Le social contre le politique en Afrique noire: Sociétés civiles et voies nouvelles 2343064210, 9782343064215

Partant des études de cas en Afrique occidentale et orientale, l'auteur montre la structuration du politique par le

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Le social contre le politique en Afrique noire: Sociétés civiles et voies nouvelles
 2343064210, 9782343064215

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Etudes africaines

Série Politique

Motaze Akam M

Le social contre le politique en Afrique noire Sociétés civiles et voies nouvelles

Le social contre le politique en Afrique noire Sociétés civiles et voies nouvelles

Collection « Études africaines » dirigée par Denis Pryen et son équipe

Forte de plus de mille titres publiés à ce jour, la collection « Études africaines » fait peau neuve. Elle présentera toujours les essais généraux qui ont fait son succès, mais se déclinera désormais également par séries thématiques : droit, économie, politique, sociologie, etc. Dernières parutions PUEPI (Bernard), Les gouvernances foncières et leur impact sur le processus de développement, 2015. OLOMBI (Jean-Claude), Guerre et paix : leçons de l’intervention de l’ONU en République Démocratique du Congo, 2015 MOSSOA (Lambert), Où va la Centrafrique ? 2015 AMBOULOU (Hygin Didace), La déjudiciarisation et les procédures non contentieuses en Afrique, 2015. BOUOPDA (Pierre Kamé), L’indépendance du Cameroun, Gloire et naufrages politiques de l’UPC, 2015. YEKOKA (Jean Félix), KIDIBA (Samuel) et LEMBIKISSA (Augus) (dir.), Le mariage coutumier chez les Suundi du Congo-Brazzaville, 2015. VITA (Ndugumbo), SAVARD (Denis), FOURNIER (Jean-Pierre), Reconstruire l'éducation "après-guerre" en R.D. Congo, 2015. NGOULOURE NJOYA (Moïse), Les unions consensuelles chez les femmes africaines, 2015. DE YEIMBÉREIN (Bali), Quand l’Afrique réapparaîtra…, 2015. DIANE (Moustapha), La liberté des médias en Guinée. Entre textes et institutions, quelles réalités ?, 2015. TINOU (Robert), 1700 proverbes vili, 2015. TINOU (Robert), Abécédaire du Kouilou, 2015. N’GUETTIA KOUASSI (René), La Côte d’Ivoire de notre rêve, 2015. TABEZI PENE-MAGU (Bernard-Gustave), Évaluer l’élève en Afrique Noire, De la pédagogie traditionnelle aux estimations contemporaines, 2015 NZENGUI (Aaron Septime), De Kant à l’Afrique. Réflexion sur la constitution républicaine en Afrique noire, 2015 HOUEDANOU (Sessinou Emile), La gestion transfrontalière des forêts en Afrique de l’Ouest, 2015 EKANZA (Simon-Pierre), Le Moronou, notre patrimoine, Géographie, Agriculture, et Sociétés, 2015 KAYOMBO (Chrysostome Cijika), La planification de l’éducation en Afrique, Mode d’emploi, 2015 NGALIEU (Désiré), La secondarisation de l’agriculture en Afrique subsaharienne : une clé pour l’émergence, 2015

Motaze AKAM

Le social contre le politique en Afrique noire Sociétés civiles et voies nouvelles

© L’HARMATTAN, 2016 5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.harmattan.fr [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-343-06421-5 EAN : 9782343064215

Ce livre est dédié à mon père HANS AKAM EBALE, en mémoire des vingt jours de sa détention illégale dans une cellule de la Compagnie de Gendarmerie, brigade de Mendo’o (Ebolowa) pour avoir voté contre la dictature camerounaise des années 1960.

Ouvrages du même auteur

Le circuit de la mort, Paris, Editions Actuelles, 1983 (fiction) Le défi paysan en Afrique. Le lamiido et le paysan dans le Nord du Cameroun, Paris, L’Harmattan, 1990. Le social et le développement en Afrique, Paris, L’Harmattan, 2009. Sociologie de Jean-Marc Ela. Les voies du social, Paris, L’Harmattan, 2011. Ouvrages collectifs Le village camerounais à l’heure de l’ajustement, Paris, Karthala, 1994, (avec Georges Courade et al) Cameroun. Pluralisme culturel et convivialité, Ivry, Editions Nouvelles du Sud, 1996, (avec Charly-Gabriel Mbock et al) Paléo-anthropologie en Afrique centrale. Un bilan de l’archéologie au Cameroun, Paris, L’Harmattan, 1999, (avec Michel Delneuf et al) Pouvoir social et pouvoir politique en Afrique. Le cas du Cameroun, Yaoundé, Presses Universitaires de Yaoundé, 2001, (avec Charly-Gabriel Mbock et al) Les conflits ethniques au Cameroun. Quelles sources, quelles solutions ? Yaoundé, Service œucuménique pour la paix, Editions Sagraaph, 2002 (avec Charly-Gabriel Mbock et al) Le Nord-Cameroun à l’épreuve des pluralismes. Quand les sciences sociales interrogent…, Paris, L’Harmattan, 2012 (avec Adder Abel Goda, Alawadi Zélao et al) Sciences sociales, sciences du langage et développement, Les Annales de la Faculté des Arts, Lettres et Sciences Humaines, Université de Ngaoundéré, 2012 (en coédition avec Michel Tchotsoua) De l’Adamawa à l’Adamaoua. Histoire, enjeux et perspectives pour le Nord-Cameroun, Paris, L’Harmattan, 2014 (avec Hamadou Adama et al)

Introduction : Pour une culture de recommencement en Afrique noire

Il n’est pas tautologique de dire que les Lumières constituent une période lumineuse de l’humanité, même si elles ont aussi contribué à la naissance et diffusion des idéologies discriminantes ayant servi de fondements aux nazisme, colonialisme, impérialisme, etc. Ceci traduit d’autant, leur caractère explosif aux plans idéologique, scientifique, voire de la création intellectuelle. Elles sont donc un moment historique d’une importance capitale traversé par des courants de pensée à la fois radicalement révolutionnaires, réactionnaires, mystiques. Cette période que couvre le XVIIIè siècle européen est l’aboutissement d’un long processus de germination intellectuelle qui s’amorce depuis les XVè et XVIè siècles. Autrement dit : la renaissance. Vers la fin de cette dernière, l’on voit naître en Europe méridionale - Italie - des courants de pensée et des pratiques artistiques qui annoncent une ère nouvelle. Sous l’impulsion des papes, un mouvement rénovateur de nature littéraire, artistique et scientifique prit corps. La découverte de l’imprimerie permit d’éditer les œuvres de l’antiquité. Jules II, Giuliano Della Rovere de son vrai nom est né à Abissola en 1443, fut pape de 1503 à 1513. Il restaura la puissance politique des papes en Italie. Léon X, Jean de Médecis, est né à Florence en 1475 et fut pape de 1513 à 1521 ; administrateur des chefs d’œuvre de l’antiquité, il fut le mécène des arts, des lettres et des sciences durant ses huit ans de papauté. C’est l’époque de Machiavel de Bembo, Donadello, Luca Delle Robia, Michel Ange, Léonard de Vinci. Les œuvres artistiques, notamment, ont été la traduction d’un universalisme marqué de polyvalence et d’une remarquable liberté créatrice annonçant le XVIIIè siècle comme Siècle des Lumières. Les Lumières ont une double signification. C’est le siècle des nouvelles idées qui vont désormais mener le monde. Elles signifient aussi celui de la concrétisation de ces dernières dans la construction des sociétés humaines en Amérique du Nord et en Europe Occidentale. Leurs réalisations pratiques, politiques, économiques et sociales constituent pour l’humanité, un héritage inestimable. Les Lumières sont ainsi une richesse incommensurable, un héritage sans frontière où tous les peuples de la planète peuvent s’abreuver comme dans une source intarissable pour construire et donner un sens à leur vie. Leurs richesses intellectuelles, institutionnelles et pratiques restent un acquis indéniable pour les peuples du monde entier désireux de construire des nouvelles sociétés et des nouveaux pouvoirs.

Les Lumières s’opposent au XVIIè siècle par l’esprit qu’elles ont généré : l’esprit du siècle. En France, le XVIIè siècle a été dominé par une notion : le devoir. Ce dernier était la conformité aux contraintes, aux jougs, aux servitudes, plus relative à une conception chrétienne et surnaturelle de la condition humaine. Celle-ci était à la base d’un bonheur éternel logé dans un au-delà qui passait avant le bonheur terrestre. L’esprit du siècle - entendu XVIIIè siècle - se fonde sur la raison critique et non la raison disciplinaire du XVIIè siècle. Il bouscule tout préjugé : tout ce qui est contre la nature qui repose selon Rousseau et Diderot, sur le postulat de la bonté naturelle de l’homme. Ainsi, le préjugé religieux catholique qui est au fondement même du pouvoir politique, est contre le bonheur terrestre de l’homme. L’idée d’un bonheur terrestre est par conséquent, une nouveauté apportée par l’esprit du siècle. Ce dernier signifie qu’avant de se traduire dans les faits concrets, la révolution a d’abord été idéelle, c’est-à-dire dans les esprits. Ceci ouvre certainement une fenêtre à la problématique des rapports entre l’idéel et le matériel, chère dans les années quatre-vingt, à l’anthropologue français Maurice Godelier et lui ayant permis de démontrer l’antériorité de la pensée sur la matière.1 Les Lumières ramènent sur terre, l’homme et ses aspirations les plus élevées.2 Mort à l’échafaud avec Robespierre le 27 juillet 1794, Louis-Antoine de Saint-Just qui, comme ses compagnons révolutionnaires de 1789, Babeuf François Noël dit Grachus, condamné à mort le 26 mai 1797, Jacques Roux qui se poignarda quand il apprit qu’il était condamné à mort par le tribunal révolutionnaire, Jean-Paul Marat, etc., finit par une mort violente en laissant avant d’être guillotiné l’implacable formule selon laquelle l’idée de bonheur est neuve en Europe. C’est dans le même sens que Anacharsis Cloots, de son vrai nom Jean-Baptiste Cloots, baron de Val-de-Grâce, membre influent du club des jacobins, Député à la Convention, avant d’être guillotiné se déclarait citoyen de la terre tout en invitant les armées révolutionnaires à ne point s’arrêter tant qu’il existerait une seule barrière séparant les êtres humains : juste parce qu’il est désormais question non plus d’un bonheur céleste, mais plutôt d’un bonheur terrestre.

1 Lire à propos, M. Godelier : L’idéel et le matériel. Pensée, économies, sociétés, Paris, Fayard, 1984, 349p. 2 Les Lumières constituent une complexité au sens d’Edgar Morin. Cette complexité est perçue pour d’aucuns comme une instrumentalisation, trahison par l’homme contemporain moderne, postmoderne, démocratique, postdémocratique, etc., voire un désarroi. Lire à propos, Max Horkeimer et Theodor Wiesengrund Adorno (eds) : La Dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1983, (1944), 283p. Jean-Claude Guillebeaud : La trahison des Lumières. Enquête sur le désarroi contemporain, Paris, Seuil, 1995, 248p.

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Grâce à Montesquieu, Locke, Blackstone, l’esprit du siècle, effectivement comme une lumière, se diffusa dans les colonies anglaises d’Amérique. La dynamique des processus sociaux planétaires y atteignit un sommet paroxystique le 04 juillet 1776 à Philadelphie : treize États de l’Amérique du Nord qui étaient des colonies américaines d’Angleterre où des riches propriétaires exploitaient la main-d’œuvre des centaines de milliers de Noirs venus d’Afrique firent une déclaration d’indépendance3 qui inspira largement la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen qui résulta des travaux des états généraux ayant eu lieu du 05 mai au 14 juillet 1789 à l’Hôtel des Menus Plaisirs à Versailles en France. Avant l’adoption de cette déclaration par les Nations Unies en 1948, je dois rappeller qu’elle est présente dans les Constitutions françaises de 1793, 1795, 1848 et 1946.4 Le préambule de la déclaration d’indépendance des États-Unis et les révolutionnaires français des Lumières, et avant eux, les populations égyptiennes qui se révoltèrent contre l’occupation des Hyksôs en créant un nouvel empire ayant pour capitale Thèbes (-1552) ont laissé à l’humanité tout entière, des messages de portée universelle dans la quête légitime des peuples à disposer d’eux-mêmes dans leurs idéaux de justice sociale et de liberté. Il se dégage du préambule américain largement influencé par l’esprit des Lumières que les premiers droits inaliénables conférés par le Créateur aux hommes qu’il a créés tous égaux sont : le droit à la vie, le droit à la liberté, le droit au bonheur. Dans le but de s’assurer de la jouissance de tels droits, les hommes se sont donné des gouvernements dont l’autorité n’est légitime que par leur consentement. Un gouvernement quelle que soit sa forme ne doit s’éloigner de ces buts, sinon le peuple a alors le droit de le changer ou de l’abolir à des fins d’établissement d’un nouveau gouvernement fondé sur les principes et une organisation propres à lui procurer sécurité et bonheur.

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Sur ce sujet, voir Carl Becker : La déclaration d’indépendance. Contribution à l’histoire des idées politiques, (traduction française : Marie-France Bertrand, Marvin Holdt), Manille, Nouveaux Horizons, 1970, (1922), 281p. Wood Gray and Richard Hofstader (eds) : An outline of American history, The United States Information Service, (non daté), 178p. 4 Pour une critique de la dimension universelle de cette Déclaration, voir François Julien : « Universels, les droits de l’homme ? », Le Monde Diplomatique, Février, 2008, 32p. pp : 24-25

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Il est intéressant de voir aujourd’hui la force créatrice dont l’utopie est porteuse et que Jean Ziegler rappelle à juste titre dans l’un de ses ouvrages.5 Au regard des « enragés » de 1789, l’on peut parler d’une utopie fondatrice qui caractérise ceux qui sont restés accrochés à la lutte permanente pour atteindre les idéaux de justice sociale et le droit de l’homme au bonheur à l’instar de Saint-Just, Babeuf, Roux, Marat emportés précocement par la mort brutale. Ceux-là, en payant de leur vie les idéaux - ou des utopies - ont donné un espoir inouï à des peuples de l’humanité en constante lutte pour la liberté et le bonheur. En effet, le recours à l’utopie - le monde qui n’existe pas et qu’il faut créer - apparaît comme une nécessité aujourd’hui pour l’Afrique et d’autres continents qui lui ressemblent à l’instar de l’Amérique latine. La situation latino-américaine m’est toujours apparue d’une exemplarité certaine parce qu’elle véhicule un modèle : le combat.Le combat latino-américain est un recommencement. Les pays latino-américains sont les pays de l’Amérique centrale et du Sud ayant connu les colonisations espagnole ou portugaise. Ces pays intègrent le Mexique en recoupant l’Amérique centrale et septentrionale. Les pays latino-américains sont engagés dans le combat depuis les luttes pour les indépendances en 1810. Ils accédèrent aux indépendances au terme des guerres variées : le Venezuela en 1811-1812, l’Argentine en 1816, le Chili en 1818, la Colombie en 1819, le Mexique et le Pérou en 1821, le Brésil en 1822, la Bolivie en 1825, le Nicaragua en 1835, le Guatemala en 1839, etc. L’histoire récente de l’Amérique latine a tout d’un laboratoire faisant observer le combat, le recommencement pour les pays dits du tiersmonde. Après les indépendances extrêmement laborieuses, l’Amérique latine a connu des régimes militaires qui ont offert au monde moderne, les grands modèles de tyrannocratie à l’instar du Chili du Général Augusto 5

J. Ziegler : L’empire de la honte, Paris, Fayard, 2005, 324p. Dans la même perspective, la fonction majeure que Pierre Bourdieu assigne à ce qu’il appelle « intellectuel collectif » dans son ouvrage Contre-feux 2, (Paris, Raisons d’agir, 2001, 108p.) est de contribuer à créer des conditions sociales de production collective d’utopies réalistes. Voir aussi, Henri Desroche : « Au fil du désir : d’une sociologie de l’utopie à une sociologie de l’espérance », Jean Poirier et François Raveau (eds) : L’autre et l’ailleurs. Hommage à Roger Bastide, Paris, Berger-Levrault, 1976, 511p.pp : 233-247. L’on se reportera utilement aux travaux de Yolène Dilas-Rocherieux, spécialiste des utopies à l’Université de Paris-X-Nanterre, notamment à L’utopie ou la mémoire du futur. De Thomas Moore à Lénine. Le rêve éternel d’une autre société, Paris, Robert Laffont, 2000, 407p. Lire dans une période relativement récente sur ce sujet : « Le temps des utopies », Manière de voir. Le Monde Diplomatique, (112) , août-septembre, 2010, 98p.

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Pinochet Ugarte. Les peuples de cette partie du monde n’ont pas eu de cesse à combattre les régimes tyranniques et dictatoriaux avant de se faire embrigader par la Banque mondiale et le Fonds Monétaire International (FMI) à travers les plans d’ajustement structurel. À l’heure actuelle, au terme de vingt ans de tyrannocraties militaires (1983-2003) scandées par des répressions aveugles et révoltes armées, l’Amérique latine est entrée dans une nouvelle ère de recommencement marquée le 01 janvier 2003 par l’entrée en fonction d’un radical de gauche, ancien dirigeant syndicaliste et leader du Parti des Travailleurs brésiliens : Luiz Inacío « Lula » da Silva plébiscité président des vingt-et-un États constituant la Fédération brésilienne en octobre 2002. J’écris ces lignes au moment où il vient d’achever son mandat et quitter la présidence avec un bilan positif après sept ans de pouvoir largement partagé.6 Ce qui est rare dans le tiersmonde actuel et plus particulièrement en Afrique et en Amérique latine. En Amérique latine, comme en Afrique, l’imposition du néolibéralisme a entraîné partout, à l’exception de la Libye du Colonel Kadhafi, un phénomène d’ajustement permanent dont les conséquences désastreuses ont mobilisé encore les peuples dans des révoltes et mouvements sociaux divers. L’Argentine tant vantée par les chantres du néo-libéralisme et considérée comme meilleure élève des institutions de Bretton Woods s’effondra tristement en décembre 2001. Ainsi, l’élection pour le Congrès argentin d’Eduardo Duhalde - un péroniste - le 01 Janvier 2002 était-elle accompagnée dans son discours d’investiture par une condamnation sans précédent du modèle néo-libéral ayant engendré la pauvreté de deux millions d’Argentins, détruit la classe moyenne, ruiné les industries de ce pays et réduit à néant le travail de sa population. La nouvelle ère du combat latino-américain s’exprime ainsi de plusieurs manières dont les plus manifestes sont actuellement : le vote contre les formations partisanes s’étant engagées dans la mise en œuvre des politiques néo et ultralibérales de la Banque mondiale et du FMI et les révoltes, voire les mouvements sociaux tendant à renverser les chefs 6

Lire à propos, Geisa Maria Rocha : « Le Brésil à l’heure du bilan social. Bourse et favelas plébiscitent « Lula » », Le Monde Diplomatique, (678), septembre, 2010, 28p.p : 21, « Là où va le Brésil », Manière de voir, (113), Le Monde Diplomatique, octobrenovembre, 2010, 98p. On se reportera utilement à Magda Zanoni et Hugues Lemarche (coord.) : Agriculture et ruralité au Brésil. Un autre modèle de développement, Paris, Karthala, 2001, 352p. « L’Amérique Latine en effervescence », Manière de voir, (69), Le Monde Diplo .matique, juin-juillet, 2003, 98p. Bruno Lautier et Jaime Marques Pereira (eds) : Brésil, Mexique. Deux trajectoires dans la mondialisation, Paris, Karthala, 2004, 352p. Dans la même perspective, lire plus récemment : « Brésil. Une puissance en marche », Courrier International, Hors-série, juin-juillet-août, 2013, Jean-Jacques Fontaine : L’invention du Brésil. De crises en crises, un géant qui s’affirme, Paris, L’Harmattan, 2014, 268p. Le Brésil connaît néanmoins une répression meurtrière des journalistes qui reste l’un des points noirs à ses dynamiques positives.

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d’État de la zone acquis aux politiques néo-libérales de la Banque mondiale et du FMI, mais aussi, d’autres instances et espaces de la nouvelle mondialisation capitaliste actuelle tels que l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), les forums sociaux mondiaux sans issue véritable comme celui de Copenhague en 1995. C’est ce nouveau combat, ou recommencement, contre le néolibéralisme qui a amené aux présidences respectives du Venezuela en 1998, Hugo Chavez,7 un ex-Lieutenant colonel, de l’Equateur et du Brésil en 2002, Lucio Gutierrez et Luis Inacío « Lula » da Silva déjà évoqué, etc. Depuis la fin de la décennie 1990, des changements récurrents aux sommets des États latino-américains témoignent de ce combat où l’on parle d’une «vague rose-rouge » qui fait renaître un phénomène inédit : « le socialisme du XXIè siècle ». Celui-ci a initié un processus « d’élections en réélections » où au Venezuela, Hugo Chavez est réélu en 2002 et 2006, avec au Bresil, Lula Da Silva. En 2009, Evo Morales élu en 2005 est réélu en Bolivie accompagné de Rafael Correa en Equateur. Les femmes n’y sont pas du reste, en 2011, Fernandez Kirchner élue en Argentine en 2007 est réélue. Pour le grand détail, c’est l’épouse de Nestor Kirchner élu président argentin en 2003. D’autres élections dans cette perspective sont celles de Fernando Lugo au Paraguay en 2008, Dilma Rousseff, une autre femme, au Brésil en 2010 et qui a été réélue au mois d’octobre 2014, Ollanta Humala au Pérou en 2011. C’est le recommencement dont le but ultime est la recherche légitime par les majorités populaires du droit à la vie, du droit à la liberté, du droit au bonheur. William I. Robinson, Professeur de sociologie et d’études internationales à l’université de Californie, Santa Barbara : En dépit des contractions, un indice suggère que l’Amérique Latine change : les États-Unis, les droites latino-américaines poursuivent leur contreoffensive pour essayer d’inverser une tendance qui leur déplaît. Ainsi les gouvernements progressistes d’Amérique Latine subissent les foudres des 8 élites de la région.

À quoi attribuer le recommencement latino-américain ? Le recommencement latino-américain est dû non seulement à la fidélité à une tradition historique de luttes sociales, économiques et politiques ayant modelé une culture historique de combat que j’appelle culture de recommencement, mais aussi et surtout à une synergie développée entre de nouvelles élites politiques acquises à ladite culture et des sociétés civiles dont les consciences individuelles et collectives sont 7

Hugo Chavez est décedé le mardi 05 mars 2013 des suites d’un cancer de poumon dont les « origines seraient américaines » selon Nicolas Madouro, le vice-président chaviste lui ayant succédé. 8 W.I. Robinson : « Les voies du socialisme latino-américain », Dossier. Peut-on changer le monde ? Le Monde Diplomatique, novembre, 2011, 28p. pp : 13-20, pp : 13-19

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déjà suffisamment armées pour voir non seulement le but de la société, mais aussi le bonheur commun grâce aux forces sociales que sont les syndicats, les autres types d’organisations sociales variées et les intellectuels ; surtout quand il faut dire que des 480 millions de Sud américains, 43% vivent en dessous du seuil de la pauvreté.9 Et le recommencement africain ? Celui-ci est une idée qu’il faut réinventer. Il faut absolument réinventer le recommencement africain dans sa signification simple qui est de renouer avec les luttes et combats de toute nature pouvant amener « l’homme africain » à la liberté et au bonheur. Le troisième millénaire n’a de sens en Afrique qu’en transformant « le cri de l’homme africain » en un combat dont le recommencement doit être une permanence comme l’atteste la mouvance actuelle partant de la Tunisie et de l’Egypte en Afrique du Nord où le social fortement en lutte contre le politique a inauguré les nouvelles configurations conflictuelles et dynamiques de la décennie 2013. La culture de recommencement pour l’Afrique ne traduit dès lors autre chose que cet ancrage inlassable aux différentes luttes définies dans l’arène du social contre le politique depuis l’avènement d’une modernité de perversion qui remonte radicalement aux politiques coloniales fondamentalement anti-sociales, amenées par le système occidental en Afrique. Loin de considérer l’Afrique précoloniale comme un « paradis perdu », force est de reconnaître aujourd’hui que le système colonial et néo-colonial est le véhicule d’une modernité de perversion et d’aliénation ayant déstructuré les sociétés africaines. Il a introduit l’antisocial, terme englobant pour moi l’anti-démocratie et l’antidéveloppement. L’anti-social est nécessairement anti-démocratique et anti-développementiste. Une culture de recommencement doit être une permanence dans la lutte des peuples africains pour le développement, la démocratie, la liberté et le bonheur qui constituent la vie. De telles luttes ont historiquement positionné au centre, les sociétés civiles africaines via les intellectuels authentiques comme ceux d’un mouvement de négritude anticolonial et nationaliste. Elles ont aussi impliqué, dans cet ordre d’idées, les formations syndicales autonomes et indépendantes ayant donné naissance à des partis politiques radicaux à l’instar de L’Union des Populations du Cameroun (UPC) de Ruben Um Nyobè. L’UPC est pour Gérard Chaliand, spécialiste des mouvements révolutionnaires du tiersmonde, le premier maquis politiquement organisé en Afrique tropicale

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« L’Amérique Latine en effervescence », Manière de voir, (69), op. cit. p : 9

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ayant lutté contre l’oppression coloniale et plus tard, l’exploitation néocoloniale à partir des années 1960.10 Pour comprendre ce qui précède et ce qui suit, il faut s’aligner sur cette idée simple provenant de l’observation sociologique de l’Afrique des cinquantenaires : ce que l’Afrique a pu produire et développer depuis les «indépendances», shame independances pour parler comme Kwamé Nkrumah, est le pervers dont l’idée est déjà présente dans un travail antérieur qui annonce celui-ci.11 Ceci s’entend en ces autres termes : la production du politique africain aujourd’hui se résume en des phénomènes de destruction de l’ethos principal qui est la centralité même des sociétés africaines : le social. La grande expression de ce pervers, voire de ces phénomènes de déstructuration du social est la tyrannocratie ou les républiques monarchiques. À la lutte anticoloniale ayant abouti dans la plupart des cas aux shame independances, il faut le recommencement du combat dont la figuration est la lutte anti-tyrannocratique pour le triomphe de la démocratie, bref d’un vivre ou être-ensemble de développement, de liberté et de bonheur dont la Place Tahrir au Caire reste actuellement le grand symbole depuis le 11 février 2011, date de la chute de Mohammed Hosni Moubarak. Max Liniger-Goumaz : Il est donc impossible de prétendre que l’indépendance a permis à l’Afrique d’accéder tant à la liberté qu’au développement. L’indépendance n’a représenté que le début de la quête de liberté et de mieux être, 12 malheureusement plus dans l’esprit que dans les faits.

Qu’entendre par tyrannocratie ? Pour comprendre la tyrannocratie en Afrique noire contemporaine, il faut se mettre dans une perspective de prospection et de recensement de ce que le politique africain a produit depuis un demi-siècle d’ «indépendance» et qui n’invite qu’à un recommencement. Car, des sociétés de sujets connues lors des résistances africaines durant la période précoloniale, juste lors de la pénétration coloniale, celle de la lutte anticoloniale et des mouvements d’indépendance, l’Afrique a chuté aujourd’hui dans les sociétés de non sujets caractéristiques de la postcolonie embrigadée par les politiques de la Banque mondiale, du FMI et 10 G. Chaliand : Lutte armée en Afrique, Paris, Maspéro, 1967, 166p. p : 125. Voir aussi, Mario de Andrade : Amilcar Cabral. Essai de biographie politique, Paris, Maspéro, 1980, 170p. p : 58, Robert Buijtenhuis : « Des résistances aux indépendances », Christian Coulon et Denis-Constant Martin (eds) : Les Afriques politiques, Paris, La Découverte, 1991, 291p. pp : 44-56, p : 52 11 Motaze Akam : Le social et le développement en Afrique, Paris, L’Harmattan, 2009, 267p. 12 M. Liniger-Goumaz : L’Afrique à refaire. Vers un impôt planetaire, Paris, L’Harmattan, 1992, 159p. P : 42

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de l’OMC, etc. dont les impacts négatifs sur la société globale situent les véritables rapports entre le social et le politique sur les logiques de tension, de combat, de lutte ou d’affrontement. Tout ceci est encouragé localement par des régimes politiques qui consacrent en fait des républiques monarchiques et dont le terme tyrannocratie définit mieux les contours. En effet, la tyrannocratie est un régime de monarchie combinant à la fois, la loi républicaine, l’exercice monarchique du pouvoir, l’arbitraire, l’oppression et les cruautés émanant des séquelles des servitudes coloniales dont les plans d’ajustement structurel sont les principaux représentants, et les comportements et pratiques politiques pervers des dirigeants africains eux-mêmes, des faits structurants. La grande propriété des tyrannocraties monarchiques ou des monarchies tyrannocratiques en Afrique noire contemporaine est que les pratiques politiques doivent nécessairement aboutir aux acquis matériels dont le centre de gravité est l’argent. Le « militantisme politique » ne vise à autre chose qu’à l’accès à l’argent dont les détournements restent la principale « équation politique » à résoudre. Les tyrannocraties parlent toujours des crises financières dont elles sont victimes alors que de l’argent y circule abondamment par des réseaux occultes qui confondent volontairement argent, logiques ésotériques et logiques politiques. Les espaces des régimes tyrannocratiques qui se confondent aux républiques monarchiques dont je parle dans ce livre sont des espaces sectaires qui définissent la circulation de l’argent et les positions de pouvoir qui sont de fait, les mécanismes qui structurent la tyrannie, la dictature, l’oppression, le sectarisme envers les hors groupes nécessairement majoritaires. Ce sont ces phénomènes qui font la tyrannocratie. Dans les tyrannocraties, les « hiérarques » des catégories militaires et autres forces de l’ordre jouissent énormément d’une domination symbolique et physique des rapports de force qui les positionnent consciemment ou inconsciemment en tête de la stratification sociale nationale. C’est la fraction militarao-policière de la «haute privilégiature», pour emprunter à François de Closets, de la protobourgeoisie ou de la bourgeoisie-prolétaire, spéculative ou encore ostentatoire africaine. La tyrannocratie est une combinatoire complexe et confuse se traduisant concrètement par un étau ou cercle vicieux idéologique, politique, économique, social et culturel dans lequel un homme ou une oligarchie d’hommes au pouvoir fait croupir des millions de femmes et d’hommes en Afrique. On y découvre aisément des phénomènes aussi pervers que l’oppression, l’agression, le banditisme, le voyoutisme, la

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feymania, la rose-croix, la franc-maçonnerie, la Grande Loge Nationale de France (GLNF) ou l’homosexualité.13 La lutte anti-tyrannocratique, et donc contre les républiques monarchiques, met au centre, le social contre le politique dans une problématique de recherche de stratégies alternatives susceptibles d’amener les sociétés civiles africaines à la création et invention des voies nouvelles de vivre-ensemble qu’on pourrait appeler développement, démocratie, liberté ou bonheur. Dans cette perspective, le social tend à s’assimiler à deux phénomènes sociologiques importants. Premièrement, il revêt la dimension dynamique de la culture qui équivaut à un support de régularités non seulement que l’on peut scientifiquement analyser, mais aussi et surtout qui peut mobiliser les acteurs sociaux pour une action. Deuxièmement, et cet aspect est plus psychosociologique, dans le même ordre d’idées, le social s’avère être un déterminant permettant les ajustements des comportements humains à l’ordre social global, soit par le maintien de l’ancien ordre social dominant, soit par sa destruction et son remplacement par un nouvel ordre social. Cette double dimension du social explique dans sa lutte contre le politique, les phénomènes de révolution et de contre-révolution,14 de progressisme et de réaction, de changement social et de simples recompositions sociales de surface. Dans les luttes anti - coloniales, le social a toujours été, à travers les partis politiques variés, à l’origine de l’existence des mouvements progressistes d’un côté, et réactionnaires de l’autre : l’African National Congress (ANC) de Nelson Rolihlahla Mandela et l’Inkata Freedom Party (IFP) de Mangosuthu Gatsha Buthelezi en Afrique du Sud, le Mouvement Populaire pour la Libération de l’Angola (MPLA) de Agostino Neto et l’Union Nationale pour l’Indépendance Totale de l’Angola (UNITA) de Jonas Savimbi en Angola, le Front de Libération du Mozambique (FRELIMO) de Edouardo Mondlane, puis Samora Machel et la Rébellion de la Résistance Nationale Mozambicaine (RENAMO) de André 13

Voir à ce sujet, Claude Wauthier : «L’étrange influence des francs-maçons en Afrique francophone», Le Monde Diplomatique, septembre, 1997, 32p. pp : 6-7, «Dossier, Le top 50 des homosexuels présumés au Cameroun. Homosexualité. Quand la dénonciation vient de l’Eglise. Pouvoirisme. L’homosexualité, la Rose Croix, la Franc-maçonnerie et nous… », L’Anecdote, (254), 24 janvier, 2006, 11ème année, pp : 8-9. Voir également : «L’homosexualité est bonne à penser», terroirs, revue africaine de sciences sociales et de philosophie, (1-2), 2007, 311p. Lire aussi le «mitigé» Charles Ateba Eyene dont le décès est annoncé au moment où j’écris ces lignes : Le Cameroun sous la dictature des loges, des sectes, du magico-anal et des réseaux maffieux. De véritables freins contre l’émergence en 2035 (La logique au cœur de la performance), Yaoundé, Editions SaintPaul, 2012, 381 p., Crimes rituels, loges, sectes, pouvoirs, drogues et alcools au Cameroun. Les réponses citoyennes et les armes du combat, Yaoundé, Editions SaintPaul, 2013, 228p. 14 Lire à propos s’agissant notamment de l’Afrique du Sud, Jean Ziegler : La contre révolution en Afrique, Paris, Payot, 1963, 242p.

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Matsangaisse, puis Afonso Dhlakama au Mozambique, la South West African People’s Organization (SWAPO) de Samuel Safilshona Nujuma et le Caprivi Strip Liberation Movement (CSLM) de Mishake Albert Muyongo en Namibie, l’Union des Populations du Cameroun (UPC) de Ruben Um Nyobè et l’Union Nationale Camerounaise (UNC) de Ahmadou Ahidjo au Cameroun, etc. Cette logique qui oppose d’abord contradictoirement, dialectiquement le social à lui-même, et au politique par la suite, continue dans la postcolonie françafricaine aujourd’hui non plus dans le champ strictement politique où les oppositions africaines n’arrivent jamais à coaliser15 comme on l’a vu au Sénégal avec l’élection de Maki Sall pour chasser du pouvoir les tenants du néocolonialisme et de la françafrique parce qu’elles s’avèrent être essentiellement alimentaires, mais aussi entre les sociétés civiles et les régimes politiques en place. La lutte ou le combat entre le social et le politique en Afrique contemporaine se lit mieux à travers l’opposition historique des sociétés civiles africaines aux politiques en place comme viennent de l’attester les cas tunisien et égyptien. Dans la mesure où comme le pense Robert Fossaert, la société civile désigne la société par rapport à l’État dans une perspective où celle-ci est en lutte contre celui-là, ou comme le voit Domenach, la société civile est un processus « d’avancée de la société et de la «détotalisation» contradictoire vis-à-vis du processus simultané de totalisation mis en action par le pouvoir », ceci met en exergue, les configurations du social contre le politique.16 La sociologie du développement africain n’a jamais intégré une telle problématique parce qu’elle est restée longtemps rivée aux représentations, aux structures et aux acteurs à une moindre mesure et non au social comme vivre ou être-ensemble, et donc comme objet principal de recherche ou projet fondamental de vie.17 L’idée d’une sociologie du développement orientée vers le social que je développe intègre une telle problématique pour mieux comprendre les relations entre le social et le politique dans les questions de développement africain (démocratie, liberté, bonheur). 15 Sur l’opposition camerounaise à cet effet, lire utilement Luc Sindjoun (ed) : Comment peut-on être opposant au Cameroun ? Politique parlementaire et politique autoritaire, Dakar, CODESRIA, 2004, 346p. 16 Voir à propos, R. Fossaert : La société, t. 5, Les États, Paris, Seuil, 1981, 574p. pp : 146-147, J-L Domenach : « Pouvoir et société dans la Chine des années soixante-dix », Modes populaires d’action politique, Paris, Centre d’Etudes et de Recherches Internationales, 1, 1983, pp : 49-52, cités par Jean-François Bayart : «La revanche des sociétés africaines», Politique Africaine, (11), Paris, Karthala, 1983, 192p. p : 99 17 Même Jean Copans, dans son ouvrage : Sociologie du développement : domaines et approches, Paris, Armand Colin, (2è édition), 2010, 128p. n’échappe pas à cette remarque.

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La post-colonie françafricaine est aujourd’hui un éminent obstacle au développement parce qu’elle est la configuration d’une complexité qui allie néo-colonialisme, loi républicaine, règne monarchique, françafrique dont la somme ou la traduction est la tyrannocratie. Ce livre part d’une hypothèse centrale : le social produit le politique et le détruit. Il invite à comprendre que le contexte structurel africain actuel est un appel au recommencement en exposant d’abord le pervers comme principale production du politique de l’Afrique noire des cinq dernières décennies. Il permet ensuite de voir, à l’aide des études de cas en Afrique occidentale et orientale, la lutte du social contre le politique colonial, la formation et la reproduction des républiques monarchiques et tyrannocratiques en Afrique noire, puis leurs tentatives de destruction par le social à travers les sociétés civiles à la fin de la décennie 1980. Ceci montre que le combat du social contre le politique est éminemment historique. Dans la mesure où depuis le moyen âge, les intellectuels ne peuvent se concevoir sans la société, ceux-ci sont incontournables lorsqu’il faut réfléchir sur le social et le politique. C’est dans cette perspective qu’un examen de la position des intellectuels africains face au pouvoir, dans la problématique du changement des sociétés au Sud du Sahara est mené dans la perspective de montrer la fébrilité de certaines de ses sociétés civiles à cause de ce que j’appelle la fin des intellectuels. Enfin, ce livre établit un rapport entre sociétés civiles et destin politique entendu au sens vectoriel du politique orienté et conduit par la logique du social. Il étudie les relations entre le social, le civil et le politique. Il s’appesantit ensuite sur les relations entre les dynamiques du social et les dynamiques du politique . Mon idée centrale est que ce sont les dynamiques du social qui sont à l’origine des dynamiques du politique. Il offre l’occasion d’un examen de la constitution des sociétés civiles dans une problématique d’ouverture des nouvelles voies de vivreensemble, de démocratie et de quête de bonheur en Afrique noire contemporaine où les oppositions politiques configurent la désincarnation de l’espoir d’une vie alternative. En conclusion, ce livre voudrait montrer qu’un rapport incontournable existe entre ce que j’appelle recommencement et changement, entre permanence de lutte et quête de démocratie et de liberté dans la perspective d’une sociologie du développement orientée vers le social. Au stade actuel de mes recherches, une telle réflexion introduit une sociologie mondiale où la position réelle et actuelle de l’Afrique sur la «terre-patrie» devient une question urgente.

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CHAPITRE I Une production du politique africain : le pervers

Comprendre le pervers comme production du politique africain nécessite que j’explique au préalable ce que j’entends par contexte structurel africain actuel comme étant à son tour, un appel à un recommencement. Le contexte renvoie sociologiquement à un complexe situationnel relatif aux circonstances et conditions qui permettent la compréhension au sens d’une sociologie explicative - d’un fait social. Le contexte structurel se constitue d’un ensemble de caractéristiques propres à une situation donnée ou une période historique précise. Ce qui veut dire qu’il peut s’entendre à la fois en termes politique, économique, social, démographique, écologique et culturel. Dans cet ordre d’idées, le contexte structurel africain actuel est cette situation dont les grands traits se manifestent aux plans politique par l’existence des tyrannocraties telles que définies plus haut, économique par l’ajustement permanent de la quasi-totalité des États subsahariens, social par une crise de valeurs, d’individus, d’acteurs et d’institutions sans précédent, démographique par la croissance, la mortalité, le vieillissement et la migration qui frappent le monde. S’agissant notamment de l’Afrique, dans un livre dirigé par l’anthropologue et démographe, Louise Lassonde, ayant travaillé auprès des Nations unies en Afrique dans le cadre du Fonds des Nations Unies pour la Population (FNUAP), on peut lire ceci : En 2050 […] l’Afrique est le continent dont la population augmentera le plus ; ses effectifs seront multipliés par trois .18

Quant aux domaines écologique et culturel, l’Afrique actuelle présente le visage d’un environnement et d’une culture dont la dégradation n’a de cesse. C’est le concept durkheimien d’anomie qui définit mieux le délabrement de la culture africaine actuelle.19 C’est là, exposés brièvement les grands traits de ce que j’entends par le contexte structurel africain actuel qui bloque les dynamiques d’un vivre-ensemble puisant dans les ethos véritables et les histoires de vie des 18 L. Lassonde (ed) : Les défis de la démographie. Quelle qualité de vie pour le XXIè siècle ? Paris, La Découverte, 1996, 225p. p : 135 19 Pour plus de scientificité, une enquête africaine à propos est une nécessité de l’heure. Un tel travail pourrait s’inspirer de celui de Jean Stoetzel : Les valeurs du temps présent : une enquête européenne, Paris, P.U.F, 1983, 309p.

sociétés du continent. Dans ce contexte, l’ampleur que prend sans cesse le social dans son refus de se perdre dans sa lutte contre le politique est une démonstration permanente que ce dernier est le fondement incontournable ou force souterraine des sociétés africaines. Cette situation dure depuis l’époque coloniale - a même ses racines dans l’Afrique précoloniale - et est loin de connaître des changements eux aussi structurels et positifs allant dans le sens de l’accès à un êtreensemble digne de ce nom. Ce contexte peut être assimilé non à une conjoncture passagère, à court ou moyen terme, mais à une période structurelle de longue durée que connaissent tous ces pays qui, depuis la colonisation sont caractéristiques des sociétés où le développement ou les libertés se sont avérés être aujourd’hui stériles sous l’impulsion des classes dirigeantes ou politiques complètement victimes du « déracinement ».20 C’est pourquoi après un demi siècle d’« indépendance » et d’échecs dans les tentatives de construction développementiste, étatique, démocratique, voire des libertés, l’attitude la plus lucide consiste désormais à tourner le dos aux classes dirigeantes africaines qui ne développent que les logiques de la proto-bourgeoisie, assimilable à une lumpen-bourgeoisie au vu des rapports centre-périphérie qui sont au coeur de la théorie dépendantiste qu’elles reproduisent sempiternellement. Il faut donc s’ouvrir et s’orienter vers les sociétés civiles. Si comme le laisse entendre la suite de mon analyse, le contexte structurel africain actuel est plus fertile dans la production du pervers, ceci s’explique par le fait que le développement est un phénomène éminemment politique dans la mesure où ce sont les politiques - classes dirigeantes, élites du pouvoir, États, bureaucraties - qui l’ont pris en main dès les années 1960, et non le social. Les sociétés civiles sont longtemps restées en marge du combat développementiste. Alors que ces dernières ont résolument pris part aux luttes anticoloniales qui ont marqué à un niveau très élevé, la lutte du social contre le politique, il faut que ces sociétés civiles reprennent des armes aujourd’hui en répondant positivement à l’appel au recommencement qu’exprime le contexte structurel africain actuel. Ce qui se passe actuellement en Tunisie et en Egypte véhicule une question forte : n’est-il pas temps de tourner le dos au politique - y compris ses oppositions alimentaires - en refondant 20 J’emploie le terme « déracinement » au sens bourdieusien en comparaison avec les paysans algériens dont ce phénomène partant du système colonial avait détruit les cadres spatiaux et temporels et achevé ce que les conséquences de la pénétration capitaliste avaient commencé, c’est-à-dire par rapport au seul travail digne de ce nom, celui qui avait procuré un revenu en argent, l’activité paysanne du passé et toutes les valeurs qui lui étaient associées furent discréditées. Voir Pierre Bourdieu, Abdelmalek Sayad (eds) : Le déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Paris, Minuit, 1964, 227p.

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l’espoir au social dont les sociétés civiles restent actuellement la grande expression, les seules matrices ? Malgré les idées des tenants d’une réforme de l’État africain contemporain, celui-ci positionnera toujours la société civile comme unique rempart de création ou d’invention du développement dans les nouvelles formes qu’il devra revêtir dans un autre contexte de mondialisation capitaliste où le lien social tend à disparaître au profit des rapports marchands. Mon approche du développement privilégie le social non seulement comme principal objet de recherche de la sociologie du développement africain,21 mais aussi et surtout comme variable paradigmatique susceptible d’expliquer et de faire comprendre les questions de développement en Afrique contemporaine. Le social est aujourd’hui, la trame et la logique à partir desquelles le développement doit se construire dans une problématique chère de production du savoir, des connaissances et de construction des phénomènes sociaux à partir des terroirs et réalités africains. Le social, c’est la vie des Africains. Passée, présente et future. Par conséquent, comment réinventer et accéder au social à l’ère de la mondialisation dans une Afrique ajustée ? Dans une Afrique en proie à la Banque mondiale et au Fonds Monétaire International à travers l’initiative Pays Pauvres Très Endettés (PPTE) qui n’est autre que le prolongement tentaculaire des programmes d’ajustement structurel ?22 L’éradication du lien social par l’économie de marché est dès lors en Afrique, non seulement un vieux phénomène dont les origines remontent à l’avènement de l’économie de traite et du système colonial, mais aussi, par ses développements fulgurants et dynamiques liés au capitalisme,23 commande l’urgence d’une réflexion neuve qui repositionne le social dans toute son architecture et archéologie, dans les logiques de luttes et de combats. En effet, le processus d’éradication du lien social en cours ne se fait pas sans heurt et aussi paisiblement qu’on le pense : c’est la figuration d’une lutte à mort que mène depuis la nuit des temps, le social 21

J’insiste bien sur les termes de sociologie du développement africain prenant en compte les spécificités de ce continent comme l’on parle d’une sociologie du développement latino-américain, voir à propos, Evaristo de Moraes Filho : « Sociologie du développement de l’Amérique Latine », La sociologie du développement latinoaméricain, Current Sociology. La Sociologie Contemporaine, XVIII, (1), Mouton, La Haye-Paris, 1971, 96p. pp : 33-92 22 L’initiative PPTE, mal comprise en Afrique véhicule plusieurs enjeux, voir à ce titre pour le Cameroun, Octave Jokung Nguena : Initiative PPTE (Pays Pauvres Très Endettés). Quels enjeux pour l’Afrique ?, Paris, L’Harmattan, 2005, 176p. Cependant, elle reste en dernière analyse, un mécanisme des Institutions de Bretton Woods pour que les pays africains demeurent dans le cercle vicieux de l’ajustement permanent. Lire également dans cette perspective et au nom d’une stratégie nationale de développement durable, Kcodgoh Edgeweblime : Le FMI en Afrique, Paris, L’Harmattan, 2012, 190p. 23 Sur ce sujet, voir Michel Beaud : Histoire du capitalisme. De 1500 à nos jours, (2è édition corrigée), Paris, Seuil, 1990, 383p.

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contre le politique et qui prend des formes variées selon les contextes historiques précis. C’est une lutte qui traduit les limites des tentatives totalitaires du politique (régimes monarchiques et tyrannocratiques, classes dirigeantes, États, bureaucraties, autres acteurs politiques, etc.) sous l’instigation du social africain qui en est l’agent de détotalisation. Toutes les sociétés humaines produisent le politique. C’est une réalité anthropologique que Balandier « révèle » au début de l’un de ses ouvrages déjà classique.24 Dans cette perspective, la production du politique peut se définir dans une problématique de la production de la société qui ouvre les portes à la sociologie actionnaliste tourainienne. Autrement dit, les sociétés humaines sont non seulement le produit de leur propre travail et de leurs rapports sociaux, mais aussi la résultante de leur propre action sociale sur elles-mêmes. Alain Touraine : Les sociétés apprennent à se connaître sociologiquement quand elles se reconnaissent comme le produit de leur travail et de leurs rapports sociaux, quand ce qui semble un ensemble de « données » sociales est reconnu comme le résultat d’une action sociale, de décisions ou de 25 transitions, d’une domination ou de conflits.

Les sociétés humaines ne sont donc que le produit de ce qu’ellesmêmes voudraient être partant des tactiques, stratégies et décisions de leurs propres acteurs, des comportements et décisions prises par ces derniers pendant des moments historiques (crises) qu’elles traversent. La production du politique africain s’entend dans un tel contexte et dans une telle logique. En effet, au regard des tentatives des constructions étatiques en Afrique, le politique est un champ incontournable pour une sociologie explicative des échecs du développement : la production du politique africain s’avère être dès lors un phénomène sociologique qui nécessite une analyse approfondie. Evidemment, une telle perspective de recherche est une réflexion permanente sur la crise du développement et sa sociologie ; en d’autres termes, sur une nouvelle sociologie du développement orientée vers le social. Une telle sociologie fait de la démocratie et du développement, voire des libertés, un objet de recherche partant duquel, les conflits entre le social et le politique doivent s’analyser à base des données empiriques parce qu’ils ont pour principal enjeu, la vie des millions de jeunes, de femmes et d’hommes qui croupissent sous le politique tyrannocratique. C’est dire que, c’est une 24 Georges Balandier : Anthropologie politique, Paris, PUF, 1978. 240p. Voir également, Emmanuel Terray (ed) : Afrique plurielle, Afrique actuelle. Hommage à Georges Balandier, Paris, Karthala, 1986, 272p. Lire : « Anthropologie politique », pp : 147-217, et surtout Jean Copans : Georges Balandier. Un anthropologue en première ligne, Paris, PUF, 2014, 320p. 25 A. Touraine : Production de la société, Paris, Seuil, 1973, 542p. p : 7.

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étude qui opère le retour d’une sociologie empirique dont la recherche sur les processus, les phénomènes et les structures sociologiques du continent doit permettre la compréhension de la société civile comme actrice historique de création d’un vivre-ensemble, d’un être-ensemble en guerre contre « la domination totalitaire »26 du politique. Surtout quand il faut dire que ce politique produit, se réduit au pervers. L’observation sociologique des cinquante dernières années montre à l’évidence que la production du politique africain s’entend bien en termes de la tyrannie et de la dictature, de l’aliénation et des États contre les Hommes. La production du politique comme production de la société s’entend fondamentalement par similitude à la cité grecque définie comme espace social organisé politiquement. C’est-à-dire produisant de par même son organistion, le politique.27 Or, dans la mesure où les analystes et spécialistes reconnaissent euxmêmes le politique en terme d’État qui est une forme d’organisation sociale dominante et le développement qu’il produit comme des phénomènes d’importation ou d’occidentalisation,28 le politique en Afrique depuis l’avènement du système colonial ne peut être dans cette perspective qu’une production elle-même de la société coloniale, conquérante et batailleuse allant toujours par des violences - symbolique et physique - qu’il véhicule en guerre contre le local dont notamment le social. C’est le politique délinquant, autrement dit : le pervers.

Le pervers Le pervers nécessite une approche méthodique qui consiste à le restituer avant tout dans la sociologie actionniste boudonienne insistant plus sur le fait social comme résultante des actions individuelles par opposition à la sociologie actionnaliste de Touraine dont l’un des principaux traits caractéristiques est son fondement sur les mouvements sociaux. Comme Marx reconnut qu’il n’avait jamais créé le terme de classe sociale, des philosophes et économistes bourgeois en avaient parlé avant lui, Raymond Boudon affirme également que, contrairement à un sens commun qui ferait de lui le père fondateur de « l’individualisme 26

Voir dans cette perspective, Claude Lefort : L’invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire, Paris, Fayard, 1981, 333p. 27 Lire utilement à propos, Pierre Lévêque : « La genèse de la cité grècque. Société archaïque et cité-État », États et sociétés, La Pensée, (217-218), janvier-février, 1981, 213p. pp : 24-32 28 Voir à propos, Serge Latouche : L’occidentalisation du monde. Essai sur la signification, la portée et les limites de l’uniformisation planétaire, Paris, La Découverte, 1989, 143p. Bertrand Badie : L’État importé. L’occidentalisation de l’ordre politique, Paris, Fayard, 1992, 334p. Luc Sindjoun : L’État ailleurs. Entre noyau dur et case vide, Paris, Economica, 2002, 332p.

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méthodologique », c’est plutôt une expression du sociologue et économiste autrichien J. Schumpeter qui a été popularisée par l’économiste F. Von Hayek et par le philosophe des sciences K. Popper. Mais on la rencontre déjà textuellement dans une lettre de Max Weber à son ami R. Liefman, un économiste marginaliste : « La sociologie, elle aussi (ie. Comme l’économie de style mengerien), ne peut procéder que des actions d’un, de quelques ou de nombreux individus séparés. C’est 29 pourquoi elle se doit d’adopter des méthodes strictement individualistes.

Pour ce, Boudon prend soin de mettre en garde contre la dimension polysémique du terme individualiste. Il demande de ne pas confondre son sens méthodologique avec son sens moral et sociologique. En effet, dans la perspective boudonnienne, le sens individualiste moral est entendu en terme de celui qui considère comme source suprême des valeurs morales, l’individu. Quand on dit d’une société qu’elle est sociologiquement individualiste, c’est quand l’autonomie individuelle y est considérée comme valeur dominante ; tandis que méthodologiquement, le concept d’individualisme a une autre connotation. Il signifie tout simplement que pour expliquer un fait ou phénomène social, il convient de savoir retrouver ses causes individuelles ; autrement dit chercher à comprendre l’action sociale comme émanant d’un individu rationnel ; c’est-à-dire qui a des raisons évidentes de poser tel ou tel acte, en faisant ce qu’il fait et croyant ce qu’il croit. Ce qui précède introduit le principe de rationalité de l’individualisme méthodologique. Selon celui-ci, un phénomène social doit être interprété comme un effet d’actions, de croyances, de comportements individuels. La mise en évidence du sens de ces croyances et actions complète l’explication sociologique. L’explication d’un phénomène ou fait social implique que soient déterminés ses comportements individuels dont il traduit l’effet et que ces comportements soient bien intelligibles. Le principe de rationalité suppose que tout acte individuel n’est pas gratuit : il obéit à une motivation qui se constitue de « bonnes raisons » ayant poussé son auteur à le poser. Contrairement à ceux qui ont voulu voir ce principe applicable uniquement dans les sociétés industrielles européennes réputées être individualistes, Boudon recourt à une certaine ethnologie pour déceler les comportements individualistes. Il parle ainsi d’Evans-Pritchard qui, dans sa monographie sur les Azandé du Haut Soudan a montré que contrairement à ceux qui pensent que dans de telles sociétés, l’individu ne disposerait que d’une autonomie biologique et physique et non réelle, celui-ci est aussi bien sceptique et calculateur que le citoyen d’une société dite « moderne ».30 C’est d’ailleurs à ce niveau 29 30

Raymond Boudon (ed) : Traité de sociologie, Paris, PUF, 1992, 575p. pp : 26-27. Raymond Boudon (ed) : op. cit. p : 27.

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que l’individualisme méthodologique boudonnien et l’analyse stratégique crozérienne se rejoignent.31 Dans la mesure où l’analyse stratégique permet de comprendre les « stratégies gagnantes » des acteurs sociaux qui utilisent les « zones d’incertitude » des organisations et des situations sociales - en enfreignant les règles tout en les contournant - afin d’atteindre leurs objectifs personnels, on peut dire que l’un des principes de l’analyse stratégique intègre également « les bonnes raisons » qui motivent les acteurs individuels à poser leurs actes. Et aussi bien l’individualisme méthodologique que l’analyse stratégique, les deux théories expliquent aujourd’hui les comportements tant des paysans montagnards mafa, moufou, mouktélé, podoko, mounyang, zoulgo, mineo, etc. que ceux des laamiibe - grands chefs traditionnels musulmans ou islamisés au nord du Cameroun où je mène des recherches.32 Au niveau macrosociologique, les mêmes comportements des classes dirigeantes africaines s’entendent mieux aujourd’hui à la lumière des démarches des sociologies individualistes et traduisent par conséquent, le phénomène du pervers dont le politique africain est aujourd’hui le grand producteur. Dans le cadre de l’individualisme méthodologique de Boudon qui puise ses fondements aussi bien dans le parétisme - théorie des dérivations de Wilfredo Pareto - que dans l’utilitarisme du philosophe anglais Jeremy Bentham, le pervers se définit par les effets non désirés : ce à quoi on ne s’attend pas. Banalement, ce sont des résultats non escomptés, contrairement aux attentes initialement prévues. Telle est la résultante des « indépendances » pour les grandes masses africaines ignorantes des processus réels d’accession à ces dernières qui permettaient à certaines élites africaines de comprendre les logiques de transition et de s’attendre plutôt aux « shame independances ». Les grandes masses africaines n’ont pas eu tort de croire mordicus aux « indépendances ». Après des siècles33 de traite et d’esclavage, de 31 Voir notamment sur l’individualisme méthodologique, Raymond Boudon : Effets pervers et ordre social, Paris, PUF, 1977, 284p., L’idéologie ou l’origine des idées reçues, Paris, Fayard, 1986, 330p., « Individualisme et holisme dans les sciences sociales », Pierre Birnbaum, Jean Leca (eds) : Sur l’individualisme. Théories et méthodes, Paris, Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1991, 380p. pp : 45-59. Sur l’analyse stratégique, Michel Crozier : La société bloquée, Paris, Seuil, 1970, 241p., avec Erhard Friedberg : L’acteur et le système. Les contraintes de l’action collective, Paris, Seuil, 1977, 500p., Michel Crozier : On ne change pas la société par décret, Paris, Pluriel, (2è édition), 1982, 310p. 32 Motaze Akam : Le social et le développement en Afrique, op. cit., Sociologie du développement et de la dynamique des rapports sociaux. Itinéraire théorique et méthodologique, vol. II. Rapport de synthèse, Dossier d’Habilitation à Diriger des Recherches, Département de Sociologie, Université de Yaoundé I, 2010, 865p. pp : 1-112. Je signale aussi que j’écris les noms des ethnies ou africains au pluriel avec ou sans « s ». 33 Sur ce sujet, Jean-Paul Gourevitch : La France en Afrique. Cinq siècles de présence : vérités et mensonges, Paris, Le Pré aux Clercs, 2004, 432p.

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colonialisme et de servitude symbolisés par l’homme blanc, mais aussi, de luttes et de combats, comment ne pas rêver de liberté totale et de bonheur terrestre après son départ lié à l’indépendance ? Mais, ce fut un leurre. Car, c’est là, là seulement que le néocolonialisme et son cortège de françafrique et de successions monarchiques traduisent qu’on le veuille ou non dans la post-colonie34 africaine actuelle, la tyrannocratie et d’autres effets non désirés qui sont : la corruption,35 le faux, les banditismes, les insécurités,36 les pratiques ésotériques, l’obscur, etc. comme codes de vie. C’est le pervers. Le pervers désigne donc tous les effets non désirés des « indépendances » africaines. Au-delà de l’acception boudonienne, le pervers peut s’entendre également en le mettant en rapport d’opposition avec le normal. Dans cette perspective, il rejoint la perversion, autrement dit : ce qui n’est pas normal dans un certain contexte culturel donné. Ainsi dans les sociétés où les relations de parenté prédominent et contribuent à la structuration sociale, l’inceste est un acte qui traduit la perversion et c’est pour cela que sa prohibition est une règle sacrée qui garantit non seulement la reproduction biologique, mais aussi la reproduction sociale et celle des valeurs morales. Les travaux de Claude Lévi-Strauss sur le structuralisme sont suffisamment éloquents dans ce sens. Mais dans ce sens aussi, la perversion peut rejoindre la médiocrité qui se situe au dessous du normal. En effet, le normal est lié aux structures d’une culture donnée ; c’est-à-dire à une logique de hiérarchisation plaçant au sommet des normes sociales, les valeurs culturelles. Dans un contexte où les pratiques sociales contredisent en permanence les normes sociales ou vont à leur encontre, le pervers devient la perversion et par là même, s’identifie à la médiocrité : en d’autres termes, du pervers à la médiocrité, il n’y a plus qu’un pas via la perversion. Dans le contexte structurel africain où dominent actuellement les phénomènes d’homosexualité que l’on découvre, ceux de la feymania, de 34

J’écris post-colonie de deux manières : en deux mots (post-colonie) et en un seul mot (postcolonie). 35 A propos, lire les travaux de Lucien Ayissi sur la corruption dont notamment : Corruption et gouvernance, Paris, L’Harmattan, 2008, 210p., Rationalité prédatrice et crise de l’État de droit, Paris, L’Harmattan, 2011, 214p, voir aussi l’incontournable Pierre Péan : L’argent noir. Corruption et sous-développement, Paris, Fayard, 1988, 278p. Blundo Giorgio et Olivier de Sardan Jean-Pierre (eds) : État et corruption en Afrique. Une anthropologie comparative des relations entre fonctionnaires et usagers (Bénin, Niger, Sénégal), Paris, Karthala, 2007, 376p. 36 Les multiples conflits contre la paix observables en Afrique noire contemporaine amènent à intégrer désormais la problématique sécuritaire dans l’analyse sociologique et politique, voir à titre d’exemple, Zeïni Moulaye : Gouvernance démocratique de la sécurité au Mali. Un défi du développement durable, Bamako, Friedrich Erbert Stiftung, 2005, 197p.

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banditismes et d’insécurités, d’ésotérismes et d’obscur : pervers, perversion et médiocrité se côtoient dans un confusionnel où l’anomie gagne et régente paradoxalement les sociétés humaines. Dans cet ordre d’idées, le pervers rejoint la médiocrité ambiante qui traverse toute la vie sociale et que l’expression populaire traduit dans un pays comme le Cameroun par le terme médiocratie. La « médiocratie » est un néologisme camerounais créé non pas par les grands docteurs et professeurs d’université, mais les « laissés pour compte » qui constituent selon un terme « élanien », « le monde d’en bas ».37 Ceci montre que ces derniers ont également d’énormes capacités intellectuelles pour conceptualiser les pratiques sociales et politiques partant d’une observation spécifique de nos sociétés. Dans une approche sociolinguistique, la médiocratie est la traduction du pervers par le petit peuple, autrement dit : c’est une complexité qui amalgame tous les processus du mal qui expriment une société camerounaise, africaine complètement en dessous des normes de vie dans ses pratiques sociales. C’est l’expression paroxystique de l’inédit, du non dit et du dit, de l’impensable et du pensable, du vu et du jamais vu, de l’impossible et du possible, de l’ivraie et du bon qui scandent, rythment les pratiques de vie dans le contexte structurel africain actuel. Dans une telle perspective, tout peut se comprendre à la lumière de ce que la politique a fait des hommes.38 Car, dans la mesure où le politique s’est positionné au centre de la construction des sociétés africaines depuis les « indépendances », tout ce qui est produit politique aujourd’hui avec des impacts négatifs sur le social, n’est que l’émanation des expériences politiques de construction nationale en Afrique noire contemporaine. Il est pertinent de recourir à une réflexion séquentielle. Autrement dit : la lutte du social contre le politique a une double dimension historique et sociologique importante qui permet non seulement de voir le social dans les luttes africaines au plan historique, mais aussi de tenter sur ce plan, une autonomisation des champs chère à Pierre Bourdieu. Il s’agit de séparer le champ du social du champ du politique et de voir dans un cadre où chaque champ, au-delà des inter-relations, des inter-actions, des relations de réciprocité pour parler comme Gorg Simmel, des rapports dialectiques qui les lient, agit de façon autonome dans cette lutte à mort en Afrique. Ceci permet de comprendre davantage un paradoxe sociologique : c’est le social, partant de sa plénitude effective dans ce que 37

Voir, Jean-Marc Ela : Innovations sociales et renaissance de l’Afrique noire. Les défis du « monde d’en bas », Paris, L’Harmattan, 1998, 426p. 38 Achille Mbembè : « Ce que le pouvoir a fait de la vie ou repenser la condition globale à partir de l’Afrique : enjeux épistémologiques et politiques », Savoirs stratégiques pour la reconstruction et le développement en Afrique, African PROSPECTIVE Africaine. Prospective Africaine, revue panafricaine de projection stratégique, septembre, 2009, 168p. pp : 34-44.

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j’appelle à la suite de Gaston Bouthoul, structures sociologiques (lignées, lignages, familles, clans, tribus ou ethnies, religions, etc.), qui informe (donner forme à…) le politique à tous les niveaux (naissance, formation et dynamique des mouvements ou partis politiques, naissance, formation et dynamique des luttes politiques, naissance, formation et dynamiques des nouveaux ordres politiques). Le social est par excellence, l’instance génératrice du politique : ce sans quoi ce dernier ne peut exister. Mais paradoxalement, dès que le politique parvient au stade d’un parti dominant, d’une classe dominante ou dirigeante, d’un État, surtout lorsque ce dernier est monarchique, antidémocratique, dictatorial, tyrannocratique et ne produit que du pervers comme je tente de le montrer dans ce livre, il déclare la guerre au social dont la tendance permanente est de le rectifier, le réguler, l’amener et le ramener à l’ordre au vu de ses abus et exactions afin d’asseoir un vivre ou être-ensemble convivial. Le politique qui voit le jour grâce au social, ne cesse dans ses métamorphoses en pervers d’engager des combats sans merci contre ce social qui l’a pourtant créé, qui est son géniteur. De ces combats apparemment gagnés par le politique selon des contextes historiques variés et précis, le social parvient toujours à avoir le dernier mot grâce à d’autres mouvements ou partis politiques, conflits, luttes et guerres de toutes natures dont il est en récurrence, le géniteur. Ces métamorphoses aussi du social traduisent concrètement sa lutte permanente contre le politique qu’il finit toujours par chasser ou détruire pour asseoir un nouvel ordre social ou politique. À l’observation, je peux dire sans ambages ceci : historiquement et en terme séquentiel, tous les mouvements qui ont contribué à la lutte décisive contre les « apartheid », les « goulag », le colonialisme et autres formes de séparatisme sont nés du social avant de devenir politiques comme je le montre au second chapitre partant notamment de l’Afrique de l’Ouest coloniale. Ils partent soit des structures sociologiques africaines qui relèvent du social, comme les clans, les ethnies, les associations, les syndicats, certaines chefferies avant leur inféodation et vassalisation au système colonial. Je pense à propos à certains chefs rebelles aux pouvoirs colonial et néocolonial au nord du Cameroun dont les figures emblématiques restent celles du laamiido Yaya Dairou de Maroua et le laamiido (singulier de laamiibe) de Rey Bouba. Si dans la tradition sociologique, l’individuel c’est le social (Marx) et le social luimême le relationnel (Bourdieu), les personnalités indépendantes sont aussi constitutives du social partant de la société civile à l’instar de Abdul

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Baghi Mohammadou et d’une femme comme Diko Yébé réputée jusqu’à présent être la libératrice du peuple péré dans l’Adamaoua camerounais.39 En effet, chez Bourdieu, le social est relationnel parce qu’il est le réel qui est lui-même relationnel. Le social, le réel, le relationnel peuvent donc se confondre parce qu’ils expriment la même réalité dans l’acception bourdieusienne que je fais mienne. Il faut donc intégrer dans l’analyse, l’idée du jeune Marx selon laquelle l’individuel est le social afin de mieux comprendre comment les personnalités indépendantes, non seulement véhiculent le social, mais aussi sont en elles-mêmes ce dernier. De telles personnalités sont au départ strictement issues du social soit par leurs structures familiales qui sont de grandes structures sociologiques en Afrique (et naturellement leurs clans et tribus, etc.), soit par l’éducation et les canaux de socialisation qu’elles ont subie à travers la scolarisation. Les produits des familles, des formations scolaires qu’elles sont avant de s’engager dans les luttes politiques relèvent d’abord du social. C’est le cas des grands nationalistes africains dont les figures de proue sont Kwamé Nkrumah, Sékou Touré (du non à De Gaulle en 1958), Ruben Um Nyobè, Patrice Lumumba, Amilcar Cabral, Robert Mugabe (de la lutte anticoloniale), Sam Nujoma, Nelson Mandela, etc. Même plusieurs formations partisanes ont vu et voient encore le jour partant des structures sociologiques comme les clans, les classes d’âge, les associations traditionnelles, les tribus, les lignages, les religions, les individus-personnalités. Ce que j’entends par individu-personnalité ou personnalité-indépendante peut mieux se comprendre à la lumière de ce que Bruno Latour entend par société ou social constitué par ce qu’il appelle « acteur-réseau ». Autrement dit, à l’opposé du holisme durkheimien, la société n’a pas une existence en tant que telle ; ce sont des individus qui, en permanence, créent des liens, des connexions, des réseaux, des associations qui s’assemblent et se désassemblent. C’est quand ces réseaux et associations se stabilisent que l’on observe l’émergence du social. C’est pourquoi l’individu-personnalité est fondamentalement l’expression du social.40 Les partis politiques en Afrique post-coloniale ont connu ainsi une évolution dans le champ du social, allant « des partis de clans aux Partis

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Voir à propos de ces grandes figures de l’histoire du nord du Cameroun, Thierno Mouctar Bah (ed) : Acteurs de l’histoire au Nord-Cameroun. XIXè et XXè siècles, Ngaoundéré-Anthropos, Revue de Sciences Sociales, III, (1), numéro spécial, 1998, 304p. 40 Voir à propos, Bruno Latour : Changer de société, refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2005, 401p.

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de Masse ».41 En d’autres termes, j’ai montré comment le social a une pleine effectivité dans les clans et les ethnies dans un travail antérieur. C’est d’ailleurs pour cela que les clans et les ethnies sont des groupes sociaux à forte sodalité ou mobilisation. Pour le comprendre, il suffit de déconstruire l’objet ethnique.42 C’est donc le social inhérent aux groupes sociaux à forte sodalité (lignées, lignages, familles, classes d’âge, clans, tribus, etc.) qui est à la base de la construction du politique en termes de formations partisanes et de l’État, mais aussi des mouvements politiques de la période coloniale à nos jours. La structuration du social en pouvoir social est un processus qui aboutit à une résultante : le pouvoir politique.43 Un tel processus explique la genèse des grands partis révolutionnaires en Afrique et plusieurs origines - partant du social - des luttes anti-apartheid, voire de libération nationale dans cette région du monde. Dans cette optique, le social est également à la base de la création d’autres forces sociales et politiques. Il s’agit, en l’occurrence, des groupes de pression qui peuvent se résumer en associations et mouvements culturels. À ce sujet, vient d’abord à l’observation, le Ghana en Afrique de l’Ouest comme figuration du social contre le politique dans le contexte colonial et dont je parle dans le chapitre suivant avant de m’appesantir sur des expériences actuelles liées à ce que j’appelle républiques monarchiques ou tyrannocraties.

41 Sur ce sujet, voir Lancine Sylla : Tribalisme et parti unique en Afrique noire, Paris, Université Nationale de Côte d’Ivoire, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1977, 392p. p : 109. 42 Voir, Motaze Akam : Le social et le développement en Afrique, op. cit. pp : 211-248. 43 Motaze Akam : « Pouvoir social et féodalités au Cameroun », Charly Gabriel Mbock (ed) : Pouvoir politique et pouvoir social en Afrique : le cas du Cameroun, Yaoundé, Presses Universitaires de Yaoundé, 2001, 220p. pp : 57-75, lire notamment : « Du pouvoir social au pouvoir politique », pp : 62-63.

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CHAPITRE II Le social contre le politique au Ghana colonial

Je parle d’abord du Ghana à ce niveau de ma réflexion parce que de toutes les colonies européennes, notamment anglaises, il est un paysphare dont l’accès à l’indépendance le 06 mars 1957, avant toutes les autres colonies anglaises de l’Afrique au Sud du Sahara - excepté le Liberia qui n’a jamais connu de colonisation - est un modèle. Le Ghana couvre une superficie de 238 540 km2 pour une population de 23, 4 millions d’habitants. Les principaux groupes ethniques sont : les Ashantis, les Fantis, les Ewés, les Gas, les Nzimas, les Akans, les Dagombas, les Gourmantchés, les Akwapims, les Krobos, les Mamprusis, les Adamgbés, les Guans, les Gourmas. Le Ghana est traversé par trois grandes familles religieuses : les musulmans, les animistes et les chrétiens. Le social est incontestablement non seulement le socle sur lequel reposent les associations, mais aussi, le principal facteur qui structure ces dernières au Ghana. Dans cet ordre d’idées, en même temps que la société civile s’y construit activement à base du social, elle y est aussi la traduction, voire la grande expression de la lutte du social contre le politique.

Le social, le civil, le politique Le Ghana est l’un des premiers pays africains où les associations, les organisations et les sociétés variées ont vu le jour sous l’instigation des indigènes eux-mêmes. Elles s’opposèrent non seulement au régime colonial, mais aussi à la crise morale qu’il a générée dans le pays et aux contraintes qui s’imposaient aux Africains pour intégrer l’économie et le monde modernes. Ainsi la vie associative, trait monumental du social et de la société civile fut ponctuée au Ghana par une ancienne association volontariste, la Torridzonian Society dont la création remonte vers la fin du XVIIIè siècle, le 28 juillet 1787 à Cape Coast. Cette période marqua les débuts de la dynamique des sociétés de toutes natures appuyée par un phénomène nouveau : la scolarisation. Dans la mesure où le Ghana aspirait pleinement à intégrer la modernité européenne, plusieurs associations furent créées selon le modèle européen. L’on put ainsi voir : les associations d’anciens élèves, les sociétés de débats, les clubs littéraires et sportifs, les sociétés d’entraide

et coopératives. Avec l’appui de certains chefs traditionnels et à des fins de réhabiliter leur confédération décadente, les Fantis qui ont été au Ghana les premiers ayant contacté la scolarisation et la colonisation créèrent le Mfanti National Education Fund pour donner une éducation et un enseignement techniques meilleurs à leurs enfants. On voit là, comment une fois de plus, le social par le canal de la sodalité ethnique fanti est l’un des facteurs de mobilisation de la société civile. L’objectif fondamental de cette association était la création d’établissements d’enseignement primaire et secondaire, l’encouragement de la littérature indigène par le fait d’apprendre aux enfants la lecture et la littérature en langue locale fanti, mais aussi, l’histoire et la géographie de la Gold Coast par une insistance notoire sur les institutions ou les coutumes traditionnelles. Des clubs littéraires et culturels apparurent en 1959 à l’instar de Try Company, Anomabu Temperence et la philantropic Society of Cape Coast, dont la lutte avait d’abord consisté à intégrer la modernité coloniale. La première moitié du XIXè siècle a été ainsi marquée par des intellectuels qui ont créé des clubs, des sociétés et des associations volontaires pour une intégration ou réintégration sociale, de recherche de proxémie avec des groupes sociaux aux intérêts communs. Ces associations et organisations avaient dans cette première phase, réussi à forger une conscience de groupes d’intérêts. Durant la seconde moitié de ce même siècle, de telles structures dont l’émanation est purement du social commencèrent à acquérir de plus en plus une conscience nationaliste et politique. Ainsi en 1881, la Gold Coast Union Association à Cape Coast fut créée dans l’optique de dépasser les barrières claniques et ethniques à l’intérieur des populations de la côte. Cette organisation n’eut un grand écho qu’au niveau élitiste intellectuel. Cependant, c’est le Mfanti National Education Fund qui est resté l’association indigène ayant une force et une popularité réelles parmi les masses tout en conservant une assise plus culturelle que politique. Son nationalisme était plus ethno-culturel. Il fallut attendre 1889 pour voir les mêmes intellectuels fantis s’élever contre l’assimilationisme européen en créant une organisation plus politique, cette fois-ci, que culturelle. Selon ce que stipulait l’organisation, il s’agissait de « mettre fin à toutes les dégradations de la politique et de la culture, de la morale et de la nationalité fanti ». Ce fut la naissance de la société politique fanti, Mfanti Amanbuhu Fekum. Sa première tâche fut de collecter les proverbes des anciens, les coutumes, les lois et les institutions du groupe ethnique pour une reconstitution de la culture fanti. Quand, en 1897, le gouvernement colonial, devant le conseil législatif voulut faire passer un projet de loi pour règlementer la gestion des terres de la colonie dans le domaine public, la société politique nationale fanti s’opposa, connut une mutation et devint la société protectrice des droits des indigènes, Gold Coast Arborigines’Rights Protection Society (ARPS). Ladite organisation

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s’étendit sur toutes les terres et toutes les tribus du territoire colonial. Dès lors, les sociétés diverses, les clubs, les associations volontaires, etc. prirent une orientation de plus en plus politique intégrant un nationalisme territorial en se multipliant davantage. Même les clubs de football n’ayant apparemment rien à voir avec la politique s’y sont engagés à travers les mouvements nationalistes. Ces groupements formèrent des cellules autour desquelles se construisirent des organisations politiques nationalistes d’où naquit, comme je le montre plus loin, The Convention People Party (CPP), Le Parti de la Convention du Peuple de l’Osagyefo Kwamé Nkrumah.44 La Gold Coast Arborigines’Rights Protection Society permit au mouvement politique et culturel fanti de se transformer en un courant transethnique, nationaliste impliquant désormais tous les indigènes de la Gold Coast sous domination britannique. L’action des intellectuels fanti fut dès lors décisive : se voyant liés par les mêmes conditions socioéconomiques, socio-politiques et socio-culturelles que les indigènes des autres pays sous domination anglaise à l’image de la Gambie, du Nigeria et de la Sierra-Leone, ils organisèrent une Conférence inter-territoriale à Accra, La Première Conférence de l’Afrique de L’Ouest, (The First West African Conference) qui aboutit au Congrès National de l’Afrique Occidentale Britannique, (The National Congress of British West Africa) au mois de mars 1920. Ce Congrès eut un objectif fondamental : la revendication de l’autodétermination des territoires de l’Afrique de l’Ouest sous domination britannique. Les intellectuels de L’ARPS ouvrirent par conséquent plusieurs dimensions à la lutte politique consistant à protéger les droits des indigènes. Cette organisation interterritoriale circonscrivit à la lutte, un cadre strictement politique. Les chefs traditionnels qui commencèrent à s’inféoder dans l’administration coloniale comme je l’ai dit plus haut tout en bénéficiant de l’appui de cette dernière, s’opposèrent aux intellectuels. Ce fut aussi le grand moment où, à travers le monde, se tinrent des grands congrès panafricains. Alors que plusieurs clubs littéraires et associations maintinrent leur fondement culturel, les nouvelles organisations de la société civile prirent naissance et s’engagèrent résolument dans la lutte socio-économique. L’objectif essentiel d’une telle lutte fut la protection des droits sociaux et économiques des indigènes contre les exactions et abus du système colonial anglais.

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Osagyefo signifie en langue locale : maître, sage, petit nom donné à Nkrumah par ses admirateurs tout comme le Mwalimu accolé au président tanzanien, Julius Nyéréré, ou encore Madiba, pour Nelson Mandela. Je montre plus loin que ces petits noms ont été à la base des logiques d’expression du culte de la personnalité notamment au Ghana et en Tanzanie, Mandela n’étant jamais tombé dans ce piège en Afrique du Sud.

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Dans cette effervescence, la société paysanne s’impliqua également : l’Aburi-Nsawan Growers’ Association, une association de planteurs fut créée en 1914 afin de revendiquer la hausse des prix du café et du cacao. Dans cet ordre d’idées, de nombreux syndicats de planteurs se dressèrent contre l’exploitation abjecte dont ils étaient victimes de la part des acheteurs coloniaux des produits. Ainsi, en 1921, à Akwapim, se constitua une association qui interdit à tous les planteurs de vendre le cacao en dessous d’un prix fixé par ladite association. Le rôle des intellectuels fut, une fois de plus, important dans ce contexte : ils rationalisèrent tous les mouvements de planteurs dans un vaste syndicat appelé la Gold Coast Farmers’ Association. Le malaise paysan et social grandissait. Une autre association plus populaire naquit : l’Association « des contribuables », (The Retepayers’ Association). Une autre association vit le jour : La Mutuelle du Progrès Social et de l’Amélioration des Conditions de Vie, (Mutual Improvment Society) qui eut à son actif, les problèmes socio-économiques et culturels. Les Achimota Conferences, rencontres et conférences organisées par des clubs littéraires et sociétés de débats furent convoquées. Au Ghana, les Asafo sont les anciennes classes d’âge dont l’initiation a consisté à apprendre à faire la guerre. Ces classes d’âge ont eu pour fonction, habituer les jeunes au combat en leur procurant l’instinct de guerre. Je peux dire que les Asafo ont constitué des formes d’organisation militaires traditionnelles au Ghana. Ces anciennes classes d’âge retrouvèrent aussi leur instinct de guerre qui se transféra dans les manifestations ou les émeutes dont les origines partirent du développement des contradictions d’une société coloniale pour aboutir logiquement à des conflits économico-politiques ouverts qui annonçaient une ère de grèves. Les revendications économiques entrèrent par conséquent dans le programme politique de l’ARPS et du National Congress of British West Africa (NCBWA) qui donna au problème du système colonial anglais dans la sous-région, une forme strictement politique. Ceci permit à une délégation du NCBWA de se rendre à Londres pour revendiquer l’autodétermination de l’Afrique de l’Ouest sous domination britannique. Les chefferies traditionnelles s’opposèrent encore à cette démarche des intellectuels du NCBWA en la faisant échouer. C’est alors que la société civile, par les anciennes organisations politiques et militaires des Asafo, s’éleva contre les chefs traditionnels assimilés désormais à l’administration coloniale. Les Asafo réussirent à transformer leur rôle militaire traditionnel en mouvements contestataires et agirent comme véritable groupe de pression au sens moderne de la sociologie et de la science politiques. Des mouvements sociaux de rue, ou « guerres civiles », selon l’expression du nouveau droit colonial embrasèrent tout l’espace social.

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Ce qui caractérise ce contexte nouveau est que ce que l’on peut désormais appeler l’esprit Asafo est la traduction concrète d’un mouvement des jeunes. Ceci est à la fois un mouvement d’émancipation et de libération de la chefferie traditionnelle et du système colonial. Il fut baptisé : The Young Mens’Free, (La Jeunesse Libre). L’esprit Asafo esprit de guerre - et le mouvement des jeunes attirèrent les intellectuels à tel point que, en 1930, ils créèrent un nouveau mouvement des jeunes : The Youth Conference Movement. Quand il faut dire que les intellectuels avaient déjà des représentants - membres non officiels - au Conseil législatif avec des membres officiels, c’est-à-dire les chefs traditionnels et les agents du système administratif anglais, on comprend pourquoi ils demandèrent tôt une représentation élue au lieu d’une nomination par le gouverneur britannique, des représentants. Dans leur stratégie, ils proposèrent aussi au Conseil législatif une parité entre les colons et les colonisés, ces derniers étant supposés jouer le rôle d’une opposition parlementaire tel que cela se passe dans les vieilles démocraties de cette obédience. Ceci attira évidemment le refus du gouverneur britannique qui n’y voyait aucun rapport entre un Conseil législatif et un véritable parlement. Pour lui, rien dans cette assemblée ne rappelait le gouvernement et l’opposition. Il fallait tout simplement réaliser la formation d’une seule entité dont les membres devaient poursuivre l’unique but qui était celui d’atteindre la prospérité d’une Gold Coast coloniale. L’émergence d’un parti révolutionnaire : The Convention People Party (CPP), le Parti de la Convention du peuple Dès lors, les intellectuels ayant envisagé lors de la naissance du National Congress of British West Africa un self-governement s’orientèrent vers la formation d’un parti unique d’opposition de fait au parti unique colonial de fait aussi et qui a inféodé la chefferie traditionnelle dans son administration. Dans cette optique, The United Gold Coast Convention (UGCC) fut créée en 1947 et présageait dès ses origines, l’union sacrée des peuples de la Gold Coast en lutte contre les colons et leurs suppôts. Les intellectuels et leur engagement firent tâche d’huile. Car, les commerçants et les hommes d’affaires qui dirigeaient la Ratepayers’Association, l’Association des contribuables, créèrent à l’instar des premiers The National Democratic Party, un parti politique propre à eux, malgré ses tendances et pratiques plus syndicales. Les jeunes intellectuels qui sortaient des universités adhérèrent massivement à l’UGCC dont le programme à très court terme était l’autonomie de la Gold Coast entendue en ces termes : full self-governement in the shortest possible time (l’autonomie ici et maintenant, pas plus tard, mais tout de 35

suite). Sa stratégie consistait à rassembler toutes les forces sociales et politiques de la Gold Coast en devenant un grand parti de masse à même de s’imposer, de par sa popularité et son poids, au système administratif colonial. La dynamique de l’UGCC la rendit présente dans les différentes organisations qui existaient en les transformant en cellules ou encore sous-sections du parti. Le parti s’appuya massivement sur les associations des jeunes, les associations de type traditionnel d’obédience Asafo et les associations modernes impliquant les clubs littéraires ou de football. Ces associations avaient réussi à saper les racines du pouvoir colonial en s’attaquant à la chefferie traditionnelle. La catégorie des jeunes - il est important sociologiquement de le noter - regroupait ceux qui étaient à l’école primaire, les commis et les clercs, les instituteurs, les artisans, les petits commerçants, les agriculteurs ou les planteurs et les chauffeurs, etc. Ce mouvement avait pour objectif de s’implanter dans toute la colonie, de la société urbaine à la société paysanne. Le parti pénétrait et noyautait partout où elles existaient, les organisations et associations. Là où elles étaient inexistantes, il en créait. C’est ainsi que dans le pays ashanti au nord du Ghana, il établit d’étroites relations avec l’Association des Jeunes Ashantis, Asante Youth Association (AYA) qui se transforma en soussection du parti après sa filiation à la Freedom Defence Society au SudEst du pays, à Accra. D’une manière générale, tous les groupements, sociétés, clubs, associations, etc. devinrent les structures du nouveau parti. J’ai opposé plus haut le contexte structurel, plus durable à la conjoncture, plus passagère et courte, même s’il faut ajouter qu’une conjoncture peut devenir à long terme, un contexte structurel. En d’autres termes, une situation conjoncturelle qui perdure devient structurelle. « Les dynamiques de la société civile »45 profitèrent d’une conjoncture économico-politique explosive. D’un côté, la hausse des prix des produits manufacturés d’importation européenne et de l’autre, la baisse des prix du café et du cacao, créèrent un marasme économique. L’on peut ajouter à ces deux facteurs de ce marasme, la destruction généralisée des récoltes causée par une maladie des plantes que les agronomes appelaient swallen-shoot desease qui engagea l’UGCC et ses structures parallèles de jeunes et de planteurs dans une grève générale en 1948. Le gouvernement colonial commit une erreur monumentale au terme de cette grève en faisant arrêter les dirigeants du parti et en les déportant au nord du pays : ceci fit accroître leur popularité auprès des masses et aggrava la haine de 45

Voir sur les dynamiques de la société civile dont je tente de définir les contours plus loin, Naomi Chazan : « The dynamics of civil society in Africa », International Conference on civil society in Africa, Hary S. Truman Institute, Hebrew University, 5-10 janvier, 1992, pp : 8-9.

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ces dernières envers le système colonial.46 Dès lors, le nationalisme anticolonialiste ne fut plus un simple nationalisme étriqué, tribal : avec les visées panafricaines de ces leaders, il se transforma en un nationalisme territorial. Ceci inaugura une ère nouvelle : celle des partis de masse et de la révolution populaire. Cependant, l’UGCC ne put lui-même être ce parti révolutionnaire de masses populaires. Sa stratégie réformiste et ses complications juridiques et intellectuelles l’ont amené à opter pour une évolution graduelle vers l’autonomie. Ceci le condamna à un non engagement dans une action directe et à un ralentissement considérable de l’action spontanée des masses extrêmement restées fidèles à une socialité guerrière incrustée dans l’ethos Asafo des anciennes organisations politico-militaires. Néanmoins, parmi les catégories dirigeantes de l’UGCC, quelques jeunes intellectuels issus des universités européennes et y ayant côtoyé les espaces révolutionnaires marxistes furent très favorables à une action directe au terme d’une mobilisation générale. Par conséquent, l’UGCC se factionna en deux clans : celui des anciens réformistes intellectuels et celui des jeunes qui n’hésitèrent pas à se regrouper au sein du Committee of Youth Organization (CYO). Au terme du Ghana Youth Congress, un nouveau parti politique fut lancé par le CYO : The Convention People Party (CPP), Le Parti de la Convention du Peuple déjà évoqué et qui fut dès sa date de création en juin 1949, le véritable creuset de la révolution ghanéenne. Le CPP est comme d’autres partis politiques ayant engagé la lutte nationaliste anticoloniale, le produit d’un processus qui émane du social partant des structures sociologiques africaines qui condensent le clan, la tribu, les classes d’âge régies par la socialité Asafo prédisposant les Ghanéens à la lutte, au combat et à la guerre. L’on comprend par là que son objectif primordial était de renverser le régime colonial de manière révolutionnaire et sans délai. Son mot d’ordre était impérativement l’autonomie ici et maintenant, pas plus tard, mais tout de suite, (full selfgovernement in the shortest possible time), comme je l’ai déjà noté plus haut. En très peu de temps, ce parti devint d’une importance considérable. Le social y apparaît essentiellement structurant dans la mesure où il fut considéré comme le parti de l’esprit - socialité Asafo - cet esprit guerrier, combatif, transmué en militantisme révolutionnaire durant la crise coloniale. Kwamé Nkrumah, le leader du CPP exprimait ainsi comment l’esprit Asafo a impulsé la révolution dans un document intitulé Guide to the party action (pp : 7-8) : 46 Un tel processus se comprend mieux aujourd’hui à la lumière de l’ouvrage de Jean Ziegler : La Haine de l’Occident, Paris, Albin Michel (Le Livre de Poche), 2008, 344p. Lire notamment : « Première partie. Aux origines de la haine…Les massacres coloniaux, pp : 72-86 ».

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The Asafo Companies […] the members of wich are almost all members of the party […] should be properly uniformed and perform their traditional role in a modern manner.47

Ce fut le parti des jeunes chômeurs nouvellement sortis des écoles primaires et des cours secondaires, des chauffeurs de taxis et d’autres transporteurs, des cheminots et des chemineaux (mendiants, vadrouilleurs) des petits commerçants comme les boutiquiers et des instituteurs. Son expansion rapide à travers toute l’étendue nationale des sociétés paysannes aux sociétés urbaines s’explique par le fait qu’il était le véritable parti du « monde d’en bas ». Il intégrait aussi tous les activistes politiques et tous les mécontents, des planteurs de café et de cacao qui réclamaient sans cesse la hausse des prix de leurs produits aux paysans illettrés croupissant sous la politique des chefs traditionnels devenus les valets de l’administration coloniale. Le CPP rassemblait aussi les prolétaires désespérés, les plus grandes victimes des hausses des prix des marchandises d’importation, les sans-travail, les sans abris ou sans domicile fixe qu’on appelait verrandah boys ou encore les standard VII boys, espèces de « sans culottes » passant les nuits devant les portes des premiers intellectuels ; autrement dit : des gentlemen et businessmen profitant du juridisme anglo-saxon et par un réformisme de façade, euxaussi suppôts, à leur manière de l’administration coloniale. Le CPP a récupéré ainsi toutes les organisations préexistantes qui devinrent ses cellules de base. Il faisait ressortir trois types de structure : le comité exécutif, les comités régionaux et les sous-sections. En 1952, le parti comptait déjà 800.000 militants tout en omettant les sympathisants et les membres de fait, incapables de prendre la carte du parti. Il comptait des organisations de femmes qui faisaient du commerce dans les grandes villes. La National Association of the Studients’Organization (NASSO), une organisation politique et idéologique de propagande couvrait tout le pays. Restèrent à l’écart du CPP, la faction des intellectuels réformistes et celle de certains chefs traditionnels toutes dépassées par les événements et l’évolution rapide des masses qu’elles ne pouvaient plus contrôler. Une tentative de réconciliation entre les intellectuels réformistes de l’UGCC, les chefs traditionnels et certains militants du National Democratic Party (NDP) essaya de déloger le CPP de ses solides assises à travers l’étendue 47

Cité par Lancine Sylla : Tribalisme et parti unique en Afrique noire, op. cit. p : 125. Se reporter également à David Apter : Ghana in transition, New York, 1963, 448p. Ce travail recourt à une approche développementaliste qui met en exergue les mutations vécues alors par la société traditionnelle ghanéenne et plusieurs de ses données anthropologiques ; voir notamment, chap.4 : « Traditionally oriented system », pp : 80-98, chap. 12 : « National issues and local politics », pp : 257-272 et le dernier chapitre de l’ouvrage où le Ghana apparaît comme un modèle de « mobilization system » d’une nouvelle nation évoluant de la tradition au modernisme. Pour des données relativement récentes sur le Ghana, « L’Etat de l’Afrique 2010 », Jeune Afrique, Hors Série, N° 24, 170p.

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nationale. Celui-ci comprit alors que la lutte gagnait à être plus totale en allant en guerre contre le tribalisme et le colonialisme sous le label du panafricanisme en vue de la libération de toute l’Afrique du tribalisme colonial, du racisme, du colonialisme, de l’impérialisme et toutes les formes d’oppression et de la division. Dans l’un de ses nombreux ouvrages,48 Nkrumah put alors dire ceci : Ghana’s freedom will be meaningless if it was not linked with the total liberation of the entire continent of Africa.49

Cette structuration du politique par le social pour lutter contre le système colonial, ou encore le politique colonial assimilable à un certain type de pervers dans l’histoire africaine se poursuivit ailleurs. Mais, l’expérience du Ghana montre que la lutte anticoloniale - lutte politique par essence - part du social présent dans les clans, les tribus (notamment l’ethnie fanti),50 les classes d’âge (l’esprit ou la socialité Asafo) et les individus-personnalités (les intellectuels considérés ici comme les instruits), fondements indéniables d’une certaine construction de la socialité politique. En d’autres termes, la société civile est un protagoniste incontournable dans la lutte anticoloniale. Pour mieux apprécier et comprendre la spécificité sociologique dans mon étude de cas et rendre mon approche plus empirique comme évoqué plus haut, de tels processus méritent une analyse sociologique dans une problématique du social et du politique dans un cadre de lutte entre ces deux champs dans d’autres pays tels que : l’Ouganda, la Côte d’Ivoire, le Bénin et le Sénégal.

48 Excepté les deux tomes que le professeur camerounais Ferdinand Chindji-Kouleu vient de consacrer à Nkrumah, il est regrettable de constater aujourd’hui que l’œuvre monumentale de cet « ancêtre de l’avenir » africain, selon Jean Ziegler, continue de souffrir d’une conspiration de silence qui reste pour la nouvelle génération d’essayistes africains, un défi à relever pour le millénaire qui commence. Concernant les deux tomes évoqués, voir F. Chindji-Kouleu : Kwamé Nkrumah. Un pionnier de l’Union Africaine, Tome 1 et Tome 2, Paris, L’Harmattan, 2009, 835p. Quinze pages de la bibliographie sont consacrées aux travaux de Nkrumah, pp : 805-820. 49 Cité par Lancine Sylla : op. cit., p : 126. 50 La force sodalitaire de l’ethnie est remarquable au Ghana par le fait que Nkrumah, grand leader de la lutte anticoloniale, n’était pas fanti, mais nzima, une tribu minoritaire par rapport aux Fantis et Ashantis voisins.

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CHAPITRE III Les spécificités des contextes ougandais, ivoirien, béninois et sénégalais

Les contextes coloniaux d’autres pays africains comme l’Ouganda, la Côte d’Ivoire, le Bénin et le Sénégal montrent également des expériences variées de structuration du politique par le social et de la lutte de ce dernier contre le premier dans sa dimension historique en Afrique noire.

L’Ouganda L’Ouganda, pays de l’Afrique de l’Est (Corne de l’Afrique) ayant connu comme le Ghana la colonisation britannique couvre une superficie de 241 040 km2 pour une population de 31, 7 millions d’habitants. Les principaux groupes ethniques sont : les Bagandas (17%), les Karamajongs (12%), les Basogos (8%), les Itesos (8%), les Langis (6%), les Banyarwandas (6%), les Bagisus (5%), les Acholis (5%), les Lugbaras (4%). L’Ouganda est religieusement dominé par les catholiques (47%), suivis des protestants (30%), des animistes (13%) et des musulmans (10%).51 En Ouganda, ce sont les structures sociologiques traditionnelles de nature religieuse et ethnique qui donnèrent dès le départ, l’orientation du social à une structuration d’un nationalisme tribal. La spécificité de ce pays : les partis politiques existaient déjà et étaient essentiellement l’émanation du religieux et du traditionnel. Ils étaient présents dans tout le pays où ils se partageaient proportionnellement les charges dans les loukiko, parlements royaux et conseils provinciaux des districts. L’impact de la colonisation et de la situation nouvelle qu’elle amena permirent la formation des groupes nouveaux à l’instar des clubs, sociétés, associations, coopératives, commerçants, artisans, paysans, ouvriers agricoles, chauffeurs et hommes instruits se confondant à la classe 51

Pour les données relatives aux groupes ethniques et religieux, voire des données historiques, anthropologiques, sociologiques…, se reporter à Lancine Sylla : Tribalisme et parti unique en Afrique noire, op. cit. David Apter : The political kingdom in Uganda. A study in bureaucratic nationalism, Princeton, Princeton University Press, 1961, 498p. Giles Foden : Le dernier roi d’Ecosse, Paris, Editions de l’Olivier, 2000, 459p. Jean-Marc Balancie - Arnaud de la Grange (eds) : Mondes rebelles. Guérillas, Milices, Groupes terroristes. L’Encyclopédie des acteurs, conflits & violences politiques, (nouvelle édition revue et augmentée), Paris, Editions Michalon, 2001, 1677p. « L’Etat de l’Afrique 2010 », Jeune Afrique, op. cit.

aristocratique opposée à celle des chefs de clans. Cette aristocratie était composée de fonctionnaires royaux que le kabaka, le roi nommait luimême par-dessus la tête des chefs de clans. La situation conflictuelle ouverte en Ouganda partit cependant d’une transgression de la tradition dans le domaine du droit foncier coutumier. En effet, le nouveau régime foncier issu de l’accord de 1900, appelé Buganda agreement, occasionna la création des partis politiques se rapprochant des partis de type moderne. Alors que les bataka, chefs de clans étaient traditionnellement dépositaires des terres, l’accord de 1900 attribua plutôt toutes les terres à la nouvelle aristocratie. Or, ces terres étaient héréditaires et sacrées dans la mesure où elles renfermaient la sépulture des ancêtres claniques : le nouveau système foncier constitua par là même, une violation du droit foncier traditionnel. Il introduisit une profanation des lieux sacrés et de la sépulture des ancêtres. La première grande réaction à ce système foncier et aux aristocrates qui en bénéficiaient fut en 1921, la création de la Bataka Association, association des chefs de clans qui s’engagea dans la logique de la formation d’un parti politique véritable, le Bataka Party. La tradition clanique fut un élément de sodalité - de mobilisation - important du social ayant servi de levier aux bataka comme moyen d’action politique directe contre la nouvelle aristocratie foncière et ses nouvelles satellites religieuses. Ladite aristocratie était tellement puissante que le kabaka luimême fut souvent obligé de se courber aux exigences de celle-ci surtout quand il faut dire qu’elle se constituait des groupes de pression, des forces politiques, voire des cliques religieuses à même de faire et défaire le roi. Partant toujours de la tradition clanique, les Bataka évoluèrent vers une formation politique de masse. Car, tout Muganda, individu est nécessairement membre d’un mutaka, clan. Ainsi, tous les Baganda se virent appeler à combattre l’aristocratie foncière considérée de surcroît comme usurpatrice du pouvoir traditionnel clanique, détentrice de privilèges et de richesses et en plus, complice de l’administration coloniale. La contestation bataka se structura. Les Bakopi, agriculteurs-paysans s’allièrent à elle sans hésitation considérant qu’ils étaient le groupe social le plus affecté par le nouveau système foncier qui ne leur permettait plus de garder le droit de propriété sur les terres naguère claniques et héréditaires. À ce propos, il convient de rappeler comment se faisait la circulation des terres dans cette société traditionnelle précoloniale. En effet, tout dépendait du roi ou encore de l’autorité politique à laquelle on était soumis directement. Pour une raison ou pour une autre, le kabaka donnait une portion de terrain à un individu avec un arbuste que le nouveau propriétaire se devait de planter sur cette portion de terre. C’est ce qui consacrait la naissance d’un nouveau clan. Les descendants du

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nouveau propriétaire formaient dès lors un clan. Quand le propriétaire qui était le chef de ce nouveau clan mourait, il était inhumé dans cette terre à côté, ou tout près de l’arbuste planté. Il devenait par cet acte rituel et traditionnel, un ancêtre clanique qui se transformait en objet d’adoration pour ses descendants. Ceci explique la dimension sacrée et la notion de terre clanique chez les Baganda.52 L’on comprend alors pourquoi tous les Baganda se sont trouvés directement ou indirectement liés à la remise en cause bataka, sauf les membres de la nouvelle aristocratie ayant usurpé le monopole non seulement du pouvoir politique, mais aussi du pouvoir foncier et économique. Le social-objectivation dont je parle plus loin confère, dans ce contexte, des fonctions culturelles ayant permis aux Bataka de s’opposer radicalement au nouveau régime foncier dès l’accord de 1900, en réclamant sans succès une nouvelle redistribution des terres. Ayant déjà été évincés au loukiko, aucune organisation institutionnelle ne pouvait entendre leurs voix. Ils optèrent alors pour la création des intrigues au sein des cliques religieuses restées entre les mains de leurs adversaires de l’aristocratie foncière. Forts et conscients de leurs nouveaux privilèges, les aristocrates des terres refusèrent énergiquement toute représentation des chefs de clans au loukiko et toute idée de redistribution des terres tant revendiquées par les Bataka. Dans la mesure où l’accord de 1900 avait également permis la mise sur pied d’un gouvernement indirect, l’administration coloniale de son côté ne voulut pas le remettre en question d’autant que les nouveaux aristocrates fonciers en étaient des piliers. Une remise en cause d’une seule clause pouvait ainsi causer un branle-bas et ouvrir une contestation de tout le Buganda agreement. Dépourvus de leurs terres et incapables d’user d’une voie de recours, les Bataka et les Bakopi se retrouvèrent dans la Bataka Association. Ce fut un mouvement social qui s’apparentait aussi à une espèce de parti politique d’opposition dont l’objectif principal fut la contestation des chefs aristocrates, des cliques religieuses et du pouvoir colonial qui étaient leur soutien. Butaka, terres des ancêtres, ou Bu, son abrégé, terres se transforma en slogan pour toutes les associations, sociétés et groupements variés. Bu acquit une énorme valeur symbolique d’opposition aux aristocrates, mais aussi au gouvernement colonial, voire au kabaka qui, considéré traditionnellement comme sabataka, « père de la nation kiganda » se laissait maintenant dominer par les cliques religieuses en abandonnant la politique authentique kikanda qui veut qu’on suive rigoureusement la ligne traditionnelle et ancestrale des Bataka. L’ancienne lutte entre le système clanique traditionnel pyramidal

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Pour plus d’informations, voir Lancine Sylla : op. cit. p : 128.

