la provocation, se rendit à Boulogne-Billancourt, m onta sur un tonneau et, le m icro à la m ain, harangua les ouvriers qui so rta ie n t de leur journée de travail. À sa grande déception, peu d ’entre eux ralentirent le pas. Après des heures passées debout, dans le bruit des machines, ils avaient surtout hâte de rejoindre leur banlieue. Les accords de G renelle leur avaient ap p o rté des augm entations de salaire suffisantes pour les inciter à reprendre le travail. Les responsables com m unistes avaient poussé un soupir de soulagement : BoulogneBillancourt resterait la forteresse ouvrière de la CGT. 241

Les A n u n t s Je lu l i b e r t é

Le Parti communiste avait finalement eu raison des tentations trotskistes et maoïstes. Sartre voulait exprimer sa colère devant cette influence. Mais il s’isolait des masses plutôt que de s’en rapprocher. Grimpé sur ce tonneau bringuebalant, le philosophe au pull-over à col roulé eut pour seul public les journalistes guettant une photographie facile à vendre. Ce m oderne Diogène perché sur son tonneau amusa les Français. Tout cela semblait dérisoire. Cela dit, au risque de susciter des ricanements et sans craindre le ridicule, Sartre était parvenu à faire largement savoir à l’opinion qu’en France, pays de la D éclaration des droits de l’homme, l’on pouvait être em prisonné et condamné pour scs convictions politiques. De fait, il venait d’endosser le rôle que Simone lui avait attribué dans ses Mémoires, celui de l’intellectuel, en marge de la société, rejeté par tous. Et cet isolement n’était pas pour lui déplaire. Q u’en pensait le Castor ? Contrairement à Colette, qui avait osé danser nue sur une scène de music-hall, l’auteur du Deuxième Sexe n’aimait guère à s’exhiber. Son éducation catholique et sa retenue naturelle intimidaient ceux qui la rencontraient pour la première fois. Les scandales q u ’elle provoquait passaient exclusivement par l’écriture. Son refus de se taire sur les sujets tabous et sa volonté farouche d ’écrire ce que personne n ’osait écrire suffisaient à sa franchise. L’accueil fait à La Femme rom pue, publié en 1967, l’avait ulcérée. Simone encaissait mal les accusations de trahison et l’incompréhension de ses lectrices. Georges Pompidou vivait les dernières années de sa vie. Son visage boursouflé trahissait les souffrances dues au cancer qui l’épuisait. Il ne pouvait oublier les 242

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secousses que le pays avait traversées alors qu’il était Prem ier m inistre. Pom pidou avait réussi à éviter les bains de sang, à diviser les étudiants et la classe ouvrière, m ais il vo u lait - com m e Thiers jadis - m ater définitivement ces révolutionnaires qui appelaient au secours le vieux philosophe. Après un an de prison, Alain Geismar rejoignit Le D antec et Le Bris, les deux Bretons. Sartre reçut les étudiants en colère. À l’inverse de nom bre de ses condisciples, Sartre avec l’âge en était venu à fréquenter les extrêmes. II devenait un vieux philosophe rebelle, fidèle en cela à Voltaire qui l’avait précédé sur ce chemin deux siècles auparavant. On avait besoin de lui. Il sut être présent et prit quelques mois plus tard la direction de Tout /, journal étudiant créé par des « maospontex »>, jeunes anarchistes fascinés par la révolution culturelle de Pékin. Tout ! était irrévérencieux, insolent et drôle. Il gardait le charme des poèmes surréalistes écrits sur les murs de mai 68. Ce journal prônait aussi la libération sexuelle, l’amour libre, sujets que la très sévère et très m oralisante Cause du Peuple n’abordait jamais, trop occupée par la libération du prolétariat. Ces journaux étaient un vivier pour les jeunes normaliens qui maniaient la dialectique avec brio. Les A m is de La Cause du Peuple virent un soir arriver une jeune femme de vingt ans, étudiante à Nanterre en 1968, membre du Mouvement du 22 mars, qui venait de passer une année aux États-Unis où les campus étaient occupés pour protester contre l’invasion du Cam bodge... On m ’observa et m ’accorda le droit de me taire et de distribuer des tracts avec les autres filles. Silence dans les rangs. Ce silence n’allait pas durer. Pendant son émission du dimanche matin, Francis Blanche conseilla sur les ondes une nouvelle recette 243

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efficace de cure d’amaigrissement, la grève de la faim ! Tandis que la France somnolait sur son café au lait, le petit acteur rondouillard prit à sa manière la défense des prisonniers politiques. Le Dantec et Le Bris étaient traités en prison comme des détenus de droit commun. Francis Blanche dénonça le scandale de cette atteinte aux droits de l’homme et invita les Français à se rendre à la chapelle de la gare Montparnasse. L’appel de celui qui, avec Bernard Blier et Lino Ventura, avait incarné Les Barbouzes eut un effet spectaculaire. En un rien de temps, les journalistes affluèrent dans la chapelle et se jetèrent sur Sartre, venu en voisin soutenir les grévistes. Parfaitement à son affaire, vêtu de sa sempiternelle vieille veste et son pull beige à col roulé, cigarette à la main, il défendait les droits des prisonniers politiques, débattait à perdre haleine et répondait aux questions. Un peu plus tard, Simone vint à son tour apporter son soutien. Elle retrouva Michelle Vian, l’une de ses nombreuses rivales, et l’une des grévistes de la faim, puis repartit aussi vite q u ’elle était venue. Le gouvernement céda. La condition des prisonniers fut améliorée. Ils eurent droit à la radio et aux journaux. La grève de la faim s’arrêta. D’une révolution ratée, allaient naître de nouveaux rebondissements. Sartre et Simone devaient connaître, au seuil de la vieillesse, des rébellions d ’adolescents et des aventures inattendues. Cette fois, leurs actions auraient réellement le pouvoir de transformer la société française, comme ils l’avaient toujours rêvé. En ce début des années 1970, ni l’un ni l’autre n’en étaient conscients. Qui aurait pu prévoir ? Un matin, alors que Sartre se traînait, épuisé par l’écriture de son Flaubert et sa vue fatiguée, des jeunes maoïstes vinrent lui proposer de fonder un autre journal. 244

L'ûpothiost

Cette fois, ce ne serait plus un hebdomadaire, mais un quotidien. On cherchait un titre. - Pourquoi pas « Libération » ? Le quotidien d’Emmanuel d’Astier de La Vigerie qui portait ce nom avant-guerre ne paraissait plus. Le titre était à prendre. Pour Sartre, c’était plus qu’un titre. C’était une déclaration de guerre avec le pouvoir et la confirmation du rayonnement de leur influence, de leur philosophie. Un titre fidèle aux principes de mai 68 qui était aussi une formule existentialiste. Ce seul m ot de « libération » résumait leur vie et leur œuvre. Ce clin d’œil devait se révéler un coup de génie, en même temps qu’une page importante tournée dans l’histoire de la presse. Sartre s’empressa d’en informer Simone. Son avis était capital. Il aimait peser toute idée nouvelle auprès d ’elle, mesurer ses réactions, son enthousiasme ou sa désapprobation. D’un pas plus rapide qu’à l’accoutumée, il rejoignit leur table à La Coupole. Avant même qu’il ait pu ouvrir la bouche, Simone le pria de l’écouter. Elle avait visiblement, elle aussi, quelque chose à lui annoncer. À son ton saccadé, il com prit qu’il devait la laisser parler la première : - Voilà. J ’ai rencontré des jeunes femmes aujourd’hui. De jeunes féministes. Sartre la fixait, attentif, la tête penchée en avant, la cigarette à la main. Simone s’animait soudain, comme si son énergie d’antan à laquelle rien ne résistait lui était revenue d ’un coup : - Elles disent se réclamer du Deuxième Sexe et ont pris l’initiative d ’un m ouvem ent auquel elles me demandent de participer. Il s’agit de changer la condition des femmes, to u t de suite, sans attendre une hypothétique révolution. Elles voudraient que nous travaillions ensemble. 245

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Sartre allum a une autre cigarette et réfléchit brièvement. Les projets se bousculaient, se télescopaient, mais il était clair que l’action reprenait, les enveloppait tous les deux. Il n’y avait pas à hésiter : - Allez-y C astor, ce sera à la fois un accomplissement du Deuxième Sexe et une révolution. Simone ne cacha pas son soulagem ent et rayonna soudain : - Et vous, qu’aviez-vous à me dire ? - Nous envisageons de créer un journal. - Son titre ? - « Libération ». Il lui exposa le détail du projet. - Ce sera formidable ! Ils se regardèrent en vieux complices. Deux ans plus tôt, personne n’aurait donné cher de leur avenir. Ceux qui les avaient un peu vite rangés au magasin des accessoires du passé allaient comprendre leur erreur. Tout recommençait. Simone trépignait d ’impatience à l’idée d’aller sur le terrain défendre les thèses du D euxièm e Sexe. Ces jeunes femmes étaient vraiment les filles de son cœur et de son œuvre. Elle était prête pour l’aventure. •

Avant tout, il leur fallait trouver un créneau pour leurs réunions dans l’em ploi du tem ps strictem ent minuté de Simone. Un moment qui n’em piéterait pas sur ceux qu’elle consacrait à Sartre. Il retrouvait Arlette tous les dim anches après-m idi. Ce serait donc le dim anche à 17 heures. Les jeunes femmes la rejoindraient chez elle, après son déjeuner à La Coupole avec le petit homme et Sylvie. La prem ière fois, elles arrivèrent à h u it, avec beaucoup de retard. Simone avait omis de leur expliquer que son réveil avançait to u jo u rs d ’au m oins cinq 246

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minutes, tant la moindre attente lui était insupportable. Elle les reçut avec un air crispé. Si ces jeunes femmes devaient se comporter comme les gauchistes brouillons jamais à l’heure qui entouraient Sartre, elle n’aurait pas la force de le supporter. Au regard furieux qu’elle jeta sur l’affreux petit réveil placé sur sa table de travail, ses invitées com prirent aussitôt leur gaffe. Simone les observa une à une dans son duplex. Habillées de couleurs vives - jupes larges, blue-jeans, bottes, sabots ou baskets - les filles de mai 68 avaient joyeusement envahi sa demeure. Elles lui apportaient la preuve éclatante que la jeunesse ne l’avait pas reniée, bien au contraire. Une belle revanche sur la jeune rivale qui avait pris sa place lors des apparitions publiques de Sartre pendant les événements de mai 68 au seul prétexte q u ’elle était la plus jeune. Ses réflexes de professeur étaient intacts et en éveil pendant qu’elle interrogeait les filles les unes après les autres. Seraientelles à la hauteur de ses ambitions, brillantes et vives, comme l’avaient été ses élèves préférées ? D evant elle, assise sur le canapé jaune, Anne Zelensky. Professeur d’espagnol, elle avait pris l’initiative de la première réunion de femmes dans la Sorbonne occupée, quand personne ne s’intéressait à la condition féminine. Près d’elle se tenait Annie, haute fonctionnaire dont les tailleurs classiques tranchaient avec la tonalité générale. Sa déterm ination n ’en était que plus forte. Gisèle H alim i retro u v ait aussi le chem in de la rue Schoelcher, moins de dix ans après les luttes communes de la guerre d ’Algérie et de la défense de Djamila Boupacha. D ’autres jeunes femmes qu’elle connaissait bien, comme Christine Delphy et moi, avaient pris place sur les fauteuils crapauds, fum ant et riant. 247

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Jeune étudiante, j’avais quitté les groupes gauchistes, trop machistes. Je me sentais intimidée. Depuis ma jeunesse, dans un milieu universitaire, j’avais entendu parler des deux écrivains. Et ma mère, chimiste, avait puisé dans la lecture du Deuxieme Sexe la force pour accomplir un métier alors réservé aux hommes. M a déterm ination n ’en était que plus grande. Je ne voulais pas vivre les mêmes épreuves que celles que ma mère avait dû affronter . Quelques visages étaient célèbres. Delphine Seyrig avait, pour nous rejoindre, abandonné ses robes du soir du film L ’Atuice dernière à M arietibad et passé un pantalon. M onique Wittig, jeune auteur, venait d’être couronnée par le prix Renaudot. S’étaient jointes au groupe Sylvie Le Bon et Claire Etcherelli, Alice Sclnvartzer, Maryse Lapergue, Claude Servan-Schreibcr... Le Castor n’en revenait pas. Elles étaient toutes là, assises à même la moquette, prêtes à participer au débat. Ces femmes avaient une génération de moins q u ’elle, parfois deux, comme moi, née l’année de la publication du D euxièm e Sexe. Elles sem blaient si différentes des militants masculins. Leurs rires et leurs plaisanteries emplissaient le studio. Était-il possible de changer la vie avec de grands éclats de rires ? Un léger soupir lui échappa. Seraient-elles plus vives et décidées que les hommes de leur génération ? Son inquiétude ne dura pas. Les idées fusaient dans tous les sens. L’un des premiers thèmes évoqués fut le sujet tabou par excellence : l’avortem ent. Simone avait été l’une des rares femmes en France à oser exposer la dramatique 184. Cf. Simone de Beauvoir, le m ouvem ent des fem m es, Claudine Monteil, p. 15. 248

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co n d itio n des femmes qui se faisaient avorter clandestinement dans leurs cuisines, avec des aiguilles à tricoter qui les laissaient blessées et mutilées, souvent en danger de m ort : - Il faut briser la loi du silence. Il faut que l’on parvienne à ce que les Français prononcent ce mot. Rédigeons un manifeste dans lequel nous déclarerons avoir subi un avortement. Simone exultait. C’était exactement le genre d’idées auxquelles elle ne pouvait q u ’applaudir. L’idée du m anifeste s’inspirait du m anifeste des « 121 », qui durant la guerre d’Algérie avait déclenché un scandale. Pour en avoir fait l’expérience, elle connaissait la force d ’impact de ces déclarations sur l’opinion. En quelques heures le texte fut écrit et signé. Lorsqu’elle y apposa son nom, le Castor revécut en un instant ces années de silence, son isolement, les insultes qu’elle avait endurées. Aujourd’hui, sa solitude était brisée par ces femmes qui avaient grandi après-guerre et qui la rejoignaient dans une bataille dont l’issue les concernait toutes de la même façon. Sa revanche p ren ait des airs inattendus de jeunesse et d ’enthousiasme. Les formules cinglantes inventées par les filles étaient autant de munitions entassées rue Schoelcher. Le vieux monde qui tenait les femmes en tutelle allait s’écrouler. Simone et ses filles en étaient sûres. Elles préparaient l’assaut décisif. Plus tard, seule avec Sylvie, galvanisée par cette réunion qui comblait ses attentes les plus secrètes, elle se demanda si la vieillesse ne serait pas après tout une nouvelle aventure. Il fallait raconter cela à Sartre. •

Les filles : le m ot était sorti de sa bouche to u t naturellem ent. Pour elle qui avait refusé la maternité, 249

l e s A ma n t s île la li ber té

cette sensation n’était pas désagréable, bien au contraire. Les dimanches succédèrent aux dimanches. Il faisait frais dans la salle de La Coupole lorsque Simone rejoignit sa table habituelle. Avec une vivacité retrouvée, elle jeta scs affaires sur la banquette, heureuse à l’idée de retrouver son com pagnon. Elle s’assit et l’attendit. Dix minutes passèrent sans qu’elle distinguât sa silhouette bien reconnaissable, chem inant entre les tables de la brasserie. Son cœ ur se mit à cogner très fort. Il fallait se rendre à l’évidence. Sartre était en retard. Lui était-il arrivé m alheur ? P enserait-on seulement à la prévenir ? Bouleversée par cette seule idée, elle se levait déjà pour aller téléphoner quand elle aperçut le petit hom m e se diriger vers elle d ’un pas lourd et hésitant. Était-ce une impression ou semblaitil réellement plus voûté qu’à l’accoutumée ? Mal remise de sa frayeur, le Castor en trem blait encore et s’enquit de sa santé. M ais Sartre négligea de répondre et ne releva pas la tête. Dos courbé, respiration haletante, il avait pris place sur la banquette sans la regarder en face, visiblement furieux. Sa colère explosa : - Pouvez-vous m ’expliquer, Castor, pourquoi vos filles ricanent derrière votre dos dès que l’on prononce mon nom ? L’attaq u e était directe. Simone frém it. Q ue racontait-il ? Ce n ’était pas possible. Ses filles ne pouvaient avoir trah i sa confiance. Elle re p rit sa respiration et réclam a d ’une voix calm e et ferme quelques explications. Sartre alluma une de ses célèbres boyards en maïs qui lui jaunissaient les doigts et se mit à crier : - Hier, au cours d’une réunion prévue avec le MLF pour préparer des émissions de télévision, Pierre Victor m ’a rapporté que dès qu’il prononçait m on nom , vos 250

