L'écriture de Michel Houellebecq: Aspects d'une prose poétique 9782140283185, 214028318X


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French Pages 267 Year 2022

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Table of contents :
SOMMAIRE
Michel Houellebecq, une voix de l’écriture
L’hybridité du genre romanesque. Prémices d’une écriture
L’hybridité du genre artistique.
L’écrivain et le texte. Une question de style
L’écrivain et le monde. Le travail créateur ou la naissance de l’artiste
CONCLUSION « Frapper là où ça compte » ou la conquête de l’immortalité
BIBLIOGRAPHIE
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L'écriture de Michel Houellebecq: Aspects d'une prose poétique
 9782140283185, 214028318X

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Dora Mănăstire

L’écriture de Michel Houellebecq

De la composition des textes jusqu’aux éléments de structure en passant par les phénomènes de langage, les dimensions poétiques de la prose houellebecquienne sont repérables dans tous ses romans. Pourvu que le lecteur prenne le temps de regarder au-delà de ce soidisant manque de style, paradoxalement et trop souvent imputé à l’auteur. Dans ses livres de fiction, Houellebecq veut émouvoir et faire réfléchir. Il y parvient en empruntant beaucoup à l’art du poème et en créant des personnages créateurs, reflets de sa propre condition.

Titulaire d’un doctorat ès lettres depuis 2020 après des études de littérature en Roumanie et en France, Dora Mănăstire a enseigné le français langue étrangère dans plusieurs écoles roumaines. Elle est actuellement chargée de coopération universitaire et des partenariats à l’Institut français de Roumanie à Cluj-Napoca. Ses publications portent sur l’écriture de Michel Houellebecq ainsi que sur le roman français de l’extrême contemporain.

Illustration de couverture : © Alexandra Maria Rus, Michel Houellebecq - Sketch, juin 2022.

ISBN : 978-2-14-028318-5

25 €

9 782140 283185

L’écriture de Michel Houellebecq

Centré sur l’œuvre romanesque de Michel Houellebecq, cet ouvrage en esquisse le caractère poétique, étant donné la fascination de l’auteur pour le lyrisme et son penchant pour l’expression métaphorique qui dépassent les frontières de ses recueils de vers.

Dora

Mănăstire

L’écriture de Michel Houellebecq Aspects d’une prose poétique

EL Espaces Littéraires

L’écriture de Michel Houellebecq Aspects d’une prose poétique

Espaces littéraires Collection fondée par Maguy Albet et dirigée par Jérôme Martin Cette collection est consacrée à la publication d’œuvres de recherche universitaire dans le domaine des études littéraires. Privilégiant la littérature contemporaine, elle est ouverte à toutes les aires culturelles. Dernières parutions Sabine KRAENKER, La représentation du Japon dans les écrits francophones contemporains, 2022. Alain Chardonnens, Jacques Chessex et la réception du roman Un Juif pour l’exemple à Payerne, 2022. Nadège LANGBOUR, Modèles et contre-modèles de l’enseignant dans la littérature de jeunesse, La littérature comme outil réflexif pour construire les gestes professionnels, 2022. Abdesselam EL OUAZZANI, Où est passé le bonheur ? Essai à travers l’analyse de trois textes fictionnels marocains contemporains, 2022 Simone GOUGEAUD-ARNAUDEAU, L’arbre de la fable, 2022. Thierry René DURAND, Vie et chaos dans le roman contemporain, Régis Jauffret, Janine Matillon, Philippe Claudel, Pierre Péju, Louis-René Des Forêts..., 2022. Jean-Luc PINGRENON (dir.), Ecrits de femme. Plongée dans l’œuvre littéraire de Ezza Agha Malak. Une littérature qui porte sa voix et son genre, 2022. Alexandre LANSMANS, Le roman délétère. De Nana à Monsieur de Phocas, 2022. Alexandre ZOTOS, Ismail Kadaré par lui-même, 2022. Alain MOREEWS, Pierre Herbart. De la drôle de guerre à la libération de Rennes, 2022. Georges STASSINAKIS, Kazantzaki-Zorba, Une véritable amitié, 2021. Daniela CATAU VERES, Duras entre l’éloge et le blâme : une lecture de la réception, 2021. Stéphane BEAU, Georges Palante, ou le combat pour l’individu, 2021. Raoul R. FRANCIS, Zulma Carraud. « La main du papier de Chine », 2021. Louis DECQUE, Tierno Bokar. Le Sage de Bandiagara, 2021. Nora KHENNOUF, Parlons lecture, 2021. Enrico SPADARO, La littérature-monde de J. R. R. Tolkien. Pertinence, discours et modernité d’une œuvre originale, 2021. Nathalie GIBERT, Vercors, Un parcours intellectuel, 2021 Amandine GOUTTEFARDE, L’exil dans la littérature grecque archaïque et classique, 2021.

Dora Mănăstire

L’écriture de Michel Houellebecq Aspects d’une prose poétique

De la même auteure Décrire ou raconter (dirigé par Dora Mănăstire), Cluj-Napoca, Ed. Casa Cărții de Știință, coll. « Romanul francez actual », 2016.

© L’Harmattan, 2022 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-14-028318-5 EAN : 9782140283185

Liste d’abréviations

E – Extension du domaine de la lutte PE – Les particules élémentaires P – Plateforme PÎ – La possibilité d’une île CT – La carte et le territoire SOU – Soumission SÉ – Sérotonine RV – Rester vivant. Méthode

SOMMAIRE INTRODUCTION : Michel Houellebecq, une voix de l’écriture houellebecquienne .............................................................................. 11 Relater le monde ............................................................................. 18 Relier le monde romanesque. Glissement des formes : le récit poétique........................................................................................... 23 Début littéraire et transfert des principes esthétiques ..................... 29 I : « D’abord, la souffrance » ou le déclencheur du récit.............. 33 Filiation douloureuse ...................................................................... 35 Parent contre son gré .............................................................. 39 Parents absents, enfants abandonnés ...................................... 40 Quand la victime devient bourreau......................................... 44 Fin et remplacement de la filiation ......................................... 45 Inadaptation spatio-temporelle et vide social ................................. 51 La relation avec l’espace ........................................................ 53 La relation avec le temps ........................................................ 75 La relation avec l’être ............................................................. 87 Conflits latents avec le monde ...................................................... 105 II : « Articuler » ou la construction du récit ................................ 115 La structure des romans ................................................................ 117 Titres et intertitres. Éléments de repérage dans le récit ........ 117 La relation incipit-excipit ..................................................... 127 L’hybridité du genre romanesque. Prémices d’une écriture mythique ...................................................................................................... 147 Le Sisyphe houellebecquien : entre manque du sens et sens du manque ................................................................................. 150 L’Atlantide ou la recherche d’une terre promise .................. 151 L’androgyne revisité. L’impossibilité de l’amour ................ 153

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Le mythe de l’écriture .......................................................... 155 L’hybridité du genre artistique. Marché en mutation, créateurs en retrait ............................................................................................. 159 Les créateurs ......................................................................... 160 Les médiateurs ...................................................................... 164 Les récepteurs ....................................................................... 166 III : « Survivre » ou le métier d’écrivain ...................................... 173 L’écrivain et le texte. Une question de style................................. 175 Houellebecq par lui-même.................................................... 179 La pluralité des discours ....................................................... 181 Le goût des digressions ........................................................ 207 Varia ..................................................................................... 216 L'écrivain et le monde. Le travail créateur ou la naissance de l'artiste..........................................................................................225 Le saisissement créateur ....................................................... 226 Prise de conscience de représentants psychiques inconscients ............................................................................................. .228 Instituer un code et lui faire prendre corps ........................... 231 La composition proprement dite de l’œuvre......................... 233 Produire l’œuvre au-dehors .................................................. 234 INDEX.............................................................................................. 243 BIBLIOGRAPHIE ........................................................................... 249

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INTRODUCTION Michel Houellebecq, une voix de l’écriture houellebecquienne Avec plus de cinq cents titres publiés chaque année en France lors de la rentrée littéraire, l’extrême contemporain est indubitablement un terrain en pleine expansion. Écrivains, maisons d’édition et agents préparent avec soin toute parution et aspirent à l’obtention des prix littéraires qui assurent la diffusion massive du texte et avec elle la croissance immédiate des ventes. L’abondance des œuvres (tous genres confondus) va de pair avec l’hétérogénéité des contenus, des styles, des visions du monde, mais aussi avec un intense travail d’analyse critique et d’histoire littéraire censé circonscrire la nouvelle époque. Dans ce contexte, notre recherche s’ajoute aux études sur la littérature française (très) récente par l’examen des créations fictionnelles d’un de ses représentants. « C’est ainsi que je vois Michel Houellebecq : “au milieu du monde” et tentant de voir loin. »1, écrit Dominique Noguez en 2003, et avec lui nous approuvons la capacité de l’écrivain à comprendre son temps. L’immersion dans le réel, aussi bien de l’auteur que de ses personnages narrateurs, assure une transcription fidèle de la société dans les textes, faite d’observation pénétrante et de questionnement perpétuel de l’évolution du monde contemporain. D’où le scandale que provoque la sortie de ses livres, d’où aussi les emballements, les discours haineux, les polémiques que suscitent les apparitions publiques de Houellebecq. Si cet auteur a attiré notre attention, c’est grâce à son courage de regarder les choses en face et à l’innocence qui accompagne sa présence dans les médias ou les milieux culturels et universitaires. Certains soutiennent que chez Houellebecq tout est stratégie de marketing orchestrée attentivement par son équipe et accusent l’auteur de fonder son ascension et sa reconnaissance sur l’exagération, la stéréotypie, l’insolence, camouflées dans un français médiocre, banal, populaire. Au contraire, nous pensons que son écriture franche et en apparence simpliste vient de l’esprit d’un auteur érudit qui interroge son époque et qui s’adresse à des lecteurs agiles cherchant la profondeur de ses réflexions. Le contenu choquant et controversé de son œuvre a beaucoup influencé la réception, de sorte que Houellebecq reçoit le prix Goncourt, assez tard, en 2010, pour La carte et le territoire, seize ans après ses débuts romanesques et après avoir raté cette récompense deux fois avec Les particules élémentaires (1998) et La possibilité d’une île (2005). Si Houellebecq est 1

Dominique Noguez, Houellebecq, en fait, Paris, Éditions Fayard, 2003, p. 256.

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déjà à ce moment-là un auteur assez connu, c’est grâce à cette distinction prestigieuse que ses textes commencent à être massivement exportés et traduits et que les travaux critiques ne cessent de paraître. Aujourd’hui, la critique houellebecquienne est tellement abondante et variée Ȃ vu qu’elle provient de champs culturels différents et qu’elle s’intéresse tantôt à l’œuvre, tantôt à la personne de l’auteur Ȃ qu’il serait étourdissant et démesuré d’en inventorier toutes les directions. Pourtant, il faut remarquer que la réception universitaire est postérieure à la réception journalistique1 (que ce soit dans la presse écrite ou à la télévision) qui fait des publications houellebecquiennes de véritables événements médiatiques. Pareil écart existe entre la réception de l’auteur en France et à l’étranger, avec des chercheurs français encore sceptiques et des milieux académiques (écossais, allemand, néerlandais, suisse) beaucoup plus ouverts et curieux envers ce « phénomène littéraire ». Outre les nombreux articles qui paraissent dans les revues littéraires et l’abondance des thèses (la base de données theses.fr recense une vingtaine de thèses françaises qui traitent de l’œuvre de Houellebecq, déjà soutenues ou en préparation, mais à ce nombre s’ajoutent les thèses étrangères dont nous n’avons pas le chiffre exact), l’organisation de quatre colloques internationaux témoigne de l’intérêt que suscite Houellebecq parmi les universitaires. Après celui d’Édimbourg initié par Gavin Bowd en 2005 et celui d’Amsterdam coordonné par Murielle Lucie Clément et Sabine van Wesemael en 2007, un troisième colloque se tient en France, à Aix-enProvence et Marseille, sous la direction de Bruno Viard en 2012. Enfin, c’est à Lausanne, en 2016, qu’a lieu la plus récente réunion des chercheurs autour de l’œuvre de Houellebecq, à l’initiative de Raphaël Baroni et Samuel Estier. La diversité des participants à tous ces colloques – ils proviennent d’un nombre impressionnant d’universités ou centres de recherche – et l’abondance des communications viennent renforcer l’impression d’une réception très riche qui donne sa place à la polémique, mais qui est en train de construire une critique universitaire de référence. Cet accueil de l’œuvre houellebecquienne (articles, thèses, actes de colloques) est accompagné et suivi de la publication de monographies très composites : il s’agit de la biographie non autorisée de Denis Demonpion ; des livres élogieux ou désapprobateurs d’écrivains ou de journalistes (Dominique Noguez, Aurélien Bellanger, Bernard Maris, Éric Naulleau, Jean-François Patricola) ; des volumes individuels d’universitaires (Bruno Viard, Murielle Lucie Clément, Sabine van Wesemael) ou des pamphlets et 1

Voir Christian van Treeck, La Réception de Michel Houellebecq dans les pays germanophones, Frankfurt am Main, Éditions Pater Lang, 2004. Dans sa thèse, Christian van Treeck étudie aussi la réception francophone de l’œuvre de Houellebecq et sépare invariablement les interventions des journalistes et les articles appartenant au milieu académique, tout en soulignant le retard avec lequel ces derniers commencent à se manifester.

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pastiches ridiculisant le style de l’écrivain (Pascal Fioretto imite deux fois, dans deux ouvrages différents, la manière d’écrire de Houellebecq). Notons, en fin de compte, que Michel Houellebecq est graduellement devenu un incontournable du paysage littéraire actuel, sa canonisation ou sa « classicisation » étant assurées par la publication en 2017 d’un Cahier de l’Herne Michel Houellebecq dirigé par Agathe Novak-Lechevalier et par la parution de ses œuvres complètes en deux volumes (1991-2000 ; 2001-2010) en 2016 et 2017 respectivement. C’est ainsi que se dessine le territoire de la réception de Houellebecq avec des études assez récentes parues surtout après 2000 et qui commencent à se multiplier à partir de 2010. Avant de voir quelle place occupe notre travail dans cet horizon, il est important de noter les principales préoccupations de la critique. Dès le début, il faut remarquer une plus grande disponibilité pour l’analyse des romans, au détriment de la poésie et des textes théoriques, mais aussi un désir de décortiquer l’œuvre de Michel Houellebecq écrivain et moins son activité non littéraire (il s’intéresse aussi à la photographie, il est réalisateur et scénariste et a plusieurs apparitions en tant qu’acteur). Ainsi, les discours concernant l’écriture houellebecquienne dévoilent plusieurs pistes qui dominent la recherche et que nous centralisons, pour la pertinence de notre étude, en cinq catégories. D’abord, nombre de chercheurs analysent les thématiques abordées par Houellebecq, à savoir le contenu acide de ses textes qui ne cesse de cliver le public et de poser la question de la responsabilité morale de l’auteur. Ensuite, il y a des travaux qui s’intéressent à la construction interne des œuvres, aux techniques et procédés de l’écriture et essaient d’esquisser la poétique de Houellebecq : ceux-ci se penchent sur des éléments comme la trilogie auteur-narrateurpersonnage, le paratexte, l’incipit et l’excipit, les tonalités, la composante mythologique. En troisième lieu, l’exégèse se préoccupe de la manière dont l’œuvre de Houellebecq interfère avec d’autres époques ou s’inspire de ses maîtres à penser : si Bruno Viard parle des lectures multiples que permettent les textes de Houellebecq en termes de « tiroirs »1, Ioana Cătălina Rezeanu étudie Les échos dix-neuvièmistes dans l’œuvre romanesque de Michel

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Bruno Viard, Les tiroirs de Michel Houellebecq, Paris, Presses universitaires de France, 2013.

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Houellebecq (Balzac, Baudelaire, Zola, Auguste Comte, Pierre Leroux)1 dans sa thèse de doctorat. Tout aussi passionnante pour les chercheurs est la question de la présence réelle ou textuelle de Michel Houellebecq : le fait que l’auteur est une figure extrêmement médiatisée et qu’il jouit d’un succès commercial incontestable remet en question la valeur esthétique de ses livres, leur littérarité. Voilà pourquoi beaucoup de travaux se proposent de délimiter la conduite sociale de l’auteur et les effets de texte, en invoquant des notions théoriques telles que « posture »2 ou « voix », dans la tentative de déparasiter la réception de ce genre de jugements. Enfin, un nombre beaucoup moins important d’études se donnent pour but de découvrir Houellebecq dans sa globalité en tant qu’artiste complexe qui oscille entre les supports et qui ne peut être compris que dans cette diversité d’espaces génériques (écriture, chanson, photographie, cinéma). Dans le contexte d’une réception critique déjà substantielle et très hétéroclite, notre recherche se donne pour but d’esquisser le caractère poétique des romans de Houellebecq. La nécessité et la pertinence de cette étude sont dues à plusieurs aspects qui tiennent à la fois des préoccupations scripturales ou réflexions théoriques de l’auteur et du contenu de ses fictions. Autrement dit, les premiers textes que Houellebecq écrit et publie sont des poèmes (Quelque chose en moi, collection de cinq poèmes parus dans La Nouvelle Revue de Paris, en 1988), activité qu’il ne quittera jamais et à laquelle il reviendra en parallèle de son travail de romancier. De plus, ses remarques sur la supériorité de la poésie en tant que genre dans les entretiens ou les textes théoriques montrent sa fascination pour le lyrisme et son penchant pour l’expression métaphorique : « La poésie ne précède pas seulement le roman ; elle précède aussi, et de manière plus directe, la philosophie. […] la poésie est la seule manière d’exprimer ce manque [affectif, social, religieux, métaphysique] à l’état pur, à l’état natif ; d’exprimer simultanément chacun de ses aspects complémentaires. »3 1

La recherche de Ioana Cătălina Rezeanu (thèse en cotutelle entre l’Université de Craiova et l’Université d’Aix-Marseille, sous la direction de Lélia Trocan et Bruno Viard, soutenue en 2017) et celle de Cezar Sandu-Tițu – Humour et érotisme dans l’œuvre de Michel Houellebecq (Université Alexandru Ioan Cuza de Iași, sous la direction de Alexandru Călinescu, soutenue en 2011) – sont les deux thèses portant sur l’œuvre de Michel Houellebecq que le site de la Bibliothèque Nationale de Roumanie répertorie. S’ajoute à cette liste la thèse de Mihaela Cosma, Reflets de la société et des individus hypermodernes dans le roman français contemporain (Université de Craiova, sous la direction de Sergio Zoppi, soutenue en 2010), dont le corpus comprend, entre autres, des textes de Michel Houellebecq. Cet état des lieux sur la réception assez pauvre de Houellebecq en Roumanie dans des études d’une certaine ampleur (les articles et les comptes-rendus sont plus nombreux, il est vrai) justifie notre projet et la nécessité d’ajouter notre contribution aux efforts internationaux de la critique houellebecquienne. 2 Nous reviendrons plus loin sur cette question (première partie, chapitre 3). 3 Michel Houellebecq, Interventions 2, Paris, Éditions Flammarion, 2009, p. 155.

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Si Houellebecq écrit des poèmes et en célèbre la force d’expression, il va essayer par tous les moyens de les intégrer dans les romans. C’est à cette présence assez inattendue que nous devons nos premières interrogations sur la poéticité de sa prose. La question a été déjà abordée dans des articles1 ou dans des études plus étendues2, mais dont l’objectif était d’observer la construction particulière, hétéroclite des romans houellebecquiens où l’intrigue est interrompue par des passages versifiés et dont le corpus comprend seulement les quatre premiers romans de l’auteur. Notre recherche englobe bien sûr ces réflexions préexistantes, mais exploite encore plus le champ d’analyse dans le but de relever les éléments d’une écriture poétique. Afin de mener notre analyse dans cette direction, nous nous donnons deux points de départ qui seront aussi des points de repère servant à l’organisation de notre démarche. Le premier jalon qui s’impose est un texte théorique qui définit le concept de prose poétique et qui offre les pistes nécessaires pour son étude : il s’agit du livre de Jean-Yves Tadié Le récit poétique. Dans cet ouvrage de référence, le théoricien donne sa propre acception de ce genre hybride, à savoir « la forme du récit qui emprunte au poème ses moyens d’action et ses effets »3 et propose un modèle d’analyse en six volets suivant les éléments de composition du texte narratif (le personnage, l’espace, le temps, la structure, le mythe, le style). Ses considérations, auxquelles nous reviendrons un peu plus loin, vont nous permettre d’observer les romans de Houellebecq de manière cohérente et systématisée sans pour autant organiser nos chapitres en fonction des catégories dont traite le spécialiste. Néanmoins, nous y retournerons chaque fois que l’étude l’impose et que nous nous pencherons sur un élément distinct de la prose, examiné précédemment par Jean-Yves Tadié. La deuxième borne à laquelle nous allons nous rapporter est un opuscule de Houellebecq intitulé Rester vivant. Méthode. Initialement publié en 1991 et réédité ultérieurement plusieurs fois, le texte est en général considéré 1

Jacob Carlson, « Les particules poétiques ? » in Gavin Bowd (études réunies par), Le monde de Houellebecq, Glasgow, Universities’ Design & Print, 2006, pp. 41-59 ; Delphine Grass, « Michel Houellebecq et les préromantiques allemands : une lecture poétique du roman houellebecquien » in Murielle Lucie Clément et Sabine van Wesemael (sous la direction de), Michel Houellebecq à la Une, Amsterdam-New York, Éditions Rodopi, 2011, coll. « Faux Titre », pp. 41-56 ; Joaquim Lemasson, « Une poésie prosaïque » in Murielle Lucie Clément et Sabine van Wesemael (sous la direction de), Michel Houellebecq à la Une, o. c., pp. 57-74. 2 Jacob Carlson, La Poétique de Houellebecq : réalisme, satire, mythe (thèse de doctorat), Göteborgs Universitet, Suède, 2011, consulté à l’adresse : https://gupea.ub.gu.se/bitstream/2077/24618/2/gupea_2077_24618_2.pdf, le 27 novembre 2019. Dans le dernier chapitre de sa thèse, Carlson analyse « quatre romans poèmes » de Houellebecq en soulignant la valeur symbolique des titres, la présence des motifs littéraires et d’éléments mythiques qui correspondent à un imaginaire poétique. 3 Jean-Yves Tadié, Le récit poétique [1978], Paris, Éditions Gallimard, 1994, coll. « Tel », p. 7.

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comme un « essai », même s’il a été introduit dans le volume Poésie de la collection « J’ai lu ». Comprenant quatre sections qui s’étendent sur une quinzaine de pages, le livre contient la conception de l’auteur sur la poésie ; il s’agit d’une sorte de « méthode » qu’il enseigne aux jeunes poètes. D’abord, la souffrance, Articuler, Survivre, Frapper là où ça compte sont les quatre parties de l’essai – dont nous avons d’ailleurs repris et utilisé les titres en tant qu’intitulés des parties de notre recherche – et dessinent l’avènement de la parole poétique comme outil de combat contre une existence faite de douleur. Si Houellebecq adresse ces réflexions aux poètes et qu’elles visent la composition des ouvrages en vers, cela ne veut pas dire que lui-même, en tant que romancier, ne les respecte pas, et c’est justement ce que nous essayons de démontrer dans notre étude. Sa préoccupation pour la source et la structure du langage poétique ainsi que pour la mission du poète peut être interprétée comme une préoccupation pour l’écriture en général ; de même, le fait que ses livres de fiction sont, comme nous allons le démontrer, une illustration de ces observations théoriques démontre leur caractère poétique. Pour la cohérence et l’homogénéité de ce travail, nous avons décidé de centrer nos analyses sur l’œuvre romanesque de Houellebecq, laissant de côté les nouvelles ou les recueils de poèmes. Les sept romans publiés entre 1994 et 2019 constituent un corpus généreux et unitaire dont l’étude nous permet d’examiner le comportement de l’écriture et la figure de l’écrivain : les romans représentent l’aboutissement de l’art houellebecquien (en surclassant toutes les autres formes littéraires abordées par l’auteur). Cet ouvrage se compose de trois parties, imposées par notre objectif et par la démarche que nous avons déjà annoncée concernant la reproduction de la structure de Rester vivant. Méthode dans l’organisation de nos observations. Les trois sections illustrent exactement cette mise en examen de la prose houellebecquienne en fonction des catégories de Jean-Yves Tadié et des réflexions que Houellebecq formule dans Rester vivant. Méthode. De plus, nous trouvons utile de confronter le jugement théorique de l’auteur avec une certaine pratique de l’écriture – explicite ou non – repérable chez les protagonistes de ses romans. Support textuel de la vision de l’auteur sur l’écriture, ces personnages vont nous permettre d’orienter notre démonstration vers la poéticité de la prose. La première partie, « D’abord, la souffrance » ou le déclencheur du récit, part du constat que, chez Houellebecq, la souffrance se trouve au fondement de l’être et qu’elle est générée par la rupture qui existe entre l’individu et le monde. Dans cet univers intégralement hostile, la seule valeur de vérité est le lyrisme, l’homme survit uniquement grâce à une activité esthétique, en l’occurrence la poésie. À partir de ces remarques, nous analysons les sources de la souffrance dans les romans houellebecquiens en les organisant en trois catégories : la filiation, la relation avec l’espace, le temps, l’être et le rapport avec les grands conflits de l’actualité. Tous ces chapitres se proposent d’observer les conflits qui gouvernent la conscience des protagonistes et de 16

démontrer que le manque d’amour et l’inadaptation sont les ressorts de leur prédisposition à l’écriture. Dans la deuxième partie, « Articuler » ou la construction du récit, nous examinons la composition particulière des romans houellebecquiens, vu que la seule manière dont l’être humain peut dépasser son malheur généralisé est, selon l’auteur, en l’exprimant dans « une structure bien définie »1. De tous les éléments de composition du texte littéraire, nous nous arrêtons sur ceux qui soulignent son caractère poétique et qui sont d’ailleurs recensés par JeanYves Tadié. Dans un premier temps, il s’agit de la structure circulaire des romans où la fin actualise et resémantise le début et où les éléments de paratexte (titres, intertitres, épigraphes) requièrent pour le lecteur un important travail d’interprétation. Dans un deuxième temps, nous nous penchons sur l’analyse des échos mythiques, compris comme systèmes de symboles par l’intermédiaire desquels Houellebecq représente le monde. Enfin, nous examinons la position qu’occupe le personnage artiste (représentant de toutes les figures de génie houellebecquiens) au sein du marché de l’art contemporain : la création l’aide à survivre, mais cela n’équivaut pas à son intégration définitive dans la société. « Survivre » ou le métier d’écrivain est la partie qui clôt notre recherche et qui s’intéresse à la figure du littérateur d’un double point de vue : d’une part, nous analysons sa relation avec le texte, d’autre part, nous nous concentrons sur les phases réitérant son devenir. Notons que ce volet final contient des observations et des analyses dont l’ampleur et la perspective offrent une image assez complexe concernant le style de Houellebecq. S’il existe des études fouillées sur la manière d’écrire de l’auteur, comme celle de Samuel Estier2, notre démarche insiste sur l’hybridité de son écriture, sur sa force d’expression et sur les figures de langage la rapprochant du discours poétique. De surcroît, les étapes que traverse le personnage houellebecquien, allant de l’acceptation de l’amertume à la transformation de sa souffrance en œuvre d’art (que nous analysons par la grille de lecture de Didier Anzieu3) aboutissent à la découverte de la vocation lui permettant de rester vivant. Afin de démontrer que Michel Houellebecq écrit des romans poétiques, nous partons d’une base théorique (le travail de Jean-Yves Tadié) et d’un court essai de l’auteur (Rester vivant. Méthode). Les renvois constants aux 1

Michel Houellebecq, « Rester vivant. Méthode » [1991], in Rester vivant et autres textes, Éditions Librio, 2016, coll. « Littérature », p. 15. Voir cette édition pour toutes les références de pages entre parenthèses dans le corpus du texte. 2 Samuel Estier, À propos du « style » de Houellebecq. Retour sur une controverse (19982010), postface de Jérôme Meizoz, Lausanne, Archipel Essais, no. 21, 2015. 3 Didier Anzieu, « Des cinq phases du travail créateur et de leurs inscriptions dans l’œuvre » in Le corps de l’œuvre. Essai psychanalytique sur le travail créateur, Paris, Éditions Gallimard, 1981.

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deux textes assurent la cohésion de notre examen et dessinent un cheminement logique fait d’une accumulation graduelle d’arguments en faveur de la poéticité de la prose. Après le survol de l’extrême contemporain dont Houellebecq fait partie, nous nous arrêtons sur divers aspects des romans qui trahissent sa vision sur l’écriture, précédemment exposée dans sa collection de conseils adressés aux poètes. La souffrance comme fondement de la vie, l’impératif de l’articulation verbale du malheur, le désir de survivre pour et grâce à l’écriture se retrouvent aussi dans ses romans et prouvent que ses personnages de fiction empruntent beaucoup à l’expérience des poètes. Si nous avons délibérément laissé de côté la dernière section de l’essai, Frapper là où ça compte (et nous ne l’avons pas incluse dans les intitulés des parties), c’est parce que cette partie sera exploitée dans la conclusion où son évocation s’avèrera révélatrice. La présente étude propose une approche personnelle de l’œuvre romanesque de Michel Houellebecq qui ne se veut ni exhaustive, ni incontestable. On pourra nous reprocher, par exemple, l’indulgence avec laquelle la notion de « récit poétique » est utilisée, et qui est ainsi susceptible d’être attribuée à n’importe quel roman, ou bien le fait de n’avoir pas inclus dans notre corpus les recueils de poèmes de Houellebecq, inventaires des principales figures de style que l’auteur privilégie et qui reviennent, décidément, dans la prose. Nous partons toutefois de la certitude que notre hypothèse est confirmée par nos analyses et que la « liberté lyrique » que Houellebecq cherche dans ses romans est atteinte et soigneusement examinée dans les pages qui suivent. Relater le monde Michel Houellebecq publie son premier roman en 1994 en inscrivant ainsi son travail dans cette période littéraire que les critiques appellent, non sans difficulté, l’extrême contemporain. L’ennui des actants du champ littéraire face à cette question notionnelle provient de la fluidité sémantique du terme et de son incapacité d’offrir des bornes chronologiques qui circonscrivent l’étendue de l’époque. Mais remontons aux origines de cette nouvelle génération d’écrivains, observons les tendances de leur écriture et analysons les formules utilisées pour nommer cette nouvelle littérature. Dans son œuvre, La littérature française au présent, Dominique Viart note : « Depuis le début des années 1980, la littérature s’éloigne des esthétiques des décennies précédentes. La critique structuraliste et les dernières avant-gardes […] se méfiaient de la subjectivité et du “réalisme”. […] la littérature contemporaine redonne des objets à l’écriture qui s’en était

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privée. C’est pourquoi nous proposons de l’appeler “transitive” comme on le dit, en grammaire, des verbes qui admettent un complément d’objet. »1. C’est ainsi que se démarque, à la fin du XXe siècle, la littérature française contemporaine dont les caractéristiques esthétiques et les enjeux s’accentuent par antinomie aux œuvres formalistes et expérimentales des avant-gardes, mais aussi par opposition à des formes plus classiques. La transitivité que remarque Dominique Viart suppose un retour au récit, au réel, à la société, à l’Histoire (avec et sans majuscule), au sujet et donne naissance à des textes qui portent un regard critique sur les objets du monde. Il s’agit d’un retour en force des catégories telles que le personnage et l’histoire qui semblent désuètes dans les années 1960, de l’auscultation des victimes et de l’analyse des traumatismes du XXe siècle, des récits de filiation dont l’ampleur détrône les autres variations autobiographiques, des jeux formels qui supposent la revisitation des textes du passé. Qui plus est, cette littérature porte beaucoup d’intérêt à son propre fonctionnement et, dans la lignée de la tradition moderniste dont elle hérite, se dégage une certaine conscience réflexive de sa composition. Les auteurs d’aujourd’hui questionnent souvent leur démarche et les techniques mises en œuvre dans leurs textes dans un dialogue ouvert avec leurs lecteurs et par un discours métalittéraire manifeste. Si Dominique Viart a maintes fois abordé la question de la littérature française contemporaine dans des articles et des ouvrages individuels ou collectifs2 dans le but d’apporter un éclairage sur ce terrain en constante mutation, il constate que les formules utilisées pour nommer cette littérature (et dont il use lui aussi) seraient inadéquates et il essaie de trouver une alternative. Pour ce faire, dans son article « Comment nommer la littérature contemporaine ? », il analyse les variations notionnelles existantes, recense les traits dominants de l’époque et propose une solution à ses interrogations. Suivons son propos et arrêtons-nous d’abord aux termes ou syntagmes employés pour désigner les créations littéraires publiées à partir des années 1980. Dans un premier temps, la construction qui revient le plus souvent à 1 Dominique Viart, « Relances de la littérature » in Dominique Viart, Bruno Vercier (avec la collaboration de Franck Evrard), La littérature française au présent : héritage, modernité, mutations [2e édition augmentée], Paris, Éditions BORDAS, 2008, pp. 15-16. 2 Voir notamment : Mémoires du récit : Études sur le récit contemporain (Lettres Modernes Minard, 1998) ; États du roman contemporain (avec J. Baetens / Lettres Modernes Minard, 1999) ; Le Roman français au XXe siècle (Hachette, 1999) ; Le Roman français contemporain (avec M. Braudeau, L. Proguidis et J.-P. Salgas / ADPF, 2002), « Les mutations esthétiques du roman contemporain français » (Lendemains, no. 107-108, 2002) ; La littérature française au présent : héritage, modernité, mutations (BORDAS, 2008 [2005]) ; Anthologie de la littérature contemporaine française : Romans et récits depuis 1980 (Armand Colin, 2013) ; « Comment nommer la littérature contemporaine ? » (texte en ligne, Fabula – Atelier littéraire, décembre 2019, consulté le 12 décembre 2019, à l’adresse : https://www.fabula.org/atelier.php?Comment_nommer_la_litterature_contemporaine).

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l’égard de ces productions littéraires est « littérature contemporaine » ; malgré sa popularité et sa supposée transparence sémantique, la notion pose problème quand il s’agit de la définir. Cette difficulté est due aux acceptions contradictoires de l’adjectif « contemporain » qui recouvre tantôt le sens de « qui appartient à l’époque présente, au temps présent », tantôt celui de « qui vit à la même époque que quelqu’un d’autre »1, mais aussi aux définitions antinomiques que lui donnent les théoriciens de l’époque. Si d’aucuns insistent sur l’importance d’attribuer à cette notion une portée datable, historique, « épocale », d’autres soutiennent au contraire que le mot est censé designer une attitude, un genre artistique identifiable dans plusieurs époques successives, il s’agit donc d’une définition déshistoricisée. Quel que soit le sens donné à la notion, Dominique Viart note que « littérature contemporaine » serait un terme trop labile, trop fuyant pour pouvoir nommer les œuvres littéraires de nos jours et qu’il s’avérera d’autant plus inapproprié au moment où la génération actuelle d’écrivains sera remplacée par une autre (ou quand la littérature contemporaine ne sera plus « contemporaine »). Une autre formule utilisée par la critique journalistique et universitaire à propos de la littérature récente et très récente est l’« extrême contemporain ». Proposée par Michel Chaillou lors d’un colloque organisé en 1986 et reprise dans les actes publiés dans la revue Po&sie (no 41, 1987), la notion s’est vite imposée et continue à être couramment employée. Pourtant, étant donné qu’elle se compose d’un adjectif collé au nom problématique du point de vue sémantique (« contemporain ») que nous avons déjà analysé, elle n’arrive pas non plus à circonscrire une époque. À cette littérature du présent que l’extrême contemporain désigne, on ne saurait imposer une borne temporelle finale, une clôture, elle représente ce qui s’écrit maintenant ou dans un futur immédiat. Quand bien même, de tous les noms donnés à cette littérature le concept de Michel Chaillou semble très proche de la solution proposée par Dominique Viart vu que, pour le premier, l’extrême contemporain consiste à « mettre tous les siècles ensemble »2. Il insiste sur la tendance de la littérature contemporaine à ressusciter les œuvres du passé, ignorées ou discréditées par la modernité, de s’imposer comme une époque nouvelle, distincte des préoccupations formalistes et structuralistes qui l’ont précédée. « Postmodernisme » est la troisième notion qui revient au sujet de la littérature contemporaine, mais elle est loin de se limiter à cette discipline et au territoire français. Paru à l’étranger pour nommer un mouvement architectural (sous la plume de Charles Jencks en 1975) et utilisé aussi dans le domaine des arts visuels, de la musique et du cinéma, le terme fait preuve d’inexactitude en littérature. Est « postmoderne » toute création littéraire 1 2

https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/contemporain. Michel Chaillou, « L’extrême contemporain » in Po&sie, no. 41, 1987, p. 17.

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ultérieure à la modernité ou, comme l’explique Dominique Viart : « [la postmodernité] continue de considérer la modernité comme un référent majeur à partir duquel penser toute inflexion, radicalisation, contradiction…sans jamais donner à la période, aux phénomènes sociologiques, anthropologiques ou esthétiques ainsi envisagés la moindre autonomie »1. Le fait que le substantif « postmoderne » soit un mot composé et que son sens se dévoile par opposition immédiate et obligatoire à une autre période artistique rend encore plus difficile toute tentative de définition. En outre, cela complique aussi la délimitation chronologique de l’époque, le seuil qui la démarque variant en fonction des théoriciens et des domaines d’application. Nous n’en mentionnons ici que quelques-uns : si pour Jean-François Lyotard2, la postmodernité inclut les années 1950, selon Áron Kibédi-Varga3, elle est à situer tout de suite après les événements de Mai 68. Toutes les formules ou termes que Dominique Viart analyse et que nous avons repris ici (« littérature contemporaine », « extrême contemporain », « postmodernité ») recouvrent la même réalité littéraire et ont à peu près le même sens. Pourtant, leur fluidité notionnelle et leur incapacité à fixer des bornes temporelles poussent le théoricien à chercher un syntagme capable de nommer cette période littéraire en réunissant les caractéristiques communes des œuvres. C’est ainsi qu’il arrive au nom de « littérature de relations » ou « littérature relationnelle » qu’il explique en ces termes : « À l’inverse des dernières Avant-gardes qui, radicalisant le geste moderne, avaient constitué la littérature en clôture (sur elle-même, dans son intransitivité), en césure (dans une recherche de singularité indépendante des autres espaces de la pensée) et en rupture (avec les esthétiques du passé), la littérature contemporaine française fait au contraire montre de son ouverture à de nouveaux champs : au monde extérieur et aux disciplines qui l’envisagent. Elle développe des relations. »4 Les trois frontières qui marquaient les avant-gardes (et la modernité en général) sont effacées et remplacées par des ouvertures : premièrement, à l’intransitivité des œuvres closes sur elles-mêmes on oppose des textes qui s’intéressent au monde et qui le racontent ; deuxièmement, la littérature n’est plus vue comme une entreprise distincte et élitiste, mais résulte d’un dialogue constant avec d’autres disciplines de la pensée (comme l’histoire, la sociologie, l’anthropologie, la politique) ; enfin, les auteurs se détachent de l’esthétique de la table rase et revisitent les formes, les thématiques, les 1

Dominique Viart, « Comment nommer la littérature contemporaine ? », o. c., p. 7. Voir Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, Paris, Éditions Minuit, 1979. 3 Voir Áron Kibédi-Varga, « Le récit postmoderne » in Littérature, no. 77, février 1990, consulté à l’adresse : https://doi.org/10.3406/litt.1990.1506, le 16 janvier 2019. 4 Dominique Viart, « Comment nommer la littérature contemporaine ? », o. c., p. 10. 2

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enjeux du passé. Pour synthétiser, Dominique Viart propose un concept opératoire pour nommer la littérature française contemporaine : il décide de l’appeler « relationnelle » parce qu’elle s’écrit en lien avec d’autres périodes, d’autres esthétiques, d’autres arts, d’autres espaces ou d’autres sciences humaines. Si nous préférons ce terme pour parler de l’œuvre de Houellebecq, c’est qu’il contient le propre de son écriture. Les romans de Houellebecq relatent et relient, pour utiliser les deux verbes qui donnent le substantif « relation » : d’une part, ses textes retrouvent le goût du récit, s’ouvrent au monde et redonnent sa place au sujet, de l’autre ils accueillent d’autres discours ou empruntent des moyens d’action à d’autres formes littéraires (comme la poésie) afin de « découvrir [et retranscrire] la réalité par ses propres voies, purement intuitives, sans passer par le filtre d’une reconstruction intellectuelle du monde. » (RV, p. 25). À noter aussi que le retour au passé dont parle Dominique Viart ou, pour ainsi dire, le respect de l’héritage littéraire, ancien et moderne se traduit chez Houellebecq par une écriture réaliste, voire romantique et naturaliste ainsi que par une tendance autoréflexive : les fictions réfléchissent leur forme et leur fonction. Après des décennies où la littérature française s’est écrite sous le signe des contraintes formelles et de l’hermétisme, la mutation esthétique qui s’enregistre dans les années 1980 marque un renouveau de la vie littéraire. Un des premiers éléments récurrents que les critiques remarquent au sujet de cette époque est qu’elle se raconte aisément et volontairement ou, pour reprendre les termes d’Áron Kibédi-Varga : « Ce qui caractérise le plus profondément peut-être la nouvelle littérature postmoderne, c’est la renarrativisation du texte, c’est l’effort de construire de nouveau des récits. »1. La préoccupation des écrivains pour la vie et leur désir de l’expliquer vient dans le contexte d’une fin-de-siècle qui apporte de grands changements : globalisation, triomphe du marché libre, massification de la communication informationnelle, diversification des loisirs, facilité du déplacement, progrès technologique, guerres ethniques, terrorisme ne sont que quelques-unes des avancées ou des catastrophes de l’humanité. Cela explique la direction qu’a choisie le romanesque contemporain qui s’écrit en même temps que ces événements exceptionnels. En ce sens, la position de Lakis Proguidis de « Une décennie romanesque » est très pertinente : « il ne faut jamais oublier que le roman n’est pas un miroir. Ni un décor. Mais un “observateur” faisant partie du jeu. Un art vivant. Un art où se mélangent à chaud nos désirs les plus profonds, nos inquiétudes les plus justifiées et nos

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Áron Kibédi-Varga, « Le récit postmoderne » in Littérature, o. c., p. 16.

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projets contradictoires. Un art qui peut, par conséquent, nous aider à mieux nous comprendre et à mieux saisir tout ce qui émerge dans le monde. »1 C’est dans cette optique qu’il faut comprendre les romans de Houellebecq et de beaucoup de ses contemporains. Des formules telles que « retour du récit » et « retour du sujet » fréquemment utilisées pour décrire les caractéristiques de l’époque ne doivent pas être interprétées strictement comme une continuation des traditions littéraires anciennes. Le roman n’est plus un « miroir » comme au temps du réalisme stendhalien, simple reflet de la société, il est quelque chose de vivant qui non seulement représente le monde, mais aussi le questionne. Et Dominique Viart de conclure : « Plus juste est de considérer qu’effectivement sujet et récit (mais aussi réel, Histoire, engagement critique, lyrisme…) font retour sur la scène culturelle, mais sous la forme de questions insistantes, de problèmes irrésolus, de nécessités impérieuses. »2. Depuis quatre décennies, la littérature quitte les préoccupations formelles et se donne des objets qu’elle raconte : parmi les thématiques constantes qui retracent de véritables directions de cette nouvelle époque et qui reviennent aussi dans les romans de Houellebecq, il y a les réalités sociales, les vies et les questions historiques. Le traitement de ces morceaux du réel par les auteurs contemporains engendre des formes romanesques innovantes qui puisent dans les diverses esthétiques du passé, qui usent de l’intertextualité dans ses formes variées (allusion, citation, inspiration, interrogation) et dont l’enjeu principal est de ne pas faire abstraction du monde. Relier le monde romanesque. Glissement des formes : le récit poétique Publiés après 1980, les romans de Houellebecq font partie de ce que Dominique Viart appelle « littérature relationnelle ». Comme l’explique le théoricien, cette nouvelle génération littéraire lie plus que jamais les époques, les disciplines, l’homme et le monde dans des textes accueillants et transitifs. De plus, à l’intérieur des textes, la relation elle-même devient moteur de l’œuvre : « Car ce n’est pas seulement l’objet, l’événement, l’histoire, le trajet existentiel…que l’on raconte, mais bien plus souvent la relation que le narrateur entretient avec cet objet, cet événement, cette histoire »3. Cette remarque du chercheur ouvre la perspective d’un nouveau 1 Lakis Proguidis, « Une décennie romanesque » in Michel Braudeau, Lakis Proguidis, JeanPierre Salgas, Dominique Viart, Le roman français contemporain, Paris, adpf, 2002, p. 64. 2 Dominique Viart, « Relances de la littérature » in Dominique Viart, Bruno Vercier (avec la collaboration de Franck Evrard), La littérature française au présent : héritage, modernité, mutations, o. c., p. 20. 3 Dominique Viart, « Comment nommer la littérature contemporaine ? », o. c., p. 12.

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type de relation que privilégie la littérature de l’extrême contemporain et que Dominique Viart ne mentionne pas : il s’agit du rapport entre les genres. Notre hypothèse est que la littérature récente et très récente manifeste une plus grande volonté d’hybridation : puisque le narrateur relate sa relation avec les objets de la perception, il lui faut souvent recourir à des discours qui dépassent les frontières du récit. Son écriture devient lyrique (ou poétique), elle acquiert des tonalités réflexives afin de pouvoir transmettre ses questionnements, sa souffrance, sa désaffiliation sociale et familiale. On objectera peut-être, comme on pourrait le faire dans le cas de la « littérature relationnelle » de Dominique Viart, que cette relation entre les genres « conviendrait, mutatis mutandis, à d’autres périodes esthétiques », mais nous répondons avec lui : « tout est question d’intensité »1. La préoccupation pour les formes hétéroclites s’accentue ces dernières décennies plus qu’en d’autres temps et donne lieu à des œuvres ouvertes, parfois difficilement classables du point de vue générique. Sur la question des genres littéraires, les penseurs ont avancé des théories complexes et disparates selon les époques. Entre conformisme à la triade « épique, lyrique, dramatique » qui date de la rhétorique aristotélicienne et refus de l’ancienne distinction des genres par les représentants du Nouveau roman, les auteurs et leurs créations n’existent pas en dehors de cette réflexion critique. « Les genres littéraires, aujourd’hui, se portent bien »,2 écrit Dominique Combe en évoquant une certaine « nostalgie des genres » chez les écrivains contemporains. Il précise : « Hormis ces quelques cas particuliers [d’auteurs “inventeurs” ou “inclassables”], ne continue-t-on pas massivement à publier des “romans”, des recueils de “poèmes”, des pièces de “théâtre” ? […] Sans parler des prix littéraires qui confortent les canons romanesques, et des auteurs qui n’ont jamais cessé de se réclamer de tel ou tel genre. »3 Le souci de l’appartenance à une catégorie littéraire n’équivaut pas à l’exclusivité générique, c’est-à-dire à une écriture pure qui mobilise strictement les mécanismes d’un seul genre. Il faut plutôt comprendre cette préoccupation comme un désir d’identification, d’ancrage et non pas comme renoncement à l’originalité et soumission aux normes rigides des genres. Dans cette optique, nous sommes d’accord avec Pierre Brunel quand il affirme : « On assiste moins, me semble-t-il, à un éclatement des genres qu’à un glissement des formes à l’intérieur d’un genre »4 et nous croyons légitime de dire que la réflexion critique qu’il porte sur les œuvres du XX e siècle est 1

Dominique Viart, « Comment nommer la littérature contemporaine ? », o. c., p. 15. Dominique Combe, Les genres littéraires, Paris, Éditions Hachette, 1992, coll. « Contours littéraires », p. 4. 3 Ibid., pp. 4-5. 4 Pierre Brunel, Glissements du roman français au XIXe siècle, Paris, Éditions Klincksieck, 2001, p. 13. 2

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encore valable aujourd’hui. Les multiples configurations des textes littéraires (et surtout du roman, car il se trouve au cœur de notre recherche) témoignent de l’instabilité des genres et de la richesse des formes qu’ils peuvent accueillir. Une de ces formes qui nous intéresse particulièrement est le « récit poétique » ou le « roman poétique ». Le désir des auteurs d’associer roman et poésie n’est pas un phénomène caractéristique de l’extrême contemporain, mais il remonte à l’époque préromantique et est consécutif de la libération du vers de certaines contraintes traditionnelles. Depuis Rousseau et Chateaubriand, les frontières entre la prose et la poésie sont devenues chancelantes : la « crise de vers » que Mallarmé décrit et illustre dans ses Divagations et l’invention du vers libre vers 1870 changent la perception du lecteur sur le repérage de la poésie ; les « petits poèmes en prose » du Spleen de Paris de Baudelaire marquent définitivement la crise du genre et le fait que la perception sur la poésie ne cesse de s’élargir. La voie est ainsi ouverte au mélange des genres, le roman et la poésie se rejoignent dans la forme hybride qu’est le « roman poétique ». Avec des représentants dans le symbolisme, tel l’auteur belge de Bruges-la-morte, Georges Rodenbach, mais aussi au XXe siècle, comme Alain-Fournier (et son Le Grand Meaulnes paru en 1913), Jean Giraudoux (Simon le pathétique, 1918) ou bien Julien Gracq (La Presqu’île, 1970), pour ne donner que quelques exemples, le genre affirme son évolution et sa constance. Malgré le privilège accordé depuis toujours à la poésie dans la classification des genres, la fusion entre l’épique et le lyrique ne veut pas dire victoire de la poésie sur le roman, mais assimilation des effets poétiques par la narration. Le récit garde ses éléments constitutifs (intrigue, personnages, ancrage spatio-temporel), mais il acquiert une tonalité poétique, définie par Dominique Combe comme « analogue à l’émotion indéfinissable (le “je-ne-sais-quoi” de V. Jankélévitch) suscitée par la poésie »1. L’accueil de la dimension poétique dans la prose est généralement admis par les auteurs et il se trouve aussi parmi les objets d’étude de la critique et de l’historiographie. Si ce phénomène d’hybridation générique reste encore mal circonscrit (la diversité notionnelle – « prose poétique », « récit poétique », « poésie romanesque » – est doublée de la difficulté d’établir les traits définitoires du genre), il y a un nombre considérable de théories qui se proposent d’expliquer la rencontre inédite de la narration avec la poésie. Nous devons à Annalisa Lombardi2 le survol de la littérature critique du XXe siècle en matière de narration poétique et nous nous contentons de 1

Dominique Combe, Les genres littéraires, o. c., p. 20. Voir Annalisa Lombardi, « Le récit poétique en question » in RIEF (Revue italienne d’études françaises), no. 9, 2019, consulté le 18 novembre 2019, à l’adresse : http://journals.openedition.org/rief/3592. 2

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mentionner ici les études qui ont précédé la publication, en 1978, du livre de Jean-Yves Tadié (institutionnalisant la catégorie du « récit poétique » et nous servant de repère dans l’analyse des romans de Houellebecq). Albert Thibaudet observe en 1928 que l’on assiste à un bouleversement des attentes concernant les genres littéraires. Sans donner de détails sur une certaine forme d’hybridation, il annonce que l’innovation de l’expression et la transmission de l’émotion, depuis toujours associées à la poésie, commencent à s’appliquer aussi à la prose. La problématique est encore étudiée, plus de vingt ans plus tard, par Henri Bonnet qui signale que la contamination du roman par une dimension poétique relève plus de l’installation d’une certaine atmosphère dans le texte que de la présence des marqueurs formels proprement dits. À ces travaux d’esthétique s’ajoutent des études historiques qui accordent une place importante au métissage générique et l’incluent dans les tendances de la littérature du XXe siècle. Les ouvrages de Gaëtan Picon (1949) et Edmonde Magny (1950) remarquent que les productions romanesques sont imprégnées de poésie et que sa présence se manifeste au niveau de l’invention verbale. Selon l’auteur de Panorama de la nouvelle littérature française, « L’anecdote, les personnages, les cadres sont prétextes : c’est dans l’écriture même que se joue la partie »1. La primauté donnée à l’écriture en tant que dépositaire majeur des effets poétiques revient dans le travail de Jean-Yves Tadié, seule étude entièrement destinée à la description des glissements poétiques de la prose. Dans son livre Le récit poétique, Jean-Yves Tadié part du constat suivant : « entre les genres et les techniques littéraires, les différences ne tiennent pas à des oppositions brutales, comme celle, à quoi on a longtemps cru, entre prose et poésie, entre musique et évocation réaliste ; […] Tout roman est, si peu que ce soit poème ; tout poème est, à quelque degré, récit »2 et se propose de mettre en lumière ce genre mélangeant les contraires. En évoquant la théorie de Jakobson concernant les fonctions linguistiques, Jean-Yves Tadié définit le récit poétique comme un texte à l’intérieur duquel se manifeste « un conflit constant entre la fonction référentielle, avec ses tâches d’évocation et de représentation, et la fonction poétique, qui attire l’attention sur la forme même du message »3. Cette partie introductive théorique est suivie d’une approche pragmatique, car Jean-Yves Tadié analyse un nombre considérable de textes (appartenant à des écrivains comme Jean Giraudoux, Alain-Fournier, Marcel Proust, André Breton, Julien Gracq, Maurice Blanchot, Raymond Queneau, Yves Bonnefoy) dans 1

Gaëtan Picon, Panorama de la nouvelle littérature française, Paris, Éditions du Point du jour, 1949, p. 34, apud Annalisa Lombardi, « Le récit poétique en question », o. c., p. 3. 2 Jean-Yves Tadié, Le récit poétique, o. c., pp. 6-7. 3 Ibid., p. 8.

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le but d’établir des points communs qui attestent leur appartenance au même genre. Il construit son observation en six parties qui correspondent aux catégories traditionnelles du récit – le personnage, l’espace, le temps, la structure, le mythe et le style – et qui semblent avoir acquis de nouvelles spécificités. Le personnage du récit poétique est un être sans profondeur, « un vide empli par le monde, un regard jeté sur un spectacle »1, un individu qui subit son propre destin. À identité imprécise, il ne se remarque pas grâce à ses exploits, mais est réduit à une « structure verbale », déplaçant ainsi l’accent depuis l’illusion référentielle vers le caractère poétique de l’œuvre : « l’absence de relief attire encore davantage l’attention sur la structure poétique, proprement verbale, du message transmis. […] Le vide sémantique du personnage fait le plein du texte »2. En ce qui concerne l’espace et le temps, ils fonctionnent selon le même principe dans un récit poétique : tel que le note Jean-Yves Tadié, « Le lieu privilégié, dans le texte, est construit contre tout ce qui n’est pas lui, comme l’instant d’extase contre le reste de la durée »3. Organisées selon un système d’antagonismes (lieu bénéfique / lieu maléfique ; moment de ravissement / écoulement insaisissable du temps), les coordonnées spatio-temporelles accentuent l’ouverture du récit aux symboles, à la léthargie, aux sensations que seule une écriture poétique peut restituer. Le rapport entre les personnages, l’avancement de l’intrigue, la configuration de l’espace et du temps déterminent la structure du récit. Si Jean-Yves Tadié distingue un modèle circulaire (dont la fin réactualise le commencement) et un modèle ouvert (fragmentaire et discontinu), les deux sont gouvernés par le motif de la quête : « Elle [la structure du récit] accroche des morceaux, des lambeaux de récit à une méditation passionnée qui met en question les apparences pour […] proposer un autre sens au monde. »4 La cinquième dimension du récit poétique que Jean-Yves Tadié analyse est la composante mythique. En affirmant que « les récits poétiques sont, aussi, des récits mythiques »5, le théoricien souligne la capacité des œuvres à produire des sens cachés par la mise en place d’un système significatif de symboles ou de figures mythologiques. Quelle que soit la manière dont le mythe s’infiltre dans la narration (récit intégralement mythique, mythes dans des récits enchâssés, épisode ou personnage mythique), il fait du

1

Jean-Yves Tadié, Le récit poétique, o. c., p. 14. Ibid., p. 45. 3 Ibid., p. 68. 4 Ibid., p. 127. 5 Ibid., p. 145. 2

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protagoniste le sujet d’une initiation et moins l’agent d’une intrigue passionnelle. Enfin, avec la dernière partie de son étude, Jean-Yves Tadié souligne que le traitement du langage (ou le style) est le premier et le plus important élément qui atteste l’appartenance d’un texte au genre hybride de récit poétique. Il remarque : « Ni la conception des personnages, ni celle du temps, ou de l’espace, ou de la structure ne sont une condition suffisante : la densité, la musicalité, les images ne manquent au contraire jamais, et peuvent aller jusqu’à procurer l’impression qu’ouvrir ces récits c’est lire de longs poèmes en prose. »1. Le choix du vocabulaire, les figures de langage, le rythme et la structure phonique de la phrase donnent naissance à des îlots poétiques à divers endroits du texte. L’ouvrage de Jean-Yves Tadié dont nous avons succinctement repris les points essentiels représente un texte de référence dans le domaine de la théorie des genres. C’est à cette étude que nous reviendrons lors de l’analyse des romans de Houellebecq, car elle nous offre les outils nécessaires pour la démonstration de leur caractère poétique. Sur la littérature contemporaine, les travaux abondent vu la nouveauté du terrain de recherche, la richesse des productions et l’hétérogénéité des textes. Malgré la légère incohérence qui se manifeste au niveau notionnel – des termes comme « littérature contemporaine », « littérature de l’extrême contemporain », « postmodernisme » sont utilisés pour désigner les œuvres d’après 1980 – les théoriciens remarquent unanimement que la nouvelle génération littéraire se démarque visiblement de ses prédécesseurs. Le retour au récit, au sujet, au réel représente les lignes directrices de la création romanesque actuelle qui redonne ses lettres de noblesse à la fonction de la littérature de raconter des histoires. Dans ce contexte, un article très récent de Dominique Viart propose d’envisager la littérature contemporaine « en relation » avec le monde extérieur et les espaces de la pensée, « en ouverture » vers le passé et les autres disciplines. La relation que certains romans contemporains développent avec la poésie est inattendue : de leur rencontre naît ce que les critiques appellent « le récit poétique ». Qu’il soit considéré comme glissement formel à l’intérieur d’un genre ou bien genre hybride et autonome, « le récit poétique » et sujet d’interprétations complexes qui analysent la contamination de la prose avec la matière poétique. Le texte de Jean-Yves Tadié en recense les éléments définitoires et transforme la notion en concept opératoire. Dans les trois parties de ce travail, nous examinerons les romans de Houellebecq en relevant les éléments d’une écriture poétique. 1

Jean-Yves Tadié, Le récit poétique, o. c., p. 179.

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Début littéraire et transfert des principes esthétiques Avant qu’il ne soit rendu célèbre par la publication de ses romans, Michel Houellebecq écrit des poèmes et des essais. Loin d’avoir une moindre valeur littéraire, ces textes annoncent les thématiques et les principes de l’esthétique houellebecquienne. Les six ans qui séparent la première publication des poèmes (en 1988 dans la Nouvelle Revue de Paris) de la parution du premier roman (en 1994, Extension du domaine de la lutte) représentent une période très riche qui permet à l’auteur de s’essayer à divers types d’écriture : il rédige une préface commandée pour une anthologie de poèmes de Remy de Gourmont, il publie ses livres d’essais – H.P. Lovecraft. Contre le monde, contre la vie et Rester vivant. Méthode et son recueil de poèmes – La Poursuite du bonheur, il écrit des articles pour la revue satirique L’Idiot International et encore des essais publiés dans Les Lettres françaises, le supplément littéraire de L’Humanité. Pourtant, l’écrivain reste à l’époque un poète encore inconnu, tel que nous le savons du Cahier de l’Herne1 qui retrace le parcours de Houellebecq. De toutes ces années qui précèdent la parution des romans, nous retenons le texte Rester vivant. Méthode et nous le considérons comme point de départ de la création romanesque houellebecquienne. Les thèses que Houellebecq formule dans ce livre représentent la base de ses romans, d’où l’unité thématique, structurale et stylistique qui caractérise son œuvre de fiction. Les consignes qu’il (se) donne ne doivent pas être comprises comme une liste d’injonctions à respecter à chaque pas, mais plutôt comme une conscience artistique sous-jacente à son travail d’écriture. Même si Houellebecq ne fait pas de ce texte son manifeste, la conception sur la création littéraire qu’il y expose est toujours illustrée par les romans. L’apparent manque d’importance que l’auteur donne à son essai, dans un entretien mené par Martin de Haan, souligne la profondeur de la pensée théorique avec laquelle Houellebecq construit ses récits : « – Est-ce qu’il faut lire le texte fondamental qu’est Rester vivant de la même façon, c’est-à-dire comme une affirmation pour l’affirmation ? Ou faut-il quand même y voir la formulation de la méthode que tu as toujours suivie ? / – Quand je relis ce texte, je le trouve très convaincant. Mais je n’y pense pas tellement quand je ne le lis pas. »2. Si Rester 1

Agathe Novak-Lechevalier (dirigé par), Michel Houellebecq, Paris, Éditions de l’Herne, 2017, coll. « Les cahiers de l’Herne ». La parution d’un Cahier de l’Herne sur Michel Houellebecq doit être vue comme un symbole du statut à part qu’occupe l’auteur dans le domaine des lettres. Réservés à des écrivains souvent controversés, ces cahiers se présentent sous la forme d’un puzzle qui invite à la découverte d’un auteur sans en proposer une lecture guidée ou partisane. Le cahier Houellebecq rassemble des textes oubliés de l’écrivain, des études d’universitaires, des documents inédits (comme la correspondance avec son éditrice, Teresa Cremisi), des éléments iconographiques et se propose de faire connaître l’œuvre de Houellebecq en brisant les stéréotypes. La parution de ce cahier marque d’ailleurs la consécration de l’auteur de son vivant dans le domaine des lettres françaises. 2 Martin de Haan, « Entretien avec Michel Houellebecq » in Sabine van Wesemael (études réunies par), Michel Houellebecq, Amsterdam, New York, Rodopi, 2004, coll. « Crin », p. 22.

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vivant anticipe et prépare l’écriture des romans, le texte n’est pas à assimiler à un cahier des charges. Pourtant, il contient in nuce la vision de Houellebecq sur l’acte artistique, vision qui guide son écriture après le passage à la fiction, vu la cohérence, la régularité, la symétrie de ses romans. Rester vivant se compose de quatre courts chapitres intitulés de manière très suggestive (D’abord, la souffrance ; Articuler ; Survivre ; Frapper là où ça compte) qui semblent retracer la condition du poète ou de l’écrivain, en général. Pour l’auteur, tout acte artistique est généré par la souffrance ; ce chagrin peut être dépassé seulement s’il est articulé et transmis à Autrui à travers l’art, dans une forme bien structurée ; afin d’exister en tant qu’artiste, l’individu est censé créer et confronter son œuvre à la réception ; enfin, pour accomplir sa mission, le créateur doit atteindre l’identité entre le bien, le beau et le vrai, il doit être capable de transmettre l’émotion en pointant les mauvais côtés de l’existence. Dans un style sobre fait de phrases synthétiques, parfois brutales et troublantes, Houellebecq s’adresse à son lecteur à la deuxième personne du pluriel, presque comme dans un discours de maître à disciple. S’il ne choisit pas la première personne du pluriel, ce n’est pas parce qu’il veut s’exclure du groupe d’artistes qu’il décrit. Au contraire, il ressent les mêmes tourments de la création, mais ce style répond au goût pour les affirmations impressionnantes d’un auteur présomptueux1. Il connaît et il comprend les angoisses des écrivains et construit un texte lucide qui inspire ses portraits de personnages et la fabrication de ses récits. Rester vivant. Méthode indique par son titre le fait que, pour Houellebecq, la création artistique assure l’immortalité de l’artiste et représente son combat pour survivre au milieu d’un monde suffoquant. Il s’agit d’un impératif si important pour l’écrivain qu’il va intituler de la même manière un recueil de poèmes (publié en 1997) et une exposition hétéroclite (composée de sons, photographies, installations et vidéos) présentée au Palais de Tokyo, à Paris, en 2017. Pour revenir à l’essai, il faut remarquer sa construction en quatre parties, chacune précédée d’un exergue ; appartenant à l’auteur ou empruntées à d’autres sources, ces citations introduisent la thématique de chaque volet et montrent déjà le penchant de Houellebecq pour l’accumulation des discours hétérogènes. La publication des romans après l’essai Rester vivant n’est pas une question de stratégie éditoriale (à l’époque, Houellebecq ne travaillait pas encore avec le même éditeur et la même maison d’édition lors de la sortie de ses textes). La parution des œuvres ne fait que suivre l’ordre chronologique de leur création, la formulation de l’esthétique est donc antérieure à toute création fictionnelle. Les 1

Martin de Haan, « Entretien avec Michel Houellebecq » in Sabine van Wesemael (études réunies par), Michel Houellebecq, o. c., p. 22. Dans le même entretien mené par Martin de Haan, Michel Houellebecq se déclare « présomptueux », il affirme que « les auteurs modestes ne [l]’intéressent pas » et que les « affirmation[s] impressionnante[s] ont un vrai charme à [ses] yeux ». Il tient même à préciser qu’il n’hésite pas à écrire des phrases du type « Et, pourtant, l’erreur n’est pas de mon côté ». D’où l’ambiguïté qui jaillit de l’œuvre de Houellebecq, auteur de contradictions et de phrases parfois écrites pour le plaisir d’affirmer.

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trois parties de notre recherche reprennent les titres des trois premières parties de Rester vivant, mais y rajoutent une formule liée à l’écriture. L’objectif est d’observer les romans comme une illustration de la matrice que Houellebecq expose dans l’essai : chez lui il y a toujours un personnage solitaire et souffrant qui commence à créer pour surpasser son malheur ; il cherche la structure, il se tourne vers des formes d’expression traditionnelles et transforme sa volupté créatrice en œuvre littéraire ou artistique. Nous avons délibérément laissé de côté le dernier texte du recueil, « Frapper là où ça compte », pour y revenir lors de la conclusion. Ce texte contient le cœur du projet de Houellebecq dont l’écriture vise la recherche de la vérité. Toutes les analyses et observations que nous menons sont orchestrées autour de la thèse de Jean-Yves Tadié : le personnage, l’espace, le temps, la structure, la présence du mythe, le style sont maniés de telle manière dans les romans de Houellebecq qu’ils révèlent, comme nous le démontrerons, le caractère poétique de la prose.

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I « D’abord, la souffrance » ou le déclencheur du récit Pour Michel Houellebecq, « le monde est une souffrance déployée »1 (RV, p. 9), utile parce qu’elle favorise l’apparition du langage poétique. Tel qu’il l’explique dans cette première partie de Rester vivant, les sources de la souffrance sont diverses et multiples ; en allant de l’insatisfaction des besoins élémentaires jusqu’à la mort d’un parent et en passant par les chagrins d’amour, ces stimuli fragilisent l’être et forment sa sensibilité. Le mal généralisé qu’est le monde est suggéré aussi par l’épigraphe qui ouvre ce chapitre : « L’univers crie. Le béton marque la violence avec laquelle il a été frappé comme un mur. Le béton crie. L’herbe gémit sous les dents de l’animal. Et l’homme ? Que dirons-nous de l’homme ? » (RV, p. 7). Écrit en italiques et mis entre guillemets (sans citer aucune source), le texte que Houellebecq met en exergue au début de son essai nous semble transmettre ses propres interrogations sur le sort de l’être. Captif dans cet univers qui lui provoque de la peine, l’homme n’a qu’une option : « accumuler des frustrations en grand nombre » parce qu’« [a]pprendre à devenir poète, c’est désapprendre à vivre » (RV, p. 11). L’incompatibilité entre le métier de poète et la vie souligne l’importance de la solitude, du retrait pour l’éruption de la parole cicatrisante. Bien sûr, nous ne sommes ni les premiers ni les seuls à faire ces remarques sur l’œuvre de Michel Houellebecq. Beaucoup d’universitaires ont publié des études sur le motif de la souffrance dans les romans de Houellebecq – en analysant son origine et ses répercussions – auxquelles nous aurons l’occasion de revenir au fur et à mesure que notre recherche se développe. Et pourtant, nous trouvons utile de citer ici Alice Bottarelli qui, dans son mémoire de maîtrise, écrit : « À l’échelle de la fiction, elle [la souffrance] est le ressort premier de la narration, puisque les personnages sont motivés par leur volonté de lui échapper, mais

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Il est évident que cette phrase rappelle la philosophie de Schopenhauer souvent évoquée par Houellebecq dans ses romans et dans ses poèmes. Nombre de critiques ont souligné l’influence du philosophe allemand sur l’œuvre de Houellebecq vu sa vision du monde. En simplifiant beaucoup, pour Schopenhauer (et aussi pour Houellebecq), chaque désir est déterminé par un manque, un besoin, donc une souffrance et son accomplissement ne fait que générer un autre désir, donc une nouvelle souffrance. Ces volontés dont parle le philosophe n’épargnent pas les gens lucides, au contraire, les génies, les dépositaires de connaissances sont ceux qui souffrent le plus. Sur la philosophie de Schopenhauer, voir Le monde comme volonté et comme représentation [1819], traduit en français par A. Burdeau, nouv. éd. rev. et corr. par Richard Roos, Paris, Presses universitaires de France, 1989.

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constamment rejoints par elle. »1. Les protagonistes houellebecquiens sont des perdants sur tous les fronts, ils font des tentatives de guérison, mais leurs traumatismes sont si profonds que le malheur l’emporte toujours. Dans un souci de synthèse et de cohérence, nous avons décidé de regrouper les causes de la souffrance en trois catégories dont la présence transforme les romans en récits de filiation, d’inadaptation ou de problématisation. Nous nous proposons donc d’observer comment advient la déstabilisation du héros d’abord à cause de sa relation avec ses parents, ensuite à cause de son aliénation socio-spatio-temporelle et enfin à cause de sa permanente remise en question des sujets politiques, religieux ou ethniques délicats. Loin de vouloir trop généraliser, il faut tout de même dire que les romans de Houellebecq ont d’habitude comme protagoniste un homme d’âge moyen qui fait des efforts pour survivre dans un cadre hostile : il lui manque la chaleur du lien filial, il ne se retrouve pas dans le temps et l’espace qu’il habite, il ne réussit pas à gérer ses relations personnelles et il n’arrête pas d’émettre des affirmations à propos de grands problèmes existentiels. Il est, de par sa nature, un inconsolé qui n’a que l’écriture pour remplir le vide de son existence.

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Alice Bottarelli, Michel Houellebecq : négation de présence et dispersion créatrice, pp. 126127, consulté à l’adresse : https://www.academia.edu/35497941, le 19 septembre 2019.

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Filiation douloureuse L’intérêt des auteurs contemporains pour les vies vient dans le contexte d’une intensification de l’individualisme due, comme l’explique Lyotard dans La condition postmoderne, à la faillite des idéologies collectives. Faute de systèmes de pensée capables d’expliquer le monde dans son ensemble, l’homme revient aux vérités fragmentaires, sectorielles. La conséquence littéraire de ce fait est la curiosité des écrivains envers l’homme et sa singularité ou, pour reprendre les termes de Dominique Viart : « Un tel phénomène sociologique n’est pas sans favoriser dans la littérature, un certain retour au sujet. »1. Mais comment se fait le retour au sujet à partir des années 1980 ? Outre le grand succès de l’autobiographie et de ses variations (dont la plus connue est l’« autofiction » de Serge Doubrovsky)2, d’autres formes littéraires apparaissent pour répondre au désir des écrivains de parler d’euxmêmes. Qu’il s’agisse d’un nouvel emploi des carnets et des journaux ou de l’émergence de certaines espèces inconnues et originales – comme les « récits de filiation » et les « fictions biographiques » – tous représentent des manières biaisées, indirectes, hybrides pour l’individu de se prendre comme objet principal de l’écriture. Sans minimiser l’importance de toutes ces 1

Dominique Viart, Le Roman français au XXe siècle, Paris, Éditions Hachette, 1999, p. 114. Dans La littérature française au présent : héritage, modernité, mutations (o. c., p. 29), Dominique Viart recense plusieurs variations autobiographiques que les écrivains des dernières décennies ont inventées. Nous ne faisons que reprendre ici tous ces termes pour souligner la popularité du genre : « autofiction » (Serge Doubrovsky), « automythobiographie » (Claude Louis-Combet), « autobiogre » (Hubert Lucot), « otobiographies » et « circonfession » (Jacques Derrida), « curriculum vitae » (Michel Butor), « prose de mémoire » (Jacques Roubaud), « nouvelle autobiographie » (Alain RobbeGrillet), « égolittérature » (Philippe Forest), « Autobiographie de mon père » (Pierre Pachet). Même si cela ne constitue pas l’objectif de notre travail, il faut faire la remarque suivante : Michel Houellebecq est souvent considéré comme auteur d’autofiction, surtout vu l’identité nominale entre la personne de l’auteur (sujet civil et biographique) et quelques-uns de ses protagonistes, vu la présence déroutante de son personnage Houellebecq et vu les nombreux renvois à son enfance et à ses parents. Pourtant, si l’autobiographie suppose le respect du pacte de vérité et le sérieux dans la mise à nu des secrets intimes, l’autofiction de Houellebecq se permet des libertés dans le traitement de la chronologie et du discours. Houellebecq luimême admet que le prêt de son propre prénom à ses narrateurs est une technique dont il use pour pouvoir « démarrer » la fiction, étant donné qu’elle lui assure une forte connexion avec ses héros : « Cela me permet de dire “je” et de faire exprimer par mon héros…des pensées qui peuvent être les miennes…ou de lui faire exprimer ce que je ne voudrais surtout pas être ou penser, d’en faire un double négatif. Cette identification/répulsion avec le narrateur crée un rapport complexe… » (Dominique Guiou, « Je suis l’écrivain de la souffrance ordinaire » in Le Figaro Culture, le 4 septembre 2001, p. 27). Houellebecq joue constamment avec son lecteur, ses paroles ne reflètent pas toujours sa biographie ou ses positions personnelles, il lance des pistes et s’en démarque adroitement.

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formes ou leur notoriété unanimement reconnue, ce qui retiendra notre intérêt ici est cette catégorie que Dominique Viart théorise et intitule « récits de filiation ». La fin du XXe siècle est marquée en France par l’inclination des auteurs pour une thématique insistante : les questions familiales, voire généalogiques. Au premier plan sont apportées les figures parentales (les mères et les pères ou celles appartenant à une filiation plus lointaine) par un narrateur qui fouille dans sa mémoire pour y trouver des éléments capables de restituer la vie des ascendants. Pierre Michon (Vies minuscules, 1984), Annie Ernaux (La Place, 1983, Une femme, 1988), Pierre Bergounioux (La maison rose, 1987), Jean Rouaud (Les Champs d’honneur, 1990) se trouvent parmi ces écrivains qui éprouvent le besoin de rendre hommage à leurs prédécesseurs réduits au silence1 par le travail ou les grands événements historiques, par la distance qui s’est imposée entre eux (individus appartenant à des milieux sociaux provinciaux) et leurs enfants émancipés grâce à l’accès à l’éducation ou bien par la mort. Conscients des écarts qui les séparent de leurs parents, nostalgiques et désireux de renouer avec leurs origines, les enfants se mettent à écrire, ils partent à la recherche de ce qui n’a jamais été dit. La restitution de ces vies ne se fait pas par ordre chronologique, les souvenirs traversent chaotiquement l’esprit de ceux qui racontent, l’histoire se compose d’une superposition de fragments, de remémorations, d’hypothèses, d’interprétations. L’incertitude et l’hésitation accompagnent le travail du narrateur : comme il n’a pas été le témoin des événements qu’il relate et que ses ancêtres ont disparu, il n’a qu’à essayer de déchiffrer les époques, les individus, les états d’âme. Tous ces éléments qui caractérisent les récits de filiation convergent vers une possible définition que nous reprenons à Dominique Viart (définition qu’il modèle d’ailleurs sur celle que Philippe Lejeune donne à l’écriture autobiographique) : « [Les récits de filiation] sont des récits archéologiques en prose (à de rares exceptions près), souvent fragmentaires, dans lesquels une personne réelle restitue par l’enquête, l’hypothèse, le recueil d’informations ou de documents, l’existence d’un parent ou d’un aïeul, lorsque, avec une conscience métalittéraire marquée de son entreprise, elle met l’accent sur la vie individuelle de cette personne aux prises avec les contraintes familiales, sociales et historiques. »2. 1

Sur la question du silence dans les récits de filiation, voir Dominique Viart, « Le silence des pères au principe du “récit de filiation” » in Études Françaises, vol. 45, no 3, 2009, pp. 95112, consulté à l’adresse : https://id.erudit.org/iderudit/038860ar, le 12 décembre 2019 et Dominique Viart, « Les récits de filiation. Naissance, raisons et évolution d’une forme littéraire » in Cahiers ERTA, no 19, septembre 2019, pp. 23-25, consulté à l’adresse : http://dx.doi.org/10.4467/23538953CE.19.018.11065, le 12 décembre 2019. 2 Dominique Viart, « Les récits de filiation. Naissance, raisons et évolution d’une forme littéraire » in Cahiers ERTA, o. c., p. 18.

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La démarche « archéologique » dont parle Dominique Viart en empruntant le terme de Foucault circonscrit l’activité de l’héritier qui veut comprendre l’H(h)istoire à partir des vestiges du présent. Son « enquête » représente la recherche et la restitution des détails qui s’accumulent pour décrire l’inédit d’une existence moyenne, d’extraction populaire, normalement vite oubliée. Enfin, la « conscience métalittéraire » avec laquelle le narrateur compose son texte est celle d’un enfant qui ne veut rien changer au cours des événements, qui se soucie de garder la fidélité de son univers familial et qui refuse d’embellir la langue censée rapporter une vie réelle et restaurer une dignité perdue. La dette morale qui pousse les écrivains à redonner la parole à leurs ancêtres s’accompagne, dans les récits de filiation, du désir de connaître ses propres antécédents familiaux. Car, admettons-le, « le récit de l’autre – le père, la mère ou tel aïeul – est le détour nécessaire pour parvenir à soi, pour se comprendre dans cet héritage »1. Proche de l’autobiographie par l’attention portée au sujet, le récit de filiation s’en démarque vu qu’il n’y a pas d’identité entre le narrateur et le protagoniste (l’accent tombe sur les figures parentales du narrateur). Pourtant, la remémoration de l’enfance – et du passé en général – ne dévoile pas seulement une galerie d’ascendants, mais aussi le moi intime du raconteur. Nous saluons ici la belle pertinence du jeu de mots proposé par Dominique Viart : « Certains écrivains choisissent alors de substituer à l’intériorité désormais inaccessible, une enquête sur leur antériorité : c’est le récit de filiation. »2. Connaître la vie des autres avant soi donne accès à sa propre identité parce que l’enquête révèle à la fois le non-dit des parents et l’héritage généalogique des successeurs porte-parole. Vu la tendance des écrivains de l’époque à se pencher sur des questions familiales, il est facile de comprendre la présence de cette thématique dans les romans de Houellebecq. Mais, par rapport à ses contemporains qui s’intéressent à ces questions pour renouer avec leur passé dont ils se sont détachés et avec leurs parents qu’ils essaient de comprendre, la pratique romanesque de l’auteur trahit une autre approche de cette nouvelle forme littéraire. Si Houellebecq ne se propose pas de restituer la vie des figures parentales, il est tout aussi vrai qu’il n’arrive pas à arrêter les impulsions qui le poussent à questionner l’univers de la famille. Chaque roman contient – d’une manière plus ou moins développée – un renvoi, une remarque, un épisode lié à la filiation, ce qui démontre que la relation avec les géniteurs 1

Dominique Viart, « Récits de filiation » in Dominique Viart, Bruno Vercier (avec la collaboration de Franck Evrard), La littérature française au présent : héritage, modernité, mutations, o. c., p. 80. 2 Dominique Viart, « Les récits de filiation. Naissance, raisons et évolution d’une forme littéraire » in Cahiers ERTA, o. c., p. 14.

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est un problème persistant et irrésolu. Si nous pensons à la biographie de Houellebecq, nous nous rendons vite compte que l’impossibilité d’écrire sur les parents est due aux événements de sa vie privée et que la dureté de son propos, doublée de la haine avec laquelle il dresse les portraits des parents romanesques, provient du manque douloureux d’un cadre familial affectueux. Ainsi, les protagonistes de Houellebecq sont représentatifs d’une génération d’individus aux prises avec un temps révolu presque étranger à eux-mêmes et qui génère une éternelle quête identitaire. À ce sujet, Dominique Viart note : « Le sujet contemporain s’appréhende comme celui à qui son passé fait défaut, constat qui invalide la conscience sûre de soi et favorise les égarements identitaires. »1. En général, les romans de Houellebecq ne racontent pas l’histoire d’une famille dans le but de faire revivre un parent disparu, de célébrer la mémoire d’un défunt ou d’essayer de comprendre ses ancêtres ; il s’agit plutôt d’une écriture condamnatrice qui impute, indirectement, l’échec des protagonistes (surtout sur le plan personnel) à des parents désintéressés, à une famille décentrée. Relativement à la nature du lien filial dans les romans houellebecquiens2, il est évident qu’il s’agit à chaque fois d’une relation manquée. Parents divorcés, enfants délaissés, grands-parents substituant les géniteurs peuplent l’univers fictionnel de Michel Houellebecq et nous poussent à réfléchir aux répercussions du manque d’amour familial. Non seulement ces personnages abandonnés sont des victimes, mais ils se transforment parfois en bourreaux car, comme l’explique Bruno Viard « n’ayant pas reçu, ils sont des mauvais donneurs »3. La frustration et la souffrance les accompagnent toute leur vie, de sorte que les enfants rejetés deviennent des parents indifférents. Chez Houellebecq, cette crise de la filiation semble suivre plus ou moins la même matrice et représente un des fils rouges assurant l’unité de son œuvre. Du premier au dernier roman de l’écrivain, le lecteur est le témoin des récits de vie quasi-identiques réitérant l’échec de la famille et la quête d’un ailleurs plus optimiste (qui viendra le plus souvent par le travail créateur). La structure de ce chapitre en quatre séquences nous permet d’analyser divers aspects de la relation filiale telle 1

Dominique Viart, « Récits de filiation » in Dominique Viart, Bruno Vercier (avec la collaboration de Franck Evrard), La littérature française au présent : héritage, modernité, mutations, o. c., p. 91. 2 Notre article paru dans un volume collectif sur l’écriture de la filiation analyse la crise du lien filial chez Houellebecq. Une partie de notre recherche reprend les démonstrations et les conclusions de cet article. Dora Mănăstire, « Michel Houellebecq rancunier. Le lien filial entre dissolution et disparition » in Simona Jișa, Bianca-Livia Bartoș et Yvonne Goga (coord.), L’écriture de la filiation, Cluj-Napoca, Casa Cărții de Știință, 2019, coll. « Romanul francez actual ». 3 Bruno Viard, Houellebecq au laser. La faute à Mai 68, Nice, Éditions Ovadia, 2008, coll. « Chemins de pensée », p. 25.