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et le système hiérarchique d’une aristocratie bureaucratique s’est trouvée dynamisée par un renfort : le pouvoir colonial et l’accord de 1900. La crise et l’aliénation coloniales développèrent une dynamique sociétale qui, en 1922, vit toutes les organisations traditionnelles et nouvelles se fondre par un rassemblement dans la Federation of Bataka qui s’occupa désormais du volet politique de la lutte. Un syndicat agricole vit également le jour. Celui-ci rassembla de nombreuses sociétés et coopératives agricoles à l’image de l’Uganda Growers’Cooperatives ou encore la Baganda Growers’Association sous l’appellation de Uganda Federation of Farmers se chargeant des aspects économiques de la crise. Les différents membres desdites coopératives, des mouvements agricoles qui étaient des agriculteurs, des commerçants, des artisans commencèrent dans leurs revendications à exiger, comme au Ghana, la hausse des prix du coton et l’éradication d’une compétition étrangère entre les colons britanniques et les commerçants indiens immigrés en terre ougandaise. Les sociétés paysannes, comme au Ghana, ne restèrent pas amorphes. Elles s’engagèrent dans la lutte contre les inégalités économiques criantes qui ne cessaient de se développer. En même temps, le mouvement social et l’enseignement fragilisaient le rôle et le prestige des cliques religieuses. Il faut ajouter à cette dynamique, les associations d’anciens élèves, les clubs littéraires et sportifs, les sociétés culturelles et politiques qui, se situant en deçà des frontières religieuses, entrèrent en jeu et affaiblirent davantage l’influence des cliques religieuses. L’on s’achemina inexorablement dans le territoire du Bouganda, vers un système électoral relatif et une représentation parlementaire des groupes sociaux divers au sein du loukiko, ce qui était redouté par le kabaka et sa hiérarchie bureaucratique aristocratique. Vers 1930, à Mbale en Ouganda de l’Est, The Young Baganda Association, (Association des Jeunes Baganda) créée en 1922, prit résolument une orientation politique. Elle se transforma en 1935 en Uganda Native Association, une « Société protectrice des droits des indigènes » dont l’une des visées était de s’étendre à toute la colonie en protégeant les indigènes. Ceci s’étant déjà vu à travers les associations de petite envergure à l’exemple de la Mubende Social Welfare Association dont la création fut l’œuvre des jeunes intellectuels. Ces sociétés diverses, associations, clubs, prirent l’habitude de se rencontrer pour fonder des journaux en langues locales et en anglais et pour harmoniser leur action. Ainsi, le 28 mai 1938 naquit une organisation culturelle et politique foncièrement nationaliste sous la triple dénomination de : The Sons of Kintu. The Grandsons of Kintu ou The Descendants of Kintu. Quand il faut dire que dans les traditions historiques baganda, Kintu désigne l’ancêtre commun des Baganda : c’est le fondateur du royaume et de la nation kiganda, cette association signifiait alors, les fils de Kintu ou les

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descendants de Kintu. Les deux objectifs essentiels ayant mobilisé cette association étaient les suivants : d’un côté, coaliser tous les mouvements évoqués pour un seul but, la lutte économique. D’un autre côté, engager une lutte politique visant à débarrasser du gouvernement, les aristocrates corrompus afin de restaurer la politique traditionnelle ancestrale. Les fondateurs des Sons of Kintu maintenant leur activisme au sein de la Federation Bataka des chefs de clans, des paysans bakopi et des petits commerçants intégrèrent une catégorie sociale non touchée par le nouveau régime foncier. Il s’agissait des chauffeurs, des mécaniciens et transporteurs. Cette intégration eut lieu dans le cadre de l’Uganda Motor Drivers’Association, syndicat ougandais des chauffeurs et transporteurs. Ceci donna une nouvelle dynamique à l’extension des forces politiques et sociales dans l’espace national. Il faut noter que dans une Afrique où le journal ne se lisait presque pas, où la télévision, la radio et d’autres médias connus actuellement n’existaient pas, les chauffeurs et autres transporteurs ont joué le rôle de véritables mass médias. Toutes ces associations et organisations s’affilièrent ainsi aux Bataka et aux Sons of Kintu. Tous les mécontents du gouvernement bougandais et du système colonial britannique : les paysans, les artisans, les commerçants, les chauffeurs, les transporteurs et les Bataka proprement dits firent cause commune dans diverses organisations de lutte anticoloniale. Partant des structures ethniques traditionnelles kikanda, une union sacrée et un véritable nationalisme moderne prirent corps. Si les dynamiques évoquées relevaient notamment de la société civile bougandaise en particulier, l’on peut se demander comment la situation se présentait-elle dans le reste du territoire ougandais en général. Et d’une manière générale aussi, je peux affirmer que dans les autres royaumes, les dynamiques similaires étaient observables, malgré qu’elles ne fussent moins actives que dans le Bouganda. Par exemple dans les districts qui regroupaient des petites ethnies « anarchiques », c’est-à-dire à stratifications sociales segmentaires et donc faibles puisque moins hiérarchisées, le tribalisme prenait de l’ampleur. Bugwere était ainsi l’espace des conflits ethniques entre Bagwere et Iteso, Baganda et Bagwere. Ces conflits étaient l’émanation directe de la pratique politique coloniale et de l’indirect rule britanniques ayant permis à l’administration de nommer des chefs baganda à la tête des groupes ethniques ne connaissant pas une forte centralisation hiérarchique. L’on s’insurgeait à la fois contre ces « chefs » fabriqués par l’administration et contre cette dernière elle-même. Avec une prise de conscience de la crise coloniale, tout convergeait par l’alimentation de ces conflits, vers un nationalisme de type historico-traditionnel ayant au centre, la réhabilitation du nationalisme ethnique. Une fois de plus : des associations volontaires tribales comme la Young Bagwere Association et la Bigusu Welfare Association devinrent d’importants espaces d’agitation n’attendant qu’un 45

mouvement d’obédience CPP comme au Ghana pour accéder à un nationalisme territorial et moderne. 1945 fut ainsi une année charnière pendant laquelle de violents mouvements sociaux et de grèves secouèrent tout le territoire national ougandais. Ces mouvements affectèrent considérablement le royaume du Bouganda. Ceci permit aux commerçants, artisans, agriculteurs à tendance bataka et kintu de devenir des représentants du peuple et d’être introduits au loukito avec le statut de membres non officiels, les seuls membres officiels étant les aristocrates. Il s’agissait bien sûr du seul parlement royal bougandais puisque le conseil législatif qui dirigeait l’ensemble ougandais restait entre les mains des colonisateurs britanniques et des immigrés qui étaient certains représentants asiatiques. Contrairement à ce qui se passait au Ghana, les royaumes et les districts tribaux, par le canal du Bouganda, ont toujours marqué un refus catégorique de participer au conseil législatif pour mieux sauvegarder leur autonomie et leur statut de protectorat. Cependant la représentation populaire était acceptée à l’intérieur du Bouganda après les émeutes de 1945. Ceci était le prélude au principe électoral. En effet, les membres élus devaient désormais siéger au loukiko comme membres non officiels à côté des membres officiels désignés selon un principe de représentation proportionnelle des cliques religieuses. L’épineux problème de redistribution des terres revint sur table : commença alors une remise en cause du fameux Buganda Agreement de 1900. Le loukiko fut alors le centre d’affrontement de deux nouveaux partis : le Bataka Party et le parti aristocrate dont la dénomination était The Association of the bataka which protests the agreement of 1900 regarding the land of the bataka (Association des bataka qui proteste l’accord de 1900 au sujet des terres bataka). Ce parti à la dénomination ambiguë est la réaction des aristocrates devant les avancées populaires du Bataka Party. L’ambiguïté relève du terme association qui pouvait faire penser à une scission entre les bataka, mais ce ne fut pas le cas. Car, les aristocrates étaient toujours des chefs de clans et par conséquent les bataka dans le système tribal traditionnel. Ils étaient donc en droit de protéger l’accord de 1900 qui concernait les terres bataka par la création de ce parti. Car, ils étaient aussi des bataka et appartenaient à un clan. C’est ainsi qu’avait raisonné le Bataka Party pour faire sa propagande et gagner de la popularité. Un véritable parti politique fut fondé en 1946 au terme de l’acceptation des représentants du peuple déjà évoqués au loukiko. Ce parti, le Bataka naquit de la fusion entre la Federation of Bataka et les Sons of Kintu avec une devise populaire : Every Muganda is a Mutaka. C’est dire que tout individu est membre d’un clan et par conséquent tout Mugada est Mutaka. Être d’un clan signifie être de facto membre d’un parti ; tout le monde étant membre d’un clan, tous les Bagada étaient d’office membres du parti. Par 46

voie de conséquence et de par sa propre étymologie, le Bataka Party n’était pas seulement le parti des chefs de clans, mais aussi celui de tous les Bagada. L’on n’avait donc pas besoin de cartes d’adhésion, d’organisations bureaucratiques, de comités, de branches ou cellules : seuls la spontanéité populaire traduisant la solidarité, le vivre-ensemble claniques et l’ancienne structure clanique traditionnelle elle-même dans sa socialité souterraine étaient les facteurs de sodalité du parti ; c’est-àdire les seules conditions qui mobilisaient les gens vers ce dernier. Cependant, il faut bien reconnaître que ce furent les petits commerçants et les transporteurs qui étaient les acteurs fondamentaux du parti : ses protagonistes. Ils s’occupaient de son organisation et leurs petits magasins, leurs espaces marchands, leurs stations garages d’autos, leurs mécaniciens servaient à tout moment de secrétariats permanents, des lieux de diffusion des slogans et des mots d’ordre du parti, sans oublier dans ce registre, les clubs sportifs et les associations volontaires traditionnelles qui existaient bien avant la colonisation britannique en Ouganda. Toujours en 1946, le Uganda Transport and the General Workers Trade Union, un syndicat de travailleurs et de transporteurs vint dynamiser l’action du Bataka Party. En 1947, une autre structure syndicale de nature agricole issue d’une Bantu Growers‘Association regroupa tous les mouvements et coopératives agricoles sous l’appellation de Uganda African Farmers’Union afin de s’attaquer mieux au prix du coton, mais aussi aux conditions de commercialisation de leurs produits par rapport à la compétition et à l’exploitation étrangère des commerçants asiatiques, notamment les indiens et les colons anglais. Ce qu’il faut souligner tout de suite est que toutes ces organisations et associations avaient comme socialité, autrement dit la puissance motrice qui les soudait et les mobilisait, la spontanéité traditionnelle des populations locales, les masses populaires. Ce qu’elles attendaient était donc une situation explosive pour se mobiliser vers une action commune. Deux types de pouvoir étaient dès lors en affrontement : le pouvoir du social ou encore le pouvoir de la rue détenu par le mouvement associatif et le pouvoir officiel répressif ou encore le pouvoir du politique, dictatorial et colonial qui était entre les mains du gouvernement lui-même colonial aussi et les membres de l’aristocratie. Il y eut donc un véritable « léviathan » que constituèrent les organisations et associations comme forces émanant du social qui n’attendait qu’un moment « M », ce que j’appelle plus loin socialobjectivation pour entrer en action. Le gouvernement colonial créait luimême ce moment « M » avec la politique coloniale britannique de

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la Closer Union.53 La Closer Union tendait à une unité de certains pays de l’Afrique orientale, Ouganda, Kenya, Tanganyika sous un même gouvernement, à l’instar de l’AEF (Afrique Équatoriale Française) ou AOF (Afrique Occidentale Française) de la colonisation française. Ce fut donc l’occasion des nouvelles flambées de violence au cours desquelles on brûla les maisons des chefs de clans bataka opposés au Bataka Party. Les premiers étaient accusés de trahison comme le Bataka de l’Association des Bataka pour la Protection de l’accord de 1900 concernant les terres bataka. En revanche, le Bataka Party, en réaffirmant le micro-nationalisme ethnique kiganda et l’autonomie du Bouganda accrut sa popularité. Ceci ralentit énormément le procès de formation d’un parti national territorial inter-ethnique à même de devenir un parti populaire, parti de masse englobant l’ensemble du territoire national ougandais. Le micro-nationalisme ethnique sous toutes ses formes et le séparatisme firent ainsi leur entrée dans le programme du Bataka Party. Le vieux slogan Bu, terre, se transforma en Bu : BatakaUnion, contre l’aristocratie foncière et Buganda-Union, en opposition radicale à la Closer Union et pour l’autonomie du Buganda. La BugandaUnion réaffirmait fortement la primauté, l’autonomie et le séparatisme du royaume du Bouganda des autres royaumes et districts tribaux de l’Ouganda vis-à-vis de la politique coloniale prônée par la Closer Union. Dans le feu des violences, le kabaka se décida de recevoir les représentants du peuple. Huit personnes constituant la délégation du Bataka Party furent ainsi reçues par le kabaka devant lequel des doléances furent présentées. L’une avait trait à la démocratisation des institutions politiques du pays. L’autre concernait l’élection des chefs, et par voie de conséquence, la démission du gouvernement ougandais en exercice et son remplacement par soixante représentants du peuple pour siéger au loukiko. Une autre encore était liée à la vente directe du coton et autres produits au marché international en omettant de passer par les intermédiaires asiatiques et européens exploiteurs. Cependant, le Bataka Party ne survécut pas aux mouvements violents de 1949. Avec l’Uganda African Farmers’Union, l’administration coloniale appuyée par les membres de l’aristocratie foncière le mit hors course. Il se fragmenta en petits partis et organisations politiques tels que l’Uganda Nationalist Movement Party et le Bannansi B’Omu Buganda, traditionaliste et très proche du Bataka à l’opposé du premier, moderniste et très proche du nationalisme. Dès lors, l’ombre du Bataka Party plana sur toutes les organisations politiques et syndicales du Bouganda en particulier, et de l’Ouganda en général. Après l’abolition de leur parti, les anciens militants bataka ne mirent pas pour autant fin à leur activisme 53

Pour plus d’informations, Lancine Sylla : op. cit. David Apter : The political kingdom in Uganda, op. cit.

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politique. Ils le maintinrent à travers d’autres organisations politiques dont la multiplication se fit à partir des années 1950 à travers tout le territoire colonial ougandais. En Ouganda, et contrairement au Ghana à une moindre mesure, la contestation politique de première heure a pour principal moteur, le social partant des structures sociologiques du traditionalisme pur. Le tout premier parti populaire était issu d’une organisation et d’une idéologie traditionnelles. Les leaders de ce parti traditionaliste et des organisations annexes ne sont pas nécessairement sortis de la couche des intellectuels et des hommes politiques modernes comme au Ghana. En Ouganda, la phase des leaders et partis politiques modernes et nationalistes s’activant à travers tout le territoire et sur le plan ethnique survint au terme des années 1950 avec certaines transformations du système colonial et les impacts de l’évolution africaine et mondiale. Dans cet ordre d’idées, c’est en 1952 qu’y apparut un parti moderne à vocation macro-nationaliste, l’Uganda National Congress, dont les premiers objectifs étaient le rassemblement de toutes les races, les ethnies ou tribus ougandaises pour s’engager dans un combat se situant au-delà des micro-nationalismes ethniques, une lutte véritablement nationaliste dirigée contre le gouvernement colonial et non plus contre les micro-institutions tribales installées et maintenues par l’indirect rule. Ce qui m’intéresse dans de tels processus est un phénomène sociologique de taille : le social se situe en amont et en aval des constitutions des sociétés africaines depuis la nuit des temps. Cependant, la sociologie en Afrique n’a jamais perçu cela. Le social n’y est jamais vu comme l’alpha et l’oméga des constructions ou constitutions des sociétés. Il n’y est jamais perçu comme phénomène précédent, accouchant et finalement rectifiant, corrigeant ou détruisant le politique dans les sociétés subsahariennes. Le social y est toujours le garant d’un autre ordre du social - politique - ancien ou nouveau en tant qu’il le produit, le contrôle indirectement ou directement selon les contextes historiques. D’où l’une des ambitions d’une sociologie du développement orientée vers le social qui est de montrer que tout passe par ce dernier dans toutes fabriques sociétales africaines : étatique, démocratique, développementiste, etc. La lutte du social - sociétés civiles - contre le politique est une figuration qui montre non seulement la position maîtresse qu’occupe ce premier dans les processus sociaux africains, mais aussi les limites de la domination du politique que certaines sciences sociales - notamment la science politique - croient irréversible et totale, voire envahissante sur tous les champs sociaux. En d’autres termes, comme le laisse entendre l’hypothèse centrale de ce livre : c’est le social qui produit le politique et le détruit. A ce stade de ma réflexion, je montre les expériences de cette production du politique par le social partant des clans, des ethnies, des organisations et associations traditionnelles, etc. 49

qui sont les structures sociologiques africaines et restent pour moi les sources intarissables, les lieux incontournables du social et de sa production. C’est pour cela qu’il est impossible de les éradiquer systématiquement comme l’ont prétendu certains mouvements dits révolutionnaires d’inspiration marxiste au lieu d’exploiter leur entièreté en Afrique. En voulant aller contre les structures sociologiques en question considérées par une certaine ethnologie, anthropologie, sociologie, économie comme matrice du conservatisme et de la réaction, du traditionalisme et de l’archaïsme et donc contre la modernité, les révolutions africaines ont mordu la poussière ; le social inhérent à ces structures a plutôt consacré leurs échecs.54 Les processus que je décris depuis les anciennes colonies anglaises (Ghana, Ouganda) sont également observables dans les vieilles colonies françaises de l’Afrique de l’Ouest qui sont la Côte d’Ivoire, le Bénin et le Sénégal, quoiqu’à des degrés variés.

La Côte d’Ivoire La Côte d’Ivoire s’étend sur une superficie de 322 463 km2. Peuplée de 20, 6 millions d’habitants, c’est un pays essentiellement d’immigration et ses principales ethnies sont : les Baoulé, les Bété, les Akan, les Agni, les Abron, les Dida, les Malinké, les Bambara, les…Français.55 Les confréries religieuses dominantes configurent un sud chrétien et un nord musulman. Pays fondamentalement agricole, la Côte d’Ivoire produit du riz, du café, du cacao, du caoutchouc, etc. Les premiers européens arrivèrent en Côte d’Ivoire par le littoral. Selon ce qu’ils poursuivaient comme objectifs, ils donnèrent à ce pays et par rapport à la manière dont ils furent accueillis par les indigènes des noms variés : « Côte-des-mal-gens », « Côte-des-bonnes-gens », « Côte54

Lire utilement à propos, Gérard Chaliand : Mythes révolutionnaires du Tiers-Monde. Guérillas et socialismes, Paris, Seuil, 1976, 309p. Jean Ziegler : La victoire des vaincus. Oppression et résistance culturelle, Paris, Seuil, 1988, 247p. Par exemple, la plupart des révolutions en Afrique de l’Ouest (Ghana de NKruma, Guinée de Sekou, Mali de Modibbo, Burkina Faso de Sankara, notamment) ont butté contre les grandes aristocraties claniques ou ethniques, voire religieuses. Ceci veut dire que les structures sociologiques ne doivent pas se faire brutaliser dans un contexte révolutionnaire, elles nécessitent des stratégies de « négociation » pour une meilleure rationalisation en termes d’orientation positive du social qui leur est inhérent vers l’idéal révolutionnaire. 55 Michel Maffesoli dans son ouvrage, Le temps des tribus. Le déclin de l’individualisme dans les sociétés postmodernes (3è édition, Paris, La Table Ronde, 2000, 330p.) donne un sens plus moderne au phénomène tribal. Dans cette perspective maffesolienne, les Français peuvent être considérés pour moi comme une tribu en Côte d’Ivoire. Pour plus de détails, voir Motaze Akam : Le social et le développement en Afrique, op. cit. p : 195.

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de-la-nalaguette », « Côte-des-dents », « Côte-des-grains », « Côte-demarphil », « Côte-de-l’or ». D’après Lancine Sylla : c’était une façon archaïque de dire Côte d’Ivoire.56

La structure sociologique qui alimenta la résistance au gouvernement colonial était la chefferie traditionnelle. Mais, cette dernière fut progressivement et rapidement soumise en se transformant en une force qu’utilisa l’administration coloniale à travers des institutions auxquelles elle donna un nouveau nom : « conseils des notables ». Même les instruits produits des structures scolaires procédèrent de la même manière. En effet, la fameuse « mission civilisatrice » débuta sa « civilisation » par des « mal-gens » à « l’École des fils des chefs ». Il y eut également l’École primaire supérieure de Bingerville et l’École normale supérieure de William Ponty au Sénégal. De ces écoles sortirent des commis, des fonctionnaires de toutes catégories, des pharmaciens et des médecins africains, des interprètes, des instituteurs qui formèrent la première couche des « évolués » et des « hommes instruits ». Ceux-ci furent des organisateurs d’associations créées sur la base du lignage, du clan, de la tribu ou de la région, mais aussi sur celle des cercles, des subdivisions et des découpages administratifs que les colons avaient tracés. Les « hommes instruits » impulsèrent l’évolution des forces sociales et politiques par la multiplication des associations émanant de telle ou telle région, de tel ou tel cercle qui correspondaient en fait à des organisations tribales. Par exemple, l’association des originaires de Daloa était celle de la tribu bété originaire de cette ville. Les associations d’entraide claniques ou tribales se rapprochèrent les unes des autres dans un ensemble plus élargi de nature régionale. Cet ensemble resta longtemps dans l’ancrage tribal parce que les unions et les fusions qui se succédèrent se firent à base des vieux cercles culturels et linguistiques des provinces ou civilisations historiques et périodiques qui forment la Côte d’Ivoire. Dans cette perspective, l’Association pour la Défense des Intérêts des Autochtones de la Côte d’Ivoire (ADIACI) fut une société protectrice des droits des indigènes sortie du cercle akan-agni, baoulé et apparentés en 1934. Cependant, le « factionnalisme » clanique et tribal interne dudit cercle plus fort amena l’opposition des agni aux baoulé à créer une Union Fraternelle des Originaires de la Côte d’Ivoire (UFOCI). De leur côté, les krou et apparentés créèrent une Union des ressortissants des six cercles de l’Ouest alors que les malinké-dioula, appelés encore mandingues convoitèrent Odienné dont l’appellation concernait les malinké de la seule région d’Odienné malgré leur incapacité à rassembler les groupes mandingue du nord. Par la suite, les mandingue de Séguéla s’en détachèrent afin de créer une Association des originaires de Séguéla 56

Lancine Sylla : op. cit. p : 141.

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qui s’amputa encore d’une liste d’Union de Mahou lors des élections des années 1956. Ces quelques données montrent que, même dans l’administration coloniale française, comme le témoigne le cas de la Côte d’Ivoire pour le moment, les structures sociologiques africaines à l’image des clans et tribus ont été le principal moteur de l’évolution des associations ou des sociétés volontaires dont la résultante fut la dynamique des forces politiques. Ce qui précède vaut autant pour les Africains étrangers en Côte d’Ivoire, notamment à la circonscription que pour ceux ressortissants d’autres espaces coloniaux comme les fonctionnaires fédéraux affectés dans ce pays par le gouvernement colonial ou les travailleurs immigrés, même les commerçants et autres. Ainsi virent le jour, une Union Fraternelle des Sénégalais, et une Union des Voltaïques en Côte d’Ivoire, malgré que cette dernière se réalisa dans les conditions assez particulières quand il faut dire que jusqu’en 1947, la Côte d’Ivoire et la Haute-Volta (actuel Burkina faso) constituaient encore un seul territoire colonial. Cependant, ceux qu’on peut appeler les intellectuels ivoiriens, c’est-àdire les instruits les plus évolués, furent capables de dépasser les frontières ethniques, régionales et même spatiales, territoriales, car au regard des dynamiques politiques africaines en général, ils furent prêts à s’activer à tout mouvement politique impliquant non seulement l’espace ivoirien tout entier, mais aussi l’Afrique noire française dans son ensemble. Dans cet ordre d’idées, après la loi permettant aux lettrés de s’organiser en groupements, les syndicats professionnels virent le jour. Il s’agit du Syndicat des Instituteurs, du Syndicat du corps médical, du Syndicat des médecins, vétérinaires, pharmaciens et sages-femmes (Synmedvetpharsa), créés dans les années 1938. Il fut aussi créé, des associations culturelles orientées vers le folklore et le théâtre ivoiriens et une cellule du parti socialiste français à Grand Bassam en 1937. Le plus intéressant est les nouvelles forces sociales et économiques qui sortirent de la société civile ivoirienne partant des contradictions sociologiques du système colonial français. Dès 1938, une association privée des transporteurs existant depuis les années 1930 devint tout simplement un syndicat des transporteurs. Des planteurs de cacao et café tentèrent également de s’organiser même si ce ne fut pas encore en syndicat agricole. Mais en 1944, la dynamique parvint à son but : de l’UFOCI avec les Akan-Baoulé émergea Le Syndicat Agricole Africain (SAA), après les déboires des planteurs africains au sein du syndicat agricole de la Côte d’Ivoire à création et domination des colons français sur le double plan du travail gratuit, c’est-à-dire forcé et de l’occupation des terres dont les indigènes furent victimes de l’expropriation des 52

bonnes. Le Syndicat Agricole Africain eut pour but premier : la lutte contre les abus et privilèges des colons et des planteurs français. Il rassembla aussitôt la quasi-totalité des planteurs africains et mobilisa la lutte dans un cadre strictement politique. Lors de l’élection du Conseil Municipal d’Abidjan en 1945, dominé essentiellement par les colons, un front « anticolon » se créa contre les colons français. Du Syndicat Agricole Africain au Bloc Africain regroupant Ivoiriens, Sénégalais, Dahoméens (actuel Béninois), Guinéens, il n’y eut qu’un pas. Ce bloc permit d’éliminer du Conseil Municipal, tous les colons français ayant dominé jadis la scène politique ivoirienne. Ceci d’autant plus que depuis 1945, Abidjan et Grand Bassam comme conseils municipaux ne comptaient que quelques africains considérés comme citoyens français. Durant la période où, au parlement français, l’ordonnance du 22 août 1945 faisait accéder toute l’Afrique noire française à la citoyenneté, le Bloc, parti unique « anticolon » fut plébiscité aux élections municipales de la même année. Dans la mesure où ladite ordonnance proclamait aussi la représentation des territoires français au parlement français, ceci créa une conjoncture favorable à l’évolution des véritables partis politiques en Côte d’Ivoire, voire dans les autres espaces africains sous domination française. Le bloc africain évoqué ne fonctionna que comme un comité électoral formé avec l’objectif avoué de chasser les colons du conseil municipal d’Abidjan. Il fut disloqué lors des premières élections législatives territoriales ayant suscité plusieurs partis politiques à travers toute l’Afrique française par une orientation des ambitions à Paris au Palais Bourbon (Assemblée Nationale). Trois partis se constituèrent aussitôt en Côte d’Ivoire : l’Union Voltaïque (UV), le Parti Démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) et le Parti Progressiste de Côte d’Ivoire (PPCI). L’Union Voltaïque, comme son nom peut subsidiairement le laisser entendre, voulait notamment la séparation de la Haute Volta d’avec la Côte d’Ivoire. Ce qui se réalisa en 1947. Le PDCI avait trois géniteurs : l’ethnie baoulé, Le Syndicat Agricole Africain et l’Union Fraternelle des Originaires de Côte d’Ivoire. Avec ses premières victoires, ses leaders furent parmi les grands fondateurs du Rassemblement Démocratique Africain dont il devint la section ivoirienne dénommée PDCI-RDA à l’instar de l’US-RDA (Sénégal) et du PDG du Mali-Soudan. S’agissant enfin du PPCI, il était d’émanation akan et plus précisément agni partant du factionnalisme clanique et tribal du groupe akan dont les Agni de l’ADIACI en constituèrent l’ossature. Ces deux premiers partis ivoiriens étaient issus du social généré par les structures sociologiques africaines : les clans et les tribus akan, baoulé, agni. Lancine Sylla y voit un « factionnalisme clanique ou tribal

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interne au groupe akan, baoulé et agni ».57 J’y vois un processus de production de formations partisanes à partir d’une structuration du politique par le social comme force souveraine et souterraine logée au creux des clans et ethnies en Afrique. D’ailleurs, lors de l’émergence des partis politiques, l’ancienne structure sociologique clanique et tribale a toujours cherché la domination de l’un des deux groupes tribaux agni ou baoulé sur le plan territorial national ivoirien. La compétition entre le PDCI et le PPCI visa ainsi à rallier les autres groupes claniques et tribaux de Côte d’Ivoire à l’un ou l’autre des deux partis existants. L’on voit bien que partant du social issu des clans biologiques et des ethnies, il est question de former dans un premier temps des « partis de clans », et dans un deuxième temps, des partis de masse où l’essence, la socialité ou encore l’ethos inter-clanique, inter-ethnique crée toujours et à jamais la proxémie, la fusion de toutes les forces traditionnelles et modernes de nature politique du pays, bref un processus de formation nationale.58 Le Syndicat Africain produit du social issu des structures évoquées avait déjà préparé le terrain au PDCI, terrain lui ayant permis de prendre une large avance sur le Parti Progressiste. Dans cette perspective, il convient de rappeler ceci : avant sa transformation en parti politique, l’ensemble krou-bété de l’Ouest s’était déjà rallié au PDCI. Ceci eut lieu lors des premières batailles électorales où les intellectuels - instruits - à la tête des regroupements tribaux tentaient de s’entendre pour que le fils le plus représentatif du pays allât au parlement français à Paris. D’autre part, il faut souligner que l’influence et la popularité du Rassemblement Démocratique Africain à travers les territoires voisins de la Guinée et du Soudan-Mali renforçaient l’assise populaire du PDCI-RDA au sein des Mandingues, c’est-à-dire les Malinké, les Dioula et les Sénoufou en territoire ivoirien. Or, ces ethnies étaient fortement rattachées aux populations soudanaises et guinéennes par le canal du RDA à travers l’Union Sénégalaise et le Parti Démocratique de Guinée. Dans la mesure où les groupes mandingues de l’Afrique de l’Ouest y compris ceux de la Côte d’Ivoire étaient d’obédience RDA, le factionnalisme tribal favorisa beaucoup le PDCI-RDA, d’autant plus que les partis d’opposition au PDCI qui émergèrent au sein des espaces mandingues ivoiriens furent considérés comme des partis traîtres par les Mandingues eux-mêmes et ne purent avoir quelque succès dans cette conjoncture politique ivoirienne où la force de chaque parti avait comme émule, son ethnie d’origine avant de s’ouvrir aux autres ethnies et avoir une connotation nationale comme le fit le PDCI. Au début, les Mandingues ivoiriens concevant le PDCI comme PDCI-RDA ne le comprirent pas vite comme formation partisane de clan devant les encadrer sur l’espace ivoirien. 57

Lancine Sylla : op. cit. p : 145. Voir à propos, Simon-Pierre Ekanza : Côte d’Ivoire : de l’ethnie à la nation, une histoire à bâtir, Abidjan, Editions CERAP, 2007, 88p. 58

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Quant au Parti Progressiste d’ancrage agni, sa constitution d’un syndicat des planteurs et éleveurs africains pour obstruer l’évolution du Syndicat Agricole Africain et du PDCI en s’alliant les éleveurs et agriculteurs dioula-sénoufou du septentrion fut une habile stratégie pour transformer ce parti de clan en parti de masse inter-ethnique et territorial, mais une stratégie souffrant d’un grand retard par rapport à la dynamique du RDA englobant le PDCI. En plus, au pays sénoufou du nord singulièrement, la chefferie traditionnelle a servi de base au PDCI. Aucun autre parti politique ne put avoir une telle base liée intimement au fait que le PDCI avait encouragé la naissance d’une association des chefs coutumiers et de canton qui réunissait toutes les forces sociales et politiques traditionnelles du pays. La chefferie traditionnelle de l’ethnie abron, un autre groupe akan s’activa dans cette structure syndicale des chefs connue officiellement. La dynamique du PDCI vers l’affermissement d’un parti de masse inter-ethnique et territorial ne pouvait plus être freinée par le Parti Progressiste, voire le factionnalisme clano-tribal ou ethno-clanique qui accoucha pourtant les deux partis antagoniques. Un processus analogue s’observa au Bénin.

Le Bénin L’ancien Dahomey ou le Bénin actuel est un pays qui couvre une superficie de 113 048 km259 pour une population de 8,7millions d’habitants. Ses structures sociologiques sont dominées par les ethnies suivantes : les Mandingue, les Yowa, les Dendi, les Haoussa, les Fon, les Mandé, les Bariba, les Ani, les Somba, les Bétammaribé qui sont des architectes géniaux et les Waba, métallurgistes de fer, etc.60 Le Bénin est traversé par trois principales confréries religieuses : l’animisme,61 l’islam et le christianisme. Il connut le factionnalisme tribal, mais pas dans les mêmes conditions que la Côte d’Ivoire. En effet, dans ce pays, comme l’a noté Jean Buchman :

59 Frank Tenaille : Les 56 Afriques. Guide politique /1, de A à L, Paris, Maspéro, 1979, 230p. p : 84. Dans « l’Etat de l’Afrique 2010 », Jeune Afrique, Hors Série, déjà cité (p : 104) donne le chiffre de 112 620 km2 concernant la superficie du Bénin. 60 Pour plus de détails, Félix Iroko : « Regard extérieur et saisie interne des ethnonymes. République populaire du Bénin », Jean-Pierre Chrétien et Gérard Prunier (eds): Les ethnies ont une histoire, Paris, Karthala-ACCT, 1989, 439p. pp : 213-222. 61 Pour plus de détails sur cet animisme dominé par le vaudou, voir Christian Dedet : Au royaume d’Abomey, Paris, Actes Sud, 2000, 293p.

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Le développement des organisations des partis politiques manifeste d’abord la ténacité et la primauté d’intérêts de solidarité et de groupe de 62 nature ethnique, tribale, culturelle et régionale.

Malgré ce qui précède, le factionnalisme tribal ne permit pas au Bénin de connaître la transformation des premiers partis politiques nés dans ce territoire en partis de masse. Une nette tendance s’y dessina vers ce que l’on peut appeler « parti unique ethnique ». Au Bénin se constituèrent trois partis selon les logiques du factionnalisme plutôt de trois anciens grands royaumes dont ce pays se structura. L’on peut noter que la vie socio-politique béninoise est l’expression de l’héritage historique de ces trois royaumes : l’ancien royaume de Porto-Novo, celui d’Abomey et enfin celui de Borgu. PortoNovo fut le fief de Sourou Migan Apithy, Abomey celui de Justin Ahomadegbé et Borgu dominé démographiquement par les Bariba, celui de Hubert Maga. L’ethnicité y a certes contribué à produire un social ayant produit lui-même à son tour des partis politiques dont la mouvance est fille des groupes tribaux, mais de tels partis ne purent jusqu’à aujourd’hui s’imposer au-delà de l’ethno-régionalisme. Ils se sont plutôt ancrés à un modèle de partis uniques ethniques. Cependant, ce qui est plus intéressant pour mon propos est que l’expérience béninoise n’exempte pas la structuration du politique par le social inhérent à l’ethnicité partant des spécificités de l’héritage d’une triple royauté qui aboutirent à un certain modèle politique « moderne » : le parti unique tribal. Par conséquent, des coups d’Etat successifs ont amené le vieux Dahomey à connaître un type de régime qui se qualifierait mieux en terme de synarchie. C’est-à-dire un triumvirat ou une espèce de directoire tenant lieu de gouvernement rotatoire représentant les trois groupes tribaux ayant structuré jadis les trois anciens royaumes et régions évoqués plus haut. Cependant, il faut souligner que si ce modèle rotatoire y a été une nouveauté spécifique, cette dernière n’a pas été particulière au Bénin. Ce modèle avait déjà existé avec le gouvernement traditionnel GaAdangmé du Ghana et Abouré de Côte d’Ivoire. Le même modèle des partis uniques ethniques fut aussi connu au Nigeria avec au Nord le NPC, à l’Ouest avant la crise biafraise, l’AG et à l’Est, le NCNC. Le Sénégal connut aussi une évolution singulière.

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Cité par Guy Landry Hazoumé : Idéologies tribalistes et nation en Afrique, (Le cas dahoméen), Paris, Présence Africaine, 1972, 230p. p : 125.

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Le Sénégal D’une superficie de 196 200 km2, le Sénégal a comme structures sociologiques : les Wolof, les Peul, les Toucouleurs, les Diola, les Mandingues, les Français, les Libanais et autres. Peuplé de 12, 21 millions d’habitants, le Sénégal est le pays le plus anciennement colonisé par les Français en Afrique noire. Pour ce, il est le plus marqué par la politique assimilationniste française. Son évolution des forces sociales et politiques s’en ressentit. Ceci veut dire que la vie sociale et politique sénégalaise fut rapidement confondue à la vie politique de la métropole. La politique d’assimilation orienta l’évolution des forces sociales et politiques du Sénégal parallèlement à l’évolution des forces sociales et politiques de la France, avec la formation des partis politiques et des syndicats qui ne furent somme toute que des prolongements des partis et syndicats métropolitains. Les parlementaires sénégalais au palais Bourbon, voire ceux des autres territoires africains sous administration française s’affilièrent naturellement aux partis politiques français au sein de l’Assemblée Nationale métropolitaine. La politique d’assimilation au Sénégal a été bien appliquée dans quatre communes. Ce fut avant tout une assimilation culturelle dont les principaux supports ont été l’enseignement de la langue et de la culture françaises qui étaient des répondants à la « mission civilisatrice » du colonialisme à l’instar des territoires sous domination française. Une assimilation politique et administrative faisait du Sénégal un département français avec l’établissement, selon le modèle hexagonal, des conseils municipaux. Un autre type d’assimilation des personnes physiques élevait des Sénégalais au statut de citoyens français dans la mesure où certaines conditions étaient remplies comme celle de l’instruction. Ce qui, plus tard valut, entre autres, à l’ancien président défunt Léopold Sedar Senghor, un poste à la prestigieuse académie française. Ceci créa un fossé important dans la société sénégalaise et favorisa la dynamique des forces sociales et politiques dès l’occupation systématique du pays. Les Sénégalais se divisèrent en deux catégories : les plus instruits ou les plus évolués considérés comme citoyens français qui bénéficiaient aussi de certains privilèges. Il s’agissait notamment des ressortissants des villes, et le reste des Sénégalais, autrement dit les villageois considérés comme sujets français, « taillables et corvéables à merci ».63 A ces deux strates, il faut ajouter une autre : les métis qui constituaient une petite couche des plus privilégiés. Dans la ville de Saint-Louis, dès l’installation des premiers européens et des premières compagnies 63

Lancine Sylla : Tribalisme et parti unique, op. cit. p : 135, voir aussi, à propos des sociétés paysannes du Sénégal, Paul Pélissier : Les paysans du Sénégal. Les civilisations agraires du Cayor, Paris, Editions Fabrèque Saint-Yrex, 1966, 941p.

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commerciales des années 1445 débuta, partant de leurs maîtresses sénégalaises appelées signares, le métissage des Européens. Durant l’occupation et la pacification coloniales, les forces politiques traditionnelles connurent une grande et longue période de léthargie. Mais, tout au long du fleuve Sénégal eurent lieu des luttes sporadiques qui opposèrent des commerçants européens aux chefs traditionnels locaux. Au début de la deuxième moitié du 19è siècle (1851), une intervention des troupes françaises eut lieu à cet effet au terme d’une pétition lancée par les commerçants européens pour la défense de leurs intérêts financiers. L’on observa le silence des forces sociales et politiques traditionnelles concernant plus directement l’évolution du Sénégal. Par conséquent, les chefs locaux furent réduits au statut de sujets français. Il ne restait donc que les métis et les citoyens français comme personnes pouvant participer à l’évolution des forces sociales et politiques. Alors que le développement de l’enseignement faisait accroître en nombre les citoyens français, la loi de 1848 accorda la citoyenneté française à tous les Sénégalais résidant dans les villes de Saint-Louis et Gorée. Ceci s’étendit, en 1880 et 1887, dans les villes de Rufisque et Dakar. La citoyenneté grandit en même temps que le statut politique de ces quatre communes. Après les échauffourées entre les commerçants européens et les chefs traditionnels, une lutte opposant les trois strates privilégiées du pays (les commerçants, les colons européens, les métis et les citoyens français des villes) s’engagea. L’évolution politique du pays s’orienta plutôt vers le renforcement du nationalisme sénégalais. Ainsi, un Français, un Métis, un Noir furent tour à tour députés du Sénégal. Pour les Français, la durée de députation alla de 1848 à 1902, pour les Métis de 1902 à 1914 et pour les Noirs de 1914 à 1960, année de l’«indépendance » du Sénégal. La domination de la vie politique de ce pays par les colons et les métis s’acheva lors des législatives de 1914. Le mot d’ordre de la campagne électorale fut la lutte contre les « blancs et les mulâtres ». Il n’y eut aucun parti politique bien structuré et organisé, mais seulement des comités électoraux, des grands électeurs et des associations ou organisations des femmes qui dansèrent et chantèrent des louanges au premier candidat noir à l’élection législative. C’est le folklorisme politique qui dominait la scène. Dès 1914 siégea le premier député noir au Palais Bourbon, Galaye Mbaye Diagne plus connu sous l’appelation de Blaise Diagne. Né en 1872, sa députation dura juqu’à sa mort en 1934. Du 19 au 21février 1919, ce parlementaire participa aux travaux du Congrès Pan-africain tenu à Paris. La fondation d’une ligue universelle de défense de la race noire dirigée par un Dahoméen en 1924 transforma ce mouvement à Paris en 1927 en Comité de défense de la race nègre dirigé cette fois-ci par un 58

ancien combattant sénégalais. En 1929, un Soudanais (Mali actuel) prit à son tour la direction du mouvement. Cependant, ce fut un panafricanisme de première heure né hors de l’Afrique, à l’opposé du National Congress of British West Africa du Ghana qui eut moins d’impacts sur les populations africaines de l’ex-AOF. Au Sénégal, dès la fin de la première guerre mondiale se créa le Mouvement du Jeune Sénégal, Parti de l’Union Républicaine des Jeunes Sénégalais, premier parti politique d’obédience moderne et d’orientation nationaliste. Néanmoins, le Mouvement du Jeune Sénégal disparut assez rapidement victime des engrenages de la politique assimilationniste dès les années 1924. Ces mêmes années furent aussi marquées par la création de deux structures de lutte : un comité des intérêts économiques du Sénégal et un syndicat de défense des intérêts sénégalais. Ces deux structures étaient le produit des coopératives et des sociétés indigènes de Prévoyance ayant été fondées depuis 1907. Cependant, elles connurent plus ou moins une domination des sociétés bordelaises et les commerçants colons installés au Sénégal. Pour se maintenir en poste, les gouverneurs et les parlementaires devaient prendre largement en considération leurs doléances. Et dès lors que les campagnes électorales commencèrent à opposer entre eux les candidats noirs, ce qu’on dénomma folklore politique évolua en direction de la constitution des partis politiques véritables. Il fallait alors ajouter aux comités électoraux d’avant, des groupes de pression et de lobbies qu’étaient devenues les sociétés bordelaises, mais aussi des commerçants et politiciens français qui soutenaient certains candidats noirs contre d’autres pour sauvegarder leurs intérêts dans le pays et manipuler à volonté le parlementaire noir qu’ils ont aidé à accéder à la députation. La tendance de ces groupes de pression aboutit en 1935, à la création du Parti Socialiste Sénégalais (PSS). Avec l’avènement en France du Front Populaire, le PSS combina son action avec la SFIO, la CGT et la Ligue des Droits de l’Homme. Les syndicats sénégalais se multiplièrent selon le modèle métropolitain en CGT, CFTC et …CGT-FO au sein des espaces d’hommes instruits des villes et des campagnes. Les cheminots de Thiès se mirent en grève en 1937 pour réclamer une augmentation de salaire. Si cette grève ne fut pas encouragée par la SFIO, le PSS vota cependant à l’issue d’un congrès, son intégration à la SFIO les 05 et 06 juin 1928. Il devint ainsi une fédération sénégalaise de la SFIO et ce fut toujours une évolution allant dans le sens de l’assimilationnisme qui s’observa. Ceci alla parfois contre les intérêts des Sénégalais qui ne correspondaient pas nécessairement à ceux des centrales syndicales et partisanes métropolitaines, à l’instar de la grève des cheminots évoquée. Un vent nouveau de tendance nationaliste souffla sur le Sénégal au terme de la libération. Des mouvements aux noms expressifs naquirent : Le Mouvement Nationaliste Africain (MNA), Le Mouvement Autonomiste 59

Africain (MAA), L’Union des Jeunes Blocs Sénégalais (UJBS), Le Groupe d’Etudes Communistes (GEC), Le Comité Franco-Africain (CF). Ces mouvements se rapprochèrent dans un comité d’entente qui fut le socle d’un Bloc Africain (BA). Ledit Bloc entraîna tous les territoires français de l’Afrique noire dans les logiques de l’assimilation par une demande de l’extension de la citoyenneté à tous les Sénégalais, et de surcroît à tous les Africains de l’ex-AOF. L’on peut y voir une nette différence avec ce qui se passa au Ghana et en Ouganda. Alors que dans ces territoires britanniques, les nouvelles politiques et les intellectuels cherchaient l’autonomie politique, dans les territoires français, notamment au Sénégal, on cherchait en revanche à s’accommoder de l’assimilationnisme alors que la remise en cause de la situation coloniale restait au stade superficiel des mouvements culturels à l’image de la négritude qui, dès 1935, se rebella contre l’assimilation culturelle. « Assimiler et non être assimilé » devint - mais dans le cadre strictement colonial - un slogan pour les intellectuels sénégalais impliqués dans la négritude. Le mouvement nationaliste africain fut un type de National Congress of British West Africa pour les francophones de l’AOF dans la mesure où il revendiquait l’autonomie et l’indépendance immédiates. Il ne connut cependant pas de succès et disparut sous les coups de l’assimilationnisme. La citoyenneté fut accordée à tous les Africains dès 1946 et les territoires français dans leur ensemble durent envoyer les représentants au Palais Bourbon. Il est intéressant de voir avant la généralisation de la citoyenneté, la situation des structures sociologiques traditionnelles qui me préoccupent dans leur génération du social partant duquel se construisent des nouvelles institutions politiques ou, tout court, partant du social qui crée le politique. Ce sont les chefferies traditionnelles qui constituent les principales structures sociologiques en vue. Et en effet, le gouvernement colonial cibla son action sur les chefs traditionnels, en l’occurrence les grands notables et les marabouts64 à travers les confréries religieuses, voire les groupements traditionnels variés. Ces structures constituèrent des puissants groupes de pression et des cellules importantes de génération des gains électoraux dans la nouvelle politique partisane qui vit le jour. Le parti socialiste sénégalais empruntait par exemple aux systèmes traditionnels, des formes d’organisation pour mieux se 64 Voir à propos, Jean Copans : Les marabouts de l’arachide. La confrérie mouride et les paysans du Sénégal, Paris, Le Sycomore, 1980, 263p. Christian Coulon : Le marabout et le prince. Islam et pouvoir au Sénégal, Paris, Pedone, 1981, 317p. Abdoulaye Bara Diop : La société wolof. Tradition et changement, Paris, Karthala, 1981, 355p.

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structurer. Par conséquent, dans les villes comme dans les campagnes, certaines associations surgirent : l’Association des griots socialistes, l’Amicale des laobé socialistes bâtie sur fond de groupes tribaux ou de castes, la Saint-louisienne et d’autres associations de même orientation culturelle et créative regroupaient des intellectuels non citoyens dans certaines organisations calquées à l’européenne. Le mouvement syndical se produisit dans la même orientation socialisante au sein des hommes instruits et des fonctionnaires dont les revendications s’articulaient autour du slogan : « à égalité des diplômes, égalité des traitements ». Une autre grève des cheminots eut lieu en 1947 avec pour objectif de créer un « cadre unique » rassemblant l’ensemble du personnel africain et européen sur le même pied d’égalité. Cependant, l’opposition dès 1948 entre les sociétés urbaines et les sociétés rurales fit éclater le parti socialiste sénégalais et inaugura la naissance du Bloc Démocratique Sénégalais (BDS) à dominante paysanne suite à la généralisation de la citoyenneté ayant impliqué de nombreuses masses rurales sous le contrôle des jeunes nouvellement sortis des universités françaises. Un phénomène similaire à celui qui provoqua le schisme de l’UGCC et l’émergence du Convention People Party au Ghana se produisit. Au niveau de l’instance dirigeante du parti, une rupture eut lieu entre les anciens intellectuels et les jeunes intellectuels qui profitèrent de la spontanéité des masses pour prendre une orientation relativement progressiste et révolutionnaire. La naissance du BDS fut ainsi marquée par un sceau : celui de la bipartition de la vie politique entre la société urbaine et la société rurale dans l’évolution politique sénégalaise. Ceci s’observa jusqu’à la veille de l’ « indépendance », et avec des nouvelles formes de tribalisme et de régionalisme vues plus haut. Ceci s’observe encore jusqu’à nos jours. Le BDS emprunta plus aux associations et organisations traditionnelles, voire aux nouveaux cercles économiques et sociaux. Il devint, selon son secrétaire général, « une fédération organique »65 rassemblant toutes les forces sociales traditionnelles et modernes du pays en termes de groupements tribaux et régionaux, culturels et religieux, sociaux et économiques. La négritude, en tant que contestation culturelle contre la politique assimilationniste coloniale, traversa les masses et les organisations ethniques. Chez les intellectuels, elle opéra une évolution allant vers une idéologie politique dont la concrétisation fut « le socialisme africain ». S’il faut dire que la scission qui a été à l’origine de la naissance du BDS était partie du problème des relations entre le PSS et sa structure métropolitaine qui avait des intérêts divergents de ceux des Sénégalais ou 65

Lancine Sylla : op. cit. cité p : 140.

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Africains, une nouvelle économie politique vint alors s’ajouter au « socialisme africain » allant dans l’intérêt des masses sénégalaises en partant de la hausse des prix de l’arachide. Ceci opposa la bourgeoisie bureaucratique des « assimilés des villes » aux prolétaires déshérités des sociétés paysannes et véritables producteurs agricoles. Ceci suscita aussi Le Groupement Africain de Recherches Economiques et Politiques (GAREP) au sein des étudiants sénégalais de Paris et d’autres villes françaises dont le manifeste fut sérieusement coloré d’anti-impérialisme et de panafricanisme. L’engagement des nouveaux représentants africains au parlement français fut marqué par leur filiation aux partis de gauche : le parti socialiste et le parti communiste. Si ce fut la traduction concrète de la montée des masses sénégalaises et africaines par leur représentation à l’Assemblée Nationale française, et par la citoyenneté généralisée, les classes privilégiées et coloniales, en l’occurrence les grands commerçants des compagnies et les colons sentirent comme menace de leurs intérêts fondamentaux ce qui précède. Lors des états généraux de la colonisation française en 1946 (Conférence de Brazzaville), les colons et les représentants du grand commerce colonial voulurent conserver leurs privilèges économiques et politiques. Vigilants et perspicaces, les parlementaires africains au Palais Bourbon formèrent pour contrecarrer la stratégie coloniale un groupe inter-parlementaire.66 Ce dernier publia un Manifeste et organisa un congrès politique qui accoucha Le Rassemblement Démocratique Africain (RDA) et afficha une ferme volonté de créer un parti unique africain en opposition à la diversité des formations partisanes plus proches des gains électoraux que des problèmes et de la situation des peuples africains dans un contexte colonial français. Ainsi naquit dans toute l’Afrique noire, l’aurore de se détacher des formations partisanes métropolitaines à des fins de formation d’un bloc africain de lutte pour la sauvegarde des intérêts proprement africains. Cependant, les représentants sénégalais ne participèrent pas aux travaux du congrès constitutif du RDA tenu au Soudan français en 1946. Ceci s’expliqua par une raison simple : sous l’emprise du parti socialiste français bien conscient des tendances communistes au sein des représentants africains, les représentants sénégalais furent « bloqués ». Mais le groupe d’étude communiste sénégalais participa à ce congrès. Il devint la section sénégalaise du RDA et prit le nom d’Union Démocratique Sénégalaise (UDS), puis de Mouvement Populaire Sénégalais (MPS), à l’instar de l’Union Soudanaise (US), du Parti 66

À propos de ces parlementaires, lire Yves Benot : « Les députés africains au Palais Bourbon de 1914 à 1958 », Ibrahim Baba Kaké (ed) : Afrique Contemporaine, vol. 4, Paris, Éditions Chaka, 1989, 190p.

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Démocratique de Guinée (PDG) et du Parti Démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) qui furent aussi les sections du RDA. La section RDA sénégalaise fut cependant incapable de s’imposer non seulement aux masses sénégalaises, mais aussi au BDS qui comme le RDA, premier mouvement interterritorial, essaya de se situer au-delà du cadre strictement sénégalais afin de constituer un grand parti africain interterritorial par le biais du groupe parlementaire des Indépendants d’Outre-Mer (IOM) impulsé par le Mouvement pour le Rassemblement Populaire (MRP) français.

Objet ethnique, social et sociétés nouvelles en Afrique Si comme je l’ai laissé entendre dans un travail antérieur,67 l’objet ethnique mérite actuellement un nouveau regard sociologique, ethnologique et anthropologique, ceci commande qu’on le re-situe au centre de ce que Jean-Marc Ela a appelé « épistémologie de la transgression »68 afin de comprendre sa richesse dans les approches du social africain. Dans la mesure où cette épistémologie clame la fin des certitudes et un regard sociologique neuf sur l’Afrique, elle met en exergue, le souci d’une production des savoirs et connaissances africains à partir des réalités du continent. L’épistémologie de la transgression devient le passage obligé pour donner des nouvelles orientations non seulement à la sociologie, l’ethnologie, l’anthropologie et la science politique, mais aussi à tout l’ensemble des sciences sociales et humaines dont la préoccupation majeure est l’Afrique noire contemporaine.69 Dans cet ordre d’idées, les vérités établies par une certaine recherche africaniste doivent passer au crible d’une critique acerbe et sans complaisance. L’objet ethnique ou l’ethnicité mérite dès lors une re-visite afin de le sortir des réductionnismes malheureux ne voyant en lui qu’un phénomène ne produisant que les tribalismes, les conflits subjectifs et non historiques ; c’est-à-dire incapables de transformer qualitativement les sociétés africaines. 67

Motaze Akam : Le social et le développement en Afrique, op. cit. p : 211. J-M Ela : L’Afrique à l’ère du savoir. Science, Société, et pouvoir, Paris, L’Harmattan, 2006, 410p. pp : 240-272. Cependant, l’ « épistémologie de la transgression » dans l’œuvre monumentale de Jean-Marc Ela peut se lire à partir de Restituer l’histoire aux sociétés africaines. Promouvoir les sciences sociales en Afrique Noire, Paris, L’Harmattan, 1994, 143p. pp : 16-65 où l’auteur donne l’orientation critique d’une analyse dynamique des sociétés africaines dont les racines se situent déjà dans l’un de ses premiers ouvrages, La plume et la pioche. Réflexion sur l’enseignement et la société dans le développement de l’Afrique noire, Yaoundé, Editions Cle, 2011, (1971), 108p. 69 Pour plus de détails sur ce sujet, voir Motaze Akam : Sociologie de Jean-Marc Ela. Les voies du social, Paris, L’Harmattan, 2011, 214p. 68

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Or, dans Le social et le développement en Afrique, j’ai également montré que les ethnies ou les tribus ont toujours une face cachée et par la sodalité - cette force souterraine de mobilisation - qui leur est propre, ont toujours de façon inhérente, le social. Il est plus, et dans cette perspective d’analyse, question de montrer que l’objet ethnique peut permettre de comprendre aujourd’hui, à partir du social qu’il incorpore, la constitution des sociétés nouvelles en Afrique. Autrement dit, dans la mesure où les structures sociologiques traditionnelles africaines que sont les lignées, lignages, familles, clans, tribus, classes d’âge, associations traditionnelles, chefferies traditionnelles, religion, etc. reposent incontestablement sur le social en permanence, et que ce dernier initie les processus de structuration du civil et du politique, l’on a forcément des tentatives de construction étatiques qui émergent avec les sociétés nouvelles qui leur sont propres dans tous les espaces africains. Le social structure d’abord le civil et se confond à lui, ensuite le politique auquel il est loin de se confondre dans ses processus liés à sa vocation ou ambition de construire les sociétés. L’on peut comprendre dès lors que la constitution ou l’institution de la société, chères à Giddens70 et Castoriadis,71 ne se passent jamais du « tribalique » ou de l’ « ethnique »,72 voire du social contenu dans ces phénomènes, en Afrique contemporaine. En d’autres termes, la tribu ne rime pas seulement avec la manifestation du social s’entendant en terme de tribalisme. Elle est aussi, et dans la plupart des cas, au centre d’une production du social qui par la structuration ou la création du politique, peut contribuer pleinement à la constitution des sociétés nouvelles en Afrique. D’après ce qui précède, cette constitution des sociétés nouvelles peut s’observer dès les luttes anti-coloniales au terme desquelles le politique, par des États nés de ces luttes, a mis sur pied des organisations ayant contribué à la fabrique d’autres types de sociétés. Ces derniers peuvent être nouveaux de par la modernité de leurs mécanismes, facteurs, conditions de production et de reproduction. Si la nouveauté de telles sociétés peut résider notamment au niveau des nouvelles stratifications dont la dynamique reste continuiste (sans achèvement indentifiable) pour parler comme Balandier,73 leurs conditions de production et de

70 Anthony Giddens : La constitution de la société. Éléments de la théorie de la structuration, ( traduit de l’anglais par M. Audet), Paris, PUF, 2005, (1984), 474p. 71 Cornelius Castoriadis : L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1999, 538p. 72 L’ « ethnique » et le « tribalique » constituent pour moi tout ce qui se rapporte à l’ethnie ou la tribu, pour plus de détails, voir Motaze Akam : « Itinéraires tribalistes en Afrique noire », Le Courrier, (01), 26 mars, 1991, pp : 9-10. 73 Georges Balandier : Le grand dérangement, Paris, PUF, 2005, 119p., Le dépaysement contemporain. L’immédiat et l’essentiel. Entretiens avec Joël Birman et Claudine Haroche, Paris, PUF, 2009, 209p.

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reproduction sont les rapports sociaux qui les régissent et qui sont impulsés à la fois par un social colonial et un social anti-colonial. Quand le social a produit le politique pervers comme les politiques coloniales qui, il ne faut pas l’oublier, ont trouvé une dynamique d’implantation partant de certaines structures sociologiques traditionnelles, ce sont également ces mêmes structures qui accouchèrent d’un social qui les combattit comme le montrent les expériences du Ghana, de l’Ouganda, de la Côte d’Ivoire, du Bénin et du Sénégal dont j’ai parlé plus haut. Il y a un rapport dialectique qui existe entre l’ethnie, le social et la constitution de la société en Afrique. Mais au fond, c’est une dialectique qui consacre l’ascendance du social sur le politique qui institue et constitue la société qui, une fois dominée par le pervers, appelle encore au secours le social pour détruire le politique ayant produit la perversité à laquelle ce politique s’identifie maintenant. Cet état de choses est la configuration des sociétés coloniales comme je l’ai déjà montré, il est aussi celle des sociétés postcoloniales ou post-indépendantes comme je le montrerai plus loin avec les mouvements sociaux de la décennie 1980. Les structures sociologiques traditionnelles comme les clans et les tribus, les classes d’âge et autres associations d’entraide, de solidaire, les chefferies traditionnelles et les confréries religieuses, etc. sont loin de ne produire qu’un social au tribalisme négatif. Elles produisent aussi un social au tribalisme positif qui se situe au cœur même des grandes luttes révolutionnaires du siècle qui vient de s’achever et qui a transformé un certain ordre du monde autant en Afrique qu’en Europe centrale et orientale, voire dans les Amériques. Les révolutions - socialistes notamment - ont certes abouti aux grands dictatures et totalitarismes du 20è siècle en Europe du Centre et de l’Est, aux tyrannocraties en Amérique Latine et en Afrique. Cependant elles ont connu, grâce au social, ce que Claude Lefort a appelé « les limites de la domination totalitaire »74 et laissé toujours, grâce au social, un héritage à certains peuples dont on ne parle pas toujours : le recommencement, le combat permanent.75 Dans une Afrique des colonies et postcolonies dominées par le pervers, le recommencement ou le combat permanent n’est-il pas le meilleur choix pour hâter l’aurore de la délivrance des millions d’hommes et de femmes africains qui croupissent sous des tyrannocraties 74

C. Lefort : L’invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire, op. cit. Voir à ce sujet : L’Amérique Latine en effervescence, Manière de voir, op. cit. L’Amérique Latine et ses leaders de gauche (Hugo Chavez, Evo Morales, Inacío Lula Da Silva, puis Dilma Rousseff, etc.) remettent à jour, par le recommencement, de nouvelles expériences socialistes qui réussissent énormément sur le plan du social incluant pour moi l’économique et le politique, malgré les critiques des droites acquises à l’impérialisme et au néo-libéralisme comme on le voit avec l’après-Chavez au Venezuela.

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barbares et sanguinaires à visage humain ? À l’heure et à l’ère de la maintenance du pervers dans les postcolonies par des successions monarchiques, ne faut-il pas opter pour le recommencement pour changer le monde en rendant possible un autre nouveau monde ?

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CHAPITRE IV Les républiques monarchiques en Afrique à l’ère du troisième millénaire

Comprendre le néocolonialisme aujourd’hui nécessite d’intégrer ce phénomène dans ce que l’on appelle la postcolonie.76 Dans mon acception, la postcolonie est d’abord une réalité franco-africaine qui est un grand obstacle au développement dans la mesure où elle est une interférence du néocolonialisme, du système républicain et monarchique, voire de la françafrique que résume la tyrannocratie. En d’autres termes, le néocolonialisme, la monarchie et la françafrique sont les composantes fondamentales de la postcolonie en Afrique noire contemporaine. La postcolonie ne produit jusque-là que des régimes politiques de nature tyrannocratique telle que définie plus haut. Une telle définition permet de parler de république monarchique qui s’assimile à la tyrannocratie dans une nouvelle problématique de production du politique qui est elle-même la succession monarchique.

La république monarchique Le terme de république monarchique ne saurait être acceptable en droit public ou en science politique qui sont dans une certaine mesure, des sciences sociales normatives. Cependant quand il faut dire que la république monarchique comme phénomène n’échappe plus à l’observation dans l’Afrique contemporaine, il peut être acceptable en sociologie considérée aussi comme science normative au sens durkheimien, mais surtout comme science sociale essentiellement contestataire.77 En effet, si la connaissance sociologique part de l’observation des faits ou phénomènes sociaux, c’est que ceux-ci ont une existence établie et donc, s’imposent à nous comme réalité incontournable et non comme des normes pouvant se loger dans 76

A titre d’exemple, se reporter à Achille Mbembè : De la postcolonie. Essai sur l’imaginaire politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2000, 277p. En effet, la postcolonie liée aux phénomènes de décolonisation occupe une place centrale dans les travaux de Mbembè, voir aussi ses récents ouvrages : Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, Paris, La Découverte, 2010, 256p., Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte, 2013, 257p. 77 Sur ce sujet, voir Jean Ziegler : Sociologie et contestation. Essai sur la société mythique, Paris, Gallimard, 1969, 252p., Retournez les fusils! Manuel de sociologie d’opposition, Paris, Gallimard, 1980 et 1981, 218p.

l’abstraction. S’imposant donc à nous comme réalité vivante et non comme norme dont on peut se passer, l’analyse sociologique tient nécessairement compte des faits sociaux tels qu’ils se présentent à l’observation. C’est pourquoi Durkheim recommande comme première règle de la méthode sociologique, la considération des faits sociaux comme des choses.78 Ce que j’appelle aujourd’hui république monarchique en Afrique rentre dans ce cadre, malgré sa composition sémantique contradictoire. Une république s’oppose radicalement à une monarchie dans ce sens qu’elle renvoie d’abord à la chose publique. Ceci est significatif pour un pays comme la France, en 1814 et en 1830, où l’impossibilité d’allier les principes monarchiques aux libertés modernes a consacré la réalité républicaine.79 Ce que l’on appelle le gouvernement de la république est une instance dans laquelle l’ensemble du pouvoir politique régit un État. Il désigne le pouvoir exécutif, un ensemble de ministres collectivement responsables devant le parlement. Au regard du 20è siècle, plusieurs types de républiques ont été observés allant des républiques socialistes (ex-Union Soviétique, ex-Yougoslavie et autres pays de l’Europe du Centre et de l’Est) aux républiques démocratiques en passant par les républiques unies (Républiques Arabes Unies entre l’Egypte et la Syrie, République Unie du Cameroun), les républiques islamiques (Moyen-Orient), mais aussi de république sociale comme un souhait.80 Jacques Bacelon a même publié La république de la fraude, ouvrage fondamental inspirant davantage la problématique du pervers comme production du politique qui m’interesse dans l’Afrique actuelle.81 Quant à la monarchie, ses assises essentielles s’entendent en termes d’un régime politique dominé par le commandement d’un seul homme et où la transmission du pouvoir est généralement héréditaire dans le cadre strict d’une même famille. L’on peut dresser à partir de l’histoire, une typologie des monarchies. La monarchie primitive est celle où le roi est un pontife souverain, la monarchie constitutionnelle celle où la constitution limite les pouvoirs du monarque, la monarchie parlementaire celle où le parlement limite l’autorité du souverain, etc. Chistian Pothlom, spécialiste de la pensée politique africaine contemporaine a mené une étude magistrale sur ses multiples tendances, 78

É. Durkheim : Les Règles de la méthode sociologique, (18è édition), Paris, PUF, 1973, (1894), 149p. 79 Pour plus de détails, lire Pierre Rosanvallon : La monarchie impossible. Les chartes de 1814 et de 1830, Paris, Fayard, 1994, 376p. 80 Sur ce sujet, voir Michel Borgetto, Robert Lafore (eds) : La République sociale, contribution à l’étude de la question démocratique en France, Paris, PUF, 2000, 367p. 81 J. Bacelon : La république de la fraude, Paris, Jacques Grancher, Éditeur, 1986, 323p.

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ses sources philosophiques, théoriques et pratiques. Cet auteur distingue notamment trois modèles monarchiques dans les sociétés africaines précoloniales : la monarchie pyramidale, la monarchie associative et la monarchie centralisée.82 La monarchie pyramidale ou fédérative avait pour grand trait, la présence d’ une forte autorité centrale et un chef d’État reconnu. Le détenteur du pouvoir central était un primus inter pares, c’est-à-dire un premier entre ses égaux. Le conseil intérieur servait d’un organe fondamental de prise de décision que constituaient les chefs des différents sous-groupes. Car, le sous-groupe disposait d’une autorité extrêmement large et d’une grande liberté de manœuvre dans la direction des affaires.83 Potholm illustre le modèle de la monarchie pyramidale ou fédérative partant des Achanti du Ghana où le « roi », l’asantehene était l’objet d’un choix par un conseil constitué des chefs des divers sous-groupes disposant chacun d’un conseil, d’une trésorerie, d’une justice et d’une armée. Ce conseil était d’une importance capitale : c’est lui qui installait le « roi » tout en lui conférant les attributs de sa charge et au besoin, c’est le même conseil qui le destituait.84 Dans ce modèle monarchique se perçoit manifestement le jeu d’un équilibre démocratique interdisant les avancées d’une monarchie absolue. Potholm : Du point de vue de la doctrine politique, cependant, la forme pyramidale ou fédérative apparaît comme un contrepoint rationnel aux types segmentaires et à l’organisation hiérarchique centralisée.85

Le second type monarchique est la monarchie associative. Cette monarchie est véritablement fédérative aussi puisque fondée sur le principe associatif. Tout comme la pyramidale, l’associative était constituée d’une structure politique centrale et des sous-groupes jouissant d’une large autonomie restreignant le pouvoir du « roi ». Dans plusieurs cas, les compétitions électorales se déroulaient selon les logiques d’une véritable démocratie. Il faut noter, dans ce modèle, l’existence indépendante des lignées claniques, des groupes associatifs qui servaient de pont entre le village et le pouvoir central. Ce système était bien connu de l’Afrique de l’Ouest, notamment en actuels Côte d’Ivoire, Liberia et Sierra Leone. Le troisième modèle monarchique est la monarchie centralisée ou hiérarchique. Il se distinguait des deux précédents par son administration politique forte et centralisée, la solidité de son assise territoriale et ses éléments structurants hétérogènes. Il était répandu chez les Fipas de 82

C. P. Potholm : La politique africaine. Théories et pratiques, Paris, Economica, 1981, 254p. 83 C. P. Potholm : op. cit. p : 19. 84 C. P. Potholm : op. cit. p : 20. 85 C. P. Potholm : op. cit. p : 21.

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l’Afrique de l’Est (actuelle Tanzanie), les Zoulous, les Ngonis, les Swazis, les Tswanas de l’Afrique du Sud, les Hova-Merinas des Îles Malgaches, les Mossis de l’actuel Burkina Faso, etc. La grande poropriété de ce système est qu’il condensait à la fois les partisans de la diffusion du pouvoir politique et ceux de la centralisation de ce dernier. Tout compte fait, lorsqu’on observe l’évantail des formes politiques africaines, on est constamment frappé par la tension permanente opposant les sociétés adeptes de la dispersion du pouvoir politique à celles qui 86 optaient pour sa concentration.

À l’analyse, cette tension permanente opposant les centralistes et les anti-centralistes des sociétés africaines dans l’espace du politique autour des enjeux du pouvoir en fait pour moi, des sociétés spécifiquement et fondamantalement démocratiques. Leur véritable problème aujourd’hui est qu’elles sont structurellement confrontées, de façon durable, aux gouvernements anti-démocratiques reposant sur l’occidentalisation depuis l’avènement de l’économie de traite et du colonialisme. Autrement dit, le social africain est essentiellement démocratique selon ses propres normes, en lui tournant le dos, les gouvernements précoloniaux ont été toujours déposés par leur peuple, et les gouvernements postcoloniaux se sont engagés inexorablement sur les logiques anti-démocratiques, générant des mouvements sociaux variés comme on vient de le voir au Burkina Faso où un mouvement de rue inattendu et efficace a chassé Blaise Compaoré du pouvoir le 30 octobre 2014. L’on se rappelle que Prévost-Paradol, penseur libéral sous le Second Empire français au 19è siècle distinguait gouvernement et société, voire pouvoir démocratique et société démocratique. À l’instar de ce que j’observe concernant les sociétés africaines, il dit ceci : La Monarchie de juillet avait un gouvernement constitutionnel, parlementaire, mais non démocratique. Par contre la société française, par exemple, sous la monarchie de juillet était certainement une société démocratique; mais il ne serait pas exact de dire que la France avait dans ce temps-là un gouvernement démocratique, puisque l’immense majorité des citoyens n’avait point de part à l’élection des députés de la nation.87

Le problème de fond qui est corrélatif à l’anti-démocratie est que les intérêts populaires ne sont nullement représentés directement dans le système politique. Par conséquent, le peuple se sent méconnu, trahi.

86

C. P. Potholm : op. cit. p : 24. Prévost-Paradol : La France nouvelle (1868), cité par P. Guiral : Prévost-Paradol (1829-1870). Pensée et action d’un libéral sous le Second Empire, Paris, 1955, cités par Félix Ponteil : Les classes bourgeoises et l’avènement de la démocratie, Paris, L’Évolution de l’Humanité, 1968, 573p. p : 29. 87

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Ainsi, pour l’Afrique, Potholm montre que, historiquement et traditionnellement, le pouvoir politique a toujours été l’objet d’une soumission à la société démocratique pour qu’il soit lui-même démocratique. Et donc, l’objet d’une restriction permanente de l’usage du pouvoir et de l’autorité par des mécanismes officiels et informels. Recourant à la tradition orale, il cite un proverbe sotho qui dit que : « un chef est chef par la volonté du peuple, un peuple est un peuple à travers le chef ». S’appuyant sur l’œuvre de l’anthropologue belge Jacques Maquet, il convient avec lui que : Dans toute l’Afrique, le roi ou le chef était juridiquement assujetti à la société qu’il dirigeait et pouvait être déposé en cas d’agissemnts nuisibles ou d’incapacité. Il ne pouvait pas non plus espérer que le fait d’exercer la magistrature suprême l’aiderait à se maintenir longtemps au pouvoir si son 88 comportement était entièrement irresponsable ou arbitraire.

Ces données historico-anthropologiques permettent de comprendre que la monarchie n’est pas en Afrique nécessairement liée à l’antidémocratie dès que son pouvoir se soumet au social. Partant de PrévostParadol, ceci peut servir de piste de recherche dans les sociétés non africaines, et notamment européennes où le politique combat en permanence le social tel que l’atteste la lutte contre « le mariage pour tous » que les anti-sociaux abritent sous le vocable « séduisant » d’ « homophobie », terme véhiculant une extrême délinquance et le stade suprême du pervers dans la France « démocratique », et surtout chrétienne actuelle. L’on y parlerait bien d’une démocratie anti-éthique. Il existe cependant des monarques républicains. Certains auteurs recourent à ce terme pour désigner les chefs d’État ou de gouvernement qui, quoique investis par le suffrage universel, disposent des pouvoirs étendus dans les systèmes politiques contemporains. Ce qui permet de parler de monarchie républicaine. Mais, les « indépendances » ou mieux les postcolonies africaines font observer aujourd’hui des chefs d’État qui expriment d’une autre manière, la fameuse phrase de Louis XIV : « L’Etat, c’est moi » ! Robert Mugabe fort exemplaire comme leader dans la lutte anticoloniale, modèle attrayant pour les jeunes universitaires parmi lesquels je comptais dans son combat contre le colonialisme anglais et ses suppôts, Sithole, Josua N’komo, etc., n’a-t-il pas déclaré récemment que le Zimbabwé, c’est moi ? Et bien avant lui, Sékou Touré ayant forcé l’admiration d’une certaine jeunesse africaine par son « non » révolutionnaire et courageux à

88

J. Maquet : Pouvoir et société en Afrique, Paris, Hachette, 1971, cité par C. P. Potholm : La politique africaine. Théories et pratiques, op. cit. p : 25.

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De Gaulle en 195889 a finalement laissé à la postérité, l’image d’une Guinée stalinienne. Au regard des régimes comme ceux de Bokassa, Macias Nguéma et les nguemistes, Houphouët Boigny, Mobutu, Eyadema, Ahidjo, Bongo, s’est lue la ferme détermination de leurs chefs de s’accrocher au pouvoir par tous les moyens comme on l’a vu récemment avec Laurent Gbagbo. S’agissant de ce dernier, la passion du pouvoir a été pour les uns liée à la dictature et pour les autres, à l’option révolutionnaire nationaliste. Laurent Gbagbo !... Opposant farouche, voire même ennemi politique de Houphouët Boigny et principal contradicteur de ce dernier à une période où l’opposition en Afrique noire ne s’entendait que dans la clandestinité et l’exil, que d’admiration ce monsieur suscita en moi ! Je n’ai jamais hésité à acheter un de ses ouvrages exposés à travers les rayons d’une librairie dont le plus beau reste pour moi : Côte d’Ivoire, pour une alternative démocratique.90 Malgré les conditions dans lesquelles il prend le pouvoir en 2000, je me suis entêté à voir en lui l’homme même de l’alternative démocratique dans ce beau pays qu’est la Côte d’Ivoire, et au-delà, une figure emblématique de la nouvelle alternance politique en Afrique. Aujourd’hui, influencé par une femme diabolique - Simone Gbagbo, sa première épouse - il a lui-même brûlé ce beau livre et s’est jeté avec ses cendres dans la poubelle de l’histoire. Piégé par l’ONU et victime de ses propres contradictions, il n’a pas su être machiavélique en libérant Alassane Dramane Ouattara de l’ivoirité et en suivant les conseils des Occidentaux selon lesquels il était temps d’organiser les élections au vu des sondages qui le positionnaient vainqueur sur toute la ligne. Il n’a même pas soupçonné un seul instant l’issue d’une élection financée et certifiée par l’ONU dans un contexte où lui-même se disait patriote, nationaliste, panafricaniste et est resté officiellement rebelle à la France et s’est attiré par conséquent, les foudres de l’Union européenne et de l’estabishment des puissants du monde. Si l’histoire peut retenir aujourd’hui que Gbagbo fait désormais figure d’un monarque, ce qui s’est passé en Côte d’Ivoire mérite cependant une attention hautement particulière : comment les personnels de l’ONU en Côte d’Ivoire (ONUCI) et ceux de l’ambassade de France peuvent-ils aller chercher le président de La Commission Électorale Indépendante (CEI) pour venir lire les résultats d’une élection présidentielle dans un 89 Voir à propos, Lanciné Kaba : Le « non » de la Guinée à De Gaulle, Paris, Éditions Chaka, 1990, 190p. Lire aussi utilement : Odile Goerg, Céline Pauthier, Abdoulaye Diallo (eds) : Non de la Guinée (1958). Entre mythe, relecture historique et résonnances contemporaines, Cahier Afrique n° 25, Paris, (avec le concours du Laboratoire Sedet, CNRS, Université Paris-Didérot), L’Harmattan, 2010, 210p. 90 Paris, L’Harmattan, 1983, 177p.

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hôtel qui de surcroît est le fief du candidat proclamé vainqueur ? Comment une communauté internationale peut-elle se mobiliser aussi unanimement contre un seul individu ? Ceci trahit certainement une logique d’ingérence extérieure et de parti pris contre le président sortant. L’expérience de la Côte d’Ivoire - et à une moindre mesure celle du Gabon après l’« élection » d’Ali Bongo en 2010 - inaugura un cas extrêmement spécifique et atypique en Afrique noire contemporaine : un pays deux présidents, deux gouvernements ! Nouvelle invention démocratique : l’État à deux présidents en Afrique noire ?91 On serait tenté de dire aussi que si les deux gouvernements venaient à payer simultanément les salaires aux fonctionnaires ivoiriens, ces derniers auraient été les plus « gâtés » de l’Afrique. Néanmoins, qualifier la Côte d’Ivoire de Gbagbo de république monarchique mérite d’être nuancé : c’est plus une Côte d’Ivoire en proie à l’impérialisme - il n’y a pas un autre terme - qui instrumentalise les Organisations Internationales Africaines dépourvues de personnalité (CDEAO, UMOA, UA) et où se trouvent en bonne place, les relents d’une françafrique telle que analysée récemment par Moussavou,92 et les velléités d’une domination américaine. C’est une Côte d’Ivoire qui est le site du jeu des enjeux de l’actuel nouvel ordre du monde au triple plan politique, économique et géostratégique.

91

Lire à propos de cette expérience en Côte d’Ivoire, Lou Hamanan Helène Dandi : Une République. Deux Présidents. Mon cri du cœur pour la Côte d’Ivoire, Paris, L’Harmattan, 2014, 270p. 92 E. Nguong Moussavou : Françafrique. Ces monstres qui nous gouvernent, Paris, L’Harmattan, 2012, 124p.

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L’histoire retient aussi que ce qui vient de se passer en Côte d’Ivoire ne résulte pas que d’un problème post-électoral. Au regard de la dynamique actuelle d’une certaine littérature politique sur ce pays,93 l’on peut bien dire que les élections pluralistes comme toutes les valeurs démocratiques ne servent aujourd’hui que de paravent à un droit d’ingérence que l’ « ONU » octroie aux « maîtres du monde » pour asseoir un nouvel ordre hégémonique planétaire. La sociologie de l’ « ONU » - champ sociologique par excellence d’une sociologie mondiale - révèle aujourd’hui une organisation non seulement ambiguë, mais surtout instrument des saigneurs de la Planète que sont les grandes puissances soucieuses de faire passer d’abord leurs intérêts hégémoniques liés à l’ordre dominant marchand. Dans cette perspective, l’idée d’une sociologie mondiale est désormais une urgence pour comprendre les mécanismes de la dynamique de l’impérialisme et ceux de celle d’un ordre cosmique ésotérique et marchand défendu à cor et à cri par les « seigneurs » et saigneurs de la planète. C’est dans cet ordre d’idées qu’il 93

La Côte d’Ivoire de Laurent Gbagbo et ce dernier lui-même peuvent se comprendre mieux aujourd’hui à la lumière d’un certain nombre de travaux toutes tendances confondues dont entre autres : Epiphane Zoro-Bi : Juge en Côte d’Ivoire. Désarmer la violence, Paris, Karthala, 2004, 224p. Charles Blé Goudé : Côte d’Ivoire. Traquenard électoral, Paris, L’Harmattan, 2011, 140p. Roger Démosthène Casanova : Putsch en Côte d’Ivoire. Une guerre coloniale de Nicolas Sarkozy, Paris, L’Harmattan, 2011, 92p. Roger Gballou : Côte d’Ivoire : le crépuscule d’une démocratie orpheline, Paris, L’Harmattan, 2011, 274p., Côte d’Ivoire. Souveraineté bafouée, Paris, L’Harmattan, 2012,174p. Kouadio A. Assouman : Le rôle des Nations Unies dans la résolution de la crise ivoirienne, tome 1, Paris, L’Harmattan, 2011, 246p., Le rôle des Nations Unies dans la résolution de la crise ivoirienne, tome 2, Paris, L’Harmattan, 2011, 230p. Francis Akindès (ed) : Côte d’Ivoire. La réinvention de soi dans la violence, Dakar, CODESRIA, 2011, 255p. Philippe Assale : Reconstruire les forces de défense et de sécurité en Côte d’Ivoire. Contribution citoyenne, Paris, L’Harmattan, 2012, 346p. Djié Ahoué : Alassane Ouattara : RCI et DOZOS, l’envers du régime, Paris, L’Harmattan, 2012, 122p. Calixte Baniafouna : Ce que France veut Afrique veut : le cas de la Côte d’Ivoire - Mais qui a dit que l’Afrique a besoin des libertés fondamentales ? Paris, L’Harmattan, 2012, 186p., La démocratie de l’ONU en Côte d’Ivoire. Du « machin » de De Gaulle au bras armé de la Françafrique, Paris, L’Harmattan, 2012, 190p., La démocratie néocoloniale de la France. 5 cartes électorales pour un président de la communauté internationale en Côte d’Ivoire, Paris, L’Harmattan, 2012, 208p. Jean-David N’da : Le nouvel ordre ivoirien, Paris, L’Harmattan, 2012, 150p. Alain Cappeau : Laurent Gbagbo, la conscience ivoirienne, Paris, L’Harmattan, 2012, 122p. Laurent Gbagbo : Côte d’Ivoire. Bâtir la paix sur la démocratie et la prospérité, Paris, L’Harmattan, 2012, 170p. Denis Pryen, Arsène Touho (eds) : Rebellion ivoirienne. Chronologie d’une longue marche vers le pouvoir, Paris, L’Harmattan, 2012, 110p. Raymond Koudou Kessie et Félix Tano (eds) : Cour pénale internationale : l’introuvable preuve contre le président Laurent Gbagbo, Paris, L’Harmattan, 2014, 224p. Jean Kouadio : La guerre en Côte d’Ivoire. Récits et réflexions pour sortir des sentiers battus, Paris, L’Harmattan, 2014, 160p. etc. Un intérêt aussi grandissant pour la Côte d’Ivoire a mobilisé des spécialistes le 12 février 2012, 5 rue Basse des Carmes à Paris, pour un colloque sur La pensée politique de Laurent Gbagbo organisé par l’IREFA (Institut de recherche et d’études africaines).

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faut comprendre également ce qui s’est passé en Libye et les turbulences aux Proche et Moyen orients où les saigneurs du monde patronnés par l’administration Obama - « la colombe aux ailes de faucon » - créent et profitent de la moindre contestation pour établir l’ordre politique qui leur plaît. La sociologie mondiale dont j’émets l’idée montrera sans doute qu’une telle dynamique a un bel avenir en Afrique noire contemporaine. Car ceux que Jean Ziegler appelle « cosmocrates »,94 c’est-à-dire ceux qui prétendent administrer des leçons de démocratie au monde entier alors qu’ils sont eux-mêmes de véritables auteurs d’une barbarie, d’une violence structurelle à l’échelle planétaire et que j’assimile tout simplement aux saigneurs de la Planète ou du monde n’ont qu’un seul objectif antidémocratique : contrôler en leur faveur les ressources de l’Afrique et du monde arabe. Pour eux, la démocratie pour les autres n’existe pas et ne doit pas exister ; c’est d’ailleurs pourquoi l’ex-président français Jacques Chirac considère la démocratie comme un luxe pour l’Afrique.95 Ce sont les créateurs de l’insécurité planétaire. L’on peut bien parler d’une « politique du ventre » qui les pousse à destabiliser le monde au nom des sous-sols qui ne leur apprtiennent pas. C’est ce qui traduit que les pays occidentaux sont loin d’être les seuls modèles démocratiques, et en plus de référence : la démocratie y est barbare et déficitaire. Revenant aux républiques monarchiques, je les oppose aux monarchies républicaines. La science politique considère que les monarques républicains sont les chefs d’État ou de gouvernement investis par le suffrage universel et disposent des pouvoirs étendus. Dans une moindre mesure, on peut se référer à ce qui se passe dans un pays comme le Venezuela où de temps en temps, le parlement vote pour permettre au président de la République de gouverner en prenant des décrets durant une certaine période sans s’en tenir à lui. Le 17 décembre 2010, le parlement du Venezuela a une fois de plus donné des pouvoirs étendus à Hugo Chavez pour gouverner pendant 18 mois sans recourir à lui. Même si l’opposition dans ce pays y voit une certaine dictature, dès que c’est inscrit dans la Constitution, ce n’est plus aussi dictatorial qu’on le pense. Les pouvoirs étendus peuvent être abusifs certes, mais ils ne le sont pas 94

Voir, Jean Ziegler : L’Empire de la honte, op. cit. p : 71. Même si Chirac le dit avec condescendance, esprit colonial et européocentriste, il n’a pas au fond tort. Son idée - avec tous ceux qui lui ressemblent - souligne cependant son ignorance totale d’autres formes démocratiques en dehors de la démocratie libérale à suffrage universel qui est une véritable importation et imposition pour l’Afrique. C’est dire que l’Afrique a ses formes démocratiques où le principe de gouvernement du peuple par leuple est toujours en bonne place et que la démocratie n’est universelle que par l’idée, en tant que valeur, mais diffère de contenu selon les spécificités des cultures. C’est le cas du continent noir où les cultures démocratiques ont existé depuis la nuit des temps et demandent aujourd’hui des recherches approfondies par l’histoire, l’anthropologie, la science politique et la sociologie modernes.

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nécessairement. L’on peut voir en cela, l’une des pratiques d’une monarchie républicaine. En revanche, j’entends par république monarchique le cas où le monarque peut faire fi du suffrage universel et des lois constitutionnelles pour s’accrocher au pouvoir. Pour ce, il manipule à sa volonté et à sa guise, la loi fondamentale pour asseoir des pouvoirs nécessairement abusifs. Un paradoxe est à comprendre : sur le papier existent les lois républicaines, mais dans la pratique le monarque ou une oligarchie d’individus marchent constamment sur elles pour gouverner. C’est la gouvernance par l’usurpation, la tyrannocratie. C’est la gouvernance du règne qui n’est autre que le règne. Ce qui me permet de dire que la république monarchique s’oppose à la monarchie républicaine par le fait que les chefs d’État ou de gouvernement y accèdent toujours au pouvoir soit par des élections controversées, soit par des coups d’État de plusieurs natures (militaire, civil, médical, constitutionnel, contre la démocratie, etc.). Bref, la république monarchique se définit mieux à la lumière de la métaphore de la « démocrature » en termes de « dictature camouflée » et de « démocratie truquée ».96 Dans cette perspective, la genèse de la république monarchique se situe dans la structuration du politique par le social pour lutter contre le pervers en Afrique dès le système colonial. Au terme de cette lutte, dans les années 1960, en Afrique noire, les partis uniques d’origines diverses et les tyrannocraties qu’ils ont produites ont concrétisé à des degrés variés, les républiques monarchiques : un autre type du politique pervers. Dans ce politique, le rapport à « l’hérédité » de ses rois ou empereurs dont les abus de langage appellent présidents de la république97 est établi soit par le système colonial dans les pays où la lutte nationaliste a échoué, soit par la « révolution » dans les pays où l’idéologie socialiste a semblé servir de creuset à la lutte anti-coloniale, soit même par la postcolonie dans l’acception que je lui donne la confondant à la tyrannocratie dans les anciens territoires africains ayant connu l’administration coloniale française. La république monarchique est un État postcolonial ou néocolonial dont les relations « héréditaires » des souverains sont le produit des indépendances ratées et des révolutions de palais98qui en 96

Sur ce sujet, voir Max Liniger-Goumaz : La démocrature. Dictature camouflée. Démocratie truquée, Paris, L’Harmattan, 1992, 364p. La démocrature veut dire aussi la « démocratie noyautée » et il faut signaler que Liniger-Goumaz est loin d’être le géniteur de ce néologisme qui a été repris en 1990 par Gérard Mermet qui le définissait alors comme « une dictature douce », avant la parution de son livre en 1992; voir pour plus de détails, Jean-François Revel : L’absolutisme inefficace ou contre le présidentialisme à la française, Paris, Plon, 1992, 189 p. 97 Au regard de l’histoire, on peut dire aujourd’hui qu’en date du 04 décembre 1977, JeanBedel Bokassa a eu raison de se couronner une fois pour toutes premier empereur centrafricain, voire africain des temps modernes, Bokassa 1er. 98 Voir l’incontournable G. Chaliand : Mythes révolutionnaires du Tiers Monde. op. cit.

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résultèrent, voire de la tyrannocratie et aujourd’hui des successions monarchiques ayant fait de Faure Essozimna Gnassingbé, Ali Bongo Ondimba au Togo et au Gabon,99 des nouveaux monarques. Cet autre modèle du politique pervers sera au centre de la lutte anti-tyrannocratique pour la démocratie et le développement ayant été à l’origine des mouvements sociaux des années 1980-2000 en Afrique noire et de ce que l’on appelle actuellement « printemps arabe » - à sociologiser - en Afrique « blanche » ou du Nord. Dans la mesure où je plaide pour une sociologie empirique, il est intéressant de jeter un coup d’œil sur les républiques monarchiques en Afrique noire contemporaine en s’appuyant sur les données des pays qui en constituent le modèle. Je parlerai ainsi du Cameroun, de la République centrafricaine, du Congo Démocratique et de la Guinée Équatoriale. Ces pays sont ceux qui configurent mieux, dans le contexte structurel actuel, les tyrannocraties ou les républiques monarchiques. Dans leur tentative de construction du politique émerge un autre type de pervers qui est à la base de la constitution des sociétés nouvelles. De telles sociétés nouvelles s’entendent comme des sociétés qui ne fonctionnent plus sur des bases exclusivement traditionnelles, mais combinent plutôt les mécanismes traditionnels et modernes de fonctionnement. En outre, leur nouveauté est notamment consacrée par un type d’organisation qui n’est plus coiffé par l’État traditionnel, mais l’État dit moderne de nature jacobine selon un modèle en mal de reproduction en Afrique noire : la res publica. D’une manière générale, les républiques monarchiques sont des tyrannocraties qui se caractérisent par un ensemble de traits distinctifs dont je parlerai des plus significatifs selon les pays. Si elles ont des racines dans les sociétés coloniales, voire même précoloniales dont elles sont aussi les grands produits, elles se situent après le pervers colonial que le social a d’abord combattu en structurant des mouvements sociaux dont la plupart se sont transformés en partis politiques ayant engagé la lutte anticoloniale à travers certaines formations partisanes dont les expériences ghanéenne, ougandaise, ivoirienne, béninoise et sénégalaise déjà vues sont édifiantes dans la lutte séquentielle et historique du social contre le politique en Afrique noire contemporaine.100 Le grand historien et essayiste Arhur Conte révèle qu’au 01 janvier 1984, l’ONU comptait 156 États membres dont 30 seulement pouvaient 99

Lire à propos d’Ali Bongo, Pierre Péan : Nouvelles affaires africaines. Mensonges et pillages au Gabon, Paris, Fayard, 2014, 260p. 100 Je renvoie à ce que j’appelle aujourd’hui sociologie africaine de combat dont Jean Ziegler reste à jamais une figure emblématique. Il est urgent pour la nouvelle génération d’essayistes africains acquis à la cause du continent de procéder à une lecture de combat de l’œuvre de cet éminent sociologue pour comprendre, dans le contexte structurel actuel, la nécessité de la lutte permanente pour la liberté des Africains.

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être considérés comme de véritables démocraties priorisant le suffrage universel libre. Il s’agissait des pays suivants : Allemagne Fédérale, Australie, Autriche, Belgique, Canada, Chypre, Danemark, Dominique, Espagne, États-Unis, Finlande, France, Grèce, Inde, Irlande, Islande, Israël, Italie, Japon, Maldives, Maurice, Norvège, Nouvelle-Zélande, Pays-Bas, Portugal, République Dominicaine, Royaume-Uni, Suède, Trinité-Tobago, Venezuela. De ces trente pays, on ne compte aucun pays africain ! C’est en ajoutant à la rigueur sept autres pays qui sont : Bahamas, Barbade, Jamaïque, Malte, Gozo, Mexique et enfin Botswana que l’on peut compter le dernier cité comme l’unique pays africain entrant dans cette liste. En somme 37 pays membres de l’ONU dont un seul pays africain, le Botswana, étaient en 1984 considérés comme des démocraties dont on pouvait très peu discuter.101 Au terme de plus de 29 ans aujourd’hui, la situation n’a guère changé : elle a plutôt empiré par la production d’un autre modèle de pouvoir en Afrique subsaharienne à l’ère du troisième millénaire. Ce modèle, la république monarchique ou tyrannocratie doit son originalité aux différents contextes coloniaux dont il est la fabrique. Il se fonde sur un certain nombre d’éléments qui combinent effectivement république et monarchie. C’est ainsi qu’on y trouve des constitutions, le principe de séparation des pouvoirs, la loi électorale, etc., une « démocratie » à qualifier, mais aussi et surtout, des règnes individuels définis par une sorte d’hérédité politique déterminée par le système colonial définissant à son tour, un pouvoir personnel qui en fait, est un véritable règne. L’oppression et l’agression y sont les mécanismes mêmes de règne assassin donnant des véritables contours à des monarchies sanguinaires et de mort. En Afrique noire, la république monarchique est dotée d’une constitution qui est calquée largement sur la constitution de la cinquième république française qui s’instaure en juin 1958 et qui vit le rappel au pouvoir du Général De Gaulle qui fit approuver par un référendum le 28 septembre de la même année, cette fameuse constitution ayant été à la base de l’élaboration des lois fondamentales des États africains ayant connu l’administration coloniale française. Il s’agit notamment du Bénin, du Burkina faso, du Cameroun, de la Côte d’Ivoire, du Gabon, du Sénégal, du Togo. Ces constitutions consacrent le multipartisme et un pays comme le Cameroun l’a appliqué dès l’« indépendance » à l’Ouest dans la partie

101

A. Conte : Les dictateurs du 20è siècle, Paris, Robert Laffont, 1984, 524p. pp : 31-32.

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anglophone.102 Les changements constants que subissent ces constitutions au gré des princes africains103 n’altèrent rien à leur fond essentiellement colonial et néocolonial. Au grand dam du peuple dans leur application, à part le Sénégal où il a été embryonnaire sous Léopold Sedar Senghor, le multipartisme n’a jamais été de rigueur dans les anciennes administrations coloniales françaises au lendemain de leur « indépendance ». Il en est de même du principe de séparation des pouvoirs entre l’exécutif, le législatif, et le judiciaire qu’elles consacrent : il a toujours connu une confusion ayant amené la non indépendance de ces trois instances dans la pratique politique au sud du Sahara. On y a toujours observé la primauté de l’exécutif sur les autres instances. Pire, les anciennes administrations coloniales françaises n’ayant pas connu tôt la décentralisation, l’exercice des pouvoirs supposés républicains et relevant des États supposés aussi de droit s’est morfondu inexorablement dans des périodicités ou des durées exprimant plutôt des règnes dont les frontières avec les monarchies individuelles ou personnelles sont difficiles à déterminer. Le phénomène électoral est connu aussi dans ces républiques monarchiques. Cependant, c’est un véritable écueil qui se traduit par un conflit électoral permanent. Dans un pays comme le Cameroun, le phénomène électoral peut se définir de l’époque coloniale où le multipartisme est né au lendemain de la Conférence de Brazzaville jusqu’à aujourd’hui comme un véritable obstacle à l’alternance démocratique. Des obstructions colonialistes aux obstructions postocolonialistes, le phénomène électoral est le sacre même d’une pratique monarchique dans un État républicain supposé être de droit.104 Il en est de même du conflit électoral structurant lui-même la permanence du conflit politique dans les pays comme le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso, le Niger, le

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Voir à propos, Le Messager du 07 août 1990, cité par René Dumont et Charlotte Paquet : Démocratie pour l’Afrique. La longue marche de l’Afrique noire vers la liberté, Paris, Seuil, 1991, 351p. pp : 224-225. 103 Sur ce sujet, voir Jean du Bois de Gaudusson : « Trente ans d’institutions constitutionnelles et politiques. Points de repère et interrogations. », Jacques Alibert (ed) : Trente années d’Afrique, Afrique Contemporaine, (164), octobre-novembre, 1992, 291p. pp : 50-58. 104 Voir, Motaze Akam : « Phénomène électoral : dynamique ou obstacle à l’alternative démocratique au Cameroun ? », Postwatch, (002), 11, décembre, 1992, p : 2. Postwatch est le titre qu’empruntait l’hebdomadaire Camroon Post quand il était frappé d’interdiction par le régime Biya au début des années 1990 considérées au Cameroun comme années de braises. Dans cette perspective, lire Thierry Michalon : « Pour la suppression de l’ élection présidentielle en Afrique », Le Monde Diplomatique, janvier, 1998, 32p. pp : 24-25.

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Togo en Afrique de l’Ouest.105 Tous les processus électoraux y étaient ou sont sous le strict contrôle du monarque au pouvoir : Houphouët Boigny en Côte d’Ivoire, Eyadema au Togo, Omar Bongo Ondimba au Gabon, Obiang Nguéma Mbazogo en Guinée Equatoriale, Ahmadou Ahidjo, puis Paul Biya au Cameroun, Compaoré au Burkina Faso, Mamadou Tanja au Niger, Sassou Nguesso au Congo Brazzaville, Mobutu au Zaïre, Bokassa, puis Bozize en Centrafrique, Hissène Habré, puis Idris Deby au Tchad, etc. Ces cours amènent des processus difficilement qualifiables de démocratiques. En effet, les procès en cours, malgré les normes démocratiques qui les chapeautent apparemment, éloignent de la démocratie dans la mesure où l’un des principes les plus déterminants de celle-ci - le suffrage universel - y est toujours en trompe-l’œil. L’incapacité des monarques évoqués plus haut à organiser les élections libres et transparentes, le syndrome que leur procurait le phénomène électoral pendant les partis uniques, ont fini par consacrer les véritables règnes monarchiques en Afrique au sud du Sahara où Omar Bongo Ondimba a battu tous les records de longévité au pouvoir avec plus de quarante ans de règne dans une « république » ! La république monarchique, et je n’aurai de cesse à le dire, renvoie à ce paradoxe qui configure une république ou un État de droit sur le papier et une monarchie ou une dynastie dans les pratiques politiques. Il est paradoxal de voir que, ce qui a été impossible au 19è siècle en France,106 est d’actualité en Afrique noire au troisième millinaire. Dans L’Ancien Régime et la Révolution,107 Alexis de Tocqueville montre déjà comment l’Ancien Régime n’a pas pu détruire tous les espaces de liberté des Français. Même le système judiciaire, malgré les efforts négatifs de la monarchie, a agi librement et n’a pas hésité à dénoncer le despotisme. En dépit de la lenteur de la justice de surcroît mal rendue, la monarchie a donné au moins au sein des classes aisées, l’habitude du débat et le goût des formes. C’est même le seul domaine où le peuple français a pu s’éduquer à la liberté citoyenne. En revanche, les pratiques politiques auxquelles je fais allusion plus haut en Afrique noire consacrent en toute évidence, l’absolutisme. L’on peut ainsi parler des 105

A propos, se reporter à Mamadou Diouf : « Chronique des élections de février 1993 : les nouvelles figures du contentieux politique au Sénégal », « Sur la voie de la démocratisation en Afrique », Bulletin du CODESRIA, (2), 1993, pp : 4-7, Jibrin Ibrahim : « Succession politique et démocratie au Niger : les élections de 1993 », op. cit. pp : 7-10, Larry Garber : « Elections in Africa : from euphoria to reality », African Voices, 2, (1), spring, 1993, pp : 3-4, Momar-Coumba Diop et Mamadou Diouf (eds) : Les figures du politique en Afrique. Des pouvoirs hérités aux pouvoirs élus, Dakar, Paris, CodesriaKarthala, 1999, 461p. 106 Pierre Rosanvallon : La monarchie impossible. op. cit. 107 Paris, G-F Flammarion, 1988, 411p.

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monarchies pures et dures, voire radicales de Bokassa, Mobutu, Nguéma, Ahidjo, Bongo, Eyadema,108 etc. Autant elles sont des tyrannocraties, autant elles ont assuré l’implantation et la dynamique des républiques monarchiques en Afrique noire contemporaine.109 Ce qui précède tente de donner plus de contours à ce que j’entends par république monarchique. Il convient maintenant de se référer aux expériences actuellement en cours en Afrique au sud du Sahara. Je ne m’en tiendrai notamment qu’aux pays de l’Afrique centrale qui me paraît être un parent pauvre d’une certaine « sociologie africaine » en émergence.110 Il est question d’y examiner les pratiques politiques qui montrent la lutte du politique contre le social africain et par conséquent, les logiques instituant ce que j’appelle alterdéveloppement, c’est-à-dire tous ces phénomènes qui font obstacle à la promotion de la démocratie et la liberté qui constituent pour moi, le binôme à partir duquel le développement doit se construire, se créer, s’imaginer, se fabriquer, etc., en Afrique noire contemporaine. Ces pratiques politiques se résument en problématiques qui sont : la naissance de l’Etat contemporain, la 108

Lire utilement à propos, André Bakar : Les martyrs de Bokassa, Paris, Seuil, 1987, 349p. Buana Kabué : Citoyen Président. Lettre ouverte au Président Moboutou Sese Seko…et aux autres, Paris, L’Harmattan-Courrier d’Afrique, 1978, 279P. Jean-Claude Willame : L’automne d’un despotisme. Pouvoir, argent et obéissance dans le Zaïre des années quatre-vingt, Paris, Karthala, 1992, 226p. Max Liniger-Goumaz : Guinée Équatoriale. De la dictature des colons à la dictature des colonels, Genève, Les Editions du Temps, 1982, 228p., Small is not always beautiful. The story of Equatorial Guinea, (Translated from the french by John Wood), London, C. Hurt & Co Publishers Ltd, 1988, 198p. Richard A. Joseph : Gaullist Africa: Cameroon under Ahmadou Ahidjo, FDP, 1978, 217p. Pierre Pean : Affaires Africaines, Paris, Fayard, 1983, 340p. Lire notamment : « Le système Bongo », pp: 93-127, « Le clan des Gabonais », pp : 129-165., Nouvelles affaires africaines. Mensonges et pillages au Gabon, op. cit. Stephen Smith : Négrologie. Pourqoi l’Afrique meurt?, Paris, Calmann-Lévy, 2003, 248p. Lire notamment, p : 143. Comi Toulabor : Le Togo sous Eyadema, Paris, Karthala, 1986, 332p. 109 Lire utilement à propos, Dider Bigo : Pouvoir et obéissance en Centrafrique, Paris, Karthala, 1989, 360p. Achille Mbembè : « Traditions de l’autoritarisme et problèmes de gouvernement en Afrique sub-saharienne », Africa Development, XVII, (1),1992, pp : 3764, « Pouvoir et économie politique en Afrique contemporaine : une réflexion », Afrique 2000, février, (8), 1992, pp : 51-71. Goran Hyden, Michael Bratton (eds) : Governance and politics in Africa, Lynne Rienner Publisher & London, 1992, 329p. Jean-Claude Willame : L’automne d’un despotisme. op. cit. Max Liniger-Goumaz : La démocrature. Dictature camouflée. Démocratie truquée, op. cit., Guinée Equatoriale. 30 ans d’État délinquant nguemiste, Paris, L’Harmattan, 1998, 158p., La Guinée Equatoriale convoitée et opprimée. Aide-mémoire d’une démocrature 1968-2005, Paris, L’Harmattan, 2005, 509p., Guinée Équatoriale. Un demi siècle de terreur et de pillage. Memorandum, Paris, L’Harmattan, 2013, 228p. Emmanuel Dungia : Mobutu et l’argent du Zaïre. Révélations d’un diplomate, ex-agent des services secrets, Paris, L’Harmattan, 1993, 215p. 110 Sur ce sujet, voir Valentin Nga Ndongo et Emmanuel Kamdem (eds) : La sociologie aujourd’hui : une perspective africaine, Paris, L’Harmattan, (Collection Sociologie Africaine), 2010, 403p.

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Constitution, l’élection, l’alternance, les droits de l’homme, l’appui extérieur, la vie quotidienne qui permettent de voir le sens du politique partant de ses propres pratiques en Afrique. De telles pratiques y confirment la réalité monarchique. L’État jacobin : un produit importé au fondement des républiques monarchiques africaines Les recherches sur l’État africain actuel aboutissent selon certains auteurs à une vérité peu discutable aujourd’hui : c’est un État importé.111 Partant de l’expérience camerounaise, j’ai montré que c’est un État radicalement déconnecté du social et de la culture africains.112 Il est question de l’État jacobin d’une extraordinaire influence. Thierry Michalon dit ceci à propos de son apparition en France : Le club des jacobins fut un groupe de révolutionnaires qui joua un rôle politique capital dans la révolution française de 1789 à 1794. […]Ils étaient donc centralisateurs [..] Cet état d’esprit, « le jacobinisme » a imprégné toute la politique de Paris, faisant de la France, un pays 113 extrêmement centralisé…

Cet extrait apprend ceci : les républiques monarchiques ne se comprennent davantage en Afrique aujourd’hui qu’à la lumière du concept ou phénomène d’empire. Il s’agit de l’empire colonial français dont les républiques monarchiques africaines sont la fabrique. L’empire est une forme de gouvernement monarchique. C’est la configuration du gouvernement français de 1804 à 1814 sous Napoléon Premier. L’empereur a un pouvoir illimité. Ceci s’explique que lors du second empire allant de 1852 à 1870,114 le gouvernement français crut bon de se débarrasser de l’Assemblée Législative à l’aide du coup d’État perpétré par Louis Napoléon Bonaparte le 02 décembre 1852 et que Victor Hugo condamna avec la dernière énergie.115 La Constitution du 14 janvier de la même année instaure par conséquent une « démocratie autoritaire ». L’empire colonial français connut deux grandes phases. La première débuta en 1608 avec Samuel Champlain qui fonda le Québec. Elle se poursuivit en Amérique du Nord, sous Richelieu et Colbert. Alors

111

B. Badie : L’Etat importé, op. cit., Emmanuel Terray (ed) : L’Etat contemporain en Afrique, Paris, L’Harmattan, 1990, 420p. 112 Motaze Akam : Le social et le développement en Afrique, op. cit. Lire notamment le chapitre II : « Le social dans l’analyse de l’État au Cameroun », pp : 139-186. 113 T. Michalon : Quel État pour l’Afrique ? Paris, L’Harmattan, 1984, 189p. pp : 49-50. 114 Lire à propos : G. Pradalié : Le Second Empire, Paris, PUF, 1963, 126p. 115 Lire à propos, V. Hugo : Les châtiments, Paris, Le Livre de Poche, Librairie Générale Française, 1972, 466p.

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que cette première phase fut essentiellement américaine et indienne, la seconde s’orienta vers l’Extrême-Orient. En Afrique subsaharienne, l’empire colonial français est déjà présent en 1659 avec la création au Sénégal de Saint-Louis. La défaite de la France en 1940 a entraîné cinq ans après, le début de la décolonisation de la presque totalité de ses anciennes colonies dans le monde. Comme caractéristique générale des empires coloniaux, l’on peut lire ceci dans le Dictionnaire de la science politique et des institutions politiques : L’hypothèse d’empires coloniaux met ainsi en évidence la signification d’un ordre politique orienté vers l’universalisation d’un modèle particulariste d’autorité, caractérisé par une territorialisation incertaine et par une faible institutionnalisation des relations politiques.116

Comprendre les républiques monarchiques que sont devenus aujourd’hui les anciens territoires africains ayant connu l’administration coloniale française implique les situer dans leur genèse, leur évolution et leur fonctionnement, au cœur même de l’empire colonial français. La notion d’empire mérite une attention particulière en sociologie. Si historiquement les premiers empires virent le jour dans les plaines d’Eurasie grâce à une forte agriculture qui naquit des millénaires plus tôt, sociologiquement, l’empire apparaît nettement avec quelques propriétés qui le définissent sous la plume de Jean Ziegler.117 Pour Ziegler, les maîtres de l’empire de la honte sont des nouveaux seigneurs féodaux qu’il appelle comme je l’ai déjà laissé entendre plus haut cosmocrates. Il s’agit aujourd’hui de nouvelles féodalités qui se sont constituées et qui restent largement plus puissantes, plus cyniques, plus brutales, plus rusées que les anciennes et qui sont les sociétés transcontinentales privées de l’industrie, de la banque, des services et du commerce. Leurs protagonistes sont de nouveaux despotes.

116

G. Hermet, B. Badie, P. Birnbaum, P. Braud (eds) : Dictionnaire de la science politique et des institutions politiques, Paris, Armand Colin, 1994, 280p. p : 99. 117 J. Ziegler : L’Empire de la honte, op. cit.

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Aux yeux de Ziegler, l’empire118 revêt les caractéristiques suivantes qui le définissent mieux : une organisation rationnelle (ce qui explique l’organisation de la rareté dans L’Empire de la honte), de la violence structurelle (ce qui explique la permanence de la guerre dans L’Empire de la honte), de l’agonie du droit (ce qui explique l’impunité de la guerre préventive continue, de la récurrence de l’agressivité, de la barbarie, de l’arbitraire, de la violence structurelle, etc., dans L’Empire de la honte). Si l’on peut évoquer d’autres types d’empire - empire de la volonté, empires agraires, empire céleste, empires hydrauliques, etc. - l’empire de la honte me paraît plus proche de l’empire colonial français qui s’oppose à l’empire britannique119 plus libéral dans l’ensemble, et permet de mieux comprendre aujourd’hui les républiques monarchiques d’Afrique qu’il a produites. L’organisation rationnelle, la barbarie, la violence structurelle, 118

Il convient de noter que l’empire est un terme récurrent dans l’œuvre de Jean Ziegler qui montre qu’avant L’Empire de la honte, il avait déjà parlé de « l’empire de la rareté » où la rareté est un fait social et non un fait de la nature : la rareté est organisée. L’empire de la rareté est donc ce système capitaliste mondial qui organise sciemment la rareté. Ce sont les sociétés multinationales, bancaires, industrielles, minières qui pillent les ressources, organisent l’armée de réserve des chômeurs, fixent le niveau de vie infrahumain des populations de la périphérie afin d’assurer, à travers des dictatures militaires qu’elles installent ou des oligarchies compradores à leur service, leur domination de plus en plus indéracinable (J. Ziegler : Main basse sur l’Afrique, Paris, Seuil, 1978, 291p. p : 23). Avant l’empire de la rareté et celui de la honte, le même auteur avait parlé de l’Empire suisse (J. Ziegler : Une Suisse au-dessus de tout soupçon, Paris, Seuil, 1976, 182p), lire notamment de la page 21 à la page 70. L’on peut noter que, dans notre monde désormais unipolaire, la menace des républiques par la domination américaine, après la guerre froide, que ne cesse de décrier Noam Chomsky a amené tout au début de la décennie 2000 Alain Joxe à parler d’un autre type d’empire (A. Joxe : L’Empire du chaos, les républiques face à la domination américaine dans l’après guerre froide, Paris, La Découverte, 2002, 224p). Je souligne cependant que Samir Amin avait déjà publié en 1991, à Paris, chez l’Harmattan : L’ Empire du chaos. La nouvelle mondialisation capitaliste, 139p. Dans le cadre du renouvellement de la pensée de Karl Marx entendu en termes d’ « opéraïsme italien » qui va au-delà de l’orthodoxie marxiste en mettant l’accent non plus sur le développement des forces productives, mais plutôt sur la science, la technique et l’organisation du travail comme espaces essentiels du règne despotique du capital, un auteur comme Antonio Negri (Toni Negri), considéré comme le nouveau Marx, introduit la catégorie de l’ouvrier social comme nouveau sujet révolutionnaire dans un monde où le sujet politique est la « multitude ». Cette problématique amène ce philosophe Italien à mettre aussi au centre de ses réflexions politiques, l’empire. Lire utilement à propos : Empire, Paris, Exils, 2000, 559p., Multitude-guerre et démocratie à l’âge de l’Empire, Paris, La Découverte, 2004, 407p. L’empire, par sa longévité et ses résurgences dans le monde actuel, vient de faire l’objet d’une revisite par les historiens, voir « La nouvelle histoire des empires », Les Grands Dossiers des Sciences Humaines, Hors-série Histoire, (2), novembre-décembre, 2013, 77p. 119 Lire à propos, Carl Becker : La déclaration d’indépendance. op. cit. notamment, le chapitre III : « Les antécédents historiques de la déclaration : la théorie de l’ empire britannique », pp : 87-136.

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l’agonie, voire la fin du droit sont fondamentalement constitutives de l’empire colonial français dont le système rentre aussi bien dans l’empire de la rareté que dans celui de la honte. Ainsi, les républiques monarchiques dont il est géniteur sont à son image. Il faut souligner avec force que cette image a d’autant plus été renforcée par le mimétisme administratif et constitutionnel caractérisant les États néo-coloniaux d’Afrique noire par l’adoption de la constitution française de 1958 ayant permis à la France de se doter jusqu’à aujourd’hui d’un système politique atypique : la « présidentocratie ». La « présidentocratie » se confond non seulement à une monarchie républicaine, mais aussi se cractérise par une fiction du premier ministre, l’hypertrophie du chef de l’État ou le phénomène du pachiderme présidentiel, les transferts d’irresponsabilité qu’on confond aux transferts ou délégations des pouvoirs, un État bavard qui règle les graves problèmes d’irresponsabilité de ses dirigeants par les discours de défense du président et des ministres qui sont ses créatures et protégés, l’autocratie, la kleptocratie, une présidence à la fois omnipotente et incapacitante, l’anéantissement de la justice, des droits et la corruption généralisée qui sont aujourd’hui le lot des États d’Afrique noire et que résument, pour Jean-François Rével, les termes absolutisme inefficace.120 J’ai connu, jeune étudiant, Jean-François Rével à travers la lecture de son ouvrage Ni Marx ni Jésus. Je n’y ai rien compris parce que je n’y percevais pas ce que je voulais de Marx. L’ouvrage m’a même laissé un goût d’amertume tant il critiquait Marx dont je me réclamais en jeune « marxiste naïf » et prophétisait la révolution de la fin du XXè siècle non dans un pays du Tiers Monde ou d’Europe, mais aux États-Unis impérialistes ! Bref, Rével faisait pour moi une prophétie déroutante frisant l’apologie du libéralisme en soutenant que la vraie révolution du XXè siécle serait capitaliste libérale et non socialiste communiste et partirait des Etats-Unis ! Jean-François Rével est décédé le 30 avril 2006, il y a seulement huit ans, faut-il dire que l’histoire lui donne raison aujourdhui avec la nouvelle mondialisation capitaliste néo-libérale et l’avènement d’un Noir à la Maison Blanche, Barrack Obama ?... J’ai dû relire le même ouvrage un peu plus tard, mais aussi, La tentation totalitaire et Comment les démocraties finissent,121 entre autres du même auteur, pour réaliser enfin la lucidité et la perpicacité de ce journaliste libéral, essayiste, philosophe et chercheur. Rével est un monument de la 120

J-F Rével : L’absolutisme inefficace ou contre le présidentialisme à la française, op.

cit. 121

Voir, J-F Rével : Ni Marx ni Jésus. De la seconde révolution américaine à la seconde révolution mondiale, (nouvelle édition complétée par l’auteur), Paris, Editions J’ai lu, 1973, 314p. Se reporter également à J-F Rével : Ni Marx ni Jesus. La tentation totalitaire. La Grâce de l’État. Comment les démocraties finissent, Paris, Robert Laffont, (édition revue et augmentée),1986, 735p.

