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French Pages 127 Year 1958
PAR GENEViFVE GENNARI
ÉDITIONS UNIVERSITAIRES
SIMONE DE BEAUVOIR
G E N E V IÈ V E G E N N A R I
SIMONE
C L A S S IQ U E S
D U XX< S I E C L I
Editions Universitaires 72 , boulevard Saint-Germain PA R IS
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DE BEAUVOIR
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Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays, y compris l’U .R . S. S. onne conscience : « l'innocence est une sorte de démence » nous dit l'Américain bien tranquille.
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Freud) soit sur des coupables tout étonnes de l’être, (L ’ Étranger, ou le héros de la Chute.) Innocents ou coupables, tous ont en com m un l’impression d ’être soumis à une instance sociale sans nom et sans visage, mystérieusement habilitée à les ju ger, et qui em prunte quelquefois la voix de leur propre conscience. L'Étranger est particulièrem ent significatif à cet égard. Le héros de Cam us est condam né à mort bien plus parce q u ’ il n’a pas pleuré le jo u r de l’enterre ment de sa mère que parce q u ’il a tué un A rabe. Mais avant le crime, son premier réflexe est déjà de s’excuser, même devant la femme q u ’il aime, d ’avoir perdu sa mère : « J ’ai eu envie de lui dire que ce n’était pas de ma faute, mais je me suis arrêté parce que je l’avais déjà dit à mon patron. Cela ne signifiait rien. De toute façon, on est tou jours un peu fautif. » L ’existentialisme apporte dans le débat un élé ment neuf; plus exactem ent, il a renversé les ter mes du problème. Dès 1943, Sartre donnait au problème de la culpabilité, dans les Mouches, une solution positive qui tirait un sens éclatant des cir constances politiques du moment. Oreste, revenant à Argos après avoir passé sa jeunesse en exil, trouve scs concitoyens courbés sous le poids d ’ une énorme culpabilité collective soigneu sement entretenue par leur roi et leur dieu. Escla ves d ’ Egisthe, pénitents de Jupiter, souffre-douleurs des Erynnies, Furies, Remords ou M ouches, les gens d ’Argos ignorent q u ’ ils possèdent le plus grand des biens : la possibilité d ’être libres, heureux, et de se sentir innocents. « Le secret douloureux des dieux et des rois, c ’est que les hommes sont libres. Ils sont libres, Egisthe, et ne le savent pas » dit Jupiter. Plus exactement, ils s’en doutent, mais ils ont trop
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peur pour se l’avouer, et assumer leur liberté. Il faut q u ’ Oreste le fasse à leur place et les sauve contre leur gré. Se chargeant de leurs soi-disant crimes en com m ettant un vrai crime — l’assassinat d ’ Egisthe et de Clytcm ncstrc — il assume volon tairement leur culpabilité : « Vos fautes et vos re mords, vos angoisses nocturnes, le crime d ’ Egisthe, tout est à moi, je prends tout sur moi. Ne craignez plus les morts, ce sont mes morts. Et voyez : vos mouches fidèles vous ont quittés pour moi ! » 1 Ainsi la culpabilité existentielle m’apparaît-elle bien différente de la culpabilité qui pèse sur les héros douloureux que je citais tout à l’ heure, et qui, eux, sont demeurés à mi-chemin entre les états de grâce et de révolte. La culpabilité existen tielle est à la fois réelle, consciente et assumée. Elle se confond (en partie) avec la révolte de ceux que Cam us appelle les meurtriers innocents. Elle se résoud en prise de responsabilité, et à ce titre, devient valeur positive. Le coupable proclam e vic torieusement sa faute devant la société, parce q u ’il a choisi sa propre loi, et q u ’il la croit bonne. Au fond le vrai, le seul problèm e, est bien celui de la liberté. Pour conquérir celle-ci, il faut en accep ter la pleine et douloureuse responsabilité. Ainsi culpabilité, responsabilité, et liberté, sont-elles étroi tement liées. Le chemin qui mène de la culpabilité originelle à l’option finale et à l’acte libérateur, est le chemin existentiel par excellence. D eux exemples choisis dans les oeuvres de Simone de Beauvoir qui traitent précisément le problème de la responsabilité, les Bouches Inutiles et le Sang des Autres nous feront saisir sur le v if le difficile passage 1 Les Mouches, in Théâtre, I, p. 108.
