Michel Houellebecq revisit 9782296028111


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French Pages [205] Year 2011

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Table of contents :
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MICHEL HOUELLEBECQ
REVISITÉ
L'écriture houellebecquienne
L'Hannatlan
Erotisme ou pornographie
Des rêves plein la tête
Les enjeux de la mémoire
Le plaisir
texte
Filiations scripturales
Index
Bibliographie
Table des matières
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Michel Houellebecq revisit
 9782296028111

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MICHEL HOUELLEBECQ

REVISITÉ

Du même auteur

. Baudelaire et la musique, Tunis, Éditions Sahar, 2005 . Le Bateau ivre, Amsterdam,Éditions Musicales, 2004 . Houellebecq, Sperme et sang, Paris, L'Harmattan, (2003) ASCA BOOK AWARD 2004

. Sibérie, Entretiens au quotidien, Paris, Editoo.com, 2002 . Treizefois Noël, Amsterdam, Emelci, 2001 . Les Nuits sibériennes, Saint-Étienne du Rouvray, Éditions OnAFaim, 2001, réédition . La Mongolie, Mandchourie, Sibérie, Paris, Éditions de l'Adret, 2000

Site Internet de l'auteur http://www.mlclement.com

@

L'HARMATTAN,2007 5-7, rue de l'École-Polytechnique;

75005 Paris

http://www.1ibrairieharmattan.com [email protected] [email protected]

ISBN: 978-2-296-02811-1 EAN : 9782296028111

Murielle Lucie CLÉMENT

MICHEL

HOUELLEBECQ REVISITÉ

L'écriture houellebecquienne

L'Hannatlan

Critiques Littéraires Collection dirigée par Maguy Albet Déjà parus REDOUANE Najib, Ecritures féminines au Maroc. Continuité et évolution, 2006. FOUGÈRE Éric, Aspects de Loti, l'ultime et le lointain, 2006. METE- YUV A Gül, La littérature turque et ses sources françaises, 2006. KABA Ousmane, Le bestiaire dans le roman guinéen, 2006. HARA Taichi, Lautréamont: vers l'autre, 2006. SOULÉ Yves, René Char, une géologie talismanique, 2006. ISSA DAOUDA Abdoul-Aziz, La double tentation du roman nigérien,

2006.

HESS Deborah, La poétique du renversement chez Maryse Condé, Massa Makan Diabaté et Edouard Glissant, 2006. DEGOTT Bertrand et GARRIGUES Pierre (textes réunis et présentés par), Le sonnet au risque du sonnet, 2006. KANE Baydallaye, Représentations de la justice répressive dans la littérature africaine postcoloniale, 2006. RADIX Elise, L 'homme-Prométhée (volumes 1 et 2), 2006 NGANDU Nkashama Pius, Ecrire à l'infinitif, la dérision de l'écriture dans les romans de Williams Sassine, 2006. JOQUEVIEL-BOURJEA Marie, Jacques Réda: La Dépossession heureuse, 2006. HENANE René, Césaire et Lautréamont Bestiaire et métamorphose, 2006. GAUTIER Brigitte, Un humanisme subvertif. Lectures polonaises de Camus, Malraux et Saint-Exupéry, 2006. YOTOV A Rennie, Jeux de construction: poétique de la géométrie dans le Nouveau Roman, 2006. CANÉROT Marie-Françoise et RACLOT Michèle (dir.), Julien Green, visages de l'altérité, 2006. PILORGET Jean-Paul, Le compagnonnage souverain de Jean Giono. lntertextualité et art romanesque, 2006.

Je tiens particulièrement à remercier Georges pour sa patience et ses remarques suggestives

A toi

Michel Houellebecq revisité

Il

Ouverture Michel Houellebecq revisité. Cette seconde lecture de l'écrivain le plus controversé du paysage littéraire français, loin de désapprouver la première, bien au contraire l'approfondit. Certains points sont mis en lumière qu'il avait été impossible de considérer dans mon premier essai. 1 De toute évidence, il existe dans l'univers littéraire ce qu'Olivier Bardolle appelle «Le cas Houellebecq 2 ». Le moment est donc venu d'une relecture sous un nouvel éclairage. Nous avons tous pu être témoins des polémiques virulentes provoquées par la sortie de Plateforme (2001) 3 et les procès intentés à l'auteur. Quoi qu'il en soit, les attaques en justice contre Michel Houellebecq furent déboutées. Elles concernaient sa position vis-à-vis de l'islam, qualifié de « religion la plus con» dans un entretien reproduit à tire larigots ragots dans les médias. L'épithète et la hiérarchisation avaient fortement déplu à plusieurs associations. Regardé à la lumière des événements terroristes, 911, 411, 077, survenus sur la scène occidentale après la sortie de Plateforme et les paroles de l'écrivain, il y a matière à question. Intempestives et malvenues ces interventions? Plutôt malencontreuses dans leur formulation. Toutefois, s'il prend fantaisie à un auteur de mettre en lumière le cannibalisme des rites de la religion chrétienne, le sang du Christ bu au cours de chaque messe, Son Corps partagé, brisé et ingurgité par les fidèles, il y a fort à douter que l'évêque de Paris ou le Pape fasse clouer au pilori 1

Murielle Lucie Clémen~ Houellebecq, sperme et sang~Paris~ L 'Hannattan, 2003 2 Olivier Bardolle, La Littérature à vif, Paris, L'Esprit des Péninsules, 2004 3 sera abrégé comme PLAT

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l'écrivain ou l'assigne en justice. Les effets de leurs religions restent à l'heure actuelle fort éloignés de la lapidation effective pratiquée dans plusieurs contrées soumises à des dogmes plus virulents. Enfin, tout cela est loin derrière nous, croyons-nous. Peut-être est-ce justement l'avenir. En outre, La Possibilité d'une île (2005) 4 incite aussi à une relecture de son œuvre entière tant ce roman s'y rattache et en diffère tout à la fois. Les articles consacrés à Michel Houellebecq oscillent toujours et encore entre le pour et le contre et font souvent l'amalgame entre l'auteur et ses personnages. Certains parIent d'une satire de notre société qui, dans le fond, nous serait assez salutaire et venant très à propos, d'autres verraient plutôt son œuvre comme un pamphlet pornographique. La qualification de prophète dont d'aucuns l'affublent est peut-être exagérée. Les attentats islamistes représentés dans Plateforme eurent bien lieu, mais à Bali non à Bangkok. À New York aussi. À Madrid. Plus récemment à Londres. En définitive, n'est-ce pas un peu la fonction du poète et de l'écrivain que d'être visionnaire? Apparemment, il est des prophéties plus faciles à détecter que d'autres. Bret Easton Ellis place quatre bombes à Londres dans Glamorama (1998) et plusieurs à Paris. Toutefois, non seulement en France, mais aussi à l'étranger, la logoIThée houellebecquienne engendre des fleuves d'encre. Plusieurs articles d'universitaires et plusieurs thèses de doctorat ont placé ses écrits sur l'orbite de la recherche. Subséquemment, parler 5 d' « écriture houellebecquienne » intervient dans cette optique.

4 sera abrégé comme POSS 5 Didier Sénécal, « La rentrée houellebecquienne», tembre 2004, pp. 76-77

Paris, Lire, Sep-

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Les ouvrages de Michel Houellebecq, fréquemment écrits à la première personne du singulier, avec plusieurs de ses héros qui portent le même prénom que lui, tissent des situations diégétiques qui ne nous dispensent pas de la rigueur nécessaire à une analyse impartiale où la confusion entre auteur et personnages doit être soigneusement évitée. Plutôt que de limiter l'approche de l'œuvre à l'étude de sa réception, d'y analyser l'amalgame de mise entre l'auteur et ses personnages, puis le marketing éditorial et de conclure par le succès de l'élaboration médiatique, la présente étude appréhende les romans de l'intérieur, dans leur spécificité littéraire et quelques particularités de l'écriture houellebecquienne. Je suis consciente que cela puisse m'être reproché. En effet, n'est-il pas de bon ton de s'attaquer à cet auteur à succès par l'entremise de ses narrateurs, étant admis que l'auteur crée ses héros. Néanmoins, il serait erroné d'imputer à Michel Houellebecq, les turpitudes, la misogynie, le racisme et la xénophobie aux racines misanthropes de plusieurs de ses personnages. Ne fait-il pas que rapporter, en quelque sorte, sur leur vie. Les romans de Michel Houellebecq rencontrent un succès commercial sans précédent. Vu le nombre grandissant de publications sur son œuvre, c'est aussi un auteur lu d'où l'intérêt croissant de l'étudier de manière approfondie. Qu'à chaque sortie de livre, Michel Houellebecq soit traîné en justice pour délit de diffamation semble une étape obligée contredite par La Possibilité d'une île. Pour Les

Particules élémentaires (1998) 6, ce sont les propriétaires d'un camping naturiste « L'Espace du possible)} qui attaquent l'auteur dont l'un des personnages déblatère sur cette aire de récréation inspirée par la philosophie new-âgienne. Le naturisme du lieu et la nature permissive des ébats 6

sera abrégé comme PART

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sexuels qui s'y pratiquent permettent à l'auteur la description de quelques scènes à l'érotisme débridé ce qui amène la grande question: Houellebecq, est-ce érotisme ou pornographie? Question abordée au premier chapitre. Dans les romans, les rêves se reflètent dans la vie diurne des personnages. Ou peut-être est-ce le contraire? TIs se souviennent au réveil de leurs tribulations oniriques, sujet traité dans «Des rêves pleins la tête». De ce fait, nous voyons que leur mémoire joue un rôle décisif dans la perception de soi. Dans ce sens, il paraît approprié de regarder de plus près ce phénomène de la mémoire dans les romans car ces aventures possèdent aussi un sens d'irréversibilité. Alors que cette question de l'irréversibilité du temps divise les scientifiques depuis des siècles, le monde décrit par la science est, lui, rempli de processus réversibles. Einstein en personne soutient: « Pour nous autres physiciens convaincus, la distinction entre le passé, le présent et le futur n'est qu'une illusion ». De même dans Les Particules élémentaires où le mythe du présent et celui du passé dans La Possibilité d'une île se profilent Cet aspect est analysé dans «Les enjeux de la mémoire» où la mémoire du présent s'enchevêtre dans la présence de la mémoire. La lecture et l'écriture ne sont pas nécessairement un véritable plaisir pour les personnages: certains sont piégés dans des situations contraignantes dont ils ne peuvent s'échapper. Toutefois, leurs activités littéraires justifient dans « Le plaisir du texte » la recherche de l'acte de lecture des personnages féminins et masculins et les différences dans leurs représentations respectives. On s'en souvient, « le texte de plaisir est celui qui donne de l'euphorie 7 ». Euphorique n'est pas précisément l'épithète que l'on peut 7 Roland Barthes, Œuvres complètes, 251

Paris, Gallimard,

1. IV, pp. 250-

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impunément accoler aux personnages houellebecquiens. Selon Mikhaïl Bakhtine, tous les textes sont des va-et-vient de l'un à l'autre. La question reste de savoir sur quoi fonder la valeur d'un texte puisque partant de ce principe du va-etvient entre les textes, chaque texte est influencé par d'autres et exerce une influence sur ceux-là mêmes qui le modèlent. Dans ce cas, il s'agit de reconnaître la pluralité du texte et d'en déceler les parties internes ou externes, le dégager simultanément de son extérieur et de sa totalité, en fouiller les forces centripètes et centrifuges. Pour observer les relations scripturales dans les romans, les positions de Mikhaïl Bakhtine en regard du sujet précis de l'intertextualité sont d'un grand secours. «Les filiations scripturales» qu'entretient l'œuvre houellebecquienne avec certains auteurs selon les lois de l'intertextualité, un concept manipulé au sens large, terminent cet ouvrage avant d'arriver à un bilan, « Somme toute» qui n'engage que mol.

,

Erotisme ou pornographie

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Je rêvai d~une beurette qui dansait dans le métro. Elle n'avait pas les traits d' Aïch~ du moins je ne crois pas. Elle se tenait au pilier central, comme les filles dans les go-go bars. Ses seins étaient recouverts d'un bandeau de coton minuscule, qu'elle relevait progressivement. Avec un sourire, elle les libéra tout à fait; ils étaient gonflés, ronds et bruns, magnifiques. Elle lécha ensuite ses doigts et se caressa les mamelons. Puis elle posa une main sur mon pantalon, fit coulisser la braguette et sortit mon sexe, qu'elle commença à branler. Les gens passaient autour de nous, descendaient à leurs stations. Elle se mit à quatre pattes sur le sol, releva sa minijupe; elle ne portait rien en dessous. Sa vulve était accueillante, entourée de poils très noirs, comme un cadeau; je commençai à la pénétrer. La rame était à demi pleine, mais personne ne faisait attention à nous. (pLAT 90-91)

Ce texte est tiré de Plateforme. Après la mort de son père, le narrateur Michel décide de partir en voyage organisé en Thaïlande. Son groupe fait une excursion à laquelle il participe sans grand enthousiasme. Au lieu de visiter les alentours avec ses compagnons de voyage, il se soustrait au programme et s'enferme dans sa chambre d'hôtel. Rideaux tirés, il s'endort. On l'aura compris, Michel n'aime pas vraiment la vie. Les gens non plus. Soi encore moins que les Autres. La relation avec son père était difficile pour ne pas dire inexistante. La mort de ce dernier l'a moyennement affecté. Michel travaille au Ministère de la Culture où il est supposé aux dossiers de subventions des artistes contemporains. Son choix de la Thaïlande comme but de son voyage repose plus sur l'indifférence que sur une préférence due à une volonté propre. Sentiment qui, à tout prendre, lui serait totalement étranger. Aicha est la jeune femme qui faisait le ménage chez son père. À sa grande surprise, il apprend leur liaison, incapable d'imaginer son père attrayant pour quelqu'un. Aicha, côtoyée quelques instants, est remplacée par une Beurette anonyme dans le rêve. Perplexe, Michel s'interroge. S'agitil de la même jeune fille ou non? Dans la vie, il a peu de

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relations sexuelles avec des partenaires. L'onanisme est la forme qu'il pratique le plus fréquemment devant sa télévision ou des magazines érotiques. TIvisite aussi assidûment les peep-shows. Le roman tout entier est relaté à la première personne. Dans le fragment qui nous occupe, c'est donc Michel qui parle. Dans cet épisode, seul le sexe de la femme, son attitude lascive et son corps offert sont dignes d'intérêt pour le narrateur. Le rapport sexuel est facile. Sublimation du désir masculin. Aucun effort de séduction n'est requis. Tout se passe sans rencontre au sens social, ce qui susciterait des présentations, un minimum de conversation, voire un rendez-vous ultérieur, toutes choses que Michel abhorre. Seul but apparent: la satisfaction immédiate du plaisir. S'agit-il d'érotisme ou de pornographie? Une question que ce chapitre tente d'approfondir. Dans ce dessein, seront reprises les positions de Francesco Alberoni telles qu'il les a formulées dans son essai, L'Érotisme (1986). On pourrait objecter que, par exemple, Freud, Barthes ou Bataille se sont également penchés sur le thème de l'érotisme 8 et spécifier que ce champ d'investigation n'est nullement l'apanage de la gente masculine. Des auteurs féminins ont aussi mené une interrogation théorique à son endroit. Que l'on pense à Suzanne Griffin, Hélène Cixous ou Simone de Beauvoir pour ne nommer que ces trois-là 9. Toutefois, Francesco Alberoni enseigne la psycho-sociologie à l'Université de Milan et 8 Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, Paris, Seuil, 1971 ; Georges Bataille, L'Érotisme, Paris, Minuit, 1957; Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1961 9 Simone De Beauvoir, Le deuxième sexe, Paris, Gallimard, 1949 ; Hélène Cixous, Entre l'écriture, Paris, Des Femmes, 1989; Susan Griffin, Pornography and silence, New York, Harper and Row, 1982

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ses essais, dont, Le Choc amoureux (1979), L'Amitié (1984), L'Érotisme (1986), La Morale (1992), Le Vol nuptial (1997), attestent sa spécialisation dans l'étude des émotions collectives et des sentiments humains. Spécialisation qui a dicté d'opter pour son travail. « Mais qu'est-ce que l'érotisme? » Pour Alberoni, « l'érotisme est distillé partout, que ce soit dans « Playboy», ou dans les romans à l'eau de rose, ou encore, bien plus surprenant, dans les revues de décoration intérieure! ». Quant à la pornographie, nous dit-il: « [elle] appartient à l'imaginaire de l'homme. Elle est la satisfaction hallucinatoire des désirs, des besoins, des aspirations et des peurs propres au sexe masculin: exigences et peurs historiques, voire archaïques, mais toujours à l'œuvre aujourd'hui » (13). Ce fragment de Plate/orme que nous venons de lire répond à cette peur atavique inspirée par l'obscurité et le noir. Le métro où la jeune Beurette s'offre, séduit le narrateur, est le contraire du nid douillet photographié dans les revues de décoration, la fameuse atmosphère féminine tellement appréciée des hommes. C'est une métaphore de la représentation de l'acte sexuel, revendiqué par les revues pornographiques. Sans fioritures, sans préliminaires amoureux, tout au plus précédé d'une excitation sexuelle précise ne prenant en compte que les zones érogènes primaires. Nous pouvons lire que l'échange se fait rapidement. La pénétration y est presque immédiate. Cette soudaineté dans l'échange, Alberoni la commente comme l'un des fantasmes masculins (110). La rame de métro qui s'engouffre sous terre. Un tunnel. Un endroit sombre malgré l'éclairage de la station souterraine à la béance aux remugles nauséeux, indéfinissables et asphyxiants, qui aspire et recrache les wagons dans un va-et-vient incessant. On est loin de « l'écrin fleuri, séduisant et parfumé» des revues de

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décoration dans lesquelles le corps féminin doit apparaître pour séduire l'homme dans les revues spécialisées. On peut lire toutefois dans Les Particules élémentaires que cet écrin fleuri existe bel et bien dans l'univers houellebecquien. Nous y reviendrons plus loin. Ce rêve de Michel met donc en scène une jeune Beurette dont le comportement correspond à l'imaginaire masculin. Elle est avide de s'emparer de l'organe sexuel du héros. Après avoir exécuté une danse suggestive autour du pilier central de la rame de métro, « elle posa une main sur mon pantalon, fit coulisser la braguette et sortit mon sexe, qu'elle commença à bramer ». Or, je cite Alberoni, «La pornographie (masculine) représente les femmes comme des êtres assoiffés de sexe: poussées par une pulsion irrésistible, elles ne pensent qu'à se jeter sur le pénis de l'homme» (14). TIserait bien simple de conclure à la pornographie d'après cette unique citation, mais la matière est légèrement plus complexe. En effet, Alberoni poursuit: « Telle est, du moins, la manière dont les hommes croient que les femmes se comportent avec eux ». Le comportement de la Beurette est donc valorisant pour Michel. TIpeut se prouver qu'il est capable « de se lancer courageusement dans une aventure amoureuse» (51). C'est cet homme-là que les femmes recherchent, toujours d'après Alberoni, et celui dont les hommes apprécient la virilité. Car en réalité, « il se préoccupe surtout des autres hommes dont il craint la concurrence et avec qui il est dans une rivalité continuelle» (51). Michel se conduit selon celui qu'il voudrait être plus que selon celui qu'il est au quotidien. Les possibilités du rêve font tomber l'inaptitude de l'homme à répondre positivement aux avances d'une femme inconnue. Son imagination l'entraîne au cœur de son fantasme, la femme qui s'offre à lui sans ambages, sans qu'il ait à demander, provoquer quoi que ce soit. Dans sa réalité quotidienne, un tel

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comportement féminin, exception faite de la situation circonstancielle de lieu, lui ferait perdre ses moyens. TIserait effrayé, intimidé, voire totalement incapable d'érection. Il détournerait probablement le regard, gêné par l'exhibition en plein public, du désir montré pour sa personne. Comme le note Alberoni: «Dans la réalité, au contraire, si une femme s'offre à lui avec insistance, si elle manifeste crûment son désir de coucher avec lui, l'intérêt de l'homme ne tarde pas à tomber: il se retire du jeu et se sent impuissant » (79). Fantasme, quand tu nous tiens! Devons-nous pour autant conclure que la scène présente s'adresse plus aux lecteurs qu'aux lectrices? Difficile de répondre. Elle émet indéniablement un message qui tend à prouver la virilité du narrateur. En ce sens, elle est une pulsion érotique en soi pour le lecteur. Tout homme sait qu'il serait incapable d'une telle prouesse. Faire l'amour à une inconnue sitôt aperçue et, qui plus est, parmi les va-et-vient de la foule, sous les regards, bien qu'indifférents, des habitués du métro est impensable. Le narrateur devient superhéros, super-éros. Le rêve fonctionne comme mécanisme compensatoire de sa libido appauvrie. Ce qui s'exprime serait le même pour chacun de nous, bien que peut-être sous d'autres formes, car « c'est tout simplement notre besoin d'être autre chose et plus que ce que nous sommes, plus que le rôle qui nous a été assigné» (141) qui se retrouve dans ce fragment. La sexualité féminine ne le paralyse plus, sa frayeur se dissout comme sucre dans l'eau devant cette femme qui en toute autre circonstance, représenterait le danger absolu. Tout au contraire, dans l'univers de l'onirisme, les inhibitions du narrateur disparaissent. La peur de l'Autre, de la femme, n'existe plus. Le fait que cette jeune femme soit une Beurette est peut-être tout aussi

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important que son comportement dans l' articulation du discours. Le narrateur, figé caractériellement dès les premières pages, en quête de réalisation de ses fantasmes érotiques, fantasmes où la femme y répond, recherche l'Autre et le trouve en soi-même grâce au rêve. Dans ce cas précis, la Beurette est un personnage virtuel qui n'a de réalité que par sa projection sur l'écran onirique. Son comportement diffère de la Beurette Adjila, des Particules élémentaires. Cette dernière, impliquée dans une transaction sexuelle avortée par son refus catégorique d'y prendre part, se soustrait au désir de conquête de l'homme. TIne s'agit pas d'un rêve où tous les fantasmes sont permis et aboutissent, mais de la réalité diégétique quotidienne. Bruno, professeur de littérature, fantasme sur une Beurette de quinze ans à s'en rendre malade. TI va jusqu'à l'exhibition, la masturbation et l'éjaculation, sans pouvoir toutefois entraîner la jeune fille dans son fantasme. Seule l'indifférence est son lot. Bruno est dans la position du demandeur, du quémandeur et il n'obtient pas gain de cause. L'internement en clinique psychiatrique clôturera sa tentative avortée. La Beurette le traite avec une certaine désinvolture qui le blesse dans son orgueil de mâle. Au lieu de l'émotion, voire de l'excitation, qu'il voudrait susciter en elle, il ne rencontre que le regard calme et lointain de la jeune fille qui finit par pouffer de rire. Aucun abandon de sa part, aucune avidité ni intérêt pour le membre qu'il sort de son pantalon. Tranquillement, elle range ses affaires après avoir gentiment refusé, mais fermement, toute intimité. Elle ne le laisse pas créer la complicité qui le sauverait de la folie qui le guette, résultat partiel de ses désirs refoulés. Il est renvoyé à lui-même. La vague érotique partagée n'a pas lieu. « L'enchantement de la séduction» est absent au rendez-vous. Bruno fou de désir amoureux est rejeté à sa

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solitude perverse. Pour la loi, il est pédophile et il le sait. « La fille avait quinze ans, j'étais enseignant, j'avais abusé de mon autorité sur elle; en plus c'était une beurette» (pART 246). Mais là n'est pas la question. Le comportement de Adjila est en tout point dissemblable de celui de la Beurette du rêve. Elle se détache des avances et reste inaccessible. Elle ignore le fantasme masculin. Dans le rêve, l'Autre est une invite à la rencontre, mais pas n'importe quelle rencontre. C'est une rencontre qui n'engage à rien. L'accouplement avec l'Autre permet, le temps d'un coït d'éradiquer cette peur de l'Autre qui imbibe l'œuvre comme je l'ai démontré dans Houellebecq, Sperme et sang. En raison de son allure provocante, la Beurette n'invite pas à la compréhension mutuelle par la découverte. Elle n'encourage pas au dialogue, mais elle incite le narrateur à la conquête de son corps par la pénétration, sollicitée sans ambiguïté. La conquête est obtenue sans combats, sans effort. Dans son essai, Clichés de la femme exotique (2000) 10, Jennifer Yee explique que la relation avec une femme exotique est « une métaphore de la conquête du pays colonisé par le colon» (211). Le couple « colonisé et colonisateur» a été remplacé plus récemment par « dominé et dominant». Nous pouvons tout aussi bien y voir un autre couple fameux : « féminin et masculin». Le traité de Yee concerne la littérature du XIXe siècle. Toutefois, je crois cette remarque valable pour la littérature contemporaine où l'exotisme est encore amplement représenté. Argument appuyé par la réflexion de Jean-Marc Moura Il qui soutient que l'exotisme n'est pas lié à une certaine période, mais se 10 Jennifer

Yee:> Clichés de la femme exotique, Paris, L'Harmattan, 2000 Il Jean-Marc Mour~ Lire l'Exotisme, Paris:>Dunod:> 1992

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retrouve dans tous les courants, à toutes les époques littéraires. TI serait vain d'occulter l'exotisme indéniable de la Beurette qui comme nous l'avons vu, est comparée aux prostituées thaïes. La Thaïlande est pour les Occidentaux un des hauts lieux de l'exotisme contemporain, sujet décrit et commenté dans Plateforme. En outre, « il faut aussi garder présent à l'esprit que f'homme dissocie la valeur érotique d'une femme de sa valeur globale» (Alberoni 155) car chez Houellebecq, la valeur érotique prime. Mais revenons au sentiment de conquête éprouvé par l'homme au moment de la pénétration. Alberoni écrit que dans « l'élaboration fantasmatique» elle « est le sac après la conquête d'une ville: le guerrier victorieux profane toute chose, il pénètre partout sans rencontrer de résistance, ni interne ni externe» (82). Aucune résistance interne ne vient gêner le narrateur. Loin de là. La Beurette s'ouvre à lui; elle est l'instigatrice de l'acte sexuel. Quant à la résistance externe, elle brille par sa totale absence. Les voyageurs ne s'opposent nullement à sa façon de faire. TIs s'éloignent faisant montre totale d'indifférence. L'ordre n'est nullement dérangé. Or, Barthes explique que «L'ordre est nécessaire à la luxure, c'est-à-dire à la transgression 12 ». Ce point sera éclairci ultérieurement. D'autre part, Alberoni signale que les fantasmes « masculins ne sont pas sans rapport avec la prostitution» (15). Or le narrateur n'oublie pas de préciser que l'attitude de la Beurette a des affinités avec la profession: « elle se tenait au pilier central, comme les filles dans les go-go bars» (Je souligne). C'est aussi la Beurette qui prend l'initiative d'une manière univoque. Toutefois, à la différence des prostituées, la Beurette s'offre gratuitement. Dé12Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, Paris, Seuil, 1971, p. 164

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tail majeur s'il en fut pour autant qu'il soit de dimension pécuniaire. Dans le raisonnement du narrateur, la Beurette est en cela supérieure à une prostituée qui feint le plaisir pour l'argent. À ce propos, une parenthèse s'impose. Dans le roman Plateforme, les prostituées thaïes sont présentées par l'auteur, comme des femmes qui s'adonnent à la prostitution par plaisir, avec sensualité; des femmes à la sexualité intacte; des femmes supérieures aux prostituées occidentales avides de gains financiers. Signalons donc, qu'il y a maintes raisons pour lesquelles une femme s'adonne à la prostitution. Toutefois, le plaisir éprouvé, la sensualité ou l'appétit sexuel font rarement partie de ses motifs. Le fait qu'elle libère ses seins du bandeau minuscule qui les recouvre avec le sourire, est un détail qui appuie la théorie du plaisir et met en évidence l'érotisme de la jeune fille. MÉTRO-RER, Même combat Les voyageurs du métro se désintéressent complètement de la scène malgré son évidente singularité. Nous pouvons aussi lire un autre passage de Plateforme où l'apathie des voyageurs n'est pas moindre. Celui-ci se passe dans l'univers diégétique quotidien et non plus dans l'imaginaire du rêve. Bien que de nature différente, l'épisode sexuel se déroulant sous les yeux des usagers est tout aussi particulier et pour le moins inattendu. Néanmoins, il ne leur inspire pas plus de réaction pendant son déroulement. Tout au plus se détournent-ils de la scène: En sortant du travail à 22 heures 15, elle [Mary lise] avait décidé d'attraper le train de 22 heures 21, en pensant que ça irait plus vite que d'attendre un taxi. Le wagon était aux trois quarts vide. Les quatre types s'étaient approchés d'elle, ils avaient tout de suite commencé à l'insulter. D'après ce qu'elle pouvait en savoir, ils étaient de type antillais. Elle avait tenté de discuter, de plaisanter

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avec eux; en échange:>elle avait récolté une paire de gifles qui l'avait à moitié assommée. Puis ils s'étaient jetés sur elle, deux d'entre eux l'avaient plaquée au sol. Ils l'avaient pénétrée violemment, sans ménagements:>par tous les orifices. Chaque fois qu'elle tentait d'émettre un son elle recevait un coup de poing, ou une nouvelle paire de gifles. Cela avait duré longtemps:>le train s'était arrêté plusieurs fois; les voyageurs descendaient, changeaient prudemment de compartiment. En se relayant pour la violer les types continuaient à plaisanter et à l'insulter, ilIa traitait de salope et de vide-couilles. À la fin, il n'y avait plus personne dans le comparti... ment. Ils finirent par lui cracher et lui pisser dessus, réunis en cercle autour d'elle, puis la poussèrent à coups de pied:>la dissimulant à moitié sous une banquette:>avant de descendre tranquillement gare de Lyon. Les premiers voyageurs montèrent deux minutes plus tard et prévinrent la police, qui arriva presque tout de suite. Le commissaire n'était pas réellement surpris; d'après lui elle avait eu:>relativement, de la chance. Il arrivait assez souvent, après avoir utilisé la [dIe:>que les types la terminent en lui enfonçant une barre cloutée dans le vagin ou l'anus. C'était une ligne classée comme dangereuse. (pLAT 206-207:>je souligne)

Tout comme la scène du métro, la narration du viol de Marylise est le résultat du fantasme érotique masculin. S'articule ici la transgression évoquée plus haut: « Le lecteur jouit ainsi de la transgression sans avoir l'impression de se compromettre avec elle 13». En effet, Marylise est une femme austère. On ne lui connaît aucune liaison. Dans la diégèse, elle fait presque figure de sœur dans l'équipe où a été intégré le narrateur pour mettre en place les circuits de tourisme sexuel. Une collègue, bien vêtue, efficace, le contraire de la femme sensuelle, lascive, offerte. Survient la violence psychique et physique: le viol. Elle est cassée par cette expérience, devient dépressive, incapable d'assumer correctement son poste à hautes responsabilités au sein de 13 Vincent Jouve, L'effet-personnage p. 154

dans le roman, Paris, PUF:> 1998:>

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l'entreprise ce qui lui vaut d'être reléguée dans un emploi subalterne. La violence qu'elle subit la transforme en objet érotique car « Tant que la violence, psychique et physique, n'a pas eu lieu, la femme n'est pas un objet érotique» (Alberoni 86). Là aussi, je cite Alberoni qui poursuit: «Le viol est la profanation de l'image de la femme fut-elle mère, sœur, nourrice ou fiancée». À cette énumération, s'ajoute le terme « collègue ». Alberoni explique que seule la profanation de ces images déchaîne l'érotisme. C'est la destruction des rôles féminins qui le fait apparaître. Le viol, sadique par nature, serait« l'expression d'une révolte [...] contre les symboles et les rôles». Rien de personnel dans tout cela. Marylise est attaquée pour ce qu'elle symbolise pour les jeunes délinquants du RER. Une femme, représentante de la classe dominante. Pour le lecteur, le symbole de la femme indépendante, intelligente, capable et qui occupe un poste à responsabilités. Presque une institution. Celle du féminisme? Cependant, Alberoni précise que « la composante sadique de l'érotisme naît de la violence de la lutte interne qui l'agite et du rapport entre ses deux pôles» (87), c'est-à-dire: l'érotisme fondé sur le fragment et celui fondé sur la continuité. En d'autres termes, « l'affrontement des deux érotismes - masculin et féminin». Une lutte sans merci qui se joue « derrière et au-delà des symboles institutionnels et désexualisés ». Marylise est donc un symbole. Un symbole humilié, bafoué. Son humiliation est nécessaire pour la rendre désirable, érotique, au lecteur libertin. La cruauté qui lui est infligée est l'essence même de « la pornographie connue pour sa cruauté envers les femmes» (Griffin 83). Le passage du viol choque, plaît, honifie ou excite suivant le fantasme du lecteur. Celui-ci est lié à la lecture car « La véritable jouissance de l' œuvre littéraire provient de ce que notre âme se trouve par elle soulagée de certaines tensions. Peut-être

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même le fait que le créateur nous mette à même de jouir désormais de nos propres fantasmes sans scrupule ni honte contribue-t-il pour une large part à ce résultat? 14». C'est presque une caricature de viol. La cruauté y est poussée à son paroxysme avec les mots du commissaire qui ferait croire à la chance de Marylise de s'en tirer à si bon compte. Qu'elle s'estime heureuse! Elle a échappé à la barre cloutée. Cela aurait pu être pire. Le fantasme de la mutilation du vagin rejoint celui de l'auto émasculation souhaitée par le narrateur d'Extension du domaine de la lutte (1994) 15 : « Bientôt, je suis en érection. TIy a des ciseaux sur la table près de mon lit. L'idée s'impose: trancher mon sexe. Je m'imagine la paire de ciseaux à la main, la brève résistance des chairs, et soudain le moignon sanguinolent, l'évanouissement probable. Le moignon, sur la moquette. Collé de sang» (EXT 141-143). «Au centre d'une fantaisie pornographique se trouve un événement réel» (Griffin 85). L'étude récente sur les comportements sexuels en France dirigée par Janine Mossuz-Lavau 16rapporte le viol collectif d'une femme de quarante-cinq ans Anne-Marie: «À vingt et une heures, elle rentrait de son travail, en marchant sur un trottoir de parking. Une voiture la suivait et elle ne s'est pas alarmée, pensant que le conducteur cherchait à se garer. Tout à coup, elle a senti un couteau sur sa gorge et on l'a obligée à monter dans le véhicule, où on lui a attaché les mains, mis un bâillon sur la bouche et un bandeau sur 14

Sigmund Freud:>Le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient,

cité par Jouve:>L 'effet-personnage dans le roman, p. 153 15 sera abrégé EXT 16 Janine Mossuz-Lavau, La Vie sexuelle en France, Paris, La Marti-

nière, Pans, 2002

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les yeux. TIy avait trois hommes dans la voiture, qui l'ont violée et "tabassée" » (301). Les deux situations ont quelques points en commun. Anne-Marie est victime d'un viol collectif en banlieue parisienne où elle habite. Cette parenthèse s'ouvre pour accréditer non pas la véracité du viol de Marylise, mais sa vraisemblance. La scène est plausible malgré son caractère caricatural. Lorsque Marylise proteste et tente d'être maîtresse de sa propre disponibilité, elle est sauvagement battue par les voyous. Tout comme Anne-Marie qui est « tabassée ». Ds la giflent pour lui imposer silence. Une manière de faire taire les sentiments, de compassion peutêtre, qu'elle pourrait faire naître en eux, et de là en le lecteur, par la parole. Or, en regard de la pornographie, la compassion n'est pas de mise puisqu'elle est l'éradication des sentiments. À ce propos, Griffin rappelle L'Histoire d'O (1954) où l'héroïne ridiculise Jacqueline horrifiée à la vue des cicatrices qui couturent son corps. 0 non seulement la ridiculise mais «jure de la punir». Griffin assure que « cette menace est aussi dirigée vers le lecteur» (85). Dans le cas de Marylise, c'est peut-être une menace à l'adresse de la lectrice. En effet, impossible d'établir le contact avec les violeurs. Impossible aussi dans ce cas, de tabler sur vos semblables. TIs s'écartent prudemment de la scène. Leur attitude est tout aussi abjecte que celle des agresseurs. Ce sont des criminels coupables de non-assistance à une personne en danger. On peut s'interroger. Est-ce parce que Marylise occupe un poste élevé au sein de l'administration qu'elle doit subir cette avanie? Brièvement, elle est décrite dans l'exercice de sa profession qui nécessite la manipulation des dossiers, leur classement, leur lecture sans aucun doute. Toutefois, c'est de l'épisode du viol et de sa déchéance psychologique qui en découle dont le lecteur bénéficie au

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cours de la narration. Une femme serait-elle incapable d'assumer un poste d'importance à responsabilités multiples sans encourir de graves répressions? La femme ne serait-elle qu'un objet érotique dans une mise en scène de continuelle pornographie, un distributeur infatigable de fantasmes érotiques masculins? Question ardue à résoudre, mais question qui, à n'en pas douter, mérite d'être posée. Une chose est certaine. Le Métro est un endroit où les passagers s'ignorent. Dans le rêve de Michel, le métro est devenu une maison de passe, gogo bar. Ses barres verticales, transformées en piliers centraux contre lesquels les danseuses nues se frottent le pubis d'une manière suggestive. Une maison de prostitution qui transporte les voyageurs obligés, par la force des choses, de troquer leur temps pour de l'argent. Time is money. Éros aussi. Le corps est de l'argent, mais la Beurette s'offre gracieusement dans tous les sens du terme. L'idéal féminin pour le fantasme masculin. Un mythe vu que: « TIfaut souligner que l'image d'une femme [...] qui est tout éros, [...] n'est pas autre chose qu'un mythe» (Alberoni 187). Et bien dansez maintenant! La danse de la Beurette dans le métro personnifie le fantasme de Michel. Cette danse est légèrement insolite en cet endroit où habituellement, les gens se tiennent immobiles. Tout au plus se lèvent-ils, lorsqu'ils sont assis, pour se diriger vers la sortie. Souvent, quand toutes les places sont occupées, certains s'agrippent alors au pilier central du wagon. Rarement, leur maintien suggère l'érotisme débridé. Ils sont plutôt figés dans une pose invariable jusqu'à leur station. TIsse détachent et descendent. Au contraire, la Beurette se conduit comme « les filles dans les gogo bars ». Son attitude est allusive. Son. habillement ne l'est pas moins. TI consiste en un bandeau minuscule qui lui recou-