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pensée sociale et les grands prix obtenus par certains de ses travaux le prouvent à l’évidence, il devint d’ailleurs membre de l’Académie française en 1998. Voici ce qu’il dit du contexte historique et sociologique dans lequel la constitution française de 1958 qui continue d’être « l’arme de destruction massive » de la vie démocratique en Afrique a été adoptée en France : Œuvre d’un comité restreint, et non d’une assemblée constituante, la constitution de 1958 fut adoptée par le moyen d’un réferendum populaire, dont le véritable objet, dans l’esprit des électeurs, était de voter les pleins pouvoirs au général de Gaulle afin qu’il résolve la question algérienne. Cette situation d’exception est ensuite devenue la norme, en des temps plus calmes…122

La vérité implacable de la constitution française de 1958 qui reste sempiternellement l’une des sources déterminantes des impasses politiques en Afrique est donc qu’elle est conjoncturelle et non structurelle. Elle n’a jamais été pensée et mûrie anthropologiquement, sociologiquement et juridiquement comme la constitution américaine. Par conséquent, elle est en deçà de « l’esprit des lois » dont parle Montesquieu. Si elle est déjà à l’origine des obstructions démocratiques en France même comme le traduit la pensée de Rével qui, à bien des égards, contredit la thèse de « la monarchie impossible » de Rosanvallon, chez nous en Afrique noire, elle n’est qu’un monstre destabilisateur, destructeur et étouffeur. Les républiques monarchiques dans l’Afrique actuelle se rejoignent au niveau d’un certain nombre de points communs dont notamment l’immitation servile de la constitution française de 1958 qui est un véritable coup d’État contre le peuple et la démocratie. Entre autres, ces points communs dont je parlerai plus loin sont : la passion monarchique, l’argent et le crime.

122

J-F Rével : L’absolutisme inefficace ou contre le présidentialisme à la française, op. cit. p : 43.

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CHAPITRE V Le Cameroun : de la monarchie obscurantiste à la monarchie éclairée

Dans un ouvrage antérieur, j’ai initié l’étude des rapports sociaux politiques en Afrique partant du Cameroun à travers ce que j’appelle variable lamidale. La variable lamidale pourrait peut-être avoir une dimension paradigmatique plus large pour analyser un certain politique africain, mais pour le moment, elle est plus un concept opératoire d’ordre méthodologique permettant de comprendre la domination politique au Cameroun et dans les pays ayant le même modèle de fonctionnement étatique que lui. La variable lamidale est le produit de mes recherches sur le lamidalisme ou le système lamidal au Nord du Cameroun d’une part123 et de la lecture de l’œuvre de Norbert Elias d’autre part.124 La variable lamidale part ainsi de mon observation des cours lamidales du NordCameroun appliquée aux régimes d’Ahidjo et Biya assimilables aux cours de l’Ancien Régime français et à la société de cours dont elles ont été génératrices. Ce qui a été l’une des grandes préoccupations scientifiques de Norbert Elias. Dans cet ordre d’idées, j’assimile le régime d’Ahidjo à celui d’un despote ou d’un monarque obscurantiste et celui de Biya à celui d’un despote, voire d’un monarque éclairé125 quoi qu’ayant aussi des allures et comportements bien obscurantistes. C’est dans cette perspective que l’on comprend mieux l’itinéraire du système politique camerounais qui va de la monarchie obscurantiste d’Ahmadou Ahidjo à la monarchie éclairée de Paul Biya. La monarchie obscurantiste d’Ahidjo s’est caractérisée par un trait général : le verrouillage systématique du social. Sous Ahidjo, le Cameroun est resté comme le Togo d’Eyadéma en Afrique noire, l’Egypte de Moubarak, l’Algérie de Bouteflika, etc., en Afrique du Nord, c’est-à-dire dans une situation d’état d’urgence quasi permanente. La presse plurielle était inexistante, la liberté d’expression une fiction, les abus sur les droits humains, une réalité. La massification sociale alors de rigueur avait banni toutes les forces politiques et sociales concurrentes en 123

Voir Motaze Akam : Le défi paysan en Afrique. Le laamido et le paysan dans le nord du Cameroun, Paris, L’Harmattan, 1990, 239p., Le social et le développement en Afrique, op. cit. 124 Voir notamment, N. Elias : la société de cours, Paris, Champs-Flammarion, 1985, 330p. 125 Motaze Akam : Le social et le développement en Afrique, op. cit.

érigeant pratiquement en institution, le parti et la pensée uniques. La séquestration et les condamnations arbitraires des Camerounais au quotidien avaient créé dans le pays des « goulags » invisibles, mais réels. Tcholliré, Mantoum, Yoko, etc., resteront par conséquent des bourgades de triste mémoire pour la mémoire collective des Camerounais de toute génération pour avoir été des espaces tortionnaires et de violences symbolique et physique ayant contribué à mater efficacement toute velléité contestataire ou révolutionnaire.126 La répression aveugle résume la monarchie obscurantiste dans laquelle les Camerounais n’ont jamais été des citoyens, mais des sujets au sens rétrograde de la sujétion. La monarchie obscurantiste se distingue de la monarchie éclairée par le fait qu’au départ et malgré l’existence d’une Constitution multipartiste qui offrait à l’époque les possibilités d’une ouverture démocratique, tout le monde savait qu’il fallait juste manger le nécessaire que le monarque donnait et se taire. Son nom et ceux des grandes figures historiques des années 1950 étaient tabous dans les bouches des Camerounais, et même son successeur constitutionnel, Paul Biya, ne dérogeait pas à cette « règle ».127 Pas de télévision. Le Cameroun sous Ahidjo n’a jamais été incapable d’en acquérir. Seulement, un monarque obscurantiste accepte difficilement ou pas les outils et instruments de la modernité. Et la télévision en est un grand. Instrument de transparence et donc démocratique par excellence,128 Ahidjo en voyait bien la nécessité pour édulcorer les monstruosités de son règne, mais n’en voulait pas. Pour lui, c’était un pôle d’attraction des journalistes et « espions » étrangers qui allaient souvent venir l’agacer avec des questions gênantes en direct... Pourquoi ne pas rappeler qu’avec l’appui des Français, Africa n°1 (la radio africaine) aurait d’abord été pressentie siéger au Cameroun, mais

126

Lire utilement à propos, Joseph Woudammike : Déportation et mise en rédence surveillée des acteurs politiques du Cameroun. De la période coloniale allemande à 1990, Thèse de Doctorat/Ph.D, Département d’histoire, Université de Ngaoundéré, 2014, 398p. + Annexes. 127 Lire à propos, Wang Sonné : « Pourquoi les noms des grandes figures historiques des années 1950 sont-ils tabous dans la bouche du Président Paul Biya ? », Afrique et Développement, XXII, (2), 1997, pp : 131-149. 128 Je suis loin de faire table rase d’excellents travaux sociologiques et de sciences sociales sur les relations conflictuelles entre la télévision moderne et la démocratie qui font comprendre la société industrielle aujourd’hui comme société de spectacle. Lire à ce sujet, Jean Baudrillard : Le système des objets, Paris, Gallimard, 1968, 288p., La société de consommation, Paris, Gallimard, 1970, 318p., Pour une critique de l’économie politique du signe, Paris, Gallimard, 1972, 268p. Karl Popper et J. Condry (eds) : La télévision : un danger pour la démocratie, Paris, Editions Anatolia, 1994, 92p. Pierre Bourdieu : Sur la télévision, Paris, Liber-Raisons d’Agirr,1996, 95p. etc.

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méfiant comme tout dictateur monarque, Ahidjo aurait décliné le projet ?129 Bref, le long règne d’Ahidjo peut se résumer en termes d’une monarchie obscurantiste sanguinaire. Quant à la monarchie éclairée de Paul Biya, elle est éclairée parce que, au contraire d’Ahmadou Ahidjo dont le niveau intellectuel n’a jamais avoisiné l’enseignement supérieur, celui de Paul Biya est bien le produit d’un universitaire parisien qui connaît la résidence étudiante d’Antony. D’autre part, sous Biya, les principes démocratiques paraissent garantis dès le départ. Depuis son accession à la Magistrature Suprême le 06 novembre 1982, il n’a cessé de parler d’ouverture démocratique, de rigueur et de moralisation…du renouveau ; des auteurs dithyrambiques l’élevant même au rang de grand démocrate.130 Ce qui est le propre de l’une des fonctions sociales d’une monarchie éclairée. Au départ, le discours de Paul Biya est celui d’un éclairé politique qui finalement sombre au fil de son long règne - qui dépasse en longévité celui d’Ahidjo -, dans une espèce de cabale politique, c’est-à-dire de faits ésotériques, occultes et d’intrigues. Pour tout dire, la monarchie obscurantiste et la monarchie éclairée ont plusieurs points communs dont la sujétion et la répression sont la plus haute expression. La seule différence : la monarchie éclairée de Paul Biya est un modèle de « démocrature » dans lequel les violences symbolique et physique trouvent une légitimation au nom même des principes démocratiques. Si la « démocrature », selon Max Liniger-Goumaz, signifie dictature camouflée, démocratie truquée comme l’indique justement le second titre de son ouvrage largement inspiré de la Guinée Equatoriale nguemiste, la monarchie éclairée de Paul Biya a alors tout d’une « démocrature » ; et comme « démocrature », elle ne reste pas fondamentalement opposée à la monarchie obscurantiste. La monarchie éclairée camerounaise amalgame « démocrature », pouvoir personnel, dictature, lois républicaines (sur le papier), machiavélisme… La monarchie éclairée de Paul Biya se comprend mieux aujourd’hui à la lumière du fameux essai de Maurice Joly configurant un dialogue entre Machiavel et Montesquieu, dialogue à travers lequel Machiavel révèle les stratégies de verrouillage de la presse, de truquage électoral, de détournements et d’abus des droits humains, de banditisme et de voyoutisme politiques, qui, organisés subtilement et sournoisement,

129

Source : entretiens. Lire à propos et entre autres, F. Mattei : Le code Biya, Paris, Balland, 2009, 365p. Pour mieux comprendre le plus secret des chefs d’État est le second titre essentiellement propagandiste de cet ouvrage hautement apologétique. 130

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permettent au prince de se maintenir au pouvoir.131 Mais aujourd’hui, le subtil et le sournois chez Paul Biya ont fini par verser dans le grossier et le grotesque : la réalité d’une répression permanente pour se maintenir au pouvoir. La république monarchique du Cameroun a entre autres trois grandes caractéristiques : c’est un cimetière des droits de l’homme, une permanence de la non élection et elle vit le soupçon d’une succession dynastique.

Un cimetière des droits de l’homme D’Ahidjo à Biya, un concept permet de comprendre l’État monarchique au Cameroun comme cimetière des droits de l’homme, c’est un néologisme : la martyrisation. Qu’est - ce que la martyrisation ? Si comme le dit le sociologue camerounais Jean Fonkoué, Le véritable champ de la sociologie africaine est déterminé par l’unité de la problématique de l’esclavage et de la décolonisation dont on est loin d’avoir évalué aussi objectivement que possible toutes les implications théoriques et tous les effets durables,132comprendre la martyrisation nécessite de situer ce phénomène dans un contexte de décolonisation de l’Afrique en général et du Cameroun en particulier. Car, dans la mesure où le martyr est celui qui, entre autres, accepte mourir pour une cause politique au nom de ses convictions en se sacrifiant - une espèce d’holocauste - le processus de décolonisation du Cameroun qui reste sociologiquement en cours jusqu’à aujourd’hui permet d’observer les martyrs et la martyrisation. La décolonisation comme processus durable est un moment, et surtout un temps sociologique important dans l’analyse aussi bien sociologique qu’anthropologique et historique de l’Afrique noire contemporaine. Comme temps sociologique notamment, elle a révélé au grand jour par une production d’acteurs spécifiques, des sujets non plus au sens de la sujétion, mais à celui noble d’historicité. La décolonisation comme temps sociologique introduit une prise en compte des acteurs considérés aujourd’hui comme grandes figures historiques auxquelles le jeune et brillant historien camerounais Wang Sonné disparu à la fleur de l’âge en 2003 fait allusion dans son texte cité plus haut; figures historiques que le 131

M. Joly : Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu, Paris, Calmann-Lévy, 1968, (1948), 268p. 132 J. Fonkoué : Différences et identité, les sociologues africains face à la sociologie, Paris, Silex Editions, 1985, 202p. p : 192.

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social peut recréer sous d’autres formes dans la mesure où justement le temps sociologique est cette représentation de « l’orientation du passé vers l’avenir ».133 En effet, la décolonisation est un temps qui met à l’œuvre, la lutte anticoloniale et le mouvement pour les indépendances. Ce temps met également à l’œuvre une dialectique sociale qui se traduit par un conflit d’envergure opposant les colonisés aux colons et produisant les leaders révolutionnaires africains que Jean Ziegler appelle dans l’un des ouvrages de sa sociologie du combat « les ancêtres de l’avenir ».134 Dans l’orientation du passé vers l’avenir que commande le temps sociologique qu’est la décolonisation, de tels leaders sont à même de se reproduire dans la postcolonie soit en termes de partis politiques, de mouvements sociaux, de personnalités indépendantes, voire de sociétés civiles pouvant faire émerger le nouveau sujet historique dont l’Afrique a actuellement besoin. Les ancêtres de l’avenir furent dans une Afrique sous domination coloniale caractérisés par un point commun : la lutte anticoloniale ; au Ghana, Kwamé Nkrumah et la prophétie panafricaine, au Congo (actuelle RDC) Patrice Eméry Lumumba et le rêve d’un Etat unitaire, transethnique, en Egypte, Gamal Abdel Nasser et la résurrection de la communauté historique… au Cameroun, Ruben Um Nyobè et l’indépendance immédiate. Le Cameroun a connu, entre autres, trois ancêtres de l’avenir qui eurent chacun une récompense triste, ignoble et funeste : Ruben Um Nyobè, une balle dans le dos, Osendé Afana, la tête décapitée, Ernest Ouandié, la pendaison. Voilà les trois récompenses des grands leaders anticoloniaux et nationalistes camerounais qui marquent le début de la martyrisation et de la mort des droits de l’homme dans notre pays. Ces trois récompenses sont également le symbole fort d’un itinéraire jusque-là funeste du nationalisme révolutionnaire au Cameroun. La récompense de Georges François Ruben Um Nyobè : une balle dans le dos. Georges François Ruben Um Nyobè ! C’est à jamais le point de départ de la martyrisation au Cameroun. Georges François Ruben Um Nyobè est né dans le village de Eog Makon aux environs de Boumnyébel en 1913 : il y a plus d’ un siècle aujourd’hui. En 1924, il fréquenta l’école primaire d’Illanga dans la zone d’Eseka. Il passa le CEPE au centre régional d’Edéa en 1933 et fut reçu la 133

Lire sur ce sujet, Jean-Louis Gardies : La logique du temps, Paris, Puf, 1975, 160p. p : 154. 134 J. Ziegler : Main basse sur l’Afrique, op. cit. pp : 63-147.

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même année au concours d’entrée à l’Ecole Normale des Missions Protestantes de Foulassi où il fréquenta de 1933 à 1935, dans la zone de Sangmélima au Sud-Cameroun. Son matricule était 154 et celui du numéro 2 de son maquis Théodore Mayi Matip admis à la même école 54.135 Durant sa scolarité se produisit un fait marquant : le jeune Um Nyobè entra dans une revendication des meilleures conditions alimentaires qui le conduisit à la porte de l’exclusion. Cependant comme candidat libre, il présenta avec succès l’examen en vue de l’obtention du diplôme de moniteur indigène qui sanctionnait la fin du parcours de l’Ecole Normale. Il débuta alors une carrière d’enseignant dans les écoles protestantes. En 1935, il fit son entrée comme écrivain auxiliaire dans l’administration au contrôle de la solde à la direction des finances. En 1937, il devint écrivain interprète stagiaire et teneur des registres du secrétariat à la section des pensions. En 1939, au mois de juin, il obtint la première partie du baccalauréat. En 1943, il adhère au Cercle d’Etudes Sociales qu’animent des militants syndicalistes français dont Gaston Donnat.136 Il connut dès lors une suite d’affectations. Il fut d’abord muté dans le Babimbi, à Ngambè en 1945 où il servit comme secrétaire à la prison et au tribunal de premier degré. L’année 1946 vit sa consécration comme écrivain interprète de première classe. Sa seconde affectation eut lieu dans l’actuelle région de l’ExtrêmeNord, à Maroua. En ce moment, il était déjà élu secrétaire adjoint de l’Union des Syndicats Confédérés du Cameroun (USCC). Il devait servir à Maroua comme greffier de justice. Elu secrétaire général de l’USCC au mois de novembre 1947, il participa au deuxième congrès du Rassemblement Démocratique Africain (RDA) à Abidjan en Côte d’Ivoire dont il devint vice-président élu. Le 10 avril 1948 est une journée exceptionnelle dans l’histoire de la lutte anticoloniale et du nationalisme camerounais. C’est la date de création du premier grand parti historique de ce pays : l’Union des Populations du Cameroun (UPC). Ce parti fondamentalement nationaliste et révolutionnaire en même temps qu’il a incarné l’espoir des 135

L’on peut dire à juste titre que l’Ecole Normale de Foulassi (ENF) est dans le SudCameroun, le véritable creuset du nationalisme camerounais quand il faut ajouter, qu’entre autres, l’hymne national camerounais est une création des élèves de cette structure scolaire. Pour plus de détails, voir Meka Jean-Pierre : Pour une redynamisation de l’œuvre éducative dans l’Église presbytérienne camerounaise aujourd’hui, Mémoire en vue de l’obtention de la Licence en théologie, Institut Supérieur de Théologie Dager (I.S.T.D), Lolodorf, 2007, 78p. p : 58. 136 Pour avoir une idée précise du travail abattu par ces syndicalistes français, lire G. Donnat : Afin que nul n’oublie. - l’itinéraire d’un anticolonialiste - Algérie, Cameroun, Afrique, Paris, L’Harmattan, 1993, 400p.

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Camerounais opprimés a aussi nourri des controverses autour même de sa création attribuée à Georges François Ruben Um Nyobè par un certain nombre d’historiens.137 Cette thèse a été contredite par Théodore AtebaYéné.138 Selon ce dernier, plutôt que Ruben Um Nyobè, c’est Bouli Léonard qui créa dans un bar tenu par un métis à New-Bell, BassaDouala, l’UPC dont le premier comité directeur configurait ceci : secrétaire général, Bouli Léonard, secrétaire général adjoint, Bagal Guillaume, trésorier général, Yapp Emmanuel, trésorier général adjoint, Biboum Jacques, secrétaire permanent, Nkoudou Raphaël, membre, Owona Ernest.139 Au-delà de cette controverse, il est à noter que le premier congrès de l’UPC se tint en septembre 1952 à Eseka et que le 10 mai, après avoir échappé à un attentat, Um Noyobè se réfugia à Boumnyébel. L’année 1958 marqua un tournant décisif dans la vie d’Um Nyobè. En France, le 13 mai, le Général De Gaulle perpétra un coup d’État. Dès lors les « choses » évoluèrent très vite au Cameroun allant du remplacement de Pierre Mesmer comme Haut Commissaire par Jean Ramadier le premier janvier en passant par la chute du gouvernement d’André-Marie Mbida le 18 février, suivie de l’investiture d’Ahmadou Ahidjo comme premier président de la toute première République du Cameroun. Et le 13 septembre de la même année se produisit l’événement fatidique : Georges François Ruben Um Nyobè, Secrétaire Général de l’UPC est lâchement assassiné par les Français par une balle dans le dos. Le 19 octobre, Xavier Torré, nouveau Haut Commissaire put alors déclarer que la France était prête à reconnaître l’« indépendance » du Cameroun. 137

Voir entre autres, Richard A. Joseph : “Ruben Um Nyobè and the “Kamerun” rebellion”, African Affairs, 73, (293), october, 1974, pp: 428-448., “ National politics in postwar Cameroon: the difficult birth of the UPC”, Journal of African Studies, 2, (2), summer, 1975, pp: 201-229., Radical nationalism in Cameroon. Social origins of th UPC rebellion, Oxford, Oxford University Press, 1977, 383p. L’historien et politologue camerounais Joseph Achille Mbembè a ressuscité scientifiquement et historiquement Ruben Um Nyobè et l’UPC, lire utilement de lui, entre autres: Ruben Um Nyobè : le problème national kamerunais, Paris, L’Harmattan, 1984, 443p., Ruben Um Nyobè. Ecris sous maquis, Paris, L’Harmattan, 1989, 296p., La naissance du maquis dans le SudCameroun, (1920-1960), Paris, Karthala, 1996, 438p. 138 Théodore Atéba-Yéné - à ne pas confondre avec Charles Ateba Eyene, cité plus haut a été dans les années 1990 un activiste nationaliste qui, à ses frais, publiait un hebdomadaire Cameroun mon pays, qu’il distribuait gratuitement dans les bars et les rues de Yaoundé. Intervenant régulièrement dans les médias à travers des discussions et des débats qu’il suscitait, il acquit la posture d’un « intellectuel » et laissa à la postérité un ouvrage d’une richesse historique remarquable pour le Cameroun : Mémoire d’un colonisé, Paris, L’Harmattan, 1988, 160p. 139 Le Messager, Hors Série, n°3, mars, 1990, p : 10. Cependant, les données historiques les plus fiables montrent qu’il faut être de mauvaise foi pour remettre en cause la thèse de la création de l’UPC par Um Nyobè.

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Dans leur récent livre sur le Cameroun, Ruben Um Nyobè est décrit par Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa comme un homme à la figure charismatique vu par les autorités coloniales ellesmêmes, comme un fonctionnaire intègre et cultivé doté de « grandes capacités intellectuelles ».140 Dans la lutte qu’il engagea pour l’indépendance immédiate du Cameroun devant aller de pair avec la réunification immédiate aussi, Georges François Ruben Um Nyobè ne reçut qu’une chose : une balle dans le dos. Cette balle lâchement tirée par l’ordre colonial meurtrier produisit le premier grand martyr politique du Cameroun. Cette journée du 13 septembre marqua à un point élevé, le début de ce que j’appelle dans ce pays : la martyrisation. L’on ne peut comprendre le problème des droits humains dont le non respect est la fondation même de la république monarchique si l’on écarte ce phénomène à redécouvrir de l’analyse. Autrement dit, la martyrisation est d’abord politique au Cameroun et l’on ne peut comprendre ce pays comme cimetière des droits de l’homme si l’on n’intègre pas ce phénomène dans les processus sociaux allant du mouvement d’indépendance - donc la décolonisation - à nos jours. Le mouvement d’indépendance intègre pour moi les mouvements sociaux anticoloniaux partant des grèves ayant embrasé la ville de Douala bien avant la lutte upéciste dont ils constituent le crépuscule.141 Les « trains de la mort » dont on a parlé à l’époque n’ont pas moins produit des martyrs, mais Um Nyobè reste à jamais l’un des premiers grands symboles représentant ceux-là mêmes qui ont bravé l’ordre colonial meurtrier par des grèves ayant été réprimées sauvagement au grand dam des droits de l’homme.142 Il faut mettre dans ce registre la « guerre cachée » ayant pesé très lourd en pays bamiléké de 1956 à 1971 par des milliers de dizaines de morts qu’elle a produits parmi les populations civiles et dont parlent 140

T. Deltombe, M. Domergue, J. Tatsitsa (eds) : Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique, 1948-1971, Paris, La Découverte, 2011, 742p. 141 Lire à ce sujet, les travaux relatifs aux syndicalisme et mouvement ouvrier camerounais dont notamment, Abel Eyinga : Introduction à la politique camerounaise, Paris Anthropos, 1978, 356p., Démocratie de Yaoundé. Tome 1. Syndicalisme d’abord. 1944-1946, Paris, L’Harmattan, 1985, 193p. David Kom : Cameroun : essai d’analyse économique et politique, Paris, Editions Sociales, 1971, 334p. Janvier Onana : Le sacre des indigènes évolués. Essai sur la professionnalisation politique. (L’exemple du Cameroun), Chennevières-sur-Marne, Editions Dianoïa, 2004, 308p. Joseph Epée Ekwalla : Les syndicats au Cameroun. Genèses, crises et mutations, Paris, L’Harmattan, 2009, 142p. 142 Pour avoir une idée de ce que j’entends par droits de l’homme, lire utilement, Walter Laqueur, Barry Rubin (eds) : Anthologie des droits de l’homme ( traduit de l’ américain par Thierry Piélat), Manille, Nouveaux Horizons, 1988, 594p.

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Thomas Deltombe et ses collaborateurs dans l’ouvrage déjà évoqué. Augusta Conchiglia, grande journaliste au quotidien belge Le Soir connue pour ses reportages en Afrique dit ceci en commentant cet ouvrage : Ce fut une guerre cachée, méconnue et pourtant terriblement meurtrière. Répression impitoyable pour le parti camerounais luttant pour l’émancipation, anéantissement du mouvement armé qui en est issu, pogroms des populations en pays bamiléké : de 1956 à 1971, les morts civils se comptent par dizaine de milliers. Aucun bilan officiel digne de ce 143 nom n’est disponible pour ces faits imputables à l’armée française…

Si le livre de Thomas Deltombe et ses collaborateurs, voire d’autres travaux cités ci-dessus contredisent largement la thèse d’une décolonisation pacifique au Cameroun, voire en Afrique au sud du Sahara, ils présentent des milliers de civils morts à l’Ouest-Cameroun comme de véritables résistants. Par conséquent, l’idée de martyr va de pair avec celle de résistant et la martyrisation elle-même renvoie finalement aux phénomènes de résistance et de maquis. Ainsi, l’autre grand temps de la martyrisation est celui de la tentative de résistance ou de maquis d’Osendé Afana.

Castor Osendé Afana : du leader prolétarien à la tête décapitée Castor Osendé Afana est né en 1930 à Ngoksa en pays Eton dans l’actuelle région du Centre du Cameroun. Encore très jeune, il fut extrêmement sensible aux injustices qui servaient de socle au système colonial. Durant son cursus scolaire et universitaire, il participa à plusieurs grèves dont l’expression était la lutte contre le régime colonial. Aux yeux de l’ordre meurtrier dominant, il fut par conséquent très tôt considéré comme un « perturbateur ». C’est notamment lors de ses études à Paris qu’ Osendé s’est fait remarquer non seulement comme l’un des principaux organisateurs de l’UPC, mais aussi de la Fédération des Etudiants d’Afrique Noire en France (FEANF) à laquelle il donna une dimension de lutte et de combat révolutionnaires. Le principal organe d’expression de cette Fédération, L’Etudiant d’Afrique Noire dont il a été l’un des directeurs est resté le 143

A. Conchiglia : « La Françafrique est née au Cameroun », Le Monde Diplomatique, mars, 2011, p : 24. On peut également lire dans ce registre, Bouopda Pierre Kamé : La quête de libération politique au Cameroun 1884-1984, Paris, L’Harmattan, 2006, 258p., De la rébellion dans le bamiléké (Cameroun), Paris, l’Harmattan, 2008, 146p. Fotso (ed) : La lutte nationaliste au Cameroun 1940-1971, Paris, L’Harmattan, 2010, 400p., « Réflexions sur et autour de l’indépendance camerounaise », Rio Dos Camaroes, Revue Camerounaise d’histoire et des traditions, 1, 2010, 218p. Shanda Tomne : La France a-telle commis un génocide au Cameroun ? Les Bamiléké accusent, Paris, L’Harmattan, 2009, 176p.

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reflet et le symbole par excellence des grandes lignes théoriques de cette lutte. C’est à vingt-sept ans que la vie d’Osendé connut un tournant décisif. En 1957, son engagement sans désertion le conduisit à un appel : défendre le dossier de l’indépendance du Cameroun devant l’Organisation des Nations Unies. Mission périlleuse pour un étudiant africain à l’époque, Osendé paya cher : sa bourse d’études fut suspendue. Commença alors un périple qui l’amena tour à tour en Egypte nassérienne où au Caire, il rejoignit la direction de l’UPC et en Guinée de Sékou, où à Conakry avait lieu la formation des cadres upécistes. Etudiant, l’acquisition d’Osendé à la lutte et au combat révolutionnaires se lit à travers des articles qu’il publia dans L’Etudiant d’Afrique Noire et la Revue Partisans, mais aussi, à travers sa thèse de doctorat en science économique qui concrétisa son principal ouvrage.144 Osendé a laissé un certain nombre d’écrits importants. Le Guinéen, Sékou Traoré, mathématicien de formation signale dans son ouvrage son texte sans nom d’éditeur, sans lieu d’édition, sans date - certainement pour des raisons évidentes de clandestinité - intitulé Etape actuelle de la révolution kamerounais.145 L’on peut souligner aussi que dans la préface de l’édition refondue de son ouvrage cité ci-dessous, l’anthropologue français Pierre-Philippe Rey a annoncé la publication des textes politiques d’Osendé relatifs au parti révolutionnaire, à la lutte contre le tribalisme, à la ligne de masse, mais aussi des cours de formation qu’il avait rédigés à l’intention des militants de l’UPC. Néanmoins, j’ai pu accéder à un certain nombre de textes d’Osendé.146 A la lecture de ces quelques textes, deux points caractérisent ce combattant révolutionnaire : la rigueur scientifique et le radicalisme dans l’action. La rigueur scientifique reste perceptible dans l’analyse des phénomènes et processus sociaux pour hâter la décolonisation au Cameroun, voire en Afrique, l’auteur étant acquis à une conscience aigüe du panafricanisme. Dans son texte portant sur la justice au Cameroun, Osendé s’est fait le tribun du « mieux-être constant des masses camerounaises », il plaide en faveur d’un État véritablement 144

O. Afana : L’économie de l’Ouest africain. Perspectives de développement, Paris, Maspéro, (édition refondue), 1977, 203p. 145 Voir, S. Traoré : Les intellectuels africains face au marxisme, Paris, L’Harmattan, 1983, 69p. p : 38. 146 Voir à ce titre, O. Afana : « Justice pour le Cameroun », L’Etudiant d’Afrique Noire, nouvelle série, (1), janvier-février, 1956, pp : 6-8., « Depuis 1946, la France a-t-elle renversé le pacte colonial ? », L’Etudiant d’Afrique Noire, nouvelle série, (2), mars, 1956, pp : 10-14., « L’avenir du Sahara africain », L’Etudiant d’Afrique Noire, nouvelle série, (12), mai, 1957, pp : 8-10., « L’arbitraire colonial contre les Etudiants », L’Etudiant d’Afrique Noire, nouvelle série, (15), novembre, 1957, pp : 3-5., « Les classes sociales en Afrique Occidentale », Revue Partisans, Paris, 1963, pp : 57-70.

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démocratique, c’est-à-dire au service du peuple et se demande si la décolonisation du Cameroun allait pour le pire ou pour le meilleur. Dans d’autres textes, il pose le problème du renversement du pacte colonial par la France par rapport à la Conférence de Brazzaville, dénonce la multiplication des surproduits colonialistes par l’État colonial, l’exploitation servile de la main-d’œuvre africaine, les plans de modernisation comme nouvel instrument impérial d’exploitation, à l’instar aujourd’hui des PAS, le pillage du sous-sol africain, l’économie de traite, la mécanique des faibles revenus autochtones, le budget colonial comme moyen de présurer les pauvres. Son analyse de l’avenir du Sahara africain montre un espace porteur de grands enjeux économique et stratégique comme on le voit aujourd’hui, exhorte les patriotes africains à s’unir contre l’arbitraire colonialiste. Il a mené une enquête sur les classes sociales en Afrique de l’Ouest lui ayant permis de faire une analyse extrêmement rigoureuse de la paysannerie en termes de stratifications sociales. Cette enquête contredit éloquemment la thèse d’une Afrique sans classes soutenue à l’époque par la bourgeoisie coloniale et une certaine recherche africaniste supportée par une ethnologie et anthropologie elles-mêmes coloniales aussi. Au terme de cette enquête, l’auteur affirme l’existence de trois principales classes : les paysans riches propriétaires des plantations où ils travaillent eux-mêmes avec des ouvriers permanents, les paysans moyens et les petits paysans constituant les couches les plus nombreuses. Enfin, les paysans pauvres qui, pour vivre ou survivre sont obligés de devenir des ouvriers saisonniers ou occasionnels ou encore de se lancer dans le petit commerce. En outre, cette enquête amena Osendé à évaluer l’importance de la paysannerie dans l’Ouest africain. Elle constituait effectivement la base de la population active : 95% en Côte d’Ivoire, 90% au Cameroun et un peu plus de 85% au Nigeria. Dans son livre L’économie de l’Ouest africain, Osendé apparaît nettement comme véritable théoricien de la lutte anti-impérialiste. A l’instar d’Amilcar Cabral,147 il développe une théorie révolutionnaire sur la convergence des luttes du prolétariat contre la bourgeoisie, le primat du politique sur l’économique. Cette théorie est un appel à compter d’abord sur ses propres forces partant d’une alliance des producteurs du cacao pour une lutte contre le capitalisme d’État par un développement socialiste où les masses ouvrières sont alliées aux paysans. Il a également analysé le problème d’un leadership de la révolution - problème à la mode à l’époque dans les révolutions socialistes - qu’il a pu trouver dans le prolétariat guidé par l’idéologie marxiste-léniniste. Ce fut là aussi, sa

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Voir par exemple, Amilcar Cabral : Unité et lutte II. La pratique révolutionnaire, Paris, Maspéro, 1975, 309 p.

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première proposition pour que les économies africaines accèdent à la croissance.

Un modèle : la révolution chinoise

Le radicalisme d’Osendé Afana dans l’action puise ses source et inspiration dans la révolution chinoise. Le radicalisme dans l’action signifie que le respect de la dialectique marxiste, voire de l’adéquation entre théorie et pratique révolutionnaires est de rigueur chez Osendé comme chez Cabral.148 Que sa vie ou son existence ne s’entendent que dans le combat et la lutte révolutionnaires quitte à les perdre comme son expérience l’a montré. En fait, au moment où Osendé élabore sa théorie révolutionnaire contre l’impérialisme au sud du Sahara, la révolution chinoise en gestation opère des bouleversements sociaux tangibles qui le fascinent. Comme le dit Pierre-Philippe Rey dans la préface à la seconde édition de L’économie de l’Ouest africain : Lorsque Osendé Afana parle du mouvement communiste, c’est avant tout au communisme chinois qu’ il se réfère […] Non qu’il rejette d’autres expériences révolutionnaires, et il attache la plus grande importance à la révolution cubaine […] Mais il a reconnu dans l’expérience chinoise, dans ses positions pratiques et théoriques, l’aile marchante du mouvement 149 communiste.

L’attachement d’Osendé au communisme chinois ne fait pas de lui un fanatique maoïste. Il est tout simplement acquis à une véritable culture marxiste- léniniste. La révolution chinoise lui paraît primordiale pour deux raisons : elle est d’abord d’actualité en son temps, ensuite la structure démographique chinoise a pour population active essentielle la paysannerie comme en Afrique de l’Ouest où il mène des recherches sur les classes sociales et les perspectives de développement. Son analyse des classes dans les sociétés paysannes et les bouleversements révolutionnaires en Chine le conduisirent ainsi sur un terrain de lutte : les villages de l’Est-Cameroun où il tenta une initiation du maquis. Ceci à l’instar de la révolution culturelle chinoise qui fut avant tout un mouvement paysan.150 Contrairement à Kwamé Nkrumah évoqué plus haut et qui ne voyait l’avènement des classes sociales en Afrique qu’avec

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Le premier volume de Unité et lutte d’ Amilcar Cabral a justement pour second titre : L’arme de la théorie, Paris, Maspéro, 1975, 667p. 149 P-Philippe Rey : « Préface à la deuxième édition », L’économie de l’Ouest africain, op. cit. p : 7. 150 Sur ce sujet, lire utilement Jean Chesnaux : Le mouvement paysan Chinois. 1840 1949, Paris, Seuil, 1976, 189p.

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le colonialisme,151 Osendé Afana affirme l’existence des classes et leurs luttes en Afrique depuis la période précoloniale partant des structures foncières ayant permis aux grands chefs traditionnels de l’Afrique de l’Ouest d’usurper lors de la répartition et la direction de leur mise en valeur, la propriété des redevances en journée de travail, en fractions exorbitantes de la récolte et plus tard en argent. Pour Osendé, quels que soient leurs traits distincts, les classes sociales toujours présentes dans les modes de production esclavagiste et féodal ont bel et bien existé dans certaines sociétés ouest-africaines précoloniales. Par conséquent, l’auteur a identifié huit classes sociales dans l’ouestafricain sur lesquelles il avait souhaité voir mener des recherches. Il faisait de ces classes, l’objet des recherches approfondies parce qu’elles étaient pour lui déterminantes pour l’option du terrain ou du site révolutionnaire : la société paysanne. Leur typologie configurait ainsi : les propriétaires fonciers vivant de l’exploitation paysanne, les paysans riches ou la bourgeoisie rurale travaillant directement et utilisant une main-d’œuvre permanente, les paysans moyens travaillant à leur propre compte, les paysans pauvres, la bourgeoisie bureaucratique et compradore - moyenne et petite - le semi-prolétariat comprenant les petits bourgeois ruinés, les petits artisans et marchands ambulants, le prolétariat regroupant les ouvriers des villes et campagnes, enfin le lumpenprolétariat, qui dans toutes les grandes villes africaines, réunit des éléments déclassés composant la canaille, la « lie du peuple » prostituées, gangsters, etc., les « brazzavilles noires » selon les propres termes de l’auteur. L’analyse de ce dernier mène à deux remarques : premièrement, elle fait ressortir l’importance du prolétariat dans lequel la paysannerie occupe une place de choix afin de clamer la thèse marxiste de l’alliance paysannerie/prolétariat urbain dans la lutte révolutionnaire. Deuxièmement, le leadership échoit au prolétariat qui, partant d’une implantation rurale, doit mener le combat révolutionnaire : d' où la nécessité d’un parti prolétarien.

La résurrection de la lutte historique

Au terme de son analyse des classes, Osendé se sentira interpellé par l’histoire pour incarner la lutte prolétarienne au Cameroun. À l’instar de ses prédécesseurs dont notamment Ruben Um Nyobè, Osendé est un homme, un intellectuel qui appartient à plusieurs mondes dans l’espace révolutionnaire camerounais, voire africain. En dehors de l’UPC dont il 151

K. Nkrumah : La lutte des classes en Afrique, (traduit de l’anglais par Marie-Aide Bah Diop), Paris, Présence Africaine, 1972, 108p.

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fut responsable d’un « Comité directeur » à Conakry et des programmes de formation des cadres au lendemain des années 1960, c’est l’homme, l’intellectuel des paysans, des ouvriers, d’un Cameroun libre affranchi de l’impérialisme et du néo-colonialisme, d’un Cameroun où son rêve est d’être à l’avant-garde de la construction du socialisme et du communisme. Après les assassinats d’Um et Moumié, Osendé ne voulait plus jouer les seconds rôles dans le combat révolutionnaire camerounais : il voulait être ce leadership prolétarien auquel son analyse de classe a abouti. Il voulait - fidèle au socialisme scientifique - être ce pont qui allie classe ouvrière et paysannerie. Ainsi, en dehors d’une simple résurrection de l’espoir s’étant envolé avec l’assassinat de Georges François Ruben Um Nyobè en septembre 1958, la tentative d’Osendé fut un symbole très fort : un projet de résurrection de la lutte historique. C’est ce qui fait qu’il était porteur d’enjeux qui ne pouvaient pas laisser le pouvoir néo-colonial insensible. Pour ressusciter le combat historique, Osendé tout comme je le montrerai avec Ernest Ouandié, s’engagea dans le maquis dans un contexte extrêmement complexe au double plan national et international. Sur le plan interne camerounais, la répression « ahidjoïste » néocoloniale bat son plein et a pour cible essentielle les « upécistes ». Sur le plan international, la guerre froide et les relations sino-soviétiques ont des répercussions fâcheuses au sein de L’UPC. Osendé est prochinois et le comité révolutionnaire d’Accra prosoviétique : ceci atomisa l’unité « upéciste », promut des divergences et luttes idéologiques qui isolèrent les différents leaders tout en les opposant. Osendé n’est pas inconscient de toutes ces contradictions et elles ne l’empêchent pas d’aller jusqu’au bout. Selon Gérard Chaliand : En septembre 1965, Osende Afana comme secrétaire général du « comité directeur » de l’UPC prenait le maquis à la tête d’un détachement avec 152 Fosso François, secrétaire aux forces armées révolutionnaires.

Le rural et le politique

Le maquis initié par Osendé n’a rien d’une guérilla urbaine. Il implique d’abord les sociétés paysannes dans son implantation dans l’espace rural du Sud-Est du Cameroun. Des raisons stratégiques pourraient avoir été à la base d’un tel choix quand on sait que c’est vers la frontière congolaise dans l’actuel arrondissement de Mouloundou que s’est replié Osendé. Or, à l’époque, le marxisme-léninisme était d’actualité au Congo qui pouvait servir de base protectrice et stratégique

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G. Chaliand : Lutte armée en Afrique, op. cit. p : 127.

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aux nationalistes camerounais.153 En outre, l’aide éventuelle dont aurait pu bénéficier le maquis en provenance des pays du bloc socialocommuniste ne pouvait avoir en Afrique Centrale un autre cadre idéal de transit que le Congo où une insurrection populaire chassa l’abbé Fulbert Youlou du pouvoir en 1963. Mais aussi, il ne faut pas perdre de vue que le modèle révolutionnaire qui hante Osendé est d’abord chinois ; par conséquent, l’espace rural représente pour lui le lieu par excellence d’où doit partir le combat. En plus, son analyse des classes a mis en exergue l’importance de la paysannerie dans la population active en Afrique de l’Ouest en général et au Cameroun en particulier. Il ne faut pas aussi oublier qu’ Osendé est originaire de la région cacaoyère du Centre, qu’il a toujours proposé une alliance entre les producteurs de cacao de l’Afrique Occidentale et que les zones rurales du Sud-Est camerounais constituent les grandes zones cacaoyères du Centre et du Sud. La tentative d’Osendé est ainsi la configuration d’une expérience où le rural et le politique constituent un rapport capital pour la révolution camerounaise. Dans sa stratégie de lutte contre l’État post et néo-colonial, le rapport du rural au politique fait de la société paysanne l’espace où s’élabore l’organisation du combat révolutionnaire. En d’autres termes, pour Osendé, la société paysanne est un espace gigogne à la construction d’une société nouvelle, démocratique. C’est le lieu d’émergence et de cristallisation de nouvelles forces sociales et politiques qui doivent, sous la direction du prolétariat, « briser complètement l’appareil d’État des oppresseurs et des exploiteurs et le remplacer par un appareil d’État au service du peuple».154 Toujours dans le rapport du rural au politique, le monde paysan représente pour Osendé une réalité : celle de l’alliance ouvrier/paysan par et dans le combat révolutionnaire. Cette alliance n’est pas une simple résultante du socialisme scientifique, mais une construction de longue haleine dont le site d’élaboration est dans la lutte contre la classe dirigeante. Le procès de la lutte sur le terrain est par conséquent porteur d’une dynamique d’alliance des principales forces du prolétariat qui sont les paysans et les ouvriers. Les étapes ou péripéties de ladite lutte sont les conditions de possibilité d’une telle alliance dans l’espace villageois. Pour Osendé, le rapport du rural au politique renvoie également à cette considération des sociétés paysannes comme base populaire de la lutte de classe pour le prolétariat. Pour un pays dont la population active est constituée en majorité de paysans, le monde rural ne mérite-il pas de constituer la base, le socle, la plate-forme de lutte pour le pays réel ? Fort de ses analyses sur les stratifications de la société paysanne, le leader 153

Lire, Woungly-Massaga : La révolution au Congo. Contribution à l’étude des problèmes politiques d’Afrique Centrale, Paris, Maspéro, 1974, 182p. 154 O. Afana : l’économie de l’Ouest africain, op. cit. p : 160.

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prolétarien doit mener un combat populaire et le fait de situer celui-ci dans les villages camerounais d’abord lui confère incontestablement ce caractère. Osendé estime qu’une telle démarche peut non seulement susciter l’admiration et l’adhésion rapide des paysans, mais aussi mobiliser plus efficacement derrière lui, les masses dont le soutien lui est indispensable. Ainsi, le rapport du rural au politique est en fin de compte pour Osendé, l’implication des masses à partir des paysans dans la lutte pour la démocratie nouvelle, voie fondamentale vers le socialisme. Contrairement à un écrivain révolutionnaire comme Frantz Fanon dont je parle plus loin, et même si sa théorie sur la révolution africaine ne s’est pas encore aussi vérifiée comme celle de Fanon, Osendé ne surestime pas la paysannerie, il voit seulement en elle une force sociale capable de jouer le rôle historique d’une classe prolétarienne dans le cadre d’une alliance ouvrière d’une part, et d’autre part, à l’instar des révolutions chinoise et cubaine, le lieu de départ des transformations radicales de la société. Ceci reste fondamentalement opposé à la vision « fanoniste » de l’exclusivité paysanne dans la révolution africaine.155

L’affrontement

Autant la tentative de maquis initiée par Osendé n’avait rien à voir avec une guérilla urbaine, autant elle n’avait rien d’une guérilla rurale. Elle paraissait plus comme une étude des conditions de possibilité d’une lutte armée partant des villages environnant ceux de Mbong-Mbong et Nguilili. La lutte n’avait donc pas réellement commencé et il peut paraître abusif de parler d’affrontement. Mais s’en tenir à une telle idée serait ne pas voir ceci : pour la classe dirigeante camerounaise de l’époque, la seule présence sur le territoire national d’un « upéciste » de la trame d’Osendé était de fait une déclaration de guerre au pouvoir néo-colonial. Vu les rapports de force en présence, c’était déjà pour Osendé une grande victoire d’être rentré au Cameroun dans la clandestinité. Sa présence dans les villages ne pouvait signifier autre que la renaissance de la lutte historique entamée avant l’indépendance formelle par Um Nyobè et ses camarades. Pour l’ordre dominant, Osendé était un danger de mort parce que son profil ne renvoyait qu’au spectre de la lutte armée. C’est là où se situent la matérialité du combat prolétarien et la trame de l’affrontement qui amèneront à la décapitation de sa tête. Selon certains de mes informateurs, pendant qu’Osendé faisait la reconnaissance des brousses du Sud-Est, un SOS fut lancé par le 155

Voir, F. Fanon : Les damnés de la terre, Paris, Gallimard, 1991, (1961), 384p., Pour la révolution africaine. Ecrits politiques, Paris, Maspéro, 1964, 223p.

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président-monarque Ahidjo auprès de toutes les forces de répression qu’une sérieuse récompense serait faite à celui qui lui ramènerait la tête d’Osendé Afana. D’autres informateurs laissent entendre que, Ahidjo le voulait plutôt vivant. L’examen des deux thèses permet d’avancer ceci : durant son séjour en brousse, l’ordre fut donné de capturer à tout prix Osendé Afana. La nature et la logique du combat qu’il voulait initier commandaient au pouvoir de tuer dans l’œuf, la tentative du maquis dont il avait pris la tête. Rien que l’idée du combat prolétarien constitue paradoxalement le point culminant de l’affrontement. Ahidjo est déjà engagé dans ce qu’il a appelé « construction nationale » où l’ « unité nationale » occupe une place de choix, toute velléité d’opposition - a fortiori - armée est donc à supprimer par tous les moyens. Or, Osendé Afana sort de temps à autre pour venir discuter avec les paysans, notamment dans le village de Nguilili où il est déjà piégé par les barbouzes d’Ahidjo. Un informateur raconte que ce jour de mars 1966, Osendé aurait pu échapper à ses assassins, mais il avait été sérieusement trahi dans le village même, de surcroît dans ses tentatives d’échapper aux tueurs, il aurait perdu ses lunettes médicales, ce qui le déséquilibra totalement. Sa tête sectionnée au niveau du cou, a été exposée quelques jours après à la place publique à Yaoundé. Mongo Béti écrit ceci à propos de cette mort tragique : 10 mars 1966 : Osendé Afana, jeune dirigeant upéciste qui venait d’ouvrir un front de guérilla dans l’Extrême-Sud du Cameroun, est tué dans des circonstances jamais éclairées. On retrouve son corps horriblement mutilé : la tête a été sectionnée au ras du tronc.156

Osendé Afana est ainsi mort la tête décapitée au sein du prolétariat rural sur lequel il a fondé les bases d’une lutte de classe devant mener à la guerre révolutionnaire. Aurait-il été trahi par ce prolétariat comme me laissa savoir un informateur? Un autre Camerounais affirme sans ambages que Osendé Afana a effectivement été trahi par Hogbé Nlend et que le préfet Batana, oncle de Hogbé Nlend en poste à Mouloundou à l’époque, ordonna qu’il soit égorgé. Batana lui-même traîna la tête d’Osendé de Mouloundou à Yaoundé où elle est enterrée quelque part aujourd’hui alors que son corps l’est à Mouloundou.157 Toujours est-il que la décapitation d’une tête aussi bien faite que celle d’Osendé Afana reste jusqu’à présent un symbole fort qui interroge en permanence la structure du pouvoir au Cameroun en terme de savoir si ce pays n’est pas celui d’une tradition d’assassinat des cerveaux lorsqu’il ne les exile pas. 156

Mongo Béti : Main basse sur le Cameroun. Autopsie d’une décolonisation, Paris, Maspéro, 1972, 217p. p : 34. 157 Voir à propos, Adolphe Papy Doumbe : Pour le Cameroun…Je porte plainte, Tome 1. De Um Nyobé à Ahmadou Ahidjo. L’échec d’une nation. Accusés… ! Levez-vous ! Douala, Éditions Combats et Libertés, 2010, 383p. pp : 226 et 242.

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Durant les années 1990, le pouvoir de Yaoundé a réhabilité de façon fort mitigée - sinon à la gomme - Ruben Um Nyobè. Il n’a pas pensé à faire autant d’Osendé Afana. C’est dire que son nom seul fait encore peur dans les milieux du pouvoir « biyaïste ». Il représente au-delà de son horrible assassinat, ce Béti qui serait radicalement opposé au pouvoir néocolonial et monarchique de Paul Biya. Par là même, il reste une figure emblématique de la martyrisation dans l’histoire de la lutte révolutionnaire et de l’opposition armée au Cameroun.

Ernest Ouandié : du leader de l’ALNK à l’exécution au poteau L’Armée de Libération Nationale du Kamerun (ALNK) a connu comme dernier chef historique Ernest Ouandié. Ce nom évoque tout seul un très grand moment de la martyrisation et l’ultime tentative de poursuite réelle de la lutte armée au Cameroun bien qu’elle fût initiée en 1962 avant celle d’Osendé Afana. Ernest Ouandié est né vers 1924 à Bangou (d’autres sources parlent de 1914 à Ndumla dans l’arrondissement de Bana) et serait de six ans l’aîné d’Osendé, et de onze ans le cadet d’Um Nyobè. Il n’a pas été un brillant universitaire comme Osendé, mais un véritable iconoclaste révolutionnaire titulaire seulement du diplôme de moniteur indigène. Pour comprendre le cheminement théorique qui amène Ouandié à une position pratique de diriger le maquis ou la lutte armée à l’intérieur du Cameroun dès les débuts des années 1960, il faut d’abord situer nécessairement le grand combattant dans la société coloniale.

Un homme acquis à l’indépendance immédiate du Cameroun

La genèse de la pensée révolutionnaire d’Ernest Ouandié est notamment influencée par son environnement socio-culturel, politicoéconomique, ses fréquentations humaines et son expérience « d’être situé » dans la société coloniale. Ceci explique non seulement l’origine sociale d’une pensée puisant dans les contradictions et conflits traversés par la société camerounaise, mais les positions radicales du combattant s’abreuvant dans les réalités des espaces urbains et ruraux où la majorité de la population est réduite à un sous-prolétariat. Les dures réalités de l’administration coloniale mandataire se matérialisant par l’injustice sociale, les pratiques discriminatoires, la violence, la transformation des Camerounais en sous-hommes dont les droits sont bafoués, voire inexistants renforcent les positions du jeune moniteur qui exerce d’abord dans le Grand Littoral actuel (Edéa, Douala) par rapport au pouvoir colonial. La place importante qu’a occupée la ville 104

de Douala dans les mouvements sociaux de l’époque158 a certainement contribué à amener Ouandié dans les rangs avant-gardistes des leaders d’une lutte révolutionnaire regroupés au sein de l’UPC. Ayant réussi à former un noyau de quatre (Um, Moumié, Kingué, Ouandié) dont certains ont subi l’influence du cercle d’études marxistes animé par Gaston Donnat déjà évoqué à Yaoundé, Ouandié, tout comme ses autres compagnons de lutte, se dotera d’une irréversible conscience anticolonialiste. L’objectif premier de la lutte anticoloniale consistera ainsi à revendiquer l’indépendance immédiate et totale du Cameroun, contrairement à la tradition réactionnaire réfutant à l‘époque l’idée d’indépendance, fût-elle à long terme, du pays.

Un homme acquis à la réunification immédiate du Cameroun

L’émergence du mouvement pour la Réunification se situe pratiquement en 1951, année pendant laquelle deux conférences relatives à cet objet ce sont tenues à Kumba en août et décembre. Lors de la première, Ernest Ouandié et Abel Kingué représentaient l’UPC. Leur problème de fond était de trouver une « plate-forme pan-kamerunaise » regroupant les nationalistes des parties occidentale et orientale pour la Réunification. Ces travaux ont abouti à la mise sur pied d’une formation politique, Kamerun United Congress dont le président Dibongué et le secrétaire général Mbilé ont tenté d’assurer la bonne marche afin d’aboutir à l’objectif sus-évoqué. Peu après, Ernest Ouandié s’est retrouvé dans le Kamerun United National Committee, véritable plate-forme des nationalistes « anglophones » et « francophones » ayant eu le mérite de poser les préalables de la Réunification escomptée. Ceux-ci se sont traduits par quatre buts principaux : unification immédiate de tous les territoires camerounais, désignation d’un temps pour la signature d’un protocole d’accord avec l’administration coloniale, élimination d’une disposition pour une « union administrative », opposition à toute inclusion du Cameroun britannique au Nigeria. Mais, l’interdiction du mouvement intervenue le 13juillet 1955 fut un véritable coup de butoir à l’évolution normale de la situation, car la plupart des leaders upécistes s’exilèrent. Ouandié n’en fit pas exception.

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Au Cameroun, la ville de Douala a gardé jusqu’à présent cette tradition, d’où : « Douala la rebelle », selon une expression populaire.

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En colonie comme en postcolonie, rien n’a changé...

Fidèle aux positions théoriques l’ayant amené à l’anticolonialisme, Ernest Ouandié s’est aperçu tôt que l’« indépendance » octroyée en 1960 n’était que factice : les colons français et anglais ont tout simplement mis au pouvoir, des Camerounais qui n’étaient que des fantoches, c’est-à-dire acquis à leur cause et non à celle du peuple. Il publia un texte en 1962 où il nota ceci : Les colonialistes franco-britanniques sont partis pour rester. Le Kamerun indépendant continue dès lors à être dirigé de l’extérieur, cette fois par l’intermédiaire d’une poignée de gouvernants autochtones vendus corps et âme aux puissances coloniales à qui ils doivent d’être [...] imposés à la tête de notre pays […] Que veulent exactement les fantoches ? Le peuple kamerunais continuera-t-il toujours à faire les frais d’une politique d’intérêts égoïstes ?159

Ce texte dénote vertement une maîtrise des processus sociaux au Cameroun qui permet au combattant d’avoir chaque fois ses armes fourbies. Contrairement à certains leaders camerounais, africains, qui ont abandonné la lutte révolutionnaire après les indépendances formelles, Ernest Ouandié est toujours resté le même. S’étant préservé d’aliéner sa personnalité de porteur d’un combat populaire en refusant toutes compromissions avec les autorités coloniales et néocoloniales, il fait par conséquent figure d’un véritable iconoclaste révolutionnaire qui a toujours su radicaliser ses positions par rapport à ce qui a semblé être considéré comme nouvelle dynamique de la société et qui n’a jamais altéré selon encore son article cité :«Le grave problème de fond qui demeure toujours posé, celui de notre libération totale du joug de domination étrangère ». De ce fait, la théorie révolutionnaire d’Ernest Ouandié se nourrit du social. Ce social dialectique lui-même alimente l’idée de lutte. L’axe central de toute cette pensée s’articule avec la lutte contre l’impérialisme, le colonialisme et le néo-colonialisme. La lutte pour l’indépendance immédiate et totale et pour la réunification est le produit d’une contreidéologie impérialiste, colonialiste et néo-colonialiste devant générer une contre-culture de l’ordre établi : la culture révolutionnaire. Puisque depuis l’« indépendance » rien n’a véritablement changé, il faut recourir à une culture nationaliste et panafricaniste. La pratique d’une telle théorie se concrétise par une stratégie décisive de combat qui engage la lutte armée sur le plan national contre la proto-bourgeoisie naissante ou la nouvelle classe dirigeante et ses suppôts issus de l’ « indépendance ». Il va sans dire qu’une telle classe dirigeante est héritière sans conteste de l’empire colonial tel que vu plus haut. 159

E. Ouandié : « Citoyens libres ou esclaves ? », La Voix du Kamerun, juin-juillet, 1962.

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L’on a souvent vu en Ernest Ouandié un leader extrêmement radical et violent. Or, l’histoire montre qu’il a toujours respecté les règles démocratiques. Avec ses camarades, il a toujours amené l’UPC aux élections, mais les colonialistes faisaient toujours tout pour leur barrer le chemin et les enfermer dans le ghetto de l’illégalité. Il en est ainsi pour les élections de 1949 relatives à l’Assemblée Représentative, celles de 1951 concernant l’Assemblée Nationale, celles de 1952 pour l’Assemblée Territoriale. Ce n’est qu’à partir de 1955, année où l’UPC fut interdite qu’Ernest Ouandié fut contraint d’entrer dans la clandestinité. Dès lors, l’on peut noter que chez Ouandié, le combat révolutionnaire est produit des contextes sociologiques d’une part, et de l’évolution juridico-politique du mouvement d’autre part. Pour ternir l’image d’un maquis marquant une pratique révolutionnaire qui était essentiellement mouvement (respect de la légalité et violence quand il le fallait), les forces réactionnaires ont perpétré des assassinats et des actes de vandalisme que l’on a toujours mis sur le dos d’Ouandié et ses camarades. Aussi, l’image du maquisard pour la génération des « indépendances » de 1960 reste - t - elle encore au Cameroun, celle d’un brigand de grand chemin, d’un meurtrier, d’un gangster, d’un vulgaire agresseur ou d’un vandale. Or, c’est tout le contraire. Le maquis est un lieu de refuge où se retirent les résistants pour lutter contre une occupation étrangère ou un ordre social dominant contesté. Les maquisards sont par conséquent d’authentiques patriotes et nationalistes.

Le chemin du maquis

C’est également dans un contexte extrêmement difficile qu’Ouandié se décide de prendre la direction du maquis de l’opposition révolutionnaire de gauche camerounaise en 1962. Cette décision est capitale. Elle permet de voir chez Ouandié, le lien entre la théorie et la pratique révolutionnaires. Quatre faits majeurs expliquent la complexité du contexte dans lequel se bat Ouandié : les troubles liés à la mémoire collective du mouvement, les dissensions internes de l’UPC, l’isolement de cette dernière en 1962, et le climat socio-politique interne camerounais. S’agissant du premier fait, en espace de deux ans, trois grandes figures du mouvement upéciste venaient de disparaître : Ruben Um Nyobè abattu le 13 septembre 1958 dans la Sanaga maritime, Félix- Rolland Moumié président de l’UPC - empoisonné le 15 octobre 1960 et décédé le 03 novembre de la même année à Genève. À une moindre mesure, on peut ajouter l’assassinat d’un chef maquis, Paul Momo, la même année à l’Ouest du pays. Ceci constitua de lourdes pertes humaines ayant généré un état psychologique troublé lié à la mémoire collective du mouvement 107

au niveau des leaders encore en vie. Quant aux dissensions internes, elles étaient notamment de nature idéologique. Le conflit sino-soviétique a amené au sein des cadres du parti des positions partagées ayant situé Ouandié dans un tiraillement entre pro-chinois et pro-soviétiques. Contrairement à Osendé Afana, de ces deux ailes il ne prit position pour aucune. L’isolement total est corrélatif au fait que l’UPC ne bénéficiait plus d’aucun soutien sur le plan international : Kroutchev ayant prétexté que Moumié n’a pas voulu rentrer conquérir légalement le pouvoir au pays selon les conseils des Russes. Enfin le climat socio-politique interne camerounais se résume à l’époque par une guerre civile sévissant à l’état endémique depuis près de sept ans et dont la pratique consistait à réprimer les révolutionnaires upécistes malgré la loi d’amnistie d’Ahidjo. Tout ceci traduit le contexte d’insécurité totale dans lequel Ouandié prenait le maquis. En effet, Ernest Ouandié avait déjà énormément souffert avec ses camarades tels que Kingué Elie, Abel Kingué, Sendé Jean-Paul, Kameni Sakio, Félix Moumié, etc. Il a connu toutes les tracasseries des forces coloniales et savait que malgré la nouvelle donne « indépendantiste », la logique des forces en présence était restée la même : les forces coloniales et impérialistes dominaient toujours la scène politique camerounaise tout en protégeant leurs valets. Il savait que sur le plan logistique, elles étaient plus fortes. Il n’ignorait pas que ces mêmes forces qui avaient maté les Camerounais de l’Ouest de 1956 à 1958 et décimé les leaders upécistes dans la même région - une espèce de Sabra et Chatila - sous les commandes du Capitaine Georges Maitrier Delauney et Conan appuyés par une vingtaine de pelotons de gendarmerie étaient toujours de l’autre bord. Il n’ignorait pas aussi l’efficacité de la redoutable police politique et personnelle d’Ahmadou Ahidjo dont Jean Fochivé - de triste mémoire a tenu sempiternellement les commandes. C’est donc un Ouandié aguerri qui opposa à ces forces en gagnant le maquis, le courage, la volonté, la détermination, les facultés et les capacités d’organiser le combat sur le terrain dans le Littoral camerounais.

La capture pour le poteau

Lors de sa capture le 21 août 1970, tout semble indiquer qu’Ernest Ouandié avait toujours vu planer le spectre de sa mort durant ses huit ans de maquis. Car, lorsqu’il s’est senti abandonné - trahi par Mgr Ndongmo ?160 - le leader de l’opposition révolutionnaire s’est livré de lui 160

Adolphe Papy Ndoumbé montre également que Monseigneur Albet Ndongomo a bel et bien livré Ernest Ouandié, lire : Pour le Cameroun…Je porte plainte, op. cit. pp : 226234. De même Woungly Massaga porte les responsabilités historiques des assassinats de Félix Roland Moumié et Abel Kingue, pp : 236-239.

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même aux forces de répression, acte héroïque suprême. Le tribunal orchestré par Ahidjo n’ayant jamais voulu en terre camerounaise des avocats que le « Camarade Émile » (petit nom de Ounadié dans le maquis) a requis à Paris et Londres, ce dernier put alors dire ceci quand on voulut lui imposer, sur place, ce que lui-même a appelé un avocat taillé sur mesure : « En ce qui me concerne, je suis prêt dans ces conditions à aller au poteau d’exécution. Autant ne pas faire un procès de pure forme ». Déjà de son vivant, Ouandié n’avait cessé de dire au prélat de Nkongsamba qu’une fois en contact avec les autorités gouvernementales, la coalition néo-coloniale orchestrée par Paris et exécutée sur place par Ahidjo le tuera. Visionnaire donc de sa mort en transcendant l’évènement comme tout véritable révolutionnaire, Ouandié n’a jamais abdiqué comme pour appuyer aujourd’hui le Palestinien Georges Habache pour qui les révolutionnaires ne meurent jamais.161 Il a toujours dit non à toutes les « tentatives » de Mgr Ndogmo visant à le « rallier » au pouvoir central de Yaoundé. La mort d’Ernest Ouandié procède ainsi d’un choix délibéré s’identifiant à quelque chose de très fort : la continuation de la lutte armée. Il fallait absolument rendre réelle et évidente, l’émancipation des masses populaires, des jeunes, des femmes, des vieux dont l’UPC était porteuse ou ne plus continuer à exister. Si certains, comme Mongo Béti dans Main basse sur le Cameroun, s’étaient interrogés sur la lucidité tactique d’Ernest Ouandié quand il prit la direction du maquis avec ses hommes en 1962, il s’avère aujourd’hui que le combattant révolutionnaire était bien lucide et éveillé, même en se sacrifiant en holocauste au nom, peut-être, de ce que Paul-Marie de la Gorce appellera onze ans après son exécution, « volontarisme de l’idéologie révolutionnaire.162 Au terme d’un « procès » qui n’avait d’égal qu’une mascarade, Ernest Ouandié fut conduit au poteau d’exécution après avoir refusé de se faire bander les yeux, avec quelques uns de ses compagnons de lutte le 15 janvier 1971 à Bafoussam, actuelle capitale de sa région natale où il a été inhumé près de la Paroisse de l’Église évangélique du Cameroun au Plateau. Le 16 janvier 1991, l’Assemblée Nationale du Cameroun a voté une loi lui conférant le statut de héros national. Ceci, bien évidemment en trompe-l’œil. 161

Lire les fascinants mémoires de Georges Habache : Les révolutionnaires ne meurent jamais. Conversations avec Georges Malbrunot, Paris, Fayard, 2008, 326p. Dans cette perspective, les écrits d’Ernest Ouandié sous maquis en mars 1962 sont d’une extraordinaire portée prophétique sur la situation actuelle de la fausse indépendance de notre pays qu’il dénonce dans l’article cité ci-dessus. 162 P-M de la Gorce : L’État de jungle. Réflexions sur l’histoire de ce temps, Paris, Balland, 1982, 247p, p : 23.

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Um, Osendé, Ouandié et leurs compagnons de lutte assassinés au même moment qu’eux représentent au Cameroun les grandes figures de la martyrisation politique. Leur crime : avoir voulu d’un Cameroun libre, réunifié et autonome. Avoir agi selon la Charte des Nations Unies qui clame le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Etre restés en ligne avec la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen dans ses affirmations de l’égalité entre les hommes et de ses objectifs légitimes de recherche de liberté et de bonheur. Les droits de l’homme se définissent comme un «ensemble de facultés et prérogatives considérées comme appartenant naturellement à tout être humain ».163 La science politique comprend ces droits comme ceux qui constituent un champ plus large par rapport aux droits civiques et politiques parce qu’ils intègrent la santé, le travail, le libre choix du travail, la propriété, le repos, les loisirs. C’est dans ce sens que les droits de l’homme sont généralement violés par des textes et pratiques telles que la torture, le racisme, la déportation, le terrorisme, la répression, la dictature, le totalitarisme, l’autoritarisme, etc. Le constat selon lequel la violation des droits de l’homme est une permanence au Cameroun non seulement expose ce pays comme véritable république monarchique et tyrannocratique, mais aussi demande à déterminer les responsables juridiques et sociologiques des assassinats politiques des leaders camerounais de la première heure. Une littérature relative au nationalisme camerounais a émergé par les Camerounais depuis les écrits des combattants révolutionnaires euxmêmes. Les écrits d’Um, Osendé, Ouandié qui demandent encore à découvrir par des recherches rentrent ainsi pour moi dans une littérature nationaliste de la première génération. Cette première génération ayant initié et vécu le combat révolutionnaire est restée foncièrement patriotique et nationaliste. Son regard sur le Cameroun est total, global et cosmique. Les écrits d’Um comme ceux d’Osendé ou Ouandié ne posent que les problèmes nationaux, n’analysent que les conditions d’émancipation avec des visées panafricanistes et le vrai faux départ des colons qui introduit la question de la permanence du colonialisme et donc du néocolonialisme après l’« indépendance ». Cette littérature, bien que ciblée naturellement contre les colons n’épargne pas pour autant leurs suppôts locaux : les Camerounais acquis à ces derniers.

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G. Cornu (Association Henri Capitant), ed : Vocabulaire juridique, Paris, PUF, 2007, (1987), 986p. p : 335, Voir aussi, Maurice Canston : « Qu’est-ce que les droits de l’homme ? » in Walter Laqueur, Barry Rubbin (eds) : Anthologie des droits de l’homme, op. cit., pp : 25-34.

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Une seconde génération est celle constituée notamment de Woungly Massaga et Abel Eyinga. Celle-ci tente une historicité politique du Cameroun. Surtout avec un regard interne et externe du mouvement nationaliste comme on le voit chez Woungly Massaga, Abel Eyinga n’ayant qu’un regard exclusivement externe pour n’avoir pas fait le maquis. À lire les travaux de cette génération, la colonisation et ses exactions au Cameroun sont l’œuvre conjuguée des Camerounais et des colonialistes. Parfois le terme colonialiste subsume Camerounais et colons. Parfois aussi, pointe subsidiairement et directement du doigt les autorités camerounaises postcoloniales engagées dans la construction d’un État personnel selon Abel Eyinga.164 Selon également ce dernier : Depuis le 18 février 1958, le Cameroun s’est installé dans l’état d’exception permanent ; il a fait de la répression, du démantèlement du courant nationaliste sa préoccupation majeure : c’est ainsi que le régime du 18 février 1958 porte la responsabilité de l’élimination physique de Ruben Um Nyobè le 13 septembre 1958, de Félix Moumié en 1960, d’Osendé Afana en 1966, de Ouandié Ernest en 1971, etc.165

Il y a enfin pour le moment, une troisième génération. Cette dernière prend corps avec Achille Mbembè dont les travaux sur Um Nyobè et la naissance du maquis au Sud-Cameroun sont bien connus et s’affirme aujourd’hui avec des auteurs comme Pierre Kame Bouopda dont j’ai cité les ouvrages plus haut et Shanda Tomné, à une moindre mesure. Deux traits majeurs caractérisent ces auteurs : ils prennent notamment à partie les colonialistes français et analysent le mouvement nationaliste à travers les grilles ethniques ou tribales, voire ethno-régionales. Quand on lit Mbembè, Bouopda ou Tomné, l’on a le sentiment de vivre une lutte à distance dont l’enjeu est l’appropriation du mouvement nationaliste camerounais par l’ethnie bassa dans la Sanaga maritime et l’ethnie bamiléké dans l’Ouest-Cameroun. Chacun de ces auteurs - que je suis loin de confondre - voudrait montrer que son ethnie, voire sa région d’origine est le fief de la lutte nationaliste. Shanda Tomné a même écrit un ouvrage dans lequel il dit que les Français à travers les exactions coloniales commises à l’Ouest du Cameroun doivent une dette aux

164

A. Eyinga est décédé le 17 janvier 2014, voir : Mandat d’arrêt pour cause d’élection (De la démocratie au Cameroun. 1970 -1978), Paris, L’Harmattan, 1978, 251p. Sur les travaux de cette seconde génération lire, Woungly Massaga : La révolution au Congo, op. cit., Où va le Kamerun ? Paris, L’Harmattan, 1984, 291p. A. Eyinga : Introduction à la politique camerounaise, op. cit. 165 A. Eyinga : Introduction à la politique camerounaise, op. cit. p : 149.

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Bamiléké.166 De même, Mbembé est-il allé jusqu’à qualifier Moumié de « populiste marxisant » alors qu’il ne l’a jamais connu de son vivant.167 Les auteurs de cette troisième génération gagneraient à rendre globale et non ethno-régionale, ethno-sectaire, l’approche du mouvement nationaliste upéciste dont la réalité est connue de tout le Cameroun. Les contours donnés au mouvement nationaliste camerounais aux uniques zones de la Sanaga maritime dans le Littoral et du bamiléké dans l’Ouest renvoient à des schèmes analytiques ethno-régionaux qui n’honorent ni ceux qui s’entêtent dans cette logique d’écriture, ni l’histoire nationaliste du Cameroun et ses martyrs déjà évoqués, ni même le grand parti révolutionnaire qui achoppe tant leurs plumes et qu’est l’UPC de l’époque. J’ai recouru à ces trois générations d’écriture nationaliste camerounaise parce que le problème qui taraude mon esprit et devrait faire autant à tout Camerounais travaillant réellement pour le Cameroun est celui du traitement de la mémoire nationaliste aujourd’hui. Quel rapport la postérité devra désormais entretenir avec la mémoire nationaliste camerounaise ? Faudrait-il continuer de l’ignorer comme c’est le cas prouvé récemment par les cinquantenaires folkloriques de l’ « indépendance » et de la réunification que le pouvoir a organisés en 2010 et 2014 ? Cette question est loin d’être banale dans la mesure où le temps ne fait que passer tout en abandonnant aux calendes grecques, ceux qui ont payé de leur vie les chemins de la liberté au Cameroun. Il se pose dès lors une question pluridisciplinaire en des termes simples : qui sont les véritables responsables des assassinats des nationalistes camerounais emportés par la martyrisation ? Qui ont organisé la martyrisation comme grave violation des droits de l’homme au Cameroun ? La réponse à ces questions devra aussi être pluridisciplinaire : elle devra faire appel à la fois au droit, à l’histoire, au politique, aux sciences morales, à la sociologie, etc. Cela veut dire que cette réponse nécessite une réflexion largement ouverte et dans mon sens n’interpelle plus les politiques actuels dont le comportement de mépris envers la mémoire nationaliste n’est plus à démontrer, mais la société civile. Je n’esquisserai la réponse aux questions posées qu’aux plans juridique et sociologique. 166

Lire notamment dans cette perspective, A. Mbembè : « Pouvoir des morts et langage des vivants : les errances de la mémoire nationaliste au Cameroun », Le réveil du Cameroun, Politique Africaine, (22), 1986, 172p. pp : 37-72. Je signale en passant que la première partie du titre de cet article est vraisemblablement l’inversion de la première partie du titre de l’ouvrage de J-F Baré : Pouvoirs des vivants, langage des morts. Idéologique sakalave, Paris, Maspero, 1977, 142p., La naissance du maquis dans le SudCameroun, op. cit. B. Pierre Kamé : De la rébellion dans le Bamiléké (Cameroun), op. cit. S. Tonmé : La France a-t-elle commis un génocide au Cameroun ? Les Bamiléké accusent, op. cit. 167 Voir, J-A Mbembè (ed) : Ruben Um Nyobè : écrits sous maquis, op. cit. p : 17.

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Au plan juridique, il apparaît à la lumière des écrits des deux premières générations évoquées que, sans ambages, c’est le colonialisme comme système impliquant à la fois les Français et les Camerounais acquis à leurs intérêts qui est responsable des assassinats des nationalistes camerounais. Par conséquent, il faut mener des actions pour mettre fin à l’impunité. Les responsables des assassinats des combattants révolutionnaires et de l’étouffement de la mémoire nationaliste devront être comptables un jour devant l’histoire. C’est dans ce sens que le mémorandum du One Kamerun (OK) et de l’AKAR (Association Kamerunaise des Anciens Résistants) signé le 25 mai 2001 est pour moi plein de sens.168 Ce mémorandum destiné à la Cour Internationale de Justice de la Haye (Pays-Bas) bien que mort-né dans la mesure où sa prise en compte par cette instance et d’autres auxquelles il a été amplié (Secrétariat général de l’ONU, Secrétariat général de l’OUA, Organisations diplomatiques, Organisations non gouvernementales, Partis politiques) a été quasi nulle. Cependant comme plainte ouverte contre l’administration coloniale française et ses valets au sujet des crimes contre l’humanité commis de 1955 à 1962 au Cameroun, ce mémorandum montre que les Camerounais, les Africains ne sont pas dupes et comprennent bien le sens des évolutions du monde actuel. Car en fait, le droit international et ses institutions - ONU, CIJ, TPI, etc. recommandent aujourd’hui la relecture de Karl Marx pour comprendre que depuis la nuit des temps, de telles institutions ne fonctionnent que comme superstructures juridico-politiques qui abritent les grandes puissances. Elles sont les mécanismes de fonctionnement des idéologies et appareils idéologiques d’État du « Gouvernement du monde ». Seule, une sociologie mondiale des temps contemporains pourrait nous faire comprendre le silence auquel se heurtent les rares voix qui s’élèvent davantage aujourd’hui pour remettre en cause, l’ordre du monde tel qu’il est supporté par l’ONU et la justice internationale.169 En effet, dans la mesure où le colonialisme est un système qui synthétise dans sa quintessence, la torture, le racisme, la déportation, la dictature, l’autoritarisme, les violences, etc., son existence même en tant qu’idée et sa mise en pratique comme phénomène social s’accompagnent nécessairement de la violation des droits de l’homme. Dans cette perspective, tous les colonialistes sont historiquement responsables, coupables des crimes contre l’humanité et méritent d’être traqués et 168

Voir l’édition spéciale du quotidien camerounais La Nouvelle Expression, lundi, 17 mai, 2010, pp : 17-20. 169 Lire à ce sujet, Anne-Cécile Robert : « Justice internationale, politique et droit », Le Monde Diplomatique, (590), mai, 2003, p: 25, N. Albala, S. Amin, N. Andersson, R. Charvin, G. Massiah, A-C Robert, M. Warschawski, J. Ziegler et al (eds) : ONU : droits pour tous ou loi du plus fort ? Regards militants sur les Nations Unies, Edition CETIM, 2005, 432p.

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condamnés. L’une des grandes figures des criminels de guerre, voire des criminels contre l’humanité que nous a laissées le vingtième siècle est celle de Maurice Papon qui, alors secrétaire général de la préfecture de la Gironde pendant le régime de Vichy, a participé activement à la déportation de 1690 juifs. Jusqu’en 1981, Papon a toujours été un haut fonctionnaire gaulliste, occupant le poste de ministre des finances. C’est Le Canard Enchaîné qui le dénonça. Papon fut arrêté et condamné à la réclusion criminelle à 88 ans. Il est né le 03 septembre 1910 à GretzArmainvilliers et mort à Pontault-Cambault le 17 février 2007 à l’âge de 96ans. Le cas Papon doit servir aujourd’hui de jurisprudence pour tous les coupables des violations des droits de l’homme et des crimes contre l’humanité. C’est ainsi que la proposition du Forum social mondial d’ une action dirigée vers l’ONU pour condamner G. W. Bush devant un tribunal pour crimes contre l’humanité, présentée par une trentaine d’organismes restera toujours valable tant qu’elle ne sera pas réalisée.170 Parmi les criminels contre l’humanité : tous les colonialistes et leurs suppôts. Tous les individus impliqués dans les actes coloniaux. Tous les individus jugés coupables ou responsables d’avoir perpétré des actes coloniaux. L’histoire du colonialisme français et ses putains locaux est encore loin d’avoir commencé et a un bel avenir au Cameroun, en Afrique et dans le monde. Il est urgent d’instaurer la notion de crime colonial contre l’humanité et non seulement celle de crime contre l’humanité dans la mesure même où il est question de tourner le dos à un droit international sclérosé pour épouser un droit inventif qui élabore la loi à partir de l’expression populaire et des dynamiques sociales. Sociologiquement, le politique actuel, c’est-à-dire le pouvoir néocolonial, tyrannocratique et monarchique camerounais de l’heure, ne peut rien pour la réhabilitation véritable de la mémoire nationaliste. Ceci, parce qu’il est tout simplement sa négation. Ce politique comme phénomène où interfèrent françafrique, velléités de succession dynastique est par essence même la négation du nationalisme et de sa mémoire. Ceci est donc inscrit pour moi dans l’agenda de la société civile comme seul protagoniste à qui il incombe actuellement la tâche de construire une société nouvelle. Si la martyrisation continue jusqu’à aujourd’hui, l’on peut se demander si la violation des droits de l’homme n’est pas une permanence de l’État postcolonial camerounais. Le devoir de viol et la tradition de violence caractéristiques du Cameroun monarchique ont connu une recrudescence durant la première moitié des années 1990 par les assassinats des avocats et religieux dont, entre autres, Maîtres Ngongo Ottou et Mboupda ont été victimes. Du côté religieux, le plus horrible de ces assassinats fut celui du Révérend père jésuite Engelbert Mveng dont 170

Voir à propos, Arnaud Blin et al (eds) : 100 propositions du Forum social mondial, Alliance des éditeurs indépendants, Paris, Éditions Charles Léopold Mayer, 2006, 272p. p : 133.

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la tête bien faite comme celle d’Osendé Afana fut une fois de plus violentée. L’on peut se demander quel est le rapport véritable du pouvoir tyrannocratique camerounais au cerveau pensant ? Les cerveaux comme ceux d’Osendé Afana, Révérend Engelbert Mveng et bien d’autres ne sont-ils pas des valeurs sûres et précieuses auxquelles le pouvoir doit assurer de manière plus particulière, un droit de protection ? Une nouvelle problématique émerge dès lors dans les questions de développement : il s’agit de celle de la sécurisation des têtes pensantes par les pouvoirs africains. Il est temps de renoncer à l’assassinat de l’intelligence et à la démonisation des têtes pensantes là où la première ressource est les ressources humaines tributaires des réflexions devant induire non des assassinats, mais des débats. Dans une Afrique à l’orée du XXIè siècle, n’est-il pas venu le temps de renoncer aux pratiques barbares d’élimination des cerveaux qui intègrent aussi des exils forcés pour des politiques plus pacifiques de rationalisation de la pensée critique à toutes fins utiles pour le développement ? Là est posée la question fondamentale de l’histoire camerounaise, africaine des temps présents. Là apparaît également la nécessité de rompre le silence face à l’impunité devenue une nébuleuse à l’abri de laquelle fleurissent sans vergogne, les politiques dynamiques du terrorisme intellectuel. Il est évident que la non élucidation jusqu’à ce jour des assassinats évoqués illustre l’encroûtement d’un État qui se dit de droit dans un certain obscurantisme, mais aussi et surtout reste l’expression forte d’une violence structurelle et d’une barbarie monarchique toujours en marche. Ceci signifie que les processus faisant du Cameroun un « État de jungle » en termes de droits de l’homme restent en marche. Dans le registre des droits sociaux, les grilles d’observation font montre d’un absolutisme monarchique où la nomenklatura centralise tout et où le monarque ne semble vraiment pas soucieux de ses sujets. Même les quelques textes relatifs à la décentralisation contenus dans la Constitution de janvier 1996 sont clairs dans leur expression d’une décentralisation centralisée. Une décentralisation prise en otage par l’Exécutif. Une décentralisation par le haut qui ne laisse aucune véritable autonomie et indépendance aux collectivités locales. Une décentralisation qui se confond à la déconcentration.171

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Lire Motaze Akam : « Pluralisme et endo-développement au Nord du Cameroun », Alawadi Zelao, Adder Abel Gwoda (eds) : Le Nord-Cameroun à l’épreuve des pluralismes. Quand les sciences sociales interrogent …, Paris, L’Harmattan, 2012, 269p. Voir également l’interview que j’ai accordée à l’hebdomadaire Le Septentrion Infos n° 46 du lundi 22 octobre, 2012 relative à son dossier sur la décentralisation dans le GrandNord, pp : 6-7, p : 7.

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Ainsi, dans un Cameroun où l’outil informatique est déjà d’une banalité légendaire, comment comprendre que les fonctionnaires et assimilés peuvent-ils encore restés sevrés des effets financiers des avancements indiciaires automatiques, des promotions dans la carrière? Dans les universités d’État, le changement de grade ne s’accompagne pas automatiquement des effets matériels afférents (nouveau salaire, avantages et primes…) alors que l’Arrêté ministériel de promotion est bien amplié au Ministère des Finances à toutes fins utiles pour le promu. Lorsque l’Enseignant n’est pas un acquis au parti au pouvoir (Rassamblement Démocratique du Peuple Camerounais, R.D.P.C) ou au système ou encore ne veut pas se compromettre dans les circuits et réseaux occultes de corruption, il peut ne jamais bénéficier des fruits de ses efforts : tout se passe comme si on est dans un système où lorsqu’on veut progresser vers le haut sainement , l’on vous tire plutôt, diaboliquement, vers le bas ! Dans cet ordre d’idées, la retraite est une véritable calamité. Quand, ailleurs l’on grève pour aller tôt à la retraite, chez nous elle est un syndrome où le système maintient aussi longuement qu’il le veut ses « acquis », et fait des autres des rénégats, à âge pourtant égal. Pour ces derniers, la retraite devient une grosse punition, un délit. Contrairement à ce qui se passe ailleurs, au Cameroun, la retraite est une injure. Alors qu’un retraité est le symbole de la dignité et de l’honorabilité pour avoir servi son pays où il a travaillé (public ou privé), ici, il est désormais en marge, c’est un exclus. Les interminables agacements et peines relatifs aux procédures administratives pour faire aboutir son dossier afin de bénéficier de sa pension retraite précipitent souvent sa mort physique !172 Cela va sans dire : nous sommes véritaéblement dans un État contre les Hommes. Rares sont aujourd’hui les fonctionnaires et agents camerounais non créanciers de l’État en termes d’avancements et promotions, de primes et d’avantages... Je me demande souvent quels conseils les conseillers à la Présidence de la République donnent à Paul Biya? Le poids de la dette intérieure du Cameroun est encore lourd du fait du cumul des avancements indiciaires et promotions non payés. Or, la titrisation qui était supposée éponger cette dette n’a pas tout résolu. Il est curieux de constater que dans la monarchie obscurantiste d’Ahmadou Ahidjo, les avancements indiciaires fussent automatiques avec effets financiers, au terme de chaque deux ans. Il est paradoxal de constater aussi que les rendez-vous salariaux y fussent scrupuleusement respectés : paie des fonctionnaires par virement bancaire chaque 18 du mois, par bon de caisse chaque 15 du mois, augmentation du salaire chaque nouvel an, stabilité du montant du salaire garantie. Aujourd’hui, la date de paiement 172

Voir sur ce sujet, P. Mani : La problématique de la retraite sous les tropiques, Paris, L’Harmattan, 2012, 194p.

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des salaires et les montants de ces derniers brillent par une élasticité qui fait que le fonctionnaire camerounais ne connaît non seulement la date exacte du virement de son salaire, le 24, le 25, le 26, le 27 ?... mais aussi son montant exact ! Pour revenir aux avancements indiciaires et promotions, les conseillers financiers et le prince devraient savoir que la paie automatique de ceux-ci épargnerait la violation d’un droit de travail élémentaire et croîtrait le salaire du fonctionnaire sans attendre nécessairement un éventuel mouvement de contestation lié à la lutte contre la vie chère qui obligerait le pouvoir à une augmentation officielle de celui-ci comme ce fut le cas en février 2008. C’est un énorme problème de citoyenneté que sous-tend la problématique du salaire et des conditions de travail au Cameroun où certains agents administratifs, à l’instar des personnels d’appui des universités d’État, connaissent la récurrence des mois de soixante jours et plus ! Le salaire, c’est la vie ; et comme droit social le plus élémentaire, il faut comprendre que sa rétention arbitraire ou abusive, voire son instrumentalisation à des fins inavouées et à quel que niveau que ce soit est une grave violation des droits humains. L’on peut observer à travers les grilles de l’anthropologie et de la sociologie du travail que le non respect des droits sociaux liés au salaire camerounais dont le SMIG reste encore de 28 516 FCFA par mois,173 dans un pays d’une richesse légendaire, est une violation des droits de l’homme. C’est le devoir de violence structurelle que s’est arrogé le système Biya depuis l’avènement de ce monarque au pouvoir en 1982. Ce devoir de violence structurelle et de barbarie d’État intègre également d’autres domaines comme ceux de la santé, de l’éducation et des loisirs. Le droit à la santé fait également partie des droits de l’homme selon la définition donnée plus haut. Dans un travail antérieur, j’ai montré comment le système de santé camerounais est le fondement même d’une santé inégale.174 C’est-à-dire que le système de santé repose sur l’exclusion organisée des pauvres. À cette base foncièrement inégalitaire, le système sanitaire au Cameroun se résume plus aujourd’hui à cette formule : L’argent avant le malade. Cette formule pose comme a priori, un déni de droit de se faire soigner dans les structures sanitaires ou hospitalières du pays quand on n’a pas de l’argent. Quelle que soit la gravité de l’état du patient, si le personnel hospitalier ne voit pas la couleur de l’argent, tant pis !... Normalement ou anormalement, il faut donner de l’argent pour attirer sur le patient un regard médical. Or, dans les pays occidentaux où se fait 173

Rapport National de Progrès des Objectifs du Millenaire pour le Développement (OMD). Année 2010, Ministère de l’Economie, de la Planification et de l’Aménagement du Territoire, PNUD, Cameroun, 2010, 49p. p : 11. 174 Motaze Akam : Le social et le développement en Afrique, op. cit. pp : 140-146.

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soigner la protobourgeoisie, la personne malade en situation critique est d’abord soumise à un traitement avant de s’acquitter des frais afférents. En revanche chez nous, « La dictature de l’argent » est un préalable à toute administration des soins de santé primaires à un malade. Ceci polarise davantage le système sanitaire qui de facto se pose comme barrière aux pauvres et fonctionne à la seule grande faveur des « hiérarques » du système social. Le fait d’exiger avant tout de l’argent à un patient dans nos structures de santé a condamné des milliers et des milliers de personnes des catégories vulnérables à la mort précoce. Ceci soulève en permanence, un réel problème de droits humains dans la postcolonie tyrannocratique et monarchique camerounaise. Le problème des droits de l’homme est de manière sous-jacente corrélatif à celui de citoyenneté. Car, à observer les pratiques sanitaires camerounaises, l’on peut se poser la question de savoir si le rapport de l’individu à la pauvreté implique un déni de citoyenneté ? Etre pauvre signifie-t-il que l’on est citoyen à part entière ou renégat entièrement à part dans les institutions où la citoyenneté doit être exprimée et reconnue? Il en va de même du droit à l’éducation. Dans le travail que je viens d’évoquer, j’ai décrié aussi l’éducation de misère et les misères de l’éducation au Cameroun.175 Une éducation de misère a fondamentalement deux fonctions aujourd’hui : de par sa non prise au sérieux par les politiques, elle n’est pas donnée aux jeunes de manière satisfaisante. Son manque de structures académiques et de recherche au niveau de l’enseignement supérieur en fait un parent pauvre qui fracture grossièrement le droit à l’éducation comme droit de l’homme. D’autre part, elle confirme la tradition sociologique qui depuis Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, a toujours vu la fonctionnalité de l’éducation comme expression de la reproduction des inégalités et de la polarisation sociales.176 Je peux même ajouter que la manière dont se présente l’éducation actuellement en fait un véritable fer de lance des formes d’exclusions et de marginalisations variées dont est victime « le fer de lance de la nation » qu’est la jeunesse. C’est une éducation dont la seconde fonction est la négation du droit à l’éducation comme droit de l’homme aux Camerounais, notamment les jeunes. Je peux également mettre dans ce registre du Cameroun comme cimetière des droits de l’homme, les droits aux loisirs. 175

Motaze Akam : Le social et le développement en Afrique, op. cit. pp : 146-156. P. Bourdieu, J-C. Passeron (eds) : Les héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Minuit, 1964, 183p., La reproduction. Eléments pour un système d’enseignement, Paris, Minuit, 1970, 281p., P. Bourdieu : « L’école conservatrice. Les inégalités devant l’école et devant la culture », Revue française de sociologie, cité par Michel Cornic : « La sociologie des loisirs. L’homme au repos », La sociologie, Dictionnaire Marabout Université, Savoir Moderne, Paris, T. 2, 1972, pp : 235-478, pp : 364-387. 176

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Spécialiste de la sociologie du loisir, Joffre Dumazedier, chercheur au CNRS a montré dans son œuvre que dans les sociétés industrielles, le loisir ne peut se définir par rapport au travail, ni se réduire à sa négation. Pour lui, le travail et le loisir sont loin de constituer les aspects complémentaires d’une même civilisation. Ce sont deux réalités qui s’excluent. C’est dans cette perspective que Dumazedier finit par définir une civilisation du loisir spécifiquement porteuse des problèmes psychologiques. Selon Dumazedier, les loisirs ont cessé d’être le privilège d’une minorité pour se transmuer en une aspiration de la majorité. En s’inscrivant dans l’histoire et devenant un évènement incontournable, le droit aux loisirs est une expression forte des droits de l’homme. Cependant dans les sociétés dominées par le travail, c’est-à-dire traversées par les valeurs qui lui sont liées, les loisirs n’occupent qu’une place secondaire. Ce n’est donc qu’en les opposant au travail que l’on peut les comprendre ; et c’est vis-à-vis de ce dernier qu’ils prennent résolument corps. Ainsi pour Dumazedier, trois fonctions positives sont assignées aux loisirs : délasser, divertir et permettre le développement de la personnalité. C’est donc une question sociologique de taille relative à la problématique du développement personnel.177 Le loisir ne se définit pas par le travail lui-même, mais par opposition à lui. Pour Michel Cornic, les loisirs sont pour tout le monde, une possibilité de compenser le travail, comme ce qui permet aux hommes de vivre leur « vraie vie » en apportant des réponses aux problèmes que pose le travail. À l’observation des sociétés africaines, ce qui précède ne concerne que les « hiérarques » et les « nomenklaturas » positionnés aux sommets des appareils d’État. Car, ce sont eux qui constituent selon une expression de François de Closets, la haute « privilégiature » qui seule a droit aux vacances à l’étranger - Occident - et par conséquent aux « sources de joie » que lui procurent d’innombrables sites touristiques des pays des blancs. Le droit aux loisirs dans un pays comme le Cameroun est l’expression forte de ce que j’appelle inégalité d’accès178 tout en constituant elle-même un accès réservé à la « nomenklatura ». C’est dire 177

Lire à propos, Marc-Henry Soulet : « Changer sa vie : une question sociologique », Apprendre à vivre. Des philosophies antiques au développement personnel, Les Grands Dossiers des Sciences Humaines, (23), juin-juillet-août, 2011, 82p. pp : 38-41. Pour les travaux de Joffre Dumazedier, lire notamment entre autres : Vers une civilisation du loisir ? Paris, Seuil, 1962, 309p., Sociologie empirique du loisir. Critique et contrecritique de la civilisation du loisir, Paris, Seuil, 1974, 269p. 178 Motaze Akam : « Pluriculturalisme et coexistence en milieu défavorisé », Cameroun : pluralisme culturel et convivialité, Ivry, Editions Nouvelles du sud, 1996, 211p. pp : 5775, p : 66.

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que l’inégalité d’accès ne consacre plutôt le droit aux loisirs qu’aux élites dirigeantes, aux protobourgeois qui chaque année passent les vacances avec leurs familles aux bords des plages hexagonales, américaines, allemandes... La Côte d’Azur leur est plus familière que les villes balnéaires de Kribi et Limbé au Sud et Sud-Ouest du Cameroun. En exerçant le « droit de tuer » les têtes pensantes, ceux qui ont des idées opposées non seulement au régime mais aussi à l’ordre social dominant, et s’appropriant le droit au loisir, la classe dirigeante au Cameroun depuis sa naissance coloniale s’est affirmée aujourd’hui comme véritable bourreau des droits de l’homme, voire le socle sur lequel repose la république monarchique ou encore la tyrannocratie. S’il faut dire que pour les paysans, le loisir comme réalité est vide de contenu et de sens, les sociétés rurales où les coutumes sont encore fortes au Cameroun et où les obligations de pâturage et d’exploitation agricole priment sur tout, restent ainsi systématiquement exclues d’une « culture de loisir » qui devient dès lors l’apanage des hommes de la ville, en l’occurrence de la protobourgeoisie. Ceci d’autant plus que la civilisation rurale suspecte toujours les loisirs qui frisent pour elle la paresse et l’oisiveté. Ceci ne veut pour autant pas dire que vu leurs fonctions positives évoquées plus haut et qui participent de l’équilibre non seulement psychique mais aussi psychosociologique des individus, les loisirs ne doivent pas être reconnus aux paysans par une éducation citoyenne et une prise de conscience comme droits de l’homme. Dans un pays où les maladies chroniques du cœur envahissent sans le savoir la plus grande majorité des paysans et où les cardiologues sont encore rares,179 la culture des loisirs doit être encouragée pour rééquilibrer une paysannerie pauvre et cardiaque. Dans les villages de brousse, c’est une récurrence de voir aujourd’hui des paysans tomber, c’est-à-dire mourir des suites de très courtes maladies dont les origines et les causes sont le plus souvent attribuées à la sorcellerie alors qu’elles sont à rechercher dans la cardiologie, la malnutrition et la faim.180 C’est dire que le droit, dans un État camerounais qui se dit État de droit n’est qu’une agonie permanente. Par conséquent, la grande mutation anthropologique et sociologique aujourd’hui est que le Camerounais et son espace social sont devenus anomiques. Si le Cameroun comme « État de jungle » fait observer en permanence l’agonie du droit, l’on peut comprendre dès lors que c’est une société 179

Selon les prévisions de l’Annuaire Statistique du Cameroun 2010, la vaste région de l’Adamaoua ( 63 701 km2) aura une population de 1 183 551 hbts en 2015 (p : 47) et n’ a encore officiellement aujourd’hui qu’un seul cardiologue à l’hôpital régional de Ngaoundéré ! 180 Sur ce sujet, lire Jean Ziegler : Destruction massive. Géopolitique de la faim, Paris, Seuil, 2011, 247p.

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gangrenée, déréglée, dés-ordonnée où les valeurs de quelle que nature que ce soit n’ont plus de place. « Le Cameroun, c’est le Cameroun » comme a dit Paul Biya pour refuser la tenue d’une conférence nationale souveraine au début des années 1990 signifie bien aujourd’hui que c’est un pays atypique qui marche la tête en bas et les pieds en l’air. C’est le pays où la compétence, l’intelligence, le mérite, le savoir, la connaissance, la justice, la vérité, la morale, bref les valeurs sont un délit. Au sens sociologique du terme, l’espace camerounais est un véritable cercle vicieux. Une lecture critique des récentes élections sénatoriales d’avril 2013 permet aisément de comprendre que le système Biya fait du Sénat un fourre-tout, l’espace laxiste où les « sommets de l’État » vont sommeiller davantage au regard de certains sénateurs aux profils problématiques. À voir ce qui se passe avec le Parlement, le Sénat ne sera aussi qu’une autre caisse d’enregistrement, un autre espace d’extension du pouvoir du président-pachiderme dont l’influence prendra en otage les sénateurs parmi lesquele 30% sont déjà nommés par lui. Au Cameroun, rien n’est pris au sérieux. C’est ce qui y explique aussi une permanence de la non élection en tant que l’élection - suffrage universel - est l’une des valeurs indéniables de la démocratie libérale.

La permanence de la non élection La problématique électorale au Cameroun est un sujet véritablement préoccupant de la colonie à la postcolonie. D’une manière générale, la sociologie électorale africaine gagnerait à mener des recherches sur les systèmes traditionnels de choix des responsables et dirigeants partant de l’Afrique précoloniale.181 Car selon des recherches menées au Nord du Cameroun, j’ai découvert l’alignement derrière le candidat de son choix comme forme historique de désignation des dirigeants. À l’observation de ce système chez les femmes mafa,182 le principe du secret à la base des scrutins modernes et à l’origine des truquages et contentieux électoraux en Afrique actuelle n’y semble pas acquis et jouer un certain rôle. Le principe de transparence, naturel à ce modèle de choix électif, est par essence même, la négation de l’idée de secret sur laquelle se fondent les consultations électorales modernes. En effet, le principe du secret 181

Voir à titre d’exemple concernant la justice sociale, les institutions, l’ethnicité, etc. Toyin Falola (ed) : Tradition and change in Africa. The essays of J. F. Ade. Ajayi, Africa World Press, Inc. 2000, 468p. 182 Motaze Akam : « Crise, ajustement et organisations paysannes, (Nord du Cameroun) », Georges Courade (ed) : Le village camerounais à l’heure de l’ajustement, Paris, Karthala, 1994, 410p. pp : 284-292.

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électoral est source d’un certain nombre de malversations dans les procès électoraux de l’Afrique noire contemporaine. C’est de lui qu’il faut partir pour parler de la non élection au Cameroun. C’est dire qu’au nom du secret électoral, les scrutins organisés au Cameroun depuis l’État colonial ont toujours connu en secret, c’est-à-dire par le camouflage, des pratiques où le faux a toujours été au centre des opérations soit par l’empêchement des partis redoutés par le pouvoir de participer aux élections comme ce fut le cas de l’UPC durant le mouvement d’indépendance, soit par d’autres mécanismes déroutant les électeurs de ces partis, soit par le transfert du parti au pouvoir des suffrages obtenus majoritairement par les partis qui lui font peur, soit encore par le bourrage des urnes en faveur du parti au pouvoir... C’est pour cela que ces pratiques frauduleuses des élections constituent ce que j’ai appelé au début des années 1990, le phénomène électoral.183 Le phénomène électoral est la traduction de la tenue effective des élections, mais des élections dont les scrutins sont toujours faussés à la base par des obstructions ou truquages qui émaillent finalement les processus électoraux en transformant ces derniers en mascarade et donc en non élection soit par le bourrage des urnes, soit en faisant voter massivement ceux qui n’ont pas encore l’âge électoral, soit par le vote des militaires dont le corps est supposé être apolitique, en faveur du parti au pouvoir dans l’histoire récente du Cameroun. Le phénomène électoral se comprend plus historiquement et sociologiquement au Cameroun. Historiquement, il faut partir de ce que j’entends par obstructions colonialistes. Celles-ci s’observent au lendemain de la conférence de Brazzaville. Au terme de ces assises, les partis politiques et les syndicats connurent une effervescence pour la première fois au Cameroun. La véritable opposition eut pour porteflambeau, l’UPC. Ce multipartisme s’opéra sous le strict contrôle de l’État colonial dont les partis et associations satellites furent : JEUCAFRA-UNICAFRA, ESOCAM, RENAICAM, BDC, ASSABENOUE, UNTK, UENC, UBC, etc. Parmi les forces politiques en présence, seule l’UPC portait les aspirations profondes du peuple camerounais et était par conséquent la cible à abattre des colons et leurs suppôts locaux. Ces derniers étaient bien conscients qu’ils ne pouvaient pas battre l’UPC avec leurs partis 183

Voir à propos, Motaze Akam : « Phénomène électoral : dynamique ou obstacle à l’alternative démocratique au Cameroun ? », Postwatch, op. cit. L’on se reportera utilement à l’idée d’élections dans des conditions respectables au Cameroun défendue par Eyinga Abel, spécialiste des élections du 10 avril 1960 auxquelles il consacra une thèse de droit public intitulée : Les élections du 10 avril 1960, Faculté de Droit et Sciences Economiques, Université de Paris I, Panthéon-Sorbonne, 1960., lire aussi du même auteur: Cameroun. 1960-1989, la fin des élections, Paris, L’Harmattan, 2000, 116p.

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satellites dans une élection véritablement transparente. C’est ainsi que naquirent les obstructions de toute nature du côté des colonialistes et leurs alliés visant à mettre l’UPC dans une situation troublée ne lui permettant pas une participation sereine et dynamique, voire à chances égales avec ses adversaires, aux élections. En 1949, 1951, 1952, lors des élections portant respectivement sur les Assemblées Représentative, Nationale et Territoriale, des tractations diverses obstruèrent la voie des upécistes ; elles se concrétisèrent par la création des partis tribaux par le pouvoir colonial, la répression au quotidien des membres et dirigeants de l’UPC visant à mettre ce parti hors course. De telles pratiques pré-électorales contribuèrent à éconduire les processus électoraux. Ces pratiques anti-upécistes et par conséquent anti-populaires n’ont jamais contribué à de bonnes conditions de participation électorale pour l’UPC qui, contrairement aux analystes au mythe dépassé et à ce que fit le Social Democratic Front (SDF) lors des Législatives anticipées du 01 mars 1992, n’avait jamais d’abord opté pour le boycott des élections. Légaliste comme le parti bolchevik léniniste durant la révolution russe qui fit un raz de marée à la Douma (Assemblée du peuple) - ce que le SDF aurait pu faire en mars 1992 - l’ UPC a toujours tourné le dos à la politique de la chaise vide. Ce sont plutôt des pratiques et manœuvres ayant constitué des obstructions colonialistes dans le phénomène électoral et ayant abouti à la suspension/dissolution de l’UPC par Roland Pré, et donc le pouvoir colonial français en 1955, qui imposèrent les voies du maquis à ce parti. Cependant, cinq ans plus tard, l’UPC fut réhabilitée en 1960. Mais lors de l’élection législative du 10 avril de la même année, élection capitale pour l’évolution politique du pays dans la mesure où c’est elle qui donna naissance au Parlement qui a élu le premier président de la République du Cameroun, c’est une UPC fortement diminuée que Mayi Matip conduisit au scrutin. Deux faits majeurs expliquent cet affaiblissement. Premièrement l’UPC venait de passer cinq ans d’inexistence officielle, car ayant été contrainte à fonctionner clandestinement avec la suspension de Roland Pré. Deuxièmement, il y avait seulement deux ans que son premier secrétaire général, leader charismatique Georges François Ruben Um Nyobè venait d’être assassiné. Devant la convocation du corps électoral le 10 avril 1960, ce parti était sérieusement miné de l’intérieur et sujet à des obstructions diverses comme le montre Abel Eyinga dans sa thèse évoquée plus haut. Il convient d’ajouter à cela, le climat de tension générale qui abrita ces législatives et le déploiement d’un dispositif d’irrégularités tout azimut. Par exemple, durant cette élection, l’on utilisa simultanément le scrutin de liste et le scrutin uninominal selon les découpages des circonscriptions et des régions. Ceci défavorisa largement l’opposition. L’UC (Union

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Camerounaise) d’Ahmadou Ahidjo l’ayant « naturellement » remporté, ce dernier, candidat unique à la présidence de la République fut élu par l’Assemblée Nationale le 05 mai 1960 par 89 voix contre 10 abstentions (upécistes et indépendants) par un vote de 99 suffrages exprimés. Sur cette logique de la non élection, le Nord du Cameroun que le sens commun croît stérile en scénarios politiques historiques offre des exemples édifiants en revenant quatre ans avant 1960. Il s’agissait de l’élection pour les chefs de file des interlocuteurs administratifs à l’Assemblée Territoriale Camerounaise (ATCAM). Cette élection eut lieu le 23 décembre 1956. Ce fut une confrontation entre deux candidats de la même région : Ahmadou Ahidjo et Ahmadou Mahondé, tous de la Bénoué et seulement différents du fait que le second fut un Camerounais à 100% alors que le premier serait d’un père sierra-leonais ou malien... Deux listes étaient donc concurrentes. Non seulement les pronostics, mais aussi les rapports qui affluaient au bureau du gouverneur Mesmer à Yaoundé étaient unanimes pour une éventuelle victoire d’Ahmadou Mahondé, mais le haut-commissaire appela d’urgence le futur premier ministre provisoire André-Marie Mbida pour qu’il se prononce s’il voyait un inconvénient pour la représentation d’Ahmadou Ahidjo dans la prochaine ATCAM appelée à valider le projet du statut en provenance de la France. En fait, Pierre Mesmer voulait savoir l’homme de préférence de Mbida entre les deux candidats de la Bénoué afin d’en instruire en conséquence ses Administrateurs. Mbida porta son choix sur Ahmadou Ahidjo qu’il connaissait déjà à l’ATCAM, mais aussi à l’Assemblée de l’Union française au détriment d’Ahmadou Mahondé sympathisant nationaliste à tort ou à raison. Armé de ce choix, le haut-commissaire instruisit à cet effet ses représentants dans la Bénoué. Ces derniers très aptes dans ce type d’opérations, recoururent aux manipulations, fraudes et intimidations qui restent le propre des élections au Cameroun colonial et postcolonial. Ainsi, à la surprise générale, la liste d’Ahmadou Ahidjo fut proclamée gagnante le 23 décembre 1956. Trois et cinq ans après, les plébiscites de 1959 et 1961 devant permettre le choix du Nord-Cameroun britannique à l’adhésion ou pas au Nigeria connurent des grandes irrégularités et fraudes orchestrées par l’administration coloniale anglaise et ses valets locaux qui finirent par consacrer paradoxalement la victoire de l’adhésion sur le « non » populaire de la conscience nationaliste et patriotique des Camerounais de cette région du monde. Ce furent aussi des élections truquées.184

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Pour comprendre comment la S.D.N et l’O.N.U sacrifièrent le Cameroun septentrional à l’autel de la grande puissance britannique…, lire Ouba Abdoul-Bagui : L’évolution politique du Nord-Cameroun britannique, 1916-1961, thèse de Doctorat/Ph.D, Département d’Histoire, Université de Ngaoundéré, 2013, 627p. pp : 401-429.