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soi-disant filles ricanaient ! O r c’est à moi, et non à vous, q u ’elles doivent cette heure d ’émission sur l’histoire des femmes au XX* siècle. Pour qui se prennentelles ? Avez-vous une explication à leur comportement ? Simone était anéantie. Aux tables voisines les clients les dévisageaient, surpris par la voix du maître qui avait haussé le ton. Sans se démonter, elle objecta qu’il devait y avoir une explication à tout cela. Le nez dans son verre de vin, très remonté, Sartre grommelait de vagues m enaces. Simone co m ptait en silence le nom bre de jours qui la séparaient du dimanche. On était jeudi. Trois jours encore avant de pouvoir dem ander aux filles ce qui s’était passé. Ce serait sa prem ière question. Pourvu q u ’elles aient une bonne raison à leur attitude ! Je ne veux pas les perdre, se disait Simone, désespérée à l’idée qu’il lui faudrait choisir entre ses filles et Sartre. Calmé d ’avoir dit ce qu’il avait sur le cœur, le philosophe avala son cassoulet. Il avait horreur que l’on se moquât de lui. Depuis 1970, il soutenait discrètement le Mouvement de Libération des Femmes et en connaissait tous les détails. Il disposait de plusieurs sources d ’information. Il arrivait même qu’il en sache davantage que le Castor, grâce à Michelle Vian. Simone croyait tenir le MLF, mais c’était lui, en fait, qui était le mieux informé. Ces petites n’allaient tout de même pas s’amuser à présent à l’insulter ! Pierre Victor avait eu bien raison de l’avertir. Cela prouvait que lui, du moins, était fidèle. Sartre, encore maussade, retourna à ses occupations. À son reto u r boulevard Edgar-Q uinet, dans cet appartem ent Spartiate dont il distinguait de plus en plus mal les contours, il sentit le découragement l’envahir. Son œil valide, si fragile, le lâchait. Parfois, la force lui m anquait pour écrire. Pourrait-il achever la rédaction 251

Lts Amjnti dt IJ libtrti

de son Flaubert ? Contre cette figure qui représentait à scs yeux l’occasion de régler ses com ptes avec la bourgeoisie et son beau-père, il avait d ’ores et déjà dépensé une énergie folle. Une énergie qui risquait de lui faire défaut avant d ’en avoir terminé. Heureusement, le Castor, elle, continuerait d ’écrire sans relâche. Pourtant Simone lui avait dit et redit qu’elle n’avait plus le courage de s’attaq u er à un rom an. L’année précédente, pendant son séjour à Goxwiller, chez sa sœur, adm irant l’atelier de peinture baigné de lumière, elle n’avait pu s’empêcher de s’exclamer : - Finalement, tu as de la chance. Tu pourras créer jusqu’à ton dernier jour. Moi, je n’ai plus rien à dire. Pierre Victor se rendit chez Sartre, d éb o rd an t d ’enthousiasme, et raconta les derniers préparatifs de la série télévisée. Plusieurs groupes travaillaient dans Paris. Des jeunes de la génération 68 étaient impliqués dans ce projet auquel le philosophe tenait beaucoup. À l’écouter, le petit homme se sentit revivre. Il songeait à sa jeunesse rue d’Ulm, quand il passait des heures à discuter avec Nizan. Pierre Victor le forçait à réagir très vite. Son militantisme, sa facilité d’élocution, lui faisaient du bien. Ce garçon le remettait en course et lui offrait une nouvelle jeunesse. Quelle bouffée d ’air frais à côté de ses vieux copains des Temps Modernes ! Bizarrem ent, le C astor ne p artageait point son enthousiasm e à l'égard de Pierre Victor. D om m age q u ’elle fût si rigide. Ne pouvait-elle faire l’effort de com prendre ? Lui aussi ressentait ce besoin violent d ’être entouré de jeunes. Il y avait Arlette bien sûr, le soutien de ses vieux jours. M ais elle n ’é tait ni norm alienne, ni m ilitante active dans les groupes gauchistes. Le C astor ne se ren d ait pas com pte : 252

L' j pol h/ ose

à présent, elle avait toutes ses « filles » qui venaient chez elle, chaque dimanche refaire le monde. Lui aussi avait droit au réconfort de la présence des jeunes. •

Le lundi suivant, ce fut Sartre qui s’affala, épuisé, sur la banquette de La Coupole et attendit le Castor avec impatience. Il regarda sa montre, incrédule : il lui arrivait rarement d ’être en retard à leurs rendez-vous. Depuis sa naissance, ses proches la taquinaient à propos de l’horloge q u ’elle avait dans la tête. Comme tous ceux qui la connaissaient, il savait que le vilain réveil posé sur son bureau avançait toujours de sept minutes afin qu’elle soit à l’heure, même quand elle croyait être en retard. Il com m anda du vin et attendit, nerveux. Cinq minutes passèrent encore. Enfin, il devina sa présence plus qu’il ne la vit. L’ombre de Simone se tenait devant lui. Il la distinguait de plus en plus mal dans le contre-jour. - Que portez-vous aujourd’hui ? - Un chemisier de soie jaune et le bandeau assorti. C ’est une tenue que vous aimiez, s’étonna-t-elle. - M ais je l’aime toujours ! répliqua-t-il avec chaleur. - Il faut que je vous parle. La voix du Castor était hachée, rapide. Méfiant, il se renfrogna. Q uand son débit s’accélérait ainsi, ce n ’était pas bon signe. - Parler, mais c’est ce que vous faites depuis cinq m inutes, lui répondit-il en attrap an t avec peine son verre de vin. - Hier après-midi, j’ai vu les filles et j’ai eu toutes les explications voulues. Il y a que votre Pierre Victor les traite com m e des petites filles, avec une condescendance insupportable. De plus, quand il parle de vous, il se croit dans une réunion maoïste en Chine 253

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où l’assistance brandit le petit livre rouge dès qu’on prononce le nom sacré du maître. Au lieu de parler de la pensée de Sartre, il dit la pensée Sartre, sans supporter la moindre objection comme les paysans des rizières quand ils se réfèrent à celle de Mao. S’il continue comme ça, il va vous faire passer pour une divinité de l’Empire du Milieu. C ’est parfaitement ridicule et les filles ont eu raison de le remettre à sa place. Les clients des tables voisines se retournèrent. Le Castor était très remontée : - Il serait temps que votre secrétaire com prenne que ces femmes ont précisément fondé un M ouvement de libération pour qu’on ne les traite plus comme des petites filles ! Elles n’ont pas de leçon à recevoir et elles trouvent votre ami stupide avec son jargon digne de Pékin Information ! - Calmez-vous, voyons, nous ne sommes pas seuls ! Simone blêmit. Pour une fois, elle au rait voulu laisser éclater sa colère, lui dire sa rage et sa frustration de le voir sous influence. M ais il semblait si triste en train de se battre avec sa viande et son couteau, l’air sombre et le souffle court. Sa vue baissait de semaine en semaine. Au lieu de continuer à le gronder, elle lui posa la main sur le bras et se radoucit : - Allons, vous savez bien au fond que les filles nous confondent dans leur estime et dans leur affection. Il eut un faible sourire. L’orage était passé. La main fine de Simone vint se poser sur celle de Sartre et la caressa. Toute sa vie était là. Elle se sentait revivre : les filles n’avaient pas trahi. Il ne lui faudrait pas choisir entre elles et lui. L’aventure pourrait suivre son cours. •

Après son retour de Goxwiller, Simone s’inquiéta plus que jamais. Hélène avait-elle besoin de quelque 254

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chose ? D ’un billet d ’avion pour se rendre à l’une des expositions de ses œuvres dans un pays lointain ? Elle se revoyait, jeune professeur de lycée, lui offrir le billet de train et l’argent de poche qui allaient lui permettre de rejoindre Lionel à Lisbonne. Hélène avait beaucoup souffert de la célébrité de son aînée. Installée sur son canapé jaune, Simone m ’écoutait lui donner des nouvelles de sa sœur. Elle me l’avait présentée quelque temps auparavant, lorsque Hélène avait voulu rejoindre le MLF. Depuis, elle m ilitait activement à Strasbourg. Lorsque la cadette venait à Paris, elle descendait à présent chez moi, rue d’AIésia, tout près de la rue Schoelcher. - C’est formidable ce qu’Hélène fait en Alsace ! Elle est devenue une véritable militante féministe. Elle accueille des femmes battues chez elle, les défend devant les tribunaux. Rien que cette année, une femme a été jetée par la fenêtre et trois autres sont mortes sous les coups de leur mari. Simone m ’écouta en silence, puis soupira : - J e sais. À présent, elle prétend avoir été féministe avant moi i - Hélène m ’a raconté que lorsqu’elle était jeune étudiante aux beaux-arts, les hommes prétendait admirer ses tableaux, alors qu’ils cherchaient à la séduire. Elle a compris très vite combien sa vie était et serait difficile en tant que femme. - Certes, mais de là à se prétendre féministe avant moi, il ne faut tout de même pas exagérer I L’anim osité soudaine de Simone à l’égard de sa sœur m ’intimida. Prise entre mon amitié pour Hélène et mon admiration pour Simone, je ne savais plus trop quoi penser. Désirait-elle garder l’exclusivité de ses idées à tout prix ? Il aurait fallu manœuvrer pour changer de 255

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sujet, ce qui n’était pas chose facile sous son regard aigu qui ne se laissait pas si facilement distraire. Hclcne devait venir à Paris et elle le savait. De meme qu’elle savait que ma maison était devenue son pied-à-terre dans la capitale. Hélène était d’un abord plus chaleureux et plus facile. Nous nous étions im médiatem ent liées. M on appartement à Paris était devenu sa deuxième maison. - Elle descend chez vous, comme d ’habitude, n’est-ce pas ? - Bien entendu ! Le visage de Simone de Beauvoir se ferma. Détournant le regard, elle soupira : - Cela ne m ’étonne pas, elle vous adore... - C’est réciproque ! Mon enthousiasme déclencha-t-il un écho secret ? Son visage, plus intim idant que jam ais, s’approcha du mien : - Et moi, vous ne m’aimez pas ? souffla-t-elle. La panique me saisit. Je balbutiai des protestations d ’am itié, bien en deçà de ce q u ’elle attendait manifestement de moi. Je ne savais comment faire face à cette situation inédite. Elle avait pris mes mains dans les siennes et les caressait doucement. Je m’écartai un peu d’elle, et m’exclamai, souriante : - Du reste, au m ouvem ent, nous vous aim ons toutes beaucoup I Je retirai alors avec précaution mes mains de celles du Castor. Elle sursauta, rougit et consulta son affreux réveil : - Déjà ! Je vais être en retard à mon rendez-vous avec Sartre ! À bientôt, nous nous voyons dimanche, me dit-elle, soudain pressée, en me poussant rapidement vers la porte.

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L'apothéose

Le 2 avril 1974, Georges Pompidou s’éteignit dans les souffrances d ’un long cancer. Le traitem ent à la cortisone avait gonflé ses traits. La maladie ne l’avait pas empêché de rétablir l’ordre et d’éviter tout nouveau soulèvement. La police veillait. Les groupes étudiants étaien t étroitem ent surveillés, y com pris le MLF. L’avortement restait un crime. Les femmes se rendaient aux Pays-Bas ou en Suisse, en autocar ou en train. Pour celles qui étaient de condition modeste, c’était toujours la table de cuisine et des instrum ents vétustes qui pouvaient entraîner, dans des douleurs affreuses, des infections, des mutilations à vie, et, parfois, la mort. L’élection de Valéry Giscard d’Estaing rendit espoir aux jeunes. Le nouveau président avait promis, durant sa campagne, de décriminaliser l’avortement, afin qu’il puisse être pratiqué dans des conditions humaines. Cette promesse électorale signifiait pour les femmes démunies des soins aussi perform ants que ceux prodigués aux femmes plus fortunées. Un dimanche Gisèle Halimi apprit qu’une femme de la RATP cherchait à la joindre. Sa fille, Marie-Claire, avait subi un avortement et rompu avec son ami. Celuici l’avait dénoncée au commissariat de police pour avoir commis un crime. La jeune M arie-Claire, mal remise de son avortem ent clandestin pratiqué dans des conditions douloureuses, fut arretée, ainsi que sa mère et la femme qui avait pratiqué l’acte. En quelques instants, Simone sentit son énergie d’antan revenir, intacte. L’injustice la galvanisait. Autour d ’elle, les filles rivalisaient d ’idées pour dénoncer le procès et contraindre les pouvoirs publics à agir : - Peut-être va-t-on enfin pouvoir changer la loi ! Simone se souvenait de Djamila Boupacha, violée avec un tesson de bouteille en Algérie et dont elle avait 257

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défendu la cause des années plus tôt. Elle sut que cette fois, elle irait jusqu’au bout et défendrait toutes les femmes et non plus seulement un cas isolé. Une manifestation de soutien à Marie-Claire place de l’Opéra fut violemment réprimée par une brigade motocycliste. Un article dans Le M onde suscita une vive émotion. Le procès s’annonçait tendu : - Vous témoignerez la dernière, lui dit Gisèle Halimi qui défendait les accusées. -T rè s bien, lui répondit-elle. Ils allaient l’entendre. Le jour du procès, les filles avaient organisé une manifestation autour du tribunal, protégé par les forces de police. Quelques centaines d’hommes et de femmes encerclaient le bâtim ent. Enfermée dans une pièce, Simone attendait son tour. Une heure, puis deux passèrent. Elle consulta sa montre. Treize heures ! Les juges allaient l’empêcher de déjeuner avec Sartre ! Le gendarme eut à peine le temps d ’ouvrir la porte que déjà le C astor pénétrait en trom be dans la salle d ’audience. Les trois juges, perchés sur leur estrade, allaient savoir ce q u ’il en coûtait de lui gâcher son déjeuner. Assise sur la petite chaise q u ’on lui avait avancée, elle entreprit, d’une voix forte et saccadée, de faire la leçon à ces messieurs en toge noire qui s’arrogeaient le droit de juger le malheur des femmes. Sévèrement, elle expliqua en détail comment, au lieu d ’avouer aux jeunes filles qu’elles allaient passer leur vie à faire la cuisine, la vaisselle et le ménage, on les trompait et on les faisait rêver en leur racontant qu’elles allaient rencontrer l’amour et se m arier'85. 185. Simone de Beauvoir, Claudine Monteil, pp. 90-91.

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le mouvement des femmes ,

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Du haut de leur perchoir, les juges baissaient la tête, tels des petits garçons attendant que leur mère eût fini de les réprimander. Simone parla une demi-heure et sortit du tribunal, très applaudie. Après avoir dit ce qu’elle avait à dire, elle n ’avait plus q u ’une chose en tête, sauter dans un taxi pour retrouver Sartre à leur table préférée. À peine si elle p rit le tem ps de répondre aux quelques filles qui se frayaient un chemin parm i les policiers en civil. De l’extérieur, lui parvenaient les clam eurs de la foule. Déjà, elle imaginait ce qu’elle raconterait à Sartre. M arie-Claire échappa à la prison. Le dimanche suivant, Simone observa ses filles qui jubilaient. Tant de gaieté, de dynam ism e, d ’enthousiasm e pour leur cause ! Ce succès la com blait de bonheur. Q ue de chemin parcouru en quelques années ! Elle savait aussi q u ’il lui fallait rester prudente et recom m anda à ses filles d ’avoir le triomphe modeste. Les femmes avaient gagné une bataille, mais pas la guerre : « Tout cela est très bien, mais n ’oubliez pas que rien n’est jamais définitivement acquis. Il suffira qu’une crise économique éclate pour que ces droits soient remis en cause. Alors, restons vigilantes . » Sa lutte contre l’injustice débouchait sur une prem ière victoire. Elle n ’avait pas im aginé q u ’elles auraient un tel succès. •

P en d an t que le C asto r se b a tta it pour l’hum anisation et la légalisation de l’avortem ent et s ’activ ait à p rép arer la fête des femmes à la C artoucherie de Vincennes, Sartre se sentait faiblir. 186. Simone de Beauvoir, Claudine M onteil, p. 185.

le m ouvement

des fem m es ,

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Des hémorragies de Pœil et des crises d ’hypertension répétées lui rendaient toute démarche épuisante. Il peinait à suivre Simone dans la rue. Les marches devenaient difficiles à gravir, même sur les boulevards Raspail et Montparnasse qui constituaient son territoire. Le « quartier de Sartre et du Castor » devenait trop grand pour lui. Denfert-Rochereau, Vavin, Montparnasse, PortRoyal, les avenues familières qu’il avait si souvent arpentées lui semblaient à présent interminables. Pourtant, il disposait toujours du bras d ’une femme pour s’appuyer : celui d’Arlette, de Michelle Vian, de Wanda et bien sûr celui de Simone. Ses pas rétrécissaient, les distances s’allongeaient. Pour accomplir deux cents mètres, il aurait bientôt besoin d ’une voiture. Liliane Siegel et Sylvie se dévouèrent pour le transporter. Simone, qui avait tant aimé conduire, ne prenait plus le volant. La classe politique française se remettait doucement de l’après-1968. La première m outure de Libération, avec Serge July et Philippe Gavi, se vendait difficilement. Les procès intentés pour diffamation au quotidien, dans le but de le détruire, ruinaient son directeur. Sartre payait les amendes, sans compter. En décembre 1973, il avait dû, avec les journalistes, lancer un appel pour des contributions supplémentaires. Libération était au bord du dépôt de bilan. Sans l’aide de Sartre et de Simone, le quotidien n ’aurait ni vu le jour, ni survécu. Les mouvements gauchistes s’essoufflaient. Les groupes maoïstes ne représentaient plus qu’une infime partie de la jeunesse. Certains étudiants, parmi les plus brillants, adhéraient au Parti Socialiste Unifié, le PSU, jugé moins bourgeois que le PS. L’aura de Pierre Mendès France y était pour beaucoup. L’homm e incarnait po u r la génération de 1968 la vertu de la République et la justice. Il avait eu le courage d’être à leurs côtés à Charletty, les 260

L'apothéose

protégeant de possibles provocations policières. Les femmes se retrouvaient en lui. Seul le mouvem ent féministe connaissait un dynamisme éclatant. Le Parti socialiste, justement, était alors en pleine cam pagne présidentielle. Valéry Giscard d ’Estaing et François M itterrand s’affrontaient pour la fonction suprême. Sartre refusa de prendre position en faveur d’un quelconque candidat. Tous trop bourgeois, à son gré. Le dimanche précédant l’élection, les jeunes femmes en discutèrent avec Simone. Elles iraient voter. La gauche avait, d’après elles, toujours davantage défendu la cause des femmes que la droite. Simone partageait leur point de vue et entendait le faire savoir. Quelques jours avant l’élection et alors que le candidat de gauche cherchait à obtenir le vote des femmes, elle annonça dans un communiqué qu’elle appelait à voter pour François M itterrand. La nouvelle fut longuem ent com m entée sur toutes les ondes. Le Monde publia l’information en dernière page. Si certains de ses amis la désapprouvèrent, la plupart, notamment les fém inistes, la félicitèrent. Le lendem ain de cette annonce, elle déjeuna dans l’appartem ent de l’une d ’entre elles, entourée de scs plus fidèles amies militantes. Elle leur demanda si elles avaient écouté les commentaires des journalistes. - Oui, dit Cathy, ils ont dit que, pour une fois, le couple Sartre-Beauvoir n ’était pas d’accord. Simone rougit et ajouta à voix basse : - Ils ont dit « le couple » ? - A bsolum ent ! répondirent en choeur les filles, ravies de leur effet. 187. Simone de Beauvoir, Claudine Montcil, p. 186.