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vre les seins et une minijupe. Le bandeau de coton possède une valeur fonctionnelle. Si les seins apparaissaient nus d'emblée, la scène de la séduction perdrait beaucoup de son impact. Une grande part de son emprise sur l'imagination s'accomplit par la suggestion du bandeau qui remonte et dénude lentement les seins. La scène peut sans difficulté être reconstruite. «Pour matérialiser sous forme d'image les données que lui fournit le texte, [le lecteur] doit puiser dans l'encyclopédie de son monde d'expérience» (Jouve 47). Des vêtements du narrateur, l'auteur ne mentionne que le pantalon. TI est probable que les voyageurs sont vêtus, cependant aucune précision n'est apportée à ce sujet. L'évaluation qualitative du bandeau, des fibres de coton, évoque une matière naturelle. De la matière à la manière. Une lettre. Un signe. Un pas. La jeune fille l'enjambe allégrement avec le sourire en relevant le tissu comme elle le fait plus tard pour sa jupe après s'être mise à quatre pattes. Détail piquant qui suggère le « surgissement de l'animalité >}dont Alberoni dit qu'il fait se déchaîner l'érotisme. Tout d'abord, après avoir libéré de leur entrave ces seins « gonflés, ronds bruns, magnifiques », elle se lèche les doigts et se caresse les mamelons. Évaluation qualitative ici encore. Les seins, leur forme, leur substance, leur couleur sont magnifiques. Le geste qui les libère est banal et fait partie de la panoplie érotique des vidéos pornographiques. La suite du film où la main après s'être attardée sur le pantalon, fait coulisser la fermeture à glissière, s'empare du sexe et le branle reste tout aussi banale et prévisible. Toutefois, l'intimité du geste contraste violemment avec la phrase suivante qui rappelle le lieu où la scène se passe: le métro. Le couple est entouré de gens qui passent autour de lui sans se formaliser de son étreinte, sans à vrai dire les remarquer. La jeune fille continue la séduction par une invite

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encore plus claire. Elle se met à quatre pattes~ relève sa minijupe. Elle ne porte rien en dessous. Tout se déroule comme la scène d'un film pornographique, « cette sorte de prothèse érotique [.. .] dans lequel I'homme cherche l'excitation à travers les actes d'un autre» (Alberoni 157). L'Autre étant ici l'alter ego du narrateur. Une théâtralisation, dirait Barthes, une pornographie de collégien, qui fait de la dénudation de la femme la suprême audace. Ce qui aurait été vraiment inattendu, c'est qu'elle se mette à quatre pattes au plafond au lieu du sol comme le précise l'auteur. Que sa vulve soit accueillante n'est pas une surprise non plus en soi. L'épithète utilisée pour indiquer une des qualités de la vulve féminine l'est. La suite se laisse deviner. Le narrateur la pénètre. C'est alors que survient l' anti-climax. « La rame était à demi pleine, mais personne ne faisait attention à nous». Une tristesse infinie se dégage de cette phrase. Personne ne remarque la virilité du narrateur ni la beauté de la Beurette. TIs sont seuls dans la foule désintéressée. L'érotisme est tué net par la solitude évoquée par cette sentence finale. Seul tu es et seul tu resteras. Le lecteur reste indécis à la lisière de l'érotisme et de la pornographie. Le pouvoir de fascination de ce fragment est supérieur à celui des innombrables scènes osées qui peuvent se lire d'une manière récurrente dans les romans de Michel Houellebecq. Ici sont associés l'érotisme et la solitude d'une manière particulière qui n'est plus celle d'un être mais celle d'un couple. Les zones érogènes d'une belle femme désirable, décrites en termes qualificatifs, ses actes provocants et experts ne sont efficaces que pour le narrateur. Le reste du public l'ignore. Elle a beau se conduire comme les filles des gogo bars, les voyageurs restent murés dans leurs habitudes d'imperméabilité à leur entourage, sans un regard pour leur voisin. Qu'il s'agisse d'une voisine à damner un impuissant ne change rien à leur pro-

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gramme d~inappétence! «La rame était à demi pleine, mais personne ne faisait attention à nous ». C'est cette dernière phrase qui déploie la virtualité de la scène, en fait ressortir sa poignante vraisemblance. De l'irréalité du rêve, elle fait passer à la réalité journalière. Son potentiel d'émotion érotique réside dans le virtuel de son univers apte à se réaliser par cette phrase anodine qui fait surgir le quotidien. Se rejoignent dans la scène la sexualité, l'érotisme, la solitude, la pornographie, la sensibilité, l'indifférence. Ce fantasme met en scène le monde actuel par l'entremise du fantasme rêvé du narrateur. Ce fantasme peut aussi être celui du lecteur car: « Ce que nous éprouvons en lisant un livre est le reflet des fantasmes inconscients que le texte éveille en nous» (Jouve 150). Versant masculin « L'érotisme n'est pas annulation, perte de soi, éclatement infini. C'est un processus dialectique entre continu et discontinu» (Alberoni 30). Cette définition, Alberoni nous la donne après avoir dûment analysé Bruckner et Finkielkraut. Philosophes engagés dans le débat de société contemporain, Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut, prônent dans Le Nouveau désordre amoureux (1977), qu'il n'est « plus besoin de séduire pour obtenir}} (150) et que « les héros pornographiques sont donc miraculeusement délivrés de la drague et des préludes amoureux». Alberoni cite qu'ils comparent la musique orientale à la jouissance féminine en « raison de sa structure répétitive, obsédante» (29). Toutefois, leur vision de l'érotisme masculin serait« une modalité appauvrie et grossière}} de l'érotisme féminin ce qui porte Alberoni à faire la remarque précitée au début de ce paragraphe. Pour lui, la femme recherchant la continuité est angoissée à chaque séparation, au contraire de l'homme pour qui il est vital de reprendre ses distances après chaque

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coït (14). Or dans le rêve qui nous occupe, la dialectique entre les protagonistes se résume à l'acte, sans préambule de la part du narrateur, de la pénétration. La continuité dans le comportement de la Beurette est celle de la séduction directe, celle de la prostituée. Cette continuité est en tout point dissemblable de « l'émoi sexuel féminin» où « les différents états affectifs », la tendresse et la douceur sont limitrophes de l'érotisme et finissent par s'y intégrer harmonieusement. Aucune émotion féminine dans ce fragment onirique ne nous permettrait d'y déceler une dose d'érotisme féminin, car s'il est vrai que« les femmes peuvent avoir des orgasmes comparables à ceux des hommes, leur expérience globale est totalement différente» (28). Or, tout comme dans une relation avec une prostituée, il ne s'agit nullement d'orgasme pour la femme. Le lecteur ignore si elle prend plaisir ou non à séduire le narrateur. Tout au plus par son action directe, la Beurette peut-elle être assimilée à quelqu'un qui irait droit au but. Là encore, c'est aussi le comportement d'une prostituée qui est mis en évidence. Comportement, qui lorsqu'il est celui d'une femme « gratuite », dénonce l'un des fantasmes érotiques masculins. Alberoni précise bien que pour l'homme «l'éclat du rapport sexuel» est nettement plus important que pour la femme qui voit les moments passés avec son amant comme autant de moments érotiques. Pour elle, la durée de ces instants est primordiale, non leur intensité. C'est ce qu'il nomme « la continuité érotique ». L'homme, au contraire, est subjugué par la rencontre proprement dite. Chaque rencontre est pour lui un instant privilégié « arraché à la vie quotidienne» où il se trouve dans une sorte d'état second sans relation avec le temps. TIvit alors des instants dans un état d'atemporalité qu'il se remémore plus tard comme autant de « moments d'éternité ». Moments d'extase qu'il

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chérit en son souvenir. TI recherchera à nouveau ces moments au cours d'autres expériences avec la même ou d'autres femmes. C'est la « discontinuité érotique» dont parle Alberoni, et dans cette optique, «Faire l'amour est le but recherché par tout homme; c'est la conclusion à laquelle il veut arriver» (75). C'est indéniablement la conclusion à laquelle notre rêveur arrive. Le rêve est un univers virtuel où les fantasmes les plus extraordinaires participent du domaine du possible. Les obstacles de la vie quotidienne n'existent plus. C'est un monde où certains désirs inavouables peuvent être réalisés. Tout comme la relation érotique décrite par Alberoni, ils sont un «temps magique, arraché à la vie quotidienne» (46). Vue sous cet angle, l'incorporation du rêve dans la diégèse réalise l'érotisation du discours. Toutefois, cela est vrai pour le «versant masculin de l'érotisme» car «La femme la plus érotique pour l'homme est celle qui ne pose aucun problème, qui ne le met pas devant ses responsabilités» (82). Le rêve idéal pour l'homme. Comme souligné dans Houellebecq, sperme et sang (Clément 55-56), l'espace onirique, dans ce roman, se substitue à l'univers quotidien du nalTateur et réalise ses désirs latents. Alberoni signale aussi la définition de l'érotisme par Georges Bataille. Selon lui, il existerait pour ce dernier « deux forces dans la nature» (82). Ces deux forces sont contradictoires. L'une incite l'individu à lutter pour sa survie, et tend à l'individualisation. L'autre, lui apporte la mort puisqu'elle « tend à la fusion» et par-là même à sa destruction. Alberoni résume la définition de l'érotisme de Bataille comme « la présence de la vie dans la mort ou de la mort dans la vie». Sans être réductrice dans le fond, la définition donnée par Alberoni l'est légèrement sur la forme. La position de Bataille à propos de l'érotisme est,

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d'après Emannuel Tilloux 17, plus une manière de poser la question et de la mettre en scène sans détour. Cependant, je pense que la définition d'Alberoni résume assez bien Bataille. Ce dernier n'écrit-il pas dans Les Larmes d'Éros (1971) 18: « Et c'est à partir de cette connaissance [de la mort] que l'érotisme apparut» (20). Et plus loin: « En effet, selon toute apparence, à tous les yeux, l'érotisme est lié à la naissance, à la reproduction qui sans fin répare les ravages de la mort» (22). Puis, il précise que les animaux ignorent l'érotisme. Cela vient justement de ce qu'ils méconnaissent la mort. Toujours dans le même paragraphe, Bataille parle de « la violence exaspérée, la violence désespérée de l'érotisme». Partant de là, l'acte sexuel, procréateur potentiel par nature serait, dans le rêve du métro, le symbole de la vie dans le noir; l'étouffement, la mort symbolique que représente le métro en tant que système souterrain enfoui, enterré dans les entrailles telluriques. Par contre la rame, par sa mouvance serait symbole de la vie, de circulation de particules vivant dans l'immobilité sombre des tunnels. Les gens qui descendent et montent sont à leur tour le va-et-vient incessant, métaphore de l'acte sexuel où le wagon devient matrice où pulse la vie de deux molécules, l'homme et la femme. Rencontre, personnifiée des particules élémentaires qui se meuvent dans le corps de celle-ci. Fusion et séparation donnent naissance à un ballet de métaphores et de mises en abyme du livre. Celui-ci circule dans le monde de l'édition, à l'instar du train dans les méandres du réseau ferroviaire. N'est-il pas vrai que « Les livres que nous lisons sont autant de contacts érotiques» (Alberoni 143).

17 Emmanuel Tilloux:> Georges Bataille:> Paris:> adpf,. fiche 1,. 1996, 18 Georges Bataille, Les Larmes d'Éros, Paris, J.-J. Pauver!,. 1971

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La fusion charnelle tend à l'abolition de l'individu, à sa mort destructrice. Seule la séparation post-orgasmique lui redonne l'individualisation nécessaire à sa survie. La violence, nous dit Alberoni, est la force à l'œuvre dans l'érotisme et « la fusion est violence, destruction et mort » (83). Or n'est-elle pas violence et mort la disparition du train dans le tunnel? Quoi de plus érotique aussi! Une image éculée, presque devenue un cliché, tant elle a été employée comme métaphore de l'acte sexuel. Toutefois, régénérée par l'écriture dans ce fragment, elle fait oublier son usure grâce à la sollicitation imposée à l'imagination du lecteur. Désir ou besoin? Nous avons vu plus haut qu'il y a une différence d'opposition entre les fantasmes érotiques masculins et féminins. L'érotisme au masculin est «transgression, violence, profanation, volonté d'annulation de soi-même et de l'autre» (Alberoni 83). Bien que cette thèse de Bataille soit partiellement rejetée par Alberoni, j'y souscris pour ma part et j'en décèle certains composants dans les lignes du rêve. Faire l'amour dans le métro, en public, est une transgression de la morale. La fusion que cet acte nécessite est une annulation de soi et de l'Autre, qui est voulue, recherchée, lorsque l'acte est commis de propos libéré. TI en va différemment dans l'aventure de Marylise. La jeune femme est violée, soumise à la volonté des voyous dans une ligne RER. Une profanation au droit d'exister librement de cette femme, une transgression des lois sociales. La scène, d'une grande violence, se passe au grand jour et au vu et au su des autres usagers. Il est à noter cependant, dans les deux cas, les voyageurs ne sont ni excités ni voyeurs, mais violemment indifférents aux événements autour d'eux. Dans les deux cas, il n'y a pas de conversation, ni de rencontre au sens social. La différence majeure réside dans

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au sens social. La différence majeure réside dans la provocation consentie de la Beurette et le refus catégorique de participation de Marylise. Une scène de viol contre une scène de séduction. Toutefois, je ne peux suivre Alberoni lorsqu'il affirme que «La fusion amoureuse [...] n'est pas l'annulation de l'individu» (83). Pour ma part, elle est bel et bien l'annulation de l'individu, celle de l'individu non amoureux. Toute fusion nécessite, par son essence même, la dispersion par l'amalgame des corps constituants. Alberoni n'y voit que « l'apparition d'un élément nouveau transfigurant les individus» alors que la transfiguration crée, en raison de sa nature même, la disparition de ce qui était pour donner naissance à ce qui devient. Dans ce cas, ce nouvel individu, transcendé par les effets de l'amour. Que l'amour puisse faire naître de telles transformations est possible. Qu'il en soit de même pour l'amour physique ou l'acte sexuel, est aussi envisageable. Nous avons pu lire que Marylise est transformée par l'acte sexuel commis sur sa personne. Bien que la transformation ressorte en une indisposition, elle n'en est pas moins réelle. Pour l'homme et la femme du métro, il est plus difficile de trancher bien que leur individualité disparaisse dans la fusion pour ne plus former qu'un. Par ailleurs, leur accouplement ne suscite aucune transformation visible du public. Il est vrai que dans la diégèse houellebecquienne, la société est en pleine dégradation. Un fait que Houellebecq avait déjà décrit dans ses romans précédents, par exemple dans Extension du domaine de la lutte (1994): «Vous avez l'impression que vous pouvez vous rouler par terre, vous taillader les veines à coups de rasoir ou vous masturbez dans le métro, personne n'y prêtera attention; personne ne fera un geste» (EXT 99). Toutefois, si dans ce premier roman, le narrateur hait la vacuité du vagin autant que son

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sexe: «Une bite, on peut toujours la sectionner; mais comment oublier la vacuité d'un vagin? » (47), Michel de Plateforme désire la vulve féminine. Encore faudrait-il savoir s'il s'agit d'un désir ou d'un besoin. Cette différence, que je n'approfondirai pas, là n'étant pas le but de mon propos, m'a été soufflée à la lecture de Frédéric H. FajardieLes Foulards rouges (2001). Un personnage, nommé « L'Écorcheur », y dépiaute vives, au scalpel, des femmes de grande beauté qu'il viole au préalable. Désir ou besoin? Tout un roman! En ce qui concerne Michel, peutêtre désire-t-il encore plus ressentir le désir de la femme pour sa masculinité. Fantasme érotique au masculin. Après l'analyse du fantasme masculin, suit maintenant celle du fantasme érotique féminin qui, selon Alberoni, en diffère grandement. Versant féminin Le fantasme érotique féminin est très différent. La femme est à la recherche d'un sentiment de continuité dans l'aventure. Pour elle, « la proposition qui affirme "Faisons l'amour et n'y pensons plus" est obscène» (Alberoni 43). Elle lit des revues où le cadre de vie exposé est plus important que les événements qui s'y déroulent. Cet aspect de nid douillet qu'Alberoni qualifie d' « écrin fleuri» évoqué dans les revues de décorations qui sont pour les femmes les pendant des revues pornographiques pour les hommes, nous le retrouvons dans Les Particules élémentaires. Michel, demi-frère de Bruno est chercheur scientifique. TIfinira par découvrir l'équation génétique qui permettra de remplacer l'espèce humaine par une nouvelle sorte d'êtres intelligents. C'est un amoureux platonique depuis l'enfance et sa vie sexuelle est des plus discrète, très limitée pour ne pas dire inexistante. Son rêve, relaté par un narrateur omniscient est à la troisième personne:

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Il était aux côtés d ~unepetite fille qui chevauchait dans la forêt~entourée de papillons et de fleurs (au réveil il se rendit compte que cette image ressurgie à trente ans de distance, était celle du générique du "Prince Saphir~'~un feuilleton qu'il regardait les dimanches après-midi dans la maison de sa grand-mère, et qui trouvait, si exactement, le point d'ouverture du cœur). L'instant d'après il marchait seul, au milieu d'une prairie immense et vallonnée, à l'herbe profonde. Il ne distinguait pas l'horizon, les collines herbeuses semblaient se répéter à l'infmi, sous un ciel lumineux, d'un beau gris clair. Cependant il avançait, sans hésitation et sans hâte; il savait qu'à quelques mètres sous ses pieds coulait une rivière souterraine, et que ses pas le conduiraient inévitablement, d'instinct, le long de la rivière. Autour de lui, le vent faisait onduler les herbes. (pART 280)

La petite fille qui chevauche, entourée de papillons et de fleurs, est une image idyllique à laquelle la femme dont parle Alberoni peut facilement s'identifier. Que le héros retrouve la solitude après ce moment merveilleux est un détail d'importance. De ce fait, il est rendu disponible. Le « cadre fleuri» persiste. TI consiste en herbes profondes. On imagine sans peine la brise légère qui les fait onduler sous son souffle, qui les forme en courbes soyeuses où il ferait bon plonger. Tout comme il ferait bon vivre dans ces maisons de rêve, photographiées dans les revues de décoration. Toute la scène respire un sentiment d'infini, de continuité. Celle tant recherchée par l'érotisme féminin. « Dans sa forme positive et tendre, la masculinité prend les traits du prince charmant» (Alberoni 37). Or, cette image est celle du «Prince Saphir» qui savait si bien trouver « le point d'ouverture du cœur ». Tourné vers l'horizon où se perd le regard dans le ciel lumineux, Michel est l'homme idéal. Sûr de lui, sans hésitation, il poursuit son chemin. Un homme fort qui sait où se trouve la rivière souterraine, métaphore de l'orgasme féminin. La femme sait d'instinct

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qu'un tel homme peut l'amener à découvrir des trésors de jouissance. Et cela en dépit du fait« que l'acte sexuel n'est pas le but recherché par la femme» (43). Tout est luminosité, douceur et tendresse. Les versants des collines « répétées à l'infini» créent ce sentiment de continuité nécessaire à l'éclosion de l'érotisme féminin. Cet homme qui marche vers l'infini, nimbé de la masculinité de l'homme d'action, est propre à susciter le désir féminin. Puisque cet homme est capable de traverser l'immensité sans faillir, il sera apte à la protéger. C'est l'homme dans les bras duquel elle peut se réfugier. Elle veut tout de même lui faire ressentir du désir pour elle, le séduire. Même les éléments, le ciel, la teITe, l'air sont propices à leur relation, qui pourra, éventuellement, se transformer en amour durable, puisque l'homme est indéniablement entouré de forces bénignes qui lui suggèrent la route à suivre. « Autour de lui, le vent faisait onduler les herbes». Pas d'orage à l'horizon. Ce fragment ne mentionne qu'une seule couleur: le gris du ciel, mais un gris lumineux. Tout y est prolongement ininterrompu. Les collines qui se perdent à l'infini; l'horizon mêlé au ciel gris, la luminosité qui enveloppe la scène; les herbes qui recouvrent le sol; le vent qui les caresse; jusqu'à l'eau qui coule souterraine en continu. Cet ensemble forme une fluidité où se fondent les éléments en une continuité sans interruption qui fait éclore l'érotisme féminin interpellé d'emblée par les fleurs et les papillons, symboles de douceur et de fragilité. Autant de détails qui restent insignifiants pour l'homme. Si nous revenons un instant à la scène du métro, nous y découvrons le contraire. Bien que cet épisode ne mentionne aussi qu'une seule couleur, les poils pubiens de la Beurette, il est écrit tout en contrastes bicolores. À commencer par la danse de la Beurette et la rigidité du pilier central; l'action de la Beurette et l'inaction du narrateur; l'indifférence des

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voyageurs et l'intérêt de la Beurette. Et, en filigrane les teintes plus subtiles qui naissent de l'imagination du lecteur. Le violent éclairage de la rame et l'obscurité du tunnel ; la vitesse du voyage et l'arrêt aux stations. La liste pourrait s'allonger. La répétition de ces contrastes dresse la discontinuité nécessaire à l'épanouissement de l'érotisme masculin. Deux visions à l'opposé l'une de l'autre. Toutefois, si la scène du métro peut être ressentie, à cause de sa brutalité, comme pornographique par le« versant féminin », la scène de la forêt ne peut avoir de connotation pornographique pour le « versant masculin de l'érotisme ». Tout au plus, peut-elle fonctionner comme détachement indispensable avant la nouvelle rencontre, symboliser l'éloignement impératif à la renaissance de l'intérêt. Indispensable dans l'optique masculine comme l'explique Alberoni. Quant à la scène du viol de Marylise, ses teintes sont celles de la souffrance d'une femme. Elle peut difficilement être appréciée par le «versant féminin de l'érotisme ». Pour ce qui est du « versant masculin », elle illustre à ravir que « La violence extrême de nombreux textes contemporains, sollicite le lecteur dans ses pulsions les plus profondes» (Jouve 160). Nous avons vu que pour 1'homme, l'émerveillement de la rencontre est prépondérant alors que la femme recherche la continuité dans cette rencontre. En cela, le fragment de la forêt est érotique pour une lectrice par sa continuité et plutôt insipide pour un homme, pour les mêmes raisons. La femme est objet dans le fantasme érotique masculin. TImet en scène et ne se souvient que des temps forts de l'érotisme. La scène du métro se détache concise, limpide, claire dans l'obscurité abyssale du réseau souterrain, éclairée par le fantasme masculin. Vue sous cet angle, elle peut difficilement être qualifiée de pornographie. Elle est un stimulant naturellement érotique où aucun détail n'est su-

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perflu, mais où tout est dirigé vers l'acte sexuel immédiat. Au contraire, pour la femme dont l'érotisme est fait de tendresse, de douceur et de sensualité, le rêve du métro ne peut être que pornographique. L'acte sexuel y devient obscène dans son immédiateté. Éternel malentendu de deux visions qui, pour autant qu'elles soient opposées, n'en restent pas moins indissociables dans leur complémentarité. À cause de leurs fantasmes érotiques divergents, le viol est un traumatisme grave pour la femme, mais il forme une récurrente du fantasme érotique positif pour l'homme. Dans la diégèse houellebecquienne, le viol, acte préjudiciable sur autrui, reste englué dans la vie quotidienne ainsi que le refus. À l'inverse, le désir qu'il soit de copulation, d'auto émasculation ou de beauté champêtre est sublimé dans l'univers onirique de la diégèse. Cet univers où la lumière, qu'elle soit naturelle ou artificielle, éclaire la scène a giorno. De ces quelques fragments, il ressort que l'univers des romans de Michel Houellebecq peut aussi bien être qualifié d'érotisme que de pornographie suivant le versant que gravit la lectrice ou le lecteur. Seule l'appréciation personnelle, positive ou négative, fait apparaître la tendance de la scène. Érotisme ou pornographie? Que chacun fasse son choix en raison de ses préférences, ses prédestinations, ses répugnances ou ses exécrations. Ainsi soit-il. Ainsi soitelle.

Des rêves plein la tête

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Après avoir vu au chapitre précédent que les textes de Michel Houellebecq peuvent tout aussi bien être qualifiés d'érotisme que de pornographie, versant masculin ou versant féminin de l'érotisme, suivant la position adoptée par le lecteur, l'érotisme de son anima ou de son animus, ce chapitre approfondit un autre aspect des romans: celui du domaine onirique. On rêve beaucoup chez Houellebecq. Jusqu'au petit chien Fox qui, en proie aux rêves, tressaille dans son sommeil: « Vers le milieu de la nuit, la température se fit légèrement plus fraîche; Fox se blottit contre moi en respirant avec régularité. Son sommeil était parfois traversé de rêves; il agitait alors les pattes, comme s'il franchissait un obstacle» (pOSS 439). L'univers onirique des personnages est relaté avec force détails. Leurs aventures nocturnes, parfois cocasses, que l'on songe au premier rêve du narrateur d'Extension du domaine de la lutte, peuvent parfois friser l'horreur. Tel est le cas pour Bruno dans Les Particules élémentaires qui se rêve en porcin à l'abattoir. Ces péripéties recèlent un désir érotique, latent ou manifeste, des personnages. Pensons, par exemple, au dernier rêve de Michel dans Plateforme : Des poissons jaunes et bleus nageaient tout autour de moi. J'étais debout dans l'eau, en équilibre à quelques mètres de la surface éclairée par le soleil. Valérie était un peu plus loin, elle aussi debout dans l'eau, devant un récif de corail; elle me tournait le dos. Nous étions nus tous les deux. Je savais que cet état d'apesanteur était dû à une modification de la densité des océans, mais j'étais surpris de parvenir à respirer. En quelques battements de mains, je la rejoignis. Le récif était constellé d'organismes phosphorescents, argentés, en fonne d'étoile. Je posais une main sur ses seins, l'autre sur le bas de son ventre. Elle se cambra, ses fesses frottèrent contre mon sexe. (145)

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Non seulement Michel se sent comme un poisson dans l'eau, mais Valérie l'accompagne dans ce rêve. Le soleil, source de vie et de lumière, éclaire la scène nautique et le récif de corail est en pleine activité. De cette scène émane un bien-être évident dont l'érotisme s'exprime en symboles simples à l'interprétation presque superflue. Dans un monde vivant, clair et agréable se déroule la relation entre Valérie et le narrateur selon son point de vue. Toutefois, le cas est peut-être plus ambigu dans les rêves de Michel des Particules élémentaires ou de Daniell et Daniel2S de La Possibilité d'une île. Selon Ernst Aeppli 19, celui qui pénètre profondément dans le symbolisme onirique peut découvrir un « commencement d'union entre les principes mâle et femelle, les premières indications d'un produit humain supérieur» (132). C'est, en effet, quelquefois le cas dans les rêves des protagonistes et leur réaction vis-à-vis de leurs tribulations nocturnes. Aeppli poursuit: « Le tragique chez Freud est qu'il ne vit pas cette terre promise, cette humanité enfin arrivée à maturité, que nous non plus d'ailleurs n'avons pas atteinte, et qu'il s'en tint uniquement à la parabole sexuelle ». En effet, le fait érotique et la sexualité en général tiennent une place importante dans la vie de chacun que personne ne songerait à méconnaître. À ces événements fondamentaux de l'existence humaine qui s'étend de la lourdeur profonde de la terre nourricière à l'immatérialité spatio-temporelle de l'esprit, une large place est accordée par les rêves. Le nier serait évidemment faux. Mais, il est tout aussi erroné, vu l'immense richesse même de cette existence, de prétendre que les rêves n'expriment que ce qui a trait à la sexualité. Le contenu 19 Ernst Aeppli, Les rêves et leur interprétation Bibliothèque Payot, 2003

(1951), Paris, Petite

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d'un rêve influence l'humeur diurne du rêveur et dans le rêve, «les règles du déterminisme ordinaire ne sont pas respectées}} (17). Sous cet angle, je désire étudier l'univers onirique des personnages de l'œuvre houellebecquienne anno 2005. Dans le dessein de fouiller cette question, je me propose d'analyser les motifs érotiques qui apparaissent au fil des rêves de différents protagonistes et d'en dégager si possible la thématique, le rapport entre la vision diurne des personnages et leur vision onirique et, s'il y a lieu, le lien dialogique entre les deux: conscient et inconscient ou autre. Les songes dans l'univers houellebecquien Dans Les rêves et leur interprétation (1951), Aeppli décrit sept sortes de rêves dont quatre types principaux (51-56). Il y a ceux qui donnent «une image de notre situation existentielle, image dans laquelle l'inconscient répond aux événements de la journée par la conception qu'il s'en fait. Dans cette catégorie surgissent des événements diurnes que le rêveur considère être actuels. Le langage du rêve supplée à sa réflexion et lui offre la possibilité d'émettre un jugement. Le matériau employé, les symboles, émerge « à la fois des expériences propres au rêveur et de son inconscient personnel}}. Le bilan offert au rêveur s'exprime par des symboles courants facilement interprétables. C'est le cas, par exemple, du rêve de Michel dans Plate/orme analysé au chapitre précédent, mais aussi du premier rêve du narrateur d'Extension du domaine de la lutte après la fête chez son collègue étudié plus loin. «Dans une deuxième catégorie de rêves, l'inconscient figure ceux des événements et conflits de la journée qui sont passés inaperçus, c'est-à-dire qui sont restés inconscients}}. Dans ce groupe se trouvent toujours des symboles simples. Dans le dessein de corriger l'attitude partiale du

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rèveur, le rêve réduit ce qui est surestimé, souligne ce qui est dévalué et remet ainsi le rêveur à sa véritable place. Les attitudes conscientes et inconscientes se trouvent ainsi balancées. L'interprétation de ces rêves fournit au rêveur conscient la possibilité d'atteindre un comportement en harmonie avec son entourage. Font aussi partie de ce groupe, les rêves dits d'avertissement. Comme, par exemple, le rêve de Michel dans Les Particules élémentaires à propos de son canari dont le symbolisme simple reflète les événements de la journée et ses préoccupations ou le premier rêve du narrateur d'Extension du domaine de la lutte mentionné plus haut. Dans un troisième groupe de rêves, le psychisme inconscient essaie, en présentant à la conscience des événements différents et plus forts de créer des tensions dans l'âme afin de mettre les énergies en route et de les amener à des fins productives. Des forces internes entrent alors en jeu et il en résulte « des conflits avec le moi ». C'est dans ces rêves que nous faisons la connaissance de l'Autre en nous. Son dessein est l'activation du psychisme, la mise en lumière « des fonctions psychologiques insuffisamment développées». Ces rêves ressortissent au domaine de l'inconscient qui essaie de faire revivre ce qui était mort en nous. Les archétypes et les symboles de la mouvance existentielle foisonnent, signifiant les nouveaux aspects de la personnalité en émergence, brisant la chrysalide figée qui la retenait prisonnière. Toutefois, il s'agit du développement personnel du rêveur dénoté par l'emploi de ses expériences autobiographiques inconscientes quelquefois accompagnées des « grands symboles primitifs formés par l'expérience humaine». Situation esquissée dans les rêves du narrateur d'Extension du domaine de la lutte et ceux de Michel dans Les Particules élémentaires. Le quatrième groupe fait partie de ce qu'Aeppli nomme les grands rêves. «Ces rêves empruntent uniquement à l'inconscient

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collectif» et leur apparition est rare dans l'univers onirique. Toutefois, c'est de ce type dont il est question avec le rêve de Daniel25 analysé dans ce chapitre. TIy a encore les rêves qui se rapportent aux réalités et évolutions physiologiques et le fait que l'on puisse rêver pour les autres, situation qui se retrouve dans un des rêves de Michel des Particules élémentaires. En outre, certaines causes physiques peuvent influencer le rêveur, comme dans le second rêve du narrateur d'Extension du domaine de la lutte où il s'éveille et constate avoir froid après avoir rêvé de paysages d'hiver ou le dernier rêve de Michel dans Plateforme blotti contre Valérie alors qu'il vient de le rêver. À côté des rêves de situation se trouvent ceux de compensation qui peuvent faire appel au processus d'amplification. Le rêve de compensation est un rêve de complément qui dit: « Voilà ce qu'il y a en outre ». Le rêve reste toujours indépendant de la volonté quelle que soit la catégorie à laquelle on le rattache. Il est là. Aeppli rapporte l'anecdote de Saint Augustin qui a remercié Dieu de ne pas être responsable de ses rêves parce que la responsabilité implique la liberté et la possibilité d'un engagement conscient et d'une activité volontaire. Dans les romans de Michel Houellebecq, le rêve est l'apanage des personnages masculins et uniquement ceux de premier plan. Ce sont aussi ceux dont les symptômes névrotiques sont les plus manifestes et une domination par une certaine instabilité émotionnelle la plus évidente. Par exemple, l'état dépressif du narrateur d'Extension du domaine de la lutte le conduit à être interné en asile psychiatrique après avoir fait une dépression emplie de rêves empreints d'une charge érotique indubitable. Bruno, boulimique à l'excès, se rêve sous les traits d'un jeune porc sur le parcours de l'équarrissoir. Michel de Plateforme fait plusieurs rêves dont l'un amplement analysé précédemment

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laisse pressentir ses préoccupations diurnes. Celui de Daniel25 laisse discerner la solitude dont son inconscient lui fait part. Toutefois, comme nous le verrons, ce sont peutêtre certains rêves de Michel dans Les Particules élémentaires qui reflètent le plus sa personnalité de chercheur contrainte par la pensée abstraite. Rêves élémentaires Dans Les Particules élémentaires, les destinées parallèles de deux demi-frères sont mises en scène. Bruno, un enseignant disjoncté qui s'essaie à la littérature et Michel, un scientifique de renommée mondiale, sur le point de faire une découverte révolutionnaire pour le monde contemporain. Leur vision de la vie est diamétralement opposée. De plus, leur refus du monde se perçoit dans leurs rêves où se rejoignent l'horreur et le dégoût de soi, dans un univers spatio-temporel souvent apocalyptique. La vie sociale de Michel est restreinte au minimum. Alors qu'il rentre à son appartement où se déroule sa vie solitaire, il découvre le cadavre de son canari et le jette à la poubelle. L'abjection le poursuit la nuit: « [...] il rêva de poubelles gigantesques, remplies de filtres à café, de raviolis en sauce et d'organes sexuels tranchés. Des vers géants, aussi gros que l'oiseau, armés de becs, attaquaient son cadavre. Ds arrachaient ses pattes, déchiquetaient ses intestins, crevaient ses globes oculaires» (pART 22). Les motifs de ce rêve sont semblables à ceux d'autres rêves houellebecquiens : les organes sexuels tranchés, le sang (évoqué par la sauce des raviolis), la vision détruite (les yeux crevés), en un mot l'abjection. Les vers n'ont pas de connotation phallique en général. Ds sont le plus souvent associés au « symbole de vie renaissant de la poumture et de la

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mort 20». Au réveil, Michel est mal à l'aise d'avoir perdu le seul compagnon de sa vie active. Son année sabbatique s'annonce de façon lugubre. La vie ne renaît pas vraiment pour lui, bien au contraire. Dans ce cas, les vers seraient plutôt « des images d'intrus indésirables, qui viennent [lui] ravir ou [lui] ronger une affection très chère ou signifier une situation matérielle tournant au désastre». On peut difficilement imaginer que le canari représentait « une affection très chère» dans la vie de Michel. Néanmoins, sa situation virera bien au désastre total, tant émotionnellement que physiquement. La mollesse est une particularité des vers. TIs sont flasques, sans consistance. Ceux du rêve de Michel sont différents. TIs possèdent un bec qui leur tient lieu d'arme. Ils s'en servent pour démembrer le petit cadavre et lui crever les yeux. Dans un autre rêve, les yeux de Michel saigneront et il deviendra presque aveugle. L'œil, sans aucun doute, reste un symbole récurrent de la diégèse houellebecquienne. Une autre illustration en est donnée dans le rêve de Bruno qui se voit en cochon gras sur le chemin de l'abattoir. Son œil unique observe l'horizon après une décapitation où sa tête a été sciée en deux: Il se voyait sous les traits d:lunjeune porc aux chairs dodues et glabres. Avec ses compagnons porcins il était entraîné dans un tunnel énorme et obscur, aux parois rouillées, en fonne de vortex. Le courant aquatique qui l' entrâmait était de faible puissance, parfois il parvenait à reposer ses pattes sur le sol; puis une vague plus forte arrivait, à nouveau il descendait de quelques mètres. De temps en temps il distinguait les chairs blanchâtres d'un de ses compagnons, brutalement aspiré vers le bas. Ils luttaient dans l'obscurité et dans le silence, uniquement troublé par les brefs crissements de leurs sabots sur les parois métalliques. En perdant de la hauteur, cependant, 20 Jean Chevalier et Alain Gheerbran~ Dictionnaire des symboles, Paris, Laffont, 1982,p. 1001

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il distinguait, venue du fond du tunnel, une sourde rumeur de machines. Il prenait progressivement conscience que le tourbillon les entraînait vers des turbines aux hélices énormes et tranchantes. Plus tard sa tête coupée gisait dans une prairie, surplombée de plusieurs mètres par l'embouchure du vortex. Son crâne avait été séparé en deux dans le sens de la hauteur; pourtant la partie intacte, posée au milieu des herbes, était encore consciente. Il savait que des founnis allaient progressivement s'introduire dans la matière cervicale à nu afin d'en dévorer les neurones; il sombrerait alors dans une inconscience définitive. Pour l'instant, son œil unique observait l'horizon. La surface herbeuse semblait s'étendre à l'infini. D'immenses roues dentelées tournaient à l'envers sous un ciel de platine. Il se trouvait peut-être à la fm des temps; du moins, le monde tel qu'il l'avait connu était p8IVenu à une fm. (pART 169170)

Au contraire de Michel et bien qu'il fasse un rêve éprouvant qui le dérange dans son sommeil, Bruno continue à dormir, incapable de se réveiller au sens profond du terme. n est aspiré par la force centripète qui l'attire vers « l'inconscience définitive », obnubilé par la peur. Or, il sombrera dans la folie qui n'est rien d'autre que le masque de la peur et cache une vision socialement inacceptable du sujet. Son rêve remplit dans la diégèse une fonction prémonitoire sur le sort qui lui est réservé. n est bon pour l'abattoir. Bien avant qu'elle ne soit effective, l'inévitable déchéance qui sera la sienne se profile dans son univers onirique. Un passé donc (le rêve) où pourrait d'une certaine façon se lire l'avenir où la fin des temps surgit, le monde connu se termine. «L'érotisme véritable n'est possible que lorsque chacun des deux sexes cherche à comprendre l'autre, parvient à se mettre à sa place, à faire sien ses fantasmes» (Alberoni 105). Or Bruno n'essaie nullement de se mettre à la place de qui que ce soit. Bien au contraire. TIse voit uniquement et distingue à peine les autres. Au quotidien, il se plaint

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constamment du manque d'érotisme de sa vie. Brigitte Bardot ne veut pas qu'il la prenne, sa femme manquait de sexe appel, lui-même possède une queue trop petite. Son rêve exprime et le désir et la peur de l'organe sexuel féminin symbolisé par le tunnel où il est plongé. À force de se branler et de se faire branler, Bruno ne connaît plus les sensations des relations sexuelles fondées sur la rencontre des deux sexes et le partage: il les craint. Sa tête gît sur l'herbe comme un pucelage dans un pré. Quoi qu'il fasse, la vie ne sera plus pareille. Virtualité du désir Un autre tunnel onirique est celui de Plate/orme, analysé plus haut où le narrateur, figé caractériellement dès les premières pages, en quête de réalisation de ses fantasmes érotiques, fantasmes où la femme y répond, recherche l'Autre et le trouve en lui-même grâce au rêve. Dans ce cas précis, la Beurette est un personnage virtuel qui n'a de réalité que par sa projection sur l'écran onirique. Toutefois, le premier rêve de Michel dans Plate/orme occupe une place particulière dans l'univers diégétique. Non seulement cette aventure onirique fonctionne comme une prise de conscience prémonitoire du drame final, mais elle dévoile le désir latent du narrateur: Des formes bougeaient avec lenteur dans un espace restreint; elles émettaient un bourdonnement grave; il s'agissait peut-être d'engin de chantier, ou d'insectes géants. Dans le fond, un homme armé d'un cimeten-e de petite taille en estimait le tranchant avec précaution ; il était vêtu d'un turban et d'un pantalon bouffant blancs. Tout à coup l'atmosphère devint rouge et poisseuse, presque liquide; aux gouttelettes de condensation qui se formaient devant mes yeux, je pris conscience qu'une vitre me séparait de la scène. L'homme était maintenant à terre, immobilisé par une forme invisible. Les engins de chantier s'étaient regroupés autour de lui; il y avait plusieurs pelleteuses et un petit bulldozer à chenillettes. Les pelleteuses rele-