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qu’elle est conçue par Houellebecq. Les quatre aspects qui témoignent du dysfonctionnement de la famille sont : (1) la conception de l’enfant est décrite comme pure conséquence d’une forte attraction physique ; (2) l’enfant est ensuite abandonné et élevé par des substituts ; (3) le trauma de l’abandon suit l’enfant toute sa vie et le transforme en adulte incapable d’affection envers les autres et surtout envers ses propres fils ; (4) enfin, il y a chez les protagonistes de Houellebecq un désir de mettre fin à la généalogie. Parent contre son gré Pour parler de filiation il faut qu’il y ait descendance, donc reproduction. Mais si normalement, de nos jours, un enfant est désiré, programmé et attendu avec impatience, Houellebecq semble dépeindre une époque où la maternité est imprévisible ou arrive par accident. Ainsi, le moment de la conception d’un enfant qui devrait être un instant presque prodigieux assurant la postérité du couple est réduit à un épisode exclusivement charnel. Il suffit de citer la scène de la conception d’Extension du domaine de la lutte ou un commentaire du narrateur de Plateforme pour voir à quel point la procréation est rabaissée chez Houellebecq sous le pouvoir de son écriture ironique et incisive : « C’est également un 26 mai que j’avais été conçu, tard dans l’après-midi. Le coït avait pris place dans le salon, sur un tapis pseudopakistanais. Au moment où mon père prenait ma mère par derrière elle avait eu l’idée malencontreuse de tendre la main pour lui caresser les testicules, si bien que l’éjaculation s’était produite. Elle avait éprouvé du plaisir, mais pas de véritable orgasme. Peu après, ils avaient mangé du poulet froid. »1 Ou bien : « t’as fourré ta grosse bite dans la chatte à ma mère. »2. Le langage scatologique que Houellebecq utilise sans retenue au sujet de la reproduction souligne ses ressentiments envers tous les partenaires qui, menés par le plaisir, conçoivent des enfants aussitôt négligés ou abandonnés. La froideur, le détachement, la haine avec lesquels l’écrivain décrit ces scènes sont ceux d’un homme qui n’a pas connu l’affection, les gestes d’amour ou le soutien de sa famille. Voilà pourquoi il est inévitable de voir dans les mères et pères houellebecquiens non pas des parents mais de simples géniteurs car, selon Jean-Daniel Causse, « [o]n est géniteur ou génitrice par un acte biologique 1

Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte [1994], Paris, Éditions J’ai lu, 1999, pp. 150-151. Voir cette édition pour toutes les références de pages entre parenthèses dans le corpus du texte. 2 Michel Houellebecq, Plateforme [2001], Paris, Éditions J’ai lu, 2010, p. 9. Voir cette édition pour toutes les références de pages entre parenthèses dans le corpus du texte.

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de mise au monde. On devient mère ou père par un acte symbolique, c’est-àdire par des gestes et des paroles qui inscrivent charnellement un lien filial »1. Certes, dans les romans de Houellebecq il y a beaucoup de rencontres sexuelles entre les personnages, il y a des femmes enceintes et des accouchements (donc des géniteurs), mais malheureusement les gestes et les paroles affectueux et réconfortants manquent (et avec eux les parents). Si les personnages savent comment mettre au monde des enfants, ils ne savent pas les élever et les aimer. Parents absents, enfants abandonnés La conséquence directe du manque d’amour parental est l’absence des géniteurs de la vie de leurs enfants. Les protagonistes de Houellebecq sont toujours des hommes, des adultes qui, par des moments, se rappellent leur enfance. Cet âge supposé être féerique, l’âge de l’insouciance et de la tendresse n’est pour eux qu’une période de souffrance, d’humiliations et de vide. Fort autobiographique, Les Particules élémentaires est sans doute le roman qui illustre le mieux la douleur des enfants délaissés. Nés en 1956 (l’année officielle de la naissance de Houellebecq) et en 1958 (l’année que Houellebecq donne comme année de sa naissance), Bruno et Michel, les deux protagonistes, sont les doubles de l’écrivain. Demi-frères, ils sont les victimes d’une mère libertine et de pères indifférents ou distants qui n’hésitent pas à céder la garde et l’éducation de leurs enfants aux grandsmères ou aux services des internats. Tandis que le cadet s’adapte bien à l’école, s’intéresse à la biochimie et fait des lectures savantes, l’aîné ne réussit jamais à trouver sa place à l’école et dans le monde. Évidemment, l’absence des parents qui devient très vite abandon (les garçons ne voient leurs parents que très rarement, pendant les vacances ou, plus rarement, pendant les week-ends) va laisser des marques profondes sur le développement émotionnel des enfants : Bruno est humilié et harcelé à l’internat sans que personne n’intervienne et ne le protège, Michel est un introverti qui n’arrive jamais à s’ouvrir aux autres. Tout le roman n’est donc que le récit de leur enfance pénible, de leur adolescence atroce et de leur vie d’adulte remplie de vide et d’expériences sexuelles censées combler le manque d’amour. La charge émotionnelle est si forte dans le cas de Bruno qu’elle détermine un dérèglement psychique le poussant à consulter un psychiatre (il est dépressif, obsédé sexuel et masochiste). Si les deux parents sont tout aussi absents de la vie des enfants, Houellebecq se montre beaucoup plus accusateur avec les femmes. Cela 1

Jean-Daniel Causse, Figures de la filiation, Paris, Les Éditions du Cerf, 2008, p. 47.

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vient d’abord de la haine qu’il ressent envers sa propre mère ; comme le confirme son biographe Denis Demonpion1, Michel Houellebecq est élevé par ses grands-mères à partir de 5 mois, ses parents divorcent quand il a 4 ans, sa garde est confiée au père, il a une demi-sœur maternelle, il voit très peu sa mère. Mais, au-delà de cette intrusion autobiographique dans le texte, la dénonciation des mères irresponsables semble se calquer sur une tendance sociologique universelle. Dans Nouvelles Figures de la filiation, Jacqueline Barus-Michel et Emmanuel Gratton la synthétisent : « Mais on constate encore aujourd’hui que le père est considéré comme moins essentiel que la mère sur le plan biologique et social : il reconnaît ou non l’enfant et peut se dérober, alors que la mère semble plus charnellement liée, plus souvent attachée et possessive, plus socialement sanctionnée, si elle ne remplit pas sa fonction. »2. Les hommes sont donc complémentaires, ils peuvent s’absenter de la vie de leur progéniture sans être jugés ou blâmés. Mais, quant aux mères, elles seront toujours tenues pour responsables de l’abandon de leur fils quelles que soient leurs motivations. Voulant parler de l’échec de la filiation, Houellebecq condamne les mères qui rejettent leurs enfants pour profiter de la vie. Pourtant, l’auteur n’abandonne pas complètement ces êtres fragiles, il les place entre les mains protectrices des grands-mères, la « relation difficile avec la mère est rattrapée ou compensée par la tendresse réciproque de la grand-mère et du petit-fils »3. Celles-ci sont de véritables substituts des géniteurs et c’est grâce à elles que les deux garçons des Particules élémentaires réussissent à mener une vie sinon heureuse, du moins tolérable. Pour citer de nouveau Jacqueline Barus-Michel et Emmanuel Gratton, « [l]e social et le psychique prennent la place de l’organique qui est alors plus ou moins méconnu ou refoulé. Les soins, la reconnaissance, l’amour inscrivent une parenté par identification et mimétisme »4. Encore une fois, il convient de faire la distinction entre le biologique et le symbolique : le lien filial n’est pas assuré uniquement par la naissance, il doit toujours être secondé par l’affection, les soins des parents. Les grands-mères n’ont pas donné la vie à leurs petits-fils, c’est vrai, mais elles se sont occupées de leur éducation avec beaucoup de patience, d’amour, de dévouement, sachant mieux que tout autre comment gâter et 1

Denis Demonpion, Houellebecq non autorisé. Enquête sur un phénomène, Paris, Maren Sell Éditeurs, 2005, coll. « Le Grand Livre du Mois ». 2 Jacqueline Barus-Michel, Emmanuel Gratton, « De qui, de quoi est-on l’enfant ? » in Claudine Veuillet-Combier, Emmanuel Gratton (sous la direction de), Nouvelles figures de la filiation. Perspectives croisées entre sociologie et psychanalyse, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, p. 19. 3 Bruno Viard, « La crise de la filiation chez Proust et chez Houellebecq » in Murielle Lucie Clément et Sabine van Wesemael, Relations familiales dans la littérature française et francophone des XXe et XXIe siècles. La figure de la mère, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 39. 4 Ibid., p. 20.

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soutenir les enfants. Connaissant sa passion pour la chimie, la grand-mère de Michel lui offre une boîte du Petit chimiste pour l’anniversaire de ses douze ans et est très fière de ses résultats scolaires. À son tour, la grand-mère de Bruno est excellente cuisinière et lui prépare des repas somptueux. Et Bruno de conclure « de toute façon, la vraie vie, c’était la vie avec sa grandmère »1. Parents absents et enfants abandonnés n’est pas un élément isolé de la prose houellebecquienne. À part dans Les Particules élémentaires, cette problématique apparaît dans les autres romans aussi, sous une forme moins explicite mais avec des conséquences similaires sur le parcours des personnages. Dans Extension du domaine de la lutte et dans La Possibilité d’une île, les parents sont quasiment absents, peu mentionnés et n’ayant aucun rapport avec le fils. Dans Soumission, les parents du protagoniste ont divorcé, le père a trouvé une nouvelle compagne, la mère déprime, le fils voit extrêmement peu ses parents. Si François ne donne pas trop de détails sur sa relation avec ses parents, il ne peut pas s’empêcher ce commentaire lorsqu’il est face à un portrait de famille heureuse, celle de Myriam, l’étudiante avec qui il a une relation : « C’était une tribu, une tribu familiale soudée ; et par rapport à tout ce que j’avais connu c’était tellement inouï que j’avais eu beaucoup de mal à m’empêcher d’éclater en sanglots. »2 Dans les trois cas, le protagoniste est un type étrange vu que la relation ratée avec la mère commande ses relations ultérieures avec les femmes et avec autrui. Il multiplie ses aventures, il est obsédé sexuel, il est dépressif, isolé et toujours à la recherche du grand amour. Pourtant, La carte et le territoire et Sérotonine semblent donner une perspective plus optimiste sur la famille. Issu d’une famille monoparentale, Jed est élevé par son père qui se soucie du sort de l’enfant, qui essaie de concilier vie professionnelle et personnelle et qui tente d’assumer deux rôles à la fois. Cependant, l’absence de la mère (qui s’est suicidée quand Jed avait sept ans) condamne cette relation père-fils à l’échec : ils ont du mal à communiquer, ils sont introvertis et taciturnes, la vitalité leur manque complètement. Même si la mère quitte l’enfant un peu plus tard, sa décision de se donner la mort peut être interprétée toujours comme un abandon : c’est le geste d’une femme égoïste pour qui la maternité n’est pas une raison suffisamment forte pour la faire vivre.

1

Michel Houellebecq, Les particules élémentaires [1998], Paris, Éditions J’ai lu, 2012, p. 43. Voir cette édition pour toutes les références de pages entre parenthèses dans le corpus du texte. 2 Michel Houellebecq, Soumission, Paris, Éditions Flammarion, 2015, p. 111. Voir cette édition pour toutes les références de pages entre parenthèses dans le corpus du texte.

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Quant à Sérotonine, l’incipit1 du roman semble présenter la famille d’un ton plus encourageant, vu les paroles du protagoniste qui déclare : « je n’ai par ailleurs rien à reprocher à mes parents, ils furent à tous égards d’excellents parents, ils firent de leur mieux pour me donner les armes nécessaires dans la lutte pour la vie »2. À part le choix du prénom qui lui semble trop doux, trop androgyne, voire homosexuel pour quelqu’un de si viril, Florent-Claude n’en veut pas à ses parents, au contraire, ses paroles inspirent l’harmonie et l’entente. Mais cette harmonie n’est qu’apparente, tel qu’on le saura plus loin quand le narrateur évoque les circonstances de la mort de ses parents. Le jour de leur quarantième anniversaire de mariage, ils se sont suicidés en prenant des médicaments parce que le père de Florent avait un cancer du cerveau. Ce geste, symbole de la « magnificence de l’amour humain, [et] prélude à la magnificence encore plus grande de l’amour divin » (SÉ, p. 82) selon le prêtre officiant à l’enterrement, amène le protagoniste à se poser des questions, à faire des réflexions : « j’avais toujours senti dans leurs gestes, dans leurs sourires, quelque chose qui leur était exclusivement personnel, quelque chose à quoi je n’aurais jamais tout à fait accès. Je ne veux pas dire par là qu’ils ne m’aimaient pas, ils m’aimaient sans aucun doute, et ils furent à tous points de vue d’excellents parents, attentifs, présents sans exagération, généreux quand c’était nécessaire ; mais ce n’était pas le même amour, et le cercle magique, surnaturel qu’ils formaient tous les deux [...] j’y demeurai toujours extérieur. » (SÉ, pp. 8283). Ce passage décrivant la connivence des parents montre à quel point le fils se sent l’exclu, l’étranger, l’intrus dans sa famille. Même s’il est enfant unique, sa décision de quitter la maison et de déménager à Paris pour suivre la classe préparatoire Agro après le bac apporte le soulagement et la joie de ses parents. La soi-disant famille parfaite de l’incipit ne l’est pas vraiment et ce geste égoïste de se donner la mort sans prévenir souligne la rupture qui a toujours existé entre les parents et l’enfant, entre l’amour passion et l’amour maternel/paternel.

1

Nous considérons que chez Houellebecq la filiation problématique est une des sources qui engendrent l’écriture. Nous avons détaillé ce sujet dans l’article « Un incipit qui trahit le souci de structure. Sérotonine de Michel Houellebecq » in Simona Jișa, Bianca-Livia Bartoș, Simona Jișa et Yvonne Goga (coord.), L’incipit et l’excipit. Une provocation littéraire, Casa Cărții de Știință, 2021, coll. « Romanul francez actual ». 2 Michel Houellebecq, Sérotonine, Paris, Éditions Flammarion, 2019, p. 10. Voir cette édition pour toutes les références de pages entre parenthèses dans le corpus du texte.

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Quand la victime devient bourreau Comme nous l’avons déjà constaté, les protagonistes de Houellebecq sont confrontés au trauma de l’abandon qui se manifeste par le repli sur soi et par l’incapacité de se lier aux autres. Malheureusement, la souffrance et la frustration que les enfants délaissés ressentent va les poursuivre toute leur vie et va les transformer en parents indignes, froids et cruels. En d’autres termes, pour citer Bruno Viard, « [les] enfants mal aimés […] deviennent des parents mal aimants »1. Bruno des Particules élémentaires est un des protagonistes houellebecquiens qui, n’ayant pas reçu l’amour maternel, sera incapable d’éprouver de l’amour envers son fils Victor : « Quand j’ai appris qu’elle [Anne, la femme de Bruno] attendait un garçon j’ai eu un choc terrible. D’emblée c’était le pire, il allait falloir que je vive le pire. J’aurais dû être heureux ; je n’avais que vingt-huit ans et je me sentais déjà mort. » (PE, p. 175) ; « Et, Bruno le savait, les choses allaient encore s’aggraver : de l’indifférence réciproque, ils allaient progressivement passer à la haine. » (PE, p. 167) ; « Une fois qu’on a divorcé, que le cadre familial a été brisé, les relations avec ses enfants perdent tout sens. L’enfant c’est le piège qui s’est refermé, c’est l’ennemi qu’on va devoir continuer à entretenir, et qui va vous survivre. » (PE, p. 169). L’enfant n’est pas vu comme l’élément assurant le bonheur et la durabilité du couple ; au contraire, il est un élément perturbateur qui oblige le père à assumer une identité qu’il ne connaît pas, donc il sera vite négligé et détesté. Pareillement, dans La Possibilité d’une île Daniel, le protagoniste, divorce de sa première épouse quand elle est tombée enceinte, il veut se séparer de sa femme et de sa progéniture avant même que celle-ci ne vienne au monde : « Le jour du suicide de mon fils, je me suis fait des œufs à la tomate. [...] Je n’avais jamais aimé cet enfant : il était aussi bête que sa mère, et aussi méchant que son père. Sa disparition était loin d’être une catastrophe ; des êtres humains de ce genre, on peut s’en passer »2. Force est de constater à quel point Houellebecq peut être dur, direct, difficile à digérer. Ses propos haineux trahissent la frustration d’un enfant privé d’amour et de soutien. Si Daniel grandit dans une famille déséquilibrée (il ne connaît pas bien l’origine de ses parents, il questionne la fidélité de sa mère), il est évident qu’il n’a pas appris comment bâtir la sienne, car Bruno Viard l’explique, « les enfants du hasard ne produisent à leur tour que des enfants

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Bruno Viard, Houellebecq au laser. La faute à Mai 68, o. c., p. 19. Michel Houellebecq, La possibilité d’une île [2005], Paris, Éditions J’ai lu, 2013, pp. 31-32. Voir cette édition pour toutes les références de pages entre parenthèses dans le corpus du texte.

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du hasard »1. Ce n’est pas donc étonnant d’apprendre la mort du fils de Daniel : sa dépression et son suicide ont été provoqués par le trauma de l’abandon. Un autre scénario intéressant est le cas du protagoniste de Sérotonine. Florent évoque ses quatre relations amoureuses les plus importantes, il déclare avoir connu l’amour à côté de Kate et Camille, mais il n’a aucun enfant. S’il ne réussit pas à se projeter en père de famille, c’est parce qu’il ne fait que suivre l’exemple de ses parents ; pour eux, l’amour des partenaires surclasse l’attachement envers l’enfant. Toutefois, au moment où Florent découvre que, une vingtaine d’années après leur séparation, Camille est devenue mère seule d’un enfant de quatre ans, il n’a aucune intention d’adopter ce garçon. Son but unique est de récupérer la femme en tuant le fils. Même s’il ne s’agit pas de son enfant biologique, nous nous permettons de signaler la présence d’une sorte de complexe d’Œdipe inversé : le père envisage l’infanticide, aveuglé par son désir d’avoir l’exclusivité sur la mère. Il est évident que, pour lui, le grand amour est l’amour érotique. Malheureusement, cette répétition d’un comportement détestable calqué sur celui des parents ne concerne pas seulement le traitement des enfants, mais aussi celui des partenaires sexuels. Cela arrive, pour citer la formule de Bruno Viard, « dès les premiers signes de vieillissement ou de maladie »2. Les enfants abandonnés par la génération 68 ne sont pas uniquement des parents négligents, ce sont aussi des compagnons superficiels, infidèles, immoraux, à la recherche du plaisir immédiat et presqu’incapable d’investissement affectif. Fin et remplacement de la filiation Avant d’aller plus loin, récapitulons les trois aspects de la filiation houellebecquienne que nous avons déjà traités. D’abord, l’enfant est conçu par accident ; ensuite, comme il n’est pas voulu, il est vite abandonné et soigné par sa grand-mère ; enfin, le mauvais traitement qu’il a reçu va le transformer en père indifférent et irresponsable avec ses propres fils. La solution de l’auteur face à cette filiation ratée est la disparition des ascendants par la mort et le remplacement du lien filial par le clonage ou par l’écriture. Il est impossible de parcourir les romans de Houellebecq sans constater l’omniprésence de la mort. Qu’elle soit naturelle (mort de vieillesse) ou provoquée (suicide), qu’elle advienne à la suite d’un crime ou d’une maladie incurable, elle atteint bourreaux et victimes, parents et enfants à la fois. Dans ce qui suit, nous allons nous attarder seulement aux morts clés 1 2

Bruno Viard, Houellebecq au laser. La faute à Mai 68, o. c., p. 18. Ibid., p. 20.

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de quelques géniteurs dont la disparition peut être vue comme une tentative de mettre fin à la généalogie et à la série de catastrophes qu’elle entraîne. Dans Les Particules élémentaires, la fin du roman apporte la fin de Janine, cette mère libertine qui a préféré profiter de la vie au lieu de s’occuper de ses enfants. Devant le corps affaibli de leur mère, les deux garçons se recueillent. Plus sage et tolérant, Michel essaie de trouver une explication pour la conduite irresponsable de Janine : « “Elle a voulu rester jeune, c’est tout… dit Michel d’une voix lasse et tolérante. Elle a eu envie de fréquenter des jeunes, et surtout pas ses enfants, qui lui rappelaient qu’elle appartenait à une ancienne génération.” » (PE, p. 257). Plus profondément blessé par l’absence de sa mère, Bruno se montre rancunier, haineux et n’hésite pas à proférer de gros mots à propos de sa mère : « “Tu n’es qu’une vieille pute… émit-il sur un ton didactique. Tu mérites de crever. […] T’as voulu être incinérée ? poursuivit Bruno avec verve. À la bonne heure, tu seras incinérée. Je mettrai ce qui restera de toi dans un pot, et tous les matins, au réveil, je pisserai sur tes cendres.” » (PE, p. 256). Les attitudes opposées des deux fils sont celles qui se confrontent à l’intérieur de tout enfant abandonné : d’une part il y a l’oubli et le pardon, de l’autre il y a l’accusation permanente, la révolte, le désir de vengeance. La mort des géniteurs, perçue comme la fin de la filiation et du mal causé par le manque d’amour parental, est présente dans Plateforme aussi. Cette fois-ci, la haine et la révolte ne sont pas dirigées contre la mère, mais contre le père qui meurt de manière assez stupide. Comme il entretient des relations intimes avec Aïcha, la jeune fille qui s’occupe du ménage, le père du protagoniste est abattu par le frère de celle-ci, venu demander des explications. Même si l’auteur du crime n’est pas Michel, le protagoniste, il est possible de voir dans ce geste un parricide, étant donné le mépris et la jalousie déclarés du fils envers le père : « À soixante-dix ans passés, mon père jouissait d’une condition physique bien supérieure à la mienne […] Père, père, me dis-je, que ta vanité était grande. » (P, p. 10). Le meurtre équivaut donc à l’exploit désespéré d’un Œdipe qui voit dans son ascendant un rival à l’amour et à l’attention de sa mère (quoique plutôt absente de l’économie du roman). Et Michel de conclure : « Qui pouvait profiter de sa mort ? Eh bien, moi » (P, p. 19). Le décès des parents apparaît aussi dans les romans les plus récents de Houellebecq. Tandis que Soumission relate avec indifférence le décès du père que François, le protagoniste, n’avait pas revu depuis dix ans et de la mère, « cette putain névrosée » (SOU, p. 227), La Carte et le territoire et Sérotonine confrontent le lecteur au suicide. Non seulement Jed Martin est orphelin à partir de sept ans, mais, adulte, il doit comprendre et accepter le désir de son père de se faire euthanasier. La perspective optimiste sur la vie de famille est assombrie par ces deux tristes événements ; Jed ne s’en remettra jamais, il se sentira toujours seul et isolé du monde. À son tour, Florent-Claude Labrouste raconte avec lucidité le suicide en tandem de ses 46

parents : ayant découvert son cancer, le père du protagoniste se voit impuissant devant la maladie. La décision d’avaler des médicaments pour mettre fin à leur vie marque le triomphe de l’amour érotique sur l’amour parental. La mort est la solution de Houellebecq pour mettre fin à une filiation douloureuse. Non que le décès apporte la destruction du lien filial (on est le fils/la fille de quelqu’un même après la mort), mais outre sa dimension biologique, il a aussi une dimension symbolique. Devant le cercueil de ses géniteurs, le personnage houellebecquien se sent enfin libéré, vengé et content que cette relation difficile soit enfin finie. Pourtant, la lutte que l’auteur mène contre le lien filial n’est pas seulement celle d’un fils acharné puisqu’abandonné ; elle est aussi la révolte d’un être conscient que « la filiation a pour effet d’inscrire chacun dans un rapport au temps, à l’éphémère, au manque, à la perte »1. Si Houellebecq veut que le lien filial disparaisse, c’est parce qu’il veut gagner la lutte contre le temps, il veut connaître l’immortalité ou bien, pour citer de nouveau Jean-Daniel Causse, « [l]a tentation de défilialisation de l’humain est donc comparable à une révolte contre le temps. Elle consiste dans le souhait tenace que les choses soient éternelles au lieu d’être inscrites dans la temporalité, immobiles au lieu d’être emportées »2. Qu’en est-il donc des alternatives que Houellebecq propose pour échapper à la temporalité accablante ? La première option vient du clonage, question qui préoccupe l’auteur et qui apparaît dans deux romans. D’abord, dans Plateforme, les travaux scientifiques de Michel Djerzinski ont démontré que toute espèce animale a un code génétique reproductible à l’infini et ont ouvert la voie à l’immortalité humaine. Selon Djerzinski, « l’humanité devait disparaître, l’humanité devait donner naissance à une nouvelle espèce, asexuée et immortelle, ayant dépassé l’individualité, la séparation et le devenir » (PE, p. 308). Comme pour prolonger la recherche de Michel, dans La Possibilité d’une île le clonage devient réalisable grâce aux techniques avancées des « elohim », extraterrestres ayant créé la vie sur Terre. Si au début Daniel, le protagoniste, se déclare athée et ne veut pas se fier à cette secte, finalement il va finir par céder, séduit par le rêve d’immortalité. Outre la vie éternelle qu’il assure, le clonage est aussi pour Houellebecq une manière de combattre la nécessité d’avoir des prédécesseurs ; les néo-humains naissent sans père ou mère biologique et sans qu’il y ait de rapport sexuel entre ceux-ci : « Les hommes du futur naîtront directement dans un corps adulte, un corps de dix-huit ans, et c’est ce modèle qui sera reproduit par la suite, c’est sous cette forme idéale qu’ils 1 2

Jean-Daniel Causse, Figures de la filiation, o. c., p. 10. Ibid., p. 34.

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atteindront [...] à l’immortalité. » (PÎ, pp. 223-224). Le scénario de Houellebecq répond donc à son désir de défilialisation ; car pourquoi avoir des parents s’ils ne sont pas capables de tendresse et d’amour ? Victime d’une filiation pénible, Houellebecq voit dans le clonage une échappatoire aux souffrances que celle-ci provoque. Pourtant, le résultat de sa projection idéaliste n’est pas du tout paradisiaque, au contraire, ses clones ne connaissent pas, eux non plus, le bonheur car avec la reproduction technique nous assistons à la répétition du même. Dans ce contexte, la seule et viable option pour endurer le calvaire de l’abandon et s’assurer l’immortalité serait l’écriture. Tous les protagonistes houellebecquiens esquissent, gribouillent, rédigent, composent, écrivent poèmes, récits, sketchs ou romans dans une tentative de conserver des souvenirs, des passions ou des traumas. Ce legs est le don le plus important qu’ils peuvent faire aux générations futures et contient, d’après Julia Rosmarie Pröll, « l’ADN littéraire que laissent les hommes pour continuer à vivre dans la mémoire de leurs enfants-lecteurs »1. Le livre est donc la preuve d’une naissance, d’une vie, d’une identité qui se construit loin d’un cadre familial accueillant. Généralement envisagé comme le plus fort des liens, la filiation signifie que personne n’est l’origine de lui-même et que chacun est toujours précédé. La généalogie suit l’être toute sa vie et participe à la construction de son identité. Chez Houellebecq, nous avons affaire à une crise de la filiation pouvant être observée à plusieurs niveaux : la reproduction est le résultat de la rencontre sexuelle imprudente de deux partenaires et la progéniture n’est qu’un accident ; n’étant pas désiré, l’enfant est vite abandonné par ses parents indifférents et élevé par des substituts ; comme on ne lui a pas appris l’amour parental, l’enfant devenu adulte néglige ses propres fils et répète les mêmes erreurs ; conscient des limites d’une filiation ratée, le narrateur houellebecquien donne la mort aux géniteurs et cherche l’immortalité par d’autres voies. Si le clonage s’avère peu fiable, l’écriture est le dernier rempart contre le suicide des personnages désespérés et promet la vie éternelle. Pour analyser la crise de la filiation houellebecquienne, nous aurions pu limiter cette recherche aux Particules élémentaires tant il est riche en éléments autobiographiques témoignant du dysfonctionnement de la famille. Pourtant, il nous semble important d’examiner plusieurs romans de Houellebecq afin de donner une vision d’ensemble sur la question et de constater à quel point cette œuvre est homogène. La fiction de Houellebecq est le moyen par lequel un fils profondément hanté par l’abandon des parents 1

Julia Rosmarie Pröll, « Michel Houellebecq : Une possibilité de survie ? » in Murielle Lucie Clément et Sabine van Wesemael, Relations familiales dans la littérature française et francophone des XXe et XXIe siècles. La figure de la mère, o. c., p. 224.

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crie sa douleur ; les personnages sont donc les doubles de l’écrivain participant à la construction de son identité tout comme dans un jeu de puzzle.

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Inadaptation spatio-temporelle et vide social Les personnages qui peuplent l’univers romanesque de Michel Houellebecq sont des êtres banals dont le monde pourrait se passer, des citoyens lambda, incapables de grands exploits. Il est important de noter ici le caractère répétitif des protagonistes de Houellebecq, ils ont presque le même profil et pourraient être interchangeables. Leur ressemblance est manifeste au niveau de l’âge, de l’état psychique, des activités, de la vie amoureuse et sociale, parfois même au niveau du prénom (il y a trois Michel dans les romans houellebecquiens : Michel des Particules élémentaires, celui de Plateforme et Michel Houellebecq personnage de La carte et le territoire). Cet aspect de la construction romanesque répond à un des principes esthétiques de Houellebecq qu’il appelle « une volonté de généralité »1. Dans l’entretien avec Martin de Haan que nous avons déjà cité, l’auteur l’explique : « En fait, je le fais à plusieurs niveaux : le plus souvent sociologique, parfois plus métaphysique, en disant que les êtres humains sont à peu près identiques. »2. Le désir de Houellebecq est de rendre compte du monde en mettant au centre des romans des individus communs et non pas des êtres exemplaires, à destin unique. En tant qu’avatar de l’auteur, Michel de Plateforme reprend ses idées : « Il est faux de prétendre que les êtres humains sont uniques, qu’ils portent en eux une singularité irremplaçable […]. C’est en vain, le plus souvent, qu’on s’épuise à distinguer des destins individuels, des caractères. En somme, l’idée d’unicité de la personne humaine n’est qu’une pompeuse absurdité. » (P, p. 175). Chez Houellebecq, les protagonistes, toujours mâles, ont à peu près le même âge (l’âge moyen – la trentaine ou la quarantaine), ils ont une bonne insertion professionnelle (on observe la prédilection de l’auteur pour les cadres, les professeurs, les professions libérales), ils ont des revenus audessus de la moyenne, ils feraient donc partie d’une catégorie privilégiée de personnes qui mènent bien leur vie. Et pourtant ils sont presque tous dépressifs, ils ne réussissent pas à se lier aux autres, ils n’arrivent pas à trouver leur place dans le monde. À propos des personnages houellebecquiens, Maud Granger Remy précise : « Leur marginalité […] n’est donc pas sociologique (les personnages houellebecquiens semblent au contraire toujours parfaitement intégrés dans la société), mais proprement ontologique. L’étrangeté ressentie ne correspond pas à une position hors du monde (les personnages ne deviennent ni ermites, ni poètes maudits), mais, au contraire, à une plongée fatale dans le monde, au cœur de son paradoxe. 1

Martin de Haan, « Entretien avec Michel Houellebecq » in Sabine van Wesemael (études réunies par), Michel Houellebecq, o. c., p. 24. 2 Ibid.

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On y entre, mais pour y rester toujours extérieur. »1. Cette incapacité du héros d’adhérer au monde apparaît dans tous les récits de Houellebecq et traduit le drame de l’homme contemporain. Quoique partie intégrante de plusieurs structures sociales (le milieu professionnel, la famille, le couple), l’individu ne se retrouve pas dans la société dans laquelle il habite et il est toujours à la recherche d’un ailleurs. Le profil du protagoniste qui se dégage des proses houellebecquiennes se superpose incontestablement à ce que note Jean-Yves Tadié dans son Récit poétique : « Ce qui compte, c’est la solitude d’un héros dont la masse […] a pour caractéristique essentielle d’être une forme vide, le support d’une expérience. » ; « [Il est] sans chair et sans vie, sans évolution, embarrassé d’une intrigue-prétexte »2. Son aliénation est tellement forte qu’elle nous permet d’appeler les romans de Houellebecq des récits d’inadaptation. La souffrance profonde de l’être est provoquée par la filiation douloureuse, mais aussi par les rapports du personnage avec l’espace, avec le temps et avec ses semblables. Comme dans le cas de la famille, l’extérieur ne réussit pas à donner des repères à l’individu qui en manque profondément ; au contraire, il est confronté à une société consumériste, individualiste, superficielle, transitoire, qui ne fait que nourrir son anxiété. Captif dans ce monde qu’il décrit avec lucidité, mais qu’il n’aime pas, le protagoniste fait plusieurs tentatives pour retrouver son confort physique et psychique. Il est évident que, chez Houellebecq, les personnages ressentent à la fois un malaise du corps (dont les symptômes sont nausée, affaiblissement, frissons, douleurs, sueurs) et des troubles mentaux (ce sont des patients réguliers des psychiatres ou des maisons de repos). Le scénario que l’auteur propose afin de contrecarrer l’égarement des personnages est l’évasion dans des univers parallèles ; que ce soit le rêve, une île, une projection futuriste imaginaire ou l’écriture, tous ces univers proposent la même chose : ils visent à libérer l’individu de la souffrance, à lui faire vaincre le vieillissement et la mort, à lui apporter le bonheur. Reste à voir si ces alternatives réussissent à améliorer le sort de l’individu. Après toutes ces considérations, nous analyserons la relation des protagonistes avec, successivement, l’espace, le temps et l’être pour arriver à la conclusion que la souffrance est le résultat de la confrontation de l’individu avec ces constantes de la vie.

1

Maud Granger Remy, « Houellebecq et le monde, contre ou au milieu » in Gavin Bowd (études réunies par), Le monde de Houellebecq, o. c., p. 4. 2 Jean-Yves Tadié, Le récit poétique, o. c., pp. 18, 24.

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La relation avec l’espace Dans toute œuvre de fiction les coordonnées spatio-temporelles sont très importantes parce qu’elles circonscrivent le récit en plaçant l’action dans un cadre qui puisse être facilement repérable par le lecteur. La plupart du temps, ces coordonnées sont inséparables et se requièrent mutuellement, de sorte que leur analyse concomitante, en relation, se superpose au concept bakhtinien de « chronotope ». Compris comme « corrélation essentielle des rapports spatiotemporels, telle qu’elle a été assimilée par la littérature »1, le « chronotope » de Mikhaïl Bakhtine est une catégorie du récit qui participe à la définition des genres et des œuvres et qui ouvre une réflexion sur la vision du monde que dégage le récit. Le traitement des éléments spatiaux et temporels offre des pistes sur l’expérience des personnages et explique leur devenir. Chez Houellebecq, les repères spatio-temporels ne se limitent pas à donner des détails sur les déplacements des personnages à travers les espaces et les époques, mais ils dévoilent un conflit profond. Il s’agit de l’incompatibilité du protagoniste avec le monde qui l’entoure, un monde dont il connaît les défauts grâce à sa permanente conscience éveillée. Si le personnage ne cesse de multiplier ses mouvements, il le fait parce qu’il veut témoigner d’un mal-être généralisé et parce qu’il essaie de se retrouver. Ce sous-chapitre se propose donc d’analyser la typologie de l’espace dans les romans de Michel Houellebecq pour comprendre la source du ton pessimiste avec lequel il raconte le monde. Pour ce faire, il serait utile de formuler une observation préliminaire : les deux grands espaces que les personnages houellebecquiens fréquentent sont la France et l’étranger. Ajoutons que les protagonistes sont toujours Français, ils habitent en France (à Paris pour les périodes les plus longues ; s’ils font des déplacements de courte ou de longue durée, ils reviennent toujours dans la capitale), mais ils se sentent attirés par la campagne et quittent parfois leur pays pour des voyages à l’étranger. Cette configuration de l’espace se superpose à la théorie de Jean-Yves Tadié selon laquelle « l’espace du récit poétique n’est jamais neutre : il oppose un espace bénéfique à un espace neutre, ou maléfique. »2 Ainsi, aux décors citadins que les narrateurs trouvent laids et infects s’opposent les séjours en Europe ou en Asie et les villages français, perçus comme véritables lieux paradisiaques. Par conséquent, la ville, l’étranger et la campagne sont les trois types d’espace qui se situent au centre de notre recherche dans cette partie de l’ouvrage. Leur analyse révèle la claustration des individus et leurs entreprises de vaincre la souffrance par la recherche d’un cadre de vie sécurisant, au cœur de la nature, loin des êtres humains.

1

Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Traduit du russe par Daria Olivier, Paris, Éditions Gallimard, 1987, p. 237. 2 Jean-Yves Tadié, Le récit poétique, o. c., p. 61.

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La structure de la ville ou l’aliénation de l’individu Les personnages de Michel Houellebecq sont des individus préoccupés par tout ce qu’il y a ou se passe autour d’eux et malgré leur impassibilité apparente, ils ont toujours quelque chose à dire, ils observent et délivrent leur perception sur la réalité. Ils sont définitivement critiques de l’évolution de la société, reflétée aussi dans la nouvelle configuration de la ville, et n’hésitent pas à exprimer leur mécontentement vis-à-vis des alentours immédiats ou plus lointains. La contemplation de l’espace qui les entoure transforme les personnages en des êtres de la « non-action » dont le but est de donner un sens à la vie par la glorification ou le dénigrement du paysage. D’après Christèle Devoivre, « De nature pourtant passive, ils [les personnages du récit poétique] deviennent malgré tout actifs par la portée de leur regard. Celui-ci, loin d’être anodin, cherche à déchiffrer le monde, à comprendre, à partager ce sens avec l’espace qui les entoure ; c’est une recherche ontologique, une demande d’identité. »1 En parcourant l’espace de leur regard, les individus débouchent sur une connaissance profonde d’eux-mêmes. Espace du manque. Villes sans identité, sans âme, sans cohérence esthétique L’espace citadin peint par les romans de Houellebecq n’est pas le résultat d’un travail architectural éblouissant, mais plutôt un agencement de bâtiments et d’artefacts, hostile, imposant, uniformisé. Cela est la conséquence d’un capitalisme envahissant tous les niveaux de la société, comme l’affirme Gilles Lipovetsky : « Le capitalisme apparaît ainsi comme un système incompatible avec une vie esthétique digne de ce nom, avec l’harmonie, la beauté, le bien-vivre. L’économie libérale ruine les éléments poétiques de la vie sociale ; elle agence, sur toute la planète, les mêmes paysages urbains froids, monotones et sans âme. »2 Plus d’une fois Paris et les autres villes françaises (Rouen dans Extension du domaine de la lutte ; Noyon, Marseille et Meaux dans Les Particules élémentaires) sont présentées comme des villes dangereuses, sales, laides, ennuyeuses, berceaux d’injustices et de violences. La révolte des personnages contre ce paysage est tellement forte que les villes semblent personnifiées, transformées en de vrais ennemis de l’individu. Il suffit de citer quelques épithètes pour rendre compte du dégoût des protagonistes : « immeubles lépreux » (E, p. 83), « ville atroce » (E, p. 27), « ville violente » (PE, p. 148), « cité crasseuse » 1

Christèle Devoivre, « Errance dans le récit poétique, errance du récit poétique » [2005] in Errances. Article d’un cahier Figura, consulté le 10 décembre 2019, à l’adresse : http://oic.uqam.ca/fr/articles/errance-dans-le-recit-poetiqueerrance-du-recit-poetique. 2 Gilles Lipovetsky, Jean Serroy, L’esthétisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste, Paris, Éditions Gallimard, 2013, p. 10.

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(PE, p. 40). Souvent la douleur provoquée par le contact avec l’espace citadin pousse les narrateurs à l’associer à l’enfer : « j’avais chaque fois la sensation nettement caractérisée de revenir en enfer, et dans un enfer bâti, à leur convenance, par les hommes. » (SÉ, p. 46) ou bien « En arrivant à Meaux le dimanche soir dans mon enfance, j’avais l’impression de pénétrer dans un immense enfer. Eh bien non, ce n’était qu’un tout petit enfer, dénué du moindre caractère distinctif. » (PE, p. 190). L’enfer auquel le narrateur fait ici référence a une double connotation : d’une part, la ville de Meaux symbolise l’enfer de l’enfance de Bruno, victime des abus et des violences subis à l’internat, de l’autre, quand le personnage revient à Meaux après des années en tant que professeur, la ville elle-même est à ses yeux un enfer à cause « sa petitesse, sa laideur, son manque absolu d’intérêt » (PE, p. 190). Associer l’espace où quelqu’un vit et travaille à l’enfer, c’est reconnaître son martyre habituel fait de paysages accablants (parce que laids et monotones) et de conditions de vie insupportables déterminées par la culture d’entreprise (qui efface l’identité individuelle au profit du respect des valeurs et des comportements collectifs, partagés par tous les membres d’une communauté). Au sein de ces villes qu’il déteste, le personnage houellebecquien est déconcerté par la reproduction des décors et il lui arrive de se perdre. Dans Extension du domaine de la lutte, après une soirée arrosée passée chez un collègue, le protagoniste ne trouve plus ni les clefs de sa voiture le soir même, ni la voiture le surlendemain quand il revient dans le quartier pour la chercher. Sa confusion est d’autant plus forte que toutes les rues lui semblent identiques, à partir de leur nom et jusqu’à leur aspect. Sur ce caractère de la ville, Timo Obergöker écrit : « Cette homogénéisation de l’espace urbain soulève la question de l’avenir du flâneur. »1, non sans remarquer le fait que les villes sont de moins en moins porteuses de significations. D’ailleurs, le titre du chapitre contenant l’épisode de l’égarement du personnage – « Au milieu des Marcel » – annonce l’uniformisation qui règne dans les villes et qui produit le trouble de l’être humain et sa répugnance pour les choses de ce monde : « Je suis retourné dans le quartier, mais ma voiture est restée introuvable. En fait, je ne me souvenais plus où je l’avais garée ; toutes les rues me paraissaient convenir, aussi bien. La rue Marcel-Sembat, MarcelDassault... beaucoup de Marcel. Des immeubles rectangulaires, où vivent les gens. Violente impression d’identité. Mais où était ma voiture ? Déambulant entre ces Marcel, je fus progressivement envahi par une certaine lassitude à l’égard des voitures, et des choses de ce monde. » (E, p. 8).

1

Timo Obergöker, « Pour une topographie du romanesque contemporain » in Timo Obergöker (ed.), Les lieux de l’extrême contemporain, München, Martin Meidenbauer, 2011, p. 15.

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Dans son article, « Paris “ville atroce” dans la vision de Michel Houellebecq »1, Yvonne Goga remarque l’ironie avec laquelle Houellebecq joue sur le sens du mot « identité », observation que nous reprenons ici. L’impression d’identité dont parle le protagoniste renferme deux valeurs sémantiques : elle trahit l’uniformisation de l’espace citadin qui est la cause de la perte d’identité de la ville (comme les bâtiments et les noms des rues ne cessent de se multiplier, les lieux se succèdent en se ressemblant parfaitement). Cette perte d’identité de la ville engendre inéluctablement la dépersonnalisation de l’individu, son ennui devant un monde qui se déploie de manière monotone et régulière. Les Marcel dont parle le protagoniste renforcent l’idée de répétition troublante des mêmes décors, mais leur association avec les noms de famille « Sembat » et « Dassault » respectivement, n’est pas fortuite. Au-delà de renvoyer à deux noms d’hommes politiques français réels, les deux patronymes font partie d’une isotopie de la guerre, à côté d’autres mots repérés dans le fragment cité plus haut : « battre », « assaut », même « violente ». Ces mots reprennent et accentuent la thématique du combat – professionnel, amoureux, sexuel – qu’est censé mener l’individu. Chez Houellebecq, survivre c’est combattre et le milieu de vie de tous les jours semble être un des adversaires les plus importants. La prédilection pour les noms des rues symboliques apparaît dans d’autres romans aussi. Dans La carte et le territoire, lorsque le père de Jed décide de lui acheter un logement à Paris, ils choisissent un appartement rue de l’Hôpital. Habiter rue de l’Hôpital tandis que toutes les rues avoisinantes portent des noms de peintres (Rubens, Watteau, Véronèse, Philippe de Champaigne), c’est reconnaître son handicap social et psychique. Jed se présente à l’image de son studio : son atelier n’est qu’un mauvais grenier qui n’offre pas le minimum de confort (surtout hygiénique) et dont le chauffeeau tombe souvent en panne ; il est dégradé, négligé et représente incontestablement un espace inhospitalier. En revanche, Olga, la compagne de Jed, habite un deux-pièces rue Guynemer. L’antithèse des deux amants est soulignée par leurs lieux de résidence : tandis que l’homme est un artiste solitaire, vivant dans le XIIIe arrondissement, multiculturel et hétérogène, la femme s’est installée au cœur de la capitale, dans le IIIe arrondissement, territoire où coexistent galeries d’art, boutiques et cafés branchés. Sur cette question de la toponymie, Houellebecq laisse son personnage Jasselin conclure : « Il l’emprunta [la rue Martin-Heidegger], non sans méditer sur le 1

Yvonne Goga, « Paris “ville atroce” dans la vision de Michel Houellebecq » in Sylvie Freyermuth, Jean-François Bonnot, Timo Obergöker (édit.), Ville infectée, ville déshumanisée. Reconstructions littéraires françaises et francophones des espaces sociopolitiques, historiques et scientifiques de l'extrême contemporain, Bruxelles, Éditions Peter Lang, 2014, coll. « Comparatisme et société. Vol. 29 », pp. 87-99.

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pouvoir presque absolu qui était laissé aux maires en matière de dénomination des rues de leur ville »1. Bien sûr, les représentants politiques peuvent être vus comme une mise en abyme de la figure de l’écrivain, jouissant d’une liberté totale dans la construction du récit abondant en connotations. La laideur et l’uniformisation ne sont pas les seuls défauts que Houellebecq reproche à l’urbanisme. Ce qui frappe ses personnages c’est aussi le caractère hétéroclite des villes, l’accumulation de choses disparates, le manque d’harmonie. Dans le livre que nous avons déjà cité, Lipovetsky fait le point sur cet état de choses : « Après le temps de l’unité esthétique, voici l’époque plurielle où tout est possible, où tout peut coexister, se superposer, se mélanger comme dans un grand bazar kaléidoscopique »2. Le bazar des villes houellebecquiennes se constitue par la rencontre de l’ancien et du moderne, de l’authentique et de l’artificiel, de l’histoire et du présent éphémère et instable. Il suffit de reprendre quelques fragments de roman pour observer ces rencontres. À propos de la ville de Rouen, le narrateur d’Extension du domaine de la lutte déclare : « Il y a cinq ou six siècles, Rouen a dû être une des plus belles villes de France ; mais maintenant tout est foutu. [...] Sans hésiter, je me dirige vers la place du Vieux Marché. C’est une place assez vaste, entièrement entourée de cafés, de restaurants et de magasins de luxe. C’est là qu’on a brûlé Jeanne d’Arc, il y a maintenant plus de cinq cents ans. Pour commémorer l’événement on a construit une espèce d’entassement de dalles de béton bizarrement incurvées, à moitié enfoncées dans le sol, qui s’avère à plus ample examen être une église. » (E, pp. 6869). Toujours dans le premier roman de Houellebecq le protagoniste présente la ville des Sables-d’Olonne comme un mélange de « vieilles maisons […] en pierres robustes, grossières, faites pour résister aux tempêtes » et de « résidences modernes, blanches, destinées aux vacanciers » (E, p. 107) au rez-de-chaussée desquelles il y a un supermarché, une pizzeria et une discothèque. Pareillement, François de Sérotonine décrit la vue superbe qu’il a depuis son appartement situé dans la Tour Totem à Paris : « Du salon comme de la suite parentale on donnait sur la Seine, et au-delà du 16e arrondissement sur le bois de Boulogne, le parc de Saint-Cloud et ainsi de suite ; par beau temps, on apercevait le château de Versailles. De ma chambre on avait directement vue sur l’hôtel Novotel » (SÉ, p. 48). Les trois fragments soulignent la coexistence inadéquate des édifices : le désordre est 1

Michel Houellebecq, La carte et le territoire [2010], Paris, Éditions J’ai lu, 2012, p. 271. Voir cette édition pour toutes les références de pages entre parenthèses dans le corpus du texte. 2 Gilles Lipovetsky, Jean Serroy, L’esthétisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste, o. c., p. 51.

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généré par l’association des bâtiments historiques, dédiés à la culture, symboles de l’identité nationale, avec des constructions très récentes desservant une population pèlerine, empressée, qui veut tout voir et avoir. D’une part, il y a les vestiges médiévaux de Rouen, les maisons robustes des Sables-d’Olonne, le château de Versailles et de l’autre, on retrouve un amas de cafés, restaurants, magasins, arrêts de bus, supermarchés, pizzerias, discothèques, hôtels. Espace du provisoire : en transit à travers les « non-lieux » L’espace maléfique qu’est la ville chez Houellebecq ne l’est pas seulement à cause des paysages uniformes et manquant de cohérence esthétique, mais aussi à cause de la confrontation permanente des individus avec des « non-lieux ». Définis par opposition au lieu anthropologique qui est « identitaire, relationnel et historique », les « non-lieux » sont pour Marc Augé « aussi bien les installations nécessaires à la circulation accélérée des personnes et des biens (voies rapides, échangeurs, aéroports) que les moyens de transport eux-mêmes ou les grands centres commerciaux, ou encore les camps de transit prolongé où sont parqués les réfugiés de la planète. »1 Antagoniques aux « lieux de mémoire », constitutifs de l’origine et de l’évolution individuelle, donc fort identitaires, les « non-lieux » circonscrivent « un monde ainsi promis à l’individualité solitaire, au passage, au provisoire et à l’éphémère »2. Dans ses romans, Houellebecq fait ses personnages déambuler, traverser, séjourner dans des « non-lieux » (aéroports, gares, autoroutes, moyens de transport, stations-service, chaînes d’hôtels, clubs de vacances, grandes surfaces) et les entoure des objets de la satisfaction immédiate (distributeurs automatiques, cartes de crédit, sexshops). La répétition de ces espaces met l’accent sur la crise des relations interhumaines et sur l’individualisation qui fait retour dans les sociétés occidentales. Comme nous l’avons déjà dit, les personnages de Houellebecq voyagent beaucoup : que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de la France, leurs pérégrinations sont déterminées par des projets professionnels ou personnels. Ils passent donc une bonne partie de leur vie sur les voies aériennes, ferroviaires ou autoroutières et dans les moyens de transport correspondants. Ces voyages sont l’occasion pour les narrateurs de faire des commentaires

1

Marc Augé, Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Éditions du Seuil, 1992, coll. « La librairie du XXIe siècle », p. 48. 2 Ibid., p. 101.

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sur les divers espaces de la surmodernité1. À noter la brutalité avec laquelle le protagoniste d’Extension du domaine de la lutte décrit la gare de Lyon Part-Dieu : « Au-dessus de la gare routière proprement dite s’étage une structure hypermoderne de verre et d’acier […]. Le bâtiment, la nuit, est envahi par une bande de zonards et de semi-clochards. Des créatures crasseuses et méchantes, brutales, parfaitement stupides, qui vivent dans le sang, la haine et leurs propres excréments. Ils s’agglutinent là, dans la nuit, comme de grosses mouches à merde, autour des vitrines de luxe désertes. Ils vont par bandes, la solitude dans ce milieu étant quasiment fatale. […] Parfois ils se querellent, sortent leurs couteaux. De temps en temps on en retrouve un mort le matin, égorgé par ses congénères. » (E, p. 130-131). En présentant l’espace de la gare (très futuriste, mais froid et peu accueillant), ce paragraphe s’arrête en même temps sur les êtres qui le peuplent : à part les passagers qui le traversent, cet espace a aussi des habitants qui s’y installent pendant la nuit. Il s’agit de vagabonds violents et sans scrupules qui forment une communauté à craindre (le mot « congénère » souligne leur appartenance à la même espèce). L’antithèse entre les vitrines des magasins de luxe et la vie de ces personnes symbolise les écarts créés par la société capitaliste entre les individus : comme tout le monde n’a pas le même pouvoir d’achat, il y aura toujours les chanceux et les vaincus. Si les premiers font l’expérience de l’abondance matérielle, les seconds doivent faire preuve de résistance pour survivre. Les lieux de passage (comme les gares) sont le cadre représentatif de la misère humaine dans toutes les grandes villes du monde, un cadre multiethnique et encombré, espace des injustices. Pourtant, chez Houellebecq, ces « non-lieux » (gares, aéroports, stationsservice des autoroutes) dépassent leur fonction première (lieux de départs, d’arrivée et d’attente) pour se transformer en lieux de rencontre, de séparation, d’attraction ou de révélation. Il y a plusieurs histoires dans les romans houellebecquiens qui débutent ou qui finissent dans ces « nonlieux », insistant par là même sur le caractère instinctif, instable, impulsif de l’homme contemporain. C’est dans une gare que les personnages ont un coup de foudre (Florent et Camille de Sérotonine tombent amoureux sur le quai de la Gare de Caen) ; qu’ils se revoient et se serrent dans les bras après une séparation (dans Les Particules élémentaires, Annabelle attend Michel adolescent à la Gare de Crécy, Bruno attend Christiane à la Gare du Nord de Paris, dans Sérotonine Camille attend François tous les vendredis à la Gare Saint-Lazare de Paris) ; qu’ils se voient pour la dernière fois (les deux frères 1 La notion de « surmodernité » est reprise du livre de Marc Augé avec le sens suivant : « [la surmodernité] impose en effet aux consciences individuelles des expériences et des épreuves très nouvelles de solitude, directement liées à l’apparition et à la prolifération de non-lieux » (Ibid., pp. 117-118).

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des Particules élémentaires se quittent sur le quai de la Gare de Nice, Florent fait ses adieux à Kate à la Gare Centrale de Francfort) ; qu’ils ont des révélations spirituelles1 (Daniel de La Possibilité d’une île tombe sur Le Milieu divin de Pierre Teilhard de Chardin laissé sur une banquette de la Gare d’Étréchy-Chamarande). Si les personnages de Houellebecq utilisent plusieurs moyens de transport (ils optent très souvent pour l’avion), il est important de remarquer leur prédilection pour les déplacements en train. Cela arrive, pour reprendre l’explication de Thangam Ravindranathan, parce que le train « préserve, en cette ère de la vitesse, une temporalité anachronique »2. Le spécialiste oppose ce moyen de transport qu’est le train à tous les autres possibles du monde moderne et fait la remarque suivante : « la technologie surimpose un espace-temps autre à celui du monde. Affranchi de sa corrélation avec un effort physique […], n’ayant plus comme limite naturelle la fatigue du corps, le voyage moderne se fonde sur la perte de l’expérience sensorielle de la distance »3. Les déplacements en avion, parce que c’est à eux que Ravindranathan fait référence, sont présents dans les romans de Houellebecq aussi, mais ils sont réservés à des destinations plus lointaines. Le train, la voiture, le vélo et parfois la marche sont les modalités de déplacement que les personnages choisissent pour se diriger vers les lieux anthropologiques (donc identitaires et relationnels). Chez Houellebecq, l’attirance des personnages pour les déplacements en train ne cache pas leur opposition à l’évolution de la société. Pourtant, elle représente l’occasion d’attirer l’attention sur l’engouement des gens vers la technologie qui fait fondre les distances et sur l’oubli des choses simples, au plus près de la nature humaine. Outre ces « non-lieux » de la pérégrination des personnages, il y en a un autre, intimement lié et qui revient très souvent dans les romans de Houellebecq : l’hôtel ou bien la chaîne d’hôtels. D’une nuit ou deux, les séjours à l’hôtel peuvent se prolonger jusqu’à quelques mois pour devenir, chez Houellebecq, un style de vie en soi : ce qui attire les personnages est, selon Augé, « l’anonymat relatif qui tient à cette identité provisoire [et qui] peut être ressenti comme une libération pour ceux qui, pour un temps, n’ont 1

Un autre non-lieu de la révélation est la station-service. Cela est dû, selon Augé, à l’allure de ce non-lieu qui « se donne de plus en plus l’allure de maisons de la culture régionale, proposant quelques produits locaux, quelques cartes et quelques guides qui pourraient être utiles à celui qui s’arrêterait » (Marc Augé, Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, o. c., p. 123). Dans La carte et le territoire, Jed Martin a une révélation esthétique, cette fois-ci, quand il achète la carte « Michelin Départements » de la Creuse. Cet épisode est le point de départ d’une nouvelle étape dans sa carrière artistique. 2 Thangam Ravindranathan, Là où je ne suis pas. Récits de dévoyage, Paris, PUV, 2012, coll. « L’Imaginaire du Texte », p. 293. 3 Ibid., p. 102.

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plus à tenir à leur rang, à se tenir à leur place, à surveiller leur apparence. »1. François de Sérotonine est un personnage qui décide de quitter son appartement luxueux où il habite avec sa compagne afin de se détacher de son ancienne existence décevante et de devenir « disparu volontaire » : ce nouveau statut lui permet d’enchaîner les hôtels et les propriétés en location presque dans l’anonymat à une époque où même les soins corporels lui semblent un supplice. Pourtant, les hôtels ne sont pas seulement lieux de refuge pour des êtres aliénés, mais ils deviennent aussi les symboles du tourisme de masse qui se développe partout dans le monde. Chez Houellebecq, il y a toujours cette opposition entre hôtels de charme (garantissant des expériences inédites dans des décors authentiques et par une gastronomie régionale) et grandes chaînes d’hôtels (Mercure, Novotel, Aurore – nom qui cache le groupe Accor) – qui ouvrent l’expérience du voyage à tous les gens par des tarifs accessibles et par des emplacements stratégiques. D’ailleurs, Plateforme, La carte et le territoire et Sérotonine sont les romans qui mettent en scène de manière transparente des acteurs de l’industrie hôtelière : Valérie et Jean-Yves sont embauchés par le groupe Aurore afin de s’occuper d’une chaîne d’hôtels-clubs de plage qui sera transformée en destination du tourisme sexuel organisé ; Olga est employée par Michelin France au service de la communication afin d’adapter les divers guides touristiques à la nouvelle clientèle de la France (les Russes, les Chinois, les Indiens) ; Aymeric et Cécile veulent transformer leur résidence (le château d’Olonde) en hôtel de charme et construisent des bungalows à la mer, dans la Manche, afin d’accueillir des touristes. À part les moyens de transport et les hôtels, il y a un troisième « nonlieu » récurrent dans les romans houellebecquiens, à savoir les grandes surfaces. Prisonnier dans une vie pauvre en événements remarquables, l’individu fait de sa visite au supermarché une véritable aventure qui donne un sens à son existence (il doit sortir de chez soi pour se nourrir) et qui lui permet d’établir le moindre contact humain. Le contact humain dont il est question ici est minimal parce que la fréquentation des grandes surfaces, l’utilisation des distributeurs automatiques et des cartes de crédit inscrit l’individu dans ce que Marc Augé appelle « un commerce à la muette ». En multipliant ses courses dans des magasins qui offrent l’option « en libreservice », l’individu ne fait que réduire jusqu’à éliminer totalement la rencontre et la communication avec l’autre (que ce soit un simple employé et non pas un proche)2. Pourtant, les personnages évitent la cohue des heures de pointe, sa surcharge informationnelle (due surtout aux clients qui bavardent) parce qu’ils veulent avoir, comme Jed, « l’hypermarché pour lui tout seul – 1 2

Marc Augé, Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, o. c., p. 127. Ibid., p. 101.

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ce qui lui paraissait être une assez bonne approximation du bonheur » (CT, p. 396). L’ironie avec laquelle Houellebecq construit cette phrase accentue, une fois de plus, l’individualité des gens, leur incapacité de connexion, leur indifférence. Dans son article sur les « non-lieux » de l’œuvre de Michel Houellebecq, Julia Rosmarie Pröll fait une remarque qui va dans le même sens : « Le supermarché est aussi – comme les autres non-lieux d’ailleurs, tels que le resto-rapide, le train ou l’autoroute – l’emblème pour un manque de communication et de chaleur humaine. »1 Il suffit de citer ici un chapitre d’Extension du domaine de la lutte qui raconte la mort d’un individu dans le supermarché où le narrateur fait ses courses. Cet être, dont la vie finit de manière très banale, allongé sur le sol d’une grande surface, reste un anonyme : il n’y a pas de description détaillée de la personne, on nous apprend au passage qu’il a une quarantaine d’années. Quoique l’homme fût décédé jeune, cet incident n’est pas rapporté comme une tragédie, mais plutôt comme un fait anecdotique qui n’étonne personne. Le ton détaché du narrateur qui insère au milieu de cette histoire funèbre un paragraphe sur ses choix gastronomiques (il aime le fromage, le pain en tranches, il préfère la bière au vin) ne fait qu’amplifier la crise que traverse la société contemporaine. Les grands rites de passage (comme la mort, dans notre exemple) ne sont plus honorés comme tels par les nouvelles générations ; elles ont choisi d’habiter un espace et un temps qui ont effacé l’attachement à la tradition, aux valeurs symboliques des grands événements. Et Houellebecq de conclure : « En tout cas, la conclusion que j’en tire, c’est qu’on peut très facilement passer de vie à trépas - ou bien ne pas le faire dans certaines circonstances » (E, p. 67). Emblème de la déshumanisation, le supermarché est aussi, chez Houellebecq, le lieu de représentation du libéralisme économique. Plus d’une fois les narrateurs ont complimenté la diversité des magasins (il est impossible d’oublier l’étonnement de François de Sérotonine devant les huit variétés différentes de houmous trouvées au Carrefour City de l’avenue des Gobelins), les horaires d’ouverture d’une amplitude exceptionnelle ou bien l’abondance des produits des plus exotiques : « Le centre Leclerc de Coutances c’était autre chose, là on était vraiment dans la grande, la très grande distribution. Des produits alimentaires de tous les continents s’offraient au long de rayonnages interminables, et j’avais presque le vertige en songeant à la logistique mobilisée, aux immenses porte-conteneurs traversant les océans incertains. Vois sur ces canaux / Dormir ces vaisseaux / 1

Julia Rosmarie Pröll, « Topographies houellebecquiennes. Stratégies de survie au milieu des non-lieux » in Roberto Ubbidiente, Marie-Hélène Rybicki (Hrsg.), Lieux de représentation sociale dans les littératures italienne et française (19e-20e siècle). Actes de l'atelier du XXXe colloque des Romanistes allemands (Vienne 23-27 septembre 2007), Firenze, Franco Cesati Editore, 2010, p. 218.

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Dont l’humeur est vagabonde ; / C’est pour assouvir / Ton moindre désir / Qu’ils viennent du bout du monde » (SÉ, p. 274). L’habitude de Houellebecq de mélanger discours romanesque et discours poétique est très connue. Cela ne devrait pas surprendre le lecteur qu’au milieu d’un passage descriptif sur le magasin Leclerc surgisse un sizain réitérant le voyage des produits alimentaires qui viennent accomplir les désirs des consommateurs. Pour justifier la présence des fragments poétiques dans les romans, Houellebecq invoque leur beauté, leur fonction d’éviter l’ennui, mais aussi la marque de la toute-puissance de l’auteur : « il est toujours bon que le lecteur se rende compte que je peux écrire n’importe quoi. Ce sont des espèces d’interventions arbitraires de l’auteur, qui par là manifeste son contrôle sur le texte ; s’il se passe toujours ce qui est prévu, dans un livre, c’est quand même ennuyeux. »1 Les six vers de Sérotonine et le fragment qui les précède surprennent avec beaucoup d’ironie le penchant de l’individu pour l’accumulation de produits : que ce soient des denrées alimentaires ou des articles vestimentaires, des gadgets ou des produits de beauté, l’homme contemporain veut tout posséder et remplacer. Mais au-delà d’être consommateur et de connaître le prix des produits, il est devenu partie intégrante de l’économie du marché et est « doté d’une valeur d’échange », comme le note Julia Rosmarie Pröll dans l’article que nous avons cité. Les personnages de Houellebecq disposent d’une valeur d’échange très basse, ils se situent en marge, ils ne sont pas beaux, ni attrayants, donc ils n’ont pas de succès sur le plan économique et sexuel. Tisserand, le banni par excellence, constate qu’il ressemble à « une cuisse de poulet sous cellophane dans un rayon de supermarché » ou à « une grenouille dans un bocal » (E, p. 99). La voix lyrique de Houellebecq souligne les injustices de la société et déplore une époque révolue où les êtres et les choses jouissaient de plus d’importance et de valeur. Espace de la solitude : messages à destinataire générique Du portrait que l’auteur dresse de la ville il faut retenir aussi la solitude qu’elle engendre. En règle générale, l’espace citadin est le lieu de rencontre de deux manifestations contradictoires : d’une part, il y a la densité informationnelle faite de publicité, de parutions médias, de multitude humaine ; d’autre part, il y a l’individu, en retrait et à l’abri de ce monde violent qui l’entoure. L’homme contemporain vit donc un paradoxe : il est seul bien que toujours accompagné, il n’arrive pas à communiquer même s’il est toujours bombardé de messages, il est à la périphérie de la vie sociale 1

Martin de Haan, « Entretien avec Michel Houellebecq » in Sabine van Wesemael (études réunies par), Michel Houellebecq, o. c., p. 19.

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tandis qu’il habite le centre de la capitale. Dans ce contexte, la publicité est, comme le supermarché, le symbole du libéralisme économique pour qui les gens sont de simples consommateurs uniformisés, vidés d’individualité, dont les besoins sont censés être les mêmes. Les messages publicitaires dépeignent la vie des êtres humains dans des couleurs très vives et gaies, tandis que la réalité est totalement opposée. Le narrateur d’Extension du domaine de la lutte fait la lecture d’une brochure éditée par les Galeries Lafayette qui donne une intéressante description des êtres humains : « Après une journée bien remplie, ils s’installent dans un profond canapé aux lignes sobres (Steiner, Roset, Cinna). Sur un air de jazz, ils apprécient le graphisme de leurs tapis Dhurries, la gaieté de leurs murs tapissés (Patrick Frey). Prêtes à partir pour un set endiablé, des serviettes de toilette les attendent dans la salle de bains (Yves Saint-Laurent, Ted Lapidus). Et c’est devant un dîner entre copains et dans leurs cuisines mises en scène par Daniel Hechter ou Primrose Bordier qu’ils referont le monde. » (E, pp. 123-124). Ce paragraphe présente un style de vie qui est loin du quotidien du protagoniste houellebecquien : il néglige son travail à cause de la dépression, il ne s’installe plus dans un canapé, mais très souvent il reste recroquevillé sur le sol, il ne reçoit pas d’amis ni n’a aucun projet de refaire le monde. Les messages publicitaires sont détestables parce que mensongers, vu qu’ils visent à maximiser les profits en effaçant l’individualité des gens et en les intégrant dans un système de « consommateurs dociles et interchangeables »1. Souvent blâmée d’un ton ironique et voilé, la publicité devient parfois la cible directe du dégoût du narrateur houellebecquien qui ne peut plus retenir sa colère : « La société dans laquelle je vis me dégoûte ; la publicité m’écœure » (E, pp. 82-83) ; « Et la publicité qui revient, inévitable, répugnante et bariolée. “Un spectacle gai et changeant sur les murs.” Foutaise. Foutaise merdique. » (E, p. 83). Avec ses phrases vides de sens, la publicité peut être considérée comme une des causes de la destruction du langage : elle promeut un monde où il n’y a pas de communication sincère et de compréhension mutuelle. Dans notre analyse de la typologie de l’espace dans les romans de Michel Houellebecq, nous nous sommes proposés de parler de trois décors distincts (la ville, l’étranger, la campagne) qui convergent à souligner l’inadaptation de l’individu. Avec la fiction houellebecquienne, nous sommes confrontés à une vision assez sombre sur les agglomérations urbaines dont nous avons décelé trois aspects essentiels : d’abord, les villes sont faites de paysages froids, monotones, uniformisés dans lesquels l’habitant ne se retrouve plus ; ensuite, elles sont constituées d’une superposition oppressante de non-lieux 1

Julia Rosmarie Pröll, « Topographies houellebecquiennes. Stratégies de survie au milieu des non-lieux », o. c., p. 214.

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provisoires, individualistes ; enfin, les villes véhiculent beaucoup de messages, mais n’arrivent pas à créer un cadre propice à la communication et condamnent leurs résidents à la solitude. Les promenades que les protagonistes font dans Paris ou dans les autres cités de France ne dévoilent pas leurs coins cachés et merveilleux, mais plutôt leur laideur et leur platitude. Si le fait de changer de ville ne leur apporte pas le soulagement, reste à voir si l’étranger et la campagne représentent une alternative. L’étranger. Tentative d’évasion Les héros de Houellebecq font de nombreux voyages, le désir de quitter leur pays d’origine correspond à un projet de sortir d’un univers archi-connu et de changer de rythme de vie. Néanmoins, les prétextes de leurs périples ainsi que leur conduite pendant les séjours touristiques témoignent d’une nouvelle tendance du voyage d’aujourd’hui. Dans le livre que nous avons mentionné, Thangam Ravindranathan parle d’un « pseudo-voyage, dont les seules formes (le train, le débarquement, l’hôtel) tiennent lieu de la chose »1. Le « pseudo-voyage » ou le « dévoyage » dont parle le critique instaure un autre sens aux déplacements de l’individu : il ne s’agit plus de partir pour connaître des espaces et des êtres engendrant des révélations, ouvrant l’esprit du voyageur, mais plutôt de partir parce qu’il n’y a pas d’autre alternative. Loin d’être une initiation au sens du monde2, le voyage représente le chemin à parcourir pour arriver à une destination censée apporter le bonheur : fuir une réalité qui ne lui plaît pas ne veut pas dire que l’être humain va retrouver un monde différent au bout du voyage, même si le décor change, le drame de l’individu ne disparaît jamais. Qu’il voyage pour des raisons professionnelles ou qu’il parte à l’autre bout de la Terre dans un séjour organisé, qu’il change de maison pour échapper à sa conjointe ou qu’il quitte la capitale à cause de l’instabilité politique, le protagoniste de Houellebecq prend peu de plaisir pendant ses voyages, il est solitaire et toujours à la 1

Thangam Ravindranathan, Là où je ne suis pas. Récits de dévoyage, o. c., p. 77. Dans son compte-rendu du livre de Thangam Ravindranathan, Simona Jișa surprend de manière très claire le sens de la notion de « dévoyage » qui nous semble se superposer aux déplacements des personnages de Houellebecq : « Il [Ravindranathan] instaure ainsi une catégorie « négative » du récit de voyage, autrefois source de sagesse et initiation aux sens du monde – et de toute façon valorisé positivement dans toutes les mythologies. Le lecteur assiste donc à une décomposition du voyage, à un dévoyage, dont les causes sont multiples, allant de la décolonisation, à l’uniformisation des espaces, du développement du transport rapide à celui du tourisme de masse, souffrant d’une surcharge informationnelle et finissant par montrer la quête ratée de la rencontre avec Autrui. ». Simona Jişa, « Le “dévoyage” : modernités des rapports entre le moi et l’espace », Acta fabula, vol. 14, n° 2, Notes de lecture, Février 2013, URL : http://www.fabula.org/revue/document7530.php, page consultée le 21 octobre 2019. 2

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recherche d’une bonne justification pour survivre. Cette nouvelle image du voyage est valable pour nombre de récits français contemporains, tel que le remarque Sabine Hillen : elle parle d’un « nomadisme proche de la dérive » dans une société caractérisée par « la mobilité intense du voyage et du tourisme ». La théoricienne l’explique ainsi : « N’arrivant pas à s’attacher, à s’ancrer dans un lieu afin d’y habiter, l’homme devient tout au plus […] un touriste “terroriste” ou un voyeur de banlieue ; son vagabondage dans d’autres continents laisse questionner la notion de progrès ou le rêve d’intégration et d’assimilation »1. Si l’on se proposait de réaliser la carte des destinations que les protagonistes de Houellebecq choisissent à l’extérieur de la France, elle se réduirait à l’Espagne, l’Irlande, la Thaïlande, Cuba, la Belgique et la Suisse. Si les deux derniers pays apparaissent une seule fois dans les romans (François de Soumission se rend à Bruxelles, la ville où Huysmans, son maître à penser, a publié son premier roman, sans raison évidente ; Jed de La carte et le territoire va à Zürich pour consulter le dossier de son père qui s’est fait euthanasier chez Dignitas), les quatre autres pays occupent une place plus importante dans la construction des récits. Deux protagonistes possèdent des résidences secondaires en Espagne, dans la province d’Almeria (il s’agit de Daniel de La Possibilité d’une île et de Florent de Sérotonine) et deux autres personnages débarquent à l’aéroport de Shannon, en Irlande2 (Jed Martin pour rendre visite à Michel Houellebecq personnage, Michel Djerzinski parce qu’il est nommé au Centre de recherches génétiques de Galway et décide d’y passer le reste de sa vie). De toutes ces destinations, l’Espagne, la Thaïlande et Cuba sont les seules qui accueillent les protagonistes en tant que touristes : ils y vont pour des séjours ensoleillés ou pour profiter du tourisme sexuel. D’ailleurs, consacrer un livre (Plateforme) à cette nouvelle tendance du tourisme de masse atteste le désir de l’auteur de connaître et révéler les mécanismes de ce secteur économique en pleine ascension. Chez Houellebecq, le tourisme est vu comme une pratique sociale généralisée que les personnages accueillent sans trop d’enthousiasme : ils 1

Sabine Hillen, Écarts de la modernité : le roman français de Sartre à Houellebecq, Caen, Lettres Modernes Minard, 2007, coll. « Archives des Lettres Modernes », pp. 13-14. 2 Les références à l’Andalousie et à l’Irlande ne peuvent qu’être interprétées comme des emprunts autobiographiques : en 1998, Michel Houellebecq s’installe avec son épouse, Marie-Pierre Gauthier, en Irlande (ils ont acheté une maison à Castletownbere), tel que le mentionne son biographe Denis Demonpion (Houellebecq non autorisé. Enquête sur un phénomène, o. c.). Ce déménagement est blâmé parce qu’il représente la tentative de Houellebecq de fuir le fisc, vu que l’Irlande est un paradis fiscal pour les artistes. Plus tard, Houellebecq achète un appartement à Almeria, sur les conseils de son ami Fernando Arrabal, comme l’indique un article du site capital.fr. (Olivier Drouin, Mais où va l’argent de Houellebecq ? article consulté le 10 octobre 2019, à l’adresse : https://www.capital.fr/entreprises-marches/mais-ou-va-l-argent-de-houellebecq-1026298).

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voyagent parce que tout le monde le fait, mais leur comportement pendant le séjour trahit leur incompatibilité avec ce mode de vie. Ou comme l’explique Stéphane André dans sa thèse de doctorat : « de longue date Michel Houellebecq assimile le tourisme à une préoccupation partagée par la plupart de ses personnages » ; « l’interchangeabilité des destinations souligne le caractère déceptif d’une pratique devenue routinière »1. La massification des voyages en avion permet à l’homme contemporain de voir beaucoup de destinations (parfois très lointaines), mais la fréquence des départs et l’accessibilité des voyages font de ces déplacements une expérience banale parce que toujours possible. Pour mieux comprendre l’impact de l’étranger (en tant qu’espace) sur les protagonistes houellebecquiens, nous nous arrêtons sur le roman Plateforme qui offre une vue d’ensemble sur le fonctionnement du monde touristique et sur le profil des voyageurs. Construit en trois parties, il relate le périple de Michel en Thaïlande : d’abord, il est présenté dans la posture du consommateur qui, à l’aide d’une agence spécialisée, choisit sa destination de vacances ; ensuite il devient élément clé de cette industrie vu qu’il travaille à côté de Valérie (sa compagne qu’il a rencontrée pendant son circuit en Thaïlande) et de Jean-Yves (cadre dirigeant chez le groupe Aurore) à la reconstruction d’une chaîne de villages de vacances ; la fin du récit dévoile une troisième facétie du protagoniste : après la mort de Valérie dans un attentat brutal et sanglant, Michel se remet difficilement (surtout du point de vue psychique), mais décide de s’installer définitivement à Pattaya (projet envisagé auparavant par le couple). De touriste il devient résident, puisqu’il choisit de déménager dans une région visitée pendant ses anciennes pérégrinations. Ce scénario qui retrace le cheminement évolutif du héros initié dans un domaine particulier peut être associé à la tradition du roman d’apprentissage, comme le remarque Stéphane André dans sa thèse. Le chercheur observe pourtant un écart important entre ce livre et les romans d’apprentissage écrits par Balzac ou Zola : la différence est due à la personnalité du narrateur « qui paraît bien éloigné de la figure archétypale du jeune homme enthousiaste et candide »2. Quand il commence à être formé par les professionnels de l’industrie touristique, Michel est un adulte d’une quarantaine d’années qui s’est déjà forgé une conception de la vie et qui soutient d’un air cynique ses idées d’affaires dans le domaine du tourisme. 1

Stéphane André, Le roman français contemporain à l’épreuve du tourisme (1990-2010). (Dé)jouer le stéréotype pour renouer avec le voyage. Éric Chevillard, Jean Echenoz, Mathias Énard, Michel Houellebecq, Lydie Salvayre, Olivier Rolin, Jean-Philippe Toussaint, Université Sorbonne Paris Cité, 2017, consulté à l’adresse : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel01772374, le 11 octobre 2019, pp. 44-45. 2 Ibid., p. 108.

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La conduite du personnage en tant que touriste est révélatrice pour notre recherche : habitué à une vie sociale inexistante, il a du mal à engager la conversation pendant le voyage organisé. Le plus souvent il se tient à distance et commente les diverses tentatives d’évitement ou de rapprochement entre les touristes. Il est gauche surtout avec les femmes et, lorsque Valérie s’assoit à côté de lui dans l’autocar aux trois quarts vide, il ne réussit qu’à articuler une phrase remarquablement stupide, comme il la qualifie lui-même : « Vous n’avez pas trop chaud ? » (P, p. 47). La même difficulté d’expression se manifeste plus tard également quand les deux voyageurs forment un couple. À l’enthousiasme de la femme qui déclare avoir acheté des coquillages splendides pour sa famille, il répond : « “Il faut reconnaître, quand même, la nature, oui…” dis-je. [...] “La nature, quand même, des fois…” » (P, p. 119). N’ayant pas l’exercice de la communication et de l’amour, le protagoniste est un novice à qui il faut tout apprendre. D’ailleurs, c’est lui qui a l’idée saugrenue des cours de conversation, besoin ressenti par une bonne partie des individus d’aujourd’hui : « Il devrait y avoir des cours de conversation, comme il y a des cours de danses de salon ; je m’étais trop consacré à la comptabilité, sans doute, j’avais perdu le contact. » (P, p. 119). Les messages sont souvent vidés de sens et marquent la dissolution de la communication véritable. À cette forme de phobie sociale, le voyageur oppose l’isolement et très souvent il finit par profiter de son séjour tout seul, en s’abritant dans sa chambre. L’hôtel devient un lieurefuge, comme le note Stéphane André, qui protège l’individu du vacarme extérieur : « La baie vitrée de ma chambre donnait directement sur la voie rapide […]. La circulation était intense, mais le double vitrage ne laissait filtrer qu’un grondement faible. » (P, p. 40) et qui ajourne le moment de la rencontre avec la femme aimée à qui il ne saurait avouer ses sentiments : « Les deux jours suivants, je restai terré dans mon bungalow. De temps en temps je sortais en rasant les murs […]. Je ne pouvais pas envisager de croiser Valérie à nouveau […]. » (P, p. 128). Déstabilisé par un monde en permanente mutation, Michel fait de son lieu d’hébergement son univers en miniature à qui il impose un rythme et une fonction particuliers : c’est l’espace de la réflexion, du repli sur soi, de la régénération. L’espace clos, généralement évité et couramment associé à la claustration, gagne ainsi chez Houellebecq une symbolique positive. Évitant le contact avec les autres, réduisant au minimum ses interactions, le protagoniste doit trouver un moyen pour remplir ses journées et il le fait par la lecture. Les personnages de Houellebecq sont de grands lecteurs, ils lisent chez eux, dans les moyens de transport, mais aussi pendant les séjours touristiques, car pour eux le texte imprimé (fiction ou bien guides ou magazines) représente un contrepoint à la vie. Ou, pour reprendre les mots de Stéphane André : « Cette vocation occupationnelle de la lecture se radicalise chez Michel Houellebecq, pour qui le rapport qu’entretient le voyageur contemporain avec la lecture s’apparente à une forme de protection 68

contre le monde extérieur : la lecture vaut moins pour ce qu’elle apporterait objectivement (du plaisir ou des connaissances) que par la possibilité qu’elle offre de faire oublier le temps présent et de mettre le monde réel à distance. »1 Entre des affirmations du type : « Vivre sans lecture c’est dangereux, il faut se contenter de la vie, ça peut amener à prendre des risques. » (P, 92-93) et « j’allais devoir affronter la fin du circuit sans le moindre texte imprimé pour faire écran » (P, 102), Michel de Plateforme voit dans cette pratique de la lecture un outil lui permettant de se protéger du monde et de tenir les autres à distance. S’il fait des voyages c’est pour suivre une tendance de la société, pour changer de décor, mais il ne cherche pas à s’intégrer dans le groupe des touristes, il reste comme toujours en marge. Les personnages houellebecquiens sont tous à la recherche du bonheur et s’expriment souvent sur la difficulté de l’atteindre. Dans Plateforme, Michel associe la possibilité du bonheur au séjour touristique et fait une remarque sur les catalogues de vacances qui soulève deux questions : « J’aimais les catalogues de vacances, leur abstraction, leur manière de réduire les lieux du monde à une séquence limitée de bonheurs possibles et de tarifs ; j’appréciais particulièrement le système d’étoiles, pour indiquer l’intensité du bonheur qu’on était en droit d’espérer. Je n’étais pas heureux, mais j’estimais le bonheur, et je continuais à y aspirer. » (P, p. 19-20). D’abord, ce paragraphe souligne le caractère idéaliste et mensonger de la publicité censée attirer et persuader les clients ; ensuite, l’affirmation du protagoniste cache une critique du capitalisme, ce système qui réduit l’individu et ses besoins à une affaire d’offre et de demande où la qualité d’un service et la garantie du bonheur coûtent cher. En choisissant son séjour en Thaïlande, Michel paye pour accéder au bonheur qu’il connaîtra finalement grâce à Valérie. D’ailleurs, dans son livre, Les tiroirs de Michel Houellebecq, Bruno Viard affirme : « Plateforme est le plus nettement anti-capitaliste de ses cinq romans »2. Il constate que des sociétés telles que la Fnac, le Club Med, Nouvelles Frontières sont évoquées comme une « nouvelle face du capitalisme », que le narrateur critique un roman anglais qui diffame l’exURSS et que les parents de Valérie, agriculteurs, ont des difficultés financières qu’ils dépassent, dégoûtés, par des investissements spéculatifs dans l’immobilier. Dans cet univers capitaliste où le protagoniste est obligé de mener son existence, même le bonheur a un prix établi par l’économie du marché. 1

Stéphane André, Le roman français contemporain à l’épreuve du tourisme (1990-2010). (Dé)jouer le stéréotype pour renouer avec le voyage. Éric Chevillard, Jean Echenoz, Mathias Énard, Michel Houellebecq, Lydie Salvayre, Olivier Rolin, Jean-Philippe Toussaint, o. c., p. 141. 2 Bruno Viard, Les tiroirs de Michel Houellebecq, o. c., p. 47.