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de la culpabilité primitive à la prise de responsabi lité finale. La ville de Vaucelles, assiégée par les Bourgui gnons, attend avec anxiété l’aide du roi de France : Jean-Pierre G authier, qui a traversé le cam p bour guignon, apporte l’assurance que le Roi se portera au secours de la ville au printemps. O r Louis d ’Avesncs, l’échevin, sait que les réserves de vivres ne per mettront pas à la population de subsister ju sq u ’au printemps. Jean-Pierre, mis au courant de la situa tion, refuse de devenir préfet aux vivres, pour ne pas porter la responsabilité de la faim qui va tor turer les enfants de Vaucelles : « J e souhaiterais plutôt couper ces mains, arracher ce cœur, je vis, je respire et déjà cela suffit pour que je me sente criminel. » M ais cette culpabilité abstraite risque de se transformer en responsabilité m ortelle; le con seil décide en effet de renvoyer les femmes, les vieil lards et les enfants, toutes bouches inutiles, dans les fossés extérieurs, — où ils mourront de faim. Ainsi Jean-Pierre, pour ne pas devenir le com plice silen cieux de ce crime, est-il forcé de prendre le pouvoir q u ’ il a d ’abord refusé. Il décide de laisser tenter une sortie désespérée à la population de Vaucelles, au risque de la faire massacrer : « Notre lot, c ’est ce risque et cette angoisse. Mais pourquoi souhaite rions-nous la paix ? » La pièce s’achève sur un doute crucial, au moment où les portes s’ouvrent pour • livrer passage aux hommes, aux femmes et aux enfants de Vaucelles, qui, sans retraite possible, n’ont plus q u ’à vaincre ou à mourir. Dans le Sang des Autres, le héros, comme JeanPierre Gauthier, est forcé d ’accepter les responsabi lités monstrueuses qu ’il a d ’abord voulu éviter. Jeune bourgeois loyal, Jean Blomart ressent avec remords
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la différenciation sociale qui le favorise. Il quitte sa famille, devient ouvrier, mais, ce faisant, il blesse sa mère, q u ’il aime profondément : « Elle restait là-haut, agenouillée devant la pile de bas, seule. Je l’ai fait. M ais j ’ai fait autre chose aussi : je ne voulais pas sa souffrance... il disait : Il n’y a rien à regretter ! Insensé ! Il fallait regretter tout, le crime est partout, irrém édiable, inexpiable : le cri me d ’exister. » Com m e Jean-Pierre G authier encore, Jean Blomart essaie de fuir Puniverselle culpabilité, et sa fuite le rend criminel : il refuse l’am our d ’ Hélène, parce q u ’il ne l’aime pas assez pour prendre charge d ’elle; de dépit, la jeune fille se donne au premier venu, puis, enceinte, se fait avorter dans des condi tions atroces. « J e n’avais pas voulu entrer dans sa vie. Je refusais d ’agir sur son destin, et j ’avais disposé d ’elle aussi brutalement que par un viol. » Dans les plus petits détails, c’est toujours le même drame : «le crime d ’être un autre», « la faute d ’être là ». Une amie lui demande son avis sur le roman q u ’elle vient d ’écrire. Dégrisée par son jugem ent sévère, elle s’effondre... « T u l’as sonnée, dit Hélène. — Mais pourquoi m’a-t-elic dem andé mon avis ? » dit Jean avec une espèce de colère. C ’est toujours la même histoire. Toujours... » Ce sera la même histoire, ju sq u ’au bout. Chaque fois q u ’il accepte une responsabilité, il expose les autres au même risque mortel que Jean-Pierre Gauthier, lançant la population de Vauccllcs con tre l’armée bourguignonne. Jean Blomart milite dans un parti de gauche; il entraîne son ami Jacques à sa suite, et Jacques est tué. Tuée aussi, Hélène, qui est entrée dans la Résistance et sert sous ses ordres. La conclusion est, presque mot pour mot,