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vèrent leurs bras articulés et rabattirent avec ensemble leurs godets sur l'homme, tronçonnant aussitôt son corps en sept ou huit parties; sa tête, cependant, semblait toujours animée d'une vitalité démoniaque, un sourire mauvais continuait à plisser son visage barbu. Le bulldozer avança à son tour sur I'homme, sa tête éclata comme un œuf; un jet de cervelle et d'os broyé fut projeté sur la vitre, à quelques centimètres de mon visage. (pLAT 44)

Les formes qui se meuvent dans l'espace onirique bourdonnent sourdement. Bien que très présentes, elles restent indistinctes. Le rêveur et de ce fait le lecteur, est incapable de définir leur nature: des engins de construction ou de gros insectes géants. À l'instar du rêve de Bruno, des engins mécaniques emplissent l'espace onirique de leur vrombissement. L'importance de ce rêve pour le discours sous-jacent ne doit pas être sous-estimée. En effet, dans son livre Freud en fietie (1999), Kees Nuijten développe une théorie selon laquelle: « Dans le cas du rêve, le désir est à mettre sur le même plan que le souhait de l'auteur» (188). Cette remarque est encore plus pertinente en regard de quelques pages antérieures où il écrit: « Tout comme l'enfant avec ses jeux enscène de manière récurrente et simultanément des situations angoissantes et le désir de les défaire, les auteurs, d'après Brook, répètent les thèmes qui sont liés à leurs désirs». Comme le révèle la fin du volume, Michel, le narrateur, écrit. Le roman que nous lisons est la relation des événements couchés sur le papier après l'attentat final. TIpeut donc être considéré comme un auteur à part entière. Mise à part la question psychologique, le rêve laisse entrevoir le thème du sang et de l'abject. Les formes qui bougent lentement sont d'autant plus effrayantes qu'elles sont impossibles à distinguer. Par contre, aucun flou n'enveloppe l'homme armé d'un cimeterre. Ses gestes sont précis et éloquents. TIestime le fil de sa lame. Or, un cime-

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terre est une arme dangereuse utilisée en Orient dans un but agressif ou défensif mais toujours meurtrier. La scène suggère que cet homme se prépare à un combat, une attaque peut-être. Si le nom de l'arme avait laissé planer un doute sur son identité culturelle, son accoutrement vient totalement le dissiper. Son turban et son pantalon blancs le désignent comme un Oriental. À peine est-il reconnu comme tel, que l'atmosphère devient oppressante, poisseuse, rougit. Du sang sans aucun doute. L'atmosphère se liquéfie. Une vitre sépare le narrateur de la scène angoissante qu'il a sous les yeux. Déjà, il anticipe le déroulement de l'action. Il prend conscience de la vitre. TI n'est plus question d'hésitation. Tout est clair. Des engins de chantier et non plus des insectes entourent l'homme qui, pour une raison inconnue, est cloué au sol, incapable de se mouvoir ou de fuir. La précision augmente. Les engins se révèlent être des pelleteuses et un bulldozer qui tronçonnent le corps de 1'homme. Toutefois, cela s'avère insuffisant pour le supprimer. Son sourire démoniaque vitalise toujours son visage barbu. Ce n'est que lorsque le bulldozer s'avance sur lui que sa tête éclate comme un œuf, un symbole qui s'explique de lui-même. Ce monde n'existera pas. Il est annihilé dans l' œuf, broyé dans l' œuf. L' œuf qui « est une réalité primordiale, qui contient en germe la multiplicité des êtres» (Chevalier 690). Or, cet œuf-là n'éclora pas. Cet œuf est la tête de l'homme en pantalon bouffant coiffé d'un turban au sourire démoniaque. Une vraie « Tête de Turc». La « Tête de Turc» est broyée, détruite, massacrée comme il se doit à la foire. Malgré ce cauchemar effroyable et le «jet de cervelle et d'os broyés projeté sur la vitre, à quelques centimètres de [son] visage» Michel dort paisiblement jusqu'à midi. La passivité du rêveur est crûment jetée à la figure du lecteur. La méticulosité habituelle communicative de l'heure à la-

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quelle les protagonistes évoluent dans la diégèse, fait défaut dans le cas présent. Le lecteur doit se contenter d'un vague: « A cette heure de la journée ». D'autre part, Michel se couche tranquillement après avoir ingurgité quelques somnifères. Au réveil, tout comme dans son rêve, il « prend conscience » cette fois-ci « du déroulement du circuit, et de ses enjeux» (45). Qu'un Oriental soit complètement écrabouillé ne lui procure aucun malaise. Vu le début et le développement ultérieur du roman, la théorie émise par Kees Nuijten est applicable de manière plausible dans ce cas. Le rêveur, Michel en l'occurrence, souhaite la destruction des Orientaux, des Arabes ou des Musulmans peut-être. Leur anéantissement ne l'empêche nullement de dormir. TI est vrai qu'il ne montre aucun respect pour eux. Au contraire, il fait l'amalgame des termes dans le récit. Michel ne veut pas tuer l'Arabe qui a assassiné son père. Cependant, son désir inavoué d'anéantissement prend corps, prend au corps l'Arabe dans le rêve. Sa haine sera décuplée après l'attentat qui lui ravira Valérie. Il tressaillira de joie « à la pensée qu'il y [aura] un musulman de moins» (357). Déchiré par son désir profond, inavoué et inavouable, il fait ce cauchemar épouvantable. À des pelleteuses et un bulldozer incombe la tâche de détruire cet Oriental, cet Arabe dont la tête éclate sous les coups. Plus besoin de s'abîmer les poings, de se salir les mains. Cet homme vêtu de blanc est le symbole de la culture à abattre. Son arme, efficace dans le corps à corps, devient dérisoire, doit abdiquer lorsque l'adversaire s'avère la technique destructrice des machines infernales. L'Occident anéantit l'Orient sans effort. Signe précurseur d'une guerre et ses dommages collatéraux répondant à l'attaque supposée de l'Oriental. Michel, protégé derrière la vitre comme le lecteur au quotidien par son écran cathodique, assiste à l'annihilation irrémédiable du représentant d'une culture haïe. Une culture

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« Tête de Turc». Le rêve fonctionne comme métaphore de la destruction totale de l'Orient par l'Occident. Le symbole de l'Orient, de la pensée orientale, de toute une culture concrétisée par la tête enturbannée. Tête de Turc. Dynamomètre virtuel mis en scène par le délire onirique de Michel. Ersatz de sexe D'un roman à l'autre, une grande différence se révèle dans le comportement sexuel et social des personnages. Le narrateur d'Extension du domaine de la lutte n'a aucun contact sexuel depuis son divorce, deux années auparavant, il s'y refuse et se masturbe pour occulter le désir, Michel des Particules élémentaires, absorbé par ses recherches se masturbe occasionnellement sans grande passion. Bruno, obsédé sexuellement et frustré se masturbe frénétiquement, s'adonne au minitel rose et à l'exhibition. Le natTateur de Lanzarote (2000) 21trouve l'apaisement sexuel et émotionnel auprès de deux lesbiennes non exclusives et Michel de Plate/orme donne libre cours à ses fantasmes, courre les peep-shows et les bars aux femmes accueillantes de Thaïlande. Daniell revit dans les bras d'Esther une sexualité défaillante, amenuisée par l'âge, mais Daniel2S et les néohumains ne connaissent plus l'amour physique, spoliés qu'ils sont de tout contact direct avec leurs semblables. Bien que différents dans le domaine des relations sexuelles, tous ont un comportement social similaire: ils vivent dans la solitude exception faite de quelques contacts sporadiques et souvent de courte durée. Cela est aussi valable pour Daniell bien qu'il ait eu une relation de plusieurs années avec Isabelle.

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sera abrégé comme LANZ

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De ce qui précède, Bruno et le narrateur d'Extension du domaine de la lutte peuvent être considérés névrotiques à part entière. Selon Sigmund Freud, les névroses sont le résultat d'un dysfonctionnement sexuel: « Je vois dans la constitution psycho sexuelle et dans des dommages causés à la vie sexuelle la source la plus importante des maladies névrotiques qui sont si fréquentes 22» dit-iL Or, le narrateur d'Extension du domaine de la lutte, déprime superbement suite à son divorce et il a une piètre image de soi. TIest perturbé dans ses besoins affectifs et sexuels qui restent insatisfaits. Cet état de choses lui procure une vision très personnelle d'où émerge une théorisation de la marchandisation de la vie sexuelle dans la société de consommation qu'est devenue la sienne: «Dans nos sociétés, le sexe représente bel et bien un second système de différenciation, tout à fait indépendant de l'argent; et il se comporte comme un système de différenciation au moins aussi impitoyable. Les effets de ces deux systèmes sont d'ailleurs strictement équivalents». Le narrateur compare les deux systèmes pour les trouver similaires et il développe sa théorie : « Tout comme le libéralisme économique sans frein, et pour des raisons analogues, le libéralisme sexuel produit des phénomènes de paupérisation absolue. Certains font l'amour tous les jours; d'autres cinq ou six fois dans leur vie, ou jamais. Certains font l'amour avec des dizaines de femmes; d'autres avec aucune. C'est ce qu'on appelle la loi du marché». Le narrateur va encore plus loin dans la précision: Dans un système économique parfaitement libéral où le licenciement est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver sa place. Dans un système sexuel où l'adultère est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver son compagnon de lit. En système écono.. 22Sigmund Freud, La Vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 7

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mique parfaitement libéral:)certains accumulent des fortunes considérables; d:)autres croupissent dans le chômage et la misère. En système sexuel parfaitement libéral:) certains ont une vie érotique variée et excitante; d:)autres sont réduits à la masturbation et la solitude. Le libéralisme économique:>c:)est l:)extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à tontes les classes de la société. De même:>le libéralisme sexuet c'est l'extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges et toutes les classes de la société. (EXT 100)

Avec ce raisonnement en tête, il traverse la vie et se voit, du point de vue sexuel, dans le camp des vaincus. Extension du domaine du rêve Lors d'une fête chez un collègue de bureau, il rate et il refuse tout contact avec les autres invités et se réfugie dans ses vomissures, affalé derrière un divan, caché à la vue des autres. La situation revient le hanter au cours d'un rêve: Les deux boudins se tenaient bras dessus bras dessous dans le couloir qui traverse le service, et elles levaient haut la jambe en chantant à tue-tête: "Sije me promène cul-nu, C'est pas pour vous sédui-re ! Si je montre mes jambes poilues, C'est pour me faire plaisi-re ! " La fille à la minijupe était dans l'embrasure d'une porte, mais cette fois elle était vêtue d:)une longue robe noire, mystérieuse et sobre. Elle les regardait en souriant. Sur ses épaules était perché un perroquet gigantesque, qui représentait le chef de service. De temps en temps elle lui caressait les plumes du ventre, d:)une main négligente mais experte. (EXT 6-7)

Ce rêve se divise en deux parties distinctes. La première, faite de prose et de poésie, réfère à deux employées de son service qui au quotidien sont rencontrées à la fête. Dans le rêve, elles dansent et chantent. La scène frise l'absurdité

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dans le registre comique. Que deux employées de bureau se transforment en danseuses de french cancan, comme le fait qu'elles lèvent la jambe et se tiennent par le bras le laisse supposer, est possible en soi. Que cela se passe dans le couloir du service, l'est beaucoup moins. De nos jours, le french cancan est associé à une époque révolue: la Belle époque. TIserait possible de voir dans ce symbole une métaphore de la belle époque du narrateur. Une nostalgie pour le temps où il était encore heureux avec Véronique, son exfemme. Seules les girls du Crazy Horse Saloon de Paris et quelques autres clubs selects osent encore exhiber cette danse de temps à autre. Pratiquée par des femmes superbes de taille au-dessus de la moyenne, aux longues jambes effilées, elle évoque l'élégance et la beauté. Dans le rêve, il s'agit de deux femmes d'une beauté plus que médiocre qualifiées de boudins par le narrateur. Ce terme signifie le peu d'appréciation qu'il ressent à leur égard, mais aussi le tour ironique que prend le rêve accentué par le texte de leur chanson qui laisse sourire. Que des femmes se promènent en tenue d'Ève sans intention de séduction est peu envisageable et qu'elles exhibent des jambes poilues est quasiment impensable à l'heure où toutes se rasent les pilosités corporelles. Ceci est principalement vrai dans les diégèses houellebecquiennes. Le contraste avec le french cancan n'est nullement désopilant pour le narrateur qui subit au quotidien l'absence de rapports sexuels satisfaisants, ce que lui rappelle son rêve. En effet, selon Aeppli : D'une manière toute générale, on peut afflffiler que notre situation nous est exposée dans les rêves au moyen du langage typique de l'inconscient ~et toute une catégorie de rêves en effet nous représente cette situation ~ces rêves disent : "Voilà ce qui est." L'homme an-ête rarement la course de ses préoccupations journalières pour se demander: "Où en suis-je exactement? dans quelle constellation

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d'événements me place le présent? et finalement qui suis-je ?'>'Le symbolisme du rêve, sans être interrogé, répond: "Voilà où tu es et voilà ce que tu es." (65)

De toute évidence, le rêve lui donne un signal sur sa situation présente qu'il est incapable d'analyser sans tomber dans des généralités sur la société comme le lui fera remarquer sa psychologue. Le fait que le narrateur mette l'accent sur les jambes (levées très haut) des jeunes femmes n'est pas sans connotation érotique d'autant plus que dans la seconde partie du rêve, la jeune femme qui normalement porte une minijupe au quotidien est vêtue d'une longue robe noire, qui dérobe ses jambes au regard. Elle se tient entre deux espaces: l'embrasure d'une porte: symbole du « passage entre deux états, deux mondes, le connu et l'inconnu, la lumière et les ténèbres, le trésor et le dénuement» (Chevalier 779). Ceci pourrait suggérer que le narrateur doit passer par la porte de l'érotisme, accepter ses désirs au lieu de les refouler, avant de pouvoir changer sa situation présente alarmante qui se soldera par un internement psychiatrique. Le seuil d'une porte étant toujours le passage vers un ailleurs, la femme dans l'embrasure est la gardienne de ce passage, divinité mystique, un ara perché sur l'épaule. Elle signale au narrateur de résoudre l'énigme de sa vie journalière pour être en état de procéder plus avant. Du côté de chez Freud Dans la première partie de ce rêve, nous voyons donc que le narrateur ressent un certain mépris pour ses collègues. À ce sujet, Freud écrit: «L'attitude de rejet, mêlé de beaucoup de mépris de l'homme à l'égard de la femme doit être attribuée au complexe de castration et à l'influence de ce complexe sur le jugement porté sur la femme» (72). Au

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quotidien, le narrateur éprouve des sentiments pour le moins ambigus vis-à-vis des femmes comme le démontre la scène suivante: Je n'éprouvais aucun désir pour Catherine Lechardoy; je n'avais nullement envie de la Troncher. Elle me regardait en souriant, buvait du Crémant, elle s'efforçait d'être courageuse; pourtant, je le savais, elle avait tellement besoin d'être Tronchée. Ce trou qu'elle avait au bas du ventre devait lui apparaître tellement inutile. Une bite, on peut toujours la sectionner; mais comment oublier la vacuité d'un vagin? Sa situation me semblait désespérée, et ma cravate commençait à me setTer légèrement. Après mon troisième verre j'ai failli lui proposer de partir ensemble, d'aller baiser dans un bureau; sur le bureau ou sur la moquette, peu importe; je me sentais prêt à accomplir les gestes nécessaires. Mais je me suis tu ; et au fond je pense qu'elle n'aurait pas accepté; ou bien, j'aurais d'abord dû enlacer sa taille, déclarer qu'elle était belle, frôler ses lèvres dans un tendre baiser. Décidément il n'y avait pas d'issue. Je m'excusai brièvement, et je partis vomir dans les toilettes. (EXT 46-47, souligné dans le texte)

Catherine lui inspire une telle répulsion qu'il doit aller vomir. Mais est-ce Catherine ou l'acte en soi qui lui répugne? Et n'est-ce pas plutôt l'envie que le mépris qui se profile ici. Envie pour le vagin. Éjaculation buccale versus éjaculation phallique lorsqu'il est confronté à une jeune femme qui ressemble à Véronique dans une discothèque: Je n'ai rien répondu; je commençais à avoir envie de vomir, et je bandais; ça n'allait plus du tout. J'ai dit: "Excuse-moi un instant. .. " et j'ai traversé la discothèque en direction des toilettes. Une fois enfetmé j'ai mis deux doigts dans ma gorge, mais la quantité de vomissures s'est avérée faible et décevante. Puis je me suis masturbé, avec un meilleur succès: au début je pensais un peu à Véronique, bien sûr, mais je me suis concentré sur les vagins en général, et ça s'est calmé. L'éjaculation survint au bout de deux minutes; elle m'apporta confiance et certitude. (EXT 113)

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Le narrateur préfère aller dégurgiter et se masturber que de laisser libre cours à son désir et tenter de le satisfaire avec une partenaire. Selon la théorie freudienne, les femmes sont jalouses du pénis de l'homme. En revanche, l'homme conçoit du mépris à leur égard: « Nous savons aussi toute la dépréciation de la femme, l'horreur de la femme, la prédisposition à l'homosexualité qui découlent de cette conviction que la femme n'a pas de pénis» (Freud 115). TIva sans dire qu'il s'agit de l'homme névrosé, malade qui en est resté, sexuellement, au stade infantile ou dont la puberté a été perturbée dans son développement: «Tout ce que fait la puberté c'est de donner aux organes génitaux la primauté parmi toutes les zones et les sources qui procurent du plaisir: par là, elle contraint l'érotisme à se mettre au service de la fonction de reproduction. Ce processus peut évidemment succomber sous certaines inhibitions et chez beaucoup de gens, les futurs pervers et névrosés, il ne se réalise qu'incomplètement» (42). Dans ce cas, la recherche de l'auto satisfaction sexuelle, l'onanisme, prédispose à la névrose. L'onanisme compulsif du narrateur n'est donc pas sans danger selon Freud qui déclare: Beaucoup de gens qui se vantent d~avoir réussi à être abstinents n'y sont parvenus qu'à l~aide de la masturbation ou de satisfactions semblables qui se rattachent à l'activité auto-érotique de la prime enfance. Mais, précisément, à cause de ce lien, ces substituts de la satisfaction sexuelle ne sont nullement inoffensifs: ils prédisposent aux nombreuses formes de névroses et de psychoses dont la condition est la régression de la vie sexuelle à ses formes infantiles. (42)

D'un autre côté, Aeppli émet quelques réserves à cette vision freudienne: « Sa conception trop simplifiée de la nature humaine, de la structure et des fonctions du conscient et de l'inconscient, lui valut beaucoup de résistance avant

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de recevoir un succès considérable, et même finalement la désapprobation de ses principaux collaborateurs. Cela tient à l'importance démesurément exagérée qu'il accordait à l'instinct sexuel, à la vue trop arbitraire qu'il se faisait de l'essence du destin humain» (124). Toutefois, pour le narrateur d'Extension du domaine de la lutte, l'abstinence et le refus de désir restent concomitants de son angoisse existentielle accompagnée de pulsions morbides. Toutes les théories du monde n'y poulTont rien changer. Les jambes ont une charge érotique indéniable. Dans son rêve, le narrateur ridiculise cet attribut féminin dans la première partie; dans la seconde, il le dissimule sous « une longue robe noire, mystérieuse et sobre ». Le noir, couleur funèbre et érotisante simultanément, bien connue des revues pornographiques et des films érotiques, combine Éros et Thanatos dans une alliance fulgurante. Cette fille qui a un comportement absurde au quotidien, elle fait du striptease alors que tout le monde sait qu' «elle ne couche pas », comporte assez d'érotisme pour hanter l'espace onirique du narrateur ainsi que les « deux boudins de service» dont la chanson est proche d'un jacassement. Le perroquet est avant tout un oiseau capable d'imiter la parole humaine. Néanmoins, s'il parle, il répète et récite sans comprendre ses propos. Dans son côté positif, l'oiseau est le symbole de l'âme. Son vol, celui de la relation entre le ciel et la terre. Dans le côté négatif, il est ce que les bouddhistes nomment «la distraction ou, pire, le divertissement» (Chevalier 695). TIsignifie les valeurs solaires et ouraniennes. Dans les rêves, l'oiseau est aussi un des « symboles de la personnalité du rêveur» (698). Le narrateur y voit simplement une représentation de son chef qu'il n'apprécie guère. Le chef de service, transformé en pelToquet géant perché sur l'épaule de la jeune femme symbolise les soucis quotidiens du narrateur au bureau qui, s'il n'y prend garde, pour-

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raient devenir un problème insoluble. La femme de sa main l'apprivoise en lui caressant le ventre. Autrement dit, le narrateur devrait essayer d'accepter ses problèmes, de les apprivoiser, de les séduire au lieu d'en faire une montagne infranchissable et de les laisser envahir son univers onirique. En effet, «TI est reconnu dans la pratique psychologique et psychiatrique que la santé morale de 1'homme est gravement menacée lorsque celui-ci continue pendant la nuit à rêver des peines et des horreurs qui ont pu le préoccuper pendant le jour. Ne pas pouvoir, au moins pendant le sommeil, faire lâcher prise aux soucis de la journée a toujours passé pour un désagrément singulier» (Aeppli 36). Le géantisme exprimé se retrouve également dans le second rêve du narrateur. La cathédrale de Chartres Ce second rêve du narrateur, beaucoup plus élaboré que le premier, ne laisse, en son début, rien présager de sa fin cauchemardesque: Je me réveille. Il fait froid. Je replonge. À chaque fois? devant ces outils tachés de sang?je ressens au détail près les souffrances de la victime. Bientôt:>je suis en érection. Il y a des ciseaux sur la table près de mon lit. L'idée s'impose: trancher mon sexe. Je m?imagine la paire de ciseaux à la main, la brève résistance des chairs, et soudain le moignon sanguinolent, l'évanouissement probable. Le moignon, sur la moquette. Collé de sang. (EXT 141-143)

L'angoisse existentielle ressentie par le narrateur est accompagnée de pulsions mortifères. TI serait aisé de conclure, que puisqu'il désire se sectionner le sexe, il est motivé par une pulsion castratrice sous forme d'auto agression. Toutefois, comme nous l'avons vu au premier chapitre, l'agressivité est souvent une des composantes de la

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sexualité masculine, ce qui donne à cette aventure une connotation de jouissance sexuelle. Dans le cas d'une agressivité retournée contre soimême, il est possible de parler d'auto punition si l'on en croit Freud et ce comportement serait particulièrement fréquent chez les mélancoliques. En effet, il assure: Je pense à l'état de mélancolie. Dans ce mal, dont nous connaissons bien trop peu les causes et le mécanisme, le trait le plus frappant est la manière dont le sur-moi - vous n'avez qu'à dire silencieusement la conscience - traite le moi. Alors que, dans des périodes de santé, le mélancolique peut être, tout comme un autre, plus ou moins sévère avec lui-même, dans l'accès de mélancolie le sur-moi devient excessivement sévère, il injurie, humilie, maltraite le pauvre moi, lui promet les pires châtiments, lui fait des reproches pour des actions depuis longtemps passées qui, en leur temps, avaient été prises avec légèreté, comme si, durant l'intervalle, il avait rassemblé des accusations et n'avait fait qu'attendre son renforcement actuel pour surgir avec elles et pour condamner sur la base de ces accusations. Le sur-moi applique le critère moral le plus sévère au moi, qui lui est livré désemparé. 23

Or, le narrateur est nettement sujet à la mélancolie dont l'apogée est une dépression percutante. Dans cette partie du rêve, le sur-moi pourrait être la cause de cette auto mutilation. L'état dépressif dans lequel il se trouve continuellement le plonge dans une angoisse mortelle. Selon Freud, l'angoisse de la mort est synonyme de l'angoisse de castration: « C'est pourquoi je m'en tiens fermement à la supposition que l'angoisse de mort doit être conçue comme analogen de l'angoisse de castration 24». Mais, d'un autre côté, selon Aeppli et « contrairement à la conception freudienne, 23

Sigmund Freud, Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse (1936), Paris, Gallimard, 1984, traduction: Anne Bergman, p. 85 24 Sigmund Freud, Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, PUF, 2005, p.44

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le rêve ne représente pas seulement la manipulation d'une réalité cachée, mais il constitue en lui-même un événement complet» (24). De plus, dans ce rêve, la castration engendre un flot de sang éjaculatoire, synonyme de l'aboutissement orgasmique. Le jaillissement du flot de sang est une substitution de l'éjaculation. Le narrateur éjacule rouge. Freud parle de l'envie des femmes pour le phallus. Mais une autre envie se dessine ici. Une qui est aussi de grande importance relationnelle entre les sexes. C'est l'envie des hommes pour l'accouchement des femmes et leur capacité à donner la vie de manière visible et irréfutable. Une paternité, on peut toujours la contester, voire la nier, il en va différemment d'une maternité. De plus, la certitude des femmes sur ce point est irréfragable, alors que les hommes restent toujours dans l'incertitude concrète au sujet de leur paternité. Angoisse dont les femmes restent totalement exemptes à propos de leur maternité. Comme nous venons de le voir, ce que le naITateur envie chez Catherine, c'est justement son vagin. C'est la raison pour laquelle il le dénigre comme une vacuité, c'est aussi la raison pour laquelle il aurait voulu taillader les ovaires de Véronique. Si le vagin peut encore être vu comme un organe de jouissance sexuelle tout autant que de reproduction, l'ambiguïté disparaît pour les ovaires. La capacité reproductrice directe des femmes est l'objet de jalousie du naITateur. Le narrateur voudrait être une femme dont les menstrues sont synonymes de fécondité. Dans la virtualité du songe, ses désirs se transforment en réalité onirique. TI accouche sur la moquette. Cisailler son sexe revient à couper le cordon ombilical pour accoucher de son pénis, un moignon, une petite chose fragile et ensanglantée comme un nouveau-né. Ce rêve comporte neuf parties distinctes plus une conclusion et un épilogue qui est donc

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l'accouchement. Mais revenons aux moments précédant l'apothéose et le début du rêve. L'érotisme onirique « Je plane au-dessus de la cathédrale de Chartres. J'ai une vision mystique au sujet de la cathédrale de Chartres. Elle

semble contenir et représenter un secret - un secret ultime. Pendant ce temps des groupes de religieuses se forment dans les jardins, près des entrées latérales. Elles accueillent des vieillards et même des agonisants, leur expliquant que je vais dévoiler un secret» (EXT 142). Freud voit dans tout rêve de lévitation un symbole de l'érection ce que pourrait démontrer le début du rêve ci-dessus et la fin que nous venons de voir. «Toutefois, les explorations modernes portant sur les rêves ont établi, non sans produire au début un certain étonnement, que l'inconscient humain possède une intense vie religieuse; c'est particulièrement le cas d'ailleurs pour les non religieux. La psychologie complexe est pour cette raison arrivée à la certitude que le besoin religieux fait partie des attitudes fondamentales de l'âme» (Aeppli 344). Dans ce second songe, le vol du narrateur devenu oiseau pourrait être le symbole de son âme qui le porte naturellement vers un endroit de culte. Par ailleurs, il y a dans la description du narrateur, un trait qui le rapproche du héros des romans à l'eau de rose: l'homme charismatique adoré de plusieurs femmes. Ici, l'homme de pouvoir, le narrateur, est détenteur d'un secret. Conformément à la théorie de Alberoni émise au sujet de l'homme charismatique, des femmes l'entourent. Plus avant dans le rêve, le narrateur se suggère reporter ou journaliste. Cette remarque ne fait que corroborer sa position d'autorité. N'appelle-t-on pas la presse le quatrième pouvoir?

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Tel un oiseau, le narrateur poursuit son vol et le froid l'enveloppe: «Puis, à nouveau, je survole la cathédrale de Chartres. Le froid est extrême. Je suis absolument seul. Mes ailes me portent bien» (EXT 141). Le froid ambiant ressenti au réveil influence le développement du rêve. Toutefois, la cathédrale devient totalement méconnaissable, menaçante. « Je m'approche des tours, mais je ne reconnais plus rien. Ces tours sont immenses, noires, maléfiques, elles sont faites de marbre noir qui renvoie des éclats durs, le marbre est incrusté de figurines violemment coloriées où éclatent les horreurs de la vie organique» (EXT 141). C'est alors que la scène tourne au viol, à l'émasculation et au meurtre. Selon Alberoni, «Dans le roman d'amour, le héros est glacé, lointain, terrible, le visage dur» (37). Or qui est le héros des rêves du narrateur si ce n'est son chef de service et quoi de plus glacé et dur que le marbre de ces tours phalliques « immenses, noires et maléfiques ». La cathédrale de Chartres avec ses tours de marbre noir a l'air tout aussi menaçant que Patrick Leroy. Dans ce second rêve, elle en est une personnification amplifiée tout comme le perroquet l'était dans le premier. Le narrateur coule dans le vide, la sensation de vide similaire à celle éprouvée lors de la perte ou de l'éloignement de l'être aimé. TIse peut qu'envers et contre tout, le narrateur soit beaucoup plus attiré par son chef de service qu'il ne veuille l'admettre. La possibilité de l'homosexualité suggérée par Freud se profile en filigrane. Toutefois, le nez, symbole phallique, est remplacé par un trou béant d'où s'écoule la matière organique. Menstrues ou foutre suppurent ce qui confirme la théorie sur la féminisation de son genre recherchée par le narrateur. Le narrateur est transporté dans la plaine où voltigent les flocons de neige, signe de pureté mais aussi de solitude et de stérilité.

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Chaque épreuve surmontée est suivie d'un court moment de répit, comme à tout orgasme succède le repos. Nous savons que le désir d'identification du narrateur avec la gent féminine est si grand qu'il n'hésite pas à envisager l'ablation de sa verge. Est-il utile de rappeler les revues pornographiques où la castration et l'émasculation sont des composantes récurrentes des fantasmes sadomasochistes. Il s'agit ici d'un rêve où le parcours initiatique tient une place prépondérante. Le succès étant marqué par la transsexualité avec l'accouchement du pénis obtenue grâce à l'ablation par cisaillement pur et simple de celui-ci. La plaine immaculée avec ses petits « flocons de neige qui volait de part et d'autre)} est un symbole de la virginité violée par l'encre noire des « gros caractères agressifs)} du journal. Métaphore de l'écriture sur la virginité de la page blanche où tout reste encore à écrire. La page blanche: virtualité de tous les possibles: métaphore qui se retrouve dans le rêve de Daniel25.

La possibilité d'un rêve La nuit qui suivit mon premier contact avec Marie23, je fis un rêve étrange. J'étais au milieu d'un paysage de montagnes, l'air était si limpide qu'on distinguait le moindre détail des rochers, des cristaux de glace, la vue s'étendait loin au-delà des nuages, au-delà des forêts, jusqu'à la ligne de sommets abrupts, scintillants dans leurs neiges éternelles. Près de moi, à quelques mètres en contrebas, un vieillard de petite taille, vêtu de fourrures, au visage buriné comme celui d'un trappeur kalmouk, creusait patiemment autour d'un piquet, dans la neige ~puis, toujours armé de son modeste couteau, il entreprenait de scier une corde transparente parcourue de fibres optiques. Je savais que cette corde était une de celles conduisant à la salle transparente, la salle au milieu des neiges où se réunissaient les dirigeants du monde. Le regard du vieil homme était avisé et cruel. Je savais qu'il allait réussir, car il avait le temps pour lui, et

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que les fondations du monde allaient s:>écrouler; il n:>était animé d:>aucunemotivation précise:>mais d:>uneobstination animale; je lui attribuais la connaissance intuitive:>et les pouvoirs d'un chaman. (pOSS 223)

Le vieil homme selon l'ordre de choses naturel représente l'expérience et personnifie une longue vie. Dans le rêve du narrateur d'Extension du domaine de la lutte, il s'agit de vieilles femmes; dans celui de Daniel25, d'un vieil homme. Le vieux ou la vieille femme inconnus de nos rêves se sont formés au cours des temps. TIs sont l'aspect immémorial de la vie. Que ce soit le narrateur ou Daniel25, tous les deux, dans leur rêve respectif, devinent qu'il y a dans les personnes âgées rencontrées dans l'univers onirique, la connaissance mûrie de tout ce qui touche aux choses de l'existence. Le vieux kalmouk scie la corde transparente. Par son action, un monde va s'écrouler sur ses fondations. Cependant, toute destruction est aussi une création, fût-elle celle du chaos. Dans le rêve du narrateur, le martyre d'une vieille femme travaillée à la tronçonneuse, ce que sa sœur relate avec force plaisir, révèle au rêveur son identification avec les victimes, toutes féminines. Chaque vieux qui meurt est une bibliothèque qui disparaît. En ce sens, dans les deux rêves se retrouve la disparition d'un monde et la naissance d'un autre, en une sorte d'irréversibilité. À cette différence près qu'elle n'est qu'onirique dans le cas du narrateur qui supprime sa verge alors qu'elle est consommée dans celui de Daniel25 qui quitte définitivement sa vie quotidienne. D'autre part, les rêves de neige et de glace indiquent que le froid est dans l'âme du rêveur. Le paysage d'hiver traduit quelque chose de grandiose et de terrifiant tout à la fois. Malgré les personnages qui les entourent, Daniel25 et le

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narrateur sont seuls dans leur umvers respectif tant l'onirique que le quotidien. Quant au vieux, il symbolise les forces destructives en Daniel25, cette énergie agressive qui le pousse en dehors du cocon protecteur dans lequel il vivait jusque-là et le dirige vers la mort. Tout comme le narrateur, il semble posséder en lui des forces primitives dangereuses. Par ailleurs, tout le personnage de Daniel25 forme une parabole ironique de l'amour qui se contenterait d'eau fraîche. Lui sont nécessaires l'eau salée, métaphore des larmes, et l'air du temps absorbé par sa peau translucide. Son rêve reflète la solitude de sa vie par la glace et les cimes des montagnes qui en sont le symbole, comme le sont les tours avec la neige qui suggèrent l'hiver dans celui du narrateur. Michel dans Les Particules élémentaires rêve lui aussi d'espace enneigé: «La nuit Michel rêvait d'espaces abstraits, recouverts de neige; son corps emmailloté de bandages dérivait sous un ciel bas, entre des usines sidérurgiques}} (PART 113). Dans un autre de ses rêves, ce n'est plus lui qui vole, comme le fait le narrateur d'Extension du domaine de la lutte, mais des oiseaux de proie: « TImarche, il rejoint la frontière. Des vols de rapaces tourbillon-

nent autour d'un centre invisible - probablement une charogne. Les muscles de ses cuisses répondent avec élasticité aux dénivellements du chemin. Une steppe jaunâtre recouvre les collines; la vue s'étend à l'infini en direction de l'Est. TIn'a pas mangé depuis la veille; il n'a plus peur» (PART 148). Toutefois, bien que la peur l'ait quitté, il rêve pour un autre qui peut être lui-même qui se dévisage dans un mirOIr: D'abord il vit un homme, une portion vêtue de l'espace; son visage seul était à découvert. Au centre du visage, les yeux brillaient; leur expression était difficilement déchiffrable. En face de lui, il y avait

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un miroir. Au premier regard dans le miroir, l'homme avait eu l'impression de tomber dans le vide. Mais il s'était installé, il s'était assis; il avait considéré son image en elle-même, comme une forme mentale indépendante de lui, communicable à d'autres; au bout d'une minute, une relative indifférence s'installa. Mais qu'il détourne la tête pendant quelques secondes, tout était à refaire; il devait de nouveau, péniblement, comme on procède à l'accommodation sur un objet proche, détruire ce sentiment d'identification à sa propre image. Le moi est une névrose intermittente, et l'homme était encore loin d'être guéri. (pART 292-293)

Certains de ces symboles exprimés dans le rêve du narrateur se retrouvent dans celui de Michel. Ce sont l'espace et la sensation de tomber dans le vide entre autres. Mais alors que le narrateur s'identifie aux victimes des meurtres, l'homme s'identifie à soi-même sans totalement y parvenir. De plus, son rêve suggère une maladie, ce qui n'est pas le cas chez le narrateur qui, on s'en souvient, se trouve normal à quatre-vingts pour cent. Dans la seconde partie de son rêve, Michel aussi observe des caractères d'imprimerie: Ensuite, il vit un mur blanc à l'intérieur duquel se formaient des caractères. Peu à peu ces caractères prirent de l'épaisseur, composant sur le mur un bas-relief mouvant animé d'une pulsation écœurante. D'abord s'inscrivait le mot "PAIX", puis le mot "GUERRE"; puis le mot "PAIX" à nouveau. Puis le phénomène cessa d'un seul coup; la surface du mur redevint lisse. L'atmosphère se liquéfia, traversée par une onde; le soleil était énorme et jaune. Il vit l'endroit où se formait la racine du temps. Cette racine envoyait des prolongements à travers l'univers, des vrilles noueuses près du centre, gluantes et fraîches à leur extrémité. Ces vrilles enseITaient, ligotaient et agglutinaient les portions de l'espace. (pART 292-293)

Au contraire du natTateur qui voit des «gros caractères agressifs », Michel observe un mur blanc où les mots se forment en bas-relief. Deux mots « PAIX» et

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« GUERRE» en lettres capitales avec le mot « PAIX» qui apparaît deux fois et efface la guerre. Un message positif avec le soleil énorme et cette paix qui vainc la guerre. La paix de la mort très certainement: Il vit le cerveau de l'homme mort, portion de l'espace, contenant l'espace. En dernier lieu il vit l'agrégat mental de l'espace, et son contraire. Il vit le conflit mental qui structurait l'espace, et sa disparition. Il vit l'espace comme une ligne très fme qui séparait deux sphères. Dans la première sphère était l'être, et la séparation; dans la seconde sphère était le non-être, et la disparition individuelle. Calmement, sans hésiter, il se retourna et se dirigea vers la seconde sphère. (pART 292-293)

Comme Daniel2S, il voit l'endroit où naît le temps, mais au lieu de racines des vrilles. TI voit le cerveau de l'homme mort et la structure de l'espace par le conflit mental. Ce rêve de Michel révèle le caractère prémonitoire de ses songes puisqu'il disparaîtra en Irlande sans laisser de traces. Un acte volontaire et voulu qui, toutefois, reste voilé d'ambiguïté: suicide ou accident? Michel Houellebecq et ses narrateurs se prévalent souvent d'une connaissance approfondie des philosophes et en particulier de Schopenhauer et Auguste Comte. Cependant, les rêves de neige et de plaine de Michel illustrent plutôt la théorie d'Emmanuel Kant sur le sublime et le beau: «le beau sentiment» : Chacun [de ces deux sentiments] nous donne du plaisir, mais différemment. La vue d'un pic enneigé au dessus des nuages, le récit d'un ouragan, ou la description que fait Milton de l'Enfer - nous donnent chacun de la joie où se mêle la ten-eur. Inversement, le spectacle de pâturages fleuris, de riantes vallées, la description de l'Élysée ou ce qu'Homère nous dit de la ceinture de Vénus, nous donnent aussi une sensation plaisante, cette fois-ci de joie et de

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bonheur. Pour ressentir la première, il faut avoir le sens du sublime, mais pour jouir de la seconde, il faut avoir le sens du beau. 25

Le sublime dans les paysages enneigés qui apporte la joie mêlée de terreur car le grandiose est tout aussi terrifiant et le beau dans le rêve analysé au premier chapitre avec la vallée remplie de fleurs et de papillons: joie et bonheur. Rien n'est jamais complètement grandiose ou totalement terrifiant dans le paysage onirique de Michel. Un autre rêve de Michelle rapproche d'Einstein qui se blessa la main au cours de bricolage expérimental à l'université pour détecter l'éther: Une nuit il rêva d'un parc d'attraction situé à Rouen, sur la rive droite de la Seine. Une grande roue presque vide tournait dans un ciel livide, dominant la silhouette de cargos échoués aux structures métalliques rongées par la rouille. Il avançait entre des baraque... ments aux couleurs à la fois ternes et criardes; un vent glacial, chargé de pluie fouettait son visage. Au moment où il atteignait la sortie du parc il était attaqué par des jeunes vêtus de cuir, armés de rasoirs. Après s'être acharnés sur lui quelques minutes ils le laissaient repartir. Ses yeux saignaient, il savait qu'il resterait à jamais aveugle, et sa main droite était à moitié sectionnée; cependant il savait également, malgré le sang et la souffrance, qu'Annabelle resterait à ses côtés et l'envelopperait éternellement de son amour. (pART 295)

L'éther avait peut-être explosé à la figure d'Einstein en lui blessant la main. En abolissant l'éther dans son point de vue heuristique qui explique l'effet photoélectrique, il se venge tout comme Michel, plus tard, se vengera des loubards qui l'ont attaqué et blessé et remplacera l'espèce humaine par le clonage d'une nouvelle race intelligente et 25

Emmanuel Kant, Observations partie (1764), Paris, Vrin, 2000

du Beau et du Sublime,

première

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asexuée. Autre point commun entre les deux savants: une présence féminine à leur côté respectif. Dans l'ensemble, les rêves de Michel accentuent son personnage de physicien et approfondissent son profil psychologique d'homme de science où la pensée abstraite commande.