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L’étranger est le deuxième type d’espace que les protagonistes de Houellebecq occupent et qui devrait les sortir de la monotonie de leur existence citadine. Pourtant le statut de touriste ne change pas leur manière de se rapporter au monde, s’ils sont solitaires dans leurs villes d’origine, ils restent isolés dans les terres d’accueil aussi. Leur désir de voir du pays respecte une pratique devenue norme dans les sociétés contemporaines ; il s’agit d’une généralisation du voyage qui ne réjouit plus l’individu vu la fréquence et la facilité des départs. Pendant le séjour en Thaïlande, Michel de Plateforme (qui s’impose comme représentant du touriste houellebecquien) n’a pas envie de passer du temps avec les autres, il a du mal à communiquer avec les passagers, il préfère rester dans sa chambre d’hôtel ou plonger dans la lecture. Attiré par les promesses des agences de voyages, il entreprend un périple exotique afin de trouver le bonheur, il tombe amoureux mais il réussit à peine à exprimer ses sentiments. Le retour à Paris surprend le narrateur dans son quotidien le plus banal : il fait les courses, il achète des bibelots pour sa maison et le dernier numéro de Hot Vidéo, il constate la décrue de la consommation après les fêtes, bref il prépare son weekend. Son projet peu ambitieux de reprendre sa vie monotone sans aucune transition souligne l’identité des individus d’aujourd’hui : nous sommes tous des particules élémentaires dans un monde déconcertant. Le voyage à l’étranger ne réussit donc pas à arracher le protagoniste à sa solitude, quitter la France ne veut pas dire retrouver le soulagement, la sérénité, le confort. La France rurale. Paradis perdu et regagné Dans les romans de Michel Houellebecq, la relation avec l’espace est souvent conflictuelle, il s’agit d’une lutte permanente que mènent les personnages afin de trouver leur place dans un monde dépourvu de sens et de certitudes. Entourés de paysages urbains froids et monotones, ils sont tentés par l’ailleurs et essaient parfois de se soustraire au monde citadin. Il faut noter ici la position manichéenne de Houellebecq : tandis que la ville est souvent associée à l’enfer, les régions campagnardes sont toujours présentées comme des paradis terrestres où le temps, la nature et les gens sont complètement distincts. Par rapport aux villes françaises décrites comme superposition de caractéristiques négatives (laideur, violence, pollution sonore et informationnelle), les villages sont des univers agréables et accueillants. À propos de Crécy-en-Brie (là où sa grand-mère vient de déménager), Michel des Particules élémentaires déclare : « Le village est joli, composé de maisons anciennes ; Corot y a peint quelques toiles. Un système de canaux dérive les eaux du Grand Morin, ce qui vaut à Crécy de se voir abusivement qualifié, dans certains-prospectus, de Venise de la Brie. » (PE, p. 34). Les paysages urbains alternent souvent avec ceux ruraux, 70

inscrivant de la sorte l’existence de l’individu dans des cadres oppressants ou chaleureux, suffocants ou libérateurs. Quatre personnages houellebecquiens ont un lien particulier avec l’espace de la campagne, leur visite ou leur déménagement dans la campagne profonde doivent être perçus comme autant de tentatives d’échapper à la captivité de la ville. Le plus souvent, le séjour dans les villages prépare une période de richesse créatrice, d’inspiration ; le retour à l’authentique ouvre la voie vers soi-même, l’émotion est transformée en objet artistique. Le narrateur d’Extension du domaine de la lutte est un être dépressif qui ne réussit pas à se rattacher au monde et qui constate : « Je ressens ma peau comme une frontière, et le monde extérieur comme un écrasement. L’impression de séparation est totale ; je suis désormais prisonnier en moimême. » (E, p. 156). Pourtant, vers la fin du livre, il décide de faire un voyage à Saint-Cirgues-en-Montagne, dans le département de l’Ardèche, situé à 30 kilomètres de toute agglomération. Ce retour à la nature coïncide avec la séparation du reste du monde ; loin des autres, le protagoniste ressent la possibilité de la joie : « On est bien, on est heureux ; il n’y a pas d’hommes. Quelque chose paraît possible, ici. On a l’impression d’être à un point de départ. » (E, p. 155). Bien que le dénouement close le livre sur un ton pessimiste – l’impossibilité de se plier au monde est confirmée – ce voyage du protagoniste réactualise le chronotope du chemin. À vélo et à pied, l’homme fond les distances à son propre rythme, comme dans une marche immémoriale, primitive et réussit à prendre ses distances avec la ville. L’antagonisme entre les deux espaces est souligné par Jean-Yves Tadié qui voit dans la route qui mène à la nature le lieu d’une découverte : « À la rue, dans la ville, correspond la route, dans la nature. C’est le décor de l’itinéraire, la trace du voyage, l’espace naturel et si possible sauvage (forêt, montagne) orienté vers une découverte. »1 Ce trajet difficile qui aboutit au cœur de la forêt de Mazas, aux sources de l’Ardèche, est un voyage vers soimême, le déplacement extérieur devient exploration intérieure. Dans La carte et le territoire, la campagne française occupe une place encore plus importante, étant donné que deux personnages désirent s’y installer vers la fin de leur vie. Michel Houellebecq intradiégétique rédige le catalogue pour l’exposition de Jed et, à cette occasion, reçoit trois visites de la part du peintre afin de se mettre d’accord sur les détails de l’exposition. Pour les deux premières rencontres, Jed se rend en Irlande, mais la troisième surprend Houellebecq personnage en France, dans le Loiret, occupant l’ancienne maison de ses grands-parents. Si son existence en Irlande est, de loin, une période de solitude, de lassitude, d’indifférence envers sa propre personne, le déménagement à la campagne détermine un changement visible 1

Jean-Yves Tadié, Le récit poétique, o. c., p. 63.

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chez le personnage. Le romancier est présenté comme plus humain, plus ouvert et sociable et même plus content : il a acquis des habilités pragmatiques, il s’est acheté un chien, somme toute, il a « l’air heureux » (CT, p. 229). L’aspect physique du romancier souffre des modifications importantes tout au long du livre, mais il semble que cette troisième partie du roman offre l’image la plus florissante de lui – l’état de décrépitude est maintenant remplacé par une apparence plus vive : « Il avait changé, réalisa aussitôt Jed. Plus robuste, plus musclé probablement, il marchait avec énergie, un sourire de bienvenue aux lèvres. » (CT, p. 247). Le choix de s’installer dans le Loiret n’a pas été fait au hasard, mais il a été déterminé par une raison plus profonde : cette maison représente l’espace où Houellebecq a passé son enfance et qui lui assure une vieillesse tout aussi innocente, calme, tranquille et confortable. Il s’agit du retour à la joie pure, du désir de recommencer sa vie en enfant et dans l’espace qui assure la purification si nécessaire devant la mort : « “Oui, c’est là que je dors…, confirma Houellebecq alors qu’ils revenaient vers la salle de séjour, s’installaient de nouveau devant le feu. Dans mon ancien lit d’enfant… On finit comme on a commencé... ” ajouta-t-il avec une expression difficile à interpréter (satisfaction ? résignation ? amertume ?). » (CT, p. 248). Cette maison où Houellebecq personnage va passer les dernières années de sa vie est le cadre de ses dernières tentatives de faire de la littérature. Le récit devient ainsi autoréflexif parce que l’auteur parle de ses intentions artistiques et le fait évidemment par l’intermédiaire de son personnage romancier : « j’ai réussi mon poème […] Ce sera une de mes dernières œuvres, peut-être la dernière. […] je crois que j’en ai à peu près fini avec le monde comme narration – le monde des romans et des films, le monde de la musique aussi. Je ne m’intéresse plus qu’au monde comme juxtaposition – celui de la poésie, de la peinture. » (CT, p. 249). Dans ce village français, Houellebecq personnage passe les dernières années de sa vie : son geste peut être interprété comme la recherche des origines, à la fois familiales et artistiques. La référence autobiographique est évidente : l’auteur souhaite revivre le paradis de l’enfance passée avec la grand-mère paternelle et reprend la rédaction de poèmes, comme lors de ses débuts littéraires. À l’instar du Houellebecq de fiction, le protagoniste part lui aussi s’installer à la campagne, dans la Creuse, dans la maison de ses ancêtres. Après avoir pris la décision de vivre dans cette maison, le protagoniste y fait des modifications importantes : le domaine est isolé, il est perçu avec méfiance et finit par être protégé par des barrières électrifiées. Jed désire passer sa vieillesse dans la solitude et se charge de ne laisser jamais personne déranger son existence paisible. Dans ce geste du peintre, Stéphane André voit le besoin du repli sur soi et le refus du protagoniste de faire du tourisme, une pratique usée et banale, obligeant les voyageurs à la familiarité artificielle ou, comme il l’explique lui-même, « [l]e choix de la sédentarité s’apparente à une fin de non-recevoir adressée à la tentation du voyage dans 72

sa forme la plus contemporaine, vécu plus que jamais sur le mode de la cohabitation forcée. » 1. Les réflexions de Jed au sujet des voyages en avion déplorent leur perte de prestige et leur accessibilité ; loin d’être une expérience unique, voyager est une activité épuisante qui n’apporte plus le bonheur. Cependant, la Creuse n’est pas seulement une région qui accueille Jed vers sa soixantaine, mais elle est aussi le symbole de la vie de ses grands-parents et, de même, un espace responsable pour le début d’un nouveau parcours artistique du Français. Lorsqu’il accompagne son père à l’enterrement de sa grand-mère, il achète dans une station-service une carte routière de la Creuse qui servira à partir de ce moment-là de point de départ pour ses projets artistiques à venir. Plus tard, lorsque Jed décide de s’installer dans ce département, il le fait toujours pour des raisons concernant sa carrière – il espère y trouver l’inspiration : « c’était surtout pour cela qu’il changeait de résidence, dans l’espoir de retrouver cette impulsion bizarre qui l’avait poussé par le passé à ajouter de nouveaux objets, qualifiés d’artistiques, aux innombrables objets naturels ou artificiels déjà présents dans le monde. Ce n’était pas, comme Houellebecq, pour partir à la recherche d’un hypothétique état d’enfance. » (CT, p. 386). Finalement, le village de ses grands-parents représente une source viable d’inspiration et aide le protagoniste à trouver une nouvelle passion : il réalisera des vidéogrammes de la végétation et d’objets industriels en cours de dégradation pendant les quinze dernières années de sa vie. Ces dernières pages du livre contiennent aussi une analyse de la situation démographique, économique, touristique de la France d’aujourd’hui par le regard de l’artiste. Il remarque que la population traditionnelle des villages a été remplacée par des citadins animés par des projets d’entreprise qui connaissent les lois du marché et qui ont des convictions écologiques. Même si le profil des habitants a changé, les zones rurales représentent encore une échappatoire à la densité d’information des villes ; à la campagne on se sent à l’abri. Le dernier roman de Houellebecq, Sérotonine, s’intéresse lui aussi à l’univers des villages en proposant des personnages agriculteurs, dont le représentant est Aymeric, et des personnages professionnels de l’agriculture représentés par Florent. Les deux collègues et amis travaillent dans le même domaine, mais pas dans le même camp. S’occupant de l’élevage de vaches laitières, Aymeric a du mal à s’en sortir financièrement et s’il réussit à se débrouiller, c’est grâce à la vente de ses terrains à des investisseurs étrangers. Ce paradoxe de la survie traduit le drame de tous les agriculteurs français qui désirent faire les choses correctement, éviter l’élevage industriel, 1

Stéphane André, Le roman français contemporain à l’épreuve du tourisme (1990-2010). (Dé)jouer le stéréotype pour renouer avec le voyage. Éric Chevillard, Jean Echenoz, Mathias Énard, Michel Houellebecq, Lydie Salvayre, Olivier Rolin, Jean-Philippe Toussaint, o. c., p. 116.

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mais qui ne parviennent pas à atteindre l’équilibre économique, voire le profit. Les deux visites de Florent chez Aymeric à Canville-la-Rocque, dans la Manche, surprennent l’aggravation de ses soucis d’argent et de son état psychique : initialement assez confiant dans son activité, réaliste et travailleur, Aymeric finit seul (sa femme et ses enfants le quittent), il se néglige, il s’alimente mal, il collectionne une vingtaine d’armes de tous types et se suicide lors d’une manifestation violente des agriculteurs contre les politiques de l’État. Dans les romans de Houellebecq, la campagne française représente un espace de fuite, de retour à soi-même, de recherche d’anciens liens, de quête de l’énergie créatrice. À l’opposé des villes, les zones rurales attirent par la promesse de l’authentique, du bonheur brutal et vrai de l’enfance et semble apporter une certaine consolation au personnage. Pourtant, le capitalisme que l’auteur critique avec véhémence s’est infiltré aussi dans cet espace prodigieux, les narrateurs ne peuvent que le constater avec tristesse. L’esprit entrepreneur et les lois de l’offre et de la demande guident leurs vies, l’isolement s’impose, l’équilibre psychique se disperse. Comme le remarque Maxence Leconte, il est possible de parler dans le cas de Houellebecq d’une poétique spatiale qui « naît de la tension entre des espaces subjectivement décrits et l’individu qui les habite ou les traverse »1 ; chez lui il y a toujours conflit entre le lieu et le soi. Même les titres des romans – surtout Extension du domaine de la lutte, Plateforme, La possibilité d’une île et La carte et le territoire – suggèrent la pensée spatialisée de l’auteur et l’importance du rapport homme-espace dans le déroulement du récit. Les protagonistes de Houellebecq sont des citadins solitaires qui vivent au rythme de la ville tout en parcourant des « nonlieux ». Ces derniers marquent un nouveau type de relation de l’être postmoderne avec le monde : il s’agit d’un rapport passager, superficiel avec des endroits parcourus quotidiennement, mais sans aucune mémoire historique ou collective, d’où l’individualité et le retrait des individus qui cherchent à animer leur existence par des voyages à l’étranger ou par des séjours à la campagne. L’appétence des protagonistes houellebecquiens pour les départs peut être observée dans la légèreté du déménagement et dans l’achat de voitures puissantes, des 4x4 capables de rouler sur n’importe quel type de terrain. Lors de l’emménagement avec Valérie, Michel de Plateforme déclare : « je pris conscience que je ne tenais à rien de ce qui se trouvait dans mon appartement. […] Ainsi, j’avais pu vivre quarante ans sans établir le moindre contact un tant soit peu personnel avec un objet. » (P, 1

Maxence Leconte, « Repenser le soi à travers l’espace houellebecquien » in Roman 20-50, no. 66, décembre 2018, p. 20, consulté le 4 novembre 2019, à l’adresse : https://www.academia.edu/39127753.

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p. 175) ; pareillement, quand il quitte son trois pièces de la Tour Totem, Florent observe : « Il était un peu triste de constater que je n’avais aucun souvenir personnel à emmener : aucune lettre, aucune photo ni même aucun livre » (SÉ, p. 79). L’indifférence pour les choses du monde crée des portraits d’individus interchangeables, sans identité qui ont des projets ambitieux de voyager, qui se préparent pour cette expérience, « comme en témoignait l’achat de ce Volkswagen Touareg, contemporain de celui des chaussures de randonnée » (SOU, p. 126), mais qui très souvent abandonnent leur plan. Toutefois, la tentation de changer de cadre pousse les personnages houellebecquiens vers les agences de voyages, ils choisissent des destinations de vacances lointaines, essaient d’en profiter, mais restent seuls et isolés du groupe. Cela nous amène à conclure que l’espace de la campagne est le seul encore capable d’accueillir le personnage houellebecquien, vu qu’il n’est pas complètement modifié par les politiques capitalistes ; l’homme y retrouve le bonheur enfantin, l’authenticité des rapports humains et l’abri apaisant de la nature. La France rurale devient ainsi un « locus amoenus » dont la symbolique inscrit les romans dans la tradition du récit poétique. Nous croyons avec Jean-Yves Tadié que la récurrence de ce décor « affirme l’excellence de certains endroits, rêve de certains ici, ou là-bas, qui enferment la plénitude de l’être et de l’existence. »1 La dichotomie entre les deux types d’espace (opposant lieux privilégiés et lieux destructeurs) sera conservée dans la configuration de la chronologie qui sépare les instants d’extase du reste de la durée, tel que nous le verrons dans le sous-chapitre qui suit. La relation avec le temps La question du temps se trouve au cœur des préoccupations des penseurs depuis l’Antiquité et a donné lieu à de multiples acceptions ou interprétations opposant temps objectif (des horloges) et temps subjectif (de la conscience). Ces tentatives de conceptualisation ont également pénétré le champ littéraire et constituent un pilier important de l’exégèse. Tout d’abord, la philosophie doit à Aristote l’explication physicomathématique du temps selon laquelle le temps prend son origine dans la nature et s’écoule régulièrement sans aucun rapport avec l’extérieur. Selon le philosophe, le temps est perceptible uniquement lorsqu’il est saisi en mouvement (Aristote donne l’exemple de l’incapacité de l’homme à percevoir le temps pendant le sommeil) et en lien avec l’antériorité et la postériorité : « En effet, voici bien ce qu’est le temps : le nombre du 1

Jean-Yves Tadié, Le récit poétique, o. c., p. 57.

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mouvement par rapport à l’antérieur et au postérieur. »1. La thèse aristotélicienne selon laquelle il faut aborder le temps à partir du présent, du « maintenant », sera continuée par ses successeurs sans jamais être remise en cause et sa Physique sera vue comme point de départ de toute interrogation philosophique sur le temps. Plus tard, à la dimension objective du temps (uniforme, mesurable, irréversible) s’ajoute une acception subjective, psychologique selon laquelle le temps est élastique, il est ressenti différemment en fonction de la nature intime de chacun. De René Descartes à Emmanuel Kant, Henri Bergson, Marcel Proust ou Hannah Arendt (sans que la liste soit exhaustive), les penseurs ont formulé leur position au sujet du temps dans des ouvrages de référence appartenant à l’histoire de la philosophie. Si Descartes sépare temps et durée et affirme : « le temps […] que nous distinguons de la durée prise en général, et que nous disons être le nombre du mouvement, n’est rien qu’une certaine façon dont nous nous pensons à cette durée »2, pour Kant le temps est (comme l’espace) une forme de sensibilité qui existe en amont de toute expérience humaine : « Le temps n’est autre chose que la forme du sens interne, c’est-à-dire de l’intuition de nous-mêmes et de notre état intérieur. En effet, le temps ne peut être une détermination des phénomènes extérieurs […] ; au contraire, il détermine la relation des représentations dans notre état interne. »3 C’est à la fin du XIXe siècle et grâce aux travaux d’Henri Bergson que le temps acquiert une dimension psychologique encore plus forte. Le philosophe désapprouve le modèle physico-mathématique d’un temps linéaire, homogène et abstrait et propose de considérer celui-ci comme une succession de « vécus de la conscience » découverts par le psychisme humain grâce à l’introspection : « La durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il s’abstient d’établir une séparation entre l’état présent et les états antérieurs. »4. La théorie bergsonienne ouvre des champs nouveaux à l’analyse psychologique et à la théorie romanesque et inspire des auteurs comme Marcel Proust, responsable du renouvellement en profondeur du récit moderne. Le narrateur de la Recherche réussit à vaincre le temps irréversible des horloges par l’accès à sa durée intérieure qui lui permet de 1 Aristote, Physique, Livre IV, traduit en français par J. Barthélémy Saint-Hilaire, Paris, Librairie philosophique de Ladrange, 1862, chapitre XVI, p. 7. 2 René Descartes, « Les principes de la philosophie » [1644] in Œuvres philosophiques. 3, Textes établis, présentés et annotés par Ferdinand Alquié, Paris, Éditions Classiques Garnier, 1994, p. 126. 3 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure [1781], Traduction française avec notes par A. Tremesaygues et B. Pacaud, Paris, PUF, 1993, coll. « Quadrige », p. 63. 4 Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience [1889], Paris, PUF, 2011, pp. 74-75.

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revivre les instants magiques du passé et de se transposer indéfiniment, grâce à l’imagination, entre les époques. Ainsi, le lecteur est obligé de faire des sauts temporels afin de suivre le fil des souvenirs du « je » qui raconte et qui évoque des épisodes marquants retenus par sa mémoire involontaire. La narration ne rapporte pas le déroulement chronologique des événements, mais elle devient une méthode pour aller à la reconquête d’un temps idyllique perdu. L’intérêt pour la problématique du temps se manifeste encore, même aux XXe et XXIe siècles, la richesse des théories démontrant la fécondité du domaine de recherche. Notons seulement que les approches convergent vers la définition du temps comme perception subjective, propre à chaque individu. À ce sujet, Hannah Arendt écrit : « l’expérience vécue de la durée d’une année change du tout au tout au cours d’une vie. […] Cette horloge inséparable des êtres humains qui naissent et meurent s’oppose au temps objectif selon lequel la longueur d’une année ne change pas. »1 Tout être humain possède sa propre mesure du temps qui détermine sa manière singulière de vivre sa vie. Ces considérations philosophiques sur le temps ont un retentissement considérable sur les productions littéraires. La preuve de cette influence est le fait que le roman classique joue déjà avec la chronologie et le roman moderne brouille constamment les repères temporels. En ce qui concerne l’œuvre narrative de Houellebecq, le temps objectif, mesurable grâce à l’enchaînement des jours, des saisons et des années, est doublé d’une approche subjective de la temporalité, vu que le récit accélère ou ralentit en fonction de l’impact qu’ont les événements sur les protagonistes. Rappelant la théorie bergsonienne et la durée psychologique de Proust, les romans houellebecquiens correspondent ainsi aux traits du récit poétique, tel qu’il est théorisé par Jean-Yves Tadié. Selon le spécialiste, la chronologie de ce genre hybride se compose de deux éléments antinomiques – l’attente et l’instant d’extase – dont l’entrecroisement fait avancer l’intrigue : « La description de l’attente produit le temps du récit. […] Le récit diffère l’événement, pour le charger de nouveau, de sens, de bonheur. […] Lorsque, au contraire, l’événement s’est produit, que l’instant d’extase a surgi, le discours du récit se consacre à ce contraire de l’attente, qui est le retentissement, à cet après, qui n’est pas fait d’autres événements, mais de la digestion de ce qui a eu lieu. »2. L’attente, ces moments où l’on a l’impression qu’il ne se passe rien, est faite de descriptions et d’observations qui préparent le surgissement de l’« instant fatal […], équivalent stylistique de l’orgasme »3. Cette 1

Hannah Arendt, La vie de l’esprit. Tome I. La pensée [1978], trad. L. Lotringer, Paris, PUF, 1996, coll. « Philosophie d’aujourd’hui », pp. 35-36. 2 Jean-Yves Tadié, Le récit poétique, o. c., pp. 107-108. 3 Ibid., p. 101.

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configuration de la temporalité houellebecquienne qui oppose accumulation de détails banals et intensité des épisodes racontés, nous l’analyserons en trois temps : d’abord, nous nous intéressons à la disposition du temps objectif dans les livres (données précises, ancrage historique) ; ensuite, nous observons les moments d’extase et tentons d’en établir une typologie (c’est le temps psychologique) ; enfin, nous proposons l’existence d’une troisième dimension du temps, celle qui correspond aux scénarios utopiques que Houellebecq imagine dans certains de ses livres (il s’agit des projections dans un avenir plus ou moins éloigné, similaires au synopsis de la littérature de science-fiction). Le temps chronologique : entre impassibilité et irréversibilité La configuration de la chronologie dans les romans de Houellebecq a une double portée : d’une part, elle délimite l’intrigue et offre des repères temporels, d’autre part elle souligne l’inadaptation des personnages. Le fait que la narration est constituée par un enchaînement d’instants d’extase et de « vides » événementiels qui préparent l’apparition des premiers montre la vacuité de l’existence des protagonistes. La discordance entre l’homme et le réel devient donc évidente au niveau du traitement de la temporalité. Les romans houellebecquiens contiennent peu de références à l’Histoire : sauf les renvois à la Seconde Guerre mondiale lors de la présentation des ancêtres des protagonistes dans Les particules élémentaires, les livres omettent les faits historiques et inscrivent l’action dans un présent vaguement daté. Cette disposition de la chronologie rappelle l’analyse de Jean-Yves Tadié qui explique : « Le roman traditionnel s’ancre doublement dans le temps : par son calendrier interne (dates, notions d’intervalles, âge des héros), et par référence à des événements historiques. […] Un grand nombre de récits poétiques abolit toute référence à l’Histoire. Non seulement ils ne contiennent pas d’événements historiques, mais encore ils ne proposent aucune date. »1 Outre l’ancrage historique faible, chez Houellebecq il y a une certaine indifférence à l’inscription temporelle des faits. La majorité des romans ne mentionnent pas l’année (ou les années) où se déroule l’action, au lecteur de faire des hypothèses (il s’agit d’habitude de l’actualité, donc des années qui précèdent ou succèdent la publication des romans). En revanche, il y a un calendrier interne des œuvres qui inscrivent les récits dans le réel par des mentions de dates, de jours, de moments de la journée ou de saisons ; encore, on connaît toujours l’âge des protagonistes, à différents moments de leur vie. 1

Jean-Yves Tadié, Le récit poétique, o. c., p. 90.

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Parmi les périodes qui reviennent de manière insistante dans les romans de Houellebecq, il faut remarquer que tous les livres évoquent les fêtes de fin d’année et le désespoir que ressentent les protagonistes à cette occasion. Couramment associés au temps passé avec la famille ou avec les amis, Noël et le Jour de l’An représentent les moments où les héros prennent violemment conscience de leur solitude. La nuit du 24 décembre, le narrateur d’Extension du domaine de la lutte sort en boîte avec Tisserand, sans réel enthousiasme ; le 31 décembre, Bruno des Particules élémentaires prend part à une fête organisée à la clinique, il danse avec une infirmière, regarde des jeux télévisés avec les autres malades, tandis que son frère, Michel, passe la soirée seul chez lui, accablé de souvenirs ; le matin du 23 décembre, Michel de Plateforme se présente au guichet « Nouvelles Frontières » de l’aéroport de Roissy pour acheter son séjour en Thaïlande et prépare aussitôt son départ ; dans La possibilité d’une île, Daniel apprend la mort d’Isabelle le jour de Noël ; Jed Martin appelle Frédéric Beigbeder le jour de Noël pour lui demander un service et est appelé « génie égocentrique, limite autiste » (CT, p. 125). François de Soumission traverse « sans désespoir excessif la période des fêtes », mais il est accablé par une crise de larmes le 19 janvier (SOU, p. 208) ; dans Sérotonine, Florent passe Noël seul à l’hôtel Mercure, mais envisage de se recueillir dans un monastère ou de faire un voyage en Asie, vu que, comme le précise son généraliste, « il faut se méfier de la période des fêtes, pour les dépressifs souvent c’est fatal » (SÉ, p. 155). Le fait que l’auteur décide d’inclure ce moment précis de l’année dans le récit de vie de chaque protagoniste et qu’il présente Noël et le Jour de l’an comme des jours hostiles fait réfléchir au malheur de l’homme contemporain. Solitaire, il habite un temps inconsistant, jalonné par des événements commerciaux qui agitent les masses, mais qui n’ont rien en commun avec les destins individuels. Rappelons ici la remarque que le narrateur des Particules élémentaires fait à propos du chercheur : « De son côté Michel vivait dans un monde précis, historiquement faible, mais cependant rythmé par certaines cérémonies commerciales – le tournoi de Roland-Garros, Noël, le 31 décembre, le rendez-vous bisannuel des catalogues 3 Suisses. » (PE, p. 122). La superficialité des occasions qui ponctuent la vie de l’individu et qui ne relèvent pas de son histoire personnelle signale le lien stérile l’unissant au monde et à autrui. Si apparemment le temps passe sans que les textes ne marquent rigoureusement son écoulement, les personnages sont très conscients de son caractère irréversible et réfléchissent constamment aux traces qu’il laisse sur le physique et le psychique humain. Pour les protagonistes houellebecquiens, la vraie vie est celle menée dans l’adolescence et la jeunesse ; une fois franchi le seuil de l’âge adulte, l’être n’a plus rien à célébrer vu qu’il se transforme progressivement en un homme esclave, soumis aux responsabilités administratives et à celles qu’exige l’éducation des enfants. Comme si cela ne suffisait pas, son corps suit à son tour une pente 79

descendante où maladie, laideur, dégradation, calvitie, surpoids, déclin du désir sexuel composent le profil d’un homme déchu. Ainsi, il n’est pas insolite de découvrir dans les romans de Houellebecq des héros submergés par la crise de la quarantaine et prêts à quitter le monde dès que possible, bien qu’assez jeunes. Sur cette question, Daniel tient un discours démonstratif : « La jeunesse était le temps du bonheur, sa saison unique ; menant une vie oisive et dénuée de soucis, partiellement occupée par des études peu absorbantes, les jeunes pouvaient se consacrer sans limites à la libre exultation de leurs corps. [...] Plus tard, ayant fondé une famille, étant entrés dans le monde des adultes, ils connaîtraient les tracas, le labeur, les responsabilités, les difficultés de l’existence ; ils devraient payer des impôts, s’assujettir à des formalités administratives sans cesser d’assister, impuissants et honteux, à la dégradation irrémédiable, lente d’abord, puis de plus en plus rapide, de leur corps. » (PÎ, pp. 363-364). L’intérêt pour le corps est évident chez Houellebecq, car c’est à partir de son fonctionnement et de son apparence que se décide la possibilité du bonheur des personnages. Si la jeunesse équivaut à une période privilégiée où l’homme peut goûter pleinement à la vie, grâce à sa vitalité et à son charme inhérent, le vieillissement représente la condamnation de l’individu aux privations multiples ; il lui manque dorénavant la vigueur et la séduction, l’accès aux plaisirs corporels et à l’attention du sexe opposé lui est désormais interdit. Cette préoccupation accentuée pour le temps irréversible s’affirme dans le contexte de l’extension du marché de séduction dont les personnages houellebecquiens sont toujours les victimes. Souvent ignorés même pendant l’adolescence ou la jeunesse à cause de leurs traits physiques, ils ressentent avec beaucoup plus d’intensité les conséquences du passage du temps sur leur capacité de plaire aux autres. Au sujet de la terreur des apparences, Matilde Anxo écrit : « Il y a chez Houellebecq une obsession de distinguer les personnages à partir de leurs traits physiques. […] Ainsi les narrateurs ne se contentent pas seulement de dresser le portrait des personnages mais y adjoignent des considérations d’ordre normatif : ils jugent ses personnages en fonction de leur beauté ou de leur laideur. »1 Constamment soumis à un jugement esthétique, les personnages de Houellebecq sont mus par le désir de rester jeunes ; ils savent que l’âge constitue un avantage concurrentiel qui les placerait parmi les gagnants du marché de séduction.

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Matilde Anxo, « La révolution sexuelle ou la terreur des apparences » in Sabine Van Wesemael et Bruno Viard (sous la direction de), L’unité de l’œuvre de Michel Houellebecq, Paris, Éditions Classiques Garnier, 2013, coll. « Rencontres, 68 », pp. 192-193.

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Le temps psychologique : instants de bonheur extatique Le temps des horloges est cruel et n’épargne personne, il suit son cours et laisse des traces, sans que l’homme puisse modifier ou jamais arrêter son cours. Si les personnages houellebecquiens se retrouvent seuls à des occasions normalement très sociales (comme les fêtes de fin d’année, les vacances) et sont écrasés par le pouvoir destructeur du temps (ils perçoivent intensément l’involution physique qui vient avec l’écoulement des années), il ne leur reste qu’à chercher le bonheur dans l’instant. Au temps chronologique impitoyable, les personnages opposent l’ampleur du moment heureux, bref mais déchaîné, leur assurant la joie. Avant de voir quels sont ces instants « hors du temps » dont les protagonistes font l’expérience, il faut dire qu’ils sont préparés par des laps de temps assez médiocres du point de vue événementiel, signalés par la technique de l’ellipse temporelle. Des syntagmes tels que « une semaine plus tard » (E, p. 134), « les trois semaines qui suivirent » (PE, p. 22), « six mois plus tard » (P, p. 139), « après quinze années » (CT, p. 410), « quelques mois passèrent encore » (SOU, p. 208) marquent des sauts temporels importants et un ralentissement de l’intrigue. Ces périodes sont omises parce qu’il n’arrive rien de notable au protagoniste, déjà quasiment immobile, marionnette plutôt que maître de son destin. Comme nous l’avons dit, ces phases muettes encadrent le surgissement des moments d’extase qui assurent le bonheur des protagonistes : il ne s’agit pas nécessairement d’épisodes marquants de leur vie personnelle ou professionnelle, mais plutôt d’une révélation, d’une prise de conscience, d’une expérience métaphysique. Ainsi, les narrateurs sacrifient le temps chronologique impersonnel et empressé et donnent libre cours à la perception subjective de la chronologie. Des années peuvent être négligées et oubliées au profit de la description détaillée d’un instant magique. Le bonheur, ce Graal que recherchent tous les personnages houellebecquiens, ils le retrouvent soit dans des moments de solitude parfaite, soit grâce à l’amour. D’abord, l’isolement volontaire permet aux individus de se détacher du réel et de se percevoir comme étrangers ou chimériques. Leur présence physique au monde se dissout graduellement lors des expériences profondément spirituelles comme celle décrite dans Les particules élémentaires : « Les rares moments de bonheur de ses années de lycée Bruno les avait passés ainsi, assis sur une marche entre deux étages, peu après la reprise des cours. […] Aujourd’hui, naturellement, les circonstances étaient différentes : il avait choisi de venir ici, de participer à la vie du centre de vacances. À tous les étages des êtres humains progressaient ou essayaient de progresser dans leur intégration sociale, sexuelle, professionnelle ou cosmique. […] il n’était plus nulle part ; lentement et par degrés son esprit montait vers le royaume du non-être, la pure extase de la non-présence au monde. Pour la première fois depuis l’âge 81

de treize ans, Bruno se sentit presque heureux. » (PE, pp. 130-131). Ces épisodes démontrent que, chez Houellebecq, le bonheur de l’individu ne dépend pas de ses rapports avec les autres (d’ailleurs assez difficiles à gérer, comme nous le verrons dans le sous-chapitre qui suit), mais il est envisageable seulement à distance du monde. Lycéen, Bruno retarde indéfiniment la rencontre avec les collègues ou les professeurs et se retire sur les marches séparant les étages de l’école ; adulte, le même Bruno ignore les ateliers de développement personnel (pour lesquels il a opté en préalable et volontairement) et passe sa matinée seul, sur une marche du centre de vacances. Dans les deux cas, c’est grâce à l’isolement que le personnage se sent heureux : l’état de rêverie qu’il expérimente, les yeux mi-clos ou grands ouverts, coïncide avec une rupture entre le corps et l’esprit. Une fois abandonné le contact physique avec le monde, le moi intime est libéré, son ascension vers « le royaume du non-être » lui apporte le bonheur ; paradoxalement, le personnage est heureux aussitôt que sa présence au monde devient absence. Notons que ce désir de dissolution, de disparition se manifeste dans tous les livres de Houellebecq, d’autant plus que les personnages ne voient d’autre issue au conflit avec le monde que l’évasion. Un deuxième moment privilégié qui assure la joie de l’être humain et qui est perçu comme une parenthèse dans le temps chronologique est la rencontre avec la femme aimée. Cette unique expérience sensorielle, mondaine apporte la consolation et le bonheur du personnage par la promesse de l’amour. En passant par le plaisir sexuel, donc par des instants d’intimité physique très intenses, la relation amoureuse comble un manque chez Houellebecq : il s’agit du besoin d’affection que ressentent les protagonistes privés de l’amour maternel. Dans La possibilité d’une île, Daniel confesse : « En sa compagnie, j’ai vécu des moments de bonheur intense. [...] C’était à l’intérieur d’elle, ou un peu à côté ; c’était quand j’étais à l’intérieur d’elle, ou un peu avant, ou un peu après. Le temps, à ce stade, restait encore présent ; il y avait de longs moments où plus rien ne bougeait, et puis tout retombait dans un “et puis”. Plus tard, quelques semaines après notre rencontre, ces moments heureux ont fusionné, se sont rejoints ; et ma vie entière, dans sa présence, sous son regard, est devenue bonheur. » (PÎ, p. 161). Comme l’affirme le personnage, le bonheur ne se réalise qu’en couple pendant l’acte sexuel ou dans les moments qui le précèdent ou le suivent. L’essentiel est d’être à côté ou à l’intérieur de l’aimée. Il est évident que cette intériorité de la femme que recherche le personnage n’est pas seulement celle de la sexualité, mais aussi celle de la grossesse, l’homme voudrait regagner l’univers protecteur du ventre maternel. Pour ce qui est de la perception du temps lors de l’abandon dans la passion, il faut remarquer que le personnage fait une distinction nette entre les instants merveilleux passés avec Esther « où plus rien ne bougeait » et cet « et puis » compris comme désintérêt envers tout ce qui n’est pas instant privilégié. Le bonheur est envisageable uniquement par la victoire sur le temps des horloges : 82

Daniel est heureux lorsque les moments d’extase fusionnent en un enchaînement ininterrompu, quand il n’y a plus de séparation entre lui et la femme aimée. Cette configuration de la temporalité rappelle la théorie de Jean-Yves Tadié sur les récits poétiques. Dans son ouvrage que nous avons déjà beaucoup cité, il précise : « Moments heureux et moments malheureux s’opposent comme lieux bénéfiques et maléfiques ; de même qu’il y a des lieux privilégiés, il y a des instants privilégiés. »1 Le temps passé avec l’être aimé est exceptionnel parce qu’il facilite l’éclosion de l’amour, ce « rêve à deux […] qui permet de transformer notre existence terrestre en un moment supportable » (SÉ, p. 165), selon Florent Labrouste. Le temps des projections utopiques : à la recherche d’un monde meilleur Beaucoup de chercheurs ont identifié chez Houellebecq une tendance à inclure dans la prose des scénarios se déroulant dans l’avenir. « Auteur de hard science, qui essaie de développer des fictions crédibles à partir des données scientifiques »2 pour les uns, représentant de la littérature d’anticipation pour les autres3, Houellebecq est aussi un écrivain qui publie des « pastiches de romans de science-fiction »4 dans le cadre desquels on pourrait parler de « “stéréochromie”, au sens d’une double temporalité »5. Tous ces syntagmes et classifications, nous n’allons pas les questionner, ils ont été déjà très bien expliqués dans les articles que nous venons de citer et cette approche des textes houellebecquiens ne constitue pas d’ailleurs l’objectif de ce sous-chapitre. En revanche, nous nous proposons d’observer cette troisième dimension de la temporalité dans les romans de Houellebecq et d’analyser les enjeux de son écriture prospective. Bien sûr, il faut dire dès le début que tous les livres ne contiennent pas ce genre de projections dans l’avenir, mais qu’elles sont présentes principalement dans Les particules élémentaires, La possibilité d’une île et Soumission. Pour des raisons qui tiennent à la cohérence de notre recherche, nous n’allons traiter que 1

Jean-Yves Tadié, Le récit poétique, o. c., p. 83. Sabine van Wesemael, Michel Houellebecq - Le plaisir du texte, Paris, L’Harmattan, 2005, coll. « Approches littéraires », p. 19. 3 Voir Antoine Jurga, « Michel Houellebecq, auteur classique ? » in Antoine Jurga et Sabine van Wesemael (sous la direction de), Lectures croisées de l’œuvre de Michel Houellebecq, Paris, Éditions Classiques Garnier, 2017, coll. « Rencontres, 174 », p. 28. 4 Sandrine Rabosseau, « Michel Houellebecq, un romancier “néo-naturaliste” » in Gavin Bowd (études réunies par), Le monde de Houellebecq, o. c., p. 113. 5 Thierry Saint Arnoult, « Esquisses d’une topologie des transgressions spatio-temporelles dans quelques romans contemporains » in Études romanes de Brno, vol. 31, 2010, pp. 151154, consulté à l’adresse : https://digilib.phil.muni.cz/handle/11222.digilib/114870, le 29 juillet 2020. 2

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brièvement du récit d’anticipation décelable dans Soumission. Par rapport aux deux autres romans où le décalage temporel est plus grand et le caractère science-fictionnel plus évident, ce livre projette son action dans un futur très proche et ne déstabilise pas trop le lecteur par les réalités décrites (il les reconnaît, car elles ressemblent au monde dans lequel il vit). Pourtant, étant donné que Soumission a été publié en 2015 et qu’il parle de l’élection présidentielle de 2017, il sème une certaine ambiguïté pendant la lecture et dénote parfois un fort caractère subversif. Dans les trois romans mentionnés précédemment, Houellebecq fait parler ses personnages depuis le futur et démontre sa maîtrise des codes sciencefictionnels et utopiques. Sans trop nous attarder sur la question, car d’autres l’ont déjà fait et nous saluons ici les recherches qui composent le numéro spécial de la revue ReS Futurae1, il est important de retenir quelques aspects sur les mondes utopiques que représente Houellebecq. L’intrigue des Particules élémentaires se déroule majoritairement entre 1998-1999 et suit le devenir des deux frères, Michel et Bruno, remontant parfois tôt dans leur enfance et adolescence. Pourtant, le début du livre et surtout la fin contiennent des allusions et même des données précises qui situent l’action dans le futur : d’une part, il s’agit de l’époque comprise entre 2000 et 2009 qui correspond à la période que Michel passe en Irlande où il développe ses théories sur l’immortalité, d’autre part il est question de l’étape consécutive à la publication de ces travaux qui s’étend entre 2009 et 2079. Ce laps de soixante-dix ans couvre la transmission des idées de Djerzinski grâce au jeune chercheur Frédéric Hubczejak et le travail sur la création de la nouvelle espèce. La voix du Prologue et de l’Épilogue qui parle à la première personne du pluriel appartient à l’un des représentants de la nouvelle humanité et transmet son message depuis un monde éloigné qui marque la fin de l’ancien règne. Le ton avec lequel le narrateur annonce que les humains sont presque intégralement remplacés est optimiste, il n’y a point de méfiance envers cette troisième mutation métaphysique qui « ne sera pas mentale, mais génétique » (PE, p. 314). Avec La possibilité d’une île, Houellebecq propose un livre construit en totalité par l’alternance de deux cadres temporels différents : chaque chapitre signé par Daniel1 et inscrit dans le présent des années 2000 et suivi d’un 1 Res Futurae, revue francophone sur la science-fiction, consacre un numéro à Michel Houellebecq. Intitulé « Les utopies de Michel Houellebecq », le dossier dirigé par Marc Atallah comprend des articles très divers qui se proposent d’apporter de nouvelles pistes de recherche sur l’œuvre de l’auteur. Signés par Agathe Novak-Lechevalier, Alice Bottarelli, Colin Pahlisch, Françoise Campbell, Hua Hu ou Simon Bréan, les textes démontrent le caractère utopique et science-fictionnel des romans houellebecquiens et prouvent, une fois encore, l’hybridation générique que l’auteur manie avec justesse. « Les utopies de Michel Houellebecq » in ReS Futurae (Revue d’études sur la science-fiction), no 8, 2016, disponible à l’adresse : https://doi.org/10.4000/resf.692.

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commentaire appartenant à deux de ses clones, Daniel24 et Daniel25, qui vivent dans un futur non-daté. Représentants des néo-humains, ces derniers habitent seuls, dans une résidence entourée de barrières de protection, ayant pour unique mission de commenter le récit de vie de leur prédécesseur et d’entretenir des contacts minimaux avec d’autres clones, généralement de sexe féminin (Marie22, Marie23, Esther31), sur un réseau électronique interne. Aussitôt que la vie d’un clone cesse, la Cité centrale façonne son remplaçant censé prendre sa place entre les murs de Proyecciones XXI, 13. Si la nouvelle espèce des Particules élémentaires est accueillie avec enthousiasme, la génération des néo-humains de La possibilité d’une île est plutôt considérée comme un échec, vu qu’elle ne représente qu’une étape intermédiaire dans le processus évolutif couronné par l’avènement des Futurs. Aussi est-il juste de se demander quel est le rôle de l’appel à la science-fiction dans les romans houellebecquiens ou bien comment la mise en place de l’utopie offre une solution aux maux qui pèsent sur le monde contemporain. Dans le cadre de ce travail, nous adopterons pour le terme d’« utopie » la définition générale et inclusive que lui donne Lyman Tower Sargent, c’est-à-dire « société imaginaire décrite de manière détaillée et généralement située dans un espace et un temps définis »1 sans la confondre avec l’« eutopie » ou l’« utopie positive » qui expose au lecteur un monde « considérablement meilleur que la société dans laquelle il vit »2. Pareillement, nous distinguons les diverses formes qu’a développées le genre utopique et nous comprenons la « dystopie » comme une projection sociale pire que le réel et l’« anti-utopie » comme « une critique de l’utopisme ou d’une utopie particulière »3. Revenant à l’interrogation qui ouvre ce paragraphe, notre hypothèse est que Houellebecq intercale ses récits réalistes avec des récits d’anticipation afin d’offrir à ses personnages et à ses lecteurs la perspective d’un avenir plus serein, étant donné que la promesse de l’immortalité instaure un nouveau positionnement par rapport au temps. Nous croyons avec Alice Bottarelli et Colin Pahlisch que : « Dans un tel contexte, la réalité de la vieillesse, l’angoisse induite par la dégradation des corps comme signe annonciateur de la mort, l’appréhension par l’individu de ses limitations et de son déclin, représentent autant d’éléments étrangers au mode de vie des néo-humains. Les conditions qui président au système de l’utopie les placent dans un état proche de l’ataraxie. »4 En général, un monde où la pression du temps ne se manifeste pas est aussi un monde heureux, car l’homme est dorénavant exempt de tout ce qui 1

Lyman Tower Sargent, « Pour une défense de l’utopie » in Diogène, no 209, 2005, p. 15. Ibid. 3 Ibid. 4 Alice Bottarelli et Colin Pahlisch, « Une île impossible : l’utopie néo-humaine comme diagnostic du lien social contemporain chez Michel Houellebecq » in ReS Futurae (Revue d’études sur la science-fiction), o. c., p. 8. 2

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le faisait jadis souffrir. Pourtant, on ne saurait pas dire si les scénarios proposés par l’auteur représentent vraiment une solution à la dissolution morale de l’homme contemporain. Si le projet esquissé dans Les particules élémentaires ressemble à une victoire, la mise en scène de La possibilité d’une île démontre que la vie des clones est loin de constituer un idéal. Claustrés et soumis aux mêmes actions vaines, il leur manque le sens de la vie et se trouvent dans un état de perpétuelle attente : « les joies de l’être humain nous restent inconnaissables, ses malheurs à l’inverse ne peuvent nous découdre. Nos nuits ne vibrent plus de terreur ni d’extase ; nous vivons cependant, nous traversons la vie, sans joie et sans mystère, le temps nous paraît bref. » (PÎ, p. 13). Afin de conclure ce sous-chapitre, reprenons brièvement notre démonstration. Depuis l’Antiquité, les philosophes ont essayé de définir le temps et en ont proposé diverses interprétations : si, d’une part, il y a le temps des horloges (perceptible lors de l’écoulement des jours et grâce au fonctionnement d’un calendrier universel), de l’autre, on parle d’un temps de la conscience (compris comme traitement personnel de la chronologie, propre à chaque individu). Cette dichotomie transgresse le champ des interrogations philosophiques et se manifeste aussi dans les œuvres de fiction, y compris dans les romans de Houellebecq que nous soumettons à l’analyse. Construits sous forme d’alternance entre des moments heureux et malheureux, séparés par des attentes ou des commentaires sur ce qui vient d’arriver aux personnages, les livres s’inscrivent dans le genre hybride de récit poétique. Trois pistes ont été suivies pour rendre compte de la configuration de la temporalité. D’abord, les romans de Houellebecq sont inscrits dans un perpétuel présent, avec des renvois infimes à l’Histoire et se montrent plutôt indifférents à l’inscription chronologique des événements. Pourtant, le fait que tous les récits évoquent les fêtes de fin d’année qui surprennent les héros submergés par la solitude ancre l’intrigue dans une chronologie oppressante, faisant des victimes à cause de son immuabilité. Ensuite, les passages indiquant l’écoulement définitif du temps ainsi que les ellipses temporelles (permettant d’ignorer des périodes où les événements sont réduits) fusionnent avec des instants magiques où la chronologie semble suspendue. Ces moments d’extase sont ceux qui assurent le bonheur des protagonistes : ils sont heureux soit lors des rêveries solitaires, à distance du monde, soit grâce à l’amour qui passe toujours chez Houellebecq par la disponibilité sexuelle. L’impression d’éternité se crée uniquement lorsque les instants heureux se dilatent et composent la vie des protagonistes dans son intégralité. Enfin, il y a un troisième espace temporel dans les romans houellebecquiens qui correspond aux codes des récits science-fictionnels. L’écriture prospective de l’auteur propose des scénarios utopiques, se déroulant dans les années 2000 et un siècle plus tard et fait parler des clones ayant remplacé les humains. Si l’être a vaincu le temps et a gagné 86

l’immortalité, cela ne veut pas dire qu’il soit heureux. Cette utopie supposant une existence sans contact physique ne satisfait pas la nouvelle espèce dont les membres essaient parfois de transgresser le système élohimite. Gardant un lien très étroit avec la coordonnée spatiale, la question du temps est incontournable dans l’analyse des sources de la souffrance houellebecquienne. Les protagonistes sont des dépressifs qui pensent souvent au suicide, mais le vieillissement (qui annonce en définitive le décès) les dégoûte. Ils voudraient vaincre le temps par la mort et non pas vieillir et connaître les difficultés d’un organisme déchu. Ils s’imaginent une disparition presque héroïque, ils veulent être les maîtres de leur propre vie. Ils sont entraînés dans le jeu du capitalisme (qui prône un culte du corps) tout en le condamnant. Les héros de Houellebecq sont seuls, ils rêvent d’amour et de bonté, ils font presque machinalement les mêmes gestes de survie et imaginent des projections salvatrices pour l’avenir. La relation avec l’être Le personnage houellebecquien est un inadapté qui ne réussit pas à se conformer à l’espace et au temps qu’il habite et qui, en plus, a des difficultés relationnelles avec autrui. Depuis quelques décennies, la société se métamorphose sans cesse : dans ce monde, le héros ne trouve plus sa direction, c’est un homme à identité indéterminée, il cherche des points d’ancrage pour se redécouvrir. Si l’œuvre de Lipovetsky présente l’individu hypermoderne en tant que « Narcisse, […] individu cool, flexible, jouisseur et libertaire tout à la fois »1, cette définition ne se voit pas confirmer par les romans de Houellebecq ; tout au contraire, les protagonistes ne se mirent jamais pour tomber amoureux d’eux-mêmes, mais plutôt pour reconnaître leur malheur et leur incapacité à s’habituer à la configuration de la société. D’ailleurs, dans son livre, Les tiroirs de Michel Houellebecq, Bruno Viard parle du drame des personnages houellebecquiens : « Loin d’être des exemples, les personnages houellebecquiens sont à prendre comme des contre-exemples absolus. Ce sont de grands brûlés de la modernité offerts à notre répulsion, mais plus encore à notre pitié et, plus encore, à notre méditation. »2 Figures sinon blâmables, du moins pitoyables, ces personnages sont des victimes de leur époque qui cherchent à résister ; ils sont la projection de tout un chacun, le symbole des citoyens censés vivre dans une société caractérisée par le dépérissement des normes traditionnelles et la promotion de l’hédonisme individuel. 1

Sébastien Charles, « L’individualisme paradoxal. Introduction à l’œuvre de Gilles Lipovetsky », in Gilles Lipovetsky, Sébastien Charles, Les temps hypermodernes, o. c., p. 32. 2 Bruno Viard, Les tiroirs de Michel Houellebecq, o. c., p. 26.

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Les êtres avec qui les protagonistes houellebecquiens entrent en contact soulignent leur incapacité à établir et à maintenir des relations. D’abord, comme nous l’avons déjà vu dans le chapitre sur la filiation, les personnages ont des rapports compliqués avec leur famille : négligés par leurs parents qu’ils détestent, les adultes ne désirent pas la paternité ou bien ignorent leurs enfants. Ensuite, ils ont des liens superficiels avec les collègues de bureau, ils ont peu ou pas d’amis et désirent connaître l’amour. Même lorsqu’ils semblent avoir rencontré l’âme sœur ou un ami très proche, ces relations ne résistent pas à la pression du temps, de la société, des exigences professionnelles et les protagonistes sont ramenés à leur solitude initiale. Les sans-amis de Houellebecq Tous les protagonistes de Houellebecq admettent leur aliénation sociale avec beaucoup de sérénité et n’essaient même pas d’avancer de justification pour leur retrait. S’ils constatent leur manque d’amis, ce n’est pas pour se plaindre ou pour blâmer le monde, c’est seulement pour rendre compte d’un état de choses, de l’évolution des relations en Occident, de la platitude de l’existence. Pendant l’adolescence ou à l’âge adulte, les personnages sont intégrés dans des structures sociales diverses liées à leurs études ou à leur travail mais, introvertis, ils n’arrivent pas à se connecter aux autres. Leurs aveux apparaissent en boucle du premier au dernier roman et semblent toujours être prononcés par le même individu : « Généralement, le week-end, je ne vois personne. Je reste chez moi, je fais un peu de rangement. » (E, p. 31) ; « Il devenait de plus en plus évident que Bruno allait mal, qu’il n’avait pas d’amis, qu’il était terrorisé par les filles, que son adolescence en général était un échec lamentable. » (PE, p. 61) ; « J’étais courtois, correct, apprécié par mes supérieurs et mes collègues ; de tempérament peu chaleureux, j’avais cependant échoué à me faire de véritables amis. » (P, p. 30) ; « je ne pouvais pas dire que je m’étais fait tellement d’amis, au cours de ces années de succès ; j’en avais, par contre, perdu pas mal. » (PÎ, p. 63) ; « il n’avait pas d’ami proche, et ne recherchait pas l’amitié d’autrui » (CT, p. 47) ; « Je n’avais pas d’amis, c’est certain, mais en avais-je jamais eu ? Et à quoi bon, si l’on voulait bien y réfléchir, des amis ? » (SOU, p. 183) ; « j’en étais là, homme occidental dans le milieu de son âge, à l’abri du besoin pour quelques années, sans proches ni amis, dénué de projets personnels comme d’intérêts véritables » (SÉ, p. 87)1.

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Nous avons expressément mis en italique quelques structures ou phrases des romans houellebecquiens que nous citons pour des raisons d’emphase et de visibilité. Cette stratégie rédactionnelle que nous proposons sera valable dans d’autres cas aussi.

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Le profil qui se dégage de ces témoignages est celui d’un individu isolé, conscient de son exil social et qui adhère volontairement à ce style de vie. Il y a peu d’occasions où les personnages désirent vaincre l’isolement et le font soit par des services payés, soit par le côtoiement des collègues de travail ou des anciens amis presque oubliés. Le narrateur d’Extension du domaine de la lutte, par exemple, est privé d’amitiés étroites et durables (il n’est question dans le roman que d’un ancien ami prêtre et de quelques liens noués au travail) et sa vie se réduit à son activité professionnelle. Introverti et retiré, la solitude du personnage atteint son comble lors de la fête de Noël et du jour de l’An : « Il fallait que je fasse quelque chose pour le 31. […] Dans la soirée je téléphone à SOS Amitié, mais c’est occupé, comme toujours en période de fêtes » (E, p. 128). Service assurant une permanence téléphonique pour écouter et aider les personnes en détresse psychologique, SOS Amitié représente pour le protagoniste une solution possible pour échapper à son esseulement. Cet épisode annonce la maladie psychique du narrateur – il demande l’aide professionnelle d’une organisation pour trouver le sens de la vie et pour ne pas succomber au suicide. Le personnage le plus ouvertement misanthrope est bien sûr Michel Houellebecq de La carte et le territoire. Projection de l’auteur dans ce livre qui acquiert une dimension autobiographique, le romancier est présenté en évolution par le protagoniste : changer de logement signifie chez Houellebecq changer d’humeur. Lors des deux premières visites de Jed, Houellebecq personnage habite en Irlande : c’est un révolté exilé qui ne se soucie pas de l’aspect de sa maison et de son propre aspect non plus, il boit beaucoup et dort dans la pièce principale parce qu’il est convaincu que Jed est le seul à entrer dans son habitation. Mais, plus tard, on constate le désir de l’écrivain de s’accommoder au monde – après son installation dans le Loiret, il est devenu plus pragmatique, plus ouvert, plus heureux. Le lit d’enfant où dort le personnage rappelle celui de Proust où le narrateur attend rituellement la présence affectueuse de la mère – n’ayant pas connu ce genre d’amour inconditionnel (la mère quitte très tôt le foyer), Houellebecq personnage a la nostalgie du séjour in utero, lieu chaleureux qui protège, symbole de l’appartenance à une filiation. La solitude du personnage est aussi suggérée par la rémunération qu’il privilégie : à la place des dix mille euros offerts par l’artiste pour le catalogue de l’exposition, le romancier préfère un tableau : « Un tableau…, dit pensivement Houellebecq. En tout cas, j’ai des murs pour l’accrocher. C’est la seule chose que j’aie vraiment, dans ma vie : des murs » (CT, p. 146). La métaphore du mur est récurrente dans les romans de Houellebecq. À part La carte et le territoire, il serait intéressant de rappeler le projet qu’a Florent Labrouste de Sérotonine vers la fin de sa vie. Il se propose de réaliser un mur Facebook physique et privé en collant sur deux murs de son studio des photos prises tout au long de sa vie. De cette manière, il remémore les événements, les lieux ou les personnes rencontrées auparavant, sans pourtant 89

rendre public son travail. Sa claustration est totale, il passe ses derniers jours dans l’intimité de son logement à contempler cet espace d’exposition qui retrace sa biographie. L’intention du personnage de se créer un vrai mur Facebook rappelle une affirmation de Gilles Lipovetsky sur la faiblesse des relations humaines : « Indéniablement, nous sommes témoins de la montée d’une sociabilité dominée par des liens de faible intensité et intimité »1. Toutefois, le sociologue l’explique, il ne faut pas voir dans les réseaux sociaux le déclin des relations interpersonnelles ; au contraire, ce que font ces moyens de communication, c’est ouvrir la voie à de nouvelles formes de sociabilité qui ne se limitent pas aux rapports de face à face et qui permettent des degrés d’implication au choix. Le mur Facebook de Florent est le symbole de sa difficulté d’investissement dans les relations sociales et de sa position à l’extérieur du monde. Comme nous l’avons dit à maintes reprises, les protagonistes mâles ne voient pas de gens, sauf les quelques collègues avec qui ils sont censés travailler. Pourtant, il y a dans les romans deux amitiés qui s’imposent comme des tentatives des personnages de suivre les codes de la société : il s’agit des tandems Jed Martin – Michel Houellebecq et Florent Labrouste – Aymeric d’Harcourt-Olonde. D’abord, Jed éprouve à un moment donné un sentiment étrange qu’il a du mal à définir – il ressent une sorte de tendresse pour Michel Houellebecq personnage : « Était-il en train d’être gagné par un sentiment d’amitié pour Houellebecq ? Le mot aurait été exagéré, et Jed ne pensait de toute façon pas être en mesure d’éprouver un sentiment de cet ordre : il avait traversé l’adolescence, la première jeunesse sans être la proie d’amitiés bien vives, alors que ces périodes de la vie sont considérées comme particulièrement propices à leur éclosion ; il était peu vraisemblable que l’amitié lui vienne maintenant, sur le tard. » (CT, p. 191). Cette relation entre Jed et Houellebecq personnage évolue lentement, elle se construit seulement de trois rencontres, mais semble gagner une réelle importance pour les deux : Jed offre à l’écrivain un portrait vraiment onéreux, Houellebecq personnage rédige un catalogue pour l’exposition du peintre, enfin, Jed s’intéresse beaucoup aux conditions de la mort du romancier (assassiné et tranché par un collectionneur désirant posséder le tableau fait par le peintre). Leur conduite est celle de deux individus pour lesquels la fidélité, le sérieux et le respect sont les conditions essentielles d’une amitié sincère et durable. L’autre tandem reprend le même modèle relationnel : Aymeric est le seul ami de jeunesse de Florent qu’il a rencontré pendant les trois années d’études à l’Agro et qu’il revoit seulement deux fois une dizaine, puis une vingtaine d’années plus tard. Tout comme Houellebecq personnage, 1

Gilles Lipovetsky, Plaire et toucher. Essai sur la société de séduction, Paris, Éditions Gallimard, 2017, p. 380.

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Aymeric est changé lors des deux visites de Florent : si, dans le cas du premier, il s’agit d’une évolution, le second est surpris en involution, due à des questions d’ordre professionnel. La mondialisation du marché agricole et son désir de maintenir un élevage correct l’obligent à travailler énormément, il néglige sa famille qui finit par le quitter, il accumule des frustrations et organise une manifestation pour attirer l’attention des autorités sur le mécontentement des agriculteurs français. C’est lors de cette révolte qu’il se suicide et que Florent regarde impuissant la scène, il est seulement un témoin. Après cet épisode malheureux et vu ses autres déceptions amoureuses, Florent ne peut que conclure : « J’étais donc maintenant sur la terre, comme l’écrit Rousseau, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société que moi-même. » (SÉ, p. 278). Le fait que Houellebecq décide de mettre fin aux seules amitiés des romans en donnant la mort aux personnages souligne de nouveau l’éphémère, la fragilité de la vie humaine et la difficulté de faire partie d’un monde impitoyable. Le rythme imposé par la société actuelle ne facilite pas l’accumulation d’expériences authentiques, connectées à l’identité personnelle de chacun, mais plutôt des pratiques communes, adaptées à la masse. C’est pourquoi nous sommes étrangers aux espaces, aux temps, aux actions et même aux personnes de notre quotidien avec qui il est très improbable d’établir une relation réelle et durable. Les protagonistes des romans houellebecquiens ne font pas exception à la règle : ce sont des êtres courtois et aimables, mais solitaires et marginaux. Leurs contacts se réduisent souvent au monde professionnel et leurs amitiés (si amitié il y a) finissent brusquement juste au moment où on croyait les voir débuter. Employés de bureau. Professionnels impassibles Avec son premier roman paru en 1994, Houellebecq signale sa préoccupation pour le corps social en crise, victime de la lutte des classes et des rapports professionnels hypocrites. L’auteur condamne le capitalisme et l’industrialisation massive, il déplore l’évolution de la société, il ne cesse de rappeler son attachement à la nature et à un temps des origines. Pour lui, le monde de l’entreprise n’est pas le symbole de l’amélioration des conditions de vie ; au contraire, ce monde engendre un profond mal de vivre dû à la froideur des relations et à la duplicité qui accompagne le désir d’avancement hiérarchique. Que ce soit dans le domaine public ou privé, tous les romans houellebecquiens racontent le dysfonctionnement des « bureaux » par l’observation des personnages qui pratiquent leur profession sans conviction et souvent conscients de l’inutilité de leur travail. Cet intérêt pour le monde de l’entreprise ou de l’administration (issu et nourri de l’expérience professionnelle antérieure de l’auteur) inscrit Houellebecq dans le groupe de romanciers bureaucratiques prêts à donner la parole à des protagonistes 91

médiocres, normalement considérés comme indignes de la plume d’un écrivain. Aux trames et aux héros illustres, exemplaires sont préférés la description du quotidien et les destins minuscules ou, comme le note Cyril Piroux à propos de ces romans de l’employé de bureau : « La peinture de personnages extraordinaires et héroïques, dépositaires d’une noblesse tragique, est délaissée au profit de la description d’hommes sans éclat, ne présentant – en apparence – rien que de très ordinaire. […] Chaque instant susceptible de constituer un point de tension dramatique, où l’on pense que le texte va décoller, est systématiquement étouffé dans un inévitable effet de pétard mouillé, comme si les personnages eux-mêmes ne voulaient pas jouer le jeu de l’intrigue. »1 Concrètement, les livres racontent, sur un ton souvent ironique, la vie linéaire des individus enracinés dans leur routine, partagés entre l’activité professionnelle et les après-midis solitaires, avec peu d’instants qui les sortent de leur sempiternel état végétatif. Ce choix de composition résulte de la volonté de l’auteur de questionner les temps néolibéraux et de critiquer le culte du travail, générateur de profit et responsable de l’assujettissement des hommes aux lois du marché. Brosser des portraits de bureaucrates et révéler les mécanismes des entreprises représente une nouvelle manière d’intervention face à une société en crise. Faire défiler des citoyens lambda, des employés transforme l’écriture en une forme de protestation, un combat généralisé contre les maux du nouveau siècle. Cette fois-ci, le mécontentement ne s’exprime pas par passage à l’action, mais plutôt par un geste de repli et une mise à distance des valeurs superficielles. Le monde de l’entreprise est décrit dans les romans houellebecquiens – dans Extension du domaine de la lutte en particulier – comme un univers hostile dont les fonctionnaires accomplissent des tâches futiles, comme un système très hiérarchisé déterminant des conduites et des discours flatteurs, comme un mécanisme qui favorise les intérêts personnels au détriment des relations interpersonnelles saines. Malgré le caractère répétitif du travail auquel ils s’adonnent quotidiennement, les protagonistes ont une conscience aiguë de la vacuité de leur mission au sein de l’entreprise. Le narrateur d’Extension du domaine de la lutte affirme : « il en arrive à suggérer implicitement que, dans ces conditions, ma propre présence est elle aussi inutile, ou tout du moins d’une utilité restreinte. C’est bien ce que je pense. » (E, p. 38) et plus loin : « Tout mon travail d’informaticien consiste à multiplier les références, les recoupements, les critères de décision rationnelle. Ça n’a aucun sens. Pour parler franchement, c’est même plutôt négatif ; un encombrement inutile pour les neurones. » (E, p. 83). Pareillement, dans Sérotonine Florent tranche 1

Cyril Piroux, Le roman de l’employé de bureau ou l’art de faire un livre sur (presque) rien, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2015, coll. « Écritures », p. 11.

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à propos de sa position à la Direction Régionale de l’agriculture et de la forêt : « Je n’étais pas très utile mais je n’étais pas néfaste » (SÉ, p. 138). Si les personnages sont convaincus de l’insignifiance de leur fonction, ils ne cherchent pas à changer d’emploi vu que, la plupart du temps, ils touchent des salaires importants : « 2,5 fois le SMIC » pour le narrateur d’Extension du domaine de la lutte ; « un salaire tout à fait correct » pour Michel de Plateforme, fonctionnaire dans le secteur public embauché par le Ministère de la Culture ; « un salaire élevé » pour Florent de Sérotonine, travaillant au Ministère de l’Agriculture. Cette rémunération et la passivité constitutive des protagonistes les déterminent à tolérer toutes les décisions de leurs supérieurs hiérarchiques. Même au moment où l’analyste-programmeur du premier roman apprend qu’il va être obligé de faire deux déplacements en province dans le but d’assurer la formation des nouveaux clients, il ne s’y oppose pas et diffère indéfiniment le passage à l’acte : « Ces déplacements ont toujours représenté pour moi un cauchemar ; Henry La Brette le sait. J’aurais pu rétorquer : “Eh bien, je démissionne” ; mais je ne l’ai pas fait. » (E, p. 17). Afin de justifier son conformisme et sa docilité, le narrateur loue le caractère performant de la société informatique et le fait qu’elle a développé une véritable culture d’entreprise, sans cacher son ton ironique et moqueur quand il explique qu’il ne va pas quitter cette bonne boîte pour un caprice. Au-delà de poser la question de la mission ingrate et sans importance des employés, le monde bureaucratique des romans de Houellebecq est aussi une organisation très hiérarchisée qui oppose chefs de service et subalternes. Si les deux catégories sont à la fois représentées dans la fiction, il est important de noter que le personnel ayant des fonctions d’exécution est plus nombreux. À part Jean-Pierre Martin, PDG d’une entreprise de construction, et Michel Djerzinski, directeur d’une unité de recherche du CNRS, les autres protagonistes occupent des positions de subordonnés sans pour autant avoir des ambitions managériales. Toutefois, cela ne veut pas dire que ces désirs de promotion, plus ou moins abscons, s’absentent du récit. À cet égard, les pots de départ qui apparaissent dans la plupart des romans représentent une bonne occasion pour observer la superficialité des discours, mais aussi la préoccupation des potentiels successeurs pour la nouvelle position devenue disponible à l’intérieur de la compagnie. Des phrases stéréotypiques sortent de la bouche de ceux qui tiennent des discours censés célébrer l’homme quittant le bureau, des syntagmes vides de sens et qui pourraient être utilisés au sujet de n’importe quel employé sont prononcés sans réticence, l’hypocrisie est à son comble : « C’est un élément de valeur qui s’éloigne de l’entreprise [...] ; un technicien de haut mérite. Sans doute connaîtra-t-il, dans sa future carrière, des succès au moins équivalents à ceux qui ont marqué la précédente ; c’est tout le mal qu’il lui souhaite. Et qu’il repasse, quand il voudra, boire le verre de l’amitié ! » (E, p. 39). Et toute cette abondance de beaux mots pour un homme n’ayant travaillé que trois années 93

pour la société informatique. Si, au contraire, les discours flatteurs manquent et le pot de départ se déroule dans le silence, sans paroles encourageantes et mensongères, cela ne garantit pas l’intégrité des collègues. Ils se taisent parce qu’ils n’ont rien à se dire et parce que dans leur esprit naît et se développe le beau scénario de la succession : « chacun d’entre eux évitait le regard des deux autres, tout en essayant de capter le regard de son père [Jean-Pierre Martin] ; chacun d’entre eux, comprenait-on aussitôt, avait l’espoir de lui succéder à la tête de l’entreprise. » (CT, p. 14) ; « Un malaise de plus en plus perceptible se répandit entre les convives ; [...]. On se sépara rapidement. [...] Djerzinski traversa le parking en compagnie d’une collègue [...] ; vraisemblablement, elle allait lui succéder à la tête de l’unité de recherches. [...] Debout devant sa Toyota, il tendit une main à la chercheuse en souriant [...]. Un peu tard il songea que cette poignée de main manquait de chaleur. » (PE, pp. 13-14). La froideur des relations entre les supérieurs hiérarchiques et leurs subordonnés s’accentue parfois et se transforme en hostilité et en domination du plus fort sur le plus faible. Ainsi, les romans de Houellebecq soulignent que l’abus de pouvoir est courant dans les entreprises ou dans l’administration et rappelle le rapport moyenâgeux du seigneur et du vassal. Mentionnons une scène d’Extension du domaine de la lutte qui confronte Schnäbele (chef du futur service d’information de la Direction départementale de l’agriculture de Rouen) et sa secrétaire : « Il signale une tournure “un peu malheureuse au niveau de la syntaxe”. La secrétaire, confondue : “Je peux le refaire, Monsieur...” ; et lui de répondre, grand seigneur : “Mais non, ça ira très bien.” » (E, p. 57). L’apparente compréhension et tolérance du chef n’arrive pas à cacher l’arrogance et la vanité d’un homme attaché aux hiérarchies et dont la présence est à craindre. Généralement, Houellebecq voit dans les rapports aux supérieurs une sorte d’entrave au bon développement personnel et professionnel des employés : si celui qui dirige vise, au nom de la compagnie, le fonctionnement sans faille du système et l’accumulation rapide du profit, celui qui exécute est soit indifférent et blasé, soit désireux de se trouver un jour à la place du premier. Pourtant, Plateforme met en scène deux tandems qui réussissent à bien travailler ensemble malgré l’écart hiérarchique. D’un côté, il s’agit de Michel et Marie-Jeanne, sa supérieure hiérarchique qui rejette l’organigramme et affirme « Sans lui, je serais complètement perdue. » (P, p. 20) ; de l’autre, il y a Valérie et Jean-Yves, chef et assistante, qui ont réussi à s’imposer dans leur secteur professionnel grâce à une très bonne coopération allant au-delà des rangs et des positions : « Déjà, le tandem qu’elle formait avec Jean-Yves était en soi exceptionnel. “Dans une situation normale, me dit-elle, il aurait comme assistante une fille qui rêverait de prendre sa place. Ça donne lieu à des calculs compliqués, dans les entreprises.” » (P, p. 168), tandis qu’elle était complètement désintéressée. Ce genre de partenaires qui se soutiennent sans se saboter démontre que le monde de l’entreprise peut 94

s’avérer un succès si une attention plus grande était accordée à la collaboration franche et authentique des acteurs du système. Les relations des employés avec les dirigeants ne sont pas les seuls liens problématiques qu’ils développent en milieu professionnel : les bureaucrates de Houellebecq ignorent l’existence de certains de leurs collègues ou expriment parfois un profond mépris à leur égard, ils sont observateurs et critiques, ils sont distants et agressifs. Michel de Plateforme décrit sa remplaçante par des mots suintant le dédain : « “Cécilia bouclera le prévisionnel à ta place [...]”. [...] qui était cette Cécilia ? [...] Cécilia était une grosse fille rousse qui mangeait des Cadbury sans arrêt, et qui était dans le service depuis deux mois : une CDD, voire une TUC, quelqu’un en résumé d’assez négligeable. » (P, p. 22). Les deux abréviations du jargon administratif (CDD, TUC) et les autres détails que le protagoniste mentionne à propos de sa collègue soulignent les conflits tacites de ce microcosme social où chacun a du mal à supporter les autres. De plus, si la seule évocation du nom d’une collaboratrice provoque une telle réaction, il faut s’imaginer la quantité de commentaires qu’engendre une réunion pendant laquelle l’individu est obligé de partager un espace restreint avec une bonne partie de ses collègues. D’après Cyril Piroux, « Le bureaucrate, créature complexe et névrosée, représente de surcroît un cas étonnant de masochisme social, puisqu’il semble aimer à s’infliger lui-même inutilement la présence de ses collaborateurs, multipliant les occasions de les retrouver en lieu clos, alors même que cette présence quotidienne lui est viscéralement insupportable. »1 « Réunionite aiguë » est le diagnostic que pose Piroux sur l’administration et les entreprises françaises et précise que cette maladie favorise l’examen des autres et le « déversement des rancœurs »2. Pendant une de ces réunions « qui n’aboutissent jamais à rien » (E, p. 35), le narrateur d’Extension du domaine de la lutte décrit les six personnes qui y participent et en obtient des portraits pleins d’aversion : « Cet homme a exactement le faciès et le comportement d’un porc. Il saisit la moindre occasion pour rire, longuement et grassement. Quand il ne rit pas il se frotte lentement les mains l’une contre l’autre. » (E, p. 36). Vu la répugnance qui se dégage de cette description, il est évident que le bon fonctionnement des relations avec les collègues ne va pas de soi et qu’au-delà de la gêne créée par la présence physique de l’autre, il y a aussi la stérilité de la communication qui freine l’entente des employés. Le langage administratif est fait de clichés et de tournures rigides, donc son utilisation dans le cadre de l’entreprise instaure une certaine distanciation entre les salariés. Qu’ils 1

Cyril Piroux, Le roman de l’employé de bureau ou l’art de faire un livre sur (presque) rien, o. c., p. 231. 2 Ibid.

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traitent des sujets liés au travail ou qu’ils parlent de leur vie personnelle, leurs discours sont traversés par la phraséologie du management et leurs propos sont superficiels et plats. La conversation du protagoniste avec son collègue Bernard s’arrête brusquement dans Extension du domaine de la lutte parce que le premier est indifférent et étranger au sujet abordé par son interlocuteur dans une irréprochable langue de bois : « Il n’arrête pas de parler de fric et de placements : les SICAV, les obligations françaises, les plans d’épargne-logement... tout y passe. […] Il me fatigue un peu ; je n’arrive pas vraiment à lui répondre. » (E, p. 18). La manière de parler des employés, associée au contenu transmis font de la communication bureaucratique un élément de rupture sociale désintégrant la collectivité. Le personnel médiocre de l’entreprise et les documents administratifs rédigés en jargon démontrent que le langage n’est plus qu’un « vulgaire outil de production »1 démontrant les failles du système et fragilisant l’autorité de la compagnie. Citons ici la scène où le narrateur d’Extension du domaine de la lutte lit un rapport administratif et tourne en ridicule les belles formules vides de sens : « Je feuilletai rapidement l’ouvrage, soulignant au crayon les phrases amusantes. Par exemple : “Le niveau stratégique consiste en la réalisation d’un système d’informations global construit par l’intégration de sous-systèmes hétérogènes distribués.” » (E, p. 30). En employé blasé, il ne fait pas la lecture du document en vue de retenir les aspects importants pour le bon déroulement de sa mission, mais il se limite à repérer le dérisoire de la communication en entreprise. En orientant ses romans vers le monde, Houellebecq questionne son fonctionnement et accorde une attention particulière au rapport des individus au travail. Le monde de l’entreprise devient ainsi le symbole de la société capitaliste qui dégrade l’homme en le réduisant à sa capacité d’apporter du profit par la répétition sans arrêt des mêmes tâches souvent futiles. Ce genre de travail qui vise l’accumulation de capital (même pour les artistes de La carte et le territoire) condamne l’individu à fonctionner dans un cadre inhospitalier, hiérarchisé où les relations personnelles ou professionnelles sont froides, parfois hypocrites et régies par la séduction. L’employé, ce consommateur de travail, est aliéné, désindividualisé, ses rapports sociaux sont insignifiants, il se retire du monde graduellement, la solitude l’emporte, il attend silencieusement la fin. Cette attitude des personnages, retirés et observateurs, soulève la question de l’engagement littéraire dans la prose houellebecquienne. Si l’auteur s’intéresse aux problématiques de son temps et s’exprime sans peur de choquer les autres, le fait-il en écrivain engagé ? Met-il son écriture au service d’une cause, prend-il position sur des 1

Cyril Piroux, Le roman de l’employé de bureau ou l’art de faire un livre sur (presque) rien, o. c., p. 240.

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questions socio-politiques ou économiques, fait-il de ses personnages les porte-parole de sa pensée ? À ces interrogations ont essayé de répondre beaucoup de chercheurs étudiant la manière d’écrire de Houellebecq et examinant l’abondance des points de vue et la conduite des protagonistes. Simon St-Onge1 souligne le caractère thétique des livres qui allient la narration et la démonstration dans des « romans à thèse » ; Carine Roucan note que dans Soumission « François abandonne ainsi ses préoccupations personnelles pour s’intéresser à la vie de son pays » avant de conclure que « la préoccupation sociale et politique prend ainsi le pas sur l’introspection »2 ; enfin, Sabine van Wesemael affirme (position à laquelle nous adhérons complètement) : « Si la littérature de Houellebecq est résolument politique, c’est que ses héros se démarquent de la société, accusent le déclin de leur civilisation et incarnent et pointent les forces obscures qui mènent à un tel anéantissement. Pour autant, Houellebecq nie la question de la responsabilité littéraire ; il déconstruit plutôt qu’il ne construit. En ce sens, nous pourrions le considérer davantage comme un auteur impliqué que comme un auteur engagé au sens sartrien. »3 Les personnages de Houellebecq sont presque toujours des spectateurs qui constatent, commentent et expliquent la crise que traverse l’humanité sans tenter de changer le monde. Comme ils ne peuvent pas se conformer aux réalités sociales et politiques de leur époque, ils choisissent de vivre en marge de la société affirmant ainsi leur passivité, voire leur désengagement. Dotés d’une lucidité remarquable, les protagonistes ne cherchent pas à agir sur le monde vu le caractère inéluctable des mutations, mais se déclarent impuissants ou se projettent dans des univers (anti-)utopiques. Ces projections imaginaires, doublées d’ironie et d’humour, sont les armes dont usent les narrateurs pour rendre leur existence acceptable. En définitive, concernant la question de l’engagement, il faut dire que l’œuvre de Houellebecq témoigne d’une nouvelle forme d’intervention littéraire, très répandue après 1980 tel que le note Dominique Viart : « La littérature ne saurait revenir au réel sans se prononcer sur son état. C’est-àdire sans manifester son opinion au-delà du simple constat descriptif. […] Loin du “roman à thèse”, la littérature contemporaine procède plutôt par

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Voir Simon St-Onge, « Intrication du domaine de la lutte » in Gavin Bowd (études réunies par), Le monde de Houellebecq, o. c., pp. 185-198. 2 Carine Roucan, « J.-K. Huysmans, un personnage clé de Soumission » in Antoine Jurga et Sabine van Wesemael (sous la direction de), Lectures croisées de l’œuvre de Michel Houellebecq, Paris, Classiques Garnier, 2017, coll. « Rencontres », no 174, p. 147. 3 Sabine van Wesemael, « Sérotonine de Michel Houellebecq : prédilection du destin tragique de la civilisation occidentale » in RELIEF - Revue Électronique de Littérature Française, 13(1), pp. 54–66, consulté à l’adresse : http://doi.org/10.18352/relief.1033, le 10 octobre 2019.