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Durant le parti unique, le long règne d’Ahmadou Ahidjo fut en soi une amnésie électorale. Comparativement au régime soviétique de parti unique où l’on put tout de même observer une élection ayant mis en minorité au sein du parti communiste le secrétaire général Leonid Brejnev, ce dernier était contre l’opération militaire à propos de l’intervention soviétique en Afghanistan en 1978,185 trois ans plutôt s’observait au Cameroun, un scrutin qui plébiscitait Ahmadou Ahidjo à 99,99% de suffrages à la présidentielle de 1975. Si en 1988, les législatives ont semblé secouer ceux qu’on appelait alors « baobabs » au sein même du parti unique six ans après l’accession de Paul Biya à la Magistrature suprême, ce dernier entendait cependant maintenir la logique de la non élection au niveau des scrutins présidentiels plus déterminants pour lui. Traditionnellement, les élections ont toujours été l’expression régulée de la lutte des classes dans les vieux pays du monde où l’observation sociologique interdit désormais de voir ce que le vingtième siècle a appelé « vieilles démocraties ». La sociologie mondiale de ce début du troisième millénaire interdit de parler d’un modèle démocratique avancé au vu de ce qui vient de se passer en Côte d’Ivoire et en Libye. C’est une importante problématique que j’appelle le déficit démocratique mondial actuellement à l’origine des relations internationales barbares et violentes rendant permanent l’impérialisme. Par exemple aux États-Unis, l’opposition entre les partis est demeurée toujours avant tout l’expression d’un conflit de classe apaisé. Ainsi, à l’origine, si les démocrates ont toujours bénéficié du soutien des classes inférieures, des sociologues comme Robert Mac Iver et Seymour Martin Lipset s’accordent à reconnaître que la droite républicaine se constitue d’un groupement des partis qui soutiennent les intérêts des classes supérieures ou dominantes, alors que la gauche et le centre rassemblent respectivement les classes inférieures, économiquement défavorables et les classes moyennes. Lipset proclame ainsi que : Dans toutes les démocraties modernes, les partis politiques sont chargés d’exprimer une situation de conflit entre les différents groupes, donnant ainsi à la lutte des classes sa forme démocratique.186

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L’intervention soviétique en Afghanistan peut être considérée comme l’irruption de l’armée rouge dans le politique afghan pour liquider la dictature effroyable d’Amin et les féodaux locaux soutenus par les États-Unis et leurs agents pakistanais. Elle couvre sensiblement la période allant du putsch manqué du mois d’avril 1978 au mois d’août 1979 où presque 5000 conseillers soviétiques contrôlaient les rouages de l’armée et de l’administration afghanes, tandis que les pilotes soviétiques écrasaient les mutineries d’unités réputées de gauche à Kaboul, mais aussi à Hérat. 186 S. M. Lipset : L’homme et la politique, Paris, Tendances actuelles, 1970, 255p. p : 135.

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S’agissant du contexte camerounais, l’on peut paraphraser autrement cette assertion en disant tout simplement qu’au Cameroun, les partis politiques - grossièrement nombreux pour ne pas faire sérieux - sont chargés d’exprimer une situation de conflit entre différents groupes donnant ainsi à la lutte des classes et autres conflits sociaux, leurs formes les plus violentes. Car, c’est ce qui s’observe lors des élections, notamment présidentielles dans ce pays depuis l’État colonial. Au Cameroun sous Biya, les élections ont donné lieu à des périodes extrêmement dangereuses faisant l’objet des prières dans la plupart des confessions religieuses du pays pour invoquer Dieu de préserver ce dernier contre les situations tendues susceptibles de se transformer en guerre civile. C’est ce qui s’est observé lors de l’élection anticipée du 11 octobre 1992. En sociologie politique ou électorale, cette élection comme objet d’étude n’est autre que l’analyse du comportement politique dans l’histoire la plus récente du Cameroun. C’est une élection capitale comme celle du 10 avril 1960 non seulement par son caractère pluraliste après le long règne d’Ahmadou Ahidjo, mais aussi parce qu’elle portait sur le choix du président de la République dans un contexte d’une nouvelle ère de la démocratisation. En outre, elle pèse encore de tout son poids sur la vie quotidienne et les processus sociaux du Cameroun de ce début du troisième millénaire. En fait, trois temps sociaux permettent l’intelligibilité de ce scrutin comme véritable phénomène électoral : le temps préélectoral, le temps électoral et le temps post-électoral. S’agissant du temps préélectoral, le syndrome tribalo-régionaliste mécanisme permanent de la violence politique a été récupéré par certains « aparachiks » et servi de levier à tout discours de sensibilisation dans certaines provinces appelées aujourd’hui régions. Ainsi au sud dont il est originaire, Joseph Owona, alors secrétaire général à la présidence de la République a tenu devant les « élites » et populations, des discours ne reflétant que des recommandations xénophobes contre ceux qu’il appelait avec Andzé Tsoungui alors vice-premier ministre et cumulativement ministre d’État chargé de l’administration territoriale, allogènes. Il s’agit des Bamiléké, Foulbé, « anglophones », ces derniers étant considérés, par un sens commun, pour eux comme une tribu ! À Ambam, dans l’actuel département de la Vallée du Ntem, Joseph Owona, le professeur agrégé de droit public a appelé carrément à un vote total sans isoloir pour le président Biya après avoir instruit les populations locales de ne plus emprunter les taxis des Bamiléké ou acheter des articles dans leurs boutiques. Durant la même occasion, il a garanti à ses frères boulou, beti, ntoumou, mvaé, la victoire d’avance et sans conteste du RDPC à n’importe quelle élection dans le nouveau contexte partisan actuel. À travers son discours, les non originaires du Sud, du Centre, de l’Est ont été présentés comme des brigands de nationalité non camerounaise, 126

notamment les « anglo-bami » comme le pouvoir avait alors fait appeler les « anglophones » et les Bamiléké,qui voulaient arracher l’autorité de l’État aux Boulou-Beti devenus aussi pour la circonstance une ethnie à part.187 Les discours du pouvoir s’assimilaient aux émissions de la « Radio Mille Collines » qui préparaient psychologiquement une guerre civile génocidaire au Rwanda en 1994. À travers l’étendue du territoire national, le climat d’une logique de guerre entre les Boulou-Beti et les ressortissants du grand Ouest et du grand Nord était pressenti.188 S’agissant des meetings de la campagne et de la propagande entrant dans le cadre des rites électoraux, les partis d’opposition jugés plus représentatifs par le pouvoir en place n’ont pas pu circuler à travers toute l’étendue nationale pour battre campagne. Le SDF et ses alliés, Le Mouvement Progressiste de Jean Jacques Ekindi, etc. n’ont pas ainsi pu tenir normalement leurs meetings dans le Sud et d’autres provinces à l’époque, à cause des persécutions et de la répression, voire d’autres obstructions dont leurs leaders étaient victimes. Sur le plan purement technique, la controverse ayant alimenté l’élaboration du code électoral a abouti à un code dépassé par rapport à la société politique et la société civile sur plusieurs points dont entre autres, l’imposition d’un scrutin uninominal à un tour et l’arrêt des inscriptions sur les listes électorales au 30 avril de l’année. Au niveau médiatique, « L’Expression Directe» des partis politiques du 07 octobre 1992 reste une anamnèse qui montre l’injustice et la domination politiques au plus haut : le parti au pouvoir, le RDPC, a monopolisé la télévision nationale pour près de 142 minutes - 2heures et 22mn - alors que tous les candidats de l’opposition n’avaient que 12 minutes chacun. De même, contrairement à ce qui était dit dans la section 78 du code électoral - avant huit jours tous les emplacements des bureaux de vote devaient être connus - il n’y a eu aucune information concernant cette importante question durant le temps préélectoral. Durant le temps électoral considéré comme celui du déroulement effectif du scrutin ou l’élection en actes, le volcan préparé lors de la période préélectorale ne tarda pas à vomir du feu. Le discours tribalorégionaliste entretenu par les « aparachiks » et bien d’autres évoqués, généra des violences à colorations tribale et régionale dans la quasi187

Lire à propos Motaze Akam : « Le fait ethnique : ancrage local », Charly Gabriel Mbock et al (eds) : Les conflits ethniques au Cameroun : quelles sources quelles solutions ? Yaoundé, Editions Saagraph and Service Oecuménique pour la paix, 2000, 210p. pp : 43-55. 188 Voir, Motaze Akam : « Élections présidentielles au Sud : les démons du « renouveau » réveillent les vieux démons tribalistes », Cameroon Post, (28), 09 novembre, 1992, p : 3.

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totalité du territoire camerounais, en l’occurrence dans le centre et le sud. Ainsi, dans les villes de Mbalmayo, Sangmélima et Ebolowa, de véritables chasses aux « allogènes » (Bamiléké, Foulbé, « anglophones ») ont été organisées. Des affrontements entre ces différentes communautés ethniques et les Boulou-Beti se sont soldés par des morts dont les médias inféodés au pouvoir n’ont jamais parlé. Dans le Centre et le Sud, des responsables administratifs chargés de la supervision de l’élection et acquis au RDPC ont expressément boycotté la participation élective du côté de l’opposition en ne faisant pas acheminer à temps ou pas du tout, les bulletins des autres partis dont notamment ceux du SDF aux bureaux de vote où l’on expulsait de surcroît les responsables de l’opposition qui devaient contrôler avec ceux du pouvoir comme le dit le code électoral, le déroulement des opérations. Ces tensions ont donné lieu à des agressions physiques et bagarres entre partisans du pouvoir et partisans de l’opposition. Un responsable du parti SDF, Konga, pour avoir voulu savoir pourquoi on écartait les responsables de son parti des bureaux de vote a été sévèrement tabassé dans le village de Biyeyem à cinq kilomètres d’Ebolowa. Au niveau de plusieurs bureaux de vote, les administrateurs en charge s’arrangeaient à ne présenter qu’un seul bulletin de vote : celui du RDPC de M. Paul Biya ! Si l’on ajoute à cela le manque total d’information ayant alimenté la méconnaissance des sites de bureaux de vote entretenu envers ceux qui étaient soupçonnés être sympathisants ou militants de l’opposition, l’intimidation et la persécution dont ils étaient victimes, ces élections ont pris alors tous les aspects et dimensions d’une mascarade. Ce scénario était observable partout où les chefs traditionnels inféodés au RDPC devaient garantir des ressources et gains politiques comme dans la grande chefferie Bandjoun de l’Ouest, où le chef Nyié Kamga terrorisa les militants du SDF. Dans le Littoral à Douala, plusieurs manœuvres de diversion ont émaillé les opérations électorales. Antar Gassagay du PNP ayant décidé de soutenir la « majorité présidentielle » ne devait plus avoir ses bulletins en circulation dans les bureaux de vote, mais ceux-ci y ont été maintenus pour créer un embrouillamini avec ceux du leader du SDF de même couleur. Cette manipulation a été un grand succès dans les bureaux de vote des quartiers populaires tels que Nylon, Madagascar, Bassa où plusieurs personnes ne sachant pas lire ont été éconduites par les scrutateurs acquis au RDPC qui leur présentaient le bulletin du PNP à la place de celui du SDF qu’elles voulaient choisir. Or, Samuel Eboua du MDP qui a rallié le SDF à la dernière minute comme le fit Gassagay avec le RDPC, a vu ses bulletins immédiatement retirés selon la réglementation, mais en maintenant ceux de Gassagay, la volonté de frauder au profit du RDPC était sans conteste. Au bureau de vote du collège Sainte-Anne, une dame, une des taupes du RDPC a soustrait les 128

bulletins du SDF, seule la police a fait éviter l’émeute. Au bureau de vote du lycée d’Oyack, un véhicule transportait des urnes bourrées en faveur du RDPC et a été brûlé. Ce véhicule avait d’abord quatre-vingts caisses remplies des urnes du RDPC avec à l’appui, des procès verbaux déjà signés. Les deux militaires et une femme à bord du même véhicule se sont enfuis. Le chauffeur a déclaré avoir reçu une somme de cent mille francs cfa pour ce travail consistant à livrer des urnes bourrées dans d’autres bureaux de vote ; depuis ce matin du 11 octobre 1992, il était à son quinzième tour. Au bureau de Bessengué, une autre scène de violence a failli avoir lieu : des citoyens manquant de bulletins de vote ont envahi le véhicule du sous-préfet de Douala 1er où ils découvrirent paradoxalement dans la malle arrière, des urnes remplies des bulletins du leader de l’UDC, Adamou Ndam Njoya. À Akwa-nord, dans la plupart des bureaux de vote, notamment à Maképé, Bonamouang, Bonamoussadi, les bulletins de l’UNDP et du SDF étaient insuffisants ou n’existaient même pas. Dans les quartiers acquis au SDF, un autre scénario consistait à ouvrir les bureaux tard et laisser l’opération électorale se dérouler pendant quelques heures ; ceci permettant à une grande fraction de ne pas voter. Ainsi, à New Deido, les bureaux de vote de l’École Laïque n’ont ouvert qu’à 15heurs, faute d’urnes, pour fermer à 18 heures : plus de 2/3 d’électeurs n’ont pas assumé leur devoir civique le plus élevé et le plus élémentaire. Dans le centre, le 11 octobre 1992 a été l’apothéose des obstructions et de la violence. À Mbalamayo, sous la houlette du député RDPC Mazeu, le scrutin dans les villages de Nkolébaé, Nkolmetet, Ayené s’est opéré en l’absence des figures de l’opposition. Celles-ci ont été chassées et violentées physiquement par des chefs de villages armés de machettes. Dans les villages de Mekom I, Mekom II, Ayéné, les électeurs ont voté sans isoloir. Là où il y’en avait, le chef du village lui-même demandait aux villageois de mettre dans l’urne, le bulletin du RDPC. Dans le village de Nkolombo, les militants du RDPC, après avoir tabassé sérieusement et déshabillé Etoundi Olounou représentant du SDF, entreprirent de déchirer son ordre de mission pourtant délivré par le préfet et ses pièces d’identification officielles pendant qu’il gisait évanoui. C’est la même situation que connurent Jean-Pierre Bekono et Gabriel Ngamo, représentants de l’UNDP à Nkolmetet. À Ayené, seuls les bulletins du RDPC furent remis aux paysans, tandis que le chef du village de Nfinda recommandait aux villageois que ne soit jeté dans l’urne que le bulletin du RDPC ; le SDF et Ni John Fru Ndi y étant présentés comme ceux qui viendront détruire tous les beti une fois installés à Etoudi. Dans le même registre, Daho scrutateur de l’UNDP dans le village de Nkolébaé fut violemment battu. À Yaoundé, le pouvoir violenta d’abord symboliquement près de 160.000 électeurs favorables à Ni John Fru Ndi parmi lesquels plus de 129

60.000 militants du SDF régulièrement inscrits avant les législatives anticipées du 01 mars 1992 - selon le mot d’ordre de ce parti à l’époque à qui l’on déniait cette inscription en ligne avec le code électoral, à des fins du refus de voter pour le SDF. Des obstructions de tout genre naquirent. Le Ministère de l’Administration Territoriale (MINAT) dirigé alors par Andzé Tsoungui créa le jour même du scrutin, plusieurs autres bureaux de vote complètement inconnus des représentants de l’opposition. Une telle manœuvre visait à exclure purement et simplement ces derniers du déroulement du scrutin. Dix bureaux ont ainsi été identifiés à Yaoundé III et Yaoundé IV, voire Mballa IV et Tsinga. À Obobogo (Efoulan), cinquante six bureaux ont été repérés au même endroit d’un rayon de près de quarante mètres avec tout simplement trois représentants du SDF. À Nsimeyong, « Rond point Omgba Damas », le SDF n’a pu mettre ses représentants en place que peu de temps avant 15heures. À Obili-Melen, les scrutateurs du SDF furent victimes d’attaques physiques tandis que l’on leur refusait l’accès au quartier de la Garde présidentielle. Au « Quartier Général » (QJ), jusqu’à 10 heures, le bureau «J» n’avait pas encore ouvert ses portes. À Mvog-Betsi, de nombreux électeurs, notamment des étudiants acquis au SDF possesseurs des cartes d’électeurs ne purent voter puisque curieusement leurs noms ne figuraient pas sur les listes ; on leur répondit que leurs noms n’y figuraient pas parce que ce n’était pas le même bureau lors des législatives du 01mars 1992. Selon le prétexte que leurs cartes montraient visiblement qu’ils n’avaient pas voté le 1er mars, on refusa le vote à plusieurs citoyens apparemment acquis au SDFà Ekounou II. À Mballa III et Mballa IV, les bulletins du SDF étaient en nombre insuffisant ; tandis que ceux en circulation à Melen (Ecole Polytechnique), au Château (Ngoa Ekellé) étaient de qualité médiocre. À Soa, Yaoundé I, le souspréfet a carrément signifié aux représentants du SDF qu’ils n’y entreront que lorsque leur parti sera au pouvoir. Sur ce, il les fit accompagner de deux gendarmes, tandis que ceux de l’UNDP étaient sujets à des menaces physiques. Dans le grand Nord, à Rey Bouba, un fait qui dit tout : à la veille même des élections, le laamiido Baba Moustapha a tout simplement intercepté la voiture de l’administration ayant à bord les urnes pour le scrutin. Ayant promis à Paul Biya un vote à 100% pour son canton où il régnait en toute puissance, il fit dépêcher un autre véhicule qui transporta les urnes vers une destination dont lui seul détenait le secret. À Maroua, les nominations et affectations dans le commandement évoquées plus haut ont amené le sous-préfet installé à peine seulement deux semaines à concocter 10. 000 cartes de vote, afin que conscient du fait selon lequel toute l’Extrême-nord était acquise à l’opposition, les inconditionnels du parti au pouvoir puissent voter autant de fois qu’ils voulaient. Ces cartes étaient datées du 15 avril alors que ce dernier n’était en fonction que

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depuis quelques jours ! Un phénomène curieux apparut : les urnes disparurent au bureau de vote de Minangé à Zokoé IV tout comme dans certains bureaux du Mayo-Danay à Yagoua. Dans le nord-ouest, sur 400.000 électeurs que comptait alors cette province, plus de 100.000 n’ont pas voté à cause de maintes obstructions et tracasseries. À Nkwen, plusieurs citoyens n’ont pas pu voter parce que leurs noms ont disparu des registres. À Mantum, le scrutateur du SDF fut dérouté par le président du bureau de vote, tandis qu’à Bali, des votes fictifs ont été enregistrés pour le compte du RDPC. Des urnes bourrées furent également découvertes chez une dame, Mundi, présidente de l’Organisation des femmes du RDPC (OFRDPC) de la Mezam. Le temps post-électoral a été la concrétisation de la violence programmée par le pouvoir. L’observation profonde de tout ce qui s’est passé du 12 octobre au 29 décembre 1992, date de la levée de l’état d’urgence dans la province du nord-ouest ne se situe que dans les procès d’un contentieux électoral qui a été l’expression du vote comme violence politique. Le temps électoral a permis de voir que les élections contrôlées par le Cameroun sous Biya n’ont en fait rien d’électoral dès lors que tous les rites qui garantissent la dignité électorale et leur caractère sacré sont bafoués. Or, le caractère sacré des rites électoraux est bafoué par l’insuffisance/absence des scrutateurs ou représentants de tous les partis en lice, le non respect de l’isoloir, le non respect du nombre suffisant des bulletins de vote de tous les candidats de l’opposition en compétition, la violation du secret électoral par des fraudes ouvertes en faveur du parti au pouvoir, bref la perte du caractère noble à l’action de voter comme expression privilégiée de la citoyenneté. Dans cette perspective, les processus électoraux sont historiquement au Cameroun des parodies ou mascarades mettant plutôt le pays sur les logiques de violences inutiles. Au terme du scrutin du 11 novembre 1992, il y eut dans plusieurs provinces à l’époque, des agitations et tensions ayant fait au moins cinq morts ! Dans la province du Sud à l’époque, les partisans du RDPC ont pillé les biens des Camerounais dits anglophones, des Bamiléké, des Bamoun, des nordistes foulbé soupçonnés d’avoir voté pour les candidats de l’opposition. Au lieu que les forces de l’ordre interviennent pour garantir la sécurité de tous, ces affrontements ont plutôt vu leur participation dans l’effort et la volonté de pillage des biens des Camerounais orchestrés par le pouvoir. La violence s’est donc réellement traduite par la mort par flèche d’un pillard et celle d’autres individus impliqués. Ce qui a été paradoxal au sud et au centre est que dans les provinces d’origine de ceux qu’on appelait maintenant « allogènes », les tenants du pouvoir ne comptaient encore que sur certains Bamiléké, « anglophones », Foulbé, Bamoun, etc. dits du RDPC pour y « ravager » les suffrages à leur

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compte. On peut dire sans ambages qu’à l’époque : le résultat partiel de l’élection avant le résultat officiel, était les recettes de violence sociale. Le 23 octobre, le jour même de la proclamation officielle des résultats du scrutin par la Cour Suprême tenant lieu de Conseil Constitutionnel au Cameroun, la violence déferla partout dans les fiefs de l’opposition du Nord-Ouest, Littoral et Sud-Ouest. À Muyuka, un sous-préfet, M. Ngum fut brûlé vif par les « militants » de l’opposition qui ont vengé un jeune abattu par les gendarmes lors d’une manifestation dans cette localité. Au Nord-Ouest, des individus non identifiés ont mis le feu sur près de 300 maisons. Et tout comme M. Ngum à Muyuka, Tita Fomukong, « militant » du RDPC a tragiquement trépassé, piégé dans sa propre maison incendiée à l’aide de ce carburant en provenance du Nigeria qu’on appelait alors populairement « zoua-zoua ». À Bali, dans une tentative de libérer leurs camarades de combat détenus, deux personnes ont attaqué un poste de gendarmerie et y ont été abattues. Durant le même temps, le pouvoir a fait arrêter arbitrairement plusieurs personnalités de l’opposition. On citait entre autres : Victorin Hameni Bieuleu, directeur de campagne de Ni John Fru Ndi, des conseillers juridiques du SDF à l’instar de Wakai Nyo, Sama Francis et Sendze Ophélia, sans compter des centaines de milliers des militants de l’Union pour le Changement évaluées à 250 pour certaines sources, et à 400-500 pour d’autres. Ni John Fru Ndi lui-même n’en échappa pas ; deux jours avant l’instauration de l’état d’urgence dans le nord-ouest, sa province natale, il fut séquestré par les forces de gendarmerie avec près de 140 personnes qui se trouvaient dans sa concession dont sa famille et les militants de l’Union pour le Changement. Malgré l’accord intervenu entre la soldatesque et lui relatif à l’approvisionnement en vivres et soins de santé, cette séquestration dura le temps que dura l’état d’urgence. Les journalistes et autres leaders d’opinion jugés favorables à cette opposition ne furent pas épargnés. Par exemple Séverin Tchounkeu, directeur de publication de « La Nouvelle Expression », en dépit d’être victime de la poliomyélite fut arrêté et violemment battu au mois de novembre de cette année.

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Comme on peut le voir, les trois temps électoraux de la présidentielle anticipée du 11 octobre 1992 ont été extrêmement fertiles en irrégularités, malversations, obstructions et violences que je ne saurai tout évoquer.189 L’année 1992 est pour moi une année test des élections pluralistes du Cameroun sous Biya. L’analyse socio-historique et sociographique de la présidentielle anticipée du 11 octobre, voire les législatives de même nature du 01 mars, montrent éloquemment que tant que le président Biya et le RDPC à travers ses transfuges comme ELECAM auront le contrôle des processus électoraux, il sera toujours question d’une réédition de l’histoire électorale au Cameroun où depuis les colonialistes et Ahmadou Ahidjo, le phénomène électoral se traduit par la non élection et barre toujours le chemin du pouvoir au peuple profond en restant un obstacle majeur à l’alternative démocratique. La gestion des processus électoraux par Paul Biya s’abreuve et s’abreuvera toujours dans les vieux schèmes et manœuvres hérités des processus électoraux du multipartisme colonial : la manipulation, la tricherie, la munificence corruptrice, l’intimidation, la violation des droits de l’homme, la répression... Dans cette perspective, « Biyaïsme » rime avec « électoralisme » et les deux termes se confondent dans la mesure où selon leur auteur, ils expriment la mise en œuvre de tout ce qui transforme le vote en moyen de se maintenir le plus longtemps au pouvoir dans une logique machiavélique, de la feymania politique et de la truanderie étatique du Cameroun sous Biya.190 Thierry Amougou analyse aussi les temps électoraux en temps préélelctoral, celui du vote et l’acte de voter qu’il considère moins comme périodes et instruments d’expression réelle de la citoyenneté camerounaise, mais plus comme mécanismes d’abêtissement du peuple en faisant du vote un facteur et un temps d’abroutissement du pays. Si le 189

Pour cette élection une fois de plus capitale dans la mesure où elle allait également inspirer d’autres qui l’ont suivie en 1997, 2002, 2007 et 2011, l’équipe de « Challenge Hebdo » a conçu sur le plan national un journal, « Le Quotidien » qui, bien que favorable à l’opposition, a assez bien rempli sa mission de couvrir à travers l’étendue nationale, le déroulement de cette élection présidentielle. On pourra lire utilement, les reportages réalisés par ses envoyés spéciaux. Sur le plan international, le rapport du National Democratic Institute for International Affairs (NDI) ayant eu quitus de la part du gouvernement camerounais pour superviser la même élection est également indiqué. Un produit du système comme l’administrateur civil Abdoulkarimou ancien élève de l’ENAM (Ecole Nationale de Magistrature) ne manque pas aussi de relever les défaillances notoires des pratiques électorales au Cameroun de 1992 à 2007, voir son livre à tendance généralement apologétique envers le pouvoir : La pratique des élections au Cameroun 1992-2007. Regards sur un système électoral en mutation, Yaoundé, Editions Cle, 2010, 309p. 190 Voir, T. Amougou : Le Biyaïsme. Le Cameroun pris au piège de la médiocrité politique, de la libido accumulative et de la (dé)civilisatiion des mœurs, Paris, L’Harmattan, 2011, 392p.

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Renouveau National a opté pour une élection présidentielle à un seul tour, c’est que son leader a aussi opté pour le vote comme meilleur moyen de conserver la dictature qui s’oppose radicalement à la transformation émacipatrice d’une société devant connaître les dynamiques politiques d’une élection présidentielle à deux tours. Le « Biyaïsme » est certes un succès par sa durée au pouvoir et une gouvernance de jouissance des privilèges du pouvoir dont il est la fabrique, mais un succès purement et tristement personnel, machiavélique, égocentrique, voire corporatiste : il est l’expression de la médiocratie d’un système et de son leader Paul Biya qui l’incarne. Ainsi, le temps préélectoral, le temps électoral et le vote deviennent des espèces d’opérateurs politiques ayant pour rôle de purifier, de sanctifier et de sanctuariser « le Biyaïsme » en présentant son leader comme un homme sans histoires, sans échecs et sans sang des Camerounais sur les mains.191 Et, dans la mesure où la démocratie ne se réduit pas au vote, le « Biyaïsme » et « l’électoralisme » en sont au Cameroun une négation totale. Par conséquent, le « biyaïsme » est une structuration ahidjoïste du Coup d’État permanent.192 Si la récente présidentielle de 2011 s’est passée dans des conditions relativement apaisées, ce n’est pas que ces dernières fussent bonnes ou justes. Officiellement le taux de participation a été estimé à près de 66 % par le quotidien gouvernemental Cameroon Tribune, alors qu’en réalité il se situait au dessous de 35 %, selon des sources plus neutres. D’autre part, ce scrutin comme les autres, s’est déroulé en violation flagrante du code électoral dans la mesure où l’on a laissé les populations voter avec les cartes d’identité dont l’obtention a été très facilitée à dessein par le régime. Les inscriptions sur les listes électorales ayant été faibles, peu de gens disposaient par conséquent des cartes d’électeurs. Pour rendre le taux de participation acceptable par la communauté internationale et crédibiliser cette élection, le régime a laissé les gens voter avec les cartes d’identité établies gratuitement sur instructions du pouvoir alors que les frais d’une carte s’élèvent au moins à 5000 frs cfa, entrant ainsi en violation du code électoral. Il est tout simplement question de comprendre que le peuple camerounais est fatigué et semble mettre la politique entre parenthèses, en épochè : en témoigne le faible taux de participation électorale que je viens d’évoquer connu par ce scrutin. L’observation attentive du

191

T. Amougou : Le Biyaïsme, op. cit. T. Amougou : op. cit. p : 369. Lire aussi dans cet ordre d’idées et dans une moindre mesure, Charles Biwole Atangana : Cameroun : amorçage raté d’une démocratie promise, Paris, L’Harmattan, 2013, 136p. 192

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comportement politique193 du peuple camerounais montre actuellement que ce dernier attend seulement vivre la fin du règne Biya en n’oubliant rien des leçons que dégagent ses différentes phases de lutte politique et pensant aux stratégies futures. La participation populaire à la biométrie n’ a nullement eu une adhésion populaire : ceci traduit éloquemment une revanche du social contre le politique.

La problématique d’une nouvelle succession monarchique L’idée selon laquelle les monarchies postcoloniales africaines peuvent être des produits structurels ou institutionnels des États coloniaux avancée plus haut permet de parler de la problématique d’une nouvelle succession monarchique au Cameroun. Et donc de la problématique de la l’alternance politique, elle aussi, fondamentale pour la validation d’un système démocratique. Dans la logique de mon analyse, cela signifie que la république monarchique du Cameroun a déjà connu une première succession. Née des structures et des acteurs coloniaux au terme de l’anéantissement des forces nationalistes et concurrentes, la monarchie postcoloniale camerounaise connut comme premier chef, Ahmadou Ahidjo qui céda le pouvoir à Paul Biya le 02 novembre 1982 au terme d’une démission apparemment volontaire, selon la Constitution camerounaise de l’époque. Ce genre de succession était alors appelé succession constitutionnelle. Biya n’est donc pas un héritier génétique. Au plan anthropologique, il n’a aucun rapport de parenté avec Ahmadou Ahidjo. Tout comme ce dernier a hérité structurellement le pouvoir du régime colonial, de même Biya l’a hérité de lui. C’est-à-dire structurellement ou institutionnellement. Il se pose donc aujourd’hui, la problématique d’une nouvelle succession dans la mesure où il faut penser à l’après Biya.194 Sur une telle question au Cameroun, le risque de glisser sur une sociologie politique fiction est énorme. Car, à l’opposé d’un Abdoulaye Wade loquace, d’un Kadhafi grossier en leur temps, le président camerounais Paul Biya allie stratégiquement la discrétion et le secret qui entrent objectivement dans ses forces et faiblesses.195 Avec Paul Biya il est souvent très difficile de 193

Sur le comportement politique, voir Mattei Dogan (ed) : Le comportement politique, Revue Française de Sociologie, VII, (numéro spécial), 1966, pp : 579-740. 194 Lire utilement à propos, Thomas Deltombe : « Interminable fin de règne à Yaoundé », Le Monde Diplomatique, octobre, 2011, 28p. p : 10. 195 Lire à propos du secret chez Paul Biya, François Mattei : « L’énigme Biya », Le code Biya, op. cit. pp : 39-53. Cependant, Bertrand Teyou n’a pas aussi tort de reprendre Mattei en ces termes : « Le code Biya veut faire connaître un homme politique singulier. L’ouvrage lutte contre « l’ignorance ». Tout au long, on établira les ingrédients de la

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prédire, comme il est aussi très facile de le faire. La discrétion qui reste l’un des grands traits caractéristiques de cet homme frise à la limite l‘hypocrisie. Dans ses discours, interviews et déclarations, Paul Biya ne fait jamais allusion à sa succession. Il ne manifeste au départ aucun penchant particulier sur son fils Franck Biya ou l’un de ses proches collaborateurs pour permettre le moindre soupçon d’un dauphin. Tout ce qui se dit à propos n’est en vérité que spéculation du sens commun et journalistique d’opinion.196 Ceci rend donc complexe, l’examen de la problématique d’une nouvelle succession monarchique au Cameroun comme on l’a vécue au Togo et au Gabon où elle était déjà bien lisible du vivant d’Eyadema et Bongo dans l’histoire récente de l’Afrique subsaharienne. En outre, la sociologie n’est pas une science de prophétie qui peut permettre au sociologue de parler comme un oracle. Si la sociologie ne peut pas prophétiser, elle ne peut donc que prévenir. La prévision n’est donc pas qu’une thématique démographique, politique ou économique : c’est aussi un grand thème sociologique. Mais pour faire de la prévision sociologique, il faut partir des indicateurs sociaux multiples, bref d’une sociographie des faits contribuant à élaborer des hypothèses et prévisions. Il faut minimiser absolument le risque de tomber dans des conjectures : il faut observer, décrire, analyser les données empiriques. Or, Paul Biya est très chiche, avare et stérile en données et faits concernant sa succession. Tenter d’analyser une telle problématique au Cameroun nécessite aujourd’hui de situer ce pays dans le contexte global de ce que j’appelle production du politique africain à cette heure d’une dynamique de reinféodation, de re-vassalisation, du néo-impérialisme porté à bout de bras par le gouvernement mondial actuel où Obama et Sarkozy ont été des grands piliers. Il faut dire tout de suite que la re-inféodation, la re-vassalisation, le néo-impérialisme ont un bel avenir dans les pays périphériques à sous-sol riche. De par leur nature riche en sous-sol et autres, ces pays sont permanemment en danger de déstabilisation au cas où leurs présidents monarques ne sont plus conformes aux « critères » requis par le gouvernement mondial évoqué. L’analyse conduit à comprendre le terme même de succession tout d’abord. À la lumière de l’ouvrage dirigé par Momar-Coumba Diop et faillite : mythes, secrets, énigmes, mystères, tout ce qui obstrue le débat, la démocratie. Il est outrageant de vanter la vertu du secret dans les fonctions d’un homme qui dirige non pas sa cuisine, mais une nation », L’Antécode Biya. Au cœur d’un pays sans tête. Révélations explosives sur les massacres du 12 novembre 2007 à Bakassi, Douala, Edition Nation Libre, 2009, 141p. p : 49. 196 Voir à titre d’exemple : « Succession plans : Frank Biya in new gov’t ! », The Guardian Post, monday, 7-13 november, 2011, p : 2.

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Mamadou Diouf,197 tout en reconnaissant la spécificité du politique dans une Afrique complexe et diverse, l’analyse sociologique peut retenir au terme de la lecture dudit ouvrage un terme auquel il m’a fait penser et qui est pratiquement la production du politique africain : l’héritier « élu ». En fait, l’ouvrage est une réflexion sur les cas de figure des transitions politiques en Afrique contemporaine. Dans la plupart des cas, ces transitions ne s’entendent qu’en terme de succession d’où les notions d’héritage et d’élection qui sous-tendent le second titre très expressif : Des pouvoirs hérités aux pouvoirs élus. Paradoxalement, la lecture approfondie du livre montre que hérités ou élus, la plupart des pouvoirs en Afrique actuelle sont des émanations des héritages - colonial, néocolonial ou postcolonial - qui en font forcément des successions, des continuités et non des ruptures. Les soi-disant présidents élus dans ce registre sont des héritiers et non des créations démocratiques. D’où un terme : héritier « élu ». La notion d’héritage ou d’héritier renvoie à une succession chronologique et non à une rupture qui marque une création démocratique. En témoigne le cas qui selon les éditeurs scientifiques de l’ouvrage évoqué se trouve à l’origine des recherches dont les résultats ont abouti à ce volume et noté au début dans le second chapitre de l’introduction : la succession de Senghor par Abdou Diouf. L’idée de succession ne va pas sans celle d’héritage qui est le principal enjeu de la succession dans la monarchie. Les pouvoirs « élus » en Afrique sont des pouvoirs hérités. Pour masquer l’héritage et la succession monarchiques qui sont un déni démocratique, l’on organise des élections dont les résultats sont connus d’avance pour fabriquer la légitimité. Tel en témoignent les cas récents du Togo et du Gabon ayant vu la succession monarchique génétique (les princes sont issus des vieux monarques par voie sanguine) au pouvoir de Faure Eyadema en 2005 et Ali Bongo Ondimba en 2010.198 Cependant dans un tel contexte, la succession n’est pas aussi simple qu’on le croît : elle n’est pas liée uniquement aux individus Eyadema, Bongo, etc., mais aussi aux systèmes politiques colonial ou postcolonial dans leurs dimensions structurelle ou institutionnelle et non génétique ou anthropologique. C’est dire qu’autant les hommes « accouchent » génétiquement des héritiers ou successeurs politiques autant en font les structures, institutions ou systèmes politiques. La différence est tout simplement que les hommes sont des « accoucheurs » géniteurs et les systèmes politiques eux-mêmes des « accoucheurs » structurels ou 197

M-Coumba Diop et M. Diouf (eds) : Les figures du politique en Afrique. Des pouvoirs hérités aux pouvoirs élus, op. cit. 198 Malgré la position de Pierre Péan dans, Nouvelles affaires africaines, op. cit. soutenant qu’Ali Bongo n’est pas le fils biologique d’Omar Bongo, position démentie par la fille aînée, Pascaline Bongo, du monarque disparu et créant des polémiques orchestrées par les membres du gouvernement autour de la récente publication à Libreville.

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institutionnels. C’est pour cela que l’analyse des successions monarchiques en Afrique contemporaine recommande la prise en compte de deux pères des princes monarques : les vieux présidents qui sont effectivement des pères biologiques et les systèmes politiques qu’ils ont construits qui sont des pères structurels. Ainsi dans les cas sénégalais et camerounais, Abdou Diouf et Paul Biya n’ont pas pour pères géniteurs ou biologiques Senghor et Ahidjo à l’instar de Faure Eyadema et Ali Bongo qui sont les consanguins des vieux présidents-monarques que furent leurs pères. Abdou Diouf et Paul Biya sont les produits d’un système politique bien spécifique et de même nature postcoloniale ou néocoloniale. Ce sont des gens qui inaugurent en Afrique, le politique structurel ou biologique dans des républiques se réclamant pourtant des États de droit. Ils sont loin d’être des créatures démocratiques telles qu’on en trouve dans les vieux pays. Aux États-Unis par exemple, le vice-président Lyndon Bainès Johnson accède au pouvoir après l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy en 1963 pour être véritablement élu en 1964. Cette succession a certes été garantie par la Constitution comme celles d’Abdou Diouf et Paul Biya. Cependant elle ne peut pas être considérée comme succession monarchique dans un contexte politique radicalement opposé à ceux du Sénégal et surtout du Cameroun. Si la déclaration unanime d’indépendance des treize États-Unis d’Amérique de 1776 inspire dans son préambule les Droits de l’Homme et du Citoyen tels que élaborés par la Révolution française de 1789 comme je l’ai déjà souligné plus haut, elle reste cependant la traduction de l’esprit général d’une nation au sens de Montesquieu qui va donner naissance à la Constitution américaine de 1787. Or, les Constitutions sénégalaise et camerounaise souffrent d’une énorme fracture démocratique dans la mesure où elles sont d’inspiration étrangère:la Constitution de la Vè république française,elle-même problématique comme je l’ai montré plus haut en m’appuyant sur JeanFrançois Rével. Au plan sociologique, ceci est un grave déni de démocratie quand il faut dire que les peuples sénégalais et camerounais ne se sont jamais reconnus dans ces Lois fondamentales. Si depuis Montesquieu et De Tocqueville, une constitution est le reflet sociologique de la vie d’un peuple, les Constitutions sénégalaise et camerounaise de cette époque, voire d’aujourd’hui en restent tellement si éloignées qu’on ferait mieux de parler de coutume. En outre, dans les vieux États, si les transitions ou changements politiques au sommet marquent des ruptures pour de nouvelles créations démocratiques, dans les cas sénégalais et camerounais se sont plutôt observées des continuités en matière du non respect des déterminants démocratiques qui sont les élections transparentes, les droits humains, la liberté d’expression, la séparation des pouvoirs, le pluralisme, la diversité, etc., bien que

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l’histoire des monarchies montre que ces dernières connaissent également des ruptures véhiculées par les changements de leurs dirigeants. En effet, la succession, l’héritage sont le propre des régimes monarchiques alors que l’accession, le plébiscite restent le propre des régimes démocratiques. Il faut comprendre aujourd’hui que pour l’Afrique, le néoimpérialisme dans ses stratégies de re-inféodation, de re-vassalisation des pays du tiers monde à sous-sol, redécouvre la monarchie tout en la réinventant. Pour lui, la monarchie revient à la mode au vu d’un certain nombre de considérations. Le néo-impérialisme ou le gouvernement mondial veut constamment vêtir le vieux des habits neufs. Il lui faut par conséquent assurer et s’assurer d’une longévité des pouvoirs africains qui lui permette de contrôler aisément le sous-sol du continent. Le mécanisme le plus simple et le plus efficace pour y parvenir est donc la succession du père « président » par son fils qui en lieu et place du dauphin constitutionnel - héritier structurel -, permet la fabrique d’une légitimité par des élections elles-mêmes fabriquées. Le fils du « président » a l’avantage d’être jeune et par là même incarne et garantit une certaine longévité à la mainmise étrangère sur l’économie et la politique nationales et internationales. Malgré les limites des mandats présidentiels, avec l’aide du néo-impérialisme masqué derrière les idéaux démocratiques et humanitaires, les princes monarques vont toujours louvoyer, tripatouiller les Constitutions, truquer les élections et se maintenir au pouvoir. Il convient de situer la problématique d’une succession monarchique au Cameroun dans un tel contexte. Si Biya lui-même est affable à propos, quatre données fondamentales permettent de ne plus écarter totalement sa succession directe par son fils aîné Franck Biya. Premièrement le facteur démographique lié à l’âge pèse déjà sur ce monarque. Deuxièmement un fait qui ne laisse pas indifférent est à souligner : il s’agit de la mobilité de Franck Biya. Il n’y a pas longtemps qu’il était impliqué dans les activités de scierie et coupe du bois dans la direction d’une compagnie forestière. Aujourd’hui, il serait étudiant en science politique en Suisse.199 Le droit à la culture n’interdit pas certes de s’inscrire dans n’importe quelle filière académique, mais l’on ne peut non plus s’empêcher aussi le droit de s’interroger sur un tel choix après avoir passé tant d’années à tourner le dos à l’école dans un contexte africain où la succession monarchique est à la mode. Franck Biya peut donc paraître très éloigné du pouvoir dans la mesure où jusque-là son père ne l’a jamais impliqué dans quelque fonction politique comme le font ses homologues africains et même européens, de façon officielle. Mais, en est-il vraiment si éloigné avec les 199

Source : entretiens.

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études de science politique ? Pourquoi n’aurait-il pas choisi l’économie et le management pour mieux diriger sa société forestière ? Autant de questions auxquelles un avenir proche aidera à répondre. Troisièmement, pour une fois, l’on a remarqué la présence récurrente de Franck Biya lors de la campagne électorale du RDPC pour la présidentielle du 09 octobre 2011. Le moins que l’on puisse dire est que cette présence n’était pas neutre, et seul l’avenir nous dira. Quatrièmement, pour une fois également et de manière officielle, la fin d’année 2012 a été marquée par l’implication de Franck Biya dans un scandale financier où il a été accusé d’avoir abusé de sa position de fils du président en détournant 100 milliards FCFA partant de ses titres CAMTEL et CNPS.200 En recourant à une analyse psychosociologique, l’énigmatique Biya pourrait mettre sur pied un autre scénario. Dans la mesure où la succession monarchique garantit plus de sécurité à l’ancien monarque retraité, pourquoi ne porterait-il pas son choix sur un autre « jeune loup » à l’instar de Louis-Paul Motazé dont les positionnements stratégiques en tant que ministre du super Ministère de la Planification et de l’Aménagement du territoire et actuellement, Secrétaire Général des Services du Premier Ministère véhiculent des paroles muettes, mais fortes ? Ou alors, inventer une sucession à l’intérieur de son parti par un congrès extraordinaire, une démission à la tête du parti et une élection anticipée d’où sortirait le futur président qui le protègerait en lui garantissant une bonne retraite présidentielle ?

200

Les presses nationale et internationale en ont largement parlé, lire entre autres : «Affaire des titres de Camtel. Franck Biya et les 100 milliards de FCFA», La Météo, bihebdo, Informations, enquêtes, analyses et reportages, n° 470 du 21 novembre, 2012, p : 3, « Franck Biya. Les dessous du scandale », Convergences, (006), novembre, 2012, pp : 8-11.

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CHAPITRE VI La naissance de trois monarchies : Centrafrique, CongoZaïre, Guinée Équatoriale

Toutes les monarchies africaines sont meurtrières, criminelles. Celles que je mets en exergue ont certainement des particularités plus poignantes. Elles sont évidemment une production du pervers du politique africain. Leur analyse permet une intelligence de la longue marche des pouvoirs africains vers les impasses et de voir « la violence banale », inutile comme fondement du politique en Afrique noire contemporaine.201 Les trois pays dont je parle dans ce chapitre sont considérés comme des monarchies à fondement meurtrier. Ce sont, en d’autres termes, des monarchies meurtrières. Les monarchies meurtrières sont ces régimes nés non nécessairement du meurtre et du crime, mais nécessairement maintenus par le meurtre et le crime dont les prototypes restent dans l’histoire récente de l’Afrique centrale qui m’intéresse : la République centrafricaine de Jean-Bedel Bokassa, le Zaïre de JosephDésiré Mobutu, la Guinée Équatoriale de Macias Nguema Biyogo et Téodoro Obiang Nguéma Mbazogo. Ces deux apparentés fang esangui, oncle et neveu, ont mis sur pied, pour moi, la forme monarchique la plus achevée en Afrique centrale contemporaine que Max Liniger-Goumaz appelle le nguemisme.202 Ce sixième chapitre s’appesantit sur la prise de pouvoir des monarques qui m’intéressent et leur récit de vie. Ceci contribue à mettre à nu, les tensions permanentes entre le social et le politique, surtout la lutte du dernier contre le premier en Afrique noire contemporaine.

Les prises de pouvoir de Bokassa, Mobutu, Nguema La monarchie meurtrière de Jean-Bedel Bokassa prend naissance dans un contexte bien particulier où il eut, après le premier putsch militaire en Afrique noire perpétré par Eyadema le 13 janvier 1963 au Togo, quatre coups d’État dans une courte période de deux semaines. Au mois de décembre 1965, le président tunisien Habib Bourguiba a effectué une visite officielle à Bangui. Au terme de celle-ci, le président hôte David Dacko et lui, par un communiqué final, condamnèrent la violence politique dans les États africains, voire les assassinats, les putschs 201

À propos de la violence banale et inutile, voir Michel Maffesoli : Essai sur la violence banale et fondatrice, Paris, CNRS Editions, 2009, 212p. 202 M. Liniger-Goumaz : Guinée Equatoriale. 30 ans d’État délinquant nguemiste, op. cit.

militaires, les arrestations qui déniaient le sérieux à ces derniers qui en étaient victimes au plan international. La réponse à ce communiqué conjoint fut la prise du pouvoir le 22 décembre au Dahomey - actuel Bénin - par le général Sogbo, le renversement de Joseph Kasavubu par le lieutenant général Mobutu Sese Seko Kulu-Ngbendu Wa-za-Banga le 25 novembre 1965 au Congo-Zaïre, le renversement de l’un des auteurs de ce communiqué lui-même, David Dacko, par le colonel Bokassa le 31 décembre en Centrafrique, le renversement du président Maurice Yameogo le 03 janvier 1966 en Haute-Volta, - actuel Burkina Faso. Je parle d’abord des accès au pouvoir de Mobutu et Nguema qui n’ont pas produit immédiatement de meurtre et du sang pour revenir sur celui de Bokassa qui en est la configuration. Au Congo-Zaïre, le coup d’État de Mobutu ne connut certes pas d’effusion de sang, mais l’histoire politique de ce pays est traversée de crises et est fondamentalement tragique et sanguinaire: L’histoire politique du Congo est une longue tragédie. Une histoire triste, macabre. Presque tous les leaders sont morts d’une mort violente. Lumumba, Mulele, Kisase, Mahele, Masu, Kabila sont morts froidement assassinés par des proches.203

C’est un pays qui a une histoire paradoxale allant plutôt de l’indépendance à la colonie et de la colonie à l’«indépendance ». En fait, l’État indépendant du Congo connut un grand tournant le 15 novembre 1908, jour où le parlement belge vota pour l’annexion de cet État qui s’est vu attribuer le 15 novembre 1884 à Léopold II par la Conférence de Berlin.204 « Indépendant » depuis le 30 juin 1960, le Congo-Zaïre a une histoire politique spécifique dans laquelle Mobutu était hors d’être pressenti comme homme politique là où Patrice Lumumba, Pierre Mulele, Joseph Kasavubu, Moïse Tschombé, Evariste Kimba, Cyrille Adoula étaient des gens en vue. Tout comme Bokassa en Centrafrique, Mobutu observa pendant près de cinq ans les querelles interpersonnelles des hommes politiques, le climat de corruption qui gangrenait la société congolaise. Et le 25 novembre, il entra plus officiellement en politique. De son vivant, Mobutu n’a reconnu qu’un seul coup de force : celui contre les étudiants dont il exprimait le contenu en ces termes :

203

Fweley Diangitukwa : Pouvoir et clientélisme au Congo-Zaïre-RDC, Paris, L’Harmattan, 2001, 306p. p : 6. 204 H. Brunschwig : Le partage de l’Afrique noire, Paris, Question d’histoire/Flammarion, 1971, 186p.

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Mon seul coup de force contre les étudiants, ça été de les mettre au pouvoir.205

Pour lui, ce qui s’est passé le 25 novembre n’était qu’une décision de l’armée de neutraliser les politiciens à court terme. À la question « Et vous avez donc pris le pouvoir... », sa réponse est restée claire : Non, je n’ai pas pris le pouvoir ! Ma seule ambition restait de forger une armée, non de faire de la politique. Le 14 septembre donc, l’armée décide non pas de prendre le pouvoir, mais de neutraliser les politiciens pour une durée de six mois, le temps que les politiques se réunissent et s’entendent pour préserver l’unité du pays.206

Quant à Macias Nguéma et la Guinée Équatoriale, il faut d’abord dire que ce pays peu connu par les sciences sociales a été à la fin du XVè siècle une colonie portugaise. C’est lors du traité du Pardo que la Guinée est devenue espagnole en 1778 et a accédé à l’indépendance le 12 octobre 1968. C’est le 126è État membre des Nations Unies. Comme la plupart des pays africains, la Guinée Équatoriale a connu la revendication nationaliste. Les exigences en vue de l’indépendance de ce pays prirent corps dès 1947. À la fin de la décennie 1950, suite à la déception des instituteurs africains de voir aligner leur salaire sur ceux d’autres fonctionnaires, avec Ropo Uri, fut créée la Cruzada Nacional de Liberación dirigée par Acacio Mane, assassiné en 1958. Un autre membre important de ce mouvement, Enrique Nvo a été assassiné au Cameroun voisin en 1959 par des agents pro-espagnols. La Cruzada fut un creuset politique où s’activèrent des hommes comme Ateba Nso, Ndongo Miyone, Torao Sikara. Toujours au Cameroun, naquit dans la petite ville d’Ambam, Idea Popular de Guinea Ecuatorial (IPGE) dont le président était Epota Parea en 1959, tandis que Ndongo Miyone, un Fang fondait avec Torao Sikara, un Bubi et Ebuka, un Ndowe, le Movimiento Nacional de Liberación de Guinea Ecuatorial (MONALIGE) définitivement constitué en 1962. Le gouvernement colonial espagnol ne regarda point d’un bon œil ces mouvements à l’aube de l’indépendance. Il fit disperser en exil de nombreux combattants équato-guinéens de l’indépendance. Cependant, il accepta former à l’Ecole militaire de Saragosse de jeunes sous-lieutenants parmi lesquels, l’actuel président Teodoro Obiang Nguéma, voire un bon nombre de Fang Esangui de la tribu de Macias Nguema. En 1967, des observateurs ne manquent pas de noter les tendances de ce dernier à devenir président de la future république. 205

Mobutu : Dignité pour l’Afrique. Entretiens avec Jean-Louis Remilleux, Paris, Albin Michel, 1989, 209p. p : 55. 206 Mobutu : op. cit. ibidem.

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Dans la confusion des différends idéologiques qui opposent les partis équato-guinéens fondés sur des tribus (Union Bubi, Union Ndowe, Union Democratica fernandina), un avocat espagnol, Garcia Trevijano, à cheval sur l’opposition à Franco et les intérêts capitalistes espagnols et français, prit Macias Nguema par la main. Il alla même jusqu’à élaborer un projet de Constitution que Macias Nguema soumit à la Conférence du 29 octobre 1967 pour l’autonomie de la Guinée. Au terme du refus par la Conférence de ce projet et conseillé par l’avocat, Macias Nguema adopta une attitude d’opposant radical à la fois à l’égard du projet de Constitution espagnol et des leaders des principaux partis équatoguinéens. Un groupe de dissidents encouragé par Garcia Trevijano se construisit autour de Macias Nguema. Ce groupe fonctionna comme une structure supra-partis ne soutenant que Macias Nguema. Au terme de la Conférence, Garcia envoya Macias Nguema aux Nations Unies, mais à cause des complexes et du niveau intellectuel médiocre de ce dernier, cette mission échoua. Après les élections du 22 septembre, le quorum ne fut obtenu par aucun candidat à la présidence. Ces candidats étaient : Ondo Edu (MUNGE), Ndongo Miyone (MONALIGE), Bosio Dioco (Union Bubi) et Macias Nguema (Coalition des dissidents). La campagne de Macias Nguema fut battue par le groupo Macias et financée à 591000 pesetas pour la fabrication d’affiches et tracts, voire 50 millions de pesetas selon d’autres sources, par Garcia Trevijano. Macias fut largement aussi favorisé par deux évènements : Ondo Edu refusa de s’allier à Ndongo Miyone et comme si cela ne suffisait pas, ce dernier finit par désister. Le second tour eut lieu le 29 septembre 1967, et Macias fut élu par 68310 voix contre 41258 à son adversaire Ondo Edu. Les observateurs des Nations Unies reconnurent la régularité du scrutin, et fait paradoxal, le candidat Macias ne fut pas choisi à Mongomo sa ville natale où il fut longtemps maire ! Le 12 octobre 1968, Macias devint le premier président de la République de Guinée Équatoriale.207 Des trois cas de figure qui m’intéressent, seule la prise de pouvoir de Bokassa connut le meurtre. Tandis que Mobutu a renversé Kasavubu sans faire couler immédiatement du sang et que Macias Nguema est promu président par des élections créditées par l’ONU, il en est autrement de Bokassa. C’est pour cela que j’ai préféré revenir sur lui en dernier lieu.

207

Pour plus de détails sur la situation équato-guinéénne, voir les travaux de Max LinigerGoumaz. Ce sociologue et économiste suisse écrit sur la Guinée Équatoriale à partir de 1979. Lire notamment : Guinée Équatoriale. De la dictature des colons à la dictature des colonels, op. cit., Small is not always beautiful. The story of Equatorial Guinea, op. cit., Guinée Équatoriale. Un demi siècle de terreur et de pillage. Memorandum, op. cit.

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Le 31 décembre 1965, lors de son putsch, il ne se fit pas voir toute la nuit. Il est inquiet de n’avoir pas toujours découvert le président Dacko. Car, il sait très bien que tant qu’il ne l’aura pas neutralisé, il n’aura pas gagné. Or, le président Dacko, dans la férule de la fête de la Saint-Sylvestre, vers minuit se rend chez son ami Simon Samba au kilomètre 17 où il apprend deux nouvelles : le coup d’État et sa propre mort. Vers une heure trente, il prend le volant de sa voiture avec à bord un agent de sécurité, suivi par une Land Rover de même nature. Parvenu au carrefour Pétévo, sa voiture est stoppée par une bande militaire : - S’agit-il d’un coup d’État militaire ? demande le président. -Oui, lui répond un certain Bérimé. - Alors, dit le président, vous n’avez pas le droit d’arrêter votre ministre de la défense nationale. - Nous avons reçu les ordres pour vous arrêter.208

Arrivé au palais, il trouva Banza et Bokassa. Ce dernier se précipita dans ses bras en lui disant : « Je t’avais prévenu. Il fallait en finir ».209 Le président déchu prit alors place dans le command-car qui se dirigea vers le camp Kassaï, entouré de Banza et Bokassa. À 2 heures 15, le véhicule entra dans la cour de la prison. Bokassa fit réveiller Otto Sacher, le régisseur qui se prémunit des grenades croyant à une attaque quelconque. Il lui ordonna de libérer tous les prisonniers en ces termes : « Ouvre les portes. Je viens de faire un coup d’État et j’ai besoin de cette libération pour ma popularité ».210 Sacher objecta en vain qu’un tel élargissement pourrait porter atteinte à l’ordre public. Banza pointa son revolver vers le régisseur qui comprit quand il découvrit du regard, le président Dacko assis dans le véhicule, un fusil pointé sur sa nuque. Il ouvrit les portes et les prisonniers, comme des abeilles, se répandirent dans les rues en chantant des louanges à Bokassa. À 3heures 20, dictée par Banza, le président Dacko rédigea sa démission. Par la suite, la radio proclama le message de Bokassa :

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Pour plus de détails sur ce coup de force, lire André Baccard qui a été Conseiller juridique des présidents centrafricains David Dacko et André Kolingba de 1981 à 1984 : Les martyrs de Bokassa, op. cit. p : 30. Jean Français : Le putsch de Bokassa : histoire secrète, Paris, L’Harmattan, 2004, 116p. Pour une histoire politique récente de la République centrafricaine, se reporter aussi à Didier Bigo : « Ngaragba » : impossible prison », Revue française de science politique, 39è année, (6), 1989, pp : 867-886, Pouvoir et obéissance en Centrafrique, op. cit. 209 A. Baccard : Les martyrs de Bokassa. ibid. 210 A. Baccard : ibid.

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Depuis ce matin, à 3heures 20, votre armée a pris le pouvoir de l’État. Le gouvernement Dacko est démissionnaire. L’heure de la justice a sonné. La bourgeoisie est abolie et une ère nouvelle de l’égalité entre tous les citoyens est instaurée.211

La chasse aux ministres, députés et chefs de cabinet commença vers 5heures du matin. Durant toute la journée du 01janvier, voitures et camions déversèrent au camp Kassaï, des personnalités qui devinrent de nouveaux prisonniers. Vers 18 heures, dans la soirée, Banza et Bokassa firent sortir tous les prisonniers pour un premier tri. Bokassa en libéra cinq. Vers 19 heures, le 04 janvier, les autres furent embarqués dans un camion qui les déchargea dans la cour de la prison au milieu des militaires qui les tabassèrent. D’autres arrivèrent dans les jours et les semaines qui suivirent. Beaucoup ne s’en remirent jamais de cette violence et brutalité de la soldatesque de Bokassa : Ce sont les premiers martyrs d’un régime qui s’est installé dans le meurtre et qui se maintiendra par le meurtre.212

En d’autres termes, « c’est le meurtre qui fonde la naissance d’ une monarchie qui non seulement sera baptisée par le sang, mais aussi fera de ce dernier, son principal facteur dynamique et mécanisme de maintien ». C’est le sang de ceux qui, festoyant tranquillement leur nouvel an se retrouvèrent face à la mort brutale. Leur crime : être nés centrafricains et avoir servi comme Bokassa lui-même, le régime de Dacko. Ce sont des martyrs. Baccard a raison. Les martyrs dont le sang innocent annonce le crépuscule d’une monarchie meurtrière et dont j’esquisse une sociologie au chapitre suivant. Les monarchies africaines postcoloniales ne naissent pas forcément du sang, du meurtre, mais se maintiennent nécessairement par eux. C’est ce que font observer les trois accès au pouvoir de Mobutu, Nguema et Bokassa. Si au départ, seul le régime de Bokassa naquit du sang, ceux de Mobutu et Nguema sont le contraire, mais fonctionnèrent comme celui de Bokassa par le sang. La grande caractéristique de ces monarchies est également que, à l’exception de celle de Macias Nguema issue de l’élection, celles de Bokassa et Mobutu sont le produit des coups d’État militaires à la mode en Afrique durant la première moitié des années 1960. Cependant, quand il faut dire que la Guinée Équatoriale, comme le laisse entendre Max Liniger-Goumaz, n’a connu qu’une révolte de palais dirigée par Obiang Nguema, chef de l’armée en 1979, et que 211

A. Baccard : op. cit. p : 31. A. Baccard : op. cit. p : 32. Voir aussi, Jean-Français : Le putsch de Bokassa : histoire secrète, op. cit. 212

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surtout après l’« indépendance », le président Macias Nguema et sa famille ont transformé la république en une dictature sanguinaire où sur 400.000hbts, un tiers a choisi l’exil,213 le nguemisme ne s’entend dès lors qu’en intégrant les deux régimes de Macias Nguema et d’Obiang Nguema en termes d’une véritable monarchie familiale, absolue. Je peux dès lors affirmer sans ambages que la monarchie nguemiste connut aussi une dynamique par un coup d’État militaire sanguinaire et meurtrier le 03 août 1979. In fine, les monarchies de Bokassa, Mobutu, Nguema sont toutes de même nature : leurs naissance et évolution partent des putschs militaires. Le plus important et l’enjeu sociologique résident dans la compréhension d’une passion politique214 ayant poussé ces dirigeants à asseoir des monarchies de sang et de meurtre. Car au départ, ces hommes qui sont devenus des grands monarques ont été mus par des causes « apparemment nationalistes ». Bokassa, comme l’ensemble de l’armée, observait d’un œil critique le spectacle désolant qu’offrait le monde politique fait de querelles personnelles, d’intrigues et de corruption. Les détournements de deniers publics se multipliaient et une vingtaine de préfets et sous-préfets avaient été envoyés en prison. Lors d’une enquête, les écoliers avaient répondu : Plus tard, je ne veux pas être préfet, je ne veux pas être sous-préfet, je ne veux pas aller en prison.215

Mobutu alors lieutenant général fit lire le communiqué de prise de pouvoir qui en sa grave décision 13, stipulait entre autres : En prenant ces graves décisions, l’armée nationale congolaise espère que le peuple congolais lui en sera reconnaissant, car son seul but est de lui assurer la paix, le calme, la tranquillité et la prospérité qui lui ont fait défaut depuis l’accession du pays à l’indépendance. Le haut commandement militaire souligne avec force que les décisions prises n’auront pas pour conséquence une dictature militaire.216

Le discours de Mobutu est bien lénifiant au départ. Il est fondamentalement sécuritaire, sécurisant et place les valeurs au-dessus de tout. Mobutu parle au nom des droits et libertés garantis par la 213

M. L-Goumaz : Guinée Équatoriale. De la dictature des colons à la dictature des colonels, op. cit. p : 10. 214 Je me situe sur la logique de Jacques Donzelot : L’invention du social. Essai sur le déclin des passions politiques, Paris, Seuil, 1994, 263p. Dans la même perspective en Afrique noire, Jules Chome : La passion de Simon Kibangu 1921-1951, Bruxelles, Les Amis de Présence africaine, 1959, (2è édition), 134p. Claudine Vidal : Sociologie des passions, Paris, Karthala, 1991, 184p. 215 A. Baccard : Les martyrs de Bokassa, op. cit. p : 20. 216 Buana Kabue : L’expérience zaïroise. Du casque colonial à la toque de léopard, op. cit. p : 100.

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Constitution du 01août 1964 et tout comme Bokassa, sa démarche consiste, au nom de ces idéaux, à libérer tous les prisonniers politiques en exemptant les membres des bandes insurrectionnelles ayant porté atteinte à la sécurité de l’État. Prenant la plume pour justifier le coup d’État encore pacifique, Mobutu retrouva ses automatismes d’ancien « journaliste » à travers Le Courrier d’Afrique, un quotidien de Kinshassa : À une époque […] où la scène politique est infectée d’aventuriers ou d’hommes à la solde de profiteurs sans scrupule, où le comportement des institutions nationales et même internationales n’est conforme ni à l’intérêt général de tous ni à la morale et la justice, […] l’armée reste la seule force disciplinée, […] qui, dans n’importe quel pays ait fait les preuves de son intégrité morale et de son efficacité dans son rôle de défenseur des intérêts généraux.217

Ce discours reste en droite ligne de celui de Bokassa en termes de sacralisation des valeurs. Bokassa a parlé de l’avènement de l’heure de la justice, de l’abolition de la bourgeoisie et de l’instauration de l’égalité entre tous les citoyens. Ce que Mobutu entend par la défense des intérêts généraux par l’armée. En fait, chez Bokassa comme chez Mobutu, la motivation profonde du coup d’État rejoint un ordre de valeurs qui semble positionner au-dessus de tout, l’intérêt général corrélatif à l’esprit général d’une nation dont parle Montesquieu.218 De même le « nguemisme »219 qui connaît aujourd’hui une dynamique au terme du putsch militaire de 1979 perpétré par Teodoro Obiang Nguema « se fonde sur des valeurs », apparemment. En août 1981, Obiang Nguema a considéré son oncle Macias Nguema, le président déchu et exécuté/assassiné en 1979 comme le « fils de Lucifer ».220 Le 03 août est une date fortement symbolique pour le « nguemisme ». Ce fut le 03 août 1979 que Macias Nguema, président à vie autoproclamé comme Jean- Bedel Bokassa, voire Mobutu qui se le

217

Buana Kabue : op. cit. p : 106. Charles Louis de Secondat Baron de Montesquieu : De l’esprit des lois, Paris, GarnierFlammarion, 1979, T. I : 507p.T.II. 638p. 219 Le « nguemisme » traduit aujourd’hui un paradigme achevé d’un idéal-type monarchique africain. Si ce néologisme fut utilisé pour la première fois analogiquement au franquisme par le professeur Eya Nchama alors secrétaire général de l’Alianza Nacional de Restauración Democratica (ANRD) en 1978 devant la Commission des Droits de l’Homme des Nations Unies, je le considère aujourd’hui comme modèle théorique achevé des monarchies postcoloniales en Afrique subsaharienne. Le « nguemisme » est la traduction de l’histoire politique d’une famille dynastique en Guinée Équatoriale : la famille des Nguema. 220 M. Liniger-Goumaz : Guinée Équatoriale. De la dictature des colons à la dictature des colonels, op. cit. p : 62. 218

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disait intérieurement,221 fut déclaré déchu par ses parents militaires et civils. Pour lier la parole à l’acte, ils l’exécutèrent le 29 septembre de la même année. Ce fut également le 03 août que son neveu Obiang Nguema devenu Président l’assimila au fils de Lucifer. Dans le même discours, il qualifia encore son oncle Macias Nguema d’« envoyé du diable, fils de Lucifer, président des sorciers.222 Au XIè anniversaire de l’« indépendance » le 12 octobre 1979, le président Obiang Nguema, à l’instar de ce que firent Bokassa et Mobutu à propos des prisonniers politiques, annonçait l’armistice. Il en gracia 29 prisonniers sur les centaines remplissant l’espace carcéral le 14 août 1981. L’on dénombrait ainsi des 125.000 réfugiés à l’étranger avant le 03 août 1979, moins de 15.000 qui sont rentrés. D’autres sources chiffraient le retour total des réfugiés à 4000, d’autres encore à 400 ayant quitté le Gabon sur les 60.000 officiellement recensés, voire 11.000.223 La liberté de mouvement, de commerce, d’enseignement et de culte a apparemment été rétablie, bien que la peur n’ait pas totalement disparu, la terreur s’est relativement atténuée. Un slogan apparut à cet effet : « La liberté reconquise ». Il abrogea le 02 avril 1980 la Constitution du 22 juin 1968 violée par le régime de son oncle. Le 03 août 1981, lors du deuxième anniversaire de son « accession » au pouvoir, il annonça publiquement l’organisation populaire d’un referendum avant le mois d’août 1982. Voilà donc ce que disent au départ, les discours militaires des putschistes. Mais, au-delà de ces discours, les monarques africains méritent une attention plus particulière. Car, à l’observation et à l’analyse, les monarchies africaines postcoloniales reposent sur un ressort idéel : la passion monarchique. La passion monarchique combine la boulimie financière, la volonté de puissance dont le corollaire est le sang et le meurtre, l’esthétique du pouvoir et de l’autorité traditionnels qui aboutissent au règne, l’adoration du prestige et des honneurs, « la contemplation », l’amour du sexe, le recours à l’invisible (sorcellerie), la mégalomanie frisant la bouffonnerie. Si Bokassa, Mobutu, Nguema ont inexorablement quelque chose qui les rapproche, voire qui les confond : c’est la passion monarchique. C’est dire que les monarchies postcoloniales sont bien pensées, planifiées, construites. Il faut se situer au-delà des discours lénifiants, propagandistes et démagogiques de Bokassa, Mobutu, Nguema pour voir 221

Visionner le film, Mobutu Roi du Zaïre. M. Liniger-Goumaz : Guinée Équatoriale, op. cit. p : 96. 223 M. Liniger-Goumaz : Guinée Équatoriale., op. cit. p : 78. 222

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se profiler les projets de fabrique monarchique dont la lecture part même de la manière dont l’« accès » au pouvoir s’est déroulé. Les trois modèles monarchiques qui m’intéressent ne sont pas déconnectés de l’environnement sociologique immédiat dont leurs fabricants sont des produits. Un tel environnement est, à travers le phénomène psychosociologique de socialisation, producteur de ce que j’appelle désormais passions monarchiques africaines. Ces passions sont fondamentalement antidémocratiques et rentrent bien évidemment dans un autre type de pervers comme production du politique africain. Elles participent largement de la constitution et de l’institution des sociétés dans l’Afrique actuelle. De quoi naissent les passions monarchiques dans l’État africain contemporain ? Les récits de vie des trois monarques peuvent être édifiants à propos.

Bokassa, Mobutu, Nguema : esquisse de récits de vie L’on ne peut faire une analyse des passions monarchiques africaines contemporaines sans intégrer la variable psychosociologique en tant que la psychosociologie est une science charnière et de l’interaction, des normes, des modèles sociaux, des rôles et conflits de rôle, des statuts, des attitudes, etc.224 Elle permet dès lors d’aller jusqu’à une psychologie différentielle qui ouvre les portes à la saisie du phénomène individuel ou encore de la donne individuelle dans les constructions monarchiques. La donne individuelle permet de parcourir la vie des monarques africains comme fait structurant la psyché monarchique. Car, si comme le dit Friedrich Von Hayek : Nous ne pouvons pas comprendre et expliquer une action humaine de la même manière que les phénomènes physiques, et que, en conséquence, le terme « expliquer » tend à garder un sens qui n’est pas applicable aux phénomènes physiques,225

la psychologie différentielle est appropriée pour comprendre les passions monarchiques africaines dans la mesure où elle s’appesantit sur l’analyse des différences entre les individus et les groupes dans les rapports avec l’âge, le sexe, l’espace social, etc. Bien que la psychologie différentielle par sa démarche caractérielle ait servi de fondement et justification au nazisme et plusieurs autres formes d’apartheid et de discrimination dont notamment les colonialismes et racismes, elle est 224

Voir à propos, J. Maisonneuve : Introduction à la psychosociologie, Paris, PUF, 1973, 254p. 225 F. Von Hayek : Scientisme et sciences sociales, Paris, Plon, 1953, 181p. p : 18.

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déterminante dans la mesure où, entre autres, les passions monarchiques et les types de société qu’elles contribuent à constituer et instituer sont avant tout des phénomènes sociaux relevant de la mentalité, produit des structures sociales. Ce sont des phénomènes mentaux. Et comme le dit une fois de plus Friedrich Von Hayek : Les phénomènes mentaux doivent rester non seulement des données à expliquer, mais aussi des données sur lesquelles doit être fondée l’explication des actions humaines qui en dépendent.226

Cet ordre d’idées introduit la problématique du caractère subjectif des données dans les sciences sociales, chère à Von Hayek, mais aussi et surtout les constructions monarchiques africaines postcoloniales comme fait fondamentalement subjectif, c’est-à-dire émanant d’un imaginaire individuel strictement lié à un contexte sociologique spécifique. Il est plus question d’analyser non des relations entre les choses, mais des relations entre les hommes et les choses (institutions) ou des relations d’homme à homme qui définissent entre autres les rapports sociaux politiques. D’une certaine manière, les méthodes des sciences sociales naguère appelées sciences morales ont pour objet les actions de l’homme et leur but est d’expliquer les résultats non voulus et non préparés de l’action humaine. Or, même si les constructions monarchiques obéissent bien à des projets planifiés rigoureusement, elles sont aussi apparemment les conséquences des résultats non voulus et non préparés vu les discours lénifiants qui accompagnent les putschs militaires ayant contribué à leur naissance. En outre, elles finissent toujours par dépasser en termes de contrôle et d’autorité politiques, de maîtrise et de commandement du peuple et ses espaces sociaux, de l’invention même du politique, les individus qui les initient et les soutiennent. C’est pour cela qu’elles sont vouées à des chutes catastrophiques et tragiques imposant l’exil et l’inhumation à l’étranger de certains monarques tels que l’attestent les cas d’Ahmadou Ahidjo du Cameroun inhumé au Sénégal, Mobutu Sese Seko du Zaïre inhumé au Maroc, Idi Amin Dada de l’Ouganda inhumé en Arabie Saoudite, Menguistu Haile Maryam de l’Ethiopie inhumé au Zimbabwe, Hissene Habré actuellement exilé au Sénégal, Blaise Compaoré qui vient de partir de la Côte d’Ivoire où il s’est réfugié juste après avoir été chassé du pouvoir, etc. Cependant, dans la mesure où stricto sensu, les sciences sociales concernent l’action consciente ou réfléchie de l’homme,227 les constructions monarchiques sont bien des actions conscientes même si les résultats auxquels elles aboutissent paraissent non voulus et non préparés. Elles interpellent par conséquent - comme leur objet d’étude - les sciences sociales dans leur diversité. Et dans la mesure où les faits 226 227

F. Von Hayek : op. cit. p : 27. F. Von Hayek : op. cit. p : 30.

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sociaux sont aussi des opinions, des points de vue des gens dont les actions sont étudiées, ils sont des croyances ou des opinions individuelles qui sont des données dont on ne peut facilement savoir la véracité ou la fausseté, mais qui nécessitent une analyse des sciences sociales. L’analyse des constructions monarchiques en Afrique noire contemporaine part de celle des passions elles-mêmes monarchiques. La compréhension de leurs expériences permet d’intégrer dans la démarche, les récits de vie. L’approche des monarques par récit de vie tente de réhabiliter cette démarche dans les études africaines d’une part, et aide à comprendre plus facilement les leaders politiques subsahariens d’autre part. En effet, cette approche encore appelée méthode biographique est lumineuse pour l’intelligence de la production du politique africain non seulement parce qu’elle permet un dépassement de l’opposition subjectif/objectif, mais aussi elle éclaire en examinant comment des sujets deviennent acteurs/transformateurs de leur réalité sociale, les valeurs et les cultures dont ils sont porteurs et créateurs. Robert Cabanes a utilisé cette approche pour comprendre et expliquer le mouvement social comme processus. Dans cette perspective, l’attention est plus portée sur les processus ou procès de passage aux manifestations d’une conscience sociale plus large que celle d’un intérêt, individualiste ou familial. Ces procès ont des moments d’avancées et de reculs aux causes et effets non seulement sociaux, mais aussi individuels. Il est plus question des cycles de vie, des générations, des durées spécifiques à l’œuvre. Si ces termes empruntent la notion de temps comme à la fois irréversible et immobile, ils mettent en question une analyse de type factoriel se définissant par l’intemporalité, qui en empruntant des facteurs temporels à l’instar de l’origine sociale des ouvriers, les lient nécessairement à un problème actuel du genre participation au mouvement ouvrier en minimisant des corrélations de diverses natures reliant ces deux éléments. Les enchaînements méritent d’être analysés pour rendre compte des procès sociaux collectifs et individuels. L’on tente de voir alors comment le mouvement social s’enracine dans des biographies particulières. Pour Cabanes, par définition, toute vie est limitée dans le temps et gérée par des individus qui font avancer, stagner ou reculer le mouvement social par la forme et la force de leur investissement. Si une telle démarche part du fait selon lequel toute société est composée d’individus au sens où ce terme est couramment employé pour les sociétés non holistes fondées sur l’individualisme, elle peut également être opératoire dans les sociétés subsahariennes fondées sur un holisme actuellement en

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voie d’éclatement228 parce qu’il épouse fortement des tendances individualistes héritées du capitalisme colonial et portées à bout de bras par des monarques antisociaux dont le point de mire est l’accumulation personnelle, individuelle. Dans la mesure où cette démarche permet d’observer l’adéquation ou l’inadéquation entre individu et société, entre identités sociales partielles et identité de la formation sociale globale, elle met alors en exergue le sujet qui, en sciences sociales, « devient ce passage de l’individu au sujet à travers un processus où l’individu devient acteur social ».229 De même pour moi, la méthode biographique permet de saisir les monarques africains dont je parle comme processus; autrement dit, ce passage d’un fait social à un autre, à un phénomène. Fait social d’autant plus que je reste fidèle à une recherche, entre autres, axée sur la production du politique africain. Quand il faut dire que les monarques en question rentrent dans la production du politique pervers, l’approche biographique permet alors de les comprendre comme produit de certains processus sociaux où la socialisation, les valeurs et la culture participent de la transformation des individus en faits ou phénomènes sociaux. S’il faut considérer de tels faits sociaux comme des choses selon le principe durkheimien, il faut tout de même reconnaître que, comme le dit Louis Pinto, des individus auxquels s’intéresse le sociologue, un grand nombre semblent adopter une attitude « individualiste » envers les institutions, les partis, la famille.230 Les monarques qui m’intéressent sont bien de ceux-là. Dans le dernier chapitre de son ouvrage, intitulé « Servir la famille »,231 Emmanuel Dungia a montré comment au sein de sa famille, Mobutu fit de M. Fangbi un « Député à vie » qui ne prit jamais la parole une seule fois durant ses 228 Voir à propos, Marie Alain et al (eds) : L’Afriques des individus, Paris, Karthala, 2008, 442p. 229 Pour plus de détails, voir R. Cabanes : « Cultures ouvrières militantes et récits de vie : une approche méthodologique », Pratiques sociales et travail en milieu urbain, Biography and Society, International Sociological Association Research Committee, 98, (13), décembre, 1989, 125p. pp : 69-107, pp : 70-71. Voir également pour la même approche, Daniel Bertaux : Destins individuels et structure de classe, Paris, PUF, 1977, 322p., « L’approche biographique : sa validité méthodologique, ses potentialités », Cahiers Internationaux de sociologie, LXIX, juillet-décembre, 1980, pp : 197-225., Les récits de vie, Paris, Nathan, 1997, 128p. Bawin-Legros Bernadette : « Le récit de vie comme document social : présentation et représentation de soi », J. Kellerhals et al (eds) : La représentation de soi. Etudes de sociologie et d’ethnologie, Genève, Département de sociologie, 1987, 258p. pp : 169-184. Pierre Dominicé : L’histoire de vie comme processus de formation, Paris, L’Harmattan, 2002, 174p. 230 L. Pinto : Le collectif et l’individuel. Considérations durkheimiennes, Paris, Raisons d’agir, 2009, 152p. p : 12. 231 E. Dungia : Mobutu et l’argent du Zaïre. Révélations d’un diplomate, ex-agent des services secrets avec le rapport Blumenthal, op. cit. pp : 96-108.

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mandats, la langue française lui étant complètement inaccessible ! Dans le même ordre d’idées, des agents de commission ou des vaguemestres qui s’occupaient de ses propres courses et affaires et qui en devinrent extrêmement riches, appelés au Cameroun, « feymen », voire d’autres membres intouchables de sa famille baptisés les FP (les membres de la famille présidentielle) sont devenus une fabrication institutionnalisée par le maréchal qui se faisait aussi appeler Guide comme le colonel Kadhafi. Ils se sont constitués en véritable gang, le gang des FP. Bokassa et les Nguema ont eu concernant le rapport du pouvoir à la famille, la même vision et les mêmes pratiques. Par exemple, pour protéger sa famille ngabaka, les tensions au sein de l’armée ont permis à Bokassa d’éliminer les membres des autres ethnies banda, gbaya à l’aide de véritables exécutions sommaires. Macias Nguema de son côté a fait de son neveu Teodoro Obiang Nguema Mbazogo son aide de camp et chef de l’armée pour ensuite faire de la république jusqu’au moment où j’écris ses lignes, un véritable règne de la famille des Nguema. De même, David Dacko, bien avant Macias, a respecté ce lieu commun de la monarchie - même s’il n’en a pas construit une à l’instar de son cousin Bokassa - en faisant de celui-ci en Centrafrique, le chef de l’État major. Et ironie du sort, les deux chefs des armées renversèrent fort opportunément les deux situations en leur faveur. Leurs attitudes qui induisent les logiques, comportements et pratiques individualistes doivent être expliquées par la sociologie. Si le recours aux récits de vie des trois monarques vise à définir, sinon à déterminer leur personnalité, l’intégration dans cette entreprise de leurs formes d’accès au pouvoir est édifiante. Ceci se situe dans une problématique de recherche de leurs passions monarchiques. Dans cette perspective, l’œuvre monumentale du sociologue américain Talcott Parsons peut aussi apporter des lumières à ma préoccupation. En effet, Directeur du département des Social Relations à la prestigieuse université d’Harvard, Parsons a été le premier président de l’Association américaine de sociologie. Il a dominé la sociologie américaine d’aprèsguerre pendant plus de trente ans. Son objectif : restituer à la théorie sa place et sa fonction. Il permit ainsi à la sociologie américaine de renouer avec les grands auteurs classiques européens à l’instar d’Emile Durkheim, Max Weber, Vilfredo Pareto. À cette époque, la sociologie de Parsons était la réponse la plus forte à la sociologie mécaniste ou matérialiste dont Karl Marx était la figure emblématique. Son entreprise a visé à fonder une démarche plus équilibrée entre les tendances idéalistes et matérialistes. Par exemple, expliquait-il, l’acte social implique l’existence des catégories culturelles ; c’est-à-dire les valeurs, les normes, le sens. Cependant, l’on ne saurait ignorer aussi les contraintes auxquelles se heurte l’action au sein de

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l’espace social. De telles contraintes s’expliquent par le caractère limité des ressources et politiques qui existent en fait. Ceci amena Parsons à poser l’existence d’un troisième niveau d’analyse de l’action sociale à laquelle je peux assimiler la construction monarchique : la personnalité.232 Et les sociologues américains Jeffrey Alexander et Steven Seidman disent ceci à propos : Ni le codage culturel, ni le déterminisme social n’empêchent les impératifs psychologiques de jouer leur rôle. L’action est à la fois symbolique, sociale et motivationnelle […] En insistant sur l’autonomie analytique de la culture, des systèmes sociaux et des systèmes psychologiques, Parsons promet une issue à la dichotomie mécanistesubjectiviste sans renoncer à aucun des deux aspects.233

L’analyse des monarques qui m’intéressent s’éclaire davantage à travers ce qui précède. Leur personnalité et leur action sociale partant des passions monarchiques relèvent des impératifs psychologiques motivations individuelles masquées par la personnalité - mais aussi du social et du symbolique.

Bokassa S’agissant de Bokassa, il est né le 22 février 1921à Bogombe, un hameau du grand village de Bobangui selon ses propres déclarations puisque ses parents n’ont pas pu établir pour lui un certificat d’acte de naissance à l’époque. Bokassa était comme les deux présidents centrafricains qui l’ont précédé, Barthélemy Boganda et David Dacko, de la tribu ngbaka. À la mort de ses parents en 1927, son grand-père l’inscrivit à l’école des missions Sainte-Jeanne D’Arc à Mbaïki. Dans l’ouvrage, La Manipulation,234 Bokassa a hâte d’évoquer à son auteur, Roger Delpey, sa situation d’orphelin à six ans à cause de la France. En revenant sur la mort de son père, Mindogon Mgboundoulou, Bokassa dit alors que ce dernier a bien été assassiné par la France en 232

Lire notamment de T. Parsons : The social system, Glencoe, New York, 1951, 575p., Ẻléments pour une sociologie de l’action, Paris, Plon, 1955, 300p., Social structure and personality, Glencoe, Free Press, 1964, 376p. 233 J. Alexander, S. Seidman (eds) : Culture and society. Contemporary debates, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, 384p. p: 1. 234 R. Delpey : La Manipulation, Paris, Jacques Grancher, 1981, 346p. Delpey est un journaliste français ayant été impliqué dans les affaires de diamants comme l’ex-président Giscard d’Estaing. On peut comprendre dès lors le caractère partisan de son ouvrage.

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novembre 1927 devant la préfecture de la Lobaye. Il a été un martyr de la liberté. Emmanuel Germain dit ceci à propos : Pourtant, en grand homme magnanime qu’il veut être, Bokassa pardonne à la France. « Ni haine, ni rancune. C’est une vieille histoire du début de la colonisation ». […] Je le crois et c’est pourquoi le seul sentiment qui m’habite est finalement celui de la fierté. Mindogon Mgboundoulou a bien mérité du Centrafrique. Savez-vous que Mindogon, en Mbaka, signifie « le nouveau combat » ou encore « la nouvelle guerre.235

Dès lors, Bokassa est habité par un désir de reconnaissance, pas dans l’acception d’Axel Honneth comme on le verra plus loin. Le principal problème que l’on peut distinguer chez Bokassa est un viscéral besoin d’être reconnu qui prend sa source dans sa plus tendre enfance et se trouve amplifié par la griserie du pouvoir puis l’isolement de l’exil.236

En 1928, Bokassa fut à Bangui, à Saint-Louis où il rencontra le père Gruner qu’il vénéra toute sa vie. Après, à Brazzaville, il fréquenta l’école du père Comte. Marmiton chez un officier français, il aurait ainsi acquis des talents de cuisinier. En 1939, il s’engagea dans l’armée française. Il mena alors une vie de garnisons, d’écoles et de campagnes qui l’amena tour à tour en 1940 au ralliement du Congo à la France libre, en 1944 -1945 aux Campagnes de France et d’Allemagne, en 1950 -1953 en Indochine. De retour de l’Europe, il atterrit à Saint-Louis au Sénégal. Le 01décembre 1958, Bokassa est promu lieutenant dans un pays de l’Afrique Équatoriale française. En 1959, il est affecté à Bangui son pays d’origine. Le 13 août 1960, son cousin David Dacko ayant succédé à Barthélemy Boganda décédé « officiellement » des suites d’un crash aérien proclama l’indépendance de Centrafrique devant le célèbre écrivain et homme de culture français André Malraux, représentant de la France à cet effet. Le 01décembre 1964, Bokassa quitte l’armée française pour l’armée centrafricaine. Il a alors le grade de capitaine. Le président Dacko l’appelle auprès de lui pour assumer la direction de son cabinet militaire. Promu colonel, Dacko confia à Bokassa le poste de chef d’État Major de l’armée centrafricaine, un poste qui, quand bien même il revenait au président de la république, pouvait donner des idées à son titulaire. Jusque-là, aucun observateur ne décela en Bokassa un indice de 235

E. Germain : La Centrafrique et Bokassa 1965-1979. Force et déclin d’un pouvoir personnel, Paris, L’Harmattan, 2000, 285p. p : 211. 236 E. Germain : La Centrafrique et Bokassa 1965-1979., op. cit. p : 210.

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prétendant au pouvoir suprême. D’autant plus que durant sa vie dans la colonie, il avait affiché un penchant notoire envers la boisson. Pendant la postcolonie, il fréquentait assidûment les bars de la capitale, parfois en état d’ébriété totale, bagarrant même avec leurs gérants. Si les hagiographes de Bokassa ont vanté ses exploits et son courage, son caractère impulsif qui le poussait à des prises de décision, voire à des écarts qu’il regrettait très tôt, avait masqué en quelque sorte ses craintes et frayeurs. Pendant la nuit du putsch, il a disparu plus d’une heure en laissant la direction des opérations à Banza qu’il élimina par la suite parce qu’il avait peur de lui comme putschiste potentiel; surtout quand il faut dire que ce fut ce dernier qui lui inspira l’idée du coup d’État de la Saint-Sylvestre. C’est pour dire que contrairement à ces hagiographes aux éloges dithyrambiques envers Bokassa, ce dernier n’aurait jamais eu tout seul la fermeté, la rigueur, la témérité et le courage d’exécuter un coup d’État. En cette année 1965, Bokassa observe le spectacle politique qui l’entoure et se convainc que, officier centrafricain le plus élevé en grade, il est en droit d’aspirer aux fonctions suprêmes, qu’il possède des qualités requises qui lui donnent l’aptitude d’« accéder » au pouvoir. Son instruction est médiocre, mais il a appris à observer et se dit que nul plus que lui ne maîtrise les intérêts et les passions qui mènent les hommes. Faute donc de culture, son « intelligence » ne peut s’exprimer qu’à travers la ruse. Bokassa est un comédien exceptionnel, voire un bouffon. Mais, il a le charisme, les gestes, les mots : bref face au peuple, c’est un fin orateur. L’appartenance de Bokassa à l’ethnie ngbaka consacrait pour lui un droit de prééminence : il voulut toujours passer tout de suite derrière le chef de l’État durant les cérémonies publiques. Jean-Paul Douate, le directeur du protocole lui expliqua à maintes reprises que les personnalités qui passaient avant lui étaient : le président de l’Assemblée nationale, les ministres d’État, les ministres, que son carré était celui des très hauts fonctionnaires, mais Bokassa n’obtempéra point. Il manifestait toujours le désir de s’asseoir à la table présidentielle et aux côtés du président, arborer le fanion à sa voiture alors que faisant partie du cortège présidentiel, seule la voiture du chef de l’État porte l’emblème national. Jean-Paul Douate paya de sa vie les discussions qu’il engagea à propos avec Bokassa quand ce dernier devint président. Le 15 août 1963, Fulbert Youlou, M. L’abbé président de la République du Congo-Brazzaville fut renversé par un putsch militaire, Bokassa aurait craché dans son képi à l’occasion pour manifester sa fidélité à Dacko en lui faisant la garantie qu’un coup d‘État du genre n’aurait jamais lieu en Centrafrique.

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Mais fort du discours de Bokassa un jour devant les parents et selon lequel celui-ci disait qu’en tant que aîné du président Dacko, le pouvoir lui revenait selon la logique tribale, Dacko eut des appréhensions envers lui. Pour Bokassa, le pouvoir appartenait à l’ethnie ngbaka et au sein de celle-ci à sa famille. Juillet 1965, Bokassa raconta qu’il avait été exilé en France, qu’il y passait des journées entières d’attente au cercle des officiers de la place Saint-Augustin. En octobre de la même année, le président Dacko expliqua au contraire que chaque année, une délégation centrafricaine était toujours présente en France lors du défilé du 14 juillet. Bokassa avait alors fait des mains et des pieds pour en faire partie afin d’être un jour plus près de l’homme de ses rêves : le général De Gaulle. En outre, les chefs d’État africains francophones étaient invités à participer aux cérémonies marquant la fin de formation des officiers des territoires d’Outre-mer. Faute de pouvoir s’y rendre, le président Dacko se fit alors présenter par son cousin, Bokassa. Ce que je peux encore dire sur ce court récit de vie se résume à deux choses : la première est que, comme le laisse entendre André Baccard : Tous l’avaient mésestimé et aucun n’avait imaginé que cet officier pût jamais prendre le pouvoir.237

La deuxième est liée au contexte général de l’Afrique subsaharienne de la fin de la deuxième moitié de la décennie 1960. Ce contexte qui vit Bokassa colonel, officier le plus gradé de Centrafrique est celui où les coups d’État militaires étaient à la mode comme je l’ai dit plus haut. 238 237

A. Baccard : Les martyrs de Bokassa, op. cit. p : 29. Lire Samuel Decalo : Coups and Army Rule in Africa : studies in military style, New Haven, Yale University Press, 1976, 284p. Le Nigeria de Yacubu Gowon est le modèle de régime militaire ayant attiré une certaine science politique à l’époque comme en témoigne Victor A. Olorunsola : Soldiers and power : the development performance of the Nigerian military regime, Stanford, Hoover Institution Press, 1977, 168p. Voir également JeanLouis Seurin : « Les régimes militaires », Les pouvoirs africains. Pouvoirs. Revue Française d’Etudes Constitutionnelles et Politiques, (25), Paris, PUF, 1983, 208p. pp : 90-105, Benchenane Mustapha : Les coups d’État en Afrique, Paris, Publisud, 1983, 196p., Les régimes militaires africains, Paris, Publisud, 1984, 222p. Jean-Pierre Pabanel : Les coups d’État militaires en Afrique Noire, Paris, L’Harmattan, 1995, 190p. L’analyse politico-historique de Didier Bigo : Les coups d’État en Afrique (1945-1987), conflit pour l’État, de groupes, de personnes, « et » problèmes méthodologiques, Etudes polémologiques, mai, (41), 1987 et le livre relativement récent de Yambangba Sawadogo : Afrique : la démocratie n’a pas eu lieu, Paris, L’Harmattan, 2008, 234p. Cependant, il faut reconnaître que les armées africaines en tant que telles sont l’objet de recherche d’une certaine politologie africaine dès la deuxième moitié des années 1960, voir utilement à 238

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C’est l’époque où l’on parlait de contagion militaire, c’est-à-dire la succession des coups d’État comme phénomène essentiellement militaire. La participation des chefs d’État aux travaux du Sommet de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) était l’occasion la plus propice pour les hommes en tenue de perpétrer les putschs. Le contexte international lui-même était favorable à ces pratiques politiques militaires en Afrique noire dans la mesure où, quand Bokassa faisait torturer, tuer en faisant couler le sang des Centrafricains dans les prisons de Bangui « la coquette », ce grand mystificateur était reçu avec tous les honneurs dans la capitale française et bien d’autres.239 Il convient de rappeler que, en 1977, lors de son auto-proclamation comme empereur, c’est Troyes, ville française du sud-ouest de Paris qui lui offrit un carrosse.240

Mobutu Quant à Mobutu Sese Seko, il est né le 14 octobre 1930 à Lisala dans la province d’Equateur. Pour faire plaisir aux missionnaires, on donna le prénom de JosephDésiré à l’enfant. Cependant il portera surtout le prestigieux nom de son oncle paternel qui fut à la fois guérisseur et guerrier : Mobutu Sese Seko Kuku-Ngbendu Wa-Za-Banga. Selon le journaliste Buana Kabue, Sese veut dire « terre », Seko « téméraire », Kuku-Ngbendu « piment » et WaZa-Banga « guerrier puissant qui laisse le feu sur son passage et va irrésistiblement de conquête en conquête ». C’est la signification de ces termes en langue ngbandi.241 Selon un autre zaïrois, Maréchal Mobutu Sese Seko Kuku Ngbandu Wa Za Benga signifie le coq de la basse-cour qui ne laisse de côté aucune poule.242 Mobutu Sese Seko Kuku-Ngbendu-Wa-Za-Banga était originaire d’un village de l’Ubangui, Gbadolite. Il fut éduqué à la mission de Molegbe par des pères capucins lui ayant appris le métier de cuisinier. Il se convertit au christianisme et adopta la gastronomie occidentale dans l’intention d’y faire carrière. Pour ce, il s’attacha au substitut du parquet de Lisala qui fut séduit par sa cuisine une fois de passage à Molegbe. Le 11 août 1938, Gbemany, son père décéda à Leopoldville. propos, « Les armées africaines », sujet du mois, Le mois en Afrique.Revue française d’études politiques africaines, (14), février, 1967, 122p. pp : 21-112. 239 Lire à propos, Jean-Jacques Lique : Bokassa 1er. La grande mystification, Paris, Edition Afrique Contemporaine, diffusion L’Harmattan, 16, 1993, 191p. 240 Voir Motaze Akam : Le social et le développement en Afrique, op. cit. p : 145. 241 B. Kabue : L’expérience zaïroise, op. cit. p : 39. 242 E. Dungia : Mobutu et l’argent du Zaïre, op. cit. p : 17.

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Mama Yemo, sa mère, regagna Gbadolite pour y placer la petite famille et Mobutu sous la protection de l’entraide clanique. Et Mobutu Sese Seko fut imprégné de cet esprit d’entraide radicalement opposé à l’égoïsme individualiste occidental. À Gbadolite, Mobutu est pris en charge par son grand-père qui l’initia à la chasse, à la pêche, à l’agriculture… Il a tourné le dos à l’école. Chaque lever du soleil, Mobutu en compagnie de son grand-père et du grand oncle dont il est le petit homonyme, armé d’une lance et d’un arc, va à la chasse du gibier, parfois des grands fauves. Quand il rencontra un léopard pour la première fois, le jeune Mobutu prit peur : il n’avait jamais vu de plus près un animal du genre. Il se jeta dans les bras de son grand-père, puis se ressaisit et frappa de sa lance, la tête de la grosse bête. Le fauve qui n’est que blessé devint alors plus dangereux. Le grand-père l’obligea à récupérer la lance pour achever ce fauve. Comme une légende, Mobutu Sese Seko n’a plus jamais eu peur de rien depuis ce jour. Au Congo-Zaïre, voire dans les sociétés bantoues, le léopard est un animal respecté et symbolise la puissance et l’autorité. Et selon un proverbe congolais : « celui qui de ses mains tue un léopard mérite de régner ».243 L’ordre du léopard étant la plus haute distinction du pays, Mobutu en a fait son animal-totem. Cependant, les velléités de chasseur du jeune Mobutu laissent quasiment indifférente Mama Yemo. Cette dernière a une vision plus haute pour son fils aîné : elle le veut instruit. Or, au Congo colonial, c’est l’église catholique qui monopolisait l’enseignement à travers son directeur du Programme pédagogique, un missionnaire scheutiste, le père Maus, totalement réactionnaire. Partisan du peu d’enseignement pour les jeunes africains, il encouragea le moins de temps possible à l’enseignement du français à la faveur du latin. Dès lors le jeune Mobutu qui n’a que dix ans préféra l’école buissonnière à l’école missionnaire et à la place des travaux obligatoires envers la mission, opta pour les jeux, notamment le football. En 1940, l’armée allemande a réduit les troupes belges en quelques jours de mai : Léopold III est capturé, le territoire métropolitain occupé. Cinq ans durant, Mobutu vit et grandit dans cet univers de panique et d’angoisse. Il suit les commentaires de la répression des grèves qui éclatèrent en 1941 et firent 60 morts à Matadi et Lumumbashi. Il suit le soulèvement des soldats de la force publique à Kanaga en février 1944

243

B. Kabue : op. cit. p : 40.

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ayant fait 100 morts. Il vit l’angoisse des familles congolaises dont un membre parti à la guerre n’est plus revenu. Quinze ans par ce climat morose et angoissant, Mobutu comme plusieurs civils et autres jeunes, s’éveille au nationalisme. Jusqu’en 1950, il est collégien dans la bourgade congolaise de Mbandaka. Il prend les études au sérieux et surtout, se révèle « fort en thèmes », mais aussi comme un meneur d’hommes indiscipliné. Mais, ses maîtres n’en tiennent pas tellement compte parce que Mobutu est bon élève et dirige la rédaction du petit journal de l’école dont le titre est : Perspectives Laborieuses. À 20 ans, il part pour Kinshassa en vacances fuyant l’internat. Il est curieux de tout et traverse un Congo effervescent. Or, Kinshassa est pour les pères missionnaires, le lieu du vice et vit sous l’interdiction formelle des élèves d’y aller : c’est le symbole de Sodome moderne, Satan et les créatures capiteuses. Revenu à Mbandaka, le jeune homme est radié : « Vous êtes un mauvais chrétien, vous êtes chassé de l’établissement ».244 Mais, une autre source affirme que le renvoi de Mobutu a été causé par une affaire de débauche avec une demoiselle nommée Rosalie Eyenga.245 Le 13 janvier 1950, Mobutu est enrôlé au camp militaire de Mbandaka. Et au Congo colonial, le règlement ne permet pas à un Noir d’aller au-delà du grade de sergent. Mobutu y reçoit une formation militaire rudimentaire : le but premier étant d’étouffer chez les Noirs toute idée de résistance. Les privations, les châtiments corporels, etc., sont les supports de cette formation. Le soldat de la force publique dont le diplôme le plus élevé est le certificat de sergent de l’armée coloniale246 est formé à l’image d’un robot, d’une machine à semer la mort, d’un maillon de la chaîne de l’appareil répressif colonial. En dehors du maniement des armes, Mobutu apprit aussi le métier de comptable. Muté à Kananga au Kasaï, en moins de quatre ans, il gravit tous les échelons élevés accessibles aux Noirs. Il profita d’une petite bibliothèque pour assouvir ses besoins et goûts de lecture. Empruntant le pseudonyme de De Banzy, il rédigea des articles au quotidien progressiste belge Vers l’Avenir.

244

B. Kabue : op. cit. p : 46. E. Dungia : op. cit. p : 28. 246 Fweley Diangitukwa : Pouvoir et clientélisme au Congo-Zaîre-RDC, op. cit. pp : 7980 (note de bas de page n° 130). 245

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Décembre 1956, Mobutu y est engagé comme rédacteur. Ce poste fera de lui, un observateur privilégié des événements politiques du CongoZaïre. Mobutu passa sept années dans les casernes de la force publique au moment même où le monde connut un basculement radical. En Corée, Mao Tsé-Toung et Kim Il Sung repoussent l’armée américaine au sud du 38è parallèle. En Indochine, les guerillos paysans du général Giap brisent l’armée française à Dien Bien Phu. En Afrique du nord, le Maroc et la Tunisie conquièrent leur indépendance, tandis que l’Algérie traverse les années de braises. Gamal Abdel-Nasser nationalise le canal de Suez en Egypte. En Afrique noire, l’envahisseur anglais est chassé par le premier pays qui accède à l’indépendance dans les colonies britanniques : le Ghana. Le 16 mai 1955, atterrissage du jeune roi Baudouin 1er à Ndolo. Il est envoyé en visite par les Belges au Congo. Décembre 1955, le docteur Van Bilsen, chargé de cours en droit à l’institut d’Anvers pour les territoires d’Outre-mer et catholique progressiste publie un « plan de trente ans pour l’émancipation politique de l’Afrique belge ». Ce document est une véritable bombe dans les milieux coloniaux et sera récupéré par des intellectuels congolais qui le considèrent comme document de travail et au mois de juillet 1956, diffusent le manifeste de Conscience africaine, titre de la revue publiant leurs idées. Le 23 août 1956, l’Association Culturelle des Bakongo (ABAKO) que préside Joseph Kasavubu diffuse le manifeste « Notre patience est à bout ». Le 16 juin 1957, un match de football oppose une équipe belge à une équipe congolaise. L’arbitre est belge, médiocre, il sanctionne des fautes en faveur de ses compatriotes. Le stade Baudouin de cent mille places est archicomble. Pour les spectateurs noirs, l’arbitre belge ne commet pas des erreurs, mais prend des décisions arbitraires à l’encontre de leurs joueurs. Exaspérée, la foule casse et lapide toutes les voitures des blancs à sa portée. Ce sont les premiers heurts violents à Léopoldville entre Noirs et Blancs. Août-novembre 1957, le général Janssens pour intimider les Congolais organise les démonstrations militaires de force. Le 20 avril 1958, Joseph Kasavubu élu maire de Dendale prononce un discours :

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L’instauration de la démocratie ne sera un fait que dans la mesure où nous obtiendrons l’autonomie. Il n’y a pas démocratie tant que le vote n’est pas généralisé. Nous demandons des élections générales.247

Ce discours valut un blâme officiel du gouverneur à son auteur. Mobutu prend part à toutes les réunions dans diverses communes. En outre, ses articles rassurent et supportent les nouveaux élus. Il saisit toujours l’occasion pour dénoncer les conditions exécrables des travailleurs. Actualités Africaines, quotidien congolais dans lequel il écrit aussi, finit par se positionner au centre de la bataille politique qui a lieu dans les grandes métropoles congolaises. Un article de Kande, ami de Mobutu dit par exemple ceci : On est plein, rassasié, sursaturé de discours, de beau langage […] On demande que nos autorités descendent de la sphère des promesses sans cesse ressassées, mais sans aucun lendemain, à celle des actes, des faits, des réalisations tangibles, palpables.248

Plus loin, Mobutu lui-même fait un acte de foi nationaliste à travers un article intitulé « Petit essai de géographie des influences : nos porteparole peuvent-ils jouer un rôle de leader ? ». Il conclut ainsi : Qu’on le veuille ou non, ces hommes sont incontestablement des leaders et peuvent valablement parler au non du peuple. Groupés, ils sont représentatifs de l’opinion publique congolaise.249

Le 04 janvier 1959, soulèvement populaire. A la veille de ce dernier, Mobutu revient sur le rôle de leader : Faute de partis politiques et d’assemblées délibératives issues d’élections démocratiques libres, il est logique qu’on accorde à ceux qui se sont courageusement et volontairement faits les porte-parole de leurs frères la qualité de leaders. Et ils le sont d’ailleurs puisque la masse les considère comme des représentants authentiques.250

Patrice Eméry Lumumba vient de démissionner de la direction commerciale de Bracongo pour s’adonner exclusivement à la politique. Il a pour ce, créé Le mouvement National Congolais (MNC). S’imposant très vite comme grand orateur, ses activités trouvent un écho favorable dans le journal de Mobutu Actualités Africaines qui du reste est conquis par le charisme de cet homme qui électrise les auditeurs, 247

B. Kabue : op. cit. p : 56. B. Kabue : ibidem. 249 B. Kabue : op. cit. p : 67. 250 B. Kabue : ibidem. 248

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« L’indépendance n’est pas un cadeau de la Belgique, mais bien un droit fondamental du peuple congolais », conclut Lumumba le 28 décembre 1958 prononçant un discours lors d’un meeting sur la place communale de Kalamu devant 5000militants.251 Juin 1960, Mobutu a déjà démissionné d’Actualités Africaines après avoir fait une incroyable carrière de « journaliste ». Il est maintenant étudiant de l’Institut des Sciences Sociales de Bruxelles où il s’est même frotté à la sociologie et à l’anthropologie. Il est venu attendre Patrice Lumumba à l’aéroport de Bruxelles en janvier. Ce dernier est alors venu prendre part à la Table Ronde relative aux modalités finales de l’accession du Congo à l’ « indépendance » le 30 juin 1960. Lumumba est alors content de retrouver l’ancien « journaliste » parmi ceux qui travaillent bénévolement pour aider les participants congolais à la Table Ronde. Dès lors s’est fixé le destin de Mobutu Sese seko Kuku-Ngbendu-WaZa-Banga. Pas seulement le destin politique, mais tout court le destin d’un homme. Le 30 juin 1960, jour de la proclamation de l’« indépendance », Mobutu est aux côtés de Patrice Lumumba et Joseph Kasavubu qui accueillent le roi des Belges à Léopoldville. Le 05 juillet 1960, soulèvement des soldats de la force publique. Le 14 septembre 1960, premier coup d’État militaire de Mobutu qui écarte le Premier Ministre Lumumba et le Président Kasavubu du pouvoir.252 À la fin de l’année 1960, Mobutu quitte le pouvoir en promettant :« L’armée ne fera plus jamais de politique ».253 Toujours en 1960, Mobutu avait déjà servi comme indicateur en dénonçant ses compatriotes auprès des autorités coloniales, travail bien apprécié par les services secrets belges. Le 17 janvier 1961, repéré par un avion de reconnaissance de l’ONU, Patrice Lumumba emprisonné au camp Hardy est transféré au Shaba, en pleine sécession, livré à Kapenda Moïse Tshombé, il est tragiquement assassiné.254 251

B. Kabue : op. cit. p : 68. E. Dungia : Mobutu et l’argent du Zaïre, op. cit. p : 17. 253 Fweley Diangitukwa : Pouvoir et clientélisme au Congo-Zaïre-RDC, op. cit. p : 37 (note de bas de page 60). 254 Lire à propos, Jean-Claude Willame : Patrice Lumumba. La crise congolaise revisitée, Paris, Karthala, 1990, 496p. Ludo de Witte : L’assassinat de Lumumba, Paris, Karthala, 2000, 416p. 252

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Lumumba n’aura gouverné que deux mois. Avec Tshombé, la corruption est une éthique, un mode de gouvernement. Chaque vote, chaque place s’achète et se vend. Le 24 novembre 1965, quatorze militaires se réunissent dans la soirée avec l’intention de ne pas supporter Tshombé. Le Jeudi 25 novembre 1965, deuxième coup d’État militaire portant encore au pouvoir, Mobutu Sese SeKo.