En fait Bachelard, qui s'est plus penché sur la rêverie que sur les rêves, rejoint néanmoins Bakhtine pour qui le moi prend conscience de soi-même uniquement en interaction avec l'Autre 26, ce que Todorov résume en «principe dialogique ». Aucune construction de l'être n'est possible en dehors du contexte social. L'Autre est la condition sine qua non de l'élaboration du Moi: «l'acte le plus personnel même, la prise de conscience de soi, implique toujours déjà un interlocuteur, un regard d'Autrui qui se pose sur nous 27». Le narrateur prend conscience sous le regard de l'Autre onirique de sa situation actuelle. TIen est de même pour Daniel25 qui comprend les événements en regard du vieux kalmouk. Michel des Particules élémentaires se voit grâce à l'homme qu'il rencontre dans un rêve et les jeunes voyous dans l'autre. Pour Michel de Plate/orme, l'autre est personnifié tantôt par la Beurette tantôt par l'homme enturbanné. Tous les deux lui découvrent une partie de son être et de ses désirs. Bruno, par contre, ne rencontre personne et de ce fait reste inconscient de son moi le plus profond.

26

Mikhaïl Bakhtine~ Esthétique et théorie du roman (1975)~ Paris,

Gallimard~ 2003 27 Mikhaïl Bakhtine, Le principe dialogique~ cité par Tzvetan Todorov, Mikhail Bakhtine, le Principe dialogique, Paris~ Seuit 1981~ p. 50

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Par l'intermédiaire de l'Autre s'établit la relation dialogique entre le conscient et l'inconscient chez les protagonistes. Toutefois, si les rêves sont à analyser suivant la méthode des Anciens, plus spécialement celle d' Artémidore, que Freud et Aeppli tenaient en grande estime pour ce qui est de son interprétation des songes, ceux-ci seraient avant toute chose une prémonition. Dans ce cas, ni le narrateur ni Daniel25 ne trahissent être conscients de ce caractère prémonitoire non plus que les autres personnages. Et cela bien que cette possibilité soit absolument présente dans leurs rêves respectifs. En effet, la chute du narrateur peut être vue comme la chute finale dans la dépression et l'écroulement du monde de Daniel25 comme l'affaissement total, à plus ou moins long terme, du réseau informatique, fondation du monde tel qu'il le connaît. Peutêtre la raison plus ou moins consciente pour laquelle Daniel25 quitte son habitat protégé. Bruno sur le chemin de l'abattoir avec son œil unique qui lui transmet une vision sans perspective est l'annonce de sa fin en asile psychiatrique après une vie où il aura été incapable de prendre en considération l'existence d'autrui, de se mettre en perspective avec l'autre. Michel de Plate/orme sublimera la sexualité dans sa relation avec Valérie et désirera la mort des musulmans après l'attentat final. Michel des Particules élémentaires reste certainement le personnage le plus conscient de ses actions au quotidien et par le nombre et la diversité de ses aventures oniriques, la personnalité la plus complexe de la saga houellebecquienne. TIest à noter, toutefois, que Daniell aussi est très conscient de son inconscience que ses rêves auraient dû lui révéler: « TIest surprenant que je ne me sois pas rendu compte que je marchais au bord d'un précipice; et cela d'autant plus que mes rêves auraient dû m'alerter. Esther y revenait de plus en plus souvent, de plus en plus aimable et coquine, et ils prenaient

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un tour naïvement pornographique, un tour d'authentiques rêves de famine qui n'annonçaient rien de bon» (POSS 416, souligné dans le texte). Si j'en crois Bachelard, « toute prise de conscience est un accroissement de conscience, une augmentation de lumière, un renforcement de cohérence 28». Or les personnages sont malgré tout bien conscients de leurs rêves. De ce fait leur cohérence psychique en est renforcée et augmente leur crédibilité en tant que personnage. De ce qui précède, il ressort que le lien entre l'univers onirique des personnages et leur comportement diurne, existe de toute évidence. Sa nature, bien que complexe, n'en reste pas moins cohérente. Elle permet la prise de conscience qui ne peut se révéler qu'au moyen des symboles oniriques, les personnages, à l'exception de Michel des Particules élémentaires, étant par trop immergés dans leur situation présente pour en discerner les méandres psychologiques. En ce sens, leurs rêves reflètent leurs préoccupations journalières et leurs désirs sous-jacents. Accessoirement, notons que les rêves chez Michel Houellebecq approfondissent l'image psychologique du personnage, lui donnant plus de véracité, ce qui offre une identification plus profonde au lecteur à condition que celui-ci réponde aux appels faits à sa mémoire.

28 Gaston Bachelard, p.5

Poétique de la rêverie (1960), Paris, PUP, 1999,

Les enjeux de la mémoire

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VODSavez dit présent? Depuis des temps immémoriaux, l'être humain cherche à interpréter le présent en se penchant sur le futur. Ceci est attesté pour la culture occidentale, mais est aussi mentionné dans les textes védiques, par exemple. Plus près de nous dans le temps, Lévi-Strauss atteste de la vie des Indiens d'Amazonie et la consultation de signes avant la chasse; des sociétés africaines se laissent guider par un sorcier dont l'une des tâches est de prédire l'avenir; plusieurs communautés d'Asie chargent un chaman de scruter les événements futurs. Dans tous les cas, des oracles sont forgés par des méthodes divinatoires devant révéler l'avenir; l' àvenir. Ce qui ne saurait être déjà ici, mais est encore là-bas, reste encore à venir. D'un autre côté, le culte du passé est une pratique commune à grand nombre de sociétés. Dans ce dessein, leurs membres érigent des mémoriaux et commémorent certaines dates de l'Histoire et de leur histoire personnelle. Toutefois, l'être humain pense ne pouvoir être certain que du présent. Mais est-ce bien vrai? Comment peut-il évaluer ce présent? Comment peut-il l'apprécier, le juger alors qu'il reste dans l'ignorance, incapable de savoir vers quelle destination le conduit ce présent. En outre, le présent est-il ce qu'il paraît? Car ce présent bouge, se meut vers l'inconnu tout comme l'horizon s'éloigne au fur et à mesure qu'il se rapproche. De là, l'invraisemblance à laquelle l'individu est confronté lorsqu'il veut garder vivant ce présent qui ne saurait mourir puisque toujours en mouvement, vivant envers et contre tout, que l'homme le veuille ou non. Dans cette perspective, aujourd'hui est demain et hier tout à la fois; la mouvance continuelle occulte le jour d'aujourd'hui qui de ce fait ne peut exister dans l'absolu; tout au plus insister: ce qui ouvre la question de la multiinterprétabilité du phénomène. La perception du présent n'est-elle pas co-

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lorée par la mémoire du passé ou les attentes projetées sur l'écran du futur, voire les deux simultanément? Les romans Les Particules élémentaires et La Possibilité d'une ile déploient ces issues paradoxales. Les héros y sont confrontés à la mémoire du passé et le lecteur à son tour, et presque à son insu, à celle du présent. Ce chapitre se concentre sur la façon dont la mémoire du présent est répercutée par les différents personnages et transformée en Histoire. Mémoire du présent, présence de la mémoire La Possibilité d'une île laisse clairement voir le phénomène mnémonique comme un phénomène scriptural. L'écriture aide au souvenir et, pour ce qui est des néo-humains, les récits de vie de leurs prédécesseurs créent le souvenir de ce qu'ils n'ont pas connu. De cette manière, Daniel25 arrive graduellement à distinguer en soi un manque d'émotions grâce à la lecture des écrits de Daniell. Cela est valable pour chacun des clones. La lecture des récits de vie fait partie inhérente de leur manière de vivre et s'intègre à leur mémoire. À tel point que Daniel25, et Marie23 avant lui, quittera le cocon protégé dans lequel il vit pour retrouver la sensation de ces émotions décrites, mais jamais ressenties. Si Proust est offert en exemple pour la rédaction autobiographique, le phénomène de la mémoire involontaire, tant décrit par lui, fait totalement défaut à la panoplie des néohumains. TIs n'ont accès aux émotions qu'à travers l'écriture, par la mémoire de l'autre couchée sur le papier. En cela, leur présent est composé d'un passé qui ne leur appartient pas puisqu'ils doivent se le réapproprier chacun leur tour. Tout néo-humain naît à l'âge de dix-huit ans, à l'âge adulte, en somme et son passé lui est fourni par la lecture.

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Dans La Possibilité d'une île, la composition en forme de chassé-croisé, presque une fugue, qui traite tantôt la vie de Daniell, tantôt celle de Danie125, fait appel au pouvoir de mémoire du lecteur. Le lien entre les deux vies est justement ce récit de vie que Daniell a rédigé à l'instigation de VincentI: une mémoire scripturale. La pensée de Daniell, disparu physiquement, lui survit non pas dans son clone néo-humain, mais par son clone Daniel25 et Daniel24 avant lui et tous les clones jusqu'à Daniel2 avant lui. Dans le commentaire de Daniel2S à la lecture des écrits de Daniell s'entrechoquent sans cesse plusieurs niveaux spatiotemporels, mais toujours au présent. Présent de Daniel2S à la lecture, présent de Daniell à l'écriture et présent du lecteur. Ce mécanisme de palimpseste temporel est certainement observable dans Les Particules élémentaires. TIsera une fois Dans Les Particules élémentaires, les vies de deux demifrères, Bruno et Michel, tissent la trame du roman. Le récit polyphonique de la trajectoire respective d'où émerge leur impuissance affective qui se finalise dans l'ultime catastrophe, mort ou folie, forme le plat de résistance. Leur mère commune, accaparée par les aléas de son développement personnel, est incapable de communiquer avec eux ou de leur donner l'attention nécessaire à leur croissance tant physique que spirituelle. TIspâtissent chacun à leur manière de cette situation et deviennent dans leur vie adulte, à leur tour, inaptes à établir des relations humaines pleinement vécues. Bruno, enseignant de lettres, obsédé sexuel et malheureux, essaie de pulvériser ses frustrations dans la débauche. TIrate sa vie et échoue dans un hôpital psychiatrique après avoir connu un bref moment de répit avec Christiane qu'il rencontre dans un lieu échangiste. Michel, chercheur scientifique asexuel en puissance et amoureux platonique

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depuis l'enfance, découvre l'équation qui permet de remplacer la race humaine. TIdisparaît en Irlande après le suicide d'Annabelle, son amie. Le narrateur omniscient de cette naITation hétérodiégétique est un clone humain, résultat de la découverte eugénique de Michel. D'une part, le récit encadrant, le discours direct du clone qui vit au XXIe siècle et le récit enchâssé, les vies de Michel et Bruno, relatées par le même clone. Cependant, ce dernier s'immisce à maintes reprises dans les souvenirs des protagonistes, ce qui nous offre, par endroits, une vision polyscopique où une narration homodiégétique passe par divers narrateurs. Dans l'épilogue, le clone explique les dates charnières de la mutation de la race humaine en race de clone «asexuée et immortelle », phénomène rendu possible et suscité grâce à la reprise et continuation des travaux de Michel Djerzinski par Hubczejak. Comme le remarque Pierre Jourde dans La Littérature sans estomac (2002): «fin d'Éros sous sa forme actuelle, exit Thanatos » (221). Le récit, par l'entremise du narrateur hétérodiégétique (un narrateur étranger à l'action qu'il commente à l'opposé du narrateur homodiégétique qui participe à l'action qu'il relate) indique d'emblée au lecteur que l'intrigue principale se situe dans le passé diégétique du dit narrateur: « Ce livre est avant tout l'histoire d'un homme, qui vécut la plus grande partie de sa vie en Europe occidentale, durant la seconde moitié du XXe siècle » (pART 9). Passé donc, pour ce narrateur qui, comme le lecteur l'apprendra plus tard, vit au début de la seconde moitié du XXIe siècle. Après une rapide digression sur l'état de la société dans laquelle vécut le héros, Michel Djerzinski, et un bref portrait de celui-ci, le lecteur assiste à l'émergence du présent: «Nous vivons aujourd'hui sous un tout nouveau règne» (PART 12). De toute évidence, le «nous» exprimé

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n'englobe pas le lecteur de manière directe, mais le projette néanmoins dans le futur. Son futur puisqu'il deviendra virtuellement l'un de ces clones auxquels il est fait allusion. lllusion s'il en fut comme l'expliquera la fin du roman qui lui fera comprendre, qui lui dévoilera son extermination; il n'existera plus. Ni lui ni ses semblables. L'espèce humaine disparaîtra. Pénétrant plus avant dans l'univers diégétique, le lecteur s'aperçoit que Bruno fait lui aussi à plusieurs reprises une incursion dans le passé et l'entraîne avec lui. C'est le cas lorsqu'il relate en 1998 des événements survenus dans les années 1960 à Christiane ou lorsqu'il visite son frère. Que le narrateur soit un clone est pour le lecteur une projection dans le futur qui ressortit à l'eugénisme libéral. Technique appliquée à grande échelle et rendue possible par les travaux de Hubczejak. Ce scénario est comfatible avec la discussion contemporaine des années 1990 2 et les progrès considérables alors réalisés dans le domaine des techniques génétiques: Dolly, née en 1996 et en 1998, date de la parution du roman, la réalisation du DPI 30.Les techniques avancées dans Les Particules élémentaires sont issues d'un eugénisme améliorateur dont le résultat principal est l'immortalité et l'asexualité de la nouvelle race. À la différence des discussions contemporaines des années 1990 sur le sujet, le rôle des parents n'est plus de mise dans cette procréation de clone: celle-ci s'effectue entièrement en laboratoire. Sur ce point précis, il s'agit d'une nouvelle société calquée sur le modèle d'Aldous Huxley dans Brave New World (1932). L'État Y prend en charge la vie de tous et chacun est heureux. Preuve en est l'incantation du clone 29voir à ce sujet Le Nouvel Obse1Vateur, 6-12 février 2003, pp. 80-82 30 Diagnostic génétique effectue sur un embryon obtenu par fécondation in vitro avant l' implantation.

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en début de roman: « la lumière baigne nos corps [...] dans un halo de joie » (PART 12). TIresterait à définir si la joie équivaut au bonheur, mais ce propos est laissé de côté pour l'instant. Futur et passé réunis: 2079 La fin du roman révèle que le narrateur vit en 2079, c'est-àdire le futur pour le lecteur de l'an 1998. Mais l'épilogue constitue bel et bien le passé pour le narrateur qui dévoile les dates charnières de la mutation de l'espèce humaine. Celle-ci est transformée en race de clones, dont lui-même est l'un des représentants. Entre 2000 et 2009 Djerzinski travaillait à sa théorie. Une synthèse de ses travaux est éditée dans la revue scientifique Nature. Les chercheurs du monde entier commencent à refaire les calculs et découvrent la validité de ses équations de base. Ici, le lecteur observe le phénomène spatio-temporel naissant dans la diégèse, zigzagant pour ainsi dire devant ses yeux. Les chercheurs du monde entier, espace géographique, se retrouvent, par revirement, au même point zéro du départ des calculs, espace temporel, pour arriver au même résultat, le même endroit temporel de l'équation de base. Frédéric Hubczejak, un caractère qui fait une brève apparition au milieu du roman pour être mis en scène plus amplement à la fin, plus précisément dans l'épilogue, défend les travaux de Djerzinski et crée fin 2011 le «Mouvement du Potentiel Humain». Une référence aux thèmes New Âge plonge le lecteur dans son présent ainsi que l'énoncé des travaux de plusieurs contemporains de la seconde moitié du XXe siècle: Foucault, Lacan, Derrida, Deleuze. La profondeur du passé du clone met en lumière une formulation où ne subsiste aucune zone d'ombre. Le présent contemporain du lecteur tamisé par la profondeur du passé du clone; c'est d'un arrière-plan purement tempo-

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reI dont il s~agit. Djerzinski a disparu, mais sa pensée, par ses écrits, lui survit et continue d'agir sur un futur ultérieur à sa mort, un temps qui est le passé du clone. L'arrière-plan géographique avec Hubczejak et l'arrière-plan spirituel avec Djerzinski clairement dessinés propulsent le lecteur dans un futur possible. Un futur que rien ne vient démentir. Bien au contraire, tout l'affirme. L'horizon géographique est inscrit au travers du trajet de Hubczejak dont les différentes inscriptions témoignent de son passage par plusieurs universités européennes. Prague, Gôttingen, Montpellier et Vienne sont au nombre de celles qu'il visite. Les laboratoires du «Mouvement du Potentiel Humain» situés «en Australie, au Brésil, au Canada et au Japon» (pART 392) forment l'horizon spatio-temporel esquissé d'un trait soutenu par l'énumération de dates précises. Ce phénomène spatio-temporel, le chronotope dirait Bakhtine, est exprimé avec un minimum d'ingrédients. Spatial car les laboratoires sont dispersés aux quatre coins du globe terrestre: Australie, Brésil, Canada, Japon. Une très grande surface. Spatial donc, mais aussi temporel car les chercheurs dans ces laboratoires se retrouvent tous au point zéro dans le temps et retournent vers le passé, c'est-à-dire le point de départ des calculs de Djerzinski. Puis, ils arrivent tous au même point: le résultat qui valide les équations. Inutile de mentionner que les conséquences pratiques de ces résultats étaient vertigineuses: tout code génétique, quelle que soit sa complexité, pouvait être réécrit sous une forme standard structurellement stable et inaccessible aux mutations ou perturbations. En d'autres termes, toutes les cellules pouvaient être équipées d'une capacité infinie à se reproduire successivement. Chaque animal, quel que soit son degré d'évolution, pouvait être transformé en espèce parentale reproductible par clonage et immortelle. Djerzinski avait

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disparu, mais pendant son séjour sur terre, son présent, il écrivait le futur qui devenait Histoire. Datation Comme le relate le clone, 2001 voit aussi l'apparition du premier slogan de Hubczejak: «DEMAIN SERA FEMININ» (pART 388). J'ai démontré dans Houellebecq, Sperme et sang (66-72) qu'il ne s'agissait nullement d'un slogan de propagande féministe. Toutefois, repris dans son contexte, le slogan à de quoi faire rêver puisque Djerzinski lit pour la première fois cette phrase dans le catalogue des 3 Suisses: Le catalogue des 3 Suisses:1pour sa p~ semblait faire une lecture plus historique du malaise européen. Implicite dès les premières pages, la conscience d'une mutation de civilisation à venir trouvait sa fonnulation définitive en page 17 ; Michel médita plusieurs heures sur le message contenu dans les deux phrases qui défmissaient la thématique de la collection: "Optimisme, générosité:1 complicité, harmonie font avancer le monde. DEMAIN SERA FEMININ." (pART 153)

Exception faite de l'ironie qui fait du catalogue des 3 Suisses une revue capable d'analyses sociologiques profondes, force est de reconnaître dans l'exposé, qu'avec la dernière phrase s'entrechoquent plusieurs niveaux temporels. D'une part, le passé du clone qui vit en 2079 mais aussi le présent de Hubczejak qui écrit en 2001 avec une amorce de prédiction pour l'avenir diégétique qui est aussi l'avenir pour le roman, paru en 1998, et son lecteur. Ce mécanisme de surimpression temporelle se reproduit lorsque le narrateur déclare que deux années plus tard, en 2013, Hubczejak trouve son deuxième slogan: «LA MUTATION NE SERA PAS MENTALE, MAIS GENETIQUE» (PART 392). Dans ce second slogan vient se greffer sur la surimpression

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temporelle un glissement du spirituel au physique. La mutation ne sera pas mentale mais génétique. Où le premier slogan est une pure affirmation: demain sera féminin, une projection du futur par rapport à Hubczejak personnifiant le passé du clone, le second slogan est tout autant une négation du futur de Hubczejak : la mutation ne sera pas mentale, qu'une affirmation de celui-ci: mais génétique. Sousentendu, elle sera génétique. TIs'y profile aussi non seulement une négation de la pensée mais aussi du site de la mémoire qui ne se situe plus dans le mental mais dans le génétique, les gènes. Cela mérite une explication. Le clone ne se souvient pas, il ne se rappelle pas: il sait. Sa connaissance du passé est injectée dans ses gènes par une équation. Tout comme la projection du futur est servie au lecteur par l'écriture qui réside dans les signes de Djerzinski déchiffrés par Hubczejak et son propre déchiffrage des signes qu'il a sous les yeux, l'écriture du roman. Les signes contiennent aussi le futur du lecteur qui doit les déchiffrer à son tour. Son futur, mais aussi son passé ainsi que son présent. Les signes, réservoir de sa mémoire qui n'est autre que la mémoire du clone qui, génétiquement et physiquement, vit dans le présent mais mentalement dans le passé qui est le présent de Hubczejak et le futur du lecteur tout en étant son présent temporel de lecture enraciné dans son présent quotidien comme le lui met en mémoire le sigle Unesco évoqué plus loin, témoin de son présent contemporain quotidien: «L'Unesco vote les premiers crédits en 2021. Le 27 mars 2029 voit la création du premier représentant de cette nouvelle espèce intelligente. L'événement est retransmis en direct par la télévision mondiale » (pART 392). Pour le lecteur, il s'agit de véritable science-fiction. Mais, le passé du clone s'immerge dans celui du lecteur lorsque le narrateur rappelle la retransmission en direct en 1969 des premiers pas de l'homme sur la lune. TIlui remet à l'esprit

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le passé de son épopée en le faisant transiter par le présent contemporain une fois de plus. Toutefois, quoi de plus illusoire que ce présent cathodique partagé par la terre entière par-delà les fuseaux horaires. Einstein l'a déjà fait remarquer à son ami l'ingénieur Michel Angelo: «Regarde la tour de l'horloge là-bas au centre de Berne. Si nous avions des jumelles, on pourrait y lire I'heure. Mais ça ne serait pas notre heure. )} lui aurait-il dit au cours d'une promenade. Une véritable contradiction de la notion temporelle. Six heures peuvent indiquer trois heures ou midi suivant l'endroit où se trouve l'horloge par rapport à l'observateur. Les temps différents s'amalgament et fusionnent dans un maintenant et ici fictionnel ou pour le moins relatif. Le discours du clone suggère une pensée demeurée inexprimée. C'est du présent et du futur du lecteur dont il s'agit; de la direction que prend le futur de la société dans laquelle il vit, la seconde moitié du XXe siècle où : « Les sentiments d'amour, de tendresse et de fraternité humaine [ont] dans une large mesure disparu; dans leurs rapports mutuels [ses] contemporains [font] le plus souvent preuve d'indifférence, voire de cruauté)} (pART 9). Entre le début et la fin du roman, le lecteur perd de vue qu'il écoute la voix du narrateur hétérodiégétique, qui s'avérera être le clone. Toutefois, l'emploi récurrent des temps du passé, imparfait de l'indicatif et passé simple, le maintient dans une bulle atemporelle qui n'est autre que son présent réel en temps de lecture et le passé diégétique du clone. TI descend encore d'un degré dans les profondeurs de la narration lorsque Michel et Bruno se rencontrent. Histoires de frères en palimpseste. Si le lecteur est souvent ballotté entre présent, passé et futur en des va-et-vient éclairs fragmentés qui conduisent parfois

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sa réflexion dans des profondeurs insondables, les personnages ne le sont pas moins comme le démontre le dixième chapitre où le mouvement atteint une grande fréquence. Bruno rend visite à son frère Michel et il entre d'emblée dans le vif du sujet: la comparaison de son univers diégétique avec la réalité tictionnelle d'Aldous Huxley dans Brave New World qui se rapproche étrangement, selon lui, du monde auquel « nous» aspirons. Et c'est avec le conditionnel qu'il assure que c'est «le monde dans lequel, aujourd'hui, nous souhaiterions vivre» (pART 195). Le titre du chapitre, «Julian et Aldous », et l'entrée en conversation de Bruno suggèrent déjà l'intertextualité avec le roman de Huxley. La société dans Le meilleur des mondes est une utopie réalisée où I'homme ne connaît plus les turpitudes des désirs inassouvis. TIs'agit d'une société divisée en castes avec çà et là des « réserves de sauvages». Ces réserves peuvent être une référence au monde contemporain du lecteur, resté primitif par rapport à cette société évoluée. Mms tout aussi bien peuvent-elles représenter les réserves d'Amérindiens aux USA, d'Aborigènes en Australie ou d'Inuits en Russie par rapport à ce même monde. Par contre, Les Particules élémentaires ne décrivent que très brièvement l'utopie réalisée par le récit encadrant du narrateur homodiégétique, le clone de la nouvelle espèce intelligente, immortelle et asexuée. Cela au contraire de La Possibilité d'une île qui s'étend longuement sur le sujet sur presque la moitié du roman. Le lecteur a peut-être encore en mémoire la scène où Bruno hésite à toucher la vulve de sa mère: « Je suis entré dans leur chambre, ils dormaient tous les deux. J'ai hésité quelques secondes, puis j'ai tiré le drap. Ma mère a bougé, j'ai cru un instant que ses yeux allaient s'ouvrir; ses cuisses se sont légèrement écartées. Je me suis agenouillé devant sa vulve. J'ai approché ma main à quelques centimè-

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tres, mais je n~ai pas osé la toucher. Je suis ressorti pour me branler» (pART 91). Bruno n'a pas osé toucher le corps de sa mère endormie. Sa vulve est-elle le réceptacle sacré qu'un attouchement aussi léger soit-il constituerait un sacrilège? S'agit-il d'une référence à Shakespeare: «"If I profane with my unworthiest hand / This holy shrine" (Romeo

and Juliet, I, 5.) 31 »ou d'une citation de Huxley? Le sau-

vage du Meilleur des mondes regarde Lenina en proie au soma dormir dans sa chambre: « Très lentement, du geste hésitant de quelqu'un qui se penche en avant pour caresser un oiseau timide et peut-être un peu dangereux, il avança la main. Elle reste là, tremblante, à deux centimètres de ces doigts mollement pendants, tout près de les toucher. "L'osait-il? Osait-il profaner, de sa main la plus indigne qui fût, cette..." Non, il n'osait point. L'oiseau était trop dangereux. Sa main retomba en amère... )>. Bref voyage dans le temporel littéraire qui s'accentue alors que Bruno quitte l'appartement. Après son départ, un autre couple de frères célèbres se profile en filigrane, celui d'Abel et Caïn. Caïn, obsédé par le sang qui le lie à son frère sans lui transmettre l'avantage d'être autant aimé que lui, annihile son frère et par-là, son propre sang. Michel répète ce geste destructeur. TItrouve la formule génétique qui permettra d'anéantir l'humanité. Dès que la porte se referme sur son frère, il se précipite sur un papier pour se rappeler: « Noter quelque chose sur le sang. [...] La loi du sang» (pART 232). Le sang, la race humaine, la loi du sang, celle du talion où l'adversaire est touché là où il a meurtri. Bruno l'a traité de monstre, d'inhumain: « Tu n'es pas humain [...] Je l'ai senti dès le début» (pART 225). Michel se venge de son frère, le laisse s'embourber dans la 31 Aldous Huxley, Le meilleur des mondes, p. 166,« Si je profane avec ma main indigne / Cet écrin sacré », (ma traduction)

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folie sans lui tendre la main et éradique de la surface de la terre cette race maudite à ses yeux, à laquelle pourtant il appartient, comme le lecteur l'apprendra dans l'épilogue. Dans Le meilleur des mondes, une société similaire à celle où vit le clone est décrite. Ce nouveau monde est le thème central du roman de Huxley. Or, ce nouveau monde est une réalité atroce. Seul l'autoritarisme d'un régime politique totalitaire peut mettre et maintenir en place un tel système où des réserves de sauvages sont entretenues pour le plaisir touristique des nantis ou comme ce fut le cas en URSS à des fins ethnologiques ou dans un but économique et récréatif. Ce concept de la réserve n'est pas totalement inconnu du lecteur qui de ce fait s'identifie plus profondément. À ce sujet, il n'est pas inutile de remarquer que le nom de famille de Michel, Djerzinski sensibilise le lecteur orienté politiquement car il est loin d'être un choix innocent. Le premier directeur de la Tchéka« un organe dictatorial» s'appelait Dzerjinski (Gourfinkel 157). Dzerjinski aida à créer 1'Homo sovieticus au prix de l'être humain 32. Entre les deux noms, Djerzinski et Dzerjinski une métathèse de haute voltige. Et aussi une similitude dans le comportement des deux hommes. Michel Djerzinski est le fondateur de la nouvelle race, l'Homo geneticus au prix de l'Homo sapiens : « Michel Djerzinski ne fut ni le premier, ni le principal artisan de cette troisième mutation métaphysique, à bien des égards la plus radicale, qui devait ouvrir une période nouvelle dans l'histoire du monde; mais en raison de certaines circonstances, tout à fait particulières, de sa vie, il en fut un des artisans les plus conscients, les plus lucides» (PART Il). Tous les deux ont créé une nouvelle sorte 32

sur les hon-eurs

du goulag: Jacques Rossi, Le Manuel du Goulag,

Cherche Midi, Paris, 1997

Le

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d'êtres au prix de l'humanité. Le lecteur est ainsi écartelé entre le passé et le futur et projeté dans les mouvances de l'intertextualité et de l'actualité. La Possibilité d'une île reprend le thème et le développe de façon étendue. Michel et Bruno sont décrits dans ce qu'ils ont été et ce qu'ils sont devenus. Leur présent initié par leur passé annonce leur futur. Tout au long du roman, leur représentation passe de l'âge adulte à l'enfance et vice-versa. Les détails de leur développement personnel sont complaisamment étalés, ce qui renforce l'effet de déterminisme dominant leur trajectoire. lis apparaissent jeunes ou vieux suivant le trait de caractère exposé, mais malgré les avatars subis au fil des ans, aucun changement notoire n'apparaît dans l'homme âgé comparé à l'enfant, son individualisation reste la même. Dès le départ, ils sont différenciés par leurs particularités, fait corroboré par les pensées de Bruno: «Cela faisait maintenant vingt-cinq ans que Bruno connaissait Michel. Durant cet intervalle de temps effrayant, il avait l'impression d'avoir à peine changé» (pART 83). Michel s'exile, toujours effrayé par l'Autre alors que Bruno cherche encore l'approbation par le contact avec l'Autre. Leur jeunesse laisse pressentir leur vieillesse ou plutôt elle l'explique dans ces oscillations entre présent, passé, futur qui se prolonge et prend racine jusque dans la description de leur père respectif. Bruno hérite de la faim sexuelle de son père qu'il croise dans un salon de massage thaï où il se rend lui-même. Quant à Michel, sa disparition restée inexpliquée est une réplique de celle de son père, des années auparavant. Les actes de Djerzinski sont expliqués par sa vie antérieure; non par son caractère ou sa personnalité. Peu de changement aussi chez Daniell et ses clones exceptés les rires et les larmes disparus graduellement de leur mimique faciale notée dans les récits de vie. Mais, que ce soit Daniel25 ou Daniell, leur persolmalité respective

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est inscrite d'emblée. En ce sens, malgré son âge supérieur, Daniell symbolise la jeunesse de Daniel25 et les Daniel intermédiaires sont la représentation des âges entre la jeunesse et la maturité. On ne retrouve pas chez Hubczejak la complexité psychologique présente chez Bruno qui essaie d'assouvir ses désirs par leur satisfaction immédiate. Au contraire, Hubczejak est le prolongement et la prolongation de Djerzinski, un être dénué de désir et dont la seule occupation consiste en la constatation des faits et leur théorisation. En ce sens, Hubczejak, par l'intérêt qu'il porte aux écrits de Djerzinski, les notes de Clifden, a un regard tourné vers le passé qu'il projette activement sur l'avenir. D'un autre côté, le passé de Djerzinski est ce qui l'a amené à écrire ces notes qui influenceront l'avenir. Son passé détermine son présent tout comme pour Bruno. De même le clone reste inchangé par son récit. L'identification du lecteur avec le narrateur n'a pas vraiment lieu. Sa personnalité est par trop vague. Si l'identification se fait, c'est par l'entremise de la focalisation échelonnée de manière physico-spatio-temporelle par les personnages de Bruno et Michel. Tous les deux fascinent le lecteur par leur présence palpable, leur vraisemblance, le passé-présent-futur de leurs narrations diverses. Il en va de même pour Daniell, alors que Daniel25 exerce la fascination du pire qui puisse arriver. On ne saurait trop insister sur la fluidité des horizons temporels qui transcendent les limites spatiales et détachent la situation de sa concrétude par l'entremise des différents niveaux de la narration. De ce fait, le lecteur tombe dans le piège illusoire de la réalité diégétique qui serait la réplique de sa réalité contemporaine ou de celle qui pourrait advenir. Un présent contemporain, capturé par le miroir des diverses formes grammaticales qui le figent dans le passé.

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Mais le reflet du miroir n'est jamais qu'une virtualité, non une vérité. Le référent temporel se dissout par les métalepses récurrentes passé-présent-futur comme l'image de Narcisse enfonçant sa main dans l'eau. L'accumulation des dates, la description très précise de l'instant font se désagréger la réalité temporelle par l'ambivalence entre opacité et transparence. D'autre part, la création du flou temporel permet l'évasion, le rêve du lecteur concrétisé dans la diégèse : la quête fantasmatique pour l'immortalité. La présence du clone est aussi un avertissement. L'espèce humaine, par sa croyance accrue en la toute puissance de la Science et son acceptation de cette dernière à présider aux destinées de la vie, vote de ce fait sa propre extinction. Amen.

Le plaisir du texte

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Souvent entrelacé avec la mémoire, l'acte de lecture est omniprésent chez Michel Houellebecq. Que ce soient les narrateurs, les personnages secondaires ou principaux, masculins ou féminins, presque tous s'adonnent à un moment donné ou un autre à cette occupation. Quelques fois mêlées à l'écriture, les lectures revêtent un aspect varié. Le cas se présente lorsque le père de Valérie fait des motscroisés dans La République du Centre-Ouest ou lorsque le narrateur d'Extension du domaine de la lutte lit à l'envers ce que la psychologue a inscrit sur son bloc-notes ou encore lorsqu'il lit les notes marquées par Véronique et plus précisément lorsque Michel dans Plateforme doit lire et signer sa déposition. D'autres fois, les lectures sont plus machinales. Par exemple, lors de la rencontre de panneaux signalétiques comme dans Lanzarote (2000) ceux qui indiquent les endroits panoramiques ou les différentes directions. Fréquemment, les lectures donnent lieu à des commentaires, pas nécessairement de la part du lecteur. En somme, plusieurs personnages écrivent ou ont écrit. Tels le narrateur d'Extension du domaine de la lutte, Michel et Bruno des Particules élémentaires, Michel de Plateforme, Daniell et les néo-humains dans La Possibilité d'une île, mais aussi Valérie et Annabelle. Dans la première partie de ce chapitre, sont analysés la lectrice et le discours des narrateurs à son égard. Dans la seconde partie, la lecture et l'écriture des personnages masculins. Le discours épidictique L'éloge et le blâme sont, à part égale, présents dans les articles consacrés aux ouvrages de Michel Houellebecq. Dans ce sens, le discours de la réception peut être taxé, dans sa globalité, d'ambivalence. Une ambivalence qui, par ailleurs, n'est pas sans refl éter celle que l'on peut saisir

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dans les textes eux-mêmes. Dans le chapitre « Érotisme ou pornographie?» l'ambivalence a été étudiée quant à la réception possible par lectrices et lecteurs. Dans cette partie centrée sur la lectrice, diégétique cette fois, le terme « épidictique» est employé pour qualifier le discours des narrateurs à son encontre. Ce terme littéraire, un tantinet désuet, confirme l'impression première des textes et leur équivoque au sujet des caractères féminins représentés. Le discours épidictique peut être qualifié de discours démonstratif où l'éloquence ou l'adresse dévolue à la présentation des arguments l'emporte sur leur teneur, voire leur véracité. Il comprend tous les registres de l'éloge et du blâme. L'épidictique traite les sujets où l'opinion est fondée en connivence. Le privilège qu'il accorde au «beau parler », au «bien dire» fait ressortir son souci de l'esthétique sur celui de vérité. Dès l'origine, des trois fonctions qu'assure la rhétorique, on reconnaît l' épidictique la plus éminente, puisqu'elle traite du beau et du laid moral. Or son procédé est l'amplification et, même si elle s'appuie sur une réalité de départ, elle présente le risque d'un excès vers la flatterie ou la calomnie. Ce qui explique que dès l'Antiquité:> elle ait été dénoncée comme pompeuse et mensongère. Platon lui reproche notamment de chercher à plaire plutôt qu'à éduquer, c'est-

à-direde privilégierl'esthétique aux dépens de la vérité.