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saisie critique du monde qui l’entoure. »1 Concrètement, les romans dépassent la simple description du monde, ils transmettent des vérités, mais des vérités subjectives, car l’idéologie de Houellebecq n’est pas à chercher seulement dans la voix des protagonistes, mais également dans toutes les prises de parole singulières ou antagoniques. En outre, si l’auteur décide de représenter le terrain plutôt stérile de l’entreprise, il le fait pour expliquer le manque d’initiative et de révolte de la part des personnages. Bloqués dans des structures hiérarchisées misant sur la capacité de l’individu à se conformer aux tâches, les employés ne réussissent pas à se solidariser et à lutter pour une cause commune. La difficulté de la conversation et le caractère peu intègre des rapports professionnels déterminent le retrait et la solitude éternelle des protagonistes. Désireux d’amour Les livres de Michel Houellebecq abondent en scènes, personnages, réflexions ayant rapport avec l’amour, le sentiment le plus recherché par ses personnages. Mais, si généralement dans la littérature ce sentiment est soit idéalisé, soit dépoétisé (l’amour se limitant à un acte physique), chez Houellebecq ce concept devient inopérant, comme le remarque Efstratia Oktapoda : « À la fois il dépoétise le sentiment, qu’il semble n’avoir jamais éprouvé, et il déprécie l’amour physique, dont il semble aussi qu’il n’ait pas tiré le plus souvent de grandes jouissances. »2. Les protagonistes cherchent l’amour, parfois ils le retrouvent dans des relations amoureuses brèves mais intenses et très souvent ils en sont réduits à une sexualité décevante : ils regardent des films pornographiques, ils passent des coups de fil érotiques, ils se détendent dans des bars échangistes ou profitent de leurs vacances dans des stations libertines. Dans ce contexte, il serait intéressant d’analyser les

1

Dominique Viart, « L’engagement en question » in Dominique Viart, Bruno Vercier (avec la collaboration de Franck Evrard), La littérature française au présent : héritage, modernité, mutations, o. c., pp. 252-253. 2 Efstratia Oktapoda, « Michel Houellebecq. Entre représentation obsessionnelle de scènes de sexe et déni de l’amour » in Mythes et érotismes dans les littératures et les cultures francophones de l’extrême contemporain, Amsterdam, Rodopi, 2013, coll. « Faux-Titre », p. 133.

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rapports des protagonistes aux femmes et les quelques relations amoureuses1 qui ponctuent les récits. Au-delà d’être un infortuné dans ses relations de famille ou d’amitié, le héros d’Extension du domaine de la lutte est aussi un homme qui n’a jamais connu l’amour d’une femme. La seule relation amoureuse notable de sa vie est celle avec Véronique : s’il dresse d’elle un portrait chargé de dérision et de cruauté, c’est parce qu’elle représente pour lui la possibilité ratée de se construire une famille. D’autant plus dans une société où la sexualité fonde un nouveau système de hiérarchie, le héros reste le malchanceux : « Il [Tisserand] se sent donc fondé à supposer (d’ailleurs à juste titre) que pour une raison ou une autre je n’ai pas de vie sexuelle » (E, p. 62) ; en effet, sa vie sexuelle se réduit à des conversations téléphoniques érotiques. Dans Les particules élémentaires, la question de l’amour se pose de deux points de vue différents car les protagonistes sont deux frères antagonistes : introverti et peu passionné pour le premier, libidinal au bord de l’obsession sexuelle pour le second. Michel fait la connaissance d’Annabelle pendant son enfance, mais ce n’est que plus tard qu’ils essaient de former un couple. Du côté de la femme, cela pourrait fonctionner – elle revoit Michel après des années où elle a pris part à des orgies et a avorté deux fois – mais du côté de l’homme, plongé depuis longtemps dans la recherche, le seul sentiment dont il est capable est la compassion : « […] il éprouvait de la compassion, et c’était peut-être le seul sentiment humain qui puisse encore l’atteindre. Pour le reste, une réserve glaciale avait envahi son corps, réellement, il ne pouvait plus aimer. » (PE, p. 239). À l’opposé de Michel qui inspire la pitié, Bruno est un pornographe en proie à une sexualité consumériste : il se masturbe dans le train, il sort dans les night-clubs, il passe des nuits entières au Minitel rose, il fréquente les sex-shops et les peep-shows et enfin il s’achète un séjour au Lieu du changement uniquement pour le sexe. C’est là qu’il rencontre Christiane, une quadragénaire avec qui il fait l’expérience du sexe en groupe avec des touristes allemands et des orgies en boîtes de nuit. Mais cette démesure des personnages en quête du plaisir sexuel ne peut pas avoir de conséquences positives. En invoquant les théories de Freud, Efstratia 1

Les études sur l’œuvre de Michel Houellebecq se sont souvent intéressées à la question du couple ou à l’image de la femme et constatent, avec bien sûr des variations sur le sujet, l’impossibilité de l’amour et la recherche continuelle du plaisir. Nous pouvons rappeler ici les articles du chapitre intitulé « Sexologie » du livre L’Unité de l’œuvre de Michel Houellebecq dirigé par Sabine van Wesemael et Bruno Viard ; Murielle Lucie Clément avec plusieurs articles publiés dans Le monde de Houellebecq que nous avons déjà cité ou bien Michel Houellebecq à la Une et avec son fameux livre Sperme et sang ; le chapitre « Le complexe de castration. Houellebecq et Freud » publié par Sabine Van Wesemael dans Michel Houellebecq - Le plaisir du texte ; les contributions de Franc Schuerewegen, Murielle Lucie Clément et Sabine van Wesemael dans Michel Houellebecq (études réunies par Sabine van Wesemael) et beaucoup d’autres articles retraçant diverses images de l’amour et du couple.

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Oktapoda explique : « dans ce « vampirisme de la quête sexuelle », une sexualité débridée et hors mesure, en quête du « fantasme de la culture officielle du système sadien » dépourvu totalement de morale, et dans le rythme frénétique de la démesure et dans un lent processus de déconstruction, l’individu, acteur et actant du système, ne fait que courir à son dépérissement. »1. Les deux femmes censées apporter l’amour dans la vie des frères déchus ne survivent pas sous le pouvoir d’un cruel déterminisme : Annabelle meurt d’un cancer de l’utérus au moment où elle voudrait avoir un enfant, Christiane se suicide parce qu’elle a les jambes paralysées. Encore une fois l’auteur insiste sur l’impossibilité de l’amour : la répétition obsessionnelle des scènes de sexe, l’instrumentalisation du corps, le regard pornographique attirent l’attention sur le fonctionnement d’une société sans morale et sans valeurs où la jouissance facile et immédiate se confond souvent avec le bonheur (parfois intangible). Un des couples les plus soudés des romans houellebecquiens est formé par Michel et Valérie. Dans Plateforme, le lecteur découvre un autre type de relation qui semble fonctionner grâce à la générosité de la femme. Michel apprécie son extrême disponibilité sexuelle à une époque de narcissisme exacerbé et il est même prêt à fonder une famille avec elle et à vieillir ensemble. Dans son article sur le couple heureux, Christos Grosdanis2 évoque les travaux de Denis de Rougemont et de Kundera sur l’amour et décide de situer celui de Plateforme dans la catégorie de l’« amourrelation », donc opposé à la « passion ». Si la passion représente la quête d’un amour absolu fait d’émotions intenses et obstacles surmontés, l’amourrelation est un amour-refuge pour des couples durables qui se fréquentent quotidiennement. Le fait qu’il n’y ait pas d’idéalisation de l’être aimé ne veut pas dire qu’il y a absence de profondeur du sentiment. Au contraire, Michel exprime souvent sa reconnaissance envers Valérie et les dernières pages du livre qui déplorent la mort de la femme sont une forte preuve d’amour. Dans ce monde fait de violences (qui vont des jeux de séduction jusqu’aux attentats terroristes), ce que le couple cherche est une vie amoureuse normale où la compréhension d’autrui et le plaisir sexuel coexistent. Chez Houellebecq l’amour est bénéfique quand il est la garantie du bonheur et cette fois-ci il l’était : « Tout peut arriver dans la vie, et surtout rien. Mais cette fois, quand même, dans ma vie, il s’était passé quelque 1

Efstratia Oktapoda, « Michel Houellebecq. Entre représentation obsessionnelle de scènes de sexe et déni de l’amour » in Mythes et érotismes dans les littératures et les cultures francophones de l’extrême contemporain, o. c., p. 139. 2 Christos Grosdanis, « Le thème du couple heureux dans l’œuvre romanesque de Michel Houellebecq » in Sabine van Wesemael et Bruno Viard (sous la direction de), L’Unité de l’œuvre de Michel Houellebecq, o. c., pp. 231-240.

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chose : j’avais trouvé une amante, et elle me rendait heureux. » (P, pp. 200201). La possibilité d’une île offre une nouvelle image des amants : il s’agit de l’amour détruit par les premiers signes de la vieillesse, par la transformation du corps et donc par la diminution du désir sexuel. Daniel et Isabelle se marient à la quarantaine, mais se séparent parce que la femme est convaincue que son mari rêve d’une partenaire plus jeune. Ils se quittent (mais se revoient plusieurs fois ensuite) avant que leur amour ne se transforme en amitié qui n’est que le « prélude à la disparition de tout sentiment », comme l’explique Daniel lui-même. Les scènes décrivant les modifications visibles du corps d’Isabelle (les seins et les fesses qui tombent et avec eux la libido du protagoniste) font écho à une tendance de la société actuelle obsédée par l’aspect physique. Dans son travail Houellebecq économiste, Bernard Maris constate : « Dans cette dégradation, cette “détumescence”, les hommes et les femmes luttent contre les ravages du temps. On veut rester jeune, on pense constamment à son âge. »1 Dans ce monde superficiel, Isabelle vieille, grosse, ridée, atteinte par la couperose n’a d’autre solution que le suicide. Parallèlement, Daniel fait la connaissance d’Esther (une actrice d’une vingtaine d’années) et de l’indifférence : si elle l’entraîne dans le labyrinthe de la séduction par des jeux de mini-jupes portées sans culotte, elle ne partage pas son amour. Sur sa vie amoureuse, le protagoniste avoue : « “Au fond, j’aurai eu deux femmes importantes dans ma vie, conclus-je : la première – toi [Isabelle] – qui n’aimait pas suffisamment le sexe ; et la deuxième - Esther - qui n’aimait pas suffisamment l’amour.” » (PÎ, p. 322). La vie amoureuse de Jed Martin n’est pas plus accomplie : aux BeauxArts « il noua quelques relations amoureuses, dont presque aucune ne devait se prolonger » (CT, p. 39) et même plus tard, ses relations se réduisent à « telle ou telle soirée avec une escort-girl libanaise dont les prestations sexuelles justifiaient amplement les critiques dithyrambiques qu’elle recevait sur le site Niamodel.com » (CT, p. 118). Pourtant, le protagoniste de La carte et le territoire connaît l’amour d’une femme : sentiment à la fois platonique et charnel, cet amour représente pour Jed une des rares chances d’échapper à la solitude. Si d’habitude c’est l’homme qui courtise la femme, dans le cas de Jed c’est tout à fait l’inverse – Olga Sheremoyova, belle femme charmante qui travaille chez Michelin (et que Jed rencontre lors de son exposition de photographie de cartes) devient son amante, l’encourageant à promouvoir ses créations artistiques. Mais, Bruno Viard l’explique : « n’ayant pas eu de modèle familial, Jed ne sera pas capable de former un couple avec la merveilleuse Olga. Ils n’auront pas d’enfant »2. 1 2

Bernard Maris, Houellebecq économiste, o. c., p. 125. Bruno Viard, Les tiroirs de Michel Houellebecq, o. c., p. 132.

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Leur relation dure peu et ne résistera pas à la décision de la femme de quitter la France – Jed n’essaie pas de la retenir, l’unique possibilité de déjouer le destin est manquée, le protagoniste se retrouve délaissé. François de Soumission a, de son côté, une sexualité problématique : il est obsédé par les corps jeunes de ses étudiantes et n’évite pas les rapports sexuels avec elles. Toutefois, même lorsqu’il semble avoir trouvé l’amour (qui se traduit chez lui par reconnaissance pour le plaisir physique) en la compagnie de Myriam, leur couple échoue. Sur fond du conflit politique qui menace la France, la famille de la jeune fille décide d’émigrer en Israël et François ne fait rien pour empêcher le départ de son amante. Il est sûr que vivre ensemble est synonyme de disparition du désir sexuel et il n’est pas prêt à accepter un tel compromis. Enfin, Sérotonine relate quatre histoires d’amour ratées. Chronologiquement, Florent rencontre Kate à 22 ans (elle a cinq ans de plus que lui), elle est Danoise, « la personne la plus intelligente qu’[il] ai[t] jamais rencontrée » (S, p. 97), mais ne fait rien au moment où ils sont censés se séparer. Il rentre à Paris tandis qu’elle doit rentrer à Copenhague pour continuer ses études de médecine et c’est sur le quai de la gare de Francfort, au bout d’un voyage, qu’ils se voient pour la dernière fois. Cinq ans plus tard, Florent fait la connaissance de Claire. Ils habitent ensemble, ils ont l’air de bien s’entendre, mais la séparation du couple surgit au moment où Florent décide de changer d’emploi. Ayant accepté une offre de la Direction régionale de l’agriculture et de la forêt de Basse-Normandie, il doit déménager dans un village près de Caen. Claire refuse de le suivre, ils se promettent de se revoir pendant les weekends, mais la relation ne survit que quelques mois. L’échec de cette vie commune montre les conséquences néfastes de l’émancipation féminine, de la liberté individuelle sur l’amour. Florent l’explique : « Au fond de moi-même, je n’avais jamais renoncé à l’idée que Claire viendrait me rejoindre dans cette maison, qu’elle renoncerait à son improbable carrière d’actrice, qu’elle accepterait d’être simplement ma femme. » (S, p. 116). La troisième relation amoureuse que Florent détaille dans son récit est celle avec Camille. Ils ont un coup de foudre, elle s’installe dans sa maison (refusée par Claire) et lui fait découvrir un nouveau mode de vie paisible, à deux. Cette relation qui rend Florent si heureux ne résiste pas à la pression du monde social : arrivée à la fin de son stage, Camille doit rentrer à Paris pour ses études et Florent répète le même scénario qu’avec Claire. Il la laisse partir parce qu’il respecte les principes de ses contemporains, c’est-à-dire qu’il donne la primauté à la carrière professionnelle de la femme. Pourtant, cette fois-ci, ils se remettent très vite en couple, leur relation continue à Paris, mais l’infidélité de Florent provoque leur deuxième séparation qui sera aussi définitive. Le parcours amoureux du protagoniste finit par une dernière relation, celle avec Yuzu, une Japonaise jeune, sexy, issue d’une famille éminente et qui travaille à la maison de la culture du Japon à Paris. Leur relation qui ne marche pas bien 102

finit après que Florent découvre que sa conjointe participe à des soirées libertines, des gang bangs impliquant parfois des chiens, filmés et stockés sur son ordinateur. Si généralement les protagonistes houellebecquiens ont une ou, tout au plus, deux relations amoureuses sérieuses, Florent évoque quatre tentatives de trouver le bonheur grâce à l’amour : toutes échouent dans une société libertine et insouciante. Toute lecture des romans de Michel Houellebecq révèle le désordre affectif des personnages : leur désir d’aimer et d’être aimés n’est jamais définitivement accompli, les couples qu’ils forment sont toujours détériorés et anéantis par divers facteurs (passage du temps, événements de la société, vision du monde) sans trop de bruit. Les séparations houellebecquiennes ne sont pas accompagnées de scènes de ménage, de reproches, de cris ; elles se présentent plutôt sous forme de résignation, d’acceptation tacite de l’impossibilité de l’amour. Comme ce sentiment est le seul capable d’apporter le bonheur et le salut de l’être humain, il ne reste à chaque protagoniste que de constater sa défaite, comme le fait Florent : « bien entendu j’aurais aimé être heureux, accéder à une communauté heureuse, tous les humains veulent ça, mais enfin c’était vraiment hors sujet, à ce stade » (SÉ, p. 336). D’autre part, la relation des personnages avec leurs amis ou collègues n’apporte pas de consolation ; il s’agit de connexions fragiles, faibles, passagères qui ne réussissent pas à animer la vie de ces héros souffrants. Les romans de Houellebecq sont des récits d’inadaptation socio-spatiotemporelle. Tel que nous l’avons déjà démontré, l’aliénation des protagonistes est visible dans leur confrontation avec l’espace, le temps et les êtres et se manifeste par un discours pessimiste, critique, désespéré à l’égard du monde. Les personnages déambulent dans des non-lieux, cherchent le divertissement à l’étranger, mais se retrouvent seulement dans la campagne profonde et authentique ; ils luttent contre le passage du temps et voudraient connaître l’immortalité ; ils se font rarement des amis et ne parviennent pas à vivre des amours éternelles et sécurisantes. Plus d’une fois les personnages ont ressenti et exprimé leur séparation totale du monde, contrairement à leurs efforts pour s’y intégrer, comme dans Sérotonine : « les hommes ne s’étaient nullement ligués contre moi ; il y avait eu simplement qu’il n’y avait rien eu, que mon adhérence au monde, d’entrée de jeu limitée, était peu à peu devenue nulle, jusqu’à ce que plus rien ne puisse interrompre le glissement » (SÉ, p. 278). Les portraits réalisés par Houellebecq dans ses romans ne se proposent pas de présenter des destins individualisés, mais plutôt une typologie de l’homme contemporain. Ayant affaire à un rythme et à un style de vie affreusement rapide et changeant, l’individu enchaîne actions, expériences, endroits, rencontres sans se donner

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le temps de prendre du plaisir. Sa participation aux choses de la vie est au moins précaire et devient, petit à petit, inexistante voire impossible.

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Conflits latents avec le monde L’être souffrant qu’est le personnage de Houellebecq vit son malheur en retrait car incapable de se conformer au monde, mais il n’hésite pas à proférer des reproches contre celui-ci. Ses propos racistes, misogynes, homophobes, antisémites, athées sont ceux qui rendent si populaire l’œuvre de l’auteur et qui lui ont apporté les étiquettes de « controversé », « polémique », « enfant terrible des lettres françaises », « politiquement incorrect » et la liste n’est pas exhaustive. Outre son style (très souvent critiqué), la valeur morale des textes de Houellebecq est souvent remise en cause en raison de son projet de représenter le monde tel qu’il est, sans indulgence, avec courage et une dose importante d’humour. Les réactions que suscitent les romans de Houellebecq sont celles d’une société qui n’est pas prête à accepter ses parties honteuses, laides, taboues et qui « n’a eu de cesse d’établir que [ses] livres n’étaient nullement l’expression d’une vérité humaine générale, mais celle d’un traumatisme individuel »1. Faire appel à la biographie de l’auteur pour expliquer son acharnement et ses déclarations haineuses signifie douter de la crise que traverse le monde contemporain et confondre des figures narratives, d’ailleurs très clairement délimitées. Dans son travail sur la posture littéraire, Jérôme Meizoz évoque Dominique Maingueneau qui décompose la notion d’auteur en trois instances liées : « l’inscripteur, comme énonciateur dans le texte […] ; l’auteur, comme principe de classement, entité juridique ou “posture” publique […] ; enfin la personne, comme sujet biographique et civil. »2 Dans notre cas, l’inscripteur est tout personnage de Houellebecq qui raconte le récit, l’auteur est Michel Houellebecq, la personne est Michel Thomas avec la mention que la pseudonymie est l’arme des écrivains contre les dangers du statut d’auteur

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Michel Houellebecq et Bernard-Henri Lévy, Ennemis publics, Éditions J’ai lu, 2008, pp. 232-233. 2 Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Éditions Slatkine Érudition, 2007, p. 24.

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(c’est comme si Houellebecq avait prévu les reproches et les procès1 que lui intenterait son public). Alors, si les protagonistes de Houellebecq s’expriment sur des sujets politiques, religieux ou ethniques, il ne faut pas imputer ces déclarations à l’auteur. Comme il l’explique à diverses occasions, son intention n’est pas de transmettre sa propre position sur les divers aspects de la vie (car elle ne cesse de changer, même après l’avoir formulée), mais il se propose de soulever des questions pour nous faire réfléchir. La société change, les migrations, la révolution sexuelle, les croyances sont des sujets d’actualité incontournables à l’égard desquels on ne peut pas s’empêcher d’avoir un avis. Les mots des protagonistes ne sont pas à prendre tels quels, ils sont toujours imprégnés de second degré, mais même lorsqu’ils ne le sont pas, il faut éviter de les considérer comme seule vérité valable. L’échec du personnage houellebecquien à faire partie du monde est visible au niveau de la famille, de l’insertion sociale, de la vie sentimentale et du rapport à l’espace et au temps. Son malheur est généralisé, il ne trouve pas de remède à son aliénation, sa tentative de participation au monde se réduit au commentaire de celui-ci. Cette position facilite et induit ses constats, son conflit avec l’extérieur est évident, il ne lui reste qu’à décrire lucidement les maux de sa société. Un des conflits qui revient dans les romans de Houellebecq et qui choque parce que très lié à la réalité douloureuse est d’ordre socio-politique : il s’agit du rapport de l’auteur au monde arabe. Les propos des personnages à l’égard de celui-ci soulignent la violence, l’agressivité, la déraison de ce peuple ; même si « le recyclage de stéréotypes fait partie du dispositif romanesque de Michel Houellebecq », comme le remarque Raphaël Baroni2, la dureté du langage utilisé transforme les romans en des discours provocateurs. Il suffit de retenir quelques passages pour observer l’image que les récits houellebecquiens transmettent sur les habitants de l’Afrique du 1

Il s’agit bien sûr du procès de 1998, après la parution des Particules élémentaires où l’auteur décrit un camping français qu’il avait fréquenté. Ayant d’abord gardé son vrai nom (« Espace du possible »), le centre de vacances devient « Le lieu du changement » dans le nouveau tirage à cause de l’action en justice initié par son fondateur. Ce dernier reproche à l’auteur d’avoir changé le profil du camping, où les gens séjournent pour se ressourcer, et de l’avoir décrit comme un endroit où l’on vient pour « baiser un bon coup ». Le juge accorde 5000 francs à Yves Donnars et Flammarion est obligé de changer le nom et la localisation du centre. Le deuxième procès intenté à Houellebecq arrive après la publication de Plateforme (suivi par l’entretien dans Lire sur lequel nous aurons l’occasion de revenir) ; l’écrivain est alors accusé de racisme antimusulmans et d’islamophobie, mais le tribunal décide que, loin d’être des propos racistes, son roman et ses déclarations relèvent du droit à la critique des doctrines religieuses. 2 Raphaël Baroni, « Comment débusquer la voix d’un auteur dans sa fiction ? Une étude de quelques provocations de Michel Houellebecq », in Arborescences. Revue d’études françaises, no 6, septembre 2016, p. 88.

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Nord : « Deux jeunes Arabes m’ont suivi du regard, l’un d’eux a craché par terre à mon passage. Au moins il ne m’avait pas craché à la gueule. » (E, p. 137) ; « Ça surprend beaucoup de gens, mais Noyon est une ville violente. Il y a beaucoup de Noirs et d’Arabes, le Front national a fait 40 % aux dernières élections. Je vis dans une résidence à la périphérie, la porte de ma boîte aux lettres a été arrachée, je ne peux rien laisser dans la cave. J’ai souvent peur, parfois il y a eu des coups de feu. » (PE, pp. 148-149) ; « C’était au Maroc, les Arabes étaient désagréables et agressifs. » (PE, p. 186) ; « Devant la porte de ma salle de cours […] trois types d’une vingtaine d’années, deux Arabes et un Noir, bloquaient l’entrée, aujourd’hui ils n’étaient pas armés et avaient l’air plutôt calmes. » (SOU, pp. 32-33) Qu’ils habitent dans leur pays ou qu’ils aient immigré en France, les Arabes représentent une menace, ils sont à craindre, ils sont abordés sous l’angle de leur animalité, ce sont des abrutis dont il faut se méfier. L’agressivité de ces gens n’est pas à prendre hors contexte, elle est la conséquence de leur conformisme à une religion déraisonnable qui les pousse parfois vers l’extrémisme. Ce que les protagonistes condamnent, ce n’est pas le fait de croire en quelque chose (car pour Houellebecq la croyance est une des solutions face au suicide), mais leurs actions guerrières, insensées, meurtrières. Les attentats terroristes décrits dans Extension du domaine de la lutte et dans Plateforme sont les gestes ultimes que les représentants du fanatisme religieux sont prêts à faire au nom de leur Dieu : chez Houellebecq les musulmans sont dangereux parce qu’aveuglés par « la plus bête, la plus fausse, la plus obscurantiste » (PE, p. 271) des doctrines. D’où la pléthore de personnages qui s’expriment à ce sujet et qui critiquent diverses facettes de l’islam. Michel de Plateforme se moque de « cette espèce de torchon de cuisine » qui entoure la tête des Arabes ; François de Soumission mentionne le « grillage » qui protège les yeux de deux étudiantes maghrébines portant la burqa ; un Égyptien de Plateforme explique que « L’islam ne pouvait naître que dans un désert stupide, au milieu de bédouins crasseux qui n’avaient rien d’autre à faire – pardonnez-moi – que d’enculer leurs chameaux. » (P, p. 243-244). Dans le même roman, Michel et un Jordanien remarquent le penchant des musulmans pour la débauche et la consommation. La haine du protagoniste de Plateforme contre l’islam atteint son paroxysme à la fin du livre quand il doit accepter la mort de Valérie, victime d’un attentat atroce : « On peut certainement rester en vie en étant simplement animé par un sentiment de vengeance […]. L’islam avait brisé ma vie, et l’islam était certainement quelque chose que je pouvais haïr ; les jours suivants, je m’appliquai à éprouver de la haine pour les musulmans. […] Chaque fois que j’apprenais qu’un terroriste palestinien, ou un enfant palestinien, ou une femme enceinte palestinienne, avait été abattu par balles dans la bande de Gaza, j’éprouvais un tressaillement d’enthousiasme à la pensée qu’il y avait un musulman de moins. » (P, p. 338). 107

Sa déclaration est frappante et risquée, tel que le démontre la vague de critiques et d’accusations que la publication de ce roman a suscitée. Il est à observer la vulgarité du registre utilisé dans l’expression de toutes les affirmations sur l’islam, la dérision dans la mention des codes vestimentaires imposés par cette religion et la haine ressentie pour les musulmans. Le fait que ces commentaires racistes sont repérables dans les romans de Houellebecq (bien que La carte et le territoire et Sérotonine semblent plus tolérants sur la question) démontre la préoccupation et le courage de Houellebecq d’aborder une thématique délicate, mais très actuelle : le terrorisme. Si sa position vis-à-vis de ce sujet semble sortir de ses livres de fiction, sa posture1 médiatique complète et parfois aggrave son avis (on peut rappeler ici le fameux entretien pour Lire lors duquel l’auteur déclare « La religion la plus con, c’est quand même l’islam. »). Pourtant, ce serait réducteur, vu l’objectif de ce chapitre, de ne pas voir dans l’action terroriste une alternative au style de vie imposé par l’Occident : bien que ses conséquences soient horribles, la cause djihadiste peut être vue comme un mode d’existence de type profondément anti-individualiste. Dans Plaire et toucher, Lipovetsky fait le point sur ce sujet : « La soumission volontaire du néo-djihadiste a des règles fondamentalistes et sacrificielles ne va pas sans bénéfices psychologiques et identitaires : échapper à la désorientation et aux doutes qui sont le lot des individus évoluant au sein du cosmos libéral individualiste, vivre avec des repères structurants, s’inscrire dans une communauté, se rattacher à une tradition transnationale, appartenir à la communauté des élus, gagner une stabilité psychique sécurisante. »2. Les islamistes qui posent des bombes dans des cafés ou dans des bars ou bien qui tuent des innocents à coup de rafales de mitraillette se trouvent aux antipodes des héros houellebecquiens : ils ont réussi à dépasser la solitude, les valeurs individuelles hédonistes-consuméristes en s’engageant dans le rêve djihadiste parce que celui-ci donne un sens à leur existence. Ils font partie d’une communauté avec laquelle ils partagent les mêmes principes, ils se sont sauvés tout en détruisant la vie des autres. Qui plus est, la fiction politique qu’est Soumission renforce l’idée d’alternative offerte par la civilisation musulmane : projeter une France en 2022 avec un président provenant de la Fraternité musulmane signifie déclarer l’incapacité de ce pays à se sauver de lui-même et être prêt à accepter l’aide la plus obscure.

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Nous utilisons ici le mot « posture » avec le sens que lui a donné Jérôme Meizoz, c’est-àdire « la manière singulière d’occuper une “position” dans le champ littéraire ». Selon Meizoz, ce concept a une double dimension : il recouvre à la fois les conduites sociales en situation littéraire (prix, discours, entretiens) et les effets de texte (l’image de soi donnée dans et par le discours), autrement dit la sociologie et la rhétorique. Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, o. c., pp. 18, 21. 2 Gilles Lipovetsky, Plaire et toucher, o. c., p. 400.

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Très souvent chez Houellebecq, les personnages d’origine maghrébine sont accompagnés de Noirs, les protagonistes évoquent les Juifs et côtoient les Allemands, ils font la connaissance des Espagnols et font des remarques sur les habitants des anciens pays communistes, bref il faut noter l’intérêt de l’auteur pour les étrangers. Comme dans la construction du monde arabe, les portraits des étrangers sont faits de superpositions de clichés, un peu moins durs, mais parfois dérangeants. Bruno déteste les Noirs à cause de la dimension imposante de leur sexe ; à propos des Juifs, Robert de Plateforme affirme sarcastiquement « […] le Juif est considéré comme plus intelligent, plus malin, on lui prête des qualités spéciales dans le domaine de la finance – et, par ailleurs, de la solidarité communautaire. Résultat : six millions de morts. » (P, p. 113) ; les Allemands personnages de fictions apparaissent dans la plupart des romans houellebecquiens et sont des consommateurs banals voyageant beaucoup, peu inhibés et très ouverts à des expériences sexuelles diverses (échangisme, pédophilie)1 ; les Espagnoles sont des femmes sexy et prêtes elles aussi à changer de partenaire, tel qu’il en résulte de Plateforme ; quant au bloc de l’Est, nous ne pouvons pas ignorer les allusions aux Roumains qui reprennent les stéréotypes véhiculés surtout en France sur la pauvreté de ce peuple souvent confondu avec les Tsiganes. Dans La possibilité d’une île, Daniel parle des femmes d’un bar à putes espagnol dont « la plupart étaient roumaines, biélorusses, ukrainiennes, enfin un de ces pays absurdes issus de l’implosion du bloc de l’Est » (PÎ, p. 100) et nous assure de la brutalité des ex-communistes en général (par opposition à la société ex-monarchique qui est un miracle de charité et de douceur) ; le même protagoniste souligne le fait que les Roumaines sont des femmes faciles et matérialistes : « […] je claquai des milliers d’euros en payant des coupes de Champagne français à des Roumaines abruties qui n’en refuseraient pas moins, dix minutes plus tard, de me sucer sans capote » (PÎ, p.101) ; dans le même roman, la gardienne de la résidence de Daniel est « une Roumaine, vieille et laide, ses dents en particulier étaient très avariées, mais elle parlait un excellent français » (PÎ, p. 128). Ce portrait est complété par l’aveu de Florent de Sérotonine qui ne veut pas laisser un héritage aux Roumains, c’est pourquoi il s’acharne à vivre et à dépenser son argent (on peut y lire l’indignation de la majorité des habitants des pays riches qui ne sont pas d’accord avec les politiques européennes de soutenir financièrement le développement des pays de l’Est). L’image qui se dégage de toutes ces interventions est celle d’une nation pauvre, sans moralité, prête à tout pour survivre.

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Voir à ce sujet l’article de Christian van Treeck, L’image des Allemand(e)s dans l’œuvre narrative de Houellebecq, consulté à l’adresse : https://www.academia.edu/171211, le 18 novembre 2019.

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Un troisième conflit qui anime l’œuvre narrative de Houellebecq est celui avec les femmes et les homosexuels. Les affirmations des personnages sur ces catégories montrent encore une fois l’intention de l’auteur de faire réfléchir son lectorat et non pas de lui imposer sa vision : les opinions sont multiples et parfois divergentes, il faut savoir distinguer entre provocation gratuite, qui va jusqu’au grotesque, et discours sérieux qui soutient la thèse défendue par Houellebecq dans ses romans : dans la société post-soixantehuitarde, les relations amoureuses sont souvent réduites à une compétition sexuelle. Dans ce contexte, les homosexuels sont tantôt présentés comme des gens actifs dont la vie est « parsemée d’événements variés. Ils avaient des partenaires multiples, ils s’enculaient dans des backrooms » (PE, p. 120), tantôt comme des amoureux aspirant à la monogamie et « à une vie tranquille, rangée, en couple, consacrée au tourisme culturel et à la découverte des vins de pays » (PÎ, p. 340). Souvent ils sont appelés « pédales » et représentent l’opposé de la virilité (comme dans le fameux passage de Sérotonine où Florent associe son prénom au visage d’une « pédale botticellienne ») ; quant au mariage homosexuel, il est vu comme un des signes de la décadence des mœurs contre laquelle l’Église catholique est incapable de lutter (SOU, pp. 275-276). À la fois cible d’un langage péjoratif et d’un discours qui loue sa richesse sexuelle, l’homosexualité est aussi envisagée « comme une vie possible, marquée par une solidarité et un engagement qui font défaut au personnage »1 : « Homosexuel, il aurait pu prendre part au Sidathon, ou à la Gay Pride. » (PE, p. 122). De ce point de vue, les homosexuels sont, tels les extrémistes religieux, supérieurs aux protagonistes car ils font partie d’une communauté, ils sont intégrés, ils ont trouvé et accepté leur identité. Le traitement des femmes dans les romans de Houellebecq est tout aussi ouvert à la polémique à cause de quelques déclarations qualifiées de misogynes. Sur ce sujet et sur beaucoup d’autres, les lecteurs de Houellebecq se séparent en deux camps différents : d’un côté, il y a ceux qui louent le franc-parler et la sensibilité de l’auteur, de l’autre ceux qui critiquent sa démarche littéraire et doutent de la valeur artistique de ses textes. Alors, si Bernard Maris affirme qu’« il n’y a pas moins machiste, plus respectueux des femmes que Michel Houellebecq »2, Éric Naulleau décrit Houellebecq comme « un écrivain qui use de la provocation comme d’une stratégie de marketing »3. De nouveau, comme pour se protéger d’accusations, l’auteur attribue les déclarations les plus sulfureuses à des personnages secondaires 1

Raphaël Baroni, « Comment débusquer la voix d’un auteur dans sa fiction ? Une étude de quelques provocations de Michel Houellebecq », in Arborescences. Revue d’études françaises, o. c., p. 88. 2 I, Houellebecq économiste, o. c., p. 123. 3 Éric Naulleau, Au secours, Houellebecq revient ! Entretiens avec Christophe Absi et JeanLoup Chiflet, Paris, Éditions Chiflet & Cie, 2005, p. 94.

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ou profondément ironiques comme le comique professionnel de La possibilité d’une île. Une des plaisanteries de ses spectacles est fréquemment reprise par les représentants du politiquement correct qui accusent Houellebecq de misogynie : « Tu sais comment on appelle le gras qu’y a autour du vagin ? / - Non. / - La femme. » (PÎ, p. 26). D’autres personnages voient la femme comme simple objet sexuel, très appréciée quand elle est jeune et belle, mais vite laissée de côté quand elle commence à vieillir ou bien le narrateur d’Extension du domaine de la lutte constate : « Une femme tombée entre les mains des psychanalystes devient définitivement impropre à tout usage » (E, p. 103). Pourtant, tous ces personnages ne sont pas les ennemis des femmes, ce ne sont pas elles que leurs affirmations visent à anéantir ; au contraire, les romans se proposent de réitérer le drame de celles-ci dans la société occidentale. Les femmes ont perdu (ou ont décidé de surpasser) leur statut d’autrefois qui les soumettait à l’homme, elles ne se contentent plus d’être femmes au foyer qui s’occupent de la maison et des enfants, elles luttent pour leur émancipation. Mais les exigences qu’on leur impose engendrent un fort déséquilibre : elles doivent être jeunes, sexy, ouvertes, disponibles, mais tout à la fois mères correctes, employées modèles et épouses dociles. L’écriture de Houellebecq déplore l’état général de notre civilisation, il est sûr que « Demain sera féminin » (PE, p.123) ; pour lui seules les femmes peuvent encore sauver l’évolution du monde, car elles sont les seules capables de bonté. Le choix de faire vivre les clones de La Possibilité d’une île sous la loi de la Sœur Suprême suggère que « le matriarcat a triomphé enfin de la brutalité masculine, corrélative de la société libérale »1, comme le remarque Maris. Vu ces considérations, est-il encore possible d’accuser Michel Houellebecq d’être machiste ? Il est plutôt antiféministe, antilibéral2, anti-émancipation parce qu’il rêve d’un monde accueillant et heureux grâce à la bonté des femmes. Il a choisi les déclarations directes et ironiques pour attirer l’attention du plus grand nombre de lecteurs car, en définitive, qu’est-ce qu’un écrivain sinon un humoriste qui vise l’approbation générale : « Finalement, le plus grand bénéfice du métier d’humoriste, et plus généralement de l’attitude humoristique dans la vie, c’est de pouvoir se comporter comme un salaud en toute impunité, et même de pouvoir grassement rentabiliser son abjection, en 1

Bernard Maris, Houellebecq économiste, o. c., p. 128. Étant donné toutes les prises de position de l’auteur à travers ses personnages, la réception n’a pas pu s’empêcher de situer Houellebecq dans le paysage politique. Si le plus souvent il est considéré comme de droite (à cause des propos durs envers les immigrés et la libération des mœurs) ou de gauche (étant donné sa critique du capitalisme), Bruno Viard explique que l’écrivain représente les deux : « Alors de gauche ou de droite ? Impossible de répondre d’un mot. Son hostilité systématique à l’économie politique le rangerait dans une gauche extrême au plan social tandis que sa critique de la liberté sexuelle en fait un conservateur au plan de mœurs. ». Bruno Viard, Houellebecq au laser. La faute à Mai 68, o. c., p. 38.

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succès sexuels comme en numéraire, le tout avec l’approbation générale. » (PÎ, p. 26). Surtout si l’on compare ce passage à une affirmation de l’auteur dans Ennemis publics : « J’ai désiré, ça c’est vrai, gagner de l’argent avec mes livres ; je l’ai désiré avec violence […] dès que j’ai compris que c’était possible »1. Le succès financier est la preuve de la grande diffusion de ses textes, l’abjection de l’humoriste n’est autre que la réception qu’anticipe Houellebecq de la part de son public. Les romans de Michel Houellebecq sont des récits qui problématisent le monde car ils s’imprègnent de la réalité immédiate. Pour l’auteur, l’existence est composée de souffrance, alors les personnages mentionnés dans cette partie (les Arabes, les étrangers, les homosexuels, les femmes) prouvent que sa théorie est valable dans toutes les couches de la société. La récurrence des mêmes types de personnages atteste « d’une intention de catégorisation selon des préjugés et des clichés sociaux bien définis qu’il s’agit de faire subtilement partager par le lecteur, qui, par ailleurs, se voit ébloui par le sens […] provocateur du commentaire. »2 Les stéréotypes dont font usage les narrateurs sont bien sûr réducteurs et engendrent des réactions immédiates parce que, de par leur nature, les clichés se construisent autour des aspects désagréables, bizarres et même honteux d’une communauté. Pourtant, loin d’être des discours haineux et outranciers envers des catégories défavorisées, les récits houellebecquiens se proposent plutôt de « soulever un coin du tapis » afin de révéler les maux du monde, comme de la boîte de Pandore. Malheureusement, comme l’écrit Houellebecq en 2008 : « Le tapis est de forme ronde »3 ; les romans qui suivirent prouvent la direction de son projet littéraire qui n’a cessé de dévoiler le malheur. Le volet « D’abord, la souffrance ou le déclencheur du récit » marque le passage d’une partie théorique qui situe Michel Houellebecq dans le champ du roman français contemporain et une partie d’analyse textuelle qui suit la formation de la conscience artistique. Chez Houellebecq, les personnages se trouvent dans un conflit permanent avec le monde et sont caractérisés par un détachement progressif de la vie : la famille n’est plus une structure stable et forte qui donne des repères à l’individu, le cadre professionnel ne définit pas les héros, l’évolution de la société ne correspond plus à ses attentes ; il éprouve donc le besoin de faire un pas de côté. Les protagonistes démissionnent, partent en congé, prennent une retraite anticipée, se retirent 1

Michel Houellebecq et Bernard-Henri Lévy, Ennemis publics, o. c., p. 261. José Domingues de Almeida, Forcer le trait. Caricature et la construction du personnage chez Michel Houellebecq : aperçu de la réception critique, consulté à l’adresse : https://journals.openedition.org/carnets/7020, le 19 novembre 2019, p. 221. 3 Michel Houellebecq et Bernard-Henri Lévy, Ennemis publics, o. c., p. 293. 2

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dans des logements isolés, voyagent à l’autre bout du monde ou deviennent disparus volontaires. Comme le note Maud Granger Remy, « Ce retrait, délibéré et organisé foncièrement, s’oppose à toute forme de confrontation avec le monde »1 et favorise l’apparition de l’écriture. La création littéraire est vue comme combat contre la vie terrestre et contre la tentation du suicide, les personnages survivent parce qu’ils ont le sens du devoir, ils doivent écrire pour rendre compte du monde. Dans son article sur l’espace dans les romans de Houellebecq, Marinko Koščec pointe la même idée : « Écrire implique donc rechercher une position extérieure, esthétique, ironique, ainsi que combative, par rapport à la vie en général, et plus particulièrement à l’espace social contemporain et occidental, dans lequel le sujet est jeté et forcé d’évoluer. »2. Le travail de l’écrivain ou de l’artiste en général est fondamental parce qu’il poétise la souffrance afin de la comprendre et, de cette manière, il réimagine, reconstruit, convertit le monde. Les personnages de Houellebecq respectent les consignes que l’auteur donne dans Rester vivant. Méthode relatives au début de l’acte scriptural et au style, à savoir : « Lorsque vous susciterez chez les autres un mélange de pitié effrayée et de mépris, vous saurez que vous êtes sur la bonne voie. Vous pourrez commencer à écrire. » (RV, p. 12) ; « Dans les blessures qu’elle nous inflige, la vie alterne entre le brutal et l’insidieux. Connaissez ces deux formes. Pratiquez-les. » (RV, p. 10). Les individus qui peuplent les romans houellebecquiens sont des êtres paradoxaux qui suscitent à la fois la pitié et le dédain : ils sont pitoyables parce qu’aliénés, mais ils sont aussi méprisables car ils expriment ouvertement, par des paroles blessantes, leur mécontentement face à la vie. Leur écriture est brutale, mais trompeuse, elle est générée par un état initial d’apathie ou de dépression et produit un apaisement précaire : si cette mise en activité ne réussit pas à guérir le mal-être du personnage, elle l’aide au moins à persister dans sa poursuite du bonheur. Les chapitres qui suivent se proposent d’étudier les éléments de construction du texte narratif, vu ces personnages scripteurs, avatars de Houellebecq, qui écrivent pour vaincre la souffrance.

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Maud Granger Remy, « Houellebecq et le monde, contre ou au milieu » in Gavin Bowd (études réunies par), Le monde de Houellebecq, o. c., p. 10. 2 Marinko Koščec, « Espace et énergie dans les romans de Houellebecq » in Gavin Bowd (études réunies par), Le monde de Houellebecq, o. c., p. 144.

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II « Articuler » ou la construction du récit Michel Houellebecq est un auteur qui, à travers ses livres, parle de son processus créateur. Il le fait par les personnages qu’il invente, par les actions de ceux-ci et par les réflexions et les principes que l’auteur ne cesse d’insérer dans les textes. Comme nous l’avons déjà dit, Rester vivant. Méthode est l’essai à partir duquel nous analysons la démarche poétique houellebecquienne. Si la première étape dans le devenir de l’écrivain est la souffrance (dont les causes sont diverses et révèlent le conflit constant avec le monde), la deuxième suppose le passage à l’écriture : pour survivre, l’individu doit exprimer son malaise dans une forme cohérente et structurée. En respectant le même style sobre fait de phrases directes, mais consolatrices qui caractérise tout le recueil, la partie intitulée Articuler conseille les futurs auteurs sur quatre points importants : (1) l’impératif de la structure ; (2) l’inutilité de l’innovation formelle ; (3) l’antonymie entre poème et travail ; (4) l’acceptation des simulacres du bonheur (d’ailleurs inaccessible). (1) « Si vous ne parvenez pas à articuler votre souffrance dans une structure bien définie, vous êtes foutu. » (2) « Ne vous sentez pas obligé d’inventer une forme neuve. […] La plupart des formes neuves se produisent non pas en partant de zéro, mais par lente dérivation à partir d’une forme antérieure. […] Au sujet de la forme, n’hésitez jamais à vous contredire. Bifurquez, changez de direction autant de fois que nécessaire. » (3) « Ne travaillez jamais. Écrire des poèmes n’est pas un travail ; c’est une charge. » (4) « Ne négligez rien de ce qui peut vous procurer une parcelle d’équilibre. De toute façon, le bonheur n’est pas pour vous ; […] Mais si vous pouvez attraper un de ses simulacres, faites-le. » (RV, pp. 15-16) Les deux pages qui expliquent de manière synthétique comment écrire semblent inscrites dans l’esprit de chacun des personnages houellebecquiens. Ils sont conscients de leur difficulté à accepter la réalité telle qu’elle est et entament des projets scripturaux afin de la rebâtir. Ces consignes concernant la construction du texte que nous avons rappelées sont respectées par tous les romans de Houellebecq, les réflexions antérieures au travail de romancier influencent sans aucun doute les récits ultérieurs : il est facile d’observer le souci de structure et de cohérence (et même d’une « personnalité cohérente ») qui se dégage des textes narratifs de Houellebecq. Il n’essaie 115

pas d’inventer une forme neuve, tout chez lui s’inscrit dans les tendances de l’extrême contemporain, mais avec des renvois vers « une forme antérieure » (les échos mythiques, romantiques, réalistes, naturalistes, modernistes ont été largement évoqués et étudiés chez cet auteur) ; les personnages romanciers ou autobiographes qui travaillent leurs textes sont souvent surpris par l’irruption du langage poétique et fragmentent leurs récits afin de donner libre cours à ces moments d’inspiration ; enfin, les protagonistes acceptent et parfois cherchent des substituts ou des producteurs de bonheur afin de trouver l’équilibre psychique et de pouvoir mener à bien leur projet. Pour parler de la manière dont les romans de Houellebecq articulent la souffrance, il faut aborder trois questions : la structure des livres (disposition des parties et des chapitres, paratexte, incipit et excipit), l’hybridité du genre romanesque (qui vise l’intergénéricité et les réécritures) et l’hybridité du genre artistique (étant donné que, chez Houellebecq, il n’y a pas seulement des écrivains, mais aussi un portrait de l’artiste complexe). Tous ces aspects témoignent de la complexité de l’acte créateur houellebecquien, malgré le fait que son résultat – les romans – est souvent réduit à une simple superposition d’affirmations provocantes. La primauté donnée au travail du texte a été plus d’une fois avouée par l’auteur dans ses prises de parole. La correspondance avec Bernard-Henri Lévy dévoile un Houellebecq romancier pour qui le roman « c’est beaucoup de cambouis, de sueur ; ce sont des efforts insensés déployés pour que tout cela reste un peu en place, pour resserrer les boulons, pour éviter que l’ensemble ne parte dans les décors ; c’est, quand même, une espèce de machinerie. »1 Le roman comme machinerie apparaît ici aux antipodes du poème qui est découvert et non pas travaillé. Houellebecq va encore plus loin et appelle le roman « genre mineur » par rapport à la poésie. Pourquoi donc passe-t-il de la poésie (qu’il a toujours préférée) à la rédaction de romans ? À cause du devoir qu’il ressent, celui de « sauver les phénomènes, […] donner de [s]on mieux une retranscription de ces phénomènes humains qui se manifestaient, si spontanément, devant [lui] »2. L’enjeu de cette retranscription est pourtant majeur comme Houellebecq l’explique : « Décrivant le monde, inscrivant des blocs de réalité, vivants et irréfutables, je les relativise. Une fois transformés en texte écrit ils se teintent d’une certaine beauté irisée, liée à leur caractère optionnel. »3. Ses personnages écrivains (ou artistes) se donnent la même mission de revaloriser le monde en l’esthétisant. L’écriture de Houellebecq est ainsi poétique où l’on peut reconnaître la figure du poète maudit, muni d’une grande sensibilité dans sa restitution du monde.

1

Michel Houellebecq et Bernard-Henri Lévy, Ennemis publics, o. c., p. 257. Ibid., p. 81. 3 Michel Houellebecq, Interventions 2, o. c., p. 218. 2

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La structure des romans Le système narratif de Houellebecq est conforme à son exigence de structure : il s’agit dans chaque cas d’une fiction organisée dans des parties ou des chapitres qui guident la lecture et facilitent la transmission du message vers le public. Il est à remarquer la prédilection de l’auteur pour la division du récit en trois parties, avec ou sans titres, qui sont composés à leur tour d’un nombre variable de chapitres. Souvent, le récit débute par un prologue (parfois sans être nommé comme tel et que nous étudierons lors de l’analyse des incipit) et finit par un épilogue comme pour permettre au narrateur d’avancer ses thèses et de tirer ses conclusions sur l’histoire qu’il doit (vient de, respectivement) raconter. Plus précisément, il y a cinq romans formés de trois parties (il s’agit des cinq premiers romans de l’auteur : Extension du domaine de la lutte, Les particules élémentaires, Plateforme, La possibilité d’une île, La carte et le territoire) ; parmi les cinq, le premier et le dernier ne donnent pas de titre à leurs parties, mais les trois autres usent de cette convention pour offrir des pistes de lecture et anticiper sur le contenu. Deux autres romans plus récents font exception : si Soumission compte cinq parties (elles aussi sans titre), Sérotonine semble écrit d’un seul trait, il est découpé en chapitres, mais ceux-ci ne sont pas regroupés. À l’exception de ces quelques différences, il faut noter l’homogénéité de l’œuvre houellebecquienne qui doit beaucoup de cette unité à sa division interne : au-delà de respecter une certaine habitude dans le regroupement en trois volets, les romans semblent présenter un déséquilibre volontaire entre le nombre de chapitres que contient chacun d’eux. Presque toutes les parties finales (s’il y a découpage en parties) contiennent un nombre de chapitres inférieur aux précédentes. C’est comme si la voix du narrateur perd en vitalité et en force d’expression au fur et à mesure que la fin du récit approche, la volonté et la nécessité de parler ont été accomplies, le temps est venu pour le silence, la réflexion, le point final et la séparation de son œuvre. Titres et intertitres. Éléments de repérage dans le récit Ces observations préliminaires ouvrent la recherche à des analyses détaillées de quelques éléments de paratexte (comme le titre, les épigraphes) ou de composition (tels l’incipit, l’excipit), incontournables piliers de la

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poétique1 de l’auteur. Commençons par le paratexte. Dans son livre magistral, Palimpsestes. La littérature au second degré, Gérard Genette définit celui-ci comme « un des lieux privilégiés de la dimension pragmatique de l’œuvre, c’est-à-dire de son action sur le lecteur »2. En quoi ces « signaux accessoires, autographes ou allographes » (comme les appelle Genette) sont-ils révélateurs pour le public ? Leur pouvoir vient de leur caractère direct, synthétique, peu chronophage, impactant : le lecteur choisit un livre s’il est convaincu par son titre, ses couvertures, sa jaquette ou même par son illustration. De toutes ces notions, nous nous arrêtons seulement sur celle de « titre » (et « titre interne »), surtout parce qu’elle tient du paratexte auctorial (et non du paratexte éditorial) et sur celle d’« épigraphe » que nous analyserons lors de la discussion sur les incipit (vu l’usage fréquent de celleci au début des romans). Les titres des romans de Houellebecq témoignent du style de l’écrivain3, de ses usages de composition du texte et semblent entrer en dialogue les uns avec les autres. Si le premier (Extension du domaine de la lutte) semble poser un diagnostic à la relation de l’individu avec le monde, tous les autres représentent des explications, des alternatives à cet échec d’intégration. Comme n’importe quel titre, les intitulés choisis par l’auteur déclenchent le processus sémiotique et constituent le début d’une lecture interprétative

1

Nous utilisons ici le mot « poétique » aux sens de « réflexion sur les techniques et les procédures générales de l’écriture littéraire » (Jean Milly, Poétique des textes [1992], Paris, Éditions Armand Colin, 2008, p. 3) ou encore « étude des procédés internes de l’œuvre littéraire » (Vincent Jouve, Poétique du roman [3e édition], Paris, Éditions Armand Colin, 2010, p. 7). 2 Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Éditions du Seuil, 1982, p. 10. La relation qu’un texte entretient avec son paratexte (titre, préface, notes, épigraphes, illustrations, etc.) est pour Genette un des cinq types de relations transtextuelles (nous rappelons ici les quatre autres : intertextualité, métatextualité, architextualité, hypertextualité). Plus tard, dans Seuils, Gérard Genette théorise le concept de « paratexte » et le définit comme « “[z]one indécise” entre le dedans et le dehors, elle-même sans limite rigoureuse, ni vers l'intérieur (le texte), ni vers l’extérieur (le discours du monde sur le texte). » (Gérard Genette, Seuils, Paris, Éditions du Seuil, 1987, p. 8). Dans la même œuvre, il en propose plusieurs classifications, nous retiendrons celle entre le « péritexte » (qui se place à l’intérieur du livre : titre, nom de l’auteur et de l’éditeur, préface, notes) et l’« épitexte » (qui se trouve à l’extérieur de celui-ci, la présentation, la publicité, l’entretien notamment). 3 Ces titres des romans de Houellebecq ont très souvent inspiré des titres d’articles ou de livres appartenant surtout aux détracteurs du romancier qui ont créé des variations telles que : Extension du domaine de la provocation (Thomas Cluzel sur www.franceculture.fr), La possibilité d’un plagiat (Vincent Glad sur www.slate.fr) ou des pastiches comme le livre Mélatonine de Pascal Fioretto où l’auteur tourne en dérision les topoï de l’œuvre houellebecquienne. Toutes ces publications révèlent l’intention du public de se moquer des thématiques et de la banalité des titres houellebecquiens. Il s’agit d’articles ou de livres qui se proposent de déconstruire l’image de l’auteur et qui questionnent la valeur littéraire de son œuvre.

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censée révéler la thématique des romans. Dans son livre Poétique du roman1, Vincent Jouve propose plusieurs classements du titre en fonction du rôle qu’il remplit (fonction d’identification, descriptive, connotative, séductive). Dans le cadre de la fonction descriptive, il évoque la terminologie de Gérard Genette selon lequel il y a des titres thématiques (évoquant le contenu) et des titres rhématiques (décrivant la forme). Il va ensuite plus loin et propose quatre types de titres thématiques : littéraux (qui « renvoient au sujet central du roman »), métonymiques (qui « s’attachent à un élément ou à un personnage secondaire de l’histoire »), métaphoriques (qui « décrivent le contenu du texte de façon symbolique ») et antiphrastiques (qui « présentent ironiquement le contenu du texte »). De nature métaphorique, ceux choisis par Houellebecq se caractérisent par la complexité et la richesse symbolique : malgré leur construction morphosyntaxique simple et laconique, ils ont une grande force de signification. S’il est habituel de trouver une justification du titre dans une préface auctoriale, et plus rarement à l’intérieur du récit, chez Houellebecq il y a toujours des passages diégétiques explicatifs contenant les syntagmes titulaires qui reçoivent ainsi une tonalité plus poétique. Le titre Extension du domaine de la lutte contient une des thèses principales de l’œuvre houellebecquienne à savoir la sexualité comme système de différenciation sociale. Le constat de Houellebecq vise les inégalités que crée le libéralisme : non seulement il instaure une hiérarchie du point de vue économique, mais il commande aussi la satisfaction du désir. La « lutte » du titre n’a rien à voir avec un combat guerrier, elle se réduit aux ambitions de la conquête physique et sentimentale et à l’impact de son résultat : joie et satisfactions pour les uns, malheur et frustrations pour les autres. Cette lutte n’épargne personne, on est vulnérable malgré l’âge et le statut social : « En système économique parfaitement libéral, certains accumulent des fortunes considérables ; d’autres croupissent dans le chômage et la misère. En système sexuel parfaitement libéral, certains ont une vie érotique variée et excitante ; d’autres sont réduits à la masturbation et la solitude. Le libéralisme économique, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. De même, le libéralisme sexuel, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. » (E, p. 100). Il faut observer le caractère didactique de ce passage et du fragment qui le contient : les observations du narrateur viennent après avoir écouté la confession de Tisserand sur sa virginité et sur son refus de se payer une femme. Comme d’habitude, le protagoniste ne trouve pas les mots 1

Vincent Jouve, Poétique du roman [3e édition], o. c., pp. 12-13.

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pour réagir sur-le-champ (« Je n’ai évidemment rien pu lui répondre ; mais je suis rentré à mon hôtel assez pensif. », E, p. 100), mais cet aveu représente le point de départ d’une digression complexe et instructive sur la question. Sa position est à l’extérieur du monde, il se montre incapable de respecter les habitudes imposées par la société, mais il a une importante capacité de réflexion. Le narrateur accumule des témoignages sur la vie d’autrui à partir desquels il construit des hypothèses sur l’évolution des cadres de vie. Ingénieur agronome, Houellebecq tend à se servir du discours scientifique dans ses romans : Les particules élémentaires représentent un exemple concret où un concept de la physique devient titre et motif littéraire. Même si cette notion a un rapport évident avec le travail de recherche du personnage Michel Djerzinski, elle a aussi une valeur symbolique et fait référence à la nature et au fonctionnement des relations humaines. Il y a plusieurs passages où le titre se voit cité, mais celui que nous voulons reprendre ici transmet une thématique récurrente chez Houellebecq : la quête, voire l’idéalisation de l’amour. Après avoir assisté au mariage religieux de son frère, Michel a une sorte de révélation, s’approche du pasteur ayant officié la cérémonie et lui confesse : « “J’ai été très intéressé par ce que vous disiez tout à l’heure…” L’homme de Dieu sourit avec urbanité. Il enchaîna alors sur les expériences d’Aspect et le paradoxe EPR : lorsque deux particules ont été réunies, elles forment dès lors un tout inséparable, “ça me paraît tout à fait en rapport avec cette histoire d’une seule chair” ». (PE, p. 173). Les particules élémentaires dont il est question dans les travaux d’Aspect symbolisent l’amour platonicien tel qu’il est décrit dans Le Banquet (où chaque être cherche son âme sœur avec qui il forme un couple inséparable). Dans le paragraphe repris ci-dessus, l’union des partenaires devant Dieu renforce cette dimension d’unité recherchée et indivisible ; tous les personnages de Houellebecq rêvent d’un tel amour parfait, mais soit ne le trouvent jamais, soit le perdent abruptement. Les titres des trois parties sont à leur tour très poétiques et synthétisent des étapes que traverse l’individu : Le royaume perdu annonce un récit qui réitère l’enfance et l’adolescence des deux frères ayant raté la possibilité du bonheur et de l’amour pur, Les moments étranges synthétisent une vie adulte ponctuée d’événements bizarres et douloureux (Bruno est victime de troubles psychiques, Michel s’isole complètement). L’intitulé de la troisième partie, Illimité émotionnel, est le plus symbolique et s’inspire de la vision de Jean Cohen sur la poésie. Dans un article que Houellebecq écrit à l’occasion de la réédition d’un volume du théoricien, Le Haut Langage, il précise : « La poésie brise la chaîne causale et joue constamment avec la puissance explosive de l’absurde ; mais elle n’est pas l’absurdité. Elle est l’absurdité rendue créatrice ; créatrice d’un sens autre, étrange mais immédiat, illimité,

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émotionnel. »1 Dans cette partie finale du roman, les travaux de Michel ont ouvert la voie à l’immortalité physique, c’est-à-dire à une génération qui rompt avec les traumatismes de leurs ancêtres et qui forgent leur propre vie. S’il est évident que le monde va mal et qu’il manque d’amour, cela ne veut pas dire que ce sentiment soit impossible ; au contraire, ce désir va orienter les travaux de Djerzinski vers la création d’un nouvel homme ayant dépassé la mort et l’individualité et ouvrant son cœur à l’humanité. Ces considérations se superposent à l’explication d’Agnieszka Komorowska qui s’intéresse à la représentation des émotions dans ce roman de Houellebecq : « le biologiste [Michel] pose une équation assez simple : si l’Homme est marqué par l’individualisme, il est voué à une vie qui sur le plan émotionnel est caractérisée par la haine, la souffrance et le malheur. La logique de l’argumentation insinue que pour avoir une vie affective stable, il faut trouver l’accès à un autre mode de vie et une autre condition humaine. Il faut surmonter ce qui hante l’Homme depuis des siècles : le désir, symbole d’un moi narcissique qu’il faut détrôner. »2 Illimité émotionnel, l’homme le sera quand il aura réussi à dépasser son moi égoïste et malheureux et qu’il aura éprouvé la bonté et l’amour. Le titre Plateforme repose sur un jeu de mots constitué de « plat » et « forme » et donne lieu à des interprétations variées visant le style de l’auteur et la thématique du roman. Déjà Extension du domaine de la lutte contient une mention du narrateur sur la nécessité de réinventer le romanesque : « Nous sommes loin des Hauts de Hurlevent, c’est le moins qu’on puisse dire. La forme romanesque n’est pas conçue pour peindre l’indifférence, ni le néant ; il faudrait inventer une articulation plus plate, plus concise et plus morne. » (E, p. 42). Avec son troisième roman, Houellebecq semble imposer un traitement symbolique de la platitude de son œuvre, mise en avant par ses critiques à la sortie de chacun de ses livres. Ce qui est contesté c’est son style ; à ce sujet, les positions sont antagonistes : s’il y en a qui condamnent son manque d’innovation et affirment que son style « semble décalqué des instructions de montage d’une bibliothèque Ikea »3, d’autres soutiennent que son écriture produit l’émotion, son style « est délibérément “plat” parce que l’époque est “plate”. »4 Au-delà de renvoyer à la manière d’écrire de Houellebecq, le titre donne aussi des pistes 1

Michel Houellebecq, Interventions 2, o. c., p. 81. Agnieszka Komorowska, « Comment “ restaurer les conditions de possibilité de l’amour” ? La représentation des émotions dans Les particules élémentaires de Michel Houellebecq » in Lendemains, no 142/143 : Houellebecq/Stadtkonstruktionen in der Literatur, Narr, 2011, p. 44. 3 Éric Naulleau, Au secours, Houellebecq revient ! Entretiens avec Christophe Absi et JeanLoup Chiflet, o. c., p. 118. 4 Olivier Bardolle, « La littérature à vif » in La vie des hommes, Paris, l’Éditeur, 2013, p. 594. Sur la question du style de Houellebecq nous allons revenir dans le premier chapitre de la troisième partie. 2

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sur la position qui est la sienne : tandis que Les particules élémentaires offre des solutions métaphysiques aux problèmes de l’humanité, dans Plateforme l’auteur se place « au milieu du monde » (comme l’indique la mention qui apparaît au-dessus du titre, en majuscules, sur la première de couverture) et imagine une société soumise aux lois du marché. Comme toujours chez Houellebecq, le titre est repris à l’intérieur du texte. Une première occurrence souligne la platitude, la visée prosaïque du projet touristique que Michel construit à côté de Valérie et Jean-Yves : « Dans un état d’excitation un peu irréelle, nous établissions une plateforme programmatique pour le partage du monde. » (P, p. 242) ; mais un autre passage qui cite le mot du titre est encore plus métaphorique et parle de l’esthétique houellebecquienne : « Un jour, à l’âge de douze ans, j’étais monté au sommet d’un pylône électrique en haute montagne. Pendant toute l’ascension, je n’avais pas regardé à mes pieds. Arrivé en haut, sur la plateforme, il m’avait paru compliqué et dangereux de redescendre. Les chaînes de montagnes s’étendaient à perte de vue, couronnées de neiges éternelles. Il aurait été beaucoup plus simple de rester sur place ou de sauter. J’avais été retenu, in extremis, par la pensée de l’écrasement ; mais, sinon, je pense que j’aurais pu jouir éternellement de mon vol. » (P, pp. 310-311). Cet épisode très poétique pourrait suggérer l’oscillation de l’auteur entre deux manières de faire face au monde : monter au sommet du pylône, contempler les cimes des montagnes éternellement enneigées, c’est-à-dire proposer des utopies basées sur des connaissances ontologiques ou bien descendre dans le réel et trouver des solutions plus pragmatiques, plus accessibles comme la mondialisation du tourisme sexuel. Qui plus est, le flottement contemplatif auquel l’individu n’a pas accès (à remarquer le conditionnel passé de la structure : « j’aurais pu jouir éternellement de mon vol ») « semble évoquer l’idée séduisante, mais impossible, d’une vie placée entièrement sous l’égide de l’esthétique »1, comme le remarque Jacob Carlson. On ne saurait pas dire si la vision de Houellebecq est vraiment antiutopique, s’il voit dans la prostitution planétaire un moyen d’échapper à la souffrance et aux frustrations ou s’il offre cette issue justement pour souligner son échec. Le protagoniste de Plateforme représente la preuve que cette option n’est pas viable : les trois parties du roman ont des titres qui annoncent le parcours de Michel. Tropic Thaï, Avantage concurrentiel et Pattaya Beach sont moins poétiques que ceux du roman précédent, mais ont une fonction de repérage : le début et la fin du roman retrouvent Michel en Thaïlande (en compagnie de Valérie ou seul, après le décès de celle-ci) et la partie centrale est réservée à l’insertion du protagoniste dans le domaine du tourisme sexuel.

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Jacob Carlson, La Poétique de Houellebecq : réalisme, satire, mythe (thèse de doctorat), o. c., p. 188.

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La possibilité d’une île est le seul roman de Houellebecq qui fait revenir son titre à l’intérieur du roman dans le cadre d’un poème que Daniel adresse à Esther avant de se donner la mort. Outre cette singularité, il faut également remarquer que ce livre contient, rien qu’en le feuilletant, le plus grand nombre de poèmes intercalés : la troisième partie suscite la fierté de Houellebecq, comme il l’affirme dans Ennemis publics d’avoir « fait triompher la poésie à l’intérieur même du roman »1 : « Ma vie, ma vie, ma très ancienne / Mon premier vœu mal refermé / Mon premier amour infirmé, / Il a fallu que tu reviennes. / Il a, fallu que je connaisse / Ce que la vie a de meilleur, / Quand deux corps jouent de leur bonheur / Et sans fin s’unissent et renaissent. / Entré en dépendance entière, / Je sais le tremblement de l’être / L’hésitation à disparaître, / Le soleil qui frappe en lisière / Et‚ l’amour, où tout est facile, / Où tout est donné dans l’instant ; / II existe au milieu du temps / La possibilité d’une île. » (PÎ, p. 398-399). L’île du titre est, nous pouvons le supposer, une projection paradisiaque où pourraient s’accomplir les rêves d’amour et qui accueillerait une nouvelle forme de vie, les néo-humains. L’intertexte avec le mythe de l’Atlantide de Platon est une autre filière interprétative qui s’impose et qui renforce l’idée d’espace utopique. Pourtant, le scénario construit par Houellebecq, celui de créer une race qui ne connaisse pas les souffrances (du désir, de la vieillesse), des clones isolés étrangers à tous les mécanismes de fonctionnement de la société et incapables d’éprouver des sentiments, n’a rien d’une utopie rassurante. Il y en a qui veulent transgresser les règles de cette nouvelle civilisation et, inspirés par les récits de vie de leurs prédécesseurs, qui partent à la recherche de l’amour et du bonheur. À part le poème ci-dessus qui contient le syntagme titulaire, le mot « possibilité » réapparaît dans nombre de constructions qui semblent contenir les désirs profonds des êtres houellebecquiens : « possibilité de vie commune », « possibilité du bonheur », « possibilité d’aventure », « possibilité de rencontre », « possibilité de l’amour », « possibilité de la sérénité parfaite ». Quant aux intertitres, très prosaïques, ils fonctionnent comme de vraies bornes guidant la lecture. « Commentaire de Daniel24 », « Commentaire de Daniel25 » et « Commentaire final, Épilogue » marquent la succession de clones censés commenter le récit de vie de Daniel1. Tant que nous y sommes, il faut remarquer la construction particulière du récit de La possibilité d’une île qui fait alterner le récit autobiographique de Daniel1 et les interventions analytiques de ses successeurs. Ce système narratif est unique dans le cadre des créations houellebecquiennes et, selon Maud Granger Remy, correspond à une double intentionnalité : « Du point de vue diégétique, le récit de vie doit remédier au transfert du contenu mémoriel d’un clone à l’autre. Autrement dit, pour perpétuer sa lignée, il est nécessaire 1

Michel Houellebecq et Bernard-Henri Lévy, Ennemis publics, o. c., p. 291.

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de laisser un témoignage écrit. Du point de vue métatextuel, l’alternance des discours reconstruit une véritable histoire de l’humanité, les commentaires des clones permettent de combler les lacunes du récit premier et d’expliquer les différentes étapes de l’évolution de l’espèce. »1 Cette structure entrelacée pour laquelle a opté l’auteur (où chaque chapitre porte le nom de celui qui l’écrit accompagné d’un numéro indiquant la succession de ses interventions du type : Daniel1,1 ; Daniel1,2 ; Daniel24,1 etc.) rappelle l’écriture biblique et transforme le texte légué à l’humanité en une sorte de livre des origines. Le cinquième roman de Houellebecq se démarque des autres par le rejet moins violent du réel. La carte et le territoire reprend et développe quelques-unes des thématiques des livres précédents (la quête de l’amour et du bonheur, la solitude), mais la tonalité est différente, plus retenue, moins accusatrice. L’appareil titulaire a une valeur métalittéraire évidente : vu l’univers diégétique fait d’artistes qui reconstruisent le monde par leurs créations, il est possible d’associer « la carte » aux objets artistiques (photographies, tableaux, écriture) et « le territoire » au réel qu’ils reproduisent. La mission de l’artiste ? Esquisser la carte de sorte que le territoire soit un endroit confortable pour les êtres. Cette dimension métatextuelle du titre est confirmée par le passage diégétique qui le contient, plus exactement celui sur l’exposition de photographies de cartes Michelin réalisée par Jed Martin : « Jed avait affiché côte à côte une photo satellite prise aux alentours du ballon de Guebwiller et l’agrandissement d’une carte Michelin “Départements” de la même zone. Le contraste était frappant : alors que la photo satellite ne laissait apparaître qu’une soupe de verts plus ou moins uniforme parsemée de vagues taches bleues, la carte développait un fascinant lacis de départementales, de routes pittoresques, de points de vue, de forêts, de lacs et de cols. Au-dessus des deux agrandissements, en capitales noires, figurait le titre de l’exposition : “LA CARTE EST PLUS INTÉRESSANTE QUE LE TERRITOIRE” ». (CT, pp. 79-80). L’opposition qui se dégage de ce fragment est celle entre la photographie du réel et celle d’une reproduction de celui-ci. Tandis que la première reproduit le monde tel qu’il est, un mélange de paysages et d’individus indistincts, l’autre recrée la vie, formule une nouvelle vision du monde où chaque détail ou individu peut trouver sa place, où le triomphe de la nature équivaut à la consolation des âmes. Le lacis de points de vue, écrit en italiques et placé dans une énumération à côté des formes de relief, renvoie lui aussi à la construction du texte fictionnel. Dans La carte et le territoire (et d’ailleurs dans tous les romans de Houellebecq) il y a polyphonie du discours : la narration n’est pas faite de la perspective d’un seul narrateur (à la première ou à la troisième 1

Maud Granger Remy, « La Possibilité d’une île ou “Le Livre des Daniel” » in Murielle Lucie Clément et Sabine van Wesemael (sous la direction de), Michel Houellebecq à la Une, o. c., pp. 221-222.

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personne), mais elle s’enchaîne par la superposition de points de vue, les personnages façonnent le contenu du roman par des interventions répétées. Soumission est un titre ambigu. Il est possible d’interpréter cette « soumission » comme un geste d’offrande de la part de l’auteur vers ses lecteurs : Houellebecq « soumet » son livre à son public tout en affirmant le rôle déterminant des lecteurs dans le champ de la création littéraire1. Toutefois, la diégèse qui cite le nom du titre suggère une autre signification, plus liée à la thématique du roman, à savoir l’islamisation de la société. Lors d’une visite de François chez Rediger, le président du Conseil National des Universités, qui veut convaincre le protagoniste de reprendre son poste à la Sorbonne, Rediger évoque Histoire d’O2, le célèbre livre de Dominique Aury et parle de soumission en ces termes : « “C’est la soumission” dit doucement Rediger. “L’idée renversante et simple, jamais exprimée auparavant avec cette force, que le sommet du bonheur humain réside dans la soumission la plus absolue. C’est une idée que j’hésiterais à exposer devant mes coreligionnaires, qu’ils jugeraient peut-être blasphématoire, mais il y a pour moi un rapport entre l’absolue soumission de la femme à l’homme, telle que la décrit Histoire d’O, et la soumission de l’homme à Dieu, telle que l’envisage l’islam. […]. Qu’est-ce que le Coran au fond, sinon un immense poème mystique de louange ? De louange au Créateur, et de soumission à ses lois. ” » (SOU, p. 260). Dans ce passage, l’attitude qu’adopte la jeune O par rapport à ses amants est considérée comme source du bonheur le plus intense ; la soumission de la femme à l’homme engendre la satisfaction parce qu’elle est signe d’appartenance. Pour Rediger, l’islam fonctionne de la même façon. L’homme se soumet à Dieu, il loue la création divine et il respecte ses lois. La soumission volontaire aux principes de cette religion peut être considérée comme une alternative au christianisme et même au bouddhisme pour lesquels le monde est « inadéquation et souffrance ». Ainsi, la fiction politique que Houellebecq construit dans ce roman est une solution de plus que l’auteur offre aux individus : la conversion est une projection utopique (ou bien dystopique ?) censée apporter le bonheur. Le titre de Sérotonine, comme celui des Particules élémentaires, impose une lecture interprétative qui touche au domaine de la science. Non plus la 1 Voir l’article de Chantal Michel, Le professeur de Soumission de Michel Houellebecq, consulté le 27 novembre 2019, à l’adresse : https://www.academia.edu/36995100. 2 Histoire d’O est un roman signé par Pauline Réage (pseudonyme de Dominique Aury) qui raconte l’histoire d’une femme libre du point de vue sexuel (vu son époque, les années 1950) qui devient volontairement esclave de ses amants, René et Sir Stephen. Le livre décrit des pratiques sadomasochistes acceptées par une femme dont le seul plaisir est celui d’appartenir à quelqu’un. L’enfermement dans cette maison où les hommes soumettent O à des supplices physiques (elle est fouettée, marquée au feu rouge aux initiales de son maître, son sexe est percé de deux anneaux) est la preuve de la disponibilité pour le don de soi.

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physique, mais la biologie cette fois-ci est convoquée pour élucider le sens de l’appareil titulaire. D’après le Larousse, la sérotonine est « une substance synthétisée par les cellules de l’intestin et ayant par ailleurs un rôle de neurotransmetteur du système nerveux central »1, impliquée dans la gestion des humeurs et associée à l’état de bonheur. Ce titre métaphorique et concis contient en germe tout le contenu du roman. La sérotonine, hormone fabriquée naturellement par le corps humain et dont la sécrétion est augmentée par l’ingestion de Captorix (le médicament que prend Florent régulièrement), est celle qui apporte un certain équilibre dans la vie du protagoniste. Les fragments qui contiennent le nom du titre semblent empruntés à un livre de biologie ou à un article scientifique, parfois inaccessibles au lecteur commun : « Les premiers antidépresseurs connus (Seroplex, Prozac) augmentaient le taux de sérotonine sanguin en inhibant sa recapture par les neurones 5-HT1. La découverte début 2017 du Capton D-L allait ouvrir la voie à une nouvelle génération d’antidépresseurs, au mécanisme d’action finalement plus simple, puisqu’il s’agissait de favoriser la libération par exocytose de la sérotonine produite au niveau de la muqueuse gastro-intestinale. » (SÉ, p. 12). Malgré le possible hermétisme du roman dans les parties contenant des explications scientifiques, en général le mot « sérotonine » est assez vulgarisé, reconnu et automatiquement associé au bien-être. Le choix du titre est poétique et symbolise le Graal recherché par tous les personnages houellebecquiens ; car qu’est-ce que la sérotonine sinon l’hormone du bonheur ? Pour conclure sur la question du titre, il faut dire que les romans de Houellebecq s’identifient par des noms synthétiques et métaphoriques qui guident la lecture et sont éclairés à leur tour, au fur et à mesure que les pages se tournent. Même si les livres changent de décor et varient les personnages, les thématiques se correspondent et insistent sur la difficulté de trouver sa place dans le monde. Comme nous l’avons déjà affirmé, si le premier roman, Extension du domaine de la lutte, a la fonction d’émettre un diagnostic à l’égard de la société, les autres proposent des échappatoires à la généralisation des hiérarchies engendrant la souffrance. Les particules élémentaires envisagent l’immortalité, Plateforme met en marche les mécanismes du tourisme sexuel, La possibilité d’une île prépare l’apparition des Futurs, La carte et le territoire conçoit le salut par l’art, Soumission offre l’alternative de la conversion religieuse, Sérotonine soutient l’isolement par la disparition volontaire de la société et l’ingestion d’antidépresseurs. Les éléments de péritexte et la structure des livres orientent le lecteur, imposent un univers d’attente et facilitent la progression de la lecture. Selon Max Roy, « Tout déploiement de signaux à l’intention du lecteur, qu’il 1

https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/sérotonine, consulté le 5 septembre 2019.

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s’agisse de titres et d’intertitres, de divisions internes du livre et d’illustrations, agit comme un vade-mecum. À la différence d’un discours d’accompagnement (préface, résumé, etc.), ce mode d’emploi, consultable à tout moment, pourrait favoriser la progression du lecteur dans le texte. »1 Pourtant, nous avons remarqué que, chez Houellebecq, les chapitres n’ont pas de titre (et parfois pas de numéro non plus), les parties sont assez rarement intitulées et les intertitres sont presque introuvables. Cela n’arrive pas par indifférence ou refus de seconder le lecteur, mais cela relève de l’esthétique houellebecquienne selon laquelle « un roman devrait pouvoir s’ouvrir à n’importe quelle page, et être lu indépendamment du contexte »2. Cet impératif de cohérence est un des piliers échafaudant la structure réclamée par Houellebecq dans Rester vivant. Méthode et confirmée par les romans. La construction des récits est rigoureuse et les signaux marquant des divisions sont soigneusement choisis, de sorte que le lecteur garde son rôle de restaurateur d’implicite : les interprétations ne sont pas données, c’est au public de découvrir les possibles significations. La relation incipit-excipit L’importance de la rigueur compositionnelle dans l’expression de la souffrance est évidente chez Houellebecq et repérable aussi au niveau du début et de la fin des romans. Ces deux espaces d’ouverture et de clôture du texte jouent un rôle très important parce que c’est là que se décide le sort du livre : l’incipit est un lieu stratégique, dépositaire de thèmes et de possibles sémantiques, où se scelle le pacte de lecture ; l’excipit est le lieu qui marque la fin de l’histoire et avec elle, de la lecture. Si, le plus souvent, la critique traite séparément ces deux objets textuels, Andrea del Lungo propose de les étudier ensemble et forge même un syntagme pour les nommer : « le-débutet-la-fin » est plein de significations, étant donné que la partie finale réactualise et enrichit les sens premiers du commencement ou, pour citer le chercheur : « la relation entre le début et la fin est l’élément prioritaire et privilégié afin de donner au lecteur une telle clé herméneutique, permettant de relire et de réinterpréter le texte ; […] une telle relation critique […] est programmée par le texte, en ce qui la fin renvoie de manière en quelque sorte inéluctable au début, au lieu où le parcours du sens a commencé. »3. 1

Max Roy, « Du titre littéraire et de ses effets de lecture » in Protée, 36 (3), 2008, p. 50, consulté le 22 novembre 2019, à l’adresse : https://doi.org/10.7202/019633ar. 2 « Entretien avec Christophe Duchatelet et Jean-Yves Jouannais » in Michel Houellebecq, Paris, Imec Éditeur, 2012, coll. « Les grands entretiens d’artpress », p. 16. 3 Andrea del Lungo (dir.), Le Début et la fin du récit. Une relation critique, Paris, Éditions Classiques Garnier, 2010, coll. « Théorie de la littérature », p. 17.

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Dans les romans de Houellebecq, l’entrée dans l’univers de la fiction est un élément fondamental du dialogue auteur-lecteur et a déjà fait l’objet de plusieurs études ; pourtant, nous trouvons essentiel de prendre aussi en considération la manière dont l’auteur programme la sortie de la fiction et de nous interroger pour savoir si les thématiques, les tonalités, la composition des deux parties se correspondent. Dans son livre sur l’incipit romanesque, del Lungo a repéré quatre fonctions de cet élément de structure du texte littéraire : si deux d’entre elles (la fonction informative et dramatique) sont variables et en relation de dépendance (elles doivent « informer le lecteur sur l’univers de la fiction et en même temps le faire entrer dans l’histoire »1), les deux autres (les fonctions codifiante et thématique) sont constantes et participent, à côté de l’appareil paratextuel, à l’ouverture du texte. Même si del Lungo associe ces fonctions uniquement à l’incipit et qu’il affirme que : « […] ces deux objets textuels, le début et la fin, posent des problématiques différentes : le commencement, moment redoutable pour l’écrivain et moment décisif pour le lecteur, n’a sans doute pas les mêmes fonctions que la fin, moment décisif pour l’écrivain et peut-être redoutable pour le lecteur. »2. Nous nous proposons d’observer les stratégies de codification et de thématisation dans les deux frontières textuelles. Tout comme l’incipit qui a ce rôle « de commencer, de réaliser le passage dans un espace linguistique nouveau, qui demande une confrontation avec l’arbitraire lié à l’origine du discours et à l’acte même du commencement »3, l’excipit peut être envisagé comme ayant la tâche de clôturer, de marquer la sortie d’un espace linguistique qui implique le libre choix lié à l’arrêt du discours et à l’acte même de la fin. Idem pour la fonction thématique : si « le début du roman joue obligatoirement un rôle thématique en raison de la présentation – explicite ou implicite – du sujet du texte, et en raison de l’ouverture de champs sémantiques ou perceptifs »4, notre hypothèse, qui se superpose d’ailleurs aux travaux plus récents de del Lungo, est que l’excipit a lui aussi une fonction thématique dont le caractère est un peu différent. La fin du livre n’offre plus (ou du moins pas souvent) d’implicites devant être restaurés par le lecteur, mais plutôt des modes de déchiffrement permettant de mieux comprendre l’incipit et le roman dans son intégralité. Autrement dit, notre intention est d’analyser la relation incipit-excipit dans les romans de Houellebecq de ce double point de vue : la codification, c’est-à-dire la manière dont les livres marquent l’entrée et la sortie de la 1

Andrea del Lungo, L’incipit romanesque [1997], texte traduit de l’italien, revu et remanié par l’auteur, Paris, Éditions du Seuil, 2003, p. 173. 2 Andrea del Lungo (dir.), Le Début et la fin du récit. Une relation critique, o. c., p. 10. 3 Andrea del Lungo, L’incipit romanesque, o. c., p. 156. 4 Ibid., p. 160.