Nguema Enfin Nguema. Fang Esangui, Macias Nguema Biyogo Nguema ndong (Mez-m Ngueme) est né à Mongomo le 01janvier 1924 où il fréquenta les écoles missionnaires catholiques de cette localité. Très tôt, il affiche à la fois un complexe d’infériorité auprès des étrangers qui sont des « colons » espagnols et un comportement hautain envers ses compatriotes qui sont les gens du commun ne sachant pas parler espagnol. Très étranger à la lutte pour l’indépendance, Macias Nguema, comme Bokassa et Mobutu à une moindre mesure, n’était qu’un personnage non seulement de second plan, mais surtout de l’ombre. De 1960 à 1964, près de la frontière du Woleu-Ntem gabonais dans la zone orientale du Rio Muni, il occupe les fonctions de maire de Mongomo. Il a été chargé des travaux publics dans le gouvernement parce qu’il a travaillé comme commis de la section du bornage de Bata. Il a été engagé ensuite comme interprète auxiliaire au tribunal indigène de Mongomo. Dès les années 1950, Macias Nguema va se distinguer par l’attribution dans les traditions fang des mérites de la clémence des juges espagnols lui ayant déjà valu la promotion comme maire. Il fut médaillé Commander durant l’exercice de ses fonctions par l’Espagne. En 1950 toujours, par la faveur conférée par le Patronato envers les catholiques pratiquants et surtout respectueux de la métropole, il prépare assidûment les examens dits d’évolué auxquels il réussit. Largement impressionné par un fonctionnaire espagnol du nom de Macias, il transforme le sien en l’hispanisant et devient Macias Nguema Biyogo Negue Ndong. 165

Personnage falot et à la limite bouffon comme Bokassa, Macias ne prit jamais part aux premières luttes pro-indépendance qui donnèrent naissance au nationalisme équato-guinéen. À l’opposé des militants de ce nationalisme, il exerça en toute tranquillité au sein de l’administration coloniale par des attitudes et comportements visant toujours à plaire aux supérieurs coloniaux espagnols. Toujours disposé à plaire aux Espagnols, foncièrement malléable à cause des capacités intellectuelles et d’une formation médiocres, il était le complice du régime et de la métropole franquistes. En 1963, c’est à 39 ans qu’il rejoint pour la première fois un parti politique, l’IPGE. En 1964, après avoir effectué deux voyages à Madrid dont l’un comme fonctionnaire et pour rendre hommage à Franco au nom des fonctionnaires équato-guinéens, l’autre comme homme politique dans le registre des consultations pour l’autonomie, Macias Nguema passe au MUNGE d’Ondo Edu et s’inscrit par la suite au MONALIGUE de Ndongo Miyone. La plupart des politiciens africains de l’époque ont connu violence, voire emprisonnement et exil par les autorités coloniales, mais Macias Nguema ne s’est jamais heurté aux colons espagnols. Devenu ministre colonial des Travaux Publics, sa bonne et saine gestion du réseau routier lui valurent maintes appréciations des populations locales jusqu’à son élection comme premier Président de la Guinée Équatoriale relatée plus haut dans son accession au pouvoir. La démarche par récits de vie nourrit méthodologiquement aussi bien la sociologie, la science politique, l’histoire, la psychologie que d’autres sciences sociales dont la psychologie différentielle. Ces esquisses relatives à Bokassa, Mobutu, Nguema permettent de différencier effectivement chacun de ces dictateurs, mais aussi et surtout de voir ce qui leur est commun. En somme, fort de ces récits de vie, je peux déjà dire ce qui spécifie et rapproche les trois tyrannocrates qui m’intéressent afin de mieux comprendre leurs passions monarchiques.

Des monarques fantoches Les récits de vie de Bokassa, Mobutu, Nguéma laissent voir un ensemble de traits particuliers et communs qui les caractérisent. Ces derniers sont relatifs à la formation reçue, à leur personnage et leur stature de monarque.

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S’agissant de la formation reçue, les trois monarques ont fréquenté initialement dans les écoles missionnaires coloniales. Leur cursus laisse voir des produits médiocres déterminés par une formation de même nature. La formation militaire de Bokassa et Mobutu est au rabais, juste pour servir d’appoint et d’appui à certains besoins et fonctions du système colonial. C’est une formation manœuvrière qui assujettit le Noir aux rôles subalternes dans l’armée coloniale où celui-ci ne devait pas franchir le grade de sergent au Congo belge, par exemple. Une telle formation ne prédisposait donc qu’aux activités de soudard. Bokassa et Mobutu sont aussi au départ des marmitons. Le niveau d’instruction du premier est nul. Et le second, même s’il a été admis à l’Institut des Sciences Sociales de Bruxelles, n’a vraiment connu en tant que tel l’enseignement supérieur. Son récit de vie apprend qu’il était un agent de renseignements belge, donc cette espèce d’étudiant connue dans la plupart des capitales européennes jusqu’à très récemment dont l’objectif fondamental n’a jamais été d’étudier, mais de faire du renseignement au profit des dictatures en place en Afrique. De même, il n’a fréquenté aucune école de journalisme et sa « carrière de journaliste » n’aura été qu’un masque faisant ombrage à sa véritable identité : agent de renseignements des services secrets belges. Et comme tout homme de renseignements, Mobutu était l’homme du double jeu, double jeu qui lui permettait de masquer tant bien que mal sa véritable posture d’acquis au système impérialiste. Pour les besoins de la cause, ce système a fait de lui, un fabriqué dans le tas. Mobutu a été ainsi un personnage fin, complexe, complexé, mégalo, entretenant l’illusion du plus sage et plus intelligent…L’on a vu plus haut sa déclaration selon laquelle l’armée ne fera plus jamais de politique, après son premier coup d’État, fin de l’année 1960. Et cinq ans après, il revient avec le même coup d’État le 25 novembre pour asseoir un règne monarchique de trente deux ans (1965-1997) faisant du Congo-Zaïre aujourd’hui, un géant au pied d’argile. Malgré sa socialisation initiale familiale clanique dans laquelle le solidaire et le communautaire du social africain étaient mis en exergue grâce à Mama Yemo, sa mère, sa formation au rabais en tout domaine où il s’est essayé, a finalement contribué à la fabrique d’un être dont les traits suivants étaient les plus marquants : assassin des innocents, esclave d’argent et du sexe, démesuré paranoïaque et mégalomaniaque. Ceci s’explique davantage à la lumière d’un recours à la tradition qui confortait les ambitions d’un homme imbu de lui-même. Le recours de Mobutu aux légendes et symboles traditionnels a contribué à développer la démesure chez cet homme. Dans la mesure où dans les traditions de la société bantoue, celui qui tue le léopard mérite de régner, l’on comprend par là comment on peut faire des traditions africaines le point de départ et d’ancrage des passions monarchiques. Comment ces traditions permettent 167

de se fantasmer dans les sphères de l’autorité et du pouvoir par un narcissisme qui fait de soi, l’homme le plus sage, le plus intelligent et le plus puissant. Ainsi, pour Mobutu, Michombero, Idi Amin Dada, Nemeiry, Kolingba, Sassou, Buyoya, Tombalbaye, Habyarimana, etc., étaient tout simplement des petits frères africains devant, selon une logique de calcul savamment menée, bénéficier de sa générosité. Dans cette perspective, Bokassa était plus rapproché de lui que Nguema. Ainsi, le magasin African Lux sous le strict contrôle de Mobutu était largement ouvert à Bokassa pour l’immobilier de luxe des femmes de son « harem ». Il eut même à titre de « cadeau forcé », un bateau de l’Office National zaïrois de Transport fluvial.255 Ceci trace les trajectoires des abus de pouvoir qui transforment nécessairement ce dernier en règne monarchique. Et dans son imaginaire profond, le Zaïre était pour Mobutu son véritable royaume. La première signification de son nom patronymique selon le journaliste zaïrois Buana Kabue lui donne naturellement l’inspiration d’un conquérant qui dompte tout et qui s’impose par la force. De même, l’autre signification de ce nom patronymique est « le coq de la basse cour qui ne laisse de côté aucune poule », selon E. Dungia. Ceci justifie les tendances et comportements sexuels insatiables de Mobutu et une vie de débauche comme thèse expliquant, entre autres, son renvoi de l’école missionnaire de Mbandaka à l’âge de 20 ans, d’après F. Diangitukwa et traversant sa vie sexuelle durant son règne, d’après encore E. Dungia .256 Il en est de même de sa politique dite de l’authenticité. En effet, ce n’était plus un secret de son vivant que le retour à l’authenticité était pour Mobutu une vaste construction idéologique ayant permis d’asseoir un régime despotique et monarchique sans partage, à recourir au maraboutisme traditionnel, institutionnalisant de fait, un Ministère marabout.257 Jean-Claude Willame, docteur en science politique de l’Université de Californie à Berkeley est un universitaire belge de renommée mondiale partant de ses travaux sur le Congo, ex-Zaïre où il a été professeur à l’Université Nationale de 1971 à 1975. À l’Université Catholique de Louvain-La-Neuve, en Belgique en novembre 1997, je suis invité au Colloque International de l’Association Euro-Africaine pour l’Anthropologie du changement social et du Développement (APAD). Le thème du Colloque porte sur Les dimensions sociales et économiques du développement local et la décentralisation en Afrique au Sud du Sahara. 255

Emmanuel Dungia : Mobutu et l’argent du Zaïre, op. cit. p : 56. Fweley Diangitukwa : Pouvoir et clientélisme au Congo - Zaïre - RDC, op. cit., Emmanuel Dungia : Mobutu et l’argent du Zaïre, op. cit. lire notamment le chapitre 6 : «jouir sans limites», pp : 86-95. 257 Emmanuel Dungia : op. cit. pp : 42-49. 256

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Lors de la pause-café qui a suivi mon exposé Développement local, décentralisation et démocratie au Nord du Cameroun, un homme au visage sec et svelte, une cigarette entre deux doigts m’approche alors que je bavarde avec les anthropologues Jean-Pierre Olivier de Sardan (EHESS, Marseille) et Pierre-Joseph Laurent, enseignant à l’UCL (Université Catholique de Louvain). Cet homme, c’est Jean-Claude Willame qui me dit laconiquement entre deux bouffées de cigarette que mine de rien, mon exposé sur le Nord-Cameroun a un certain nombre de données qui sont en ligne avec sa thèse d’une construction monarchique au Zaïre par Mobutu. En effet, il y avait cinq ans que Jean-Claude Willame venait de publier L’automne d’un despotisme258 dans lequel il parle dès le premier chapitre du système Mobutu en termes de passage « du présidentialisme à la monarchie absolue ». Dans le même chapitre, il montre d’une part comment Mobutu fait référence à des attributs extraordinaires qui conforteraient son pouvoir et qui auraient pour origine le patrimoine traditionnel et culturel africain. Ces attributs sont notamment : Mobutu le « Sauveur », le « Guide de la Révolution zaïroise authentique », le Président-Fondateur du Mouvement Populaire de la Révolution, le « Père de la nation », l’« Unificateur », le « Pacificateur », le « Chef unique » qui ne saurait être contesté et dont les ordres ne se discutent pas et « s’exécutent spontanément », etc. D’autre part, l’auteur présente ce recours des dictateurs aux traditions africaines pour justifier et légitimer le culte de la personnalité, la concentration et la personnalisation du pouvoir comme un lieu commun qu’il faut démystifier. Pour ce, il s’appuie sur les travaux ethnographiques et anthropologiques des Belges Jan Vansina, Van der Kerken, des Américains Thomas Reefe, Wyatt Mac Gaffey 259 pour démontrer que ce n’est qu’ une conception totalitaire du 258

J-C Willame : op. cit., il est aussi entre autres l’auteur de : Zaïre. L’épopée d’Inga. Chronique d’une prédation industrielle, Paris, L’Harmattan, 1986, 213p. 259 Les recherches ethnographiques de Jan Vansina ont jusqu’à présent une valeur heuristique indéniable pour la compréhension des sociétés traditionnelles du Congo comme sociétés historiques africaines incompatibles avec les règnes monarchiques ou dictatoriaux qu’une vision de certaines sciences sociales et les tyrannocrates africains veulent leur prêter, voir notamment : « Notes sur l’origine du royaume du Kongo », Journal of African History, IV, (1), 1963, pp : 33-38., Les anciens royaumes de la savane, Léopoldville, KRES, 1965, 250p., Introduction à l’ethnographie du Congo, Kinshasa, Editions Universitaires du Congo, 1966, 227p. Dans la même perspective, voir bien avant Vansina, G. Van Der Kerken : Les sociétés bantoues du Congo belge et les problèmes de la politique indigène, Bruxelles, Etablissements E. Bruylant, 1920, 462p. À mettre aussi dans ce registre, les recherches anthropologiques de l’Américain Wyatt Mac Gaffey : Structure and process in a Kongo village, Los Angeles, UC, 1967, 702p. Voir le texte de Bogumil Jewsiewicki : « Les pratiques et l’idéologie de l’authenticité au Zaïre : quelques réflexions historiques », L’impuissance des sciences sociales : méconnaissance ou connaissance du Zaïre, Canadian Journal of African Studies, 18, (1), 1984, 285p. pp : 103-106.

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pouvoir et non du pouvoir totalitaire qui est loin de définir les sociétés bantoues des anciens royaumes de la savane congolaise, de l’Empire luba et des coutumes et gouvernement du Bas-Congo. De tels travaux contredisent l’image de ces sociétés dominées par des grands chefs et des grands feudataires. Au contraire, ces sociétés sont plus complexes qu’on ne l’imagine et on peut dire que l’image du « chef » vient de leur entrée en collision, voire leur collusion avec l’Occident. Elle renvoie plutôt à la mentalité coloniale occidentale.260 En d’autres termes, le chef existe bien dans les sociétés dites traditionnelles ou historiques africaines. Cependant, l’image qu’ une certaine recherche africaniste véhiculée par des préjugés relevant à leur tour d’un certain regard occidental et des pratiques et comportements politiques des dictateurs africains eux-mêmes à l’instar de Mobutu, Nguema, Bokassa, etc., est radicalement fausse, privant le continent noir de son historicité en l’enfermant dans l’imaginaire et les fantasmes blancs.261 S’agissant de la recherche africaniste anglo-saxonne par exemple, Alfred Reginald Radcliffe-Brown qui demeura la plaque incontournable de l’anthropologie sociale britannique après la disparition de Kaspar Bronislaw Malinowski en 1942, laisse entendre que le roi est en même temps le chef de l’exécutif, le législateur, le juge suprême, le commandant suprême de l’armée, le prêtre principal en charge de cérémonies rituelles importantes, le détenteur du plus grand capital, voire économiquement l’homme le plus riche et le plus puissant.262 Or, un sociologue commme Georges Gurvitch est édifiant à propos. Ses recherches intégrent des données politiques sur les sociétés dites archaïques assimilables à plus d’un titre aux sociétés africaines traditionnelles. Selon cet auteur, le chef n’y a jamais été une autorité juridique ou politique, mais morale. Le pouvoir traditionnel y a toujours eu un double caractère mythologique et symbolique.263 Mythologique, il y est la mémoire collective d’un peuple, c’est-à-dire l’incarnation de ses légendes, de son histoire, de sa philosophie en tant que vision du monde, de son anthropologie en tant que vision et position de l’homme dans le monde ou l’espace humain. Symbolique : le pouvoir n’y a pas de valeur en soi ou de signification matérielle.

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J-C Willame : L’automne d’un despotisme, op. cit. pp : 13-26. Lire dans cette perspective, François de Negroni : Afrique fantasmes, Paris, L’Harmattan, 2008, 308p. 262 Voir, A. R. Radcliffe-Brown et al (eds) : Systèmes familiaux et matrimoniaux en Afrique, Paris, PUF,1953, 527p., A. R. Radcliffe-Brown : Structure et fonction dans la société primitive, Paris, Minuit, 1968, (1952), 363p. 263 G. Gurvitch : Déterminismes sociaux et liberté humaine, (Deuxième édition revue et corrigée), Paris, PUF, 1963, 327p. p : 227. 261

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De ce qui précède, la chefferie et le chef sont plus traditionnellement et historiquement dans les sociétés africaines, une institution morale à la recherche du juste milieu dans la gestion des affaires et des hommes. Comme institution morale, ils sont le pôle d’une gouvernance du juste et du vrai radicalement et systématiquement opposée aux dictatures, tyrannocraties, totalitarismes, démocratures et crimocraties. Il en est relativement de même de Bokassa. Bokassa, marmiton et soudard, formé militairement au rabais n’a pu obtenir rien d’autre à travers ses passages au Congo-Brazzaville et en Indochine que le statut d’un soldat dans l’armée coloniale française. Un subalterne, malgré les grades en trompe-l’œil auxquels il y a accédé. Véritable abruti, toute instruction lui faisait défaut. Son ignorance se camouflait derrière l’arrogance. Et s’en suivaient : la ruse, la comédie et la bouffonnerie. Mais comme Mobutu, il se croyait également être le plus sage et intelligent. Suite au coup de force qui renversa Fulbert Youlou au Congo-Brazzaville, il assura et garantit son cousin, le président Dacko que pareille chose n’arrivera en Centrafrique. Deux ans seulement après, le 31 décembre 1965 porta un sanglant démenti à cette profession de foi comme on l’a vu avec Mobutu. La ruse et la bouffonnerie chez Bokassa rappellent à une moindre mesure, la stratégie de Lorenzo dans Lorenzaccio - pièce dramatique d’Alfred de Musset - dans son objectif d’assassiner son cousin le Duc de Florence, Alexandre de Médicis.264 La ruse et la bouffonnerie faisaient de Bokassa un homme sans importance qui ne voulait pas qu’on porte sur lui, une attention particulière. S’empiffrant d’alcool et bagarrant dans les bars, il laissait planer autour de lui l’image d’un vaurien. En termes de psychologie différentielle et de personnage, Bokassa était un émotif primaire dont le caractère impulsif était certainement plus un produit de sa formation de soudard. Complètement ignorant aussi bien des valeurs traditionnelles africaines que de celles de la civilisation moderne, toute sa formation au rabais en faisait une brute.265Autrement dit : cet aliéné, ce déséquilibré aux réactions violentes imprévisibles qui en faisaient à son tour, un psychopathe. Bokassa, comme Mobutu, a recouru à la tradition africaine pour conforter et légitimer ses actes démesurés. Ceci n’a-t-il pas fait peser sur lui, les soupçons d’un actif dans les pratiques anthropophagiques? La canne, anthropologiquement est le symbole du pouvoir de la parole et du savoir dans la tradition africaine. Ce pouvoir de la parole et du savoir n’échoit qu’aux sages qui sont les aînés, les dignitaires, les chefs de 264

Musset : Lorrenzaccio, Paris, Petits classiques Larousse, 2002, 287p. J’emploie brute au sens du célèbre romancier français Guy des Cars dont justement un volume porte comme titre La brute, Paris, J’ai lu, 1983, 280p. 265

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lignage, de clan, voire de tribu. La canne traduit dans l’immédiateté, le rapport à la chefferie, donc à l’autorité, au pouvoir et au savoir. De là, la canne acquiert une dimension sacrée qui inspire respect, révérence, déférence envers celui qui la tient et qui n’est pas n’importe qui. Le fétichisme de la canne provient du fait que c’est un instrument du pouvoir qui se confond avec le savoir dans la culture africaine, un instrument charismatique investi à la limite des forces occultes qui protègent la communauté de sang à travers celui qui en est le détenteur. La canne signifie la force d’un pouvoir individuel ou collectif à travers laquelle se reconnaît la communauté de sang. Mobutu faisait changer sa canne selon les contextes. Une fois en août 1990, après avoir consenti à proclamer la démocratie et sentant par conséquent son fauteuil de président menacé par une certaine opposition, au terme d’une histoire cocasse et rocambolesque dont seul Emmanuel Dungia a les détails en sa qualité de diplomate ex-agent des services secrets zaïrois, un Mauritanien lui a remis une canne blanche à Kinshassa pour protéger son pouvoir. Car, pour Mobutu, plusieurs forces mystiques gouvernent le monde. Cette canne dont parla largement RFI fut découverte par le peuple à la télévision.266 Chez Bokassa, la canne avait pour fonction de tuer. C’était une arme dont la cible était les têtes des gens aux comportements « rebelles » à son égard. Un jour, il menaça le Français Joël Archambault, maréchal de logis-chef de la gendarmerie dont il était chef du garage. - C’est vous le chef Archambault qui prétendez qu’il n’ya pas d’argent en République centrafricaine ?... Et fou de rage il lui donne un violent coup de canne à la tête, si violent que la canne se casse. […] « - Allez me chercher un couteau, je vais l’égorger et je vais l’empaler sur le tronc effilé d’un jeune arbre, comme le faisaient autrefois nos ancêtres,267

termina Bokassa. Le recours à la tradition ancestrale est fait par Bokassa pour justifier et légitimer une violence de brute. Et la canne, objet sacré est désacralisé pour assouvir le besoin de tuer. André Baccard : Bokassa se devait de tenir en main une canne de chef. Celle-ci lui permettait aussi de masquer une légère claudication lorsqu’il souffrait de crises de goutte. Il n’eût pas voulu l’avouer pour ne pas affaiblir son image et préférait dire que sa canne en ébène sculptée, avec pommeau en

266 267

E. Dungia : Mobutu et l’argent du Zaïre, op. cit. pp : 48-49. A. Baccard : Les martyrs de Bokassa, op. cit. p : 119.

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ivoire en forme de J, était le symbole de la justice, d’une justice ferme qu’il corrigeait avec la bienveillance d’un père envers ses enfants.268

Plus loin : Assez souvent Bokassa donne l’exemple et frappe lui-même à coups de poing ou avec sa canne sur ses adversaires et même sur ses domestiques […]. Les chauffeurs doivent le renseigner sur les allées et venues de ses ministres, de ses officiers, mais aussi de ses femmes. Or Catherine a rendu visite à une de ses amies que Bokassa estime légère et ce chauffeur ne lui a rien dit. Il s’emporte et tape à coups redoublés sur le jeune homme qui meurt sur place.269

Dans son recours au traditionnel, Bokassa se faisait considérer comme le père des Centrafricains, exigeant même l’appellation de « papa » (d’où « papa Bok »). Ceci exhiba et conforta plutôt ses pratiques despotiques qu’il croyait masquer par ses comportements paternalistes. Mais un jour, il prit un décret pour que les Centrafricains fassent désormais « habiller » son nom du terme Excellence et non plus papa. Pour lui aussi, le pouvoir était une propriété de l’ethnie ngbaka, comme dit plus haut, et selon les logiques traditionnelles de cette dernière le principe de droit d’aînesse y est indéniable. Par conséquent, David Dacko étant son petit cousin, le pouvoir devait normalement lui revenir en signe de respect de l’ordre hiérarchique tribal traditionnel africain. Cette vision des choses a largement conforté et motivé la passion monarchique chez Bokassa et le désordre qui faisait que dans le cortège présidentiel, il dotait son véhicule d’un emblème et ne respectait pas l’ordre protocolaire de son carré. De même, il cherchait toujours à prendre place à la table du président dont il fantasmait la position depuis fort longtemps. C’est aussi cette vision traditionaliste qui veut qu’on ne tue pas un frère et ne marche pas sur son sang qui sauva probablement Dacko de la mort lors du coup d’État. L’interprétation des traditions ou cultures africaines selon les intérêts égoïstes des monarques amène un phénomène de transgression de ces dernières qui non seulement participent activement de la déstructuration du holisme et du social africains, mais aussi initie et dynamise un processus de marchandisation des rapports traditionnels qui induit la promotion d’un proto-capitalisme et d’une protobourgeoisie. Il faut ajouter qu’une réalité historique, parce que permanente et récurrente caractérise ces monarques, voire tous les régimes politiques africains. Ils ont tous des appuis extérieurs sans lesquels leur existence serait impossible. Le fait de ces appuis extérieurs est, à la limite, le principe même de leur existence. Les Européens, les Américains et aujourd’hui les pays dits émergeants d’Asie et d’Amérique Latine nieront 268 269

A. Baccard : op. cit. p : 93. A. Baccard : op. cit. p : 123.

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toujours leur participation active à supporter de tels régimes, mais les faits sont tellement têtus - sociologiques - qu’ils les positionnent toujours aux premières loges des soutiens des régimes africains quelle que soit leur nature. Quand c’étaient les régimes dits socialistes ou communistes, le soutien extérieur des tyrannocraties socialistes africaines venait de l’ex-Union Soviétique et de Cuba. Sans nier le rôle décisif et déterminant joué par ces deux pays dans les luttes anticoloniales, il faut aussi reconnaître que c’est un truisme de dire aujourd’hui qu’ils ont contribué aux constructions monarchiques en Afrique. Ce d’autant plus que c’était l’époque de la guerre froide qui a vu les droites européennes et parfois les gauches, soutenir tous azimuts les dictatures africaines d’inspiration libérale. La littérature sur les coups d’État africains évoquée plus haut laisse voir qu’aucun coup de force perpétré n’est ignoré par Paris dans les pays francophones. Aussi, Bokassa alors qu’il gardait le président Dacko en otage lors du coup d’État, put-il lui dire ceci en pointant furieusement sa canne qui tuait vers ses yeux qu’il crût qu’il allait les lui crever : Je suis allé à Paris, j’ai eu ce que je voulais, maintenant le reste je m’en fous et je te garde.270

Bokassa considérait Houphouët-Boigny et le général De Gaulle comme ses deux pères. L’on se rappelle la manière dont il pleura le second lors de ses obsèques en 1970 en France, laissant les Français euxmêmes ébaubis, pantois. C’est la période historique où tout coup d’État non cautionné par Paris dans le pré-carré français était voué à l’échec. L’on se rappelle aussi à cet effet comment chassé du pouvoir par les militaires en 1964, le président gabonais Léon Mba fut réhabilité par l’armée française. L’appui des grandes puissances aux pouvoirs africains est une permanence historique dont les grands produits sont aujourd’hui la Françafrique271 et le néo-impérialisme qu’accompagne l’idéologie néolibérale ambiante. Dans cet ordre d’idées, Bokassa et Mobutu ont eu comme appuis extérieurs la France, la Belgique et les États-Unis. Même le nguemisme est plus soutenu aujourd’hui par la France. Ce n’étaient pas des simples appuis, Jules Chome qui est l’un des rares à s’intéresser à l’époque au Congo qui ne devient le Zaïre que le 27 octobre 1971, voit 270

A. Baccard : op. cit. p : 40. François - Xavier Verschave est décedé le 29 juin 2005, après avoir été membre fondateur de l’association Survie. Économiste et grande personnalité de la société civile, il construisit les concepts de françafrique et mafiafrique pour mieux montrer que l’espace Afrique - France configure de vastes réseaux des phénomènes occultes et maffieux faisant de l’Afrique la « mangeoire » des puissants. Voir de lui : La françafrique. Le plus long scandale de la République, Paris, Stock, 1998, 384p., Noir silence. Qui arrêtera la françafrique ? Paris, Editions des Arènes, 2000, 597p., De la françafrique à la mafiafrique, Paris, Tribord, Collection Flibuste, 2005, 70p. 271

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dans la dynamique de Mobutu, les actions décisives américano-belges qui l’aident à asseoir une monarchie absolue selon le terme de Willame. 272 Et de l’autre côté, Bokassa ne jurait que par la France gaulliste. La critique que j’émets à l’endroit des livres de Baccard et Willame pourtant d’un apport monumental pour mes analyses est cependant qu’ils omettent de parler de l’influence active et décisive de la France, de la Belgique et des États-Unis dans les constitutions des régimes dictatoriaux, despotiques et monarchiques en Centrafrique et au CongoZaïre. Ce que Willame appelle par exemple « les instruments du système »273 dans son ouvrage devrait inclure l’appui au système Mobutu de l’impérialisme américano-belge, voire celui d’une autre monarchie : le Maroc où d’ailleurs Mobutu a été inhumé. Il est vrai que dans les « dérives de l’économie »,274 Willame parle des dépendances du Zaïre, mais celles-ci sont plus perçues comme aide et sont plus relatives à la dette extérieure que comme appui politique empêchant le régime de vaciller dont pourtant la Belgique, la France, les États-Unis, le Maroc étaient les principaux protagonistes. De même, André Baccard, dans son ouvrage ne mentionne nulle part les relations franco- centrafricaines pourtant actives ayant contribué à fabriquer et à soutenir la monarchie de Bokassa autant à l’intérieur qu’à l’extérieur.275 S’agissant par exemple du Congo-Zaïre, Fweley Diangitukwa a bien montré dans son analyse du clientélisme dans ce pays, comment les réseaux extérieurs ont contribué à la construction de la monarchie mobutiste comme l’a fait Pierre Janssen : Fruit de la guerre froide et de la chasse aux sorcières, Mobutu a été guidé, éduqué et conseillé jusqu’à son ascension au poste suprême. C’est l’Amérique qui l’a fabriqué et financé. C’est la CIA qui l’a mis au pouvoir, à coups de millions de dollars.276

Il montre comment le deuxième coup d’État du lieutenant général Mobutu est un produit du feu vert de la CIA. Un avion Dakota offert à Mobutu par le président John Fitgerald Kennedy et immatriculé JDM 272

Voir de J. Chome, à propos : La passion de Simon Kibangu 1921-1951, op. cit. et surtout : L’ascension de Mobutu : du sergent Désiré-Joseph au général Sese Seko, Bruxelles, Editions Complexe, 1974, 202p., Mobutu, guide suprême, Bruxelles, Editions Complexe, 1975, 54p. 273 J-C Willame, op. cit., pp : 39-59. 274 J-C Willame : op. cit. pp : 61-94, L’épopée d’Inga, op. cit. 275 A. Baccard : les martyrs de Bokassa, op. cit. 276 P. Janssen : À la cour de Mobutu. Fracassantes révelations du gendre de l’exprésident zaïrois, Paris, Michel Lafon, 1997, 262p.p : 169. Lire aussi : La C.I.A et le Zaïre, Comité Zaïre, 1977, 28p.

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entendu Joseph-Désiré Mobutu a assuré le transport des commandos lors de l’opération.277 Par ailleurs, cet auteur montre aussi bien les implications actives étrangères de la France giscardienne et du Maroc pour protéger Mobutu lors de la guerre baptisée Shaba I ou guerre de 80 jours. Le second conflit du Shaba, Shaba II ou la guerre de six jours a été complètement une affaire française par une opération aéroportée qui largua le 19 mai 1978, 800 parachutistes à Kolwezi. Les interventions françaises et américaines sont hautement stratégiques dans la mesure où elles visent à supplanter la Belgique au nom du sous-sol congolais. De même Max Liniger-Goumaz a bien montré les implications de l’Espagne dans la construction du nguemisme. Analysant l’accession de Macias Nguema au pouvoir, il conclut ainsi : Franco’s Spain had given birth to a new totalitarian state (l’Espagne de Franco a donné naissance à un nouvel Etat totalitaire).278

Il montre aussi clairement comment Macias Nguema a été porté à bout de bras par un défenseur avéré des hauts intérêts capitalistes : l’avocat espagnol Garcia Trevijano pour être élu président. Il établit à l’aide d’« un essai d’histoire immédiate » comment l’Espagne a cautionné le coup d’État du 03 août 1979 et l’avènement au pouvoir du neveu de Macias. D’où son équation : OBIANG NGUEMA = MACIAS NGUEMA. Bref, l’on comprend que l’élection de Macias Nguema et la « révolte de palais » dont parle cet auteur n’auront été qu’une affaire strictement espagnole. Par ailleurs, il montre l’implication de la France et du Maroc dans la construction du nguemisme.279 Par conséquent, les Nguema ne sont pas si éloignés des deux précédents. Ce qui les singularise de ceux-ci est qu’ils n’étaient pas tous des militaires : Macias était un civil. Et si le « nguemisme » comme monarchie connaîtra cependant aussi le règne militaire, c’est à partir du coup d’État perpétré par Teodoro Obiang Nguema Mbazogo chef de l’armée. Max Liniger-Goumaz considère ce coup de force comme une « révolte de palais » puisqu’il n’a apporté aucun changement structurel à la logique monarchique initiée et développée par Macias Nguema. Une grande nuance cependant, reconnue d’ailleurs par Goumaz. 277

F. Diangitukwa : Pouvoir et clientélisme au Congo-Zaïre-RDC, op. cit. pp : 66-67. M. Liniger-Goumaz : Small is not always beautiful. The story of Equatorial Guinea, op. cit. p : 50. 279 M. Liniger-Goumaz : Guinée Équatoriale. De la dictature des Colons à la dictature des Colonels, op. cit. pp : 161-206, Guinée Équatoriale. 30 ans d’État délinquant nguemiste, op. cit., La Guinée Équatoriale convoitée et opprimée, op. cit. S’agissant de toute l’Afrique pour la même problématique, lire du même auteur : L’Afrique à refaire. Vers un impôt planetaire, op. cit. 278

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En juillet 2004, via Malabo (ancienne ville de Santa Isabel, Guinée Équatoriale), un vol de la Kenyan Airways m’amène de Douala aux Pays Bas où je dois prendre à Amsterdam un vol de la Compagnie Air France pour Paris, Roissy Charles de Gaulle. Je suis alors bénéficiaire d’une bourse de l’Agence Universitaire pour la Francophonie (AUF) qui pour des raisons exceptionnelles liées à mon Ministère et mon Université va me faire passer huit mois en France - la bourse durant trois mois parallèlement à l’Ecole Doctorale des Sciences Humaines et Sociales (EDSHS) de l’Université Victor Segalen Bordeaux 2 et au Centre Interdisciplinaire de Recherches en Sciences Sociales (CIRESS) de l’Université Marc Bloc de Strasbourg 2. Mon vol, parti de Douala à 22 heures atterrit à Malabo au bout de 30minutes. À travers ma fenêtre, je pus observer l’Aéroport International de Malabo. Quoiqu’encore en chantier, c’est une œuvre imposante, ultramoderne qui inondait ma vue. Durant l’escale, l’aéroport chassait en moi l’impression d’être en Afrique noire. Signe des temps : Teodoro Obiang Nguema Mbazogo a vraiment pris l’option de moderniser et d’ouvrir ce petit pays longuement resté cloitré sur lui-même et coupé du monde. Tout ce qui s’y passe actuellement dans cette perspective ne doit plus étonner (engagement dans la zone franc, accueil de l’Union Africaine, Accueil de la Coupe d’Afrique des Nations 2012, etc.). Cependant, le fait même qu’Obiang Nguema soit aujourd’hui le président de ce pays conforte la thèse d’un modèle monarchique achevé dans la mesure où Macias Nguema et sa famille ont transformé la république en une dictature de sang. Obiang Nguema, neveu de Macias, confirme aujourd’hui que depuis l’ « indépendance » de la Guinée Équatoriale en 1968, ce pays ne connaît que le règne dynastique et monarchique d’une Famille depuis quarante cinq ans : les Nguema. D’où une véritable monarchie « nguemiste ». Sans véritablement de personnalité, Macias Nguema n’avait rien d’un homme équilibré. Personnalisant les symboles traditionnels, il était également détenteur d’une canne comme Bokassa et Mobutu. Celle-ci signifiait plus pour lui le symbole d’un chef fang esangui qu’un président de la république. Ayant fait une partie de mes études secondaires dans la petite ville d’Ambam limitrophe de La Guinée Équatoriale dans les années 1970 quand Macias était encore au pouvoir, les Équato-guinéens immigrés dans cette localité racontaient que certains dimanches, Macias faisait son entrée dans certaines églises ou cathédrales, demandait aux fidèles de prier Dieu pour qu’il leur donne à manger et à boire. Bien évidemment après la prière, il n’y avait rien sur le champ. Il demandait maintenant aux mêmes fidèles de le prier pour qu’ils aient à manger et à boire. Au terme de la prière, les fidèles trouvaient dehors des camions chargés de

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nourriture et de boisson qu’il avait dorénavant fait venir à cet effet, faisant ainsi accroître son mythe du plus efficace et puissant que Dieu. Autrement dit : « le seul miracle connu par la Guinée » ! Le grand trait commun de ces monarques est aussi que faute de personnalité, ils étaient malléables, instrumentalisés par les puissances étrangères dont ils étaient la fabrique. En Europe occidentale, les monarchies ont bien contribué au développement : elles étaient autonomes. En Afrique noire contemporaine, ce n’est pas le cas : elles sont fantoches. Ceci laisse voir que les monarques africains ne s’attendaient jamais à exercer les lourdes responsabilités de diriger politiquement. Complètement victimes d’un analphabétisme politique, ils n’avaient sûrement pas de programme politique comme l’a relevé l’écrivain camerounais Mongo Beti à propos d’Ahidjo.280Ce sont donc tout simplement des parvenus, des arrivistes au vrai sens. Ne pouvant s’imaginer se retrouver un jour aux hautes commandes de la société, avides d’invention politique, ils se sont ressourcés en les déformant dans les traditions des grandes chefferies africaines pour légitimer les passions monarchiques, et se sont appuyés sur les métropoles impérialistes pour se maintenir à tout prix au pouvoir. Comment pouvait-il en être autrement pour certains d’entre eux dont la grande ambition était de devenir spécialiste de la cuisine française ? Les passions monarchiques naissent de leurs formations rudimentaires, d’un manque de personnalité équilibrée, d’une légèreté légendaire qui est le produit de leur instrumentalisation par les anciens colons. Tous ces attributs convergent vers une posture des monarques qui sont des fantoches, voire des faucons. Pour Bokassa et Mobutu, il est évident que les rudiments de leur formation de soudard ont plus apporté à forger des êtres d’une extrême brutalité et violence. Tandis que Macias Nguema, faute de mieux, s’est empêtré dans un encroûtement de pratiques mégalomaniaques et sorcières l’ayant transformé, comme d’ailleurs les deux autres, en un sanguinaire impitoyable.

280

Voir, M. Beti : Main basse sur le Cameroun, op. cit.

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CHAPITRE VII Le fonctionnement monarchique en Afrique noire contemporaine : une sociologie du sang des martyrs

Je pars d’un constat simple : ailleurs, les martyrs ne sont pas morts pour rien. Après eux, il y a eu des grandes constructions développementistes comme en Angleterre, aux Etats-Unis, en France et en Allemagne. Plus proche de nous, ceux qui sont morts dans la lutte anti-apartheid ont péri pour une cause digne et noble : en Afrique du Sud se construit aujourd’hui une grande démocratie multiraciale. Et en Afrique subsaharienne ?... Une réflexion sur le sang des martyrs que font couler les monarques devient dès lors une urgence dans la mesure même où ces monarchies fonctionnent au meurtre et au sang des innocents. Elles ont pour mode de production : le meurtre et le sang. Or, en Afrique, le caractère sacré du sang, a fortiori quand il est humain est indiscutable comme le relève à juste titre Emmanuel Germain concernant la Centrafrique : Dans la reproduction sociale de la tribu, femmes et lignages se confondent pour assurer un seul et même destin : la perpétuation du sang des ancêtres. C’est, ainsi donc, ce sang, à l’œuvre dans toutes les relations, qui fonde la vie communautaire.281

Ce qui est sous-jacent à mon analyse est une esquisse d’une sociologie du sang des martyrs qui tente de répondre à cette question apparemment banale : à quoi a servi le sang si brutalement et violemment versé des nationalistes282 africains ? J’ai parlé de la martyrisation depuis la monarchie camerounaise. C’est un phénomène fort qui traduit le sang versé. À quoi a servi le sang des martyrs en Afrique noire est une question dont la banalité rend la signification originale et fondamentale au terme d’un demi-siècle d’ « indépendance ». Même les analystes sérieux des mouvements nationalistes africains, comme Gérard Chaliand 281

E. Germain : La Centrafrique et Bokassa 1965-1979. Force et déclin d’un pouvoir personnel, op.cit. p : 19. 282 Quand j’emploie le concept nationaliste, je suis conscient de sa dimension problématique relevée par le sociologue égyptien Anouar Abdel-Malek. Pour ce dernier, il faut lui enlever les colorations sectaristes, racistes, chauvinistes, agressives, inhumaines, non-universalistes l’ayant situé en Europe, à l’origine de la première et de la deuxième guerres mondiales (1914-1918, 1939-1945). C’est pour cela que cet auteur préfèrait parler de processus nationalitaire, voire national que nationaliste. Lire, Anouar Abdel-Malek : La pensée politique arabe contemporaine, (troisième édition revue et augmentée), Paris, Seuil, 1970, 381p. pp : 18-19.

et Jean Ziegler (à une moindre mesure) pour n’évoquer que ces deux noms, ne l’ont jamais abordée. L’intérêt sociologique d’une telle question à l’heure actuelle réside en ceci : pour comprendre le phénomène monarchique qui entrave le développement ou le vivre-ensemble convivial africain aujourd’hui, une analyse des passions politiques ayant fait émerger et asseoir des monarchies répressives, dictatoriales et sanguinaires est une grande interpellation de la sociologie du développement. La sociologie du sang des martyrs permet de comprendre par conséquent le politique africain qui, une fois de plus, au lieu de produire le développement, produit plutôt le pervers : « le pouvoir de tuer ». Il est question de tenter d’expliquer comment le pouvoir de réprimer, de dicter et de tuer a détourné l’Afrique du pouvoir de développer pendant un demi-siècle. Réprimer, dicter, faire couler du sang innocent, bref, désacraliser le sang est une véritable construction sur laquelle sont assises les monarchies qui m’intéressent.283 Ceci requiert des mécanismes qui, en passant, créent la peur, la terreur, l’obéissance, la docilité envers les pouvoirs tyrannocratiques. Ces mécanismes se constituent de la répression organisée (renseignements, fichage, etc.), de la torture organisée (prisons spécifiques), de la violence symbolique et physique organisée (matraquages psychologiques et corporels, « discours de la haine » et agressions physiques, etc.). De tels mécanismes ont pour fonction de créer une dialectique sociale : terroriser le peuple tout en le rendant docile, obéissant, soumis, affable et amorphe. Dans ces régimes, la docilité, l’obéissance, la soumission, voire tout ce qui participe du respect de l’ordre social dominant n’a rien de légitime. Il est le produit de la peur : la peur d’être incarcéré, torturé. Donc : la peur d’une prison, de la mort précoce, brutale et violente. Et se trouve au centre de l’organisation de tels systèmes, l’argent. Dès lors, l’on peut comprendre, les itinéraires de l’argent dans les tyrannocraties africaines contemporaines. Dans la mesure même où je fais de l’argent et du développement une problématique fondamentale d’une sociologie du développement orientée vers le social, l’on peut tenter l’intelligence des trajectoires de l’argent pour développer dans les monarchies sanguinaires.284 En d’autres termes, où va l’argent pour 283

Au vu de la succession dynastique par transmission filiale au pouvoir en Afrique contemporaine, un auteur comme Patrice Moundounga Mouity parle des processus amenant non seulement à un État familial, mais aussi à une monarchisation rampante contre la légitimité électorale. Lire son ouvrage : L’Afrique des démocraties matrimoniales et des oligarchies rentières, Paris, L’Harmattan, 2011, 170p. 284 Voir Motaze Akam : Sociologie du développement et de la dynamique des rapports sociaux. op. cit. À propos de l’argent, lire entre autres, Karl Marx : « Grundrisse ». 1. Chapitre de l’argent, Union Générale d’Ẻditions, Paris, 1968, 317p. J. K. Galbraith,

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développer dans ces types de construction sociopolitiques ? L’observation sociologique mène à une réponse simple : l’argent pour développer est, entre autres, détourné pour tuer. P. Lantz :« L’argent est extériorité pure, domination absolue… l’argent sème la mort ».285 Tuer les Hommes et tuer le développement. Un thème de réflexion émerge : celui de l’argent pour tuer au lieu de développer. Et pourquoi l’argent pour tuer au lieu de développer ? Parce que les monarques africains n’ont qu’une obsession : rester au pouvoir et manger. Le pouvoir de régner et de manducation crée en Afrique contemporaine des passions monarchiques qui poussent à organiser la terreur, la répression, la martyrisation, bref la violence politique pour rester le plus longtemps possible au pouvoir même si l’on ne fait rien de bon pour le pays. Manger lui-même devient une organisation. Organiser le manger participe efficacement du maintien au pouvoir ; c’est ce que j’appelle la grande bouffe qui rejoint, dans une moindre mesure, ce qu’un philosophe camerounais appelle « ploutomanie » comme manie de vouloir s’enrichir reposant sur un désir obsessionnel.286 Ce n’est pas « la grande bouffe » dont parle l’anthropologue français Marc Abelès, le promenant des dignitaires d’Ochollo en Ethiopie aux bistrots de Paris en France.287 C’est celle tentaculaire qui interdit de penser et qui clame : « Silence on mange ». Les cultures populaires ne disent-elles pas au Cameroun que la bouche qui mange ne parle pas ? La grande bouffe est une organisation partant du pouvoir et visant à réduire tous les esprits éveillés et créateurs, à éteindre toute velléité d’opposition au règne pour ne laisser émerger, promouvoir et développer qu’un seul homme : le bouffeur qui n’est autre que le monarque et ses cliques. Par là, on comprend que le développement du pays est proscrit d’avance. Les monarques africains ont, me semble-t-il, des challenges personnels n’ayant rien à voir avec les aspirations profondes de leurs sujets (peuple) dont entre autres, régner le plus longtemps possible et mourir au pouvoir quand ils ne peuvent pas réussir des successions dynastiques ou des transmissions filiales pendant qu’ils sont encore en vie. Abdoulaye Wade (alors, président du Sénégal), Paul Biya (Cameroun), Sassou Nguesso (Congo-Brazzaville), etc., traduisent éloquemment aujourd’hui de tels cas. Dans la mesure où ces monarques L’argent, Paris, Gallimard, 1976, (1975), 506p. Pierre Lantz : L’argent, la mort, Paris, L’Harmattan, 1988, 206p. 285 P. Lantz : op. cit. p : 13. 286 Lire utilement à propos, Joseph Ndzomo-Mole : Autopsie de la « ploutomanie » et de l’esprit de jouissance. Critique de la mentalité « digesto-festive », Paris, L’Harmattan, 2013, 287p. pp : 35-38. 287 Voir, Marc Abelès : « La grande bouffe. De l’Ethiopie aux bistrots de Paris », Anthropologie tous terrains, Dialectiques, (21), Paris, 1977, 155p. pp : 7-22.

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ne cherchent que leur développement personnel, celui de leur famille, des honneurs et prestige individuels au détriment du développement national ou tout au moins d’un plus grand nombre, les monarchies africaines contemporaines sont condamnées à ne vivre que des détournements. Dans cette perspective, les détournements méritent d’être revus théoriquement à partir de l’observation sociologique des systèmes tyrannocratiques africains. L’on y a habitué les gens à ne voir dans les détournements que la distraction des fonds pour une accumulation personnelle devant nourrir notamment l’ostentation. Or, si détourner suppose d’abord déplacer d’une voie initiale pour une autre, d’une trajectoire initiale pour une autre, d’un itinéraire initial pour un autre ; le détournement n’implique donc pas seulement et immédiatement une accumulation personnelle, même s’il peut y aboutir à long terme. Car, dans un budget étatique, gonfler les lignes financières de la Défense pour organiser et rendre efficiente la répression du peuple au détriment de sa santé, de son éducation, de la recherche, du social, etc., n’est pas moins un détournement. Affecter aux militaires, gendarmes, policiers, milices, organisations d’auto-défense, les lignes budgétaires devant initialement revenir à l’énergie, eau, scolarisation dans des pays où l’énergie électrique, l’eau potable, aller à l’école sont encore un luxe, juste parce que l’on veut se maintenir au pouvoir est un grand détournement de fonds. Affecter aux grandes opérations présumées de truquage et fraude électorale d’énormes sommes d’argent en lieu et place de la création des routes et ponts, du désenclavement des zones forestières pour dynamiser l’agriculture dans des pays où les ruraux représentent encore 80% de la population active juste parce que l’on veut être « réélu » pour la énième fois est un détournement dont la peine ne correspond qu’à la prison à vie. Dans cet ordre d’idées, les tyrannocraties africaines n’ont pour ressort et support que les détournements : détournement des aspirations profondes des populations, détournement du développement, détournement des consciences, détournement des jeunes (enfants soldats, marches politiques, etc.), détournement des femmes, détournement de la fortune et des deniers publics, etc. Ce sont les systèmes de faux. Tout s’y passe comme s’il ne faut servir qu’au faux, comme si la production du faux était l’objectif fondamental des gens. C’est pour cela que ce sont des systèmes de corruption chronique où prédomine un vieux phénomène mais dont on parle peu dans les analyses : la crise des acteurs. Dans L’éternel mari, un de ses romans, le célèbre écrivain russe Fedor Mikhaïlovitch Dostoïevski fait dire à l’un de ses protagonistes que pour une époque, c’est une affreuse calamité de ne plus savoir qui estimer.288 Ceci traduit la crise des individus et des acteurs. En Afrique noire 288

F. M. Dostoïevski : L’éternel mari, (traduit par Boris de Schloezer), Paris, Gallimard, 1956, (1894), 146p.

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contemporaine comme en Russie du 19è siècle, cette crise est structurelle parce que « la société des individus » en est la grande traduction et production des rapports sociaux qui y sont à l’œuvre. Cela veut dire concrètement que la confiance est finie : dans les sociétés africaines contemporaines tout le monde est plus ou mois bandit. L’Afrique noire contemporaine fait observer les sociétés soumises à une grande mutation anthropologique consacrant le passage de l’intégrité à l’anomie. En Afrique noire, nous parlons aujourd’hui de la société intègre, c’est-à-dire des valeurs, au passé. Un autre type de société, la société anomique, c’est-à-dire sans valeur, a pris place au présent. Quand nous étions intègres… est une phrase qui dit actuellement tout dans nos espaces sociaux et milieux humains. La société anomique est une société détournée. Son épicentre a pour règne, l’argent. L’argent détourné, l’argent du sang.289 L’argent détourné, c’est l’argent du sang. L’argent du sang sert d’abord à faire couler encore beaucoup de sang innocent. Il sert à organiser la répression qui va servir non au développement du pays, mais de la monarchie oligarque : le pouvoir personnel. Comme on le dit banalement : l’argent est le nerf de la guerre. Dans les tyrannocraties africaines, l’argent est au centre de tout. Le rapport des monarques à l’argent fait de ceux-ci des grands argentiers, des hommes aux fortunes colossales à qui l’argent ne devrait pas faire défaut. Car il permet de s’assurer la garantie du contrôle social et politique, du « bon fonctionnement » de l’ordre monarchique dominant, au prix du meurtre et de l’assassinat.

Bokassa et l’argent Ainsi Bokassa détenait d’énormes sommes d’argent sur un compte numéroté à Genève, au Crédit suisse. Cet argent caché a eu pour sources d’origine : les vols et exactions de toutes natures en défaveur et au préjudice de l’État et du peuple centrafricains. D’autres biens étaient déposés en Suisse comme les joyaux du couronnement, c’est-à-dire la couronne de l’empereur où était serti le diamant « Catherine Bokassa » de 82 carats,290 celle de l’impératrice où était monté un diamant de 25 carats portant le nom de Marie Yokowo, la mère de Bokassa.

289

À propos d’une telle problématique, voir Jean Ziegler : « L’argent du sang », Les nouveaux maîtres du monde et ceux qui leur résistent, Paris, Fayard, 2002, 364p. pp : 93116. 290 Le carat est l’unité de mesure de masse utilisée dans le commerce des diamants, des perles fines et autres pierres précieuses correspondant à deux décigrammes.

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À Berne, toujours en Suisse, deux immeubles servaient de chancellerie et de logement aux enfants de Bokassa. Puisqu’il ne les a jamais effectivement payés, les titres fonciers n’ont jamais été enregistrés à son nom. Cependant, il avait réussi à faire louer l’immeuble de la chancellerie à l’État centrafricain : ce qui lui a fait se procurer facilement et rapidement de l’argent. Avec l’un des deux immeubles qu’il avait achetés dans la capitale belge Bruxelles, il fit de même. Dans l’Hexagone, Bokassa ne possédait pas moins de quatre châteaux. Ceux-ci se situaient à Hardricourt Mély-Sur-Seine dans les Yvelines, Villemorant, en Sologne et le Grand-Chavanon près de Vierzon. Toujours en Sologne, il avait acheté la ferme de la Cottonsière et aux environs de Romorantin, l’hôtel-restaurant Le Montaugé où il s’amusait à exhiber ses talents de cuisinier. À Nice, il était aussi propriétaire d’une villa entourée d’un parc, le Patio. Lors de sa prise de pouvoir, Bokassa alors devenu capitaine de l’armée française ne possédait que deux villas. Il se plaisait à dire aux journalistes que sa fortune reposait sur son sens du commerce et un éclatant succès dans les affaires. Pendant les dernières quatorze années de son règne, Bokassa avait par exemple rançonné l’État et se trouvait au cœur des trafics très rémunérateurs. Yvon Bourges alors secrétaire d’État français à la coopération a remis en 1968, un avion DC4, présent personnel du général De Gaulle à son frère d’armes des Forces françaises libres, Jean-Bedel Bokassa à l’aéroport de Bangui. Pour Bokassa cet appareil servait d’avion de commandement et aussi de transport des marchandises entre Bangui et Douala. Le 10 mars 1974, devant son notaire Me Doraz, M. Koyamba et le ministre des Finances représentant l’État centrafricain, il vendit cet avion à ce dernier à une somme fixée à 60 millions de francs. Cependant, le Trésor centrafricain ne put lui payer que 40 millions de francs, le reste lui a été versé par un prélèvement sur l’Office des postes et télécommunications. Dans l’acte de vente, il se justifiait que l’avion lui avait été remis « manuellement par son père ». En effet, Bokassa faisait supporter les frais de réparation et révision de cet avion à l’État centrafricain dans les ateliers de la Compagnie Air Afrique à Brazzaville. Après, il remettait à neuf l’appareil pour un montant très élevé qui était payé par le Trésor. Au terme de la réparation et de la révision, l’avion regagnait sa propre flotte aérienne en le louant en même temps à l’État qui devait après rachat, le réparer puis le remettre à neuf, pour en payer enfin la location. En mars 1975, lors du sommet franco-africain ayant eu ses assises à Bangui, la France fit don de trente voitures Citroën DS, pour la majorité. Dès la fin de la Conférence, elles furent rembarquées en France par cargo

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spécial comme attribution de Bokassa à ses résidences où elles rejoignirent ses parcs automobiles faits de Rolls, Jaguar, Cadillac. À l’occasion de la profession de foi musulmane et de la proclamation de l’Empire - plus haute expression monarchique de l’Afrique postcoloniale Kadhafi alors chef d’État libyen a remis deux chèques à Bokassa d’un montant de 1 million de dollars sur la Bank of America : il porta le premier à son compte « le paysan centrafricain » à l’agence UBAC qui fut crédité de la somme de 248.910.000 frs le 08 novembre 1976. Pour le second, il engagea les négociations avec la BNCD concernant le cours du dollar. La banque offrit 240frs, et lui voulut 250frs. Le 13 décembre 1976 il obtint ce qu’il exigeait. Son compte, « le paysan centrafricain » fut crédité de 250 millions de frs. Bokassa n’hésitait jamais à faire des sommes d’argent dont l’affectation publique était l’expression des donateurs, les virements à ses comptes personnels. Il possédait quatre comptes en France : deux à Paris et deux à Romorantin. Durant le mois de juillet 1973, le vice-premier ministre de la Chine donna à la RCA un chèque d’un montant de 200.000 dollars pour la construction d’une école maternelle. Cette somme équivalait à 70millions de frs. Le ministre des affaires étrangères (par intérim) ayant reçu ce chèque le remit à Bokassa en personne. Ce dernier le déposa sur l’un de ses comptes en France évoqués plus haut. En 1974, Bokassa avait nationalisé les compagnies pétrolières suivantes en Centrafrique : Agip, Mobil, Purfina, Sepp, Shell, Texaco. Etaient transférés donc à l’État leurs biens meubles, immeubles, installations et matériels. À son tour, l’État les rétrocéda à Centra-Hydro, la Centrafricaine des hydrocarbures, une nouvelle société d’État. JeanJacques Ngoma introduisit en 1975 un groupe pétrolier américain comme unique fournisseur de pétrole. Le 27 avril 1979, ce groupe participa à 40% dans le capital de Centra-Hydro et assura le monopole de la distribution en Centrafrique. Le 20 novembre 1978, le président du groupe avait déjà saisi Bokassa par correspondance qu’il était prêt à lui accorder un prêt de 2.250.000 dollars, et le 23 décembre, une avance de 150 millions fut virée à son compte, « le paysan centrafricain » de la BNCD. Même après la chute de Bokassa, cette somme n’a jamais été remboursée, le gouvernement centrafricain ayant argué que c’était un prêt à caractère individuel. Bokassa récupérait ainsi à son profit personnel les dons faits à l’État tout en bénéficiant des prêts généreux frisant la corruption. Bon à savoir. Bokassa s’était également affranchi de toute obligation budgétaire, était sans scrupule envers les règles des finances publiques mettant ainsi à sa guise, les ressources du Trésor public. Une somme de 800.000 frs cfa lui était remise comme dotation hebdomadaire par le gestionnaire comptable à la présidence, Dieudonné Adonziala qui

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s’occupait des fonds spéciaux. Des différents commissaires généraux du Trésor que furent Bangué, Bemolinda, Kanda, Koukda, Madiabola, Bokassa exigeait encore des sommes d’argent plus importantes pour lesquelles dès le mois de février 1978, il refusait de décharger. Par semaine, de tels versements passaient de 1 million à 6 millions et avaient atteint 17 millions 200.000 frs. Les prélèvements sur fonds spéciaux passaient, eux, de 130 millions en 1975 à plus de 1 milliard 132 millions en 1978. Les prévisions pour fonds spéciaux de 100 à 150 millions étaient largement dépassées et le solde négatif atteignait plus de 1 milliard et demi en 1978.291 Ces sommes d’argent servaient à la paie des dépenses personnelles de toutes natures : alimentation quotidienne de la famille impériale, des conseillers et des maîtresses, réceptions, transports par avion de toute la famille. Il en restait aussi d’énormes sommes en liquide qui faisaient l’objet d’un exode à l’étranger. Chaque voyage de Bokassa en France était l’occasion de déposer lui-même accompagné de ses gardes du corps porteurs des valises, l’argent centrafricain dans ses propres coffres. Conséquences : les caisses de l’État se vidaient et le paiement du traitement des fonctionnaires était toujours ajourné. Face au mécontentement général, Bokassa créa en 1978 une commission présidée par Mandaba Bornou, un magistrat. Cette commission était chargée de collecter chaque jour les recettes des douanes, des impôts, voire autres caisses de l’État. Et dans ces moments de crise de trésorerie, Bokassa exigeait du magistrat un versement de douze millions de francs. Car, de ses propres dires, il avait faim à Berengo.292 Cynique, brute, et même machiavélique, Bokassa essaya de canaliser le mécontentement général sur les agents du Trésor. Il signa par conséquent une ordonnance le 09 mars 1978 dont le contenu était le suivant : Pour compter de la date de signature de la présente ordonnance, tout agent du Trésor public qui aura refusé de payer les dépenses obligatoires de l’État, en particulier les traitements et salaires des fonctionnaires et agents de l’État, les bourses des étudiants et stagiaires centrafricains à l’étranger, les créances de l’État, etc., sera passible de la peine des travaux forcés à perpétuité.293

Pour lier la parole à l’acte, et consciemment ou inconsciemment, il resta machiavélique dans la tyrannie moderne294 en faisant arrêter trois Centrafricains : Kanda, commissaire du Trésor, Wazoua, premier fondé 291

André Baccard : Les martyrs de Bokassa, op. cit. p : 254. André Baccard : op. cit. p : 255. 293 A. Baccard : ibid. 294 Voir, R. Aron : Machiavel et les tyrannies modernes, op. cit. 292

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de pouvoir et Simissi, directeur de la comptabilité. Tous trois condamnés à de lourdes peines de prison par le tribunal militaire permanent bénéficièrent d’une grande sympathie de l’opinion populaire qui les savait intègres, ne pouvant payer que lorsqu’il y avait de l’argent dans les caisses. Ils furent ainsi libérés un mois après. Sur cette logique qui fit dire au directeur de Centra-Hydro que « la raison d’État a des raisons que la raison ne connaît pas »,295 Bokassa exigeait de l’argent des sociétés commerciales, envoyant parfois un directeur de société en prison à Ngaragba. Participant fictivement au capital de ces sociétés, puisqu’il n’y opérait nullement de versement, son intérêt était la participation aux bénéfices. Il était ainsi avec la société La Couronne, spécialisée dans la commercialisation de l’ivoire, les sociétés minières le Diadeine, Diafin ou encore Sicamine. Pour sa participation dans Sicamine, Bokassa exigeait mensuellement cinq millions de francs cfa, remise décrite comme une avance relative aux bénéfices de la société. Son associé, un Israélien aurait souscrit cette obligation en vue de bénéficier d’un permis d’achat de diamants bruts sur toute la surface de l’Empire centrafricain. Dans la société nationale centrafricaine, l’État avait des actions pour un ratio de 10%. Bokassa représentait l’État, car au Palais de Bérengo, il présidait les conseils d’administration de ladite société. Depuis 1972, il y effectuait des prélèvements qui auraient été de 7% et virés à un de ses comptes dans l’Hexagone. Dès que les prébendes n’étaient pas assurées au monarque par une société, cette dernière courait le risque d’être privée de tous ses biens et d’être nationalisée. Par exemple, en 1971, la Banque Nationale de Paris (BNP) a rejeté les conditions que lui imposait Bokassa et a préféré partir. Ainsi, en novembre 1969, Centramines, filiale de Diamond Distributors, a été nationalisée pour avoir refusé l’exécution des conditions qu’elle jugeait inacceptables. Tout son personnel expatrié d’une quarantaine et son directeur ont été enfermés à la gendarmerie durant 24 heures et expulsés sous huitaine. Bokassa s’empara de tous les biens de la société : diamants, comptes bancaires, espèces en caisse. Une sorte de braquage politique définissait Bokassa non plus comme président de la république ou empereur, mais comme véritable chef d’un gang lui-même politique. En 1976, ce fut le même scénario avec la société centrafricaine d’exploitation diamantifère (SCED) qui était la nouvelle filière de Diamond Distributors. Pour Bokassa, la rémunération des artisans par la société était insuffisante. Il fit alors annuler ses titres miniers ; l’or et les diamants qu’elle possédait ont été saisis pour être déposés au Trésor public. En mars 1975, un pauvre couple de paysans trouva au hasard un énorme diamant dans un marigot en forme d’une mangue tout près de 295

A. Baccard : ibid.

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Bria. Un gendarme le lui arracha et le vendit à un acheteur pour deux millions. Ce dernier à son tour le revendit pour 48 millions à une société qui ne régla que 8 millions. Quand la SCED fut mise au courant, elle argua que découverte sur son périmètre, cette pierre lui revenait de droit. Finalement mis au courant de l’affaire, Bokassa déclara que cette pierre revenait à l’État. Bokassa représentait l’État. Je peux même affirmer sans exagération qu’il était, selon la formule de Louis XIV, l’État, le Trésor public, etc. Bokassa allait d’exactions en exactions envers ses concitoyens et des particuliers. Près de Nola, dans le village de Bania, le chef Magoua Albert a mis ses plus beaux habits pour saluer Bokassa, son président. Il a hérité de son grand-père un casque métallique dont il s’est coiffé à cet effet. Ce casque était un grand symbole non seulement parce qu’il était le lègue de son grand parent, mais aussi parce que c’était un homme illustre dans l’histoire des conquêtes africaines qui lui en avait fait le don, Savorgnan de Brazza. Au terme du voyage, une fois à Bangui, Bokassa envoya les gardes retirer ce casque … Madame Michot était propriétaire d’une caféière à Mbaiki. Elle était à côté de celle du « paysan centrafricain », Bokassa. Ce dernier ne voyait pas cela d’un bon œil. Il accusa cette dame d’avoir fait du recel en achetant du café volé. La femme nia l’accusation à cor et à cri, Bokassa s’entêta et lui arracha 448 sacs de café équivalant à 8.000.000 de frs. Cfa. Comme cela ne suffisait pas, il fit incarcérer en prison pendant quatre jours M. Sylva, le client de la dame pour avoir défendu cette dernière. Un jour, passant par le marché, Bokassa vit de belles marmites - n’oublions pas que c’est un marmiton - et s’approcha de leur fabricant, M. Makouda Alphonse à qui il proposa de travailler avec lui en société. Contraint, car l’intéressé gagnait bien sa vie et n’en avait pas du tout besoin, mais pouvait-il retourner la main du président ? Il s’installa donc à Bérengo où il se mit au travail moyennant une rémunération mensuelle. Brusquement, sous prétexte des coups de vol, son matériel est saisi et lui-même envoyé en prison. Sous prétexte que la plantation de M. Senzongo Maurice occupait ses terres à Pissa comme on dit au village, Bokassa s’était emparé de cette dernière et a arraché la voiture du propriétaire qu’il donna à sa sœur. À la mise en liberté de M. Senzongo, ce dernier ne se vit pas restituer sa plantation. Comme on dit chez nous en Afrique, Bokassa « fait les affaires ». Mais, au vrai sens économique, c’est un négociant, pas un vrai homme d’affaires ou entrepreneur. S’en foutant complètement de l’incompatibilité de ses activités de commerce ou à but lucratif avec ses fonctions de président de la république ou d’empereur, il n’hésitait pas à inviter ses ministres et fonctionnaires à « se lancer dans les affaires », notamment, dès lors que le Trésor ne répondait plus pour assurer leur

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traitement. Ainsi, le 05 juin 1975, il signa une ordonnance faisant obligation à tout citoyen centrafricain d’origine ou d’adoption âgé de 18 ans révolus de justifier de l’exercice d’une activité agricole, commerciale ou pastorale excepté les débits de boisson. Bokassa se considérait comme le premier commerçant et le premier paysan centrafricain. Il fit construire dans sa résidence de Korongo, deux usines à pointes et à boutons avec des appareils importés d’Allemagne. S’agissant de la résidence principale de Bérengo, elle fut transformée en énorme melting-pot où se mêlaient aux villas et aux postes de garde une quinzaine d’ateliers et d’usines variés où l’on trouvait les usines à café, à disques, à koko, des abattoirs, l’atelier de couture de l’impératrice, une scierie, le paysan (qui est un restaurant), le siège de ses deux compagnies aériennes : Centrafrique Charter Airlines et Paysan air. À Boyali, sur la route de Bangui, il détenait une briqueterie construite par les Chinois. À Bangui même, il était propriétaire de deux grands immeubles baptisés Pacifique I (construit en 1969) et Pacifique II (dont la fin de la construction coïncida avec la fin de son règne en 1979). Pacifique I avait au rez-de-chaussée, un magasin Paysan I, où étaient vendus des pagnes et des produits d’atelier de couture de Bérengo. En 1971, avec les frères Bossekota, deux zaïrois, il constitua la société commerciale de construction et d’ameublement (SOCOCA), mais il finit par les expulser après trois ans pour rester avec l’affaire. Une nièce, sous le strict contrôle de sa femme Catherine, en devint la gérante. À côté de Pacifique II, il fit les magasins de Paysan II où se vendirent les appareils musicaux (chaînes haute fidélité, disques), voire des meubles. Les entreprises de Bokassa n’ont jamais été déclarées aux registres commerciaux. Leur gestion permettait le minimum de coûts et le maximum de bénéfices. Elles étaient financées par ponctions étatiques (Trésor) ou par harcèlement et menaces sur les agences bancaires. La restriction des frais du personnel était de règle et la majeure partie était supportée par l’État. Les véhicules que Bokassa utilisait pour ses activités lucratives étaient ceux de l’État centrafricain. La cour impériale avait à Bérengo un parc automobile dont le décompte était le suivant : 37 voitures légères, 38 camions, 6 bus, soit 81 véhicules. Il utilisait aussi quand il le voulait et comme il le voulait les véhicules de l’Agriculture, de la compagnie nationale des Transports routiers et des Travaux publics qu’il réquisitionnait à volonté. Sur ce, il transféra à Bérengo les engins utilisés pour la construction des routes de Berberati offerts par la Banque mondiale. Le carburant livré par Centra Hydro n’avait jamais été payé par Bokassa tout comme les factures d’électricité de la société ENERCA à laquelle il devait la coquette somme de six cents millions de francs jusqu’en 1979. 189

La matière première locale a été gratuite : les bœufs abattus à Bérengo provenaient des troupeaux de l’empereur, par offre des éleveurs. Dans le cadre de l’exploitation des cultures africaines pour légitimer la tyrannocratie, évoqué plus haut concernant Mobutu, Bokassa aussi a bien mis rien qu’en sa faveur l’ancienne coutume musulmane de la zaka. Chaque année, les éleveurs mbororo rassemblés au sein de l’Association nationale des éleveurs centrafricains sous la direction de Yerima Mandjo faisaient chacun un don d’un ou plusieurs bœufs à l’empereur comme grand chef ou une espèce de laamiido.296 Envers les sociétés d’État, la vente s’était souvent transformée en extorsion. L’Afrique du Sud avait fait à la Société nationale de l’habitat centrafricaine un prêt pour construire deux cents villas. Bokassa s’était attribué le marché de l’ameublement desdites villas dont il ne meubla en fait que soixante qui furent édifiées, mais exigea qu’on le paie comme s’il avait meublé toutes les deux cent. Dans le même sens, il ne fournit en 1977 qu’une partie de l’ameublement d’un nouveau building construit par la Caisse café, mais perçut la totalité de la paie. Bokassa n’ayant jamais fait de déclaration fiscale relative à ses entreprises et n’ayant jamais payé sur ses bénéfices d’impôt, il est impossible de chiffrer ces derniers. Il donna à la SOCOCA le marché pour l’équipement et l’ameublement du palais de la Renaissance et de la cité de l’OCAM. Il fit payer les fournitures et les travaux effectués par cette société, non à ses comptes bancaires, mais à son compte personnel de l’UBAC. Rien n’était significatif à la lecture de ses comptes bancaires à Bangui. Bokassa préférait toujours les paiements sur le champ en liquidités qu’il expédiait par mallettes, sacs ou valises en Europe. Koyamba Alphonse, ministre des Finances de Bokassa pendant plusieurs années laissait entendre que l’argent du monarque s’expliquait avant tout à la lumière des trafics exceptionnellement rémunérateurs qu’il pratiquait sur le café, surtout le diamant et l’ivoire. Mais aussi de la fraude. Les Zaïrois, pour être payés en francs cfa ont toujours eu la préférence pour l’exportation du café par la RCA. En plus, selon la règlementation douanière UDEAC, leurs exportations caféières étaient considérées être en transit, et donc 296 À propos de la zaka, zakkât ou encore djakka et ses transformations actuelles en une structure rentière ou prébendale dans les sociétés musulmanes, voir Motaze Akam : « Laamiido, rapports sociaux et courtiers du développement au Nord du Cameroun », Ngaoundéré-Anthropos, Revue de Sciences Sociales, IV, 1999, 141p. pp : 102-141. pp : 106-107. En outre, la variable lamidale que j’utilise dans Le social et le développement en Afrique, (op. cit. pp : 165-178) partant de mes recherches sur le nord du Cameroun pour expliquer et comprendre le régime monarchique de Paul Biya comme fonctionnant à l’instar d’une cour peut bien être pertinente pour l’analyse des monarchies africaines, surtout, celles qui m’intéressent ici.

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exonérées des droits de douane comme taxes à la Caisse café, les droits exemptés étaient seulement de 200 francs/kg. Il suffisait d’appeler café zaïrois du café centrafricain pour l’exporter sans droits puisqu’il était considéré comme le café du Zaïre. L’exportation était exclusivement réservée à la société Moura & Gouveia dont le gérant était un grand protégé de Bokassa. Les années 1977, 1978, 1979 ont vu cette société exporter près de 9000 tonnes de café centrafricain appelé café zaïrois, les droits dus à l’administration s’élevant à près de 1 milliard 800 millions de francs. La Couronne était une société espagnole implantée en Espagne, en Belgique (Anvers), au Congo (Brazzaville), en Rhodésie. Spécialisée dans le commerce de l’ivoire et du diamant, elle pouvait faire la pluie et le beau temps par le cumul des stocks et l’organisation de la rareté pour faire la surenchère sur les prix. Bokassa y détenait 1/3 des actions et avait permis d’énormes facilités pour la commercialisation de l’ivoire à une échelle macro. La moyenne de ses actions déclarées se situait à 180 tonnes par an. En estimant à 30 kg le poids moyen de deux défenses d’éléphant, ceci correspondait à une disparition de 5000 éléphants par an. Dans cette perspective, l’on peut établir des rapports d’impact entre le monarque et la faune centrafricaine dans sa recherche effrénée de l’argent. D’énormes bénéfices étaient réalisés par La Couronne partant de la commercialisation de l’ivoire. Achetant l’ivoire entre 3000 et 5000 frs le kilogramme, cette société le revendait sur les marchés européens ou asiatiques cinq fois plus cher au minimum. Il est vrai que de tels bénéfices étaient moins considérables que ceux du diamant. En fait, Bokassa était halluciné par le diamant et en a réalisé d’énormes gains en s’emparant des pierres confisquées au bénéfice du Trésor et en profitant d’un grand commerce tramé au noir dont lui-même était le chef de gang organisant en clandestinité l’achat et l’exportation de diamants. Son « amitié » avec le président français Giscard d’Estaing n’avait-elle pas pour ressort, entre autres, l’affaire des diamants qui finit par contribuer à l’échec de sa réélection en France en 1981 ? Le véritable problème de Giscard n’a pas été pour les Français l’essence du prétendu cadeau diplomatique que lui aurait fait Bokassa alors qu’il était ministre français des Finances, mais plutôt la valeur et la moralité de l’acte. Giscard’d’Estaing, pour les Français, est victime de concussion : il a accepté recevoir des mains de l’ « empereur sanguinaire », des cadeaux issus du « sang du peuple »,297 le sang des martyrs. 297

Lire utilement à propos, Jean-Pierre Bat : « Les diamants (de Bokassa) sont éternels. « Pré carré » et guerre fraîche : la fabrique de la françafrique », Afrique Contemporaine. La Revue de l’Afrique et du développement, (246), 185p., pp : 127-148.

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Les opérations de saisie sur les clandestins, chercheurs ou acheteurs non déclarés avaient pour itinéraires les coffres du Trésor, rejoignant ainsi les premières effectuées sur les deux sociétés minières évincées : Centramines et SCED. Ces dernières ont connu des saisies de l’ordre de 4685 et 1142 carats, plus 921 grammes d’or. Bokassa proclama l’empire le 04 décembre 1976. Il prépara par conséquent un couronnement fastueux l’année suivante. Pour ce, il nomma une commission chargée de sélectionner et collecter les diamants et l’or à cet effet. Cette commission ne retint que 1289 carats en brillants et 2890 grammes d’or. La plupart de ces pierres furent travaillées localement au Comptoir national du diamant pour ensuite être acheminées à Paris, plus précisément à la maison Arthus Bertrand pour la confection des différents joyaux de la couronne. Furent restituées aux sociétés, les pierres qui ne furent pas sélectionnées. Par contre, Bokassa retint personnellement 3091 carats des pierres provenant du Trésor. Il faut ajouter à ce lot, les moult saisies opérées à travers l’étendue nationale après le couronnement. Un ancien directeur, puis ministre des mines de Bokassa, M. Gbakpoma laissa entendre que Bokassa exigeait que les diamants saisis n’allassent plus au Trésor, qu’ils lui fussent présentés et que définitivement il les conservât. Cet ensemble de pierres saisies aux origines variées confortaient les pots de confiture de Bokassa. Des fois, il les présentait à ses visiteurs avant de les transférer en lieu sûr à l’étranger. Selon le même ancien directeur et ministre, Bokassa avait avec la société SOLCAD (Société d’économie mixte libano-centrafricaine de diamants) un réseau d’ombre et d’achat et d’exportation de diamants en Europe. L’on peut bien soupçonner l’existence d’autres sociétés du genre avec le diadème ou socamine. SOLCAD fut créée entre l’État centrafricain et deux ressortissants libanais en 1973. La direction des mines constata que la société acheta plus de 4000 carats de diamants en mars 1974 et seulement un millier les trois mois suivants. Cette brutale diminution indiquait une activité frauduleuse se résumant à des achats à des clandestins et aux exportations non déclarées. Au terme des poursuites engagées, les dirigeants de la société furent condamnés à des lourdes peines d’emprisonnement et d’amende. Mais Bokassa libéra très vite le principal d’entre eux. Ce dernier devint très important en le proclamant son fils spirituel, lui accordant la nationalité centrafricaine et le dotant d’un passeport diplomatique.298

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Pour toutes ces données relatives à Bokassa et l’argent, voir notamment André Baccard : Les martyrs de Bokassa, op. cit. pp : 250-264.

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Mobutu et l’argent À propos de Mobutu, l’éminent sociologue suisse, Jean Ziegler, dit ceci : Joseph Désiré Mobutu, propriétaire d’un empire financier international estimé à 4 milliards de dollars a pillé le Zaïre (aujourd’hui République démocratique du Congo) de 1965 à 1977. Sa seule formation professionnelle, il l’avait reçue en tant que sergent de la force publique belge.299

Mobutu n’est donc pas loin de Bokassa. Dans leurs relations, le dernier a d’ailleurs été parmi les « petits frères africains » ayant le plus bénéficié des largesses du « grand’ frère » Mobutu. En effet, le système Mobutu a eu pour épicentre : l’argent. Dans l’un de ses ouvrages, Jean-Claude Willame révèle un fait d’une extrême importance pouvant faire comprendre la passion monarchique hantant les dictateurs africains, voire les élites et auxiliaires de la fin de l’époque coloniale. L’auteur rapporte ainsi les propos d’un témoin oculaire de cette période, Thomas Kanza, Secrétaire d’État aux Affaires étrangères lors des premiers conseils de cabinet : Nous étions heureux […] d’être ministres. […] Nous discutions alors des bureaux que nous occuperions, des endroits où nous habiterions, des partages à effectuer entre nous. Nous discutions de la répartition des voitures ministérielles, des résidences ministérielles, des arrangements pour nos familles.300

Le romancier antillais Naïpaul qui vécut au Zaïre durant ces temps écrira clairement ceci : « Tout le monde est ici pour l’argent ».301 Comme le rapportent Naïpaul et Willame, le grand idéal des membres de la nouvelle protobourgeoisie est d’avoir des biens en Europe où ils gardent l’argent détourné. Au Zaïre de Mobutu, pouvoir et argent sont les deux faces d’une même médaille. L’accès à la chefferie est l’accès à la richesse et l’accès à la richesse est l’accès à la chefferie. Mobutu s’est auto-proclamé le « Guide » de trente millions de Zaïrois à l’époque, mais il était également à lui seul, le pôle de concentration et de croisement des trajectoires d’accès aux ressources du pays. Il a fait gérer une importante fortune. Ce fut le premier « homme d’affaires du pays ». Dans ses relations personnelles se trouvaient bien positionnés des millionnaires étrangers. Dans ce registre, on pouvait citer : Kashoggi, le 299

J. Ziegler : Les nouveaux maîtres du monde. op. cit. p : 154. J-C Willame : L’automne d’un despotisme, op. cit. pp : 26-27. 301 Cité par J-C Willame : op. cit. p : 27. 300

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marchand d’armes, un Saoudien, Mark Rich, le courtier britannique, Nello Celio, l’ex-président de la Confédération helvétique, Taman, le banquier libanais, Tempelsman, le financier américain, les gouverneurs de la Société générale de Belgique et certains chefs d’entreprise belges. Mobutu n’hésita pas à créer des clientèles pouvant lui être utiles dans ses négociations avec les Occidentaux.302 Depuis 1973, année pendant laquelle la zaïrianisation fut lancée, Mobutu devint très attentif aux activités de nombreuses entreprises. Et en 1974, avec son épouse, il fut propriétaire d’un consortium constitué de quatorze sociétés d’élevage, voire de plantations essaimant dans tout le Zaïre, d’un immense domaine agro-industriel contigu au palais présidentiel de la N’sele, d’un autre sous la gestion d’une filiale de la Société générale de la Belgique, Agrigbado. Il était extrêmement complexe de faire une estimation de ses biens en terme de valeur. Comme Bokassa, aucune des entreprises dont la propriété revenait à Mobutu ne publia de bilan dans le journal officiel et leurs noms n’étaient mentionnés nulle part de manière publique, même dans les bulletins de conjoncture économique que le Zaïre faisait paraître annuellement. De 1977 à 1983, Mobutu au nom des droits régaliens qui lui étaient conférés, les comptes en devises des organismes d’État comme la Gécamines, La Sozacom, voire la Banque centrale lui furent accessibles directement. Entre 1977 et les trois premiers mois de l’année 1979, Nguza Karl I Bond rapporte que selon les fuites provenant de la Banque du Zaïre, les « ponctions » opérées par Mobutu et sa famille se seraient élevées à 150 millions de dollars.303 Où allait l’argent de Mobutu ou du Zaïre via Mobutu ? Pour comprendre les itinéraires de cet argent, il faut d’abord savoir que Mobutu était un fêtard. Emmanuel Dungia : « Le Guide adore les fêtes : anniversaires, mariages, baptêmes, etc. N’est-ce pas l’occasion d’observer le poulailler et de faire de nouvelles découvertes ? ».304 Selon un membre de la suite présidentielle, le coût du mariage de Mobutu en 1980, de celui de sa fille aînée et d’un autre de ses filles avec un Ivoirien pouvait être estimé à 25 millions de frs français au moins. Les tenues de la mariée et sa sœur jumelle ont coûté 1, 6 million de frs français à Paris, chez Coco Chanel. Des bijoux ont été, pour une partie et en toute discrétion, achetés par le conseiller présidentiel aux États-Unis 302

Sur ce sujet, Fweley Diangitukwa : Pouvoir et clientélisme au Congo-Zaïre-RDC, op. cit. Je montre plus loin le rôle efficient et efficace de ce clientélisme dans le fonctionnement monarchique du Zaïre. 303 N. Karl I Bond : Mobutu ou l’incarnation du mal zaïrois, London, Rex Collings, 1982, 201p. p : 127, cité également par J-C Willame : op. cit. pp : 29-30. 304 E. Dungia : Mobutu et l’argent du zaïre, op. cit. p : 37.

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pour un montant de 2 millions de frs français. Ont été aussi commandées de l’étranger à Paris, les tenues des filles d’honneur. En 1988, le 02 décembre, le 40è anniversaire de la première dame fut organisé et fêté en France dans le Sud-Est de Paris à Nice. Ce fut l’occasion de lancer les invitations à travers l’Europe. Des ambassadeurs arrivèrent des différents coins du monde. Les dignitaires du régime considérés comme membres de la cour firent le déplacement de Kinshassa. En sa qualité d’Intendant général de Mobutu, le gouverneur de la Banque centrale du Zaïre fit le déplacement de Kinshassa accompagné de quatre gardes du corps afin de convoyer deux malles de devises étrangères. La fête fut somptueuse et grandiose. Une des personnalités conviées à l’heureux évènement confiera qu’elle a eu pitié du « pauvre Zaïre » ce jour là et qu’elle comprit que Mobutu préfèrera mourir plutôt que de céder son fauteuil. Vu les bruits de sécession qui se répandirent au Shaba au terme des émeutes sur le campus universitaire en mai 1990, Mobutu décida d’organiser un défilé militaire grandiose dans la ville horrifiée et meurtrie de Lubumbashi à l’occasion de la fête de l’indépendance, le 30 juin. En pleine crise économique et financière, cinq mille hommes de troupe furent embarqués pour Lubumbashi, à 2000 km de la capitale. Ces hommes demandaient à être logés et nourris. Ce fut un défilé d’argent dont le coût fut énorme. L’accueil du couple présidentiel à Lubumbashi fut tellement froid que pour rendre l’atmosphère ambiante, Mobutu distribua de fortes sommes d’argent aux chefs traditionnels et aux notables de la ville. Il faut dire que les familles d’étudiants originaires de la province ayant été tués lors des émeutes sur le campus universitaire les 11 et 12 mai reçurent dorénavant d’importantes sommes d’argent. Organisé et festoyé en octobre 1990, le 60è anniversaire de Mobutu s’était préparé depuis deux ans en compétition avec les grands travaux de Gbadolite, Kawele et Algarve au Portugal : il n’était pas question de déplaire au président Bush qui devait venir aux festivités avec des congressistes américains. Il était question aussi de voir Lisala dont on n’avait jamais entendu parler. Le Palais présidentiel, la station terrienne des télécommunications furent réalisés le plus vite possible. L’asphaltage de la route de l’aéroport menant à la ville et les rues principales aussi. Les poteaux d’éclairage public furent déposés. Des tonnes de carburant pour le groupe électrogène furent embarquées. Les uniformes pour 15000 élèves devant défiler devant Mobutu le jour de la fête ont été commandés. Les avions-cargo atterrissaient sur la piste d’aviation asphaltée avec dans leurs soutes : des caisses de champagne rosé, des vins de grande renommée, des bières

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importées et locales, de la nourriture pour les invités dont la plupart venaient de l’étranger. Mobutu, la cour et les étrangers festoyaient alors que le pays était enlisé dans une crise sociale sans précédent. Depuis la suppression du parti unique qui garantissait mécaniquement la longévité de son règne, le 24 avril 1990, sur instruction de l’Américain James Baker, pour corrompre les personnalités influentes des provinces du pays vu les élections à venir, Mobutu fit tourner sa planche à billets à Munich en Allemagne. Ce qui accéléra la dévaluation du zaïre de 1990 à 1991 de 1400%. « L’argent de Mobutu » va également au maraboutisme pour la protection et la défense du règne. Emmanuel Dungia : Secret de polichinelle : en Afrique au Sud du Sahara, un grand nombre de chefs d’État font appel à des marabouts pour la préservation de leur fauteuil. Ils croient fermement en leur pouvoir. Chez le Maréchal Mobutu, c’est un besoin fondamental, au même titre que boire, manger ou dormir.305

Apparemment grand chrétien dans l’Église catholique, Mobutu y était alors lors des grandes cérémonies à Gbadolite où sa dévotion n’avait d’égale que celle du Pape Pie XII. Mais une fois rendu au Palais, il se retirait avec les marabouts dans une chambre secrète à entrée strictement prohibée aux domestiques. Quand il se retrouvait à Rome, il ne manquait pas de rendre visite au Pape. Mais une fois de retour au Zaïre, il se déshabillait devant les marabouts pour des séances incantatoires à d’autres dieux. Ce qui précède explique que les marabouts ont constitué une véritable institution sous le règne de Mobutu. Au regard des fonds investis, ce fut un véritable ministère. Les pratiques maraboutiques prenaient environ 3% du budget public, soit l’équivalent du budget du Ministère de la Santé. Les marabouts avaient des honoraires en fortes devises, diamants et or, frais de séjour dans les suites du luxueux hôtel Intercontinental de Kinshassa, limousines renouvelées chaque année, billets d’avion et autres titres de transports acquis à volonté, locations de jets en cas d’urgence, acquisitions d’appartements à l’étranger pour la préparation de certaines potions, etc.306 Ceci entraîna certainement de lourdes pertes pour l’économie nationale, en termes de trafics impunis, d’exportations frauduleuses de café, pointes d’ivoire, bref de fuites des capitaux.

305 306

E. Dungia : op. cit. p : 42. E. Dungia : op. cit. p : 43.

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Par exemple, M. Kébé, marabout sénégalais était une recrue de première heure pour Mobutu. Aucune décision de ce dernier n’était prise sans l’avis de M. Kébé. À la veille de tous les remaniements ministériels, il était à Kinshassa pour approbation de la liste des futurs ministres. Cette liste était soumise aux dieux dans sa chambre d’hôtel. Ces derniers à travers des rites de maraboutage devaient lui montrer les « mauvaises graines » susceptibles de mettre en état de nuire, le pouvoir du Guide . Au terme de ses pratiques, M. Kébé encaissait des honoraires en argent liquide, voire en devises et de lingots d’or, de carats de diamants dont j’ai déjà parlé concernant le règne de Bokassa, pour remercier les dieux. La suite de M. Kébé constituée de son représentant M. Doucouré et les autres représentants avaient aussi leurs parts. Elles étaient en monnaie locale permettant à ceux-ci de s’engager dans les trafics de diamants et d’or. La résidence de M. Doucouré s’était transformée très vite à un lieu où les ressortissants ouest-africains appelaient populairement « Ndjigari » et venaient se ressourcer en termes de fonds de démarrage. Quant à M. Kébé lui-même, avec les fonds récoltés au Zaïre, il investit dans l’immobilier ; en quelque temps, il devint l’un des plus fortunés du Sénégal. Mai 1977, mars 1978, suite aux attaques des rebelles « katangais », sur le conseil d’un Guinéen réfugié au Zaïre, M. Kaké, des marabouts guinéens appelés en renfort étaient confiés à M. Seti Yale, le directeur de la sécurité qui sera plus tard l’homme de main de Mobutu, comme on le verra plus loin. Celui-ci mobilisa un jet de la Gécamines. Le directeur des services spéciaux, M. Mbia les emmena aux frontières « sensibles » du pays où leur travail avait consisté à les rendre imperméables contre toute infiltration rebelle et agressive, grâce aux pratiques maraboutiques. Aux rites ad hoc, il fallait ajouter le sang des moutons égorgés qu’on devait répandre au niveau des espaces frontaliers concernés. Au terme de ce «travail », à Kinshassa, le marabout chef empocha le magot en donnant quelques miettes à ses collaborateurs, regagna son pays en instruisant ces derniers d’attendre sur place afin de ramener le reste en lingots d’or promis par Mobutu… En mai 1981, à la grande surprise de Mobutu, François Mitterrand accède au pouvoir en France. À la veille de ladite élection, au cours d’un débat télévisé, Mitterrand critique sévèrement l’intervention des troupes françaises à Kolwezi en 1978 ordonnée par le président Giscard d’Estaing qui sauva le fauteuil du Guide. Ce dernier atterré, prit pour décision d’ensorceler François Mitterrand afin de ne pas lui permettre de le déstabiliser. Ceci d’autant plus que, en avril 1981, le premier ministre Nguza Karl I Bond, ex-ministre des affaires étrangères venait de démissionner à Bruxelles en Belgique. Pour Mobutu pouvait se profiler une espèce d’opération « Barracuda » ayant ramené David Dacko au pouvoir à Bangui et déchu Bokassa. 197

M. Seti Yale, alors chef d’État-Major en charge des affaires occultes, fut instruit de rappeler les marabouts les plus redoutables et efficaces du moment. À l’ancien M. Kébé, l’on ajouta M. Cissé, marabout que Mobutu partageait avec Kérékou, le chef de l’État du Bénin. Le prospecteur de M. Seti tira également de la lointaine Inde, un marabout hindou enturbanné. Quatre étant le chiffre fétiche de Mobutu en termes de porte bonheur, un quatrième marabout compléta la liste. Pour l’opération proprement dite, le marabout Cissé demanda d’abord deux choses : de grandes effigies et une voix enregistrée de François Mitterrand. Les portraits de ce dernier furent rapidement expédiés de Paris par le canal de l’Ambassade du Zaïre. C’est à Avenue Klèber que devait avoir lieu la première rencontre entre Mitterrand et Mobutu le 03 novembre 1981 lors du Sommet Franco-africain à Paris. Deux semaines avant, Mobutu subit les traitements des marabouts. Le « rite » Cissé se déroula comme suit : l’effigie de François Mitterrand est posée sur une peau de léopard ; il est demandé au Guide de monter dessus en la piétinant doucement partant de la hauteur de la bouche au sommet du crâne accompagné d’une forte et profonde concentration. L’opération est répétée quatre fois. Assis par le marabout, Mobutu passa à la phase de fixation avec une grande détermination des yeux de Mitterrand sur l’effigie en prononçant une formule donnée. Après un temps, le marabout lui apporta une espèce de potin dans laquelle fut triturée une partie de l’effigie de François Mitterrand. Il lui fut recommandé de laisser sa canne posée sur la photo avant d’aller se coucher et d’éviter tout rapport sexuel avant d’aller à Paris. À la séparation, le marabout rentra chez lui et s’engagea alors dans une opération d’« apprivoisement » de François Mitterrand à partir de son effigie. La scène s’assimilait à celle d’un homme qui dompte le cirque en face à face avec un lion. Les marabouts débarquèrent à Paris trois jours avant Mobutu. Quand ce dernier arriva, ils lui dictèrent les dernières consignes sur les attitudes à adopter avant la cérémonie en termes de poignée de main, de regard, de formule rituelle à réciter de mémoire et spirituellement au moment d’escalader la première marche du perron de l’Elysée. Avant d’y aller, Mobutu révisa, comme un élève avant un examen, le bord préparé par les services de renseignements à Paris. Il s’agissait de revoir les questions susceptibles d’être posées par Mitterrand, les éventuelles réponses alternatives, celles que Mobutu lui-même devait soulever et certaines anecdotes pour décrisper l’atmosphère. Lors de l’audience, tout s’était très bien passé. L’atmosphère entre les deux présidents fut cordiale. La rencontre dura même plus que prévu. Détesté par François Mitterrand avant l’élection, le monarque sortit rayonnant de l’assise. Il dompta François Mitterrand, l’homme que les médias français surnommèrent le sphinx. 198

Mais cette victoire, si l’on peut l’appeler ainsi, saigna les caisses de la République monarchique : 4 millions de dollars pour les marabouts, en plus des lingots d’or. Le directeur de l’antenne extérieure de la sécurité, M. Nkéma est récompensé de dix millions de francs belges. Il courut acheter une villa à Bruxelles, dans une Commune huppée (Uccele) sur la même avenue Wellington longeant le château de Mobutu. Ceci à un moment où ses agents souffraient des retards dans le paiement de leurs salaires. Il fut même pris à partie par des accusations de détournements de fonds. Pour toute réponse : il brandissait la copie d’un chèque avec la signature de Mobutu lui-même. En Août 1990, Mobutu fut contraint d’ouvrir démocratiquement le pays au multipartisme. Il avait peur pour sa position. Un matin en direction de Nouakchott, l’avion présidentiel décolla. Le Commandant de bord a pour mission de remettre une importante mallette bourrée de devises à un jeune mauritanien et de ramener ce dernier avec une suite de 50 personnes qui devaient se faire passer pour des touristes. L’argent qui se trouvait dans l’importante mallette était destiné à régler les frais d’hôtel pour éviter la moindre attention de l’intendance de la présidence. Après Gbadolite, les Mauritaniens atterrissaient à Kinshassa où ils étaient logés à l’hôtel Intercontinental et où les moutons introduits par une porte dérobée étaient égorgés dans les chambres. L’affaire avait des retentissements en ville quand ces Mauritaniens décollèrent encore pour Gbadolite, pour ensuite atterrir à Goma où séjournait Mobutu. Puis, ils revinrent à Kinshassa pour se diriger avec des moutons dans la carlingue vers Paris. Durant le voyage, le vacarme incessant dans l’avion obligeait souvent le Commandant de bord à quitter ses commandes pour aller voir ce qui se passait. Mais, le jeune mauritanien le renvoyait plus ou moins brutalement. À l’atterrissage de l’avion à Paris, les agents d’entretien des cabines horrifiés refusèrent de nettoyer les saletés. L’avion atterrit à Bruxelles où les agents locaux observèrent la même attitude de ne pas nettoyer les saletés. Au terme des dures négociations, quelques uns acceptèrent finalement la tâche épouvantable contre le paiement de fortes primes. À Paris, c’était le même scénario : l’état des chambres d’hôtel était indescriptible. Cependant, l’on finit de régler l’affaire à coup d’argent de dédommagement. De retour à Kinshassa, le jeune mauritanien d’environ 27 ans remit à Mobutu une canne blanche à des fins de protection de son pouvoir dont j’ai parlé plus haut. Après avoir encaissé un gros magot, le jeune homme regagna la Mauritanie. « L’argent de Mobutu » allait bien évidemment aussi aux services secrets. Le renseignement. N’oublions pas qu’il a été lui-même un agent des services de renseignements belges comme il apparaît dans son récit de vie. Du renseignement, il en savait des choses en terme d’organisation. Ainsi pour maîtriser les menaces de rébellion contre son pouvoir qu’il

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voyait venir de partout, Mobutu prit la décision de doubler les services de renseignements qui existaient déjà par ceux parallèles et concurrents. Il décida aussi de créer des forces paramilitaires, essentiellement tribales et indépendantes de l’État-Major de l’Armée dont il avait de sérieuses appréhensions et donc strictement vouée à sa personne. La Garde Civile fut l’une de ces forces paramilitaires. Elle fut créée en 1983 avec pour objectif officiel : lutter contre le terrorisme de la Libye. Mais en réalité, sa véritable mission fut d’empêcher la moindre tentative de soulèvement populaire ou de coup d’État militaire. Les cadres de ce commandement furent d’abord formés à Munich en Allemagne. Mais quand les Allemands s’aperçurent que les aspirants à cette formation étaient tous de la tribu de Mobutu, ils mirent fin à leur collaboration. Ce fut l’Egypte de Moubarak qui prit la relève. Pour mieux « contrôler » le territoire, Mobutu accentua la multiplication des services de sécurité. Neuf structures naquirent à cet effet dont : la Division Spéciale Présidentielle, le Service d’Action et de renseignements Militaires, le Conseil National de Sécurité, le Centre National de Documentation (la police politique appelée Garde Civile évoquée plus haut), les Forces d’Interventions Spéciales, le Centre National de Recherches et d’Investigations, le Service National d’Intelligence, etc. Chaque structure se vit allouée un important budget dont une partie en devises pour le fonctionnement de ses réseaux de renseignements. Les chefs de ces structures savaient qu’une paranoïa des « complots » habitait Mobutu. Leur manie consistait ainsi à lui faire des rapports relatifs à la découverte des complots imaginaires avec des canaux tout aussi imaginaires à l’étranger signalant l’imminence et l’urgence de telles situations. Ils décaissèrent par conséquent en hâte des fonds auprès du Gouverneur de la Banque centrale qui avait peur d’être considéré comme complice du sabotage de la sécurité du Guide. Entre ces structures répressives émergea une concurrence dont l’enjeu principal fut la récupération des exilés de renom œuvrant dans l’opposition. Ainsi, le Conseil National de Sécurité remporta la palme d’or et le gros lot en faisant rentrer au Zaïre Mungul-Diaka, ancien ministre. Ceci consterna le Service National d’Intelligence justement en charge de la Sécurité extérieure dirigée par Nkema Liloo qui se sentit battu sur son propre terrain. Car, Nkema avait à son contrôle des antennes officielles dans les ambassades du Zaïre à Berlin-Est, Bonn, Bruxelles, La Haye, Lisbonne, Luxembourg, Paris. Afin d’effacer cet affront, il s’est rabattu sur Roger Mokede, opposant lumumbiste exilé à paris, mais sans véritable envergure puisque c’était, selon Emmanuel Dungia, un personnage fanfaron. Dans le rapport présenté à Mobutu, Mokede apparut sous les caractéristiques d’une grosse baleine aux fortes relations dans les 200

espaces du pouvoir en France ayant des militants dans les maquis imaginaires des régions de l’Est du Zaïre, en plus des rapports de parenté avec la veuve de Lumumba exilée en Egypte. Devant ce rapport fabuleux, Mobutu ordonna au Gouverneur de la Banque centrale un décaissement de 250.000 dollars en faveur de Nkeme Liloo, malgré l’échec de cette opération par la suite. En août 1990, Bolamba Hubert, de son vrai nom Mbulu Apindi Albert était l’un des multiples hommes de main achetés corps et âme par Mobutu. Durant une conférence de presse à l’hôtel Intercontinental, il se présenta jusqu’à la mort comme défenseur du mobutisme. Il clamait haut et fort qu’il allait tuer les étudiants, les journalistes, les politiciens dissidents qui osaient s’opposer à Mobutu. Se disant lui-même « tireur d’élite et expérimenté en killing », il avait donc naturellement pris une grande part aux émeutes du campus de Lubumbashi des 11 et 12 mai 1990. En 1991, au début du mois d’avril, il tira à bout portant sur un étudiant kinois. Il fut sauvé de justesse d’une foule qui voulut le lyncher et pour la forme, fut détenu à la prison de Makala. Il y rédigea une lettre au tribunal qui en fait, clamait sa profession de foi « que le mobutisme lumumbisme perdure ! Vaincre ou mourir ! ». Le détenu signala également les biens possédés sur lui dans cette prison : une bague en or massif sertie d’un diamant d’un montant de 35.000 us$, une chaînette en or massif griffée « Yves Saint-Laurent » évaluée en zaïres, une gourmette en or massif griffée « Cartier » évaluée en zaïres, une montre « Rolex » en or massif de 40.000 us$. De ce qui précède, il faut dire qu’une espèce de blanc-being fut octroyée aux directeurs ou responsables des institutions de sécurité évoquées afin de puiser dans les structures de la Banque centrale du Zaïre. Comme conséquence, la pénurie des devises étrangères s’accentua dans un contexte de crise financière et les sociétés privées connurent des grandes difficultés en termes de moyens de renouvellement de stocks de pièces de rechange et autres produits intermédiaires. Les multinationales, elles, fermèrent leurs portes partant d’une impossibilité de rapatriement de la contre-valeur en devises pour les bénéfices opérés en monnaie locale. Lors de la première guerre du Shaba en mai 1977, les officiers marocains découvrirent les possibilités de s’enrichir très facilement et à peu de frais au Shaba. Une fois au Maroc, ils demandèrent et obtinrent la libération royale de leurs fonctions pour une installation au Shaba. En 1988, alors que la crise économique secouait fortement le Zaïre, Mobutu versa 5 millions de francs français au nom d’une contribution personnelle à la construction de l’énorme mosquée de Rabat. Il faut ajouter à ceci : des écrins de diamants, de lingots d’or et bien d’autres objets de grande valeur qui furent offerts par le Maréchal au Roi.

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Mobutu dépensait énormément pour séduire et corrompre des personnalités du monde politique et de la presse en Europe, selon ses calculs. « Kayembé » était dans les milieux zaïrois le sobriquet de M. Alfred Cahen qui fut directeur général du Ministère des Affaires Etrangères. De manière récurrente, il fut récompensé en échange des informations relatives aux opposants politiques. Ceci lui permettait de garnir ses comptes en banque et s’offrir gratuitement des vacances. L’ancien premier ministre socialiste belge, Leburton, les anciens ministres Herman Decroo, Jean Gol étaient les appointés de Mobutu. Le journaliste Davister, confia ainsi à Nguza Karl I Bond que sur ordre de Mobutu, il apporta à Leburton une somme de 20 millions de francs belges en 1975. Un conseiller présidentiel raconta ceci : Le pouvoir de l’argent est magique, je m’en rends compte. Tous ces gens que l’on prend en Belgique pour de grands messieurs respectés, il faut les voir les yeux écarquillés manifestant ouvertement leur satisfaction, le sourire aux lèvres, et se retirer dans une démarche obséquieuse lorsqu’ils sortent de chez le Guide avec un chèque plantureux sur les comptes numérotés en Suisse.307

Chez Mobutu, l’argent des Belges dans le cadre de l’aide au développement lui permit l’achat de châteaux, limousines, villas quand une grande partie allait dans ses comptes bancaires en Europe, notamment à Bruxelles. La presse belge en parlait à la une. Ceci mobilisait des manifestations publiques de gauche devant son château de l’avenue du Prince d’orange à Uccle évoqué plus haut. Mobutu engagea par conséquent des opérations de séduction et de corruption vers les grands de la presse belge. Lors des congrès du parti-État MPR, anniversaire de naissance ou d’accession au pouvoir, il faisait dresser une liste d’invitations écartant les noms des journalistes jugés indésirables et hostiles au régime. Étaient donc mis à la disposition des invités : billets d’avion, frais de séjour, véhicules pour les déplacements, argent de poche sur place réglés par la Maison Civile de la présidence. Le président français Giscard d’Estaing fut le premier à tomber dans les opérations de séduction de Mobutu. Il honora le monarque d’une visite et en repartit avec des écrins de diamants taillés amenés personnellement par le PDG de la Minière de Bakwanga (MIBA). En plus, sur ordre du Guide, la Banque centrale du Zaïre était priée d’établir un contrat avec le groupe Lazare, très proche de Giscard. Ledit groupe empocha une somme de 6 millions de dollars pour ses services de conseillat à la Banque. La famille Giscard était le pôle d’alliance de certains groupes français comme la Thomson-CSF. Avant la zaïrianisation, ils ont gagné les marchés relatifs à des réalisations des projets pourtant « éléphants blancs » à investissements extrêmement 307

E. Dungia : op. cit. p : 59.

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rentables pour eux, mais criminalisant financièrement l’économie nationale. On peut citer dans ce registre : la Cité de la Télévision, le World Trade Center, le barrage hydro-électrique d’Inga.308 En 1988, Jacques Chirac candidata pour les élections présidentielles pour la seconde fois. Mobutu, conscient de son inimitié avec le socialisme dont Mitterrand était le chantre et malgré la réconciliation de novembre 1981 savait qu’il devait rester prudent : il serait beaucoup mieux avec Chirac à l’Elysée. En mars 1988, durant un séjour à Nice, Mobutu chargea son conseiller spécial Nkema Liloo, déjà évoqué, de transmettre en mains propres à Jaques Chirac, 5 millions de francs français comme contribution personnelle à sa campagne électorale. Il en fit de même pour la campagne de Franz Josef Strauss qui eut ses faveurs en Allemagne. Ce dernier bénéficia également des enveloppes du Maréchal. En Suisse, ce fut l’ancien président de la Confédération helvétique Nello Celio, également évoqué plus haut qui fut en charge de la gestion des intérêts de Mobutu et de la promotion de son image dans les espaces bancaires et financiers. Ancien administrateur d’Alusuisse qui, avec le barrage d’Inga, fit de bonnes affaires, ce monsieur empocha plus de 1 milliard de dollars.309 Mobutu alla jusqu’ aux États-Unis pour vendre par la corruption, son image et protéger son règne. Il savait qu’il était déjà vomi par le Congrès américain dominé alors par les démocrates. Détesté par les influents députés Solarz et Wolpie, ces derniers le traitèrent de « crétin » lorsqu’il refusa dans son message aux corps constitués de s’aligner sur la mouvance du changement afin d’opérer les réformes politiques nécessaires au mois de janvier 1990. Après réflexion, Mobutu établit des contacts avec les sociétés Lebby Black Manafort et Stone & Kelly, professionnalisées dans le commerce des hommes politiques. Dans l’histoire électorale des États-Unis, la société Stone & Kelly est réputée pour avoir « fait élire » Bush à la présidence de la République. Avec Mobutu, elle décrocha un contrat annuel de 1 million de dollars us$, renouvelable. Cette affaire fut réglée à New York à l’hôtel Waldorf Astoria au mois de juillet 1989. L’homme d’affaires américain Grover Connel est aussi mis à contribution, convainquant quatre députés démocrates de l’accompagner au Zaïre chez Mobutu en janvier 1989. En récompense, ce richissime reçut un contrat lucratif de fournitures de matériel à la Gécamines et même un autre pour la livraison du riz au Programme Food. L’action de marque pour soigner l’image du monarque dans l’opinion américaine fut une invention du député Mervy Dimally, son grand défenseur. Il proposa tout simplement 308

Lire utilement à propos, Jean-Claude Willame : Zaïre. L’épopée d’Inga. Chronique d’une prédation industrielle, op. cit. 309 E. Dungia : op. cit. pp : 61-65.