33

Cette définition s'applique-t-elle aux passages concernant la lectrice, le lecteur, la lecture ou les trois chez Houellebecq est une question examinée dans les pages suivantes.

33

Paul Aron, Denis Saint-Jacques et Alain Viala, Le Dictionnaire Iittéraire , Pans, PUF, 2002, p. 195

du

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Une île impossible Chez Houellebecq, les narrateurs voyageurs sont généralement aussi mal en point que les sédentaires. Dans Lanzarote, récit écrit à la première personne, un homme d'une quarantaine d'années part en voyage pour les fêtes de fin d'année. Pas vraiment dépressif, il n'a toutefois pas l'air très heureux non plus. Un séjour à Lanzarote lui donne l'occasion de faire la connaissance d'un couple de lesbiennes et d'un commissaire de police. TIa des contacts sexuels satisfaisants avec les premières et une relation presque amicale avec le second. Michel, de Plateforme, porte un œil sévère sur ses compagnes de voyage, mais aussi sur les hôtesses de l'air qui arborent un « sourire faux» (PLAT 37). Même Valérie, avec qui il aura une liaison à son retour à Paris, est définie au premier abord comme « presque indistincte» et avec « une attitude de soumission canine» (pLAT 48). Ces jugements de valeur s'appliquent de même dans Lanzarote à l'employée de Nouvelles Frontières, elle n'est rien moins qu'une « conne» (LANZ 9). TIs'agit pourtant d'une jeune fille qui trouve le voyage idéal pour le narrateur. Elle est décrite fouillant dans ses dossiers à plusieurs reprises et reste dans une attitude très professionnelle, malgré le comportement difficile et imprévu dont fait preuve ce client inhabituel:« "Je n'ai pas envie de baiser" dis-je. La fille leva les yeux avec surprise: effectivement, j'avais sauté plusieurs étapes dans mon raisonnement. Elle recommença à fouiller dans son dossier. "Le Sénégal, ça démaITe tout de même à six mille francs. .. " conclut-elle. Je secouai la tête avec tristesse. Elle se leva pour aller consulter un autre dossier» (LANZ 10). La jeune employée, bien que très compétente dans sa profession, loin d'être louée pour ses capacités indéniables, est qualifiée d'un terme peu louangeur. TI faut tout de même remarquer que cette épithète est invaria-

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blement et fréquemment attribué aux personnages féminins et masculins indifféremment et se rencontre en quantité appréciable tout au long de l' œuvre. Arrivé à destination, le narrateur rencontre deux jeunes femmes qui logent dans le même hôtel. L'une d'elles, Pam, allongée au bord de la piscine, vient de terminer un livre de Marie Desplechin qui lui a modérément plu: «Puis je passais le reste de la journée à la piscine avec elles. Pam avait terminé le Marie Desplechin, qui ne lui avait pas tellement plu. Je lui conseillai le livre d'Emmanuel Carrère, L'Adversaire; évidemment je n'avais que l'édition française, mais s'il y avait un passage difficile je pourrais toujours le lui expliquer» (LANZ 73). Que le narrateur se propose d'expliquer un passage difficile peut se comprendre. Pam est allemande et maîtrise peut-être imparfaitement le français. Toutefois, son incompétence langagière, bien que suggérée par le narrateur, n'est nullement explicitée plus avant. De ce fait subsiste une certaine ambiguïté quant à son intention de fournir des explications. Ce passage difficile, l'est-il du point de vue linguistique ou conceptuel? Impossible de trancher cette question. Nulle part dans la diégèse se profile une quelconque incapacité de Pam à comprendre le français. Par ailleurs, le flou persiste aussi au sujet du livre de Marie Desplechin. L'a-t-elle lu en traduction ou en version originale? Seules les paroles du narrateur laissent supposer la première hypothèse sans la confirmer totalement. Si elle l'avait lu en version originale, alors l'incertitude ferait place à une certitude et il deviendrait évident que l'explication proposée par le narrateur concernerait la complexité du passage en question et l'incompréhension de Pam se situerait au niveau conceptuel. Sans cette précision, l'équivoque persiste et seul le doute sur la nature de l'incompréhension de Pam subsiste.

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Plate forme et forme plate Le roman Plate/orme a été accueilli par un tintamarre médiatique. L'époque est la nôtre. La scène est celle des voyages organisés et des agences de voyages avec pour thème principal le développement du tourisme sexuel. Le narrateur, la quarantaine, part en Thaïlande après avoir enterré son père. TIs'y adonne avec quelques constats navrés, chers aux héros houellebecquiens, à la découverte des clubs de massage. Fuyant la compagnie des autres membres du

groupe, il se lie sans vraiment le vouloir avec Valérie. À leur retour à Paris, leur liaison s'avère plus intense et c'est ensemble qu'ils forment un projet de tourisme sexuel organisé à grande échelle. Un commerce lucratif pour les organisateurs. À la mort de son père, un épisode pré diégétique qui précède son voyage en Thaïlande, le narrateur rencontre Aïcha, une jeune étudiante. Elle avait développé une relation de sympathie avec son père chez qui elle faisait le ménage pour payer ses études d'infirmière. Arrivé en Thaïlande, le narrateur fait un rêve érotique qui lui rappelle la jeune fille, rêve analysé au premier chapitre. Elle répond au fantasme du narrateur en vacances dans un pays où « la soumission sexuelle des autochtones n'est jamais bien loin des loisirs occidentaux 34». Le naITateur s'interroge. S'agit-il d'Aicha, cette jeune fille qui étudie pour se hisser hors de son milieu défavorisé avec lequel elle a rompu? « Je vais quitter la région. J'ai un ami qui peut me trouver une place de serveuse à Paris; je continuerai mes études làbas. De toute façon, ma famille me considère comme une pute» (PLAT 29). Quoi qu'il en soit, le comportement de 34 Jean-Marc Mour~ L'image du tiers monde dans le roman français contemporain, Paris, P.U.F., 1992, p. 186

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la danseuse rappelle à s'y méprendre celui de la collègue de bureau du narrateur d'Extension du domaine de la lutte, que nous avons vu plus haut. Elle non plus n'est pas décrite dans son activité d'étudiante ou de lectrice, mais dans un rôle d'objet érotique issu du fantasme masculin. Dans le troisième chapitre de Houellebecq, Sperme et sang, intitulé «Loi, politique et économie », j'ai consacré une large part à un groupe de femmes dépeintes de manière significative, dans une sorte d'exotisme: les personnages secondaires féminins de Plate/orme. Le cas de Sôn, la guide du groupe touristique est à ce titre exemplaire: « Sôn se leva pour s'adresser au groupe: "Nous maintenant approche Koh Phi Phi. Là je vous ai dit pas possible aller. Vous mis maillot de bain pour aller? Aller à pied, pas profond, marcher. Marcher dans eau. Pas valises, valises plus tard" » (PLAT 128). Sôn parle le français, elle a reçu une éducation. Malgré tout, son énonciation est un charabia « petit nègre». Non seulement elle parle une sorte de charabia, mais elle ne lit pas la liste qu'elle tient à la main: « Je remarquai que Sôn fixait toujours la liste de passagers. Son visage était tendu, des mots se formaient involontairement sur ses lèvres; on y lisait de l'appréhension, presque du désarroi» (PLAT 49). Comme il est aisé de le remarquer dans la citation précédente, Sôn fixe la liste, alors qu' « on » peut lire sur son visage les émotions de l'appréhension et du désarroi. Pour le narrateur, son visage est un livre ouvert; pour elle, une liste de noms se révèle une énigme inintelligible: une jeune femme ayant la responsabilité d'un groupe de touristes, et étudiante de surcroît, est dépeinte désemparée à l'idée de lire une liste de passagers. Pour le narrateur, décrit à plusieurs reprises dans l'acte de lecture, le visage de Sôn est comme une page de littérature. TIlit en elle comme dans un livre ouvert ce qui

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accentue une certaine supériorité supposée qui se concrétise dans son explication de la conduite incohérente de Sôn : « En le comptant, le groupe comportait treize personnes; et les Thaïs sont parfois très superstitieux, encore plus que les Chinois: dans les étages des immeubles, la numérotation des rues, il est fréquent qu'on passe directement du douze au quatorze, uniquement pour éviter de mentionner le chiffre treize ». D'un autre côté, le charabia des autochtones est aussi l'apanage d'un chamelier dans Lanzarote: « Fréquemment, au Maroc, les touristes tentant de caresser le museau de l'animal [le chameau] se font arracher plusieurs doigts. "J'avais dit à la dame faire attention... se lamente alors hypocritement le chamelier. Chameau pas gentil... "; il n'empêche que les doigts sont bel et bien dévorés» (PLAT 26, souligné dans le texte). Dans les deux cas, il s'agit d'un personnage secondaire. La description de son parler renforce la «couleur locale» tout en étalant les connaissances du narrateur sur les coutumes du pays. Les autres jeunes femmes thaïes représentées sont des prostituées, supérieures dans leurs prestations aux prostituées occidentales selon Michel. D'autre part, cette profession leur offre la possibilité, toujours selon le narrateur, d'accéder à un échelon social supérieur leur activité étant aussi un moyen de payer leurs études avec en surplus des

opportunités de mariage avec des Occidentaux. La lecture sur la plage Babette, une touriste du groupe de Michel, a emporté à la plage un exemplaire d'Elle. Avant qu'elle puisse le lire, il le lui dérobe pendant sa baignade: « Je me levai et pris mes affaires; Babette avait posé son Elle à côté de son drap de bain. Je jetai un regard du côté de la mer: elles se baignaient, plaisantaient avec les garçons. Je me baissai rapidement et fourrai le magazine dans mon sac; puis je conti-

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nuai le long de la plage» (pLAT 99). Alors que le narrateur s'adonne à la lecture, Valérie lui prend le magazine des mains, le lit et le commente: "Vous lisez Elle? demanda-t-elle un peu surprise, un peu goguenarde. - Heu... fis-je. - Je peux? Elle s'installa à mes côtés. Avec aisance, en habituée, elle survola le magazine: un coup d' œil sur les pages mode, un autre sur les pages du début. Elle a envie de lire, Elle a envie de sortir... " (pLAT 99)

Après une brève interruption dialogique, elle reprend sa lecture: « Elle hocha brièvement la tête, se replongea dans la lecture du dossier de fond: Êtes-vous programmée pour l'aimer longtemps? » (pLAT 100). De toute évidence, Valérie ou bien lit à haute voix ou bien de pair avec Michel puisque ce dernier l'interroge à son tour à l'occasion de la question posée par le dossier: « Qu'est-ce que ça donne? demandai-je après un temps de silence». Valérie poursuit sa lecture après une réponse sobre où elle informe Michel de l'absence d'un homme dans sa vie. Je ne comprends pas très bien ce journal, poursuivit-elle sans s'interrompre. Ça ne parle que de la mode, des nouvelles tendances: ce qu'il faut aller voir, ce qu'il faut lire, les causes pour lesquelles on doit militer, les nouveaux sujets de conversation... Les lectrices ne peuvent pas porter les mêmes vêtements que ces mannequins, et pourquoi s'intéresseraient-elles aux nouvelles tendances? Ce sont en général des femmes plutôt âgées. (pLAT 100-101, souligné dans le texte)

Au cours de ce bref dialogue, Valérie révèle son incompréhension du texte qu'elle vient de lire. Elle dévoilera encore

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sa connaissance des lectrices comme lui venant de sa mère adepte du magazine. Valérie se révèle aussi une lectrice d'Agatha Christie. Elle sort Le Vallon de son sac pour l'offrir à Michel. À lui revient I'honneur d'en faire une analyse poussée qui portraiture l'auteur en profondeur; de se lancer dans une comparaison de ses héros et d'affirmer la supériorité de Conan Doyle (PLAT 103). À la question de Valérie: « Qu'est-ce que les Thaïes ont de plus que les Occidentales? » (PLAT 132), il lui conseille en réponse la lecture d'un magazine, en anglais celui-là: « There seems to be, notait Mr Sawanasee, a near perfect match between the Western men, who are unappreciated and get no respect in their own countries, and the Thaï women, who would be happy to find someone who simply does his job and hopes to come home to a pleasant family life after work. Most Western women do not want such a boring husband» (pLAT 132, souligné dans le texte). TIest aisé de comprendre que Valérie lit ce passage puisqu' « elle repose le magazine et demeure songeuse ». Cependant, ce fragment la montre comme une jeune femme incapable d'assimiler la signification de ses lectures à l'inverse du héros narrateur, décrit possédant une capacité d'analyse profonde. Les facultés intellectuelles de Valérie sont donc questionnées à son désavantage. Par contre, Michel n'omet pas de mentionner que dans sa jeunesse, elle écrivait des histoires, ce qu'il découvre lors d'un séjour chez ses parents: Plus tard, je regardai avec curiosité l'ameublement de la pièce [la chambre d'adolescente de Valérie] Juste au-dessus des Bibliothèque Rose, sur une étagère, il y avait plusieurs petits cahiers soigneusement reliés. "Oh ça, dit-elle, je le faisais quand j'avais dix douze ans. Tu peux regarder. C'est des histoires du Club des Cinq. - Comment ça ?

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- Des histoires inédites du Club des Cinq, que j'écrivais moi-même, mais en reprenant les personnages." (pART 203) Sans commentaires, submergé par une forme de tendre nostalgie, il étudie les titres inventés par Valérie: «Je sortis les petits cahiers: il y avait Le Club des Cinq dans l'espace, Le Club des Cinq au Canada. Je me représentais soudain une petite fille imaginative, plutôt solitaire, que je ne connaîtrais jamais ». Cependant, cet acte d'écriture est antérieur à la diégèse. La seule fois où Valérie est mise en situation d'écrire est lorsqu'elle note pour Michel son numéro de portable avant de rejoindre Paris (PART 139). Pas vraiment un acte de grande littérature. Toujours dans Plate/orme, l'activité intell ectuell e et professionnelle d'une autre femme est occultée. TI s'agit de Marylise qui s'occupe de la gestion d'un service commercial dans l'entreprise où est également employée Valérie. Comme analysé plus haut, Marylise est victime d'un viol collectif. Les suites irréversibles et psychologiques de l'événement ne se font pas attendre. Marylise, cela se comprend, déprime et elle est mutée une semaine plus tard au service comptable, où elle n'a plus de responsabilités ni à prendre de décisions. Une seule description concerne son lieu de travail où on la voit manipulant les dossiers, les classant, les lisant sans aucun doute. Néanmoins, la représentation en est minime comparée à l'épisode du viol décrit en détail ainsi que la déchéance psychologique qui s'ensuit. Le cas de Josiane est légèrement différent. Elle est portraiturée comme une femme acariâtre et irascible dont les lectures se résument à un guide touristique: «Josiane qui, assise deux rangées devant nous [le narrateur et Valérie], feuilletait son Guide du Routard avec fureur» (pLAT 50). Et le narrateur de préciser: « Josiane est prof de lettres dans le civil, comme disait plaisamment René; ça ne

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m'avait pas du tout étonné. C'était exactement le genre de salopes qui m'avaient fait renoncer à mes études littéraires bien des années auparavant» (PLAT 85, souligné dans le texte). Portrait peu flatteur s'il en fut, souligné par l'ironie d'un professeur de Lettres plongé dans la lecture d'un guide touristique, littérature considérée très légère et non intell ectuelle. Elle lisait La Vie mode d'emploi Quiconque a lu le livre de Perec peut en témoigner. Ce monument de la littérature contemporaine requiert une véritable envie de lire, un esprit qui aime les compositions complexes pour en aborder la traversée. Eucharistie lit Perec. Que ce soit en édition de poche est un détail dont le sens échappe au premier abord. Eucharistie est une étudiante, et la version brochée peut être trop onéreuse pour elle. Toujours est-il qu'elle est la seule femme, dans la saga houellebecquienne, qui lit de la littérature et qui est portraiturée un instant dans cette activité. En une seule phrase, il est vrai: « elle lisait La Vie mode d'emploi ». Lectrice assidue et sérieuse dans tous les sens du terme, Eucharistie s'occupe à merveille des deux enfants. Son employeur, Jean-Yves, en instance de divorce, éprouve pour sa fille, un sentiment incestueux qui se révèle à lui au cours de ses rapports sexuels avec Eucharistie. Vu la jeunesse de cette dernière, il est passible d'être accusé de détournement de mineure. Toutefois, cette situation ne le tracasse pas outre mesure; il l'initie à la fellation. Le narrateur excuse le comportement de Jean-Yves qui se voit, dans le rôle de mentor, meilleur que le père de l'adolescente ne pourrai t l'être: « [...] toutes ces questions, elle ne Ies aurait pas posées à son père - qui de toute façon n'aurait pas pu lui répondre, il travaillait dans un hôpital public» (pLAT 302) et qui voit aussi dans leurs rapports, comme tout pé-

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dophile, une relation normale: «En somme leur relation, se disait-il avec une étrange sensation de relativisme, était une relation équilibrée)}. La phrase «Elle lisait La Vie mode d'emploi)} fonctionne comme introduction pour le personnage d'Eucharistie, un personnage-prétexte 35auquel le narrateur accroche une théorie oiseuse sur la pédophilie. Que reste-til d'autre de cette lectrice plongée dans son exemplaire de La Vie mode d'emploi que le portrait d'une adolescente soumise au plaisir pédophile aux relents incestueux de son employeur? Annabelle Dans Les Particules élémentaires, Annabelle, amie platonique de Michel, est une jeune fille adonnée depuis l'adolescence à la lecture des magazines de la presse adolescente : Elle venait de lire dans Stéphanie un dossier sur l'amitié garçonfille. Abordant la question de l'ami d'enfance, le magazine développait une thèse particulièrement répugnante: il était extrêmement rare que l'ami d'enfance se transforme en petit ami; son destin naturel était bien plutôt de devenir un copain, un copain fidèle; il pouvait même souvent servir de confident et de soutien lors des troubles émotionnels provoqués par les premiers flirts. (PART 97, souligné dans le texte)

Elle est aussi une lectrice assidue de Mademoiselle Âge tendre et trouve dans celui-ci les réponses aux grandes questions existentielles qui la tracassent. Le soir, elle pense à Michel, camarade de classe, qu'elle voit quotidiennement. Les jours où ils n'ont pu se rencontrer, elle lui écrit 35

Le terme est de Vincent Jouve, L'effet-personnage Pruns,PlJF, 1998,p. 150

dans le roman,

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de grandes lettres qu'elle relit inlassablement: «Pendant les vacances d'été (ses parents avaient une maison en Gironde), elle lui écrivait tous les jours» (PART 72). Le narrateur hétérodiégétique précise bien que «ses lettres n'avaient rien d'enflammé et ressemblaient plutôt à celles qu'elle aurait pu écrire à un frère de son âge ». Pour Annabelle, aucun doute ne subsiste, d'après les renseignements lus dans son magazine préféré, Michel est le grand amour de sa vie: «Le premier était le bon, il n'yen aurait pas d'autre, et la question n'aurait même pas lieu de se poser» (PART 72-73). Annabelle est convaincue de la nature de ses sentiments puisque confirmés dans les pages de Mademoiselle Âge tendre: « le cas était possible: il ne fallait pas se monter la tête, cela arrivait presque jamais; pourtant dans certains

cas, extrêmement rares, presque miraculeux - mais cependant, indiscutablement attestés -, cela pouvait arriver. Et c'était la chose la plus heureuse qui puisse vous arriver sur Terre ». Ces sentiments, qui tiennent du miracle, devraient être garants d'un bonheur terrestre illimité. TIn'en est rien. Conformément au destin dévolu aux héroïnes houellebecquiennes, Annabelle, loin de jouir de cet amour découvert à l'adolescence, ne suscitera que des sentiments tièdes chez Michel, plus préoccupé par des travaux de physique que le grand amour. Malgré tout, Annabelle persévère et pense le rencontrer grâce à Tolstoï: «Annabelle ne renonçait pas; pour elle, le visage de Michel ressemblait au commentaire d'un autre monde. Vers la même époque elle lut La Sonate à Kreutzer, crut un instant le comprendre à travers ce livre» (PART 85). Ce roman de Tolstoï exprime les problèmes des vieux couples et le narrateur rencontre dans le train, pzdnychev qui assure que les rapports sexuels devraient être bannis de la société, même dans le mariage car ils sont causes de troubles. Par ailleurs, le véritable mariage

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est celui que « l'amour sanctifie 36». Phrase-clé qui se retrouve proférée par Michel dans Plateforme au sujet de sa relation avec Valérie. Durant ses études, Annabelle consacre du temps à un texte d~Épicure qualifié comme un « penseur lumineux, modéré, grec, et pour tout dire un peu emmerdant» par le narrateur (pART 114). Ce que ce texte lui apporte reste inconnu. Après des vacances passées en commun, légèrement lassée par l'inactivité amoureuse de Michel, Annabelle se laisse entraîner par un garçon nettement plus entreprenant. Piqué au vif, Michel disparaît laissant une simple note à l'intention de Bruno et Annabelle: «NE VOUS INQUIETEZ PAS» et il emménage à la faculté d'Orsay en pleine saison vacancière. Surprise et malheureuse, Annabelle, de retour chez ses parents, lui écrit une longue lettre: «Les deux semaines suivantes, Annabelle les consacra à écrire à Michel. Ce fut difficile, elle du raturer et recommencer à de nombreuses reprises. Terminée, la lettre faisait quarante pages; pour la première fois, c'était vraiment une lettre d'amour. Elle la posta le 17 septembre, le jour de la rentrée au lycée; puis elle attendit » (pART 112, souligné dans le texte) . Il lui faudra cependant attendre la quarantaine avant de le revoir. Sa vie est devenue morne, mises à part ses lectures vespérales, lui avoue-t-elle : Je mène une vie calme, dénuée de joie. Le soir je lis, je me prépare des infusions, des boissons chaudes. Tous les week-ends je vais chez mes parents, je m'occupe beaucoup de mon neveu et de mes nièces. C'est vrai que j'ai besoin d'un homme, quelquefois, j'ai peur la nuit, j'ai du mal à m'endormir. Il Y a les tranquillisants, il y

36 Léon Tolstoï, La Sonate à Kreutzer (1891), Paris, Gallimard, p. 123

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a les somnifères; ça ne suffit pas tout à fait. En réalité, je voudrais que la vie passe très vite. (pART 291)

Son vœu est exaucé. Atteinte d'un cancer de l'utérus généralisé, elle préfère se suicider que de souffrir la mort lente de son corps. Ses illusions ont déjà succombé. Annabelle est le seul personnage féminin mis en scène connu par les deux frères exception faite de leur mère commune. Elle est aussi le seul personnage féminin complet dans ses lectures: presse adolescente, philosophie, littérature, et avec une occupation épistolaire. Le domaine de la lutte Le narrateur d'Extension du domaine de la lutte, un cadre moyen au salaire raisonnable, souffre d'une séparation mal vécue. Il éprouve une rancune tenace à l'égard de son ancienne épouse, déprime et réfléchit sombrement à la vie et la mort inéluctable. Depuis deux ans, il n'a connu aucune femme et il fréquente peu les humains. En déplacement avec un collègue, il échafaude un plan de drague qui se révèle un échec total. D'après des observations lucides mais déformées par son mal de vivre, il formule une théorie où le système économique et la sexualité individuelle sont en étroite corrélation. La dépression aiguë, dont il souffre, le conduira en clinique psychiatrique. Le narrateur part en province avec un collègue de bureau donner un cours d'informatique à des secrétaires. Les jeunes femmes, tout comme lui, travaillent dans des bureaux. Elles sont assises devant des écrans d'ordinateurs: « c'est la première fois qu'elles se trouvent en face d'une console d'ordinateur» (EXT 59). Je suppose que ces écrans sont allumés et que les jeunes femmes lisent des données ou des rapports quelconques ou tapent sur les claviers. Cependant, sait-on jamais? Vu la manière dont Houellebecq

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portraiture les femmes dans ses romans, il pourrait s'agir d'hystériques assises toute la journée devant des écrans d'ordinateur éteints. Quoi qu'il en soit, lorsque le narrateur, fait le portrait de ces jeunes employées, il est loin de décrire une performance intellectuelle ou une attitude professionnelle : « Elles sont donc un peu paniquées, à juste titre d'ailleurs». Seule réaction possible d'après le narrateur: la panique. Pourquoi pas la curiosité? L'excitation d'une situation nouvelle? Nul ne le dira. La description la plus élaborée d'une collègue de travail se situe au début du roman. Le narrateur relate son comportement à une soirée à laquelle il est invité: « À un moment donné il y a une connasse qui a commencé à se déshabiller. Elle a ôté son T-shirt, puis son soutien-gorge, puis sa jupe, tout ça en faisant des mines incroyables. Elle a encore tournoyé en petite culotte pendant quelques secondes, et puis elle a commencé à se resaper, ne voyant plus quoi faire d'autre. D'ailleurs c'est une fille qui ne couche avec personne. Ce qui souligne bien l'absurdité de son comportement (EXT 5)). Très loin d'un comportement professionnel. Rappelons que cette jeune femme est une collègue de bureau. Elle possède un ordinateur et traite des dossiers. Son portrait, loin de la dépeindre au travail, devant son écran, la montre dans une attitude plus ou moins érotique lors d'une soirée entre collègues. Dans ce roman, le narrateur possède lui-même un comportement, que je considère atypique pour un employé de bureau, tant au travail que pendant ses loisirs. À la soirée décrite plus haut, il s'endort derrière un sofa après plusieurs verres de vodka. Son réveil vers la fin de la soirée est navrant pour ses hôtes: « En me réveillant, je me suis rendu compte que j'avais vomi sur la moquette. La soirée touchait à sa fin. J'ai dissimulé les vomissures sous un tas de coussins, puis je me suis relevé pour essayer de rentrer chez moi

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(EXT 7)). TI aura du mal à réintégrer ses pénates, ayant perdu ses clés de voiture ce qui, on s'en doute, ne fera qu'augmenter son malaise. Une autre scène rapporte son comportement empreint de violence et d'incompréhension à l'égard d'une jeune collègue qui, incommodée par la tabagie au bureau, lui fait une remarque à ce sujet: « Le second incident se produisit environ une heure plus tard. Cette fois, le bureau était plein de monde. Une fille est entrée, a jeté un regard désapprobateur sur l'assemblée et a finalement choisi de s'adresser à moi pour me dire que je fumais trop, que c'était insupportable, que je n'avais décidément aucun égard pour les autres. J'ai répliqué par une paire de claques (EXT 133) ». Avec ces deux exemples, nous pouvons alors comprendre qu'au cœur de sa dépression, le narrateur soit incapable d'observer d'une manière objective ses collègues. D'autre part, il est plus que probable que sa rancune envers sa femme deux ans après la séparation exprimée dans la phrase suivante: «Quand j'y pense, je regrette de ne pas lui avoir tailladé les ovaires (EXT 104-105)>> influence sa vision de la gent féminine. Ce qui explique partiellement les descriptions qu'il en donne. Le domaine de l'Île Les femmes clones évoquées dans La Possibilité d'une île, écrivent sans que leur acte d'écriture ne soit représenté mais uniquement le résultat de cette occupation. Par exemple, Marie22, rencontrée par Daniel24 par l'intermédiaire d'une connexion Internet a écrit: Lafatigue occasionnée Par le vieux Hollandais mort N'est pas quelque chose qui s'atteste Bien avant le retour du maître. (pOSS 12)

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Cette poésie incite Daniel24 à se connecter à son adresse où il découvre une vision de sa chatte sur l'écran ce qui ne l'émeut pas outre mesure. À la séquence suivante, Marie22 envoie un autre message qui dénote chez elle une conscience de la vacuité de son anatomie: Je suis seule comme une conne Avec mon Con. (pOSS 13)

Plus tard, Daniel24 découvre un autre message de Marie22 où se retrouve le symbole de l'œil, récurrent des diégèses houellebecquiennes : Le bloc énuméré De l 'œil qui se referme Dans l'espace écrasé Contient le dernier terme. (pOSS 57)

Daniel24 reste en contact avec Marie22. Alors qu'elle n'envoie pas de message depuis plusieurs jours, ce qu'il pense être inhabituel de sa part, il lui dépêche une séquence codante pour activer une caméra de surveillance ce qui la fait répondre instantanément: Sous le soleil de l'oiseau mort Étale infiniment, la plaine; Il n 'y a pas de mort sereine: Montre-moi un peu de ton corps. (pOSS 141)

Marie22 est, dans le langage de cette société îlienne, une intermédiaire: une néo-humaine sur le point de mourir ce qui explique le caractère désolé de ses poèmes. Daniel24 accède à sa requête et grâce à la caméra branchée sur son

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ordinateur, lui dévoile une partie de son corps. « Plus bas >} implore Marie22. Elle veut voir son sexe qu'il masturbe complaisamment sous l' œil électronique. Le dernier message de Marie22 lui sera délivré par Marie23 : Une vieille femme désespérée, Au nez crochu Dans son manteau de pluie Traverse la place Saint-Pierre.

(POSS 165)

Marie23, la descendante de Marie22 n'échappe pas à la règle. Elle écrit aussi puisque les messages par ordinateur sont le moyen de communication le plus usité dans cette société où les individus sont isolés les uns des autres dans leur cocon aseptique. Toutefois, ses écrits sont de nature encore plus métaphysique que ceux de Marie22 qui était proche de la mort : J'ai nettement vu Dieu Dans son inexistence Dans son néant précieux Et j'ai saisi ma chance. (POSS 201)

Son second message est plus sibyllin quoique très explicite puisqu'il connote le matriarcat et la sensation du Vide dont d'autres personnages ont aussi eu l'expérience bien que dans leurs rêves. La Vierge liquide dont il est question est une métaphore de la liberté et de la mer: Après l'événement de la sortie du Vide, Nous nagerons enfin dans la Vierge liquide. (POSS 201)

Elle confirme être aussi une lectrice lorsqu'elle affirme trouver le récit de vie de Mariel très court, trois pages tout au plus, à l'opposé de celui de Rebecca! qui fait plus de

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deux mille pages. D'autre part, Marie23 fait parvenir à Daniel25, toujours par le truchement de l'ordinateur, des reconstructions iconographiques : Nous rendons témoignage Au centre aperceptif A l 'IGUS émotif Survivant au naufrage. (pOSS 344)

Ce message fait réfléchir Daniel25 sur la possibilité d'une île et son soupçon quant à la virtualité possible de son existence. Marie23 abandonne son poste et décide rejoindre une communauté de sauvages après les messages suivants: Les membranes alourdies De nos demi-réveils Ont le charme assourdi Des journées sans soleil. (pOSS 383)

Et la mer qui m'étouffe, et le sable La procession des instants qui se succèdent Comme des oiseaux qui planent doucement sur New York, Comme de grands oiseaux au vol inexorable.

Allons! Il est grand temps de briser la coquille Et d'aller au devant de la mer qui scintille Sur de nouveaux chemins que nos pas reconnaissent Que nous suivrons ensemble, incertains desfaiblesses. (pOSS 384)

C'est son besoin de vivre davantage qui la pousse à cette action presque suicidaire. Action reprise plus tard à son compte par Danie125. Quant à Isabelle, rédactrice en chef de Lolita après avoir travaillé pour 20 Ans, ses activités professionnelles, qui très certainement englobent beaucoup de lectures, si ce n'est d'écriture, ne sont nullement décrites ni signalées. Elle se

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suicide un soir de Noël. Pour ce qui est d'Esther, l'amie de Daniell, seules ses lectures de Tintin sont mentionnées sans plus de détails. Une aventure avortée avec une femme surnommée Gros Cul, professeur de philosophie et auteur dans les Cahiers d'études phénoménologiques, lui fait prendre conscience de la grande différence d'âge avec Esther. En ce sens, l'écriture des femmes dans La Possibilité d'une île a une influence indéniable sur les réflexions des personnages masculins. Par extension Terminons cette esquisse de la lectrice chez Michel Houellebecq par la psychologue d'Extension du domaine de la lutte. Le narrateur, incapable d'assumer sa place dans la société et en pleine dépression, est interné en clinique psychiatrique. Le passage suivant se rapporte à l'une des sessions face à sa psychologue. Elle était décidément de bonne humeur; elle prit la feuille que je lui tendais, et lut les phrases suivantes: "Certains êtres éprouvent très tôt une effrayante impossibilité à vivre par eux-mêmes [...] Il suffit patfois de placer un autre en face d'eux, à condition de le supposer aussi pur, aussi transparent qu'eux-mêmes, pour que cette insoutenable fracture se résolve en une aspiration lumineuse, tendue en permanence vers l'absolument inaccessible. Ainsi, alors qu'un miroir ne renvoie jour après jour que la même désespérante image, deux miroirs parallèles élaborent et construisent un réseau net et dense qui entraîne l'œil humain dans une trajectoire infmie, sans limites, infinie dans sa pureté géométrale, au-delà des souffrances et du monde." (EXT 146-147)

Par extension, la psychologue lit de la littérature, puisqu'elle lit un passage du livre, qui peut constituer une mise en abyme. Selon le naITateur, c'est sa bonne humeur qui l'a incitée à lire ses écrits. Pourquoi pas la conscience profes-

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sionnelle? Parce que celle-ci est souvent occultée chez Houellebecq. Tout au plus la jeune femme est-elle « étonnée». Par ailleurs, ses connaissances sont tournées en dérision: «Elle devait avoir lu quelque chose dans Freud, ou dans Mickey-Parade » (EXT 147). TIreste tout de même à noter que dans ce cas précis, c'est peut-être tout autant la psychologue que la psychologie qui est mise au ban de l'ironie. En effet, par cette remarque, le narrateur nivelle sur un même plan la théorie freudienne et les informations que l'on peut glaner dans Mickey-Parade. Cette étude de la lectrice pourrait paraître bien partiale si n'en était mentionné un autre aspect en la personne de Marie-Jeanne, responsable des dossiers d'expositions dans Plateforme. En effet, cette collègue de Michel au Ministère de la culture est dépeinte avec sympathie: «C'est une jeune femme de trente-cinq ans, aux cheveux blonds et plats, aux yeux d'un bleu très clair; je ne sais rien de sa vie intime. Sur le plan hiérarchique, elle est dans une position légèrement supérieure à la mienne; mais c'est un aspect qu'elle préfère éluder, elle s'attache à mettre en avant le travail d'équipe au sein du service» (PLAT 22-23). Ce portrait, complété par celui de son activité professionnelle, est réaliste sans exagération inopportune et bien que son activité soit légèrement ironisée, une des particularités stylistiques de l'auteur: «Quoique Marie-Jeanne ne fasse à proprement parler rien, son travail est en réalité le plus complexe: elle doit se tenir au courant des mouvements, des réseaux, des tendances [...] Aussi reste-t-elle en contact régulier avec des artistes, des galeristes, des directeurs de revues [...] sa passion pour l'art contemporain est réelle». Cette approche est d'autant plus exceptionnelle que de Cécilia, une collègue sur le même projet en chantier, le narrateur s'exclame: «même une abrutie comme Cécilia était capable de finaliser le budget prévisionnel» (PLAT 25).

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Les lectrices « Elle lisait La Vie mode d'emploi de Georges Perec, en édition de poche». Ainsi commence le portrait de la jeune baby-sitter Eucharistie, originaire du Dahomey, dans Plateforme. La jeune fille est sérieuse et elle obtient de bons résultats scolaires. Le narrateur informe qu'« à quinze ans, elle était déjà en première S ». Dans le même roman, Aïcha étudie pour échapper au monde sordide qui est le sien dans une banlieue de grande ville. Josiane est professeur de Lettres, Marie-Jeanne dirige les dossiers de demande de subvention au Ministère de la Culture, Marylise est directrice commerciale et Valérie codirige une grande entreprise. Dans Les Particules élémentaires, Annabelle écrit et relit des lettres ainsi qu'Épicure et Tolstoï. Pam, sur l'île de Lanzarote, éponyme du roman, termine la lecture d'un livre de Marie Desplechin. Dans la clinique psychiatrique où le narrateur d'Extension du domaine de la lutte a été interné, une psychologue lit les écrits qu'il lui a donnés. Marie22 et Marie23 écrivent des messages électroniques souvent formulés en vers. De ce qui précède, il ressort que la représentation de ces femmes et de ces jeunes filles qui lisent, étudient, occupent des postes où leurs qualités intellectuelles et la lecture sont d'importance, n'en sont pas moins souvent portraiturées par un discours épidictique. L'acte de lecture de la femme est alors décrit par ellipse, voire totalement occulté. La narration se concentre sur un autre aspect de son comportement. Une exception est faite pour les personnages féminins néo-humains de La Possibilité d'une île. En effet, si leur acte de lecture ou d'écriture n'est jamais dépeint, leurs écrits sont cités intégralement ce qui donne un effet de style particulièrement réussi où la poésie est parfaitement intégrée au texte. De plus, leurs écrits exercent une influence

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capitale sur les personnages masculins. Après cette partie consacrée au personnage féminin, la seconde partie de ce chapitre se consacre aux personnages masculins. Philosophes et écrivains Depuis ses dix-sept ans, Michel des Particules élémentaires lit Werner Heisenberg 37.TIse plonge avec délices dans « La Partie et le tout, l'autobiographie scientifique» (2829) de l'auteur. Dans ce dessein, il se lève tôt le matin et s'installe sous un arbre. Emmanuel Kant fait aussi partie de ses lectures avec Nietzsche (46). Toutefois, ces derniers lui apportent peu de véritable satisfaction. Nietzsche l'énerve et Kant ne lui apprend rien de nouveau. Même si Jules Verne ne lui déplaît pas, c'est franchement Pif, le chien qu'il savoure inconditionnellement pour les héros infatigables et leur éthique mise en pratique: Michel admirait tous les héros de Pif, mais son préféré était sans doute Loup-Noir, l'Indien solitaire, noble synthèse des qualités de l'Apache, du Sioux et du Cheyenne. Loup-Noir traversait sans fin la prairie, accompagné de son cheval Shinook et de son loup Toopee. Non seulement il agissait, se portant sans hésiter au secours des plus faibles, mais il commentait constamment ses propres actions sur la base d'un critérium éthique transcendan~ parfois poétisé par différents proverbes dakotas ou crees, parfois plus sobrement par une référence à la "loi de la prairie". (46-47)

Bruno, lui se complaît d'emblée dans l'univers de Kafka avec lequel il ressent une véritable communion: Vers la même époque [où il se rend compte qu'il ne sera jamais accepté par les autres] il commença à lire Kafka. La première fois il ressentit une sensation de froid, de gel insidieux; quelques heures 37 Werner Karl Heisenberg (1901-1971), physicien fondateur de la mécanique quantique (1925), reçu le prix Nobel en 1932.