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fiction et la thématisation, à savoir comment les réseaux sémantiques ouverts par l’incipit sont repris ou enrichis par la fin. Avant de passer à l’analyse proprement dite, il est utile de préciser que la relation critique reliant les deux bordures textuelles houellebecquiennes est, selon la classification de del Lungo, une relation de déplacement puisque « la fin réactualise les possibles sémantiques du début, mais les infléchit vers d’autres significations. »1 Le plus souvent, la direction vers laquelle la fin oriente le processus herméneutique est l’autoréférentialité. À la manière de La Recherche de Proust dont la partie finale déplace le sens du commencement (le temps irréversible et accablant est remplacé par le temps de l’écriture), les romans de Houellebecq finissent par l’image des protagonistes qui font l’expérience de la création artistique : ils survivent grâce à l’écriture. L’entrée et la sortie de l’espace de la fiction suivent des règles qui relèvent de la poétique de l’auteur. Chez Houellebecq, la plupart des romans s’ouvrent par un incipit in medias res dans le but de capter le lecteur et de l’entraîner dans l’acte narratif. À la manière d’un journal intime comme l’explique l’auteur2, Extension du domaine de la lutte débute ainsi : « Vendredi soir, j’étais invité à une soirée chez un collègue de travail. » (E, p. 5) pour relater ensuite le déroulement de cette rencontre ponctuée d’événements insignifiants dans une atmosphère alcoolisée (une collègue fait un striptease, deux filles bavardent sur le canapé, le protagoniste s’endort sur un tas de coussins et perd ses clefs de voiture). La banalité de ces propos introduit les thématiques du roman : la superficialité des relations interhumaines, le libéralisme et la sexualité, le féminisme, le rêve. Ces deux pages de l’incipit sont liées à la suite du livre par une relation directe, le début annonce d’emblée les questions que le livre soulève. Pourtant, l’épigraphe qui ouvre le livre et que nous allons mettre en rapport avec celle qui le clôt offre une piste de lecture supplémentaire et anticipe la touche autoréférentielle que le roman développe et sur laquelle finit le texte : « La nuit est avancée, le jour approche. Dépouillons-nous donc des œuvres des ténèbres, et revêtons les armes de la lumière. Romains, XIII, 12 » (E, p. 5) ; « Aussi paradoxal que cela puisse paraître, il y a un chemin à parcourir et il faut le parcourir, mais il n’y a pas de voyageur. Des actes sont accomplis, mais il n’y a pas d’acteur. Sattipathana-Sutta, XLII, 16 » (E, p. 152).

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Andrea del Lungo (dir.), Le Début et la fin du récit. Une relation critique, o. c., p. 19. « Je ne crois pas que c’était vraiment prévu comme un roman au départ, Extension du domaine de la lutte. Ça commence comme un journal, en fait. […] C’est assez bizarre comme début, car bien que ça commence comme un journal, je ne me souviens d’aucune soirée équivalente, dans ma vie. / Donc tu as commencé par le début ? / Là, oui, je crois. Mais je crois que ce serait assez mon genre de tenir un journal faux. » (Martin de Haan, « Entretien avec Michel Houellebecq » in Sabine van Wesemael (études réunies par), Michel Houellebecq, o. c., p. 18). 2

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La question de la religion occupe une place importante chez Houellebecq où des personnages cherchent l’appartenance spirituelle, évoquent le dieu de diverses confessions et veulent trouver une réponse à leurs interrogations existentielles. Les deux citations qui renvoient d’abord à la Bible, ensuite aux anciens écrits du bouddhisme, soulignent la nuit morale que traverse l’humanité, le vide de l’existence et l’absurdité de la vie. C’est sur cette tonalité que commence la fin du roman. Le 20 juin, le protagoniste décide de retourner à Saint-Cirgues-en-Montagne : il écoute Radio Nostalgie, il « termine tout ce qui reste à manger chez [lui] » (E, p. 152) et il prend le train en direction de l’Ardèche. La partie qui suit est d’une poéticité et d’une décharge émotionnelle saisissante : ayant à parcourir une quarantaine de kilomètres à vélo, le personnage prend conscience de « l’absurdité du projet » dont « le but ne [lui] apparaît plus très bien », il doute de ses capacités physiques, il souffre, la route est « un supplice permanent, mais un peu abstrait », il pleure « un petit peu », il aimerait être mort et se demande « Qui s’acharnerait, ainsi, sur moi ? » quand il voit une pancarte « Attention. Tirs de mines ». L’homme arrive enfin dans le village, il descend à l’hôtel « Parfum des bois », craint l’accueil trop insistant des habitants, mais est vite rassuré par leur naturel, il prend trois Tercian, il dîne, « pleure en mangeant, avec de petits gémissements », il essaie en vain de dormir et vers quatre heures du matin « la nuit devient différente ». Il se réveille à sept heures et continue son voyage dont le caractère change et acquiert une dimension presque héroïque : « Je m’allonge dans une prairie, au soleil. […] Tout ce qui aurait pu être source de participation, de plaisir, d’innocente harmonie sensorielle, est devenu source de souffrance et de malheur. En même temps je ressens, avec une impressionnante violence, la possibilité de la joie. Depuis des années je marche aux côtés d’un fantôme qui me ressemble, et qui vit dans un paradis théorique, en relation étroite avec le monde. J’ai longtemps cru qu’il m’appartenait de le rejoindre. C’est fini. [...] le but de la vie est manqué. Il est deux heures de l’après-midi. » (E, pp. 155-156). Le protagoniste croit à la fatalité, il ne cherche pas à déjouer son destin, il fait ce voyage dans l’intention d’atteindre la fusion avec le monde, mais il est obligé d’admettre le contraire. La vision de Houellebecq sur la vie est manichéenne : d’une part il y a la lumière et le bonheur, gratuits et apparemment accessibles à tout le monde ; d’autre part il y a les ténèbres et la souffrance, décidément réservées à ses personnages. Même s’il est entouré de la joie et de la beauté les plus pures, le protagoniste ne peut pas changer son moi intime est c’est là qu’il puise son écriture : « Une grande claque mentale me ramène au plus profond de moi-même. Et je m’examine, et j’ironise, mais en même temps je me respecte. Combien je me sens capable, jusqu’au bout, d’imposantes représentations mentales ! Comme elle est nette, encore, l’image que je me fais du monde ! » (E, p. 155). Les observations que fait le protagoniste dans la partie finale du roman font écho à sa position d’observateur de l’incipit. Il participe aux rituels de ce monde juste pour en 130

enregistrer les usages et les transmettre à la postérité. Quant à la manière de clore le récit, l’auteur décide d’interrompre le discours sur le topos de la séparation : si elle suggère la relation difficile que le protagoniste a avec le monde, elle fait aussi référence au moment où l’écrivain se sépare de son livre. Le roman finit parce que tout a été dit, il ne reste plus qu’à soumettre le contenu au lecteur. La construction des Particules élémentaires est particulière en ce qu’elle propose de commencer et de finir la lecture par deux zones intermédiaires intitulées « Prologue » et « Épilogue ». L’« ouverture », pour reprendre le terme de del Lungo, qui représente « la série de passages stratégiques qui se réalisent entre le paratexte et le texte »1 est constituée de deux parties dont le porteur du message est diffèrent. Ainsi, dans le cadre du Prologue le lecteur découvre d’abord un texte qui semble être une note de l’auteur sur le sujet du livre et sur le rôle majeur joué par le personnage Michel Djerzinski dans l’avènement de ce qu’il appelle « la troisième mutation métaphysique » : « Ce livre est avant tout l’histoire d’un homme, qui vécut la plus grande partie de sa vie en Europe occidentale, durant la seconde moitié du XXe siècle. » (PE, p. 7). Après ce commentaire métatextuel sur le livre qui va s’ouvrir, la voix du récit change, la troisième personne est remplacée par la première personne du pluriel qui articule un discours écrit en italiques et ayant la forme d’un poème. À quelqu’un qui vient d’entamer la lecture du roman, ce passage du Prologue peut sembler incongru et manquer de sens. Pourtant, une lecture à rebours depuis la fin du livre donne une signification à ce texte : le « nous » collectif représente la nouvelle espèce, immortelle, asexuée, à la création de laquelle ont abouti les travaux du chercheur Djerzinski : « Maintenant que la lumière autour de nos corps est devenue palpable, / Maintenant que nous sommes parvenus à destination / Et que nous avons laissé derrière nous l’univers de la séparation, / L’univers mental de la séparation, / Pour baigner dans la joie immobile et féconde / D’une nouvelle loi / Aujourd’hui, / Pour la première fois, / Nous pouvons retracer la fin de l’ancien règne. » (PE, p. 10). Cet idéal de bonheur que recherchent tous les personnages houellebecquiens s’accomplit grâce aux avancées de la recherche et de la technologie : les nouveaux individus rendent hommage à leurs prédécesseurs, ils veulent raconter leur histoire parce qu’ils leur doivent la vie. Ces quatre pages qui ouvrent Les particules élémentaires signalent la présence auctoriale de Houellebecq et invitent le lecteur à déchiffrer son projet narratif. L’entrée dans la matière romanesque se fait juste après, à la troisième personne, par un récit sur le pot de départ de Michel Djerzinski. Comme dans Extension du domaine de la lutte, ce genre de rencontre entre collègues 1

Andrea del Lungo, L’incipit romanesque, o. c., p. 54.

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est très froide, on en apprend plus sur la marque des objets (tel que le réfrigérateur Brandt) que sur les gens, personne ne propose de prendre une photo, un malaise s’empare des convives qui se séparent rapidement. Suivent ensuite des réflexions sur des questions de succession à la tête de l’unité de recherche, sur la bonne qualité de vie assurée par l’abondance des supermarchés, sur la solitude des êtres qui s’achètent des animaux de compagnie et le premier chapitre finit sur l’image de Michel qui prend trois Xanax. Encore une fois, le début est in medias res et contient les thématiques développées par le roman : le matérialisme, la concurrence, la solitude, la dépression. Ce qui est à remarquer, c’est le fait que ni le commencement, ni la fin (comme on le verra dans ce qui suit) ne mentionnent pas l’autre protagoniste du livre, Bruno le frère de Michel. Ce choix de construction diégétique souligne l’importance donnée au biologiste : si le roman relate parallèlement deux modes de vie, la primauté est donnée au personnage qui propose une solution au mal-être que les deux ressentent. De manière symétrique, Les particules élémentaires clôt par un Épilogue qui, de nouveau, mélange les voix narratives : les détails sur l’évolution et les résultats des travaux initiés par Djerzinski et découverts par Frédéric Hubczejak (qui ont d’ailleurs mené à la création du premier représentant d’une nouvelle espèce le 27 mars 2029) sont encadrés par la prise de parole de la nouvelle espèce qui s’exprime toujours à la première personne du pluriel cinquante ans plus tard. Elle constate la disparition graduelle des humains et met en lumière les différences qui les séparent : « l’ambition ultime de cet ouvrage est de saluer cette espèce infortunée et courageuse qui nous a créés. Cette espèce douloureuse et vile, à peine différente du singe, qui portait cependant en elle tant d’aspirations nobles. Cette espèce torturée, contradictoire, individualiste et querelleuse, d’un égoïsme illimité, parfois capable d’explosions de violence inouïes, mais qui ne cessa jamais pourtant de croire à la bonté et à l’amour. Cette espèce aussi qui, pour la première fois de l’histoire du monde, sut envisager la possibilité de son propre dépassement ; et qui, quelques années plus tard, sut mettre ce dépassement en pratique. […] Ce livre est dédié à l’homme. » (PE, pp. 316-317) Cette dernière partie du roman fonctionne comme un autre avertissement de la part de l’auteur, sa présence dans la fiction se manifeste dans ces pages expliquant l’objet et l’objectif du livre. Donc, la fin du roman n’est pas à chercher ici : l’excipit tient de l’enchaînement logique des actions et est décelable à la fin du septième chapitre de la troisième partie, juste avant l’épilogue. Chronologiquement, l’excipit recouvre des événements s’étant déroulés entre 2000 et 2009, période qui correspond au déménagement de Djerzinski en Irlande et à son intense activité intellectuelle solitaire. Il s’agit d’un intervalle que le protagoniste passe au laboratoire en faisant des expérimentations, en prenant des notes et en publiant ses résultats : « Dans la pièce qu’il avait transformée en bureau, […], il avait mis en ordre ses notes – plusieurs centaines de pages, traitant des sujets les plus variés. Le résultat de 132

ses travaux scientifiques proprement dits tenait en quatre-vingts pages dactylographiées […]. » (PE, p. 303). Bien qu’il soit chercheur, Michel ne se limite pas à rédiger des articles scientifiques, son intérêt pour le Vrai est secondé par son penchant pour le Beau ; le rapport entre le nombre de pages consacrées à la recherche en biologie moléculaire (quatre-vingts) et le nombre total de pages (plusieurs centaines) témoigne de la profondeur d’esprit du protagoniste en proie à des interrogations existentielles. La tonalité de l’excipit reprend l’impassibilité de l’incipit, mais lui confère de nouvelles tonalités, encore plus négatives. L’état de choses dressé par le commencement reçoit des valences plus poétiques : à la lucidité d’un Michel qui enregistre le comportement de ses contemporains en milieu professionnel correspond le témoignage d’un Michel qui déplore la séparation, qui croit en amour et qui n’a d’autre raison de vivre que l’ambition d’achever ses travaux. Quand il disparaît sans laisser de trace, Walcott, le seul expérimentateur avec qui Michel a eu des rapports pendant cette période, affirme : « Il y avait en lui quelque chose d’atrocement triste, devait déclarer Walcott, je crois que c’est l’être le plus triste que j’aie rencontré de ma vie, et encore le mot de tristesse me paraît-il bien faible : je devrais plutôt dire qu’il y avait en lui quelque chose de détruit, d’entièrement dévasté. » (PE, pp. 303-304). Toutes les hypothèses convergent vers le même constat, à savoir le suicide de Michel Djerzinski : « Nous pensons aujourd’hui que Michel Djerzinski a trouvé la mort en Irlande, là même où il avait choisi de vivre ses dernières années. Nous pensons également qu’une fois ses travaux achevés, se sentant dépourvu de toute attache humaine, il a choisi de mourir. De nombreux témoignages attestent sa fascination pour cette pointe extrême du monde occidental, constamment baignée d’une lumière mobile et douce, où il aimait à se promener, où, comme il l’écrit dans une de ses dernières notes, “le ciel, la lumière et l’eau se confondent”. Nous pensons aujourd’hui que Michel Djerzinski est entré dans la mer. » (PE, p. 304). Le ciel, la lumière et la mer qui attirent Michel représentent des symboles de l’infini, ce sont des espaces accueillants et enveloppants qui suggèrent une idée de transcendance : l’entrée dans la mer marque l’entrée dans l’éternité. Le troisième roman de Houellebecq, Plateforme, s’ouvre par une citation appartenant à Balzac : « Plus sa vie est infâme, plus l’homme y tient ; elle est alors une protestation, une vengeance de tous les instants. » (P, p. 5). Comme tout élément de péritexte, cette citation propose une clé de lecture et offre des pistes sur le sujet du roman : le dénouement confirme le motif de la vengeance annoncé par l’exergue, Michel déteste l’islam parce qu’une attaque terroriste lui a enlevé le seul amour de sa vie. Mais, revenons à l’incipit pour étudier sa puissance sémantique et sa construction. Du point de

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vue de la stratégie narrative, l’incipit a une fonction de codification indirecte « par la référence à d’autres textes, à des formes connues ou à des modèles préexistants »1. L’attaque, c’est-à-dire les premiers mots du texte selon del Lungo, inscrivent l’œuvre dans le riche corpus de la littérature par le procédé de l’allusion : nombre de lecteurs ont lu dans « Mon père est mort il y a un an. » (P, p. 9) le fameux incipit de L’Étranger d’Albert Camus, « Aujourd’hui, maman est morte. ». Pourquoi Houellebecq décide-t-il de mettre en tête de son roman la nouvelle du décès du père du protagoniste ? Serait-ce pour souligner le déséquilibre du héros déstabilisé par la disparition de son parent ? pour retracer son évolution vu son nouveau statut, celui d’orphelin ? pour suggérer l’éloignement de la famille ? De toutes ces hypothèses nous n’en retiendrons aucune : chez Houellebecq, la disparition du père ne représente pas un moment de deuil où l’enfant déclare son amour, ses regrets et où il assume un nouveau rôle, celui d’adulte. Au contraire, cet événement donne l’occasion à Michel de prononcer des insultes (« Il avait profité de la vie, le vieux salaud ; il s’était démerdé comme un chef. », P, p. 9) et de se comparer à lui tout en admettant la supériorité physique du père. Le reste de ce premier chapitre qui constitue l’incipit relate la nuit passée par Michel dans la maison de son père : il regarde la télé, fait la connaissance d’Aïcha, la fille qui s’occupait du ménage à cause de qui monsieur Renault est mort et il s’endort sur le canapé. Du point de vue thématique, ce lieu stratégique laisse lire en filigrane les directions principales du livre : la relation compliquée avec les parents, la difficulté du dialogue avec autrui, la solitude, la dégradation du corps, le milieu professionnel des fonctionnaires. La fin du livre pousse le lecteur à regarder l’entrée dans la fiction d’une autre perspective : l’inadéquation du protagoniste aux choses du monde représente l’aiguillon qui le pousse à écrire. Ayant perdu l’amour de Valérie, il met en ordre les éléments de sa vie pour « atténuer la sensation de la perte, ou de la rendre plus supportable » (P, p. 347). Comme d’habitude chez Houellebecq, le chapitre final représente l’espace privilégié du discours sentimental, voire larmoyant. Michel vient de finir son livre, sa vie est vide, il reste couché pendant la plus grande partie de la journée et fait des réflexions sur le sens de la vie. La pensée manichéenne à laquelle Houellebecq nous a habitués oppose cette fois-ci les Occidentaux aux Asiatiques : tandis que les premiers « [puent] l’égoïsme, le masochisme et la mort » (P, p. 349), les derniers sont moins individualistes et encore capables du don de leur corps, de leur vie, de leur amour. Dans ce contexte, le protagoniste se remémore sa relation avec Valérie, cette « exception radieuse », un être encore capable de consacrer sa vie au bonheur de quelqu’un et conclut sur une note qui frôle le pathétique : “Et si je n’ai pas compris l’amour, à quoi me sert d’avoir compris le reste ? ” » (P, p. 349). 1

Andrea del Lungo, L’incipit romanesque, o. c., p. 158.

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Malgré le ton plaintif de cette question rhétorique, l’auteur est loin de se moquer de l’amour : dans l’univers fictionnel de Houellebecq, l’amour – et les autres états qu’il génère, joie, bonté, bien-être – représente l’élément assurant le salut des humains. Plateforme finit sur la mort du protagoniste. Il ne s’agit pas d’un décès réel, mais de la projection mentale d’un être souffrant. Comme dans une sorte de boucle, l’incipit et l’excipit se correspondent et traitent de la même manière de la disparition définitive d’un individu. À l’indifférence de Michel répond l’insensibilité de l’humanité, le trépas n’a plus cette dimension solennelle et formatrice des temps d’autrefois, mais il est plutôt évité et ignoré par les sociétés contemporaines. La mort imaginée du protagoniste est réduite à une case cochée dans un fichier d’état civil et, en ce qui concerne la postérité, il est sûr qu’« on m’oubliera. On m’oubliera vite » (P, p. 351). Cette mise en scène de la fin du livre souligne encore une fois la différence entre le moi social et le moi intime : en tant que citoyen lambda, la mort marque le passage dans un ailleurs intangible et voue l’être à l’oubli mais, si l’individu se démarque de ses contemporains par le geste de la création littéraire, il s’assure un certain accès à l’immortalité, il renaîtra lors de chaque lecture. La possibilité d’une île reprend le scénario utopique des Particules élémentaires : les néo-humains représentent la promesse d’immortalité faite aux adeptes de la secte élohimite. Contrairement aux Particules élémentaires où le récit retrace l’existence de deux demi-frères en marge du monde, l’autre roman a une structure particulière faite de l’entrelacement de deux niveaux de discours : le projet autobiographique de Daniel1 censé laisser une trace de sa vie à ses clones est interrompu et suivi des commentaires de ceux-ci sur l’évolution de la nouvelle configuration du monde. La composition particulière de l’œuvre est visible dès premières pages : le livre s’ouvre par une zone intermédiaire qui fonctionne comme un prologue – malgré l’absence de cet intitulé – où il y a une succession de prises de parole. Le premier « je » semble correspondre à la voix de l’auteur qui explique l’origine de ce livre et qui évoque une rencontre avec la journaliste allemande Harriet Wolff. Vient ensuite une deuxième intervention inattendue, sous forme de question rhétorique, dont l’émetteur ne peut qu’être supposé (auteur ou narrateur ?), inscrite seule au centre de la page : « Qui, parmi vous, mérite la vie éternelle ? » (PÎ, p. 11). Les fragments qui suivent sont encore plus déconcertants pour un lecteur qui vient d’entamer la lecture du roman : même si la prise de parole se fait toujours à la première personne du singulier, le « je » n’est plus à attribuer à l’auteur mais à Daniel24 ou comme le précise Granger Remy : « Si ces deux passages illustrent la même démarche liminaire (adresse au lecteur et commentaire

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métatextuel sur le récit qui va s’ouvrir), on a pourtant changé de régime, et le “je” ne renvoie plus à la même personne. »1. Dans cette partie du prologue, il y a une richesse discursive parfois hermétique : les réflexions du clone sont interrompues par de courts poèmes, par les messages de Marie22 ou par des énumérations de numéros représentant peut-être des codes. Le récit introductif de Daniel24 finit par des phrases à valeur métalittéraire : « Je ne souhaite pas vous tenir en dehors de ce livre ; vous êtes, vivants ou morts, des lecteurs. […] Craignez ma parole. » (PÎ, pp. 19-20), comme pour accueillir le lecteur dans l’univers fictionnel dont l’influence et la séduction sont à craindre. Après cette alternance d’avertissements appartenant à des voix distinctes, le récit débute par le témoignage du protagoniste sur la découverte de sa vocation : « Comme ils restent présents à ma mémoire, les premiers instants de ma vocation de bouffon ! » (PÎ, p. 23). Pendant son séjour dans un club all inclusive de Turquie quand il avait 17 ans, Daniel observe le comportement des autres vacanciers et compose un sketch qu’il présente le soir devant son public. Cet épisode décide non seulement de la future carrière de l’adolescent, mais il lui assure également le succès auprès des filles et la perte de sa virginité. Plus tard, Daniel suit un cours d’art dramatique et commence à préparer des one man shows, ses sujets privilégiés étant les familles recomposées, les journalistes du Monde, la médiocrité des classes moyennes, l’opposition entre riches et pauvres, la compétition sur le plan sexuel. La description que Daniel1 fait n’est pas sans rappeler l’auteur Houellebecq et son esthétique : la mise en abyme décelable dans cet incipit cache sous le masque du bouffon la figure de l’écrivain. Les italiques utilisés au sujet du comique dressent en effet le portrait du romancier : « observateur acéré de la réalité contemporaine » et « bon professionnel » (repris deux fois), « effet de réel », « humaniste grinçant », « attitude humoristique », « homme de gauche », « défenseur des droits de l’homme ». Cette codification implicite suppose la mise en œuvre de quelques signaux latents qui orientent la réception. Si au premier abord les renvois à la figure de l’écrivain ne sont pas évidents, l’organisation du roman et la fin confirment nos hypothèses : il s’agit d’un livre sur l’écriture, car qu’est-ce que le travail de ces clones sinon la preuve qu’après la fin des temps, il nous restera encore la littérature ? L’excipit de La possibilité d’une île ne fait plus aucune référence à la carrière d’humoriste parce que cette partie (le dernier chapitre du Commentaire final, Épilogue) est, comme son titre l’indique, un commentaire, elle est donc racontée par un clone. Pourtant, ce n’est pas la 1

Maud Granger Remy, « La Possibilité d’une île ou “Le Livre des Daniel” » in Murielle Lucie Clément et Sabine van Wesemael (sous la direction de), Michel Houellebecq à la Une, o. c., p. 227.

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même voix de l’ouverture, à savoir celle de Daniel24, qui fait le récit, mais celle de son successeur, Daniel25. Ayant décidé de quitter la résidence Proyecciones sans but précis, sauf cheminer à côté de son chien et profiter de la nature, Daniel25 transgresse les conventions du livre1. Il ne se trouve plus dans sa chambre devant un ordinateur en train de léguer ses connaissances de la vie à des doublures, mais il est parti à la recherche de la vie elle-même. Le roman s’achève avec le motif de la mer, comme dans Les particules élémentaires, qui semble être le but ultime du voyage de Daniel25 ; c’est devant cet élément de paysage qu’il a une espèce de révélation sur l’essence de la nature humaine et que sa connaissance sur la vie s’accomplit : « C’était donc cela que les hommes appelaient la mer, et qu’ils considéraient comme la grande consolatrice, comme la grande destructrice aussi, celle qui érode, qui met fin avec douceur. J’étais impressionné, et les derniers éléments qui manquaient à ma compréhension de l’espèce se mirent d’un seul coup en place. Je comprenais mieux, à présent, comment l’idée de l’infini avait pu germer dans le cerveau de ces primates ; l’idée d’un infini accessible, par transitions lentes ayant leur origine dans le fini. » (PÎ, p. 446). Le fait de se baigner longtemps dans la mer « sous le soleil, comme sous la lumière des étoiles » symbolise le désir du protagoniste de faire l’expérience d’une potentielle vie humaine. Il se déclare « indélivré », il reconnaît son héritage humain, il admet qu’il n’atteindra jamais l’objectif assigné et, en quittant son poste, il commence à se créer sa propre vie. Daniel25 renonce au statut de commentateur pour emprunter celui d’écrivain, il devient, tout comme cette nouvelle espèce à laquelle il appartient, « le support d’une rêverie nostalgique sur les humains »2. La carte et le territoire, avec sa disposition en trois parties, ouvre et ferme l’univers de la fiction par un prologue et un épilogue. Si la première division n’est pas intitulée Prologue comme dans les autres romans de Houellebecq, nous pouvons supposer qu’elle constitue une zone intermédiaire faisant office d’entrée en matière. Pourtant, ses dimensions (elle occupe une vingtaine de pages et se compose de quatre séquences) et son contenu soulignent le caractère particulier de cette première séquence 1

À ce sujet, Maud Granger Remy fait une observation très intéressante : « Il faut donc supposer, pour le moins, un “intermédiaire” éditeur, responsable de l’organisation des commentaires en trois parties distinctes […], mais surtout chargé de récupérer le commentaire final de Daniel25, dont on ne sait ni comment il a pu être rédigé, ni où il a pu être enregistré (puisque, comme on le sait, Daniel25 a quitté sa villa sans mentionner qu’il emportait avec lui son matériel d’écrivant). […] Si Daniel25 abandonne ses notes à la mer, comment parviennent-elles jusqu’à nous ? En sortant de chez lui, Daniel25 sort des limites du récit, et ruine la belle symétrie initiale. » (Maud Granger Remy, « La Possibilité d’une île ou “Le Livre des Daniel” », o. c., p. 228). 2 Ibid., p. 230.

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qui contient aussi l’incipit du roman. Avant d’en arriver là, arrêtons-nous sur le texte que l’auteur met en exergue, un extrait de Charles Ier d’Orléans : « Le monde est ennuyé de moy, / Et moy pareillement de luy. » Cet entredeux du texte littéraire comme l’appelle Emmanuel Bouju, se trouve au carrefour du paratexte et du texte et joue un rôle très important : « elle [l’épigraphe] fait office d’ouverture programmatique, d’instance de médiation, et de support d’universalisation : fonctionnant ainsi un peu à la manière d’un complément antéposé auquel viendrait s’accorder le sujet du roman auquel elle appartient, l’épigraphe engage d’emblée une esthétique et une axiologie dont l’autorité doit demeurer efficace pour l’ensemble du texte. »1. Chez Houellebecq, l’épigraphe suggère la nature de son projet littéraire : du point de vue thématique, elle instaure la tonalité du rapport au monde et souligne l’épuisement et le dégoût de l’individu ; quant aux questions d’esthétique, l’orthographe ancienne que l’auteur décide de garder suggère son respect de la tradition littéraire2. Relativement à la construction de l’incipit, le livre débute avec une scène qui semble se dérouler dans un bureau d’un grand centre d’affaires et oppose deux personnalités du monde de l’art contemporain : Damien Hirst et Jeff Koons. Les hommes portent des costumes noirs, des chemises blanches et des cravates noires comme pour suggérer l’uniformisation des gens appartenant à la même catégorie ou classe sociale. Le fait que l’auteur décide de placer la confrontation des deux hommes au tout début du roman pourrait nous conduire à supposer que ce sont les personnages principaux du récit. Pourtant, au troisième paragraphe entre en scène le vrai protagoniste que le narrateur appelle seulement par son prénom (comme si on le connaissait déjà très bien), un artiste surpris en pleine activité de création. La difficulté de Jed est de peindre l’expression de Koons qui « semblait porter en lui quelque chose de double, comme une contradiction insurmontable entre la rouerie ordinaire du technico-commercial et l’exaltation de l’ascète » (CT, p. 10). Établir la frontière du récit autour du processus créateur d’un peintre, c’est ouvrir la réflexion vers le fonctionnement du monde de l’art. Selon Yvonne Goga, « Dans ce “quelque chose de double”, Houellebecq voit l’image du conflit principal de la civilisation contemporaine : la sincérité et la sensibilité de l’âme se trouvent dans ”une contradiction insurmontable” avec la ruse malhonnête de l’économie de marché. Dans cet esprit, la toile présente les deux typologies de l’artiste moderne, qui se trouvent toutes les deux sous le signe de l’argent : l’artiste qui ne crée que pour le profit financier, comme 1

Emmanuel Bouju, « Boucle épigraphique et téléologie romanesque (Claude Simon, W.G. Sebald et Graham Swift) » in Andrea del Lungo (dir.), Le Début et la fin du récit. Une relation critique, o. c., p. 133. 2 Voir l’article d’Yvonne Goga sur l’incipit de La carte et le territoire : « La tentation de l’incipit » in RELIEF - Revue Électronique de Littérature Française, 12(1), pp. 4-15, 2018, consulté à l’adresse : http://doi.org/10.18352/relief.984, le 12 février 2019.

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Hirst, et l’artiste qui, tout en s’adaptant à l’économie du marché, croit encore à la sincérité de l’expression artistique, comme Koons. »1. L’incapacité de l’artiste à mener à bien son œuvre le range dans la lignée des « Koons » et donne des pistes sur les principes esthétiques de Houellebecq. La toile inachevée représente une mise en abyme du roman par laquelle l’auteur souligne l’importance de l’expression des émotions et la menace des clichés qui font gagner des fortunes. La fin du roman donne des détails sur la dernière période artistique de Jed, à savoir la réalisation de vidéogrammes, tout en respectant son objectif de « rendre compte du monde ». Il filme d’abord, « suivant simplement l’impulsion du moment », la végétation de la forêt (des branches d’arbre, des touffes d’herbe, des buissons) et fait un montage « qui lui permet d’obtenir ces trames végétales mouvantes » ; il passe ensuite à la représentation d’objets industriels qu’il filme en décomposition (accélérée parfois par l’action de l’acide sulfurique dont il les asperge) ; enfin, il achète un logiciel de surimpression lui permettant de superposer les bandes vidéos pour obtenir des films où les objets industriels se noient dans la prolifération des couches végétales. Chez Houellebecq, « le triomphe de la végétation est total » non seulement parce qu’elle survit à la dégradation de l’industrie, mais aussi à l’homme. Le dernier projet de Jed de filmer des photos, puis des figurines jouets représentant des hommes sous l’effet de la dégradation naturelle et induite par l’emploi de l’acide, marque le caractère transitoire et éphémère de toute entreprise humaine. Chaque individu ne vit que pour un certain laps de temps, nous sommes passagers et interchangeables ; pour que l’on ne nous oublie pas, il faut laisser une trace. Dans cette partie finale, le roman acquiert des valences autoréférentielles par le projet artistique de Jed qui se superpose à celui de Houellebecq : rendre compte du monde tout en privilégiant l’expression de l’âme. Le péritexte de Soumission annonce et attarde l’incipit et soulève deux questions importantes : la légitimité accordée aux instances qui décident de la consécration d’un auteur et la quête confessionnelle. Pour être plus précis, Houellebecq met en exergue un fragment tiré d’En route de J. K. Huysmans où le narrateur exprime son scepticisme à l’égard de la foi, où il se déclare déchiré entre les rituels catholiques et son impiété dès qu’il sort de l’église ; il s’agit somme toute d’un chemin de conversion qui anticipe la supposée conversion de François à l’islam. Le fait que Houellebecq cite ce livre de Huysmans, moins connu et presque oublié, et non pas celui auquel il doit sa reconnaissance dans le domaine des lettres – À rebours –, représente sa 1

Yvonne Goga, « Michel Houellebecq ou la nouvelle configuration de la “carte” et du “territoire” » in Sylvie Freyermuth et Jean-François P. Bonnot (dir.), Malaise dans la ville, Bruxelles, Éditions Peter Lang, 2014, coll. « Comparatisme et société. Vol. 30 », pp. 240-241.

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manière de questionner le mécanisme du canon littéraire et les conditions pour y accéder. L’épigraphe annonce l’intention de Houellebecq de traiter des théoriciens de la littérature, des universitaires situés de l’autre côté de la barrière qui très souvent ont soit ignoré, soit occasionné une mauvaise réception de ses textes, longtemps restés en dehors du canon. Notre hypothèse est confirmée par l’incipit du roman qui donne à lire le témoignage d’un docteur en littérature qui vient de soutenir sa thèse devant le jury de l’université Paris IV-Sorbonne après sept années consacrées à l’étude de Huysmans. Il a la nostalgie des années d’étude pendant lesquelles il a pu profiter de divers avantages sociaux lui épargnant le stress de la vie quotidienne et lui permettant de se consacrer à « la libre fréquentation intellectuelle d’un ami » (SOU, p. 15). Ces réflexions ouvrent sur d’autres généralités concernant la littérature et le statut de l’auteur qui ont décidément une dimension métatextuelle. Comme le note Chantal Michel, « dans les premières pages du roman, François endosse son habit de professeur pour introduire d’un ton docte une sorte de cours de littérature »1 : « en tant qu’universitaire spécialisé dans ce domaine, je me sens plus que tout autre habilité à en parler. » (SOU, p. 12). Il use de l’autorité dont il bénéficie en tant que professionnel de la littérature, il fait semblant de connaître beaucoup de choses à ce sujet et suggère que cette liberté de parler en spécialiste n’est pas tolérée chez Houellebecq auteur (qui d’ailleurs admet ne pas avoir fait d’études de lettres dans la partie finale dédiée aux remerciements). Il envisage la littérature comme un lieu de rencontre entre l’écrivain et son public, vu que le lecteur est responsable de la découverte et du rétablissement des implicites du texte : « Seule la littérature peut vous permettre d’entrer en contact avec l’esprit d’un mort, de manière plus directe, plus complète et plus profonde que ne le ferait même la conversation avec un ami – aussi profonde, aussi durable que soit une amitié, jamais on ne se livre, dans une conversation, aussi complètement qu’on ne le fait devant une feuille vide, s’adressant à un destinataire inconnu. » (SOU, p. 13). Si la phrase débute par la perspective du lecteur, elle finit par celle de l’auteur pour marquer que le texte littéraire n’est jamais le résultat d’un effort unique provenant de celui qui écrit, mais la conséquence d’un travail double de codage et de décodage ; la connivence entre l’auteur et le lecteur est celle qui donne un sens au livre. L’incipit, fait de réflexions et de généralités parfois abusives et péremptoires, se clôt sur le triste constat de François se rendant compte qu’il doit s’engager dans un processus d’insertion professionnelle. C’est exactement cette nécessité de l’insertion professionnelle qui pousse le protagoniste vers la conversion à l’islam, presque trois cents pages plus loin. L’excipit a, dans ce sens, une construction particulière qui met la 1

Chantal Michel, Le professeur de Soumission, de M. Houellebecq, consulté le 5 décembre 2019, à l’adresse : http://ejournals.lib.auth.gr/syn-theses/article/view/5590/5491.

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conversion de François sous le signe du doute. Le conditionnel présent, mode de l’hypothèse, est utilisé dans cette partie finale pour raconter les diverses étapes d’une possible soumission à un nouvel ordre : « La cérémonie de la conversion, en elle-même, serait très simple ; elle se déroulerait probablement à la Grande mosquée de Paris, c’était plus pratique pour tout le monde. [...] Puis, d’une voix calme, je prononcerais la formule suivante, que j’aurais phonétiquement apprise : “Ach-Hadou ane lâ ilâha illa lahou wa ach-hadou anna Mouhamadane rassouloullahi.” Ce qui signifiait, exactement : “Je témoigne qu’il n’y a d’autre divinité que Dieu, et que Mahomet est l’envoyé de Dieu.” Et puis ce serait fini ; je serais, dorénavant, un musulman. » (SOU, p. 297-298). La phrase qui met le point final au roman – « Je n’aurais rien à regretter. » – ne doit pas être prise au premier degré, d’autant plus qu’elle garde la même forme verbale. Houellebecq choisit de finir par cette déclaration déroutante du protagoniste pour être sûr de « frapper là où ça compte », de faire réfléchir ses lecteurs, étant confiant que ceux-ci sont capables de relever la complexité narrative du roman et de découvrir son vrai sens. La phrase finale suggère exactement le contraire de ce qu’elle exprime : elle souligne le doute de François par rapport à une possible conversion, sa honte d’avoir trahi sa nation, sa religion, ses proches et son questionnement sur la conduite à adopter dans une société qui change en profondeur. L’incipit1 de Sérotonine laisse découvrir en arrière-plan la conception de l’auteur sur deux axes majeurs : l’origine de l’acte créateur et la nature de l’écriture. Il est évident que le roman commence par la fin de l’histoire, avec la routine journalière d’un personnage dépressif, pour que tout le reste du livre ne soit qu’un immense flashback explicatif : « C’est un petit comprimé blanc, ovale, sécable. Vers cinq heures du matin ou parfois six je me réveille, le besoin est à son comble, c’est le moment le plus douloureux de ma journée. » (SÉ, p. 9). Il s’agit d’un incipit descriptif (selon la grille de del Lungo), le temps utilisé est le présent, temps de l’immédiat, d’une existence monotone s’acheminant volontairement vers la mort. Cette atmosphère morne et paisible instaurée par l’incipit est brisée par le début du deuxième chapitre du roman, là où débute la narration proprement dite : « L’histoire commence en Espagne, dans la province d’Almeria, exactement cinq kilomètres au Nord d’Al Alquian, sur la N 340. Nous étions au début de l’été [...] plutôt vers la fin des années 2010 » (S, p. 13). La transition temporelle entre les deux chapitres est évidente, le présent est graduellement remplacé 1 Une partie de nos observations sur l’incipit de Sérotonine est reprise de l’article Dora Mănăstire, « Un incipit qui trahit le souci de structure. Sérotonine de Michel Houellebecq » in Simona Jișa, Bianca-Livia Bartoș, Simona Jișa et Yvonne Goga (coord.), L’incipit et l’excipit. Une provocation littéraire, o.c.

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par les temps du récit (l’imparfait, le passé simple), ce qui confirme le découpage de l’incipit en le limitant aux quatre premières pages. Comme nous l’avons déjà dit, chez Houellebecq la source de tout acte créateur est la souffrance et, dans ce livre comme dans les autres aussi, elle est liée à la filiation et à l’échec des relations amoureuses. De ce point de vue, l’incipit anticipe sur la superficialité des liens que Florent a avec ses parents et sur l’impossibilité de l’amour. Si la première frontière textuelle se limite à mentionner deux noms de femmes seulement (les plus aimées peut-être, Camille et Kate) sans donner de détails sur leur relation avec Florent, la tonalité pessimiste du commencement et les déclarations du narrateur telles que « ma vie se termine dans la tristesse et la souffrance » (S, p. 10) laissent croire qu’il s’agit d’une série d’insuccès. Dans Sérotonine l’histoire est racontée à la première personne par un narrateur-personnage (Florent-Claude Labrouste, 46 ans, comme il le précise à la deuxième page) qui assume la paternité du texte et qui, dès l’incipit, résume le contenu de son livre : « si j’ai finalement échoué […] je ne peux pas les [mes parents] en incriminer, mais plutôt un regrettable enchaînement de circonstances sur lequel j’aurai l’occasion de revenir – et qui constitue même, à vrai dire, l’objet de ce livre. » (S, p. 10). Cet incipit dans lequel le narrateur annonce le sujet de son livre, mais semble ajourner le début de l’histoire proprement dite a une fonction de codification directe (selon del Lungo) « par la présentation d’un discours autoréférentiel concernant la nature, le code, le genre et le style du texte »1. Outre la reconnaissance du statut d’écrivain écrivant son autobiographie, le récit de Florent contient aussi des structures trahissant sa présence dans le texte et trahissant son esthétique. Ces constructions (repérables dès l’incipit) telles que « j’aurai l’occasion de revenir » (S, p. 10), « mais j’y reviendrai, j’y reviendrai » (S, p. 11) ne sont pas la preuve d’un auteur hésitant qui ne maîtrise pas la matière romanesque, mais plutôt la marque d’un écrivain toujours à la recherche du mot juste. Dans son étude La littérature française au présent, Dominique Viart parle d’une tendance qu’il appelle « le refus des discours » en faisant référence aux romans de François Bon que nous croyons légitime de reprendre ici : « Loin de tenir des discours cohérents, les personnages auxquels il [François Bon] délègue la parole se trouvent confrontés à la difficulté de parler en même temps qu’à la nécessité impérieuse de le faire. Ce défaut de parole, ce défaut de la parole qui les habite, désigne sans relâche un envers de tous les discours, […], l’exclusion d’un monde où, du reste, le langage est devenu plus souvent masque que révélation. »2. 1

Andrea del Lungo, L’incipit romanesque, o. c., p. 158. Dominique Viart, « Écrire le réel » in Dominique Viart et Bruno Vercier, avec la collaboration de Franck Evrard, La littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations [2e édition augmentée], o. c., pp. 220-221.

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À son tour, le protagoniste de Sérotonine manque parfois de mots pour pouvoir tout exprimer au bon moment1. Ce conflit entre le désir de dire et la difficulté de l’expression apparaît plusieurs fois dans le roman, notamment dans les histoires d’amour que Florent ne réussit pas à gérer. L’incapacité de l’amoureux d’exprimer ses sentiments envers sa conjointe démontre en fait la difficulté de l’auteur à articuler son message dans une langue qui puisse transmettre l’émotion car, comme le note Yvonne Goga dans son article sur l’incipit de La carte et le territoire, « Houellebecq ne néglige pas la transmission de l’émotion poétique. Au contraire il s’en fait un objet grâce auquel il conduit le lecteur vers la perception des “choses en soi”, il l’entraîne dans le dépassement des apparences vers la découverte des sens implicites »2. Si Houellebecq hésite c’est parce qu’il veut émouvoir le lecteur et il doit le faire dans un style et par des artifices compatibles avec le lecteur d’aujourd’hui. Il trouve finalement la bonne méthode pour toucher ses contemporains : aller à l’essentiel par la rigueur, l’ordre et un langage épuré, caractéristiques visibles dès l’incipit. La phrase qui ouvre Sérotonine – « C’est un petit comprimé blanc, ovale, sécable. » (S, p. 9) – se répète à la fin du livre, au début du dernier chapitre comme dans une sorte de miroir. Donc, la relation herméneutique qui s’établit entre l’incipit et l’excipit du roman est, comme le note Andrea del Lungo, une relation de continuité, puisque « la fin actualise de manière logique et cohérente, voire symétrique, le sens initial »3. Le dénouement reprend les thématiques annoncées dans l’incipit et clôt le récit de vie du protagoniste : ayant raté la possibilité du bonheur apporté par l’amour, il ne lui reste plus qu’à survivre en prenant consciencieusement son Captorix. Malgré les détails très précis fournis par le narrateur à propos du Captorix, ce médicament n’existe pas ou, pour ainsi dire, pas sous ce nom. Mais il nous semble possible d’y lire la figure la plus ancienne de l’exorde rhétorique, la captatio benevolentiae, donc le désir du protagoniste de capter l’attention des lecteurs et d’établir avec eux un pacte de lecture. La fin du roman apporte le même ton mélancolique auquel Houellebecq nous a 1 Une remarque similaire est faite par Guy Larroux à propos du narrateur de Vies minuscules de Pierre Michon : « La voix qui parle dans Vies minuscules est partagée entre la volonté violente de dire et le doute. Celui qui écrit doute de sa légitimité, ne peut s’autoriser que de lui-même car rien ne l’autorise : ni ses origines ni sa personnalité (peu recommandable d’après le portrait qui se dégage) ni même le genre d’écrit auquel il s’essaye […]. » (Guy Larroux, « Le pont (Michon, Vies minuscules) » in Andrea del Lungo (dir.), Le début et la fin du récit. Une relation critique, o. c., p. 18). Idem pour Florent de Sérotonine : le portrait de dépressif qu’il brosse lui épargne l’autorité, la légitimité d’entamer l’écriture. Il doute de sa capacité à faire ce récit autobiographique et n’hésite pas à faire connaître au lecteur ses incertitudes. 2 Yvonne Goga, « La tentation de l’incipit », RELIEF - Revue Électronique de Littérature Française, o. c., pp. 4-5. 3 Andrea del Lungo (dir.), Le début et la fin du récit. Une relation critique, o. c., p. 18.

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habitués dans ses excipit : le Captorix (donc l’écriture) est l’instrument par lequel un être souffrant surpasse son chagrin ; s’il ne lui apporte pas le bonheur, il « transforme la vie en une succession de formalités, il permet de donner le change. […] il aide les hommes à vivre, ou du moins à ne pas mourir – durant un certain temps. » (SÉ, p. 346). L’image de Dieu amoureux des hommes, capable de sacrifier son fils pour prouver sa dévotion est comparable à la figure démiurgique de l’auteur qui fait l’offrande de sa propre personne afin d’illuminer ses lecteurs. L’incipit et l’excipit sont les seuils du texte littéraire jouant un rôle primordial dans le sort du livre : c’est au début que se scelle le pacte de lecture et c’est à la fin que le lecteur exprime son niveau de satisfaction. Voilà pourquoi la construction de ces deux lieux privilégiés de la fiction suppose une démarche sérieuse et consciente de la part de l’auteur qui est validée par le travail de resémantisation accompli par le public. Nous nous sommes proposés d’analyser dans ce sous-chapitre la manière dont Michel Houellebecq conçoit la relation entre les bordures de ses romans, étant donné que la lecture de l’une participe au déchiffrement de l’autre et vice-versa. Du point de vue thématique, les incipit et les excipit sont très similaires, ils annoncent ou concluent les principales articulations du livre. Mais pour ce qui est de la fonction codifiante, l’entrée et la sortie de la fiction se font par des stratégies distinctes visant les prises de paroles, les modalités d’expression et les effets intertextuels. Si les incipit sont des zones de lucidité où le narrateur soulève des questions existentielles et commence à réfléchir à leur résolution, les excipit sont des lieux plus mystérieux, plus ambigus et plus concentrés sur la transmission de l’émotion ou, pour reprendre les paroles de Houellebecq : « La fin de mes livres, en général, a tendance à être poétique. […] Il y a un type qui avait écrit une assez jolie phrase sur la fin de mes livres, il l’avait appelée la walking ghost phase. C’est vrai que j’ai souvent une walking ghost phase à la fin de mes livres. Ça veut dire qu’il n’y a plus d’enjeu, que toutes les questions qui peuvent se poser dans les livres ont été résolues d’une manière ou d’une autre, que personne n’a plus rien à attendre, en fait. Il n’y a plus d’enjeu. Et donc il demeure quelque chose mais qui s’apparente à une perception pure. »1. Littéralement, « période du fantôme qui marche », la walking ghost phase désigne une période de bonne santé apparente (que connaissent les victimes de l’irradiation aiguë) qui aboutit au décès de l’individu et décrit avec 1

Ce passage est extrait d’une intervention de Houellebecq pendant une session de questionsréponses avec les lecteurs organisée lors du Festival de littérature Louisiana. Le festival de littérature s’est déroulé entre le 23 et le 25 août 2019 au Musée d'art moderne Louisiana, à 35 km au nord de Copenhague, au Danemark [notre transcription]. Source de la vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=8IyJEFbBhXo (Michel Houellebecq : Q&A with his readers).

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justesse l’état des protagonistes de Houellebecq. Dans les pages finales, il semble que le seul projet des survivants soit de préparer ou d’attendre leur mort au sujet de laquelle ils fantasment, ils sont émotifs et sensibles, ils sortent de la fiction parce qu’ils n’ont plus rien à dire/faire ou, pour reprendre les paroles de Houellebecq, « Ce type de fin a pour moi une séduction irrésistible – comme image, et je dirais même musicalement. La musique se termine, il y encore quelques notes, puis plus rien. »1. Pour résumer, la division interne des romans, les éléments de paratexte, la construction des incipit et des excipit relèvent de la façon dont l’auteur organise la matière romanesque afin de la livrer aux lecteurs. Chez Houellebecq, tous ces objets textuels ne concernent pas seulement le niveau diégétique (les personnages, l’intrigue, les coordonnées spatio-temporelles), mais aussi le niveau métadiégétique, ils parlent de l’écriture. La disposition des parties, chapitres et sous-chapitres souligne la sécheresse informationnelle au fur et à mesure que le livre avance et que le dénouement approche : dans les parties finales, la primauté est donnée à l’expression des états d’âme et non au déploiement de l’intrigue. Le péritexte (titres, intertitres, épigraphes) oriente la lecture, mais contient aussi des renvois à l’acte narratif, il met les romans en relation avec le grand corpus de la littérature et suggère les intentions esthétiques du romancier. Enfin, les espaces d’ouverture et de clôture sont des zones frontalières accueillant une grande concentration d’ironie, d’appel au lecteur, de discours métatextuel ou de figures spéculaires qui requièrent un vrai travail d’interprétation et de mise en relation. Vu l’unité de l’œuvre de Michel Houellebecq, nous pourrions pousser notre analyse et dire que le dialogue entre les romans est tellement fort qu’ils pourraient être considérés comme sept parties composant un roman en soi. Alors, à l’incipit d’Extension du domaine de la lutte correspondrait l’excipit de Sérotonine sans que le décryptage de la relation qui les unit ne pose problème. Si le premier met en scène l’aliénation d’un personnage incapable de s’habituer à la nouvelle configuration de la société (avec son individualisme et sa froideur), le dernier ferme le cycle des histoires en proposant un remède : pour survivre, l’individu doit chercher l’équilibre apporté par le geste de la création littéraire.

1 Martin de Haan (propos recueillis par), « La mise à distance du monde : entretien avec Michel Houellebecq » in Speakers Academy magazine, mai 2011, disponible en ligne : https://www.houellebecq.nl/6165/la-mise-a-distance-du-monde-entretien-avec-michelhouellebecq/.

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L’hybridité du genre romanesque. Prémices d’une écriture mythique Michel Houellebecq est un écrivain polygraphe comme tant d’autres auteurs contemporains. Qu’elle soit interne (« les écrivains pratiquent plusieurs genres littéraires et/ou artistiques dans le même texte »1) ou externe (« l’auteur s’adonne à plusieurs genres littéraires séparément, que ce soit successivement ou de manière contemporaine »2), la pratique polygraphe est une constante du monde actuel où le statut même de l’homme de lettres et du lecteur a beaucoup changé. Très souvent, le romancier est aussi journaliste, essayiste ou bien poète et son texte ne se caractérise plus par pureté discursive et générique, mais par hétérogénéité du matériau romanesque. Comme l’expliquent les directeurs d’un volume collectif portant sur la question, Jean-Paul Dufiet et Élisabeth Nardout-Lafarge, « la notion de polygraphie est particulièrement adaptée au corpus contemporain, dans lequel sont omniprésents les phénomènes de collages, de recyclages textuels, et où foisonne l’hybridité générique et artistique, qu’elle concerne un texte unique ou l’ensemble d’une œuvre. L’actuelle conception, dite postmoderne, de l’écrit hétéroclite est donc à considérer comme une sorte de reformulation synonymique de la notion de polygraphie. »3 Si la notion a longtemps eu une acception péjorative, étant attribuée aux pratiques des écrivains indignes d’appartenir au champ littéraire (qui exige la pureté du style, l’homogénéité esthétique et la spécialisation de l’auteur dans un domaine d’intervention particulier), la polygraphie est envisagée aujourd’hui comme une intergénéricité. À partir du XXe siècle, nous sommes les témoins d’un vrai mouvement intellectuel contre les genres littéraires, contre la division de la littérature en majeure et mineure. Aux caractéristiques distinctives des genres on oppose la fluidité générique, les emprunts mutuels et la notion d’« écriture hybride ». La polygraphie externe de Houellebecq (il est poète, essayiste, romancier, photographe, scénariste, réalisateur) réclame sa polygraphie interne. S’il commence par la poésie, il va vite bifurquer vers l’essai et le roman, qu’il compose sans jamais quitter sa propension pour le lyrisme. En résulte ce genre hybride que Jean-Yves Tadié appelle « le récit poétique ». Cette tendance d’effacement des frontières entre les genres littéraires répond à l’esthétique de Houellebecq ; dans le texte qui ouvre Interventions 2, l’auteur 1

Jean-Paul Dufiet et Élisabeth Nardout-Lafarge (sous la direction de), Polygraphies. Les frontières du littéraire, Paris, Éditions Classiques Garnier, 2015, coll. « Rencontres, 108 », p. 9. 2 Ibid. 3 Ibid., p. 8.

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précise : « Isomorphe à l’homme, le roman devrait normalement pouvoir tout en contenir […]. Les “réflexions théoriques” m’apparaissent ainsi comme un matériau romanesque aussi bon qu’un autre, et meilleur que beaucoup d’autres. Il en est de même des discussions, des entretiens, des débats…Il est encore plus évidemment de même de la critique littéraire, artistique ou musicale. […] La seule chose en réalité qui me paraisse vraiment difficile à intégrer dans un roman, c’est la poésie. Je ne dis pas que ce soit impossible, je dis que ça me paraît très difficile. »1 Houellebecq avoue, dans l’entretien avec Martin de Haan, la même prédilection pour les sources diverses également : « Donc en fait, mon matériau, ce n’est pas vraiment le monde. On ne peut en parler. Le monde, c’est aussi l’ensemble de ce qui a été écrit sur le monde. »2 Puiser ses romans non pas dans le réel, mais dans les discours divers déjà écrits sur le réel signifie affirmer son ouverture vers des textes qui le précèdent ou lui succèdent, c’est affirmer la disponibilité pour l’intertextualité. Les romans de Houellebecq ne sont pas des récits isolés qui doivent se comprendre uniquement en fonction d’objets extérieurs (la société, le monde, l’auteur), mais ils sont censés être vus comme éléments d’un vaste système textuel (qui transgresse parfois les frontières de la littérature). Nous ne nous proposons pas de retracer ici l’évolution de la notion d’intertextualité3, parue pour la première fois en 1969 sous la plume de Julia Kristeva4 et présentée comme la traduction du « dialogisme » de Mikhaïl Bakhtine, mais nous retiendrons seulement le sens que lui donne Gérard Genette. Son travail l’éloigne de la dimension extensive donnée par Kristeva, Barthes ou Riffaterre (pour qui l’intertextualité désigne la littérarité) et la transforme en une notion opératoire pouvant être utilisée comme instrument de la poétique. Dans Palimpsestes, Genette intègre la notion à une théorie plus complexe, celle de « transtextualité ». Définie comme « présence effective d’un texte dans l’autre »5, l’intertextualité peut se réaliser sous la forme de la citation, du plagiat et de l’allusion. Michel Houellebecq est un auteur érudit dont les lectures imprègnent les textes de contenus scientifiques, philosophiques, artistiques, littéraires. Les chercheurs ont très vite repéré les résonances de ses lectures dans ses œuvres et les ont analysées dans des articles ou des ouvrages comme celui de Bruno Viard, Les tiroirs de Michel Houellebecq – dans lequel Viard rapproche 1

Michel Houellebecq, Interventions 2, o. c., p. 7-8. Martin de Haan, « Entretien avec Michel Houellebecq » in Sabine van Wesemael (études réunies par), Michel Houellebecq, o. c., p. 10. 3 Voir Sophie Rabau (textes choisis et présentés par), L’intertextualité, Paris, Éditions GF Flammarion, 2002, coll. « Corpus ». 4 Julia Kristeva, « Le mot, le dialogue, le roman » in Sémiotikè, Recherches pour une sémanalyse, Paris, Éditions du Seuil, 1969, coll. « Tel Quel », pp. 144-145. 5 Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, o. c., p. 16. 2

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Houellebecq des philosophes (Comte, Nietzsche, Schopenhauer), des réformateurs sociaux (Marx, Fourier), des poètes (Baudelaire, Nerval), des romanciers (Balzac, Proust). Et il n’est pas le seul : Aurélien Bellanger1 appelle Houellebecq « écrivain romantique », Sandrine Rabosseau2 voit dans Houellebecq un « romancier néo-naturaliste », sans que cette liste ne soit exhaustive. Vu la richesse de recherches déjà réalisées au sujet de l’intertextualité houellebecquienne (et donc la redondance d’y revenir) et vu que notre objectif est de démontrer la poéticité des romans de Houellebecq à partir de la théorie de Jean-Yves Tadié, notre intention est, dans ce chapitre de notre ouvrage, de parler de la composante mythique. Comme l’explique Jean-Yves Tadié, « les récits poétiques sont aussi des récits mythiques. Non pas seulement parce qu’ils ressuscitent les mythes grecs […]. Non pas parce qu’[ils] proposent consciemment, volontairement, dans leurs récits une mythologie moderne. Mais parce que les récits poétiques de notre temps veulent rendre compte du sens du monde par des systèmes de symboles. »3 Le détour par le mythe4 offre une clé herméneutique à divers épisodes des romans, d’ailleurs bizarres ou inexplicables, et fait du protagoniste, être vide à la psychologie réduite, le sujet d’une initiation. Chez Houellebecq, la référence aux mythes ne coïncide pas obligatoirement avec la thématique entière des romans. Au contraire, il est plus légitime de parler de la récurrence de mythèmes5 parsemés dans les textes de fiction et nous poussant à y reconnaître les mythes originaux. Par ailleurs, comme le fait remarquer Marie-Catherine Huet-Brichard, « cette unité [le mythème] est toujours de nature structurale et son contenu peut être un motif, un thème, un décor mythique ou une situation : l’essentiel est sa force d’action »6. En parcourant les romans de Houellebecq, il est impossible de ne pas s’arrêter sur les renvois aux mythes qui enrichissent le récit et qui mettent l’œuvre de l’auteur français en dialogue avec le territoire foisonnant des réécritures. Réécrivain des mythes anciens, Houellebecq l’est mais, par les personnages qu’il privilégie, il fait aussi surgir dans ses textes un autre mythe, celui de 1

Aurélien Bellanger, Houellebecq écrivain romantique, Paris, Éditions Léo Scheer, 2012. Sandrine Rabosseau, « Michel Houellebecq, un romancier “néo-naturaliste” », o. c., pp. 106113. 3 Jean-Yves Tadié, Le récit poétique, Paris, Éditions Gallimard, 1994, p. 145. 4 Cette partie est une version légèrement remaniée de notre article « Michel Houellebecq, de la réécriture des mythes au mythe de l’écriture » paru dans Simona Jișa, Bianca-Livia Bartoș et Yvonne Goga (coord.), Réécrire les mythes, Cluj-Napoca, Casa Cărții de Știință, 2017, coll. « Romanul francez actual ». 5 Dans son livre Figures mythiques et visages de l’œuvre, Gilbert Durand définit le mythème comme « la plus petite unité de discours mythiquement significative ». Gilbert Durand, Figures mythiques et visages de l’œuvre, Paris, Éditions Dunod, 1992, p. 343. 6 Marie-Catherine Huet-Brichard, Littérature et mythe, Paris, Éditions Hachette, 2001, coll. « Contours littéraires », p. 106. 2

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l’écriture. Si tous les textes de l’auteur français sont également riches et ouverts à l’interprétation, il semble que le romanesque est le plus visiblement imprégné de matière mythique dans les quatre premiers romans : Extension du domaine de la lutte, Les Particules élémentaires, Plateforme et La Possibilité d’une île. Le Sisyphe houellebecquien : entre manque du sens et sens du manque Dans la mythologie grecque, Sisyphe est puni pour avoir déjoué la mort et est condamné à faire rouler un rocher jusqu’en haut d’une colline et de recommencer sa tâche éternellement parce que le rocher redescend chaque fois avant de parvenir au sommet. L’inutilité de son activité sans fin symbolise l’absurde de la vie humaine faite d’événements mineurs et d’une attente monotone de la mort. L’image de Sisyphe se superpose à celle des personnages houellebecquiens : le fardeau qu’ils portent ne doit pas être vu comme une punition de la part de l’auteur, mais comme l’aboutissement d’une existence ratée. Le mythe de Sisyphe revient en filigrane dans tous les romans de Houellebecq par la description de vies faites de banalités et par les décisions ou conduites insensées des personnages. Avant de partir en Ardèche, le narrateur d’Extension du domaine de la lutte mange les biscottes et les sardines à l’huile qu’il lui reste chez lui, même s’il sait que ce ne sont pas des produits périssables et conclut : « Mais il y a déjà longtemps que le sens de mes actes a cessé de m’apparaître clairement » (E, pp. 152153). Quand il achète du papier pour raconter sa vie, Michel de Plateforme réfléchit à ce geste – « Il est curieux de penser à tous ces êtres humains qui vivent une vie entière sans avoir à faire le moindre commentaire, la moindre objection, la moindre remarque. Non que ces commentaires, ces objections, ces remarques puissent avoir un destinataire, ou un sens quelconque » (P, p. 345) – s’y adonne, mais ne trouve pas vraiment le sens de ce qu’il est en train de faire. Lors de son séjour à l’abbaye de Ligugé, là où Huysmans avait reçu l’oblature, François n’arrive pas à saisir la raison de sa visite : « Le sens de ma présence ici avait cessé de m’apparaître clairement ; il m’apparaissait parfois, faiblement, puis disparaissait presque aussitôt » (SOU, p. 216). Enfin, Florent se sent étranger à lui-même quand il commence à épier Camille depuis la table d’un bar situé en face du cabinet vétérinaire : « En effet, c’est à partir de ce moment que mon comportement commence à m’échapper, que j’hésite à lui assigner un sens, et qu’il se met à s’écarter nettement d’une morale commune, et par ailleurs d’une raison commune, que je croyais jusque-là posséder en partage. » (SÉ, p. 289) L’absence de sens qui caractérise le comportement des personnages souligne le caractère machinal de leur existence, mais aussi leur manière d’agir sous l’impulsion du moment. 150

Censés répéter les mêmes actions à l’infini dans une société qui ne valorise plus les relations humaines sincères, les protagonistes de Houellebecq sont des exclus : sans famille, sans amis proches et sans amour, ils succombent à la dépression. Ils gardent toutefois une conscience lucide qui leur permet d’observer le monde et eux-mêmes et de constater que la frontière les séparant est définitive. Le voyage que fait le narrateur vers la fin d’Extension du domaine de la lutte à Saint-Cirgues-en-Montagne peut être vu comme la tentative finale d’adhésion au monde, d’ailleurs échouée, et contient une référence évidente au mythe de Sisyphe. À propos de son parcours à vélo dans une zone montagneuse le protagoniste affirme : « La route sera un supplice permanent, mais un peu abstrait, si l’on peut dire. La région est totalement déserte ; on s’enfonce, de plus en plus profond, dans les montagnes. Je souffre, j’ai dramatiquement présumé de mes forces physiques. Mais le but dernier de ce voyage ne m’apparaît plus très bien, il s’effrite lentement à mesure que je gravis ces côtes inutiles, toujours recommencées pourtant, sans même regarder le paysage. » (E, p. 153). Le protagoniste est donc un individu qui porte un fardeau, qui est condamné à mener sa vie comme un éternel recommencement obéissant à l’absurde. La réclusion qu’il a choisie correspond à la solitude de Sisyphe censé faire rouler son rocher jusqu’en haut de la montagne pour le laisser ensuite tomber et reprendre sa tâche inutile : ce martyre de l’homme ne peut être vaincu que s’il se livre à une cause. Dans le roman houellebecquien, l’élément qui assure la résistance du personnage devant cette question existentielle est l’écriture ; à la réclusion ressentie dans la société il oppose la libération à travers l’art. À la différence du Sisyphe de Camus qu’« il faut imaginer heureux »1, le narrateur d’Extension du domaine de la lutte ne trouve pas de bonheur dans sa démarche. Il est conscient de l’absurdité de ses tâches, de sa vie et du monde desquels il ne parvient pas à s’arracher et il ne peut qu’entrevoir « la possibilité de la joie ». Cette alternative à laquelle aspire le héros ne fait que rappeler un des thèmes récurrents des textes de Houellebecq : la quête d’un ailleurs où l’homme est entouré de joie, d’amour, d’authenticité. Cette recherche ne s’arrête jamais dans la fiction houellebecquienne et fait penser de manière implicite au mythe de l’Atlantide ou au mythe de la recherche du Graal. L’Atlantide ou la recherche d’une terre promise La deuxième référence au mythe que nous allons analyser se distingue nettement dans La Possibilité d’une île (quatrième roman de Houellebecq) à partir du titre même. Évoquée deux fois par Platon dans ses dialogues Timée 1

Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, Paris, Éditions Gallimard, 1942, p. 168.

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et Critias, l’Atlantide serait une île idyllique dans l’Océan Atlantique, un royaume gouverné par Atlas (fils de Poséidon), une civilisation riche et prospère, mais que les dieux ont punie à cause de son indécence, le territoire étant englouti à jamais. Cette île a inspiré de nombreuses interprétations dans l’art et la littérature et peut être assimilée à un espace utopique. Chez Houellebecq, l’allusion à ce mythe vient justifier la conduite de certains personnages et éclairer la thématique du roman : la projection d’une autre réalité difficilement admissible est la conséquence d’une existence manquant d’amour et de bonheur. Profondément touché par le drame de l’homme occidental, Houellebecq propose dans La Possibilité d’une île le scénario d’un changement radical par la création des néo-humains – clones ayant subi des modifications importantes. Cette nouvelle génération est le symbole d’un monde désirable bien que surréaliste : les individus ont un métabolisme et une psychologie différents (ils se nourrissent de capsules de sels minéraux et ne connaissent pas les émotions ni les sentiments), ils vivent isolés dans des résidences protégées par des systèmes de sécurité sans faille, ils n’ont aucune notion de l’argent, du sexe et du choix politique, ils n’ont jamais de décision ou d’initiative à prendre. Vu toutes les caractéristiques des néo-humains, nous pourrions conclure que ce que Houellebecq fait dans son roman est imaginer une utopie (ou eutopie), une société sans défaut, en antithèse avec le monde réel qui fait souffrir le protagoniste. Pourtant, le projet de Houellebecq a quelque chose de paradoxal : l’auteur invente un nouveau monde, parallèle à la société où Daniel ne réussit pas à être heureux (surtout à cause de ses amours ratées), mais les néo-humains qui peuplent ce nouvel espace vivent dans un isolement total (ils ne se voient et ne se parlent jamais, sauf par messages électroniques). Si d’habitude l’utopie offre une alternative rassurante à la réalité oppressante, Houellebecq semble interdire dès le début la réalisation des desiderata du protagoniste. Toutefois, il est possible de voir dans le scénario de l’auteur la possibilité du bonheur : si les gens ne se rencontrent pas, ils ne risquent pas de se faire souffrir mutuellement. Les néo-humains sont, dans La Possibilité d’une île, un écho du mythe de l’Atlantide mais ils n’en sont pas les seuls. Conçus par Houellebecq comme une version améliorée des humains, cette génération de clones s’avérera imparfaite, étant donné qu’au moins deux de ses représentants (Daniel25 et Marie23) essaient de transgresser les barrières et les normes pour retourner en arrière et regagner des caractéristiques et des habitudes humaines qui leur manquent tant. Cette catégorie d’individus que nous pourrions appeler néohumains « déserteurs » représente une deuxième utopie suggérée par le roman de Houellebecq, vu qu’ils incarnent d’autres idéaux différents de ceux de leurs semblables. À ce point de notre analyse, il convient de faire une remarque importante : la décision des néo-humains de quitter la résidence (leur assurant une existence calme et mécanique) pour s’aventurer dans le monde se superpose à un autre mythe, celui de la recherche du Graal. Encore 152

une fois, la présence de l’élément mythique dans le texte de Houellebecq enrichit et éclaircit le récit : la quête des personnages a un objectif difficilement réalisable, la joie et l’amour sont deux sentiments apparemment interdits aux héros houellebecquiens. Malgré la version de société idéale incarnée par les néo-humains, deux clones décident de s’y soustraire pour entreprendre des voyages. Si Marie23 « était partie en quête de l’amour, et ne l’avait sans doute pas trouvé » (PÎ, p. 429), le but de Daniel25 n’est pas si spécifique, il s’effrite même pendant le voyage : « Je n’avais aucun autre projet que de me diriger vers l’ouest, de préférence vers l’ouest-sud-ouest ; une communauté néo-humaine, humaine ou indéterminée pouvait être installée à l’emplacement de Lanzarote, ou dans une zone proche ; je parviendrais peut-être à la retrouver ; c’est à cela que se résumaient mes intentions. » (PÎ, p. 404) ; « J’étais à vrai dire moi-même entraîné sur un chemin tout aussi hypothétique, mais il m’était devenu indifférent d’atteindre ma destination : ce que je voulais au fond c’était continuer à cheminer avec Fox par les prairies et les montagnes, connaître encore les réveils, les bains dans une rivière glacée, les minutes passées à se sécher au soleil, les soirées ensemble autour du feu à la lumière des étoiles. J’étais parvenu à l’innocence, à un état non conflictuel et non relatif, je n’avais plus de plan ni d’objectif, et mon individualité se dissolvait dans la série indéfinie des jours ; j’étais heureux. » (PÎ, p. 414-415). La prévisibilité, la sécurité, la routine solitaire et le manque de sentiments qui caractérisent sa vie poussent Daniel25 à s’aventurer à la recherche d’un ailleurs qui n’est en effet qu’un retour aux besoins des humains et aux moments de joie les plus simples (être libre, profiter de la vie, jouir de la compagnie et de la fidélité d’un être). Malheureusement, son voyage ne lui apporte pas le bonheur rêvé ainsi qu’il le conclut à la fin de son voyage qui coïncide avec la fin du roman : « il n’y avait peut-être pas, dans ce monde, de place qui me convienne » (PÎ, p. 428), « J’étais pourtant très loin de la joie, et même de la véritable paix ; le seul fait d’exister est déjà un malheur » (PÎ, p. 444), « Le bonheur n’était pas un horizon possible. » (PÎ, p. 447). L’androgyne revisité. L’impossibilité de l’amour Renvoi au mythe de la recherche du Graal, la quête des néo-humains « déserteurs » rappelle aussi le mythe de l’androgyne par le désir profond que ceux-ci ressentent pour rencontrer l’amour. Cette troisième référence à la mythologie traditionnelle dont nous allons traiter apparaît explicitement dans La Possibilité d’une île par la technique de la mise en abyme. D’ailleurs, dans son texte sur les typologies de la transtextualité, Gérard Genette donne un exemple de récit spéculaire qui semble revenir dans le roman de Houellebecq : il s’agit du roman de Giraudoux, Suzanne et le Pacifique, où l’héroïne découvre le texte de Defoe dans les bagages 153

abandonnés par un prédécesseur : « Une naufragée lisant Robinson Crusoé sur son île déserte, voilà bien une exemplaire mise en abyme. »1 De même pour le texte houellebecquien : parti à la recherche de la vie vivante, Daniel25 tombe sur un message de Marie23 qui contient un fragment du Banquet de Platon : « C’est deux jours plus tard que je trouvai le message de Marie23. […] Ce message ne m’était pas spécifiquement destiné, il n’était à vrai dire destiné à personne […]. Au moment où je m’apprêtais à replacer les feuilles dans le tube je m’aperçus qu’il contenait un dernier objet, que j’eus un peu de mal à extraire. Il s’agissait d’une page arrachée d’un livre de poche humain, pliée et repliée jusqu’à former une lamelle de papier qui tomba en morceaux lorsque j’essayai de la déplier. Sur le plus grand des fragments, je lus ces phrases où je reconnus le dialogue du Banquet dans lequel Aristophane expose sa conception de l’amour. » (PÎ, p. 439-441). Cité par le roman de Houellebecq, le mythe platonicien de l’androgyne synthétise la vision de l’auteur sur l’amour : ses personnages ont toujours du mal à initier et à s’investir dans une relation amoureuse, ils ne connaissent que très rarement le vrai amour, ils sont condamnés à vivre seuls, ce sont des moitiés toujours à la recherche de l’unité initiale et, face à l’impossibilité de la trouver, ils éprouvent une nostalgie inguérissable. Si ce mythe est évoqué dans La Possibilité d’une île et vise la vie de couple, il est aussi présent dans les autres romans de Houellebecq, vu que la séparation des gens en général est permanente. Les héros ne réussissent jamais à briser les limites de leur propre existence pour se souder aux autres, l’isolement est total et la langueur est incurable. En ce sens il suffit de citer un paragraphe des Particules élémentaires : « [L’homme] imagine les êtres sous la forme élémentaire d’une boule, isolée dans l’espace, recroquevillée dans l’espace […]. L’amour lie, et il lie à jamais. La pratique du bien est une liaison, la pratique du mal une déliaison. La séparation est l’autre nom du mal. » (PE, p. 302). Chez Houellebecq il y a toujours cette idée de frontière entre les gens, l’individualité est à son paroxysme, les rapports avec les autres sont d’habitude superficiels, pénibles ou bien impossibles. Malheureusement, l’amour, seul antidote envisagé par Houellebecq, n’est pas toujours partagé, donc celui qui aime vit une existence dominée par la souffrance. Pour synthétiser nos considérations sur la réécriture des mythes anciens, il faut dire que les textes de Houellebecq prennent appui sur les figures mythiques afin de viser le réel de façon symbolique. Ayant analysé les échos des mythes traditionnels dans la fiction de Houellebecq, il nous est permis de constater que les mythes de Sisyphe, de l’Atlantide, de la recherche du Graal et de l’androgyne préparent les récits au surgissement d’un autre mythe, celui de l’écriture. 1

Gérard Genette, Palimpsestes, o. c., p. 430.

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Le mythe de l’écriture Voir dans l’œuvre littéraire la force d’un mythe est la thèse avancée par Max Bilen dans son article Le comportement mythique de l’écriture : « La croyance en un récit mythique est la foi dans la vérité d’une vie autre que l’humaine, dotée d’universalité et d’intemporalité. De même, le poème a pour dessein d’opérer, aussi bien pour son auteur que pour son lecteur, une métamorphose de statut. […]. Tout se passe, donc, comme si la fonction du récit mythique de rendre possible, par la croyance, le retour aux commencements, l’accès à un état de permanence, de totalité et d’unité, la libération des déterminations spatio-temporelles, était prise en charge par l’émotion poétique, qui, seule, peut faire de nos jours éprouver de tels instants, à travers un langage qui se veut fondateur. »1. La métamorphose de statut dont parle Max Bilen est décelable dans les romans de Houellebecq, vu que les protagonistes font l’expérience de l’écriture et se sauvent grâce au fait d’avoir trouvé un discours fondateur. Ils se démarquent du reste des contemporains par une manière différente de voir le monde : grâce au geste de la création ils peuvent redonner à la réalité l’unité et l’éternité dont elle est dépourvue. À l’instar du mythe, la littérature peut proposer des grilles pour la compréhension du monde, puisqu’elle est le résultat du désir de l’homme de s’éloigner des déterminations naturelles. D’autant plus que notre objectif est de souligner le caractère poétique des romans de Houellebecq, le mythe de l’écriture qui se construit dans ses livres souligne l’importance qu’il donne à la transmission de l’émotion. Ses protagonistes entament des projets scripturaux sans trop y réfléchir, c’est comme si une force extérieure les pousse à écrire, la parole semble s’imposer à eux, ils ne font que lui donner libre cours. Même s’ils composent des romans, leur geste peut être associé à celui du poète inspiré, surpris par l’irruption du langage poétique plus fort que tout désir conscient de l’être. Se situant toujours dans l’achronie (dans l’intemporel), le mythe est un récit fondateur qui explique la genèse du monde ou d’un fragment de celuici, ses personnages vivant toujours des épreuves extraordinaires. À l’opposé de ces héros dramatiques, Houellebecq semble préférer des protagonistes faibles qui glorifient l’impuissance, qui ne se révoltent pas, qui dépriment, n’ayant que la création pour combattre leur amertume. Si la fiction de Houellebecq ne décrit pas les débuts de l’humanité et les exploits incroyables des personnages, elle réitère pourtant un autre type de venue au monde : la création littéraire. Souvent, dans ses romans, l’auteur français 1

Max Bilen, « Le comportement mythique de l’écriture » in Max Bilen, Jean-Jacques Wunenburger, Le mythe de l’écriture, Orléans, Éditions Paradigme, 1999, coll. « Varia, 22 », p. 37, 41.

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raconte l’avènement de l’écriture : de simples individus menant leur existence ordinaire au jour le jour, les anti-héros houellebecquiens vont remporter la victoire sur le temps, car ils vont connaître l’immortalité et l’universalité assurées par leurs ouvrages. Considéré comme un élément qui fait éclater les structures closes du texte littéraire en l’ouvrant vers ce corps énorme que représente la littérature, le mythe acquiert dans les romans de Michel Houellebecq une fonction importante. Par les renvois à la mythologie traditionnelle, l’auteur fait remplacer sa voix par une parole anonyme appartenant à une culture universelle et immémoriale qui exprime une réalité insupportable ou difficile à exprimer autrement. Ainsi, Sisyphe, l’Atlantide, le Graal et l’androgyne sont des figures ou des éléments mythiques, symboles de la quête des personnages houellebecquiens, individus bizarres, immoraux et frustrés, déçus de la vie et à la recherche de l’amour et du bonheur. Face à cette existence qu’ils ont du mal à supporter, les protagonistes trouvent leur soulagement dans l’écriture car, selon Max Bilen, « seuls, donc, les arts peuvent, de nos jours, recréer en nous un comportement par lequel l’individu s’affranchit de ce qui le détermine et qui fait de lui un être fini, pour avoir le sentiment de se créer par soi-même autre en accédant à un autre statut »1. Devenue mythe dans les romans de Houellebecq, la création littéraire fait connaître à ceux qui s’y investissent l’expérience de l’intemporalité et de l’universalité. En revenant au texte de Jean-Yves Tadié et à notre problématique, il faut observer que chez Houellebecq les renvois aux mythes doivent être vus comme « une pluie d’étincelles symboliques »2 qui donnent des pistes révélatrices sur le parcours du personnage. C’est un Sisyphe conscient de l’absurdité de la vie, mais qui n’abandonne pas sa tâche bien que l’idée du suicide rôde dans tous les coins. Il est toujours attiré vers un espace idyllique – locus amoenus dont parle Jean-Yves Tadié – qu’il cherche jusqu’à l’épuisement. Ses projections d’un avenir plus serein représentent le moteur qui l’aide à survivre. Son Graal – le bonheur généré par l’amour – il le trouve parfois, mais le perd toujours car, chez les héros poétiques, « la quête est préférée à la prise »3. Ce qui reste à la fin, c’est l’écriture consolatrice vue comme devoir qui s’impose à l’individu. Les protagonistes de Houellebecq sont des êtres solitaires et vides, ils sont plutôt « le support d’une expérience, non plus agent mais patient »4, ils subissent plus qu’ils ne 1

Max Bilen, Le mythe de l’écriture in Jean-Jacques Wunenburger (textes réunis par), o. c., p. 48. 2 Jean-Yves Tadié, Le récit poétique, o. c., p. 147. 3 Ibid., p. 64. 4 Ibid., p. 18.

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choisissent. Cela annonce notre chapitre suivant qui se propose d’analyser l’hybridité du genre artistique pour démontrer que le créateur houellebecquien n’est pas seulement écrivain, mais aussi peintre, photographe, comédien. Mais, quel que soit son champ artistique, il est en marge des lois économiques actuelles, il préfère la position du génie incompris et retiré, soulignant ainsi l’esthétique de Houellebecq et sa prédilection pour une écriture poétique.