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la création d’un Institut de recherche Amérique-Zaïre qui en fait ne fut qu’un espace propagandiste financé par le Maréchal à des fins de lutter contre les activités des groupes hostiles à ses intérêts dont notamment Rainbow Lobby qui organisa en novembre 1990 à Washington, un colloque international sur la démocratie au Zaïre regroupant les grands opposants et dissidents du règne mobutiste.310 La politique de l’ « authenticité » fut également une opération extrêmement coûteuse pour Mobutu. D’après Emmanuel Dungia, son coût fut démentiel pour le budget public.311 Quand le Congo devint le Zaïre et l’hymne et l’emblème changèrent, Mobutu fut suivi quand il troqua aussi le costume occidental (veston-chemise-cravate) en faveur de l’abacost (à bas le costume). Ce que stipulait le monarque dans ses discours avait force de loi, de même, ce qu’il faisait lors des apparitions publiques. Ainsi, tous les grands dignitaires du régime se dirigèrent vers Bruxelles pour l’adoption de l’abacost au prix minimum de 20.000 francs belges, la pièce. Ceci supporté par l’État zaïrois eut deux conséquences majeures : les ressources en devises de la République en pâtirent, et les tailleurs belges sollicités dans ce réseau virent grimper leur chiffre d’affaires. L’ « authenticité » n’épargna pas l’ Église. Les cours de religion, les fêtes religieuses, les prénoms chrétiens furent balayés d’un revers de main. Le mécontentement gagna l’Église qui réagit non seulement par les déclarations de la Conférence épiscopale, mais aussi par des correspondances chaudes. Mobutu ne put tolérer ceci : les bandes de la JMPR - Jeunesse du parti unique - soudoyées par le pouvoir s’attaquèrent au cardinal Malula par le pillage de sa résidence. Ce dernier fut obligé de s’exiler à Rome. La police politique qui exerçait un strict contrôle sur les populations transmit au monarque le climat psychologique prévalant au sein des fidèles n’acceptant pas le sort du cardinal de leur Église. Dès lors, l’Église vécut les grandes manœuvres de séduction pour le maintien de l’acquisition de ses adeptes au système : dons en espèces et en nature arrosèrent alors la hiérarchie ecclésiale. Lors des passages de Mobutu dans leurs provinces ou leurs séjours à Kinshassa, les évêques furent comblés par les « largesses » du Maréchal. Véhicules, matériels de culte et autres habits religieux liturgiques, offres exceptionnelles durant les cérémonies d’ordinations de prêtres ou de sacres d’évêques, etc., furent généralement supportés financièrement par Mobutu. Les responsables de la Maison Civile ne manquèrent pas d’en profiter à leurs comptes personnels sur le dos de l’Église en en faisant des industries de l’âme par le gonflement de l’argent déboursé. Cette escroquerie permit d’ailleurs 310 311

E. Dungia : op. cit. pp : 65 – 67. E. Dungia : op. cit. p : 68.

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aux chefs de la Maison Civile que furent Seti et Mbia de développer leur fortune colossale. Dans cette opération de dompter le clergé, la part du lion revint à Monseigneur Kesenge chef diocésain de l’Ubangui où naquit Mobutu à Molegbe à côté de Gbadolite où le jeune lion fut d’abord inscrit à l’école missionnaire. Lors de son sacre, Monseigneur Kesenge eut droit à soixante Mercedes de grand tonnage, deux grosses limousines, un téléphone pour s’entretenir à tout moment avec le Maréchal, un chèque de deux millions de dollars couvrant les bourses des ressortissants ngbugu, clan de Mobutu, désireux d’aller étudier à l’étranger. Le Maréchal puisait aussi des jeunes créatures dans les congrégations des sœurs catholiques, qui lors des élections présidentielles pouvaient lui garantir des suffrages. Elles ne furent pas oubliées. Bref : améliorations matérielles, vacances, billets d’avion pour se faire traiter médicalement à l’étranger, tout était donné aux religieux et religieuses. Dans ce registre, il faut compter son éminence Diagenda, le fils du prophète Kibangu qui coiffait à l’époque une population de fanatiques fidèles de deux millions de personnes, non négligeables aussi en cas d’élections. Véhicules de transport, voitures de luxe, séjours à l’étranger, argent lui furent servis. Même traitement avec le haut clergé de l’Église protestante (Église du Christ au Zaïre). Pour les pasteurs de renommée mondiale en transit au Zaïre pour des cérémonies d’évangélisation, ils furent toujours amenés au palais avant de rentrer chez eux : ils en sortirent avec des chèques plantureux. Des hommes de prouesse comme Ngbanda puisèrent dans leur imagination d’escroquerie pour soutirer au Maréchal des avantages difficiles à obtenir par la voie « normale ». Ministre-conseiller à l’ambassade de Tel- Aviv en Israël, il effectua auprès du président du Congrès juif aux États-Unis, une mission pour Mobutu en 1983. L’objet de la mission : amener son interlocuteur à inciter les grands hommes d’affaires juifs à investir au Zaïre dans un contexte où le pays était en cessation de paiements. Par exemple, les diplomates avaient des retards de salaires de plus de dix mois. Ngabanda présenta un faux rapport au Juif américain selon lequel le roi d’Arabie et d’autres dirigeants arabes complotaient pour liquider Mobutu dont l’initiative était de rétablir les relations diplomatiques avec l’État d’Israël en mai 1982. Le but était pour le roi d’Arabie et les dirigeants arabes de décourager les pays africains voulant imiter le Maréchal dans cette option. Pour ce, d’après Ngbanda, il suffisait d’une « recommandation » du sommet du Congrès juif comme caution. Le président prit l’engagement de faire le nécessaire. Et le richissime israélien Tamman répondit le premier à l’appel. Cette « démarche » valut à Ngbanda non seulement d’être nommé ambassadeur, mais aussi d’accéder au fabuleux poste de chef de la police

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politique du maréchal en janvier 1985. Dans sa compétition interindividuelle par rapport à l’acquisition des biens et largesses auprès de Mobutu, il avait un retard vis - à - vis de son ennemi Seti Yale qui venait d’accéder au rang du Zaïrois le plus riche après Mobutu. C’est donc un poste de broutilles qu’occupa Ngbanda comme ambassadeur dès janvier 1984. Au lendemain de la « guerre de Kolwezi », les députés zaïrois réclamèrent l’interpellation des membres du gouvernement et des directeurs des sociétés d’État dont la gestion corrompue était déjà décriée par les populations. Les députés voulurent approfondir leurs enquêtes dont les trajectoires amenèrent à la présidence mobutiste où était logée la décision finale. Mobutu se fâcha et cria à la provocation. Pour mettre fin à cet affront, alors qu’il accepta livrer les coupables à la justice, il créa le « Parlement du Parti » pour punir les députés irrévérencieux. En d’autres termes, le Comité Central se vit offrir la primauté sur les parlementaires élus. Un traitement spécial mensuel fut réservé aux 120 membres nommés par lui : 250.000 francs belges défiant les 15.000 francs des députés élus. Ces « nouveaux parlementaires » connurent d’autres largesses : crédits non remboursables alloués par le Ministère du Plan, dons des véhicules de transport et tracteurs agricoles leur furent offerts pour créer la jalousie et la colère des députés élus. La leçon que Mobutu tira de cette affaire fut de transformer l’État zaïrois en vache à lait. Dans les années 1980, il autorisa tacitement aux cadres de se ressourcer dans les caisses ou faire main basse sur les ressources financières et naturelles du pays. Cette stratégie qu’on retrouve aujourd’hui chez d’autres monarques comme Paul Biya du Cameroun consiste à ligoter l’entourage et tous les cadres par leur compromission : ce qui transforme ces derniers en défenseurs forcés et patents du régime tout en défendant leurs actes de compromission et leur très haut standing de vie. Il y a là, une efficacité diabolique du système qui fait que l’idée de complot s’évanouit contre celui qui a créé, voire fabriqué les nouveaux riches. Le Ministre de l’Enseignement Supérieur, Jacques Fame Ndongo, a coutume de dire à propos au Cameroun qu’il appartient à la nouvelle race : celle des « créatures de Paul Biya ». Ceci veut dire aussi que les accusations contre ces gens inondent le bureau du président concernant les détournements des deniers publics, les malversations diverses, la presse privée s’y engage même par la révélation des scandales avec preuves matérielles, mais le monarque reste sourd et silencieux quand il demande encore les preuves et convie les gens à respecter la vie privée des autres. Pour beaucoup de services rendus à la monarchie, Mobutu consentit de vendre à M. Seti, une propriété d’État, la société coton-Zaïre

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expertisée financièrement pour une valeur vénale de 40.000 millions de francs belges et livrée à l’intéressé à 5 millions de francs belges! Devant le peuple zaïrois croupissant sous la misère et l’indignation, les nouveaux riches étalaient de façon révoltante leur opulence. Une nouvelle distinction312 qui traduisit un nouveau style de vie prit naissance : villa avec piscine, discothèque privée en sous-sol avec instruments complets d’orchestre, parc automobile approvisionné en carburant aux frais de l’État, caves remplies de caisses de champagne et de vins importés, antennes paraboliques sur les toits de toutes les villas pour s’ouvrir aux chaînes de télévision étrangères, etc. La contrebande se développa. Un trafic invisible de bois, café, cobalt, diamants, or et autres battit son plein vers l’étranger. Les contrebandiers alimentèrent à cet effet leurs comptes bancaires hors du Zaïre. Une énorme fuite de capitaux prit corps sous les regards impunis de l’ÉtatMobutu qui s’appauvrit davantage alors même que les prédateurs, eux, s’enrichirent. Ceux qui voulurent se maintenir en poste eurent intérêt à amadouer le maréchal : ainsi lingots d’or, écrins de diamants taillés lui furent servis régulièrement. Une corruption/clientélisme du bas vers le haut prit aussi corps. Le faux et le pillage firent légion : à peine nommé ambassadeur à Bruxelles, Kimbulu Moyanso se garda de prendre possession de la résidence officielle dont le Zaïre était pourtant propriétaire. Il préféra se faire construire une villa en se faisant payer mensuellement un loyer de 180.000 francs belges par l’État zaïrois. Ce que fit avant lui, l’ambassadeur Mokolo à Paris au Seizième Arrondissement en achetant un luxueux appartement sur le boulevard de Montmorency. Lubitsch Kengo Wa Dondo. Procureur de la République, il créa une police des matières précieuses. En cas de délit, la sanction était 20 ans d’emprisonnement. Ainsi, les saisies des lots de diamants, de lingots d’or, de pointes d’ivoire, furent stockées dans la dépendance de son bureau pour être acheminées vers l’étranger dans les soutes des avions Hercules C. 130 des forces aériennes du général Kikunda, son ami, qui y allaient pour « entretien ». Nommé ambassadeur à Bruxelles en 1980, Kengo, après avoir téléphoné à Mobutu refit le bâtiment abritant la Mission du Grand Zaïre en gonflant le montant du devis. L’écart entre le coût réel et 312

A propos de la distinction, voir Pierre Bourdieu : La distinction. Critique sociale du jugement, Paris Minuit, 1979, 670p. Sur la même logique, lire utilement : Michael Schatzberg : Politics and class in Zaïre : bureaucracy, business and beer in Lisala, New York-London, Africa Publishing, 1980, 228p. Nguza Karl I Bond : Mobutu ou l’incarnation du mal zaïrois, op. cit. Nzongola Ntalaja : « Bureaucracy, elite, new class : who serves whom and why in Mubutu’s Zaïre ? », L’impuissance des sciences sociales : méconnaissance ou connaissance du Zaïre, Canadian Journal of African Studies, op. cit. pp : 99-102.

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le coût payé lui permit d’acheter une villa, une BMW dernier cri et une voiture Sport. Nommé Premier Ministre en novembre 1982, Kengo fit placer Pay Pay, son protégé, Gouverneur de la Banque centrale et toutes ses créatures au sommet des entreprises d’État. Il initia une politique de remboursement progressif de la dette extérieure du Zaïre qui le porta au pinacle de la finance internationale. Mais l’on ignore d’énormes commissions qu’il empocha sur les paiements sélectifs des dettes commerciales. Discret, on ne connaît aucune affaire au Zaïre de Kengo. Cependant, le bâtiment que louait pour 11.000 dollars par mois M. Hanekon représentant du bureau de liaison de l’Afrique du Sud sur l’avenue du haut-Commandant dans le quartier résidentiel de la Gombe à Kinshassa était la propriété de Kengo. Ce dernier avait réussi à privatiser et à mettre en location à son compte personnel, la moitié des bâtiments dont l’État était propriétaire dans ce quartier. Les loyers lui étaient payés en devises. Le Ministre des Finances Tshitshimbi était l’un des ennemis de Kengo. Il avait fait état des malversations financières de ce dernier dans un rapport accablant appuyé par des preuves irréfutables sur les détournements des biens publics. Ce qu’il obtint comme résultat fut plutôt son départ du poste de Ministre des Finances et dépassé, il s’exila à l’étranger. L’argent du Zaïre, à travers Mobutu, allait également aux femmes. D’après Emmanuel Dungia, le montant des sommes extraites des caisses de l’État pour s’offrir les dames ne fut pas inférieur au budget annuel du Ministère de la condition féminine. En plus, quand une femme avait fait un enfant avec Mobutu, elle était parmi les favorites même si elle était mariée. Allaient donc suivre : les voitures de luxe et les véhicules tous terrains renouvelés au rythme des nouveaux modèles produits des chaînes de fabrication, les villas au Zaïre et à l’étranger pour les enfants, des frais de voyages et de séjours - vacances, des gardes du corps qui se relayaient auprès des enfants, des devises fortes puisées à la Banque centrale par coup de téléphone au Gouverneur, d’exemption totale des taxes sur les marchandises importées en d’énormes quantités pour les boutiques de ces dames, d’exportation des produits protégés (diamants, or, cobalt, ivoire, etc.) sous la protection systématique de la présidence. Les femmes-ministres, les femmes-députés, les épouses des PDG d’entreprises publiques, d’ambassadeurs, etc., faisaient les délices de Mobutu. Pour s’offrir en toute sérénité toutes ces femmes, le Maréchal laissait disposer de l’argent à leur guise, leurs maris gestionnaires des entreprises d’État. Les conséquences financières furent lourdes pour ce dernier. Dans le même ordre d’idées, après le décès en 1977 de son épouse Marie-Antoinette (Mama Mobutu), Mobutu s’offrit deux jumelles de la famille de la défunte dont le train de vie journalier coûtait un

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million de francs belges, environ chacune. À l’approche des fêtes de fin d’année en décembre 1989, la nouvelle première dame, Bobi Ladawa, s’étant finalement mariée officiellement avec le Maréchal pensa aux cadeaux à offrir à ceux qu’elle aimait. L’ambassadeur Kimbulu fut aussitôt alerté à Bruxelles et convoqua à son bureau la gérante de la parfumerie Paris XL de la place. L’ambassadeur apprit à cette dernière que la première dame avait besoin d’un assortiment des parfums de toutes les grandes marques et des produits de beauté pour un montant de cinq millions de francs belges. La gérante n’en crut pas ses oreilles. Mais l’ambassadeur lui dit d’apprêter son passeport pour le voyage au Zaïre où tout sera payé « rubis sur l’ongle ». Lorsque la gérante arriva avec les colis, la première dame fut ravie. Comme récompense, elle offrit à la marchande un séjour touristique à Goma avec à sa disposition un jet privé. J’ai déjà évoqué plus haut, le nom de Seti Yale. Ce fut l’homme du privé de Mobutu : un certain « feyman » à la camerounaise. Il se fit imposer comme ordonnateur des dépenses privées du Maréchal. C’est lui qui manœuvrait et négociait les achats des villas, châteaux et autres biens immobiliers autant au plan national qu’international. Les transactions illégales minières ou autres étaient exclusivement de son ressort. C’est lui qui gérait l’argent pour corrompre les journalistes et les hommes politiques étrangers. Débordé d’activités privées mobutistes, Seti se sucrait abondamment en gonflant coûts et sommes offertes. Il acquit tellement de l’importance auprès du monarque qu’il devint le véritable fondé de pouvoirs de l’État, signant même les chèques au nom du Gouvernement. Aucune importante nomination dans le domaine des entreprises publiques ne pouvait se faire sans son aval. Il tenait tous les PDG et grands directeurs : ce qui lui permettait de donner des ordres et puiser sans gène dans les caisses des sociétés d’État. Les ministres ou aspirants se bousculaient à sa porte. Écrasant par sa puissance, il éliminait les adversaires selon ses intérêts égoïstes. Il se bâtit une énorme et scandaleuse fortune : avions, bateaux, comptoirs de diamants, palais et villas à l’étranger et au pays. Il était compté parmi les trois hommes les plus fortunés du Cap, en Afrique du Sud. Seti Yale : l’homme qui, par des réalisations folles, précipita le Zaïre… La mégalomanie de Mobutu engloutit également l’argent du Zaïre. La transformation de Gbadolite, village natal du Guide en une « Jérusalem terrestre » à l’instar de Yamoussoukro de Houphouët Boigny en Côte d’Ivoire n’eut d’égal que la mégalomanie du Maréchal. Les matériaux de finition, de décoration et du mobilier ultra-luxueux arrivèrent de l’Italie via l’aéroport d’Ostende en Belgique, à bord des jumbos jet cargos loués onze millions de francs belges pour la navette. Beaucoup d’argent fut englouti aussi pour mobiliser les avions de Seti Yale à la recherche des fins objets de décoration dans le monde asiatique. Durant la même 209

période, le même Seti, super « feyman » supervisait un autre chantier de plusieurs villas dans une vaste concession acquise par Mobutu dans le sud du Portugal, dans la région d’Algarve. En outre, les cales du bateau présidentiel, les caves de ses nombreux palais, imitant peut-être Saddam Hussein qui n’en possédait pas moins de soixante-cinq recensés313 et de résidences de ses maîtresses, sont pleines de caisses de « Mouton Rotschild » et autres grands vins importés. À bord du bateau présidentiel, le champagne rosé était une banalité. Quand on ne leur demandait pas à boire, les garçons du bar avaient l’air de s’ennuyer. À Gbadolite, il y avait aussi des usines : usine de tabac, de coca-cola, de produits laitiers, etc. « Canetons » était le nom d’une école maternelle de Gbadolite. Toutes les institutrices y étaient belges et leur salaire mensuel était de 100.000 francs belges, en plus chaque week-end, de l’argent de poche payé en monnaie locale. Situation extrêmement honteuse, le salaire mensuel d’un professeur ordinaire zaïrois d’université était de 2.000 francs belges, soit 24.000 francs annuellement. Ce n’étaient que les enfants du clan ngbugu du Maréchal qui allaient à cette école. Un jour, Seti Yale lui parla de l’ultra-luxueux hôtel Nova-Park de Paris, propriété d’un Suisse. La grande caractéristique de cet hôtel est de comporter dix suites royales, une piscine privée. Il y a également une Rolls-Royce avec un chauffeur, le tout au prix de trente mille francs français, la nuitée. Abandonnant le très cossu appartement de l’avenue Foch, Mobutu s’installa dans ce nouvel eldorado lors d’un séjour à Paris. Dans une autre suite au même montant de la nuitée, une épouse d’un PDG d’une société étatique zaïroise lui tenait compagnie à la grande discrétion de la première dame. Mobutu affectionnait les voitures de luxe qu’il s’offrait le plaisir de conduire personnellement durant ses moments de loisirs à Gbadolite. Ces voitures étaient toujours transportées par un avion en Europe pour leur entretien avec certains habits pour le nettoyage à sec. Mobutu fut invité officiellement en 1988 en Yougoslavie. De la France où il séjournait à Nice,314 il atterrit en Yougoslavie une semaine avant le jour de la visite. À Dubrovnik où il s’installa, des festins furent organisés dans la ville avec effluves dans les villes voisines de la côte adriatique. Puis, de Ciampino à Rome, décolla un avion loué par 313

Haitham Rashid Wihait : Dans l’ombre de Saddam. Les révélations inimaginables de son chef de protocole. Paris, Michel Lafon, 2004, 256 p. p : 91. 314 Comme Ahmadou Ahidjo, le premier monarque postcolonial camerounais, Mobutu affectionnait la ville de Nice en France.

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l’homme de main de Seti Yale, un Italien du nom de Pecci, directeur corrompu d’Air Zaïre à Rome. L’avion avait une soute remplie d’un assortiment de fruits, de parfums, et de produits de beauté pour la première dame. En voyage privé à Venise en 1987, dans les bras de la sœur jumelle de la nouvelle première dame, Mobutu reçut en audience le colonel zaïrois attaché militaire de cette ville qui en ressortit avec une enveloppe de 50.000 dollars. Du coup, il acheta une montre en or et trois paires de chaussures « crocodile » à 1.200 dollars la paire. Une fois à l’hôtel pour ses petits besoins, la jumelle reçut 3. 000 dollars. Dans la journée, Kimbulu, le vaguemestre de Seti Yale à l’ambassade du Zaïre à Bruxelles débarqua d’un jet privé loué. Il avait avec lui une valise contenant une importante quantité de devises. Il y avait aussi les frais d’hôtel à régler. Mobutu débarqua à Paris et s’installa à l’hôtel Meurice avec une nombreuse suite en 1980. M. Bossekota le futur beau-fils était de la suite, mais les futurs beaux-parents, eux, furent oubliés par le protocole présidentiel. Un coup de téléphone à Kinshassa permit à ceux-ci de débarquer à leur tour : 300.000 francs français leur furent remis pour leurs courses. Mobutu n’hésita pas à créer des sources de financement pour ses dépenses folles. C’est ce qu’il fit des loyers de la firme allemande Otrag pour les essais de ses fusées balistiques. Il fit également intégrer à la Gecamines sous son strict contrôle, la Sozacom (Société zaïroise de commercialisation des minerais). Il fit prélever une taxe spéciale sur tous les billets d’avion dont la destination finale n’était pas le trésor public. De même toutes les sociétés d’État furent obligées d’inclure dans leurs factures, une taxe dont les montants étaient versés chaque mois à la présidence. Mobutu décida de la libéralisation de l’exploitation de l’or et du diamant. Ce qui voulait dire que n’importe quel Zaïrois pouvait s’engager dans le commerce de ces matières précieuses. Mais en même temps, il s’appropria discrètement la société diamantifère Miba, au Kasaï, un joyau de l’industrie minière. Les produits vendus par cette société n’entrèrent plus dans les recettes de l’État…Il faut ajouter que la dotation présidentielle était rituellement votée par le parlement à des montants compris autour de 20% du budget national et servait à l’énorme appareil de corruption mobutiste. Mobutu recourait dans les ressources financières de la Banque centrale avec une certaine retenue au début de son règne. Dès la fin de la décennie 1970, ce ne fut plus le cas. Ses déplacements étaient appuyés par des malles remplies de devises fortes et en quantité. Quand il était chez lui à Gbadolite, la salle d’attente du palais était toujours saturée des quémandeurs d’argent. Les gestionnaires des structures bancaires locales se devaient de tenir en réserve au moins une vingtaine de malles de zaïres 211

pour la rescousse au palais dès le moindre appel téléphonique. M. Pay Pay, gouverneur de la Banque centrale du Zaïre fut réduit au rôle du caissier du Maréchal. Comme le fit Messi Messi, alors directeur de la Société de Banque Camerounaise (SCB), Pay Pay ne rata pas l’aubaine : il prit le plus d’argent qu’il pût pour lui-même d’autant qu’il n’y eût jamais d’écrit relatif aux fonds à destination de Mobutu. Pay Pay, selon Emmanuel Dungia, finit par être au sommet d’une fortune scandaleuse qui fut faite ex-nihilo à travers le monde. Mobutu sombra dans une confusion totale entre son patrimoine privé et celui de l’État. Son train de vie fut au moins cinq fois supérieur à celui du président des États-Unis d’Amérique, selon encore Dungia. Ainsi pouvait s’évaluer la fortune de Mobutu : x x x x

13 propriétés en Belgique 2 en France 2 en Espagne 1 en Suisse avec un entretien estimé à 400.000 FF par mois.

Villas, placements et prises de participations, etc., s’élèveraient à 90 milliards de FF. Mobutu aurait été l’une des dix premières fortunes mondiales et « ses » biens placés à l’étranger auraient équivalu dans les années 1980 sensiblement à la dette publique zaïroise, soit quelque 7 à 8 milliards de dollars. Bernard Kouchner, le secrétaire d’État français à l’action humanitaire l’a justement ridiculisé en le gratifiant du sobriquet de « compte en banque ambulant sous une toque de léopard ».315 L’auteur cité ci-dessous, diplomate et ex-agent des services secrets zaïrois, dois-je rappeler, lui-même dit ceci dès sa première arrivée à Gbadolite : C’est en 1979 que je fais connaissance avec la coquette ville de Gbadolite […] mon attention a été attirée par le spectacle insolite de sépulcres vides, en marbre d’Italie,alignés en arc de cercle […] Je ne comprendrai que plus tard le sens de ces dispositions, lorsque j’apprendrai qu’il y avait eu un projet de transformation de la République en Royaume.316

L’on peut parler ici d’un laisser-gaspiller, d’un laisser- piller à la faveur des clientèles et des acquis au régime mobutiste ayant fait de l’État zaïrois une véritable propriété privée des prédateurs. Les concepts de patrimonialisme (Weber) et néo-patrimonialisme (Médard) permettent certes de comprendre la gestion et le fonctionnement du Zaïre mobutiste, 315

Pour toutes les données ci-dessus et notamment relatives à la vie privée de Mobutu, Emmanuel Dungia : Mobutu et l’argent du Zaïre, op. cit. pp : 111- 112. 316 E. Dungia : op. cit. p : 98.

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mais ils ne suffisent plus à l’explication : Mobutu a fait de ce pays, sa véritable propriété personnelle, distribuant les énormes richesses qu’il recèle à qui il voulait et clamant par là même, comme Louis XIV : « L’État, c’est moi ».

Le nguemisme et l’argent Le rapport de Macias Nguema à l’argent se comprend aisément aujourd’hui à travers ce que Max Liniger-Goumaz appelle en Guinée Équatoriale, le nguemisme qui, comme je l’ai déjà dit plus haut, reste la forme la plus achevée des monarchies postcoloniales africaines. Si l’on faisait une typologie de ces dernières, celle des Nguema (Macias Nguema et aujourd’hui, son neveu Teodoro Obiang Nguema, et demain peut-être le fils du neveu, Téodorín Nguema Mangue qui au terme d’un remaniement du gouvernement intervenu pendant la deuxième quinzaine du mois de mai 2012, a été promu deuxième vice-président de la république monarchique ...), se situerait bien dans ce que je peux appeler une monarchie clanique familiale absolue, tandis que celles de Bokassa et Mobutu figureraient parmi les monarchies de type personnel où le comportement munificent du monarque permet l’entretien des collaborateurs/dignitaires ethniques et des clientèles d’un État naturel. La monarchie nguemiste est de type clanique familial absolu. LinigerGoumaz ne cesse de parler à propos du clan de Mongomo. Max Liniger-Goumaz : Précisons que le néologisme nguemisme (qualifiant l’afrofascisme hispanophone) résulte du nom de famille Nguema, que l’on retrouve chez les deux dictateurs successifs, Macias Nguema et son neuveu Obiang Nguema (à l’instar de Franco = franquisme).317

Ce modèle monarchique, tout comme à des mesures relatives les monarchies de Bokassa et Mobutu, met effectivement au centre une personne qui est la matrice du système, son centre nerveux mais qui joue en se camouflant à travers les autres ; c’est-à-dire utilise les frères de la famille, bref, le clan et l’ethnie comme paravents tout en paraissant rester dans l’ombre. Les hauts responsables du système, les membres de la cour- les curiaux -, ministres, conseillers, directeurs des sociétés d’État, personnes de l’ombre comme les marabouts attitrés, etc., ne sont donc que les prolongements de l’individu ayant le positionnement du pôle 317

M. Liniger-Goumaz : Guinée Équatoriale. 30 ans d’État délinquant nguemiste, op. cit. p : 10. À propos de l’État naturel que j’assimile à la monarchie africaine de l’heure, lire D. C. North, J. J. Wallis, B. R. Weingast (eds) : Violence et ordres sociaux. Un cadre conceptuel pour interpréter l’histoire de l’humanité, Paris, Gallimard, 2010, 458p., pp : 59-126.

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central dans la machine ou appareil monarchique. C’est une personne rhizome qui se veut incontournable à tous les niveaux du fonctionnement de l’appareil monarchique. C’est le cas du nguemisme. À la différence de Bokassa et Mobutu dont une sociographie de comportements financiers permet de comprendre le rapport à l’argent, Macias Nguema, d’abord, est une personne rhizome : il a des personnes-tentacules qui prennent de l’argent de l’État et le lui ramènent. Or, chez Mobutu, les membres de ses clientèles se sont bien enrichis comme c’est observable au Cameroun de Biya, chez Bokassa, un tel phénomène n’était pas assez visible, lui-même ayant été le chef de gangs directement positionné au centre de tout, même s’il exhortait ses collaborateurs à s’investir et à investir dans les affaires. Mais, avec Macias Nguema, le phénomène était plus patent. Bien sûr Bokassa et Mobutu ont eu des hommes pour leur ramener de l’argent illégalement et légalement (vote de 2% du budget national par l’Assemblée affectée à la présidence mobutiste, par exemple et la traque des trafiquants des pierres précieuses dont les produits saisis étaient apparemment destinés au Trésor public, alors que Bokassa s’en appropriait finalement), mais chez Macias, la figuration de son gouvernement de 1978, un an seulement avant sa chute, établit son rapport à l’argent à travers ses personnes-tentacules. Ce gouvernement essentiellement et totalement dominé par les membres de la famille de Macias Nguema se composait ainsi : Président, Ministre de la défense, de la Sécurité nationale, des eaux et forêts : Macias Nguema Ministre des finances, Ministre du Travail et de l’industrie, Directeur de l’information, Directeur général de la sécurité, Secrétaire d’État à la présidence, Chef de protocole et représentant des entreprises d’État : Oyono Ayingono, neveu de Macias Nguema. Secrétaire permanent du Partido Unico Nacional de Trabajodores (Parti Unique National des Travailleurs), Parti au pouvoir : Feliciano Oyono, cousin de Macias Nguema. Chef de la garde nationale et gouverneur militaire de Fernando Po : Obiang Nguema, neveu de Macias Nguema. Chef de la seconde compagnie de la garde nationale : Mba Oñana, cousin de Macias Nguema. Chef militaire de Bata : Maye Ela, cousin de Macias Nguema. Le Représentant de la Guinée Équatoriale aux Nations Unies était un autre parent de Macias Nguema, un certain Evouna Awono Asangono qui échoua dans la tentative de faire partir le professeur Eya Nchama de la Commission des Nations Unies pour les droits de l’homme. À ce gouvernement familial correspond également un règne familial donnant lieu à son tour à une monarchie elle-même familiale, une véritable dynastie nguemiste. On peut aisément comprendre que l’argent

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de la Guinée Équatoriale ne circulait et ne circule qu’entre les mains de la dynastie nguemiste encore régnante tant les membres du gouvernement étaient tous du clan esangui de Mongomo et le demeurent en majorité aujourd’hui. Cette monarchie familiale à base de la dynastie nguemiste est ainsi un espace-entonnoir qui transvase par les membres tentaculaires du gouvernement familial ou dynastique de l’argent à destination du monarque, père de famille. Ceci permet aussi, certes, à son entourage de s’enrichir sous son regard complice. S’il faut dire que c’est récemment que la Guinée Équatoriale a connu le pétrole et la zone franc, ce petit pays a donc été longtemps soutenu par l’aide espagnole que les nguemistes ont gérée de manière personnelle. Cependant, en 1968 peu de temps avant l’« indépendance », la production cacaoyère dans le domaine de l’agriculture représentait 3,8% de la production mondiale. Mais, cette production connut une dégradation qui aboutit à une crise de 1969 à la décennie 1980. Ceci initia des aides récurrentes pour la Guinée Équatoriale. En 1984, l’Organisation des Pays Exportateurs du Pétrole (OPEP) fit un prêt de 1,5 million de dollars et la Banque Arabe de Développement de l’Afrique (BADEA) celui de 2,8 millions de dollars à la Guinée Équatoriale pour réhabiliter sa production cacaoyère. À la fin de l’année 1984, la BADEA accepta que 6% du prêt de 2,8 millions de dollars soit échelonné en 16 ans avec une augmentation de 11 millions de dollars en provenance de l’Association Internationale de développement (AID). La volaille et le pastoralisme tels que connus avant l’indépendance périclitèrent comme le cacao et le café. En 1981, les nguemistes signèrent un accord avec l’Argentine pour la réhabilitation aussi de l’élevage, mais qui n’aboutit à rien. En 1982, la Food and Agriculture Organisation (FAO) fit un prêt de 2,4 millions de dollars à la Guinée Équatoriale pour la participation à la reconstruction du pays. En 1987, le pays reçut des prêts et des dons extérieurs de l’ordre de 45 millions de dollars destinés aux projets agricoles, 17 millions de dollars de la Banque mondiale, 5 millions de dollars de la Banque Arabe de Développement Economique de l’Afrique, 10 millions de dollars de la Communauté Economique Européenne (CEE) et un équilibre financier de l’Espagne, de la France, de l’Allemagne de l’Ouest, des deux Corées et même de l’Organisation Internationale du Travail. En 1968, les revenus forestiers et des affaires liées à la forêt, taxes domaniales et foncières, etc., s’élevaient à 816. 000 dollars us, soit approximativement 4,6% des dépenses de l’État. Au moment même de

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l’« indépendance », les capitaux des compagnies forestières sur lesquels le chef de gouvernement de Franco, Carrero Blanco, avait un strict contrôle d’intérêts et consistant en des tracteurs, scies à main, etc., étaient évalués à dix millions de dollars us. À l’« indépendance », Macias Nguema releva le Ministre de l’agriculture Grange Molay comme responsable de la forêt, procéda à une prise de pouvoir sur cette dernière comme sa propriété. Il renvoya aussi la direction de la forêt à Rio Benito avec comme directeur Maximiliano Micha Nguema, son parent esangui. En août 1982, après le refus du gouvernement aux pêcheurs français du thon d’accéder aux eaux équato-guinéennes, des négociations eurent lieu au sein de la Communauté Economique Européenne. Obiang Nguema alla en France en 1983 et en septembre de la même année, un accord de pêche sur les eaux territoriales de la Guinée Équatoriale fut signé et publié dans le Journal Officiel des Communautés Européennes. Dès juillet 1984, la Communauté Economique Européenne payait à la Guinée Équatoriale 20 Ecus par tonne de thon pêché. Cependant, les propriétaires de vaisseaux de pêche devaient faire un pré-paiement de 40.000 Ecus pour être éligibles. En somme, la Communauté Européenne a pris l’engagement de fournir 180.000 Ecus par an dans l’aide financière en échange pour l’autorisation des compagnies européennes de pêche, notamment les françaises pour opérer dans les eaux équato-guinéennes. Cette somme devait augmenter si la production annuelle excédait 4.000t. Le Conseil Mondial des Églises de Genève fit également une allocation de 300.000 dollars us pour la pêche et le développement agricole durant la période allant de 1984 à 1987. Dans le domaine des ressources minérales et énergétiques, les premiers objectifs pour mener une enquête sur les ressources minérales du pays ont été mis sur pied peu après l’« indépendance » entre 1969 et 1971. Il y eut une expédition nationale dirigée par l’espagnol Montoya et financée par l’avocat García Trevijano. Plus de 7.000 échantillons de minéraux ont été analysés, et les cartes et plans furent dessinés, mais les résultats ont été gardés secrets. Cette « expédition » a coûté environ 200.000 dollars us. En 1970, Rio Muni a produit environ 2, 166 kg d’or. La Banque centrale l’acheta à une proportion de 60 pesetas par gramme d’or pur ; ceci apporta à l’État un revenu de 130 millions de pesetas. Au mois d’avril 1982, au terme d’un an et demi de travail, le groupe Adaro dressa une carte géographique et collecta 8.500 échantillons de minéraux. Selon Gomez Angulo, son président, Adaro avait investi 340 millions de pesetas pour cette opération, la seconde phase de faisabilité devait coûter 500 millions de pesetas, mais à la lumière des relations

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tendues avec le gouvernement équato-guinéen, le gouvernement espagnol ne prit aucune action dans les fonds d’Adaro. Dans le domaine du pétrole, le revenu de la Guinée Équatoriale entre 1960 et 1970 relatif à la prospection pétrolière s’élevait à environ 15 millions de dollars us. Après l’ « indépendance », il fit augmenter le budget par un surplus de 1,2 million de dollars us en 1969 et limita le déficit budgétaire à 2,8 millions de dollars en 1970. Le 13 avril 1981, la Compagnie Gespa fut autorisée de mener les opérations dans quatre zones d’une surface de 1,973 km. Gespa se proposait d’investir 24,3 millions de dollars financés par Hispanoil qui avait déjà mis en place 6 millions de dollars us. Toute la somme représentait 2,500 millions de pesetas devant être disponibles dans une période de trois ans (1982-1984). En 1984, Hispanoil et Gespa annoncèrent la première découverte d’un champ de gaz de 36 km. Offshore dans le Nord Est de Santa Isabel. Par coïncidence, la Banque mondiale se proposait au même moment de construire des bâtiments pour le Ministère des Mines et des Hydrocarbures à un coût de 400,000 dollars us. Ceci fit de la Guinée Équatoriale un membre de l’OPEC (Organisation of Petroleum Exporting Countries) et entraîna un accord de 1,5 million de dollars us pour la réhabilitation des cacaoyères, somme remboursable en 2001. Depuis 1985, une autre compagnie française, Peschaud Guinée Équatoriale, une sous-structure de Peschaud International apparut sur scène. Elle déposa une somme de 1,500 million FCFA. (c.US$8,5 million) afin d’avoir de la Guinée Équatoriale des équipements variés et des produits obtenus en 1984. J. Goubeau, directeur de Total Afrique dut se rendre à Santa Isabel en 1985 pour négocier un accord de 1,700 million FCFA avec le gouvernement équato-guinéen. Total Guinée Équatoriale était en partie une propriété de l’État et en partie aussi une compagnie commerciale. La rencontre du Bureau tenue à Paris au printemps de l’année 1987 annonça un profit de 130,000 dollars us. Au terme de deux ans de pertes, le capital nominal était alors de 500,000 dollars us. Comme son voisin le Cameroun, la Guinée Équatoriale était désormais à même d’avoir 60% de son revenu provenir du pétrole. Dans le domaine de l’électricité, le Fonds Européen proposa un programme de réhabilitation de ce secteur à Santa Isabel. En octobre 1987, Obiang Nguema posa la première pierre de cette installation qui devait être construite par Electricité France : 2,5 millions de dollars us furent budgétisés pour 1987. Concernant les infrastructures et les industries, vu la dégradation du réseau routier, le gouvernement nguemiste demanda à la Banque mondiale un prêt à long terme pour la réhabilitation des routes. Ceci

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aboutit à un financement conjoint de la Banque mondiale et du Programme de Développement des Nations unies d’un montant de 2 millions de dollars us. Ce programme connut ses débuts en 1973 avec quatre experts internationaux, mais il échoua à cause de la négligence du gouvernement qui ne mit aucun officiel pour maintenir le contact avec l’équipe d’experts et faute d’un staff. En août 1986, la Compagnie Aérienne équato-guinéenne a été formée par des intérêts privés français et gabonais. L’aide du gouvernement français s’éleva à un capital initial de 5 millions de dollars us et devait être augmentée par un prêt de 500,000 dollars us. Entre 1970 et 1974, la Guinée Équatoriale connut un déficit considérable de la balance des paiements causé à la fois par les transferts de fonds à l’étranger et le service de la dette. La banqueroute équatoguinéenne expliqua seule pourquoi en 1978, le commerce avec l’Espagne n’a jamais atteint 500,000 millions de dollars us en termes d’imports et 100,000 millions de dollars us en termes d’exports. Pour un pays principalement exportateur des produits de base, minéraux ou produits agricoles, l’échec des modèles de vie peut seulement s’expliquer par la balance commerciale. En 1981, la Guinée Équatoriale importa les marchandises pour une valeur de 58 millions de dollars us contre seulement 26 millions de dollars us de produits exportés. Ceci fit un déficit annuel de 32 millions de dollars us. Avec une dette extérieure de 150 millions de dollars us en 1983 et une facture annuelle du service de la dette de 17 millions de dollars en 1984, l’État nguemiste de la Guinée Équatoriale avec une dette extérieure d’environ 420 dollars par habitant est parmi les pays du monde les plus pauvres. Sous les deux dictatures des hommes de Mengomo, le produit national brut équatoguinéen tomba en moyenne à un taux de 6% annuellement. Le tableau ci-après est éloquent à propos de la paupérisation croissante des Équato-guinéens. PNB / hbt des Équato-guinéens de1981 à 1985 Années

PNB (millions$)

Par Hbt

1981

180

470

1982

120

310

-33

1983

60

153

-67

1984

75

213

+ 39

218

Différence annuelle (%)

1985

69

172

-24

(Source : Max Liniger-Goumaz : Small is not always beautiful, op. cit. p:109)

Concernant les finances, l’Espagne paya 31millions de dollars us pour garantir la nouvelle monnaie en 1968 et un accord de 426 millions de pesetas en 1969. En 1971, elle octroya plus de 350 millions de pesetas soit approximativement 5 millions de dollars us pour dynamiser le développement des travaux publics et des services de transports. Toujours en 1971, le budget équato-guinéen connut un déficit de 12,5 millions de dollars us. Dans le budget de 1972, la présidence et les ministères des Affaires Étrangères, de la Défense et de l’Intérieur eurent 56% dans toutes les dépenses. 16, 5 % était alloué à la santé, 10,5% à l’éducation et le reste pour des ministères techniques. Le système fiscal resta quasi totalement en taxation directe pour des particuliers et des projets exportés, soit 25 à 30%. Tous les accords commerciaux, même avec l’Espagne et l’Union Soviétique se faisaient en dollars. En 1975, à cause de la violation quotidienne des droits de l’homme, la CEE refusa de financer le programme de réhabilitation des cacaoyères. La Guinée Équatoriale rejoignit alors la Banque Africaine de Développement (BAD) qui, en 1979 lui octroya un prêt de 8,9 millions de dollars us, et au même moment, le Fonds Arabe pour l’Aide à l’Afrique lui offrit 500,000 dollars us.318 Le responsable de toutes ses transactions était Oyono Ayingono, cousin d’Obiang Nguema Mbazogo. Pour mieux contrôler la Banque centrale de Guinée Équatoriale comme firent Bokassa et Mobutu, la monarchie nguemiste fit assassiner en juillet 1976 Buendy Ndongo, directeur de la banque centrale et diplômé en économie de l’université de Fribourg en Suisse. Après la prise de pouvoir d’Obiang Nguema en 1979, le gouvernement militaire reçut une importante assistance du Fonds Monétaire International (FMI) et d’une équipe de conseillers espagnols pour plusieurs années. Les dépenses pouvaient se situer à 2,025 millions de bikwelé, nouvelle monnaie équato-guinéenne ; il fallait s’attendre à un revenu de 1,651 million. L’OPEP fit également un prêt de 1 million de dollars us à la Guinée Équatoriale pour aider son futur membre à redresser la balance commerciale. En janvier 1980, Obiang Nguema lui-même prit les fonctions de viceprésident et de Ministre de l’Economie et Finance qui revenaient à son 318

Les données chiffrées utilisées pour le cas équato-guinéen sont de Max LinigerGoumaz : Small is not always beautiful, op. cit. Chap. 5 : « The economy under the Nguema dictatorships », pp : 89-116.

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cousin qu’il envoya à Pékin comme ambassadeur en Chine. Ceci plaça de nouveau l’économie et les affaires financières entre les seules mains du président comme du temps de Macias Nguema. En novembre 1981, la centralisation du pouvoir autour d’Obiang Nguema connut une nouvelle dynamique afin de contrôler l’argent du pays. Nko Evasa Rondo, ancien ministre des finances de Macias revint en charge des affaires financières du pays. Ceci eut lieu au moment où Obiang Nguema éloigna de lui ses autres cousins Mbaya Ela et Ela Nseng. En juillet 1985, le Club de Paris re-échelonna la dette équatoguinéenne de 90 millions de dollars us. Nguema Ela, le ministre des finances qui fut responsable de l’introduction du franc CFA fut remplacé par F. Inestrosa Icaca. La situation financière du pays était tellement mauvaise en 1986 qu’Obiang Nguema fût obligé d’emprunter 5 millions de nairas au Nigeria pour les assises de l’UDEAC prévues cette année à Bata. En 1987, la dette extérieure de la Guinée Équatoriale s’élevait à plus de 130 millions de dollars us. Cette situation s’aggrava par la chute de Guinextebank la même année. Créée en 1980, par les nguemistes et la Banque Extérieure d’Espagne avec un capital de 1 million de dollars us, Guinextebank satisfaisait d’abord les intérêts pécuniaires des gens de Mongomo et ceux de certains hommes d’affaires étrangers véreux. La direction de cette banque était assumée par les frères d’Obiang Nguema : Armenga Nguema, Nguema Ela et son oncle Mba oñana. Selon le ministre des finances, Inestrosa Icaca, le déficit s’est accru en mai 1987 de 7,2 millions de dollars us. Selon la presse espagnole, le ministre luimême contribua à la banqueroute pour 200, 000 dollars us. En janvier 1987, une mission du FMI confirma le désastre. Il était davantage rendu évident par les audits de comptabilité des firmes Price Waterhouse et Peal Marwick et le service d’investigation de la Banque Extérieure d’Espagne. Les prêts des nguemistes n’étaient jamais remboursés. Une situation analogue à celle connue sous Ahmadou Ahidjo au Cameroun où les alahdji du Nord ont fait des emprunts à la Banque Camerounaise de Développement (BCD) avalisés par l’État ou déclarés par la suite morts à Djedda. Ainsi, Obiang Nguema et sa principale femme en étaient des grands débiteurs avec une somme de 700,000 dollars us. Ensuite, il y avait le premier ministre et le ministre de la santé Seriche Biocco Dougan, 120,000 dollars us ; le ministre des finances Inestrosa Icaca, 180, 000 dollars us; Nguema Ela, 150,000 dollars us ; le ministre du pétrole et des mines, J. Olo Mba, 75,000 dollars us ; l’ancien vice-premier ministre et ministre de la défense, F. Mba Oñana et sa femme, 110,000 dollars us ; et le ministre de l’administration territoriale Eyi Monsui Andeme, 75,000 dollars us. Durant ses sept ans d’existence, 220

Guinextebank connut cinq présidents dont trois connurent la prison et un l’exécution. Le 02 janvier 1985, la Guinée Équatoriale devint membre de la zone franc et le franc CFA devint la monnaie du pays. Ceci changea la politique du pays et provoqua les remous de protestation dans la presse espagnole. L’une des conséquences de cette situation fut l’émergence d’un marché noir florissant pas en termes de monnaie, mais de produits de base et de nourriture. Ceci continua dès la première moitié de l’année 1985 malgré la convertibilité de la monnaie, et plusieurs observateurs commencèrent à se demander comment le pays sera capable de rembourser 800 millions de frs CFA prêtés par le FMI. Une solution partielle fut trouvée par le FMI et Le Club de Paris (France, Italie, Espagne). Le 10 juillet 1985, un crédit de 9, 2 millions fut ajouté à la Guinée Équatoriale. Cette somme valait la moitié du total des titres de régulation sous le FMI et l’élément déterminant dans la décision était la dévaluation d’ekwele de 82% pendant que le pays allait accéder à la zone franc. Ainsi, le 22 juillet, le Club de Paris consentit un re-échelonnement de 246 millions de francs français, valeur de la dette du pays, avec cinq ans d’une période de grâce suivie par le remboursement des arriérés après dix ans. En 1986, la pression française se fit sentir dans le domaine de la banque. Le 15 avril, le représentant de la Banque Internationale de l’Afrique de l’Ouest (BIAO), et une banque indépendante française avec un capital suisse signa des accords pour l’ouverture de deux branches en Guinée Équatoriale à Santa Isabel et Bata avec un capital de 300 millions frs CFA et une participation équato-guinéenne de 49%. Cependant les faveurs à la clientèle clanique ne disparurent pas. La presse espagnole a montré que le directeur-adjoint de la Guinextebank, Melchor Okue Moto, a favorisé de nombreux prêts partisans de l’ordre de 100, 000 dollars us à son frère Juan Edu Moto et de 73,000dollars dollars us à la Compagnie équato-guinéenne de cacaoyer (BBC Guinea). Dès que ce prêt fut octroyé, le directeur de la Compagnie disparut. Officiellement les salaires des travailleurs équato-guinéens étaient de l’ordre de 10.000 à 60.000 FCFA par mois, et le revenu par tête à la fin de l’année 1987 était estimé à 300dollars us par an. Les réfugiés et les exilés sont des facteurs qui permettent d’initier de l’aide au système nguemiste. Ainsi en décembre 1979, pour faciliter le retour des exilés, le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR) et le Programme Alimentaire Mondial (PAM) ont alloué 526,000 dollars us au régime. Le gouvernement camerounais et l’UNICEF (Fonds des Nations Unies pour la protection de l’enfance) firent de même. Cependant, quelques cent personnes rentrèrent au début

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de l’année 1980 dont notamment les paysans et quelques anciens membres du gouvernement de Macias Nguema. Or, l’assistance fournie par le HCR visait la couverture de 20.000 refugiés. En octobre 1979, les Nations unies envoyèrent une mission multidisciplinaire pour une évaluation des besoins courants du pays au désastre. Le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) décida ainsi d’allouer au régime 6 millions de dollars us, fin février 1980. Les Nations unies connurent même une surenchère du Fonds Européen pour le Développement (FED) qui mit plus de 9 millions de dollars us. En mars 1980, l’UNICEF alloua une seconde tranche au gouvernement d’un montant de 175,000 dollars us pour les centres de santé des enfants.319 L’avènement de ce que le professeur Djongele Bokoko Boko appelle « l’élément miraculeux du pétrole »320 qui est un apport précieux de la seconde monarchie nguemiste qui voit au règne Teodoro Obiang Nguema du 03 août 1979 jusqu’au moment où j’écris ces lignes est d’un apport décisif parce que salvateur au maintien de la monarchie. Une problématique sociologique émerge dès lors dans l’analyse du pouvoir dynastique nguemiste : celle du rapport entre le pétrole et la dynamique monarchique. Mobil Oil qui est une Compagnie américaine ne s’est pas illustrée tout simplement par une propagande dithyrambique de la monarchie nguemiste dans la presse américaine et Jeune Afrique, elle a contribué au doublement, fût-il théorique, du PNB équato-guinéen en faisant encaisser au régime 100 millions de dollars en 1997. À noter également, l’obtention d’un contrat pour 6800 km2 d’offshore dans la zone ouest de Bioko par la Compagnie française Elf Aquitaine.321 Total Guinée Équatoriale réalisa le bénéfice de 45 millions de FCFA, ce qui accrut le capital à 150 millions FCFA. La fin de l’année 1982 marque un grand moment économique et financier de la monarchie nguemiste : libellé paradoxalement en langue espagnole, le premier franc CFA apparut. Il faut dire que l’Espagne qui connaît actuellement une crise économique et financière sans appel, liée

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Pour ces données chifrées, Max Liniger-Goumaz : Small is not always beautiful, op. cit. pp : 89-125. 320 D. Bokoko Boko : « Préface » à Max Liniger-Goumaz : La Guinée Équatoriale convoitée et opprimée, op. cit. p : 9. 321 Max Liniger-Goumaz : Guinée Équatoriale. 30 ans d’État délinquant nguemiste, op. cit. p : 34.

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notamment aux banques,322 avait entretenu avec la Guinée Équatoriale une coopération non seulement massive, mais aussi dispendieuse. Les aides allant à la monarchie dans le cadre de cette coopération de 1979 à 1983 - quatre ans seulement - s’élèvent à 18,5 millions de pesetas.323 Le régime monarchiste nguemiste continue cependant à vivre des aides. En 1997, le Fonds africain de croissance et d’investissement de la US Overseas Private Investment Corporation octroya 150 millions de dollars us à la Guinée Équatoriale. En 1979, les prêts chinois sont montés à une somme de 45millions de dollars us. L’ouverture de la banque mixte Guinextebank dont on a vu le pillage plus haut par le clan de Mongomo a mobilisé de la part de l’Espagne 1 million de dollars. Lors d’une conférence de presse à Madrid, le ministre de l’agriculture Emiliano Borico, alors démissionnaire déclara un dépôt d’importantes sommes d’argent d’Obiang Nguema en Suisse. Si le passage de l’ancienne colonie de l’Espagne à la zone franc montre une dynamique compétitive entre l’Espagne et la France, les autorités espagnoles ne décolèrent pas, surtout quand elles découvrent les comptes ouverts par Obiang Nguema à Madrid pour ses hommes de paille.324 Comme Bokassa qui s’appropriait des biens qui ne lui appartenaient pas, Obiang Nguema accapara la plantation de cacao CAIFER à proximité de Malabo qui appartenait aux Espagnols en payant une modique somme de 140.000 pesetas. Il en fit de même de la plantation de cacao espagnole SAMPACA où un ouvrier a comme salaire 7000 pesetas par mois. La France doubla ses activités en 1985 et l’installation provisoire du Centre Culturel Français à Malabo face à l’ambassade de France permit la signature d’un contrat militaire de 120.000 dollars us. La société française Pullman prit en charge la gestion des hôtels Ureka et Panafrica à Malabo et Bata pour une somme de 124 millions de FF amortissable en 15 ans. En 1986, la Guinée Équatoriale remboursa une partie de sa dette à l’Espagne qui lui offrit en contrepartie 250 millions de pesetas pour servir aux constructions et transformations du palais présidentiel de Malabo. Le Fonds d’Aide et de Coopération offrit de son côté 45 millions de FF au régime monarchique.

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Au moment où j’écris ces lignes, l’Espagne vient d’être créditée par une somme de 100 milliards d’euros par l’Union Européenne pour sauver son secteur bancaire. 323 Max Liniger-Goumaz : op. cit. p : 25. 324 Max Liniger-Goumaz : op. cit. p : 51.

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Il faut signaler que dans les chiffres de la Guinextebank, Obiang Nguema à lui seul doit 162 millions de FCFA. Sa première épouse y a aussi ses dettes. Par simple appel téléphonique, la première femme d’Obiang Nguema obtint de la Guinextebank un prêt de 20 millions de FCFA pour l’ouverture d’un salon de beauté et d’une teinturerie alors que la banque accusait déjà un déficit de 3.500 millions de FCFA. Cette entreprise ferma d’ailleurs très vite, laissant in the open air, le matériel importé de l’Occident. Obiang Nguema a créé des entreprises dans l’unique but inavoué de bénéficier des prêts de la Guinextebank. Parmi celles-ci, il faut compter notamment deux grandes débitrices de cette banque : Nacimento S.A avec 45 millions de pesetas et cacao, Asociaió Abayak, avec 19 millions de pesetas.325Les apparachiks du régime du clan de Mongomo bénéficient aussi d’importants prêts. L’on peut citer, entre autres : Nguema Ela, Olo Mba Zeng, Ndong Mba, Mba Oñana. C’est comme pour dire le laisser gaspiller à la mobutu. En septembre 1988, une importante révélation : le monarque touche 60 dollars us par chacune des 720.000 tonnes des déchets toxiques et autres déversés dans l’Île de Rio Muni par une entreprise américaine. En mars 1989, Obiang Nguema signe une convention d’aide budgétivore de l’ordre de 2,1 millions de FF avec la France. En mai 1992, la presse espagnole a révélé une fortune amassée par Obiang Nguema par un prélèvement de 3% sur les salaires des entreprises, destiné à la sécurité sociale. La Caja de Seguridad Social lui verserait ainsi 6 millions de FCFA. En juin 1993, La France accorda 25 millions de FCFA au Parti Démocratique de Guinée Équatoriale (PDGE), parti d’Obiang Nguema au pouvoir, pour organiser sa campagne électorale. Déjà en mai de la même année, le FMI et le gouvernement ont signé un accord valable jusqu’en 1996 d’un montant de 12, 88millions de dollars us. Début 1994, un accord avec le FMI a été signé de l’ordre de 134 millions de dollars us. Entre 1991 et 1994, la masse monétaire accrut de 2.659 millions FCFA à 7.756 millions de FCFA.326 En 1999, les observateurs internationaux, notamment français constatent que les effets directs des revenus de pétrole ne se perçoivent pas en termes d’investissements par les dirigeants. En revanche, se perçoit une multiplication des effets indirects par une croissance d’emplois pour les étrangers, une croissance du nombre d’expatriés et 325 326

M. Liniger-Goumaz : op. cit. p : 55. M. Liniger-Goumaz : op. cit. p : 73.

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surtout de constructions (maisons, habitats), et voitures. Le PNB est passé en 1998 de 20% à 15% en 1999, avec un PNB per capita de 1.487 dollars us. L’inflation frôle les 6% et la Guinée Équatoriale occupe le 164è rang sur 191 pays. Une distribution inégale des recettes persiste et est constatée par le FMI et la Banque mondiale. En janvier 2003, le journaliste américain Kein Silverstein estimait seulement à 300 millions de dollars les dépôts bancaires nguemistes à Washington,327tandis que chez Riggs Bank, les comptes équato-guinéens montaient à 750 millions de dollars. En mars 2005, Obiang Nguema créa la Société Nationale de Pêche maritime, SONAPESCA, pour un approvisionnement des marchés intérieurs et extérieurs, tout en espérant un apport en devises. L’État est le seul actionnaire de la société avec 1 milliard de FCFA, soit 1,5 million d’euros, le doute plane sur la vraie orientation des bénéfices : l’État ou les poches d’Obiang, même quand on sait que l’État, c’est lui ! L’ « argent d’Obiang » provient également de la manne pétrolière. Comme le note Max Liniger-Goumaz : « Bien que les USA continuent à classer la Guinée Équatoriale parmi les pays « pauvres » les plus endettés du monde, les investissements pétroliers s’intensifient ».328 En 1998, une enquête du sénat américain a révélé que le gouvernement équato-guinéen a reçu 130 millions de dollars us en termes de revenus pétroliers. De cette somme, Obiang Nguema aurait encaissé personnellement 96 millions de dollars us. Si la première ouverture de compte à la Riggs date de 1995, les dépôts qui y succèdent sont aux noms de sa première femme, Contancia Mangue Nsue, son fils deuxième viceprésident, Teodorín Nguema Obiang et plusieurs proches parents totalisant une soixantaine de comptes dont le contenu en somme d’argent s’élève à 700 millions de dollars en 2004. Ces comptes, en plus des royalties du pétrole étaient également alimentés par les loyers payés à Malabo par des Compagnies pétrolières en termes de locaux ou terrains. Ceci se traduit par un paiement de 1 million de dollars us de Hess pour les loyers dont un domaine au nom d’un fils de 14 ans d’Obiang Nguema et pour 445.800 dollars us pour sa mère. La liste des détenteurs à la banque Riggs n’est ainsi autre que la traduction des avoirs nguémistes, dont entre autres, Obiang Nguema et sa première épouse Contancia, Teodoro Nguema Obiang, Gabriel Obiang Mbega Lima, Armengol Ondo Nguema, Pastor Mícha, Ondo Bilé, Cristobal Mañama Ela, Melchor Esono Edjo, Baltasar Engonga Edjo, Teodoro Biyogo Nsue, Juan Olo Mba Nseng, Sisino Mbana Makina, etc. La caractéristique de ces hommes

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M. Liniger-Goumaz : La Guinée Équatoriale convoitée et opprimée, op. cit. p : 51. M. Liniger-Goumaz : op. cit. p : 127.

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est qu’ils sont membres du gouvernement, frères, cousins, neveux et beaux-frères d’Obiang Nguema. Ils sont du clan Obiang et la plupart ont investi dans 38 résidences de luxe au Maroc. D’autres encore, comme son frère, Général Armengol Ondo, possèdent trois résidences à Rabat, une résidence de 349.000 dollars us en Virginie (USA), un appartement de 126.000 euros à Madrid, le Général Antonio Mba Nguema, frère, possède deux résidences à Rabat et une à Casablanca, le Colonel Manuel Nguema Mba, oncle, deux résidences à Rabat, Alejandro Evina Owono, oncle, deux résidences à Rabat au nom de son fils, Nsue Okomo Candido, Victoriano Efa Mba, beau-frère d’Obiang, deux résidences à Casablanca, le Général Antonio Obama Ndong, cousin, deux résidences à Rabat, Pastor Micha Ondo Bilé, deux résidences à Rabat, Général Julian Ondo Nkumu, gendre, trois résidences à Casablanca, Teodoro Biyogo Nsue Okomo, beau-frère, trois résidences à Rabat, Colonel Fausto Abeso Fuma, beau-fils, deux résidences à Rabat et une à Casablanca, Juan Olo Mba Nseng, quatre résidences à Rabat, Victoriana Nchama Nsue Okomo, belle-sœur, deux résidences à Casablanca.329 L’on peut ajouter à cette liste, les deux résidences de luxe que Teodorín Nguema Obiang vient récemment d’acquérir par achat, en Afrique du Sud, dans la zone la plus chère de la province du Cap. Outre la demeure de 7 millions de dollars us dont il est propriétaire aux ÉtatsUnis, à Los Angeles, Teodorin, à 41 ans est un jeune homme mégalomaniaque. C’est un grand amoureux de vins, de voitures luxueuses, voire d’escort girls. C’est un petit garçon des chiffres faramineux. Pour séduire la rappeuse américano-congolaise Eve afin de l’amener sur un mégayacht lors des fêtes de Noël, il a déboursé 680.000 euros.330 Ses dépenses en voitures de luxe au cours de la décennie 20012011 s’élèvent à 6, 3 millions de dollars. Son achat d’une villa à Malibu en Californie aux États-Unis se traduit par une somme de 35 millions de dollars. En mars 2005, après avoir séjourné à l’Hôtel Crillon à Paris, Teodorín et ses parents débarquèrent aux Bahamas dans l’Île de New Providence pour passer des vacances. Cette Île a la caractéristique de connaître un climat chaud non torride, mais aussi un développement extraordinaire du tourisme à côté des États-Unis. Obiang Nguema voyage à bord de son Boeing 723 et Teodorín à bord de son Falcon 900. Alors qu’une épidémie de choléra ravage la Guinée-Équatoriale,Teodorin loue séance tenante un bateau à 900.000 euros ! En outre, il a acquis 109 lots 329

M. Liniger-Goumaz : op. cit. p : 206. Sur ce sujet, voir, Jean-Michel Denis : « Guinée Équatoriale. L’incroyable saga des Obiang. Le président Teodoro Obiang Nguema et sa famille règnent sur un véritable « émirat » africain », Afrique magazine. Le mensuel panafricain international, (321), juin, 2012, 114p. pp : 56-63. 330

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de la collection Yves Saint Laurent à 18 millions d’euros. Comme ministre de l’Agriculture, des Forêts, de la Pêche et de l’Environnement, Teodorín a officiellement un traitement mensuel de 5.000 euros. Il est, entre autres, propriétaire d’une entreprise d’exploitation forestière. Son « immeuble » garçonnière de l’avenue Foch, à Paris, qui a été perquisitionné en septembre 2011 et février 2012 est un pied-à-terreparisien de cinq étages de 500 km2 et 101 pièces. La police française y a saisi une dizaine de voitures de marques très luxueuses : Bugatti, Ferrari, Porsche, Rolls-Royce et trois camions pleins d’objets d’art. Du côté américain, le département d’État était depuis octobre 2011, à l’origine d’une procédure visant à confisquer les biens de Téodorín, notamment sa propriété de Malibu, démarche restée sans suites ! Des plaintes contre lui étaient également susceptibles d’être déposées en Espagne… D’autres membres de la famille Obiang ont été mis à découvert par des agents fédéraux américains en 2004 dans des opérations de blanchiment d’argent au nom du clan du monarque. Selon l’ONG Global Witness, le clan serait propriétaire d’une fortune que l’on estime entre 500 et 700 millions de dollars us. En fait, la famille Obiang reste l’épicentre de l’argent équato-guinéen. Et les américains le savent et le cautionnent puisqu’en début décembre 2004, Cassidy&Associates une autre société américaine, pour l’amélioration des relations entre la famille Obiang, les Etats-Unis et le monde, d’un côté, les compagnies pétrolières de l’autre, avait signé à Malabo un contrat de 360.000 dollars. Et Harper’s Magazine de faire ce commentaire : Aussi longtemps que la dictature de Guinée-Équatoriale trouve des sociétés de lobby qui acceptent son argent pétrolier, elle a toutes les raisons d’espérer des accords commerciaux préférentiels, voire, un jour, que les troupes US la défendent.331

Tandis que pour le Sunday Telegraph : Aucune dictature ne mérite autant, depuis 25ans, d’être renversée comme celle de Teodoro Obiang Nguema, pour sa brutalité, corruption et vénalité, qui ne doivent pas restées impunies.332

Au mois de janvier 2003, les dépôts bancaires nguemistes à Washington étaient estimés à 300 millions de dollars par le journaliste américain Kein Silverstein tandis que la population équato-guinéenne vit avec 1 à 2 dollars par jour !

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Cité par M. Liniger-Goumaz : op. cit. p : 201. In M. Liniger-Goumaz : ibid.

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Les membres de la monarchie clanique disposent de cartes de crédit à haut intérêt qui échappent à toute comptabilité. Ainsi, la première dame, Constancia, est propriétaire d’une carte lui permettant au quotidien 10.000 dollars de prélèvements. Un réseau de médias américains a appuyé les découvertes de Silverstein. La Compagnie Exxon Mobil a été accusée en 2003 d’un scandale de plus de 500 millions de dollars qu’aurait contrôlés Obiang Nguema. Selon la Banque mondiale, l’accroissement des revenus pétroliers équato-guinéens se présentent ainsi en millions de dollars us : 1993 …………………………………3$ 2000 …………………………………210$ 2003………………………………….700$ 2004 ………………………………… 1.000$ (Partant sur la base du baril $25, selon la prévision du gouvernement).333 Obiang Mbega Lima,un autre fils d’Obiang Nguema, ministre et spécialiste du pétrole en 2005 avait laissé entendre que les autorités équato-guinéennes ont émis le souhait de ne pas dépasser à l’avenir 500.000 b/j de production. Cependant, la Mission Economique Française avait estimé qu’en 2007, la production allait se situer entre 500.000 et 600.000 b/j ; ce qui devrait traduire plus du quart de la production pétrolière nigeriane. De ce qui précède et selon les prévisions du FMI, l’année 2002 aura marqué la fin de l’ère pétrolière équato-guinéenne avec pour conséquence, une chute sans appel la même année. L’on peut donc comprendre, à travers les rapports entre les monarques et l’argent, que ce dernier est au centre des systèmes politiques actuels en Afrique. C’est lui la matrice de tous les phénomènes extravagants et grandiloquents qui font de ces régimes, des constructions politiques atypiques. Dans la plupart des cas, l’on peut dire que l’observation des États africains depuis plus de cinquante ans d’« indépendance » aujourd’hui amène encore à cette conclusion : le sang des martyrs reste le socle sur lequel ont émergé la violence et le totalitarisme. Ce binômeviolence/totalitarisme-consacre à son tour un fonctionnement du politique au crime. En d’autres termes, les républiques monarchiques africaines ont aussi pour dénominateur commun dans leur fonctionnement au quotidien : le crime.

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M. Liniger-Goumaz : op. cit. p : 413.

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CHAPITRE VIII Pouvoir, Puissance, crimocratie

Le crime est une infraction punie par la loi. Ce qui est criminel est opposé aux lois naturelles et sociales et le crime est une notion essentiellement polysémique. Le crime est un phénomène tellement important pour toutes les sociétés humaines qu’il a donné naissance à une science sociale particulière dans l’arène des sciences humaines : la criminologie. La criminologie étudie les faits de criminalité, voire de délinquance en s’interrogeant scientifiquement sur leurs causes, manifestations et remèdes. Le crime a donc plusieurs dimensions dont la sociologique qui m’intéresse plus particulièrement. Il convient cependant de souligner que sa dimension politique est parfois incontournable et l’Organisation des Nations Unies l’a bien intégrée et parle ainsi des crimes de guerre, des crimes contre la paix, des crimes contre l’humanité, etc. Avec les monarchies africaines actuelles dont je parle, nous redécouvrons la notion de crimes rituels consistant à sacrifier les êtres humains à l’aide des pratiques perverses et diaboliques variées.334 Depuis Emile Durkheim, la sociologie est par excellence la science du crime.335 C’est pour cela que la criminologie dans sa pluridisciplinarité repose énormément sur elle, la psychologie sociale et les statistiques. Durkheim fait figure non seulement d’un père fondateur de la sociologie, mais aussi d’un pionnier de la théorie sociologique du crime. Pour lui, le crime est un phénomène normal, car les actes répréhensibles dépendent de l’évolution des mœurs dans l’ensemble. C’est pour cela qu’il n’y a crime que là où il peut y avoir un acte réprouvé. En d’autres termes, il n’y a crime que là où il y a sanction légale. Ceci rejoint l’idée du crime comme infraction punie par la loi ci-dessus évoquée et l’on peut parler dès lors de criminalisation. La criminalisation m’apparaît ainsi comme un processus qui amène à commettre des crimes. À l’observation des monarchies africaines de l’heure, peuvent être recensés à ce titre, des crimes variés de natures 334

Voir à propos, Abdou Touré, Yacouba Konaté (eds) : Sacrifices dans la ville. Le citadin chez le devin en Côte d’Ivoire, Editions Douga, 1990, 257p. Lire notamment : « Le sacrifice humain. Du rituel au fait divers », pp : 109-120, Charles Ateba Eyene : Crimes rituels, loges, sectes, pouvoirs, drogues et alcools au Cameroun, op. cit. 335 Voir E. Durkheim : De la division du travail social, Paris, PUF, 1986, (1893), 416p., Les règles de la méthode sociologique, op. cit., Le suicide : étude sociologique, Paris, PUF, 1960, (1897), 463p.

économique, financière,336 politique, polémologique, humanitaire, sexuelle, pédophile, etc. De tels crimes peuvent ne pas être sanctionnés à l’immédiat par les régimes qui les produisent pour se reproduire, les entretiennent pour se maintenir et abritent leurs coupables ou auteurs le plus souvent dignitaires du système, mais finissent toujours par être, d’une manière ou d’une autre et grâce aux dynamiques positives - celles d’un social tentant de chasser le pervers - du social, jugés et sanctionnés par l’histoire. L’histoire du monde nous a toujours fait vivre de telles situations en Grèce antique, en Occident moyenâgeux, en Égypte ancienne, dans les anciens empires ouest-africains, en Afrique noire de la fin de la décennie 1980, bref dans le monde contemporain. Signe des temps, c’est ce que nous vivons actuellement dans le monde arabe, notamment en Afrique du Nord inauguré par les chutes de Ben Ali et Hosni Moubarak respectivement en Tunisie et en Égypte qui, pour d’aucuns, est considéré comme « les révolutions arabes », pour d’autres, tout simplement « le printemps arabe ». Pour moi, ces mouvements populaires traduisent le retour du social dans sa lutte contre le politique dans le monde arabe et dont le crépuscule remonte au début de la décennie 1990 en Afrique noire, dans l’histoire africaine la plus récente. Ce dont il est question est l’intelligence du fonctionnement criminel des républiques monarchiques africaines faisant observer un phénomène nouveau qu’exprime mieux ce néologisme : la crimocratie. L’on ne peut comprendre la crimocratie africaine sans passer par la dichotomie maffesolienne qui établit une opposition entre pouvoir et puissance.337 Car, le pouvoir n’est nullement exercé dans ces régimes politiques, les monarques tenant leurs rênes passent leur temps à vouloir produire de la puissance et à la brandir au-dessus des peuples comme l’épée de Damoclès. Or, dans Le temps des tribus, Maffesoli revient sur la différence entre pouvoir et puissance :« Le pouvoir peut et doit s’occuper de la gestion de la vie, la puissance quant à elle est responsable de la survie ».338 Dans cette perspective, l’opposition entre pouvoir et puissance selon Maffesoli permet de comprendre que le premier est limité dans l’espace et le temps. Le pouvoir est un produit fini, tandis que la puissance va audelà de l’espace et le temps. En d’autres termes, le pouvoir rime avec la vie et la puissance avec la survie. La production de la puissance est une conquête permanente, une recherche quotidienne des monarques africains 336

Sur ce sujet, voir Frédéric Compin : Traité sociologique de criminalité financière, Paris, L’Harmattan, 2014, 256p. 337 Michel Maffesoli : La violence totalitaire. Essai d’anthropologie politique, Paris, Desclée de Brower, 1999, (1969), 343p. Lire dans la même perspective, Hannah Arendt : Les origines du totalitarisme. Le sytème totalitaire, Paris, Seuil, 1972, 313p., Du mensonge à la violence, Paris, Calmann-Lévy, 1972, 249p. 338 Michel Maffesoli : Le temps des tribus. op. cit. p : 116.

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devant se résulter par ce que j’appelle en m’inspirant d’un autre titre de Maffesoli, le pouvoir éternel.339 À l’analyse, le sang des martyrs aura servi en Afrique à la tentative de construction, dans le champ du politique, de la puissance et par conséquent des règnes consacrant aujourd’hui « le retour des rois ».340 Le sang des martyrs n’aura servi jusque-là, en Afrique, qu’à la construction de l’anti-développement ou de l’alterdéveloppement qui, au plan anthropologique et sociologique, reste une désacralisation continuiste grave du sang humain. Dans cet ordre d’idées, le contexte africain actuel permet de parler d’une malédiction du développement. La malédiction devient un fait social, construit par les individus ou acteurs sociaux euxmêmes. La malédiction cesse alors d’être uniquement divine, elle devient également une production sociale, elle est ainsi la propre fabrique consciente ou inconsciente des individus par la manière dont ils oriententent la production et la reproduction de leur société, autrement dit « l’historicité » de cette dernière. Un phénomène nouveau apparaît : la construction du développement ou d’un vivre-ensemble convivial est supplantée par la production de la malédiction dans les monarchies africaines contemporaines. Et la malédiction comme fait social, et non plus divin, est la production d’un autre type de pervers par les tyrannocraties africaines actuelles. Dès lors, la construction de la puissance doit désormais être considérée comme un phénomène incontournable dans l’étude de la production du politique africain, notamment dans la lutte à mort qui oppose ce dernier au social. Si cette lutte est aussi un procès qui produit le politique, elle fait de même du social. Autrement dit, elle est finalement un processus de production dialectique du politique et du social au terme duquel le social finit par prendre le dessus le temps que dure un mouvement populaire positif après moult phases de domination de l’espace social par le politique. Le politique prend le dessus quand son pouvoir produit de la puissance, c’est-à-dire se traduit par des abus qui finissent par le métamorphoser en violence totalitaire. Les formes réelles de la violence totalitaire s’objectivent par le politique qui dans ses pratiques, et non l’exercice de son pouvoir et autorité, prend aux yeux du peuple les logiques et trajectoires dictatoriale, autoritariste, tyrannocratique, bref d’un règne dans une république qui consacre finalement la dérive crimocratique au détriment d’une véritable logique et trajectoire développementiste. La crimocratie exprime donc la 339

Michel Maffesoli, lui, parle de l’instant éternel. Le retour du tragique dans les sociétés postmodernes, Paris, La Table Ronde, 2003, 249p. 340 Claude - Hélène Perrot et François -Xavier Fauvelle-Aymar (eds) : Le retour des rois. Les autorités traditionnelles et l’État en Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2003, 568p.

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transformation du pouvoir et de l’autorité politiques en puissance dans une république : la malédiction comme fait social. La crimocratie ne peut dès lors être qu’un système né du crime, reproduit par le crime et dont la survie et donc la puissance non seulement dépend du crime, mais aussi se confond à ce dernier tel que vu plus haut. La crimocratie est la caractéristique fondamentale des tyrannocraties, voire des républiques monarchiques comme production du politique africain se révélant plus nettement à l’aube de ce millénaire. Le demi siècle d’«indépendance» qui s’achève a entretenu une cécité sociologique, voire même des sciences sociales, ayant mis à l’abri de l’analyse des questions de développement, les nouvelles constructions monarchiques africaines qui s’amorcent dès les années soixante et qui se révèlent aujourd’hui comme véritables faits d’inhibition des sociétés en étouffant et luttant contre les formes de vivre-ensemble à même de créer un social alternatif et nouveau comme base et orientation du développement. Dans la mesure même où la dérive crimocratique est par excellence la traduction de la puissance, celle-ci mérite un examen sociologique qui permettra de comprendre, davantage, ce que j’ai appelé plus haut la passion monarchique des tyrannocrates africains amenant à la violence totalitaire. L’analyse sociologique de la puissance fait appel à la pluridisciplinarité recourant à la politique et à la philosophie. Au sens politique, la puissance est structurée par trois ou quatre types de pouvoir : les pouvoirs politique, économique, social ou religieux, sous l’angle de sa force et de son efficience. Dans une acception plus large, la puissance est synonyme d’État et renvoie en droit international aux États qui par leur poids démographique, leurs forces économique et militaire jouent un rôle déterminant dans la vie internationale.341 Débbasch et ses collègues parlent, en extension, de la puissance comme assimilée aux États, les forces politique, économique et surtout militaire dans leur rôle déterminant dans la vie internationale. Car, l’on peut ramener aussi cette vision au niveau national pour voir les tentatives de construction de la puissance étatique par les monarques africains actuels à travers ce que Balandier a appelé pouvoir sur scènes342 permettant une figuration des mises en scène du pouvoir dans les pays africains. Les mises en scène du pouvoir consistent, lors des sorties des monarques africains, à transformer celles-ci en espèce de fête où la puissance militaire est exhibée à l’honneur du monarque à qui les militaires rendent hommage à travers le colonel qui commande les 341

Charles Debbasch, J. Bourdon, J-M. Pontier, J-C. Ricci (eds) : Lexique de politique, (7è édition), Dalloz, 2001, 453p. p : 344. 342 G. Balandier : Le pouvoir sur scènes, Paris, Balland, 1980, 188p.

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troupes. L’exhibition de la puissance politico-militaire par les chars et autres s’accompagne des «effets polluants » ; c’est-à-dire qu’elle jette dans l’air, des fortes impressions auprès des populations amenant ces dernières à évaluer la puissance économique et financière de l’État à travers l’arsenal militaire qui se déploie devant elles. Les mises en scène du pouvoir visent à remplir deux fonctions psychosociologiques de taille : la dissuasion et la mystification. Par la dissuasion, le peuple doit comprendre que l’arsenal militaire mis en branle devant lui est prêt à le mâter dès le moindre soulèvement, et surtout qu’il ne peut rien contre lui. Par la mystification, le même peuple doit comprendre que celui qui est considéré comme chef d’État, et qui en fait est un véritable monarque, et par sa garde rapprochée, et par les « forces de l’ordre » qui le protègent est difficilement accessible : c’est « le divin social ». Les « effets polluants » des sorties des monarques africains s’entendent finalement dans un impressionisme mystificateur à des fins de semer la terreur et le doute au sein du peuple pour que ce dernier vive dans la peur et la mésestime de soi en ne célébrant que la puissance du chef. C’est le terrorisme d’État qui fait des monarques africains, des terroristes aux mêmes fonctions sociologiques que les terroristes islamistes se réclamant du jihadisme ou d’autres appartenances variées. En quoi les crimes de Bokassa, Moboutu, Nguema et consorts différent-ils réellement de ceux des jihadistes aujourd’hui ? Ceci est significatif des sorties de Paul Biya au Cameroun où le 23 décembre 2012, sa présidence de la finale de la coupe du Cameroun de football lors d’ un match qui opposait Unisport du Haut-Nkam à New Star de Douala a eu des allures d’une fête militaire ayant arraché la vedette aux sportifs des jeux collectifs camerounais (volleyeurs, handballeurs, basketteurs, etc.) qui d’habitude gratifient le public spectateurs et téléspectateurs - d’un défilé circonstancié avant le début du match. C’est ce qui s’est également observé chez d’autres monarques africains. Que l’on se rappelle des sorties de Mobutu. Dans la ville de Lubumbashi meurtrie par les événements du campus universitaire ayant entraîné l’assassinat criminel d’étudiants en mai 1990 évoqué plus haut, Mobutu décida d’organiser un impressionnant défilé militaire un mois et demi seulement après, à l’occasion de la fête de l’« indépendance », le 30 juin. L’apothéose fut atteinte lors de la célébration de son 60è anniversaire qui n’avait pourtant rien d’une fête nationale et qui en était réellement une en fait, au mois d’octobre de la même année, à Gbadolite, son village. Macias Nguema, lui, se faisait entourer du mythe d’invulnérabilité et de celui de l’homme qui devenait invisible et disparaissait quand on voulait attenter à sa vie. Des rumeurs circulaient autour de lui qu’il tenait 233

sa puissance du fait de manger la chair humaine, tout comme Bokassa avait été accusé des pratiques anthropophagiques. Ce qui rentrerait dans le registre des crimes rituels et poserait une problématrique de savoir dans quelle mesure l’anthropophagie établie ne serait pas considérée comme crime de droits humains ou crime contre l’humanité. Quant à Bokassa, il a passé son temps à vouloir s’identifier et à identifier son pouvoir aux mythes de la tradition par une tentative de réappropriation de la force et des excès héroïques de Ngakola et des génies de la puissance.343 La dimension paroxystique de sa conquête de la puissance fut marquée par son intronisation comme empereur centrafricain déjà évoquée : Bokassa 1er. L’on peut finalement comprendre que les comportements psychopathiques de Bokassa tendant à rendre justice lui-même par des actes brutaux et violents perpétrés contre ses interlocuteurs (scènes où il frappe à mort et à l’aide de sa canne, un des chauffeurs de sa femme Catherine, ou encore le chef Achimbault qui ne mourut pas, mais dont la violence de la frappe cassa la canne de Bokassa, etc.), participaient largement de la construction du mythe de la puissance. Là aussi, l’on voit aisément comment la brutalité et la violence sont au fondement de la quête de la puissance chez ce monarque. Ceci reste, bien évidemment caractéristique de Mobutu, des Nguema, de Biya bien que s’exprimant à des degrés différents et caractérisé notamment par la répression aveugle conduisant aux meurtres, assassinats d’opposants et des personnes jugées indociles et rebelles, tortures, détentions arbitraires, crimes variés, exils forcés et funestes, etc. Dans cet ordre d’idées, la puissance au sens philosophique est plus édifiante pour comprendre, entre autres, les comportements politique et économique des monarques africains. L’œuvre de Nietzsche est à ce propos incontournable. Cet homme plus ou moins atypique se disait être un serpent parmi les hommes. C’est-à-dire celui qui se renouvelle comme le serpent subit les métamorphoses. Nietzsche est donc, tour à tour, le lyrique, le psychologue, l’éveilleur des consciences, l’auteur de Par-delà le bien et le mal dont personne ne voulait. Sujet à des métamorphoses, Nietzsche connut huit années de solitude féconde ayant permis de distinguer deux hommes différents, quoi qu’étant toujours un seul : l’un, auteur de Ainsi parlait Zarathoustra,344 l’autre, auteur de Par-delà le bien et le mal. Cependant, il faut noter qu’après Zarathoustra qu’il abandonna, ce penseur allemand sera obsédé par la rédaction d’un système philosophique. Pour le définir, il pense et accouche d’un titre : La volonté de puissance. Essai d’une inversion de toutes les valeurs. Le second titre ne traduit pas seulement la profondeur de la pensée nitzschéenne, il donne aussi le ton à une orientation intellectuelle qui va bouleverser toute 343 344

E. Germain : La Centrafrique et Bokassa, 1965-1979, op. cit. pp : 157-207. F. Nietzsche : Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Gallimard, 2006, (1883), 507p.

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la philosophie allemande ambiante, voire la vision du monde occidentale que Nietzsche réduit plus ou moins à un système de préjugés. Par exemple, pour lui : « La démocratisation de l’Europe nous prépare, très involontairement, une pépinière de tyrans. » En 1948, Daniel Halévy commente ces propos dans sa préface à la nouvelle édition de Par-delà le bien et le mal en ces termes : Cette pépinière est un de ses objets d’étude. Nietzsche découvrait le secret du XXè siècle s’il devinait que les tyrans de l’avenir sortiraient des masses mêmes, et utiliseraient pour leurs fins personnelles les vieilles idéologies révolutionnaires, quelles qu’elles soient, blanches, bleues ou rouges.345

Autrement dit, c’est après avoir été couvés par les masses pendant longtemps que les tyrans du XXè siècle vont s’élever au-dessus d’elles et seront en même temps leurs maîtres et leurs instruments. Les propos de Nietzsche se comprennent sociologiquement assez facilement : la démocratisation de l’Europe produira des effets pervers dont une pépinière de tyrans. Les tyrans représentent ceux qui produisent l’inversion de toutes les valeurs : le pervers, la violence, la brutalité, la malédiction dira-je, qui amènent au cœur du concept fondateur du système philosophique de Nietzsche : la volonté de puissance. Il est important de noter que dans son ensemble, la tradition philosophique n’ignore pas la puissance. Aristote, par exemple voit en elle, la désignation d’une possibilité d’une chose contrairement à son actualisation. Ainsi, le projet d’un livre dans la tête d’un écrivain désigne le livre en puissance, tandis que sa rédaction ou sa publication effective est le livre en acte. L’on peut dire d’un livre qu’il est puissant dans la mesure où il est porteur d’une richesse future dans ses articulations intellectuelles. Les deux cas que je viens d’évoquer montrent que la puissance n’a aucune relation avec la volonté. Si l’on peut connaître ce qu’Emmanuel Kant entendait par les noumènes d’une chose qui ne nous sont jamais perceptibles par opposition aux phénomènes qui nous sont palpables, on verra qu’ils sont animés par un ensemble d’éléments que constituent les forces dont la puissance est plutôt la métamorphose. C’est alors que ce qui aurait pu être violent et qui ne l’est pas en fait est puissant. Le concept de puissance est aussi central chez Baruch Spinoza pour penser la vie intérieure en termes de liberté et de grâce. Pour ce philosophe, l’homme, sans recourir à quelque chose d’extérieur comme la

345

D. Halévy : « Préface » à Friedrich Nietzsche : Par - delà le bien et le mal. Prélude d’une philosophie de l’avenir, Paris, Pluriel, 1993, (1948), 267p. pp : 9-24, p : 15.

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grâce d’un Dieu, est à même de sortir de son intérieur quelque chose de divin pour s’harmoniser avec une liberté rationnelle. Pour revenir à Nietzsche, un point mérite d’être relevé pour mieux comprendre le concept de volonté de puissance toujours confondu avec le désir de dominer. Pour Nietzsche, la volonté de puissance ne veut pas dire vouloir dominer les autres. Vouloir dominer les autres est caractéristique des faiblesses et les faibles seuls veulent dominer les autres. En revanche, la pensée de Nietzsche définit la volonté de puissance comme le fait de ne plus avoir besoin de dominer les autres, car l’on réalise sa force en se sentant fort : Et l’on se sent fort quand on n’a plus honte de vivre ni besoin de faire honte aux autres de vivre, parce qu’on épouse la vie. On est la vie même, en étant prêt, à propos de ce que l’on vit, à pouvoir éternellement revivre ce que l’on vit, tant la vie nous comble. Tant on peut être capable d’être 346 comblé par la vie.

La volonté de puissance chez Nietzsche n’est donc pas le désir volontaire, mais un fait. Elle s’entend mieux à la lumière de la métaphore Louis quatorzième : « L’État, c’est moi » ! Qui peut aussi bien équivaloir à « la vie, c’est moi » ! C’est dire que la vie est au centre de la volonté de puissance. Cette vie est celle à laquelle les tyrans sont confondus. Comprendre l’idée de vie nécessite de la mettre en rapport avec les monarques africains et renvoie aux anciens grecs et leurs sophistes à l’instar de Critias, Gorgias, Calliclès et Protagoras qui disait que « l’homme est mesure de toutes choses ». En filigrane, l’assertion de Protagoras est avant Nietzsche, l’expression la plus achevée de la volonté de puissance. L’homme est mesure de toutes choses semble être l’idée maîtresse à partir de laquelle les monarques africains paraissent avoir fondé leur principe de vie : ils sont ainsi la vie même, l’État. Ils font et défont, fabriquent et détruisent, nourrissent et affament…, quand ils veulent et comme ils veulent. Pour revenir à la sociologie, il faut recourir à la pertinence de la métaphore du Grand Dérangement de Balandier où la puissance apparaît, une fois de plus, abusive. Pour ce sociologue, la science et la technique conjuguées ont produit dans le monde contemporain un nouveau phénomène : la surmodernité ou la surmodernité-mondialisante où l’homme ne sachant plus qui il devient est en permanence à la recherche de sa définition, du sens. La production de la puissance dans le monde contemporain est le fait de la machine créée par l’homme et s’accompagne - paradoxalement - de l’arrogance et de la destruction de la chaleur humaine. La production continue de la puissance affaiblit tout, 346 Bertrand Vergely : Dictionnaire de la philosophie, Milan, Toulouse, 2004, 254p. p : 194.

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détruit la socialité et et confirme l’idée tönniesienne de la société comme association inhumaine et de domination à l’opposé de la communauté.347 Construire continûment la puissance détruit les valeurs de civilisation et le lien social. La puissance comme pouvoir exagéré amène inexorablement à une barbarie hypertechnicisée. En assimilant les monarques africains aux appareils producteurs de la puissance, ils se retrouvent dans tout ce que dit Balandier ci-dessus et leur conquête permanente de la puissance produit une barbarie hyperpolitisée.348 À ce propos et une fois de plus, le ministre Jacques Fame Ndongo au Cameroun, professeur d’Université de son état, ne cesse de dire qu’il est une création de Paul Biya. Il sait en son for intérieur qu’à tout moment, nos monarques peuvent changer nos vies - en bien ou en mal - comme Paul Biya en a fait de la sienne (en bien ou en mal ? Seule l’histoire dira…). Mesure de toutes choses et appareils producteurs de la puissance, ils sont la vie même. En ce sens, ils se sentent capables de tout. Leur rapport à l’argent a montré que ce dernier est un produit incontournable de leur assise, de leur puissance, tout semblant concourir à cette formule : cherchez d’abord l’argent et tout vous sera donné.349 Forts de l’argent, ils sont capables de tout. J’ai évoqué plus haut comment Macias Nguema se substituait à Dieu en répondant immédiatement aux prières à lui adressées par les Équatoguinéens à sa demande en offrant à ces derniers boisson et nourriture afin de leur montrer qu’il était plus efficace que leur Dieu dont les réponses aux doléances des fidèles tardent ou ne viennent même pas. De même Mobutu dans le film Mobutu roi du Zaïre que j’ai déjà évoqué, apparaît aussi plus que Dieu. Ses images planent au-dessus de la terre ce qui est le symbole d’un être, d’un Esprit au dessus des hommes. Un superpuissant. Bokassa, lors de son intronisation, rejoignit ses rêves napoléoniens et un fantasme mythique qu’il abhorrait. Les images de la cérémonie cocasse et rocambolesque montrent un être plus que Dieu. Ce ne sont pas des hommes-dieux comme « l’homme-dieu de Bisso » du romancier camerounais Etienne Yanou, qui a affiché une grande humilité en cessant finalement d’être le grand chef assimilé à dieu de Bisso pour redevenir un 347

Voir, Ferdinand Tönnies : Communauté et société. Catégories fondamentales de la sociologie pure, Paris, Retz, La bibliothèque du CEPL, 1977, (1887), 285p. 348 Pour mieux comprendre « la métaphore du Grand Dérangement », lire Georges Balandier : Civilisés, dit-on, Paris, PUF, 2003, 397p., Le grand dérangement, op. cit., Le dépaysement contemporain. L’immédiat et l’essentiel, op. cit. 349 Loin de dénier à Nkrumah ses qualités de grand homme, il faut tout de même reconnaître qu’il fut hanté par la tendance, voire la passion monarchique, allant jusqu’à inverser le passage biblique qui dit : « cherchez d’abord le ciel et tout vous sera donné » en ces termes : « cherchez d’abord le pouvoir et tout vous sera donné » qui m’inspire !

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simple homme ordinaire à travers ces paroles : « Je suis désolé de vous apprendre qu’ à partir de ce moment, je me décharche de mes fonctions de dieu de Bisso. Veuillez en informer les sages et les serviteurs. Adieu ! ».350 Mais les hommes qui se prenaient plus que Dieu !... Je peux ajouter un fait significatif : le recours de ces hommes à l’extravagance des titres. Tous adorent les supertitres. Même Nkrumah dont je viens de parler pourtant titulaire d’un doctorat Ph.D de la London School of Economics, fit ajouter un titre messianique à son nom, Osagyefo : « le Rédempteur », donc Jésus de Nazareth ! Sékou Touré : « Le responsable suprême de la Révolution », Jomo Kenyatta : « Mzee », le Vieux en swahili, Habib Bourguiba : « Le Combattant Suprême », Ahmadou Ahidjo : « Le père de la nation », « Le grand timonier », Khadafi : « Le guide ». Moboutou en portait plusieurs : « Général », « Maréchal du Zaïre», « PrésidentFondateur », « Le guide », « Le grand timonier », « Le père de la nation », « Mulopwe » (un titre mythique luba). Bokassa : « Président à vie », « Maréchal », « Empereur ». Macias Nguema : « Le seul miracle que La Guinée Équatoriale eût connu ».351 Dans cette logique Biya se fait appeler depuis un certain temps « L’homme-lion » et aujourd’hui : « Nnom Guii » (titre d’un célèbre sorcier-guérisseur fang).Voilà sur quoi se lit la volonté de puissance des monarques africains. Voilà aussi qui explique le plus clairement et le plus simplement, leurs passions monarchiques. Ces dernières ne vont pas sans crimes humains qui les entretiennent et un certain nombre de phénomènes tyrannocratiques qui les accompagnent. Ainsi, les monarques africains, pour parler comme JeanPaul Sartre, sont des hommes aux mains suffisamment sales, plongées dans la merde et dans le sang. Le sang des martyrs… Le régime de Bokassa présente, par cexemple, des crimes de droits humains liés aux arrestations arbitraires, tortures, assassinats et morts provoqués selon le tableau suivant de 1966 à 1979 (année de sa chute):

350

Lire à propos, E. Yanou : L’homme-dieu de Bisso, Yaoundé, Editions Cle-Presses Pocket, 1974, 193p. p : 176. 351 Pour plus de détails, Mathieu Kayoka Mudingay : Politiciens contre le développement au Congo-Zaïre, Paris, L’Harmattan, 2002, 258p. pp : 79-81.

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Années 1966 1968 1969 1970 1971 1972 1973 1974 1975 1976 1977 1978 1979 Total= + de 395

Arrestations Morts 95 07 02 01 13 03 01 02 05 05 04 20 19 01 ? 36 11 04 02 + de 50 + de 30 25 15 10 13 131 29 Total= + de 337

(Tableau est réalisé par l’auteur à base des données des documents cités, notamment A. Bakar : les martyrs de Bokassa, op. cit. Le chiffre suivi d’une interrogation montre que l’on n’est pas très sûr de l’exactitude de la donnée collectée. En outre, le nombre d’arrestations ne correspond pas nécessirement à celui des morts et réciproquement : le régime pouvait arrêter sans tuer et tuer sans d’abord arrêter).

Pour Mobutu, il convient de revenir sur son histoire de vie qui montre qu’il fut un agent de renseignements belge et par conséquent du système impérialiste sous le patronage des Américains. Mais, ses positions de criminel physique ou de tueur allié à l’impérialisme se sont rendues plus claires avec ses implications directes et indirectes dans l’assassinat de Lumumba le 17 janvier 1961. Quand il « accède » au pouvoir comme on l’a vu en 1965, Mobutu est déjà avec son passé récent, un habile meurtrier et va également bâtir son régime sur le crime et le meurtre. Ainsi, après Lumumba, d’autres martyrs vont suivre. Il s’agit de quatre ministres : Evariste Kimba, Jérôme Anany, Emmanuel Bamba et Alexandre Mahamba arrêtés et pendus publiquement durant la Pentecôte de 1966.352 Mobutu est un homme sans pitié. Les relations qu’il noue ne sont subordonnées qu’à ses intérêts égoistes expliquant un penchant excessif pour le luxe et la jouissance qui ont causé la ruine économique du Zaïre. Le 15 octobre 1977, il festoya à Genève à l’occasion de son 47è 352

E. Dungia : Mobutu et l’argent du Zaïre, op. cit. p : 30.

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anniversaire jusqu’à tard dans la nuit alors que la santé de sa femme se détériorait sérieusement dans une clinique : cette dernière mourut d’ailleurs le 22 octobre, une semaine après. Pour Jean-Claude Willame, les instruments du système Mobutu se réduisent à l’arbitraire et l’incertitude, tandis que Emmanuel Dungia voit dans le mobutisme une stratégie de désintégration nationale soutenue par la répression. Le 14 juin 1969, quand les difficultés commencent à se poindre en pleine période pourtant de boom économique, les étudiants universitaires se plaignent de leurs conditions de vie devenues de plus en plus insupportables. Ils descendent dans la rue pour manifester contre le gouvernement. Mobutu qui voit son image de marque suffisamment discréditée à l’étranger et se sent outragé produit un carnage en faisant tirer sur les étudiants. Les corps sont ensevélis à la hâte dans les espaces tenus secrets. Des blessés sont également enlévés des hôpitaux, achevés et enterrés dans les mêmes conditions.353 Selon Pierre Janssen, Mobutu était le fruit de la guerre froide et de la chasse aux sorcières. Il a été guidé, éduqué et conseillé jusqu’à son ascension au poste suprême. C’est l’Amérique qui l’a fabriqué et financé. C’est la CIA qui l’a mis au pouvoir à coups de millions de dollars.354 La conquête du pouvoir de Mobutu a été un processus essentiellement violent. Il prit appui sur les réseaux locaux et étrangers qui agissaient alors au Congo. Pour consolider son pouvoir, il fit de l’instabilité, le principal mécanisme du règne : à l’instabilité gouvernementale récurrente correspondait l’instabilité permanente des institutions reposant sur la massification et l’atomisation sociales. Celles-ci s’articulaient avec deux grands phénomènes : l’arrestation et l’empoisonnement des élites (militaires, civiles, intellectuelles) ne suivant pas sa politique. Et la relégation pour les rebelles à des fins d’éliminer toutes les forces concurrentes à tous les niveaux. Dans cette perspective, des opposants radicaux furent éliminés à l’instar d’André-Guillaume Lubaya, des hommes politiques comme Joseph Kasa-Vubu, Cyrille Adoula, Pierre Mulele, Daniel Monguya, Mandrandele Tanzi, le général Masiala. Dès le départ, le système fonctionne au crime. Au terme des exécutions sommaires, Mobutu crée des réseaux de serviteurs fidèles où l’on découvre un certain Manzikala Jean-Forster. Ce dernier, barbouze de Mobutu avait la charge de liquider physiquement tous les opposants. Sa résidence à Binza était le lieu des scènes horribles. « Un musée de tortures ». Lors des élections de 1970 au Katanga, Mobutu a mis ses gorilles à la disposition des services de sécurité qui ont, en deux mois,

353 354

E. Dungia : op. cit. p : 35. P. Janssen : À la cour de Mobutu, op. cit. p : 169.

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assassiné plus de trois cents personnes dont les corps ont été ensevélis en brousse.355 La crimocratie de Mobutu recourt, pour se consolider, aux purges qui expliquent la pendaison des quatre hommes politiques évoquée pus haut au pont Kasa-Vubu (Cabu), accusés d’avoir comploté contre lui. Ces hommes et leur pendaison restent une anamnèse : les avant-bras enserrés dans de grosses cordes, les pieds nus, les vêtements fripés et sales, les regards égarés, ils ont été publiquement pendus le 07 juin 1966 devant une foule médusée, horrifiée et terrorisée, à des fins d’entretenir le mythe d’invincibilité et donc de puissance de Mobutu. Il faut dire que dans les républiques monarchiques africaines, les exécutions publiques des opposants ou rebelles sont des scènes qui sont toujours allées au-delà de la simple théâtralisation du pouvoir : elles ont toujours célébré la puissance du monarque. Ainsi, les espaces qui abritent les prisonniers politiques, où se font les exécutions politiques sont les lieux symboliques de la puissance des monarques.356 Nguza Karl I Bond, ancien ministre des Affaires Étrangères de Mobutu pressenti par certains média étrangers ( Le Monde du 31 mars, 1977) comme son successeur éventuel, auteur d’un ouvrage revélateur, Mobutu ou l’incarnation du mal zaïrois,357 eut un conflit avec le maréchal. Jusqu’à aujourd’hui, l’on ne connaît pas la véritable raison de l’arrestation et de la condamnation à mort de Nguza. Toujours est- il que cette histoire expose sur toutes ses lignes, le comportement assassin de Mobutu. En voici un extrait du face à face entre les deux hommes : Mobutu : « Début mars, quand tu es passé en Suisse prétendant aller rendre visite à mon fils à l’hôpital, tu t’es entretenu longuement avec ma femme. Au cours de cet entretien, tu m’as complétement dépouillé en racontant à mon épouse les détails de ma vie privée. Tu lui as parlé de la Citoyenne Bobi et de nos sorties, d’une religieuse, la sœur Obessa, et encore d’une marquise (da Lonza) Italienne qui vient pourtant à Kinshassa pour ses affaires et je la vois à peine. Si tu veux coucher avec une femme, pourquoi détruire son mari auprès d’elle ? Cela, je ne te le pardonnerai jamais». Nguza tenta de se justifier.. 355

Daniel Monguya Mbenge : Histoire secrète du Zaïre :l’autopsie de la barbarie au service du monde, Bruxelles, Editions de l’Espérance, 1977, 279p. Voir aussi, Cléophas Kamitatu-Massamba : La grande mystification du Congo-Kinshasa : les crimes de Mobutu, Paris, François Maspéro, 1971, 298p. Mobateli Kanyonga : Dix ans du régime Mobutu ou les années les plus sombres du Congo/Zaïre, SI, IVY, 1976, 106p. 356 À titre d’exemple, voir Dider Bigo ; « Ngaragba », impossible prison », Revue française de science politique, op. cit. 357 Op. cit.

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Mobutu (excédé, lui coupa la parole) : « Tais-toi, Nguza, ne me trouble pas sinon je vais prendre un revolver dans ma chambre et t’abattre ici même». Nguza fut jeté au cachot où dans la prison de la cité de l’OUA il frôla la mort.358 Déjà, le 05 février 1978, dans la même perspective et fidèle à la logique de « violence totalitaire », Mobutu fit arrêter six officiers militaires et vingt-cinq civils. Ils coururent le risque d’une condamnation à mort : on leur reprocha d’être conspirateurs d’un complot contre le pouvoir. Mobutu lui-même annonça la sentence : « J’en ai marre ![…] Bokassa et Amin tuent les comploteurs et ne s’en portent pas plus mal, en dépit des criailleries des journalistes occidentaux. À mon tour, je vais tous les zigouiller (souligné par moi). Je serai sans pitié ».359 Qui sont les « comploteurs » ? Le major Hamba, supposé être le cerveau du complot. Daniel Monguya Mbenge dont le livre critique contre le régime de Mobutu n’a jamais laissé ce dernier indifférent. En outre, lors de son exil en Belgique et en collaboration avec un étudiant zaïrois, Kanyonga Mobateli, il créa un parti d’opposition dans la clandestinité : Mouvement d’Action pour la Résurrection du Congo. Il faut ajouter que cet homme a exrcé les fonctions d’ancien gouverneur du Katanga. Le pouvoir a donné des précisions : les conspirateurs se réunissaient dans un bar dont la tenancière Nganda Brigitte était une femme mi-soldat, mi-femme d’affaires. Dans la journée, elle était habillée en uniforme d’adjudant des Forces Armées Zaïroises (FAZ), la nuit, elle avait une autre identité de tenancière de bar. Selon le pouvoir, ils étaient quatre-vingts conjurés qui sont tombés dans les filets de M. Seti, chef de la police secrète de Mobutu déjà évoqué plus haut. Cette affaire a impliqué deux ambassades : l’ambassade de Belgique et celle de Libye. Pour montrer aux populations que Mobutu est puissant et a un strict contrôle sur tout (violence totalitaire), l’on décida de trancher les têtes de tous les comploteurs. On les présenta comme des vandales dont l’intention diabolique était de saboter le pipe-line Matadi-Kinshasa, le barrage d’Inga et attaquer le Mont Ngaliema. Vingt-huit comploteurs furent ainsi passés par les armes au terme d’un simulacre de procès. Kisonga, l’unique femme impliquée dans cette affaire fut condamnée à vingt ans de servitude.360 358

F. Diangitukwa : op. cit. pp : 78-79. F. Diangitukwa : op. cit. p : 80. 360 F. Diangitukwa : op. cit. p : 81. 359

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Novembre 1980, alors que la crise économique et politique est aigüe, Etienne Tshisekedi Wa Mulumba, Joseph Ngalula, Frederic KibassaMaliba, Dia Oken, Kasala Kalamba, Kapita Shabangui, Mbombo Lona, Ngoyi Mukendi, Makamba Mpinga, Lusanga, Lumbu, Vincent Mbwuankiem, Kanana tournent le dos aux options désormais obsolètes du parti unique en adressant à Mobutu une lettre de trente-deux pages. Celle-ci est une critique acerbe du régime et une dénonciation des maux dont il est le principal paramètre et dont souffre le Zaïre. Les treize premiers cités sont des députés auxquels il faut ajouter trois personnalités : Marcel Lihau, Faustin Birindwa, Bossassi Epole. En somme, seize signataires qui ont demandé de créer un second parti politique. Leur lettre a tout simplement été qualifiée de document séditieux par le pouvoir. Ayant exigé une rencontre sur le plan national frisant les états généraux ou une conférence nationale afin de débattre des questions de Droits de l’homme et de politique générale dont la démocratie, ils furent non seulement déchus de leur mandat pour les treize parlementaires, mais aussi relégués chacun dans sa région natale et mis en prison. Pour les députés, l’immunité parlementaire fut levée le 17 janvier 1981. Déchus de leurs droits politiques et civiques pour une durée de cinq ans, les treize députés fondèrent l’Union pour la Démocratie et le Progrès Social (UDPS) le 15 février 1982. Ce parti est le crépuscule de l’opposition organisée contre la dictature du maréchal qui fit arrêter ses treize fondateurs le 15 mars 1982 pour les condamner à quinze ans de servitude pénale le 01juillet 1982 et les faire déporter dans les prisons provinciales, pour enfin les libérer sur instruction américaine.361 Malgré plusieurs arrestations, interrogatoires, tortures, détentions, relégations et mises en résidences surveillées subies par les dirigeants de l’UDPS, ce parti et Tshisekedi Wa Mulumba restent jusqu’à aujourd’hui la figure emblématique de l’opposition politique au Congo-Zaïre. La crimocratie de Mobutu fut une véritable terreur pour les étudiants. Cet homme qui déclara, comme je l’ai montré plus haut, que le seul crime qu’il a commis contre ces derniers était de les enrôler dans la politique, n’a pourtant eu de cesse à les massacrer sur les campus. Ainsi, suite au non paiement de leurs bourses, ces derniers organisèrent un arrêt des activités académiques pendant plusieurs mois avant la ferméture du campus. Le recteur soupçonné avoir détourné les bourses est devenu leur otage et a été relâché au terme d’une promesse ferme du gouverneur de province lui-même professeur à la même université d’apurer sans delai cette dette. C’est cet évènement qui a entraîné du 11 au 12 mai 1990, un

361

F. Diangitukwa : op. cit. p : 88.

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autre massacre d’étudiants sur le campus de l’université de Kisangani par le monarque.362 À l’observation, l’on verra en profondeur que les républiques monarchiques qui intéressent mon propos semblent inscrire leur histoire politique, économique et sociale sur les logiques crimocratiques dans la mesure où ceux qui succèdent à Moboutou, Bokassa, Macias Nguema ont perpétué le modèle de gouvernance reposant jusqu’à aujourd’hui sur le crime. Partant de la typologie d’États dressée par Cheikh Anta Diop363 en termes d’État de type « asiatique », né de la résistance à l’ennemi, d’État du modèle athénien antique, d’État spartiate et tutsi fondé sur le génocide, je peux dire que les pays dont je parle, notamment le Congo-R.D.C., la R.C.A., la Guinée-Équatoriale, et le Cameroun dans une moindre mesure, renvoient aussi à un type d’État, l’État crimocratique se confondant avec la tyrannocratie, voire la république monarchique, fondé sur le crime. S’agissant de la R.D.C., comme on le verra avec le nguemisme, le crime a toujours servi jusqu’ici de fondement au fonctionnement étatique. Le régime actuel y a « accédé » au pouvoir par le crime en assassinant Laurent-Désiré Kabila le 01 janvier 2001. Aujourd’hui, le jeune Kabila continue avec une gouvernance de crime. L’affaire Bundi dia Kongo (B.D.K.) en est révélatrice. Ce mouvement d’obédience politicoreligieuse a vu récemment ses adhérents massacrés, leurs lieux de cultes détruits, leurs corps jetés à Louozi dans le fleuve ou précipités dans les fosses communes. D’autres fidèles arrêtés étaient traduits devant les tribunaux, condamnés et emprisonnés au terme de parodie de procès. À Matadi, privés des droits, de nourriture, des soins médicaux, plusieurs sont morts en prison.364 Il en est de même de la Guinée Équatoriale avec le nguemisme. Janvier 1970 porte la marque du durcissement d’une terreur soutenue par des phobies qui prennent en otage Macias Nguema d’abord, avant de continuer par son neveu, Obiang Nguema Mbazogo. Ces phobies permettent à Macias de prendre aussi en otage le peuple équato-guinéen dans tout son ensemble. Le point de départ décisif de cet engrenage terrifiant est la suppression de toutes les formations politiques ayant milité pour l’« indépendance » à des fins de la création du Partido Unico 362

Voir à propos, Victor Digekisa Piluka : Le massacre de Lubumbashi. Zaïre 11-12 mai 1990. Dossier d’un témoin accusé, Paris, L’Harmattan, 1993, 414p. Muela Ngalamulume Nkongolo : Le Campus Martyr. Lubumbashi 11-12 mai, 1990, Paris, L’Harmattan, 2000, 339p. et dans une moindre mesure, Alphonse Maindo Monga Ngonga : Vôter en temps de guerre. Kisangani (R.D.Congo) 1997. Quête de légitimité et (con) quête de l’espace politique, Paris, L’Harmattan, 2001, 222p. p : 42. 363 C. Anta Diop : Civilisation ou barbarie. Anthropologie sans complaisance, Paris, Présence Africaine, 1981, 496p. 364 E. Wamba dia Wamba : Politique africaine contemporaine. Le cas de la République démocratique du Congo, Dakar, CODESRIA, 2012, 58p. p : 33 et p : 36.