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après avoir terminé Le Procès il se sentait encore engourdi, cotonneux. Il sut immédiatement que cet univers ralenti, marqué par la honte, où les êtres se croisent dans un vide sidéral, sans qu'aucun rapport entre eux n'apparaisse jamais possible, correspondait exactement à son univers mental. (78-79)

Après avoir lu Chateaubriand et Rousseau pendant ses études, il se lance dans Péguy au cours de sa vie matrimoniale. Cet auteur le déprime autant que sa femme. Sa situation de professeur de Lettres le conduit à travailler sur Proust et Baudelaire. TI lit en classe un extrait de « Recueillement» des Fleurs du mal de Baudelaire, ce qui plaît à ses élèves mais aggrave le conflit avec l'un d'eux, Ben, ce qui a pour effet de le pousser à l'écriture d'un « pamphlet raciste ». Le narrateur de Lanzarote ne précise pas quel livre a lu Pam. Par contre, il lui propose L'Adversaire puisqu'elle a moyennement apprécié Desplechin. Ce roman d'Emmanuel Carrère (2000), composé à partir d'un fait-divers, retrace les faits et gestes de Romand qui prétend à tort toute sa vie être un médecin. Plutôt que d'être découvert, il préfère tuer sa femme, ses enfants et son chien. Pas exactement un roman de vacances. Daniell, quant à lui, est un grand lecteur. Dans sa jeunesse, il s'est plongé dans la lecture de Lévi-Strauss qui l'a inspiré pour la composition de ses sketches et les auteurs classiques tels Molière et Balzac ne lui sont pas étrangers non plus que Baudelaire. Ses successeurs, Daniel24 et Daniel25 liront son récit de vie ainsi que les messages émis par Marie22 et Marie23 au moyen d'une messagerie électronique. Lors de son escapade en dehors du cocon, Daniel25 lit le message calligraphié de Marie23 placé dans un tube étanche avec une page du Banquet d'Aristophane.

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Cette page du philosophe explique sa conception de l'amour que Daniel25 connaît pratiquement par cœur. Miskiewicz, le savant de la secte, lit sa conférence sur le clonage qu'il a très certainement aussi écrit: «L'être humain: matière et information ». Son apparition sur l'estrade insuffle à Daniell quelques réflexions ironiques sur le savoir brut. TIn'est pas le seul de la secte à s'adonner à l'écriture, fut-elle scientifique et sans humour. VincentI émet l'idée du récit de vie et le prophète soi-même écrit plus d'une centaine de pages de code HTML pour la réalisation du site de l'ambassade. Cependant, Daniell reste le grand champion en ce qui concerne la lecture. Lectures religieuses Les lectures extraites de textes plus ou moins religieux ne sont pas exemptes de La Possibilité d'une île. Tous les matins, selon ses dires, Daniel25 lit le sermon du Bouddha: Ainsi il demeure, obselVant le corps intérieurement,. il demeure, observant le corps extérieurement,. il demeure, observant le corps intérieurement et extérieurement. Il demeure observant l'apparition du corps,. il demeure obselVant la disparition du corps,. il demeure, observant l'apparition et la disparition du corps. "Voilà le corps": cette introspection est présente à lui, seulement pour la connaissance, seulement pour la réflexion, ainsi il demeure libéré, et ne s'attache à rien dans le monde. (440:>souligné dans le texte)

Passage recommandé par la Sœur suprême pour aiguiser la conscience de soi. Toutefois, une seule chose importe alors à Daniel25 : il n'a jamais connu les joies et les transformations physiques de son ancêtre Daniell lors de pénétrations chamelles. Il n'est pas le seul dans le roman à se pencher sur les religions. Daniell prend connaissance de la secte raëlienne et de ses concepts.

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Ces références ne sont pas les seules à la religion dans l'œuvre de Houellebecq où Michel dans Plateforme découvre dans la table de nuit de sa chambre, la Bible et des écrits sur l'enseignement de Bouddha qu'il commence à lire à cinq heures du matin: «Because of their ignorance, y lus-je, people are always thinking wrong thoughts and always losing the right viewpoint and, clinging to their egos, they take wrong actions. As a result, they become attached to a delusive existence» (pLAT Ill, souligné dans Ie texte). Bien que le paragraphe lui reste obscur, il pense saisir la dernière phrase qui lui apporte quelque soulagement. Un Égyptien lui fait part de ses réflexions sur le Coran: «A la lecture du Coran, déjà, on ne peut manquer d'être frappé par la regrettable ambiance de tautologie qui caractéri se l'ouvrage: "11 n' y ad' autre Dieu que Dieu seul." Avec ça, convenez-en, on ne peut pas aller bien loin» (pLAT 261). Et Robert, compagnon de voyage en Thaïlande remarque le caractère contradictoire des écrits antisémites (pLAT 120). Dans Lanzarote, un homme lit la Baghavad Gita à une terrasse de café. Les inscriptions sur son sac à dos, rappellent la teneur de sa lecture: «IMMEDIATE ENLIGHTMENT -INFINITE LIBERATION-ETERNAL LIGHT» (LANZ 44). Dans le même lieu de villégiature, un jeune homme offre une brochure de la Religion azraëlienne au narrateur (LANZ 45). Celui-ci en entame immédiatement la lecture et la compare plus ou moins au magazine Elle. Ce magazine féminin est très apprécié des personnages houellebecquiens ainsi qu'un grand nombre de catalogues et de brochures. Domaine du marché En tant que brochure, mise à part celle de la secte azraëlienne mentionnée plus haut et qui procure au narrateur de

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Lanzarote des renseignements sur cette nouvelle religion, se trouve la brochure des Galeries Lafayette parmi les catalogues que le narrateur d'Extension du domaine de la lutte étudie calmement. Michel de Plateforme s'empresse de se plonger dans la lecture des brochures dès son arrivée au Bangkok Palace Hôtel ce qui lui permet d'attendre paisiblement son installation en prenant connaissance du lieu où il se trouve. La lecture du prospectus dans sa chambre l'informe, un peu plus tard, de l'histoire du pays. Une occupation qu'il ne manque pas de répéter au cours de l'excursion organisée pour son groupe. Pendant la lecture du What's on Samui, il jette un œil sur la lettre d'un lecteur du journal: Guy Hopkins dont les propos le découragent (pLAT 95). TI se console avec la lecture de La Firme, livre qu'il a commencé plus tôt et où il considère Tom Cruise dans le rôle principal, influencé par le film qu'il a certainement visionné. Bruno aussi consulte des brochures. Entre autres, celles du Lieu du Changement avant d'y réserver ses vacances, mais une fois sur place, c'est surtout Swing Magazine qui a sa préférence bien que sa lecture se termine sur une éjaculation entre les pages. Toutefois, c'est certainement Michel des Particules élémentaires le plus friand de prospectus qu'il ramasse jusque dans les poubelles: Au matin du 15 juille~ il ramassa dans la poubelle de l'entrée un prospectus chrétien. Diverses narrations de vies convergeaient vers une fm identique et heureuse: la rencontre avec le Christ ressuscité. Il s'intéressa quelque temps à l'histoire d'une jeune femme ("Isabelle était en état de choc, car son année universitaire était en jeu"), dû cependant se reconnaître plus proche de l'expérience de Pavel ("Pour Pavel, officier de l'année tchèque, commander une station de poursuite de missiles était l'apogée de sa carrière militaire"). Il transposait sans difficulté à son propre cas la notation suivante: "En tant que technicien spécialisé, formé dans une académie répu-

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tée, Pavel aurait dû apprécier l'existence. Malgré cela il était malheureux, toujours à la recherche d'une raison de vivre." (pART 153)

Michel s'identifie à ce Pavel, tout comme lui malheureux malgré sa formation académique, mais la lecture des brochures lui apporte quelque agrément. Parmi son courrier, la publicité d'un nouveau paquebot, le Costa Romantica, retient un instant son attention d'autant plus que les particularités en sont décrites comme si le lecteur de l'article participait à la croisière: « "D'abord vous pénétrerez dans le grand hall inondé de soleil, sous l'immense coupole de verre. Par les ascenseurs panoramiques, vous monterez jusqu'au pont supérieur. Là, depuis l'immense verrière de la proue, vous pourrez contempler la mer comme sur un écran géant." » (pART 282-283, souligné dans le texte). Cette documentation est une référence directe à celle du Costa Romantica, un bateau de croisière, que l'on peut trouver sur Internet: Suivant la tradition des paquebots d'inspiration italienne, le Costa Romantica est le comble du design italien. Les salons luxueux sont meublés de bois rares et du marbre de Carrara et décorés par les artisans européens les plus prestigieux. Des millions ont été investis dans des oeuvres d'art: des sculptures, des tableaux, des peintures murales et un mobilier de haute qualité. Quant aux cabines particulières, elles sont spacieuses et bien aménagées. Au centre de remise en forme, vous recevrez un accueil personnalisé et une gamme étendue de soins et de thérapies vous sera proposée. Les concepteurs du Costa Romantica n'ont pas regardé à la dépense, leur objectif étant de créer le bâtiment le plus élégant et le plus confortable qui soit sur l'eau. Costa Romantica a été voté bateau 5 étoiles par Fieldings Guide to World Cruising- et figure parmi les 10 bateaux les plus romantiques au monde. 38

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http://www.croisirenet.com.

consulté le 10-03-2005

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Mettant à part la documentation du navire qu'il compte bien étudier à fond plus tard, il feuillette les Dernières Nouvelles de Monoprix qui offrent une calculette à calories avec laquelle il s'amuse un peu. Cependant, c'est indubitablement la lecture du catalogue des 3 Suisses qui le fait réfléchir le plus profondément et le détermine dans sa recherche: Le catalogue des 3 Suisses, pour sa part, semblait faire une lecture plus historique du malaise européen. Implicite dès les premières pages, la conscienced'une mutation de civilisation à venir trouvait sa fonnulation définitive en page 17 ; Michel médita plusieurs heures sur le message contenu dans les deux phrases qui défmissaient la thématique de la collection: "Optimisme, générosité, complicité, hannonie font avancer le monde. DEMAIN SERA FEMININ." (pART 153)

Cette analyse des 3 Suisses l'inspire en définitive dans ses travaux sur le code génétique de la race humaine. TIreprendra entièrement la dernière phrase. Ses écrits seront découverts, lus et relus par Frédéric Hubczejak qui en démontrera la perspicacité et en préfacera l'édition. Sans être un grand chercheur lui-même, il profitera de la valeur des travaux de Michel: « [...] il sut, préfaçant et commentant les éditions de Méditation sur l'entrelacement et des Clifden Notes, donner des réflexions de Djerzinski une présentation à la fois percutante et précise, accessible à un large public» (pART 386). Quant à Daniell, ce sont des brochures haut de gamme qu'il consulte, L 'Auto-Journal entre autres, lorsqu'il décide d'acheter une Bentley, mais ce sont principalement celles où il figure en photo ou à l'occasion d'un article qui l'intéressent au plus haut point. Radikal Hip-Hop, Art Press etc.

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La lecture au masculin Il est presque impossible de parler de la lecture des personnages masculins sans évoquer leur écriture. Le narrateur d'Extension du domaine de la lutte avoue qu'une vie passée à lire l'aurait pleinement comblé: «Vraiment, je crois qu'une vie entière à lire m'aurait mieux convenu. Une telle vie ne m'a pas été donnée» (EXT 14-15). Malheureusement, une telle vie n'est pas pour lui. TI doit écrire, alors qu'il voit en la lecture un pouvoir absolu et miraculeux: « Si je n'écris pas ce que j'ai vu je souffrirai autant - et peut-être un peu plus. Un peu seulement, j'y insiste. L'écriture ne soulage guère. Elle retrace, elle délimite. Elle introduit un soupçon de cohérence, l'idée d'un réalisme» (EXT 14). Que l'écriture atténue peu ses maux ne l'empêche pas d'écrire. Des fantaisies animalières, nous apprend-il. Dans l'une d'elles, « Dialogues d'une vache et d'une pouliche », l'éleveur de bétail symbolise Dieu. Notons au passage que les premières expériences génétiques de Michel dans Les Particules élémentaires concernaient la création d'une nouvelle race de vaches laitières en Irlande. Son supérieur direct lui fait remarquer qu'il est une sorte de Dieu pour ces bovidés ruminants. Quoi qu'il en soit, le narrateur d'Extension du domaine de la lutte écrit, lit, gribouille des directives sur un papier qu'il perd rapidement. TI rêve de devenir écriture. Cette idée lui procure une certaine quiétude au plus profond de sa dépression: « Sans doute est-ce qu'aujourd'hui je poursuis une vague existence dans une thèse de troisième cycle, au milieu d'autres cas concrets. Cette impression d'être devenu l'élément d'un dossier m'apaise. J'imagine le volume, sa reliure collée, sa couverture un peu triste; doucement, je m'aplatis entre les pages; je m'écrase» (EXT 150). On s'en souvient, le narrateur est cadre. On lui remet un rapport dont il prend connaissance: « Schéma directeur du

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plan informatique du ministère de l'Agriculture» (EXT 129). Un collègue paraphe quelques documents en les relisant avec soin: « Schabele joue son rôle de manière impressionnante. Avant de signer le premier document il le parcourt longuement, avec gravité. TIsignale une tournure "un peu malheureuse au niveau de la syntaxe". La secrétaire, confondue: "Je peux le refaire, Monsieur..." ; et lui de répondre, grand seigneur: "Mais non, ça ira très bien." » (EXT 57). Un autre cadre lit Les Échos dans le train (EXT 82). Un représentant du ministère pose un livre devant lui. Jean-Yves Fréhaut, mis à part son Minitel, lit MicroSystèmes de la lecture professionnelle et Tisserand « sort de son attaché-case différentes brochures en couleurs portant sur des logiciels de compatibilité» (EXT 52-53) lors de leur périple en train. Les lectures de ces personnages correspondent à leur position professionnelle et sont sans surprise en soi. Cet effet est renouvelé dans Les Particules élémentaires où Bruno et Michel lisent les ouvrages qui coïncident avec leur personnalité: littérature et développement sociohistoriques pour Bruno; les sciences dures pour Michel. Ce procédé est présent de la même façon dans Plateforme où Jean-Yves étudie des rapports de comptabilité et des chartes d'entreprises et le narrateur un peu de tout. Cependant, le procédé change dans La Possibilité d'une île où la grande lecture est l'apanage des néo-humains face aux récits de vies de leurs prédécesseurs. Pour ce qui est de l'écriture des autres personnages, Michel de Plateforme écrit des scénarios pour se distraire. Celui d'un film porno et un autre sur les seniors. Par contre, Daniell écrit des scénarios d'une manière professionnelle: « LES ECHANGISTES DE L'AUTOROUTE» où il combine pornographie et ultra violence à des fins commerciales, «LE DEFICIT DE LA SECURITE SOCIALE» qui

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reprend le problème dans ses principaux éléments. « DEUX MOUCHES PLUS TARD}} qui naît d'une remarque sur l'impossibilité de conserver une amitié après la rupture d'une liaison amoureuse. De plus, comique à succès, il écrit, bien entendu, des sketches. Cité plus haut, le poème de Baudelaire offre à Bruno un tremplin pour exprimer une dissertation sur la validité de la réflexion de Ben. Bruno qui rêve de devenir écrivain écrit aussi de la poésie: Les taxis, c'est bien des pédés Ils s'arrêtent pas, on peut crever. (pART 137)

Le poème écrit au camping d'une légèreté désopilante exprime son refus de participation et reste empreint de ses obsessions sexuelles: Je bronze ma queue (Poil à la queue 1) A la piscine (Poil à la pine I) Je retrouve Dieu Au solarium, Il a de beaux yeux, Je mange des pommes.

Où il habite? (Poil à la bite I) Au paradis (Poil au zizi I) (pART 138-139)

Créations réalisées à un atelier d'écriture au Lieu du changement où il passe des vacances. Cependant, Bruno publie aussi ses poèmes dans des revues. Michel a gardé l'un d'eux dans sa bibliothèque. Un texte à caractère désabusé

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sur la famille. Jusque dans son poème, Bruno s'étend sur les relations sociales. Son discours reste celui des sciences humaines. TI est à noter que ce long poème de Bruno se trouve environ au milieu du roman. L'insertion de la poésie dans le prologue des Particules élémentaires introduit le personnage du clone, parlant à la première personne du pluriel. Mais ce n'est qu'à la fin du roman que le lecteur en prend conscience. TIdécrit le bonheur de la nouvelle race d'êtres intelligents, les posthumains. La seconde partie de la poésie se situe presque à la fin du roman. C'est la suite, l'explication de la partie se trouvant au début. Pour ainsi dire La lecture et le livre font des apparitions fréquentes dans la fiction houellebecquienne. Cependant, ce sont les personnages masculins qui ressortent grands lecteurs que ce soit dans Plate/orme, Lanzarote, Les Particules élémentaires, Extension du domaine de la lutte ou La Possibilité d'une île. TIsrelatent des séances de lecture plus ou moins réussies et font part de leur appréciation sur le genre littéraire qu'ils ont sous les yeux. Quant aux lectrices, bien que présentes dans la diégèse, elles font, d'une part, peu de commentaires sur leurs lectures, de l'autre, les situations qui les dépeignent dans l'acte de lecture sont peu élaborées en comparaison de celles représentant les narrateurs. Somme toute, dans les livres de Michel Houellebecq, la femme est rarement portraiturée dans l'acte de lecture. Lorsqu'elle étudie, lit, que ce soit des dossiers, des romans ou des guides de voyage, son activité est souvent décrite par ellipse. Quel que soit son niveau intellectuel, elle est manipulée dans des situations où sa présence sert à satisfaire le plaisir phallocentrique des personnages masculins. Lorsque sa profession implique une activité littéraire, celle-

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ci est brièvement mentionnée, tout au plus. Toutefois, la situation est retournée avec Marie22 qui sur le point de mourir, exige de Daniel24 qu'il lui montre son sexe par caméra interposée. Quant aux jeunes femmes asiatiques, lorsqu'elles ont étudié, elles parlent le français d'une façon loin de refléter un niveau de connaissances langagières suffisant ou bien, elles s'adonnent à la prostitution. Le narrateur leur concède une supériorité indéniable sur les prostituées occidentales, mais est-ce bien là une supériorité valorisante? D'autant que l'auteur ne peut résister à leur faire parler un charabia presque incompréhensible qui nous laisse entendre que si elles sont supérieures dans le domaine sexuel, tel n'est pas le cas dans le domaine intellectuel, métaphorisé par leur maîtrise linguistique inadéquate. La femme est rarement louée pour ses qualités intellectuelles, même lorsque celles-ci sont sous-jacentes à sa profession. Ceci est valable pour Valérie, une jeune femme apparemment d'une capacité intellectuelle de grande valeur puisque capable de lire un rapport de rentabilité et de diriger le secteur économique d'une grande entreprise. Elle ne subira pas, comme Marylise, la directrice du service des communications, un viol collectif, mais elle sera abattue comme une bête lors d'un attentat. Ses lectures favorites sont Elle et Agatha Christie, deux genres dits paralittéraires. D'autre part, aussi bien pour le numéro du magazine que pour les ouvrages des auteurs anglais, c'est Michel qui en fait l'analyse. La description de Valérie insiste sur son incompréhension des textes. D'un autre côté, Michel est attendri à la découverte de ses écrits de petite fille. Quant au professeur de Lettres, Josiane, sa lecture reste celle du Guide du Routard, une lecture appropriée à la situation vacancière, mais non à son statut d'universitaire. Aïcha, l'étudiante, devient un objet de désir onirique et Eucharistie doit satisfaire sexuellement son employeur, Jean-Yves. La

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psychologue d'Extension du domaine de la lutte reste la seule femme portraiturée en acte de lecture d'une manière prolongée. Malgré tout, là encore., le narrateur est mis en valeur, puisqu'elle lit ses écrits. L'incompréhension de Pam pour ses lectures reste ambiguë dans sa nature, Annabelle est une grande adepte de la presse féminine. Le narrateur porte un regard oblique sur son attitude et sa foi dans le grand amour. Seule Marie-Jeanne est représentée de manière sympathique dans sa profession. Elle n'échappe cependant pas à l'ironie incisive commune aux narrateurs houellebecquiens. Pour tout dire, les lectrices dans l'œuvre de Michel Houellebecq sont portraiturées dans un discours épidictique où les louanges distribuées à la femme sur le plan sexuel sont contrecarrées par les blâmes occultant ses capacités intellectuelles. Peu de femmes écrivent. On aura noté Annabelle et ses lettres à Michel et les histoires de jeunesse de Valérie en situation pré diégétique et Marie22 et Marie23 et leurs messages électroniques. La lecture des narrateurs et des personnages masculins subit une représentation tout autre. Le lecteur est aussi souvent quelqu'un qui écrit. Pour autant, il serait erroné de prétendre que la «vraie littérature» reste l'apanage des personnages masculins puisque ceux-ci en fin de compte écrivent dans les genres dits mineurs et leurs lectures diffèrent peu de celles des personnages féminins dans ce sens que les magazines et les brochures ont leur nette préférence.

Filiations scripturales

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Il n y a pas de hasard dans l'art, non plus qu'en mécanique. Charles Baudelaire

Sur le langage dans le roman Tout en étant parfois peu énoncées, les références littéraires sont nombreuses chez Michel Houellebecq. TI s'agit occasionnellement de la simple mention d'un auteur. Ainsi voiton défiler Baudelaire, Thomas Mann, Barthes, Derrida, Aldous Huxley pour ne nommer que ceux-là. D'autres fois, ce sont des commentaires émis par un personnage à la suite d'une citation plus explicite. Tels Bruno dans Les Particules élémentaires sur Proust, Huxley ou bien le narrateur de Lanzarote qui lit L'Adversaire ou Pam un roman de Desplechin. Dans ce chapitre, je désire relever et analyser les intertextualités dans les romans selon la perspective exprimée plus bas. Le concept d'intertextualité a été introduit par Julia Kristeva dans sa présentation de Mikhaïl Bakhtine. Ce dernier dans Esthétique et théorie du roman (1975) parle de dialogisme, de plurilinguisme ou de liens entre les textes. En fait, Bakhtine se positionne contre deux théories généralement admises: l'une est que le langage du roman n'est pas à proprement parlé artistique, que ce n'est pas un art mais un langage non spécialement défini et uniquement employé dans le dessein de communication au contraire du langage poétique. La seconde opinion, ou plutôt pratique, est que l'analyse du style poétique était utilisée pour l'analyse du style du langage romanesque. Selon Bakhtine, ces deux approches manquent leur but. Des analyses de style ne tiennent pas compte du fait qu'un roman n'a pas qu'un seul style mais est une agglomération, une diversité

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hétérogène de styles. TI se compose de plusieurs langages, de voix et aussi de styles. Par exemple, la voix du narrateur, de l'auteur, la stylisation de plusieurs formes narratives verbales quotidiennes, de formes narratives semilittéraires telles les lettres, le journal intime etc. De formes non littéraires mais néanmoins écrites: la morale, la justice, des écrits philosophiques ou scientifiques, des discours. Et aussi, le langage individuel des personnages. Toutes ces voix et styles hétérogènes forment ensemble le roman. Le roman en son ensemble ne peut être constitué d'aucun de ces éléments particuliers. Le style du roman est donc une combinaison de plusieurs styles, le langage du roman est ce système hétérogène du langage. C'est une diversité de formes de langage social et une diversité de voix individuelles, organisées d'une manière artistique. Cette diversité du style décrite par Bakhtine se retrouve dans les romans de Michel Houellebecq qui incluent des rêves, des digressions métaphysiques, des descriptions scientifiques, de la poésie et dans lesquels se font entendre plusieurs voix. Chaque langue nationale est, selon Bakhtine, stratifiée en dialectes sociaux (dialectes étant employés ici au sens large), comportements linguistiques de groupes, de jargons professionnels, de langages de jeunes, de langages de différents groupes d'âge, de langages idéologiques, de langages de différentes autorités, de cercles différents et soumis à des effets de mode. TI existe même des langages du jour, chaque jour amenant sa propre réflexion, son propre slogan, son propre vocabulaire. On pense de suite aux slogans publicitaires qui apparaissent et disparaissent au gré des campagnes publicitaires ou électorales. La présence de ces stratifications est indispensable pour le roman en tant que genre. Le roman orchestre toutes ces diverses sortes de langages et de cette manière la vision et l'idéologie qu'il convoie. L'image centrale du roman, selon Bakhtine, est la

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symphonie dans laquelle peut retentir l'hétéroglossie: la multiplicité des voix sociales, la variété de leurs relations sous-jacentes. La caractéristique du roman est le mouvement du thème au travers des différents langages et dialectes, les bifurcations des courants de l'hétéroglossie sociale. Toujours selon Bakhtine, la stylistique traditionnelle choisit généralement un langage, par exemple «le style épique}) du narrateur ou un autre langage, qui est alors entendu comme la voix de l'auteur. Mais cette façon de faire est inadéquate en ce qui concerne le roman comme un tout et tout autant inappropriée par rapport à un style qui ne peut être compris que dans son interaction avec les autres styles. TI s'agit de la « vie}) du langage dans le roman: la stylistique est statique. Elle ne peut analyser que des fragments et des phénomènes isolés. Non rendre compte d'un tout. C'est ce phénomène qui est à l'œuvre lorsque des critiques jugent Houellebecq pornographique ou satyrique. Ils ne prennent qu'un seul aspect de l'œuvre en compte alors que les romans, de toute évidence, comme le révèle une lecture approfondie, possèdent une complexité beaucoup plus étendue qu'il est impossible de réduire à un seul de ses critères. Que le roman ne soit pas artistique, pas un art, qu'il s'agisse d'un langage non défini uniquement utilisé pour la communication, selon Bakhtine, est erroné. Ce jugement est causé par le fait que les analyses continuent à penser en termes de genres littéraires officiels: épos, drame, poésie et ce sont des genres où en effet, un langage, un style ou un dialecte domine, et encore, soumis à des règles précises. Bakhtine voit ces genres littéraires, selon lui caduques épos, drame, poésie - comme des agents historiques au service de forces centripètes dans le langage. TIy a dans le langage, toujours deux forces au travail. La force centripète - force qui recherche le centre et tente de créer un langage

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d'unité, le roman monologique, et une force centrifuge qui s'éloigne du centre et crée la diversité, la polyphonie. Un langage unificateur est toujours imposé, fait, fabriqué. Toutefois, un minimum d'unification rend la communication possible et est de ce fait indispensable. Que plusieurs forces se rencontrent à l' œuvre dans les romans est probablement la raison pour laquelle tout et son contraire a été écrit sur Houellebecq jusqu'à présent sans prendre en considération le principe unificateur qui en fait l'unité. Les genres littéraires ont été formés sous l'influence des forces centralisantes, le roman est au service des forces centrifuges, la décentralisation. Alors que la poésie centralise le culturel, le national et le politique au service de l'officiel, se développe dans la rue et sur la place publique, les chansons, les fabliaux, les anecdotes et où tous les langages sont des masques. Cette hétéroglossie est consciemment opposée à la langue littéraire: elle est parodique et se retourne contre le langage officiel. L'hétéroglossie est dialoguée. Ce sera chez Houellebecq le dialogue évident des personnages entre eux, mais aussi la divergence et la contradiction de pensée en chacun d'eux. La linguistique, la stylisation et le langage philosophique sont, selon Bakhtine, tous des serviteurs de la langue d'unité, officielle, dominante et instituée, car elle reconnaît uniquement le système linguistique, et voit toutes les autres langues comme « langues individuelles », réalisation de ce système. Le social, le dialogisme, le dynamisme du langage restent en dehors de ses considérations. Fait inadmissible chez Houellebecq où le dynamisme du langage est le ressort de ses romans ancrés dans le dialogue sociétal.

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Poésie et roman Je voudrais brièvement parler de la notion de dialogisme dans le langage, telle que Bakhtine l'emploie. Peut-être devrais-je parler des dialogismes. En effet, la première forme de dialogisme concerne le dialogisme entre le mot et tous les mots qui entourent l'objet désigné. Dans un concept traditionnel, un mot peut désigner un objet. Le mot considéré comme un élément d'un système inanimé et anhistorique, système de langage, rencontre en cela aucune résistance. Personne ou rien ne gêne ce mot ou lui conteste sa place. Mais Bakhtine ne désire pas considérer ce mot et sa signification sémantique, mais sa vie. C'est là que les choses se compliquent. Sur sa route vers l'objet qu'il veut désigner, le mot rencontre, pour ainsi dire, tout un essaim d'autres mots qui entourent cet objet. Chaque objet a déjà été le sujet d'une discussion ou d'une désignation. Il n'est possible de le voir qu'à la lumière des mots employés par d'autres, par lesquels il a été touché, discuté, désigné. Le mot entre dans un tourbillon de mots étranges, mots appartenant à d'autres, chargés de jugements de valeur et d'accents significatifs d'annotations et de connotations: le mot se lie avec certains de ces mots étranges, se protège d'autres, s'insurgent contre d'autres encore et ainsi de suite. Le mot revêt sa signification pendant qu'il se frotte à un millier de fils dialogiques, tissés par d'autres consciences socioidéologiques autour de l'objet d'un énoncé. Pour le dire autrement: le mot est formé par une interaction dialogique avec un mot étrange, qui se trouve préalablement dans l'objet. Un mot forme un concept de son propre objet d'une façon dialogique. C'est un jeu complexe de l'ombre et la lumière dont le mot se remplit. Bakhtine compare l'intention de ce mot, sa direction vers l'objet, à un rayon de lumière qui est indéfiniment transpercé par un spectre de

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couleur sociale qui entoure déjà l'objet. Toutes ces facettes l'éclairent simultanément. Selon Bakhtine, le roman produit les conditions pour une telle fonction spectrale du mot. Le mot trouve sa propre signification par toutes les significations qui existent au préalable. L'auteur de prose accepte ce mélange quasi babélique des langages qui entourent l'objet. Bien entendu, la rencontre avec l'éventail de ce qui a déjà été dit est une marque de l'énoncé en soi. Seul le mythique Adam rencontre un monde verbal vierge et sans substantifs où aucun objet n'a encore été touché par un mot. Avec cette image, Bakhtine reprend l'idée qu'Adam nomme les objets, découvre le langage et il présente implicitement cette appellation comme une défloraison. Dans cette métaphore, le mot est masculin et les objets qu'il touche, féminins. D'autre part, par ce discours, Bakhtine attaque constamment la linguistique et la philosophie du langage. Ce qui n'est pas pour simplifier les choses. La seconde forme de dialogisme est la tendance du mot, le sens de l'énoncé sur l'auditeur ou le lecteur. TIy a une orientation dans l'énoncé linguistique d'une réponse. Les linguistes n'ont pas encore dépassé les délimitations explicitement syntaxiques de ces tendances: - formes interroga-

tives, interpellation - mais chaque discours est beaucoup plus profondément défini par la situation communicationnelle, du fait qu'il est dirigé vers un auditeur ou lecteur actif. Pour ainsi dire, le discours ressent la résistance ou l'approbation de l'auditeur ou du lecteur et cet « horizon d'attente» pénètre, avant que la réponse soit donnée, l'exposé. L'énoncé s'oriente déjà vers l'horizon conceptuel de l'auditeur ou lecteur. Le texte est déjà, en quelque sorte, effleuré par l'auditeur ou lecteur. L'arène de la rencontre dialogique, dans ce cas, n'est pas l'objet qui est prisonnier des mots, mais l'attente de I'horizon conceptuel du rece-

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veur. En fait, il serait possible de penser que ce sont surtout les romans à thèse qui sont explicitement dirigés à pénétrer le système de valeurs du lecteur d'une manière séminale, mais Bakhtine trouve aussi ce dialogisme interne de l'énoncé une caractéristique du roman en soi. À l'inverse, dans la poésie, les mots sont plus univoques, arrogants. Le langage qui entoure déjà l'objet est ignoré, négligé. L'auteur réfère justement le moins possible à d'autres langages, d'autres styles, d'autres visions. L'abondance de langages différents comme l'épicentre artistique du roman est volontairement évitée. Le poète essaie de réaliser son intention à l'intérieur d'un seullangage. La langue est un organe obéissant, tout entier la possession du poète. Le langage de la poésie est un langage d'unité qui crée un monde ptolémique en dehors duquel rien n'existe. Dans la poésie, l'hétéroglossie est expulsée. Une troisième forme de dialogisme est que chaque mot utilisé l'a déjà été des milliers de fois par d'autres. Le mot n'appartient à personne en particulier. TI est toujours tout autant la possession d'une autre personne que celle de celui qui l'utilise à un moment donné. TI est possible de le conquérir en l'investissant de notre intention propre ou accent, mais avant cela il est préalablement investi des intentions des autres. Le mot n'oublie pas d'où il vient, où il est allé. S'approprier un mot, le plier à ses propres intentions est un processus difficile et complexe. Nous avons vu que dans les langues nationales, la stratification est omniprésente. Le langage littéraire est un langage stratifi é à l' intéri eur de celle-ci. Ces stratifi cations sont les genres littéraires. Il est important de noter que Bakhtine met le langage littéraire sur le même plan que les autres langages sociaux. Aucune différence de niveau n'existe pour lui dans les langages sociétaux. Chaque individu s'exprime toujours dans plusieurs langues. Un paysan

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russe et analphabète prie Dieu en Slavon, chante des chansons dans un autre langage, parle en famille un langage quotidien, dicte des pétitions à l'autorité locale dans un langage plus châtié. La même chose s'applique aux citoyens de chaque nation. Alors que le poète essaye autant que possible de défaire les mots de leur signification attachée à certains contextes (tout ce qui entre dans le travail poétique doit être plongé dans le Léthé, la rivière de l'oubli), et oublier ses vies antérieures dans d'autres contextes (le langage n'a le droit que de se rappeler sa vie dans d'autres contextes poétiques) les poèmes se présentent comme des unités fermées. Le rythme coupe dans l' œuf les mondes sociaux potentiels qui sont compris dans le mot. L'auteur de roman prend le chemin opposé. TIlaisse justement résonner l'hétéroglossie sociale, il exhibe les langages les plus différents possibles. La diversité du langage est pour l'auteur de roman le moyen artistique d'orchestrer le thème. L'auteur s'exprime au travers de ces nombreux langages, il est le ventriloque qui laisse entendre toutes ces voix. TI accueille tous ces horizons socioidéologiques différents que renferment ces langages divers. La vraie stylistique capable de se confronter à un tel état de fait doit être une stylistique sociologique. Bakhtine explique aussi les manières différentes dont l'hétéroglossie peut être organisée dans le roman. TI emprunte ses exemples à plusieurs auteurs tels, Fielding, Sterne, Dickens, Thackeray. TI est clair que la vision de Bakhtine anéantit celle des structuralistes qui reconnaît uniquement deux niveaux: le système linguistique et la concrétisation individuelle. Bakhtine affirme que l'essence de la langue se trouve autre part et bien dans le contexte et l'usage situationnel. C'est là et nulle part ailleurs que gît la signification du langage. En ce sens, Bakhtine est un précurseur des sociolinguistes.