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L’hybridité du genre artistique. Marché en mutation, créateurs en retrait Le récit poétique se caractérise par la sécheresse événementielle et donne la primauté à l’expression de l’émotion à travers le maniement du langage. Dans ce type de texte, le personnage manque de profondeur psychologique, de complexité, sa vie est plate et presque vide, il est solitaire et semble embarrassé par l’intrigue. Il a peu de conflits avec les autres, ce qu’il fait compte moins que ce qu’il dit et son statut rappelle la figure du génie. Chez Houellebecq, les protagonistes proviennent de milieux professionnels divers, font partie de plusieurs structures sociales mais restent à l’écart. Les projets scripturaux sont incontournables dans leurs efforts de prise du réel, mais ils ne sont pas les seuls : les arts plastiques et même les arts du spectacle offrent autant de possibilités de retranscrire le monde, de lui donner un nouveau sens. Si La Possibilité d’une île propose l’humour par le métier de one man show de Daniel, La carte et le territoire est le livre qui multiplie les profils d’artistes. Ici la préoccupation de Houellebecq pour l’art a un double sens : offrir une échappatoire à l’individu oppressé, mais aussi observer son fonctionnement et délimiter la posture de l’artiste – qui correspond d’ailleurs à celle des autres personnages houellebecquiens. Le monde de l’art1 connaît de profondes mutations depuis plusieurs décennies. Non seulement nous assistons à l’éclatement des critères définissant la valeur artistique d’une œuvre, mais nous sommes aussi les témoins de la reconfiguration de ce secteur culturel. Le capitalisme s’infiltre dans toutes les couches de la société sans exception et transforme l’univers artistique, comme le remarque Gilles Lipovetsky, en « univers économique à part entière et fonctionnant avec des objectifs et des politiques de rentabilité, de marketing, de commercialisation semblables à ceux en vigueur dans les autres secteurs de l’économie de marché »2. Ce « capitalisme culturel » dont parle l’essayiste français ne peut plus accueillir le modèle de l’artiste bohème, insouciant, au discours antibourgeois, mais il fait place au créateur qui vise la reconnaissance médiatique et le succès marchand. Dans ce contexte, le roman La carte et le territoire de Michel Houellebecq représente une illustration très pertinente du fonctionnement du marché de l’art contemporain, vu qu’il met en scène une multiplicité de 1

Cette partie reprend nos analyses d’un article publié dans la revue RELIEF : Dora Mănăstire, « Sortir de la réclusion pour entrer dans le monde : l’artiste houellebecquien de la tour d’ivoire à l’art business », RELIEF - Revue Électronique de Littérature Française, 12(1), pp. 16-28, disponible à l’adresse : http://doi.org/10.18352/relief.1033. 2 Hervé Juvin, Gilles Lipovetsky, L’Occident mondialisé. Controverse sur la culture planétaire, o. c., p. 12.

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personnages et de scénarios liés à ce monde. Critique de la société individualiste et orientée vers l’accumulation de richesses, la prose houellebecquienne surprend le changement de statut imposé ou requis à l’artiste contemporain censé quitter sa tour d’ivoire pour intégrer le monde. Cette figure romantique de l’artiste « inspiré et malheureux, victime de la société bourgeoise, dont Chatterton, le héros du drame de Vigny en 1835, est le meilleur représentant »1 se voit remplacer à l’heure actuelle par l’artiste mondain qui connaît sa valeur commerciale et en profite largement. Si Houellebecq observe et transpose ces transformations dans sa fiction, reste à voir si ses personnages s’y conforment, s’ils réussissent à quitter leur mode de vie solitaire, coupé du monde extérieur pour devenir partie intégrante de l’art business. Pour répondre à ces interrogations, nous proposons une typologie du personnage houellebecquien en fonction de la mission qu’il accomplit au sein du marché de l’art. Ainsi, les trois catégories que nous pouvons déceler dans La carte et le territoire sont : les créateurs, les médiateurs et les récepteurs ; cela va de soi, la collaboration de ces différents actants assure la reconnaissance de l’artiste et témoignent de l’état actuel du secteur artistique. Avant d’entamer l’analyse de chacune de ces trois catégories de personnages (avec, bien sûr, une prédilection pour les créateurs), il faut mentionner que notre vision se superpose, nous semble-t-il, à ce que Pierre Bourdieu2 entend par le concept de « champ ». En simplifiant beaucoup, nous pouvons considérer le « champ » comme un microcosme social relativement autonome qui fonctionne à l’intérieur du macrocosme social selon des règles, des lois, des enjeux propres. Vu comme un univers à part entière, le champ artistique représente la rencontre et la collaboration d’une série d’individus ayant des rôles bien précis et respectant une configuration complexe, déterminée par une pluralité de facteurs : positions hiérarchiques, volume et types de « capital », ancienneté, etc. En pleine période de capitalisme créatif, l’artiste houellebecquien s’en avérera-t-il un digne représentant ? Les créateurs Les créateurs sont, dans La carte et le territoire, la série de personnages la mieux représentée, car ce sont les plus nombreux et ils se trouvent au 1

Anne Martin-Fugier, La vie d’artiste au XIXe siècle, Paris, Éditions L. Audibert, 2007, p. 424. 2 Sur le concept de « champ », voir Pierre Bourdieu, avec Loïc J. D. Wacquant, Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Paris, Éditions du Seuil, 1992, coll. « Libre examen. Politique » ; Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, Paris, Éditions du Seuil, 1992.

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centre de l’écriture. Des pages entières sont consacrées aux activités entreprises par les artistes ou à leur développement émotionnel, pour observer à la fin du récit que ces personnages ne sont que chacun le double de l’autre. Leurs vies se ressemblent sous plusieurs aspects, ils ont parfois le même parcours artistique et ils partagent souvent des convictions personnelles qui se superposent. De cette classe font partie le protagoniste Jed Martin (peintre, photographe, réalisateur de vidéogrammes), son père Jean-Pierre Martin (architecte), son grand-père (photographe lui aussi), Michel Houellebecq et Frédéric Beigbeder (écrivains). Étant donné l’enjeu de notre travail, nous avons décidé de réduire notre analyse à un seul représentant de cette première catégorie de personnages – Jed Martin – artiste visuel, illustrant parfaitement notre problématique. Protagoniste de La carte et le territoire et pilier autour duquel gravite le récit, Jed Martin semble confirmer le stéréotype de l’artiste en retrait de la société et incapable de comprendre les mécanismes du marché. « Soumis à des messages mystérieux, imprévisibles, qu’on devait donc faute de mieux et en l’absence de toute croyance religieuse qualifier d’intuitions » (CT, p. 106), Jed va changer de voie artistique plusieurs fois au cours de sa vie, indifférent aux gains et investi à fond dans son activité créatrice. Avant de connaître ses différents penchants et d’observer sa posture au sein du marché, il faut préciser que Jed fait partie de cette catégorie d’artistes qui a suivi des études dans ce sens, dans une société en voie de démocratisation où le désir de faire et de consommer de l’art est de plus en plus répandu. De plus, il appartient à une lignée de créateurs avec un rôle décisif dans sa carrière ; chez lui se rencontrent la structure qui guide le travail de son père architecte et l’image fascinante que recherche son grand-père photographe. Il a donc fallu plusieurs générations pour qu’un artiste désintéressé se forme. Jed Martin commence sa vie en tant que créateur pendant son enfance par le dessin de fleurs « sur des cahiers de petit format, à l’aide de crayons de couleur » (CT, p. 35). Il suit cette passion pendant ses études secondaires au collège de Rumilly et pendant les premières années de son adolescence, mais la quitte lors de son entrée aux Beaux-Arts de Paris au profit de la photographie. Pourtant, ce mirage de la photographie apparaît chez Jed deux ans avant l’admission à l’École Nationale Supérieure au moment où il découvre dans le grenier de son grand-père une chambre photographique Linhof Master Tehnika Classic qui était en parfait état de fonctionnement. Cet appareil lui permettra de se lancer dans une étape importante de sa carrière artistique : la photographie systématique des objets manufacturés du monde. Les voies artistiques que Jed prend le long du roman sont toujours influencées par des moments de révélation ou par des épisodes de sa vie privée : cette fois-ci, la photographie des objets manufacturés sera d’abord abandonnée (après un de ces moments de révélation lorsque Jed se rend compte que son art n’est utilisé que dans un but commercial) et ensuite remplacée par un autre type d’art à la suite d’un événement malheureux de 161

sa vie (la mort de sa grand-mère). Plus précisément, chemin faisant vers la Creuse, Jed et son père s’arrêtent pour faire le plein et c’est dans une stationservice que le protagoniste découvre une nouvelle source d’inspiration pour son avenir artistique : il achète une carte routière « Michelin Départements » de la Creuse, Haute-Vienne et devient fasciné par la beauté d’un objet si banal. De retour à Paris, Jed achète un peu plus de cent cinquante cartes Michelin et se voue, pendant presque six mois, à la photographie de ces cartes. Voilà comment Jed réussit à trouver du sublime dans un objet que la majorité qualifierait d’ordinaire. Sa frénésie des cartes et l’activité créatrice qui en découle ne font que ranger le protagoniste dans la lignée d’artistes contemporains qui, selon l’avis tranchant de Jean Baudrillard, « s’emploie[nt] à s’approprier la banalité, le déchet, la médiocrité comme valeur et comme idéologie »1. Pourtant, cette œuvre issue d’un objet des plus communs va représenter pour Jed le début d’une carrière prometteuse, étant donné qu’il va prendre part à une exposition collective (« Restons courtois ») organisée par la fondation d’entreprise Ricard. À partir de ce moment précis la vie du protagoniste change : si avant « il sortit très peu de chez lui, sinon pour une promenade quotidienne qui l’amenait jusqu’à l’hypermarché Casino du boulevard Vincent-Auriol » (CT, p. 62), l’artiste va quitter progressivement son atelier pour accéder à la reconnaissance. Cette métamorphose de la vie de Jed est la conséquence de sa rencontre avec Olga Sheremoyova, responsable de la communication chez Michelin France, qui apprécie son œuvre et qui va se préoccuper de son lancement. La Russe, extrêmement belle et intelligente, représente un élément clé dans le devenir artistique de Jed, c’est un personnage médiateur qui prépare et qui facilite son entrée sur le marché de l’art. Et Lipovetsky de conclure que « [l]à où l’artiste était un solitaire, l’activité esthétique telle que le système la développe à présent réclame une multiplicité d’intervenants »2. Pour comprendre à quel point Olga a influencé le parcours de Jed, il suffit de rappeler que c’est grâce à elle que sera organisée sa première exposition personnelle (« La carte est plus intéressante que le territoire ») dans un local de la firme Michelin. De la sorte, Jed découvre enfin les mécanismes et les constituants du monde de l’art (il a une attachée de presse qui lui fait comprendre le rôle primordial qu’y jouent les journalistes et les critiques d’art), mais il se voit aussi amené à faire du business. Lors de son rendezvous avec Patrick Forestier, le supérieur hiérarchique d’Olga, ils décident de collaborer en vue de vendre les photographies des cartes : là où Jed incarne l’artiste innocent qui ne connaît pas son prix sur le marché, le directeur de la 1

Jean Baudrillard, Le complot de l’art, Paris, Sens & Tonka éditeurs, 1997, p. 17. Gilles Lipovetsky, Jean Serroy, L’esthétisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste, o. c., p. 119.

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communication ne s’intéresse qu’au profit et à la réussite de l’affaire (« en ce qui concerne vos œuvres, il faut frapper très fort ! » ; « Cette fois, je crois que nous sommes authentiquement dans le win-win ! », CT, pp. 91-92). Avec une critique positive unanime et un revenu mensuel impressionnant, Jed Martin décide d’arrêter net cette première étape de sa carrière d’artiste à la suite d’un triste événement de sa vie privée : le retour d’Olga en Russie. Ayant déjà fait son entrée sur le marché de l’art, mais ne bénéficiant plus d’un soutien (surtout psychique) venant de l’extérieur, Jed fait machine arrière vers son existence antérieure, il redevient solitaire et renfermé sur luimême. Quelques semaines plus tard, le galeriste Franz Teller arrive à sa rescousse et lui propose de le représenter en lui assurant que ce qu’il cherche « Ce n’est pas une forme d’art particulière, une manière qui [l]’intéresse, c’est une personnalité, un regard posé sur le geste artistique, sur sa situation dans la société » (CT, p. 112). La deuxième grande étape de la carrière de Jed, qui est guidée et surveillée par le galeriste, est connue comme « le retour à la peinture ». Un après-midi, lors d’une promenade, le protagoniste découvre dans la vitrine du magasin Sennelier Frères des pinceaux, des toiles, des pastels et des tubes de couleur. Sans aucune hésitation, il achète un coffret « peinture à l’huile de base » et se consacre pendant des années à la réalisation de tableaux qui seront intitulés par les historiens de l’art : la « série des métiers simples » (quarante-deux professions types) et la « série des compositions d’entreprise » (vingt-deux tableaux). Après sept ans de travail acharné, le temps est venu pour une seconde exposition personnelle de Jed, cette fois-ci orchestrée par Franz et Marylin Prigent, l’attachée de presse avec qui le peintre avait déjà travaillé. En d’autres termes, comme le note Nathalie Heinich, « pour faire œuvre, il faut sortir de l’atelier ou de l’écriture solitaire, grâce à la reconnaissance structurée des médiateurs, pour pouvoir entrer dans le champ, et y évoluer grâce à d’autres médiations, dûment articulées dans l’espace et dans le temps. »1. Créer ne suffit pas, il faut faire partie d’un circuit très bien organisé et toujours aller à la rencontre du public pour valider son travail. Comme attendu, l’exposition de Jed s’avère être un succès, parmi les participants il y a de riches collectionneurs célèbres (comme Carlos Slim Helú, pour n’en citer qu’un) ou bien leurs représentants ; se pose donc de nouveau la question de la cote de l’artiste. Jed n’a pas connu son prix sur le marché de l’art à l’occasion de son premier vernissage (la photographie des cartes Michelin) et il ne le connaît pas non plus cette fois-ci. Son galeriste, Franz, est celui qui s’en occupe et, à chaque fois qu’il présente les succès, Jed n’a pas de réaction : « “Alors ?” demanda Franz au bout d’une minute. “Qu’est-ce que je fais ? Je vends maintenant ? ” / – “Comme tu veux. ” / – 1

Nathalie Heinich, La sociologie de l’art [2001], Nouvelle édition, Paris, Éditions La Découverte, 2004, coll. « Repères », p. 71.

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”Comment ça, comme je veux, merde ! Tu te rends compte du fric que ça représente ? Quinze millions d’euros... Quinze millions d’euros chacun”... poursuivit Franz plus doucement, mais d’une voix étranglée. ”Et j’ai l’impression que ça ne te fait ni chaud ni froid... ”/ – “Si, si, excuse-moi” répondit rapidement Jed. “Disons que je suis sous le choc“ ajouta-t-il un peu plus tard. » (CT, pp. 205-206). Certes, Jed Martin est un artiste atypique pour son époque. Étranger à tout ce qui est stratégie de marketing, désir de starification, enrichissement immédiat, il devient reconnu et l’artiste français le mieux payé presque contre sa volonté. D’ailleurs, le profil artistique du protagoniste est brillamment décrit par Franz une semaine après le vernissage : « Je commence à te connaître, tu as toujours été comme ça, déjà à l’époque des cartes Michelin : tu travailles, tu t’acharnes dans ton coin pendant des années ; et puis dès que ton travail est exposé, dès que tu accèdes à la reconnaissance, tu laisses tomber. » (CT, p. 208). Enfin, la troisième et dernière étape dans la carrière de Jed (elle aussi influencée par un choc d’ordre émotionnel) est la réalisation de vidéogrammes. Accablé par l’impuissance qui caractérise la vieillesse et la maladie, son père se fait euthanasier et incinérer. La décision que le protagoniste prend dans ces circonstances est de déménager dans la Creuse et de s’installer dans l’ancienne maison de ses grands-parents parce qu’il espère y ressentir l’impulsion nécessaire pour créer « d’innombrables objets qualifiés d’artistiques ». Finalement, il réussit à trouver cette inspiration et se consacre, pendant les trente dernières années de sa vie, à la fabrication de vidéogrammes. Si au début Jed se consacre à la prise de vue de végétaux, il finit par revenir aux objets industriels, aux photographies ou aux figurines jouets qu’il filme en processus de décomposition. D’une part, cette troisième voie qu’emprunte le personnage vient confirmer son appartenance au milieu de l’art contemporain où les créateurs ne cessent de multiplier les formes d’expression, où ils sont toujours à la recherche de la nouveauté, de l’hybride. De l’autre, ces années représentent la période où Jed crée pour le plaisir de créer et sans envisager une potentielle exposition ou la commercialisation de ses produits artistiques. Ce choix en dit long sur la posture artistique de Jed (et du créateur houellebecquien en général), mais nous nous permettons de garder ces observations pour la partie finale des conclusions. Les médiateurs Trouver la place de l’artiste de Houellebecq dans le milieu de l’art contemporain signifie prendre en compte l’organisation récente de ce système. Dans une société où le créateur n’est plus maudit mais vedettarisé, le rôle accordé aux médiateurs pèse lourd dans la reconnaissance de celui-ci. Dans ce sens nous croyons légitime de citer encore une fois Nathalie Heinich 164

qui, dans La sociologie de l’art, explique que : « Une œuvre d’art ne trouve de place en tant que telle que grâce à la coopération d’un réseau complexe d’acteurs : faute de marchands pour la négocier, de collectionneurs pour l’acheter, de critiques pour la commenter, d’experts pour l’identifier, […] de commissaires d’exposition pour la monter, d’historiens d’art pour la décrire et l’interpréter, elle ne trouvera pas, ou guère, de spectateurs pour la regarder. »1. Bien sûr, le réseau que la sociologue décrit est facilement repérable dans La carte et le territoire et nous permet d’entamer la discussion sur une catégorie de personnages qui vont mener Jed vers la consécration mondiale, les entremetteurs. Cette série est composée d’actants qui assurent la promotion des œuvres de l’artiste et qui veillent à ce qu’il soit dûment récompensé pour son travail. Déjà mentionnés dans la partie portant sur les créateurs, les personnages médiateurs clés sont : Olga Sheremoyova, Franz Teller et Marylin Prigent. La présence de ces intervenants dans le texte de Houellebecq témoigne de la « professionnalisation de l’art », comme le note toujours Gilles Lipovetsky : « le nombre de professionnels exerçant des métiers liés à l’art atteint des chiffres qui n’ont plus aucune commune mesure avec ce qu’ils étaient non seulement dans les siècles précédents, mais même dans les décennies récentes »2 ; mais aussi, ces personnages semblent fabriqués comme autant de miroirs antithétiques du protagoniste. Si pour les médiateurs l’art est surtout une question de stratégies afin d’apporter de la notoriété et des gains, Jed s’érige en représentant de l’artiste inspiré, sensible et indifférent à l’argent. Cette opposition entre le prosaïque des intérêts des professionnels et le poétique de l’attitude de Jed est révélée plusieurs fois dans le roman, souvent par ces personnages censés travailler avec l’artiste. Et Olga de constater : « “Je vous ennuie ?” s’interrompit-elle soudain. “Je suis désolée, je ne parle que de business, alors que vous êtes un artiste... / – Pas du tout” répondit Jed avec sincérité. “Pas du tout, je suis fasciné. Regardez, je n’ai même pas touché à mon foie gras...”. Il était en effet fasciné mais plutôt par ses yeux, par le mouvement de ses lèvres quand elle parlait. » (CT, p. 69). Les intermédiaires assurent le passage de l’œuvre depuis l’artiste vers le public, vu que le créateur ne peut plus exister par lui-même. Si Olga et Franz soutiennent et guident Jed lors d’une période ou une autre de sa carrière, c’est à Marylin d’assurer un lien, une continuité dans sa promotion (elle est l’attachée de presse avec qui Jed travaille et en tant que photographe et en tant que peintre). Elle a une excellente réputation (qu’elle confirme à deux reprises), elle est sérieuse, appliquée et l’isotopie de la guerre qui décrit son 1

Nathalie Heinich, La sociologie de l’art [2001], o. c., p. 58-59. Gilles Lipovetsky, Jean Serroy, L’esthétisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste, o. c., p. 111.

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travail ne fait que renforcer son autodiscipline, son goût de la perfection, de l’ordre (« une guerrière », « une spécialiste des opérations commando », « déclencher le mouvement », « remporter son premier gros article », CT, p. 88). Encore une fois, le processus complexe de la communication et de la promotion, ciblé vers l’atteinte de la célébrité, est vu exactement comme l’opposé du geste artistique spontané et intuitif. Dernier aspect à mentionner sur cette classe de personnages : l’impact qu’ils peuvent jouer sur la reconnaissance de l’artiste est d’autant plus important qu’ils sont célèbres et reconnus à leur tour. Sur ce point, nous ne parlons pas seulement de galeristes ou d’attachés de presse, mais de toutes les autres personnes à qui ceux-ci font appel pour la réussite d’un événement. Plus exactement, à l’occasion du vernissage de Jed, Franz lui propose de demander à Michel Houellebecq personnage de rédiger le texte pour son catalogue. Non seulement l’exposition est une réussite, mais aussi l’article de l’écrivain a orienté l’accueil de la critique et des historiens de l’art dans la direction voulue, comme le fait remarquer Franz : « Son texte a joué un rôle important. En insistant sur le côté systématique, théorique de ta démarche, il a permis d’éviter que tu sois assimilé aux nouveaux figuratifs, à tous ces minables... » (CT, p. 207). Ainsi, Michel Houellebecq et même Frédéric Beigbeder (intermédiaire de la rencontre de Jed avec Houellebecq) sont des personnages que nous aurions facilement pu ranger parmi les créateurs vu leur métier ; pourtant, dans ce roman qui présente le foisonnant monde de l’art, ils deviennent médiateurs et participent au lancement d’un de leurs semblables. Les récepteurs Avec cette série de personnages l’œuvre d’art connaît enfin son destinataire, sa création se trouve justifiée, son circuit dans la société atteint le terminus. Les collectionneurs d’art apparaissent dans le roman de Houellebecq le soir même des expositions de Jed (ou bien quelques jours après le vernissage) et sont soit des acheteurs anonymes sur Internet, soit des personnes célèbres qui apprécient son travail et ne tardent pas à faire des offres. Pour ce qui est de la photographie des cartes routières, les ventes se déroulent uniquement en ligne et apportent à Jed un revenu qu’il n’a jamais envisagé. Plus tard, lors de l’exposition des tableaux, Jed est déjà un artiste assez renommé dont l’œuvre suscite l’intérêt des collectionneurs aisés ; ceux-ci n’hésiteront donc pas à participer au vernissage pour voir de leur propre œil critique les créations du peintre. L’engouement des hommes d’affaires pour cet événement du milieu artistique s’explique, comme le mentionne Franz, par le fait qu’« aujourd’hui pour la première fois ils [les hommes d’affaires] ont l’occasion, en même temps qu’ils achètent ce qui est 166

le plus à l’avant-garde dans le domaine esthétique, d’acheter un tableau qui les représente eux-mêmes » (CT, p. 206). Il suffit d’évoquer le nom d’un seul ouvrage de Jed pour comprendre son penchant pour peindre ses contemporains : « Bill Gates et Steve Jobs s’entretenant du futur de l’informatique ». Parmi les collectionneurs célèbres que Houellebecq transforme en personnages, il y a François Pinault, Jean-Pierre Pernaut, Roman Abramovitch, Carlos Slim Helú et Steve Jobs. Tous ces personnages sont des personnalités qui semblent apprécier l’œuvre avant-gardiste de Jed Martin et qui sont prêtes à dépenser des fortunes afin d’obtenir le tableau convoité. Si les uns achètent des tableaux déjà peints, il y en a qui, menés par une ambition narcissique, désirent que Jed fasse leur portrait : « J’ai reçu une cinquantaine d’appels d’hommes qui comptent parmi les plus grosses fortunes mondiales. Parfois ils ont fait téléphoner par un assistant, mais le plus souvent ils ont appelé eux-mêmes. Tous, ils voudraient que tu fasses leur portrait. Tous, ils te proposent un million d’euros – au minimum. » (CT, pp. 207-208). Encore une fois, l’esprit marchand des récepteurs, sûrs que l’argent peut tout acheter, est vu comme l’antithèse de l’innocence de l’artiste qui ne crée pas sur commande, mais qui est en attente de l’inspiration. De cette série des personnages récepteurs fait partie aussi Adolphe Petissaud, spécialiste de la chirurgie plastique masculine et responsable de la mort de Michel Houellebecq personnage. Ce qui distingue ce riche cannois des autres collectionneurs c’est le fait qu’il n’achète pas les tableaux des artistes, mais il se les approprie de manière illégale (dans sa maison les enquêteurs trouvent une esquisse de Francis Bacon volée à un musée de Chicago et le portrait onéreux que Jed a fait à Michel Houellebecq). Pourtant, l’étrangeté de Petissaud ne s’arrête pas à son statut de consommateur d’art, mais elle concerne son activité de créateur aussi (remarquons d’ailleurs que ce qu’il crée est artistiquement inclassable). Personnage qui joue un double rôle d’après la typologie que nous avons proposée, créateur et récepteur en même temps, Adolphe Petissaud représente la figure de l’artiste contemporain poussée à l’extrême : « Les quatre murs de la pièce, de vingt mètres sur dix, étaient presque entièrement meublés d’étagères vitrées de deux mètres de haut. Régulièrement disposées à l’intérieur de ces étagères, éclairées par des spots, s’alignaient de monstrueuses chimères humaines. Des sexes étaient greffés sur des torses, des bras minuscules de fœtus prolongeaient des nez, formant comme des trompes. D’autres compositions étaient des magmas de membres humains accolés, entremêlés, suturés, entourant des têtes grimaçantes. » (CT, p. 388). Ce personnage est un pervers, soit, mais sa création semble avoir hérité de l’art contemporain le désir de choquer et représente le prolongement de tout ce qui est art corporel, freak show, installation. Petissaud n’est pas un artiste reconnu et il n’occupe pas une place centrale dans le roman, mais son œuvre témoigne des déplacements qui s’opèrent dans le monde de la création 167

artistique : les lieux d’exposition changent – il y a passage du musée vers les maisons des collectionneurs –, les critères esthétiques qui valident une œuvre sont profondément renversés, le statut même de l’artiste a beaucoup changé. Pour mieux illustrer notre propos sur ce dernier point, revenons au texte de Lipovetsky qui explique que « Le capitalisme artiste est aussi le système qui a contribué à démocratiser largement l’ambition de créer, de plus en plus d’individus exprimant le désir d’exercer une activité artistique à côté de leur travail professionnel »1. Adolphe Petissaud est donc un de ces créateurs qui, à la différence de Jed, ne se voue pas complètement à une carrière artistique, mais qui associe deux activités apparemment disparates. Tout hétérogènes qu’ils puissent paraître, ces deux métiers ne cessent de se croiser, de s’interpénétrer : le métier initial d’un artiste influence toujours sa manière de créer, il y a un transfert de pratiques ou d’instruments d’un domaine à l’autre. Dans ce sens, citons Catherine Millet qui écrit : « Que des peintres exercent une autre activité que la peinture pour gagner leur vie, le fait n’est pas très nouveau. Ce qui l’est, en revanche, est le fait qu’ils adaptent à leur pratique artistique des procédés empruntés à leur activité lucrative. Les artistes contemporains sont des pragmatiques, rétifs à l’apprentissage du métier de peintre ou de sculpteur, mais extrêmement habiles pour forger leurs propres outils et méthodes ou pour s’emparer de ceux des autres. »2 Tel que le démontrent les ouvrages exposés chez lui, Adolphe Petissaud est un artiste visuel qui emprunte beaucoup à son métier de chirurgien : la pratique de la greffe, le travail (et même des parties) du corps humain, l’emploi du matériel utilisé en médecine. Même le meurtre de Houellebecq personnage et la scène de crime rappellent le travail d’un professionnel de santé qui « [a] procédé avec un outil très particulier, un découpeur laser […] qui sectionnait les chairs tout en cautérisant la plaie au fur et à mesure » (CT, p. 310). Le résultat est un tableau expressionniste abstrait, une sorte de Pollock vu que « [t]oute la surface de la moquette était constellée de coulures de sang, qui formaient par endroits des arabesques complexes. » (CT, p. 288). Ainsi, les créations d’Adolphe Petissaud, inqualifiables et scandaleuses pour la plupart, servent à dévoiler un autre visage de l’art contemporain : il s’agit d’un art grotesque qui révolte et qui intrigue le public, un art issu du travail d’un créateur minutieux, qui est avant tout un bon récepteur. En nous proposant d’analyser quelle est la place que l’artiste de La carte et le territoire occupe au sein du capitalisme culturel, nous avons avancé une 1

Gilles Lipovetsky, Jean Serroy, L’esthétisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste, o. c., p. 112-113. 2 Catherine Millet, L’art contemporain. Histoire et géographie, Paris, Éditions Flammarion, 2006, coll. « Champs arts », p. 45.

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typologie du personnage. Parler des protagonistes de Houellebecq en termes de créateurs, médiateurs et récepteurs nous a donc permis de pénétrer les mécanismes du secteur artistique pour en saisir le fonctionnement. Jed Martin représente dans le roman houellebecquien la figure de l’artiste par excellence : il découvre assez tôt sa vocation, fait une formation spécifique, il choisit les types d’art qu’il veut créer et s’y consacre entièrement jusqu’à la fin de sa vie. En outre, il devient assez vite une personnalité reconnue et réussit à vivre uniquement de ses créations. Dans ce contexte, nous serions tentés de dire que l’artiste houellebecquien est un être qui ne détonne pas dans le paysage artistique contemporain, tout au contraire il y adhère et se conduit en bon représentant. Pourtant, voir dans Jed uniquement le côté conforme aux exigences du marché de l’art serait oublier ses oscillations permanentes entre l’atelier et le monde et son désintérêt face à la célébrité et à l’argent. Si les personnages médiateurs et les récepteurs parviennent à faire sortir l’artiste de son coin pour le délivrer au public, il n’hésitera pas à y retourner à plusieurs reprises. Voilà pourquoi il est possible de superposer l’image de l’artiste houellebecquien à la figure mythologique de Janus bifrons, ce dieu romain avec une face tournée vers le passé et l’autre vers l’avenir. Jed, et par extrapolation l’artiste de Houellebecq, est un indécis : d’une part, il est encore attaché à la tradition romantique où le créateur était un inspiré malheureux, d’autre part il est ancré dans un présent (et ouvert à un avenir similaire) où l’artiste-vedette est réconcilié avec la société et touche des revenus importants. Avec cette observation, nous rejoignons le postulat de Michel Lantelme qui voit dans la production littéraire du tournant du millénaire deux tendances : « tantôt attirée par les scénarios d’anticipation à caractère apocalyptique (le post-historique), tantôt préférant le retour aux origines (le préhistorique) […]. Car nous avons bel et bien affaire en matière de littérature à une sorte de Janus bifrons »1. Ce double intérêt des romanciers contemporains (dont Houellebecq fait bien sûr partie) soit pour les origines, soit pour le futur est également reflété par le protagoniste de La carte et le territoire. Il ne s’agit pas chez lui de dire le passé ou le présent à travers ses créations, mais il doit choisir entre deux postures artistiques totalement opposées : le bohème solitaire ou le bourgeois reconnu. Après des années de l’entre-deux où l’artiste houellebecquien hésitant se cherche, il va décider de regagner à jamais sa rassurante tour d’ivoire.

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Michel Lantelme, Le roman contemporain. Janus postmoderne, L’Harmattan, Paris, 2008, p. 18, 25.

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Dans ses romans, Michel Houellebecq « ne proclame pas seulement une certaine “théorie” romanesque : il la pratique de manière performative »1 en proposant des personnages écrivains. Leur manière d’écrire et leur conception sur la littérature font écho aux réflexions de l’auteur de Rester vivant et retracent son esthétique. Comme il l’explique dans le chapitre Articuler, « la structure est le seul moyen d’échapper au suicide. Et le suicide ne résout rien. » (RV, p. 15), les individus ne doivent pas capituler devant la souffrance, ils doivent s’en servir comme point de départ pour l’acte créateur. En résulte une œuvre qui raconte le réel et les difficultés de l’être, mais qui préfère le poétique au prosaïque. Même si les éléments narratifs y sont présents, la primauté est donnée à la force de signification des symboles et du langage. Pour reprendre les catégories de Jean-Yves Tadié, dans cette partie nous avons traité de la structure, des mythes et du personnage du récit poétique, les trois volets convergeant vers l’affirmation de cette forme littéraire. L’architecture des romans respecte l’impératif de structure proclamé par Houellebecq et se plie à la grille de Jean-Yves Tadié qui précise : « Dans le récit poétique, où la signification joue un rôle considérable, la structure, comme dans tout récit, est d’abord prosaïque, linéaire, horizontale. Elle relie les diverses étapes de l’odyssée du héros à travers les espaces et les instants, on l’appelle syntagmatique. Mais elle est aussi poétique, verticale, isotopique : des phrases, des segments ou chapitres, et finalement, le récit tout entier ont une pluralité de significations superposées. »2. Comme l’intrigue chez Houellebecq est minimale et se limite à quelques épisodes clés de la vie du protagoniste, le paratexte, la disposition en parties et chapitres et la relation entre les frontières textuelles acquièrent des significations supplémentaires. Les titres des romans sont énigmatiques, mais ils reviennent à l’intérieur du texte dans des passages parfois très poétiques qui apportent des éclaircissements. La disproportion en nombre de chapitres entre les parties initiales et finales accentue le passage vers une écriture poétique centrée sur la transmission de l’émotion et non pas sur l’enchaînement des événements (qui coïncide le plus souvent avec le scénario de la mort du protagoniste). Le rapport entre l’incipit et l’excipit, que nous avons analysé selon la théorie d’Andrea del Lungo, est une relation de continuité et de dévoilement, vu que la fin reprend les thématiques du début mais les enrichit d’autres connotations. Nous avons constaté que les romans de Houellebecq finissent toujours par la mort des protagonistes : 1

Wolfgang Asholt, « Une littérature de risques ou les risques de la modernité ? À propos du premier roman de Michel Houellebecq Extension du domaine de la lutte » in Lendemains, septembre 2011, consulté le 17 décembre 2019, à l’adresse : https://periodicals.narr.de/index.php/Lendemains/article/viewFile/180/164. 2 Jean-Yves Tadié, Le récit poétique, o. c., p. 115.

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qu’elle soit réelle ou seulement une projection imaginaire, elle met fin à une vie vide dès que l’individu aura accompli sa mission dans ce monde – celle de laisser une trace écrite (ou artistique). En ce qui concerne la forme romanesque privilégiée par Houellebecq, il faut dire qu’il compose une œuvre hybride où les tribulations des personnages sont souvent interrompues par des réflexions théoriques ou sont racontées par des références à des images symboliques. Le détour par la mythologie ancienne éclaire des scènes et des topoï houellebecquiens et ouvre les romans vers cette bibliothèque géante qu’est la littérature. L’hybridité des textes correspond à l’affirmation de Houellebecq de Rester vivant qui souligne l’inutilité d’inventer une forme littéraire neuve et suggère sa propension pour l’intergénéricité. Si nous rappelons la théorie de Dufiet et Nardout-Lafarge sur la polygraphie (à la fois interne et externe) de Houellebecq, il convient de remarquer que l’auteur pratique plusieurs genres en même temps. Le roman et la poésie engendrent le roman poétique dont une des caractéristiques est la présence des mythes. Loin de se limiter à la réécriture des mythes ethno-religieux, les livres de Houellebecq donnent une place importante au geste de l’écriture : elle est comparable au récit mythique grâce à son pouvoir de changer le statut de celui qui écrit et à la dimension intemporelle qu’elle instaure. Enfin, une troisième direction que nous avons suivie dans cette partie est l’hybridité artistique. Chez Houellebecq, l’écriture et l’art en général sont envisagés comme des manières de rebâtir le monde en lui imposant la vision de l’artiste. Surtout dans La carte et le territoire il y a une abondance de personnages créateurs qui sont les avatars des autres protagonistes et de l’auteur lui-même. Il est à remarquer leur position au sein du marché de l’art. Elle rappelle le poète pour qui écrire est une charge et non pas une activité censée lui apporter la célébrité grâce à des stratégies mises en place par une équipe de professionnels. Cette catégorie d’individus se superpose à la catégorie du personnage de Jean-Yves Tadié, être solitaire, sans évolution, à la recherche du temps des origines et des décors réconfortants. Son inadaptation aux normes de la société contemporaine le fait opter pour la position du reclus qui vit à travers son art. La deuxième partie, « Articuler ou la construction du récit », s’est proposé d’analyser comment la composition des romans respecte les consignes données aux poètes dans Rester vivant, mais aussi comment l’agencement du matériel romanesque s’ouvre vers les mécanismes du texte poétique. La valeur symbolique des titres rendus plus explicites par leur reprise à l’intérieur des romans, dans le cadre d’un poème intercalé par exemple ; l’irruption de l’émotion dans les chapitres finaux ; les références aux mythes ; la posture de l’artiste indécis et étranger aux mécanismes d’enrichissement ; tous ces éléments participent à souligner le poétique de l’écriture houellebecquienne.

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III « Survivre » ou le métier d’écrivain Michel Houellebecq commence la troisième partie de son essai – collection de conseils pour les futurs poètes – par ces phrases : « Un poète mort n’écrit plus. D’où l’importance de rester vivant. » (RV, p. 19). Si, dans les volets antérieurs D’abord, la souffrance et Articuler, il a repéré les sources de l’acte créateur et a souligné l’importance de la structure dans l’expression artistique, il insiste cette fois-ci sur l’impératif de rester vivant : le poète à qui s’adresse Houellebecq survit pour écrire et en écrivant. Il y a donc passage d’un état initial de potentialité créatrice vers la mise en action : l’individu est conscient de son mal-être, il connaît ses moyens et ses stratégies, il est maintenant envisagé comme un poète en plein processus créateur. La double perspective qui se dégage de cette partie intitulée Survivre permet de voir l’artiste en tant que créateur de littérature avec les difficultés qui en découlent : stérilité créatrice, doutes et incertitudes de sa mission ou de sa valeur, angoisse et amertume, réhabilitation par l’alcool, pression de la publication. Mais aussi en tant qu’individu qui doit se procurer les moyens pour vivre, qui doit affronter le réel et se préoccuper des choses de la vie : s’assurer un lieu de vie, des revenus, une insertion professionnelle, sinon accepter le soutien financier d’amis plus aisés ou les mécanismes de solidarité sociale ; saisir l’effet fécond d’une vie sexuelle et familiale harmonieuse, d’ailleurs presque impossible à atteindre. Ces considérations de Houellebecq sur la figure du poète, à la fois génie solitaire en train de créer et individu ordinaire responsable de sa propre survie, vont ouvrir notre recherche vers deux problématiques importantes : d’abord, la manière d’écrire du romancier et ensuite la façon dont les romans retracent le parcours ou le devenir de l’artiste. Autrement dit, pour démontrer la poéticité de l’écriture houellebecquienne, il est obligatoire de passer au préalable par l’analyse du style de l’auteur, car selon Jean-Yves Tadié : « Et c’est bien d’abord au traitement du langage qu’on reconnaît qu’un récit est poétique. Ni la conception des personnages, ni celle du temps, ou de l’espace, ou de la structure ne sont une condition suffisante : la densité, la musicalité, les images ne manquent au contraire jamais, et peuvent aller jusqu’à procurer l’impression qu’ouvrir ces récits c’est lire de longs poèmes en prose. »1 Cette sixième catégorie dont parle Jean-Yves Tadié – le style – est celle qui reflète le mieux la démarcation des récits poétiques par rapport aux 1

Jean-Yves Tadié, Le récit poétique, o.c., p. 179.

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autres récits : sans laisser de côté leur finalité de représenter les aventures qui arrivent aux personnages, les récits poétiques s’approprient la « densité sonore » et la « puissance imageante » du poème et visent la production de l’émotion. Loin de soutenir que les romans de Houellebecq sont des poèmes en prose du début à la fin, notre intention est d’observer leur composition (au niveau du maniement des registres lexicaux, des tonalités, de la ponctuation) et de noter que l’absence de style souvent imputée à Houellebecq n’en est pas vraiment une. La simplicité apparente du langage accueille des structures et des formulations profondes et même lyriques qui dépassent la simple représentation du réel. Nous reviendrons sur tous ces aspects dans la première partie de cette section qui porte sur le style de l’auteur. Ensuite, dans le deuxième volet, nous nous proposons de revenir à l’essai Rester vivant. Méthode et aux remarques de l’auteur sur le métier d’écrivain pour conclure que, chez Houellebecq, il s’agit toujours de la naissance d’un écrivain (ou bien d’un artiste). La théorie de Didier Anzieu1 sur les cinq phases du travail créateur est la grille de lecture dont nous nous servirons pour soutenir notre hypothèse. Les étapes décelées par Houellebecq dans son recueil théorique (la souffrance ressentie par l’individu est transformée en création poétique dès qu’il aura compris la nécessité de la structure, le résultat doit être publié afin de faire connaître à l’écrivain la reconnaissance anthume et posthume) apparaissent aussi dans les romans et se superposent à la démonstration du théoricien. Écrire des livres où il est question du devenir de l’écrivain, c’est proposer une nouvelle interprétation du monde, une relativisation du temps et de l’espace, un penchant pour une écriture symbolique, bref c’est composer un roman poétique.

1

Didier Anzieu, « Des cinq phases du travail créateur et de leurs inscriptions dans l’œuvre » in Le corps de l’œuvre. Essai psychanalytique sur le travail créateur, o. c.

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L’écrivain et le texte. Une question de style Avant d’aborder la question du style de Houellebecq, il est important de nous arrêter sur cette notion polysémique afin d’en dégager le(s) sens qui soutien(nen)t notre démarche. Mot appartenant (mais pas exclusivement) au vocabulaire de la littérature malgré les efforts de la théorie littéraire pour s’en défaire, le style est un concept ambigu qui désigne à la fois l’individualité (l’unicité d’une œuvre, d’un écrivain), mais aussi l’appartenance à un groupe, une classe, un genre, une époque. Depuis l’Antiquité et la Rhétorique d’Aristote, le style est envisagé comme un ornement et un écart par rapport à l’usage normal du langage : « Il ne suffit pas de posséder la matière de son discours, on doit encore parler comme il faut, et c’est là une condition pour donner au discours une bonne apparence »1 ou, comme l’explique Antoine Compagnon, selon l’ancienne rhétorique « le style désigne la propriété du discours, c’est-à-dire l’adaptation de son expression à ses fins ».2 Les trois types de style que les traités de l’époque distinguaient sont : le stilus humilis (simple, bas, familier), le stilus mediocris (moyen, tempéré, neutre) et le stilus gravis (élevé, travaillé, noble), codes d’expression qui s’individualisent en fonction du but à atteindre par l’orateur ou le poète. Plus tard et plus proche de nous, le mot « style » est utilisé dans les études littéraires au sens de caractéristique inhérente et facilement repérable d’un écrivain dont l’existence est prouvée par la pratique du pastiche. Dans Le Degré zéro de l’écriture, Roland Barthes oppose l’écriture d’une part à la langue et d’autre part au style. Tandis que la première « est un corps de prescriptions et d’habitudes, commun à tous les écrivains d’une époque », le second est constitué « des images, un débit, un lexique [qui] naissent du corps et du passé de l’écrivain et deviennent peu à peu les automatismes de son art » ; « il [le style] est la “chose” de l’écrivain, sa splendeur et sa prison, il est sa solitude. […] il s’élève à partir des profondeurs mythiques de l’écrivain, et s’éploie hors de sa responsabilité. »3 La manière d’écrire s’impose donc à l’écrivain, il ne choisit pas ses paroles, son style n’est pas le résultat d’une réflexion, mais d’une nécessité personnelle et secrète. 1 Aristote, Poétique et Rhétorique, traduction entièrement nouvelle d’après les dernières recensions du texte, par Ch.-Émile Ruelle, bibliothécaire à la bibliothèque Sainte-Geneviève, Paris, Garnier frères, 1883, coll. « Chefs-d’œuvre de la littérature grecque », p. 289, consulté en format électronique à l’adresse : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k61518494, le 6 janvier 2020. 2 Antoine Compagnon, Le démon de la théorie. Littérature et sens commun, Éditions du Seuil, 1998, coll. « Points Essais », p. 200. 3 Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture [1953], suivi de Nouveaux Essais critiques, Éditions du Seuil, 1972, coll. « Points Essais », pp. 11-12.

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Des années plus tard, Genette propose une définition plus restreinte de la notion de « style » et fait prendre à la stylistique une dimension analytique. Il distingue la stylistique de la thématique et d’autres traits rhématiques (comme les techniques narratives, la dimension des chapitres) et affirme : « Je réserverai donc, […], le terme de style à des propriétés formelles du discours qui se manifestent à l’échelle des microstructures proprement linguistiques, c’est-à-dire de la phrase et de ses éléments – ou comme la formule Monroe Beardsley dans une distinction applicable à tous les arts, au niveau de la texture plutôt que de la structure. […] Pour le dire en termes classiques, le style s’exerce de la manière la plus spécifique à un niveau qui n’est ni celui de l’invention thématique ni celui de la disposition d’ensemble, mais bien celui de l’élocution, c’est-à-dire du fonctionnement linguistique. »1 Cette définition de Genette sera notre point de départ dans l’analyse du style de Houellebecq parce qu’elle propose un concept opératoire dont le champ d’action est bien délimité. Ainsi, notre démarche consiste à observer les « microstructures linguistiques » des romans, c’est-àdire la construction des phrases et leur agencement parfois à l’aide de la ponctuation, la pluralité des registres et l’irruption inattendue du langage poétique, l’emploi du métalangage – preuve d’un texte qui réfléchit constamment à lui-même –, le penchant pour les digressions dont l’auteur se sert pour émettre des réflexions théoriques généralisatrices et les effets stylistiques qui en découlent notamment l’humour ou l’autodérision. Une dernière remarque avant de passer à l’étude des textes : si nous préférons la notion de style à celle de discours avancée par la linguistique, c’est d’abord par le sens qu’elle recouvre, surtout grâce à l’apport de Genette qui les oppose et qui affirme d’ailleurs que le « style est le versant perceptible du discours » et en offre la définition reprise ci-dessus, puis parce qu’elle se superpose au terme employé par Jean-Yves Tadié. Comme nous l’avons déjà mentionné, c’est au traitement du langage que l’on reconnaît un récit poétique. Aborder le sujet du style de Michel Houellebecq signifie entrer sur un terrain difficile vu toutes les controverses que son écriture a générées. Autour de cette question du style, la réception s’est même scindée plus brutalement qu’autour de celle thématique, entre ceux qui apprécient l’œuvre de l’auteur et ceux qui la condamnent. Notre intérêt n’est pas de reprendre ici tous les aspects du style de Houellebecq, d’ailleurs largement et remarquablement abordés dans l’essai de Samuel Estier2, mais de retenir ceux qui nous permettent de soutenir la poéticité de ses textes. 1

Gérard Genette, Fiction et diction, Éditions du Seuil, 1991, coll. « Poétique », pp. 143-144. Samuel Estier, À propos du « style » de Houellebecq. Retour sur une controverse (19982010), o. c.

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Les plus grands détracteurs de Houellebecq lui reprochent de ne pas avoir de style et ambitionnent de démontrer les failles de son écriture. Tandis qu’Éric Naulleau lui impute « le très pauvre français, aux limites de l’indigence », le fait de s’en tenir toujours à l’univers familier dans lequel « l’hexagonal moyen » se trouve : « On se sent comme chez soi dans les livres de Michel Houellebecq. Ça fleure bien un peu le renfermé, mais enfin on est à la maison. »1, Jean-François Patricola se montre encore plus tranchant. Il appelle Houellebecq « contrebandier des lettres » dont le style est celui du copié-collé, il soutient que Houellebecq offre « à l’âge de la téléréalité un art littéraire de même nature ». Au niveau de l’expression artistique, Patricola affirme que « sa langue et apathique, flegmatique et dépitée, banale, proche du slogan publicitaire ou de la harangue, voire de l’insulte, commune et partagée par tous. », l’écriture de Houellebecq est « people et light »2 d’où l’aisance de la traduction. Ces critiques que nous avons citées ne tiennent pas seulement du style de Houellebecq, elles touchent aussi à la composante thématique de ses romans, mais contiennent les reproches les plus fréquents adressés à Houellebecq. À ces reproches, les admirateurs opposent des explications qui relient la platitude des textes à la platitude de l’époque. Pierre Jourde est partiellement d’accord avec l’absence de style de Houellebecq, il admet l’existence « d’ennuyeuses longueurs, des descriptions de rêves inutiles » dans Plateforme, mais nuance son propos. Pour lui, la neutralité de l’écriture permet à l’auteur d’endosser l’habit du satiriste questionnant le monde : « La platitude de Houellebecq constitue son arme stylistique, et il sait en faire un usage efficace. […] Houellebecq parle d’individus moyens, indifférenciés, dans un langage moyen. […] La principale vertu de Houellebecq, quelle que soit par ailleurs l’opinion que l’on puisse avoir sur son idéologie, est d’être un grand satiriste, d’une espèce rare : un satiriste calme et effacé. »3 À son tour, Olivier Bardolle associe le choix stylistique de Houellebecq aux réalités décrites et mise sur sa capacité à produire de l’émotion : « croiton sérieusement qu’il écrit “plat” pour plaire ? Non, il écrit “plat” par ce que le “plat” est ce qui convient le mieux à ce qu’il décrit, et d’ailleurs ce “plat” n’est pas plat (c’est le sens des guillemets), car ce style provoque l’émotion, ce qu’une vraie platitude ne ferait pas. […] C’est son style qui rend Houellebecq à la fois fascinant et répugnant, parce que ce style est efficace, et il est efficace parce qu’il génère l’émotion. Il nous touche au cœur, aux 1

Éric Naulleau, Au secours, Houellebecq revient ! Entretiens avec Christophe Absi et JeanLoup Chiflet, o. c., pp. 16, 92-93. 2 Jean-François Patricola, Michel Houellebecq ou la provocation permanente, Paris, Éditions Écriture, 2005, pp. 182, 218, 220, 236. 3 Pierre Jourde, La littérature sans estomac, Paris, L’Esprit des Péninsules, 2002, pp. 233234.

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tripes, bien davantage qu’au cerveau. »1 Une certaine banalité du discours se dégage à chaque lecture des romans de Houellebecq, mais celle-ci est voulue, la langue est choisie pour transmettre l’insignifiance et la médiocrité, elle n’est pas la preuve de l’absence de style. Maints chercheurs, parmi lesquels Dominique Noguez2, voient dans les récits houellebecquiens une « écriture blanche », rejoignant ainsi la théorie de Roland Barthes du Degré zéro de l’écriture. Initialement utilisé pour caractériser le style d’Albert Camus, Maurice Blanchot ou Jean Cayrol, ce concept désigne un minimalisme, une neutralité stylistique (mais aussi thématique ou narrative) pratiquée surtout par les représentants du Nouveau Roman. Tel que l’explique Blanche Cerquiglini dans un livre sur le roman contemporain, « L’écriture blanche est une expression fréquemment employée par la critique littéraire pour qualifier le style de certains textes contemporains. Elle désigne alors indifféremment neutralité, objectivité, impassibilité, minimalisme, mise en scène de l’ordinaire ; et tout à la fois classicisme de la forme et avant-garde. »3 Par les sujets traités, les personnages inventés, l’intrigue minimisée, les romans de Houellebecq peuvent être envisagés comme le résultat d’une écriture blanche. Les protagonistes ne sont pas des héros, leurs actions sont ordinaires, le quotidien est toujours le cadre où se déroulent les événements, les narrateurs sont toujours surpris en état d’épuisement, incapables de se battre, d’argumenter, de soumettre les autres et même leur propre langage, ils n’ont pas de profondeur. Mais, outre ces éléments de construction du texte propres à une écriture blanche, il est important de voir si la dimension stylistique des romans houellebecquiens reprend elle aussi les caractéristiques de cette écriture. La même Blanche Cerquiglini affirme : « Elle [l’écriture blanche] se caractérise au contraire par l’emploi du langage ordinaire, un langage qui se voudrait extralittéraire ; elle vise la clarté, voire l’objectivité, celui du constat ; elle témoigne de la volonté du romancier d’épurer le langage romanesque. […] L’écriture blanche désigne un style réaliste, qui tient éloignées émotion et analyse. On sent de la part du romancier une envie de dire les choses de manière simple, sobre, sans ajouts stylistiques. »4 Si les romans de Houellebecq privilégient l’usage du langage de tous les jours, cela n’empêche pas qu’il produise de l’émotion, comme on le verra par la suite. Il serait donc inexact de dire que l’écriture de Houellebecq est blanche (non que cette notion ait une connotation péjorative ou qu’elle renvoie à une qualité littéraire inférieure) ; il faut nuancer cette perspective 1

Olivier Bardolle, « La littérature à vif » in La vie des hommes, o. c., pp. 592, 598. Dominique Noguez, Houellebecq, en fait, o. c. 3 Blanche Cerquiglini, « L’écriture blanche » in Jean-Yves Tadié et Blanche Cerquiglini, Le roman d’hier à demain, Paris, Éditions Gallimard, 2012, p. 388. 4 Ibid., pp. 392, 387. 2

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et prendre en compte la richesse des registres stylistiques, l’injection du poétique et de la théorie dans le matériel romanesque et donc l’hétérogénéité des romans. L’écriture houellebecquienne n’est ni complètement blanche (donc neutre, homogène, sans fioritures), ni totalement noire (comme le roman balzacien, caractérisé par un trop-plein de sens, de mots, de style), elle est « à pois ». L’image qui s’en dégage va dans le même sens que l’explication de Gérard Genette pour qui l’analyse du style est celle de la texture du texte littéraire. Écriture « à pois » est une notion qui contient les deux : la neutralité du blanc et la richesse sémantique du noir ; Houellebecq parle de l’ordinaire et utilise un langage moyen, mais il ne neutralise pas la transmission de l’émotion. La blancheur prépare « les passages d’explosion stylistique »1 comme il le précise à propos des textes de H.P. Lovecraft. Ce qui fera l’objet de notre recherche dans ce qui suit est l’imbrication du blanc et du noir de l’écriture houellebecquienne, celle qui caractérise son style et qui constitue une preuve de son statut d’écriture poétique. Houellebecq par lui-même Houellebecq réfléchit et parle constamment de la construction de ses romans dans les textes théoriques, dans les entretiens ou bien dans les fictions elles-mêmes sans négliger la question des structures linguistiques, du rythme, du style donc. Nous tenterons de voir comment il décrit sa propre manière d’écrire et nous analyserons ensuite les mécanismes qu’il utilise pour obtenir ce type d’écriture. La phrase célèbre de Schopenhauer qu’il évoque dans sa lettre à Lakis Proguidis et que ses détracteurs condamnent sans ménagement (« La première – et pratiquement la seule – condition d’un bon style, c’est d’avoir quelque chose à dire »2) fait de Houellebecq un auteur privilégiant le contenu au détriment du travail de la forme. À cela s’ajoutent ses indications données aux poètes dans Rester vivant. Méthode : « Une vision honnête et naïve du monde est déjà un chef-d’œuvre. En regard de cette exigence, l’originalité pèse peu. » (RV, p. 27). L’impression qui résulte de ces deux affirmations de Houellebecq est que sa manière d’écrire n’a rien en commun avec la « débauche des techniques des formalistes-Minuit »3, mais elle est dictée par la recherche de la vérité, sans que cela remette en question la littérarité de ses romans. Comme nous l’avons dit, Houellebecq définit son style dans les essais, les entretiens, mais aussi, par la voix de ses narrateurs, à l’intérieur de la 1 Michel Houellebecq, H.P. Lovecraft. Contre le monde, contre la vie [1991], Paris, Éditions J’ai lu, 2016, p. 109. 2 Michel Houellebecq, Interventions 2, o. c., p. 153. 3 Ibid.

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diégèse. Le protagoniste d’Extension du domaine de la lutte constate : « Cet effacement progressif des relations humaines n’est pas sans poser certains problèmes au roman. […] La forme romanesque n’est pas conçue pour peindre l’indifférence, ni le néant » et propose « une articulation plus plate, plus concise et plus morne » (E, p. 42). Sa manière d’écrire est donc adaptée à son projet littéraire qui est celui d’observer le monde et de le représenter tel quel. Le même intérêt pour la sécheresse stylistique (et même pour l’absence complète de style) semble également être transmis par le docteur ès lettres de Soumission : « Alors bien entendu, lorsqu’il est question de littérature, la beauté du style, la musicalité des phrases ont leur importance ; la profondeur de la réflexion de l’auteur, l’originalité de ses pensées ne sont pas à dédaigner ; mais un auteur c’est avant tout un être humain, présent dans ses livres, qu’il écrive très bien ou très mal en définitive importe peu. » (SOU, p. 13). Selon lui, le traitement du langage, les effets stylistiques comptent, mais le plus important pour un écrivain est qu’il soit présent dans ses livres, direct et sincère avec son lecteur. Cette présence n’est pas à voir comme l’opposé de « la mort de l’auteur » de Roland Barthes1, pour qui l’écrivain cesse d’être l’unique dépositaire du sens de son texte. Au contraire, Houellebecq accorde une place importante au lecteur et mise sur sa lecture interprétative ; cela ne veut pas dire pour autant que l’auteur doit s’effacer de l’œuvre. D’après François, la qualité d’être humain de l’écrivain doit être imprégnée dans ce qu’il écrit parce que c’est elle qui le lie à ses lecteurs, qui assure la lisibilité des récits dans lesquels les lecteurs cherchent à se reconnaître. Pour Houellebecq, le roman est une composition plus ou moins originale, plus ou moins bien écrite, censée transmettre une vision honnête du monde, toucher aux sujets les plus délicats sans détours et ménagement, émouvoir et pousser à la réflexion. La question qui se pose concerne la manière dont 1

Dans son essai, Barthes insiste sur le déclin du règne de l’auteur, sur la suprématie du langage, du texte donc, responsable de tisser son sens indépendamment de toute instance narrative. La personne de l’auteur, ses expériences ne doivent plus être tenues pour génératrices du texte, l’intentionnalité de celui qui écrit ne compte plus, c’est au lecteur d’attribuer des significations ou, comme le dit Barthes, « Ainsi se dévoile l’être total de l’écriture : un texte est fait d’écritures multiples, issues de plusieurs cultures et qui entrent les unes avec les autres en dialogue, en parodie, en contestation ; mais il y a un lieu où cette multiplicité se rassemble, et ce lieu, ce n’est pas l’auteur, comme on l’a dit jusqu’à présent, c’est le lecteur […] ; l’unité d’un texte n’est pas dans son origine, mais dans sa destination ». Roland Barthes, « La mort de l’auteur » in Le bruissement de la langue, Paris, Éditions du Seuil, 1984, p. 66. Plus d’une fois les romans de Houellebecq ont fait écho à ce concept critique proposé par Barthes. L’image la plus frappante est la mort de Houellebecq de fiction, scénarisée dans La carte et le territoire, qui peut être interprétée comme le désir de l’auteur de séparer pour une fois sa biographie de son écriture. Il s’imagine décédé comme pour satisfaire ses diffamateurs, mais aussi pour suggérer que le sens de ses textes est à chercher à l’intérieur de ceux-ci et non pas dans la personne du scripteur.

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l’auteur obtient une écriture objective, épurée, donc « blanche », sans pourtant négliger la beauté et la sensibilité de l’expression. La réponse vient toujours de Houellebecq lui-même qui, dans un entretien avec Jean-Yves Jouannais, précise : « Sur un plan plus littéraire, je ressens vivement la nécessité de deux approches complémentaires : le pathétique et le clinique. D’un côté la dissection, l’analyse à froid, l’humour ; de l’autre la participation émotive et lyrique, d’un lyrisme immédiat. »1. Cette dualité traverse tous les romans de Houellebecq et est visible au niveau du style, mais aussi au niveau des personnages. Comme le remarque Maud Granger Remy, « dans chaque roman ensuite, on retrouve deux personnages, deux itinéraires, deux voix, et deux discours : un contemplatif et un actif, un en retrait, et un en plein dedans, un qui observe un qui agit. »2. On dirait que cette écriture « bifonctionnelle » est celle qui permet au romancier de rendre compte du monde, l’implication passionnée et enthousiaste dans les choses de la vie est secondée par l’examen et le commentaire, le détachement et la lucidité. Bien sûr, l’ironie y joue son rôle : tout n’est pas à prendre au pied de la lettre, beaucoup de digressions sont difficilement attribuables aux personnages et sont loin d’exprimer la position de l’auteur, l’humour est un effet stylistique inséparable de l’œuvre houellebecquienne. Une dernière mention avant de passer à l’analyse des stratégies d’énonciation ou des figures de langage : même s’il s’agit des textes narratifs, Houellebecq est toujours intéressé par le rythme de son écriture – héritage de son début en tant que poète – et désire écrire des livres que l’on lit sans s’arrêter. Il affirme que, dans le cas de Plateforme « [il a] sacrifié des choses à la fluidité du récit et à sa vitesse »3, chose valable pour tous ses romans. La lisibilité qui en résulte pourrait expliquer les critiques relatives à son manque de talent littéraire mais, ce que nous nous proposons de démontrer, est exactement le contraire. La pluralité des discours Si le style est considéré comme la marque d’un auteur, donc facilement repérable et reproductible, en quoi reconnaît-on celui de Houellebecq ? Tout d’abord, il y a dans ses textes une prédilection pour l’hétérogénéité discursive, pour le mélange des niveaux de langue ou, pour citer Dominique Noguez, « Il y a, à l’évidence, différents niveaux de langue chez Houellebecq. Un niveau assez élevé, littéraire voire châtié, d’abord. […] 1

Michel Houellebecq, Interventions 2, o. c., p. 61. Maud Granger Remy, « Houellebecq et le monde, contre ou au milieu » in Gavin Bowd (études réunies par), Le monde de Houellebecq, o. c., p. 4. 3 Michel Houellebecq, Interventions 2, o. c., p. 202. 2

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Bref, notre auteur est parfaitement capable de “bien écrire”, de faire se promener lentement et longuement la phrase en habits du dimanche, chaque substantif honorablement ganté et chapeauté de son adjectif, comme chez les gens bien. […] Reste que le registre majeur de l’écriture houellebecquienne, sans descendre jusqu’à l’argot ou à ces expressions que les dictionnaires réprouvent et sanctionnent généralement d’un farouche “vulg.”, est d’un niveau nettement moins élevé : c’est celui, moyen (je préférerais dire médian pour ôter à l’adjectif toute connotation péjorative). »1. La présence de ces niveaux de langue sur la même page, dans le même paragraphe et parfois à l’intérieur de la même phrase produit un effet comique et déconcerte le lecteur. Chez Houellebecq, ce n’est pas étonnant de lire des fragments où se rencontrent les trois registres de l’ancienne rhétorique – le bas, le moyen, le haut – souvent utilisés en complète inadvertance avec la réalité décrite. Pourtant, il faut observer une certaine préférence pour le français standard, une langue simple et compréhensible, capable d’exprimer les réalités de l’homme moyen dans une tentative de généralisation. D’aucuns ont associé ce choix linguistique à la pauvreté du style des magazines et ont conclu, comme Jean-Philippe Domecq, que « le lecteur n’en revient pas d’y retrouver ses derniers mots et objets quotidiens, ses tics et tendances du moment, qui n’avaient pas encore trouvé leur romanesque »2. À tort ces critiques considèrent que la familiarité du discours veut dire marchandisation de la littérature et ouverture vers le grand public ; certes, son écriture est accessible parce que les thématiques et les personnages le sont aussi, mais l’enjeu intellectuel et littéraire y est encore présent. Pour voir comment se réalise l’alternance des niveaux de langue, il suffit de reprendre quelques passages au hasard. L’écriture n’est jamais seulement « plate », au milieu du discours simple et sobre surgissent des constructions inattendues et très poétiques, parfois contradictoires et opposées aux tonalités qui les englobent. Comme cette réplique du narrateur d’Extension du domaine de la lutte : lors d’une soirée en boîte, il heurte un jeune homme qui lui dit d’un ton plutôt amical « Ho ! ça a pas l’air d’aller » et à qui il répond « Le doux miel de l’humaine tendresse… » (E, pp. 114-115). La banalité des scènes qui encadrent cette confrontation, la description de la « chair fraîche » déployée sur la piste de danse, les tentatives de séduction échouées de Tisserand et le prosaïsme de la phrase du jeune homme ne préparent pas la réplique du protagoniste. D’un registre standard et même familier – vu l’interjection et le caractère typiquement oral de la construction négative qui omet le « ne » – on passe à un registre plutôt élevé. La réplique a la structure d’un vers, elle contient deux inversions et finit par trois points de suspension ; la beauté de la composition n’exclut pas la dimension 1 2

Dominique Noguez, Houellebecq, en fait, o. c., pp. 105-106. Jean-Philippe Domecq, Qui a peur de la littérature ?, Paris, Mille et une nuits, 2002, p. 23.

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ironique de la réflexion. À cet étranger qui semble se soucier de l’état d’ivresse du protagoniste, ce dernier lance une réponse totalement inadéquate (vu le contexte), quasi hermétique, mais savoureuse et comique. La carte et le territoire offre un autre exemple d’hétérogénéité discursive. Après une nuit passée chez Olga, Jed se réveille le premier et examine son environnement immédiat. Dans ce roman polyphonique où le narrateur omniscient cède souvent sa voix aux personnages, c’est au protagoniste que l’on doit la description du petit matin : « Les premières lueurs de jour filtraient par l’interstice de doubles rideaux épais, molletonnés, aux motifs écarlates et jaunes » (CT, p. 240). Cette phrase qui ouvre le treizième chapitre de la deuxième partie est inhabituellement poétique et relève du registre soutenu. Son lyrisme est encore plus accentué par les énoncés suivants qui descendent dans le quotidien de la vie et du langage et présentent Olga qui « respirait avec régularité, sa courte chemise de nuit relevée jusqu’à la taille » et Jed qui « caressa doucement ses fesses ». La scène dévoilant l’intimité du couple s’oppose à la pureté de l’aube, l’antagonisme des images indique une dichotomie discursive : l’écriture est double, à la fois neutre et touchante, directe et troublante. Un peu plus loin, Jed conclut sur l’état physique de la femme : « Cette magnifique fleur de chair avait commencé de se faner ; » Encore une fois il y a alternance des registres stylistiques, leur rencontre étant même assez brutale. Peu utilisées par Houellebecq, les figures de style que nous pouvons y repérer, la métaphore et l’épithète en inversion, sont très suggestives. Le thème du vieillissement et de la dégradation du corps revient en boucle dans les romans de Houellebecq ; si, normalement, il les aborde carrément, il semble cette fois-ci avoir trouvé une formule moins dure pour trancher la question. Dans ce type de construction, nous reconnaissons ce que Samuel Estier appelle le ton « héroïcomique » de Houellebecq qui consiste en « le contraste entre un niveau de langue élevé et la description d’une réalité triviale »1. Il en résulte que l’auteur n’associe pas toujours l’ordinaire à la platitude stylistique, au contraire, il joue avec les tonalités et surprend son lecteur par des associations incongrues. La même scène du réveil apparaît aussi dans Soumission ayant pour protagonistes Myriam et François. De nouveau, l’image très érotique des deux amoureux, à moitié habillés, qui sont tirés d’un sommeil réconfortant est opposée à la chasteté de la nature et de l’enfance dans un paragraphe très touchant : « Je me réveillai à nouveau vers huit heures, préparai une cafetière, me recouchai ; Myriam respirait avec régularité, [...]. De petits cumulus joufflus flottaient dans l’azur ; ils étaient pour moi depuis toujours 1

Samuel Estier et Isabelle Falconnier, « Chez Houellebecq, le style, c’est l’homme. Cela dérange », entretien publié dans L’Hebdo, le 4 février 2016, disponible en ligne à l’adresse : https://www.unil.ch/fle/files/live/sites/fle/files/shared/Journe_etude_efle/Article-Hebdo.pdf.

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les nuages du bonheur, ceux dont le blanc brillant n’est là que pour rehausser le bleu du ciel, ceux que les enfants représentent lorsqu’ils dessinent une chaumière idéale, avec une cheminée fumante, une pelouse et des fleurs. » (SOU, p. 107). Apparemment, ce moment du matin coïncide avec une intériorisation et une prise de conscience des protagonistes qui sondent en eux-mêmes et en ressortent des descriptions exquises. L’épithète double « petits cumulus joufflus » et la métaphore « nuages du bonheur » désignent des représentations fantaisistes, issues d’un esprit sensible à la beauté du monde et leur force d’expression semble redoublée par l’association à ce langage banal décrivant le geste de la préparation du café. La pluralité des discours ne se limite pas seulement à l’alternance du français standard (et même familier parfois) avec la langue élevée, mais elle naît aussi de la richesse des registres stylistiques. Dans les romans de Houellebecq, il advient très souvent que le discours romanesque soit interrompu par des passages scientifiques, touristiques, par des poésies ou des citations tirées d’une œuvre littéraire, par des créations littéraires des personnages, ce qui correspond au crédo de l’auteur selon lequel le roman peut tout accueillir et contenir. Il serait intéressant d’analyser comment se réalise la transition d’un type de discours à l’autre et de faire des hypothèses sur les enjeux de cette stratégie discursive. Le discours scientifique La science est omniprésente dans les récits de Houellebecq, chose signalée parfois dès le titre (Les particules élémentaires). Si elle ne touche pas toujours au sujet central du livre, cela ne veut pas dire que sa présence dans le texte manque d’importance. Du côté de l’auteur, elle incarne la constante hésitation de Houellebecq entre l’art et la science (vu sa formation d’ingénieur agronome) ; du côté de la diégèse, elle est considérée comme l’arme des humains contre la nature mystérieuse et sauvage. Gilles Viennot apporte des précisions sur la question : « Cette fascination exercée par la science trouve une explication rationnelle : Houellebecq postule que si la science est devenue le pilier de l’Occident, c’est à cause de la peur que la nature lui a toujours inspirée. La science a permis à l’homme de la dompter pour ne plus être à sa merci. […] Avec la science, l’Occidental musèle sa peur des éléments et place la nature sous sa coupe. Il se prémunit de prédateurs, de maladies, de parasites, de fléaux. »1 Les explications 1

Gilles Viennot, « La dévitalisation dans les textes de Michel Houellebecq : de l’orgie de science à l’éclipse du sens » in RILUNE – Revue des littératures européennes, no 11. Science et fiction, 2017, pp. 139-174, consulté le 12 janvier 2020 à l’adresse : http://rilune.org/images/Numero_Undici/11_9_VIENNOT.pdf.

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scientifiques qui interrompent les récits représentent une tentative de s’approprier le réel, de comprendre le monde et de trouver des solutions aux problèmes qui accablent l’individu. Comme envers l’écriture, l’homme doit à la science une nouvelle interprétation de la vie mais, contrairement à la littérature, la science est réelle et les solutions qu’elle propose peuvent apporter des améliorations pratiques à l’existence de l’homme. Au niveau de la construction du texte, le discours scientifique peut être considéré comme ayant la même valeur que le littéraire : l’auteur ne l’utilise pas pour arrêter l’intrigue et partir dans des digressions sans aucun sens, mais il s’en sert pour soulager l’individu, pour lui offrir des repères, il détaille les issues possibles et formule des clarifications rassurantes sur ce monde qui lui échappe. Caractérisé par la clarté et la rigueur de la langue et de l’argumentation, le but du discours scientifique est d’informer les spécialistes d’un certain domaine de recherche tout en utilisant un lexique spécialisé, souvent inaccessible au lecteur lambda. Ce que certains critiques reprochent à Houellebecq, ce n’est pas tant l’entrelacement de la trame narrative et du registre scientifique que le fait d’avoir contaminé ce dernier avec des mots et des constructions plus transparentes, d’avoir expliqué et reformulé les phénomènes ou les processus afin de les rendre compréhensibles. À ce propos, le même Patricola soutient que « tout l’univers de Michel Houellebecq n’est que dissimulation et écran de fumée : la science qu’il convoque est vulgarisée, réduite à sa plus simple expression, imitée, calquée, plaquée pour faire vrai. »1. Il se peut que Houellebecq ait cherché la lisibilité de ses textes, puisqu’il s’agit d’œuvres littéraires et non de traités de physique, biologie ou sciences humaines ; pourtant, il n’y est pas complètement parvenu, comme le démontrent les avis des lecteurs d’un site de vente en ligne que Baroni et Estier ont analysés dans un article2. Leur conclusion est que malgré la lisibilité affichée des romans de Houellebecq, démontrée par les chiffres de vente et les nombreuses traductions à l’étranger, il y a des aspects qui font obstacle à la lecture de ses textes : audelà de la dimension idéologique et des thèmes difficiles à digérer abordés par les romans, il y a aussi ces passages scientifiques qui freinent ou compliquent la réception, surtout pour les non-initiés. Voyons donc comment ce registre s’infiltre dans la narration et quelles sont les difficultés qu’il engendre du point de vue linguistique. Les particules élémentaires est le roman le plus ouvertement scientifique. Par l’invention du personnage Michel, le texte situe une partie du scénario 1

Jean-François Patricola, Michel Houellebecq ou la provocation permanente, o. c., p. 229. Raphaël Baroni et Samuel Estier, « Peut-on lire Houellebecq ? Un cas d’illisibilité contemporaine » in Fabula-LhT, n° 16. Crises de lisibilité, janvier 2016, consulté à l’adresse : http://www.fabula.org/lht/16/baroniestier.html, le 13 juin 2017.

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dans le laboratoire de recherche ou, du moins, dans le domaine de la recherche en biologie moléculaire. Ses travaux sur le code génétique démontrent que toute cellule peut être reproduite à l’infini, que « toute espèce animale, aussi évoluée soit-elle, pouvait être transformée en une espèce apparentée, reproductible par clonage, et immortelle » ; il ouvre donc la voie au remplacement de l’humanité par « une nouvelle espèce, asexuée et immortelle, ayant dépassée l’individualité, la séparation et le devenir. » (PE, p. 308). Si ces phrases relatant les résultats des examens et études menés par Michel appartiennent au domaine de la science, elles ne sont pas incompréhensibles, au contraire, elles se composent d’un lexique facile qui ne pose pas de problèmes de décryptage. Toutefois, les fragments détaillant les investigations proprement dites, l’évolution du domaine et de la recherche du spécialiste sont beaucoup plus énigmatiques, car l’auteur fait appel à un langage très spécifique. Il suffit de retenir deux passages qui contiennent des références à la biologie moléculaire pour voir comment Houellebecq résout les problèmes d’illisibilité sans pour autant vulgariser au maximum le discours. Pour décrire l’activité routinière du chercheur en biologie moléculaire, Houellebecq donne la parole au supérieur hiérarchique de Michel : « Pour avoir l’idée du code génétique, aimait à dire Desplechin, le directeur du département biologie du CNRS, pour découvrir le principe de la synthèse des protéines, là, oui, il fallait un petit peu mouiller sa chemise. […] Mais le décryptage de l’ADN, pfff… On décrypte, on décrypte. On fait une molécule, on fait l’autre. On introduit les données dans l’ordinateur, l’ordinateur calcule les sous-séquences. On envoie un fax dans le Colorado : ils font le gène B27, on fait le C33. De la cuisine. De temps en temps il y a un insignifiant progrès d’appareillage ; en général ça suffit pour qu’on vous donne le Nobel. Du bricolage ; de la plaisanterie. » (PE, p. 18). L’intervention de Desplechin est censée donner des détails sur un domaine d’activité précis, mais loin de limiter son discours à la pure explication scientifique, il choisit de tourner en dérision le métier de chercheur. Alors, à côté des termes savants comme « synthèse des protéines », « molécule », « sous-séquence », « gène B27, C33 », inaccessibles au lecteur, il ajoute des structures familières ou des mots du français standard qui allègent le discours : « mouiller sa chemise », « mettre le nez sur l’affaire », « appareillage ». Selon le directeur, le décryptage de l’ADN c’est « de la cuisine », « du bricolage », « de la plaisanterie » ; en minimisant l’effort déposé et la difficulté de la tâche, l’importance de saisir le sens du langage scientifique est elle aussi réduite. L’attention du lecteur est attirée par l’effet comique du fragment, si bien qu’il néglige les termes obscurs appartenant à la biochimie et n’arrête pas sa lecture pour les déchiffrer. Plus loin, du début de la troisième partie et jusqu’à la fin du livre, le roman donne la primauté aux progrès des investigations de Michel ou de ceux qui les ont précédés. Dans ce volet, il y a des passages presque inintelligibles vu la richesse des détails appartenant à des disciplines exactes, 186

mais une fois encore Houellebecq invente une « astuce » de composition textuelle et trouve la juste mesure dans le traitement du langage : il fait appel à la science parce qu’elle offre la possibilité d’améliorer l’espèce humaine, il décrit ses aboutissements dans un registre spécialisé pour donner plus de vraisemblance à ses projections futuristes, mais ne tient pas le lecteur à l’écart. Pour assurer la lisibilité de ces passages, il finit ce genre de séquence scientifique par une formule conclusive, une sorte de reprise et reformulation des informations antérieures dans un français plus accessible. Cette tendance est repérable partout dans l’œuvre de Houellebecq, tel que le souligne Bruno Viard, mais son apparition immédiatement après les passages scientifiques acquiert encore plus d’importance, vu qu’elle en assure la lisibilité : « Après une description, il ressaisit son propos par une formule conclusive assassine précédée d’une locution du genre : à vrai dire, en un mot, quoi qu’il en soit, dans l’ensemble, décidément, en résumé, etc. »1. Cette technique lui permet de faire le passage entre les divers types de discours sans que le lecteur soit dérangé par leur hétérogénéité. Voici un exemple qui soutient notre hypothèse : « Topologie de la méiose, sa première publication, parue en 2002, eut pourtant un retentissement considérable. Elle établissait, pour la première fois sur la base d’arguments thermodynamiques irréfutables, que la séparation chromosomique intervenant au moment de la méiose pour donner naissance à des gamètes haploïdes était en elle-même une source d’instabilité structurelle, en d’autres termes, que toute espèce sexuée était nécessairement mortelle. » (PE, p. 297). Pour le lecteur « ordinaire » au sens propre du mot, ce paragraphe contient des notions inconnues comme « topologie », « arguments thermodynamiques », « gamètes haploïdes », « séparation chromosomique », « méiose », mais leur sens ne reste pas impénétrable. Tout le contenu exprimé dans la première partie du texte est explicité après la locution (que nous soulignons) « en d’autres termes » et tout d’un coup le sens de la phrase est élucidé. La mobilisation de tous ces concepts scientifiques rigoureux est nécessaire pour pouvoir décrire les phénomènes et les démarches qui engendreront la nouvelle humanité, mais Houellebecq s’assure que son message ne soit pas réservé à un groupe restreint : ses explications longues, riches et précises sont vite réduites à une reformulation très simple facilitant la lecture. Avant de conclure sur la présence du registre scientifique dans les romans de Houellebecq, il est intéressant de rappeler la question des mouches. Après la publication de La carte et le territoire en 2010, l’auteur a été accusé d’avoir plagié l’encyclopédie en ligne Wikipédia en recopiant mot pour mot des articles sur Frédéric Nihous, Beauvais ou la mouche domestique2. Même 1

Bruno Viard, Houellebecq au laser. La faute à Mai 68, o. c., p. 52. Voir l’article de Vincent Glad, Houellebecq, la possibilité d’un plagiat, disponible en ligne : http://www.slate.fr/story/26745/wikipedia-plagiat-michel-houellebecq-carte-territoire.