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Nacional, le Parti Unique national (PUN). Le Parti Unique National a été appuyé par un vaste mouvement paramilitaire de la Milice et des jeunes acquis à Macias Nguema, « La Juventud en marcha con Macias », « La Jeunesse en marche avec Macias ». Trois phobies perturbent le monarque : la peur de tout ce qui est considéré comme intellectuel, la peur de tout ce qui est considéré comme subversif, la peur de l’empoisonnement. Ainsi, la lutte contre les intellectuels consacra l’interdiction formelle de l’utilisation de ce terme dans le langage courant. Le mot intellectuel était donc d’un usage prohibé sous Macias en Guinée-Équatoriale. C’est l’aurore de la crimocratie. En 1971, Ndongo Miyone est assassiné. À partir du 03 avril 1972, les adultes et les jeunes allant au-delà de 17 ans sont contraints des semaines durant, à des défilés de démonstration de maniements d’armes avec des fusils de bois dont le parti était le vendeur. Le Congrès du PUN est un grand moment qui marque les orientations pratiques crimocratiques. Le Parti Unique National devient d’abord le Parti Unique National des Travailleurs. Il ne faut pas oublier que Macias se dit socialiste. Le changement de l’appellation du parti est donc l’aboutissement heureux des relations qu’il a nouées avec la Chine et l’URSS dès 1970 en termes d’une coopération dont le caractère militaire pour se protéger contre les phobies évoquées a été l’objectif essentiel. L’autre grand aboutissement de ce congrès était la consécration de Macias Nguema comme « président à vie ». Suite à un refus généralisé des populations qui ne veulent pas de la transformation toponymique de l’Île d’Annobon en Pagula (Papa coq, en créole d’Ambu), Macias Nguema y interdit tout embarquement des vivres et médicaments qui sont des dons onusiens aux populations de l’Île victimes d’une sévère épidémie de choléra. Conséquence : l’Île se dépeupla partiellement à cause des morts. Les survivants à l’épidémie furent condamnés à des travaux forcés à Fernando Poo, dans les cacaoyères. Les débuts de l’année 1974 sont scandés par une mutinerie accompagnée d’une tentative de coup d’État initiée par les pensionnaires de la prison de Bata. Bilan : 118 morts. 27 des 90 accusés ayant survécu ont été condamnés à mort par un tribunal militaire spécial et à des lourdes peines dont la supervision de l’exécution revenait aux conseillers militaires soviétiques. Parmi les suppliciés par fusillade figuraient Boricho Teicha, un bubi ancien ministre du travail et un jeune écolier de 16 ans abattu au sol à cause des jambes brisées au terme des tortures liées aux interrogatoires. À 85 ans, le Père L. Fuente, dernier missionnaire Clarétien espagnol en Guinée-Équatoriale est resté détenu en otage. Août 1974, l’expert en chef de l’UNESCO est le 8ème fonctionnaire de l’ONU

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accusé d’immixtion dans les affaires intérieures de l’État équatoguinéen : il fut déclaré persona non grata. L’enseignement catholique est interdit, et les attaques et sévices sont dirigés contre le clergé catholique et protestant. Le 05 février 1975, Daniel Oyono Ayingono, l’un des barbouzes patentés du régime nguemiste, pressenti comme dauphin de Macias fait suicider le vice-président de la république et ministre du commerce Bosio Dioco, ancien président de l’Union Bubi pour une « histoire » de portrait de Macias Nguema déchiré sur la devanture de sa maison. L’expert en chef de l’un des projets routiers PNUD/BIRD est également expulsé. Peu avant décembre 1975, des personnels de la Représentation diplomatique du Nigeria ont été tabassés publiquement à Santa Isabel. Commandant en chef de l’armée depuis 1975, Obiang Nguema, l’actuel président, a fait attaquer le 08 janvier 1976, les Nigerians réfugiés dans les jardins de leur consulat et dans les cacaoyères. Bilan : 11morts. En 1976, Obiang Nguema en personne fit arrêter un groupe de pétitionnaires constitué de 100 magistrats et hauts cadres compétents du pays ayant demandé une modification de la politique économique. Certains des pétitionnaires furent assassinés à l’instar d’Ochaga Ngomo et tous les cadres supérieurs du Ministère de l’Enseignement populaire et Oyono Alogo, Secrétaire de la présidence. En 1977, les rapports de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme de Paris, de l’Antislavery Society et d’Amnesty International de Londres, du Fonds International d’Échanges Universitaires et de la Commission Internationale des Juristes de Genève accablèrent le pouvoir nguemiste des pratiques de travail forcé, des meurtres politiques et tortures où est inaugurée une technique consistant à enfoncer une barre à mine dans les crânes des victimes. Depuis 1979, les réfugiés dépassaient déjà le nombre de 120.000, soit le tiers de la population. Le 05 juin de la même année, cinq officiers de la garde nationale ont revendiqué leur salaire à Macias Nguema alors retiré à Mongomo. La réponse du monarque : il les fit fusiller. Max LinigerGoumaz : «C’est la goutte qui fait déborder le vase. Les centurions de la dictature vont assurer leur solde par d’autres moyens ».365 Autrement dit, c’est la fin du règne de Macias. Le 03 août 1979, ce dernier fut déposé par Obiang Nguema, accompagné de ses promotionnaires ayant survécu aux assassinats. Paradoxalement, la destitution du président-monarque de la Guinée-Équatoriale et son exécution le 29 septembre la même année n’ont jamais opéré la rupture d’avec le nouveau régime d’Obiang Nguema, comme vu plus haut. L’on 365

M. L-Goumaz : op. cit. p : 60.

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observe plutôt un système continuiste dictatorial et tyrannocratique ayant permis à Max Liniger-Goumaz de conceptualiser le « nguemisme » comme forme d’État fondée sur la délinquance. C’est-à-dire le non respect des Droits de l’Homme et des principes et pratiques démocratiques. En d’autres termes, une rébellion permanente du pouvoir contre la démocratie.366 Les recherches de Max Liniger-Goumaz rejoignent mes préoccupations sur la double problématique de la production du politique africain qui se résume au pervers dans sa lutte contre le social, et de la construction des républiques monarchiques évoquées plus haut. Dans cette perspective, la prise de pouvoir et le fonctionnement de ce dernier par Obiang Nguema, neveu de Macis Nguema, ne consacrent qu’une dynamique monarchique, le nguemisme, et constituent comme je l’ai déjà dit ci-dessus, le modèle monarchique le plus achevé en Afrique noire contemporaine. Sous Obiang Nguema, la logique crimocratique reste toujours rigide. Il convient de noter un fait historique d’une extrême importance. Sous Macias Nguema, Obiang Nguema était un véritable barbouze du régime. Quand il a été promu aux plus hautes fonctions du gouvernement militaire en 1975, cette année connut une recrudescence et une aggravation de la torture et des arrestations arbitraires des prêtres. Aussi, répondant aux accusations de génocide lors de son procès en septembre 1979, Macias Nguema dit alors :«J’étais président de la République et non directeur des prisons ».367 De tels propos allaient notamment à la direction de ses deux neveux : l’actuel président-monarque Obiang Nguema et Ela Nseng alors responsables des prisons de Santa Isabel et de Bata. Ainsi, quand il « accède » aux fonctions de président, Obiang Nguema est déjà un « professionnel » crimocrate ; ce d’autant que jusqu’à la période du coup d’État qu’il dirige le 03 août 1979, il était Lieutenant-colonel, Ministre des Forces Armées et Gouverneur militaire de la province de Bioko, ancienne Île de Fernando Poo. Obiang Nguema porterait ainsi la responsabilité de 40.000 personnes qui auraient été assassinées, selon un rapport d’Amnesty International de 1978, à des fins de sauvegarde des intérêts nguemistes. Max Liniger-Goumaz : On ne peut donc pas parler à propos du régime nguemiste actuel de « dictature militaire », sinon de la continuation en ligne directe du régime 366 M. L-Goumaz : Guinée Équatoriale. 30 ans d’État délinquant nguemiste, op. cit. Cependant, ce travail de construction théorique est déjà présent dans Guinée Équatoriale. De la Dictature des Colons à la Dictature des Colonels, op. cit., voir aussi : La démocrature. Dictature camouflée. Démocratie truquée, op. cit. 367 M. L-Goumaz : Guinée Équatoriale. De la dictature de Colons à la Dictature des Colonels, op. cit, p : 71.

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nguemiste civil : crimes, tortures, viols, incendies de villages, expulsions des diplomates,[…] Il faut toutefois signaler l’étrange multiplication d’accidents mortels subis par des non nguemistes, par les soins des 368 véhicules officiels.

Il faut comprendre que les opposants au régime de Macias Nguema appâtés par l’amnistie d’Obiang Nguema déjà évoquée n’ont mordu qu’à l’hameçon. Car, du retour en Guinée-Équatoriale, ils ont été violemment malmenés. Déjà, début 1980, trois exilés politiques partis en 1972 et de retour en novembre 1979 ont été jetés en prison dans leur ville d’Evinayong réputée résistante au pouvoir nguemiste. Décembre 1979, sous les ordres du Gouverneur militaire d’alors, le Commandant Mba Oñana, oncle d’Obiang Nguema, l’on a tabassé des Équato-guinéens en provenance d’Espagne. L’on peut citer : Justin Mba Nsué, ancien Secrétaire général du ministère des Mines et Industrie, Moïses Mba Ada, ancien Président du Sénat. Les deux victimes connurent une hospitalisation de plusieurs semaines. Juin 1980, Juan Essono Mbomio, exilé politique de retour à Santa Isabel a été molesté jusqu à perdre sa denture dès sa descente d’avion. Licencié en droit, il était considéré comme un intellectuel. Dans ce registre, l’on peut ajouter Solera Si, avocat, Lucas Owono, professeur, Alejandro Masago, médecin, etc. D’une manière générale, tous les exilés qui rentraient étaient battus, violentés. Les revenants firent face à une culture du bâton ayant eu plus de vigueur quand ils étaient des opposants officiels du nguemisme : les frappes étaient alors plus fortes. Cette situation de violence structurelle locale obligea d’ailleurs la plupart des réfugiés ayant fait confiance aux promesses fallacieuses et démagogiques d’Obiang Nguema à repartir…

368

M.L-Goumaz : op. cit. p : 75.

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CHAPITRE IX Le retour du social

Que signifie le retour du social ? Je ne le dirai jamais assez : le social dans sa lutte contre le politique fait constamment figure de vaincu, donnant une impression au politique d’avoir toujours le dessus dans l’organisation, l’action et la dynamique de la société en lui conférant les attributs d’une domination systématique, totalitaire. Cela peut durer dans l’espace et le temps pendant des dizaines et des dizaines d’années et certains systèmes monarchiques, despotiques, dictatoriaux le prouvent dans l’histoire de l’humanité, en Europe médiévale, en Asie, en Amérique latine et plus particulièrement en Afrique. L’observation du monde permet de voir là, l’émergence d’une véritable problématique sociologique de la réduction du social au politique, par le politique. Or, le politique peut-il absorber le social, voire le vaincre par une domination totalitaire? Claude Lefort apporte une réponse sans équivoque à cette question à travers un titre expressif : L’invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire.369 Pour cet auteur, la logique totalitaire à la staline n’est autre qu’un colosse au pied d’argile que finit par ébranler l’invention démocratique toujours en œuvre depuis des siècles et dont le contenu étant les révolutions sociales à l’instar de l’insurrection hongroise, les mouvements syndicaux, dont Solidarnosc en Pologne, l’action des rebelles soviétiques dont les figures de proue demeurent Aleksandr Soljenestine et Andrei Dmitrievitch Sakarov, reste pour moi la traduction forte du social en actes. C’est pour dire que les dominés, même soumis pendant des siècles, finissent toujours par se soulever partant des trajectoires variées, complexes, insondables et incontournables du social. En Afrique noire, les longs règnes monopartistes allant des années 1960 à 1990 n’ont certes pas duré des siècles, mais ont cependant semblé montrer qu’après les luttes de libération nationale connues lors des mouvements sociaux anticoloniaux pour l’indépendance, le continent noir était devenu amorphe, sans sujet en reléguant aux calendes grecques, tout mouvement de résistance face à des systèmes dictatoriaux sans pareils. La société amorphe qui s’observe durant cette période ne doit pas laisser dire que les Africains ont oublié les logiques et stratégies de résistance. Il faut dire que depuis la nuit des temps, l’Afrique est un espace social essentiellement combattant, résistant et de luttes qui prennent toujours des formes variées selon des contextes historiques. 369

C. Lefort : op. cit.

Mémoire d’un continent rebelle Face aux influences multiples d’origines diverses, les peuples africains ont toujours su élever des barrières de résistance pour préserver leur dignité. L’on oublie très facilement qu’à l’aube du 19è siècle en Afrique de l’Ouest par exemple, les peuples taxés de rebelles aujourd’hui comme les Touareg au Nord-Mali, les Casamançais, les Sérères au Sénégal, etc., l’ont été depuis de longues dates à l’instar des grands résistants Behanzin, El Hadj Omar Tall, Rabah, Samory le Malinké…L’on peut noter des résistances historiques dans le Cayor avec Lat-Dior, dans le Sine-Saloum, des figures sénégalaises incontournables de lutte comme Demba Debassi dit Mamadou Lamine, le marabout Ahmadou Cheikou, Ali Boury Ndiaye, Diogo Maye, Saer Maty, Abdoul Boubakar, Maba Diakkou, les résistants du Bélédougou lors des luttes du Daba au Soudan Occidental, la résistance du Lam-Dioulbé Cheikhou Ahmadou, roi de Segou, la résistance des peuples voltaïques au Yatenga et dans la boucle de la Volta Noire, la résistance de Kénédougou.370 Dans le même ordre d’idées en Afrique Centrale, il faut remonter au 17è siècle pour trouver une icône résistante, une jeune femme Dona Béatrice, de son vrai nom Kimpa Vita qui, à 22 ans, engagea une résistance farouche et passionnée de nature religieuse contre les Portugais sous Pedro IV. Il faut souligner à propos que, de la fin du 19è siècle jusqu à la première guerre mondiale, la pénétration coloniale en Afrique Centrale se heurta aux fortes résistances. L’on peut évoquer à ce titre la révolte des Batetela à Luluabourg, la révolte de l’expédition du Nil, le soulèvement des Makrakas dans la région du Kibali. Au Gabon, il faut citer comme principaux mouvements de résistance ceux de Mavouroulou en Haute Ngounié, de « Binzimas » du Woleu-Ntem, en Centrafrique les populations rebelles de la Lobaye, du village de Bera N’joko et du chef Vridi Baram-Bakié au début du XXè siècle. Au Tchad, les Français essuyèrent deux défaites sanglantes à Ouadi Kadja, voire à Doroté. Il faut aussi signaler une révolte générale du Ouadaï et la résistance du sultan Mohamed Es Senoussi de Dar-Kouti. Au Cameroun, l’administration allemande trouva deux grands fronts de résistance : Douala et Ebolowa. Les Bassa de la Sanaga et les Boulou d’Ebolowa résistèrent aux Allemands leur ayant enlevé le rôle 370

Pour des détails, voir Nazi Boni : Histoire synthétique de l’Afrique résistante. Les résistances des peuples africains face aux influences extérieures, Paris, Présence Africaine, 1971, 310p. Ibrahim Baba Kaké et Elikia M’bokolo (eds) : Histoire générale de l’Afrique, Vol. 9. Les grands résistants. L’Afrique Occidentale au XIXè et au XXè siècle, Paris, ABC, 1978, 111p. Catherine Coquery-Vidrovitch : L’Afrique et les Africains au XIXè siècle. Mutations, révolutions, crises, Paris, Armand Colin, 1999, 304p.

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traditionnel d’intermédiaires commerciaux tout en leur interdisant cette activité au profit des intérêts des maisons allemandes. Dans l’histoire du Cameroun, certains spécialistes parlent ainsi de «la guerre des Boulou» de 1899 à 1901. Dans le Centre, les Banen et les Bafia, les Gbaya à l’Est opposèrent aux mêmes Allemands une importante résistance.371 C’est pour dire que : révoltes, jacqueries, mouvements sociaux, revendications syndicales, résistances politiques, actions individuelles et collectives, défenses des droits, luttes et combats divers sont ancrés en l’homme africain qui sait les traduire en langages sociaux aussi divers que variés et complexes selon les contextes historiques bien définis. La mémoire collective africaine est loin d’oublier les stratégies de lutte utilisées lors des grands moments historiques de l’Afrique. Quand le politique colonial a cru les avoir complètement éteintes, le social à l’aide des structures sociologiques africaines (ethnies, phratries, personnalités charismatiques, sociétés secrètes, syndicats, partis et mouvements politiques, associations et organisations civiles, culture, etc.) a toujours su attiser et structurer la résistance pour dire non à l’ordre social dominant, voire le détruire. Selon l’œuvre monumentale de Jean-Marc Éla,372 de telles tactiques et stratégies de luttes se réfugient dans un maquis qui est la mémoire collective pour resurgir le moment venu dans des contextes historiques précis avec des formes d’expression variées d’insubordination pouvant se traduire soit par l’évitement de la confrontation, soit par les paroles muettes concrétisant le boycott des mesures administratives, le refus de travailler ou la fuite devant les autorités.373 Après la pénétration coloniale, l’ordre établi a connu lui-même des résistances plus déterminantes ayant abouti dans la plupart des pays de l’Afrique noire, à de véritables luttes anticoloniales tramées par le social. En Afrique de l’Ouest et de l’Est, c’est le social comme je l’ai montré plus haut au Ghana, Bénin, Côte d’Ivoire, Sénégal, Ouganda qui, partant des structures sociologiques traditionnelles de nature civile, politique, religieuse et moderne à base des « intellectuels » comme les syndicats, qui fut au fondement de la structuration des mouvements et partis nationalistes essentiellement anti-coloniaux. Et Chaliand ne laisse pas inaperçues, dans cet ordre d’idées, les expériences guinéenne de Sékou Touré, malienne de Modibo Keita et bissau-guinéenne d’Amilcar Cabral

371

Pour des détails, voir E. Maquet, I. B. Kaké, J. Suret - Canale (eds) : Histoire de l’Afrique centrale, des origines au milieu du 20è siècle, Paris, Présence Africaine, 1971, 256p. 372 Voir, Motaze Akam : Sociologie de Jean-Marc Éla. Les voies du social, Paris, L’Harmattan, 2011, 214p. 373 Voir, J.-M. Éla : Quand l’État pénètre en brousse…Les ripostes paysannes à la crise, Paris, Karthala, 1990, 268p. p: 155.

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malgré la dérive dictatoriale et autoritariste que connurent notamment les deux premiers cas cités.374 En Afrique centrale, si l’Union des Populations du Cameroun (UPC) est pour Chalinad, le premier maquis le mieux organisé en Afrique ayant lutté contre le colonialisme et le néo-colonialisme comme dit plus haut, il faut aussi reconnaître que d’autres pays comme les deux Congo, la Guinée-Équatoriale, le Gabon, les pays des Grands Lacs ont connu des expériences anti-coloniales de luttes impulsées et structurées par le social. Aucun champ social en Afrique noire n’est exempt des résistances, revendications et luttes historiques. Même le champ universitaire réputé d’organiser seulement des revendications alimentaires liées à l’augmentation des bourses et à l’amélioration des conditions de restauration d’étudiants se distingue bien historiquement par des mouvements impliquant les changements structurels dans la vie politique africaine. Au Sénégal, Mai 1968 a longtemps été faussement observé comme simple prolongement de Mai 1968 français qui partit de l’Université de Paris X Nanterre en passant par la Sorbonne pour embraser les universités et grandes écoles de l’Hexagone sous la direction de Daniel Cohn-Bendit et ses camarades. Abdoulaye Bathily, professeur d’histoire à la Faculté des Lettres de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar est un témoin de l’histoire de Mai 1968 par sa participation au sommet à cette lutte étudiante qui reste encore sans pareille en Afrique noire francophone « indépendante ». Abdoulaye Bathily : Mai 1968 a joué un rôle important dans l’évolution du Sénégal contemporain. Loin d’être une simple excroissance du mouvement étudiant européen de Mai 68 comme l’ont prétendu certains observateurs, ces évènements furent provoqués par une crise économique sociale et politique interne au Sénégal au cours de la première décennie de 375 l’indépendance.

Ce mouvement, structuré par le social à travers des organisations modernes d’« intellectuels » progressistes et révolutionnaires comme le syndicat des professeurs africains au Sénégal (SPAS), le syndicat unique de l’enseignement laïc du Sénégal (SUEL), le syndicat des ingénieurs et 374

G. Chaliand : Mythes révolutionnaires du tiers monde, op.cit. A. Bathily : Mai 68 à Dakar ou la révolte universitaire et la démocratie, Afrique Contemporaine, vol. 15, Paris, Editions Chaka, 1992, 191p. p : 161. Lire dans la même perspective, le collectif : Le rôle des mouvements d’étudiants africains dans l’évolution politique et sociale de l’Afrique de 1900 à 1975, Paris, UNESCO/L’Harmattan, 1993, 223p.(avec les participations de A. Adu Bohaen, A. I. Sow, C. Ake, A. I. Asiwaju, B. Kotchy, J. R. de Benoist, A. Eyinga, etc.). 375

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techniciens du Sénégal (SITS) a été une grande lutte contre le néocolonialisme. Un combat essentiellement politique. Du 27 mai au 10 juin, le relationnel et le solidaire comme principales manifestations du social ont été à l’œuvre à tous les niveaux de l’explosion : la grève des étudiants, la grève de solidarité des élèves, la grève générale des travailleurs, l’émeute et la violence urbaines.376 Même au Cameroun, le mouvement étudiant de la fin de la décennie 1980 était essentiellement politique. Pour saisir cette dimension ayant amené les étudiants de l’Université de Yaoundé (qui n’était pas encore Université de Yaoundé I) à observer une grève le 02 avril 1991, il faut tenter de comprendre leurs motivations. Au-delà des conditions de dégradation connues alors par le campus, dans un document inédit de deux volumes, ils ont attiré l’attention de l’administration universitaire, du gouvernement et de la communauté nationale sur l’impasse à laquelle ils étaient voués au terme du cycle universitaire sans avenir et insertion professionnelle. Ils ont montré l’interdépendance qui existe entre l’université et les autres secteurs de la nation. Ceci les amena à soutenir l’idée de la convocation d’une Conférence Nationale Souveraine qui aurait posé des jalons de solution à leurs problèmes universitaires. Dans une telle perspective, ces étudiants considéraient l’université comme un pan incontournable du social national. Une gigantesque marche fut alors organisée et eut lieu le 02 avril 1991 vers 14 heures, malgré l’occupation du campus par les gendarmes avant 12 heures. Ces évènements se soldèrent par des morts et blessés par suite des tortures d’étudiants, des cas de vol dont ils furent victimes et des viols d’étudiantes. Au plus tragique, un étudiant soupçonné être un « indic » du pouvoir finit par mourir calciné par ses camarades dans sa chambre.377 L’on peut dire que les mouvements sociaux de la fin des années 1980 ont impliqué, d’une certaine manière, les étudiants et surtout qu’ils ont contribué à transformer l’ordre politique monolithique dominé par les partis uniques en nouvel ordre multipartisan. La grande marque de cette période est celle du retour du social qui impulse à son tour des procès pour les libertés.

376

Pour plus de détails, A. Bathily : op. cit. pp : 59-94. Ces étudiants se sont largement expliqués à travers un document inédit de deux volumes intitulé : Voici pourquoi les étudiants(e)s de l’Université de Yaoundé ont fait grève ou l’incontournable Conférence Nationale, Yaoundé, avril, 1991, 53p. Lire également le Communiqué de presse qu’ils ont publié le 24 avril 1991. 377

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Le social en procès L’observation sociologique de ce temps historique en Afrique noire recommande une lecture africaine de Gurvitch et notamment de son ouvrage, Déterminismes sociaux et liberté humaine.378 Dans ce livre, le sociologue français fait comprendre que la liberté humaine qui est une valeur universelle dans la mesure où tout être humain aspire à elle comme les enragés de 1789 que j’évoque à travers L’Empire de la honte de Ziegler plus haut, n’est pas une utopie abstraite comme le pensent les réactionnaires, parce qu’elle se concrétise par des formes d’expression diverses et variées. Le social donne toujours des possibilités nouvelles d’ouverture à la liberté humaine afin d’intervenir dans les failles, les fissures, les déchirures, voire les ruptures entre les phénomènes sociaux globaux à l’instar des États, partis, systèmes politiques, etc. Ces phénomènes sociaux globaux et leurs structures sont tantôt en retard, tantôt en avance les uns par rapport aux autres. Pour Gurvitch, le retard amène souvent aux crises et aux explosions révolutionnaires qui sont le fait des sociétés globales et font monter à la surface, le feu de l’action collective et effervescente toujours latent. Les chances de la liberté humaine restent ainsi préservées à l’intérieur des structures globales ellesmêmes.379 Ainsi pour Gurvitch, la liberté humaine se concrétise par des types d’intervention selon les déterminismes sociologiques. Ceci est significatif de l’Afrique indocile, résistante, rebelle, insurrectionnelle et révolutionnaire en assimilant la traite, la colonisation, les dépendances, voire toutes les formes d’oppression et de dictatures connues par ce continent aux déterminismes sociologiques ayant rempli une fonction d’endosmose, c’est-à-dire pousser intérieurement la société globale à l’implosion. Gurvitch distingue par exemple les types de sociétés globales dites archaïques, les déterminismes qui leur correspondent et qui sont autant de chances offertes à la liberté humaine au niveau de quatre régions du monde : l’Australie et l’Amazonie, la Polynésie et la Mélanésie, l’Amérique du Nord, enfin l’Afrique noire où une multiplicité d’aires de civilisation, de sociétés et de leurs structures coexistent dans les mêmes parages et vont parfois jusqu’à l’endosmose en configurant un cas extrême servant d’indication générale. Par une approche minutieuse, une typologie des déterminismes sociologiques est analysée en termes de déterminismes unidimensionnels, des micro-déterminismes, de déterminismes partiels, des déterminismes de la masse, de la communauté

378 379

G. Gurvitch : Déterminismes sociaux et liberté humaine, op. cit. G. Gurvitch :op. cit. pp : 217-218.

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et de la communion.380 Mais aussi, le sociologue français intègre la formule du déterminisme sociologique global qui est l’unification des déterminismes unidimensionnels, des micro-déterminismes et des déterminismes sociologiques partiels des groupes qui se fait au profit du déterminisme des croyances magiques et religieuses en combinaison avec la tribu à unité mythologique. De même, les libertés concrétisées avec le concours de ces déterminismes obéissent à une autre typologie en termes de la « liberté arbitrant selon les préférences subjectives », la « liberté-réalisationnovatrice », la « liberté-invention » et la « liberté-choix ». Les deux premiers types de liberté, selon Gurvitch, sont renforcés par la diversité de ces déterminismes qui favorisent et accentuent à son tour, la « libertéinvention » qui trouve doublement appui dans la compétition des groupes et dans le mana qui est en connexion avec la mythologie en même temps cosmogonique, religieuse et historique. De la « liberté-invention » prend naissance la « liberté-choix ».381 Gurvitch évoque encore la « libertéinnovation », la « liberté-décision », etc. Toutefois, ce qui manque à la liberté humaine à tous ses degrés, note Gurvitch, c’est d’une part la conscience effective de la possibilité de leur intervention et de leur fonctionnement, et d’autre part, une richesse suffisante des contenus culturels ou autres, auxquels ils pourraient s’appliquer. Dans cette perspective, la liberté humaine reste peu efficace, à peine agissante parce qu’elle n’est pas suffisamment éclairée. Elle est subconsciente.382 De ce qui précède, la liberté humaine selon Gurvitch obéit à des procès d’activation qui se concrétisent par des mouvements sociaux variés : grèves, marches, manifestations diverses, revendications identitaires et oppositionnelles, paroles muettes et autres… L’expression de cette liberté humaine est présente et se manifeste chez chaque peuple par des mouvements sociaux dont la sociologie est édifiante pour comprendre les implications du social dans ses rapports variés avec le politique aussi bien en ce qui est de la construction de ce dernier (relation entre le social et la construction du politique) comme je l’ai montré en Afrique de l’Ouest et de l’Est coloniale que de la déconstruction de ce dernier (relation de contradiction, de tension, de conflit, d’antagonisme, de combat entre le social et le politique) comme je vais le montrer partant des mouvements sociaux et la société civile - le social - des années 19801990 en Afrique noire. Pour comprendre le social comme constructeur et destructeur d’un certain ordre du politique, il convient de recourir à deux intelligences : l’intelligence des mouvements sociaux et celle de la société civile qui 380

G. Gurvitch : op. cit. pp : 222-224. G. Gurvitch : op. cit. pp : 228-230. 382 G. Gurvitch : op. cit. pp : 236-237. 381

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n’expriment en fait que l’intelligence du social dans le contexte précis de la décennie 1980 en Afrique noire, voire dans les contextes révolutionnaires ou de changement social des sociétés humaines.383 S’agissant de l’intelligence des mouvements sociaux, il faut partir de la sociologie de ces derniers dans l’optique d’identification de leur constrtuction à base du social, et voir en quoi ils peuvent contrarier un certain ordre du politique. De ce fait, Alain Touraine, éminent initiateur de la sociologie des mouvements sociaux en France reste incontournable. Le 10 avril 2005, lors de la présentation de son ouvrage Un nouveau paradigme pour comprendre le monde d’aujourd’hui384 à la Librairie Internationale Klèber de Strasbourg, la discussion que j’engage avec lui sur les rapports entre holisme et culture que je crois perceptibles dans cet ouvrage laisse entrevoir la complexité de sa sociologie où holisme et individualisme à la fois cohabitent, interfèrent et se séparent dans l’analyse des mouvements sociaux. Pour avoir une idée précise de ces derniers, il faut donc revenir à son travail, La voix et le regard. Sociologie des mouvements sociaux,385 où il dit clairement que les mouvements sociaux sont par définition une composante particulière et importante de la participation politique. S’il faut dire que l’œuvre d’Alain Touraine est inséparable du thème ou de la problématique des mouvements sociaux, il faut également admettre que ces derniers sont une composante spécifique des sociétés humaines et non exclusivement des sociétés industrielles où leur rapport au social et au politique est un espace, voire un champ important d’observation, de description et d’analyse pour le sociologue. C’est aussi un champ de configuration de rapports variés de luttes entre le social et le politique. En recourant à un texte antérieur, Touraine dit ceci : Un mouvement social […] ne peut exister sans s’appuyer sur un principe d’identité qui fonde ses revendications, mais aussi sans un principe d’opposition qui désigne l’adversaire et la nature du conflit et enfin sans une référence aux orientations culturelles du système d’action historique qui prend souvent la forme de la solution «juste» ou «humaine» proposée 386 au problème qui se pose. 383

Lire Georges Balandier : Du social par temps incertain, Paris, PUF, 2013, 328p. Paris, Fayard, 2005, 364 p. 385 Paris, Seuil, 1978, 318p. 386 A. Touraine : Sociologie de l’action. Essai sur la société industrielle (nouvelle édition entièrement revue), Paris, Seuil, 1965, 475p. p : 176. Le mouvement social comme idée, concept, paradigme, thème, problématique traverse l’œuvre titanesque d’ Alain Touraine, voir aussi : Mouvements sociaux et sociologie, Actes du Colloque de Cerisy, (28 juin-8 juillet 1979), publiés sous le titre : Mouvements sociaux d’aujourd’hui. Acteurs et analystes (Débats dirigés par Alain Touraine), Paris, Editions Ouvrières, 1982, 263p., La prophétie antinucléaire, Paris, Seuil, 1980, 373p., Le retour de l’acteur. Essai de sociologie, Paris, Fayard, 1984, 255p., La parole et le sang. Politique et société en Amérique Latine, Paris, Odile Jacob, 1988, 542p., Critique de la modernité, Paris, Fayard, 1992, 510p. 384

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À travers ce texte, apparaissent plus nettement les caractères essentiels d’un mouvement social chez Touraine. Deux principes fondamentaux constituent ses points d’ancrage : le principe d’identité et le principe d’opposition. Ensuite, il faut mentionner la nature du conflit objectivant un mouvement social, et enfin, la référence est faite à la culture produite par le « système d’action historique »387 entendu comme un champ, une arène ou un enjeu des rapports de classe qui va informer la solution proposée au problème par le mouvement social. Le mouvement social a donc une quatriarticulation : le principe d’identité, le principe d’opposition, le caractère de sa nature et la forme de solution liée au problème qu’il pose. C’est dans cet ordre d’idées que le politologue Erik Neveu a pu dire que :«Les formes d’action collective en faveur d’une cause seront désormais désignées sous le terme de « mouvements sociaux ».388 En d’autres termes, le mouvement social est une mobilisation concertée et collective. Comme un vivre-ensemble qu’exprime le social, c’est un agir-ensemble intentionnel marqué par un projet explicite.389 Le mouvement social acquiert ainsi les attributs et les fondements du social non seulement parce qu’il peut être motivé par une cause ou des acteurs sociaux, mais aussi et surtout parce que, en tant que agirensemble, il est l’expression par excellence du vivre-ensemble et de l’être-ensemble. L’agir-ensemble implique nécessairement un vivreensemble dans l’action concertée et collective qu’est le mouvement social. Le mouvement social devient par là même, l’une des expressions paroxystiques du social. Le mouvement social est une action « contre » un adversaire désigné qui peut se situer aussi bien au niveau microsociologique que macrosociologique. Il peut avoir pour cible : un employeur, une administration, un pouvoir, un type de société comme la société mondialisée actuelle. Selon Erik Neveu, dès qu’il se tourne vers les autorités politiques, le mouvement social devient politique. Dans cette perspective, le mouvement social peut même avoir une dimension planétaire où sont imbriqués le politique, l’économique, l’idéologique, le culturel comme l’attestent actuellement les mouvements sociaux initiés par la société civile planétaire par les altermondialistes. Ce qui amène à l’intelligence de la société civile. 387

Pour mieux comprendre l’idée tourainienne de « système d’action historique » telle que je l’entends, voir Alain Touraine : Pour la sociologie, Paris, Seuil, 1974, 243p. pp : 57-58. 388 E. Neveu : Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte, (3è édition), 2002, 125p. p : 10. 389 E. Neveu : op. cit. p : 9. Dans le même ordre d’idées, voir les mouvements sociaux en Amérique Latine, Alternatives Sud, 1, (4), 1994, 163p.

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L’idée de société civile apparaît comme une nouveauté de l’heure dans les sciences sociales alors qu’elle est aussi vieille que le monde social lui-même. Dans une stricte mesure où la société civile peut être considérée comme un espace social autonome établissant des frontières avec la société politique (Ẻtat, classes dirigeantes, élites du pouvoir, dirigeants, etc.), la société civile existe dans toute société humaine.390 La grande difficulté rencontrée par l’ethnologie et l’anthropologie pour définir la véritable nature des «sociétés primitives» est un indicateur fort qui montre que ces sociétés ne sont pas essentiellement politiques ou économiques, religieuses ou militaires et compénètrent forcément le civil. C’est pour cela qu’on y dénote un manque d’autonomisation de champ spécifique.391 Cependant, la société civile est déjà présente dans la philosophie grecque antique et la pensée aristotélicienne n’ignore pas ce terme. Elle est connue par le Moyen-âge et dès le 17è siècle prend des contours nouveaux avec les philosophes classiques comme Thomas Hobbes et John Locke.392 L’idée de contrat social de Rousseau apporte énormément à la notion de société civile et tente de tracer des contours et frontières entre le civil et le politique tout en mettant en exergue, l’aliénation de l’homme de l’état de nature par la modernité au 18è siècle.393 Le 19è siècle avec la sociologie de Marx portée notamment sur les dynamiques sociales à base des classes et leurs luttes permet une large observation de la société civile. L’Association Internationale des Travailleurs, bien que rassemblant la classe ouvrière ou le prolétariat, est d’abord une association qui, à peu près comme je l’ai montré en Afrique de l’Ouest et de l’Est coloniale, structure le politique par la construction d’un parti communiste à travers le mouvement ouvrier. Dans La guerre civile en France de Marx, l’on note que les ouvriers révolutionnaires 390

Sur ce sujet, Gautier Pirotte : La notion de société civile, Paris, La Découverte, 2007, 122p. 391 Voir à propos, J. Lizot : « Economie ou société ? Quelques thèmes à propos de l’étude d’une communauté d’Amérindiens », Journal de la société des Américanistes, IX, 1973, pp : 137-175, cité par Pierre Clastres « Préface » à Marshall Shalins : Age de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives, Paris, Gallimard, 1976, 409p. pp : 1920, voir aussi, Lewis H. Morgan : La société archaïque, (traduit de l’américain par H. Jaouiche, présentation et introductions de Raoul Makarius, préface d’Alain Testart), Paris, Anthropos, (deuxième édition), 1985, 653p. Dans un contexte plus moderne, voir Guy Giroux (éd) : L’Ẻtat, la société civile et l’économie. Turbulences et transformations, Les Presses de l’Université Laval, Paris, L’Harmattan, 2001, 251p. 392 Voir notamment, T. Hobbes : Le citoyen ou les fondements de la politique, Paris, Flammarion, 1982, 408p. J. Locke : Traité du gouvernement civil, Paris, Flammarion, 1999, (1690), 381p. 393 J.-J. Rousseau : Du contrat social, Paris, Flammarion, 1966, 187p.

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depuis 1830 avaient acquis plus d’indépendance politique contrairement aux bourgeois, voire les républicains. Les ouvriers trouvèrent en la rue, le principal espace de leurs luttes donnant lieu à ce que Engels a appelé «combat de rues». Ce dernier fit disparaître Louis Philippe et sa réforme électorale et aboutit à la naissance d’une république «sociale». Dès lors, les ouvriers devinrent une force sociale dans l’Ẻtat.394 Dans cet ordre d’idées, la Commune de Paris qui dura du 18 mars au 27 mai 1871 peut aussi être considérée comme la production d’un espace civil qui se confond à une totalité sociale dans la mesure où c’est elle, qui, au lendemain du 01 avril 1871, jour où il fut décidé que le traitement le plus élevé d’un employé de la Commune ou de ses membres ne saurait aller au-delà de 6000frs, décréta la séparation de l’Eglise et de l’Ẻtat, la suppression du budget des cultes et la transformation de tous les biens ecclésiastiques en propriété nationale. Ces phénomènes de séparation, de suppression et de transformation renforcèrent nécessairement l’autonomie ouvrière et par conséquent, le civil comme ensemble institutionnel se structurant relativement en dehors de l’étatique. L’on peut dire par là que la Commune de Paris a été un produit du social et donc du civil, et a représenté un gouvernement civil au sens même de Locke. Mais, il faudra attendre le 20è siècle pour voir des réflexions nettement axées sur la société civile, à travers une certaine sociologie marxiste. L’approche gramscienne de la société civile, par exemple, va de pair avec le concept d’hégémonie. Pour définir l’hégémonie par laquelle la société civile est perçue, Gramsci s’est repris à plus d’une fois dans son ouvrage fondamental, Cahiers de prison. Tour à tour, l’hégémonie est considérée comme la subordination idéologique de la classe ouvrière à la bourgeoisie. Ceci permet à cette dernière d’exercer sa domination par le consentement localisé dans la société civile. En abandonnant cette thèse, Gramsci n’accorde plus de la prépondérance à la société civile. L’hégémonie, en impliquant une base sociale est à la fois «direction» et «domination » de la société, c’est-à-dire le contrôle à la fois de la société civile et de la société politique. Ainsi, la lutte contre la classe dirigeante a pour site essentiel, la société civile. La conquête de la société politique achève l’œuvre hégémonique en couvrant l’ensemble étatique qui est société civile et société politique. Ceci est le contraire chez Lénine où l’hégémonie jette aussi des lumières sur la société civile, mais en restant primauté de la société politique sur cette dernière, cet auteur ayant conçu la dictature du prolétariat sur le plan de la lutte politique et donc dans la société politique quoique dirigée et contrôlée par le prolétariat.

394

Voir à propos, l’introduction de Friedrich Engels dans Karl Marx : La guerre civile en France in Marx et Engels : Œuvres choisies , T 2, Moscou, Editions du Progrès, 1974, 533p.pp : 188-259, pp : 188-200, p : 190.

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L’un des apports de la sociologie marxiste concernant la société civile est que cette dernière, pour un auteur comme Gramsci, est le lieu par excellence de luttes et ne s’entend qu’en termes de ces dernières, même si elles sont fondamentalement de nature économique au départ. Même Lénine qui les situe dans la société politique semble oublier le caractère hégémonique des luttes ouvrières - très bien perçu par Gramsci - qui n’acquièrent une dimension historique que lorsqu’elles ont investi le civil et le politique et non exclusivement ce dernier. En d’autres termes, pour que les luttes ouvrières produisent l’historicité au sens tourainien, il faut qu’elles aient une dimension politique : la transformation qualitative et quantitative de la société globale ou de la «totalité sociale» qui ne peut se produire sans implication décisive de la société civile, cette dernière étant une composante essentielle de l’hégémonie et de sa construction partant des luttes.395 L’émergence de la société civile au 20è siècle fait de cette dernière, un véritable espace de configuration de luttes. La nouvelle mondialisation capitaliste plus patente dès la fin des années 1980 a informé des mouvements sociaux à l’échelle planétaire ayant donné lieu à ce que Jean Ziegler appelle aujourd’hui «nouvelle société civile planétaire ».396 Face à la mondialisation actuelle et sous les plumes de certains altermondialistes, la société civile et ses dynamiques sont plus liées à la lutte contre une société-monde devenue plus marchande et engagée irréversiblement dans un processus d’éradication du lien social. Un auteur et leader de la société civile comme Nicanor Perlas trouve en elle, l’expression manifeste d’un troisième pouvoir à travers ce qu’il appelle «triarticulation» considérée comme une interaction autonome entre les trois sphères de la société qui sont l’économique, le politique et le culturel, ce dernier champ constituant la source et le socle de construction et d’invention permanentes de la société civile. À l’instar de la quatriarticulation relevée dans le mouvement social, la triarticulation inaugure pour cet auteur la société civile comme émergence du troisième pouvoir au niveau planétaire où le monde, jadis unipolaire, bipolaire,

395

Voir à propos, A. Gramsci : Cahiers de prison, (traduit de l’italien par Fulchignoli G. Granel et N. Negri), Paris, Gallimard, 1978, 548p. Les Cahiers de prison constituent un ensemble de cinq volumes de 29 cahiers. Voir également les commentateurs de Gramsci dont notamment Hugues Portelli : Gramsci et le bloc historique, Paris, PUF, 1972, 175p. Perry Anderson : Sur Gramsci, (traduit de l’anglais par Dominique Lattelier et Serge Niemetz) Paris, Maspéro, 1978, 143p. Pour mieux comprendre l’hégémonie chez Gramsci, et au-delà la société civile, lire utilement Lénine : Deux tactiques de la socialdémocratie dans la révolution démocratique, Pékin, Editions en langues étrangères, 1870, 168p. 396 J. Ziegler : Les nouveaux maîtres du monde et ceux qui leur résistent, op. cit. pp : 277347.

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devient aujourd’hui tripolaire.397 Plus que jamais, l’idée de société civile renvoie actuellement aux enjeux de contestations, de luttes et de combats. Gautier Pirotte : La notion de société civile peut être employée aujourd’hui pour signifier un lieu de contestations ou d’oppositions, ou encore d’innovations sociales.[…] Elle peut se référer à des acteurs politiques, à des agents économiques, à la société au sens large, à une classe de courtiers de développement[…], à des organisations patronales ou syndicales, à des 398 réseaux associatifs pourvoyeurs de capitaux sociaux, etc.

Cependant, la remarque que je peux faire est qu’une telle idée de la société civile comme espace de remise en question, d’affrontement, de création sociale, de prélude à une démocratisation et se référant aux acteurs sociaux au sens de la totalité sociale est bien perceptible depuis la sociologie marxiste. Les idées de l’Association Internationale des Travailleurs et la Commune de Paris ont permis depuis le 19è siècle de tracer davantage les itinéraires d’une société civile qui se décline par des jeux de distinctions relevant de l’Ẻtat, du marché, de l’église, voire de la société militaire comme le poursuit la pensée de Pirotte.399 Sociologiquement, la société civile se confond plus à l’analyse, à un site de tensions, de luttes, de conflits, de combats. Comme enjeux d’oppositions et de combats, elle semble se démarquer du politique, de l’économique, du religieux, du militaire, tout en s’y imbriquant dans ses procès conquérants et batailleux qui lui font embraser la totalité sociale. Elle s’entend mieux alors par un double mouvement d’autonomisation qui définit sa nature relevant essentiellement du social, et de sa participation conflictuelle aux procès de ce dernier qui lui confèrent à leur tour, une ambition et des objectifs fondamentalement politiques. C’est là où se définit son intelligence avec le social. Une telle intelligence fait de la société civile non seulement un produit typiquement du social partant des structures sociologiques dont elle peut se constituer à l’instar des 397

N. Perlas : La société civile : le 3è pouvoir. Changer la face de la mondialisation, Editions Yves Michel, (Traduction de Anne Charrière), 2003, 331p. Dans la même perspective, voir Alastair Mcintosh : Chronique d’une alliance. Peuples autochtones et société civile face à la mondialisation, Editions Yves Michel, 2005, 350p. 398 G. Pirotte : La notion de société civile, op. cit. p : 4, voir également, François Houtart : « La société civile : enjeux des luttes sociales pour l’hégémonie », Alternatives Sud, V, (1), Centre Tricontinental, Louvain-La-Neuve, Paris, L’Harmattan, 1988. Sergio Costa : « Sphère publique, redécouverte de la société civile et des mouvements sociaux. Questions théoriques et leur application au Brésil », Les mouvements sociaux en Amérique Latine, Alternatives Sud, IV, (1), Centre Tricontinental Louvain-La-Neuve, Paris, L’Harmattan, 1994, 163p. pp : 17-38. 399 G. Pirotte : ibid. Dans la même perspective, voir Maxime Haubert et Pierre Philippe Rey (eds) : Les sociétés civiles face au marché. Le changement social dans le monde postcolonial, Paris, Karthala, 2000, 299p.

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clans, ethnies, familles, associations, syndicats, etc., mais aussi et surtout, un social même en énaction à travers les luttes variées engagées contre le politique. C’est dire que mon analyse confond objectivement et rationnellement mouvement social, société civile et social en tant que triptyque situant au centre, le social comme arme destructive des autoritarismes africains de la décennie 1980, des monarchies en construction et futures. À travers son essai, Anthropologie de la colère. Société civile et démocratie en Afrique noire,400 Celestin Monga montre que le besoin de liberté se manifeste en Afrique selon des modèles et contextes variés, mais qu’il est une exigence historique des peuples africains. Plus haut, mes analyses prenant en compte les résistants et les mouvements étudiants en Afrique le montrent aussi à l’évidence. La force de l’essai de Monga réside, certes, dans une prospection du banal où une anthropologie du quotidien comme effeuillage du présent et de l’actuel, permet de décrypter le non-dit en mettant au centre, la question de la nature de l’État en Afrique.401 Mais le terme « colère » est gênant pour moi. Il semble contredire le phénomène de la permanence historique d’une Afrique combattante et résistante en la réduisant à un état colérique, psychologique, émotif et éphémère. Il y a la raison émotionnelle, vécue et sensible dont Maffesoli fait l’éloge.402 La fureur ou la rage comme expression plus élevée de la colère ne sont pas non plus ignorées par la sociologie révolutionnaire de combat.403 Mais une anthropologie de la colère peut sembler oblitérer les itinéraires et les logiques d’une certaine rationalité des mouvements sociaux africains comme ceux justement dont parle Monga s’inscrivant dans une dimension historique de déconstruction d’un phénomène pertinent qu’il perçoit très bien : « l’inflation populiste se manifestant à son tour par une inadéquation entre l’offre politique et les demandes sociales ».404 Ceci ne saurait se réduire à une colère qui n’est qu’un comportement psycho-social passager : c’est un procès qui s’inscrit dans les différents types historiques de lutte contre le politique en Afrique noire où le social reste un protagoniste incontournable. À la lumière de ce qu’il entend par « la socialité contre le social », Michel Maffesoli semble assimiler, voire soumettre le social au politique (État) comme modernité policée, ou civilisation policée ou encore culture

400

Paris, L’Harmattan, op. cit. C. Monga : op. cit. pp : 11-12. 402 Voir, M. Maffesoli : Éloge de la raison sensible, Paris, Grasset, 1996, 278p. 403 J. Ziegler : L’empire de la honte, op. cit. 404 C. Monga : op. cit. p : 12. 401

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politique moderne en Occident.405 Ceci suppose que la socialité serait une entité, un phénomène bien différent du social. Or, elle n’est autre qu’une forme de social qui renferme des morphologies comme l’a si bien vu Jean Baechler.406 L’essentiel est pourtant que la socialité est une puissance souterraine, populaire comme le reconnaît Maffesoli lui-même. Et comme puissance souterraine, panvitale et populaire, la socialité - type de social - est au creux de nos apparences. La socialité comme forme de social fait de ce dernier un phénomène souterrain de la société quelle que soit sa nature. Car, même les sociétés qu’on croit être dominées par l’économique sont finalement déterminées par le social.407 Dans cette perspective, le social mérite d’être considéré comme un phénomène essentiellement mouvant même quand on le croît à l’état mort. La logique du social est fondamentalement mouvement tramant une dynamique progressive ou régressive. L’on peut, à ce titre, parler des ordres et des désordres408 du social. Cela veut dire que le social est toujours et à jamais un processus préparant certaines formes de sociabilités ou de rapports sociaux donnant lieu à certains types de démocratie, mais aussi de totalitarisme et dictature, à l’endosmose ou pas. Autrement dit, son état de latence renvoie à la métaphore du volcan qui, même quand il ne vomit pas du feu, est en perpétuelle préparation pour le vomir le moment venu. En d’autres termes, tout comme le volcan ne se définit que par l’éruption, le social est un travailleur titanesque dans l’ombre, voire « au creux des apparences ». C’est la raison pour laquelle des révoltes ou jacqueries, des révolutions ou revendications collectives sont taxées de volcans sociaux, expression convoquant l’autre en termes de tsunamis sociaux dans les pays où le recommencement, tel que j’en parle dès l’introduction de ce livre, est toujours d’actualité comme ceux d’Amérique Latine. Ceci veut dire que le social est en énaction ou encore 405

M. Maffesoli : Le temps des tribus, op. cit. pp : 103-129. S’agissant de J. Baechler, voir : «La socialité », Raymond Boudon (ed) : Traité de sociologie, op. cit. p : 80. 407 Voir à ce sujet, Pierre Bourdieu : Les structures sociales de l’économie, Paris, Seuil, 2000, 289p. 408 Le désordre est pris au sens sociologique moderne; c’est-à-dire un phénomène ou une étape nécessaire pour arriver à un véritable changement social et qui entretient un rapport dialectique avec l’ordre. Voir dans cette perspective, Raymond Boudon : La place du désordre. Critique des théories du changement social, Paris, PUF, 1984, 245p. Georges Balandier : Le désordre. Éloge du mouvement, Paris, Fayard, 1988, 252p. Edgar Morin : Science avec conscience, Paris, (nouvelle édition), Seuil, 1990, (1982), 315p., lire notamment : « L’inséparabilité de l’ordre et du désordre », pp : 193-215. Concernant notre monde actuel, lire Philip S. Golub : « Les dynamiques du désordre mondial. Tentation impériale », Le Monde Diplomatique, septembre, 2002, 32p. pp : 8-9. Douglass C. North, John Joseph Wallis, Barry R. Weingast (eds) : Violence et ordres sociaux. Un cadre conceptuel pour interpréter l’histoire de l’humanité, op. cit. 406

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en procès à plusieurs niveaux à la fois dont notamment sociologique et psychosociologique. Pour le comprendre, il convient d’évoquer trois de ses principaux états. Ces trois états sont significatifs du phénomène d’endosmose comme processus permanent dont le social est le nerf de la guerre dans les sociétés humaines afin que ces dernières explosent ou implosent comme l’Afrique noire pendant la colonisation ou à la fin de la décennie 1980. Le premier état est celui de structuration donnant lieu au socialstructuration. Le deuxième est celui de subjectivation impliquant le social-subjectivation. Enfin le troisième est relatif à l’objectivation et accouche toujours du social-objectivation. À ces états correspondent des contextes historiques précis. Le social-structuration est un moment de germination où le social structure et le civil et le politique comme je l’ai montré en Afrique de l’Ouest et de l’Est coloniale. Le socialsubjectivation est un moment psychosociologique pendant lequel s’élabore la conscientisation des victimes de la domination dictatoriale de nature coloniale, tyrannocratique ou monarchique. Les sociétés paysannes et autres en donnent de fortes illustrations.409Le social est en acte, mais 409

Voir à titre d’exemples, Josué de Castro : Une zone explosive, le nordeste du Brésil, Paris, Seuil, 1965, 254p., pp : 161-187. J. J. Maquet : « La participation de la classe paysanne au mouvement d’indépendance au Rwanda », Pierre Birnbaum, François Chazel (eds) : Sociologie politique. Textes. Tome I, Paris, Armand Colin, 1971, 350p., P. Demunter : Masses rurales et luttes politiques au Zaïre. Le processus de conscientisation des masses rurales au Bas-Zaïre, Paris, Anthropos, 1975, 333p. J. Chesneaux : Le mouvement paysan chinois (1940-1949), Paris, Seuil, 1976, 189p. Gudrun Lachenmann : «Civil society and social movements in Africa : the case of peasant movement in Senegal », The European Journal of Development Research, 5, (2), London, 1993, 158p. pp : 68-100. Lire utilement dans cette perspective et dans une orientation non paysanne, P. Lemayrie : « La révolte des « sans-solde » du continent noir. Gendarmes et voleurs en Centrafrique, Le Monde Diplomatique, juin, 1996, 32p. p : 25. C. Wauthier : « Entre coups d’État et désaffection électorale. Dures épreuves pour les démocraties africaines », Le Monde Diplomatique, septembre, 1996, 32p. p : 3. P.Lemayrie : « Sous le choc de la « révolution congolaise » », Le Monde Diplomatique, juillet, 1997, 32p. p. 1, p. 12 et p. 13. Colette Breackman : « Comment le Zaïre fut libéré », Le Monde Diplomatique, op. cit. pp : 12-13. Michel Arseneault : « La folle guerre de l’Armée de résistance du Seigneur », Le Monde Diplomatique, février, 1998, 32p. pp : 12-13. G. Prunier : « Une poudrière au cœur du Congo-Kinshasa », Le Monde Diplomatique, juillet, 1998, 32p. p : 14. JeanPierre Olivier De Sardan : « L’espoir toujours repoussé d’une démocratie authentique. Dramatique déliquescence des Etats en Afrique », Le Monde Diplomatique, février, 2000, 32p. pp : 12-13. P. Lemayrie : « Séisme dans le pré carré », Le Monde Diplomatique, op. cit. p : 12. Comi Toulabor : « Vitalité associative et exigence de moralisation. La naissance du démocrate africain », Le Monde Diplomatique, octobre, 2001, 32p. pp : 4-5. Mwayila Tshiyembé : « Activisme politique et affrontements meurtriers. Transition à hauts risques au Congo–Zaïre », Le Monde Diplomatique, juillet, 2003, 32p. p : 22. Marisa Zavalloni, Christiane Louis-Guérin (eds) : Identité sociale et conscience. Introduction à l’égo-écologie, Montréal, Presses universitaires de Montréal, Privat Toulouse, 1984, 280p.

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dans la latence. Quant au social-objectivation, c’est le moment « M » de l’objectivation du social : l’explosion ou l’implosion du social. C’est ce que Maffesoli appelle la raison interne de toute chose qui s’actualise, se réalise à un moment particulier. 410 Dans la dynamique des groupes, c’est le temps sociologique par excellence : l’application pratique. Toute action collective et même individuelle est loin de déroger au déterminisme du social dans ses procès, c’est-à-dire ses dynamiques progressive et régressive pouvant s’exprimer par la rébellion, la révolte, la révolution, la contre-révolution, les génocides, etc.411

410

M. Maffesoli : Éloge de la raison sensible, op. cit. Voir à propos, H. Azeau : Révolte militaire. Alger, 22 avril 1961, Paris, Plon, 1961, 275p. Jean Ziegler : Révolution et contre-révolution en Afrique, op. cit. « Revendications populaires et recompositions politiques », L’Afrique politique, Paris, Karthala, 1997, 320p. Les travaux d’Albert Soboul sur l’histoire de la révolution française sont incontournables, voir entre autres : Mouvement populaire et gouvernement révolutionnaire en l’an II (1793-1794), Paris, Flammarion, 1973, 508p., La révolution française, (nouvelle édition revue et augmentée du précis d’histoire de la révolution Française), Paris, Gallimard, 1981, 605p. Joseph de Maistre : Ecrits sur la révolution, Paris, Quadrige/PUF, 1989, 246p. Fabienne Gambrelle et Michel Trebitsch (eds) : Révolte et société, Tome I, Paris, Histoire au présent, Publications de la Sorbonne, 1989, 309p., Révolte et société, Tome II, Paris, Histoire au présent, Publications de la Sorbonne, 1989, 334p. Louis Auguste Blanqui : Œuvres, I. Des origines à la révolution de 1848, (textes rassemblés et présentés par Dominique Le Nuz, Préface de Philippe Vigier), Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1993, 763p. Eric Hobsbawm : Rébellions. La résistance des gens ordinaires, (traduit de l’anglais Royaume-Uni par Stephane Ginsburgh et Hélène Hiessler), Bruxelles, Editions Aden, 2010, 531p. Concernant le cas du social génocidaire, voir à propos du Rwanda, Jean-Claude Willame : Aux sources de l’hécatombe rwandaise, Bruxelles, Cahiers Africains, (14), Paris, L’Harmattan, 1995, 175p. et les récits de Jean Hatzfeld : Une saison de machettes, Paris, Seuil, 2003, 312p.

411

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CHAPITRE X Le social dans les récentes mobilisations populaires en Afrique noire contemporaine

En Afrique noire contemporaine, concernant les mobilisations populaires de la décennie 1980, des discours aussi bien scientifiques que politiques ont tenté de trouver des explications relatives aux facteurs de ces mouvements sociaux. L’on a notamment parlé du vent de l’Est avec l’implosion de l’Union soviétique, la destruction du mur de Berlin en 1989 et la tenue du sommet France-Afrique de La Baule en 1990 sous la houlette du président français défunt François Mitterrand comme évènements ayant distillé les idées d’une nouvelle démocratie que devaient adopter les pays africains s’ils voulaient encore prétendre recevoir de l’aide étrangère. La démocratie devenait conditionnée et conditionnelle. À l’instar des pays de l’Europe Centrale et de l’Est qui tournaient le dos au socialisme par l’émergence/éclatement des nationalités épousant le libéralisme, les États africains devaient faire de même pour accèder encore à l’aide et aux faveurs étrangères. Dès 1991, l’USAID n’hésita pas à adhérer à cette thèse puisque le Congrès américain donna des instructions et directives allant dans le sens d’orienter désormais l’aide à ceux qui font observer des avancées démocratiques. Dans cette perspective, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international avaient déjà dès 1989, circonscrit les programmes d’aide aux pays jouissant d’une légitimité et d’un consensus comme préalables et conditions nécessaires à un développement durable en Afrique.412 Depuis 1987, Peter Anyang Nyongo développe une thèse qui explique les résistances populaires évoquées par une cause essentiellement politique : l’absence de démocratie ou d’État de droit en Afrique noire.413

412

C’est, en l’occurrence, la position de l’establishment mondial. P. A. Nyongo (ed) : Popular struggles for democracy in Africa, London, Zed Books, 1987, 288p., Afrique: La longue marche vers la démocratie. État autoritaire et résistances populaires, Paris, Publisud, 1988, 251p. Voir aussi dans une moindre mesure, J.-P. Dalloz et P. Quantin (eds) : La transition démocratique africaine, Paris, Karthala, 1997, 313p.. El Hadji Omar Diop : Partis politiques et processus de transition démocratique en Afrique noire. Recherches sur les enjeux juridiques et sociologiques du multipartisme dans quelques pays de l’espace francophone, Paris, Publibook, 2006, 758p. 413

Un essayiste comme Célestin Monga semble privilégier aussi le facteur politique comme dominant, à l’origine des mouvements populaires en question. Les difficultés des processus démocratiques dans le continent noir s’entendraient mieux à la lumière de l’inadéquation entre l’offre politique et les demandes sociales. Une inflation populiste dans certains pays pervertit ainsi le jeu politique. À ceci s’ajoutent des contraintes externes liées à l’économie et aux finances tant les autoritarismes africains ont réduit l’État à un circuit de production des prébendes.414 Jean-Marc Éla explique les bouleversements sociaux de la décennie 1980 par l’effondrement des systèmes politiques répressifs et des économies rentières au profit de nouvelles stratégies de résistance et d’innovation contre « une culture de la mort » comme principale production des pouvoirs agonisants.415 D’autres encore allient aux facteurs exogènes d’ordre politique, économique et financier, des facteurs endogènes relatifs aux contradictions, conflits et tensions traversés par les sociétés africaines et voient en leur synergie, la principale cause des mouvements populaires en question.416 L’on peut inexorablement allonger la liste des auteurs et leurs explications diverses et contradictoires relatives aux causes des résistances populaires qui m’intéressent. Je pense qu’on ne saurait négliger les facteurs exogènes et les impacts interactionnels sur les dynamiques sociales dont ils sont porteurs dans le processus de transformation des sociétés africaines. Cependant, l’on a toujours tendance à oblitérer les dynamiques internes toujours présentes et qui y sont en œuvre. Ceci allant tacitement à créditer la thèse de l’a-historicité des sociétés africaines. Il est temps de cesser de chercher toujours à voir la genèse des mouvements populaires en Afrique sous le prisme des facteurs exogènes comme si l’Afrique était dépourvue des structures sociologiques d’inventivité comme je l’ai montré plus haut. À l’heure actuelle, et dans ce sens, l’on cherche les retombées de ce qu’on appelle désormais « printemps arabes » sur l’Afrique subsaharienne.417 Or, c’est justement parce que la socialité africaine est mouvement en permanence que les « dynamiques du dehors » se greffent favorablement sur ses 414

C. Monga : Anthropologie de la colère. op. cit. pp : 12-13. J-M Éla : Afrique. L’irruption des pauvres. Société contre ingérence, pouvoir et argent, Paris, L’Harmattan, 1994, 266p. 416 G. Kester et Ousmane Oumarou Sidibé (eds) : Syndicats africains. À vous maintenant! Pour une démocratie durable, PADEP/L’Harmattan, 1997, 446p. pp : 19-38. 417 Lire à propos, « Dossier. Quelles retombées des printemps arabes sur l’Afrique subsaharienne ? », Afrique Contemporaine. La Revue de l’Afrique et du développement, (245), De Boeck, 2013, 161p. 415

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« anthropo-logiques » et produisent l’implosion.418 Et à la lumière de celles-ci, l’on peut facilement se rendre compte qu’au creux de ces mouvements ou mobilisations populaires, c’est le social-objectivation qui est en acte. L’anthropologue et sociologue française Suzie Guth a vu « la genèse du social » à travers les amicales et coopératives en Afrique. Analysant la structuration et la constitution des sociétés indigènes de prévoyance qui ont été créées en Afrique Occidentale Française (AOF) et en Afrique Equatoriale Française (AEF), elle affirme que seule, l’Amicale des Ressortissants de L’AEF était considérée comme locale pour la population. Elle montre la naissance d’une forme sociale nouvelle partant de la société indigène de prévoyance qui, véhiculant un modèle associatif importé, n’a pas empêché un tissu social nouveau à forte coloration traditionnelle de se poindre. Il en est de même du mouvement matsouaniste au Congo Brazzaville où Suzie Guth a séjourné pendant longtemps pour des recherches, et de la Coopérative de construction des Castors, rassemblant à Dakar au Sénégal, des hommes de différentes régions du pays et ayant fini par se transformer en une organisation territoriale structurée au départ par un lien de proxémie qui a évolué en lien néoparental, voire en association de type rationnel, c’est-à-dire organique. En effet, Matsoua Grenard a créé en 1926, l’Amicale des originaires de l’AEF à Paris. Les objectifs fondamentaux de cette association pouvaient se résumer à la recherche de la promotion de la solidarité et de l’amélioration de la condition des ressortissants de l’AEF entre ses membres, bien que celle-ci fût placée sous la protection du Ministre des colonies. Elle se caractérisait par cette nouveauté selon Guth, que l’on trouve encore dans des capitales africaines et au sein des communautés d’Europe : la pluri-ethnicité dont les composantes étaient des Congolais avec comme dirigeant Matsoua lui-même, membre de la tribu lari, des Tchadiens et des Gabonais. L’Amicale connut un « accroissement du cercle social » qui fut nécessaire en plein Paris pour la conservation de l’ethos africain. Une fois transposée au Congo, l’association connut un énorme succès en termes d’apport d’espérances et d’une capacité d’organisation plus vaste par l’intégration en son sein d’expatriés, « un accroissement de la masse sociale ». En 1929, Pierre Nganga et Constant Balou furent mis en mission pour faire connaître l’association. L’audience fut considérable par un rassemblement des foules venues des espaces lointains pour les écouter. L’autorité coloniale qui avait peur de cet énorme succès fit arrêter les 418

À propos des « anthropo-logiques » et des « dynamiques du dehors », voir respectivement de Georges Balandier : Anthropo-logiques, Paris, PUF, 1974, 278p., Sens et puissance : les dynamiques sociales, Paris, PUF, 1981, 334p.

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deux missionnaires en les dépouillant d’une somme de 110 154,84 frs CFA. L’accentuation de la volonté coloniale de développer les capacités de production rurale par le biais des Sociétés Indigènes de Prévoyance (SIP) fit monter la contestation populaire. L’Amicale s’opposa radicalement à cette politique, tant il faut dire qu’elle entendait étendre les logiques de solidarité relatives à sa politique sociale. Les phénomènes marquant la protestation de masse furent : l’abandon, le retrait, le refus. L’arrestation des dirigeants de l’Amicale et la confiscation de leur argent furent les principales raisons de cette opposition. Les autres peuvent être liées à la dynamique du groupe en rapport avec l’évolution du conflit. Une dialectique sociale naquit entre la volonté coloniale d’imposer la participation et le refus populaire des masses sociales d’accepter une telle politique. Les lari préférèrent s’exiler au Congo Belge, d’autres populations allèrent dans la forêt, et certaines empruntèrent la voie fluviale. Suzie Guth parle de « ce mouvement amicaliste » qui vit le jour en France quarante ans durant en ces termes: Son adaptation à la société locale, son origine polyethnique lui permirent d’embrasser et de maintenir dans la fusion des groupes plus mêlés, dont les liens n’avaient pas connu dans le passé une telle interconnexion. Il a eu au fond pour rôle de redistribuer le social sur un fondement lignager, clanique et tribal.419 (souligné par moi, M.A)

Pour l’auteure, ce mouvement est une preuve que les anciens membres d’une communauté peuvent représenter une forme sociale capable de faire naître une nouvelle forme par usage de la force du lien social local. Suzie Guth recourt à une autre expérience de réinterprétation du social qui est celle des Castors de Dakar. Les Castors sont des amateurs dans le bâti dont la coopérative s’engage à construire leurs maisons, leur cité en groupes solidaires. Cette coopérative hétérogène rassemble quatrevingt-dix sociétaires d’origines diverses : Rufisque, Thiès, Saint-Louis, Kaolack. S’appuyant sur un travail d’Annick Osmont, la progression de ce groupe est montrée dans la création de son propre espace, de l’espace vicinitaire, de l’espace religieux, de l’espace scolaire et commercial. La coopérative subit dès lors une mutation en « une société sociale locale » forte de son pouvoir, d’un réseau de solidarités, de communications plus ses moyens tactiques et stratégiques d’influence locale, voire interterritoriaux. Les Castors parvinrent à réinventer les capacités initiales d’organisation en les étendant sur tout le territoire à des fins 419

S. Guth : « La genèse du social. Amicales et coopératives en Afrique », Suzie Guth (ed) : L’insertion sociale, Actes du Colloque Sociologies IV, Tome I, Paris, L’Harmattan, 1994, 292p. pp : 279-288, p : 283.

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d’alimentation de leurs réseaux d’interrelations, leurs connexions d’un système à l’autre, en matière de l’information, de l’influence sur les groupements des femmes musulmanes, de la construction d’une école ou d’une mosquée. Ils rationalisèrent le thé pour institutionnaliser leur réseau d’information partant du thé quotidien ou de celui du samedi soir dont les organisations cessèrent d’être spontanées et informelles en devenant institutionnelles et publiques. Puisant dans l’associativité volontaire, le groupe des Castors, tout en contrôlant son environnement social a bravé des situations diverses par recours à une solidarité de type communautaire dont chacun des membres était porteur et qui permettait de transcender l’hétérogénéité de l’association. La solidarité en question avait pour fondement un noyau primitif ayant développé une relation sociale aussi étroite qu’une relation strictement familiale. Pour Guth, l’unité des Castors était scellée par une sorte d’affrèrement (un vécu d’angoisses, de tortures, de tourments, etc.) assimilable au vécu des groupes taisibles (taciturnes, silencieux, etc.). Le thé permettait le contrôle des échanges, le suivi du flux social, l’appréciation des effets, la distillation des normes, la mise en exergue des manquements à la règle. Un consensus communautaire, à l’image des consciences collectives larges, tournait le dos à la divergence, à l’anomalie, au mal et à l’allogénie. Le respect de la règle était stricte dans l’interaction sociale. Les phénomènes tels que les baptêmes, les mariages, la polygamie, les maladies et décès subissaient un traitement social donnant lieu aux manifestations interactives. Il y a une mutation sociologique de la coopérative, société d’entraide, en cité-village recréant dans la ville de Dakar, un vivre-ensemble institutionnel fondamentalement communautaire élaborant et diffusant des valences sociales, c’est-à-dire des points d’attraction et de répulsion participant de la structure cohésive du groupe. Suzie Guth : La mise en place d’un groupe territorial à vocation néo-parentale est la preuve de la vitalité du social si ce n’est de son effervescence. Le développement du Tiers-Monde nécessite qu’existe un substrat social dynamique et pérenne afin que s’instaurent des comportements nouveaux, 420 des solidarités nouvelles. (souligné par moi, M.A)

Les propos de Guth semblent se contredire. Les passages que j’ai soulignés dans les deux extraits le montrent à l’évidence. Il est d’abord dit que le mouvement amicaliste a su adapter le lien social traditionnel dans un contexte sociologique nouveau dans une fusion de groupes de nature polyethnique, que par le passé, de telles connexions intergroupales n’ont jamais existé. D’où certainement pour l’auteure, la genèse du social. Le social ne saurait être ici dans une phase de début, de naissance 420

S. Guth : op. cit. p : 287.

271

ou de commencement qu’expliquerait le terme genèse. Car le social est relationnel. Les expatriés impliqués dans l’Amicale sont déjà porteurs de ses attributs dont la solidarité communautaire, mécanique au sens durkheimien, Guth le reconnaît même dans son texte.421 Ces amicalistes ne constituent donc autre que l’individuel qui est aussi sociologiquement relationnel. Par conséquent, Guth fait une énorme confusion en voyant la genèse du social là où ce dernier est en pleine action. L’Amicale ou l’association ne joue pas que le rôle de redistribuer le social sur un fondement lignager, clanique ou tribal, car le social s’exprime plutôt en elle non seulement en la structurant, mais aussi en la rendant plus soudée, forte, cohérente, compacte et magmatique à la base. Pour tout dire, le lien social est renforcé à tel point qu’il se transforme en lien héréditaire transformant à son tour l’association en une base néo-ethnique. Dès lors, l’ethnie et le social se confondent nécessairement. Et c’est le socialstructuration qui montre la pleine vitalité du social dans la vie associative depuis l’Afrique précoloniale jusqu’aux processus d’urbanisation actuels où ce sont les organisations et associations ethniques qui tentent d’humaniser les villes confrontées aux crises.422 Plus loin, je l’ai souligné aussi, Guth dit alors ce qu’il fallait tout simplement dire selon même sa propre analyse et qui est en contradiction avec ce que j’ai d’abord relevé. L’A.E.F. et la coopérative des Castors sont, en d’autres termes, l’expression, le produit de la vitalité du social. Le développement chez nous implique nécessairement la prise en compte d’une dynamique du social qui produise des comportements nouveaux s’accompagnant d’un vivre-ensemble lui-même nouveau. Les deux associations analysées montrent finalement des expériencestypes de social-structuration dans un contexte historique précis de domination coloniale. Il en est de même de l’Afrique noire de la décennie 1980, voire un peu avant dans les pays de l’Afrique australe dont notamment l’Afrique du sud, où s’observent toutes les expériences de ce que j’ai appelé plus haut le social en procès ; c’est-à-dire les différentes phases que traverse le social avant l’implosion ou l’explosion ou encore l’endosmose (socialstructuration, social-subjectivation, social-objectivation) dans un contexte précis des luttes anti-apartheid, anti-tyrannocratiques ou encore antimonarchiques.

421

S. Guth : op. cit. Voir à propos, Motaze Akam : « Urbanisation et cohésions sociales au Nord du Cameroun », Kaliao, Revue pluridisciplinaire de l’École Normale Supérieure de Maroua (Cameroun), Série Lettres et Sciences Humaines, Université de Maroua, 4, (8), juin, 2012, 260p. pp : 113-130. 422

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Le social : fonds des luttes contre le politique Le terme fonds est toujours facile à comprendre parce que dans son emploi, il est souvent suivi du nom ou du qualificatif qui signifie son usage à l’instar de fonds de commerce, fonds secrets, fonds de roulement, fonds des Nations Unies pour l’enfance, etc. Fonds des luttes politiques signifie capital, ressource souterraine et fondamentale permettant d’engager et de rendre patents, des combats, des luttes, des conflits qui non seulement s’expriment en termes de mobilisations populaires ou mouvements sociaux, mais aussi dont l’objectif est la transformation des rapports de pouvoir et d’autorité dans une société globale (nation, État, etc.). Capital et ressource renvoient d’abord aux valeurs éthiques et non à l’argent tant les véritables luttes politiques recherchent avant tout la transformation qualitative de l’ordre politique dominant (rapports de force), par un nouvel ordre politique qui est une alternative à l’ancien, dans une société globale. L’observation de l’Afrique noire contemporaine montre à l’aide des données empiriques que le social constitue bel et bien le fonds des luttes politiques tel que je viens de le définir. Le social en question produit la société civile et contredit plus ou moins la thèse de Samir Amin selon laquelle le concept de société civile est propre au capitalisme, celle-ci impliquant une autonomie des rapports économiques par rapport au politique. Pour Samir Amin, dans les sociétés de capitalisme périphérique comme celles d’Afrique noire, parce que le capitalisme n’y atteint pas encore une phase achevée, la société civile y est rachitique et inexistante.423 Mais, les rapports économiques ne se réduisent pas à ceux de l’économie capitaliste quelle que soit leur dominance. L’on parle bien d’une économie affective qui structure l’économie informelle en Afrique noire et j’ai montré plus haut qu’il y a du mal à établir des frontières entre le civil, l’économique et le politique, etc. dans nos sociétés traditionnelles, voire dans nos sociétés de capitalisme périphérique actuelles. L’économie capitaliste est certes incontournable dans les problèmes du développement africain, mais elle ne doit pas entraîner une cécité empêchant de voir en d’autres champs sociaux à l’instar du social, les dynamiques vitales produisant et reproduisant notre historicité. Dans cette perspective et de façon générale, le social comme souterrain des luttes politiques s’exprime dans le civil qu’il crée et structure en permanence par le groupisme, les associations, les fédérations, les alliances, les coalitions ou les coordinations de nature 423

Samir Amin : « L’État et la question du « développement » », Préface à Peter Anyang Nyongo (ed) : Afrique : la longue marche vers la démocratie, op. cit. pp : IV-V.

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pluridimensionnelle amenant à des protestations émeutières, aux grèves sauvages et soulèvements populaires ayant eu auprès des États autoritaristes, tyrannocratiques et monarchiques des réponses complexes et variées dont notamment la répression sévère et sanglante avant l’obtention d’un nouvel ordre social.424 Je parle, dans cette perspective, des cas qui me paraissent plus expressifs en ce qu’ils sont la configuration du social aussi bien dans la révolution comme en Afrique du Sud que dans la révolution et la contrerévolution à l’instar de l’Angola indépendant, des deux Congo et du Liberia où s’observe ce que j’appelle cassure du social dont je parle dans ce chapitre. Il est donc question du social comme insuffleur à la fois des changements politiques et des simples recompositions sociales.425 Il s’agit également de la prise en compte des cas expressifs qui rassemblent le Bénin, le Mali, le Togo, la Tanzanie et le Cameroun où le social structure les organisations syndicales dans la société civile en faisant de cette dernière, le creuset des nouveaux mouvements sociaux s’entendant dans les rapports entre le civil et le syndical et frayant les voies nouvelles de recherche des libertés et du bonheur en Afrique noire contemporaine. Ceci se fera après l’esquisse d’une sociologie du mauvais cœur qui tente d’expliquer et de comprendre davantage les guerres fratricides qui bloquent le développement, et les faits du sous-développement qui constituent les grandes pesanteurs à la révolution et au progrès dans l’Afrique actuelle.

L’Afrique du Sud En Afrique du Sud, ce sont des associations d’étudiants, des jeunes, d’ouvriers, pour les droits civiques, des femmes, des associations religieuses, etc. du Transval au Natal en passant par le Cap qui ont finalement hâté la victoire de la lutte anti-apartheid. En effet, celle-ci date de depuis longtemps et notamment prend une phase décisive avec la décision de Nelson Mandela426 et l’African National Congress (ANC) d’engager la lutte armée au début des années 1950. Cette longue histoire, «légende noire » des Noirs, révolutionnaire, tragique et passionnante ne manque pas d’intérêt. Cependant, c’est la phase décisive qui aboutit à la fin formelle de 424

Voir, D. Bigo : « Processus de contestation et émeutes urbaines en Afrique francophone : jalons pour une approche en terme de dynamique relationnelle », Gérard Conac (ed) : Les transitions politiques en Afrique Noire, Paris, Economica, 1991. 425 « Revendications populaires et recompositions politiques », L’Afrique politique, op. cit. 426 N. R. Mandela est décédé le 05 décembre 2013 à l’âge de 95ans des suites de maladie.

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l’apartheid partant des toutes premières élections véritablement démocratiques du 27 avril 1994 dont 63% des votes ont permis l’effondrement du gouvernement à parti unique du Parti National et son remplacement par un gouvernement multipartiste conduit désormais par le tout premier président noir - Mandela - et l’ANC qui est au centre de mes préoccupations. Ce qui est intéressant dans ce processus, ce sont les mécanismes de structuration du social par le jeu d’alliances, d’unions, d’associations, etc., et sa production d’un social-objectivation qui se confond avec l’effondrement de l’apartheid, système socio-politique exprimant de façon paroxystique, l’autoritarisme, la tyrannocratie et le règne monarchique tel que j’entends ces termes. L’expérience sud africaine montre ostensiblement comment le social, phénomène relationnel est parvenu à développer des formes de conscience chez les Noirs ayant permis la structuration des organisations de jeunesse, d’associations sportives, de clubs, de groupes culturels, de syndicats, d’associations de toutes sortes. Ils s’unissent en 1983 en une alliance populaire qui est une expression forte d’un groupisme : le Front Démocratique Uni (UDF). Ce front peut être considéré comme un pôle pluridimensionnel de sodalité et de socialité ayant eu une énorme capacité de mobilisation des masses populaires pour accélérer le processus de transformation politique en Afrique du Sud. À la violence structurelle de l’État raciste s’est toujours opposée une forte mobilisation résistante à la puissance productrice de guerre que fut l’apartheid. Au terme de la signature des accords de Nkomati et de Lusaka en 1984, les Noirs prirent davantage conscience que ce qui venait d’avoir lieu n’avait qu’une fonction propagandiste qui devait permettre au régime raciste de paraître devant la société internationale comme un artisan de la paix. Ainsi, la réalité quotidienne du pays se transforma en des scènes de violence insurrectionnelle organisées par la majorité noire dont la grande expression était des manifestations diverses s’entendant en termes de grèves des loyers, arrêts de travail, boycotts, mobilisations et mouvements syndicaux, rassemblements funèbres pour célébrer les obsèques des militants assassinés, voire des formes variées de résistance des masses. L’apartheid devint un terme polysémique dans le champ de la politique internationale. Pour l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) et le Mouvement des Non-Alignés, ce terme renvoyait désormais à un outrage à la dignité du Noir, en Europe et aux États-Unis, le courant social-démocrate le considérait comme véritable frein au développement des rapports de production capitalistes en Afrique australe, pour les partisans de Reagan et Thatcher, ce fut une force d’opposition au communisme et à l’ex-Union soviétique, pour l’Organisation des Nations Unies (ONU), l’apartheid se réduisait à un crime contre l’humanité, tandis que pour les Noirs, la question est allée désormais plus loin et au 275

plus profond des apparences ; elle n’était plus simplement relative à la ségrégation raciale, aux passeports intérieurs et Bantoustans : elle est devenue une profonde question sociale427 et du social. Le poids des questions sociales sur les masses est très lourd ; les Noirs confrontés à une crise permanente créent, inventent des stratégies décisives de lutte et de combat en faisant naître des nouvelles formes d’organisations et un grand foisonnement d’associations dans des domaines divers et variés. L’UDF s’inscrit sur cette logique et est la figuration d’une alliance de 600 associations avec plus de 2.000000 de membres. Formé pour contrecarrer les réformes constitutionnelles du régime d’apartheid en 1983, la logique de l’insurrection permanente mue par le social-objectivation a transformé l’UDF en une puissante force sociale et politique. Horace Campbell fait de cette alliance populaire des masses sud africaines, une anamnèse d’autres alliances populaires du siècle passé comme le Frente Popular espagnol et les alliances antifascistes lors de la deuxième guerre mondiale ayant servi de références à la lutte anticoloniale en Afrique. Sous l’égide de l’idée d’action positive, les combattants nationalistes de cette période ont mis sur pied une alliance des ouvriers, des paysans (riches ou pauvres), des métayers, des commerçants, des embryons des milieux d’affaires, des intellectuels tous acquis au principe de la fin de la domination européenne. Dans cette perspective, l’on se rappelle que l’empire colonial d’Athènes abrité par l’Europe (-474/-404) s’est effondré par un mouvement social qui était une coalition et donc une alliance des cités grecques ayant permis à l’empire macédonien et Philippe II de lui succéder.428 C’est dire que dans l’histoire et dans le présent, même dans le futur et à jamais, associations, coalitions, alliances, unions, etc., non seulement expriment le social, mais aussi trouvent en ce dernier, le ciment, voire le béton qui soude leur phase d’énaction en mobilisation populaire ou mouvement social contre un certain ordre politique dominant. En revenant sur l’UDF en Afrique du Sud, il est intéressant de chercher à comprendre l’intelligence de la structuration du social par ce mouvement. En rassemblant les opprimés et leurs alliés, l’UDF encourageait consciemment ou inconsciemment les secteurs inorganisés à l’instar des travailleurs agricoles, les domestiques, les squatters. Ses objectifs étaient multiples : la libération de Nelson Mandela et tous les prisonniers politiques, l’abolition des déplacements forcés des populations, de l’interdiction des partis politiques, des limitations 427

Horace Campbell : «Quand la base défie l’apartheid : alliances populaires et État en Afrique du sud », Peter Anyang Nyongo (ed) : Afrique : la longue marche vers la démocratie. État autoritaire et résistances populaires, op. cit. pp : 109-152, p : 110. 428 « La nouvelle histoire des empires », Les Grands Dossiers des Sciences Humaines, op. cit. p : 11.

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imposées à certaines personnalités, de la hausse des loyers, des rafles et brimades policières. Ces objectifs prenaient aussi en compte la construction des logements, des écoles et crèches, bref le développement des cités noires. L’UDF reposait sur une sodalité et une socialité comme force populaire soudée par un social multiracial, multiethnique que condensait et orientait la lutte anti-apartheid comme vivre-ensemble essentiellement contestataire, de revendications, de soulèvements, d’émeutes, de luttes ou de combats. Suite à la logique émeutière relatée par l’ouvrage-reportage, Les enfants de Soweto, du journaliste Paul Bernetel dans les années 1970,429 plus de 100.000 ouvriers inaugurent dès 1973, des nouvelles mobilisations sociales en vue d’augmentation des salaires. Le mouvement s’étendit comme une traînée de poudre et avec succès de Durban à Soweto. Des désertions de travail suivies des soulèvements populaires embrasèrent le quotidien de Soweto de 1976 à 1977. Ici, le mouvement étudiant s’inscrit dans un vaste registre de lutte contre les inégalités sociales du pays. Il prend plus d’ampleur à Orlando West où les étudiants se soulèvent contre des Afrikanders qui veulent imposer leur langue dans le système scolaire. Dans le processus de lutte, des progrès patents se réalisent par la constitution d’une coalition ou alliance entre les étudiants et les ouvriers permettant l’invention des nouvelles organisations de combat à l’instar de l’organisation du peuple d’Azanie (Azapo). Les composantes de l’UDF lors de la conférence nationale du 20 août 1983 configuraient ce que j’appelle la dynamique associative de base dont le ciment ou le béton était les organisations de natures variées. Au Transval, selon Horace Campbell, on peut dénombrer 94 associations regroupant 12 organisations de base de l’Azanian Students Organisation (AZASO), 15 des jeunes, 08 des ouvriers, 28 Associations pour les droits civiques, 07 des femmes, 02 Associations religieuses, 05 Organisations politiques, 17 de natures diverses. Au W-Cap, 110 dont 09 de l’AZASO, 38 des jeunes, 02 des ouvriers, 24 Associations pour les droits civiques, 21 pour les femmes, 04 Associations religieuses, 09 Organisations politiques, 03 de natures diverses. Au Natal, 70 dont 09 de l’AZASO, 15 des jeunes, 02 des ouvriers, 23 Associations des droits civiques, 03 des femmes, 05 Associations religieuses, 06 Organisations politiques, 07 de natures diverses. Dans d’autres régions, 37 dont 04 de l’AZASO, 14 des jeunes, 04 des ouvriers, 02 Associations des droits civiques, 02 des femmes, 06 Associations religieuses, 05 de natures diverses. En ajoutant 429

Voir, P. Bernetel : Les enfants de Soweto. L’Afrique du Sud en question, Paris, Stock, 1977, 310p.

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à ces organisations de base, des comités régionaux et autres sousstructures, la base de l’UDF était soudée par une force souterraine de plus de 317 associations et organisations.430 Pour Horace Campbell, la recherche d’une avant-garde politique en Afrique du sud a subi le handicap de l’héritage de la conscience ethnique des masses laborieuses. À mon avis c’est tout le contraire : la conscience ethnique y va plutôt de pair avec la redistribution du social structurant une alliance populaire dont les mobilisations et mouvements sociaux ont hâté l’effondrement de l’apartheid. Ces mobilisations et mouvements ont contraint le pouvoir blanc aux négociations à partir de 1986 où des discussions entre le ministre de la Justice, de la Police et des Prisons Kobie Coetzee et Nelson Mandela commencèrent à avoir lieu jusqu’à la libération effective et sans condition de ce dernier le 11février 1990. L’année 1986 en Afrique du sud rappelle l’histoire de la bourgeoisie anglaise qui, au vu de la dynamique du mouvement chartiste en GrandeBretagne, a été contrainte d’accepter la réforme parlementaire en 1832. Cette expérience peut permettre aujourd’hui l’émergence d’une théorie de la transition démocratique fondée et sur la négociation sociopolitique et sur le rôle pilote d’un syndicalisme de mouvement social qui se métamorphose en site alternatif de pouvoir.431 Ce que Horace Campbell ne dit pas dans son brillant article qui me sert d’appui quand Claude Jaquin parle d’« une gauche syndicale »432que je mets dans l’actif d’une société civile est que, l’expérience sud africaine de lutte politique montre la dynamique d’une société civile à base associative comme structure avant-gardiste de combat pour la liberté. L’Afrique du sud est pour moi, le laboratoire sociographique par excellence des mobilisations et mouvements sociaux en Afrique noire. Les mouvements sociaux contre la vie chère qui scandent l’Afrique subsaharienne durant la deuxième moitié de la décennie 2000 s’y observent dès la fin de la décennie 1960 par exemple. L’histoire récente de l’Afrique du sud peut désormais s’entendre comme celle où la société civile à base du social ; c’est-à-dire des coalitions, des alliances, des unions, bref du relationnel fait figure d’un protagoniste désormais incontournable dans les luttes politiques du continent de ce début du troisième millénaire tout en donnant un nouveau 430

H. Campbell : « Quand la base défie l’apartheid ». op. cit. pp : 147-152. D. Ginsburg et E. Webster : « L’Afrique du sud. La transition négociée », Gérard Kestler et Ousmane Oumarou Sidibé (eds) : Syndicats africains à vous maintenant ! op. cit. pp : 143-155. Voir également, G. Conac, Françoise Dreyfus et Jose-Oscar Montero (eds) : L’Afrique du sud en transitiion, réconciliation et coopération en Afrique Australe (Préface de Nelson Mandela), Paris, Economica, 1995, 560p., Gérard Conac, Françoise Dreyfus et Nicolas Maziau (eds) : La République d’Afrique du Sud, Paris, Economica, 1999, 238p. 432 C. Jacquin : Une gauche syndicale en Afrique du sud (1978-1993), (Préface de Jean Copans), « Conjonctures Politiques », (5), Paris, L’Harmattan, 1994, 227p. 431

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sens vectoriel aux sociétés nouvelles. Ce nouveau sens vectoriel est la quotidienneté insurrectionnelle, émeutière, combative devant définir les sociétés nouvelles où la recherche de la liberté et du bonheur devient un nouvel ethos, la motivation permanente d’un éternel recommencement.

L’Angola Dans un pays comme l’Angola, la logique du social a structuré à travers l’ethnicité la révolution et la contre-révolution partant de deux processus tribaux ayant donné lieu à deux partis politiques à base d’alliance : les Mbundu et le Mouvement Populaire de Libération de l’Angola (MPLA). Le MPLA est une résultante de l’alliance méthodistecréole d’obédience catholique et l’alliance pluriethnique protestante cocockwe, ovimbundu (ethnie de Jonas Savimbi), ovambo regroupée au sein de l’Union Nationale pour la Libération Totale de l’Angola (UNITA) dont la création remonte en 1966 par Jonas Savimbi qui anime l’aile dissidente du Front national de Libération de l’Angola (FNLA). Savimbi est un ancien cadre du FNLA qu’il taxe de tribaliste. Dans ce contexte, l’ethnie est aussi toujours présente, toujours niée également, mais finalement mal connue. Et comme le note bien Clarence-Smith, appuyant le grand historien britannique John Lonsdale ayant travaillé sur l’ethnie kikuyu lors du mouvement mau-mau au Kenya, la présence de l’ethnie n’empêche pas le processus de formation de classes. C’est l’un des paradoxes de la situation africaine de voir plutôt les conflits de classe contribuer à créer des identités tribales.433 Autrement dit, ajouterai-je, à constituer la société civile à base des structures sociologiques La région de Cabinda, vitale pour l’économie de l’Angola est le « fief » des séparatistes de langue kongo qui refusent le discours pankongo. À Luanda, la capitale, les sous-groupes mbundu se sont affrontés et plusieurs querelles de personnes qui étaient en souterrain des luttes opposant les sous-ethnies ont émaillé aussi bien le MPLA que l’UNITA, voire tout le pays par des guerres civiles bien avant l’indépendance jusqu’en 1998-2001. Les protagonistes de ces guerres sont : le MPLA, l’UNITA, le FNLA, le MAKO (Mouvement pour l’autodétermination du Kongo), le FLEC (Front de libération de l’enclave de Cabinda). Si l’on connaît déjà la force souterraine des deux premiers en termes ethniques, les trois derniers (FNLA, MAKO, FLEC) reposent sur les Bakongos dont la représentation va de 10 à 15% de la population angolaise. Comme je le montre plus loin dans l’expérience libérienne avec le Front National Patriotique, le FLEC comme mouvement 433

G. Clarence-Smith : « Le problème ethnique en Angola », J-P. Chrétien et G. Prunier (eds) : Les ethnies ont une histoire, op. cit. pp : 405-415, p : 406.

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séparatiste est lui-même le principal pôle de factionnement de l’enclave de Cabinda s’entendant en Front de Libération de l’enclave de Cabinda/Forces Armées cabindaises (FLEC/FAC), FLEC/RFLEC/Rénové, Front Démocratique cabindais (FDC), Mouvement de Libération de l’enclave de Cabinda (MLEC), Union Nationale de Libération de l’enclave de Cabinda (UNLC), Mouvement de Résistance pour l’Indépendance Totale du Cabinda (MRITC). L’on peut voir, à travers ces mouvements factionnels, l’utilisation de l’ethnie comme stratégie pour conquérir le pays, mais aussi comme tactique pour le désunir. Identité ethnique et identité nationale peuvent donc coexister dans un rapport dialectique pour une dynamique nationalitaire, mais aussi peuvent coexister conflictuellement pour une autre dynamique de déconstruction nationalitaire. C’est ce qui explique que le MPLA a été radicalement anti-tribaliste dans le discours, unitaire dans la projection du futur de l’Angola, mais n’arrivait pas pratiquement à recruter en dehors de l’ethnie mbundu. Le MPLA est resté ainsi en fait monoethnique. Et l’on a notamment vu en sa victoire contre le colonialisme portugais d’abord, l’UNITA ensuite, que le triomphe du parti révolutionnaire sans jamais chercher à comprendre ce qui a fait sa force souterraine. Pour ce, des analystes hâtifs avaient beaucoup parlé de l’idéologie socialiste comme ciment des mouvements de libération nationale et révolutionnaires en Afrique. La relecture de Chaliand aujourd’hui amène à nuancer. Les « mythes révolutionnaires du tiers monde » partent justement des pseudo attachements à l’idéologie sociaolo-communiste par les masses populaires africaines n’ayant abouti, malgré l’abondance des matières premières des pays africains par exemple, qu’aux conflits permanents, aux impasses de développement et de démocratie.434 Si certains leaders avant-gardistes des mouvements de libération nationale d’obédience marxiste-léniniste avaient bien maîtrisé l’arme de la théorie et de la pratique marxistes comme Nkrumah, Osendé et Cabral par exemple, il n’en était pas de même pour d’autres, voire des masses pour qui ils parlaient. Ce qui explique les trahisons de certains leaders par ces mêmes masses au centre de leur lutte comme l’attestent les cas d’Osendé Afana au Cameroun et bien d’autres en Afrique. Même si l’idéologie avait joué un certain rôle dans ces luttes, les structures sociologiques ont partout été plus déterminantes au niveau des mobilisations internes de ces mouvements. 434

G. Chaliand : Mythes révolutionnaires du Tiers Monde. Guérillas et socialismes, op. cit. Dans la même perspective, lire : « L’Angola dans la paix. Autoritarisme et reconversions », Politique Africaine, Paris, Karthala, (110), 2008, 213p. C. Messiant : L’Angola postcolonial. Tome 1 : Guerre et paix sans démocratisation, Paris, Karthala, 2008, 420p., L’Angola postcolonial. Tome 2 : Sociologie politique d’une oléocratie, Paris, Karthala, 2009, 432p.

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Et, dans le cas du MPLA, il faut largement intégrer dans l’analyse aujourd’hui, l’alliance méthodiste-créole et l’ethnie mbundu comme force souterraine de mobilisation et pôle de redistribution du social soudant un vivre-ensemble de combat contre l’ordre politique dominant. Clarence-Smith : L’ethnicité n’est pas du tout ce monstre irrationnel […]L’ethnicité n’est même pas nécessairement un mal absolu […] La tâche intellectuelle qu’il faut accomplir, c’est un nouveau bricolage idéologique qui permettrait aux Angolais de se sentir également à l’aise dans leur identité ethnique, 435 nationale et africaine.

Le bricolage idéologique en rapport avec l’ethnicité est un concept fort sociologiquement parlant. De Lévi-Strauss à Jean-Marc Ela en passant par François Michel Bourricaud et Georges Balandier, le bricolage a pour principes : « ça peut toujours servir » (Lévi-Strauss), le « débrouillage » (Bourricaud), « faire son histoire en bricolant » (Balandier), « créer à partir de l’existant » (Ela). Dans cette perspective, l’ethnicité peut toujours servir, contribuer aux tactiques et stratégies de débrouille sociale, se transformer en terreau de bricole pour faire l’histoire, aider à créer des stratégies alternatives de luttes. L’ethnicité peut alors être un produit de luttes diverses qui produit aussi ces dernières grâce au social et est un ferment des mobilisations populaires rendant manifeste et active, la société civile.436 Frantz Fanon définissait la conscience nationale comme la cristallisation coordonnée des aspirations les plus intimes de l’ensemble du peuple ; autrement dit, le produit immédiat le plus palpable de la mobilisation populaire.437L’on tend par conséquent à opposer toujours la conscience nationale à la conscience ethnique renfermée dans le cadre restreint de l’ethnicité. Or, partant de la structuration des partis politiques nationalistes par le social en Afrique de l’Ouest et de l’Est coloniale dont je parle notamment aux second et troisième chapitres de cet ouvrage s’observent un épandage et une mutation de la conscience ethnique en conscience nationale, voire panafricaniste. Les cas analysés montrent ostensiblement une dynamique allant du micro nationalisme au macro nationalisme panafricaniste. En outre, l’intelligence du social dans de tels processus fait observer aujourd’hui, le phénomène de néo-parenté qui se structure à l’image des ethnies en s’exprimant par des clubs, des associations, le groupisme que Maffesoli considère comme des tribus. C’est dire qu’à la variable idéologique ayant attiré la sympathie et une solidarité combattante auprès de certains Blancs pour la lutte anti435

G. Clarence-Smith : « Le problème ethnique en Angola », op. cit. p : 415. Lire utilement à propos, G. Gosselin, J.-P. Lavaud (eds) : Ethnicité et mobilisations sociales, Paris, L’Harmattan, 2003, 443p. 437 F. Fanon : Les damnés de la terre, op. cit.p : 95. 436

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apartheid, anti-coloniale, pour l’humanitaire, s’est greffée la structuration de vastes groupes sociaux transclassicistes, transethniques, transrégionaux, multiraciaux, plurisexués faisant subir à l’ethnicité une mutation anthropologique donnant lieu à de nouvelles phratries non issues des liens de sang d’un ancêtre commun, mais de la force vitale et panvitale souterraine de la socialité. En Angola, le MPLA est la configuration d’un formatage ethnique et d’alliance de fait, d’un social multiculturel, contradictoriel et dialectique ressourçant et appuyant la lutte politique dans laquelle la société civile a finalement été bien déterminante. Cette dernière permet d’observer l’émergence d’un nouveau type d’acteur. Quand l’échec de la solution militaire lancée par le président Santos a été consommé, c’est à la société civile structurée par le religieux (églises évangéliques, membres du clergé catholique), les organisations non gouvernementales, les fondations, les personnalités indépendantes, etc. qu’ est revenu de critiquer le MPLA et l’UNITA, de demander la fin de la guerre et d’engager les négociations, de démocratiser le régime et de mettre fin à la corruption. C’est elle qui a mis au grand jour, l’affaire de l’ « Angolagate ». C’est l’occasion de dire qu’à l’observation, la contre-révolution africaine n’est qu’une récupération des dictateurs et tyrannocrates d’un social-objectivation construit à base d’alliances, coalitions, associations, unions où l’ethnie, le religieux et autres sont toujours au centre et expriment le panvitalisme du social comme l’atteste le cas de l’Angola partant des Ovimbidu, Cocockwe, Ovambo ayant constitué l’alliance pluriethnique protestante comme force souterraine de l’UNITA et les Bacongos, instrumentalisés par d’autres mouvements évoqués. Presque la même expérience s’est vécue dans les deux Congo.

Les deux Congo Au Congo Populaire, par exemple, c’est une coalition d’organisations de masses populaires constituée de plusieurs confédérations syndicales, de l’Union de la Jeunesse congolaise et des étudiants qui dans un Mouvement de base dit « Les trois Glorieuses » qui, du 13 au 15 août 1963, opta pour une action insurrectionnelle mobilisant 35 000 travailleurs où l’on comptait ouvriers, paysans, intellectuels et étudiants qui a d’abord fait partir Youlou du pouvoir et fait venir Massamba-Débat. L’unité souterraine des masses congolaises inquiéta profondément l’armée française. Le comité d’unification des trois centrales syndicales accoucha du Mouvement National Révolutionnaire (MNR) pour obvier au vide politique ressenti alors. Ce Mouvement fut également la résultante des forces coalisées d’étudiants et élèves congolais, des forces de la

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Défense civile et des intellectuels. Lors de son Congrès, le socialisme scientifique comme idéologie fut adopté par acclamation, mais l’acte de création du Mouvement n’en fit nullement mention ! Quand cinq ans après, la dynamique de la même coalition chassa Massamba-Débat et amena Marien N’Gouabi au pouvoir en 1968 et ce dernier, comme le nouveau régime, se déclarant marxiste-léniniste, il fallait créer un parti avangardiste révolutionnaire. Le Parti Congolais du Travail (PCT) vit par conséquent le jour le 31 décembre 1969, le régime adopta le drapeau rouge et l’hymne officiel fut l’Internationale comme signes révolutionnaires.438 Cependant, ces symboles n’avaient aucune représentation réelle pour les masses congolaises. En 1968, Marien N’Gouabi est établi comme chef de l’État congolais d’obédience marxiste même s’il ne comprenait rien du marxismeléninisme. Cependant, la dynamique de coalition est toujours en marche à l’abri des contradictions qui minent le parti aussi bien du côté de la gauche radicale orchestrée par Ange Diawara qui forma clandestinement le mouvement M 22 après l’échec d’un coup d’État le 22 février 1972 que de la droite marxisante où le frère de N’Gouabi, Joachin YhombiOpango, incarnait une menace permanente. La conséquence du coup d’État manqué fut une répression sans appel inaugurant le totalitarisme comme défaillance démocratique dans un État dit marxiste en Afrique centrale. Plus de 2000 arrestations des activistes de la gauche radicale ont été dénombrées. Il faut rappeler que Ange Diawara et certains de ses partisans dont notamment J-P. Olouka, J-B. Ikoko et J-C. Bakelolo échappèrent curieusement à cette épuration et formèrent dans le maquis, le mouvement M 22. Il faut dire jusque-là que le paysage géo-régional du politique au Congo était dominé par les nordistes, et que Diawara représentait une forte personnalité du sud, à la tête de la Défense civile. Il put alors mettre en œuvre un puissant réseau d’alliances et de liaisons avec les ouvriers, les paysans, voire les jeunes. C’est fort de l’expérience de ce maquis qu’il put remettre en cause la thèse de la lutte contre l’appareil d’État de l’intérieur en ces termes : « Il n’est pas possible de mener la lutte contre l’appareil d’État du dedans à moins de garder des illusions réformistes ou de donner la priorité à une stratégie putschiste aventuriste ».439 Avec l’appui de Mobutu du Zaïre, le mouvement M 22 fut anéanti par l’élimination physique de ses dirigeants et l’exposition des corps de ces derniers à la place publique afin de décourager tout mouvement de masse analogue. La droite fut ainsi consolidée au détriment d’un affaiblissement 438

Pour plus de détails, E. Wamba-Dia-Wamba : « Combats pour la démocratie en Afrique : le cas de la République Poulaire du Congo », P. Anyang Nyongo (ed) : Afrique : la longue marche vers la démocratie. op. cit. pp : 184- 207. 439 Cité par Ernest Wamba Dia Wamba : op. cit. p : 204.

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total de la gauche radicale. Néanmoins, Yhombi-Opango, à la tête d’une coalition tribaliste des gens du nord était toujours inquiet par les méthodes de N’Gouabi lui permettant de suspecter et de soupçonner un avènement au pouvoir des gens du sud. Et le 18 mars 1977, la coalition tribale d’Opango perpétra le putsch tant attendu qui tua N’Gouabi, Massamba-Débat et d’autres personnalités de l’entourage du premier. Le mouvement de masse s’assombrit. En deux ans seulement, prenant pour modèle Mobutu, Opango puisa des caisses de l’État, un milliard sept cents millions de francs. C’est alors que le 05 février 1979, Denis SassouNguesso, dans la même continuité idéologique marxiste-léniniste destitua Yhombi-Opango. Le Congo populaire sous Opango, Sassou-Nguesso (« Sassou I »,1979-1992) est un modèle typique de la cassure du social dans la lutte de ce dernier contre le politique. Cette cassure réapparut et s’accentua par une guerre civile ayant amené une prolifération des milices d’auto-défense à orchestrer des conflits qui ont instrumentalisé les groupes ethniques que Sassou engagea contre Pascal Lissouba, le premier président congolais démocratiquement élu, avec l’appui de la françafrique. Au terme de cinq ans de pouvoir (1992-1997), Pascal Lissouba fut obligé de s’exiler. Encore président autoproclamé, cette fois de la République du Congo depuis 1997 et en totale violation de la Constitution de 1992 issue de la Conférence nationale, Sassou-Nguesso (« Sassou II », 1997-) reste accroché à une logique de cassure du social populaire dont la grande expression est « la démocrature », « les pseudo guerres civiles », le meurtre et le crime.440 L’expérience du Congo démocratique est similaire. Le Congo dit démocratique aujourd’hui - ex-Zaïre - connaît la tradition d’alliance populaire du combat pour l’indépendance de l’époque coloniale à la chute de Mobutu quand il faut dire que c’est une alliance (Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo) dirigée par Laurent-Désiré Kabila, assassiné lui-même le 16 janvier 2001, qui mit fin au règne du maréchal les 16 et 17 mai 1997. L’alliance populaire pour l’indépendance a été de 1956 à 1960, une véritable coalition des forces anticoloniales contre la domination belge qui dura 75 ans au Congo. Cette mobilisation a été structurée par le social autour des cultures de luttes, de résistances et d’insurrections armées contre la conquête dès les années 440

Lire à propos, G. Menga : Congo. La transition escamotée, Paris, L’Harmattan, 1993, 217p. Jean-Pierre Makouta-Mboukou : La destruction de Brazzaville ou la démocratie guillotinée, Paris, L’Harmattan,1999, 190p. Gaston-Jonas Kouvibidila : Histoire du multipartisme au Congo-Brazzaville. La République en otage (mai-octobre 1993). Volume III, Paris, L’Harmattan, 2003, 288p. Albert-Roger Massema : Crimes de sang et pouvoir au Congo-Brazzaville, Paris, L’Harmattan, 2005, 272p.Yengo Patrice : La guerre civile au Congo-Brazaville (1993-2002). « Chacun aura sa part », Paris, Karthala, 2006, 448p. Jean-Claude Mayima-Mbemba : La violence politique au Congo-Brazzaville. Devoir de mémoire contre l’impunité, Paris, L’Harmattan, 2008, 240p.

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1920, mais aussi, grâce à la socialité révolutionnaire du messianisme religieux et celle des associations urbaines de la première moitié des années 1940. Les régions de Sankuru et du Nord-Katanga, actuel Shaba, ont distillé une tradition de résistance de dignité et de héros partant des ethnies atetela, luba, etc., depuis le 19è siècle au Katanga, mais aussi des jacqueries pendé ayant coûté la vie à 500 hommes en 1931 au Kiwilu. L’espace urbain connut aussi d’importantes mobilisations ponctuées par des mutineries dans l’armée, des grèves dans les mines, la fonction publique, les usines et les transports. La coalition a reposé sur le social à travers le religieux où la mobilisation des masses s’est polarisée autour de l’action des Églises africaines indépendantes caractérisée par une vision prophétique messianique annonçant l’avènement d’un nouvel ordre social. L’Église de Jésus-Christ sur la terre de Simon Kibangu,441 prophète qui passa la moitié de son existence en prison - à peu près comme Nelson Mandela où il mourut à 62 ans fut d’un apport décisif à ce mouvement nationaliste. Il faut également intégrer dans cette logique de coalition du social, les organisations et associations de natures variées : ethnique, cercles d’évolués ou clubs, associations syndicales ou d’anciens élèves. Cependant, et l’on ne le dira jamais assez, les associations ethniques étaient la seule voie par laquelle les aspirations profondes des Congolais pouvaient se faire entendre.442 Cette logique révoltante et insurrectionnelle aboutit au grand mouvement du 04 janvier 1959 dans la capitale Léopoldville, actuel Kinshasa, ayant contraint les Belges à une décision d’accord d’indépendance aux Congolais le 30 juin 1960. Le mouvement pour la seconde indépendance est historiquement postindépendant, car le terme postcolonial suppose que la colonisation est finie : ce qui est sociologiquement faux. La coalition de la lutte pour l’indépendance avait abrité d’énormes contradictions qui opposaient les forces constitutives de l’alliance. Pour les masses, les dirigeants politiques avaient trahi leurs intérêts et l’indépendance se réduisait à un échec, voire à un « État à la déconfiture ».443 Ainsi, les dirigeants radicaux tentèrent de reconstituer une plate-forme des forces coalisées à des fins d’atteindre les objectifs pour lesquels les masses se sont sacrifiées en tentant de reconquérir le pouvoir. La figure de proue de ce combat pour l’authentique libération, « la deuxième indépendance » fut 441

Un important ouvrage vient d’être consacré à ce personnage mythique, voir Elikia M’bokolo, Kivilu Sabakinu (eds) : Simon Kibangu. Le prophète de la libération de l’homme noir, tome 1 et tome 2, Paris, L’Harmattan, 2014, 496p. et 502p. 442 Pour plus de détails, Nzongola Ntalaja : « Mouvement pour la seconde indépendance au Congo-Kinshasa (Zaîre) de 1963-1968 », Peter Anyang Nyongo (ed) : Afrique : la longue marche vers la démocratie, op. cit. pp : 208-252, p : 228. 443 Voir à propos, Cléophas Kamitatu : Zaïre : le pouvoir à la portée du peuple, Paris, L’Harmattan, 1977, 204p.

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d’abord Pierre Mulele qui s’allia avec un petit groupe d’ intellectuels issus des classes moyennes. D’autres dirigeants radicaux comme Patrice Lumumba tentèrent de faire obstacle à l’alliance des modérés avec l’impérialisme belge et américain, mais il faut bien se résoudre à dire que cette alliance réactionnaire a été scellée dans et par le sang des radicaux dont notamment Lumumba.444 À la fin de l’année 1963, l’alliance anticoloniale et anti-néocoloniale était déjà brisée. Le maquis de Mulele actif grâce à la coalition insurrectionnelle des ethnies mbunda (ethnie de Mulele) et pende (celle de son compagnon Gizenga), voire l’assassinat du premier le 03 octobre 1968 finalisèrent la cassure du social révolutionnaire au Zaïre post-indépendant.445 L’expérience de Joseph-Désiré Kabila n’est qu’une réédition de la cassure du social populaire. Il suffit d’esquisser une sociologie de l’Alliance des Forces Démocratiques pour la Libération du Congo (AFDL) dont il était en tête pour s’en convaincre. En fait, cette alliance regroupait plusieurs mouvements factionnels, ignorés et latents, des troupes rebelles comme les gendarmes katangais, des alliés à l’instar des unités rwandaises, ougandaises, des « seigneurs de de la guerre » banyarwanda et banyamulenge446… Par la suite, la crise congolaise dut changer de face. D’une insurrection banale, elle connut une mutation en crise inter-étatique mettant en affrontement, deux coalitions régionales. L’on comprend facilement que l’AFDL était une coque sans moteur, une alliance sans de véritables liens et sans le social. En entrant triomphalement à Kinshasa en mai 1997, autant Moboutou était condamné à fuir le pays, autant Kabila était déjà aussi ligoté par son alliance fourre-tout. Ceci a sapé davantage le social des masses populaires qui se construit d’en bas.447 Cependant, l’expérience sans doute la plus poignante de la cassure du social est celle des mobilisations sociales ayant transformé en véritable poudrière, le Liberia dès les années 1980. 444

Jean-Claude Willame : Patrice Lumumba. La crise congolaise revisitée, op. cit. Ludo De witte : L’assassinat de Lumumba, op. cit. 445 Lire utilement à propos, Ludo Martens : Pierre Mulele ou la seconde vie de Patrice Lumumba, Berchem, Editions EPO, 1985, 384p. 446 Sur ce sujet, voir J.-C. Willame : Banyarwanda et Banyamulenge. Violences ethniques et gestion de l’identitaire au Kivu, Cahiers Africains, Zaïre année 90, 5, (25), Paris, L’Harmattan, 1997, 156p. 447 Dans cette perspective, avant sa mort en 2008, l’un des grands compagnons de lutte de Lumumba, C. Kamitatu, que j’ai déjà eu à citer plus haut a écrit un livre d’inspiration rythmique populaire et conviviale n’invitant qu’à une mobilisation de masse pour redresser le Congo-Zaïre : Kilombo ou le prix à payer pour rebâtir la R-D Congo, Paris, L’ Harmattan, 2007, 260p.