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Deuxièmement, il pourrait paraître gênant que Bakhtine semble vivre totalement dans un monde littéraire masculin. Tous ses exemples sont sans exception tirés d'auteurs masculins, mise à part Madame de La Fayette qu'il cite dans son esquisse de la préhistoire du roman. Il lui fait I'honneur de la nommer telle une grande diva de La Fayette en omettant le « Madame », tout comme on dit La Callas, ou La Malibran. Malgré cela, il reste certain que la théorie de Bakhtine est valable aussi bien pour analyser les auteurs masculins que féminins. Dans le cas présent, Michel Houellebecq, la question ne se pose même pas. Quant à l'opposition posée entre la poésie et la prose, elle trouve sa pertinence dans l'insertion fréquente de poésie dans les romans. Ce que Bakhtine laisse clairement voir c'est que le roman est formé par l'hétéroglossie sociale transposé dans la littérature. Voici en résumé succinct la thèse de Bakhtine sur la notion d'« objet esthétique ». Cette thèse de Bakhtine sur le plurilinguisme du roman est précieuse pour l'analyse de Houellebecq. Elle permet de rendre compte de la diversité de l'écriture houellebecquienne, non pas comme d'un caméléon littéraire, mais plutôt de l'appréhender comme allant de soi. Ce qui rend Houellebecq exceptionnel n'est pas la diversité des styles employés puisqu'elle est intrinsèque à la composition du roman en tant que genre littéraire, mais le contenu déployé par l'intermédiaire de ces styles divergents. En un mot, non la forme, mais le contenu. J'ai parlé plus haut du discours épidictique du narrateur vis-à-vis des lectrices dans les romans. Bakhtine parle, pour signaler l'ambivalence du discours, de «construction hybride» qu'il définit comme suit: « Nous qualifions de construction hybride un énoncé qui, d'après ses indices grammaticaux (syntaxiques) et compositionnels, appartient au seul locuteur, mais où se confondent, en réalité, deux énoncés, deux

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manières de parler, deux styles, deux «langues », deux perspectives sémantiques et sociologiques» (Bakhtine 125126). Précisons que pour lui, l'importance de cette définition est qu'« entre ces énoncés, ces styles, ces langages et ces perspectives, il n'existe, du point de vue de la composition ou de la syntaxe, aucune frontière formelle ». Et il conclut: «Les constructions hybrides ont une importance capitale pour le style du roman ». Ces constructions hybrides chez Houellebecq fournissent la stabilité de ses romans où chaque énoncé s'équilibre avec son contraire. Pour Bakhtine, le « plurilinguisme social, la conception de la diversité des langages du monde et de la société, qui orchestrent les thèmes romanesques, peuvent entrer dans le roman, soit comme stylisations anonymes, mais grosses d'images des stylisations parlantes des langages, des genres, des professions, etc., soit comme les images incarnées d'un auteur supposé, de narrateurs, de personnages, enfin» (152). En ce sens, « Dans le roman, l'homme qui parle et sa parole sont l'objet d'une représentation verbale et littéraire. » TIdevient alors évident que [...] le locuteur est, essentiellement, un individu social, historiquement concret et défini, son discours est un langage social (encore qu'embryonnaire), non un "dialecte individuel" [...] Les paroles particulières des personnages prétendent toujours à une certaine signifiance, à une certaine diffusion sociale: ce sont des langages virtuels. [...] Un langage particulier au roman représente toujours un point de vue spécial sur le monde, prétendant à une signification sociale. (153, souligné dans le texte)

On le voit, selon Bakhtine, le roman est loin d'être un «jeu verbal abstrait.» Et, «L'action d'un héros de roman est toujours soulignée par son idéologie: il vit, il agit dans son monde idéologique à lui (non pas un monde épique et « un »), il a sa propre conception du monde, incarnée dans

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ses paroles et dans ses actes» (155). Partant de là, les références littéraires sont des éléments du plurilinguisme, du dialogisme et de l'hybridité romanesque, communément appelés « intertextualité », manifestations recherchées dans la suite du présent chapitre. Entéléchies Le narrateur d'Extension du domaine de la lutte écrit. Non seulement le texte soumis à sa psychologue mais, aussi des « fantaisies animalières ». Telles «Dialogues d'une vache et d'une pouliche» qu'il considère comme une «méditation éthique », «Dialogues d'un chimpanzé et d'une cigogne» qu'il dit constituer « un pamphlet politique d'une rare violence» et «Dialogues d'un teckel et d'un caniche» plus ou moins «un portrait d'adolescents ». Comme le remarque Robert Dion 39, la particularité évidente de ces dialogues est principalement de ne pas en être. Cependant, il est possible de voir dans ce troisième texte du narrateur l'inspiration de Clifford D. Simak. En effet, « Le recensement », le troisième conte de Demain les chiens (1952), contient un manuscrit« Esquisse inachevée et notes sur la philosophie de Juwain » et met en scène Nathanael, un chien qui peut soutenir une conversation avec les humains. Ceci se passe dans un avenir éloigné de notre époque de plusieurs millénaires. Toutefois, l'influence de Simak est encore plus sensible dans la structure même du roman Les Particules élémentaires où la projection dans le futur permet un regard distancié sur l'humanité. Un effet réussi dans ce roman. Houellebecq lui-même, dans

39

Robert Dion, « Faire la bête. Fictions animalières domaine de la lutte », CRIN n043, 2004

dans Extension

du

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l'entretien « Gracias por sur visita 40}) avoue avoir été influencé par Simak dans l'élaboration de son roman et pour les mêmes raisons. L'auteur, intéressé par les merveilles technologiques, se préoccupe des drames humains engendrés par le progrès. Un peu Lovecraft, Verne et G.G. Wells à la fois. Cette construction qui place le narrateur au-delà et en deçà de l'humanité se retrouve dans La Possibilité d'une île où Daniel24 et Daniel2S, clones de Daniell et néohumains, lisent et commentent les écrits de ce dernier une vingtaine de siècles plus tard après qu'il les ait couchés sur le papier. Néo-humains qui à leur tour écrivent, non seulement leur récit de vie respectif: mais aussi leurs commentaires sur ceux de leurs prédécesseurs, ce qui par un jeu de miroirs et de mises en abyme crée une (auto) intertextualité évidente. J'ai amplement commenté autre part la relation de Houellebecq et Lovecraft 41. J'y reviendrai ultérieurement. Toutefois, j'aimerais débuter par les citations d'auteurs et d'ouvrages que l'on rencontre dans la prose houellebecquienne. Elles sont beaucoup plus fréquentes que généralement admises. Elles concernent tout autant des ouvrages scientifiques que littéraires, mais aussi des brochures ou des catalogues. Que cela ne nous étonne pas. Dominique Noguez remarque justement la versatilité de Houellebecq : « Au demeurant, homme de paralittérature autant que de littérature. TI a une bonne culture littéraire, il a lu Balzac, Flaubert, Dostoïevski, Thomas Mann, mais on ne peut rendre compte de son arrière-plan culturel que si l'on évoque 40 Sylvain Bourmeau et Céline Hecquet, « Gracias por su visita », Les Inrockuptibles, DVD, 2005 41 Voir à ce sujet le dernier chapitre de Houellebecq Sperme et sang, Paris, L'Harmattan, 2003

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des genres apparemment mineurs qui l'ont marqué dès l'adolescence et qu'il assume tout à fait: la chanson, le rock, les magazines pour collégiennes, la science-fiction. Surtout la science-fiction 42». Autre part, Noguez compare l'auteur à un Baudelaire de supermarché poursuivant une œuvre de moraliste noir (30) dont il est difficile de dépister si la référence se rapporte à la qualité mercantile ou baudelairienne de la prose houellebecquienne. Quoi qu'il en soit, la science-fiction et la science font irruption à bien des moments dans les romans. Par exemple, le personnage de Michel dans Les Particules élémentaires, correspond à celui d'un scientifique à bien des égards, dont les lectures n'en sont pas le moindre aspect. Presque toute une page des Particules élémentaires est dédiée à Werner Heisenberg, la lecture favorite de Michel : Cela a dû se passer, je pense au printemps 1920. L'issue de la première grande gueITe avait semé le trouble et la confusion panni les jeunes de notre pays. La vieille génération, profondément déçue par la défaite, avait laissé glisser les rênes de ses mains; et les jeunes se rassemblaient en groupes, en communautés petites ou grandes, pour rechercher une voie neuve, ou du moins pour trouver une boussole neuve leur pennettant de s'orienter, car l'ancienne avait été brisée. C'est ainsi que par une belle journée de printemps, je me trouvais en route avec un groupe composé d'une vingtaine de camarades. Si j'ai bonne souvenance, cette promenade nous entraînait à travers les collines qui brodent la rive ouest du lac de Starnberg ; ce lac, à chaque fois qu'une trouée se présentait à travers les rangées de hêtres d'un vert lumineux, apparaissait à gauche en dessous de nous, et semblait presque s'étendre jusqu'aux montagnes qui formaient le fond du paysage. C'est, assez étrangement, au cours de cette promenade que s'est produite ma première discussion sur le monde de

42 Dominique

Noguez, Houellebecq, souligné dans le texte

en fait, Paris, Fayard, 2003, p. 9,

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la physique atomique, discussion qui devait avoir une grande signification pour moi au cours de ma carrière ultérieure. (pART 29)

Michel lit et relit ce livre depuis ses dix-sept ans. L'influence de la lecture de ce texte et de la promenade qu'il relate se retrouve dans ses rêves où la marche occupe une place éminente ainsi que la pensée abstraite comme nous avons pu le constater dans « Des rêves plein la tête». C'est la pensée de Pascal qui vient au secours de Desplechin lorsqu'il prend congé de Michel en même temps qu'il quitte son bureau pour la retraite: Je ne suis plus chercheur. .. répondit Desplechin avec une simplicité désarmante. C'est sans doute pour ça que je me laisse envahir, sur le tard, par des questions métaphysiques. Mais bien sûr c'est vous qui avez raison. Il faut continuer à chercher, à expérimenter, à découvrir de nouvelles lois, et le reste n'a aucune importance. Souvenez-vous de Pascal: "Il faut dire en gros: cela se fait par figure et mouvement, car cela est vrai. Mais de dire quels, et composer la machine, cela est ridicule; car cela est inutile, et incertain, et pénible." (pART 337)

Il est d'autres endroits où les grands hommes sont invoqués pour justifier un raisonnement. Tel est le cas, lorsque Bruno relate la vie de David à Christiane. Il mentionne l'Histoire et trace le parallèle entre ceux qu'il nomme les dictateurs: « Contrairement à Hitler, contrairement à Staline, Napoléon n'avait cru qu'en lui-même, il avait établi une séparation radicale entre sa personne et le reste du monde, considérant les autres comme de purs instruments au service de sa volonté dominatrice » (PART 259). David, lui, se compare à Napoléon, un dictateur selon Bruno qui «se promenant à l'aube sur les champs de bataille, contemplant les milliers de corps mutilés et éventrés, remarquait avec négligence: "Bah... une nuit de Paris repeu-

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plera tout ça"». Se dessine aussi dans cette citation le roman de Léon Tolstoï Guerre et Paix (1868) 43 qui apparaît pareillement dans le rêve de Michel mentionné et analysé dans « Des rêves plein la tête». C'est Zola que le narrateur cite « J'aime mieux mettre la clef sous la porte que de continuer à vivre des transes pareilles» (PART 165) pour illustrer sa thèse sur la transe: « Dans un sens littéraire ou vieilli, la transe désigne une inquiétude extrêmement vive, une peur à l'idée d'un danger imminent». Le danger, en l'occurrence, concerne Bruno sur le point d'être à nouveau rejeté et incompris, ce qui lui fait citer Nietzsche: « Sophie! s'exclama à nouveau Bruno, sais-tu ce que Nietzsche a écrit de Shakespeare? "Ce que cet homme a dû souffrir pour éprouver un tel besoin de faire le pitre! ..." Shakespeare m'a touj ours paru un auteur surfait; mais c'est, en effet, un pitre considérable » (PART 167). Pauvre Bruno. Après cet échec lamentable de drague, il n'a d'autre solution que de se rabattre sur la philosophie d'Aristote: «Un petit homme me semble encore un homme, écrit le philosophe, mais une petite femme me semble appartenir à une nouvelle espèce de créature» (PART 167). Comment rimer cette assertion avec sa situation actuelle s'interroge Bruno en déambulant dans les rangées du supermarché. Les échecs amoureux s'accumulent dans la vie de Bruno et il s'en souvient très bien au contraire de ce que pense Schopenhauer selon Michel: « On se souvient de sa propre vie, écrit quelque part Schopenhauer, un peu plus que d'un roman qu'on aurait lu par le passé. Oui, c'est cela: un peu plus seulement» (pART 189). Ces échecs cuisants dont il se souvient si bien, sont d'autant plus vifs qu'ils sont une 43

Léon

Tolstoï,

La

Guerre

2002, tr. Boris de Schlœzer

et la Paix (1868), Paris, Gallimard

Folio,

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conséquence brûlante de l'amour qu'il n'a pas reçu. Et l'amour est ce qu'il recherche. Une citation d'Auguste Comte en exergue vient suggérer la prédominance de ce sentiment dans la vie: « Si donc l'amour ne peut dominer, comment l'esprit régnerait-il? Toute suprématie pratique appartient à l'activité» (PLAT 327). Ce que corrobore une autre citation du philosophe par Michel: Fondée principalement sur l'attachement et la reconnaissance, écritil, l'union domestique est surtout destinée à satisfaire directement, par sa seule existence, l'ensemble de nos instincts sympathiques, indépendamment de toute pensée de coopération active et continue à un but quelconque, si ce n'est à celui de sa propre institution. Lorsque malheureusement la coordination des travaux demeure le seul principe de liaison, l'union domestique tend nécessairement à dégénérer en simple association, et même le plus souvent elle ne tarde point à se dissoudre essentiellement. (pLAT 190-191)

C'est au mariage de Bruno que Michel écoute un prêtre extrapoler sur la Bible: «Aimer sa femme, c'est s'aimer soi-même. Aucun homme n'a jamais haï sa propre chair, au contraire il la nourrit et la soigne, comme fait Christ pour l'Église; car nous sommes membres d'un même corps, nous sommes de sa chair et de ses os. Voici pourquoi l'homme quittera son père et sa mère, et il s'attachera à sa femme, et les deux deviendront une seule chair. Ce mystère est grand, je l'affirme, par rapport au Christ et à l'Église» (pART 214). L'inversion de la position de l'homme et de la femme laisse Michel indifférent. C'est la formule Ils deviendront une seule chair qui le hante. Là réside pour lui la similarité avec les « expériences d'Aspect et le paradoxe EPR: lorsque deux particules ont été réunies, elles forment dès lors un tout inséparable. [...] sur le plan ontologique, on peut leur associer un vecteur unique dans un espace de Hilbert» (pART 215). La position de Michel est celle d'un

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scientifique, mais il abrège considérablement ce que sont les expériences d'Aspect et le paradoxe EPR Le bonheur est une variable inconnue: IL N'EXISTE PAS Selon la mécanique quantique, les résultats d'une même expérience menée à bien plusieurs fois de suite peuvent être différents d'une fois sur l'autre. Einstein contredit la possibilité de cette affirmation dans son interprétation. Les résultats sont aléatoires uniquement parce que nous ignorons certaines données du phénomène. L'exemple classique est le lancer de dés. « Dieu ne joue pas aux dés}) est la formule consacrée d'Einstein qui avec Podolsky et Rosen, deux de ses collaborateurs, pensait donc que le hasard n'existe pas en physique. Si nous avions une connaissance précise de la position de départ du dé, de sa vitesse initiale ainsi que des lois qui régissent ses éventuels rebonds sur le tapis vert, nous pourrions prévoir avec exactitude le résultat du lancer. C'est notre ignorance des phénomènes sous-jacents, tout à fait déterminants selon lui, qui nous donne l'illusion de faire la même expérience alors que les conditions changent d'une fois sur l'autre d'où les résultats divers. Ces conditions changeantes sont appelées les « variables cachées ». Selon Bell, la supposition de l'existence des variables cachées a des conséquences expérimentales vérifiables. Sa théorie va à l'encontre de celle de la plupart des physiciens de l'époque qui pensaient que la discussion sur leur existence était de la pure métaphysique et qu'elle n'avait aucune conséquence expérimentale puisqu'elles n'étaient pas mesurables. Les expériences d'Alain Aspect, un physicien français, ont démontré que les inégalités de Bell sont violées par la mécanique quantique. La théorie de la mécanique quantique est sous-jacente à la construction du roman Les Particules élémentaires.

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Deux des particules étant Michel et Bruno, résultats opposés d'un départ identique dans la vie. La localité, la vitesse de leur développement respectif est d'une importance minime dans un monde déterministe où l'information sur le futur est comprise dans le passé. L'état initial de leur éducation dans l'enfance est la cause de leur comportement à l'âge adulte. Le rayonnement de l'amour maternel est absent de la vicinalité de leur noyau social à tous les âges. Leur trajectoire bien que similaire donne des résultats différents pour ne pas dire opposés. L'un devient un grand scientifique pratiquement asexuel, l'autre un raté obsédé du sexe. Dans l'expérience de pensée d'Einstein, Podolsky et Rosen (EPR), le principe de base de la relativité est violé. Dans celui-ci, l'information ne peut pas se propager à une vitesse supérieure à c. dans cette expérience, on considère l'interactivité de deux systèmes A et B et leur éloignement. On suppose aussi que deux systèmes s'imbriquent puis se séparent spatialement. Toute la vision de Michel sur le mariage de Bruno, produite par la connaissance de ces expériences, se révèle prophétique. Bruno et sa femme se séparent et divorcent après quelques années de mariage. De même, Bruno et Michel se retrouvent et se perdent de vue à nouveau. En fait, chaque couple qui se forme dans l' œuvre de Houellebecq, se sépare irrémédiablement que ce soit par la vie ou par la mort. Système qui se retrouve aussi dans La Possibilité d'une île avec les relations de Daniell et les rencontres virtuelles de Daniel2S. Les rêves de Michel ainsi que les scènes de Métro et de RER dans Plateforme sont également des éléments probants de la même théorie. Particules positives et négatives associées l'une à l'autre, séparées et inséparables, nécessaires à l'équilibre de la ligne diégétique. La question de l'irréversibilité du temps divise les scientifiques depuis

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longtemps. En utilisant la mort, phénomène irréversible, pour l'une des particules comme aboutissement de la séparation, Houellebecq affirme sa croyance à l'irréversibilité des phénomènes. Michel n'est pas le seul à s'interroger sur la Bible. Une autre citation ayant trait à la religion est celle de Bruno sur Saint Paul: « Si le Christ n'est pas ressuscité [...] alors notre foi est vaine» (pART 321). Citation en réponse à Michel qui vient de faire valoir que «selon Auguste Comte, la religion a pour seul rôle d'amener l'humanité à un état d'unité parfaite» ce que Bruno conteste violemment: «A partir du moment où on ne croit plus à la vie éternelle, il n'y a plus de religion possible. Et si la société est impossible sans religion, comme tu as l'air de le penser, il n'y a plus de société possible non plus ». Le bonheur est une variable inconnue: il n'existe pas! Un peu de littérature Plusieurs critiques ont déjà évoqué la ressemblance entre Michel Houellebecq et Bret Easton Ellis pour des raisons différentes, mais toujours en rapport avec la violence 44.Or, Houellebecq a repris à son propre compte quelques traits moins agressifs mais tout aussi typiques de l'écrivain améncaln. La brochure des Galeries Lafayette, parmi les catalogues que le narrateur d'Extension du domaine de la lutte étudie calmement, décrit une nouvelle sorte d'humains: Dans une brochure éditée par les Galeries Lafayette j'ai trouvé une intéressante description d'êtres humains, sous le titre "les actuels" : "Après une journée bien remplie, ils s'installent dans un profond canapé aux lignes sobres (Steiner, Roset, Cinna). Sur un air dejazz, 44

Voir à ce sujet Sabine van Wesemael, Michel Houellebecq. sir du texte, Paris, L'Harmattan, 2005

Le Plai-

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ils apprécient le graphisme de leurs tapis Dhurries, la gaieté de leurs murs tapissés (patrick Frey). Prêtes à partir pour un set endiablé, des selViettes de toilette les attendent dans la salle de bains (Yves Saint-Laurent, Ted Lapidus). Et c'est devant un dîner entre copains et dans leurs cuisines mises en scène par Daniel Hechter ou Primrose Bordier qu'ils referont le monde." (EXT 123-124, souligné dans le texte)

Cette description des « actuels », incluant leurs marques préférées, pourrait aisément être un résumé des yuppies mis en scène dans un American psycho (1991) à la française. Michel Houellebecq avoue ressentir une vive admiration pour le travail de Bret Easton Ellis. Il est indéniable que le passage suivant évoque la trame de Glamorama (1998) : « Un peu plus tard, il apparaissait cependant que les tueurs étaient eux-mêmes filmés par une seconde équipe, et que le véritable but de l'affaire était la commercialisation non pas de films pornos, mais d'image d'ultraviolence. Récit dans le récit, film dans le film, etc. Un projet béton» (pOSS 163). Peut-être moins évident, mais très suggestif tout de même est le mal être de Bruno lycéen des Particules élémentaires, inspiré de celui du narrateur dans Moins que zéro (1985). La drogue de Bruno, tout aussi puissante et destructrice que la cocaïne de Clay, est la masturbation à outrance. Même les attentats mis en scène dans Plateforme pourraient tout aussi bien avoir été inspirés par les romans d'outre-atlantique. D'autre part, la littérature fournit matière à réflexion aux personnages. Lorsque Michel fait une analyse du Vallon d'Agatha Christie, il en cite un grand passage: Elle le serra dans ses bras. Il lui sourit: "Tu es si chaude, Midge... si chaude... " Oui, pensa Midge, c'est ça le désespoir. Quelque chose de glacial, un froid et une solitude infmis. Elle n'avait jamais compris jusqu'à présent que le désespoir était froid ~ elle l'avait toujours imaginé

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brûlant, véhément, violent. Mais non. Voilà ce que c'était, le désespoir : un abîme sans fond d'obscurité glacée, de solitude intolérable. Et le péché de désespoir, dont parlaient les prêtres, était un péché froid qui consistait à se couper de tout contact humain, chaleureux et vivant. (pLAT 105)

Selon Michel, dans ce passage, Christie, qui prend des positions tranchées tout au long de sa carrière, atteint le sommet de son art: «une sorte d'émerveillement à la Dickens». On peut comprendre son admiration pour ce fragment où le désespoir et la solitude priment, admiration qu'il ressent et décrit avant sa rencontre avec Valérie. Quant à Bruno, l'analyse littéraire est pour lui une occupation professionnelle. TItravaille Proust 45 avec ses élèves : « La pureté d'un sang OÙdepuis plusieurs générations ne se rencontrait que ce qu'il y a de plus grand dans l 'histoire de France avait ôté à sa manière d'être tout ce que les gens du peuple appellent "des manières ", et lui avait donné la plus parfaite simplicité. » (pART 239, souligné dans le texte). Bruno admet ne pas comprendre exactement la pensée de Proust dans ce passage sur la noblesse de la race en regard de la pureté du sang et le milieu spécifique des grands professeurs de médecine. Une thèse qui lui semble foireuse. Passage qui introduit pourtant dans la narration son algarade avec son élève Ben, le noir de la classe. Toutefois, son credo personnel est beaucoup plus simple: « On vivait aujourd'hui dans un monde simplifié, à l'évidence. La duchesse de Guermantes avait beaucoup moins de thune que Snoop Doggy Dog; Snoop Doggy Dog avait moins de thune que Bill Gates, mais il faisait davantage mouiller les filles » (pART 239, souligné dans le 45Au sujet de Michel Houellebecq et Marcel Proust: Olivier Bardolle, La Littérature à vif (Le cas Houellebecq), Paris, L'Esprit des Péninsules, 2004

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texte). Les deux paramètres argent et sexe se retrouvent imbriqués dans cette courte description du fonctionnement sociétal. Quant à écrire un roman proustien, c'est hors de question de nos jours car sans intérêt même s'il ne traite que de la jet-set où la célébrité serait confrontée à la richesse avec opposition célébrité grand public et célébrité confidentielle. La seule gloire d'importance étant la médiatique (celle qui sera offerte à Daniell). La gloire culturelle n'en est qu'un ersatz. Le monde de Proust, tout comme celui de Thomas Mann, foncièrement européen n'existe plus. Bruno, déprimé par ces constatations peu réjouissantes, se tourne alors vers Baudelaire. Entes et scions poétiques Sois sage, ô ma Tu réclamais le Une atmosphère Aux uns portant

douleur, et tiens-toi soir,. il descend, le obscure enveloppe la paix, aux autres

plus tranquille. voici: la ville, le souci.

Pendant que des mortels la multitude vile, Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci, Va cueillir des remords dans la fête servile, Ma Douleur, donne-moi la main,. viens par ici ... (PART 240)

Cette citation de Baudelaire n'a rien d'étonnant. N'écrit-il pas: «Au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau! 46». En définitive, n'est-ce pas du nouveau que Houellebecq offre aux lecteurs? Comment expliquer autrement leur engouement. Supposition nettement tempérée par la tirade de Daniell citée plus loin. En outre, La Possibilité

46

Charles Baudelaire> «Le Voyage CXXVI» Les Fleurs du Mal (1861» Paris>Gallimard, 1998, p. 182, souligné dans le texte

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d'une île présente Baudelaire en premier lieu commenté par Daniell en référence à ses collègues: En quelques minutes je passai en revue l'ensemble de ma canière, cinématographique surtout. Racisme, pédophilie, cannibalisme, parricide, actes de torture et de barbarie: en moins d 'une décennie~ j'avais écrémé la quasi-totalité des créneaux porteurs. Il était quand même curieux, me dis-je une fois de plus, que l'alliance de la méchanceté et du rire ait été considérée comme si novatrice par les milieux du cinéma; ils ne devaient pas souvent lire Baudelaire dans la profession. (pOSS 149, souligné dans le texte)

De ce qui précède, il est clair que Daniell lit Baudelaire, ce qu'il confirme après avoir écrit un poème: «Le fait était déjà en soi curieux: non seulement je n'avais jamais écrit de poésie auparavant, mais je n'en avais même pratiquement jamais lu, à l'exception de Baudelaire» (POSS 285). Le poète est finalement cité après la visite de Daniell à Vincent: Les vers sublimes me revinrent immédiatement en mémoire, comme s'ils avaient toujours été présents dans un recoin de mon esprit, comme si ma vie entière n'avait été que leur commentaire plus ou moins explicite: C'est la mort qui console, hélas! et qui fait vivre; C'est le but de la vie, et c'est le seul espoir Qui, comme un élixir, nous monte et nous enivre, Et nous donne le cœur de marcher jusqu'au À travers la tempête, et C'est la clarté vibrante C'est l'auberge fameuse Où l'on pourra manger, gné dans le texte)

soir

la neige, et le givre, à notre horizon noir; inscrite sur le livre, et dormir, et s'asseoir...

,.

(pOSS 409, souli-

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Baudelaire, à l'instar des poètes dont il est un des représentants le plus connu, esthétise la mort. TIl'apprivoise afin de la conjurer. Cette citation chez Houellebecq exemplifie l'état d'esprit de Daniell où l'idée de la mort n'est jamais bien loin pour lui qui choisira pourtant la vie éternelle par l'entremise du clonage. Toujours est-il qu'une filiation certaine s'établit de l'un à l'autre déjà indiquée par l'auteur au cours d'entretien sur sa lignée littéraire: «j'ai souvent cité Baudelaire, Dostoïevski et Thomas Mann, qui ont été des lectures très marquantes 47». Dans un autre entretien, Michel Houellebecq exprime aussi son admiration pour Baudelaire : J'ai parfois le sentiment que Baudelaire a été le premier à voir le monde posé devant lui. En tout cas, le premier dans la poésie. En même temps, il a considérablement accru l'étendue du champ poétique. Pour lui, la poésie devait avoir les pieds sur teITe, parler des choses quotidiennes, tout en ayant des aspirations illimitées vers l'idéal. Cette tension entre deux extrêmes fait de lui, à mon sens, le poète le plus important. Ça a vraiment apporté de nouvelles exigences, le fait d'être à la fois teITestre et céleste et de ne lâcher sur aucun des deux points. 48

En effet, l'auteur semble entreprendre une critique de la société, parfois dans la lignée baudelairienne. Mais alors que Baudelaire transcende l'horreur par la musique, que l'on songe à «La Charogne », ou la transperce d'un rayon de luminescence, Houellebecq la fige dans un malaise de noir absolu auquel seul échappe le poème La longue route de Clifden qui offre une issue de secours et un horizon de luminosité: 47

Didier Sénécal, «Michel Houellebecq», 2001, p. 36 48 Marc Weitzmann, « Zone dépressionnaire hies: Hors série Houellebecq, 2005, p. 53

Lire, n° 298, septembre », Paris, Les Inrockupti-

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La longue route de Clifden À l'Ouest de Clifden, promontoire Là où le ciel se change en eau Là où l'eau se change en mémoire Tout au bord d'un monde nouveau Le long des collines de Clifden, Des vertes collines de Clifden, Je viendrai déposer ma peine. Pour accepter la mort il faut Que la mort se change en lumière Que la lumière se change en eau Et que l'eau se change en mémoire. L'Ouest de I'humanité entière Se trouve sur la route de Clifden Sur la longue route de Clifden Où 1'homme vient déposer sa peine Entre les vagues et la lumière. 49

Pour ce qui est de Proust, son exemple sert aux humains pour la rédaction de leur récit de vie: « L'exemple le plus souvent cité par les instructeurs était celui de Marcel Proust, qui, sentant la mort venir, avait eu pour premier réflexe de se précipiter sur le manuscrit de la Recherche du temps perdu afin d'y noter ses impressions au fur et à mesure de la progression de son trépas. Bien peu, en pratique, eurent ce courage» (POSS 93). Pour tout dire, Baudelaire et Proust se profilent d'une manière récurrente au fil des romans. Par exemple, Baudelaire vient aussi à l'esprit de Michel dans Plateforme : «Et des esclaves nus tout imprégnés d'odeur... » (PLAT 264) lors d'une séance de brains49

Michel Houellebecq, Le sens du combat, Paris, Flammarion, 1996, p. 101

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torming où il est question de prospectus pour les clubs Aphrodite. Tourisme et littérature Cette remarque sur les clubs de vacances conduit à noter les citations qualifiées de « touristiques». Par exemple, le texte de présentation de la Thaïlande reproduit dans Plateforme: « Un circuit organisé, avec un zeste d'aventure, qui vous mènera des bambous de la rivière Kwaï à l'île de Koh Samui, pour terminer à Koh Phi Phi, au large de Phuket, après une magnifique traversée de l'isthme de Kra. Un voyage "cool" sous les Tropiques» (PLAT 35). Ainsi que la profusion de panneaux indicateurs, d'affiches publicitaires, de menus, d'écrits divers plus ou moins conséquents que chacun consulte ou remarque en villégiature. Dans ce cas, c'est toute la société qui entre dans le roman, I'hétéroglossie sociale dont parle Bakhtine. De retour en Thaïlande, avant l'attentat terroriste qui coûte la vie à de nombreuses victimes et fauche Valérie, Michel commente plusieurs écriteaux: «NO MUSLIMS HERE» (pLAT 318). Le message suivant, sur une note appliquée sur un bar de Patpong, n'est pas exempt d'ironie: « We respect your Muslim faith: we don 't want you to drink whisky and enjoy Thaï girls ». Texte qui touche Michel car: « les pauvres n'y étaient pour rien, il était même clair qu'en cas d'attentat ils seraient les premiers visés ». Pensons aussi au « Health Club », à la banderole du Beach Resortel « BIENVENUE GROUPE POMPIERS DE CHAZAY», un panneau de métal avec Che Guevara. Les affiches écrites en chinois que Michel ne peut déchiffrer: « On peut vivre parmi les Chinois pendant des années sans jamais rien comprendre à leur mode de vie». Carte du film La Plage dont Michel a lu le livre. Aussi, la carte dans

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l'avion en route pour la Thaïlande, celle de l'île de Samui. La carte des cocktails dont Michel prend connaissance. Les cartes et les guides sont quelquefois détaillés par les personnages. Par exemple, le narrateur d'Extension du domaine de la lutte achète une carte Michelin et l'examine dans son bureau avant de partir pour son périple cycliste. Une des lectures touristiques favorites des personnages est très certainement celles des guides et en particulier celle du Guide du Routard: Phuket, pour certains, [...] c'est l'île qui monte; pour nous elle est déjà sur la descente. [...] Il faut bien qu'on y arrive [...] à cette «perle de l'océan indien»... On encensait encore Phuket il y a quelques années: soleil, plage de rêve, douceur de vivre. Au risque de faire désordre dans cette belle symphonie, on va vous avouer la vérité: Phuket, on n'aime plus! Patong Beach, la plage la plus célèbre, s'est couverte de béton. Partout la clientèle se masculinise, les bars à hôtesses se multiplient, les sourires s'achètent. Quant aux bungalows pour routards, ils ont subi un lifting version "pelle mécanique" pour faire place à des hôtels pour Européens solitaires et bedonnants. [.. .] Que dire de Koh Phi Phi ? [...] c'est un peu comme si on demandait de parler d'un amour déçu... On a envie d'en dire du bien, mais avec une grosse boule au fond de la gorge. (pLAT 108)

Description qui fait jeter à Michel son guide à la poubelle. Il se rabat sur le Guide Michelin qui lui donne l'occasion d'une petite remarque sur les humains: En désespoir de cause, j'empruntais à René son guide Michelin ; j'appris ainsi que les plantations d'hévéas et le latex jouaient un rôle capital dans l'économie de la région: la Thaïlande était le troisième producteur mondial de caoutchouc. Ces végétations confuses, donc, servaient à la fabrication des préservatifs et des pneus; l'ingéniosité humaine était remarquable. On pouvait critiquer l'homme à différents égards, mais c'est un point qu'on ne pouvait

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pas lui enlever: on avait décidément affaire à un mammifère nieux. (pLAT 109, souligné dans le texte)

ingé-

Vraisemblablement, bien que foncièrement misanthrope, Michel reconnaît des qualités aux humains. À propos du guide du Routard, le narrateur de Lanzarote éclaire le lecteur sur la nature exacte des relations qu'il entretient avec l'ouvrage: Rappelons tout de même que c'est en France qu'est né le Guide du Routard (hélas aujourd'hui disponible en édition espagnole), qui, à force de prises de positions "sympa" (écologistes, humanitaires), de coups de cœur, d'appels au voyage "intelligent" et à la rencontre de l'autre (comprendre avant de juger), de recherche quasi frénétique d'une "authenticité" en voie de disparition évidente, a réussi à établir de nouvelles normes dans le domaine de la stupidité internationale. Lanzarote, rassurons le lecteur, n'est pas mentionnée dans le Guide du Routard. (LANZ 18)

Que Lanzarote ne soit pas mentionnée dans le guide soulage le narrateur. À l'évidence, il ne tient pas l'ouvrage en grande estime. Pour ce qui est de la lecture touristique, on ne peut oublier celle du journal de Christophe Colomb: «"Un des plus beaux spectacles qu'on puisse voir", avait-il noté dans son journal de bord» (PLAT 241) rappelle Michel en route pour Baracoa et de poursuivre: Le 28 octobre 1492, Christophe Colomb avait jeté l'ancre dans la baie, dont la fonne paIfaitement circulaire l'avait impressionné. [...] La région n'était alors habitée que par des indiens Tainos. En 1511, Diego Velasquez avait fondé la ville de Baracoa ; c'était la première ville espagnole en Amérique. Pendant plus de quatre siècles, n'étant accessible que par bateau, elle était restée isolée du reste de l'île. En 1963, la construction du viaduc de la Farola avait peffi1isde la relier par la route à Gantanamo. (pLAT 241)

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On sait la triste célébrité que l'endroit a connue depuis. Une citation difficile à cataloguer est celle du Phuket Weekly. S'agit-il d'une véritable citation ou bien d'une fausse, c'est-à-dire d'une citation inventée par l'auteur? Une agence Heart to heart existe réellement. Néanmoins, il s'agit d'une organisation caritative pour l'aide à certaines régions du monde sans toutefois avoir de base en Thaïlande. Par ailleurs, il est très possible que la citation soit génuine. Plusieurs sites Internet font étal des raisons pour lesquelles les Thaïes recherchent de préférence des maris étrangers: «Why Thai ladies like foreign men 50». Les raisons évoquées sont assez similaires à celles avancées par Mr Sawanasee dans son interview. De ce qui précède, il est évident que les références de toutes sortes sont légion, tout autant que les citations. Il est certainement possible d'y voir des relations scripturales fondées sur l'environnement des personnages. Certaines sont de purs éléments intertextuels « constitutifs » d'autres, de pures inventions littéraires. Leur fonction consiste à étayer l'idéologie ou le caractère des personnages. Pour Michel, sa vision scientifique; Bruno sa profession; le narrateur d'Extension du domaine de la lutte, sa paranoïa, le narrateur de Lanzarote et Michel de Plate/orme, leur situation de touriste, Daniell pour composer ses sketches et Daniel2S son mode de vie. Cependant, mise à part cette fonction d'étayage, leur lecture n'est jamais gratuite. Elle donne presque toujours libre cours à des développements de pensée sociophilosophique lorsqu'elle n'est pas purement scientifique ou économique. On se rappelle le panneau« ESPACE NATUREL PROTÉGÉ» qui offre au nar-

50 http://www.thaidarling.com/why_thai_Iadies_e.html. septembre 2003

consulté

le 22

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rateur l'occasion d'un échafaudage sur l'économie dans Lanzarote (53). Baudelaire, Dickens, Christie, Carrère, La Bible, Heisenberg et bien d'autres sont présents dans l'œuvre. Néanmoins, il y a un auteur que je souhaite traiter séparément. Il s'agit de Lautréamont puisque la prose houellebecquienne s'en rapproche souvent par le style, surtout dans le premier roman. Traces ducassiennes dans la prose houellebecquienne Sans reprendre le débat suscité par les différences entre l'empreinte et la trace et leurs positions relationnelles au texte, je me propose d'observer les traces ducassiennes dans le texte houellebecquien. TIen est souvent ainsi d'un livre, que nous aimons conjecturer sur son contenu mais, aussi sur les textes auxquels il nous fait penser: les intertextes, les hypertextes et les hypotextes. La rencontre est toujours celle du lecteur et des textes, rarement celle des textes ou des auteurs entre eux, fussent-ils contemporains. À plus forte raison lorsqu'un siècle ou plus les sépare. Or, dans La Parole put anisée (2002), Michel Waldberg s'en prend violemment à Michel Houellebecq. «On ne s'improvise pas Lautréamont ni Ducasse» (30) résume la conclusion de son pamphlet. De toute évidence, je ne peux que souscrire à une telle assertion. Toutefois, je pense d'égale mesure l'affirmation de l'impossibilité de s'improviser Houellebecq. En témoignent en la rentrée 2004 plusieurs épirones du romancier: Fabrice Pli skin,

L'Argent dormant 5 , Simon Liberati, Anthologie des apparitions 52, Florian Zeller, La Fascination

du pire

53

et quel-

51 Fabrice Pliskin:> L'argent dormant, Paris:>Flammarion, 2004 52 Simon Liberati, Anthologie des apparitions:> Paris, Flammarion, 2004 53 Florian Zeller, La Fascination du pire, Paris, Flammarion, 2004

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ques autres. Si les auteurs, selon Didier Sénécal 54, ne se montrent pas à la hauteur de Houellebecq, celui-ci n'aurait fait que pasticher Lautréamont, selon Waldberg. Ce qu'il tente de démontrer à grand renfort de citations. «Les rares fois où il renonce au plat pays de sa prose habituelle, Houellebecq se contente de pasticher - mal- Lautréamont. TIy a vers la fin d'Extension, plusieurs tartines de semblables approximations» (Walberg 36). Soyons précis. Un pastiche ne peut être une copie intégrale. Waldberg cite Houellebecq: «Après avoir hérissé ma pensée des pieux de la restriction, je puis maintenant ajouter que le concept d'amour, malgré sa fragilité ontologique, détient ou détenait jusqu'à une date récente tous les attributs d'une prodigieuse puissance opératoire» (36). Ceci fait, il donne un paragraphe de Ducasse: Pour construire mécaniquement la cervelle d'un conte somnifère, il ne suffit pas de disséquer des bêtises et abrutir puissamment à doses renouvelées l'intelligence du lecteur, de manière à rendre ses facultés paralytiques pour le reste de sa vie; il faut, en outre, avec du fluide magnétique, le mettre ingénieusement dans l'impossibilité somnambulique de se mouvoir, en le forçant à obscurcir ses yeux contre son naturel par la fixité des vôtres. (37)

Mises à la suite l'une de l'autre, pourquoi ces deux citations? Difficile de répondre à la place de Michel Waldberg. Il n'explique en rien la signification de ce bout à bout plus ou moins forcé. Alors que peut-être la suite du texte de Ducasse pourrait nous conduire à une comparaison plus fructueuse: « Je veux dire, afin de ne pas me faire mieux comprendre, mais seulement pour développer ma pensée

54

Didier Sénécal, « La rentrée houellebecquienne tembre 2004, pp. 76-77

», Paris, Lire, Sep-

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qui intéresse et agace en même temps [...] 55». Ne serait-ce pas aussi ce que beaucoup reprochent à Houellebecq justement: intéresser et agacer simultanément? En somme, Waldberg pèche par où il veut prêcher comme le démontre la suite de son exposé pamphlétaire: «Rester vivant, l'un des premiers ouvrages de Houellebecq, d'abord publié aux éditions de la Différence, est un discours sur la méthode en quarante-huit pages, dont seize de texte, autant dire que l'auteur ne s'y est pas foulé» (30, souligné dans le texte). Pour reprendre ses propres termes, Michel Waldberg ne s'est pas foulé non plus. Côté analyse, c'est plutôt léger, extrêmement léger devrais-je dire. Alors que de la citation suivante il aurait pu faire ses choux gras: Quoi qu'il en soit, l'amour existe, puisqu'on peut en observer les effets. Voilà une phrase digne de Claude Bernard~ et je tiens à la lui dédier. Ô savant inattaquable~ ce n'est pas par hasard si les observations les plus éloignées en apparence de l'objet qu'initialement tu te proposais viennent l'une après l'autre se ranger, comme autant de cailles dodues, sous la rayonnante majesté de ton auréole protectrice. 56

En effet, cela aurait pu être à condition de définir la différence entre l'amour et le bonheur, puisque dans Rester vivant, Houellebecq déclare: «N'ayez pas peur du bonheur; il n'existe pas» (21). Waldberg aurait donc pu souligner la contradiction flagrante des deux assertions de Houellebecq s'il s'était seulement penché un tant soit peu plus profondément sur les textes houellebecquiens. Ne trouve-t-on pas, toujours sur le bonheur, dans Plateforme : 55

Lautréamont~ Les Chants de Maldoror (1868 )~ Paris, Pocket, 1992~ p. 241, je souligne 56 Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, p. 94 cité par Michel Walberg, La Parole putanisée, Paris, La Différence, 2002, p. 37, souligné dans le texte