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si on ne lui a pas intenté de procès, étant donné que la plateforme propose des œuvres collectives faites du travail de divers contributeurs, Houellebecq reconnaît s’en être inspiré et remercie ultérieurement Wikipédia dans l’édition de poche de son roman. Au-delà de ce scandale médiatique, nous voulons nous arrêter sur l’intérêt de l’auteur pour les mouches auxquelles il fait référence dans ses cinq premiers romans. Leur présence dans les textes est toujours associée soit aux matières fécales, soit aux cadavres et représente une bonne occasion pour Houellebecq d’insérer des digressions encyclopédiques. Si dans Extension du domaine de la lutte, Plateforme et La possibilité d’une île, ces insectes sont juste convoqués « comme de grosses mouches à merde » (E, p. 130), « un artiste qui cultivait des mouches dans ses propres excréments » (P, p. 179), « les mouches arrivèrent en petit nombre sur le cadavre de Fox » (PÎ, p. 431), Les particules élémentaires et, bien sûr, La carte et le territoire en offrent des descriptions complexes. Ce qui est à observer n’est pas tant le caractère hermétique de ces passages scientifiques, comme dans les exemples précédents, que la transition entre la trame narrative et l’insertion explicative : « En 1961, son grand-père mourut. Sous nos climats, un cadavre de mammifère ou d’oiseau attire d’abord certaines mouches (Musca, Curtonevra) ; dès que la décomposition le touche un tant soit peu, de nouvelles espèces entrent en jeu, notamment les Calliphora et les Lucilia. [...] Bruno revoyait le cercueil de son grand-père, d’un beau noir profond, avec une croix d’argent. C’était une image apaisante, et même heureuse ; son grand-père devait être bien, dans un cercueil si magnifique. » (PE, p. 39). Ou bien, « Dans le silence qui suivit cette démonstration vocale, on entendit nettement une mouche traverser l’atmosphère de la pièce avant de se poser sur le visage de Jane. Les diptères sont caractérisés par la présence d’une seule paire d’ailes membraneuses implantées sur le deuxième anneau du thorax, d’une paire de balanciers (servant à l’équilibrage en vol) implantés sur le troisième anneau du thorax, et de pièces buccales piqueuses ou suceuses. » (PE, p. 260). Ou bien le passage informatif très détaillé de La carte et le territoire sur la Musca domestica qui précède l’annonce du nom de la victime : « S’il devait avoir à supporter la vision de cette scène de crime il devrait, il en prenait nettement conscience, adopter pour quelques minutes le point de vue d’une mouche ; la remarquable objectivité de la mouche, Musca domestica. […] “En plus, la victime était célèbre... ajouta Ferber. / — C’était qui ? / — Michel Houellebecq.” » (CT, pp. 265-266). Ces passages qui semblent tirés d’un traité d’entomologie (avec tout ce que cela suppose : des noms et des notions en latin, des chiffres, des détails physiques et physiologiques) sont introduits assez abruptement à l’intérieur du récit et finissent de la même manière. Dans les grandes lignes, il s’agit dans chaque cas d’un événement funèbre – la mort de quelqu’un – qui ouvre la réflexion d’un autre personnage à propos du fonctionnement de la nature, plus précisément de la décomposition des cadavres par les insectes. Le décès 188

ne représente plus pour les survivants un moment de tristesse et de recueillement, au contraire, il est vite oublié et remplacé par des pensées sur des questions plus pratiques. Dans le premier exemple, Bruno constate la mort de son grand-père, nomme, ordonne et décrit les multiples variétés d’insectes qui prennent en charge le corps inerte et à la fin s’étonne de la beauté du cercueil du défunt. Dans le deuxième exemple, le point de vue est celui de Michel et l’ordre des étapes change : le personnage voit une mouche en train de se poser sur le visage de Jane, il offre une description des diptères et constate que sa mère est morte au moment où l’insecte traverse la surface de son œil. Enfin, dans le troisième exemple, l’inspecteur Jasselin se rend sur les lieux du crime de Houellebecq et décide de s’approprier l’objectivité d’une mouche afin de supporter la vision de la scène, il détaille l’évolution de la mouche domestique depuis le stade de l’œuf jusqu’à l’âge adulte avant que ses pensées ne soient brusquement coupées par l’intervention de Ferber qui dévoile l’identité de la victime. Si Houellebecq décide d’interrompre le récit pour donner libre cours à des explications encyclopédiques c’est pour respecter son impératif de vérité : le sang-froid avec lequel le narrateur traite de la mort et décrit les mouches est représentatif de l’époque actuelle où la science et le progrès technique déshumanisent et rendent indifférent. Il ne fait que transcrire ce qui se passe dans le monde. Pour résumer, l’écriture de Houellebecq est hétéroclite et accueille une pluralité de registres. Nous avons analysé dans ce sous-chapitre le discours scientifique d’un double point de vue : la prétendue illisibilité qu’il apporte aux romans et sa manière de s’insérer dans la fiction. Si nous nous sommes limités aux passages qui citent les sciences exactes, c’est parce qu’elles abondent en termes spécialisés et ont mieux servi notre démarche. Notons ici que les références aux autres disciplines humaines seront discutées lors de l’analyse des digressions. De même, si nous avons choisi le roman Les particules élémentaires, c’est parce qu’il est le plus imprégné de langage scientifique étant donné le métier et le principal intérêt d’un des protagonistes, mais cela ne signifie pas que les autres livres sont écrits autrement, que l’auteur les ait privés de fragments encyclopédiques sur des sujets variés. Pour revenir à notre analyse, nous sommes arrivés à la conclusion que les parties contenant des explications scientifiques ne restent pas inaccessibles grâce aux techniques de Houellebecq : face à ces démonstrations, l’auteur propose soit une tonalité ironique qui déplace l’attention du lecteur vers d’autres sens, soit une reformulation plus compréhensible des concepts utilisés. Quant à la transition entre les registres, il faut noter que le langage scientifique s’imbrique dans la narration sans aucune préparation, comme s’il était partie intégrante du texte et non pas comme produisant une discontinuité sémantique. Le résultat est une écriture qui exige un lecteur éveillé et curieux qui n’est pas découragé par l’hétérogénéité du texte et qui peut aller au-delà de l’accumulation étrange de registres pour saisir la beauté de l’expression. 189

Le discours touristique L’écriture de Houellebecq n’accueille pas seulement l’hermétisme du jargon de la science, mais aussi le discours touristique qui prépare ou accompagne les voyages des personnages. Il ne s’agit pas seulement de documents écrits comme les guides ou les brochures, mais de tout type de support permettant de transmettre des informations aux voyageurs : les paroles des animateurs proposant des visites guidées, les renseignements trouvés sur des sites Internet, les affiches lues dans les lieux de transit (gares, aéroports), les conseils donnés dans une émission de télévision et aussi, comme le note Marc Augé, « les injonctions, les conseils, les commentaires, les “messages” transmis par les innombrables “supports” (panneaux, écrans, affiches) qui font partie du paysage contemporain »1 et qui définissent d’ailleurs les « non-lieux ». La présence du discours touristique ne pose pas un problème de lisibilité comme le discours scientifique, mais il est important d’analyser sa modalité d’insertion dans le romanesque et l’effet produit par l’alternance des registres. Tel que nous l’avons mentionné dans la première partie lors de la discussion sur l’espace, Michel Houellebecq accorde une place importante à cette forme de divertissement qu’est le voyage, de sorte que tous ses protagonistes en profitent. Liée à ces pérégrinations, il y a dans les romans une série d’objets et de supports qui, non seulement produisent ce que Barthes appelle « l’effet de réel », mais qui témoignent aussi du style de Houellebecq. Afin d’étudier l’intrication du discours touristique dans le récit fictionnel, il est important de faire la distinction entre, d’une part, la citation des documents touristiques à l’intérieur du roman (brochures, dépliants, catalogues, chartes, guides) et, d’autre part, les descriptions des sites que les personnages visitent, descriptions qui semblent pasticher ou même parodier le style des brochures. Vu la thématique de Plateforme, la plupart de nos exemples seront tirés de ce roman, mais cela ne signifie pas que ce discours soit moins présent dans les autres textes. Au début du roman, quand Michel décide de faire un voyage, il s’adresse à Nouvelles Frontières et a du mal à choisir entre deux circuits : « “Rhum et Salsa” (réf. CUB CO 033, 16 jours/14 nuits, 11 250 F en chambre double, supplément chambre individuelle : 1350 F) et “Tropic Thaï” (réf. THA CA 006, 15 jours/13 nuits, 9950 F en chambre double, supplément chambre individuelle : 1175 F). » (P, p. 31-32). La complexité des informations et le type de détails fournis entre parenthèses démontrent que le roman cite, même si les guillemets manquent, un catalogue de l’agence de voyages. Vu les deux options de circuit, le protagoniste est indécis : il préfère la Thaïlande, mais s’étonne devant l’exotisme politique de Cuba, un des 1

Marc Augé, Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, o. c., p. 121.

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derniers pays communistes. Malgré la richesse de sa propre argumentation en faveur de ce dernier, Michel s’achète un séjour en Asie. Le caractère hasardeux de sa décision est souligné par la manière dont elle est énoncée « sous la forme d’une brève clausule qui vient contredire l’argument pourtant solide qui la précédait. »1 : « Finalement, j’ai pris la Thaïlande. » (P, p. 32). Pourtant, tout de suite après, Michel explique sa résolution par l’habilité de la brochure à « séduire les âmes moyennes ». Une fois de plus, le discours touristique s’insère dans le roman, cette fois-ci sous la forme d’une citation dont le texte est écrit en italiques et est encadré par des guillemets : « Un circuit organisé, avec un zeste d’aventure, qui vous mènera des bambous de la rivière Kwaï à l’île de Koh Samui, pour terminer à Koh Phi Phi, au large de Phuket, après une magnifique traversée de l’isthme de Kra. Un voyage “cool” sous les Tropiques. » (P, p. 32). Ce genre de discours construit pour attirer et persuader les clients se fonde sur un langage expressif qui alterne les sens figurés (« zeste d’aventure ») avec les figures de style (l’inversion de l’épithète « magnifique traversée ») ou les emprunts à l’anglais (« cool »). Le résultat est un texte de présentation qui peut être interprété à deux niveaux différents : du point de vue diégétique il invite le potentiel voyageur à imaginer son futur périple, à se projeter dans un nouveau cadre, tout en lui donnant des pistes sur ce qui l’attend ; du point de vue métadiégétique ce discours peut être vu comme une sorte d’appel au lecteur pour qu’il anticipe le récit, qu’il se forme un univers d’attente et qu’il vérifie ensuite, à la manière d’un touriste, si le site (c’est-à-dire le roman) respecte l’idée qu’il s’en est fait. D’ailleurs, qu’est-ce qu’« un circuit organisé » sinon la promesse d’un récit structuré ? Le discours touristique fait aussi sentir sa présence plus tard, quand le statut de Michel a changé : il n’est plus tout simplement le bénéficiaire des services touristiques, mais il est aussi initiateur, contributeur, promoteur d’un certain secteur aux côtés de Valérie et de Jean-Yves. Leur projet de développer le tourisme sexuel dans les clubs Eldorador Aphrodite appartenant au groupe Aurore s’avère un succès mais, avant que Jean-Yves n’en parle à ses supérieurs hiérarchiques, il fait la découverte de la charte Aurore et en expose le contenu : « En fouillant dans les tiroirs de son bureau il retrouva la charte Aurore, composée dix ans auparavant par les fondateurs, et exposée dans tous les hôtels du groupe. “L’esprit Aurore, c’est l’art de conjuguer les savoir-faire, déjouer de la tradition et de la modernité avec rigueur, imagination et humanisme pour atteindre une certaine forme d’excellence. […] voilà tout ce qui fait d’Aurore un parfum de France à 1 Stéphane André, Le roman français contemporain à l’épreuve du tourisme (1990-2010). (Dé)jouer le stéréotype pour renouer avec le voyage. Éric Chevillard, Jean Echenoz, Mathias Énard, Michel Houellebecq, Lydie Salvayre, Olivier Rolin, Jean-Philippe Toussaint, o. c., p. 290.

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travers le monde.” II prit subitement conscience que ce baratin nauséeux pourrait très bien s’appliquer à une chaîne de bordels bien organisée ; » (P, p. 254). Une fois encore le discours touristique est inséré dans le roman entre guillemets et en italiques, comme pour signaler qu’il est tiré tel quel d’une certaine source. Vu la fonction du document dont il provient, une charte qui stipule l’ensemble des principes du groupe hôtelier Aurore, l’abondance de stéréotypes et de superlatifs qui nourrissent le texte est facile à comprendre. D’autant plus que ce texte est exposé dans tous les hôtels du groupe comme le précise le narrateur, son intention est d’attirer les clients, de les faire revenir en leur garantissant une expérience proche de la perfection. Pour les fournisseurs de services, leur métier est un art qui vise l’excellence, ce sont des adeptes du savoir recevoir qui promettent de bien accueillir leurs clients en allant à l’essentiel de la vie humaine. Bref, le groupe est un symbole de la France dans le monde. Après ce long passage écrit dans une langue très soignée qui occupe une demi-page, Jean-Yves, dont la narration emprunte le point de vue, descend dans un registre familier et ironise sur la langue de bois du texte. Pour lui, la charte est un « baratin nauséeux », donc un discours trompeur, dégoûtant et immoral qui pourrait fonctionner tout aussi bien pour les hôtels que pour la chaîne de « bordels » Aphrodite. La prise de position du personnage va dans le même sens avec le geste de Michel qui, pendant son circuit en Thaïlande, jette son Guide du Routard dans la poubelle d’une station-service. Cette attitude double envers le discours touristique, à la fois convoqué dans la fiction et repoussé avec mépris, est ambiguë et polémique. Pour citer de nouveau Stéphane André, ce rejet « remet moins en cause le statut du discours touristique en général qu’il ne manifeste le refus d’une certaine posture idéologique – en l’occurrence, le regard critique que manifestent les auteurs du Routard à l’égard du tourisme sexuel. »1. Les guides, les brochures et même les chartes sont des supports écrits qui, par des formules accrocheuses, s’adressent aux consommateurs étant en même temps influencés par leurs goûts et les influençant en retour. D’où la réticence de Jean-Yves et de Houellebecq vis-à-vis des auteurs de ces textes qui répètent incessamment des structures pompeuses inadaptées à la réalité de l’époque qu’ils décrivent (comme cette charte dont le contenu est encore valable depuis la fondation du groupe il y a dix ans). La même désapprobation du personnage face au discours touristique apparaît dans La carte et le territoire. Quand Jed et Olga préparent leurs vacances dans le Massif Central, ils feuillettent le guide French Touch et lisent les descriptions des hôtels en essayant d’en choisir un : « Il se plongea 1

Stéphane André, Le roman français contemporain à l’épreuve du tourisme (1990-2010). (Dé)jouer le stéréotype pour renouer avec le voyage. Éric Chevillard, Jean Echenoz, Mathias Énard, Michel Houellebecq, Lydie Salvayre, Olivier Rolin, Jean-Philippe Toussaint, o. c., p. 293.

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dans le texte de présentation ; sa perplexité s’accentua. “C’est quoi, ce galimatias ? "Au cœur d’un Cantal mâtiné de Midi où tradition rime avec décontraction et liberté avec respect..." Liberté et respect, ça rime même pas !” » (CT, p. 93). Cette fois-ci, le texte du guide est un « galimatias », donc selon le TLFi : un « discours confus qui semble dire quelque chose mais ne signifie rien »1, qui cache une incompréhension volontaire entre les promoteurs du tourisme et leurs clients. Il s’agit d’une espèce d’envoûtement par un beau langage, mais vide de sens, évasif, mais qui attire le public par des expressions figées ou des clichés. La réaction de Jed peut être interprétée elle aussi à deux niveaux : au-delà d’être une remarque faite en touriste innocent qui condamne la vanité du discours, du point de vue métadiscursif sa révolte est celle d’un auteur qui désapprouve la supériorité de la forme sur la transmission du sens en littérature. Comme nous l’avons déjà dit, la présence du discours touristique dans les romans ne se manifeste pas toujours par le procédé de la citation, étant donné que les traces textuelles sont effacées (guillemets, italiques) et que le narrateur semble donner libre cours à sa propre érudition sur divers sites touristiques. Ce brouillage des frontières qui questionne l’identité de l’émetteur de la parole diégétique est récurrent dans les romans et produit la confusion chez le lecteur. Tandis que celui-ci croit lire les impressions du personnage sur tel ou tel endroit visité, la narration ne fait que reprendre des informations tirées de divers supports qu’elle finit par mentionner. Rappelons, entre autres, ce passage qui ouvre le dixième chapitre de Plateforme : « Étroite bande de terre montagneuse qui sépare le golfe de Thaïlande de la mer d’Andaman, l’isthme de Kra est traversé dans sa partie nord par la frontière entre la Thaïlande et la Birmanie. Au niveau de Ranong, à l’extrême sud de la Birmanie, il ne mesure plus que vingt-deux kilomètres ; il s’élargit ensuite progressivement pour former la péninsule malaise. » (P, p. 101). Rien ne suggère que cette description savante soit autre chose que le discours de Michel rendant compte du paysage devant ses yeux. Pourtant, une dizaine de lignes plus loin, nous apprenons que le protagoniste voyage le Guide du Routard à la main et que, très probablement, ce que nous venons de lire sur l’isthme de Kra est repris de la brochure. Idem pour la description que Jed fait de Beauvais et pour laquelle Houellebecq est accusé d’avoir plagié Wikipédia. Pendant la visite du protagoniste au centre de Beauvais, le récit s’interrompt pour une incursion dans l’histoire de la ville qui pourrait être attribuée au voyageur. Pourtant, lors d’une deuxième lecture, on constate que les explications ne sont pas fournies par Jed en tant qu’homme instruit possédant des connaissances étendues dans le domaine de l’histoire, mais par Jed en tant que promeneur qui fait la lecture des « panneaux d’information historique et culturelle » : « Camp fortifié par les Romains, la 1

https://www.cnrtl.fr/definition/galimatias

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ville prit le nom de Caesaromagus, puis de Bellovacum, avant d’être détruite en 275 par les invasions barbares. Situé à un carrefour de routes commerciales, entourée de terres à blé d’une grande richesse, Beauvais connut dès le XIe siècle une prospérité considérable, et un artisanat textile s’y développa – les draps de Beauvais étaient exportés jusqu’à Byzance. » (CT, pp. 175-176). La leçon d’histoire finit par le constat de Jed d’avoir facilement trouvé une chambre à l’hôtel Kyriad, sans transition aucune entre le discours touristique et la langue « littéraire » du récit. Tout se passe comme dans une séquence cinématographique où le personnage principal est suivi par la caméra qui enregistre tous ses mouvements et qui fait parfois un « arrêt sur image » pour figer l’espace et insister sur un certain aspect : on nous présente Jed qui arrive à l’aéroport de Beauvais, qui prend un taxi en direction du centre-ville, qui se promène dans les rues piétonnes, qui s’arrête pour quelques instants devant le panneau d’information – occasion de faire surgir le discours touristique – et qui entre dans la réception d’un hôtel. L’omission des guillemets censés encadrer la présentation de Beauvais participe à la fluidité de la narration et induit chez le lecteur l’impression de rester dans le récit cadre. Cette manière d’insérer des informations à caractère touristique et historique sans le signaler par la ponctuation et sans en préciser directement la source réapparaît dans La carte et le territoire lorsque Jed évoque l’image de la France telle qu’elle se dégage du guide French Touch, comme nous le saurons par la suite (CT, p. 92) et dans Sérotonine quand Florent retrace l’histoire de la famille d’Aymeric qu’il vient d’ailleurs de lire sur « le site encore embryonnaire de Patrimoine Normand, “le magazine de l’histoire et de l’art de vivre en Normandie”» (SÉ, pp. 139-140). Le voyage est tellement présent dans les romans de Houellebecq qu’à des moments le discours touristique devient parole littéraire. Il n’est plus accueilli dans les textes sous forme de citation (directe ou cachée) tirée de la documentation à l’usage des touristes, mais le narrateur lui-même pastiche ou parodie ce type de discours. Par exemple, Florent de Sérotonine est ébloui par la beauté d’un hôtel de charme où il passe une nuit et le décrit à la manière d’une brochure : « J’avais prévu notre première étape dans le parador de Chinchon, c’était un choix peu contestable, les paradores en général sont un choix peu contestable mais celui-là en particulier était charmant, installé dans un couvent du XVIe siècle, les chambres donnaient sur un patio dallé où s’écoulait une fontaine, partout dans les couloirs et à la réception déjà on pouvait s’asseoir dans de magnifiques fauteuils espagnols en bois sombre. » (SÉ, pp. 38-39). Les repères historiques, les facilités mises en avant (patio, fontaine), la richesse des détails et le lexique utilisé correspondent à un texte de catalogue sur le parador de Chinchon. Si Houellebecq ne se limite pas à une simple mention de l’hôtel et s’il en donne une description quasi publicitaire, c’est parce qu’il vise « l’effet de réel ». L’auteur ancre ses romans dans la contemporanéité et privilégie les éléments 194

descriptifs qui n’ont aucune fonction dans le déroulement de l’intrigue, seulement celle de convaincre le lecteur de l’adaptation du texte à la réalité de son époque. Pour reprendre brièvement nos observations sur le discours touristique, il faut dire que les romans de Houellebecq accordent une place importante aux pérégrinations des personnages et à tous les supports (écrits, visuels, auditifs) qui les accompagnent. Dans ce sous-chapitre, nous avons choisi d’analyser le discours touristique du point de vue formel, mais aussi d’observer quelle est sa relation avec le récit proprement dit. Nous avons donc souligné son caractère pompeux et trompeur issu d’un langage soigné, mais futile que même les personnages critiquent. Au niveau de son intrication dans le roman, il y a trois types de rapport que le discours touristique établit avec la parole littéraire : 1) il est cité de guides ou d’autres documents spécifiques et son insertion est signalée par des guillemets ou des italiques ; 2) il semble être prononcé par un des personnages, mais ce n’est qu’une citation dissimulée qui reprend les informations des brochures ou des portails Internet, sans l’indiquer par la ponctuation ; 3) il fait partie du discours du protagoniste qui ne peut pas s’empêcher de parler autrement d’un site touristique qu’en donnant le maximum de détails possibles, à la manière d’un professionnel du tourisme. Notre conclusion est que Houellebecq se sert de ce type de discours d’abord parce qu’il est en rapport étroit avec l’activité du personnage, il ne peut donc pas s’en passer s’il veut donner une image vraisemblable de son quotidien, mais également pour remettre en question l’acte d’écrire et condamner la primauté donnée au travail de la forme au détriment du contenu : Houellebecq est contre le « baratin nauséeux », contre le « galimatias », il plaide pour une écriture claire, percutante qui mise sur la production de sens. Quand le littéraire accueille du littéraire L’hétérogénéité discursive est certes une marque du style de Houellebecq et le fait que l’auteur mélange plusieurs types de matériaux littéraires démontre que le roman est un hybride qui accueille diverses postures scripturales. Si jusqu’ici nous avons analysé les passages scientifiques et ceux appartenant au microcosme touristique, nous nous proposons maintenant de voir comment la parole littéraire du récit-cadre s’ouvre vers des interventions tout aussi littéraires. Qu’il s’agisse de citations d’autres auteurs (poètes et romanciers) ou bien de poèmes écrits par Houellebecq et insérés au sein des romans, ce collage de manières d’écrire renforce le caractère poétique de ses textes. Pour ce qui est de la citation d’auteurs, Houellebecq l’envisage comme une méthode pour rendre hommage à ses maîtres à penser, mais aussi 195

comme la preuve que le roman n’est pas un corps compact fait uniquement de romanesque, mais une matière malléable et poreuse qui peut englober une pluralité d’écrits. Dans un entretien, Houellebecq avoue : « Baudelaire est mon Dieu. J’essaie que ça se voie dans mes livres. Par exemple finalement j’arrive toujours à placer un quatrain de Baudelaire dans chacun de mes romans, à un moment donné, c’est une constante. Si vous voulez, j’essaie de payer mes dettes de livre à livre. Y a pas que Baudelaire. J’ai beaucoup aimé aussi Verlaine, Lamartine. Lamartine, j’ai réussi vraiment à en parler dans Sérotonine. J’ai lu beaucoup de poésie, mais je continue à placer Baudelaire au-dessus de tout. » 1. Il est évident que ces citations provoquent des ruptures secouant le lecteur qui, d’un côté n’y est pas habitué et qui, de l’autre côté se demande quel est l’enjeu de ces fragments, il essaie de s’expliquer l’artifice. Cette prouesse de composition n’est pas gratuite, la présence des textes littéraires n’a rien d’anecdotique, mais elle peut causer une certaine illisibilité des romans. Il faut admettre, n’est-ce pas, que déchiffrer un quatrain de Baudelaire ou un fragment de Proust n’est pas un travail facile ?! D’autant plus que la manière et le contexte d’insertion de ceux-ci diffèrent d’un roman à l’autre et que leur investissement symbolique change. Prenons l’exemple des Particules élémentaires qui met en scène un personnage professeur de littérature qui n’hésite pas à partager avec le lecteur les textes qu’il analyse avec ses élèves, comme ce passage de Proust : « Je me souviens encore du jour où je leur avais donné à commenter une phrase du Côté de Guermantes […]. Je regardais Ben : il se grattait la tête, il se grattait les couilles, il mastiquait son chewing-gum. Qu’est-ce qu’il pouvait bien y comprendre, ce grand singe ? Qu’est-ce que tous les autres pouvaient bien y comprendre, d’ailleurs ? Moi-même, je commençais à avoir du mal à comprendre de quoi Proust voulait parler au juste. » (PE, p. 192). L’insertion de ces extraits littéraires dans un contexte pédagogique semble moins abrupte et déconcertante puisque c’est l’intrigue qui les requiert. À l’instar d’un professeur qui soumet des œuvres à l’analyse de ses apprenants, l’auteur attire l’attention des lecteurs sur la texture de ses romans. Ici, Houellebecq pose en innocent, en néophyte qui ne comprend rien à la littérature, qui a du mal à saisir le sens du texte tandis qu’il est un grand lecteur qui connaît en profondeur l’œuvre des écrivains et des philosophes. À ce propos, Antoine Jurga écrit : « C’est un écrivain majeur aussi parce qu’il a une très grande culture, il connaît par cœur Fourier, SaintSimon, il peut passer de Baudelaire à Schopenhauer. Ça nourrit sa littérature. Il n’a pas un propos léger, c’est un propos pensé par l’étude, la digestion de

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Michel Houellebecq : Q&A with his readers, Festival de littérature Louisiana, o. c.

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grands penseurs. »1 Le grand penseur qu’il convoque lors du devoir sur table des élèves de Bruno est Proust. La supposée inintelligibilité de la phrase citée est très vite dissoute par Houellebecq qui fait parler son personnage professeur sur le sujet ; l’hermétisme de Proust provient de la discordance entre les valeurs de deux époques éloignées : si jadis la distinction d’une personne dépendait de son ascendance, aujourd’hui c’est l’argent qui est devenu système de différenciation sociale ; la noblesse de la duchesse des Guermantes est opposée à la richesse et à la célébrité de Snoop Dogg et de Bill Gates. Les deux visions divergentes du monde sont aussi suggérées par le langage : Houellebecq décide d’entourer l’îlot d’écriture proustienne d’un vocabulaire assez simple et vulgaire décrivant des actions liées au corps, aux besoins et instincts les plus primaires – Ben « se grattait la tête, il se grattait les couilles, il mastiquait son chewing-gum » en essayant de déchiffrer Proust. Là réside la force d’expression de Houellebecq, dans ce recyclage de matériaux romanesques réagencés au sein du récit pour revaloriser la grande littérature, car pour Houellebecq l’immortalité d’un écrivain est assurée par l’influence que celui-ci exerce sur les auteurs plus jeunes2. Il reconnaît ses maîtres à penser et leur rend hommage à travers ses livres, ouvertement, explicitement. Après l’interprétation que Bruno donne, comme pour soi, à la phrase de Proust, il se tourne vers la poésie : « j’ai fini par me tourner vers Baudelaire. L’angoisse, la mort, la honte, l’ivresse, la nostalgie, l’enfance perdue…rien que des sujets indiscutables, des thèmes solides. C’était bizarre, quand même. Le printemps, la chaleur, toutes ces petites nanas excitantes ; et moi qui lisais […]. Tout à coup, venant du fond de la salle, j’ai entendu la voix de Ben : “T’as le principe de la mort dans ta tête ho, vieux !…”. Je n’ai jamais tout à fait compris s’il s’adressait à Baudelaire ou à moi ; » (PE, pp. 193-194). Probablement à la fin du devoir sur table sur Proust, dans la même salle de classe et devant le même auditoire, Bruno fait la lecture à haute voix de deux quatrains de Baudelaire tirés du sonnet Recueillement. Comme il l’explique, les thématiques récurrentes du poète symboliste sont « solides », « indiscutables », plus adaptées à l’époque et à sa personnalité angoissée. Ce qui est essentiel dans ce fragment de Houellebecq est la réaction que provoque le poème de Baudelaire aux élèves du roman. Par rapport au texte proustien qui est hermétique, clos au public, les vers de Baudelaire s’avèrent 1

Entretien avec Antoine Jurga, « Marc Lévy ne provoque aucun inconfort, Michel Houellebecq si » in La Voix du Nord, publié le 25 novembre 2014, disponible en ligne à l’adresse : https://www.lavoixdunord.fr/art/region/valenciennes-marc-levy-ne-provoqueaucun-inconfort-ia27b36956n2513215. 2 Voir l’entretien avec Michel Houellebecq (42e minute) par Rune Lykkeberg (traduit par Tore Leifer) lors du Festival de littérature Louisiana en août 2019. Vidéo disponible sur Internet à l’adresse : https://www.youtube.com/watch?v=AJI8YPopjgk (Writing is like cultivating parasites in your brain).

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plus compréhensibles, surtout parce qu’ils traitent de sujets délicats et désagréables dont l’interprétation est unanime. La douleur provoquée par les diverses épreuves de la vie est, dans les grandes lignes, la même pour tout le monde, elle ne varie pas trop en fonction de l’époque, elle est dure et universelle. Ben, le Noir dont Bruno questionne la capacité à saisir le sens du roman proustien, est celui qui offre un commentaire de texte aux quatrains de Baudelaire. Sa présence dans ce fragment n’est pas circonstancielle, il peut être considéré comme un narrataire intradiégétique. Sa fonction est d’autant plus importante qu’il n’est pas seulement le récepteur de Recueillement, mais aussi le symbole du lecteur houellebecquien qui fait la réception du texte. Sa réplique – « T’as le principe de la mort dans ta tête ho, vieux !… » – est vulgaire et inadéquate, vu qu’il s’adresse à son professeur, mais ce dernier y voit pourtant quelque chose d’admiratif. C’est l’étonnement devant un lecteur qui comprend et résonne avec des thématiques sombres, réelles, transparentes, même si celles-ci sont cachées derrière un ton lyrique, habituellement plus abscons. La référence à Baudelaire apparaît aussi dans La Possibilité d’une île au moment où Vincent parle à Daniel de son dernier projet artistique, une salle conçue pour qu’il y passe ses derniers instants avant de quitter ce monde et d’attendre la prochaine incarnation : « “Ç’a été un travail difficile... dit-il [Vincent]. J’ai beaucoup pensé à La Mort des pauvres, de Baudelaire ; ça m’a énormément aidé.” Les vers sublimes me revinrent immédiatement en mémoire, comme s’ils avaient toujours été présents dans un recoin de mon esprit, comme si ma vie entière n’avait été que leur commentaire plus ou moins explicite » (PÎ, p. 378). Une fois encore, Houellebecq fait appel à la poésie pour faire réfléchir aux souffrances de la vie et à la délivrance par la mort en tant qu’échappatoire au malheur existentiel. Face à ces quatrains de littérature symboliste, Daniel ne peut que montrer son assentiment, vu que toute sa vie « n’avait été que leur commentaire plus ou moins explicite » ; son accord, exprimé par ce geste de la tête, et sa question rhétorique qui vient juste après soulignent sa confiance dans le pouvoir consolateur d’une existence post-mortem. Pour ce qui est de la façon dont le fragment poétique est inséré dans le roman, il faut remarquer qu’il est cité avec aisance par le protagoniste. La manière dont Daniel se rappelle les « vers sublimes » de Baudelaire après que Vincent mentionne le titre du poème représente un renvoi à l’érudition de Houellebecq qui a toujours à l’esprit les grands penseurs l’ayant influencé. À part ces trois exemples que nous avons évoqués où des œuvres littéraires sont partiellement reprises dans les romans de Houellebecq, il y en a d’autres, mais de dimensions plus restreintes : une citation de Lautréamont en tête du sixième chapitre de la deuxième partie des Particules élémentaires ou bien des vers disparates de Baudelaire insérés dans Plateforme ou Sérotonine. Ainsi, dans Plateforme Michel propose d’utiliser un vers de La 198

vie antérieure comme slogan publicitaire pour le club Eldorado Aphrodite de la Côte-d’Ivoire : « – “Et des esclaves nus tout imprégnés d’odeurs…” Baudelaire, c’est dans le domaine public. / – Ça ne passera pas. / – Je sais bien. » (P, p. 246) et Florent de Sérotonine réfléchit à sa solitude, au bonheur raté au côté de Camille et évoque quelques lignes de Semper eadem à propos des familles recomposées : « Quant au processus de recomposition, je n’avais pas eu l’occasion de le voir à l’œuvre, “Quand notre cœur a fait une fois sa vendange / Vivre est un mal” écrivait plus justement Baudelaire, cette histoire de familles recomposées n’était à mon avis qu’une dégoûtante foutaise. » (SÉ, p. 312). Les deux citations mettent en évidence la confiance de Houellebecq en l’idée que la poésie fait partie du quotidien, qu’elle s’immisce naturellement dans le discours d’un individu, car le langage poétique est plus suggestif que toute autre formule prosaïque. Les vers de Baudelaire coupent les récits mais, vu leur dimension, ils n’y produisent pas de pause ou de rupture comme le feraient quelques quatrains. Mis à part les guillemets qui signalent leur appartenance à un autre texte, les phrases sont si bien choisies et insérées que l’on aurait du mal à les distinguer du reste du discours du personnage. Comme nous l’avons précisé, l’hétérogénéité des romans houellebecquiens résulte aussi de la présence du texte « littéraire » au sein de la fiction : au-delà des extraits empruntés à d’autres auteurs, les récits sont aussi parcourus par des poèmes appartenant à l’auteur. Si tous les romans ne sont pas également nourris de poésie – Les particules élémentaires et La Possibilité d’une île contiennent le plus de passages versifiés –, leur nature ne diffère guère d’un livre à l’autre. Il s’agit d’une poésie du quotidien, quelquefois vulgaire, quelquefois très hermétique, qui est le plus souvent le résultat de l’activité créatrice des personnages. Remarquable au sujet des poèmes de Houellebecq est le contraste entre une écriture censée saisir le quotidien le plus banal, le plus trivial et le choix formel qui reprend des usages très anciens. À ce sujet, dans son article Une poésie prosaïque, Joaquim Lemasson souligne « la dimension paradoxale (en conflit avec une certaine doxa poétique) de cette poésie contemporaine qui réactualise avec beaucoup de libertés des procédés d’écriture considérés comme archaïques (rimes, alexandrins oralisés […]) non pas pour glorifier une perfection rhétorique figée puisque les formes évoluent inéluctablement, mais pour souligner leur efficacité et leur capacité de “libération de la vie intérieure” ».1 C’est dans Rester vivant. Méthode que Houellebecq insiste sur la force de la versification des « métriques anciennes » dans l’expression poétique, mais 1

Joaquim Lemasson, « Une poésie prosaïque » in Murielle Lucie Clément et Sabine van Wesemael (sous la direction de), Michel Houellebecq à la Une, o. c., p. 57.

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c’est aussi dans ce recueil qu’il montre une certaine souplesse face aux contraintes formelles : « Si l’emploi d’une forme déterminée (par exemple l’alexandrin) vous demande un effort, renoncez-y. Ce type d’effort n’est jamais payant. » (RV, p. 16). Le résultat en est une poésie atypique, faite de vers rimés ou libres, alternant langage élevé et très familier. Sa présence dans les romans est une constante, vu la prédilection de l’auteur pour ce discours qui lui vient naturellement, comme un automatisme indispensable, et qu’il insère dans la fiction malgré leur opposition générique. La conception romantique qu’a Houellebecq de la poésie, vue comme inspiration, don, grâce, la place aux antipodes du roman qui nécessite beaucoup de travail, mais cela ne veut pas dire que l’auteur est prêt à abandonner sa vision du monde en tant que poète. Au contraire, il incorpore l’une dans l’autre et obtient un objet composite que Joaquim Lemasson appelle « poésie prosaïque à double titre puisqu’elle surgit tout d’abord au sein de la prose romanesque et qu’ensuite elle prend la forme d’un poème en vers libres qui tend vers la prose, notamment par l’utilisation de la syntaxe. »1 Nous nous proposons ainsi d’analyser quelques-uns de ces poèmes intégrés dans les romans afin de voir dans quelle mesure ils respectent la prosodie ancienne et s’ils reprennent des figures poétiques traditionnelles. Extension du domaine de la lutte contient un seul quatrain que deux collègues du narrateur chantent durant un rêve pénible que fait celui-ci : « “Si je me promène cul nu, / C’est pas pour vous sédui-re ! / Si je montre mes jambes poilues, / C’est pour me faire plaisi-re !” » (E, p. 6). Ce poème composé de quatre vers à rime croisée souligne les principes féministes des deux amies qui défendent le droit des femmes à disposer librement de leurs corps. Du point de vue de la sonorité du quatrain, il faut remarquer les allitérations en « p » (« promène », « pas », « pour », « poilues », « plaisir ») et en « r » (« promène », « pour », « séduire », « montre », « faire », « plaisir ») et l’assonance en « i » (« si », « séduire », « plaisir ») qui lui donnent une véritable musicalité d’autant plus que le quatrain est censé être chanté. Quant à la structure syntaxique il y a un parallélisme évident entre le premier et le troisième vers ainsi qu’entre le deuxième et le quatrième : d’une part, il y a reprise du schéma conjonction-pronom personnel sujetprédicat-complément, de l’autre on répète la disposition présentatifpréposition-pronom personnel COD-prédicat. L’effet produit est une certaine rythmicité de la phrase et une tonalité presque didactique. Dans Les particules élémentaires les passages poétiques se multiplient, la forme et la composition des poèmes varient, de sorte que le roman devient une collection d’écrits plus ou moins lyriques. Comme nous l’avons dit lors 1

Joaquim Lemasson, « Une poésie prosaïque » in Murielle Lucie Clément et Sabine van Wesemael (sous la direction de), Michel Houellebecq à la Une, o. c., p. 58.

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de l’analyse de l’incipit, le Prologue contient un assez long poème écrit à la première personne du pluriel par les représentants de la nouvelle espèce dont le but est de rendre hommage à leurs prédécesseurs, les humains : « Nous vivons aujourd’hui sous un tout nouveau règne, / Et l’entrelacement des circonstances enveloppe nos corps, / Baigne nos corps, / Dans un halo de joie. / Ce que les hommes d’autrefois ont quelquefois pressenti au travers de leur musique, / Nous le réalisons chaque jour dans la réalité pratique. […] » (PE, pp. 9-10). Fait de vers à longueur variable, allant de trois syllabes jusqu’à trente et liés d’habitude par une rime suivie, ce poème alterne les figures rythmiques, sémantiques et syntaxiques. Si, au niveau de la configuration phonique et rythmique, nous pouvons identifier un rejet (« Pour baigner dans la joie immobile et féconde / D’une nouvelle loi ») et une allitération en « v » (« Nous savons ce que nous devons à leurs rêves »), du point de vue syntaxique, le texte contient beaucoup de symétries. Cela devient automatique de repérer les anaphores « Nous savons » et « Maintenant que » et la répétition presque obsessive de « enveloppe nos corps / Baigne nos corps, / Dans un halo de joie » avec, parfois, une inversion des deux premiers vers. Ces figures attirent l’attention du lecteur sur des points clés du discours qui opposent les deux règnes : souffrance, haine, peur et espoir pour les humains ; lumière, rivière, joie pour la nouvelle espèce. Il est évident que la rivière et la lumière deviennent des symboles dans ce poème de Houellebecq et leur sens se cristallise si nous rappelons quelques acceptions qu’ils ont dans l’imaginaire religieux ou philosophique. L’eau est considérée comme une des matières premières du monde qui, selon le Livre de la Genèse, existait bien avant la lumière : elle est lustrale et régénératrice, étant donné qu’elle peut laver le péché originel lors du rite judéo-chrétien du baptême ou, comme le note Gaston Bachelard, « Un des caractères qu’il nous faut rapprocher du rêve de purification que suggère l’eau limpide, c’est le rêve de rénovation que suggère une eau fraîche. On plonge dans l’eau pour renaître rénové. »1 Quant à la lumière, elle aussi rappelle le travail de la création divine ; ensuite, dans l’Antiquité, avec le mythe de la caverne de Platon, elle est considérée comme l’image de la vérité et du bien, cachés derrière les chimères, bref elle est le symbole du savoir, de la lucidité, de la conscience. Revenons au poème de Houellebecq et observons les connotations que reçoivent ces deux motifs : pour l’auteur, l’eau et la lumière marquent la mort symbolique des humains et la naissance de la nouvelle espèce, purifiée, moins souffrante, plus radieuse parce qu’elle a réussi à dépasser la séparation, la peur, la haine et a accès à des « aprèsmidi inépuisables », épithète métaphorique qui souligne l’éternité. Pour citer de nouveau Bachelard et sa philosophie de l’eau, « par bien des voies, la 1

Gaston Bachelard, L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière, Paris, Librairie José Corti, 1942, p. 169.

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contemplation et l’expérience de l’eau nous conduisent à un idéal »1. Chez Houellebecq, le « nous » collectif, énonciateur du poème, désigne les êtres qui vivent à proximité de la rivière pour qui l’immersion dans l’eau et la baignade dans la lumière équivalent à une renaissance. Il s’agit de l’incarnation dans ces clones utopiques qui ne connaîtront plus le malheur des prédécesseurs, à qui on a promis la lumière éternelle. Il serait révélateur de mettre en correspondance le poème ci-dessus avec un autre, également écrit à la première personne du pluriel et placé à la fin de la troisième partie, juste avant l’Épilogue. Nous n’allons pas reprendre tout le texte pour des raisons d’économie spatiale et de synthèse, nous préférons sélectionner quelques vers qui reprennent les mêmes constructions sémantiques, qui jouent sur le même symbolisme. En ce qui concerne la structure du poème, il faut noter son caractère irrégulier : il se compose d’un quatrain (atypique, comme nous le verrons plus bas), un tercet, trois passages dont la forme ressemble à un poème en prose et enfin un dernier quatrain conclusif. Voici le début du texte poétique : « Certains disent : “La civilisation que nous avons bâtie est encore fragile / C’est à peine si nous sortons de la nuit. / De ces siècles de malheur, nous portons encore l’image hostile, / Ne vaudrait-il pas mieux que tout cela reste enfoui ?” » (PE, p. 295). Ce discours est prononcé par les clones sceptiques qui constatent la vulnérabilité de la nouvelle espèce et qui voudraient abandonner ce projet utopique. À remarquer l’utilisation du nom « la nuit » pour désigner les « siècles de malheur » qu’ont traversés les humains et l’épithète « image hostile » qui renforce le caractère haineux, agressif de ceux-ci. Ces représentations se superposent aux vers du poème antérieur et font écho à cette phrase « ils traversaient la haine et la peur, […] ils se heurtaient dans le noir » tout en gardant leur tonalité négative. À la question rhétorique qui clôt le quatrain à rime croisée et qui remet en cause le triomphe de la nouvelle espèce, c’est le narrateur qui fournit une réponse sous la forme d’une argumentation presque didactique, en trois temps, structurée autour du syntagme anaphorique « De même » : il insiste sur la nécessité d’accepter cette troisième mutation métaphysique qui s’est produite naturellement, dans la logique des choses, comme le christianisme qui a remplacé les civilisations antiques et qui a été destitué ensuite par le matérialisme. Le quatrain versifié-rimé final apporte une vision encore plus optimiste de l’avenir des néo-humains : « Ces siècles de douleur qui sont notre héritage, / Nous pouvons aujourd’hui les tirer de l’oubli / Quelque-chose a eu lieu comme un second partage, / Et nous avons le droit de vivre notre vie. » (PE, p. 296). Le legs fait par les hommes représente un point de départ important pour les nouveaux individus : ces derniers doivent connaître les souffrances 1

Gaston Bachelard, L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière, Paris, Librairie José Corti, 1942, p. 172.

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des anciens afin de conscientiser leur évolution et de se forger leur propre vie. Les cinq autres poèmes insérés dans le roman sont le résultat de l’activité créatrice irrégulière des deux protagonistes : Bruno écrit deux poèmes pendant son séjour au Lieu du Changement lors d’un atelier d’écriture, il rédige un texte sur la famille qui a été publié dans une revue, il fait la lecture d’un quatrain qu’il a noté dans un carnet qu’il garde dans sa poche. Quant à Michel, il écrit un poème sur une liasse de feuilles à en-tête de l’hôpital où l’on soignait Annabelle peu avant la mort de celle-ci. Si d’habitude Bruno alterne le langage pornographique (« Je bronze ma queue / (Poil à la queue !) / À la piscine / (Poil à la pine !) », PE, p. 111), les sens péjoratifs (« Les taxis, c’est bien des pédés / Ils s’arrêtent pas, on peut crever », PE, p. 110) et les rimes peu savantes (qui associent « foutaise » avec « fraise » et « etc. » avec « Zarathoustra », PE, p. 214) dans des poèmes courts sur les sujets les plus triviaux, il peut aussi être très lyrique, comme dans son texte sur la famille. Les métaphores placées en tête du poème – « des familles / (Étincelles de foi au milieu des athées, / Étincelles d’amour au fond de la nausée) » (PE, p. 182) – soulignent la force et la singularité de cette union, mais aussi l’étonnement de Bruno face à son fonctionnement. Il y a encore une fois une opposition entre « la lumière » et « l’ombre », « le noir » ou « la nuit » pour suggérer deux modes de vie antagonistes : le scénario optimiste où l’homme connaît l’amour, le sexe, où il fonde une famille et l’histoire contraire où l’individu est déchiré entre un travail épuisant, des idylles difficiles et finit seul et désespéré. Le lac revient comme image purifiante de l’eau : « Nous descendons le chemin solitaire jusqu’à l’endroit où tout est noir, / Sans enfants et sans femmes, / Nous entrons dans le lac / Au milieu de la nuit / (Et l’eau, sur nos vieux corps, est si froide) » (PE, pp. 182-183). Plus qu’une matière qui produit un renouvellement, une métamorphose, l’eau représente aussi une étendue inconnue et infinie qui engloutit l’être et lui confère l’apaisement éternel dans une sorte de mort symbolique. En revanche, le poème qu’écrit Michel est un poème d’amour qui contient une adresse directe à l’être aimé : « mon Annabelle ». Alternant rime suivie et rime croisée, quatrains et strophes de cinq ou six vers, le texte célèbre à travers des métaphores l’ingénuité, la générosité et la bienveillance de la femme, « cette enfant faite pour le bonheur, / Tendait à qui voulait le trésor de son cœur » (PE, p. 285). Vu que le texte est écrit dans un moment critique où la santé d’Annabelle annonce son décès prématuré, il contient aussi la présomption de Michel qu’ils pourront se revoir et s’aimer après la mort : « Nous aurons peu aimé / Sous nos formes humaines / Peut-être le soleil, et la pluie sur nos tombes, le vent et la gelée / Mettront fin à nos peines. » (PE, p. 286). L’énumération de ces phénomènes de la nature qui semblent suivre leur cours naturel même après la mort des aimants marque le passage du temps et la guérison des blessures accumulées pendant la vie terrestre. 203

L’insertion des passages poétiques dans la fiction est moins fréquente dans Plateforme où on lit un seul quatrain écrit par Michel dans la rubrique « Observations personnelles » d’un questionnaire de satisfaction Nouvelles Frontières : « Peu après le réveil, je me sens transporté / Dans un autre univers au précis quadrillage / Je connais bien la vie et ses modalités, / C’est comme un questionnaire où l’on cocherait des cases. » (P, p. 128). Le poème repose sur une métaphore et une comparaison qui rapprochent la vie humaine d’un quadrillage précis ou d’un questionnaire justement pour en souligner la banalité. Victime des conventions auxquelles il doit se conformer, l’homme ne peut que constater sa misère existentielle, constamment soucieux de cocher des cases démontrant sa réussite sur tous les plans. Sinon, pour noter son séjour en Thaïlande, il a choisi majoritairement les « Bien », le circuit s’est déroulé tel que prévu : « cool, mais avec un parfum d’aventure ». Dans La Possibilité d’une île, la poésie revient en force avec plus de dix occurrences de longueur variable qui respectent, dans les grandes lignes, la structure des poèmes des autres romans, mais qui, en plus, semblent intrinsèquement liées au texte. Comme dans Les particules élémentaires, Houellebecq parle au lecteur au début du livre, à l’intérieur d’un péritexte auctorial et s’exprime parfois dans des passages versifiés : « Contrairement à l’idée requise, / La parole n’est pas créatrice d’un monde ; / L’homme parle comme le chien aboie / Pour exprimer sa colère, ou sa crainte. / Le plaisir est silencieux, / Tout comme l’est l’état de bonheur. » (PÎ, p. 19). Dans ces vers « manifeste », Houellebecq donne des pistes sur le contenu de son roman, il faut craindre sa parole parce qu’elle est tranchante et emportée. Outre leur caractère inouï, ce n’est pas à ces adresses au lecteur que La Possibilité d’une île doit son originalité, mais au fait que les personnages eux-mêmes communiquent par l’intermédiaire des poèmes. En d’autres termes, « la poésie [est] à la fois ce qui permet aux néo-humains de se parler mais aussi aux différentes générations de clones de communiquer. Elle correspond ainsi à un langage actuel et éternel, personnel et collectif. »1 Il est intéressant d’observer que les clones féminins – Marie22 et Marie23 – sont ceux qui envoient des messages, habituellement sous forme de quatrains, à leurs interlocuteurs, Daniel24 et Daniel25 respectivement. Souvent très hermétiques comme le premier texte de Marie22 (« La fatigue occasionnée / Par le vieux Hollandais mort / N’est pas quelque chose qui s’atteste / Bien avant le retour du maître », PÎ, p. 15), ces poèmes empruntent parfois au fait divers (« Une vieille femme désespérée, / Au nez crochu / Dans son manteau de pluie / Traverse la place Saint-Pierre. », PÎ, p. 154), mais peuvent aussi s’avérer très sensibles et touchants : « Les membranes alourdies / De nos 1

Joaquim Lemasson, « Une poésie prosaïque » in Murielle Lucie Clément et Sabine van Wesemael (sous la direction de), Michel Houellebecq à la Une, o. c., p. 61.

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demi-réveils / Ont le charme assourdi / Des journées sans soleil » (PÎ, p. 353). Ce poème composé de deux alexandrins, scindés en quatre hémistiches de six syllabes afin de former un quatrain à rime croisée, joue sur un parallélisme évident et sur des épithètes suggérant l’ennui et l’épuisement. Une troisième catégorie de poèmes qui apparaît dans La Possibilité d’une île est représentée par les textes que Daniel1 dédie à Esther : il s’agit de trois poèmes d’amour dont le dernier contient aussi le vers intitulant le roman. Au-delà d’être signés par le même auteur, ils ont aussi ceci en commun qu’ils respectent la même structure (quatre quatrains à rime croisée ou embrassée) et qu’ils transmettent une certaine vision de l’amour qui évolue avec l’intrigue. Ainsi, dans le premier poème Daniel attend l’amour et fait des projections concernant le bonheur futur qu’il ressentira auprès de sa bien-aimée : « Je serai dans la joie / De ta peau non fictive / Si douce à la caresse, / Si légère et si fine / Entité non divine, / Animal de tendresse. » (PÎ, p. 173). La nature double de la femme, à la fois innocente et sauvage, est soulignée par des épithètes et par l’oxymore « animal de tendresse » et la certitude que son existence est réelle et non pas imaginaire ressort de la symétrie des syntagmes « non fictive / non divine ». Le deuxième poème de Daniel se trouve au pôle opposé : il ne croit plus à l’amour et condamne le passage du temps qui interdit à l’homme le bien-être et le plaisir physique. Tout ce qu’il lui reste est « la mémoire vaine / De nos jours disparus, / Un soubresaut de haine / Et le désespoir nu. » (PÎ, p. 366). À noter que la voix lyrique ne s’exprime plus au singulier comme dans le discours enflammé d’un amoureux, mais au pluriel par une parole qui traduit l’universalisation de la souffrance. Entre ces deux tonalités, l’une qui célèbre le bonheur du couple et l’autre qui nie la possibilité de l’amour, il y a le troisième poème de Daniel qu’il écrit avant de se suicider. Conscient que sa relation avec Esther ne peut plus être renouée – d’autant plus qu’elle avait un petit ami –, il abandonne son projet, mais il n’est pas du tout pessimiste. Au contraire, il se montre content de l’avoir rencontrée, d’avoir fait l’expérience d’une vie sexuelle riche et satisfaisante avec elle et il est sûr qu’il pourra bientôt jouir d’un amour sans fin : « Et l’amour, où tout est facile, / Où tout est donné dans l’instant ; / II existe au milieu du temps / La possibilité d’une île. » (PÎ, p. 399). Cette île dont rêve le protagoniste est, comme nous l’avons dit, une projection imaginaire, utopique, qui abolirait la séparation et apporterait le bonheur infini. Les romans qui ont suivi La possibilité d’une île, où il y a triomphe de la poésie dans la fiction, ont changé de composition au profit de la fluidité du texte. À propos de La carte et le territoire, Houellebecq affirme : « Et il y a une autre renonciation qui va dans le même sens, qui est la renonciation à la poésie dans le roman. La poésie, pour d’autres raisons que la science,

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provoque une hétérogénéité très forte. »1 Ainsi, excepté les citations d’auteurs que nous avons déjà mentionnées et le sizain sur la société de consommation inséré dans Sérotonine (« Vois sur ces canaux / Dormir ces vaisseaux / Dont l’humeur est vagabonde ; / C’est pour assouvir / Ton moindre désir / Qu’ils viennent du bout du monde. » (SÉ, p. 274), il n’y a pas d’autre mention poétique dans les romans houellebecquiens plus récents. Récapitulons notre analyse des passages littéraires insérés dans la prose de Houellebecq. D’abord, nous avons montré que ceux-ci se présentent soit sous forme de citations d’auteurs (comme Baudelaire, Proust, Lautréamont, Péguy), soit sous forme de poèmes appartenant à l’auteur. Si les premiers représentent une sorte de dette que Houellebecq a envers ses prédécesseurs, les derniers surgissent au milieu des romans comme pour démontrer que la poésie est un don et s’impose sans être convoquée ou, pour citer Houellebecq, « Pour moi il y a ces moments où les mots arrivent, sans nul projet, sans cohérence ni jugement et où il me faut une feuille de papier, parce que, je le constate, quelque chose se passe. Ça dure un certain temps, enfin ça dure le temps que ça dure, mais ça dure encore suffisamment pour me permettre d’écrire un poème, au fond je n’en demande pas plus. »2 La transcription de ces moments d’inspiration prend des formes diverses, allant de vers dissyllabiques jusqu’aux alexandrins oralisés, de strophes restreintes à de longs passages versifiés, mais force est de constater que le quatrain rimé est la forme poétique que Houellebecq privilégie. Ensuite, il faut dire que son respect de la métrique ancienne ou des formes fixes ne représente pas seulement un hommage à la tradition littéraire, mais doit être aussi vu comme une forme de résistance à la vie : « La structure est le seul moyen d’échapper au suicide » (RV, p. 15). Pour ce qui concerne la fréquence des poèmes, Houellebecq n’en fait pas une répartition identique au sein des romans surtout parce qu’il devient conscient de la rupture qu’ils produisent et de l’hétérogénéité bouleversante qui se crée. Comme nous l’avons dit, Les particules élémentaires et La Possibilité d’une île sont les livres qui contiennent le plus de poèmes intercalés dont les fonctions sont multiples. Ils apparaissent au sein du péritexte dans les adresses de l’auteur au lecteur, à l’intérieur des romans en tant que moyen de communication entre les personnages appartenant à des époques différentes, comme dédicace à l’être aimé ou tout simplement sous forme de discours versifié sur le quotidien le plus banal. Toutes ces irruptions inattendues contribuent à l’affirmation du caractère poétique des romans houellebecquiens par le langage qu’elles

1

Martin de Haan (propos recueillis par), « La mise à distance du monde : entretien avec Michel Houellebecq » in Speakers Academy magazine, o. c. 2 Michel Houellebecq et Bernard-Henri Lévy, Ennemis publics, o. c., p. 282.

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mobilisent, par les figures de style utilisées, par la musicalité des phrases et par la transmission spontanée de l’émotion. Pour conclure, dans ce sous-chapitre sur la pluralité des discours nous nous sommes proposés d’analyser l’hétérogénéité des romans houellebecquiens en termes d’accumulation inattendue de niveaux et de registres de langue. Le style de Houellebecq s’affirme à travers une écriture tenace et bien maniée qui oppose le français standard à des constructions très soignées et la parole littéraire à des discours spécialisés. La fiction qui en résulte est bouleversante parce qu’inattendue, mais elle ne pose pas de problème d’illisibilité. Les passages scientifiques et ceux qui convoquent le jargon touristique nourrissent le texte de détails très précis et créent le célèbre « effet de réel ». Quant aux fragments littéraires, que ce soit des citations ou des poèmes écrits pour y être insérés, ils enrichissent le récit de figures sémantiques et syntaxiques et lui apportent une certaine musicalité. L’alternance des discours peut produire une dislocation au sein de l’œuvre ; la question qui se pose est : comment fait Houellebecq pour résoudre ou au moins diminuer cette tension ? L’artifice qu’il trouve est de construire ses romans de sorte que le récit-cadre requière l’insertion de cette parole étrangère, de faire croire que l’intervention de ces discours disparates est incontournable parce qu’ils font partie de l’intrigue. D’habitude, ce sont les personnages qui donnent libre cours à des explications ou à des rimes parce que c’est leur métier ou leur vocation qui l’exige. Les digressions scientifiques sont étroitement liées au travail de chercheur de Michel dans Les particules élémentaires ; les détails d’ordre touristique sont mentionnés par Michel de Plateforme d’abord en touriste, ensuite en professionnel de ce domaine ; les fragments littéraires, en prose ou en vers, proviennent surtout du professeur-écrivain Bruno et du comédien Daniel qui rédige ses propres sketches. Cela dit, il faut voir dans cette pluralité discursive une diversité de manières d’expression, allant de la plus neutre à la plus personnelle, vu la richesse du monde et le désir de l’auteur de rendre compte de celui-ci par un discours de vérité. Le goût des digressions Outre le mélange constant de matériaux romanesques, parmi les traits qui caractérisent le style de Houellebecq il y a aussi la récurrence des digressions. Si d’aucuns les ont interprétées comme des passages ennuyeux et inutiles retardant vainement la vitesse du récit, notre hypothèse est qu’elles remplissent trois fonctions : informative, réflexive et de généralisation. Avant d’en arriver là, il est important de définir ce qu’est une digression pour pouvoir ensuite les repérer à l’intérieur des romans et en

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déceler le rôle. Selon Christine Montalbetti et Nathalie Piegay-Gros, « La digression ne peut pas donc recevoir qu’une définition négative, c’est-à-dire une définition par différenciation, par négation de son inverse : je ne peux pas dire ce qu’elle contient, mais seulement ce qu’elle ne contient pas (la digression, c’est ce qui développe un propos qui n’est pas le sujet du texte). »1 Cet éloignement par rapport au sujet du texte ne doit pas être vu comme un égarement, mais comme un vagabondage volontaire du narrateur qui interrompt l’intrigue pour y insérer un nouveau contenu en rapport étroit avec le récit. Comme le précisent Montalbetti et Piegay-Gros, la délimitation de ces passages digressifs se fait par divers signaux : rhétoriques (« le narrateur peut désigner lui-même une séquence comme digressive et en fournir une délimitation par le moyen des transitions »2, c’est-à-dire par des formules d’ouverture ou de clôture) ou typographiques (la démarcation se fait par des frontières matérielles comme les parenthèses ou le tiret). D’ordinaire, chez Houellebecq, il n’y a pas d’indice pour annoncer les séquences digressives, elles s’imbriquent dans les romans naturellement et se présentent comme éléments nécessaires dans le déroulement de l’histoire. Comme nous l’avons dit, ces digressions jouent dans la prose houellebecquienne trois rôles : 1) elles sont censées informer et se présentent comme de vrais îlots encyclopédiques offrant des informations détaillées sur des sujets particuliers ; 2) elles sont utilisées lors du passage d’une expérience individuelle à une réflexion d’ordre sociologique généralement valable ; 3) elles représentent des lieux où le narrateur s’interroge sur la nature et le fonctionnement du texte, où il remet en question son travail. Nous n’allons pas insister sur la fonction informative, car cela supposerait revenir aux passages scientifiques ou touristiques dont nous avons déjà parlé lors de l’analyse de l’hétérogénéité discursive, mais nous allons nous concentrer sur les deux autres : la fonction de généralisation et la fonction réflexive. Pour commencer, il faut dire que l’auteur a une prédilection pour la théorie et qu’il part des scènes spécifiques et individualisées pour arriver à des passages sociologiques, philosophiques, parfois didactiques ou moralisants sur le monde. Qu’ils portent sur l’amour, la vieillesse, la nature humaine, les voyages en avion, toutes ces digressions dévoilent la profondeur de la pensée du narrateur qui réussit à voir au-delà de l’existence unique d’un individu et à l’encadrer dans une image d’ensemble, synthétisante, généralisante, uniformisante. Bien que parfois ces interventions frôlent le stéréotype, Houellebecq est conscient qu’« en ouvrant [s]a littérature aux conceptions théoriques qu’on peut élaborer sur le 1

Christine Montalbetti et Nathalie Piegay-Gros, La digression dans le récit, Paris, Éditions Bertrand-Lacoste, 1994, coll. « Parcours de lecture », p. 9. 2 Ibid., p. 13.

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monde, [il] s’expose constamment au risque du cliché – et même à vrai dire [il] s’y condamne, [s]a seule chance d’originalité consistant (pour reprendre les termes de Baudelaire) à élaborer des clichés neufs »1. Sa nouveauté vient de sa vision du monde et du fait qu’il sonde le cœur des problèmes : l’épisode qui déclenche la digression ouvre une interrogation à laquelle le narrateur fournit une explication issue de sa connaissance de la vie. Le discours qui en résulte est réaliste et privilégie l’expression de la vérité, il n’est pas fait de scénarios inauthentiques, mais de l’observation de la cruelle réalité par un esprit retiré et sensible qui va au plus profond des choses. L’amour est un des sujets qui revient dans les romans de Houellebecq, qui nourrit l’intrigue et engendre souvent des passages digressifs. Nous avons fait une sélection de ce type de séquences sur l’amour (extraites des romans houellebecquiens) que nous reprenons ici chronologiquement afin d’observer leur contenu conceptuel, leur délimitation et leur structure. (1) « Phénomène rare, artificiel et tardif, l’amour ne peut s’épanouir que dans des conditions mentales spéciales, rarement réunies, en tous points opposées à la liberté de mœurs qui caractérise l’époque moderne. […] L’amour comme innocence et comme capacité d’illusion, comme aptitude à résumer l’ensemble de l’autre sexe à un seul être aimé, résiste rarement à une année de vagabondage sexuel, jamais à deux. En réalité, les expériences sexuelles successives accumulées au cours de l’adolescence minent et détruisent rapidement toute possibilité de projection d’ordre sentimental et romanesque ; progressivement, et en fait assez vite, on devient aussi capable d’amour qu’un vieux torchon. » (E, p. 114) (2) « À plus de soixante ans, depuis peu en retraite, elle [la grand-mère de Bruno] avait accepté de s’occuper à nouveau d’un enfant jeune – le fils de son fils. […] Un examen un tant soit peu exhaustif de l’humanité doit nécessairement prendre en compte ce type de phénomènes. De tels êtres humains, historiquement, ont existé. Des êtres humains qui travaillaient toute leur vie, et qui travaillaient dur, uniquement par dévouement et par amour ; qui donnaient littéralement leur vie aux autres dans un esprit de dévouement et d’amour ; qui n’avaient cependant nullement l’impression de se sacrifier ; qui n’envisageaient en réalité d’autre manière de vivre que de donner leur vie aux autres dans un esprit de dévouement et d’amour. En pratique, ces êtres humains étaient généralement des femmes. » (PE, p. 91) (3) « On peut habiter le monde sans le comprendre, il suffit de pouvoir en obtenir de la nourriture, des caresses et de l’amour. [...] Quant à l’amour, il m’est difficile d’en parler. [...] Ce phénomène est un mystère. En lui résident le bonheur, la simplicité et la joie ; mais je ne sais toujours pas comment, ni pourquoi, il peut se produire. Et si je n’ai pas compris l’amour, à quoi me sert d’avoir compris le reste ? » (P, p. 349) 1

Michel Houellebecq, Interventions 2, o. c., p. 282.

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(4) « Aucun sujet n’est davantage abordé que l’amour […] ; aucun sujet non plus n’est aussi discuté, aussi controversé, surtout pendant la période finale de l’histoire humaine, où les oscillations cyclothymiques concernant la croyance en l’amour devinrent constantes et vertigineuses. Aucun sujet en somme ne semble avoir autant préoccupé les hommes ; même l’argent, même les satisfactions du combat et de la gloire perdent en comparaison, dans les récits de vie humains, de leur puissance dramatique. L’amour semble avoir été pour les humains de l’ultime période l’acmé et l’impossible, le regret et la grâce, le point focal où pouvaient se concentrer toute souffrance et toute joie. » (PÎ, pp. 177-178) (5) « Il était tenté dans cette maison de croire à des choses telles que l’amour, l’amour réciproque du couple qui irradie les murs d’une certaine chaleur, d’une chaleur douce qui se transmet aux futurs occupants pour leur apporter la paix de l’âme. » (CT, 57) (6) « je pris alors douloureusement conscience que je n’avais même pas proposé à Myriam de venir habiter chez moi, de s’installer ensemble, […], vivre ensemble aurait certainement conduit, à très brève échéance, à la disparition de tout désir sexuel, et nous étions encore trop jeunes pour que notre couple y survive. À une époque plus ancienne, les gens constituaient des familles, c’est-à-dire qu’après s’être reproduits ils trimaient encore quelques années, le temps que leurs enfants parviennent à l’âge adulte, puis ils rejoignaient leur Créateur. Mais c’est plutôt vers l’âge de cinquante ou de soixante ans, maintenant, qu’il était raisonnable pour un couple de se mettre en ménage, au moment où les corps vieillis, endoloris, n’éprouvent plus que le besoin d’un contact familier, rassurant et chaste. » (SOU, pp. 113-114) (7) « Il est peut-être nécessaire à ce stade que je donne quelques éclaircissements sur l’amour, plutôt destinés aux femmes, car les femmes comprennent mal ce qu’est l’amour chez les hommes, elles sont constamment déconcertées par leur attitude et leurs comportements, et en arrivent quelquefois à cette conclusion erronée que les hommes sont incapables d’aimer, elles perçoivent rarement que ce même mot d’amour recouvre, chez l’homme et chez la femme, deux réalités radicalement différentes. […] L’amour chez l’homme est donc une fin, un accomplissement, et non pas, comme chez la femme, un début, une naissance ; voilà ce qu’il faut considérer. » (SÉ, pp. 70-72) Les fragments que nous venons de citer illustrent sept perspectives différentes sur l’amour : 1) Dans le premier roman, le sentiment amoureux est présenté comme incompatible avec la liberté de mœurs donc avec une vie sexuelle précoce aux côtés de partenaires divers car ce type d’existence anéantit les perspectives d’attachement ultérieur. 2) Le deuxième extrait parle de l’amour au nom duquel les femmes, en général, mettent leur existence au service des autres sans avoir l’impression de s’auto-sacrifier. La réflexion part de l’exemple de la grand-mère paternelle de Bruno, mais ne se

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limite pas à ce type d’amour filial, au contraire elle rend hommage à toutes ces femmes qui font don de leur vie. 3) Selon la citation de Plateforme, l’amour se trouve parmi les trois éléments nécessaires à la survie, à côté de la nourriture et des caresses. Pourtant, pour le protagoniste ce phénomène est une énigme dont il ne connaît pas le fonctionnement, mais il en apprécie la nature. 4) Daniel25 du quatrième roman semble avoir compris ce qu’est l’amour, mais il constate la rareté avec laquelle il se produit. De même, en tant qu’héritier des récits de vie et du corpus littéraire des humains, il remarque l’importance de cette liaison, sujet privilégié des textes écrits, suscitant le paroxysme du bonheur ou du chagrin. 5) Dans La carte et le territoire, il n’y a pas de fragment long et complexe expliquant l’essence de l’amour, mais nous avons pu trouver une courte digression qui insiste sur la chaleur qui émane des deux amants heureux dont les sentiments sont partagés. 6) Par le sixième fragment, Houellebecq réfléchit à la vie en couple : à ce sujet, le narrateur constate une évolution des pratiques, notamment un ajournement de l’installation ensemble qui mettrait fin au désir sexuel. 7) Enfin, la dernière digression, la plus longue (elle s’étend sur plus de deux pages que nous avons dû beaucoup couper) explique les différences entre les hommes et les femmes par rapport à la naissance du sentiment amoureux. Si pour les femmes l’amour est une force qui se manifeste dès le début de la relation, les hommes sont plus réservés et commencent à aimer après un certain temps, dès que leur vision du monde change et qu’ils ne peuvent plus imaginer leur vie sans leur partenaire. Les sept passages que nous avons choisis démontrent la préoccupation de Houellebecq pour l’amour : dans ses romans il ne se limite pas à fabriquer des personnages amoureux et des histoires passionnelles, mais il formule aussi des théories à ce sujet afin de rendre compte explicitement de l’importance du sentiment. Il faut dire aussi que malgré la richesse et la fréquence des digressions dans la prose de Houellebecq, il n’y a aucun autre sujet qui revienne, de façon systématique et sous cette forme didacticothéorique, dans tous les romans sans exception. Le plus saisissant est pourtant ce passage inattendu de l’individuel au collectif, de l’exemple unique à la conceptualisation ou, comme l’écrit Bruno Viard, « tout l’effet est dans le hiatus, dans le télescopage d’éléments narratifs de type romanesque avec une méditation philosophique de large portée, dans le recadrage vertigineux du détail au sein du Tout. »1. La question qui se pose alors est pourquoi Houellebecq trouve-t-il nécessaire d’introduire ces passages dans ses romans ? Puisqu’ils éclairent la position qui est la sienne et puisqu’ils justifient la conduite et le sort des personnages ; les digressions sont loin de produire des ruptures dans le déroulement de l’intrigue, elles circonscrivent les sujets et anticipent sur le dénouement. Pour citer de 1

Bruno Viard, Houellebecq au laser. La faute à Mai 68, o. c., p. 52.

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nouveau Montalbetti et Piegay-Gros, « reproduire la fuite des idées et leurs associations, parfois saugrenues, ne signifie pas s’écarter de son sujet mais au contraire le serrer au plus près. »1 Observons maintenant la manière dont ces fragments s’imbriquent dans la prose et leur composition interne. À y regarder de plus près, nous constatons que la digression de Sérotonine est la seule clairement délimitée par des signaux rhétoriques, plus exactement elle est annoncée par une formule d’ouverture assez inhabituelle chez Houellebecq : « Il est peut-être nécessaire à ce stade que je donne quelques éclaircissements sur l’amour ». Comme nous l’avons vu aussi dans le cas du discours de spécialité ou littéraire, ce genre de passages explicatifs ou, pour ainsi dire, antinomiques apparaissent spontanément dans le roman et ne sont anticipés par aucune transition. En revanche, celui de Sérotonine rompt avec cette pratique et, d’un ton didactique, prépare les lecteurs pour une réflexion sur l’amour. De même, si les autres livres donnent libre cours aux observations sociologiques sans marquer leur présence, il est possible de voir à l’intérieur de la digression de Plateforme une tentative de délimitation : « Un examen un tant soit peu exhaustif de l’humanité doit nécessairement prendre en compte ce type de phénomènes. » Ce n’est pas l’auteur, par son roman, qui se propose de faire cet examen de l’humanité, mais la digression citée dont il signale le début constate l’existence d’un certain type humain et présente brièvement ses traits. Cette configuration explicite des séquences digressives, marquées par des formules introductives, assure la lisibilité du roman et attire l’attention du lecteur sur la composition du texte. Cela ne veut pas dire, au risque de nous répéter, que les séquences non délimitées engendrent une résistance à la lecture ; la seule différence est que l’identité thématique entre le discours romanesque et la digression qui y figure semble d’autant plus forte dans le cas de ces dernières, vu que, faute de balises matérielles, il est plus difficile de briser le fragment compact pour déterminer où commence et où finit l’unité digressive. En ce qui concerne la modulation de l’écriture à l’intérieur de ces passages théoriques, il faut remarquer que le choix linguistique, syntaxique et le rythme des phrases les distinguent du reste du texte. Il y a une abondance de noms, de syntagmes nominaux, d’adjectifs au détriment des verbes, utilisés toujours au présent ou à l’imparfait (les temps du récit sont donc remplacés par les temps de la description). Les figures de style, qui d’habitude manquent chez Houellebecq, sont souvent utilisées dans les digressions et donnent naissance à des formules très poétiques : nous rappelons les épithètes en énumération (« phénomène rare, artificiel et tardif », « les corps vieillis, endoloris », « contact familier, rassurant et chaste »), les énumérations (« le bonheur, la simplicité et la joie », « l’acmé 1

Christine Montalbetti et Nathalie Piegay-Gros, La digression dans le récit, o. c., p. 43.

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et l’impossible, le regret et la grâce »), les métaphores (« le chien est une machine à aimer », « l’amour réciproque du couple qui irradie les murs d’une certaine chaleur ») et les répétitions ou les anaphores qui organisent le discours et créent des symétries assurant le repérage du lecteur à l’intérieur de la séquence digressive (l’anaphore « aucun sujet » placée en tête de trois phrases de La Possibilité d’une île, la répétition « de tels êtres humains / des êtres humains / ces êtres humains » qui circonscrit la discussion des Particules élémentaires, la reprise de la locution « peu à peu » dans le fragment de Sérotonine). Au niveau de la phrase, nous reconnaissons la plume de Houellebecq, à savoir la fréquence des points-virgules et des virgules, l’alternance des phrases courtes et très longues, l’insertion de sentences conclusives introduites par des syntagmes tels que « En réalité », « En pratique », « voilà » censées articuler l’enjeu majeur de la séquence. Une dernière observation qui s’impose touche au rythme des digressions et pour cela nous allons revenir au passage de Sérotonine. Comme nous l’avons noté, le détour que fait le narrateur pour présenter sa théorie sur l’amour s’étend sur plus de deux pages et se compose d’énoncés extrêmement développés. Nous assistons à un déchaînement du discours fait de structures qui s’enchaînent et se suivent sans pause, dans une cadence envoûtante et qui transcrivent le flux de la pensée. De ce point de vue, Montalbetti et PiegayGros parlent de la digression dans ces termes : « La digression ne correspond pas à une réelle improvisation, mais elle est un dérapage feint du discours, qui tente de restituer à l’écriture la liberté d’allure propre à la parole. »1. Quand il explique les réalités différentes que recouvre l’amour pour l’homme et la femme, le narrateur de Sérotonine le fait comme dans une conversation en présentiel, par un discours enflammé, oralisé, continu, libérateur. La deuxième catégorie de digressions qui va occuper notre analyse est celle qui regroupe des passages s’éloignant du sujet du roman pour introduire une réflexion sur la composition ou la nature de celui-ci. Dans ces parties, le récit devient autoréflexif, c’est-à-dire qu’il « représente ou thématise (notamment dans l’univers de la fiction) l’un de ses ingrédients constitutifs, qu’il s’agisse de son langage, de sa structure, de sa fonction, de sa genèse »2. Ce type de séquence digressive à fonction réflexive n’est pas très fréquent : les romans de Houellebecq se replient sur eux-mêmes, se réfléchissent et se parlent, mais ils le font plus souvent par des dispositifs réflexifs que par un discours théorique. Pourtant, trois romans mettent en

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Christine Montalbetti et Nathalie Piegay-Gros, La digression dans le récit, o. c., p. 29. Éric Wessler, La littérature face à elle-même. L’écriture spéculaire de Samuel Beckett, Amsterdam-New York, Éditions Rodopi, 2009, coll. « Faux Titre », p. 25. 2

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scène des protagonistes projection de l’auteur qui invitent à une réflexion sur leur propre écriture : « Les pages qui vont suivre constituent un roman ; j’entends, une succession d’anecdotes dont je suis le héros. Ce choix autobiographique n’en est pas réellement un : de toute façon, je n’ai pas d’autre issue. Si je n’écris pas ce que j’ai vu je souffrirai autant – et peut-être un peu plus. […] Mon propos n’est pas de vous enchanter par de subtiles notations psychologiques. […] Il est des auteurs qui font servir leur talent à la description délicate de différents états d’âme, traits de caractère, etc. On ne me comptera pas parmi ceux-là. Toute cette accumulation de détails réalistes, censés camper des personnages nettement différenciés, m’est toujours apparue, je m’excuse de le dire, comme pure foutaise. » (E, pp. 14-16) « Il ne me restait plus grand-chose à faire, dans l’existence, en général. J’achetai plusieurs rames de papier 21 x 29,7 afin d’essayer de mettre en ordre les éléments de ma vie. C’est une chose que les gens devraient faire plus souvent avant de mourir. Il est curieux de penser à tous ces êtres humains qui vivent une vie entière sans avoir à faire le moindre commentaire, la moindre objection, la moindre remarque. Non que ces commentaires, ces objections, ces remarques puissent avoir un destinataire, ou un sens quelconque ; mais il me semble quand même préférable, au bout du compte, qu’ils soient faits. » (P, pp. 345) « si j’ai finalement échoué, si ma vie se termine dans la tristesse et la souffrance, je ne peux pas les [ses parents] en incriminer, mais plutôt un regrettable enchaînement de circonstances sur lequel j’aurai l’occasion de revenir – et qui constitue même, à vrai dire, l’objet de ce livre. » (SÉ, p. 10) Les fragments que nous venons de citer représentent non seulement les confessions des narrateurs qui motivent leurs textes, mais aussi un renvoi à la manière d’écrire de Houellebecq, à la fonction et à la composition de son écriture. Il est évident que ces remarques intradiégétiques se superposent à celles des livres non fictionnels que nous avons déjà évoqués – comme Rester vivant. Méthode ou la collection d’articles et entretiens rassemblés dans Interventions 2 – et qu’elles définissent la poétique de l’auteur. D’après ces séquences digressives, le rôle de l’écriture est de donner une certaine cohérence, d’offrir des repères à l’individu qui met ainsi en ordre les éléments de sa vie. Si elle peut être vue comme une forme de résistance à la souffrance, elle n’apporte pourtant pas le soulagement. En ce qui concerne la composition des romans, ils sont constitués d’anecdotes (d’ailleurs en nombre restreint étant donné que les relations humaines sont devenues impossibles) et ne privilégient pas les analyses psychologiques des états d’âme, du caractère. Selon le narrateur d’Extension du domaine de la lutte, l’écrivain doit beaucoup simplifier, éliminer les détails superflus qui individualisent les expériences, aller à l’essentiel et peindre l’uniformisation du monde. Dans ce cadre, il est obligatoire de constater le triomphe de la 214

mort qui n’épargne personne, car qu’y a-t-il de plus universalisant que l’égalité devant la mort ?! Enfin, à propos de ces fragments il faut encore observer qu’il y a une différence d’ampleur de l’un à l’autre. Si normalement on pense à une digression sur plusieurs lignes qui s’écartent du sujet du texte, ce n’est pas toujours le cas, comme le démontre le passage de Sérotonine. Ici la digression ne constitue pas une séquence, mais une unité plus réduite : il s’agit d’une subordonnée relative délimitée par des signaux typographiques (des tirets) qui interrompt la narration pour que le narrateur annonce l’objet du roman et réclame la paternité du texte. Randa Sabry appelle cette occurrence « effet de digression », mais cela ne veut pas dire que sa nature soit distincte : « En d’autres termes, le digressif ne se borne pas (si l’on peut dire) à la menace du sans-limite, il est aussi, à l’autre extrême, fulguration, ce qui point et sourd, de façon ponctuelle, ménageant un bref écart et livrant passage, l’espace d’un mot ou d’un groupe de mots, à de l’hétérogène. »1. Somme toute, la présence des digressions est un autre trait stylistique que nous avons pu déceler dans les romans de Houellebecq. Définie par abandon du propos initial et traitement d’un autre sujet à l’intérieur de l’univers fictionnel, la séquence digressive n’est pourtant pas totalement antagonique à l’objet du texte, elle est le résultat d’une association d’idées, d’images et se lie de manière logique au fragment romanesque qui l’accueille. Si ces passages peuvent être délimités par des moyens rhétoriques ou typographiques, chez Houellebecq ils ne sont d’habitude pas signalés et semblent faire partie de la diégèse. Leurs fonctions dans les romans sont diverses : elles informent (et se présentent sous forme d’explications scientifiques sur des questions diverses), elles proposent des commentaires sociologiques ou philosophiques (et, de la sorte, réalisent une transition depuis l’existence individuelle aux scénarios universels, depuis une expérience personnelle à un discours théorisant), elles permettent au texte de réfléchir à lui-même (à sa composition, à sa genèse, à la mission de l’écriture). Vu que dans le sous-chapitre antérieur nous avons déjà traité de l’hétérogénéité discursive et que les passages scientifiques en font partie, nous n’avons plus analysé les digressions à valeur informative et nous nous sommes concentrés sur les deux autres types de séquences digressives. Les sept passages sur l’amour extraits de chaque roman sont la preuve que Houellebecq tend à juxtaposer l’individuel et le collectif tout en respectant son idéal d’écriture uniformisante. Si ces digressions ne sont pas encadrées, les structures linguistiques et le rythme des phrases créent une démarcation 1

Randa Sabry, Stratégies discursives : digression, transition, suspens, Paris, Éditions de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1992, apud. Christine Montalbetti et Nathalie Piegay-Gros, La digression dans le récit, o. c., p. 17.

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évidente et les rapprochent d’un texte poétique. À leur tour, les digressions autoréflexives s’immiscent dans la prose pour permettre au narrateur de s’interroger sur le fonctionnement de son récit par un discours direct et sincère. Cela dit, il faut voir dans les digressions non pas une absence de maîtrise de l’écriture, mais l’aboutissement de celle-ci car, comme le notent Montalbetti et Piegay-Gros, « si le narrateur s’égare, l’auteur, sans doute, sait où il va »1. Varia Dire que Houellebecq néglige la beauté de l’expression et que son écriture est banale, faite de recyclage de phrases tirées de magazines féminins ou de sites internet signifie s’arrêter au contenu anecdotique et provocateur de ses romans et ne pas voir au-delà d’une écriture volontairement simple et dépouillée. Pourtant, Houellebecq affirme à plusieurs occasions sa préoccupation pour les choix stylistiques et reconnaît qu’il lui arrive de sacrifier l’intrigue – parfois même au risque de rater un livre – à cause de certaines phrases qu’il tient absolument à intégrer dans la diégèse : « Je me souviens pourquoi j’ai raté en fait [à propos de Soumission]. Pourquoi est-ce que Myriam part en Israël ? C’est assez dangereux dans certains coins pour les Juifs en France, ça c’est vrai. Mais pas dans le coin où elle habite. En fait, elle part en Israël au fond parce que je tenais beaucoup à ce qu’il lui dise la phrase : “Il n’y a pas d’Israël pour moi”. J’aimais beaucoup cette phrase. Et je tenais à ce qu’elle rencontre quelqu’un en Israël parce que je tenais à mettre la phrase : “J’ai rencontré quelqu’un.” – la plus grande banalité quoi – et rajouter : “Oui, mais moi aussi j’étais quelqu’un” » 2. Ou bien « J’ai été accusé parfois d’obsession unique pour le sexe oral. Et tout ça à cause d’une phrase de mon livre qui est : “La plupart des hommes préfèrent des pipes.” En fait si j’avais écrit ça c’est surtout parce que j’aimais l’allitération en “p”. Ça c’est un défaut qui est assez fréquent chez les auteurs qui commencent par la poésie. S’il y a un truc qui leur plaît, un son qui leur plaît, ils ne peuvent pas s’empêcher. Même si la phrase est conne, ils ne peuvent pas s’empêcher. »3. Ces confessions de l’auteur attirent l’attention sur deux questions importantes : d’abord le fait que, pour Houellebecq, la profondeur de l’expression n’est jamais négligée et qu’elle contrebalance l’apparente neutralité stylistique ; deuxièmement, l’écriture non métaphorique de l’auteur n’est pas synonyme d’absence complète de figures de style et 1

Christine Montalbetti et Nathalie Piegay-Gros, La digression dans le récit, o. c., p. 11. Writing is like cultivating parasites in your brain, Festival de littérature Louisiana, o. c. 3 Ibid. 2

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l’allitération mentionnée dans cet entretien n’en est qu’un exemple. Tout cela pour dire que le traitement de la langue est un sujet qui préoccupe Houellebecq et qui se concrétise par un travail constant dont les traces sont repérables partout. Alors, dans ce sous-chapitre que nous avons choisi d’appeler « Varia », nous nous proposons de recenser tous les autres traits qui définissent le style de Houellebecq et dont nous n’avons pas pu parler dans les parties sur l’hétérogénéité ou les digressions. Il s’agit d’un ensemble disparate de caractéristiques qui comprend la ponctuation et la structure des phrases, les effets humoristiques dus à l’usage de l’ironie et de l’auto-ironie. Pour commencer, tout lecteur averti remarque dans les romans de Houellebecq un emploi très personnel de la ponctuation, notamment l’abondance du point-virgule qui introduit une pause plus importante que la virgule, mais moins définitive que le point final. À propos de ce choix graphique, Fréderic Beigbeder déclare : « Ça définit ton rythme : une longue phrase, point-virgule, une phrase courte, laconique, le rapprochement des deux, et surtout ça parle de toi. »1. Le résultat en est une construction irrégulière qui met ensemble des contenus sémantiques disparates et qui mise sur la banalité du propos exprimé après le point-virgule pour faire signifier ce qui est placé avant. Reprenons ces deux phrases des Particules élémentaires afin d’illustrer notre hypothèse : « L’éternité de l’enfance est une éternité brève, mais il ne le sait pas encore ; le paysage défile. » (PE, p. 32) et « Il [Desplechin] n’arrivait plus à se souvenir de sa dernière érection ; il attendait l’orage. » (PE, p. 21). Dans les deux exemples, il y a juxtaposition de phrases sans que le lien logique les unissant soit marqué par des coordonnants ou des subordonnants. De la sorte la parataxe, ce procédé stylistique que beaucoup de chercheurs ont signalé dans les romans de Houellebecq, n’est pas là pour créer une écriture saccadée, mais plutôt pour donner au discours un rythme plus vif et au lecteur la tâche de rétablir un lien logique non explicite. Les deux phrases finales, de dimensions réduites et associées de manière inattendue à celles qui les précèdent, ne continuent pas l’idée exprimée antérieurement, mais introduisent des remarques sèches, sobres, déroutantes. Si dans le premier exemple la phrase seconde (« le paysage défile ») semble avoir quelque rapport avec le passage inéluctable du temps (exprimé par l’oxymore « éternité brève »), dans le deuxième la structure laconique qui vient après le point-virgule (« il attendait l’orage ») est complètement étrangère au sens de la phrase première. La pause introduite par le point-virgule ne marque pas seulement une opposition nette entre les deux unités syntaxiques qu’il sépare, il sert aussi à introduire une réflexion du personnage, un commentaire, une observation sur son propre raisonnement. Citons deux constructions de Sérotonine pour 1

Frédéric Beigbeder, Conversations d’un enfant du siècle, Paris, Éditions Grasset, 2015, p. 220.