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Les A r u n t s Je

Ij

liberté

Le Castor reprit son souffle. Les tensions et les jalousies, les jeunes maîtresses de Sartre n’y pourraient rien. Aux yeux du monde, ils resteraient un couple, une réference, un phénomène littéraire et politique. Ce jour-là, elle mangea, plus encore qu’à l’accoutumée, et de bon appétit. Cette euphorie ne dura guère. Sartre s’affaiblissait chaque jour davantage. La hantise de sa vie, voir son compagnon s’éteindre avant elle, devenait une éventualité de plus en plus probable. François Mitterrand, pour qui elle avait appelé à voter, fut battu de justesse. Au mois de mai et à cause de sa santé défaillante, Sartre renonça à la direction de plusieurs publications d’extrême gauche. Le soir, le Castor venait lui raconter les dernières actions de ses amies. Tout ce q u ’elles entreprenaient donnait des résultats qui dépassaient régulièrement leurs espérances. Une révolution était en marche. Rien ne l’arrêterait plus. En 1974, elle avait participé avec Sylvie à la préparation de la Foire des Femmes. En juin, la fête eut lieu à la Cartoucherie de Vinccnnes. Les comédiens du théâtre du Soleil d’Ariane M nouchkine sortirent leurs tréteaux et aidèrent les femmes à préparer les sketches. Un autobus de la RATP avait été loué afin de transporter les quelques centaines de personnes que l’on attendait. Le samedi matin, ils arrivèrent par milliers. Le bois de Vincennes était envahi, la sécurité débordée. Sous le soleil d’été, ce fut l’une des fêtes les plus réussies de la décennie. Simone y assista, riant aux éclats lorsqu’elle découvrait une de scs Filles déguisée, maquillée et grimée. Le lendemain, elles fêtèrent toutes ensemble chez Simone ce succès inespéré. Les journalistes l’avaient mitraillée, la m ontrant rayonnante dans l’un de ses chemisiers de soie favoris. 262

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Pendant la fête qui animait son salon baigné par la lumière de juin, elle eut un instant de tristesse. À présent, quelle action allaient-elles engager ? En même temps, elle était impatiente de quitter Paris et de prendre avec Sartre leurs quartiers d’été à Rome, dans leur hôtel favori. - Et m aintenant, que proposez-vous ? II y eut un silence inhabituel. Les jeunes femmes baissaient les yeux. Aucune n’osait prendre la parole. Liliane K andel se jeta à Peau et suggéra que les féministes voulaient lui proposer de réaliser, sous son autorité, un numéro spécial des Temps Modernes. « Mais c’est une excellente idée ! » s’exclama-t-elle. Simone fit m ieux en leur offran t une rubrique mensuelle dans la revue. Pour le MLF, c’était à la fois une consécration et une tribune de portée internationale. Un immense cadeau. A ussitôt, elle changea de ton, p rit une voix plus directive : - Voilà ce que vous allez faire : écrivez des papiers vifs, polémiques, qui démontrent avec clarté vos propos. Savez-vous sur quels sujets porteront vos premiers articles ? Les filles se taisaient, sans savoir par quel bout commencer. Simone insista pour en débattre sur-lecham p. Les différentes aliénations des femmes furent évoquées. Enfin, elle pouvait donner des conseils sur le m étier d ’écrivain. Elle songea aux vingt pages du Deuxième Sexe où elle rappelait qu’écrire était un travail sérieux. Son rêve de pouvoir inculquer ces principes à la nouvelle génération apres les avoir appliqués toute sa vie se réalisait. 188. Simone de Beauvoir, Claudine M onteil, p. 144.

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- Quand voulez-vous que nous vous soumettions nos papiers ? - En octobre, à mon retour d ’Italie. Son été serait consacré à Sartre. Elle voulait le sortir de la mélancolie qui le tenaillait depuis l’abandon de la direction des journaux révolutionnaires. L’action lui manquait. Il fallait à tout prix lui trouver une autre occupation. Quelques mois plus tôt, Sartre et elle avaient parlé d ’un projet q u ’ils allaient m ener à bien et qui perm ettrait à l’écrivain quasi aveugle de rebondir. Sartre se sentait prêt à reparler de son enfance. Dans Les Mots, il s’était arrêté à l’année critique de ses dix ans, avant l’épisode cruel du remariage de sa mère avec un polytechnicien qu’il allait détester. Sa cécité quasi totale l’empêchait de se projeter dans l’écriture ? Q u’à cela ne tienne, le C astor avait eu une idée brillante pour lui permettre d’écrire encore sans tenir la plume. Ils parleraient et elle retranscrirait leur dialogue avec sa rigueur coutumière. Depuis qu’ils en avaient formé le projet, il brûlait d’entreprendre ce travail de mémoire avec elle. Qui d’autre que le C astor pouvait l’aider dans cette entreprise ? Qui mieux qu’elle l’inviterait à sortir de lui-même ce qu’il y avait gardé enfoui durant toutes ces années d ’écriture ? Elle allait le bousculer, c’était sûr. Il se rebifferait, grognerait, m ais il savait q u ’à l’issue des discussions elle a u ra it raiso n de sa résistance. Il dévoilerait enfin les parts d ’om bre et de lumière de sa vie. Seul un défi de cette importance pouvait lui rendre le courage de vivre. De l’aveu du Castor, il avait vécu pour écrire . À présent, le petit homme, incapable de tracer 189. Simone de Beauvoir, le mouvement des fem m es , Claudine Monteil, p. 102.

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les mots qui tourbillonnaient en lui, était privé à tout jamais de ce souffle, de cet oxygène qu’était pour lui l’écriture. Le Castor était la seule qui soit capable avec lui d ’une conversation suffisamment riche pour être publiée. Voilà si longtem ps q u ’ils dialoguaient ainsi, avec la même exigence, la même hauteur de vues. Les échanges q u ’ils avaient déjà fait paraître sous le titre de O n a raison de se révolter en témoignaient. Ce projet leur ferait du bien à tous les deux. Il s’en réjouissait d’avance. Une fois de plus, elle le stimulerait, le corrigerait, l’aiderait à se dépasser. Ils menèrent à bien ce nouveau travail qui fut l’occasion de se retrouver pour faire ce qu’ils faisaient le mieux ensemble, réfléchir et converser. Ces Entretiens avec Jean-Paul Sartre furent publiés après sa mort. La critique se dem anda pourquoi il n ’avait pas souhaité écrire de véritables mémoires. Il aurait pu raconter sa vie de jeune adulte. Julien Green avait bien publié un journal qui couvrait l’ensemble de sa vie. Quelques femmes osèrent même aborder ce genre littéraire au cours du siècle, comme Virginia Woolf et Anaïs Nin. Sartre rencontrait peu de femmes écrivains. Par égard p o u r Simone ? Par peur de sa réaction ? Il fit exception avec Françoise Sagan. Ils s’étaient croisés lors d ’un dîner. Elle l’avait séduit par son hum our et son intelligence. D ’ailleurs, le Castor ne lui reprocha jamais les quelques déjeuners à La Coupole qu’il partagea avec Françoise. Il aimait converser sur la littérature avec cet auteur plein d ’esprit et de pertinence qui évoquait des personnages à l’opposé de ceux que le Castor et luimême décrivaient, des bourgeois menant une vie facile et non engagée. Françoise Sagan fit un éloge tendre de cette relation après la m ort de Jean-Paul Sartre. À sa manière, elle aussi l’avait aimé. 265

Les A m a n t s Je la l i b e r t é

Une autre artiste eut droit au soutien et à la plume du petit homme : celle qu’il avait connue quelques jours avant le Castor et qu’il emmenait au cinéma lorsque lui et son amante étaient séparés par des affectations lointaines. Hélène était la benjamine de l’équipe. Déjà, Sartre, alors jeune normalien et professeur, se plaisait en la compagnie de cette ravissante jeune femme qui lui rappelait par sa beauté le Castor. Tout en se chamaillant avec Lionel, il était toujours prêt à aider Poupctte. Mieux que quiconque il savait combien elle souffrait de ne pas avoir obtenu la meme gloire, le même statut de célébrité internationale que sa sœur. Pour Hélène, il prit même la plume : écrire sur la peinture ne lui déplaisait pas. Cet exercice de style l’amusait. Il observa longuement certains tableaux de la période la plus abstraite de Poupette : « ...elle aime trop chaleureusement la nature - forêts, jardins, lagunes, plantes, animaux, corps humains - pour renoncer à s’en inspirer. Entre les vaincs contraintes de l’im itation et l’avidité de l’abstraction pure elle a inventé son chemin... Répugnant aux trompe-l’œil, elle a délibérément retrouvé la naïveté des primitifs qui inscrivent leurs visions sur des surfaces planes ; mais dans cet espace imaginaire, libéré des lois de la perspective, l’esquisse d’une fleur, d ’un cheval, d ’un oiseau, d’une femme, évoque la réalité... son œuvre, tout en convainquant, séduit . » D urant leur séjour à Rom e, les am ants com m encèrent à enregistrer leurs entretiens au magnétophone. Avec le sérieux qu’elle apportait à la rédaction de chacun de ses ouvrages, le Castor situa le sujet dès la première page :190 190. Catalogue de l’exposition de peintures et gravures d’Hclènc de Beauvoir, Palais des Arts et de la culture (avril-mai 1975, Brest).

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L'apothéose

« Vous avez beaucoup parlé de p o litiq u e... on va parler du côté littéraire et philosophique de votre œuvre . » Sartre semblait las, À la seconde réplique, il ne put masquer son désarroi, la profondeur de sa tristesse : « A ujourd’hui, rien ne m ’intéresse, mais ça m ’a intéressé suffisam m ent pendant beaucoup d ’années pour que je veuille en parler . » Les questions, variées, se bousculaient. Le Castor désirait dévoiler aux lecteurs l’évolution du jeune JeanPaul qui voulait être à la fois « Spinoza et Stendhal'91 ». Sartre confia au magnétophone son apprentissage de l’écriture et son entrée dans le métier d ’écrivain. Ce qui au rait pu être la deuxième partie des M ots ap p araissait là, fragm enté, sous une forme orale, dépouillée, mais vivante. Déjà en 1972, Simone lui avait prouvé la force de ses questions lors de l’occupation du foyer du PlessisR obinson. Cette fois encore, elle le surprenait, le harcelait, rebondissait sur ses réponses, l’invitant à raco n ter aussi bien q u ’à réfléchir. Les anecdotes apparaissaient aussi nombreuses que dans Les Mots. L’orgueil, les voyages, l’argent, la nourriture remplissaient les pages des entretiens et donnaient de Sartre une image inattendue, et humaine. Il s’avouait également conscient d’être un génie, allant jusqu’à expliquer la distance entre le génie et l’intelligence... Le C astor l’interrogea sur sa relation avec son corps et sa laideur :1923 191. La Cérémonie des adieux, suivi des Entretiens avec Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, p. 165. 192. Ibidem, p. 165. 193. Ibidem , p. 166.

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Les A m a n t s Je IJ l i b e r t é

« La laideur m’a été découverte par les femmes . » Au magnétophone, il confia sa préférence pour les belles femmes : « Parce qu’un homme laid et une femme laide, le résultat est vraiment un peu trop... un peu trop remarqué... Alors je voulais une espece d’équilibre, moi représentant la laideur, et la femme représentant sinon la beauté, du moins le charme et la joliesse . » La philosophie, la politique, la vie privée, tout y passait, offrant ainsi au lecteur des pages vivantes, passionnantes sur le petit homm e. À la fin, ils évoquèrent la question de Dieu. Sartre réitéra sa profession d ’athéisme, expliquant que « la première des désaliénations de l’homme, c’est d ’abord de ne pas croire en Dieu ». Ces propos sur Dieu prenaient tout leur sens à un moment où Sartre, fatigué et vieilli, avait pris l’habitude de discuter religion avec Pierre Victor, lui-même influencé à cette époque par l’étude du Talmud. Le militant marxiste et maoïste devenait peu à peu un adepte de la Thora. Dans ses valises, en rentrant de Rome, le Castor rapportait une série de bandes magnétiques et l’histoire de leur vie. Elle se sentait soulagée. Ces dialogues, elle les avait suggérés parce qu’elle était consciente que son vieux compagnon ne pourrait plus jamais reprendre la plume. Ils se disaient ainsi adieu, à travers les mots. Ces propos de Sartre furent publiés en 1981, un an après sa m ort. Le C astor put ainsi apporter une réponse aux entretiens que Pierre Victor avait publié dans Le N ouvel O bservateur en avril 1980 et dans 19456 194. La Cérémonie des adieux, suivi des Entretiens avec Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, p. p. 166. 195. Ibidem, p. 395. 196. Ibidem, p. 396.