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celle des Bouches Inutiles : « ...Pourquoi voudrais-je la paix ? T u m ’as donné le courage d ’accepter à jam ais le risque et l’angoisse, de supporter mes crimes et le remords qui me déchirera sans fin. Il n’y a pas d ’ autre route. » Il n’y a pas d ’autre route. II faut agir, ou mourir. Le simple silence est un crim e : il est impossible de se retirer du jeu sans laisser un vide dans lequel s’engouffrent le mal, la souffrance et la mort. O n comprend q u ’acculés à des choix aussi dou loureux, même des héros aient parfois la tentation de tout abandonner. Puisque finalement, quoi q u ’on fasse, on fait souffrir et l’on fait le mal, n’cst-il pas indifférent de choisir telle ou telle voie ? Nous savons que le moment vient toujours en effet, où les personnages de Simone de Beauvoir, au cours de leur évolution, se croient parvenus au bout de la nuit et finissent par penser que rien n’a d ’im portance, dans cette nuit où le bien et le mal sont indifféren ciés. L a liberté angoissante du choix est cependant guidée et endiguée par deux impératifs qui se déga gent nettement de l’œuvre de Simone de Beau voir : la confiance faite à l’avenir et le respect de l’individu. La
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en l ’ avenir .
— La notion d ’avenir est
assez importante chez Simone de Beauvoir pour nous apparaître comme cette « transcendance des hom mes sans Dieu », dont Camus parle dans l'Homme révolté et qui se confond avec la notion de dépasse ment : « Seul l’avenir peut reprendre à son compte le présent, et le garder vivant en le dépassant. C ’est à la lumière de l’avenir, qui est le sens et la subs tance même de l’action, qu’ un choix deviendra
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possible. » 1 Et si l’on dem ande : quel choix ? Simone de Beauvoir répond, par une audacieuse profession d ’espoir, que l’ homme d ’action ne doit pas attendre d ’avoir toutes les raisons de choisir : « il doit choisir d ’abord, et contribuer ainsi à façonner l’histoire » 2. Choisir et agir, quel que soit le risque, choisir au risque de se perdre, mais choisir. Il n ’y a pas trace, chez Simone de Beauvoir, de cette croyance à une sorte de prédestination janséniste que manifestent les Jeux sont faits, ou Huis-Clos. Q uand, par exemple, G arcin enfermé dans une éter nité stagnante qui n’est pas sans rappeler celle de Tous les hommes sont mortels, se heurte au fameux bronze de Barbedicnne, il en conclut q u ’il n’y a pas de hasard, que tout est réglé d ’avance et pour l’éternité : « Le bronze est là, je le contemple et je comprends que je suis en enfer. Je vous dis que tout était prévu. Ils avaient prévu que je me tiendrais devant cette cheminée, pressant ma main sur ce bronze, avec tous ces regards sur moi... » 3 Relisons après cela la scène où le héros le plus désespéré de Simone de Beauvoir, le sombre Fosca, va boire l’élixir d ’immortalité apporté par le vieillard : 1 Pour une morale de l'ambigifité, p. 161. Il semble qu’on puisse observer chez Sartre, au contraire, une sorte de recul devant l’inconnu de l’avenir et sa fatalité : « ...Le progrès foudroyant de la science donne aux siècles futurs une présence obsédante, l’avenir est là, plus présent que le présent, on ira dans ta lune, on créera la vie, peut-être. Ces hommes masqués qui nous succéderont et qui auront sur tout des lumières que nous ne pouvons pas même entrevoir, nous sentons qu’ils nous jugent, pour ces yeux futurs dont le regard nous hante, notre époque sera objet. Et objet coupable. Us nous découvrent notre échec et notre culpabilité » écrit-il dans Saint-Genêt. 2 Ibid.% p. 17a. 3 J.-P. Sartre, Théâtre, I, p. 167.