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mieux comprendre cette deuxième fonction du point-virgule : « Ainsi, après notre séparation, elle était revenue vivre auprès de sa famille ; j’aurais dû m’en douter. » (SÉ, p. 201) ; « Je ne m’attendais pas à rien de bien passionnant, concernant l’Allemand ; je me trompais. » (SÉ, p. 211). Les deux parataxes mettent en relation implicite deux phrases moins inhabituelles que dans les cas précédents et le signe graphique qui les dissocie ne marque pas une rupture de sens. Au contraire, si la première partie exprime des faits ou des attentes, la partie finale apporte un point de vue, une sorte de travail de la conscience qui analyse les réalités et tire une conclusion presque moralisante que le protagoniste formule comme pour luimême. Le point-virgule n’est pas le seul élément de ponctuation dont l’usage est très particulier chez Houellebecq. Nous constatons une fréquence tout aussi intéressante de la virgule, présente dans des passages très longs qui dépassent parfois une demi-page et qui est censée marquer des pauses soutenant la lecture du texte, autrement incompréhensible. Nous constatons que cette fluidité ou cette liberté du discours est plus courante dans les romans plus récents et en particulier dans Sérotonine : « La fenêtre était très large, presque une baie vitrée, sans doute dans le but de profiter de la vue sur l’océan, la pleine lune continuait à illuminer la surface des eaux qui me semblait-il s’était sensiblement rapprochée depuis notre arrivée, c’était sans doute un phénomène de marées je ne sais pas je n’y connais rien j’ai vécu ma jeunesse à Senlis et je passais mes vacances à la montagne, plus tard j’étais sorti avec une fille dont les parents avaient une villa à Juan-les-Pins, une petite Vietnamienne qui pouvait contracter sa chatte à un point incroyable, oh non je n’avais pas eu que du malheur dans ma vie, mais mon expérience des marées demeurait plus que restreinte, […]. » (SÉ, p. 198). Les virgules utilisées dans ce fragment ont une double nature : d’une part, elles marquent de courtes pauses dans la lecture et encadrent des groupes de mots apportant des informations complémentaires (comme les structures « presque une baie vitrée » ou bien « une petite Vietnamienne qui pouvait contracter sa chatte à un point incroyable »), d’autre part elles sont utilisées à la place des points finals ou des points-virgules, donc dans le but de séparer les phrases, d’introduire une pause nettement marquée et de signaler une intonation descendante. Privilégier la virgule au détriment d’autres signes graphiques signifie inciter le lecteur à faire une lecture continue, d’un rythme accéléré, mais aussi lui donner la possibilité d’imposer ses propres répits. Cependant, cet exemple que nous avons donné n’est pas à prendre comme matrice de la construction des phrases de Houellebecq ; normalement, elles sont plus courtes, concises et formellement délimitées. Tant que nous y sommes, il faut dire qu’un autre trait stylistique de Houellebecq, repérable au niveau de la graphie, est l’emploi de l’italique. Dans tous les romans il y a des mots ou des groupes de mots écrits en lettres inclinées qui attirent l’attention du lecteur et l’amènent à questionner leur 218

fonction. Si l’italique apparaît souvent comme un des signaux de l’ironie, ce n’est pas toujours le cas chez Houellebecq : ce choix typographique traduit l’intention de l’auteur de faire réfléchir au sens profond de certaines tournures ou, comme l’affirme Dominique Noguez : « Chez Michel Houellebecq, comme souvent chez André Breton, il [l’italique] peut avoir pour fonction de réveiller le sens premier d’une expression, de la gratter jusqu’à son substrat concret, que l’habitude a recouvert […] ; bref il est l’équivalent d’un « littéralement » ou d’un « au sens fort du mot ». […] Intention didactique ou souci du mot juste, cette dimension métalinguistique se rattache à une caractéristique plus vaste de l’œuvre – et donc du style – de Michel Houellebecq : la recherche résolue d’une certaine scientificité. »1 Bien sûr, les italiques dont il est question ici ne sont pas ceux utilisés habituellement quand le texte cite un ouvrage ou accueille un mot dans une autre langue que le français (et qui sont d’ailleurs assez nombreux), mais il s’agit d’un usage spontané et particularisé qui ne semble obéir à aucune règle. Un survol des romans nous a permis de recenser, arbitrairement, les mots suivants écrits en italique : « culture d’entreprise » (E, p. 17), « qualité de vie » (PE, p. 14), « journée libre » (P, p. 91), « merveilleuse personne humaine » (PÎ, p. 236), « diantrement » (CT, p. 191), « souhaitait » (SOU, p. 141), « coups de vieux » (SÉ, p. 287). Incontestablement, il n’y a pas de rapport entre ces mots ou syntagmes, il est donc impossible de les regrouper au sein d’une même catégorie et de dire que Houellebecq recourt toujours aux italiques quand il veut en parler. Au contraire, il y a une diversité du point de vue morphologique – allant des syntagmes nominaux aux verbes et adverbes – et conceptuel qui démontre le désir de l’auteur de ralentir le récit et faire réfléchir à une variété de termes ou de formules, de pousser le lecteur à chercher et rétablir les véritables sens. Enfin, une troisième caractéristique qui définit le style de Houellebecq est l’usage systématique de l’ironie (et de l’auto-ironie). Cette posture énonciative a des affinités avec la tromperie, la flatterie, l’hypocrisie ou le mensonge, mais s’en démarque, tel que le précise Philippe Hamon : « Dans le mensonge, X dit a, pense non-a, et veut faire entendre a à son interlocuteur. Dans l’ironie, X dit a, pense non-a, et veut faire entendre non-a à son interlocuteur. »2. L’effet de l’ironie réside dans la contradiction entre sens explicite et sens implicite et peut se présenter au niveau global (tout le texte est ironique) ou local (l’ironie apparaît dans des endroits précis). S’il y a dans les romans de Houellebecq des personnages délégués à qui l’auteur confie la tâche des propos sarcastiques – comme Daniel, l’humoriste de La Possibilité d’une île, dont le métier réclame un discours essentiellement 1

Dominique Noguez, Houellebecq, en fait, o. c., pp. 129, 132. Philippe Hamon, L’ironie littéraire. Essai sur les formes de l’écriture oblique, Paris Hachette, 1996, p. 19.

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moquer et plein d’esprit –, cela ne veut pas dire que les autres protagonistes soient moins ironiques. Loin de là, la dérision est le procédé par lequel les héros traitent de ce monde où ils ne se retrouvent pas et entraînent le lecteur dans une activité de décodage censée révéler le second degré. Les romans de Houellebecq ne sont pas intégralement ironiques, mais il y a de nombreux passages ou phrases équivoques, très comiques, qui provoquent le sourire. L’auteur fait un usage conscient de l’ironie qu’il explique par son admiration envers Gogol et Dostoïevski, auteurs qu’il a intensément aimés : « Je sais que je fais de l’ironie, je ne sais toujours pas si j’ai raison ou pas. De temps en temps je me dis que j’exagère un peu avec l’ironie. L’ironie c’est un truc que je sais très bien faire, mais je trouve que j’en abuse un peu de temps en temps. »1 Cette modalité énonciative est justifiée par les thématiques des romans et par le statut des personnages : ayant vécu leur enfance comme un martyre et étant toujours à la recherche du bonheur dans un monde froid et individualiste, le discours qui s’impose à l’individu est ironique, distant, quelquefois agressif et diviseur. La désespérance des protagonistes est dépeinte par des termes simples, nus, mais qui misent beaucoup sur les jeux de mots vu que, selon Agathe Novak-Lechevalier, « il y a dans l’œuvre de Michel Houellebecq une volonté de toucher le lecteur presque au sens propre, c’est-à-dire de rétablir, au moins avec lui, le contact humain qui fait si cruellement défaut dans l’univers qu’il dépeint »2. Si la théoricienne démontre que ce contact humain est surtout rétabli par une écriture pathétique qui provoque la pitié et qui instaure l’idée d’une possible connexion avec autrui, nous trouvons légitime de dire que la tonalité ironique participe, de son côté, à la création d’une connivence, au moins interprétative, avec le lecteur. Quant à la démarcation des endroits où le roman accueille l’énonciateur sarcastique, il faut dire que les signaux graphiques qui empêchent les malentendus ou les ratages de la communication ironique, parmi lesquels Philippe Hamon dénombre les majuscules, les guillemets, l’italique ou la ponctuation, font souvent défaut chez Houellebecq. Dans ces circonstances, au lecteur revient la tâche de repérer les formules comiques et d’en saisir les sens cachés. Nous n’en donnons que trois exemples, mais on pourrait en trouver bien d’autres tant la prose de Houellebecq est riche en second degré : « Un cafard apparut alors que je m’apprêtais à pénétrer dans la baignoire. Justement c’était le moment d’apparaître, dans ma vie, pour un cafard ; il ne pouvait pas tomber mieux. » (P, p. 53) ; « “Pépita Bourguignon est là, dit-elle finalement avec un 1

Michel Houellebecq : Q&A with his readers, Festival de littérature Louisiana, o. c. Agathe Novak-Lechevalier, « Michel Houellebecq : Le pathétique en lisière » in Sabine Van Wesemael et Bruno Viard (sous la direction de), L’unité de l’œuvre de Michel Houellebecq, o. c., pp. 77-78.

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ricanement sec. / — Bourguignon ? s’enquit Jed. / — La critique d’art du Monde.” / Il faillit répéter stupidement : “du monde ?” avant de se souvenir qu’il s’agissait d’un journal du soir, et résolut de se taire, autant que possible, pour le restant de la soirée. » (CT, p. 80) ; « je serais obligé de coucher dans le même lit que Yuzu, nous ne pouvions quand même pas prendre des chambres séparées, je me sentais incapable de heurter de plein fouet, à un tel degré, la Weltanschaung des réceptionnistes et même de l’ensemble du personnel hôtelier, nous serions donc collés l’un à l’autre en permanence, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et ce calvaire allait durer quatre jours entiers. » (SÉ, p. 36). Dans le premier et le deuxième exemple, l’effet de l’ironie réside dans des jeux de mots : le cafard qui apparaît dans la vie de Michel ne se réfère pas seulement à l’insecte que l’homme veut écraser instinctivement, mais il renvoie aussi à la déprime du protagoniste ; pareillement, Jed prétend se méprendre sur le nom du journal archi-connu et s’étonne de la notoriété et de l’importance de la critique d’art tout en trahissant le ton moqueur de Houellebecq vis-à-vis des médias et de l’art contemporain. Dans le dernier passage, nous pouvons dire que l’ironie est plus facilement repérable grâce à la reprise du mot allemand « Weltanschauung » dont le texte garde la graphie originale avec majuscule, sans italiques ni guillemets. Le narrateur utilise le terme pour expliquer ses actions : Florent décide de continuer la farce du couple heureux pour ne pas choquer les autres, pour ne pas bousculer leur vision du monde, l’amour malheureux n’est pas reconnu, bien que vécu comme un calvaire. Michel Houellebecq n’est pas seulement un écrivain ironique, mais il se tourne aussi lui-même en dérision dans La carte et le territoire. L’autoironie est celle qui lui permet de répondre aux critiques et accusations faites par ses récepteurs divers et révèle une tendance à ridiculiser sa propre personne. Houellebecq introduit des commentaires déplaisants et imagine des scénarios cruels et inconcevables pour son personnage éponyme dans un discours qui semble donner la parole à tous ses critiques acharnés. En voici quelques exemples : « Il [Jed] rédigea un mail de relance à Houellebecq, puis se prépara un café. Quelques minutes plus tard, il se relut avec écœurement. “En cette période de fêtes, que je suppose vous passez avec votre famille...” Qu’est-ce qui lui prenait d’écrire des conneries pareilles ? De notoriété publique Houellebecq était un solitaire à fortes tendances misanthropiques, c’est à peine s’il adressait la parole à son chien. » (CT, p. 123-124) ; « L’auteur des Particules élémentaires était vêtu d’un pyjama rayé gris qui le faisait vaguement ressembler à un bagnard de feuilleton télévisé ; ses cheveux étaient ébouriffés et sales, son visage rouge, presque couperosé et il puait un peu. L’incapacité à faire sa toilette est un des signes les plus sûrs de l’établissement d’un état dépressif, se souvint Jed. » (CT, p. 160) ; « Une fois les examens terminés, l’ensemble [du corps de Houellebecq] ne formait plus qu’un petit tas compact, d’un volume très inférieur à celui d’un cadavre humain ordinaire, et les employés des Pompes 221

funèbres générales avaient cru bon d’employer un cercueil d’enfant, d’une longueur d’un mètre vingt. Cette volonté de rationalité était peut-être louable dans son principe, mais l’effet produit, au moment où les deux employés sortirent le cercueil sur le parvis de l’église, était absolument navrant. » (CT, p. 312). Si dans les deux premiers fragments l’auto-ironie vise le caractère solitaire et dépressif de l’auteur, dans le dernier son effet est d’autant plus puissant qu’elle touche au décès du personnage. Victime d’un meurtre affreux suivi d’une enquête policière qui culmine avec l’examen des morceaux disparates ayant jadis constitué son corps, Houellebecq intradiégétique est enterré dans un cercueil d’enfant. La décision des Pompes funèbres est justifiée par une volonté de rationalité, mais le résultat est difficilement digéré par le peu de gens – majoritairement des lecteurs ou des policiers tentant de résoudre ce cas – qui participent aux funérailles. Cette scène renforce, à côté d’autres épisodes anecdotiques similaires, la tendance de banalisation de la mort et de la violence dans les romans de Houellebecq. Les drames sont réduits à des faits divers et sont racontés avec détachement et froideur par un énonciateur ironique et parfois méchant. Toutefois, il serait erroné de dire que Houellebecq ne conçoit pas d’autre posture énonciative qu’une posture ironique, donc distante et provocante. Même si nous n’allons pas insister sur cet aspect, car d’autres l’ont déjà très bien fait, il faut dire que la tonalité de l’auteur est aussi par-ci par-là pathétique1, qui touche donc le lecteur par le recours à la pitié, ou bien faussement cynique2 dont les propos immoraux et scandaleux veulent transmettre exactement le contraire. À remarquer aussi que l’écriture ironique, présente surtout au début et au cœur des romans, cède la place au pathos dans les clausules quand le personnage réduit beaucoup ses prises de parole et attend sa fin. En conclusion, dans ce sous-chapitre nous avons analysé trois éléments du style de Houellebecq : la ponctuation (virgules et points-virgules), la graphie (l’italique) ainsi que l’ironie et nous avons constaté les aspects suivants. Il y a d’abord dans les romans de l’auteur une récurrence des points-virgules qui introduisent une courte pause dans le récit et qui peuvent avoir divers enjeux. Nous n’en avons retenu que deux parmi ceux qui se démarquent de l’usage commun : soit ils signalent la juxtaposition de deux réalités complètement distinctes qui n’ont rien en commun et il revient donc au lecteur de déchiffrer les rapports qui les unissent, soit ils sont utilisés pour séparer un fait et une réflexion qui donne un aperçu de la conscience du 1 Voir Agathe Novak-Lechevalier, « Michel Houellebecq : Le pathétique en lisière » in Sabine Van Wesemael et Bruno Viard (sous la direction de), L’unité de l’œuvre de Michel Houellebecq, o. c., pp. 67-80. 2 Voir Bruno Viard, « Michel Houellebecq cynique et mystique » in Sabine Van Wesemael et Bruno Viard (sous la direction de), L’unité de l’œuvre de Michel Houellebecq, o. c., pp. 8190.

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personnage. Toujours du côté de la ponctuation, nous remarquons un usage particulier de la virgule dans des phrases très étendues : elle rythme les récits à la place des points et des points-virgules et témoigne d’une liberté de la pensée et de la parole. Ensuite, au niveau de la graphie, les italiques attirent l’attention du lecteur car utilisés spontanément et ils semblent indiquer des endroits où le texte réfléchit à sa propre composition. Enfin, chez Houellebecq, l’ironie est perçue comme seule tonalité capable de transmettre le drame du personnage conscient de son malheur, n’ayant que cette attitude détachée et sarcastique pour contrecarrer sa souffrance. Peu signalées par des moyens graphiques, l’ironie et l’auto-ironie reposent sur des jeux de mots ou des formules brutales et sont décelables aussi dans des scénarios cruels, aux frontières de l’intolérable. Tous ces traits stylistiques regroupés sous « Varia » sont la preuve d’une écriture contraignante qui requiert un lecteur curieux et actif ; c’est une écriture qui donne des pistes, mais qui abonde aussi en second degré, une écriture équivoque dont le sens réside dans le travail interprétatif de chaque récepteur. Défini comme agencement de structures linguistiques propre à un écrivain, le style singularise et fait découvrir la profondeur de la pensée de celui qui écrit. Pourquoi aborder cette question du style dans un travail sur le caractère poétique de l’œuvre de Houellebecq ? Puisque c’est surtout au traitement de la langue que l’on reconnaît un récit poétique et que l’analyse de la « texture » des romans nous permet de découvrir les endroits où la prose accueille le lyrisme et produit l’émotion. En nous lançant dans cette analyse, nous sommes involontairement entrés dans un terrain problématique, étant donné la séparation (assez habituelle dans le cas de Houellebecq) des lecteurs en deux champs opposés : ceux qui apprécient la manière d’écrire de l’auteur et la trouvent adaptée au contenu des romans et à l’époque et ceux qui, au contraire, critiquent son style et contestent la valeur littéraire de son œuvre. Notre travail se positionne du côté des adulateurs, d’autant plus que notre hypothèse est que l’écriture de Houellebecq n’est pas plate ou « blanche » comme le dirait Barthes, mais « à pois », car elle donne la parole à des personnages ordinaires qui alignent des platitudes et dont les actions n’ont rien d’exceptionnel, mais cela ne veut pas dire que le texte soit intégralement neutre et impersonnel. Les romans accordent une place importante à l’ordinaire de la vie par les personnages choisis et les anecdotes qui composent leur existence, mais ils touchent aussi le lecteur par des passages inattendus et parfois poétiques. Si Houellebecq réfléchit souvent à son esthétique dans ses livres de fiction et dans ses essais, la vraie définition de son style est donnée par l’analyse proprement dite des romans. Parmi les traits stylistiques qui reviennent chez Houellebecq, ceux que nous avons retenus sont : l’hétérogénéité discursive, la récurrence des digressions, l’usage particulier de la ponctuation et de l’italique ainsi que l’effet comique créé par l’ironie et l’auto-ironie. 223

Pour commencer, il y a dans les romans de Houellebecq une hétérogénéité discursive double : d’une part, le français standard ou familier rencontre des formules très atypiques, dans un registre élevé, preuve de la richesse des niveaux de langue ; d’autre part, la parole littéraire censée raconter les faits accueille souvent des passages scientifiques, touristiques ou littéraires, comme pour démontrer que toute matière écrite peut devenir littérature. Le résultat est une œuvre originale faite de discours divers, mais cohérente et homogène dû au fait que les irruptions du langage de spécialité semblent convoquées par le récit-cadre. Deuxièmement, le caractère poétique des romans houellebecquiens ressort aussi de la récurrence et la composition des digressions. Qu’elles contiennent des généralisations d’ordre sociologique ou philosophique ou bien des commentaires métalittéraires, ces digressions ne sont pas des égarements incontrôlables, mais des attardements volontaires du narrateur. Le déploiement expansif des phrases qui constituent les séquences digressives ne représente pas une entrave à la lecture, puisqu’il y a tout un système de répétitions ou de symétries qui orientent et cadencent la réception. Troisièmement, l’usage particulier de la ponctuation, le recours à l’italique et le goût de l’ironie sont d’autres aspects qui font que le style de Houellebecq est reconnaissable. On remarque l’emploi fréquent du pointvirgule liant des phrases sans rapport évident, le rôle majeur accordé à la virgule utilisée pour rythmer des phrases dilatées qui renouent avec une certaine effusion lyrique, la présence de l’italique incitant le lecteur à réfléchir aux choix lexicaux de l’auteur et la prédilection pour une tonalité ironique qui anime la lecture et mise sur le décodage des sous-entendus. Tous ces éléments que nous avons repérés rapprochent l’écriture de Houellebecq d’un récit poétique : le mélange du discours neutre avec de belles tournures soignées ; la présence des citations d’auteur, des poèmes, des figures de style ; les théories développées qui généralisent sur divers aspects de la vie et la ponctuation représentent autant d’endroits où les romans dépassent le prosaïsme pur et s’ouvrent vers le lyrisme. Le vrai sens des livres de Houellebecq est à chercher dans ces zones de vulnérabilité où le discours devient déclencheur d’émotion.

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L’écrivain et le monde. Le travail créateur ou la naissance de l’artiste La partie « Survivre » de Rester vivant. Méthode ne se limite pas à envisager le rapport du poète avec son texte (déclenchant ainsi notre discussion sur le style), mais aussi son rapport avec le monde. Considéré comme un être maudit qui doit affronter le problème de la survie matérielle ainsi que l’instabilité psychique, le poète devrait saisir les instants prodiges où l’amertume baisse en intensité et lui permet de créer. Ces remarques théoriques de Houellebecq sur la condition de l’artiste reviennent dans ses romans puisque l’art en général, et l’écriture en particulier, est vu comme un univers compensatoire, comme un moyen de s’évader pour les personnages à qui l’union avec l’autre est déniée. Ainsi, le portrait des protagonistes vient confirmer le caractère poétique de la prose de Houellebecq : ce ne sont pas des agents qui font avancer une intrigue complexe, mais plutôt des regards jetés sur le monde, des supports où se manifestent des pensées, des impressions. Cette position d’observateur se traduit souvent par une prédilection pour l’acte artistique qui suppose une retranscription du réel selon sa propre interprétation. Dans les romans de Houellebecq, l’artiste apparaît sous plusieurs postures, allant de l’individu qui connaît sa vocation dès le début du livre au créateur qui découvre sa mission, à la manière du narrateur proustien, à la fin du récit. L’œuvre romanesque houellebecquienne est parcourue par un discours métalittéraire sur le processus créateur, sur le style et sur le métier de l’écrivain et retrace diverses étapes du devenir de l’artiste. Comme nous l’avons déjà annoncé dans l’introduction de ce volet, nous nous proposons d’étudier cette métalittérarité par le recours à la théorie de Didier Anzieu sur les cinq phases du travail créateur qui nous permet de rapprocher le texte théorique (Rester vivant. Méthode) et les textes fictionnels (les romans) et d’en déceler une typologie de l’artiste houellebecquien. Dans les romans de Houellebecq, il y a plusieurs catégories de protagonistes créateurs : des écrivains qui se présentent comme les artisans du texte qu’on est en train de lire (le narrateur d’Extension du domaine de la lutte et Florent de Sérotonine), des individus qui sont amenés à reconnaître le pouvoir guérisseur de l’écriture à la fin de leur vie (qui coïncide avec la fin du livre) comme Michel de Plateforme, des comiques qui lèguent leur récit autobiographique à la postérité pour que leurs clones connaissent leur origine (Daniel de La Possibilité d’une île), des chercheurs dont la profondeur d’esprit dépasse le domaine de la science (Michel des Particules élémentaires) ou des professeurs de littérature pour qui l’écriture est un geste naturel (Bruno des Particules élémentaires), des universitaires dont le travail consiste à formuler un commentaire, une interprétation aux textes littéraires

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(François de Soumission) ou bien des artistes plastiques à la recherche de leur voie (Jed Martin de La carte et le territoire). Un rôle important dans cette galerie de créateurs est joué par Michel Houellebecq personnage : s’il ne représente pas le point central de la fiction, il enrichit la typologie de l’artiste houellebecquien par cette image d’écrivain qui a une relation controversée avec ses lecteurs et qui a un apport herméneutique au déchiffrement du travail de Jed. Tous les créateurs que nous avons mentionnés sont surpris pendant une des phases du processus créateur, que ce soit le moment initial de l’irruption de l’inspiration ou l’étape ultime du don de son travail au public. Notre intention est de démontrer que cette question de la création (et surtout de l’écriture) occupe une place privilégiée dans la prose de Houellebecq et fait écho à ses affirmations théoriques. De plus, elle attire l’attention sur le caractère solitaire des personnages qui, comme dans tout récit poétique, sont plutôt le siège des interrogations sur la vie que des actants complexes tourmentés par des conflits. Le saisissement créateur Le déclencheur de tout travail créateur est, selon Didier Anzieu, « le saisissement créateur qui peut survenir à l’occasion d’une crise personnelle (d’un deuil à faire, un engagement important à prendre pour toute l’existence, une maladie grave, une liberté reçue ou conquise qui élargit le champ des possibles) »1. Ce qui distingue un créateur du reste des individus est sa réponse à cette crise : tandis que le malade mental n’arrive pas à tolérer l’angoisse ou que l’homme ordinaire ne sait pas comment l’exploiter, le créateur s’en démarque par un dédoublement auto-observateur et une vigilance qui lui permettent de tirer profit de ces épisodes psychotiques. Le topos de la maladie psychique est récurrent chez Houellebecq : il y a beaucoup de personnages dépressifs dépendant d’un traitement médicamenteux, passant des séjours dans des maisons de repos, envisageant le suicide ou simplement vivant avec leur problème. Même dans Rester vivant. Méthode, l’auteur rappelle la potentielle aide des psychiatres ou des hôpitaux psychiatriques pour soutenir les poètes en difficulté. Pourtant, les diverses crises que les protagonistes traversent ne sont pas seulement vécues, mais transformées en énergie créatrice ; ils endurent l’anxiété parce qu’elle ouvre leur esprit, elle les fait regarder en eux-mêmes et en fait ressortir le pouvoir de créer. Dans ces conditions, les créateurs se retirent du monde et donnent libre cours à l’imagination.

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Didier Anzieu, « Des cinq phases du travail créateur et de leurs inscriptions dans l’œuvre » in Le corps de l’œuvre, o. c., p. 95.

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Pour revenir à la crise personnelle dont parle Didier Anzieu et qui déclenche le travail créateur, il faut noter que malgré quelques événements ponctuels très tristes qu’expérimentent les protagonistes de Houellebecq, la principale cause de cette crise reste la filiation difficile. Comme nous l’avons observé dans la première partie, les personnages sont les victimes d’une relation ratée avec leurs parents et ce handicap les suit toute leur vie. Leur incapacité de communication avec autrui, leur besoin chronique d’amour, leur isolement sont à imputer aux géniteurs. Vu que ces estropiés ne trouvent pas le sens de la vie, il ne leur reste plus qu’à essayer de lui en donner un à travers l’art. À cette crise profonde de la filiation s’ajoutent d’autres éléments qui secouent l’équilibre psychique des individus : la mort de sa grand-mère et l’euthanasie de son père poussent Jed à changer de matériau artistique. Si dans un premier temps il découvre les cartes Michelin et se consacre à leur photographie, le choc d’ordre sentimental causé par la nouvelle du suicide amène Jed à déménager dans la Creuse dans la maison de ses grands-parents. Il réussit à y trouver l’inspiration nécessaire pour passer à la dernière étape de son travail créateur : la fabrication de vidéogrammes. Un drame similaire entraîne Michel de Plateforme dans l’exercice de l’écriture : après avoir perdu Valérie dans un attentat terroriste, il décide de combler le vide de ses journées par la rédaction de son autobiographie. Idem pour Michel Djerzinski : au-delà des travaux scientifiques auxquels il consacre la plupart de son temps, il rédige aussi un poème lors de la mort d’Annabelle. La crise qui favorise le saisissement créateur n’est pas toujours générée par le deuil mais, selon Didier Anzieu, elle peut également être occasionnée par un engagement à prendre pour toute l’existence, comme dans le cas de Bruno. Il commence à écrire à trente ans peu après la naissance de son fils Victor, événement qui est loin de lui apporter le bonheur, mais une vie pleine de manques et de privations. Intitulée « activité de substitution » par le narrateur des Particules élémentaires, l’écriture est vue ici comme la réponse à une situation qui implique des conflits ou des frustrations. Dans ces conditions, « le créateur suspend d’agir pour imaginer ; il se retire des sollicitations du monde, de la société, de la nature pour s’enfermer dans une chambre, une tour, une charmille »1. Le narrateur d’Extension du domaine de la lutte quitte la ville et entreprend un voyage sans but en choisissant de se ressourcer en altitude ; il a aussi passé quelque temps dans une maison de repos, période qui a favorisé l’exercice de l’écriture, mais en est sorti assez vite car, comme le dit Houellebecq dans Rester vivant. Méthode, un séjour prolongé dans ce genre d’hôpital est trop destructeur. Michel des Particules élémentaires écrit la plupart de ses notes à Galway, en 1

Didier Anzieu, « Des cinq phases du travail créateur et de leurs inscriptions dans l’œuvre » in Le corps de l’œuvre, o. c., p. 99.

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Irlande, dans une pièce qu’il a transformée en bureau, tandis que Michel de Plateforme compose son roman dans une chambre d’hôtel en Thaïlande. À son tour, Jed crée dans son atelier d’artiste à Paris ou comme Houellebecq, dans la maison de ses grands-parents, ayant coupé tout contact avec le monde extérieur. Identiquement, François de Soumission passe les sept années qu’ont duré ses études doctorales dans son appartement sombre et humide à Paris, ayant pour seule compagnie les textes de Huysmans. Ce confinement auto-imposé des créateurs marque l’existence d’une tension dans leur vie et insiste sur leur inadaptation : l’aliénation qu’ils ressentent ne peut être apaisée que par le retour sur soi et la consécration à une activité inventive ou, comme le remarque Sabine van Wesemael à propos de Jed et Houellebecq, « ils trouvent dans la création artistique une compensation des désappointements associés à la vie, l’art permettant d’exprimer la force lyrique de leur souffrance qui est pourtant grande. »1 Prise de conscience de représentants psychiques inconscients La deuxième phase du travail créateur que Didier Anzieu mentionne est la « prise de conscience de représentants psychiques inconscients », c’est-àdire le déplacement des représentants psychiques inconscients dans le préconscient. Ces représentants sont non seulement inconscients, mais inertes, improductifs, ils sont de l’ordre du refoulement, de la répression d’un contenu déplaisant ou inopportun. Par le travail créateur, l’individu ne fait que subir une « remémoration affective. […] Ici, un affect puissant et réprimé, oublié, effacé de la conscience, est revécu »2. La manière de se réapproprier ces affects diffère d’un artiste à l’autre, ce qui permet à Didier Anzieu d’en distinguer deux typologies : ceux pour qui l’excès favorise l’inspiration (ils privilégient le contact humain, une vie sexuelle riche, les voyages, les drogues) et ceux qui suspendent volontairement toute activité qui diminuerait leur concentration et l’intensité de ce travail d’intériorisation (ils cherchent l’abstinence, l’immobilité, la solitude). À noter que dans Rester vivant. Méthode, Houellebecq conseille aux poètes d’alterner les expériences, d’opter pour une insertion professionnelle tout en restant ouverts à une période de clochardisation et aussi de profiter d’une vie amoureuse des plus ordinaires (avoir des relations intimes, se marier, avoir des enfants). Néanmoins, pour ses personnages de fiction ces 1 Sabine van Wesemael, « Penser la narrativité contemporaine : La carte et le territoire, formidable autoportrait de l’écrivain Michel Houellebecq » in RELIEF - Revue électronique de littérature française, 12 (1), p. 69, consulté à l’adresse : http://doi.org/10.18352/relief.989 le 13 décembre 2019. 2 Didier Anzieu, « Des cinq phases du travail créateur et de leurs inscriptions dans l’œuvre » in Le corps de l’œuvre, o. c., p. 110.

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recommandations ne sont pas réalisables : il ne s’agit pas d’un refus de s’adapter au fonctionnement normal de la société, mais d’une incapacité. Si du point de vue professionnel les protagonistes accumulent des expériences multiples et sont même initiateurs dans divers domaines (comme Michel de Plateforme), côté vie privée ils s’avèrent impuissants. La plupart des hommes n’ont pas de partenaire, d’autres ont des relations compliquées et le reste, ceux qui font l’expérience de la paternité, en sont complètement déçus ou désintéressés. Donc, comme le dit Houellebecq, ces choses « sont presque impossibles à atteindre » (RV, p. 21). Cette étape du travail créateur est moins fréquente que la précédente, mais elle met en évidence une autre crise qui affecte l’artiste, à savoir son effort pour assumer sa personnalité et se faire confiance : « Non seulement les sentiments de honte et de culpabilité inhibent […] mais aussi le poids du savoir acquis brouille la perception des choses nouvelles (ce qui constitue une forme de résistance épistémologique). Ici la solitude, nécessaire lors de la phase précédente, devient un handicap. Le créateur est assailli de doutes […] : ce qu’il est en train de saisir – redoute-t-il – n’a aucune valeur ; c’est un simple délire personnel ; c’est faux, laid, mal, pis même, cela le fera apparaître différent des autres, qui ne le lui pardonneront pas. »1 Un moyen de surmonter cette résistance, ces doutes qui accablent l’individu réside, selon Didier Anzieu, dans la rencontre d’un interlocuteur, ami et confident unique, de même sexe ou non, avec lequel le créateur entretient une connivence. Dans la majorité des romans il y a cette catégorie de personnages support, les premiers à découvrir les créations des artistes, mais aussi leurs questionnements, leur indécision, leur angoisse et à les soutenir dans leur démarche. Souvent, cette aide vient des figures féminines, comme c’est le cas dans Extension du domaine de la lutte. Ici, la relation du narrateur avec sa psychologue est, au-delà de son caractère strictement professionnel, un point d’appui pour un créateur égaré. La femme devient narrataire intradiégétique, elle représente le symbole du destinataire de l’œuvre, ses jugements façonnent le type d’écriture du futur romancier : « Elle me reprochait de parler en termes trop généraux, trop sociologiques. Selon elle, ce n’était pas intéressant : je devais au contraire m’impliquer, essayer de me “recentrer sur moi-même”. » (E, p. 145). La psychologue est aussi la première lectrice du livre du narrateur si l’on considère, par métonymie, le court essai qu’il lui fait lire comme le roman à venir ; grâce à elle, l’artiste dépasse ses incertitudes et arrive à donner une forme à sa verve. Le soutien est toujours féminin dans La carte et le territoire : Jed Martin ressent à son tour le besoin d’approbation de la part d’autrui, d’un amiconfident, de son encouragement et de son aide ; un de ces personnages est 1

Didier Anzieu, « Des cinq phases du travail créateur et de leurs inscriptions dans l’œuvre » in Le corps de l’œuvre, o. c., p. 113-114.

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Olga Sheremoyova, l’amante du protagoniste. La femme représente un pion important dans le devenir de Jed en tant qu’artiste parce que c’est grâce à elle qu’il est invité à plusieurs vernissages, avant-premières et cocktails littéraires et qu’il devient de plus en plus connu. En outre, la première exposition de Jed – « La carte est plus intéressante que le territoire » – est organisée presque entièrement par Olga et par quelques spécialistes auxquels elle fait appel et s’avère être un succès éclatant. Une deuxième figure féminine qui réconforte le protagoniste est Geneviève, son amante à l’époque de ses études aux Beaux-Arts. Même avant que sa carrière ne prenne contour, la jeune femme anticipe et soutient le futur créateur : « “Toi, tu as la vocation d’artiste, tu en veux vraiment...” lui avait-elle dit lors de leur dernière rencontre. “Tu es tout petit, tout mignon, tout gracile, mais tu as la volonté de faire quelque chose, tu as une ambition énorme, je l’ai vu tout de suite dans ton regard” » (CT, p. 56). En ce qui concerne Bruno, le professeur des Particules élémentaires, il interagit avec plusieurs personnages support qui le suivent dans son cheminement vers la carrière d’écrivain. D’abord, il déclare à son frère : « tu es l’interlocuteur que la vie m’a donné. » (PE, p. 180) et lui fait découvrir divers textes qu’il rédige. Ensuite, il participe à un atelier d’écriture au Lieu du Changement, fait la lecture de ses poèmes à haute voix et attend l’avis de la yogini qui confirme l’existence des affects réprimés : « C’est ce que tu ressens, parce que tu n’as pas dépassé tes mauvaises énergies. Je te sens chargé de plans profonds. » (PE, p. 110). Enfin, il montre ses textes à un collègue enseignant qui les trouve originaux et lui conseille de contacter Philippe Sollers, l’éditeur de la revue littéraire L’Infini. Dans ce contexte, selon Begoña Alonso Fernández, « les instances d’évaluation du littéraire […] sont convoquées dans le texte en tant que “narrataire”»1, elles incarnent donc tous les potentiels lecteurs d’un écrivain, y compris la critique journalistique ou universitaire. Ainsi, le terme de « réactionnaire » que Sollers utilise pour parler du texte de Bruno sur la famille est à lire comme une étiquette attribuée à Houellebecq par son public. Quant à La Possibilité d’une île, si Daniel semble plus confiant dans ses sketches et ses scénarios de film, il reste toujours en contact avec son agent et questionne la qualité de son travail : « Au fond de moi je me rendais bien compte qu’aucun de mes misérables sketches, aucun de mes lamentables scénarios, mécaniquement ficelés, avec l’habileté d’un professionnel retors, pour divertir un public de salauds et de singes, ne méritait de me survivre. » (PÎ, pp. 196-197). Cependant, lorsqu’il rédige son récit de vie, qui devient la partie majoritaire du roman que l’on est en train de lire (à côté des 1

Begoña Alonso Fernández, « Mise en abyme du domaine de la réception » in Murielle Lucie Clément et Sabine van Wesemael (sous la direction de), Michel Houellebecq à la Une, o. c., p. 369.

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commentaires des clones), le protagoniste n’a plus de doutes sur son travail créateur. Il sait que ce qu’il fait n’est pas le résultat d’un délire personnel, mais un héritage précieux légué à ses successeurs censés connaître les détails de sa vie. Instituer un code et lui faire prendre corps La troisième étape du travail créateur que Didier Anzieu distingue est « instituer un code et lui faire prendre corps » qui implique « le choix d’un matériau, sonore, plastique, verbal, etc., maniable par le créateur et organisable selon le code. Là réside une nouvelle différence majeure entre la créativité et la création »1. Dans cette phase, le créateur donne une forme à son imagerie mentale en fonction de ce noyau central qu’il appelle « code », obtenant ainsi la structure particulière de son œuvre. Le travail d’invention ou de particularisation du code apporte une certaine confiance à l’individu : « il affirme son sentiment d’être une personne singulière en construisant une œuvre absolument originale sur un code à la limite unique : ce que les sémioticiens appellent – rappelons-le – un “idiolecte” »2. Cette manière d’utiliser la langue propre à chaque individu se matérialise dans les romans de Houellebecq par un usage spécifique du matériau que les créateurs choisissent. Si la plupart décident dès le début et définitivement que leur moyen d’expression est la parole, seul Jed Martin ne réussit jamais à trouver une forme d’art qui réponde invariablement à son imagerie. À chaque étape de sa vie d’artiste, il oscille entre trois types d’art visuel tout en respectant son crédo de rendre compte du monde. Allant de l’écriture aux arts plastiques et, plus rarement, aux arts du spectacle (notamment les one-man shows), les matériaux utilisés par les créateurs houellebecquiens sont organisés selon un code qui reflète la poétique de l’auteur. Il s’agit d’abord d’une tendance vers l’autobiographie et ensuite d’un goût pour la réflexion. Quatre romans de Houellebecq mettent en scène des protagonistes qui rédigent des textes autobiographiques. Dans Extension du domaine de la lutte, le narrateur souligne que « ce choix autobiographique n’en est pas réellement un : de toute façon, je n’ai pas d’autre issue » (E, p. 14) ; pourtant, le matériau et le code composant et organisant l’œuvre semblent rappeler les mots de la psychologue qui suggère au romancier d’écrire en se focalisant sur lui-même. Michel de Plateforme écrit pour « mettre en ordre les éléments de [s]a vie » (P, p. 345) et pour lui redonner un sens après le 1

Didier Anzieu, « Des cinq phases du travail créateur et de leurs inscriptions dans l’œuvre » in Le corps de l’œuvre, o. c., p. 117. 2 Ibid., p. 124.

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décès de Valérie. Dans La Possibilité d’une île, Daniel, à l’instar de ses contemporains, compose son récit de vie qui marque « la remise à l’honneur d’une forme ancienne, au fond assez proche de ce qu’on appelait jadis l’autobiographie » (PÎ, p. 30) et enchaîne chronologiquement les bribes composant son existence. À son tour, Florent reprend, à l’écrit, le « regrettable enchaînement de circonstances » (SÉ, p. 10) qui l’a transformé en cet adulte dépressif et morose. L’intérêt des protagonistes pour l’autobiographie n’est pas à confondre avec le désir de Houellebecq de parler de soi-même, mais cela se superpose à un certain retour au sujet. L’auteur rend hommage à la nature humaine par ces autoportraits divers que ses personnages créent et qui placent au centre du récit la complexité de la vie et des caractères ou, comme le note Sabine van Wesemael, « Houellebecq est convaincu qu’un bon roman a besoin de personnages »1. Dans le même sens, les tableaux de Jed qui illustrent les métiers simples et les métiers d’entreprise témoignent, par un matériau autre que l’écriture, de la même préoccupation pour l’humain. La seconde tendance que semblent suivre les créateurs de Houellebecq est l’appétence pour un discours réflexif. Le narrateur d’Extension du domaine de la lutte rédige des fictions animalières qu’il qualifie de « méditations éthiques » afin de donner libre cours à ses théories sur les injustices générées par la cruauté divine ou par les lois de la nature. Les frères des Particules élémentaires s’intéressent aux choses de la vie et en remettent en cause divers aspects dans des écrits sulfureux : Bruno compose un pamphlet raciste qui fait l’éloge des qualités physiques et sexuelles des Noirs au détriment de leur intelligence, il se lance dans une composition très poétique au sujet des partenaires étouffées par les lois contraignantes de la famille (fidélité, organisation, manque d’intimité), il écrit un scénario de film dont l’action se passe sur une île peuplée uniquement de femmes nues et de chiens, les hommes ayant totalement disparu. Quant à Michel, à part le poème écrit à la mort d’Annabelle et les quatre-vingts pages d’explications scientifiques, son travail est essentiellement réflexif (plusieurs centaines de pages), ses notes « traitant des sujets les plus variés » (PE, p. 303). À la manière de Bruno, Daniel de La Possibilité d’une île rédige des sketches et des scénarios sur des sujets délicats – utilisant parfois un ton calomnieux et raciste – dont il suffit de rappeler quelques titres : « Le combat des minuscules », « On préfère les partouzeuses palestiniennes », « Les échangistes de l’autoroute ». Une fois encore le code utilisé par les personnages créateurs évoque la manière d’écrire de Houellebecq : leur prédilection pour une écriture qui fait réfléchir trahit un auteur qui se 1

Sabine van Wesemael, « Penser la narrativité contemporaine : La carte et le territoire, formidable autoportrait de l’écrivain Michel Houellebecq » in RELIEF - Revue électronique de littérature française, o. c., p. 77.

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préoccupe des choses du monde et qui prend position. Mais, selon Sabine van Wesemael, l’engagement de Houellebecq « s’inscrit avant tout dans une volonté dénonciatrice, une démarche accusatrice »1 et n’a plus rien à voir avec l’appartenance politique ou idéologique. Par ses romans, Houellebecq attire l’attention sur des réalités sensibles et douloureuses, mais ne propose pas de solution salvatrice, il ne lutte pas pour une cause, il ne tranche pas, il donne à penser. La composition proprement dite de l’œuvre La quatrième phase du travail créateur est, tel que le précise Didier Anzieu, « la composition proprement dite de l’œuvre », plus précisément sa création « à partir de tâtonnements, d’ébauches, de projets, de brouillons, d’études préliminaires, de versions anciennes et reprises »2. Cette étape est saisissable dans beaucoup de romans de Houellebecq au niveau des exercices préparatoires qui précèdent la création proprement dite du roman et dont le résultat est parfois repris à l’intérieur de celui-ci. Ainsi, le narrateur d’Extension du domaine de la lutte écrit des fictions animalières – genre dont le contenu moral l’apparente à la fable – et un court essai philosophique lors de son séjour en maison de repos, Michel de Plateforme jette les bases d’un scénario de film pornographique – « Le Salon de massage » – et un quatrain, Daniel compose des sketches et des scénarios avant de passer à la rédaction de son récit de vie. De surcroît, au-delà des exercices préparatoires que nous avons repérés, cette étape du travail créateur « appelle des opérations absentes ou marginales dans la phase précédente : choix d’un genre, travail du style, retouches, documentation, agencement interne des parties dans une organisation d’ensemble de l’œuvre achevée »3. Cette gestation de l’œuvre artistique est particulièrement illustrée dans La carte et le territoire. Ici, le tableau que Houellebecq personnage reçoit de la part de Jed en tant que récompense pour son texte de catalogue révèle ce moment précis de la composition de l’œuvre. L’ekphrasis nichée à l’intérieur du récit présente le portrait de l’écrivain entouré de son univers de papier, de ses sources de documentation et en proie à des intuitions qui le poussent à modifier son texte : « Dans le tableau, Houellebecq est debout face à un bureau recouvert de feuilles écrites ou demi-écrites. Derrière lui, à une distance qu’on peut 1 Sabine van Wesemael, « Penser la narrativité contemporaine : La carte et le territoire, formidable autoportrait de l’écrivain Michel Houellebecq » in RELIEF - Revue électronique de littérature française, p. 80. 2 Didier Anzieu, « Des cinq phases du travail créateur et de leurs inscriptions dans l’œuvre » in Le corps de l’œuvre, o. c., p. 125. 3 Ibid.

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évaluer à cinq mètres, le mur blanc est entièrement tapissé de feuilles manuscrites collées les unes contre les autres, sans le moindre interstice. […] Saisi à l’instant où il vient de repérer une correction à effectuer sur une des feuilles posées sur le bureau devant lui, l’auteur paraît en état de transe, possédé par une furie que certains n’ont pas hésité à qualifier de démoniaque ; » (CT, p. 179-180). Le portrait et, conjointement, sa description surprennent l’écrivain en train de composer son œuvre, exercice complexe accompagné de documentation et de retouches permanentes. Il est évident que ce détail de construction du texte littéraire est une mise en abyme du travail du romancier, d’autant plus frappante que le personnage même s’appelle Michel Houellebecq. Si Jed peint Houellebecq dans son milieu fictionnel, donnant ainsi des pistes sur son activité créatrice, son œuvre picturale est en retour commentée par le romancier dans le catalogue de l’exposition : « Le regard que Jed Martin porte sur la société de son temps, souligne Houellebecq, est celui d’un ethnologue bien plus que d’un commentateur politique. […] Dans ses titres comme dans sa peinture elle-même, Martin est toujours simple et direct : il décrit le monde, ne s’autorisant que rarement une notation poétique un sous-titre servant de commentaire. » (CT, p. 183-184). Les observations de Houellebecq personnage, s’étendant sur une cinquantaine de pages, ne visent pas l’artiste en train de créer, mais plutôt le choix d’un genre, d’un style : l’écrivain insiste sur la démarche artistique de Jed qui se propose de rendre compte du monde à la manière d’un anthropologue, objectivement et avec peu d’interventions poétiques. Ce passage et le reste du texte qui l’intègre sont un discours métalittéraire (que Houellebecq manie très bien dans ses romans) qui renvoie incontestablement aux conventions narratives et thématiques de sa propre écriture. Produire l’œuvre au-dehors La dernière étape du travail créateur est « produire l’œuvre au-dehors », c’est-à-dire « déclarer l’œuvre terminée, la détacher définitivement de soi, l’exposer à un public, affronter les jugements, les critiques – ou pire encore, l’indifférence »1. Cette phase marque la fin d’un cycle, d’une période de composition solitaire et devrait assurer la consécration ultérieure de l’artiste. Au sujet de l’impératif de faire connaître son travail au public, Houellebecq s’exprime dans Rester vivant. Méthode : « Mais, quand même, il faut publier un petit peu ; c’est la condition nécessaire pour que la reconnaissance posthume puisse avoir lieu. Si vous ne publiez pas un minimum (ne serait-ce 1

Didier Anzieu, « Des cinq phases du travail créateur et de leurs inscriptions dans l’œuvre » in Le corps de l’œuvre, o. c., p. 126.

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que quelques textes dans une revue de second ordre), vous passerez inaperçu de la postérité ; aussi inaperçu que vous l’étiez de votre vivant. Fussiez-vous le plus parfait génie, il vous faudra laisser une trace ; et faire confiance aux archéologues littéraires pour exhumer le reste. » (RV, p. 20), mais aussi dans La carte et le territoire par l’intermédiaire de son protagoniste : « On peut travailler en solitaire pendant des années, c’est même la seule manière de travailler à vrai dire ; vient toujours un moment où l’on éprouve le besoin de montrer son travail au monde, moins pour recueillir son jugement que pour se rassurer soi-même sur l’existence de ce travail, et même sur son existence propre, au sein d’une espèce sociale l’individualité n’est guère qu’une fiction brève. » (CT, p. 123). Face à ce moment de séparation de l’œuvre, les créateurs de Houellebecq montrent des attitudes similaires : ils créent en se détachant du monde, ils passent des mois ou des années pour achever leur travail, mais une fois leur production terminée, ils sont prêts à la faire connaître et sont conscients de sa portée. Michel Djerzinski se retire en Irlande pour développer ses théories sur le code génétique et, après neuf ans de travail intense fait d’expériences de laboratoire et de prise de notes, il décide de le faire circuler. Il envoie un exemplaire de ses travaux à l’Académie des sciences de Paris et un second à la revue Nature en Grande-Bretagne, sûr de l’impact que ceux-ci auront sur le futur de la génétique. Michel de Plateforme passe six mois dans sa chambre d’hôtel de Pattaya et, à la fin de cette période, il est convaincu d’avoir fini sa tâche. Enfin, François de Soumission dédie sept années de sa vie à la préparation de sa thèse sur Huysmans et a la conviction, lors de la soutenance, d’un travail bien fait : « J’avais écrit une bonne thèse, je le savais, et je m’attendais à une mention honorable ; je fus quand même agréablement surpris par les félicitations du jury à l’unanimité, et surtout lorsque je découvris mon rapport de thèse, qui était excellent, presque dithyrambique » (SOU, p. 18). Dans cette collection de créateurs qui se séparent volontairement et sans difficulté de leurs œuvres, il y en a un qui fait parfois exception. Si Jed Martin est persuadé qu’il faut alterner travail créateur individuel et exposition publique, il lui arrive d’ajourner à l’infini le moment de la séparation d’avec une de ses œuvres. Didier Anzieu explique cette conduite : « Il est difficile à un auteur de se dire que son œuvre est terminée. […] Une technique [d’éviter cette difficulté] consiste à parfaire indéfiniment l’œuvre afin d’en différer la publication, quitte d’ailleurs à la défigurer, à la mutiler et à la rendre impubliable à force de retouches, ratures et remaniements. »1 La toile que Jed ne réussit pas à achever est celle sur laquelle s’ouvre le roman, « Daniel Hirst et Jeff Koons se partageant le marché de l’art ». 1

Didier Anzieu, « Des cinq phases du travail créateur et de leurs inscriptions dans l’œuvre » in Le corps de l’œuvre, pp. 127-128.

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L’incapacité de peindre Koons pousse Jed à une série de modifications sans aucune amélioration réelle de l’œuvre, si bien qu’il la traite de tableau raté et finit par la déchirer ; son désir de perfection associé à son angoisse du vide et de la perte annule l’épisode douloureux de la séparation et entraîne l’artiste dans un exercice de recommencement illimité. Bien que le détachement de l’œuvre soit en général bien vécu par les créateurs houellebecquiens, ils connaissent une période de deuil, car l’accomplissement de leur travail équivaut à un arrêt momentané de la création et à un retour à la vie. Le refuge apaisant de l’art doit être quitté pour aller à la rencontre de la réalité décevante. Après avoir achevé son texte, Michel de Plateforme est censé sortir de son monde fictionnel et accepter la mort de Valérie, Michel des Particules élémentaires disparaît sans laisser de trace aussitôt que ses travaux scientifiques ont été diffusés : « Nous pensons également qu’une fois ses travaux achevés, se sentant dépourvu de toute attache humaine, il a choisi de mourir. » (PE, p. 304) et François, le chercheur en littérature, prend conscience le lendemain de sa soutenance de thèse qu’« une partie de [s]a vie venait de s’achever, et que c’était probablement la meilleure. » (SOU, p. 11). Ce deuil apparaît surtout à cause du décalage constant qui existe entre les créateurs et le monde, vu leur éternel besoin d’un univers compensatoire. Somme toute, les cinq phases du travail créateur décrites par Didier Anzieu sont facilement repérables dans les romans houellebecquiens : qu’il s’agisse d’écriture ou d’arts visuels, les œuvres sont le résultat d’un effort créateur qui connaît plusieurs étapes. D’abord, le saisissement créateur peut survenir à la suite d’une crise personnelle que l’individu doit gérer. À la différence des malades mentaux qui ne peuvent pas vaincre l’angoisse et des individus ordinaires qui la tolèrent mais ne réussissent pas à la transformer, les créateurs y puisent leur inspiration. La privation d’amour filial et la mort des proches sont les affects refoulés qui vont pousser les protagonistes de Houellebecq à chercher un autre monde, un qui donne un sens à leur vie. La deuxième étape que les créateurs traversent est la remémoration affective qui suppose la migration des représentants psychiques inconscients vers la conscience. Si dans la phase antérieure la solitude était favorable à l’artiste, elle constitue maintenant un piège puisqu’elle favorise l’apparition des doutes, des questionnements concernant son travail. Voilà pourquoi l’aide d’un ami confident devient primordiale pour le déclenchement du travail créateur. Une fois conscient de sa mission, le créateur doit faire le choix de son matériau qu’il organise selon un code, prouvant ainsi l’originalité de son art. Optant pour l’écriture ou, plus rarement, pour les arts plastiques, les protagonistes de Houellebecq manifestent un intérêt évident pour l’expression artistique qui met au centre la vie de l’individu ou qui a un fort caractère méditatif. Cela renvoie incontestablement aux directions que l’auteur lui-même donne à ses romans, fictions centrées sur le sujet et 236

poussant à la réflexion. La quatrième phase du travail créateur suppose la composition proprement dite de l’œuvre et surprend les protagonistes qui partent des projets ou des travaux antérieurs afin de fabriquer leurs créations. Les écrits de moindre dimension qui précèdent les romans y sont parfois intégrés et contribuent ainsi à l’achèvement de l’œuvre. Vient enfin la cinquième et dernière étape au moment où le créateur est prêt à se débarrasser de son œuvre et à la soumettre au jugement critique. En général, les protagonistes houellebecquiens anticipent et attendent ce moment avec la sagesse de l’artiste conscient que la reconnaissance publique valide son effort. Pourtant, cela ne les empêche pas de ressentir le deuil de la séparation d’une existence parallèle réconfortante et d’accepter avec difficulté l’impératif du retour à la vie. L’analyse des romans de Houellebecq en fonction de la grille de Didier Anzieu nous a permis, tel que nous l’avons annoncé, d’observer l’artiste houellebecquien et d’en formuler une typologie. Mal-aimé, asocial, provocant, psychiquement instable, incompris, mais fort talentueux et innovant, le créateur de Houellebecq rappelle l’image du poète maudit, exclu de la société de son temps et semble refléter la posture de l’auteur. De plus, le fait que les protagonistes aient ce penchant pour l’activité artistique – audelà de leurs métiers parfois complètement antagoniques – renforce le caractère poétique des textes : les individus sont moins prédisposés à l’action qu’à la réflexion, ils représentent moins des sujets actants que des visions du monde. Partant, comme pour chacune des trois parties, de l’essai Rester vivant. Méthode, nous nous sommes proposés, dans ce volet de notre recherche, de démontrer la poéticité des romans de Houellebecq par deux arguments importants : la composition textuelle hétérogène et la prédilection des protagonistes pour l’expression artistique. Nos deux arguments se superposent aux deux catégories que Jean-Yves Tadié recense dans son ouvrage, notamment le style – ou le traitement de la langue – et le personnage propres à un récit poétique. D’abord, la manière d’écrire de Houellebecq est reconnaissable grâce à quelques traits qui reviennent dans chaque roman et qui répondent à son désir d’une écriture limpide, mais qui touche les lecteurs. Faite d’accumulation de niveaux et de registres de langue, la richesse discursive est un des premiers éléments qui caractérisent le style de l’auteur : si les langages scientifiques ou touristiques apportent des précisions détaillées et inattendues sur des sujets variés, ce sont dans les passages prétendument littéraires que la voix lyrique se fait entendre. Les citations d’auteur et surtout les nombreux poèmes insérés dans la fiction contiennent une surcharge émotionnelle dont le rythme et la musicalité ne font que s’intensifier. Les digressions, fréquentes et de longueur variable, produisent également les mêmes effets sur des sujets qui tracassent les protagonistes. 237

Dans ces fragments, il y a un vrai déchaînement de pensées et d’émotions qui contrecarrent la neutralité apparente de la prose et qui partent de l’expérience individuelle pour formuler des scénarios généralisants. Quant aux digressions métalittéraires, elles marquent l’arrêt du récit-cadre et le transfert de l’attention du lecteur depuis l’intrigue vers le fonctionnement du texte et vers les témoignages sincères du narrateur. À tous ces traits stylistiques repérables chez Houellebecq s’ajoutent l’emploi particulier de la ponctuation (des virgules et des points-virgules qui rythment des contenus disparates ou des phrases très riches) et la tonalité ironique et auto-ironique (qui oblige à une resémantisation de la matière romanesque). Liée à cette question du style, nous avons observé dans les romans houellebecquiens une propension des protagonistes au geste de la création et en particulier à l’écriture. Voilà pourquoi, dans le deuxième volet de cette partie, nous avons décidé de partir de l’ouvrage de Didier Anzieu et d’analyser les cinq phases du travail créateur tel qu’elles apparaissent chez Houellebecq. D’importance variable en fonction de l’artiste et du roman, ces étapes circonscrivent l’activité des protagonistes depuis le moment de l’inspiration jusqu’à la mise en action et à la séparation de son œuvre. En outre, le fait que les protagonistes houellebecquiens optent volontairement pour l’exercice de la création, à côté de leurs professions, prouve leur désir de construire un monde qui ait du sens. Que ce soit dans le domaine de l’écriture ou des arts visuels, les efforts des personnages doivent être vus comme une mise en abyme du travail de l’auteur : avec les matériaux les plus simples et les plus banals il veut dire le monde. Houellebecq ne vise pas les portraits d’individus exceptionnels, mais du citoyen lambda, prisonnier dans un univers où il se sent étranger et qui lui refuse toute liaison durable. Vu les frustrations accumulées depuis l’enfance et aggravées pendant l’adolescence et l’âge adulte, il faut comprendre pourquoi ses réactions ne sont pas toujours politiquement correctes. L’œuvre de Houellebecq est poétique parce qu’elle est vraie, parce qu’elle touche des sujets incommodes par un discours hétéroclite et qu’elle produit l’émotion par de belles tournures lyriques.

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CONCLUSION « Frapper là où ça compte » ou la conquête de l’immortalité L’extrême contemporain se manifeste, sur le territoire français, par l’abondance des publications et la richesse des contenus. Si l’œuvre de Michel Houellebecq réussit à s’affirmer dans le cadre de ce foisonnement littéraire (et à dépasser, dans le même temps, les frontières de son pays d’origine), c’est grâce à une écriture sobre et honnête qui creuse les interdits et renverse les horizons d’attente. La réception critique, à la fois journalistique et universitaire, offre un accueil impressionnant à chaque publication de l’auteur à la mesure de sa diversité et des controverses qu’elle engendre et prouve que le travail de Houellebecq tend à refuser toute délimitation. D’autant plus que la préoccupation de Houellebecq pour la création artistique ne se limite pas à son activité de romancier (à laquelle il doit d’ailleurs sa consécration), mais elle touche à d’autres champs comme la poésie, l’essai, la photographie, le cinéma. Centré sur l’œuvre romanesque de Michel Houellebecq, notre travail s’est proposé d’esquisser son caractère poétique en accord avec la démarche théorique que Jean-Yves Tadié suit dans son Récit poétique et avec les réflexions de l’auteur de Rester vivant. Méthode. Antérieur à ce travail d’analyse de la prose, nous avons procédé à l’observation du paysage littéraire dont fait partie l’auteur afin de comprendre son écriture en contexte. Le fait que la littérature contemporaine redevient transitive, après une période de triomphe du formalisme et des expérimentations avantgardistes, correspond au désir des écrivains de se pencher sur le monde pour en raconter le fonctionnement. L’intérêt pour les réalités sociales, pour le sujet et pour les événements historiques nous pousse à envisager, avec Dominique Viart, l’extrême contemporain en ouverture et en relation avec le réel et les autres époques ou sciences. La délimitation de l’œuvre de Houellebecq dans la littérature de l’époque suivie du survol des théories qui circonscrivent la notion de « prose poétique » ont ouvert la voie à l’analyse des romans. Dans l’introduction, nous avons expliqué que nous réservons la quatrième section de l’essai Rester vivant. Méthode à la partie des conclusions et il nous semble important de motiver ce choix maintenant, car il éclaire nos démonstrations et résultats. Dans Frapper là où ça compte, Houellebecq insiste sur « l’identité entre le Vrai, le Beau et le Bien » en poésie, étant donné que la cohésion de ces trois éléments assure la rencontre entre l’émotion du poète et celle du lecteur. Dire la vérité et créer la beauté est le métier de l’artiste qui lui assure l’immortalité : « fondamentalement, vous êtes déjà mort. Vous êtes maintenant en tête à tête avec l’éternité. » (RV, p. 28). Cet essai lyrique

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très abouti (dans ses quatre parties) devient dans la section finale une sorte d’art poétique dont le discours peut être confondu avec un poème en prose. Les conseils que Houellebecq y formule ne sont pas uniquement valables pour les poètes, il les pratique aussi, consciencieusement, dans les romans en favorisant la sincérité du sentiment et l’expression soignée. Alors, si Houellebecq poète précède Houellebecq romancier et que la prose succède au travail de réflexion sur la conscience artistique, notre hypothèse est confirmée, ses romans empruntent beaucoup aux moyens du poème : dans ses livres de fiction, Houellebecq veut toucher et il y parvient par l’invention de personnages à vocation artistique, mises en abyme de son propre credo. Les trois parties de notre travail partent de ces constats et analysent la poéticité des romans en trois temps. Dans le premier volet, nous avons abordé les sources de la souffrance ontologique qu’accuse Houellebecq et nous avons observé que ses causes sont multiples et diverses car liées à tous les aspects de l’existence. Les protagonistes tolèrent difficilement la relation compliquée qu’ils ont avec leurs parents et ce manque d’attention et d’amour orchestre la vie sociale et sentimentale du futur adulte. Leur blessure est si profonde qu’elle les pousse à songer à un monde où la reproduction ne passe pas par les géniteurs, mais où elle est possible grâce à la réplication infinie d’un code génétique. Outre les rapports familiaux fragiles, il y a d’autres éléments qui provoquent l’apathie du personnage, à savoir sa relation avec l’espace, le temps et l’être qui met de nouveau en lumière son inadaptation. Comme dans tout récit poétique, l’espace et le temps des romans houellebecquiens se construisent par opposition de morceaux antithétiques entre lesquels oscille le protagoniste. Aux villes abominables composées de « non-lieux » s’opposent le mirage du voyage (vu comme échappatoire) et l’authenticité de la campagne ; au temps cruel car irréversible s’opposent les instants d’extase ou l’immortalité utopique. Ce flottement du protagoniste entre les extrêmes est la conséquence directe de son inadéquation au monde causée surtout par son vide social. La paralysie du personnage et son refus de participation à la vie sont dus à l’absence d’échanges sociaux et affectifs normaux et se manifestent parfois par la tentation du suicide. Enfin, le dernier déclencheur de la souffrance que nous avons observé dans cette étude est le fonctionnement de la société en général : les paroles blessantes, racistes ou les stéréotypes que l’auteur convoque attirent l’attention sur les problèmes majeurs du monde contemporain où l’individualisme et le culte du plaisir organisent les rapports entre les individus. Tous ces détails de la vie qui provoquent l’inconfort physique et psychique du personnage vont le pousser à chercher des alternatives. Comme Houellebecq le note dans la première section de Rester vivant. Méthode, « le ressentiment à l’égard de la vie […] est nécessaire à toute création artistique véritable » (RV, p. 11). L’issue que le personnage houellebecquien choisit est donc l’écriture. Dans la deuxième partie, nous avons essayé de sonder la poéticité des romans de Houellebecq en analysant leur composition. Dans un premier 240

arrêt, nous avons démontré que les titres sobres et laconiques sont mis en lumière par des passages très poétiques à l’intérieur des livres et qu’ils se correspondent en tant qu’éléments d’un vaste système conceptuel. Si l’intitulé du premier roman est une sorte d’état des lieux du présent, les autres peuvent être vus comme autant de réponses ou solutions à l’évolution malsaine de la société. Le souci de structure qui guide l’œuvre de Houellebecq est repérable aussi au niveau de la relation entre le début et la fin des romans : du point de vue thématique ils se superposent presque en totalité, mais nous avons remarqué que l’entrée et la sortie de la matière romanesque se font par des tonalités et des moyens textuels différents. La prise de parole volontaire des parties initiales qui contient les interrogations du personnage est remplacée dans les sections finales par une anesthésie du héros qui se marginalise définitivement et dont le discours se réduit à l’expression poétique d’un pur travail de perception. Toujours du côté de la composition des romans, nous avons repéré la présence de renvois à la mythologie qui fonctionnent comme un réseau de symboles circonscrivant la vie des protagonistes. Tandis que la figure de Sisyphe évoque l’absurdité de l’existence, le mythe de l’Atlantide et celui de l’androgyne marquent le désir des personnages de se sauver par l’accès à des espaces protecteurs ou à l’amour. À part les mythes ethno-religieux, dans les romans de Houellebecq nous avons localisé aussi un mythe littéraire qui éclaire notre démarche : il s’agit du mythe de l’écriture comprise comme discours fondateur et révélateur qui assure l’immortalité de celui qui la pratique. Enfin, le dernier aspect lié à la construction des romans que nous avons analysé dans cette section est l’hybridité du genre artistique. Autrement dit, nous sommes partis du constat que le personnage houellebecquien n’est pas toujours écrivain, il se dédouble en diverses figures d’artistes (surtout dans La carte et le territoire) comme pour illustrer sa position marginale au sein du capitalisme culturel. De ses rapports avec les autres actants du monde artistique (médiateurs et récepteurs) ressort son caractère solitaire et hésitant qui le rapproche du profil des poètes de Rester vivant. Méthode. Le dernier volet de notre recherche est organisé en deux sections et contient des observations sur le métier d’écrivain : d’une part nous avons décortiqué sa relation avec le texte, d’autre part nous avons tenté de comprendre comment il fait la découverte de sa vocation. Au sujet du style de Houellebecq, la critique est dure et scindée tant son écriture est particulière. Préoccupé par la volonté de dire la vérité, de faire réfléchir et d’émouvoir, Houellebecq annonce son esthétique dans les essais théoriques et les romans et souligne sa volonté d’utiliser des matériaux divers afin d’atteindre son but. L’hybridité qui en résulte est poétique parce qu’elle se compose d’alternance de registres de langue (où la langue moyenne accueille des formules soignées et lyriques) et d’entrelacement des discours (le langage des sciences ou du tourisme rencontre la parole littéraire, car dans les romans de Houellebecq la poésie fait des incursions remarquées). À ces 241

éléments s’ajoute la propension de l’auteur pour les digressions, séquences de longueur variable qui introduisent des informations, des généralisations ou des réflexions métalittéraires. Enfin, l’usage de l’italique, l’abus des virgules ou des points-virgules et la distance ironique définissent également le style de l’auteur et marquent son caractère équivoque. Après cette analyse de la manière d’écrire de Houellebecq, nous avons observé les étapes que parcourent ses héros prédisposés au travail artistique, allant de l’instabilité psychique et affective qui déclenche le besoin de créer jusqu’à la séparation de son œuvre. Cette démonstration, fondée sur l’étude de Didier Anzieu, prouve que les protagonistes houellebecquiens survivent grâce à cette mission qu’ils se donnent, notamment la retranscription du monde selon leur propre vision. « Soyez abjects, vous serez vrais » écrit Michel Houellebecq à la fin de Rester vivant. Méthode en synthétisant sa démarche esthétique. Ses romans et la réception dont ils bénéficient représentent la preuve que ses réflexions ne sont pas adressées à un « vous » collectif et anonyme, mais à lui-même, comme une sorte d’éternel rappel de sa responsabilité créatrice. Toutefois, le besoin de vérité n’exige pas chez Houellebecq une écriture froide et détachée, mais rigoureuse et poétique, comme nous avons essayé de le montrer dans cet ouvrage. Avec Houellebecq, nous entrons sur un territoire passionnant qui relate de manière lyrique la vie.

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INDEX Index des noms propres BOWD, Gavin, 12, 15, 52, 83, 97, 113, 181 BRUNEL, Pierre, 24

A ALONSO FERNÁNDEZ, Begoña, 230 ANDRÉ, Stéphane, 67, 68, 69, 72, 73, 191, 192 ANXO, Matilde, 80 ANZIEU, Didier, 17, 174, 225, 226, 227, 228, 229, 231, 233, 234, 235, 236, 237, 238, 242 ARENDT, Hannah, 76, 77 ARISTOTE, 75, 76, 175 ASHOLT, Wolfgang, 170 ATALLAH, Marc, 84 AUGÉ, Marc, 58, 59, 60, 61, 190

C CAMUS, Albert, 134, 151, 178 CARLSON, Jacob, 15, 122 CAUSSE, Jean-Daniel, 40, 47 CERQUIGLINI, Blanche, 178 CHAILLOU, Michel, 20 CHARLES, Sébastien, 87 CLÉMENT, Murielle Lucie, 12, 15, 41, 48, 99, 124, 136, 200, 204, 230 COMBE, Dominique, 24, 25 COMPAGNON, Antoine, 175 D

B

DE ALMEIDA, José Domingues, 112 DE HAAN, Martin, 29, 30, 51, 63, 129, 145, 148, 206 DEL LUNGO, Andrea, 127, 128, 129, 131, 134, 138, 142, 143, 170 DEMONPION, Denis, 12, 41, 66 DESCARTES, René, 76 DEVOIVRE, Christèle, 54 DOMECQ, Jean-Philippe, 182 DUFIET, Jean-Paul, 147 DURAND, Gilbert, 149

BACHELARD, Gaston, 201, 202 BAKHTINE, Mikhaïl, 53 BARDOLLE, Olivier, 121, 177, 178 BARONI, Raphaël, 12, 106, 110, 185 BARTHES, Roland, 175, 178, 180 BARUS-MICHEL, Jacqueline, 41 BAUDRILLARD, Jean, 162 BEIGBEDER, Frédéric, 161, 166, 217 BELLANGER, Aurélien, 149 BERGSON, Henri, 76 BILEN, Max, 155, 156 BOTTARELLI, Alice, 33, 84, 85 BOUJU, Emmanuel, 138 BOURDIEU, Pierre, 160

E ESTIER, Samuel, 12, 17, 177, 183, 185

243

LIPOVETSKY, Gilles, 54, 57, 87, 90, 108, 159, 162, 165, 168 LOMBARDI, Annalisa, 25, 26

G GENETTE, Gérard, 118, 119, 148, 154, 176, 179 GLAD, Vincent, 118, 188 GOGA, Yvonne, 38, 56, 138, 139, 143, 149 GRANGER REMY, Maud, 136, 137, 181 GRATTON, Emmanuel, 41 GROSDANIS, Christos, 100

M MARIS, Bernard, 12, 101, 110, 111 MARTIN-FUGIER, Anne, 160 MEIZOZ, Jérôme, 17, 105, 108 MICHEL, Chantal, 125, 140 MILLET, Catherine, 168 MONTALBETTI, Christine, 208, 212, 213, 215, 216

H HAMON, Philippe, 219, 220 HEINICH, Nathalie, 163, 164, 165 HILLEN, Sabine, 66 HUET-BRICHARD, MarieCatherine, 149

N NARDOUT-LAFARGE, Élisabeth, 147 NAULLEAU, Éric, 12, 110, 121, 177 NOGUEZ, Dominique, 11, 12, 178, 182, 219 NOVAK-LECHEVALIER, Agathe, 13, 29, 84, 220, 222

J JIȘA, Simona, 38, 65, 149 JOURDE, Pierre, 177 JOUVE, Vincent, 118, 119 JURGA, Antoine, 83, 197 JUVIN, Hervé, 159

O

K

OBERGÖKER, Timo, 55, 56 OKTAPODA, Efstratia, 98, 100

KANT, Emmanuel, 76 KIBÉDI-VARGA, Áron, 21, 22 KIBÉDI-VARGA, d’Áron, 22 KOMOROWSKA, Agnieszka, 121 KOŠČEC, Marinko, 113 KRISTEVA, Julia, 148

P PAHLISCH, Colin, 84, 85 PATRICOLA, Jean-François, 12, 177, 185 PIEGAY-GROS, Nathalie, 208, 212, 213, 215, 216 PIROUX, Cyril, 92, 95, 96 PROGUIDIS, Lakis, 22, 23, 179 PRÖLL, Julia Rosmarie, 48, 62, 63, 64

L LANTELME, Michel, 169 LECONTE, Maxence, 74 LEMASSON, Joaquim, 15, 199, 200, 204

244

V

R

VAN TREECK, Christian, 12, 109 VAN WESEMAEL, Sabine, 12, 15, 29, 30, 41, 48, 63, 83, 97, 99, 100, 124, 129, 136, 148, 200, 204, 228, 230, 232, 233 VIARD, Bruno, 12, 13, 14, 38, 41, 44, 45, 69, 80, 87, 99, 100, 101, 111, 149, 187, 211, 220, 222 VIART, Dominique, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 28, 35, 36, 37, 38, 97, 98, 142, 239 VIENNOT, Gilles, 184, 185

RABOSSEAU, Sandrine, 83, 149 RAVINDRANATHAN, Thangam, 60, 65 REMY, Maud Granger, 51, 52, 113, 124 ROUCAN, Carine, 97 ROY, Max, 126, 127 S SABRY, Randa, 215 SAINT ARNOULT, Thierry, 83 SARGENT, Lyman Tower, 85 SERROY, Jean, 54, 57, 162, 165, 168 T

W

TADIÉ, Jean-Yves, 15, 16, 17, 26, 27, 28, 31, 52, 53, 71, 75, 77, 78, 83, 147, 149, 156, 157, 170, 171, 173, 176, 178, 237, 239

WESSLER, Éric, 213

245

Index des notions 220, 221, 224, 225, 232, 234, 238, 239, 241, 255

A artiste, 14, 17, 30, 54, 56, 57, 73, 89, 113, 116, 124, 138, 139, 159, 160, 161, 162, 163, 164, 165, 166, 167, 168, 169, 171, 173, 174, 188, 225, 226, 228, 229, 231, 234, 236, 237, 238, 239, 259, 260, 263

E écriture, 11, 13, 15, 16, 17, 18, 19, 22, 24, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 34, 36, 38, 39, 43, 45, 48, 52, 83, 86, 92, 96, 111, 113, 115, 116, 118, 121, 124, 129, 130, 136, 141, 143, 144, 145, 147, 149, 150, 151, 155, 156, 157, 161, 163, 170, 171, 173, 174, 175, 176, 177, 178, 179, 180, 181, 182, 183, 185, 189, 190, 195, 197, 199, 203, 207, 212, 213, 214, 215, 216, 217, 219, 220, 222, 223, 224, 225, 227, 229, 230, 231, 232, 234, 236, 237, 238, 239, 240, 241, 242, 254, 255, 257, 258, 259, 261

autobiographie, 35, 37, 142, 227, 231, 232 C créateur, 226, 227, 228, 229, 230, 231, 233, 234, 235, 236 création, 17, 21, 28, 29, 30, 84, 113, 121, 125, 129, 131, 132, 135, 138, 145, 152, 155, 156, 166, 167, 174, 201, 220, 226, 228, 231, 233, 236, 238, 239, 240, 259

espace, 15, 16, 27, 28, 31, 34, 52, 53, 54, 55, 56, 58, 59, 60, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 70, 71, 72, 73, 74, 76, 85, 86, 87, 90, 95, 103, 106, 113, 123, 128, 129, 134, 152, 154, 156, 163, 173, 174, 190, 194, 215, 240, 253, 263

D discours, 11, 13, 17, 19, 22, 24, 30, 35, 63, 77, 80, 92, 93, 96, 103, 106, 108, 110, 112, 118, 120, 124, 127, 128, 131, 134, 135, 142, 145, 148, 149, 155, 159, 175, 176, 178, 181, 182, 184, 185, 186, 187, 189, 190, 191, 192, 193, 194, 195, 199, 200, 201, 202, 205, 206, 207, 209, 212, 213, 214, 215, 217, 218,

excipit, 13, 116, 117, 127, 128, 132, 135, 136, 140, 143, 144, 145, 170

246

R

F

récit, 15, 16, 17, 18, 19, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 33, 36, 37, 40, 52, 53, 54, 57, 65, 67, 71, 72, 74, 75, 76, 77, 79, 83, 84, 85, 86, 93, 102, 105, 112, 115, 117, 119, 120, 123, 127, 128, 129, 131, 135, 136, 137, 138, 142, 143, 147, 149, 153, 154, 155,156, 157, 159, 161, 170, 171, 173, 176, 181, 189, 190, 191, 194, 195, 196, 197, 207, 208, 212, 213, 215, 216, 219, 222, 223, 224, 225, 230, 231, 233, 237, 238, 257, 258, 259, 260, 261, 264

filiation, 16, 19, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 43, 45, 46, 47, 48, 52, 88, 89, 142, 227, 254, 256, 257, 258, 264 I incipit, 13, 43, 116, 117, 127, 128, 129, 130, 131, 133, 134, 135, 136, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144, 145, 170, 201, 254, 258, 263 ironie, 56, 62, 63, 97, 145, 181, 217, 219, 221, 222, 224, 259 M mise en abyme, 57, 136, 139, 154, 234, 238

S structure, 15, 16, 17, 27, 28, 31, 39, 43, 54, 59, 112, 115, 116, 117, 122, 124, 126, 127, 128, 135, 141, 161, 170, 173, 174, 176, 183, 200, 202, 204, 205, 206, 209, 213, 217, 231, 241, 254

mythe, 15, 27, 31, 122, 123, 149, 150, 151, 152, 153, 154, 155, 156, 201, 241, 250, 254, 257, 258, 259 P poétique, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 31, 33, 52, 53, 54, 63, 71, 74, 75, 77, 83, 86, 115, 116, 118, 119, 122, 126, 129, 143, 144, 147, 148, 149, 155, 156, 157, 159, 165, 170, 171, 173, 174, 176, 179, 183, 196, 198, 199, 200, 202, 206, 214, 216, 223, 224, 225, 226, 231, 232, 234, 237, 238, 239, 240, 241, 242, 253, 258, 260, 261

style, 12, 15, 17, 18, 27, 28, 30, 31, 60, 64, 89, 103, 105, 108, 113, 115, 118, 121, 142, 143, 147, 173, 175, 176, 177, 178, 179, 180, 181, 182, 183, 190, 191, 195, 207, 212, 217, 219, 222, 223, 224, 225, 233, 234, 237, 238, 241, 251, 263

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Dora Mănăstire

L’écriture de Michel Houellebecq

De la composition des textes jusqu’aux éléments de structure en passant par les phénomènes de langage, les dimensions poétiques de la prose houellebecquienne sont repérables dans tous ses romans. Pourvu que le lecteur prenne le temps de regarder au-delà de ce soidisant manque de style, paradoxalement et trop souvent imputé à l’auteur. Dans ses livres de fiction, Houellebecq veut émouvoir et faire réfléchir. Il y parvient en empruntant beaucoup à l’art du poème et en créant des personnages créateurs, reflets de sa propre condition.

Titulaire d’un doctorat ès lettres depuis 2020 après des études de littérature en Roumanie et en France, Dora Mănăstire a enseigné le français langue étrangère dans plusieurs écoles roumaines. Elle est actuellement chargée de coopération universitaire et des partenariats à l’Institut français de Roumanie à Cluj-Napoca. Ses publications portent sur l’écriture de Michel Houellebecq ainsi que sur le roman français de l’extrême contemporain.

Illustration de couverture : © Alexandra Maria Rus, Michel Houellebecq - Sketch, juin 2022.

ISBN : 978-2-14-028318-5

25 €

9 782140 283185

L’écriture de Michel Houellebecq

Centré sur l’œuvre romanesque de Michel Houellebecq, cet ouvrage en esquisse le caractère poétique, étant donné la fascination de l’auteur pour le lyrisme et son penchant pour l’expression métaphorique qui dépassent les frontières de ses recueils de vers.

Dora

Mănăstire

L’écriture de Michel Houellebecq Aspects d’une prose poétique

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