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L ’a p o t h é o s e

lesquels le secrétaire de Sartre évoquait l’adhésion du philosophe à une sorte de messianisme, ce qui révolta à juste titre tous ceux qui l’avaient connu. La nouvelle tom ba pendant qu’ils étaient encore à Rome. L’été 1971 s’achevait. Le standardiste de l’hôtel é ta it subm ergé p ar les messages. Les journalistes appelaient du m onde entier : l’un des plus grands scandales du siècle venait d ’éclater en France. Dans les kiosques, le numéro du Nouvel Observateur fut épuisé en quelques heures. Le titre de la couverture se détachait en lettres de feu sur fond noir : « La liste des 343 femmes qui ont osé déclarer “j’ai avorté.” » E ncadrés en prem ière page du m agazine, les 343 noms se succédaient par ordre alphabétique. Les colonnes étaient impressionnantes. Auprès d’inconnues, des femmes célèbres déclaraient avoir accompli cet acte jugé criminel par la loi qui était alors en vigueur : parmi elles, Simone et Hélène de Beauvoir^ Catherine Deneuve, Régine D esforges, Françoise Sagan, Agnès Varda, Delphine Seyrig donnaient à ce manifeste une dimension dram atique et un retentissement inouï. Allait-on arrêter les criminelles ? Cela signifiait poursuivre en justice les femmes les plus en vue du pays. Les autorités ne risquaient-elles pas dès lors de se ridiculiser ? À Paris, quelques femmes furent inquiétées p a r la police. A ussitôt, Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir protestèrent. On les laissa vite en paix. Il s’agissait d’un énorme scandale : pour la première fois dans le siècle, les femmes osaient s’élever contre le pouvoir masculin qui décidait à leur place de leur vie. Les radios, les télévisions diffusaient à chaque heure un flash d ’inform ation. Les journaux publiaient des réactions outragées. 269

Les A m j n t s Je lu l i b e r t é

Dès son retour à Paris, Simone avait retrouvé ses filles. - C’est le plus grand scandale depuis le Manifeste des 121 ! s’exclama Anne. Simone lui sourit, amusée par son enthousiasme. - Et même depuis la publication du D euxièm e Sexe ! renchérit Delphine Seyrig. Toutes éclatèrent de rire. Également signataire, je me souviens d’avoir fait remarquer que cette gloire avait son revers. Les insultes fusaient de partout. Les familles de certaines femmes du mouvement ne leur adressaient plus la parole. - Rien d’étonnant à cela, répondit Simone. Mais le résultat en valait la peine. Voyez ce à quoi nous sommes parvenues. Le mot « avortement » était proscrit du vocabulaire. Les Français n’osaient pas le prononcer À présent, il est dans toutes les bouches, l’objet de toutes les conversations. Avec sa modestie coutumière, le Castor n’ajoutait pas qu’elle avait été la première à évoquer cette question dans Le Deuxième Sexe. Ces coups bas en provenance de la part la plus réactionnaire de la France lui étaient familiers pour les avoir déjà subis. Cette fois, c’était très différent parce qu’elle n’était plus la seule à se battre. À La Coupole, Sartre et le Castor mesurèrent l’effet du manifeste : tandis qu’ils longeaient les tables, les convives se retournaient sur leur passage. Ils avançaient vers leur table d’un pas mesuré. Eux qui avaient osé faire éclater les tabous et les hypocrisies de la société française semblaient presque frêles. Et pourtant, tous ceux qui les regardaient passer ressentaient cette royauté de l’esprit dont Voltaire disait déjà qu’elle était la seule qui vaille. Pour fêter cela, ils commandèrent un kir royal. Le garçon apporta les flûtes : 270

L'apothioif

- M on petit Castor, buvons à votre santé et à celle de vos filles ! Vous avez réussi, d ’abord seule en 1949, et a u jo u rd ’hui avec vos jeunes am ies, à changer la société française. En un demi-siècle, vous y serez parvenue plus que n’importe qui d ’autre ! Ils trin q u èren t et Sartre ajouta d ’une voix où passait une profonde ém otion les mots qu’elle avait désiré plus que tout entendre : - J e suis fier de vous... Simone rougit de bonheur. Elle avait eu raison de se battre et de surmonter les épreuves du scandale. Rêver de changer le monde, c’était bien. Accomplir ses rêves, c’était mieux. C ’est ce qu’elle était en train de faire. - Vous n ’allez pas vous arrêter là, j’imagine ? - Bien sûr que non ! Nous allons nous battre jusqu’à ce que la loi soit changée en France. Cela nous prendra peut-être des années, mais nous ne bâcherons pas prise. - J e reconnais bien votre pugnacité ! Vous êtes bien mon Castor ! Mains dans les mains, ils riaient. Simone s’attendrit. Sartre était moins vif qu’autrefois et peinait sous l’effort de certains mouvements. Sa vue baissait et il n’en était que trop conscient. Mais, pour le reste, il était toujours le même, pugnace et prêt à se battre au nom de la liberté. Il y avait encore tant à faire : - Dimanche, je vais discuter avec les filles d ’une manifestation que nous organiserons à la rentrée... Sartre sourit : - Qui prétendait que nous ne sommes plus dans le coup ? Castor, je vous le dis, nous n’avons pas fini d ’étonner le monde ! Sartre avait toujours défendu les causes qui lui paraissaient aller dans le sens de son engagement, au 271

Les A m a n t s de h l i b e r t é

risque de se trom per parfois. À une époque où l’Occident n’avait pas encore pris conscience du rôle des services soviétiques dans la m anipulation des groupes terroristes, Sartre répondait à tous les appels. Celui du groupe Baader-Meinhof fut le plus connu. Pendant l’été 1972, les terroristes allem ands furent arretés. Le procès donna lieu à des récusations répétées des avocats, considérés com m e tro p proches des terroristes. En 1974, plusieurs détenus entamèrent une grève de la faim, pour protester contre les conditions de leur détention. L’un deux, H olger M eins, m ourut à la prison de Wittlich le 9 novembre 1974 . Afin de protester contre des tortures invisibles et sans traces qu’auraient subies les condamnés, Sartre se rendit à Stuttgart le 4 décembre 1974 pour s’entretenir, dans sa prison, avec Andréas Baader. Accompagné de Daniel Cohn-Bendit, il tint une conférence de presse, dem andant aux intellectuels allemands de soutenir les prisonniers politiques de leur pays. Il ne fut guère entendu. La presse internationale le critiqua violemment. Il n ’en avait que faire. Il avait soutenu les prisonniers politiques français, Jean-Pierre Le Dantec, Michel Le Bris et Alain Geismar. Il avait réussi, avec l’aide d ’autres intellectuels, à am éliorer leurs conditions de détention. Ce n’était pas une cause im populaire qui allait arrêter le philosophe, habitué depuis si longtem ps aux insultes et aux railleries. Il marchait une fois encore sur les traces de Voltaire. Sartre évoqua la C onvention européenne des D roits de l’Homme à une époque où la justice européenne n ’en était qu’à ses premiers balbutiements.197

197. Le Terrorisme, Jean Servier, PUF Que Sais-je ?, pp. 71-72.

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L'apothéose

À Paris le Castor s’activait sur tous les fronts. Sartre la sollicitait beaucoup et les actions du MLF s’intensifiaient. Les papiers s’accumulaient sur son bureau. Ses filles lui envoyaient les articles pour le numéro spécial des Temps Modernes qu’elles préparaient. Les réunions du dim anche avaient repris leur cours. Certaines donnaient lieu à de vives discussions. Elle pouvait constater l’évolution foudroyante des mentalités à laquelle elle avait servi de déclencheur, pour le meilleur et pour le moins bon. Car elle n’était pas toujours d’accord avec ce qui se développait sur fond de revendications féministes. Ainsi, par exemple, un nouveau courant littéraire se dessinait, composé de jeunes auteurs, comme Annie Leclerc, qui faisait l’éloge du corps féminin, de la m aternité et de la lactation. Simone, qui avait refusé d ’avoir des enfants, considérait que ces sujets cantonnaient les femmes au foyer et allaient à contresens de son engagement. Elle refusait de les publier; Heureusement, d ’autres articles la séduisaient par leur insolence et leur ton corrosif. Elle accepta même d ’éditer des poèmes dans la revue, elle qui n’était guère sensible à ce genre littéraire. Les articles étaient prêts. C’était décide : le numéro des Temps Modernes s’intitulerait « Perturbation ma sœur, les femmes s’entêtent ». Une des filles, Marie-Jo, pétillante et courageuse, osa lui poser la question qui brûlait les lèvres à toutes : - Avez-vous prévu un éditorial ? - Bien entendu ! J ’ai l’intention de m’attaquer au vocabulaire de la langue française. Celui-ci n’est pas neutre. Je dénoncerai son utilisation à des fins sexistes. Je tiens beaucoup à égratigner cette forteresse phallocrate. 273

Les A m a n t s de la l i b e r t é

Les filles approuvèrent. Il y avait en effet énorm ém ent à dire. M arie-Jo, enhardie, aborda une nouvelle question, encore plus brûlante : - Il y a aussi un sujet qui nous tient beaucoup à cœur. Un sujet que vous n ’évoquez pas. Il serait peutêtre temps d ’en parler dans ce numéro. Le regard de Simone se durcit, son ton se fit sec : - À quoi pensez-vous exactement ? - Si l’on vous dem andait si vous avez déjà eu une relation homosexuelle, seriez-vous prête à répondre ? La voix du Castor était émue quand elle dit : - Pourquoi devrais-je répondre à une question pareille ? - Parce que l’homosexualité féminine est beaucoup moins acceptée encore que l’homosexualité masculine. Si vous vous disiez ouvertement bisexuelle, cela contribuerait à faire admettre la possibilité d’un amour féminin. Le visage de Simone s’em pourpra et elle se fit plus catégorique : - J e ne vois pas comment je pourrais faire ce genre de déclaration puisque je n ’ai jam ais eu de relation intim e avec une femme. N otez que je n ’y suis pas opposée, naturellement, mais cela ne me concerne pas. Assises autour d ’elle, les filles baissèrent les yeux. Connaîtraient-elles un jour la vérité ? La réunion du dimanche se poursuivit sans enthousiasme. Le Castor semblait soudain très lasse. Les filles la quittèrent à l’heure habituelle. La porte claqua en douceur sur son dernier tabou. Les lettres dévoilant sa bisexualité ne furent publiées que quinze ans plus tard. •

À Lisbonne, la Révolution des œillets conduite par les militaires renversa la dictature héritée du régime de Salazar. Simone fit le voyage avec Sartre au Portugal où l’on célébrait la fin d’une dictature qui avait duré 274

i'jpothéose

q u aran te-h u it ans. Elle n ’y était pas revenue depuis trente ans, depuis que Poupette et Lionel l’y avaient accueillie, juste après la guerre. Le pays s’était encore appauvri. Les livres de Simone étaient interdits. Blessée en Italie en se défendant contre des voleurs qui lui avaient arraché son sac à main, Simone avait un bras dans le plâtre. Elle se rendit à l’hôpital de Lisbonne pour se le faire ôter et découvrit a u to u r d ’elle des femmes battues par leur m ari qui souffraient de contusions multiples. Sartre s’entretint avec de nom breux intellectuels portugais assoiffés de liberté, heureux de se sentir encore vivants dans cette Europe divisée par la guerre froide. Le Castor, quant à elle, mesurait une fois de plus le long chem in à parcourir pour libérer les femmes d ’autres pays que le sien. •

À l’occasion de son soixante-dixième anniversaire, le 21 juin 1975, Sartre accorda à Michel C ontât une interview qui fut publiée dans Le N ouvel Observateur. Q uinze ans avant la chute du com m unism e, le philosophe y prenait ses distances avec le marxisme. Le projet de série télévisée dans lequel il devait raconter l’histoire du XXf siècle échoua. Sartre déclara, au cours d ’une conférence de presse, que l’on avait voulu l’empêcher de donner au public une vision non conformiste de l’histoire. En France pourtant, la situation évoluait. Simone Veil avait réussi, au prix d ’un com bat solitaire face à des députés hostiles et parfois indécents, à faire voter la loi dép én alisan t l’avortem ent, lors du débat à l ’A ssem blée n atio n ale. Les filles du m ouvem ent n ’avaient pu obtenir de place dans les rangées réservées au public. Elles qui luttaient depuis des années pour 275

Les A m a n t s Je la l i b e r t é

que cessent ces huit cent mille avortements clandestins par an dans notre pays, furent empêchées d’apporter un soutien m oral à cette femme qui, elle non plus, n’avait jamais eu peur des combats. Simone ouvrit le magazine en trem blant. Devant elle défilaient des photographies de femmes jeunes et nues. Elle n ’y prêta aucune attention. Ce n’était pas pour contempler ces créatures qu’elle avait demande à un ami d ’acheter Playboy. Entre deux clichés déshabillés, elle découvrit, sur plusieurs pages, l’article qu’elle cherchait. Elle faillit s’évanouir. C’était pire que ce qu’elle avait imaginé. Dix ans après la publication de La Force des choses, Nelson Algren donnait sa version de leur aventure commune. Ses termes respiraient la rancœur et la haine. Pour aguicher le lecteur, un dessin représentait le visage de Simone planté sur le corps d’un chameau. Elle ne put retenir les larmes qui coulaient de ses yeux. On sonna. C’était l’heure pour les filles du mouvement de se retrouver chez elle pour leur réunion dominicale. D ’un bond, Simone saisit son mouchoir, se frotta les yeux et glissa le mensuel sous la pile des manuscrits. - Asseyez-vous, voyons ! Simone s’adressait à moi avec une gentillesse presque excessive. Était-ce le souvenir de cette scène gênante au cours de laquelle j’avais trop ouvertement montré que je ne désirais pas entrer dans le sérail ? Je me trouvais chez elle, envoyée par le groupe. L’Académie du N obel proposait la candidature de Simone. Peu désireux d ’essuyer une nouvelle rebuffade, les honorables membres du Jury désiraient savoir si elle avait sur la question les mêmes idées que Sartre. 276

L'apothéose

- Vous le ne le refuserez pas, n’est-ce pas ? - M ais je n ’ai aucune intention de le refuser ! - Vous nous le prom ettez ? Après s’être battue pour changer la condition des femmes en France, il n’était pas question de refuser un p rix qui d o n n erait un énorm e retentissem ent international à leur Mouvement si elle le recevait. « Les filles » ne cachaient pas leur enthousiasme. - Quelle fête, nous ferons, si cela arrive ! Simone sourit devant mon enthousiasm e et ma jeunesse. Q uel chem in p arcouru depuis le mois de novembre 1964 où Sartre avait refusé le prix ! À présent, on le lui proposait à elle. M oi aussi, je ne pouvais m ’empêcher de l’observer. En cinq ans, depuis le début du MLF, la grande dame avait minci. Son regard semblait plus gai. Ses jupes avaient été remisées au placard, pour faire place à des pantalons élégants et bien coupés qui allongeaient sa silhouette. Le prix N obel était la seule consécration qui lui m anquât. De toutes les femmes du siècle, elle avait été la plus insultée, la plus tournée en dérision pour avoir eu le courage de dénoncer les injustices qui prévalaient dans son pays. Elle é tait aussi la Française la plus connue, la plus saluée dans le monde entier pour son courage et sa détermination dans la lutte pour la défense des d ro its de l’hom m e et de de la femme. Cette récompense me semblait justifiée au plus haut point. Je m ’avançai vers la sortie et lui murm urai : - Bonne chance, Simone ! Elle referma la porte en silence. Il ne restait plus qu’à attendre. La nouvelle tom ba le lendem ain m atin. Le prix Nobel de littérature était décerné à un Italien, Eugenio M o n tale. Selon la rum eur, l’année 1975 ayant été 277

Les A m a n t s Je h l i b e r t é

décrétée année internationale de la femme par l’ONU, les jurés avaient préféré ne pas lui remettre le prix « pour ne pas faire double emploi ». Simone de Beauvoir s’éteignit onze ans plus tard sans jamais avoir reçu la distinction. De fait, aucune femme ne reçut cet honneur entre 1975 et 1986. Seuls des hommes eurent le droit de gravir les marches de l’estrade de Stockholm. Très peu de femmes, une dizaine tout au plus, en un siècle, reçurent ce prix. Que penser en effet de Colette qui, approchant des dernières heures de sa vie, apprit que le prix Nobel de littérature venait d’être décerné à un écrivain français, au grand étonnement de ses pairs et de ses concitoyens ? Le premier geste de l’heureux élu, François M auriac, fut de traverser le jour même les jardins du Palais-Royal et de présenter ses excuses, par une visite de courtoisie, à la grande Colette. Il lui déclara qu’elle le m éritait mieux que lui. Elle eut la force de l’accueillir avec élégance. Avec ses chats. Au m om ent même où le N obel échappait à Simone, une autre femme s’imposait dans la littérature française. Belge, issue d’une famille aristocratique, initiée par son père aux études helléniques et rom aines, Marguerite Yourcenar avait entrepris la rédaction d’une œuvre d ’inspiration très classique. Les M ém oires d ’Hadrien, dont le style fut unanimement acclamé, ne pouvaient effrayer les critiques par son contenu. À côté du Deuxième Sexe et des autres déclarations féministes de Simone, l’œuvre de M arguerite ne pouvait que rassurer le monde français le plus traditionnel. •

Pendant ce temps, la santé de Sartre déclinait. Lui qui, sa vie durant, avait clamé son hostilité à la bourgeoisie et son mépris des honneurs et des 278

L'apotbéoie

institutions, accepta, le 26 juin 1979, de se rendre à l’Élysée avec A ndré G lucksm ann et Raym ond Aron pour demander au chef de l’État d’aider les boat people vietnamiens fuyant le régime communiste. Aux journaux télévisés de 20 heures, les Français découvrirent un Sartre vieilli, avançant avec peine, soutenu par le jeune philosophe. Comment avait-il pu accepter de franchir la Seine et de se rendre dans l’un des sym boles honnis du pouvoir de la rive droite ? Devait-on y voir une réconciliation, un affaiblissement de ses capacités critiques ? Ou l’influence de la nouvelle génération qui l’entourait ? Sartre et Aron. Toute la France observa ces deux géants, anciens normaliens, avancer à pas lents, un peu perdus, sur le perron de l’Élysée. Leur attachement aux valeurs des droits de l’homme leur donnait enfin l’occasion de se réconcilier après des années de polémiques. Q uelqu’un m anquait sur la photo : le Castor. Le m onde des philosophes n ’appartenait-il q u ’aux hommes ? Il s’en fallait encore de beaucoup pour que les droits de l’hom m e soient aussi ceux de la femme. •

Les mois s’écoulaient. Sartre devenait de plus en plus vulnérable. Sa santé déclinait très vite. Il était aveugle, m alade, épuisé. Les heures passées avec son secrétaire à philosopher sur la condition hum aine le réco n fo rtaien t. En com pagnie de Pierre Victor, il se sentait encore vivant. Le jeune homme proposa à Sartre de publier des entretiens dans Le N ouvel Observateur. Un précédent essai avait déjà déclenché la fureur du Castor qui avait fait capoter le projet. Pierre Victor réussit à convaincre son m aître de l’empêcher de juger de l’intérêt du texte avant sa publication. Autrement dit, de la court-circuiter. 279

Les A m a n t s de la l i b e r t é

Un chassé-croisc discret eut lieu entre le journal, Sartre et l’équipe des Temps Modernes. Quelques mois auparavant, de retour d ’Israël où il l’avait emmené rencontrer des intellectuels israéliens et palestiniens, Victor avait déjà tenté de faire publier dans le journal un papier signé de Sartre et de lui. Mais l’article avait été jugé mauvais et ne fut pas imprimé. L’ancien maoïste s’en offusqua. Habitué à donner des ordres sans discussion dans les groupes gauchistes, il avait violemment réagi. Simone s’en était émue et le raconta : « Bientôt, à une réunion qui eut lieu chez moi, il y eut une violente altercation entre Victor, Pouillon et H orst, à propos de l’article que ceux-ci trouvaient détestable ; Victor les insulta, déclara par la suite que nous étions tous des morts, et ne remit plus les pieds 198 aux réunions. » Sartre insista auprès de la rédaction de l’hebdom adaire et les entretiens p aru ren t, à la consternation générale. Le vieux philosophe reniait sa philosophie de la liberté et dissertait à propos d ’un vague messianisme qui lui ressem blait peu. V ictor com m ettait en outre un véritable sacrilège en se perm ettant de tutoyer celui qui vouvoyait tous ses intimes, y com pris le Castor. V oulait-il donner l’impression qu’il avait réussi à imposer sa voix dans l’engagement intellectuel du couple ? Les lecteurs découvrirent ces entretiens avec stupéfaction. Peu de gens étaient au courant de l’état de santé du philosophe. Étaient-ce vraiment là ses nouvelles convictions ? De toutes parts, les critiques affluaient.198 198. La Cérémonie des adieux, suivi des Entretiens avec Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, p. p. 140.