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« Je n'étais pas heureux, mais j'estimais le bonheur, et je continuais à y aspirer» (22). Plus loin dans le même roman, le narrateur déclare: «C'est alors que je pris conscience, avec une incrédulité douce, que j'allais revoir Valérie, et que nous allions probablement être heureux» (PLAT 150). On le décèle à la lecture, les textes houellebecquiens pullulent de remarques plus ou moins contradictoires sur le bonheur. Toutefois, Walberg ne s'est pas penché plus avant sur les textes de Houellebecq. Au lieu de cela, il énumère et juxtapose, sans plus d'argument qu'au préalable: Lautréamont: "Vieil océan~ ta forme harmonieusement sphérique, qui réjouit la face grave de la générosité ne me rappelle que trop les petits yeux de l'homme, pareils à ceux du sanglier pour la petitesse, et à ceux des oiseaux de nuit pour la perfection circulaire du contour. Cependant l'homme s'est cru beau dans tous les siècles. Moi, je suppose plutôt que l'homme ne croit à sa beauté que par amour-propre; mais qu'il n'est pas beau réellement et qu'il s'en doute; car, pourquoi regarde-t-illa figure de son semblable avec tant de mépris? Je te salue, vieil océan." (37-38)

Quel rapport, en effet, entre l'océan de Lautréamont et Claude Bernard de Houellebecq? Pour Dominique Noguez, cette phrase forme «la seule référence stylistique explicite de Michel Houellebecq à un autre auteur». Claude Bernard en l'occurrence! Mais revenons un instant à Waldberg qui empile les citations: Houellebecq : "Les trois nobles vérités qui viennent d'illuminer vos regards doivent donc être considérées comme le générateur d'une pyramide de sagesse qui, inédite merveille, survolera d'une aile légère les océans désagrégés du doute. C'est assez souligner leur importance. Il n'en reste pas moins qu'à l'heure présente elles rappellent plutôt, par leurs dimensions et leur caractère abrup~ trois colonnes de granit érigées en plein désert (telles qu'on peut par exemple en observer dans la plaine de Thèbes.)" (38)

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Suite au passage précité, Waldberg s'interroge: «Ces "trois colonnes de granit" ne sont-elles pas une resucée des "deux piliers" des Chants de Maldoror, "qu'il n'était pas difficile et encore moins possible de prendre pour des baobabs, [et qui] s'apercevaient dans la vallée, plus grands que deux épingles"» (38). Cependant, les deux piliers des Chants s'aperçoivent aussi comme «Deux tours énormes 57» dans la vallée. Nous pouvons en imaginer les traces dans les tours de la cathédrale de Chartres d'Extension du domaine de la lutte, survolées en rêve par le narrateur: « Je plane au-dessus de la cathédrale de Chartres. [... ] Je m'approche des tours [. ..] Ces tours sont immenses, noires, maléfiques [...]» (EXT 141-142). Le narrateur nous confie que son nez « est un trou béant par lequel suppure la matière organique» ce qui, à mon avis, renforce l'allusion au texte ducassien. Intertextualités cauchemardesques Toutefois, cet univers onirique ressemble à celui que Houellebecq découvre chez Lovecraft : car l'architecture de rêve qu'il nous décrit est, comme celle des grandes cathédrales gothiques ou baroques, une architecture totale. [...] Comme celle des grandes cathédrales, comme celle de temples hindous, l'architecture de H.P. Lovecraft est beaucoup plus qu'un jeu mathématique de volumes. Elle est entièrement imprégnée par l'idée d'une dramaturgie mythique qui donne son sens à l'édifice. (H.P. Lovecraft 71, souligné dans le texte)

Sans contestation possible, le drame, dans son sens le plus strict, fait irruption dans ce cauchemar, et cela avec toute 57 Lautréamont, 1992,p.150

Les Chants de Maldoror

(1868

), Pocket,

Paris,

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l'horreur digne d'une prose, ducassienne ou lovecraftienne, qui engendre, à plus d'un moment, fascination et répulsion tout à la fois. Revenons maintenant à la prose de Michel Waldberg. « On retrouve chez Houellebecq, mais dilué, réduit à la teneur d'un brouet clair, le mélange, détonant, de plusieurs styles avec le grand art oratoire du XVlle siècle. Mais l'on y chercherait en vain le mélange, détonnant, de sumaturalisme et d'ironie en quoi Baudelaire quintessenciait le romantisme» (38-39). Ce en quoi, Waldberg est dans l'erreur ne lui en déplaise. Ce mélange auquel il réfère est la quintessence même de plusieurs pages houellebecquiennes. Dans Houellebecq, Sperme et sang, j'évoque justement Houellebecq, Baudelaire et Agrippa d'Aubigné en un souffle: Il [le narrateur] s~absorbe dans la contemplation de ce spectacle imposant qui évoque d'une part, grâce au rouge sang sur le vert sombre, un tableau de Delacroix commenté par Baudelaire et par les petites agglomérations qui fument au loin, scènes champêtres telles que nous les connaissons peintes par les maîtres du XVIIIème [...] Ce sang omniprésent jusque dans un soleil levant [...] effleure d'une note légère mais soutenue, la Saint Barthélemy d'Agrippa d'Aubigné, dont Les Tragiques (1616) chantent une Seine rouge de sang, de Paris jusqu'à Rouen. (21-22, souligné dans le texte)

Aujourd'hui, j'ajoute: en passant par Lautréamont qui lui aussi voit que« La Seine entraîne un corps humain» (106). Ces corps qui teintent de sang les eaux du fleuve chez D'Aubigné, eaux que le narrateur de Houellebecq pense être sang. Comme nous avons pu le constater plus haut, selon Bakhtine, dans tout texte, et partant de là, tout roman ou récit, subsiste toujours les traces de textes antérieurs. Dominique Noguez remarque avec justesse qu'« il s'agit tou-

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jours des rapports d'un texte donné avec un autre, antérieur (l'hypotexte») (102). Et de citer plusieurs exemples de Houellebecq qui trahiraient des traits balzaciens, baudelairiens, camusiens, tlaubertiens ou nervaliens. Le rapport peut donc être: objectif, car explicite et avoué par rauteur lui-même (dans le cas du pastiche), ou subjectif, parce que dépendant de la culture du lecteur et à la merci, parfois de sa propension, simple ou paranoïde, à voir des allusions ou des ressemblances partout. Ainsi on pOUITarepérer:; chez Michel Houellebecq, dans les poèmes des traits baudelairiens ou nervaliens, dans les romans des traits balzaciens - par exemple dans une phrase comme "Et si le voyageur éphémère veut bien rappeler à sa mémoire..." (EXT 59) -, ou flaubertiens - par exemple dans une phrase comme "On prononça quelques paroles sur la tristesse de cette mort et sur les difficultés de la conduite par temps de brouillard, on reprit le travail et ce fut tout", qui fi' est pas sans évoquer "et ce fut tout" qui clôt l'histoire d'amour de L'Education sentimentale -, voire des traits camusiens

(le Camus de L'Etranger)

-

par exemple "Assisté à la mort d'un type, aujourd'hui... " (EXT 76) qui peut faire penser au célèbre incipit ("Aujourd'hui maman est morte"), sauf que la précision qui suit, "aux Nouvelles Galeries", est typiquement houellebecquienne. (102)

On le voit, il y en a pour tout le monde. « Pertinents ou pas, ces rapprochements sont de la responsabilité du lecteur et ont quelque chose de facultatif, voire d'arbitraire» (103) nous dit Noguez. Ce à quoi j'aimerais répondre: Houellebecq incite à lire les auteurs, les poètes et leur biographie: «L'étude de la biographie de vos poètes préférés pourra vous êtes utiles» (Rester vivant 20) d'où il est possible d'en déduire que leurs traces apparaissent dans l'écriture de leurs lecteurs. Ducasse certainement Au sujet d'Extension du domaine de la lutte, Noguez écrit:

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Le poète [Ducasse] est explicitement évoqué dans Lovecraft, pour son utilisation du vocabulaire scientifique (LOV 71). Et à qui, de fait sinon à l'auteur des Chants de Maldoror, est-il clairement rendu hommage dans l'étrange description du ciel aux abords de Bab-elMandel (description dont le lien avec le récit en cours reste assez énigmatique) : "... I'horizon ne se départit jamais de cet éclat surchauffé et blanc que l'on peut également observer dans les usines sidérurgiques, à la troisième phase du traitement du minerai de fer (je veux parler de ce moment où s'épanouit, comme suspendue dans l'atmosphère et bizarrement consubstantielle de sa nature intrinsèque, la coulée nouvellement formée d'acier liquide)" (103-104)

Noguez voit donc dans ce passage un pur hommage à Ducasse. Je souscris entièrement à son assertion. De même, je pense pouvoir signaler plusieurs autres allusions au poète. Par exemple, l'aventure du canari qui se fait déchiqueter dans le rêve de Michel des Particules élémentaires rejoint étrangement le « Ah ! l'aigle t'arrache un œil avec son bec [.. .]» (Lautréamont, 127). Toujours dans le même ouvrage, le rêve de Bruno à qui il reste un œil unique évoque ce passage du troisième chant: «Et mon œil se recollait à la grille » (Lautréamont 134) ou encore: « Je me suis aperçu que je n'avais qu'un œil» (228). «Les magasins de la rue Vivienne» (215) où «Une femme s'évanouit» que personne ne relève ne bruissent-ils pas dans « la mort d'un type, aujourd'hui, aux Nouvelles Galeries» (EXT 66). Michel de Plateforme lorsqu'il nous conte: «Le soir même, j'examinai avec attention le clitoris de Valérie» (313), s'inspire-t-il du chant deuxième: « TIest temps de serrer les freins à mon inspiration, et de m'arrêter, un instant, en route, comme quand on regarde le vagin d'une femme [...] » (Lautréamont 113). TIest vrai que le vagin et le clitoris sont deux organes que l'on ne saurait confondre. Toutefois, force est de convenir de leur rapprochement géographique incontestable. Dans le même chant, la phrase:

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«J'avais dit que je voulais défendre l'homme [...]» résonne étrangement en écho à la fin des Particules élémentaires: «Au moment où ses derniers représentants vont s'éteindre, nous estimons légitime de rendre à l'humanité ce dernier hommage; hommage qui, lui aussi, finira par s'effacer et se perdre dans les sables du temps; il est cependant nécessaire que cet hommage, au moins une fois, ait été accompli. Ce livre est dédié à I 'homme» (394, souligné dans le texte). Cette dernière phrase « donne le frisson» à Waldberg qui ne relève pas l'ascendance possible des Chants mais se contente d'ergoter: «Autant y croire que de confier son sort au Père Ubu, à Arturo Ui ou au docteur Folamour» (41). Je m'abstiens de tout commentaire. Toujours d'une manière toute subjective et pourtant très convaincue~ je cite deux fragments supplémentaires des Chants et leur parallèle évident dans Extension. Tout d'abord chez Ducasse, sans m'arrêter aux différentes versions connues: « Je me propose sans être ému, de déclamer à grande voix la strophe sérieuse et froide que vous allez entendre» (34) et tout au début du premier chant: « TIy en a qui écrivent pour chercher les applaudissements [...]» (25). Deux fragments auxquels je compare maintenant Extension du domaine de la lutte: «Mon propos n'est pas de vous enchanter par de subtiles notations psychologiques. Je n'ambitionne pas de vous arracher des applaudissements par ma finesse et mon humour» (16) et sur la même page: « Pour atteindre le but, autrement philosophique, que je me propose [...]». TI serait vain de penser que chaque fois qu'un auteur écrit «je me propose» il cite Ducasse. Néanmoins, écrit sur la même page que le fragment sur les applaudissements, il y a matière à interrogation. Cela d'autant plus que les deux fragments relevés chez Ducasse font partie du même chant à quelques pages d'intervalle.

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Et enfin, last but not least ou en dernier mais non le moindre: « Ce n'est pas la première fois que le cauchemar de la perte momentanée de la mémoire établit sa demeure dans mon imagination, quand, par les inflexibles lois de l'optique, il m'arrive d'être placé devant la méconnaissance de ma propre image! » (Lautréamont 162, souligné dans le texte). Ce passage n'est-il pas, en grande partie, reflété dans l'univers houellebecquien avec ses personnages empreints de la méconnaissance de soi malgré l'acuité du regard qu'ils portent sur la société. Que l'on se souvienne de Michel de Plateforme qui voit son père dans son visage face au miroir mais reste incapable d'auto réflexion ou du narrateur d'Extension du domaine de la lutte qui échoue dans son entreprise de promenade à bicyclette et de fusion sublime avec la vie par manque de connaissance de soi, ce qui l'empêche de s'investir un tout petit peu plus et d'en assurer le succès. Lautréamont ou Lovecraft? Mais lorsque Houellebecq écrit l'une de ses dissertations biologiques, de quel prédécesseur s'inspire-t-il ? Dans son essai, il expose: A part Lautréamont recopiant des pages d:>uneencyclopédie du comportement animat on voit mal quel prédécesseur on pouITait trouver à Lovecraft. Et celui-ci n:>avaitcertainement jamais entendu parler des Chants de Maldoror. Il semble bien en être anivé de luimême à cette découverte: l:>utilisation du vocabulaire scientifique peut constituer un extraordinaire stimulant pour l:>imaginationpoétique. Le contenu à la fois précis> fouillé dans les détails et riche en anière-plans théoriques qui est celui des encyclopédies peut produire un effet délirant et extatique. ~ovecraft 82-83)

Un effet que Houellebecq ne se prive pas de (re) produire. Cependant, la question reste ouverte: est-ce H.P. Lovecraft

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ou Ducasse qui transparaît lorsque Michel Houellebecq reproduit le langage scientifique? La tentation est grande de voir dans Extension du domaine de la lutte un style empreint de traces ducassiennes dans ce que Bachelard nomme une «phénoménologie de l'agression 58». Tout comme Lautréamont, Houellebecq « donne la souffrance », mais son narrateur la subit également jusque dans son univers onirique: «A chaque fois, devant ces outils tachés de sang, je ressens au détail près les souffrances de la victime» (EXT 142-143). Quant à son agression, elle est autoagres sion dans un désir d'automutilation : «TI y a des ciseaux sur la table près de mon lit. L'idée s'impose: trancher mon sexe» (EXT 143). La violence, que nous voyons à l'œuvre dans cette automutilation souhaitée, qui est une agression contre soi est, selon la théorie de Bachelard un moment ducassien. La violence, nous dit-il, possède « toujours un commencement gratuit, un commencement pur, un instant ducassien » (184). Cette tentation de voir un style empreint de traces ducassiennes repose sur le point de départ adopté: Les Chants ou les Poésies. Selon Michel Pierssens, Les Chants sont: « une grande parade diabolique qui mettait tout en œuvre pour susciter chez le lecteur romantique à la fois horreur et jouissance 59}>à l'aide de multiples scènes de transgression. Une des critiques répétitives faite à Houellebecq est la transgression récurrente des codes, littéraires et sociaux. En ce sens, cette accusation le rapproche de Ducasse si l'on prend les Chants comme point de référence. Un autre aspect de la dialectique maldorienne qui se reconnaît dans l'œuvre houellebecquienne est le processus de 58 Gaston Bachelard, Lautréamont, 59 Michel Pierssens, Lautréamont. Universitaires, 1984, p. 16

Paris, José Corti, 1939, p. 3 Ethique à Maldoror, Lille, Presses

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spéculation dont parle Pierssens lorsqu'il précise: «Maldoror se présentait déjà au lecteur comme le reflet non censuré des réalités cachées de la nature humaine» (62). J'ai décrit cette facette dans Houellebecq, Sperme et sang, et stipulé que les héros houellebecquiens « nous tendent un miroir où sonder notre image» (194). Ce processus de spéculation nous renvoie leurs particularités les moins acceptables qui de fait sont les nôtres. « Toute la dialectique de Maldoror repose donc sur l'ostention insistante d'un miroir qui doit annuler la déformation des images que l'homme reçoit communément de lui-même» (pierssens 62). Cette thèse de Pierssens peut aussi bien s'appliquer à la dialectique houellebecquienne. Quant au miroir, il est formé par le langage. «Le langage-miroir », comme le nomme Jacques Durand, «réfléchit une image insolite, inattendue, disloquée et dérivante 60 ». Image qui permet un infini de lectures différentes. Le pastiche est l'imitation d'un style. Ce n'est pas une œuvre ou un auteur que l'on pastiche mais le style de celuici ou d'une époque. À l'encontre de la parodie, le pastiche n'est pas nécessairement comique, mais il suppose une certaine distance génératrice d'ironie. Donc, Houellebecq ne peut pasticher, bien ou mal, Lautréamont comme l'affirme Waldberg. L'hommage, quant à lui, n'est pas un style littéraire ni un genre mais à l'origine, un terme de féodalité. Un chevalier rend hommage à un autre dont il reconnaît la suzeraineté. Pour un auteur, il s'agit souvent du témoignage de l'existence de son prédécesseur. Un clin d'œil, si l'on veut. Houellebecq, sans aucun doute, a lu Les Chants de Maldoror comme en témoigne la citation suivante mise en exergue dans Les Particules élémentaires: «Dès que 60 Jacques Durand, « Un piège à rats perpétuel », Lautréamont, M. Chaleil et Ed. Supervie, 1971, p. 172

Paris,

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l'aurore a paru, les jeunes filles vont cueillir des roses. Un courant d'intelligence parcourt les vallons, les capitales, secourt l'intelligence des poètes les plus enthousiastes, laisse tomber des protections pour les berceaux, des couronnes pour la jeunesse, des croyances à l'immortalité

pour les vieillards. (Lautréamont - Poésies il)>> (PART 264) et quel auteur pourrait prétendre avoir évacué toute influence ducassienne ? Houellebecq, moins que tout autre qui signale les traces de Lautréamont jusque chez un auteur qui l'ignore totalement. Néanmoins, peut-être le plus significatif de l'unicité de la vision houellebecquienne apparaît-il lorsque La Possibilité d'une île esquisse d'autres romans de l'auteur. Citons quelques exemples: « Un bandeau blanc recouvrait partiellement ses seins, elle portait une minijupe moulante, et c'était à peu près tout» (111). Probablement le costume favori de l'auteur pour la gente féminine: «Ses seins étaient recouverts d'un bandeau de coton minuscule, qu'elle relevait progressivement. [...] Elle se mit à quatre pattes sur le sol, releva sa minijupe,. elle ne portait rien en dessous» (pLAT 90-91, je souligne). Dans l'épilogue, Daniel25 arrive à une conclusion sur les qualités de l'être humain: «quel qu'il ait pu être par ailleurs, l'homme avait décidément été un mammifère ingénieux» (pOSS 445). Assez similaire en son essence à la réflexion du narrateur de Lanzarote à la vue de la pancarte «ESPACE NATUREL PROTÉGÉ» et du péage requis pour y pénétrer: « Pas con, leur truc... soufflai-je à Rudi. Tu prends n'importe quel coin un peu paumé, tu laisses se dégrader la route et tu mets un panneau « ESP ACE NATUREL PROTÉGÉ ». Forcément les gens viennent. TI n'y a plus qu'à installer un péage, et le tour est joué}) (53). Ce qui prouve la constance de la vision de Michel Houellebecq et, partant de là, une écriture houellebecquienne.

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Somme toute Autant nous pouvons voir que le héros houellebecquien est philosophe, doté d'un grand pouvoir d'analyse, autant nous pouvons lire qu'il ne participe pas vraiment à la vie, la refuse ou se trouve dans l'impossibilité d'en jouir. En résumé, une position d'observateur lui échoit. Le narrateur d'Extension du domaine de la lutte se présente à un certain moment en tant que spectateur impuissant de sa propre existence: «Mais il y a déjà longtemps que le sens de mes actes a cessé de m'apparaître clairement: disons, il ne m'apparaît plus très souvent. Le reste du temps, je suis plus ou moins en position d'observateur» (EXT 152-153, souligné dans le texte). Ce narrateur aurait, de loin, préféré passer sa vie entière à lire. Vivre par procuration aurait comblé ses vœux. Michel des Particules élémentaires prend une année sabbatique pour réfléchir et penser. Tout comme Descartes s'est retiré dans son poêle, il passe ses journées seul sans sortir de son appartement. Son attitude est empreinte de la traditionnelle lucidité des dépressifs. Bruno est incapable d'accepter sa situation: son mariage désastreux non plus que sa profession. Pour se défaire du premier, il divorce. La seconde le met en contact avec des élèves dont la jeunesse l'affriole et à laquelle il ne peut résister, ce qui le conduit à l'internement psychiatrique sous sédatifs puissants qui annihilent tout sentiment et toute émotion jusqu'à leur plus pâle reflet. Après un bref interlude vacancier, le narrateur de Lanzarote retourne à la grisaille de sa routine tout comme Michel de Plateforme s'enfonce avec amertume dans la réclusion après l'épisode haut en couleurs avec Valérie et l'aventure du tourisme sexuel brutalement achevé par l'attentat terroriste. Daniell

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vit plutôt au travers de ses sketches dans une relation qui n'offre plus rien de séduisant. Si la parenthèse avec Esther peut lui faire croire en un renouveau vivifiant, elle est bien trop courte pour changer sa vision cynique du monde. Vincent, Savant, le Prophète vivent dans le vase clos de la secte et Daniel24 et Daniel25 dans celui de leur habitacle, confinés derrière leur écran d'ordinateur rendant superflu tout contact physique avec l'extérieur ou leurs semblables. Tous, malgré la grande diversité de leur situation spatiotemporelle ont plusieurs points communs, mise à part cette solitude flagrante. Que ce soit un récit de vie ou des fantaisies animalières, des pamphlets, de la poésie ou des équations mathématiques, des lettres ou des griffonnages: tous écrivent. De fait, l'écriture et la lecture des personnages masculins sont presque indissociables l'une de l'autre. Plusieurs personnages féminins s'adonnent aussi à la lecture. Pam dans Lanzarote, Annabelle des Particules élémentaires, la psychologue du narrateur dans Extension du domaine de la lutte, Valérie dans Plate/orme ainsi que la baby-sitter de Jean-Yves, Esther dans La Possibilité d'une île. Toutefois, l'acte de lecture des femmes reste succinctement décrit par ellipse si la représentation n'en est occultée dans sa totalité. Par contre, dans leur pouvoir d'écriture, bien que là aussi l'acte lui-même ne soit que rarement exposé, les femmes agissent sur la trajectoire des hommes. C'est principalement le cas dans La Possibilité d'une île où une Sœur suprême conseille les néo-humains dans leurs lectures. Bien que le système politique et économique soit trop peu formulé pour permettre la déduction d'un matriarcat dans ce roman, l'influence des femmes se révèle importante dans l'organisation de la société néohumaine. En contrepartie, dans l'entourage du prophète, les femmes sont reléguées au rang d'objet sexuel. Au contraire, dans la relation de Daniell, Esther détient le

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pouvoir sur lui par sa jeunesse. C'est aussi Marie22 qui initie le contact sexuel avec Daniel24 en lui intimant d'exposer son sexe à sa vue. Les médias ont souvent voulu lire chez Houellebecq la représentation de types plutôt que de personnages. En tout état de cause, cela vaut peut-être pour quelques personnages mineurs. Dans cette optique, une lecture superficielle des romans peut, en effet, amener à la conclusion de quelques personnages peu étoffés psychologiquement. Toutefois, une analyse approfondie des rêves des héros a démontré qu'il n'en est rien, bien au contraire. Les mécanismes de leur psychisme évoluent selon les ressorts connus de la psychologie moderne. Ds possèdent une grande profondeur de caractère obtenue grâce à leur capacité critique qui leur permet, d'une part, d'élaborer des digressions sur la plupart des aspects de la vie sociétale et, d'autre part, de formuler des jugements pertinents sur leurs compagnons et leurs activités. Somme toute, définir les personnages comme de simples types ressortit à une lecture superficielle qu'une analyse poussée contredit. Bien au contraire, leur complexité psychologique s'étaye de nombreuses réflexions scientifiques, économiques, philosophiques qu'ils livrent avec passion pourrait-on dire, ce qui trahit plus de chaleur humaine et d'émotions qu'il n'y paraît au premier abord. Cette passion est tout naturellement celle de Michel Houellebecq tout autant que celle de ses personnages, traduite dans une écriture où le rêve et la réalité se mêlent aux citations incrustées dans une pensée contemporaine où s'engouffre l'hétéroglossie sociale dans toute son ampleur et sa diversité. D'un autre côté, malgré les scènes sexuelles récurrentes dans tous les romans, l'écriture houellebecquienne peut difficilement être taxée, sans plus, de pornographique

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comme certains auraient voulu le faire croire et l'ont probablement cru eux-mêmes. En ce lieu aussi, une lecture poussée soutenue par le discernement, tout, comme les désirs et penchants personnels, du lecteur sont en jeu pour se prononcer. Bien entendu, aucune lecture ne peut se targuer d'être exempte de subjectivisme et les termes d'érotisme et de pornographie dépendent uniquement de la position adoptée par le lecteur et de ses propres fantasmes préférentiels en ce domaine. Un autre point a peu été étudié jusqu'à présent. Celui de la présence des religions dans les romans alors qu'avec le catholicisme dans Les Particules élémentaires et Extension du domaine de la lutte, le bouddhisme et l'islam dans Plateforme, une secte dans Lanzarote et La Possibilité d'une île, elles sont amplement représentées dans les textes houellebecquiens comme nous venons de le vOir. Michel Houellebecq a inventorié les articulations poétiques de ses prédécesseurs et les a utilisées dans la poésie de Bruno ou de Marie22 et a su combiner ces composants dans plusieurs des aventures oniriques racontées dans les romans. Ces rebondissements assurent un effet de réalité saisissant à sa prose ce qui a fait dire à certains critiques qu'elle était la société. Mais c'est aussi l'assimilation des ressorts psychologiques démontés par la psychiatrie moderne et incorporés aux rêves de ses personnages par l'auteur qui crée une impression de reconnaissance et un effet d'identification de la part du lecteur. À ce sujet, Éric Naulheau remarque « le monde décrit par Houellebecq ne saurait se confondre tout à fait avec celui dans lequel nous vivons ». En effet, chez Houellebecq, il ne s'agit plus de ressemblance mais de véracité. Toute la différence entre l'être et le paraître s'étale au fil des pages et se joue peutêtre là dans ces infimes détails où la poésie et le rêve s'accouplent pour produire la réalité diégétique ; le rêve et

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la réalité se lient et procurent la poésie alors que la poésie et la réalité engendrent le rêve, même si souvent il tourne au cauchemar. Mais, là encore, le goût, la préférence et la connaissance du lecteur feront loi. Amsterdam,

septembre 2006

Index

Michel Houellebecq revisité

Aeppli: 50-53, 64, 67, 69, 72 Alberoni: 20-23, 26, 29, 32,34,35,37-43,56,73 Aristophane: 127 Aron: 104 Aspect: 159 Aubigné, d' : 177 Bachelard: 80, 81, 182 Bakhtine: 80, 143-153, 177 Balzac: 127, 154 Bardolle : Il, 163 Barthes: 14, 20, 26, 143 Bataille: 37, 38 Baudelaire: 127, 143, 155,164-167, 172, 177 Beauvoir, de : 20 Bell: 159 Bible: 158, 161, 172 Bouddha: 128, 129 Bourmeau : 153 Bruckner: 35 Callas, La : 151 Carrère: 127, 172 Clément: Il, 25, 37, 108, 154, 177 Chateaubriand: 127 Chevalier et Gheerbrant : 55, 59, 65, 68 Christie: Ill, 162, 163, 172

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Cixous : 20 Comte: 158 Costa Romantica : 131, 132 Cruise, Tom: 130 Derrida: 143 Dickens: 150 Dion: 153 Dostoïevski: 154, 166 Durand: 183 Einstein: 79, 94, 159, 160 Ellis: 161, 162 Fajardie : 41 Fayette, de la : 151 Fielding: 150 Finkielkraut: 35 Freud: 30, 62, 65, 67, 70 Galeries Lafayette: 129 Gourfinkel : 97 Griffin: 20, 29-31 Hecquet: 153 Heart to heart: 171 Heisenberg: 155, 172 Hitler: 156 Huxley: 89, 95-97, 143 Jourde : 88 Jouve: 28, 33, 35, 44, 114 Kant: 78, 126 Lautréamont: 172-176, 179-184

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Levi-Strauss: 127 Liberati: 172 Lovecraft: 154, 176, 181 Malibran, La : 151 Mann: 154, 164, 166 Molière: 127 Moura: 25, 107 Mossuz-Lavau: 30 Nietzsche: 126, 157 Napoléon: 156 Noguez : 154, 155, 175, 177-179 Nuijten : 58 Paradoxe EPR : 159-160 Pascal: 156 Pierssens : 182, 183 Pliskin : 172 Podolsky: 159-160 Proust: 127, 164, 166, 167 Romand: 127

Rosen: 159, 160 Rossi: 97 Rousseau: 127 Saint-Jacques: 104 Schopenhauer: 157 Sénécal : 12, 166, 173 Shakespeare: 96, 157 Simak: 153 Thackeray: 150 Tilloux : 37 Tolstoï: 15, 116, 157 Viala: 104 Verne: 126, 154 Walberg: 172-177, 180, 183 Weitzmann : 166 Wells: 154 Wesemael, van: 161 y ee : 25 Zeller: 172 Zola: 157

Bibliographie

Michel Houellebecq revisité

195

Michel Houellebecq : - Rester vivant (1991), Paris, Librio, 1999 - H.P. Lovecraft (1991), Paris, J'ai lu, 1999

- Extension

du domaine de la lutte (1994), Paris, J'ai lu,

1997

-Le Sens du combat, Paris, Flammarion, 1996 - Les Particules élémentaires, Paris, Flammarion, -Lanzarote, Paris, Flammarion, 2000

-Plateforme,

Paris, Flammarion,

- La Possibilité

1998

2001

d'une île, Paris, Fayard, 2005

Autres ouvrages: - Francesco Alberoni, L'Érotisme (1986), Paris, Ramsay, 1987, traduction Raymonde Coudert - Paul Aron, Denis Saint-Jacques et Alain Viala, Le Dictionnaire du littéraire, Paris, PUF, 2002 - Fernando Arrabal, Houellebecq, Paris, Le Cherche Midi, 2005

- Gaston

Bachelard, Lautréamont,

- Mikhaïl

Paris, José Corti, 1939

Bakhtine, Esthétique et théorie du roman (1975),

Paris, Gallimard, 2003, traduction: Daria Olivier,

- Roland Barthes,

Sade, Fourier, Loyola, Paris, Seuil, 1971

- Georges Bataille,L'Érotisme, Paris, Minuit, 1957 - Georges

Bataille, Les Larmes d'Éros, Paris, J.-J. Pauvert, 1971 - Charles Baudelaire, Écrits sur l'art, Salon de 1846, Paris, Librairie générale, 1999 - Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal (1861), Paris, Gallimard, 1998 - Olivier Bardolle, La Littérature à vif (Le cas Houellebecq), Paris, L'Esprit des péninsules, 2004

- Simone

de Beauvoir, Le deuxième sexe, Paris, Gallimard,

1949 - Charles Bouché, Lautréamont, Paris, Larousse, 1974

Murielle Lucie Clément

196

- Sylvain Bourmeau et Céline Hecquet, «Gracias por su visita », Les Inrockuptibles, DVD, 2005 - Gavin Bowd ed ., Le Monde de Houellebecq, Les actes d'un colloque international sur cet auteur à succès tenu en la présence de celui-ci, Edimbourg (Ecosse), University of Glasgow French and German Publications, 2006 - Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut, Le Nouveau Désordre amoureux, Paris, Seuil, 1979 - Francis Caradec, Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont, Paris, La Table ronde, 1975 - Marc Chaleil, ed., Lautréamont, Paris, Editions Spervie, 1971 - Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Laffont, Paris, 1982, - Hélène Cixous, Entre l'écriture, Paris, Des Femmes, 1989 - Murielle Lucie Clément, Houellebecq, Sperme et sang, Paris, L'Harmattan, 2003 - Denis Demonpion, Houellebecq non autorisé, enquête sur un phénomène, Paris, Maren Sell, 2005 - Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, Œuvres complètes, Paris, Ag. C.ale de librairie, 1938 - Robert Dion, «Faire la bête. Fictions animalières dans Extension du domaine de la lutte », Amsterdam, CRIN n043,2004 - Bret Easton Ellis, American psycho (1991), Paris, Seuil, 2005, traduction: Alain Defossé - Bret Easton Ellis, Glamorama (1998), Paris, 10 :18, 2001, traduction: Pierre Guglielmina - Bret Easton Ellis, Moins que zéro (1985), Paris, Christian Bourgois Éditeur, 1986, traduction Brice Mathieussent - Frédéric

H. Fajardie, Les Foulards rouges, Paris, J.-C.

Lattès, 2001

Michel Houellebecq revisité

197

- Sigmund Freud, Introduction

à la psychanalyse (19161917), Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1961, traduction: Serge Jankélévitch - Sigmund Freud, La Vie sexuelle (1907-1931), Paris, PUF, 1969, traduction: Denise Berger et Jean Laplanche - Sigmund Freud, Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse (1936), Paris, Gallimard, 1984, traduction: Anne Bergman, - Sigmund Freud, Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, PUF,2005

- Sigmund

Freud, Le Malaise dans la culture (1948), Paris,

PUF, 2004, traduction: Pierre Cotet, René Lainé et Johanna Stute-Cadiot - Nina Gourfinkel, Lénine, Paris, Seuil, 1959 - Susan Griffin, Pornography and Silence, N. Y., Harper and Row, 1982 - Vincent Hugotte, Lautréamont, Les Chants de Maldoror, Paris, PUF, 1999 - Aldous Huxley, Le meilleur des mondes (1932), Paris, Plon, 1977, Traduction: Castier, J. - Pierre Jourde, La Littérature sans estomac, Paris, L'Esprit des Péninsules, 2002

- Vincent

Jouve, L'effet-personnage

dans le roman, Paris,

PUF, 1998

- Lautréamont,

Les Chants de Maldoror

(1868

), Paris,

Pocket, 1992 - Simon Liberati, Anthologie des apparitions, Paris, Flammarion,2004 - Janine Mossuz-Lavau, La Vie sexuelle en France, Paris, La Martinière,Paris, 2002 - Jean-Marc Moura, Lire l'Exotisme, Paris, Dunod, 1992 - Jean-Marc Moura, L'image du tiers-monde dans le roman français contemporain, Paris, P.D.F., 1992

Murielle Lucie Clément

198

- Éric Naulleau, Au secours, Houellebecq

revient I, Paris, Chiflet&Cie, 2005 - Dominique Noguez, Houellebecq, enfait, Paris, Fayard, 2003

- Kees

Nuijten, Freud en fictie, Literaire genre vanuit psy-

choanalyse, Amsterdam, Boom, 1999 - Jean-François Patricola, Michel Houellebecq ou la provocation permanente, Paris, Écriture, 2005 - Michel Pierssens, Lautréamont, éthique à Maldoror, Lille, Presses Universitaires, 1984

-

Fabrice Pliskin, L'argent

dormant,

Paris, Flammarion,

2004

- Jacques

Rossi, Le Manuel du Goulag, Paris, Le Cherche

Midi, 1997

- Didier

Sénécal, « La rentrée houellebecquienne

», Paris,

Lire, Septembre 2004, pp. 76-77 - Clifford D. Simak, Demain les chiens (1952), Paris, J'ai lu, 1975, traduction: Jean Rosenthal

- Emmanuel

Tilloux, Georges Bataille, Paris, adpf, fiche l,

1996 - Léon Tolstoï, La Guerre et la Paix (1868), Paris, Folio, 2002, traduction Boris de Schlœzer - Léon Tolstoï, La Sonate à Kreutzer (1891), Paris, Gallimard, 2001, traduction Sylvie Luneau et Boris de Schlœzer - Jennifer Yee, Clichés de la femme exotique, Paris, L'Harmattan, 2000 - Michel Waldberg, La Parole putanisée, Paris, La Différence, 2002 - Sabine van Wesemael ed., Michel Houellebecq, Amsterdam, Rodopi, 2004 - Sabine van Wesemael, Michel Houellebecq, le plaisir du texte, Paris, L'Harmattan, 2005

- Florian 2004

Zeller, La Fascination

du pire, Paris, Flammarion,

Michel Houellebecq revisité

Sites Internet http://www.houellebecq.info/ http//:www.croisirenet.com. consulté le 22 juin 2005 http://www.thaidarling.com/why _thai _ladi es_ e.html, consulté le 22 septembre 2003

199

Table des matières

203

Michel Houellebecq revisité

Ouverture

Il

Érotisme ou pornographie « Mais qu'est-ce que l'érotisme? » Fantasme quand tu nous tiens! MÉTRO-RER même combat « Au centre d'une fantaisie pornographique se trouve un événement réel» Et bien dansez maintenant! Versant masculin Désir ou besoin? Versant féminin

16 21 23 27

Des rêves plein la tête Les songes dans l'univers houellebecquien Rêves élémentaires Virtualité du désir Ersatz de sexe Extension du domaine du rêve Du côté de chez Freud La cathédrale de Chartres L'érotisme onirique La possibilité d'un rêve En fait

47 51 54 57 61 63 65 69 72 74 80

Les enjeux de la mémoire Vous avez dit présent? Mémoire du présent, présence de la mémoire Il sera une fois Futur et passé réunis: 2079 Datation Histoires de frères en palimpseste

83 85 86 87 90 92 94

30 32 35 39 41

204

Murielle Lucie Clément

Le plaisir du texte Le discours épidictique Une île impossible Plate forme et forme plate La lecture sur la plage Elle lisait La Vie mode d'emploi Annabelle Le domaine de la lutte Le domaine de l'île Par extension Les lectrices Philosophes et écrivains Lectures religieuses Domaine du marché La lecture au masculin Pour ainsi dire

101 103 105 107 109 113 114 117 119 123 125 126 128 129 133 136

Filiations scripturales Sur le langage dans le roman Poésie et roman Entéléchies Le bonheur est une variable inconnue: IL N'EXISTE PAS Un peu de littérature Entes et scions poétiques Tourisme et littérature Traces ducassiennes dans la prose houellebecquienne lntertextualités cauchemardesques Ducasse certainement! Lautréamont ou Lovecraft ?

139 141 145 151 157 159 162 166

Somme toute

183

170 174 176 179

205

Michel Houellebecq revisité

Index

189

Bibliographie

193

Table des matières

201

L.HARMATTAN.ITAiIA Via Degli Artisti 15 ; 10124 Torino L'HARMATTAN Konyvesbolt

HONGRIE

; Kossuth

L. u. 14-16

1053 Budapest

L'HARMATTAN BURKINA FASO Rue 15.167 Route du Pô Patte d'oie 12 BP 226 Ouagadougou 12 (00226) 50 37 54 36 EsPACE L'HARMATTAN KINSHASA Faculté des Sciences Sociales, Politiques et Administratives BP243, KIN XI ; Université de Kinshasa L'HARMATTAN GUINÉE Almamya Rue KA 028 En face du restaurant le cèdre OKB agency BP 3470 Conakry (00224) 60 20 85 08 [email protected] L'HARMATTAN CÔTE D'IvOIRE M. Etien N'dah Ahmon Résidence Karl / cité des arts Abidjan-Cocody 03 BP 1588 Abidjan 03 (00225) 05 77 87 31 L'HARMATTAN MAURITANIE Espace El Kettab du livre francophone N° 472 avenue Palais des Congrès BP 316 Nouakchott (00222) 63 25 980 L'HARMATTAN

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