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« — R aym ond! tu ne vas pas boire! dit Catherine. ...Je la regardai et ma main retomba. Elle dit avec ardeur : — Q uand le Christ a voulu punir ce J u if qui lui avait ri au visage, il l'a condam ne à vivre toujours. Je ne répondis rien. Je pensai : « que de choses je pourrai faire ! » et je saisis la bouteille. Catherine cacha son visage dans scs mains. — Catherine ! Je regardai autour de moi. Plus jam ais je ne verrais cette cham bre avec les mêmes yeux... — Catherine, si je meurs, ouvre les portes de la ville. — Ne bois pas, dit-elle. — Si je meurs, tu peux faire tout ce que tu vou dras. Je portai la bouteille à mes lèvres. » 1 O n voit q u ’il ne s’agit pas d ’ une prédestination fatale. C ’est Fosca qui choisit, dans l’orgueil et la solitude, un destin dont il pressent vaguem ent l’ hor reur. Ainsi Jean-Pierre G authier choisit-il le risque absolu pour la ville entière. Ainsi encore Jean Blomart choisit-il d ’abandonner sa mère pour servir sa cause, et de sacrifier la femme q u ’il aime. Pour crever le plafond de solitude qui pèse sur sa tête, sur le monde, le héros du Sang des Autres sait q u ’il n’y a q u ’ un moyen : préparer l’avenir des hommes. La foi politique lui apparaît com m e le seul gardefou opposé au vertige du néant, et sa conclusion évoque celle de Fosca : « Par delà la fatigue et les horizons gris, ces hommes savaient affirmer leur volonté, et leur vie n’ était pas une sourde végéta tion de plante : ils se choisissaient un destin. » 1 Tous les hommes sont mortels, p. 98.
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Cette option passionnée en faveur de l’avenir sup pose le refus d ’une certaine somme de passé, même si ce refus implique un sacrifice, comme celui de Jean Blomart abandonnant sa mère. « Le passé est un appel, c ’est un appel vers l’avenir qui parfois ne peut le sauver q u ’en le détruisant. Q ue cette destruction soit un sacrifice, il serait mensonge de le nier... M ais une morale authentique n’enseigne pas à refuser le sacrifice, ni à le nier : il faut l’assu mer. » 1 Prenons un exemple concret : Q uand Simone de Beauvoir déclare, à la deuxième page de la Longue Marche : « J’étais indifférente à la Chine ancienne », ou quand elle nie la supériorité d ’ une dentelle faite à la main sur la dentelle fabriquée à- la machine, et « la valeur inconditionnée du point d ’Aleriçon », on pourrait la supposer indifférente à l’ histoire, et aux valeurs humaines de l’artisanat, ce qui après tout est son droit. Mais elle ne l’est pas. Rappelons nous Tous les hommes sont mortels, où l’évocation de Carm ona, de l’ Empire de Charles-Q uint, de la recherche du grand Fleuve, témoignent d ’ une très proche présence à l’histoire. Rappelons nous aussi Anne des Mandarins, en extase devant le huipil an tique de la vieille Indienne, où « le bleu de Chartres se fondait tendrement avec des rouges et des ors éteints ». Ce qui est explicitement refusé 2, c ’est l’attitude esthétique du bourgeois, qui dit « non au monde 1 Pour une morale de Vambiguïté, p. 133. 2 Ibid., p. 13a : « que la fête est l’acte gratuit par excellence, q u ’elle naît du besoin d ’affirmer l’existence au présent, cffiicc provisoi rement le souvenir du passé et l’angoisse de l’avenir,