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L'jpoihéoit

Les filles du mouvement ne cachaient pas leur colère, surtout celles qui avaient milité sous son autorité. Chez elle, entourée de ses proches, Simone ne retenait plus ses larmes. Son compagnon venait de se trahir irrémédiablement en acceptant de dialoguer sur les obscurités et les mystères de la religion ! Il anéantissait en un seul article toute une vie de combats et d’écriture pour la cause de la liberté. Elle le lui fit savoir vertement. Sartre se sentit accablé, perdu. Pour la première fois de leur vie, le Castor le désavouait. Les amants se retrouveraient-ils ?

Chapitre VII

Le d e r n i e r b a i s e r

n aurait dit que Pierre Victor avait choisi son moment pour inciter Sartre à se renier. Un peu à la manière de ces prélats insidieux qui hantent le chevet des riches mourants dont l’athéisme a défrayé la chronique leur vie durant, dans l’espoir tenace d ’ctre celui qui leur fera abjurer, au seuil de la mort, tout ce qui a fait le sel et la valeur de leur existence. Être celui qui, au bord du tombeau, aurait conduit Sartre à convenir avec Malraux que le XXIe siècle serait spirituel ou ne serait pas, quel titre de gloire ! De quoi hérisser tous ceux qui connaissaient le philosophe et mesuraient ainsi combien la vieillesse pouvait conduire la pensée la plus brillante, l’esprit le plus indépendant qui soient à déchoir. Pierre Victor avait ses

O

raisons. Mais qui se souvient aujourd’hui de lui ? Le téléphone sonna dans la grande m aison de Trebiano où Hélène et Lionel prenaient quelques jours de vacances. Le printemps italien était radieux. Simone lut à Hélène l’essentiel de ces entretiens parus dans la presse du jour. L’incrédulité et le chagrin étaient partout à leur comble. Il semblait que Sartre se soit enterré luimême avant l’heure : - Quelle infâme trahison ! soupira Hélène comme tous ceux qui apprenaient la nouvelle. 283

Les A m i n t s de h l i b e r t é

Ils étaient tout juste de retour à Goxwiller quand le téléphone sonna à nouveau. Hélène reconnut à peine la voix de sa sœur, altérée par l’angoisse : - Sartre a été hospitalisé. Viens, cette fois, c’est la fin. Simone semblait désemparée. Comme un oiseau de malheur, Pierre Victor semblait avoir sonné le glas de tous les espoirs. Ce serait trop horrible que Sartre disparaisse ainsi, sans avoir pu corriger les effets désastreux de sa dernière publication. Hélène prit le premier train. Fidèle parmi les fidèles, sa présence serait un réconfort pour Simone. Encore n ’im aginait-elle pas ce qui l’atten d ait, car elle ne connaissait plus les règles du jeu de l’entourage des deux amants. Depuis trop longtemps, elle accompagnait son m ari dans ses fonctions culturelles à Vienne, Belgrade, M ilan, puis à S trasbourg au Conseil de l’Europe. Ces dernières années, ses rendez-vous avec Simone s’étaient résumés à de trop rares tête-à-tête qui ne l’avaient pas éclairée. Sartre hospitalisé, le clan beauvoirien se renforçait. Avec Hélène à ses côtés, Simone avait l’assurance de disposer d’une présence bienveillante. Hélène s’installa chez moi : - Ce n ’est que l’affaire de quelques jours. Elle devait rester plus de six semaines. Dans cette ambiance de bataille rangée, l’entourage de Sartre avait éclaté et ne se ressouderait plus jamais. Deux clans s’affrontaient : les anciens et les modernes, la génération des Temps Modernes et celle de l’aprèsguerre. Il ne restait plus au C astor q u ’à com pter ses soutiens et à regrouper ses forces. Pouillon, Lanzmann, Bost, et bien sûr, Sylvie, formaient le dernier carré. La difficulté était réelle. Com m ent organiser un relais au chevet du malade, lorsque les proches ne se 284

Le d e r n i e r b a i s e r

p arlen t p ratiquem ent plus ? Du point de vue légal, Simone n ’avait aucune existence, aucune légitimité, alors q u ’Arlette, de l’autre clan, était devenue la fille adoptive de Sartre. Seule la notoriété du C astor lui perm ettait d ’accéder sans encombre à la cham bre de Sartre. Son cœur se serrait quand elle traversait l’hôpital, fragilisée par l’âge et par l’appréhension. Qui allait-elle croiser ? Cette perspective l’affaiblissait. Hélène s’en inquiétait. Simone rentrait le soir à la maison, épuisée, à bout de nerfs, et s’effondrait de chagrin. La peur de voir son compagnon partir avant elle l’avait hantée toute sa vie. Plusieurs passages de ses mémoires en témoignent. Avait-elle imaginé qu’elle serait privée de sa présence, de l’affection et du respect des siens ? Certains membres de la génération de 1968 s’appropriaient Sartre et rejetaient Simone. Lorsqu’il dirigeait les groupes maoïstes, Pierre Victor en particulier s’était fait remarquer par son apparente misogynie. Je me souviens d’avoir expliqué à Hélène que nous n’avions pas quitté les groupes maoïstes pour rien. Leur arrogance et leur mépris à l’égard des femmes étaient insupportables. Les deux sœurs évoquaient souvent cette question. Le Castor connaissait bien chacune des lignes qu’elle avait écrites à la Bibliothèque nationale sur la condition des femmes. Tout était vrai et déjà annoncé. Elle gardait cependant des atouts solides : Sylvie Le Bon, son plus fidèle soutien, et ses « filles ». Elles avaient été parmi les premières à protester contre la publication de ces articles qu’elles avaient ressentie comme une trahison. Elles avaient écrit, téléphoné au Nouvel Observateur, rien n’y avait fait. A ux yeux des féministes, Arlette ne figurait pas parmi les militantes. Si Sartre avait apporté son soutien financier en de nombreuses occasions, sa « fille » n’avait jam ais participé aux actions décisives. Les relations 285

Les A m j n l s Je h l i b e r t é

étaient plus faciles avec Michelle Vian. Active dans le M ouvement, elle resta toujours d ’une grande loyauté à l’égard de la cause. Elle évitait sim plem ent de participer aux réunions du dim anche chez sa rivale. Une seule fois, elle se rendit rue Schoclcher. Simone ne desserra pas les dents. M ichelle essaya en vain de la décrisper à force de sourire et d ’humour. Delphine Seyrig, comme d’autres féministes, avait appris l’hospitalisation de Sartre. Mais la consigne était formelle : rien ne devait paraître dans la presse. Certains journaux, bien inform és, com me Le M onde et Libération, respectèrent ce pacte. La rum eur circulait, mais le vieil homme inspirait le respect. La chambre était surchauffée. Rien d ’étonnant à ce que Sartre se fût senti mal le matin même. Cela faisait des heures et des heures que le Castor était à son chevet. A utour d’eux, on m urm urait, on s’agitait, sans oser la déloger. Sa m ain posée sur la sienne dans ce geste apaisant qui leur était si familier, elle veillait. S’il ouvrait les yeux, elle serait là. Il fallait q u’elle fût là. Ce soir, il lui était encore plus difficile que les autres jours de se résoudre à le laisser pour la nuit. Son sommeil était agité, il respirait difficilement. Impuissante, elle bandait toutes les forces de son esprit pour ne pas se laisser aller au cataclysme qui les guettait tous les deux. Il était perdu et elle le savait. Q uand l’épuisement la gagna et qu’elle se sentit vaciller, elle regarda sa montre. Bientôt celle-ci n’indiquerait plus les heures qui la séparaient de son prochain rendezvous avec Sartre. Depuis des décennies, son obsession de l’heure n’était-elle pas une façon discrète de lui exprimer son amour ? Toute leur vie, toute leur pensée, tous leurs actes avaient été réglés sur l’heure de leur prochain rendez286

Le d e r n i e r b a i s e r

vous. Il y avait ce qui se passait avant de retrouver Sartre et ce qui se passerait après avoir vu Simone. En cela, ils avaient été un couple, bien davantage que nombre de couples légitimes. Le temps avait toujours été son allié. Le temps qui avait légitimé leur union face à l’éternité, à défaut d ’y parvenir aux yeux des hommes. Au demeurant, elle n ’avait pas dit son dernier mot à ce sujet. Doucement, elle mit son manteau et posa un baiser sur cette main tant aimée qui n ’avait plus la force de la retenir. Vite, partir avant de voir Arlette s’emparer du fauteuil au chevet du lit, prendre sa place auprès de Sartre. Un silence feutré régnait dans l’appartement. Même les objets semblaient attendre des nouvelles. Chacun d’eux lui rappelait un moment avec Sartre. Le téléphone sonna et elle décrocha aussitôt. Sartre s’était éteint peu après qu’elle fut partie. Simone n ’aurait donc pas été celle qui lui fermerait les yeux. Si elle voulait repartir à l’hôpital le veiller avec ses amis, elle n ’avait que le temps de se préparer. Une nuit entière, une nuit interminable s’étendait devant elle. Ce serait la dernière nuit des deux amants. •

À Paris, il pleuvait. Longtemps avant le départ du cortège, la foule arriva, p ar groupes. Des anciens de 68, mais aussi des ouvriers, des hommes, des femmes de toutes conditions avec parfois des enfants dans les b ras, se cô to y aien t dans le désordre des grands événements. Certains se reconnaissaient et se saluaient : ils ne s’étaient pas revus depuis des années. Loin de cette foule qui envahissait les trottoirs devant l’hôpital Broussais, Simone était déjà arrivée. À ses côtés, Lanzm ann, Sylvie et l’équipe des Temps M odernes veillaient. Ils étaient tous là, faisant bloc au to u r d ’elle. Simone en avait bien besoin. 287

Les A m j n t s Je h l i b e r t é

Dans la salle anonyme et froide de l’hôpital, ceux qui avaient essayé de la séparer de son compagnon allaient et venaient nerveusement. Étaient-ils jaloux de cet amour qui, par-delà les nuages et les tempêtes, avait duré plus de cinquante ans ? Arlette et Pierre Victor faisaient face aux vieux amis de Simone et de Sartre, prêts à en découdre. Hélène arriva à son tour, embrassa sa sœur, mais décida de ne pas saluer Pierre Victor. Les blessures étaient trop récentes. Les articles publiés dans Le Nouvel Observateur ne dataient que du mois précédent. Un mois seulement, depuis que Sartre s’était renié ! Ceux qui l’avaient poussé à cette sorte de suicide intellectuel étaient là, devant son cercueil, sûrs de leur bon droit et de leur supériorité. Hélène se souvenait du jeune homme si laid et si séduisant avec qui elle avait passé un après-midi à la place de sa sœur. Comment ces jeunes gens si arrogants auraient-ils pu avoir la moindre idée de ce que Sartre avait partagé avec ses vieux amis ? Cette génération qui prétendait faire table rase du passé avait bien failli tirer un trait sur le génie de Sartre en le révélant faible, soumis à son influence, prêt à toutes les com prom issions. Par quel m iracle pouvaient-ils tous se côtoyer sans heurts autour de son cercueil ? La salle, heureusement était grande. Simone n’en avait pas fini avec les chagrins. Sur le plan légal, elle ne pouvait prétendre à rien. Le Castor n’avait pas été son épouse, et Sartre n’avait laissé aucun testam ent. Son unique héritière était A rlette. L’enterrem ent avait été négocié entre elle et Claude Lanzmann. À plusieurs reprises cependant, Simone avait été sollicitée. On l’appelait du plus haut niveau de l’État : accepterait-elle que le président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, aille se recueillir à l’hôpital Broussais, devant la dépouille du penseur ? 288

Le d e r n i e r l u i s e r

- Non ! répondit Simone, avec sa franchise coutumière. Ce n’est pas elle qui trahirait Sartre en réclamant pour lui des honneurs qu’il aurait refusés avec la dernière énergie. M ais le lendemain, après avoir veillé Sartre toute la nuit, il lui fallut bien prendre quelques heures de repos. Q uand elle retourna à l’hôpital - les infirmières, très émues, étaient en ébullition, couraient, chuchotaient, téléphonaient. Finalement, le président était venu se recueillir ! Qui lui en avait donné l’autorisation ? Simone était furieuse. Sartre avait, toute sa vie, détesté les titres, les semblants, les honneurs. S’il avait refusé le prix Nobel, ce n’était pas pour recevoir la visite dans sa dernière heure d ’un hom m e d ’É tat q u ’il n ’admirait pas. Comment avait-on osé passer outre son refus ? Les deux sœurs s’interrogeaient. Le soir précédant l’enterrement, une petite réunion se tint chez Simone à laquelle je participai. En apparence, elle semblait calme, comme assommée. À sa droite, sur le sofa, s’empilaient des télégrammes qu’elle effleurait du bout des doigts, mais qu’elle ne lisait pas. Seul lui im p o rtait le déroulem ent de la terrible épreuve du lendem ain. Il lui faudrait beaucoup de force et de concentration pour affronter les milliers de regards, la foule, l’animosité de certains proches de Sartre, tout ce qui symbolisait leur vie depuis le début. Pour la première fois, ils étaient séparés sans remède. Jusque-là, il y avait toujours eu un lien ténu mais constant entre eux. Une correspondance assidue de cinquante et une années, une façon de s’enquérir des nouvelles de l’autre, des rendezvous que rien ni personne ne parvenaient à leur faire manquer. Pour la première fois, Sartre lui manquait. Ce dernier adieu serait public. Un supplice pour quelqu’un d ’aussi pudique et réservé que le Castor. 289

Les A r n j n t s Je I j l i b e r t é

- Comment sera le service d’ordre ? demanda Hélène. - Il n’y en aura pas, je n’ai pas voulu de présence policière, répondit Simone d’une voix ferme. Je me souviens de lui avoir proposé que les filles du MLF se tiennent des deux côtés du corbillard. Elle accepta d’un petit signe de tête. L’effervescence des radios et des télévisions, des appels téléphoniques, des sonneries et des facteurs ne s’était pas apaisée. Avec Hélène, nous avons quitté l’appartement à la nuit tombée. Nous étions pleines d’appréhension. •

Entourée de Lanzm ann, de Sylvie et d ’Hélène, Simone put voir une dernière fois son com pagnon de toujours. La volonté de ne pas faiblir devant Arlette la tenait droite comme une lame. Dents serrées, masque figé, elle avait le courage de ces soldats que l’on ampute à vif sur le champ de bataille en leur recom m andant d ’éviter de crier pour ne pas alerter l’ennemi. Dans le recueillement des adieux, l’espace d ’un instant fugitif, tous ceux qui se trouvaient dans la pièce ressentirent la même peine, le même chagrin. Tous, sauf le Castor qui était unie à Sartre par un lien qui demeurait unique dans la mort comme dans la vie. Venait-elle de découvrir que l’absence du petit homme à ses côtés serait aussi manifeste que l’avait été sa présence ? Une part essentielle d’ellemême allait disparaître sous le couvercle du cercueil que des mains expertes scellaient à présent avec cérémonie. Une part essentielle de lui allait survivre dans les moindres faits et gestes, les moindres paroles du Castor. Le corbillard les attendait. Elle s’y assit, toujours aidée de Sylvie et d’Hélène, tandis qu’Arlette y grimpait à son tour. Les deux femmes allaient être assises côte à côte pendant le trajet qui m enait au cim etière 290

Le d e r n i e r b a i s e r

M ontparnasse. Hélène s’installa entre elles, évitant à Simone une souffrance supplémentaire. Lorsque la voiture sortit de l’hôpital, le conducteur freina. Impossible d’avancer. La foule, rassemblée depuis plus d’une heure, voulait saluer Simone. Tous devinaient sa douleur. Beaucoup d’entre eux étaient anéantis. Avec Sartre gisait dans la voiture noire une part de leurs rêves et de leur jeunesse qui s’en allait. Celui qui avait tenté d ’introduire un peu d’humanité et d ’intelligence dans ce siècle n ’était plus. Alors, pour protéger le cortège, des hommes et des femmes formèrent spontanément une chaîne le long des trottoirs. Les « filles » du M ouvem ent form èrent un bloc et se m irent des deux côtés du corbillard. À travers les vitres, Simone pouvait distinguer des visages familiers, des visages qui l’aimaient. La vérité de cette foule qui les avait portés, Sartre et elle, tout au long de ces années de luttes communes. De la voiture, elle regardait sans la voir la foule silencieuse et grave, des lycéens porteurs de roses, les familles avec les enfants perchés sur les épaules de leurs parents : - C ’est exactement l’enterrement que Sartre aurait aimé, dit-elle à Hélène d ’une voix étouffée. O bservant une à une les filles qui les protégeaient des bousculades, elle m urm ura encore : - Comme elles ont l’air fatiguées, elles n’ont pas dû beaucoup dormir. La jeunesse de France, mais aussi d’autres pays accompagnait son « grand homme ». Les militants de 1968 et des années 1970 se tenaient la main, vêtus de jean, de pull-over et de veste de sports. Douze ans auparavant ils arpentaient les rues du Quartier latin, arrachant un à un les pavés du boulevard Saint-Germain et du boulevard Saint-Michel. En ce jour de 1980, cela ne risquait guère de 291

Les A m a n t s de la l i b e r t é

se produire. La police, à la demande de Simone, restait invisible. Deux générations avançaient ainsi du même pas. Celle qui avait eu vingt ans pendant la guerre d’Algérie, et celle qui avait cru changer le monde en mai 68. La foule grandissait. Le corbillard tourna au coin du boulevard M ontparnasse. Il s’approchait à présent du 222, boulevard Raspail, où Sartre avait vécu pendant les années 1968. De son appartem ent perché sur les hauteurs, il apercevait alors chaque jour, les tombes du cimetière M ontparnasse qu’il allait à présent rejoindre. Les dernières années de sa vie, Sartre s’était encore rapproché du cimetière en s’installant boulevard EdgarQuinet, dans un petit appartement, meublé sobrement, comme une cellule de m oine. Il avait passé sa vie d’écrivain de part et d’autre de ce cimetière. La tombe de Baudelaire à qui il avait consacré une biographie serait proche de la sienne. Sartre ne souhaitait pas être enterré au PèreLachaise car il avait toujours clamé son attachem ent à la rive gauche de Paris et son mépris pour la rive droite, qui avait le to rt d ’abriter to u t ce qui sym bolisait le pouvoir et l’argent. De plus, il ne pouvait im aginer reposer aux côtés de son beau-père. Aussi, lorsque Claude Lanzmann et Arlette prirent rendez-vous avec le directeur du cimetière Montparnasse pour rechercher une tombe, celui-ci ne parut pas étonné : « Je savais que Sartre viendrait chez moi ». Le cortège longeait maintenant l’immeuble du café de la Rotonde où Simone et Hélène étaient nées. Tous les regards se po rtèren t ensuite de l’autre côté du 19 199. Sartre, Annie Cohen-Solal, p. 663, d’après le témoignage de Jean Pouillon.

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boulevard du M ontparnasse. Le cortège longeait à présent la Coupole, où Sartre et Simone avaient déjeuné pendant plus de quarante ans. Les garçons étaient tous sortis de la brasserie pour s’aligner le long du trottoir, droits, le visage grave et solennel, les serviettes disposées sur leur bras gauche plié. Aucun ne bougeait. Certains connaissaient Sartre depuis plus de trente ans. S artre aim ait la com pagnie de ces hommes qui parcouraient chaque jour des kilomètres à travers les allées de la brasserie, leurs plateaux à bout de bras, vifs, rapides et respectueux. Et puis n ’incarnait-il pas celui qui luttait avec sa plume, comme Voltaire deux siècles avant lui, contre les injustices et pour le respect de la dignité humaine ? - Us étaient les seuls q u ’il autorisât à l’appeler « M aître », m urm ura Simone pour qui le trajet ressemblait à une lente remontée au fil des souvenirs. Pour ce qui la concernait, la question ne s’était jamais posée. Personne n ’au rait eu l’idée saugrenue de la qualifier de « Maître » et encore moins de « Maîtresse ». Le corbillard avançait au pas. Elle eut le temps de penser encore que le respect n ’a pas de féminin en français lorsqu’il s’adresse à une femme de plume. Chez certains, les modulations étaient infinies entre l’amitié et le dédain. Pour ceux-là, l’appeler Mademoiselle de Beauvoir ou M adam e de Beauvoir n ’avait pas la même signification. D u reste, si quelqu’un se mêlait d ’ouvrir la discussion p a r un « m adem oiselle » q u ’elle n ’était plus depuis longtemps, son corps se raidissait. Elle le percevait, à juste titre, comme une marque d ’hostilité à son égard. L’hostilité, c’est ce qui lui manquerait le moins désormais. Simone tourna la tête vers ce lieu qui ne serait plus jamais le même. Le « M aître » et Madame de Beauvoir avaient l’habitude de déjeuner à La Coupole, vers 13 h 45, 293

Les A m a n t s Je IJ l i b e r t é

alors que les autres convives, aux tables2oo environnantes, * achevaient leur repas et prenaient leur café . Ils longeaient les tables sans se soucier des regards poses sur eux. M archant derrière eux, droit et digne, le proprietaire de La Coupole vérifiait discrètement que personne ne les importunait. La table à côté de la leur restait toujours vide, les protégeant ainsi de toute écoute indiscrète ou des regards curieux. Ils jouirent ainsi d ’un havre de paix des années durant, sauf après 1968. Pendant les années de La Cause du Peuple et la création de Libération, des policiers en civil obligèrent la direction de La Coupole à leur réserver la table voisine. Cette provocation ne dura guère. Les amants savaient aussi ruser et changer de table si cela devenait nécessaire. Le cortège avançait de plus en plus lentement vers le cimetière. La foule grossissait. Les femmes et les hommes qui form aient le service d ’ordre étaient dépassés. Les badauds voulaient à tout prix apercevoir le Castor et deviner les traces de son chagrin. Avait-elle conscience de la curiosité qu’elle suscitait ? Les féministes s’inquiétaient : - N ous allons être étouffées ! s’exclama l’une d’entre elles qui marchait près de la vitre. Devant l’entrée du cimetière, la foule occupait les trottoirs et la chaussée. Les voitures garées là semblaient avoir disparu sous des grappes d’hommes et de femmes cramponnés les uns aux autres. Perchés sur les arbres et sur les rebords du mur, haut de plusieurs mètres, les photographes guettaient leurs proies. Il ne s’agissait pas tant de saisir une photo du 20 200. Simone de Beauvoir, Claudine Monteil, p. 179. 294

le m ouvem ent

des fem m es,

Le d e r n i e r b a i s e r

cercueil de Sartre, que d ’inscrire dans l’éternité, et de vendre au plus offrant le portrait d’une femme désespérée. Dès sa descente du corbillard, elle faillit tomber. L’une des féministes poussa un cri. Les photographes, avides d’un bon cliché, jouaient des coudes pour écarter les femmes qui entouraient Simone. Il leur fallait, par n ’importe quel moyen, traverser le cordon qu’elles leur opposaient pour s’approcher de celle qui ne voyait plus rien, ne pouvait plus avancer, et n ’entendait plus dans cette cohue insensée que les protestations de ses « filles » qui essayaient de la protéger. Surgit alors de la foule un autre homme, qu’elle avait, lui aussi, aimé. La carrure imposante, le verbe haut, Claude Lanzmann saisit Simone par le bras, la bloqua sous son épaule sans prêter attention à son turban et dégagea, à coups de poing bien sentis, ceux qui venaient au spectacle. Plus l’on approchait du caveau, plus Claude devait batailler dur, usant de toute sa force pour leur frayer un chemin. La foule, plus dense encore, était poussée par ceux qui avaient suivi le cortège et qui voulaient, à présent, entrer dans le cimetière. - Il n ’y a pas de service d ’ordre ? se plaignit l’une des « filles » tandis qu’elle essayait de se dégager de l’emprise de deux hommes qui la bourraient de coups dans les côtes, chacun de leur côté. Non, il n’y en avait point. Le Castor avait seulement accepté une protection discrète dans l’enceinte du cimetière. Protection qui n’avait pas été mise en place. Aucune haie, aucune force de l’ordre n’était visible : - Ils vont l’étouffer ! s’effrayait Hélène qui, aux côtés de Sylvie et d ’A rlette, suivait péniblem ent Lanzmann et Simone. 295

Les A m a n t s Je la l i b e r t é

L’ordonnateur des pompes funèbres s’égosillait : - S’il vous plaît, ccartez-vous, il y a des personnes âgées. Il réussit enfin à conduire Simone devant la tombe, lui offrit un siège pliant et la fit asseoir. Hélène, Lanzmann, Sylvie et Arlette s’approchèrent. Hélène mit la main sur l’épaule de sa sœur et lui caressa la joue. Sylvie lui tendit une rose que, dans un court moment de silence, elle laissa glisser dans le caveau devant elle. L’heure était au recueillement. Simone baissait la tête, les yeux rivés sur le cercueil à présent descendu dans la tombe. Autour d’elle, des hommes, jeunes pour la plupart, et des femmes, connus et inconnus, laissaient couler leurs larmes. Ils pleuraient doucement pour ne pas importuner celle qui voyait partir à jamais son amant, son frère, son ami, son compagnon d’écriture et de vie. Pendant cinquante ans, ils ne s’étaient quasiment pas quittés. Leur pacte avait surm onté des épreuves douloureuses, mais il avait survécu à tout. Le silence dura quelques instants puis la foule bruissa de nouveau, comme une mer démontée. Perdue, glacée, ignorant les caméras, Simone s’essoufflait. Il fallait partir. Claude Lanzmann la souleva de son siège. On entendit des cris. La bousculade reprit. L’o rdonnateur des pom pes funèbres, débordé, gémissait toujours : - J e vous en prie, respectez les personnes âgées. L’heure n’était pas au respect. Lanzmann dut se battre encore. Des « filles » eurent leur veste arrachée, virent leurs lunettes cassées. Dans la cohue, soudain, Simone se sentit mal. On chercha une voiture dans le cimetière. Il fallait sortir le plus vite possible, l’aider à reprendre son souffle. Enfin elle put s’enfuir et la bousculade continua, 296

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des heures durant. Jeunes et moins jeunes, chacun voulait, à son tour, rendre un dernier hommage à l’écrivain. Pierre V ictor sem blait absent. Le secrétaire de Sartre, qui avait réussi l’exploit de pousser Simone au désespoir un mois av an t la disparition de son com pagnon, n’existait plus. Personne ne se souciait plus de lui. Lanzmann était parvenu à sortir Simone saine et sauve de la foule du cimetière, mais il ne put empêcher la dégradation de son état dans les jours qui suivirent. La douleur était trop vive. L’accablement de Simone devint physique. À la m ort de Sartre s’ajouta le difficile travail de deuil. Arlette était seule héritière des biens du philosophe. Simone ne pouvait prétendre à rien. Elle dem anda faiblement à récupérer les quelques affaires et les papiers qu’elle avait laissés chez lui, les livres de théâtre de son père qu’elle avait offerts à Sartre. Cette requête eut peu d ’échos. Pour seul héritage, elle conserverait ses souvenirs et quelques objets de moindre valeur sentimentale. Cet héritage-là, du moins, personne ne pouvait le lui enlever. Sim one avait perdu ses forces au soir de l’enterrem ent. Affaiblie, elle tint pourtant à inviter ses proches, l’équipe des Tem ps M odernes, Lanzm ann, Sylvie et sa sœur à un dîner à la brasserie Zeyer, située au carrefour d ’Alésia. Alors que les télévisions du monde entier consacraient leurs actualités à Jean-Paul Sartre, Simone dîna, but et s’effondra de fatigue et de chagrin. Ses amis, inquiets, la voyaient chercher dans la boisson un rem ède à sa peine. W hisky et vodka allaient accom pagner chacune de ses journées. 297

Les A m a n t s de la l i b e r t é

Les jours suivants, Simone ne répondit plus au téléphone. Inquiets, Claude Lanzmann et Sylvie lui rendirent visite et la découvrirent seule, gisant à terre, paralysée. On la transporta à l’hôpital Cochin. La nouvelle ne fut pas diffusée dans la presse. Sylvie, Lanzmann et Hélène se relayèrent à son chevet. Le médecin convoqua Hélène. Il espérait sauver Simone, mais l’alcool avait abîmé ce corps jadis si sportif. À la demande de sa sœur, il fut interdit de lui apporter de la nourriture et des boissons. Elle fut ainsi sevrée d’alcool pendant les quinze jours où elle resta alitée, frêle, si frêle que personne ne savait si elle allait réussir à survivre. Enfermée dans sa chambre d’hôpital, protégée du tumulte et des querelles de son entourage, elle reprit doucement des forces. À peine sortie de cette prison blanche, elle se remit à écrire. Elle ne connaissait pas d’autre remède pour accomplir son travail de deuil. •

Les mois passèrent. Elle se rendit chez sa sœur. Les glycines de la maison de Goxwiller étaient encore en fleurs lorsque Hélène aida Simone à gravir les marches de pierre à l’entrée de la maison. Elle ne protesta pas quand les deux chats abyssins, Tiokta et Pimpernel, la suivirent dans la bibliothèque. Simone les regarda, puis s’allongea sur le petit lit entouré de livres. Pimpernel, le moins timide des deux, vint se frotter contre elle. Habituellement, elle supportait difficilement les chats d’Algren et ceux d’Hélène. Ce jour-là, elle observa leurs jeux, amusée. Dans la bibliothèque de bois som bre, où elle retrouvait les fauteuils rouges qui avaient jadis occupé l’appartem ent familial du boulevard Raspail, Hélène et Lionel possédaient une collection de livres anciens. N otam m ent des ouvrages reliés de Voltaire et des philosophes du xvnr siècle. À côté de celles de Voltaire, 298

Le J e r n i e r b a i s e r

étaient posés les œuvres de Sartre et de Beauvoir. Simone sourit devant ces présences familières. Peu après la mort de Sartre, elle demanda à Hélène son accord pour faire de Sylvie sa fille adoptive. Comme Sartre, elle souhaitait que quelqu’un de jeune puisse s’occuper de son œ uvre après sa m ort. H élène, qui n ’avait pas d ’enfants, accepta. Poupette servit le thé et écouta sa sœur. En voyage de travail en Grèce, Lionel n’avait pas traversé l’Europe pour participer aux obsèques de son « beau-frère ». Simone ne semblait pas lui en vouloir. C’était elle qui venait à eux, selon la coutume instaurée depuis vingt ans de ces séjours en Alsace à l’automne. Dans ce village, elle pouvait vivre en paix. Les habitants de Goxwiller étaient au courant de son arrivée. Ils avaient suivi à la télévision l’enterrement de Sartre, vu Mme de Roulet caresser la joue de Simone. La nuit tom ba. Accrochée au bras de sa sœur, Simone sortit m archer dans les rues du village. Mme Grucker, voisine et amie de la famille, revenait des champs les bras chargés de fleurs : - Tenez, elles sont de m on jardin, dit-elle en les tendant à Simone. Simone rougit et la remercia. Quelques tracteurs passèrent devant la maison. Puis ce fut le silence. Le village respecta le deuil de Simone et ses promenades en famille. Une question revenait sans cesse dans ses conversations avec Hélène. Comment allait-elle vivre sans Sartre ? C haque soir, Lionel re n tra it de son bureau au Conseil de l’Europe. Ce fut com me si leur jeunesse ressuscitait. Ils étaient là, tous les trois, seuls survivants d ’une longue histoire.

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Simone avait retrouvé un peu de son calme et de son appétit. Dans cette maison, il n’y avait pas de coups bas, pas d’arrière-pensées mesquines. C’était un monde paisible auquel elle n’était plus habituée. Pendant des années, elle avait considéré sa famille avec condescendance. Aujourd’hui Lionel et Hélène lui rappelaient le Limousin de son enfance, le Paris étudiant, le Portugal, la fraîcheur et la sérénité d’autrefois. Entourée de ses écrits et de ceux de son compagnon, elle s’endormait seule dans le silence de la nuit. Pour le petit déjeuner, Hélène préparait du pain grillé dont l’odeur réveillait Simone. - J ’ai recommencé à écrire, dit-elle un m atin en dégustant une tartine. J ’écris sur la vieillesse de Sartre. Hélène acquiesça avec un sourire. C ’était une bonne nouvelle. Les jours s’écoulèrent. Le Castor écrivait sur les feuilles quadrillées, chères à son inspiration. Écrire, écrire encore sur l’être aimé, n’était-ce pas le rendre vivant à nouveau, lui déclarer encore son am our ? En quelques mois, elle aligna plus de deux cents pages, parfois violentes, sur celui qui n ’était plus là. Elle avait le droit, elle aussi, et plus que quiconque, de raconter sa version des dernières années de Sartre. Ce qu’elle fit. •

Simone ouvrit le journal. La nouvelle lui sauta au visage. Quelques mois après la disparition de Sartre, Nelson Algren s’était éteint à son tour, au moment où il allait enfin connaître le succès. Il devait être, ce jour-là, reçu à l’Académie des États-Unis. L’alcool avait eu raison de lui. De mariage en divorce, de passion en rupture, il avait parcouru lui aussi ce siècle, laissant des écrits derrière lui. En moins d’un an, elle avait perdu deux amours. 300

Le d e r n i e r b a i s e r

Nelson s’en était allé sans se réconcilier avec celle qu’il avait tan t aimée. Elle pleura doucement. Sur le p apier du m agazine, ses doigts effleurèrent le beau visage d ’Algren. C ette fois, il n ’avait rien à craindre. Elle ne consacrerait pas un ouvrage à la m ort de son amant. Elle se contenterait de le rejoindre en em portant sa bague, dans le silence de la mort. Un an plus tard, parut l’un des ouvrages les plus im portants de son œuvre, La Cérémonie des adieux. Le livre suscita, une fois de plus, des polémiques. La première partie concernait la dégradation physique de S artre au cours des dernières années de sa vie ; la seconde présentait un dialogue inédit et exceptionnel entre Sartre et Beauvoir. Comment Simone avait-elle osé raconter l’intimité d ’un être en pleine déchéance, s’insurgèrent certains critiques tro p heureux de dénoncer les écrits d ’une femme qui exorcisait sa douleur. Dans La Cérémonie des adieux, Simone adressait sa dernière lettre d ’am our à celui qui l’avait fait tant souffrir mais qui lui avait offert les plus grands moments de bonheur et l’aventure de leurs vies, partagées dans le tum ulte du XXe siècle. Cet amour, dont elle voulait à to u t prix laisser la trace pour les générations futures, elle le criait tout haut et dédia ce livre à « ceux qui ont aimé Sartre, l’aiment, l’aim eront ». Pierre Victor n ’y apparaissait qu’épisodiquement. Il reprenait, aux yeux de Simone, la place qu’il n’aurait jamais dû quitte]; celle d’un acteur mineur d’une pièce de théâtre. Aux trente pages de l’entretien de Sartre avec son secrétaire, publiées un mois avant la m ort de l’écrivain, Simone répondait avec ses six cents pages noircies de 301

Les A m a n t s Je Ia l i b e r t é

sa fine écriture. Alors que cet homme avait tutoyé Sartre, exhibant une intimité inattendue, Simone offrait des pages imprimées de dialogues entre elle et son compagnon, où le vouvoiement venait ajouter à l’amour. Le Castor ne se privait cependant pas de rudoyer le petit homme. Jamais elle n’avait eu peur d ’aborder des sujets aussi tabous que l’avortem ent et elle ne craignait pas d ’être qualifiée d ’im pudique ou de scandaleuse. Ainsi par exemple, Sartre avait avoué ne pas s’intéresser outre mesure à l’acte sexuel. Simone profitait de l’occasion pour parler de la frigidité masculine, autre sujet tabou. Seules les femmes étaient accusées d ’être frigides. Les hommes, pour leur part, étaient censés jouir de chaque acte sexuel. Le Castor brisait ce mythe en évoquant sa sexualité avec Jean-Paul Sartre. Le petit homme ne cachait pas qu’il préférait les caresses à la pénétration. Avait-il pour autant reconnu une certaine frigidité ? Son plaisir se serait alors résumé à la séduction qui lui servait à se rassurer sur sa laideur et sur son absence de plaisir dans la relation sexuelle. La beauté était aussi un élément indispensable au rapport amoureux. Le reflet de cette beauté lui faisait oublier son physique et le valorisait à ses propres yeux et à ceux du monde. Simone ne cachait pas dans ses écrits que ce n’était pas le petit homme, mais Nelson Algren, qui lui avait fait découvrir le plaisir. La seule pénétration que Jean-Paul Sartre aimait était sans doute celle de ses idées. La subversion lui aurait-elle procuré la jouissance que son corps ne trouvait pas en d’autres occasions ? La question était posée. Le Castor soutenait sans faiblir des points de vue dérangeants. Ces dialogues avaient été enregistrés au moment où Sylvie avait pris une place prépondérante dans sa vie, au m om ent où les « filles » du M LF 302

Le d e r n i e r biiiser

l’entouraient de leur affection. Le dimanche, elles étaient toutes là, réunies chez elle, à secouer les tabous, à rire des propos conventionnels et caricaturaux les concernant et, avec la force de la jeunesse, à changer le monde sans que cela s’appelât pour autant une révolution. Un an s’était écoulé depuis la disparition de Sartre. Sur son bureau, les pages s’accum ulaient. La France vivait une campagne électorale tendue. Simone renouvela son soutien à François M itterrand. M algré le chagrin, elle reprenait goût à la vie. Sylvie l’e n to u ra it d ’un halo d ’am itié et d ’affection réconfortantes. Ses traits se détendaient peu à peu. Elle souriait et paraissait plus sereine. Les autres femmes de Sartre, qu’elle surnommait avec un certain agacement « les veuves », étaient sorties de son existence. Elle pouvait respirer, voyager avec Sylvie, retro u v er le plaisir des prom enades à la campagne. Son goût pour le com bat était resté intact. Après son travail avec Gisèle Halim i, à l’association « Choisir », elle avait fondé, avec Anne Zelensky, la Ligue du droit des femmes dont le but déclaré était de faire modifier les lois françaises. La lutte se révélait plus que jamais stimulante. Des personnalités nouvelles et attachantes apparaissaient comme Yvette Roudy avec qui elle se lia bientôt d’amitié. Ses relations avec le pouvoir, jadis tendues, prirent un nouveau tournant. Comme Sartre, qui avait consenti au crépuscule de son existence à rencontrer Valéry Giscard d ’Estaing, elle accepta une invitation à déjeuner de François M itterrand pour s’entretenir avec d ’autres intellectuels à propos de la paix au Proche-Orient. 303

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Elle s’était rendue à l’invitation avec sa vivacité habituelle, prête à dialoguer avec le plus h au t personnage de l’État. Assise à sa droite, elle dut, me déclara-t-elle plus tard , se contenter d ’écouter. Le président François M itterrand aurait-il monopolisé la parole, en présence de celle qui s’était battue au long de sa vie pour que les femmes puissent s’exprimer ? Elle ne lui en tint pas rigueur. On revit le Castor à l’Élysée à l’occasion de la présentation du film de son fidèle ami Claude Lanzmann, Shoah. Claude avait travaillé plus de dix ans sur ce témoignage. Simone publia un article sur Shoah dans Le M onde, en om ettant de révéler son soutien à la réalisation de ces dix années de tournage. Saura-t-on un jour la vérité sur sa générosité ? Les femmes qui furent secourues par elle, y com pris Violette Leduc, n’en furent jamais informées. Sa discrétion restait totale. Telle était la condition de ses dons. La cam pagne contre Yvette Roudy prenait une am pleur inquiétante chez les socialistes. Au prem ier remaniement du gouvernement, elle perdit son poste de ministre délégué. Ses collègues députés qui la jugeaient trop féministe s’amusaient, à la buvette de l’Assemblée, à tourner ses propos en dérision. Quelques semaines plus tard, Simone de Beauvoir demanda à rencontrer le président. Elle entendait ne pas rester muette. François M itterrand l’observait en silence, un léger sourire au coin des lèvres. Il avait toujours apprécié la compagnie des femmes qui savaient le distraire par leur intelligence. L’auteur du Deuxième Sexe approchait des soixantequinze ans et se déplaçait avec lenteur. Ses jambes la faisaient souffrir. Elle le regarda fixement et, sans jamais le quitter des yeux, prit la parole. Cette fois, il allait 304

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l’entendre. Les droits des femmes devaient être défendus par un membre du gouvernement prévu à cet effet. Il y avait encore beaucoup à faire. Elle le sermonna un moment, comme elle l’avait fait devant les juges au procès de Bobigny, d’une argumentation claire, logique et sans appel. Le président de la République écoutait. Songeait-il en cet instant que cette femme avait, malgré l’opposition de Sartre, appelé à voter pour lui en 1974, puis en 1981 ? Les voix féminines avaient été déterminantes pour son élection. Il pouvait en avoir besoin lors d ’une prochaine campagne. Il la raccompagna jusqu’*à la porte du bureau. Simone descendit pas à pas les marches du perron. Avaitelle réussi à persuader le Sphinx qui habitait ces lieux ? Elle rejoignit le quartier de M ontparnasse, inquiète du résultat de ses argum ents. Les mois passèrent. Au remaniement ministériel suivant, Yvette Roudy eut une promotion. Elle fut nommée ministre à part entière. Ensemble, elles travaillèrent, en liaison avec Anne Zelensky. Le gouvernem ent fit adopter des lois qui amélioraient la condition des femmes. Simone participa avec C hristine Delphy à la création de la revue Les Nouvelles questions féministes. Le dernier été de sa vie, en 1985, elle se rendit en compagnie de Sylvie, h l’île de Ré, retrouver Anne Zelensky et Emmanuelle Escal. Elle se prom ena, détendue, souriante, comme apaisée. Scs problèmes avec l’alcool semblaient s’etre améliorés. •

Le 18 février 1986, un mois avant la défaite des socialistes aux élections législatives, Yvette Roudy organisa au ministère du Droit des femmes le vernissage d’une rétrospective des tableaux d ’Hélène de Beauvoir. Des centaines de femmes s’étaient déplacées, venant de Paris, des grandes villes de France, d ’Europe, des États-Unis et du Canada. 305

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Simone avançait, appuyée au bras d ’Hélène, ravie de découvrir un à un ses nouveaux tableaux. M algré son corps affaibli, elle resta debout un long moment à admirer les œuvres de sa sœur. Ce serait sa dernière apparition publique. Le téléphone sonna. C ’était sans doute Simone. Hélène, qui se trouvait dans son atelier, au fond du jardin, accourut pour décrocher. Lorsqu’elle reconnut la voix de Sylvie, elle se sentit défaillir. Simone venait d’être hospitalisée à Cochin. Elle allait devoir subir une opération bénigne. On était le 2 avril 1986. Le lendemain, Hélène se trouvait au chevet de son aînée. Elle avait prévu de se rendre à San Francisco les jours suivants, pour participer au vernissage de son exposition à Palo Alto. Alitée, Simone s’inquiéta aussitôt de savoir comment elle allait régler son billet d’avion : - Ne t’inquiète donc pas, lui répondit Hélène, au bord des larmes. Six ans plus tô t, les m édecins avaient émis de nombreuses réserves sur l’état de santé de sa sœur. Elle s’en souvenait parfaitement. Ils avaient réussi la prouesse de permettre à Simone de vivre quelques années de plus. Était-ce le début de la fin ? Sylvie, Hélène, et Claude Lanzmann se relayèrent à son chevet. Pendant quelques jours, son état s’améliora. Avec l’accord des médecins, Hélène s’envola pour la Californie, restant en contact quotidien avec moi. Le 14 avril, tôt le matin, elle fut réveillée par un appel de Sylvie. Simone s’était éteinte dans l’après-midi. Les deux sœurs n’avaient pas eu le temps de se dire adieu. De retour à Paris, Hélène s’effondra dans les bras de Lionel et dans les miens.

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La veille des obsèques, je fus reçue à un déjeuner privé chez un conseiller du président. Un clim at de tension s’était installé entre Matignon et l’Élysée. Après la défaite des socialistes aux législatives, la réélection de François M itterrand pour un deuxième septennat n ’était pas assurée : - Bien entendu, vous venez à l’enterrem ent de Simone de Beauvoir, demain ? demandai-je. Le conseiller élyséen parut gêné. - C’est que j’avais prévu de me rendre en province... Je bondis de mon fauteuil. L’homme auquel elle je m ’adressais était un vieil ami de ma famille. Il n’allait pas s’en tirer ainsi : - Vous étiez pour la plupart à l’enterrem ent de Sartre ! Sartre n ’a appelé qu’une seule fois à voter pour François M itterrand ! Simone, elle, n ’a pas hésité à prendre publiquem ent position plusieurs fois en sa faveur. Elle s’est même démarquée de Sartre pour qu’un gouvernem ent socialiste accède au pouvoir. Vous lui devez en partie les voix des femmes. Plus qu’aucune autre, elle mérite votre reconnaissance ! Le conseiller du président baissa les yeux, puis toussa : - N ous allons voir ce que nous pouvons faire... Je repartis, amère et découragée. Partout dans la presse, sur les ondes, à la télévision, l’hommage rendu à Simone s’exprim ait avec davantage de réserve que po u r Sartre. O n ne lui p ard o n n ait pas l’écriture du D euxièm e Sexe. Hélène s’exclama : - Les hommes français croient que ce livre a été écrit contre eux à titre personnel. Une fois encore, ils lui témoignent cette rancœ ur absurde. - Comm ent s’est passé votre entretien à l’Élysée ? dem anda Hélène qui tenait son m ouchoir serré dans 307

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une de ses mains. Allongée sur le divan de m on appartement, elle reprenait sa respiration avec peine. Treize heures d ’avion, un retour précipité de San Francisco, neuf heures de décalage horaire et un immense chagrin. Dotée d ’une constitution robuste, Hélène accusait ses soixante-seize ans. Je répondis tout en versant le thé : - Ils vous présentent leurs condoléances. - Viendront-ils à l’enterrement ? - C’est probable... Nous préférâmes changer de conversation. Il ne restait plus qu’à espérer. - Vous voyez, Hélène, ils sont venus. À l’inverse de Valéry Giscard d’Estaing qui avait souhaité se recueillir devant la dépouille de Sartre, François Mitterrand ne rendit pas un dernier hommage à celle qui avait contribué à son élection au poste suprême. D ’autres membres de son entourage, Yvette Roudy, Lionel Jospin, Laurent Fabius et Jack Lang, vinrent la saluer une dernière fois. Claude Lanzmann ne cessait de pleurer. D ehors la foule grossissait. L’heure du d ép art ap p ro ch ait. Il fallut ferm er le cercueil, m algré les protestations et les larmes. Elle allait les quitter pour toujours, emportant dans sa dernière demeure la bague mexicaine que Nelson Algren lui avait offerte. En dépit de leurs déchirem ents et de leurs querelles, cette alliance de l’am ant q u ’elle appelait dans ses lettres son « mari » ou son « crocodile » n’avait jamais quitté . 201 sa main gauche . f

l

201. Simone de Beauvoir, le mouvement des femmes , Claudine Montcil, p. 176.

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Hélène m onta à l’arrière du corbillard avec sa cousine Jeanne et Gégé Pardo, une vieille amie de Simone. Je m ’installai à l’avant, près du chauffeur. Sylvie, Lanzmann et l’équipe des Temps Modernes restèrent au dehors, derrière le convoi. Ils préféraient marcher202. Dans la cour de l’hôpital, envahie par des femmes, les bras remplis de fleurs, le corbillard dém arra. La porte s’ouvrit sur la rue du Faubourg-Saint-Jacques bloquée par la foule. Des femmes, des enfants, mais aussi des hommes d ’age et de générations différentes se trouvaient là. Des milliers de gens s’étaient déplacés pour lui rendre un dernier hommage. Le convoi rejoignit avec peine le boulevard M ontparnasse, Port-Royal et La Closerie des Lilas. L’im m euble du boulevard Raspail et le café de La Rotonde apparurent. Hélène leva les yeux vers la chambre où elles étaient nées. Le long du corbillard, il n ’y avait pas de service d ’ordre. Les gens défilaient lentem ent, bavardant entre eux. Certains s’étaient perdus de vue depuis des années, souvent depuis la disparition de Sartre. D ’autres, des lycéens et des étudiants, tenaient une rose à la main, dignes et émus. Au milieu de la foule, on reconnaissait Régis Debray, Michel Rocard, discrets, perdus parmi les anonymes. Le cortège longea ensuite La Coupole, où, comme ils Pavaient déjà fait pour Sartre, les garçons s’étaient alignés le long du trottoir, une serviette sur le bras, silencieux et émus. La prom enade dura une heure, si calme qu’elle ressemblait à une visite du dimanche à un vieux parent de la famille. Hélène observait les femmes venues du monde entier pour accompagner Simone. De belles et grandes Africaines en boubous portaient des 202.. Simone de Beauvoir, le mouvement des femmes , Claudine Monteil, p. 178. 309

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gerbes de fleurs dans les bras. L’une d’elles pleurait. Quelques rangs plus loin, des Japonaises en petites jupes, chemisiers d’écolières, socquettes et chaussures noires marchaient côte à côte et se prenaient en photo. Des Américaines les suivaient. L’une d’elles portait un chapeau texan, l’autre un tee-shirt des Fem inist Women’s Health Center. À leurs côtés, les Australiennes avaient les mains encombrées de fleurs aux noms des groupes de femmes de Sydney et de M elbourne. Deux Indiennes en sari, accom pagnées de leur famille, côtoyaient des femmes algériennes et tunisiennes. Les femmes des cinq continents se retrouvaient là, unies dans le chagrin, échangeant quelques mots dans une ambiance colorée et multiraciale dont le métissage et la convivialité auraient tant plu à Simone. La voiture passa devant le dernier immeuble où Sartre avait vécu. L’entrée du cimetière n’était plus qu’à quelques mètres, la foule, plus dense, fut rejetée contre la porte d ’entrée qui céda. H élène pâlit. L’adieu approchait. Près de la tom be ouverte, des barrières avaient été installées, les journalistes écartés. Hélène descendit, rejointe par l’équipe des Temps Modernes. Lanzmann lut un court texte des M ém oires de celle dont il avait été l’amant et, plus encore, l’ami. Les flashes crépitaient et em pêchaient quiconque d’entendre ce qu’il disait. Peu importait. Le son de sa voix rassurait, une voix grave, aimante et émue. Un silence se fit et, soudain, comme une berceuse, un m urm ure jaillit de la foule. C ’était à présent aux femmes de lui témoigner leur affection. Doucement, pour ne pas la réveiller, les féministes chantèrent l’hymne du MLF dont elle appréciait tant les paroles. Simone avait critiqué les hommes, mais elle les avait aussi aimés. Plus encore, elle avait transformé la vie de milliers de femmes 310

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qui avaient puisé dans la lecture du Deuxième Sexe la force de choisir leur vie . Hélène et Sylvie s’approchèrent. Le cercueil fut descendu en silence. Hélène lança une rose et un baiser dans la tom be. Puis elle se retourna vers moi, et s’effondra. La foule se pressait et voulait à son tour rendre homm age au Castor. Une foule digne, qui avançait lentement, évitant de bousculer le dernier carré de fidèles : - Elle a eu une belle cérémonie d’adieu, murmura Hélène à Lionel, lorsqu’elle le retrouva le soir. Désormais, les amants reposaient ensemble. Les Français reconduisirent François M itterrand pour un second mandat. Yvette Roudy avait perdu son poste de ministre. Pendant presque dix ans, les femmes n ’allaient guère plus intéresser les coulisses du pouvoir : « Beauvoir est dépassée ! » entendait-on fréquemment. En France, les années 80 furent marquées, à l’exception de la publication de la biographie de Deirdre Bair, par un silence autour de son nom. Ce désintérêt correspondait à la baisse d ’influence du mouvement féministe dans le pays. La législation sur l’interruption volontaire de grossesse en 1974 avait démobilisé les troupes. En revanche, des centaines d’articles et de livres paraissaient sur Jean-Paul Sartre, en France et à l’étranger. La publication de leurs lettres suscita la stupéfaction. Ces lettres d’amour racontaient aussi leurs jeux amoureux dans lesquels ils blessaient parfois les jeunes femmes qui avaient approché Sartre. Eux, qui avaient tant vanté le respect de la personne humaine, apparaissaient comme des êtres capables de méchanceté et de manipulation. 203. Simone de Beauvoir, le mouvement des femmes , Claudine M onteil, p. 182.

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Aux États-Unis, l’accueil fait à ces lettres fut plus réservé qu’en France. Elles suscitèrent dans la presse et chez les universitaires des réactions d’indignation et de rejet. •

À Goxwiller, la publication de la correspondance entre les deux amants eut aussi des effets dévastateurs. Q uand je me rendis chez Hélène à cette période, je remarquai dès mon arrivée qu’Hélène avait changé. La peintre de la famille, âgée alors de soixante-dix-huit ans, avait perdu son sourire et sa voix. Elle chuchota : - Venez dans la cham bre... Nous bûmes notre thé en silence. Sur le rebord du lit gisaient les lettres de Simone à Sartre. - Que se passe-t-il ? lui dem andai-je en m ’approchant du lit. Hélène posa la tasse de thé d ’un geste las. - J e croyais avoir vécu les plus grands chagrins de ma vie. Eh bien, ajouta-t-elle dans un souffle, je m ’étais trompée. Dans ces lettres, Simone ne cesse de médire sur mon compte ! Moi qui croyais qu’elle m’aimait !... Elle se m it à sangloter puis à tousser, d ’une toux rauque... - Hélène, vous n’allez pas avoir un malaise ! Ces phrases n’ont aucune importance. Cela ne l’empêchait pas d’être heureuse auprès de vous et de vous aimer. Je l’ai vue agir avec vous. Elle vous aimait, vous m’entendez ? Com m ent aurait-elle pu entendre ? À bientôt quatre-vingts ans, sa vie était brisée. Elle avait adoré et admiré sa sœur aînée. Certes, dans ses lettres, Simone s’agaçait ouvertem ent des postes officiels q u ’avait occupés Lionel. C’est vrai qu’elle les considérait comme un couple de bourgeois. Cependant, si les jugements de Simone étaient parfois tranchés et sans concessions, cela ne signifiait pas pour autant qu’elle n’aimât pas sa sœur. 312

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- Simone et Lionel ont été les deux grands amours de ma vie, dit Hélène dans un sanglot. Comment a-t-on pu laisser publier ces passages alors que je suis encore de ce monde ? Q u’ai-je donc fait pour mériter cela ? Quel crime ai-je commis ? Elle pleura encore, avec violence, le visage plongé dans son m ouchoir. N om breux furent ceux qui se posèrent la même question qu’Hélène. En voulait-on à ce point à la sœur de l’écrivain, au dernier membre de la famille, au dernier témoin ? - Simone a pourtant écrit dans ses Métnoires des mots si chaleureux à mon égard. Tenez, me dit-elle en ouvrant le tiroir de la commode, lisez les lettres qu’elle m’a écrites. Regardez ces mots tendres, ces marques d’amour ! Sur le papier jauni s’étalait l’écriture longue et pointue de Simone. Les mots affectueux se succédaient. Des anecdotes humoristiques ponctuaient la narration. Pour finir, celle qui avait été Poupette ajouta : - Pour m oi, ces m ots sont terribles. Je ne m ’en remettrai jamais. Simone et Lionel sont partis. À présent ces lettres... J ’ai tout perdu. Tout. Son seul souhait est qu’à sa disparition, les lettres que Simone lui a écrites soient données à la Bibliothèque nationale, afin d’être à la disposition des chercheurs. Le silence interrompit les bavardages, Surgie de derrière un rideau, Emmanuelle Escal entonna la chanson qu’elle avait dédiée à Simone : « Simone, je vous dois tant... » Dans le sous-sol de La Coupole, l’émotion serrait les cœurs. Trente années étaient passées depuis la création du MLF. Une nouvelle génération avait atteint l’âge adulte. Des têtes plus jeunes écoutaient, prêtes à reprendre le flambeau. L’une après l’autre, les comédiennes Malka 313

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/j

liberté

Ribowska, Marie-France Pisier et Danièle Lebrun, lurent un extrait des Mémoires d ’une jeune fille rangée. Simone avait été présidente de la Ligue du Droit des Femmes. À sa disparition Anne Zelensky lui avait succédé. Elle se leva à son tour et s’adressa aux jeunes femmes du dîner. La Ligue du Droit des Femmes décernait des prix aux jeunes lycéennes qui avaient réalisé une sculpture, une peinture, un poème, un essai, une nouvelle, à partir de la phrase célèbre du Deuxième Sexe : « “On ne naît pas femme, on le devient”. Que vous inspire cette phrase de Simone de Beauvoir aujourd’hui ? » Des jeunes filles étaient là, certaines intimidées, d ’autres rieuses. Elles n’avaient pas vingt ans. Autour d ’elles deux cents femmes bavardaient, heureuses de se retrouver ensemble. Anne se tourna vers les convives : « Ces prix seront désorm ais décernés chaque année. Rendez-vous au troisième millénaire ! » Il ne restait plus que quelques heures à vivre à Sartre, lorsque celui-ci, allongé sur son lit d ’hôpital, saisit la main de Simone et réclama un baiser. D ’une voix essoufflée, il murmura : « Je vous aime beaucoup, mon petit Castor ... » Simone se pencha doucement vers lui. Leurs lèvres s’unirent en un dernier adieu.

204. La Cérémonie des adieux, suivi des Entretiens avec Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, p. 155.

Bibliographie

Πu v r es

de

S im o n e

de

B e a u v o ir

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Les écrits de Simone de Beauvoir , par Claude Francis et

Fernande Gontier, 1979. La Cérémonie des adieux , suivi des Entretiens avec JeanPaul Sartre, 1981. Lettres à Sartre, tome I. 1930-1939 ; tome II. 1940-1963, Édition présentée, établie et annotée par Sylvie Le Bon de Beauvoir, 1990. Un amour transatlantique, lettres à Nelson Algren 19471964, Édition présentée, établie et annotée par Sylvie

Le Bon-de Beauvoir, 1997. Témoignage : Djantila Boupacha, en collaboration avec Gisèle Halimi,

1962. Scénario : Simone de Beauvoir, un film de Josée Dayan et Malka

Ribowska, réalisé par Josée Dayan, 1979. Œ uvres de J ean-Paul Sartre

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Les Jeux sont faits, Nagel, 1947. Les Mains sales, Gallimard, 1948. L’Engrenage, Nagel, 1948. Situations II, Gallimard, 1948. Les Chemins de la liberté , tome III : La Mort dans l’âme,

Gallimard, 1949. Situations III , Gallimard, 1949. Entretiens sur la politique, avec la collaboration de Gérard Rosenthal et de David Rousset, Gallimard, 1949. Le Diable et le Bon Dieu, Gallimard, 1951. Saint Genet, comédien et martyr , Gallimard, 1952. L’affaire Henri Martin, Gallimard, 1953. Keatt, Gallimard, 1954. Nékrassov, Gallimard, 1956. Les Séquestrés d ’Altona, Gallimard, 1960. Critique de la raison dialectique, précédé de Questions de méthode , Gallimard, 1960. Les Mots, Gallimard, 1964. Situations IV, Gallimard, 1964. Situations V, Gallimard, 1964. Situations VI, Gallimard, 1964. Les Troyennes, Gallimard, 1965. Situations VII, Gallimard, 1965. L’Idiot de la famille, tomes I et II, Gallimard, 1971. Situations VIII, Gallimard, 1972. Situation IX , Gallimard, 1972. Situation X , Gallimard, 1976. L’Idiot de la famille, tome III, Gallimard, 1972. Un théâtre de situations, Gallimard, 1973. O n a raison de se révolter (avec Philippe Gavi et Pierre Victor), Gallimard, 1974. Œuvres romanesques, Bibliothèque de la Pléiade, éd. établie par Michel Contât, Michel Rybalka, avec la collaboration de Geneviève Idt et Geroge H. Bauer, Gallimard, 1981. Les Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, 1983. 317

Cahiers pour une morale , Gallimard, 1983. Lettres au Castor et à quelques autres , tomes I et II,

Gallimard, 1983. Le Scénario Freud, préfacé par J.-B. Pontalis, Gallimard, 1984. Critique de la raison dialectique, nouvelle édition d’Arlette El Kaïm-Sartre, tomes I et II, Gallimard, 1985.

B ib l io g r a p h ie

n o n e x h a u s t iv e

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Aftonbladet, 1998 (Suède). — « Simone de Beauvoir and the Women’s Movement in France : An eye witness account », Simone de Beauvoir Studies , n° 14, 1997. N a d e a u , Maurice, Grâces leur soient rendues, Mémoires littéraires, Albin Michel 1990. N ie d z w ie c k i , Patricia, Hélène de Beauvoir peintre , Côté Femmes, 1987. N iz a n , Paul, Aden-Arabie , préface de Jean-Paul Sartre, éd. François Maspéro, 1960, Cahiers libres n° 8. P l io u t c h , Leonid, Dans le carnaval de l’histoire, Mémoires, Le Seuil 1977. 320

SAKHAROV,

Andreï, Un an de lutte, Le Seuil 1978.

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Josyane, M arguerite Yourcenar, Gallimard 1990.

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Sen d ick -Sœgel, Liliane, Sartre, image d ’une vie, Gallimard, 1978. Se r r e , Claudine, L ’évolu tion du fém inism e à travers l ’œ uvre et la vie de Simone de Beauvoir, Université de Nice, 1984. — E ntretien avec H élèn e de B eauvoir : « Les Beauvoir », L e M o n d e, 20 -2 1 avril 1986. — « L’en gagem en t d ’une œ uvre et d ’une vie (obsèques de Sim one de Beauvoir) », L e M o n d e, 20-21 avril 1986. Sir in e l l i , Jean-François, Sartre et A ron , d eu x intellectuels d a n s le siè c le , H a ch ette littératu re, c o lle c tio n P luriel,1 9 9 5 . Alexandre, L’A rchipel du goulag, 1.1., II., III., Le Seuil 1 9 7 4 -1 9 7 6 .

SOLJENITSYNE,

T h o m , Françoise, L a L angue de bois, Julliard 1 9 8 7 — L e M o m e n t G o rb a tc h e v, H achette, 1989 — L es Fins des com m u n ism es, Criterion, 1994. T r ic o t , Bernard, M ém oires, Q uai Voltaire, 1994 T r ist a n , A nne, P is a n , A nnie de, H istoires du M LF, préface de Sim one de Beauvoir, Calmann-Levy, 1977. — L e S e x ism e o rd in a ire , préface de Sim one de Beauvoir, Le Seuil, 1 9 7 7 . L es T em p s M o d e rn e s, 1 9 4 5 -1 9 9 9 , revue fondée par JeanPaul Sartre, G allim ard. W olton , Thierry, Le K G B en France, Grasset et Fasquelle, 1986. D isq ues : E s c a l , Em m anuelle, « Sim one je vou s dois tan t ».

Films : A s t r u c , A lexandre, C o n t â t , M ichel, Sartre p a r lu i-m êm e, 1 9 7 2 -1 9 7 6 , É d itions M on tp arn asse, coffret de deux vidéocassettes.



Table des matières

A vant-propos ....................................................................

9

P r o lo g u e ...............................................................................

11

C hapitre I L a r e n c o n tr e .......................................................................

13

C hapitre II L es a m a n ts de la lib e rté

...............................................

53

C hapitre III Un c o u p le e n g a g é ............................................................

97

C hapitre IV L es d éch irem en ts d e la gu erre f r o i d e ........................

151

C hapitre V R efus d ’o b é i s s a n c e ..........................................................

179

C hapitre VI L ’a p o th é o s e ............. ...........................................................

221

C hapitre VII L e d ern ier b a i s e r ...............................................................

283

B ib lio g ra p h ie Πu vres d e S im o n e d e B e a u v o ir .................................. Πu vres d e Jean -P au l S a r tr e .......................................... B ib lio g ra p h ie n o n e x h a u s t i v e .....................................

315 316 318

Achevé d'imprimer en octobre 1999 sur presse Cameron dans les ateliers de Bussicrc Camcdan Imprimeries à Saint-Amand-Montrond (Cher)

Imprimé en France Dépôt légal : novembre 1999. N° d'Édilion : 77/99. N° d'impression : 994717/4. 49-05-1210-01/1 ISBN 2-863-91957-1

amants de la liberté Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir ont m arqué le XX' siècle, participant à ses com bats : la Résistance, I opposition à la guerre d Algérie. la lutte contre la guerre menée p ar les États-U nis au Vietnam, Mai 68. le Mouvement de Libération des Fem m es... Véritables consciences de leur époque, ils ont bataillé pour que triom phe partout la liberté. Bâtisseurs chacun d une .oeuvre littéraire et philo­ sophique m ajeure, Jean-P aul S artre et Simone de Beauvoir ont donné toute sa dim ension à l’expression d ’«intellectuel engagé». Animés d ’une passion tu m u l­ tueuse. hors norme, les am ants ont im prim é le siècle de leurs mots et de leurs convictions. Claudine Monteil brosse un portrait original et personnel de ces figures de la littérature française. File rend vivants leurs relations, leurs déchirem ents comme leurs accom plissem ents. Un ouvrage dense et singulier, comme furent leur am our et leur foi en la liberté. Docteur en histoire, Claudine Monteil a milité pour les droits des femmes auprès de Simone de Beanroir; arec laquelle elle s'était liée d'amitié. Depuis plusieurs années, l'auteur donne des conférences en France et à l'étranger sur l'engagement des deux écrira ins.

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