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Le Liberia C’est ce qui s’observe également avec la contre-révolution du sergentmajor Samuel Kanyon Doe qui, contrairement à Samuel Pearson, major de son état et qui voulait renverser le régime avant lui, a su profiter des liens de fidélité et de solidarité qui structuraient les membres de son ethnie krahn pourtant minoritaire démographiquement pour faire le coup d’État le 12 avril 1980. Il récupéra ainsi les alliances populaires déterminantes lors des émeutes du riz de 1980 construites par les étudiants, les lycéens, les ouvriers depuis la grève d’avril 1979, où le Mouvement pour la Justice en Afrique (MOJA) rural et urbain et le Parti Progressiste Populaire (PP) très urbain, jouèrent un rôle décisif pour le départ de William Tolbert et la chute de son régime au Libéria en Afrique de l’Ouest.448 Si le coup d’État de Doe opéra la rupture d’une longue tradition où depuis l’indépendance du Liberia en 1847, les Natives (populations africaines locales) prenaient pour une première fois le pouvoir en destituant les Settlers ou encore Congoes (nom péjoratif donné à l’oligarchie américano-liberienne ayant confisqué le pouvoir depuis l’indépendance), il inaugura aussi non seulement l’effondrement des bases sur lesquelles reposait la réussite économique et sociale liberienne depuis plus d’un siècle - cent trente-trois ans selon des observateurs avertis - mais aussi un cycle de violences infernales amenant à une guerre civile qui fit entre 150.000 et 200.000 morts sans compter des centaines de milliers de réfugiés.449 C’est l’un des processus de ce que j’appelle cassure du social ; c’est- à-dire la récupération, voire la répression anéantissante des coalitions, coordinations, unions qui structurent à la base les mouvements de masse, comme haute expression du social-objectivation, en les rendant populaires et décisives dans les luttes politiques. Pour mieux comprendre la cassure du social qui s’innscrit dans une lutte contre une autre nature du politique - le politique populaire - au Liberia, il faut partir de deux phénomènes : le régime Doe et le Front National Patriotique du Liberia (FNPL), unique mouvement rebelle au départ au régime en place. Le FNPL repose sur les ethnies gios, manos, krahns. Il faut dire tout de suite que les Krahns, ethnie de Doe, y sont dominants jusqu’à l’Armée (AFL). Le front est le pôle, voire le centre 448

Pour plus de détails, Anyang Nyongo : « Alliances populaires, militaires et contrerévolution au Liberia de 1980 à 1985 », Peter Anyang Nyongo (ed) : Afrique : la longue marche vers la démocratie. op. cit. pp : 53-108. 449 Voir, J.-M. Balencie - Arnaud de La Grange (eds) : Mondes rebelles. Guerillas, Milices, Groupes terroristes. L’Encyclopédie des acteurs, conflits & violences politiques, op. cit. pp : 668-692, pp : 668-669.

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d’élaboration de la cassure du social avec le pouvoir de Doe. Ce mouvement, en prétendant lutter contre le régime de Doe, a plutôt commis des exactions qui, non seulement l’ont fractionné, mais aussi l’ont fait davantage du social. Le 24 décembre 1989, il fut à l’origine d’une guerre civile dans les monts Nimba. S’il n’existe pas de façon patente lorsqu’il engage la lutte armée contre Doe, il a désormais une présence manifeste dès novembre 1985. Son fractionnement commence par des conjurés exilés en Côte d’Ivoire qui le fondèrent en remettant sa direction à Charles Taylor. Dès lors, le Front se transforma en une épouvantable machine de guerre et de gain d’argent tout en semant la mort. Il réunit dès 1989, 160 hommes dont notamment les Libériens, les Sierra-Léonais, voire des Gambiens. Pour ce faire, il évite de recruter ses combattants au sein des Krahns du président en place, il s’oriente plus sensiblement vers les Gios et Manos quand il faut dire que, Charles Chankay Taylor dont le père descendait d’esclaves américains et la mère de l’ethnie gio se sentait plus proche de cette dernière. La sodalité et la solidarité tribales furent d’ailleurs sans appel quand il faut dire que parti d’un noyau bien moins de 200 personnes, les effectifs du front ont accru en 1996 en atteignant 25000 hommes, malgré un nombre élevé d’enfants et de centaines de non libériens dont notamment les Sierra-Léonais, les Gambiens, les Burkinabé et les Ivoiriens. L’on peut aussi souligner que, malgré ce rapprochement avec l’ethnie gio, Taylor était plus près des Américano-Libériens. Ceci, ajouté à son esprit autoritariste, fut à l’origine des tensions internes du front où Gios et Manos hostiles à une présence affairiste des Américano-Libériens optèrent souvent pour des mutineries, des troubles, des scissions ayant des impacts violents et sanglants sur les populations et brisant toutes les véritables coalitions, unions susceptibles de naître d’en bas à l’instar du mouvement social partant du riz du début des années 1980. Il faut compter dans cette logique, les rebellions de Prince Johnson, Tom Woewiyu … S’agissant de celle de Prince Johnson (le « rebelle des rebelles»), elle prit appui sur les Gios, son ethnie et se construisit dans le cadre d’une nouvelle faction dont il fut co-fondateur suite au conflit qui l’opposa à Charles Taylor : le Front National Patriotique Indépendant du Liberia (FNPIL). Mais aussi, en même temps, Johnson resta hostile à Doe vu les violences qu’il perpétra à Nimba, en 1985. Il n’est d’ailleurs pas inutile de rappeler que suite à une embuscade qu’il tendit avec ses hommes à Doe, c’est Johnson qui tua ce dernier dans des conditions particulièrement atroces en représailles à ce que le sergent lui-même fit lors du putsch qui le porta au pouvoir.

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Une autre dissidence, le Conseil Révolutionnaire Central (CRC), est aussi une émanation du Front National Patriotique du Liberia. Ce fut la faction rebelle de Tom Woewiyu. Le CRC est devenu un acteur important dans l’imbroglio politique libérien grâce à une coalition : la «Coalition des forces». Celle-ci a permis à ses hommes de rejoindre la colonne ellemême coalisée s’étant emparée pour un court moment du Quartier Général (QG) du NPFL, Gbarnga vers la fin de la décennie 1994. Les Forces Armées du Liberia (FAL). Les FAL évoquent d’entrée de jeu, l’appellation de l’armée libérienne sous Samuel Doe. Effectivement, il s’agit d’une faction de cette dernière dont l’émergence est liée à la dynamique du conflit libérien. L’on comprend dès lors que c’est une faction dissidente coalisée des Krahns. C’est elle qui fut au centre des actes les plus abominables de la guerre civile, à l’instar des massacres de l’église Saint-Paul en juillet 1990 et de la plantation Firestone qui fit 564 victimes et plus de 700 blessés en juin 1993. Ce qui lui valut la renommée de sauvages indisciplinés. Forts de leur « krahnité », les soldats de l’AFL se chiffraient de 2000 à 3000 en 1995. Une autre coalition krahn qui se mit à disputer le pouvoir à Taylor et aux autres naquit et put profiter largement des armes modernes des soldats de l’AFL qui s’y positionnèrent au centre.

Le Mouvement Uni de Libération pour la Démocratie (MULD). Ce mouvement peut être considéré comme une opposition traditionnelle ou historique à Taylor. C’est également une faction krahn d’anciens dignitaires du régime de Doe qui le créèrent en Sierra-Léone voisine à la fin de la décennie 1990. Ainsi, si sa direction était dominée par les Krahns, la plupart de ses combattants étaient des Golas ou des Mandingués. Dès mai 1991, cette union lança des attaques armées contre le FNPL partant de ses bases sierra-léonaises et s’empara des comtés de Cape Mount, Bomi et une grande partie de Lofa constitutifs de ce que l’on a alors appelé « Tayorland ». Les effectifs de cette union pouvaient alors s’estimer à 10.000 hommes. Ce mouvement a rassemblé une diversité ethnique que certains analystes voient comme la source de son éclatement.450 Ceci est faux, car la pluralité ethnique implique nécessairement le multiculturalisme qui n’a jamais été en soi une mauvaise chose. Le véritable problème ici et ailleurs est l’instrumentalisation dont le social diffusé par la diversité tribale a été l’objet par un certain politique ligué contre les authentiques coalitions populaires ou de masse. Les hommes qui instrumentalisent ainsi l’ethnicité ont en réalité d’autres motivations qui sont les sources réelles des conflits fratricides qui cassent les véritables unions des masses comme l’atteste justement l’expérience 450

Voir, J.-M. Balencie - Arnaud De LA Grange (eds) : Mondes rebelles, op. cit. p : 687.

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libérienne où les rivalités personnelles et les questions d’argent ont factionné le Mouvement Uni de Libération pour la Démocratie en trois tendances : la faction « politique », la faction d’ethnie krahn et la faction d’ethnie mandingué.451 La faction dite « politique » a été l’œuvre de deux anciens proches de Doe : Raleigh Seekie et Adison Wion. Sans compétences et charisme politiques, et surtout aussi de moyens, ils ont fini par être marginalisés. D’autre part, avaient-ils réellement des programmes politiques ? La faction d’ethnie « krahn » avec 3.000 hommes avait pour base le Comté de Cape Mount. Polarisée autour de Roosvelt Johnson qui soutint un moment Seekie et décida d’évoluer seul, cette faction a notamment eu des appuis en Sierra-Léone. Vu le train de vie élevé de Johnson et ses manières contestées, les combattants de base se désolidarisèrent de lui. Roosvelt Johnson finit par faire figure de grand obstacle à la paix et fut suspendu en 1996. Ce cas est expressif d’une figuration : les ambitions personnelles et égoïstes - train de vie élevé - priment sur le social au nom du politique. La troisième tendance est la faction de d’ethnie mandingué. Dirigée par un Mandingué musulman Alhadji Kromah, cette faction grâce à la sodalité et la solidarité ethniques comptait sur sa base en Guinée. En vue de se présenter à l’élection présidentielle, Kromah opta pour une tactique de création d’une coalition : All Liberian Coalition Party (ALCOP). Mais, l’Ecomog finit par découvrir un stock d’armes caché dans son domicile en 1997 et ceci compromit ses prétentions électoralistes. D’autre part, Kromah s’avéra plus intéressé par le contrôle des réseaux de commercialisation du diamant dans l’ouest du pays. Les autres grandes factions qui ont émaillé la scène politique et la société globale libériennes ne se comprennent que dans les mêmes logiques de fractionnement du social au vu des prétendus hommes politiques dont les ambitions sont populistes et non populaires. Les mouvements factionnels tels que le Conseil pour la Paix au Liberia (CPL), la Force de Défense de Lofa (FDL), le Conseil de Rédemption de Nimba, les Forces de Défense Congo (FDC), etc. ont eu pour principaux acteurs des leaders, des hommes sans véritable projet de société, des réseaux, des coalitions et unions ethniques partant du FNPL où les Krahns sont restés incontournables dans le procès de la cassure du social en démultipliant des factions politiques rivales et conflictuelles opposant le plus souvent des frères de tribu pour des intérêts matérialistes, mondains et individuels. La structuration du politique par le haut va ainsi de pair avec l‘instrumentalisation des structures sociologiques qu’il

451

J.-M. Balencie - Arnaud De La Grange (eds) : ibid.

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s’agisse de la famille, de la religion et a fortiori de l’ethnicité dans la lutte du social contre le politique en Afrique noire contemporaine.452 Un autre phénomène explique ces procès qui entravent lourdement le développement et la progression de l’Afrique vers les libertés et l’autonomie : le mauvais cœur.

La sociologie du mauvais cœur En Afrique noire, le mauvais cœur est connu traditionnellement et historiquement par toutes les cultures. J’en esquisse tout simplement sa sociologie. Chez les Fang où l’on retrouve anthropologiquement les Bulu du sud-Cameroun, le mauvais cœur (mbia nlem) exprime le rapport hostile d’un frère envers l’autre ou entretenu entre les deux au village, en ville ou dans d’autres espaces comme l’économique, le politique, etc. Dans les rapports sociaux, le mauvais cœur est l’expression d’une haine apparemment fortuite, puisque sans cause visible, qu’exprime un sentiment de jalousie chez quelqu’un voyant d’un mauvais œil, la réussite de l’autre. Le mauvais cœur est certainement un fait d’observation partant d’une sociologie de la banalité, mais aux conséquences lourdes sur les projets individuels, collectifs, populaires, aux plans micro et macrosociologiques. Le mauvais cœur produit les discours de la haine, les comportements et les pratiques hostiles et violents. Parce que l’Africain n’aime pas voir son frère au-dessus de lui dans tous les domaines, il recourt de façon récurrente au mauvais cœur soit par l’usage de la sorcellerie désormais incontournable dans la recherche de l’intelligence du social africain, soit par celui des hécatombes et génocides. Entre autres, le mauvais cœur est certainement aussi au cœur des crises et guerres des deux Congo, du génocide rwandais, de la production du sang des martyrs dont j’esquisse aussi une sociologie plus haut. Car, les solutions qu’il inspire aux questions cruciales se résument souvent en des lapidaires formules du genre « Pas lui !.. Mieux vaut qu’on perde tous ». Et la guerre civile ou le génocide est enclenché. Le mauvais cœur est au centre de « la culture de la mort ». Dans cette perspective, il est à rechercher également dans les relations entre l’Afrique et l’Occident. Fait social d’une extrême banalité depuis nos villages, le mauvais cœur mérite désormais d’être sociologisé. Producteur des comportements et des pratiques de haine et de violence « gratuits» envers les autres - juste parce que vous estimez qu’ils vous dépassent -, le mauvais cœur a connu une dynamique avec la crise 452

Pour plus de détails, J.-M. Balencie-Arnaud De La Grange (eds) : op. cit.

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africaine de l’heure. Il est désormais par excellence, un fait du sousdéveloppement. Véhiculant l’esprit de haine, de jalousie et de négation de l’autre comme être dynamique, il est l’expression paroxystique de l’égoïsme, de la méchanceté, de la violence inutile, de la négation de l’altruisme et par conséquent du social. Or, il n’y a point de monde ou de société, de projet de vie ou de société sans altruisme.453 Le mauvais cœur nie le vivre-ensemble convivial et introduit le phénomène de l’antisocial, voire d’alterdéveloppement qui rassemble dans l’Afrique actuelle, tous ceux qui sont contre le développement même si ce terme circule toujours sur leurs lèvres. Foncièrement contre le social, il n’engage que des procès d’éradication de ce dernier. À l’aide de ses manifestations par une sorcellerie du mal, de la méchanceté et de la misère, le mauvais cœur est une bombe de destruction massive et ses implications négatives dans les questions de développement font à ce qu’il soit désormais pris en compte dans les analyses de ce dernier en Afrique noire contemporaine. C’est dans cette perspective qu’il mérite d’être intégré dans l’analyse pour comprendre davantage, les interminables coups d’État et guerres fratricides en Afrique noire (Angola, Congo Populaire, Congo-Zaïre, Liberia, Nigeria, Rwanda, Soudan, etc.). De même, le mauvais cœur fait que dans les villages africains, la plupart des frères ne s’entendent point - sauf pour dire et faire du mal aux autres -, même s’ils sont tous riches ou pauvres, de la même famille, du même clan, de la même ethnie…, de même par des haines viscérales qu’il cultive, il crée des situations de confusion, de conflits et d’affrontements dans les espaces économiques et politiques sous-tendus par des rivalités interpersonnelles qui dégénèrent le plus souvent en guerres civiles. La plupart des temps, les rivalités interpersonnelles ont pour socle des rivalités interethniques sur lesquelles viennent se greffer les facteurs extérieurs. Dans cet ordre d’idées, le mal africain est plus lié aujourd’hui à l’Africain lui-même qui ne veut pas transcender le mauvais cœur pour accéder au bon cœur et s’unir. C’est pour cela que dans certains espaces politiques, l’on peut dénombrer interminablement des mouvements armés contre le même pouvoir comme au Cabinda, au Liberia, mais aussi, des partis politiques consacrant tout simplement un multipartisme administratif ; c’est-à-dire cet espace politique où des multiples partis ne doivent leur existence que par une reconnaissance officielle par l’administration territoriale. L’on peut facilement vérifier l’hypothèse selon laquelle, le mauvais cœur est à l’origine des guerres fratricides qu’on appelle guerres civiles dans les 453

Lire utilement à propos, M. Ricard : Plaidoyer pour l’altruisme. La force de la bienveillance, Paris, Nil éditions, 2014, 917p.

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pays comme le Liberia avec les Krahns, l’Angola, le Congo-Zaïre avec les Bacongos, etc. Le mauvais cœur cohabite avec ce que l’anthropologue néerlandais Kees Schilder appelle dans une monographie sur les Mundang de Kaélé dans l’extrême-nord du Cameroun, « self esteem ».454 L’estime de soi qui pousse à dire que tel ne peut pas être au pouvoir tant que je suis là, il ne peut pas commander notre noble ethnie : c’est un « esclave », il ne connaît rien plus que moi… D’ailleurs, n’est-ce pas ce qui a motivé les gens comme Mobutu, Bokassa, etc. à perpétrer les coups d’État ? L’espace politique africain devient dès lors un bourbier, le lieu des putschs variés, des mouvements armés, des partis politiques infinitésimaux. C’est le lieu du pervers infernal auquel le social tente toujours d’apporter des réponses populaires à travers la société civile. Ceci s’observe en Afrique noire contemporaine à travers de nouveaux mouvements sociaux où les structures sociologiques de nature syndicale jouent un rôle moteur.

Le syndical et le civil D’une manière générique, le mouvement social que connaît l’Afrique subsaharienne durant la décennie 1980 repose aussi et surtout sur les forces syndicales qui deviennent à l’évidence, le fer de lance des sociétés civiles. L’on peut parler des dynamiques de ces dernières mues par une vitalité du social perceptible dans les alliances, les associations, les unions syndicales, les coalitions455 qui soudent et constituent le souterrain des mouvements sociaux déconstruisant les autoritarismes, les logiques tyrannocratiques et monarchiques. Hormis en Côte d’Ivoire, en Guinée, au Cameroun durant la lutte anti-coloniale, les forces syndicales et les sociétés civiles n’ont plus joué un rôle aussi important pour l’avènement des sociétés nouvelles en Afrique au sud du sahara. À l’observation, la cause de ce nouveau mouvement social n’est ni économique ni politique comme vu plus haut, elle est de nature éthique et culturelle. Les logiques massificatrice et unicitaire, monocratique et autoritariste qui expriment fortement des monarchies tyrannocratiques lassent les peuples africains depuis les années 1960 que les nouvelles élites dirigeantes les construisent. Ces élites qui ont le pouvoir de faire et de dire ne comprennent pas que de plus en plus, elles sont déconnectées 454

K. Schilder : Quest of self esteem : State, islam and Mundang ethnicity in Northern Cameroon, African Studies Centre, Leiden, Research Series 1994/3, 1994, 297p. 455 Voir à propos dans une moindre mesure, M. Ben Arrous : Coalition, dispersion. Un mouvement démocratique en Afrique de l’Ouest « francophone », 1988-1996, Dakar, CODESRIA, 2003, 153p.

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de la vie quotidienne de leur pays. Surtout, elles ne réalisent pas qu’elles ont subi une véritable mutation anthropologique ayant fait d’elles, de « nouveaux bien-pensants » au moralisme confortant le politiquement ou le théoriquement « correct ». Or, celui-ci induit un dangereux « entre soi » à même de susciter un social-objectivation dont l’issue fatale se résume en de multiples incivilités sociales.456 C’est la re-naissance de la logique insurrectionnelle et émeutière visant à déconstruire l’ordre politique dominant des années 1980, comme on vient de le vivre avec le départ, en cours de mandat, de Compaoré au Burkina Faso. Je parlerai d’abord du Bénin qui reste un pays pionnier du renouveau du mouvement de démocratisation de cette période à travers une invention politique africaine : La Conférence Nationale Souveraine dont les assises ont eu lieu à Cotonou du 19 au 28 février 1990.457

Le Bénin L’action syndicale a toujours été redoutée par le pouvoir qui l’a toujours liée à la déstabilisation politique au Bénin. Et comme dans tous les régimes autoritaristes africains à parti unique, dès 1972 le gouvernement marxiste de Mathieu Kerekou réduisit le syndicalisme à une structure unique : l’Union nationale des Syndicats des Travailleurs du Bénin (UNSTB). Ceci s’entendait dans un processus de massification sociale ayant banni toutes les associations des jeunes ou à caractère politique. Hormis la tolérance de la Croix-Rouge, du Croissant-Rouge, de certaines associations caritatives, confessionnelles, voire les scouts. L’on peut néanmoins noter quelque temps avant la fin du règne Kerekou, une émergence des organisations et associations ethniques régionales dites de développement qui n’est pas le propre du Bénin, mais de toute l’Afrique de l’Ouest durant la décennie 1980.458 Tout part de la fin de la deuxième moitié de cette période où les retards dans la paie du traitement des fonctionnaires et le manque de liquidités dans les banques précipitent les événements. Ajouté à ceci les duretés du premier Programme d’ajustement structurel (PAS), des grèves

456

Ce raisonnement m’est inspiré par Michel Maffesoli, à propos de la crise actuelle. Pour plus de détails, voir M. Maffesoli, H. Strohl (eds) : Les nouveaux bien-pensants, Paris, Editions du Moment, 2014, 211p. 457 Sur les conférences nationales en Afrique, lire Fabien Eboussi Boulaga : Les conférences nationales en Afrique. Une affaire à suivre, Paris, Karthala, 1993, 229p. 458 Voir à propos, J.-P. Jacob, P. Lavigne Delville (eds) : Les associations paysannes en Afrique. Organisation et dynamiques, Paris, APAD-Karthala-IUED, 1994, 307p.

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sauvages ont envahi les espaces urbains béninois.459 Au centre de ce mouvement naissant, le Syndicat National de l’Enseignement Supérieur (SNES) se positionna et devint rapidement un pôle d’attraction et d’imitation pour les autres formations syndicales. Un projet du mouvement syndical aux allures d’un véritable mouvement social vit le jour avec des objectifs nationaux. Et tout alla très vite : des revendications salariales aux exigences politiques, il n’y eut qu’un pas. L’engagement politique des syndicats amena le régime à la chute. Florent Valère Adégbidi et Jean Sourou Agossou : Le nouveau mouvement syndical béninois s’est révélé comme une véritable force sociale capable de faire montre de vitalité et de patriotisme devant le délitement total qui menaçait le pays.460

Ceci valut aux dirigeants syndicalistes une reconnaissance populaire ayant amené les participants à la conférence nationale d’élire deux leaders syndicaux au niveau du bureau de la conférence dont l’un a été notamment vice-président de ces hautes assises. Au Bénin du « Renouveau démocratique », malgré les contradictions et problèmes traversés par le syndicalisme (manque d’une véritable représentativité des travailleurs, cooptation des élites et leaders syndicaux - « élitocratie » - corruption, etc.), ce que l’on y appelle « SMIC démocratique» aujourd’hui est le résultat de l’activisme du plurisyndicalisme se confondant à une expression plurielle de revendications. Ceci a été dû à l’imitation du SNES par d’autres formations syndicales. Sociologiquement, le phénomène de l’imitation comme fondement des relations humaines cher à Gabriel Tarde y est au centre du mouvement social. Il exprime la mobilisation des autres acteurs sociaux vers les objectifs du syndicat national de l’enseignement supérieur en créant une synergie. Cette synergie à son tour remplit les fonctions d’une socialité à l’instar des coalitions, des unions, des associations…En se référant une fois de plus à Gabriel Tarde, ce cas permet de comprendre que les hommes s’imitent en permanence sans toutefois s’en rendre compte. 461 Dans certains contextes historiques comme celui-ci, ils s’en rendent bien compte par le social-objectivation et en profitent pour créer, inventer et passer à l’action insurrectionnelle pour déconstruire l’ordre dominant. Il en est de même au Mali.

459

Voir à propos, R. Banégas : « Mobilisations sociales et oppositions sous Kérékou », Le Bénin, Politique Africaine, (59), Paris, Karthala, 1995, pp : 25-44. 460 F. Adegbidi, J.S .Agossou : « Le Bénin. Le défi », Gérard Kester et Ousmane Oumarou Sidibé (eds) : Syndicats africains. À vous maintenant ! op. cit. pp : 157-181, p : 164. 461 G. Tarde : Les lois de l’imitation, Paris, Kimé, 1993, (1890), 428p.

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Le Mali Sous la brume qui envahit la ville de Bamako en ce matin du 14 février 1994, je suis dans un mini bus de l’Institut des Sciences Humaines du Mali avec des collègues de nationalités diverses (allemande, belge, française, néerlandaise, béninoise, burkinabé, ivoirienne, sénégalaise…) pour aller suivre à l’École Normale Supérieure, les cérémonies d’ouverture du colloque international sur Les Sciences Sociales et l’Expertise en Développement présidées par madame Konaré, première dame du Mali à l’époque. À la sortie de l’hôtel où nous avons passé la nuit, le mini bus tenta de s’engager dans un boulevard, mais dut effectuer un léger bond forcé en avant afin de s’immobiliser. Devant nous, une cohorte de jeunes de 12 à 20 ans marchent pancarte en main. Ma position dans le mini bus ne permet pas de lire convenablement ce qui est écrit sur certaines de ces pancartes. Mais une bousculade des marcheurs par des policiers enthousiastes permet d’identifier une ou deux pancartes : « Nous voulons plus de démocratie à l’école ». Le climat social qui m’accueille au Mali est par conséquent celui d’un pays dans la spirale des mouvements sociaux qui avaient renversé le régime tyrannocratique de Moussa Traoré le 26 mars 1991. Durant les trois jours passés à Bamako et en marge du colloque, j’ai causé et discuté avec des collègues maliens des mouvements sociaux en cours non seulement chez eux, mais aussi dans toute l’Afrique de l’Ouest. Leur idée unanime : le 26 mars 1991 est une grande date dans l’histoire récente du Mali, de son syndicalisme et de sa société civile. La lecture de la chute de Moussa Traoré apprend à comprendre dans ce pays que rien ne sera plus comme avant. D’ailleurs, le président actuellement en exercice, M. Alpha Oumar Konaré, historien de son état, sait très bien qu’il n’est qu’un maillon d’une chaîne transitaire dont l’histoire du Mali attend un résultat précis avant de passer le témoin. C’est un mouvement irréversible pour toute l’Afrique de l’Ouest. C’était tout dire. Et tenter de comprendre ce qui s’est passé au Mali à la fin de la décennie 1980 amène résolument au cœur d’une société civile qui a fait des coalitions insurrectionnelles, l’arme d’un combat démocratique. La passion monarchique s’y est traduite par une restauration autoritaire dans un contexte où l’exigence populaire de démocratisation était effectivement plus forte. Du mois de décembre 1990 au mois de mars 1991, un mouvement démocratique rassemblant élèves et étudiants, mouvements de jeunes, les compressés des PAS, les syndicats et autres structurent une société civile qui va organiser des marches, des rencontres, utiliser la presse privée pour dénoncer la tyrannocratie du général Moussa Traoré. Le social-objectivation s’est traduit au Mali par une révolte des petits commerçants qui embrasa la totalité sociale. Le social-objectivation est le 296

degré paroxystique d’une prise de conscience qui se confond à l’engagement pratique d’un combat. Ceci explique le paradoxe que l’on peut observer dans l’expérience malienne ayant amené l’Union Nationale des Travailleurs du Mali (UNTM), unique centrale syndicale acquise au régime milataro-marxiste à se tourner contre ce dernier à qui elle devait certainement sa création. Non satisfaite des négociations engagées avec le régime, l’UNTM lança un mot d’ordre de grève générale pendant 48 heures du 08 au 09 janvier 1991. Une autre grève illimitée celle-là connut cependant une limite le 26 mars avec la déposition de Moussa Traoré. En effet, la focalisation de l’UNTM sur les exigences salariales était non seulement un piège tendu au régime qui traduisait une stratégie de lutte, mais aussi une affirmation de l’identité syndicale en posant, entre autres comme conditions : une augmentation générale des salaires de 50%, le rappel de tous les avancements, la paie des salaires en fin janvier 1991 à leurs nouveaux indices (1987-1990). Après les évènements du 24 mars qui s’étaient soldés par des tueries dont le régime dictatorial était le seul responsable, l’UNTM prit également ses responsabilités historiques en se posant résolument comme coordinatrice des organisations et mouvements insurrectionnels. L’on peut noter les diverses associations, des groupes organisés comme l’Alliance pour la Démocratie au Mali (ADEMA) et le Congrès National pour l’Initiative Démocratique (CNID) qui s’activèrent aux côtés de la centrale syndicale. Ce registre intègre des associations des jeunes : Association des Initiateurs et Demandeurs d’Emploi (ADIDE), Association des Jeunes pour le Développement et le Progrès (AJDP), Jeunesse Libre et Démocratique (JLD), mais aussi le religieux avec l’Église catholique, le judiciaire avec le Barreau. Cette énumération n’est pas complète en laissant de côté l’Association des Elèves et Etudiants du Mali (AEEM) dont la frange a certainement continué de manifester comme je l’ai vu plus haut à Bamako en février1994, les femmes et les autres associations étant descendues spontanément dans la rue en transformant cette dernière en véritable actrice durant ces années de braises. Plus important, et une fois de plus, l’expérience malienne est encore très édifiante du social-objectivation, une catégorie de jeunes officiers participe de façon déterminante à la logique insurrectionnelle de coalition ou d’appui aux manifestants en déposant dans la nuit du 26 mars 1991, le général Moussa Traoré. Ainsi, le nouveau mouvement social malien est une expérience spécifiquement riche pour l’intelligence du social dans les mobilisations populaires. Une révolte non initiée au départ par la centrale syndicale finit par être orchestrée par cette dernière. L’UNTM se mit à l’avantgarde du changement en devenant un acteur politique incontournable. Comme pôle de cristallisation de tous les mouvements contestataires

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durant la transition, le syndicat coordonne toutes les personnes descendues dans la rue pour manifester contre la mauvaise gestion, les détournements et le népotisme, voire une société civile en étendant ses compétences jusqu’au politique. Après le Mali, le Togo offre également une expérience intéressante de mouvements sociaux où la société civile a joué un rôle majeur dans l’avènement de la démocratisation à la fin de la décennie 1990.

Le Togo Le Togo est un pays qui est, il faut bien le dire, un modèle de production du pervers en politique en Afrique noire depuis les «indépendances ». C’est lui qui, en 1963, 1967, y inaugure le phénomène de coups d’État militaires déjà évoqué plus haut. C’est lui qui, également, réussit la première succession monarchique en 2005 avec l’accession au pouvoir de Faure Gnassingbé Eyadema, suite à la disparition de son père.462 À peu près comme le Cameroun sous Ahidjo, le Togo a été régi par une législation d’exception pendant douze ans et a connu vingt et un ans durant, le monolithisme. Ceci permet de se demander si réellement au Togo de la permanence des conflits électoraux, la démocratie est impossible ?463 Les syndicats y sont intimement liés à la colonisation. En témoigne, la création de l’Union des syndicats du Togo (USCT) en 1947. Jusqu’en 1951, l’USCT était une filiale de de la CGT française avant de faire partie de l’Union Générale des Travailleurs d’Afrique Noire (UGETAN) et devenir en 1959, l’Union Nationale des Travailleurs Togolais (UNTT). L’on peut dire à cette époque que la société civile, à travers les syndicats, était plus impliquée dans la lutte pour l’« indépendance », les syndicats n’ayant pas défendu des intérêts spécifiquement professionnels compte tenu du contexte politique. Il faut attendre la crise de la décennie 1980 pour voir une restructuration de la société civile par les syndicats ayant connu une période morte de 1967 à 1979, pendant le long règne d’Eyadema. Les manifestations contre le régime commencent dès la deuxième moitié de la décennie 1980. En 1986, il y eut trois faits qui n’étaient pas 462

Sur ce sujet, lire l’ouvrage partisan et superficiel de Charles Debbasch : La succession d’Eyadema. Le perroquet de Kara, Paris, L’Harmattan, 2006, 190p. 463 Voir à propos, Têtêvi Godwin Tété-Adjalogo : Histoire du Togo. Le coup de force permanent (2006-2011), Paris, L’Harmattan, 2012, 526p. Jonas Siliadin : Togo. Démocratie impossible ? Paris, L’Harmattan, 2014, 148p.

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des indicateurs négligeables : un attentat à la bombe, une distribution des tracts dits subversifs, une attaque armée par des individus non identifiés venus de l’extérieur. Dans un contexte de mesures drastiques imposées par la Banque mondiale et le F.M.I pour endiguer la crise économique qui secoue toute l’Afrique, le parti-État togolais devint de plus en plus impopulaire par des mesures qu’il impose aux populations comme la création de l’impôt de solidarité à des fins de sécurisation dans l’immédiat, de l’autosuffisance alimentaire. L’institution de cet impôt, malgré sa vision à court terme, fut jugée autoritaire et se transforma rapidement en un objet de contestation. Sur cette logique, les aménagements politiques des années 1980 sous la houlette du parti unique furent marqués, aux yeux du peuple, par un sceau d’impopularité nécessitant une seule réponse par « le monde d’en bas » : l’insurrection. Si la période 1980-1990 consacre le déclin du parti unique au Togo, la société civile va s’engager dans le train des démocratisations que connaît l’Afrique à la fin de la décennie 1980 par une forte exigence de la liberté d’expression à travers les journalistes et les avocats, voire la liberté d’association. Ce fut le 05 octobre 1990 qu’une manifestation d’envergure eut lieu pendant le procès des jeunes accusés d’avoir distribué les tracts déjà évoqués. Les mouvements de contestation variés vont désormais traverser l’espace social togolais jusqu’aux mois de février et mars 1991. Le pouvoir se vit obligé de signer un accord avec l’opposition qui mettait un terme au système du parti unique, tout en suspendant encore en cours de mandat, l’Assemblée nationale. Dès lors, d’autres partis politiques concurrents et associations civiles pouvaient être créés et fut acquis, le principe de la convocation d’une conférence nationale le 08 juillet 1991. Du mois de juin 1991 à la fin de l’année 1992, plus de 60 partis politiques connurent une existence officielle, tandis que d’octobre 1990 à juillet 1992, 150 associations pouvaient être dénombrées. La centrale syndicale unique (CNTT) par son inféodation au pouvoir se fit dénoncée et connut une désolidarisation d’avec la majorité des syndicats de base. Ainsi, de nouveaux syndicats virent le jour en clamant leur indépendance vis-à-vis de la CNTT. Ils se regroupent en de nouvelles centrales. Ce groupisme donne lieu à trois importantes nouvelles structures : l’Union Nationale des Syndicats Indépendants du Togo (UNSIT), la Confédération Syndicale des Travailleurs du Togo (CSTT), le Groupe de Syndicats Autonomes (GSA) en coalition avec le Syndicat des Banques (SYNBANK) et le Syndicat des PTT (SYLPOSTEL). Cette coalition multiplie des revendications sociales et forme à court terme le Collectif des Syndicats Indépendants (CSI) très déterminant dans les mobilisations populaires d’avant les assises de la conférence nationale. Comme on l’a vu au Bénin, des leaders syndicaux seront choisis pour diriger les diverses commissions de la conférence. 299

L’année 1992 est la figuration d’un espace syndical togolais traversé par deux camps. Celui du CSI hostile à l’ancien système, et celui du RPT ancien parti unique et la CNTT qui lui est toujours restée fidèle. C’est une véritable polarisation, mais bénéfique au pluralisme syndical et à la dynamique de la société civile. Le pays est dans une insécurité sans pareille, la formation d’un nouveau gouvernement est une urgence de l’heure ; pour ce, le 16 novembre 1992, le CSI lance le mot d’ordre d’une grève illimitée largement suivi par les travailleurs togolais. La CNTT rejoignit à demi la CSI dans la mesure où elle était d’accord avec l’idée de la grève, mais pas au niveau de sa dimension illimitée. Les nouveaux syndicats qui naquirent après le 16 novembre et qui se rassemblèrent en une Union Générale des Syndicats Libres (UGSL), indépendante de la CNTT, se prononcèrent aussi contre le caractère essentiellement politique de la grève, priorisant les problèmes et les intérêts des travailleurs liés malheureusement à une solution politique. D’autres structures émergèrent par la suite comme la Confédération Générale des Cadres du Togo (CGCT)… L’expérience togolaise montre que les syndicats inféodés à la CNTT ont eu de 1969 à 1990, un rôle minable dans les mouvements de remise en cause de l’autoritarisme, de la tyrannocratie et de la monarchie durant cette période. En revanche, c’est en 1990 qu’un certain pluralisme syndical, voire la société civile, amène la démocratisation et le pluralisme politique.464

La Tanzanie La Tanzanie est un pays qui a connu l’apport décisif de la société civile à travers le mouvement syndical dans la lutte anticoloniale comme la plupart des pays africains. Mais contrairement à ces derniers, c’est le pays des exceptionnalismes. Exceptionnalisme géographique, c’est le pays qui, jouxtant relativement avec l’Afrique australe, les Grands lacs et l’Océan indien, intégrant l’insulaire (Zanzibar, Pemba et Unguja), a une territorialité fortement hétéroclite. L’autre exceptionnalisme se trouve dans les identités plurielles qui combinent les continentaux et les insulaires, les animistes, les chrétiens et les musulmans; tout ceci convergeant vers un exceptionnalisme culturel qui est aussi la configuration d’une cohabitation complexe entre Arabe, Bantou, 464

Pour plus de détails, voir : Michael Bratton and Nicolas Van de Walle : « Popular protest and political reform in Africa », Comparative Politics op. cit., mais surtout, Nadedjo Bigou-Laré : « Le Togo. La logique historique », Gérard Kestler et Ousmane Oumarou Sidibé (eds) : Syndicats africains. À vous maintenant ! op. cit. pp : 371- 402.

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Européen, Indo-Pakistanais, Swahili. Enfin, il faut noter l’exceptionnalisme politique : partant du social africain, la Tanzanie est pour moi, le seul pays au sud du Sahara qui a véritablement tenté une création du politique. Ceci lui a valu une remarquable stabilité l’ayant mise à l’abri des coups d’Ẻtat, ce qui se passa à Zanzibar trois ans après l’indépendance proclamée à minuit le 08 décembre, donc le 09 décembre 1961 où le régime de Saïd Jamshid fut renversé par une insurrection populaire dirigée par Abeid Karume en janvier 1964 se situe bien avant la naissance de la fédération tanzanienne qui vit le jour le 26 avril 1964. S’Il faut dire que Karume instaura dans l’Ẻtat fédéré de Zanzibar un régime tyrannocratique qui amena à son assassinat en 1972, la société globale tanzanienne - l’Ẻtat fédéral - a donc cette particularité d’avoir connu jusqu’à aujourd’hui, une accession pacifique au pouvoir de trois présidents civils qu’elle a connus : Nyerere, Mwinyu et Mkapa. Ces exceptionnalismes ont certes permis à la Tanzanie et ses dirigeants, notamment Julius K. Nyerere, d’innover, d’inventer, de créer le politique à partir des structures sociologiques locales. En effet, la Tanzanie a mis sur pied un modèle de développement original et spécifique qui, partant du social a contribué à l’invention du politique comme institutionnalisation de l’inédit, construction d’ensemble malgré les contradictions et l’hétérogénéité de l’espace social.465 La Déclaration d’Arusha par Julius Nyerere en 1967 est le document fondateur de la révolution tanzanienne qui a reposé sur un socialisme inspiré des communautés villageoises africaines. Si en passant le pouvoir à Ali Hassan Winyi en novembre 1985, le bilan du modèle tanzanien dont on a tellement parlé et fait l’éloge466 n’était pas une réussite complète, il était tout de même très significatif par rapport à d’autres pays africains dans les domaines aussi fondamentaux que la santé populaire, l’alphabétisation des masses et surtout la lutte pour le maintien d’une sécurité alimentaire en terme d’autosuffisance.467 Cependant, si le modèle tanzanien d’inspiration d’abord africaine en dépit de ses rapprochements avec le socialisme chinois, a inauguré une expérience qui mérite pour moi d’être méditée, critiquée, recréée et poursuivie par les Africains aujourd’hui, c’est qu’il n’a pas pu être mené à bout en 24 ans. Certes, 24 ans ce n’est pas 24 jours. Mais, il faut retenir qu’il s’est agi d’une trajectoire développementiste qui, en fait ne plaisait pas à l’impérialisme, et était un processus ayant mis par conséquent le 465

Voir à propos, Denis-Constant Martin : Tanzanie. L’invention d’une culture politique, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques & Karthala, 1988, 318p. 466 Bernard Joinet (Prêtre en pays socialiste) : Le soleil de Dieu en Tanzanie, Paris, Cerf, 1977, 164p. 467 Lire à propos, B. Joinet : Tanzanie : manger d’abord (Méridiens), Paris, Karthala, 1981, 261p.

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libéralisme à l’affût en attendant sauter sur le pays et le stranguler dès la moindre occasion qui fut la crise économique des années 1980. Selon cette logique, le départ de Nyerere en 1985 s’est accompagné d’une véritable irruption de la Banque mondiale et du FMI qui ont fini par prendre la Tanzanie en otage en la mettant dans le cercle vicieux de l’ajustement permanent tout en violant son imaginaire.468 Cependant, il faut reconnaître que le pays du socialisme ujamaa a connu comme tous les autres États africains, la massification sociale dont la grande résultante a été le monolithisme ayant pour corollaire l’enfermement et l’étouffement. Ceci s’est traduit par la domination d’un parti hégémonique unique, la Tanganyika African National Union (TANU), qui a inféodé un mouvement syndical ayant promu une démocratie industrielle au terme de la lutte anticoloniale. Le syndicalisme perdit dès lors son autonomie : la Tanganyika Federation of Labour, (TFL) fut choisie par le pouvoir pour rester l’unique structure syndicale à laquelle d’autres devaient s’affilier. Suite à la « révolution » zanzibarite qui amena Karume au pouvoir dans l’Archipel, le gouvernement par méfiance fit remplacer par décret la TFL par un syndicat unique : la National Union of Tanganyika Workers (NUTA) qui adhéra à la TANU, parti unique. Les dirigeants syndicaux, le secrétaire général et son adjoint furent cooptés par des nominations par le président du parti au sein du gouvernement. La même évolution s’observa du côté de Zanzibar avec l’Afro-Shiraz Party (ASP) au pouvoir depuis le coup de force de janvier 1964 qui phagocyta la Federation of Revolutionary Trade Unions, (FRTU) en 1966. En dépit de l’existence de deux partis politiques, la TANU pour la Tanganyika continentale et l’ASP pour l’Archipel, dès 1967 s’observa une Tanzanie ayant opté pour l’autonomie et le socialisme. En 1977, les deux partis fusionnent au sein d’un parti unifié ou unique : le Chama Cha Mapinduzi (CCM).469 Fin 1980, le syndicalisme fut systématiquement sous le contrôle du CCM, parti hégémonique, dominant et unique. Le monolithisme et la massification sociale entraînèrent la fragilisation du « modèle » et les pratiques du socialisme africain se heurtèrent à des écueils variés : une sous-estimation et une gestion autoritariste des problèmes, une croissance démographique mal maîtrisée, une pénurie criante des cadres compétents, une déliquescence des services publics, la dynamique d’une bureaucratie omnipotente et budgétivore, l’irresponsabilité des chefs administratifs et la corruption, l’émergence d’un secteur para-public onéreux, la multiplication d’erreurs dans les stratégies économiques qui finirent par désenchanter les masses 468

Sur cette problématique en Afrique, lire Aminata Traoré : Le viol de l’imaginaire, Paris, Fayard/Actes Sud, 2002, 206p. 469 Parti de la révolution ou de la libération.

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rurales, une baisse drastique de la production agricole, des chocs pétroliers récurrents sur fond de sécheresse, le recours permanent et abusif aux emprunts extérieurs entraînant à son tour une dette et une dépendance accrues.470 La crise évoquée partant de la fin de la décennie 1970 connut une aggravation dès la première moitié des années 1980 par une période extrêmement difficile marquée par les magasins vides, des queues d’une longueur frustrante pour acheter des vivres. C’est le moment où le gouvernement entrait en guerre contre les revendeurs de denrées à des prix plus élevés par rapport aux prix officiels. L’idéologie socialiste connut également dès lors, les premières remises en cause par certains. Le gouvernement s’engagea à la lutte contre la crise économique par le recours à des programmes d’ajustement dont notamment le Programme national de survie économique (PNSE) qui s’est étalé de 1981 à 1983 et les Programmes d’ajustement structurel (PAS) de 1982 à 1985. Ces mesures n’ont pas amélioré la situation du pays. Elles ont plutôt entraîné des critiques selon lesquelles le gouvernement était incapable de prendre des mesures d’ajustement à même d’endiguer la grave crise qui secouait le pays. Ceci entraîna des réticences de la part des donateurs ayant abouti à un manque de soutien : ce que j’entends par strangulation du pays. Devant cet état de choses, les conditions d’octroi d’aide à travers les PAS par la Banque mondiale et le FMI ont trouvé auprès de Julius Nyerere une désapprobation qui l’a certainement poussé à la démission en 1985. Cette année marque ainsi la fin de l’expérience tanzanienne d’un modèle de développement à l’africaine dont l’inspiration idéologique socialiste a relativement réussi non pas parce qu’elle partait du marxisme ignoré des populations locales, mais plutôt au vu de son ancrage aux structures sociologiques de leurs villages. Il y a eu une inculturation de l’idée du socialisme à la réalité sociologique des villages tanzaniens reposant sur les familles étendues : ujamaa. Il faut noter qu’au lendemain de l’indépendance de la Tanganyika en 1961, le mouvement syndical y est resté très actif. En 1963, une forte contestation syndicale fait observer 85 grèves entraînant une perte de 77. 195 journées de travail.471 C’est dire que sous Nyerere, le syndicalisme a seulement été bâillonné et verrouillé. Il est resté comme le social dont il est l’expression forte, un volcan toujours actif en sourdine. Et dès 1982, une demande pour plus d’autonomie syndicale vit le jour. Au terme des élections de 1989, la même demande pour l’autonomie des travailleurs, devenue plus pressante en 1984, réapparut. Et l’année

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Pour plus de détails, Jean- Marc Balencie – Arnaud de La Grange (eds) : Mondes rebelles, op. cit. p : 1026. 471 Denis-Constant Martin : Tanzanie. L’invention d’une culture politique, op. cit. p : 52.

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suivante, lors de l’adoption du multipartisme en 1990, l’autonomie syndicale fut reconnue.472 L’autonomie des travailleurs demandée devait avoir un contenu spécifique : Développer la démocratie pour les travailleurs et leurs organes représentatifs ; contribuer au développement rapide de l’économie nationale; promouvoir le développement social ; notamment une amélioration du niveau de vie des travailleurs ; maintenir l’unité des 473 travailleurs.

D’autres propositions demandèrent au gouvernement de légaliser le droit de grève, même les grèves de solidarité. Bref, ce processus aboutit à une refonte structurelle syndicale. Une nouvelle Constitution syndicale fut préparée à cet effet et le 20 août 1991, l’Organization of Tanzanian Trade Unions (Ottu) fut créée. D’une manière générale, l’on peut noter que les processus de transition s’effectuent jusque-là paisiblement en Tanzanie. Les coalitions, fusions n’ont pas manqué partant même de la république fédérative dénommée Tanzanie. Le Civic United Front (CUF), Front civique uni, principal parti d’opposition d’obédience musulmane est né en décembre 1992 par la fusion entre un parti du continent constitué en 1991 par James Mapalala, Civic Movement et un Comité pour la défense des droits et des libertés fondamentales des Zanzibari, appelé encore Kamahuru fondé en 1992 par Seif Shariff Hamad et Shaaban Mloo. Cette formation poursuit un certain nombre d’objectifs dont entre autres : la recherche non de l’indépendance, mais d’une large autonomie de l’Archipel au sein de la fédération, la reconnaissance de l’identité zanzibarite, le renforcement des liens historiques avec les pays du Golfe, une diplomatie propre à l’Archipel sur le plan international. Aussi, l’action syndicale menée rigoureusement ne sombre pas jusque-là dans la dérive d’une violence obscurantiste. La voie choisie pour l’atteinte des objectifs assignés privilégie encore la négociation et la non-violence prônée jadis par le premier président de la république Julius K. Nyerere. C’est ainsi qu’un seul syndicat a été le pôle de promotion de l’unité des travailleurs. Cette nouvelle structure, Ottu, rassemble 17 secteurs professionnels dont 09 du côté continental et 08 à Zanzibar. Afin de promouvoir la démocratie, le syndicat a épousé l’organisation 472

Samuel E. Chambua : « Tanzanie. Un peuple désemparé » (traduit de l’anglais par Hélène Boender Quiniou), Gérard Kester et Ousmane Oumarou Sidibé (eds) : Syndicats africains. À vous maintenant ! op. cit. pp : 341-370, p : 349. D’autres auteurs situent l’avènement de ce multipartisme au mois de mai 1992, voir Jean-Marc Balencie – Arnaud de La Grange (eds) : Mondes rebelles, ibid. 473 Samuel E. Chambua : ibid.

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suivante : congrès national, conseil général, comité directeur national et des comités directeurs par secteur régional, sur le plan global national. Sur le plan régional, il faut compter le congrès régional, le comité directeur régional et des comités directeurs par secteur régional. Enfin, au niveau du district il y a le congrès de district, le comité directeur de district et des comités directeurs par secteur de district. Le lieu de travail en tant que tel comprend : une assemblée générale annuelle et un comité directeur par section. Les syndicats structurant l’Ottu apparurent de 1992 à 1995. En août 1992 deux phénomènes rendirent mitigée cette évolution syndicale vers la démocratie : les élections des cadres de l’Ottu et les onze syndicats sectoriels constitutifs de la structure changèrent le nom de tutelle qui devint : Tanzanian Federation of Trade Unions (TFTU), Fédération syndicale de Tanzanie. Mais le décret de reconnaissance officielle de l’Ottu n’étant pas encore abrogé, l’existence parallèle de la TFTU devient un problème qui obstrue la dynamique organisationnelle des travailleurs. Cependant, ceci n’a pas empêché un réveil de la société civile après le long sommeil du monolithisme à travers l’action syndicale, déterminante dans le nouveau processus de démocratisation amorcé au début de la décennie 1990. Ainsi, en mars 1994 et depuis 1964, une grève générale fut organisée pour la première fois afin d’obtenir une augmentation des salaires. Dans l’expérience tanzanienne, il faut rappeler que la libération du mouvement syndical de la tutelle du parti-Ẻtat CCM est une conséquence de la démocratisation qu’une cause comme on l’a vu plus haut, ailleurs. Ceci se comprend à la lumière de la négociation et de la non-violence privilégiées par les processus socio-politiques en Tanzanie. L’expérience tanzanienne montre dans l’action des travailleurs, l’existence d’une véritable culture politique inventée faisant exister la démocratie au travail. Le modèle de développement a vraiment mis l’accent sur l’éducation des masses, la santé des masses, l’exportation des produits agricoles, les investissements privés étrangers pour une dynamique de l’industrie et des infrastructures. L’expérience tanzanienne fut reconnue,474 admirée et finalement combattue. Samuel E. Chambua : La Tanzanie reconnue comme le modèle par excellence du développement socialiste, devint la cible des établissements financiers internationaux qui imposèrent une politique de prêt très sévère entre 1980 475 et 1985, mettant le pays à genoux.

474

C. Baroin et F. Constantin (eds) : La Tanzanie contemporaine, Paris, Karthala-IFRA, 1999, 360p. Pierre Pelletier : « La Tanzanie, un Ẻtat-Nation singulier dans l’Afrique d’aujourd’hui », Marchés Tropicaux & Méditerranéens, mai, 2001. 475 S. E. Chambua : « La Tanzanie. Un peuple désemparé.», op. cit. p : 365.

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Pourquoi avoir ciblé et combattu la Tanzanie ? La sociologie du mauvais cœur peut esquisser des éléments de réponse. Dans l’humanité, seule la race nègre a été commercialisée comme produit marchand,476 qu’a-t-elle fait contre les blancs ? Rien. Depuis les années 1960, tous les projets tendant à autonomiser, fédérer ou unir l’Afrique ainsi que leurs leaders sont sévèrement combattus par l’Occident. Ce dernier ne veut perpétuellement que réduire l’Afrique à une vache à lait : qu’est- ce que les Noirs d’Afrique ont fait de mal à l’Occident des Blancs ? Rien.477 Parce que l’Afrique a le sous-sol, l’environnement, les cerveaux ; tout ce qu’il faut pour traîner l’Occident, ce dernier plus puissant aujourd’hui ne veut pas de sa dynamique. C’est le mauvais cœur. Tout simplement. Le modèle tanzanien, processus bien amorcé et en cours a fait l’objet d’une cible par le « regard de l’autre » qui a tout fait pour le saper par la strangulation. Loin de remettre les maux qui bloquent l’avancée de l’Afrique dans le monde à l’Occident comme cause exclusive, il faut néanmoins reconnaître que la sociologie du mauvais cœur se lit pertinemment dans les relations entre l’Afrique et l’Occident depuis des siècles. J’en viens enfin à mon pays, le Cameroun.

Le Cameroun Depuis l’exécution au poteau le 15 janvier 1971 d’Ernest Ouandié et ses camarades à Bafoussam dont j’ai parlé plus haut, le Cameroun semble avoir connu une relative accalmie où les bruits et mouvements à caractère social ou politique ne s’étaient plus observés jusqu’en 1984. Tout semble indiquer aujourd’hui qu’une telle accalmie qu’on a taxée de stabilité n’était que l’une des fonctions majeures de l’autoritarisme et du monolithisme, voire de la massification sociétale. Il a fallu attendre les années 1980 pour voir encore une résurrection du mouvement politique orchestrée par un groupuscule des nordistes, éléments de la Garde présidentielle regroupés au sein du « Mouvement des jeunes officiers pour la survie de l’Ẻtat, en abrégé J’ose », qui tenta un putsch les 06 et 07 avril 1984. Ce putsch manqué peut être considéré aujourd’hui comme le signe avant- coureur des mouvements sociaux qu’allait connaître le pays de 1980 à 2008. Pour comprendre ces derniers, surtout leur rapport à la 476

A. Mbembè : Critique de la raison nègre, op. cit. Lire dans cette perspective, le drame en quatre actes du célèbre écrivain congolais disparu le 13 octobre 2003, Antoine Letembet-Ambily : L’Europe inculpée, Yaoundé, Editions CLE, 1977, 116p. (Grand prix du concours théâtral interafricain, ORTF). Dans une moindre mesure, René Dumont : Pour l’Afrique, j’accuse. Le journal d’un agronome au Sahel en voie de destruction, Paris, Seuil, 1986, 417p. Aminata Traoré : L’Afrique humiliée, Paris, Fayard, 2008, 294p. 477

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société civile et à la démocratisation comme processus de lutte et de combat structuré par le social, il convient de faire une analyse en trois temps sociologiques : une société civile interpellée, des dynamiques de la société civile à l’«Opération villes mortes», et le «Mouvement contre la vie chère ».

Une société civile interpellée

Si le mouvement syndical est incontournable dans les dynamiques socio-politiques camerounaises, il faut bien reconnaître que la société civile et ses nouveaux acteurs (« taximen », nouvelle catégorie d’étudiants, bricoleurs, associations, coordinations, etc.) lui ont ravi la vedette lors des mouvements sociaux des années 1980, 1990, 2000. Par exemple, la décennie 80 est une période qui marque l’interpellation d’une certaine société civile camerounaise restée sommeilleuse pendant longtemps à cause de l’hégémonisme du parti unique et de l’autoritarisme dont ce dernier a été générateur. L’interpellation de la société civile s’étend sur la période allant de la deuxième moitié de la décennie 1980 jusqu’à avant les lois sur les libertés du 19 décembre 1990 et s’entend par des tentatives d’une prise de direction des mouvements sociaux par le civil qui sera bien effective plus tard. Ainsi, le 10 novembre 1986 a eu lieu à Kumba, une grève de « taximen » pour contester l’escroquerie financière dont ils sont victimes par la police lors des contrôles routiers, l’augmentation des prix du carburant et la limitation de la périodicité du permis de conduire.478 L’arrêt de travail s’étendit aussitôt à Buea, Limbé, Bamenda et Douala. Une autre manifestation d’étudiants dont mon appellation de nouvelle catégorie se justifie par le fait que ce ne sont plus des étudiants aux grèves alimentaires se limitant aux exigences de meilleures conditions de restauration, mais aux revendications politiques pour transformer qualitativement la société, a fait envahir le campus de l’Université de Yaoundé par les militaires, le 17 février 1987. Dans les espaces laborieux en 1988, la mise sur pied du premier Programme d’ajustement structurel (PAS) et ses conséquences drastiques mobilisèrent les travailleurs pour des mouvements de grève. Dans les entreprises et services publics à autonomie financière notamment où naquirent les mois de 120 jours et plus, les retards dans les paiements des salaires furent le principal facteur de mobilisation des travailleurs au départ. À Yaoundé, mon Institut de recherche à l’époque, l’Institut des 478

Ceci renforce ma thèse d’une société civile plus dynamique du côté anglophone au Cameroun. Voir Motaze Akam : Le social et le développement en Afrique, op. cit. pp : 203-204.

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Sciences Humaines (ISH) fut officiellement reconnu comme structure avant-gardiste en matière d’organisation de grèves et fut taxé par le pouvoir d’un « nid d’opposants ». Ce qui lui valut plus tard une dissolution.479 En dehors de l’ISH, d’autres organismes à autonomie financière (CENEEMA, MIDEVIV, FONADER, SEDA, etc.) en parfaite décomposition prirent une position non négligeable dans l’agitation et les troubles que connut l’espace-travail au Cameroun. Après la grève des journalistes relative à la loi créant la Cameroon Television (CTV), le 28 avril 1986, le corps des avocats porta le flambeau des protestations à coloration politique suite à deux évènements. Il y a d’abord eu en novembre 1988, deux assassinats de ses membres Me Ngongo Ottou et Me Mboupda dont les conditions n’ont jamais été éclairées jusqu’à aujourd’hui. Les relations conflictuelles entre les avocats et leur ministre de tutelle, Adolphe Moudiki, aboutirent à une grève en mars 1989. Ensuite, le rubicond fut franchi le 19 février 1990 par l’arrestation de l’ancien bâtonnier Yondo Madengué Black et onze de ses compagnons acquis au multipartisme au terme d’une réunion jugée illégale par le pouvoir qu’ils avaient tenue. Ainsi, sous la conduite du bâtonnier Me Muna, les avocats décidèrent d’une grève le 28 mars 1990 qui devait aboutir à l’ouverture d’un véritable procès pour leur camarade et ses compagnons. Après le barreau camerounais, l’autre grande manifestation fut le meeting du lancement du Social Democratic Front (SDF) comme parti d’opposition le 26 mai 1990. Quoiqu’ à coloration fondamentalement politique, il a été difficile de démêler le politique du civil lors de cet évènement à Bamenda où près de 20. 000 manifestants étaient dans la rue. Les affrontements avec les forces de répression qui s’ensuivirent firent six morts. À Yaoundé eut lieu le même jour, une marche de solidarité au SDF rassemblant près de 500 étudiants qui se solda par plusieurs arrestations. Avant les lois de décembre 1990, la société civile camerounaise se sent véritablement interpellée dans son ensemble par des questions sociales et politiques et opte pour les mobilisations populaires dont la dynamique sera irréversible dès la décennie 1990 avec l’ « Opération villes mortes et la Campagne de désobéissance civile ».

479

Sur ce sujet, voir Motaze Akam : « La dissolution de l’ISH ou le degré zéro de la démocratisation sous le « Renouveau » de Paul Biya », Cameroon Post, (12), 15 août, 1992, pp : 2-3. Le sociologue camerounais Jean-Marc Ẻla est revenu aussi sur cette triste décision concernant les sciences sociales au Cameroun, voir ses ouvrages : Restituer l’histoire aux sociétés africaines. Promouvoir les sciences sociales en Afrique Noire, Paris, L’Harmattan, 1994, 144p. P : 125, L’Afrique à l’ère du savoir : science, société et pouvoir, Paris, L’Harmattan, 2006, 410p. P : 192.

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Des dynamiques de la société civile à l’«Opération villes mortes »

Il faut dire tout de suite que dans l’histoire récente du Cameroun, la société civile a joué un rôle majeur dans la remise en cause de l’autoritarisme tyrannocratique et monarchique. L’avènement du processus de démocratisation actuel n’a jamais été le produit d’une volonté du régime monarchique qui organisa plutôt fin 1980 début 1990, des marches contre le multipartisme avec l’argent du contribuable à travers toute l’étendue nationale, alors que l’opinion nationale et internationale parlait d’une grave crise de trésorerie. Mais, la société civile déjà interpellée interpella aussi le régime qui sous les tensions et les mouvements qui se profilaient à l’horizon, crut prendre de court cette dernière par les lois sur les libertés publiées en décembre 1990. Les lois de décembre 1990 - scélérates au fond - impulsèrent une certaine dynamique dans l’organisation de la société civile. Statuant sur la vie associative en général, le multipartisme et les diverses manifestations, elles ont contribué d’une manière ou d’une autre et par la force du social à recomposer la société dans son ensemble (société civile et société politique). Parlant de la libéralisation sans vraiment libéraliser, ces lois ont continué à atomiser la presse privée dont certains titres ne les avaient jamais attendues pour émerger comme le journal Le Messager. C’est ainsi que quelques semaines après leur promulgation, le 01janvier 1991 s’élèva sur l’«Affaire Monga-Njawé-Messager ». En d’autres termes, Celestin Monga auteur d’une lettre pamphlétaire publiée dans Le Messager, encore hebdomadaire, à Paul Biya fut accusé d’outrage au chef de l’Ẻtat. L’affaire impliquait Pius Njawé en tant que directeur de publication du journal. Le procès a été fixé à la date du 17 janvier de ce nouvel an au Palais de Justice de Douala. L’idée d’un procès de cette nature à l’heure où l‘on parlait des « libertés au quotidien » a mobilisé les populations pour protester le jour même du procès. Plusieurs manifestations de masse eurent ainsi lieu à Yaoundé, Douala, Bafoussam, Bamenda, Garoua où notamment l’on profita d’ organiser une marche pour la libération des prisonniers politiques du putsch manqué des 06 et 07 avril qui se solda par trois morts. La pression de la rue amena à un non procès et l’affaire fut tout simplement classée. Entretemps, une forte dynamique des associations civiles envahit l’espace social. Celles-ci coalisèrent avec un certain nombre de partis de l’opposition dite radicale en créant une structure avant-gardiste qui terrifia vraiment le pouvoir : La Coordination des partis d’opposition et associations avec un directoire ayant à la tête Samuel Eboua, ancien secrétaire général à la présidence de la république sous Ahidjo. La 309

Coordination soutenait sans ambages, l’idée de la convocation et de la tenue d’une conférence nationale souveraine en laquelle le pouvoir voyait un coup d’Ẻtat civil qu’il était loin d’accepter. Au cours d’une interview avant même son intervention à l’Assemblée nationale où il resta fidèle à sa position, Paul Biya annonçait que la conférence nationale souveraine était sans objet. S’il faut dire que La Coordination était une espèce de fourre-tout où les anciens barrons du régime, déchus et corrompus cherchaient à dominer et prendre une revanche contre Paul Biya, il faut aussi reconnaître que sa dimension associative lui a donné une base solide et populaire avec des jeunes progressistes à la tête des nouvelles organisations luttant pour les droits de l’homme, l’éducation citoyenne à l’instar de Djeukam Tchameni (Cap liberté), Me Tchougang (OCDH), Ambroise Kom (Human Rights Watch). Ces associations et le Social Democratic Front avaient véritablement « le monde d’en bas » pour base populaire. Dans La Coordination, les associations et les personnalités indépendantes comme Mboua Massok, même comme il s’y présentait comme leader d’un parti d’opposition dont on n’avait jamais vu les militants, étaient plus actives et entreprenantes. Un rappel : c’est Mboua Massok le père géniteur de l’idée des « villes mortes » au Cameroun. La Coordination a été un excellent lieu d’observation de la lutte entre le social et le politique. Les débuts de ses travaux ont toujours été marqués par la désignation élective du modérateur par l’assemblée. Et à chaque fois qu’un président d’association fut élu, des débats interminables s’ensuivirent pour remettre en cause son élection : les présidents des partis se disant être au-dessus de ceux des associations dont certaines avaient pourtant plus d’adhérents et sympathisants comme Cap liberté (3.000 membres). Ainsi, le non à la convocation de la conférence nationale de Paul Biya rencontra la réaction populaire et immédiate de La Coordination. Celle-ci organisa des marches de protestation dans un certain nombre d’espaces urbains. Le 12 mars 1991, à Mutenguéné, les partisans de La Coordination et de la conférence nationale bloquèrent les rues, mirent à feu les structures des Brasseries du Cameroun où l’on supposait le président Biya actionnaire. Le lendemain, à Limbé, une marche eut lieu vers le collège Baptiste Saker. Par la suite, Buéa et Kumba emboîtèrent le pas au mouvement. À Yaoundé, le 02 avril 1991, les étudiants de l’Université engagèrent le mouvement dont j’ai parlé plus haut. Après eux, les « sauveteurs » ou débrouillards (commerçants ambulants constitués de jeunes chômeurs et déclassés dont « la politique commerciale » consiste à présenter dans les rues et les bars, les produits de première nécessité aux gens à des prix discutables) prirent la relève par de violentes manifestations ayant vu la

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mise à feu des bus à Yaoundé, Douala et Bamenda. Douala connut une véritable alliance entre les « sauveteurs » et les « taximen » qui soutint les étudiants. Ceci aboutit le 17 avril à l’enlèvement de Mboua Massok, soupçonné être l’instigateur de l’effervescence sociale à Douala par le pouvoir. Cet enlèvement sonna l’alarme de la violence à travers le pays, notamment dans le grand Nord, l’Ouest et le Littoral. À Ngaoundéré, le 18 avril, les manifestants détruisirent les immeubles abritant la Maison de la femme du RDPC, le parti au pouvoir, la SONEL (Société nationale d’électricité), des véhicules des gens soupçonnés être du régime, des cabines téléphoniques à la gare. Le bilan de la journée fut lourd et se solda par un blessé. Les insurgés réclamèrent également la libération de quatre prisonniers politiques. Il convient de rappeler qu’à la veille du 18 avril, un mot d’ordre de grève générale fut lancé à Douala par La Coordination stipulant l’« Opération villes mortes et la Campagne de désobéissance civile ». Cette opération devait s’accompagner du boycott de toutes les activités en milieu urbain y compris celles du gigantesque port de Douala et du refus de payer les taxes, impôts et autres à l’administration. Ce mot d’ordre de grève devait être suivi du 18 au 19 avril 1991. Il fut largement respecté dans la capitale économique, mais aussi à Maroua et Bafoussam, tandis qu’à Yaoundé le pouvoir a préféré payer les salaires aux fonctionnaires à des fins dissuasives que tout marchait bien dans la capitale politique. Mais le 19 avril, radio Cameroun fut obligée de reconnaître que le 18, il y a eu à Douala, Maroua, Dschang, Bafoussam de violentes émeutes, et dans les affrontements ayant opposé les manifestants aux forces de l’ordre ou de répression, l’on peut compter les morts et les blessés. Par la suite, des barricades furent élevées sur les routes de DoualaDschang et Dschang-Bafoussam. Il était désormais impossible d’atteindre par route, le nord ou le sud-ouest. Le 23 avril la durée des « villes mortes » était déjà dépassée (celle-ci alla finalement à six mois), la préfecture, la sous-préfecture et la prison de Foumban furent brûlées et saccagées à l’Ouest. L’armée tira à balles réelles sur la foule et fit un bilan reconnu officiellement de quatre morts. Le 29 avril un ultimatum fut lancé au président Biya par La Coordination que si jusqu’au 10 mai la conférence nationale souveraine n’était pas convoquée, l’« Opération villes mortes et la Campagne de désobéissance civile » allaient s’intensifier. Toujours le même jour, onze partis d’opposition réunis à Limbé décidèrent de faire du 20 mai qui marque la fête de commémoration de l’Unité du Cameroun, une journée de deuil national en mémoire des morts des émeutes ayant eu lieu au mois d’avril. Le 28 mai, le journal télévisé de 20h. 30 annonça la libération de Mboua Massok sans montrer les images liées à l’événement. D’avril à juin, un véritable bras de fer opposa La Coordination au pouvoir. Ainsi, 311

le 28 juin, un arrêté du ministre d’Ẻtat chargé de l’administration territoriale proclama illégale La Coordination et en dissolut purement et simplement les trois associations évoquées plus haut qui faisaient sa force, le 13 juillet 1991. Par rapport à une assemblée de La Coordination projetée le 03 juillet et devant se solder par une marche vers le palais présidentiel d’Etoudi, le gouvernement interdit ce même 28 juin, la tenue de toute réunion à caractère politique à travers toute l’étendue du territoire pour une période allant du 03 au 07 juillet. Mais durant cette période, le Parti de la Solidarité du Peuple (PSP) de Woungly Massaga, complétement disparu aujourd’hui comme plusieurs autres du train de la démocratisation, put se réunir… Cette période régie par une logique émeutière connut le 05 juillet, un bilan lourd en pertes humaines : 40 morts selon le gouvernement et 100 d’après l’opposition politique. En effet, face à un régime qui ne se laissait pas faire en instituant les commandements opérationnels et les comités d’auto-défense ayant entraîné une répression sanglante, le seul moyen d’arriver à la ruine de l’Ẻtat et à la décapitation du pouvoir fut pour La Coordination la paralysie des villes considérées comme des grands espaces d’accumulation et du prélèvement du tribut étatique. Pour ce, le plan d’action dit de Yaoundé 2 élaboré le 05 juillet insiste-il en ses troisième et quatrième points sur la « désobéissance civile » entendue : refus de payer les redevances de la Caisse Nationale de Prévoyance Sociale (CNPS), de la désormais Cameroon Radio Television (CRTV), les patentes, les vignettes et autres taxes, l’asphyxie bancaire, le refus de se soumettre aux dispositions de la nouvelle loi des finances, le renforcement du blocus de Yaoundé, du port de Douala et des aéroports… La dynamique et le succès de l’« Opération villes mortes et la Campagne de désobéissance civile » durant six mois, c’est-à-dire du 27 juin 1991 (date où le président Biya rejeta une fois de plus l’idée de la convocation d’une conférence nationale souveraine lors d’un discours à l’Assemblée Nationale) au 13 novembre (date de la signature des accords tripartites qui tuèrent l’ «Opération » à la même Assemblée Nationale), furent l’œuvre de la société civile où le social-objectivation se traduisit dans le Littoral, à l’Ouest et le Grand-nord par un engagement ferme des « taximen », des « sauveteurs » et autres « débrouillards » en alliance pour la cause avec les associations et quelques partis d’opposition à l’instar du SDF. C’est d’ailleurs pour cette raison que les accords tripartites ont impliqué dans leur signature, le pouvoir, l’opposition et la société civile. Le bilan de l’«Opération villes mortes et la Campagne de désobéissance civile » se résume en une stratégie décisive de dé312

étatisation commandée par le civil et constituée par le social à travers une Coordination portée à bout de bras par les associations. Il se traduit par des incidences économiques, politiques, idéologiques et humaines. Sur le plan économique, l’« Opération » a entraîné des dépenses variées liées aux enquêtes initiées par le pouvoir durant cette période de « braises ». Elle a également été à l’origine d’énormes pertes non seulement de recettes portuaires, mais aussi fiscales. Au moment où le président Biya décide de la tenue d’une réunion tripartite en lieu et place de la conférence nationale souveraine, l’État camerounais vacillait déjà sérieusement par une paralysie financière rendant les tensions de trésorerie de départ plus graves. L’on évaluait à 1milliard de FCFA, les enquêtes évoquées, à 1 milliard de FCFA, la perte journalière des recettes portuaires, à 90 milliards de FCFA, le déficit global relatif à toute l’ « Opération ». Les pertes financières de trois mois seulement ont été estimées à 720 milliards de FCFA et celles de toute la période à 111.720 milliards.480 Sur le plan politique, l’« Opération villes mortes » a été l’expression du désordre au sens sociologique du terme. Pour comprendre ce propos, il est intéressant d’interroger ce que Balandier entend par « chaologie »481 afin de mieux évaluer le chaos dont elle a été vectrice dans les rapports État et société au Cameroun. Mais aussi, ce mouvement de grève générale, à nul autre pareil depuis le Cameroun « indépendant », semble avoir sorti la société civile d’un sommeil léthargique en la positionnant désormais à l’avant-garde de la construction des sociétés nouvelles, société civile et société politique. Au niveau idéologique, l’«Opération villes mortes » a déconstruit l’idéologie unitaire et de la crise dont la convergence s’est toujours traduite par une fonction sociale : l’unanimisme. Dès que le pouvoir parlait de l’unité nationale comme acquis à préserver et de la crise comme unique fléau à combattre, l’unanimité qui se dessinait au sein des masses pour soutenir ce discours officiel s’est effondrée avec le respect populaire du mot d’ordre de la « Campagne de désobéissance civile ». Dans cette perspective, le régime de Paul Biya dut recourir lui-même à une autre campagne : celle de « Restauration de l’autorité de l’État ». Cette dernière obligea le chef de l’État à initier les tournées dans les dix provinces du pays. Ces tournées ont aussi englouti d’énormes sommes d’argent ayant permis de corrompre certaines catégories sociales devant se constituer en « peuple » venu accueillir et acclamer le président contesté afin de montrer sa côte de popularité dans les provinces où ces 480

Lire utilement à propos, F. Eboussi-Boulaga : « La mer à boire. Le Cameroun peut-il faire l’économie d’une conférence nationale ? », Challenge Hebdo, Spécial, (3), octobre, 1991, p : 9 481 Voir, Georges Balandier : Le désordre. Éloge du mouvement, op. cit.

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tournées étaient systématiquement boycottées (Littoral, Nord-ouest, Ouest, Adamaoua). Ces pratiques qui rejoignent ce que j’ai appelé les mises en scène du pouvoir ont mobilisé certaines catégories sociales, notamment les hommes en tenue débarrassés maintenant de leurs traditionnels uniformes pour faire « peuple » et d’énormes sommes d’argent pour les soutenir dans cette vadrouille de province en province. Le plan humain est caractérisé par de lourdes pertes que le Quai d’Orsay a évaluées à 150 hommes par trimestre, soit 300 morts en six mois. La réflexion sur l’ « Opération villes mortes et la Campagne de désobéissance civile » montre aujourd’hui comment partant du socialobjectivation, la société civile peut être considérée non seulement comme un protagoniste dans la constitution des sociétés nouvelles en Afrique noire, mais aussi l’espace de créativité, par excellence, d’une culture de violence comme réponse à un ordre social décrié. Les « villes mortes » ont créé au Cameroun la violence civile comme expression paroxystique du social qui tente de déconstruire un ordre socio-politique dominant, luimême violent et qui trouve dans cette tentation, des réponses aux exigences populaires. C’est cette logique qui, en février 2008, fit émerger le « Mouvement contre la vie chère ».

Le « Mouvement contre la vie chère »

En février 2008, le « Mouvement contre la vie chère » a démontré que le social est une force véritablement souterraine logée au creux de nos apparences à même de contrarier la domination politique et imposer les limites à cette dernière dans tout contexte de son objectivation. Yaoundé, une des capitales politiques apparemment plus paisibles d’Afrique noire, a finalement connu le social-objectivation par un mouvement dont les protagonistes, cette fois-ci étaient des organisations syndicales des transporteurs urbains et péri-urbains, voire des jeunes déclassés. L’on peut dire qu’après l’« Opération villes mortes et la Campagne de désobéissance civile» qui fut une affaire de La Coordination des partis d’opposition et associations, le syndical revint. L’on se rappelle cette phrase provocatrice du président Biya lors de la fin des tournées provinciales pour restaurer l’autorité de l’État pendant les « villes mortes » dans la capitale politique : « Quand Yaoundé respire, le Cameroun vit ». Le «petit peuple » a magistralement démontré que de tels propos peuvent être caducs et que tout peut dépendre de lui. Qui est le « petit peuple » dans ce contexte ? « Le monde d’en bas » constitué de « sauveteurs », de bricoleurs, de débrouillards qui sont de petits garagistes, de menuisiers, de taximen, de jeunes chômeurs sortis

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des universités et de grandes écoles, de jeunes migrants en ville, des commerçants dans lesquels il faut compter les revendeuses appelées « buyem sellam », mais aussi des personnalités indépendantes comme le chanteur camerounais Lapiro de Mbanga « Dinga man », avant, très présent aux réunions de La Coordination, véritable idole des « sauveteurs » à l’époque et qui connut la prison à cet effet avant sa disparution en 2014 aux États-Unis, ou encore Joé « La Conscience », le rebelle aux « dread locks », etc. Voilà, en gros, ceux qui ont constitué l’avant-garde de la lutte contre la vie chère au début de l’année 2008. Avant l’annonce officielle de la crise par Paul Biya en 1988, la pauvreté et la misère étaient devenues endémiques pour la majorité des ménages camerounais. Ajoutées à cela la flambée et la hausse récurrentes des prix des produits de première nécessité, le syndicat des transporteurs lança un mot d’ordre de grève suite à une hausse du prix du carburant au mois de février 2008. Le mouvement a commencé à Douala avec les manifestations d’une extrême violence orchestrées par des bandes de jeunes dont la principale activité consistait à brûler et à détruire les symboles du pouvoir. Les commandos aéroportés de Koutaba et les éléments du BIR (Bataillon d’Intervention Rapide) durent intervenir. Il s’est étendu ensuite à Yaoundé, Bafoussam, Bertoua… « La vie chère » est une représentation forte pour le petit peuple. C’est un complexe phénoménal qui synthétise l’économique, le politique, le culturel et le social.482 Pour le comprendre, il convient de revenir au contexte structurel camerounais de la décennie 2000 qui, comme jusqu’à présent, est celui des bas revenus, salaires dont j’évoque le minable SMIG plus haut,483 des ressources limitées qui convergent vers un faible pouvoir d’achat. C’est aussi un contexte de chômage, de cherté des denrées de première nécessité, de rareté, de pénurie, des détournements de fonds et des biens, de corruption, de surfacturation, de faux…qui structurent l’imaginaire de tout Camerounais. Politiquement, le mouvement a eu lieu alors qu’un projet de révision constitutionnelle était d’actualité pour permettre à Paul Biya de briguer un « énième mandat ». En effet, des « militants » du RDPC et d’autres acquis au régime, selon des médias inféodés au pouvoir, demandaient au président Biya de modifier l’article 6 alinéa 2 de la Constitution du 18 janvier 1996 pour lui permettre de se représenter aux élections présidentielles de 2011. Cette actualité a mobilisé certains partis 482

Voir l’analyse spécifiquement d’économie politique que tente d’en faire Pierre Kame Bouopda : Les émeutes du Renouveau : Cameroun - février 2008, Paris , L’Harmattan, 2008, 146p. 483 Dans cet ordre d’idées, l’on comprend que la hausse des salaires des fonctionnaires de 5% ayant pris effet au mois de juillet 2014, n’est qu’une provocation du social par le politique.

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d’opposition en les amenant à projeter des marches pour remettre en cause un tel projet. Parallèlement, le panier de la ménagère était habitué à être vide à cause des prix non contrôlés par le pouvoir et toujours à la hausse des denrées de première nécessité : la vie chère. C’est donc finalement une conjugaison de tensions sociales à la fois économiques et politiques qui a structuré à la base, le mouvement syndical des transporteurs. Il faut bien souligner que ce mouvement syndical ne relevait pas des organisations formelles à l’instar des entreprises d’État ou d’autres structures de ce dernier. Il était l’œuvre des petits transporteurs indépendants évoluant dans l’informel, mais dont le syndicat avait une existence de fait. Car, il faut reconnaître que les lois du 19 décembre 1990 gardent un mutisme sur la création des syndicats. C’est pour cela que je les taxe de scélérates. Comme ailleurs en Afrique, le syndical et le politique (pouvoir ou régime en place) n’ont jamais fait bon ménage au Cameroun. En ignorant la loi sur les syndicats en décembre 90, les superstructures juridiques et politiques sont restées avec la classe dirigeante, fidèles aux trajectoires du monolithisme, tant on sait que les syndicats ont été une force efficace de mobilisation de la société civile dans l’histoire du 484 Cameroun.

Le « Mouvement contre la vie chère » a été vite récupéré par le pouvoir. Pour celui-ci, les opposants, par le biais des jeunes, perpétraient des actes de vandalisme, et seule la loi allait sévir selon le discours de Paul Biya. Des jeunes auraient été corrompus par l’opposition en les droguant et monnayant leur participation aux activités de casse. Ainsi, à Douala, Yaoundé, Bafoussam ou Bertoua, les grandes manifestations furent les destructions, l’élévation des barricades, les marches, les actes de violence variés (agressions, intimidations, arrestations…). Regroupés en pleine chaussée, des jeunes molestaient toute personne non solidaire à leur action. Certains sociologues camerounais ajoutent à ces tensions économiques et politiques, d’autres tensions idéologiques et culturelles comme causes485 faisant de ce mouvement, une complexité sociale, mais pour moi, il s’est agi de la manifestation d’un social en grande et pleine objectivation. Le discours de Paul Biya, pour apaiser la tension

484

Voir, Motaze Akam : « Crise du syndicalisme et reproduction du monolithisme », Achille Mbembe, Maurice Kamto, Abel Eyinga, Ambroise Kom, Mongo Beti, Vianney Ombe Ndzana, Fabien Eboussi Boulaga…, Regards indociles des intellectuels. 10 ans de crise…Que faire ?, Génération, Hebdomadaire d’Enquêtes et d’Analyses, Édition Spéciale, (23), Hors Série n°1, 1995, 15p. p : 15. 485 Voir par exemple, Pierre Mbouombouo : « Essai d’analyse constructiviste d’une crise urbaine à Yaoundé », Motaze Akam, Michel Tchotsoua (eds) : Sciences sociales, sciences du langage et développement, Les Annales de la Faculté des Arts, Lettres et Sciences Humaines de l’Université de Ngaoundéré, XIII, 2011, 313p. pp : 73-95.

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grandissante mettant Yaoundé à feu, annonça une augmentation de salaire de 15% et le recrutement de 25. 000 jeunes dans la fonction publique. L’expérience camerounaise dans les mobilisations populaires étudiées amène à un constat : dans un contexte de social-objectivation, la société civile se mobilise et se remobilise de façon permanente en inventivité et créativité afin de promouvoir de nouvelles forces sociales. C’est ce que montrent La Coordination à travers l’ « Opération villes mortes et la Campagne de désobéissance civile » et le syndicat des « petits » transporteurs urbains avec le « Mouvement contre la vie chère ». Par conséquent, contre la volonté du pouvoir de maintenir l’autoritarisme, la tyrannocratie et la monarchie, même s’ils ne sont pas encore complétement éradiqués, les changements sociaux ne s’entendant que dans de très longs processus, la cassure du monolithisme et l’avènement de la nouvelle démocratisation des années 1990 sont incontestablement le produit d’une action des masses contre le mauvais cœur gouvernemental envers elles ou le peuple, du syndical et du civil. Et les intellectuels ?

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CHAPITRE XI L’intellectuel, le social et le pouvoir en Afrique noire aujourd’hui

Dans l’ensemble et contrairement à ce qu’on a vu avec les intellectuels-gens plus instruits-au Ghana colonial et à une moindre mesure en Ouganda, les mouvements sociaux dont je viens de parler, même quand ils impliquent l’université comme le Syndicat National de l’Enseignement Supérieur du Bénin, brillent par une absence légendaire des intellectuels. Ce constat reste valable au terme de la lecture d’un ouvrage faisant de 2012 à 2013, une socio-histoire récente des mobilisations populaires en quête des solutions à la démocratie participative en Afrique noire. Études de cas dans douze pays d’Afrique de l’Ouest et bien que le livre parle du mouvement étudiant, le cas nigérien concernant les intellectuels du champ académique est le reflet de toute la situation en ces termes : Les public intellectuals et les intellectuels du champ académique sont pour leur part largement inscrits absents des luttes sociales sous la 486 transition politique et le régime de la VIIème République.

Certes, certains sont présents dans les mouvements sociaux qui impliquent la société civile planétaire pour contester l’ordre mondial néolibéral lors des Forums Sociaux en Europe, mais aussi en Afrique comme à Bamako en 2006, à Nairobi en 2007 et à Dakar, sous la coordination de l’économiste sénégalais Demba Moussa Demblé,487 en 2013. À Dakar, il a été question de l’accélération d’une prise de conscience citoyenne, d’un débat sur les monnaies africaines tant les monnaies étrangères sont loin de développer le continent, de se rapprocher symboliquement des résistances intellectuelles africaines incarnées par Cheikh Anta Diop, Thomas Sankara, Kwamé Nkrumah, Patrice Lumumba, Amilcar Cabral, etc., de dénoncer des tentatives de monarchisation en cours et de dire aux chefs d’État africains qu’ils doivent des allégeances à l’Afrique et non à l’Occident de Sarkozy (alors au pouvoir en France), Obama, Bruxelles, la Banque mondiale et au FMI. Cependant, l’on est loin de voir l’image des rapports conflictuels entre 486

Voir, Souley Adji : « Les luttes socio-politiques. République du Niger (2007- 2013) », Ndongo Samba Sylla (ed) : Les mouvements sociaux en Afrique de l’Ouest. Entre les ravages du libéralisme économique et la promesse du libéralisme politique, Paris, L’Harmattan, 2014, 456p. pp : 315-346, p : 343. 487 D. Moussa Demblé est, entre autres, l’auteur de Samir Amin. Intellectuel organique au service de l’émancipation du Sud, Dakar, CODESRIA, 2011, 202p.

l’université et le politique observée dès la fin du Moyen Age où les grandes universités, en jouant un rôle de premier plan et actif entre des États en lutte, en devenant le scénario de crises aigües au plan national pour enfin s’intégrer dans de nouvelles structures devenaient quasiment des puissances politiques. Le rôle de l’université médiévale doit être une anamnèse pour ceux qui se disent intellectuels universitaires en Afrique noire. Il montre le lien inextricable et dialectique entre l’université et la société.

L’intellectuel et les procès du social Ainsi en 1215, l’université de Paris se dota des statuts qui entre autres règlementèrent le cursus en privilégiant la théologie, mais aussi en fixant les droits de ses membres face aux autorités et leurs devoirs intellectuels aux plans culturel et social. En Italie, l’étude du droit s’approfondit à l’université de Bologne par une juridiction urbaine. En Angleterre et en Espagne, une normalisation universitaire fut d’actualité avec la culture, la société ecclésiastique et civile, ayant à l’intérieur même de l’espace universitaire, une formation de corporations, véritable corps d’intellectuels au sein d’une société hautement stratifiée.488 La royauté dut batailler fort pour ôter ainsi à l’université le droit de grève afin de la mettre enfin, pour un temps, sous son contrôle. C’est pour cela que dans la plupart des cas, j’écris le terme intellectuel entre guillemets ou en italique. D’autre part, le terme est tellement polysémique parce que usité par tous les grands penseurs sociaux modernes. D’Antonio Gramsci à Edward Saïd en passant par Raymond Aron, Karl Mannheim, Martin Lipset, Emmanuel Mounier, Raymond Boudon, Michel Crozier, Paul Nizan, Michel Foucault, Pierre Naville, Pierre Bourdieu, Jean-Paul Sartre, Gilles Deleuze, pour ne citer que ces Occidentaux. Le terme intellectuel a selon ces différents auteurs, une nouvelle vision. À lui seul, il constitue une histoire qui frise la mer à boire. Au regard de la vaste littérature sur l’intellectuel, celui-ci me semble être l’objet d’une reconquête dans le monde actuel, et notamment en Afrique noire contemporaine. La démission des intellectuels de leurs responsabilités historiques part aussi du Moyen Age européen en passant par les temps modernes. Dans le monde moderne, postmoderne et plus que jamais dans l’Afrique actuelle, le social interpelle structurellement non seulement ce vocable, mais aussi ceux qui sont sensés l’incarner. C’est pour cela que j’ai réservé à ceux-ci ou ceux-là, le dernier chapitre 488

Pour plus de détails, voir Louis Bodin : Les intellectuels, Paris, PUF, 1964, 124p. pp : 25-26.

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de ce livre où il est question de l’examen d’une certaine fébrilité des sociétés civiles à cause de la position démissionnaire de ceux que l’on considère comme intellectuels tel que je le dis dès l’introduction. En d’autres termes, il est question de voir qui peut-on appeler intellectuels, quels sont les rapports entre cette catégorie d’acteurs et le social comme vivre-ensemble qui les interpelle structurellement et plus que jamais dans ses procès, quels rapports entretiennent-ils avec le pouvoir politique dans l’Afrique actuelle ? Ce que je peux dire est que depuis le Moyen Age, les intellectuels ont toujours joué un rôle décisif dans la société. Non seulement qu’ils ont été des grands éveilleurs de conscience sociale et politique, mais aussi ils ont rempli les fonctions de leaders d’opinion. Cela signifie que le terme intellectuel se comprendrait mieux dans une approche historique. Et Jacques Le Goff dans son livre, Les intellectuels au moyen âge n’a pas tort de dire qu’il aurait pu donner comme sous-titre à cette esquisse, selon ses propres termes : « introduction à une sociologie historique de l’intellectuel occidental ».489 Clerc ne se confondant pas toujours avec les moines et les prêtres et descendant d’une lignée spécifique dans l’Occident médiéval qui est celle des intellectuels, la terminologie intellectuelle liée au monde de la pensée (savants, doctes, clercs, penseurs) a toujours été vague pour Le Goff alors qu’elle renvoie à un milieu aux frontières bien définies. Il s’agit de celui des maîtres des écoles. S’annonçant dans le Haut Moyen Age et se développant dans les écoles urbaines du XIIè siècle puisqu’il est strictement lié à la ville pour enfin s’épanouir dans les universités au XIIIè siècle, l’intellectuel est celui qui a pour métier de penser et d’enseigner sa pensée. L’alliance entre la réflexion personnelle et sa diffusion caractérisait fondamentalement l’intellectuel. Les trois plus grandes figures d’intellectuels au XIIIè siècle furent : saint Thomas, saint Bonaventure et Siger de Brabant.490 Mais plus important, au Moyen Age, l’intellectuel est inséparable des luttes sociales. Ce qui y consacra l’humanisme comme antiintellectualisme fut justement que les humanistes abandonnèrent une tâche qui est capitale pour les intellectuels : le contact avec la masse et le rapport entre la science et l’enseignement. Dès la Renaissance des XVè et XVIè siècles où l’humanisme apparaît, si comme je le montre dans l’introduction de ce livre, les Papes ont été déterminants pour la libération des activités artistiques, littéraires, philosophiques, productives en terme d’imprimerie, scientifiques, c’est parce que, à la base de la société, les exigences intellectuelles faisaient 489 490

J. Le Goff : Les intellectuels au moyen âge, Paris, Seuil, 1962, 191 p. p : 4. J. Le Goff : op. cit. pp : 4-5.

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pression au pouvoir de laisser libre cours à l’expression. Ce sont les siècles du savant humaniste qui s’oppose à l’intellectuel médiéval. Un nouveau rapport s’établit entre le savoir et l’expérience. C’est la période de l’intellectuel savant où la remise en cause, la critique et le refus de l’argument d’autorité sont à la base de la rationalité, de la rigueur et de la connaissance qui annoncent les Lumières dont le 18è siècle sera la grande caractéristique. Le 18è siècle consacre effectivement la période des Lumières où l’intellectuel commence à se définir sous la catégorie du philosophe. Autrement dit, le philosophe est en quelque sorte le précurseur de l’intellectuel qui entre en contact avec toute l’Europe. L’on se rend compte aujourd’hui que ce que rapportent Denis Rolland, Elide Rugai Bastos, Marcelo Ridenti à propos de la mobilité des élites brésiliennes entre leur pays et l’Europe et vice versa est le propre d’une formation et d’une vie intellectuelles connectées au social.491 Car, c’est l’époque où Voltaire passe la moitié de sa vie hors de la France et engage comme le fera Émile Zola au siècle suivant pour le capitaine Dreyfus, le combat pour la réhabilitation de Jean Calas à Toulouse en 1762.492 Diderot visite la Hollande et la Russie, Rousseau sillonne l’Italie, Montesquieu est en quête d’informations en Europe centrale, en Italie et en Angleterre. Walpole l’Anglais, Galiani l’Italien, vivent en France tout en participant à Paris à la vie intellectuelle dans les salons. À travers la circulation des personnes et des textes, un nouveau type d’intellectuel se définit. Celui-ci a pour éclairage la raison qui lui permet une remise en cause des autorités reconnues et la construction d’un type de libre-penseur. Il n’appartient à aucune Ẻglise et sa raison critique n’accepte aucun tabou. La religion et la politique ne sont plus des domaines réservés. Le libre-penseur se veut un homme de la cité se reconnaissant le droit d’analyser, de critiquer et de juger. Le philosophe condense à la fois une volonté de compréhension, un désir de rationalisation pour un engagement des réformes. Le discours critique du philosophe est une défense explicite des valeurs au fondement de la liberté de penser, la tolérance, le droit au bonheur, le recours à la nature, la croyance au progrès, le refus des préjugés, le sens de la justice, la 491

Voir à propos, D. Rolland et al (eds) : Intellectuels et politique. Brésil-Europe. XIXèXXè siècles, Paris, L’Harmattan. Recherches Amériques Latines. Série Brésil, Institut d’Études politiques de Strasbourg, Institut Universitaire de France, 2003, 255p. 492 Jean Calas était un négociant français calviniste accusé d’avoir tué Marc Antoine, son fils. En mars 1762, Calas est rompu vif. Voltaire ayant recueilli une partie de sa famille s’éleva contre l’injustice faite à Calas dont le fils s’est suicidé et qui a été faussement accusé. Jean Calas fut réhabilité. Partant de cette affaire, Voltaire est une véritable figure de proue de l’intellectuel. Ceux qu’on appelle intellectuels dreyfusards en France au XIXè siècle (Zola et autres signataires de la pétition publiée par L’Aurore comme on le verra), sont pour moi de véritables intellectuels voltairiens que dreyfusards.

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reconnaissance du mérite et de la vertu qui sont aussi autant de gardefous pour ses jugements et prises de position. C’est aussi le siècle du procès même de la raison à la lumière des travaux des philosophes comme Max Horkheimer et Theodor Adorno de l’École de Francfort, et dont je fais mention dans l’introduction de ce livre. Dans cet ordre d’idées, de grandes figures s’élevèrent pour revendiquer. Le mathématicien D’Alembert exigea l’autonomie et la liberté nécessaires pour les penseurs, Beaumarchais s’attaqua aux libraires et éditeurs dans cette lutte pour la liberté afin d’obtenir les droits d’auteur. L’intellectuel se confond alors à la lutte contre l’absolutisme et se caractérise par le désir de faire de la philosophie, la cause essentielle de la révolution. Il y a dès lors un grand évènement : celui du transfert du pouvoir à la pensée qui confère à cette dernière celui de faire l’histoire. Victor Hugo connut l’exil, l’action politique, la lutte pour la liberté et la justice. Son œuvre est à la fois celle d’un visionnaire et d’un lutteur qui trahit une figure-phare de la résistance pendant le second Empire et d’un romancier de l’histoire et du social.493 Le 19è siècle est l’avènement d’un pouvoir intellectuel qui prend position contre les injustices sociales, qui défend la vérité et l’intégrité, qui se distingue par une remise en question de l’establishment. S’il faut dire que l’intellectuel a connu initialement une connotation péjorative puisque vu comme quelqu’un réfléchissant dans l’abstraction, ignorant de la réalité ambiante et traitant des sujets qu’ il est loin de maîtriser, une telle image s’estompe progressivement au profit de celle plus positive d’un homme qui non seulement appartient à des professions intellectuelles, mais aussi qui est plus soucieux de la défense des causes justes, à ses risques et périls. L’intellectuel ne se réduit plus au philosophe ou à l’écrivain, c’est quelqu’un qui du fait de sa position sociale, a un type d’autorité qu’il met à profit pour convaincre, suggérer, débattre, bref permettre à l’esprit critique de s’affranchir des images et représentations sociales. Mais partant de l’affaire Dreyfus, et dans la continuité de Voltaire, l’intellectuel représente quelqu’un faisant montre d’un engagement pour la défense des valeurs dans le public. Le XIXè siècle est ainsi le grand tournant qui marque l’origine du mot intellectuel en France avec l’affaire Dreyfus similaire à l’affaire Calas. Le journal L’Aurore du 14 janvier 1898 avait publié un texte intitulé ainsi à en croire Lalande rapporté par Louis Bodin :

493

Pour plus de détails lire, Jean-Marie Goulemot : « Intellectuel », Encyclopedia Universalis [en ligne], consulté le 28 mai, 2014, URL : htt:// www.universalis. fr/encyclopédie/intellectuel/.

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Manifeste des intellectuels » […] « Les soussignés protestant contre la violation des formes juridiques au procès de 1894 et contre les mystères 494 persistent à demander la qui ont entouré l’affaire Esterhazy, 495 révision.

Selon L’Aurore, Lalande et Bodin, une liste des noms des signataires suivit ayant en tête des écrivains dont Emile Zola et Anatole France. Tandis que Jean Marie Goulemot dans l’article cité parle d’une figuration de la même liste ayant en tête des professeurs dont ils ne donnent pas de noms suivis des écrivains et artistes. Bref, l’essentiel est que, écrivain ou professeur, le mot intellectuel prend une nette configuration au 19è siècle avec l’affaire Dreyfus même si son existence est signalée avant.496 D’une façon générale, le terme est désormais utilisé pour désigner quelqu’un qui défend des valeurs en s’engageant publiquement dans l’ordre de Voltaire prenant position pour Jean Calas, Emile Zola et Octave Mirabeau faisant de même d’ Alfred Dreyfus, Jean-Paul Sartre et Pierre Vidal-Naquet remettant en cause et dénonçant la torture en Algérie, Michel Foucault luttant pour les droits des prisonniers, Pierre Bourdieu pour ceux des sans travail, Noam Chomsky fustigeant la mondialisation néo-libérale qui clame « le profit avant l’homme » et la politique étrangère des États-Unis qui masque la domination du monde derrière l’idée d’une quête de la démocratie. Cependant, ce que l’on n’a pas toujours dit est que, de même qu’on l’a vu avec l’idée de bonheur terrestre dans l’introduction de ce livre comme étant une nouveauté en Europe, de même en est le mot intellectuel. C’est un néologisme : une idée plus nouvelle encore dont il faut reconnaître aujourd’hui les périodes de construction, de déconstruction et de reconstruction à la lumière des procès du social. L’intellectuel est loin d’être considéré comme un homme - spectacle : il se résume par la pratique qui met en œuvre ses idées auxquelles il se confond. Cette logique introduit des figures comme celles de Marx et Engels ne reflétant que l’action révolutionnaire contre le capitalisme comme système d’exploitation et de domination de l’homme par l’homme. Il a été question de prendre position contre les phénomènes d’exploitation et de domination de l’homme par un système de production pas seulement économique, mais aussi idéologique et politique, aliénant et déshumanisant et d’engager des luttes contre ses tenants et lui. Le mouvement ouvrier qui ponctue ces luttes sociales pour 494

Le Commandant Esterhazy était le vrai coupable de l’affaire qui a plutôt vu, pour des raisons antisémites, la condamnation à la déportation en Guyane et la dégradation du Capitaine Alfred Dreyfus réhabilité en 1906. 495 Louis Bodin : Les intellectuels, op. cit. p : 6. 496 Trav. Ling.Litt. Strasbourg, 1976, tome 4, n° 2, pp : 159-167. Geneviève Idt. « L’intellectuel avant l’affaire Dreyfus », Cahiers de Lexicologie, n° 15, 1969, pp: 35-46.

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les droits sociaux et civiques durant cette période du 19è siècle est incontestablement une pratique intellectuelle avant-gardiste. L’intellectuel est l’homme de l’éthique ; c’est-à-dire à la recherche de la vérité qui se traduit dans le lien entre l’idée et la pratique donnant lieu à la praxis, selon un terme marxiste. L’intellectuel, parce que chaque fois déconstruit ou démissionnaire, et donc comme constitution ou reconstitution permanente amène à des redéfinitions par rapport aux contextes sociaux (historique, politique, économique, démographique, etc.) et du social (social-structuration, social-subjectivation, social-objectivation). C’est le cas du 20è siècle qui remet au centre de la réflexion philosophique et sociale, le concept même d’intellectuel à travers les grands penseurs comme Gramsci, Sartre, Aron, Nizan, Foucault, Bourdieu, Deleuze, Said, etc. Ce qui est intéressant durant ce siècle est que compte tenu des bouleversements sociaux et mondiaux amenés par la guerre de 1936-1945, les dynamiques du capitalisme, la souffrance humaine, la polarisation du monde en pays développés et pays sous-développés, et les implications de la guerre froide, la recherche de la définition de l’intellectuel toujours inséparable de l’éthique et de l’engagement public est plus sociologique. Elle veut prendre l’intellectuel comme être non déconnecté du social et de son environnement national et international. À la limite, le déterminisme social et sociologique à l’instar de la révolution, la guerre, l’écologie, etc., est au fondement de l’objectivation de l’intellectuel. Je peux affirmer que c’est le social-objectivation qui amène à l’objectivation de l’intellectuel. Les cas les plus édifiants et illustratifs pour moi sont ceux de Gramsci et Sartre.

L’intellectuel : produit du social-objectivation Antonio Gramsci croupit sous les geôles fascistes de Mussolini de 1926 à 1937 où il rédigea les Cahiers de prison. Il apparaît avec la catégorie de l’intellectuel organique. La pensée de cet auteur ponctue sur un fait : la culture est une organisation « organiquement » liée au pouvoir dominant. L’intellectuel ne se définit donc pas tant au niveau du travail qu’il produit, mais à celui du rôle qu’il joue dans la société. Plus ou moins consciente, cette fonction est celle de « direction » technique et politique qu’exerce un groupe dominant ou un autre tendant vers une position de domination. Car, chaque groupe social naît sur le terrain originaire d’une fonction essentielle dans le monde de la production économique, il se crée organiquement une ou plusieurs couches intellectuelles qui lui apportent homogénéité et conscience de sa propre

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fonction, aussi bien dans le domaine économique, que social et politique.497 Ainsi, le premier intellectuel pour Gramsci est l’entrepreneur capitaliste. Celui-ci crée au même moment que lui-même, le technicien d’industrie, le savant en économie politique, l’organisateur d’une culture nouvelle et d’un nouveau droit. Pour Gramsci, l’entrepreneur lui-même est la représentation d’une construction sociale élevée caractéristique d’une certaine capacité technique et dirigeante. Et donc intellectuelle. Cette fonction à la fois technique et politique définit au sein de la société, l’intellectuel organique gramscien. Gramsci a dû remettre en cause la différence traditionnelle existant entre travail manuel et travail intellectuel en la taxant d’idéologique quand il faut dire qu’elle détourne l’intérêt des fonctions réelles existantes dans la vie sociale et le monde du travail pour l’orienter vers un petit détail de nature technique. Car, n’importe quel travail physique, le plus dégradé ou mécanique contient un minimum d’activité intellectuelle. C’est pourquoi pour Gramsci, tous les hommes sont des intellectuels, mais à la grande différence qu’ils ne remplissent pas dans la société la fonction d’intellectuel. Aucune activité humaine n’exclut l’implication intellectuelle et la séparation de l’homo faber de l’homo sapiens est par conséquent impossible.498 Le social et l’intellectuel sont inextricablement liés chez Gramsci tant c’est la fonction sociale de l’individu qui le définit comme intellectuel. Et cette fonction sociale non seulement objective Gramsci, mais aussi, s’objective chez lui comme intellectuel dans une situation sociale de prisonnier : l’intellectuel objectivé l’est ainsi par le social-objectivation. Il en est de même de Sartre. Jean-Paul Sartre confirme davantage mon idée de l’intellectuel comme individu s’objectivant par le social-objectivation selon ce qu’il appelle situations assimilables aux contextes sociaux, sociologiques (contradictions, tensions, troubles, bouleversements, conflits, etc.) et du social. La pensée sociale et philosophique de Sartre part effectivement d’un contexte social de guerre ayant amené le social-objectivation en termes de résistance à l’occupation nazie. Sartre fut captivé au Stalag XII D de Trêves où il rédigea et mit en scène une pièce de théâtre - sa toute première - Bariona. La mise en scène de la pièce consistait, en cette période de Noël, à tourner la situation objective en destin tout en exaltant la lutte collective contre l’absurde en faveur de ses camarades emportés

497 498

A. Gramsci : Cahiers de prison, op. cit. A. Gramsci : Cahiers de prison, op. cit.

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par le désespoir. Sartre dit avoir compris que le théâtre devait être un grand phénomène collectif et religieux.499 Épris par l’action, malgré qu’il ne tirât aucun coup de feu durant la guerre, Sartre s’engagea dans la résistance dès son retour à Paris en 1941. Avec Maurice Merleau-Ponty, il fonda d’abord la revue Socialisme et Liberté comme pôle d’un groupe d’intellectuels résistants. Sa pièce de théâtre Les Mouches500 fut alors écrite pour amener les Français à prendre conscience de la responsabilité de leur condition qui nécessitait pour chacun d’eux d’assumer un destin collectif et le devoir de s’engager dans le combat comme seul acte possible de liberté. Si Sartre dira que la guerre lui a enseigné l’engagement, c’est que cette dernière l’a amené à s’impliquer dans un processus l’ayant forcément conduit de l’état de l’intellectuel détaché et anti-humaniste à l’instar du protagoniste de son roman La Nausée,501 le Roquentin, à celui qu’il allait désormais assumer dès la Libération jusqu’à sa mort en avril 1980. L’engagement pour Sartre traduit concrètement l’ancrage de l’intellectuel au social. La Libération est la confirmation d’un élan d’engagement philosophique et politique. L’existentialisme est un humanisme502 devint une espèce de bréviaire de la pensée sartrienne qui rendit soudainement le philosophe célèbre devant le grand public. Sartre devint le grand maître et producteur de mythes de toute une génération. La politique l’intéresse davantage tout en étant loin de renoncer à la réflexion philosophique. Pour concilier les deux champs, toujours avec Maurice Merleau-Ponty, son camarade de la Rue d’Ulm, il créa ensuite en 1945, Les Temps Modernes, revue orientée systématiquement à gauche. Sartre se range du côté de ceux qui veulent changer et la condition sociale de l’homme et la conception que ce dernier a de luimême.503 Dans le tout premier numéro de la nouvelle revue Les Temps Modernes, Sartre est sans ambages : L’écrivain est en situation dans son époque : chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi. Je tiens Flaubert et Goncourt pour responsables de la répression qui suivit la Commune parce qu’ils n’ont pas écrit une ligne pour l’empêcher.

Loin de l’enrôlement ou de l’adhésion à un parti politique, l’engagement est un devoir. Selon un principe pascalien « nous sommes embarqués », Sartre conçoit et clame le devoir d’engagement. Parce que, en situation, parce que, être-au-monde, nous sommes condamnés 499

J-P Sartre : Un théâtre de situation, Paris, Edition de Michel Contat et Michel Rybalka, (nouvelle édition augmentée et mise à jour), 1992, (1973), 448p. 500 J-P Sartre : Les Mouches, Paris, Éditions Bréal, 1998, (1943), 127p. 501 J-P Sartre : La Nausée, Paris, Gallimard, 1944, (1938), 229p. 502 J-P Sartre : L’existentialisme est un humanisme, Paris, Gallimard, 1996, (1945), 108p. 503 J.-P. Sartre : Situations II, Paris, Gallimard, 1947-1949, p : 16.

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déterminés, dirai-je - à être libres. L’homme ne peut prétendre à la neutralité car appelé chaque fois à choisir entre divers possibles. Refuser de choisir c’est hautement opter pour un choix : celui de choisir de ne pas choisir. Nous sommes donc tous socialement et sociologiquement embarqués ; c’est-à-dire déterminés par des situations sociales et de multiples relations complexes avec celles qui nous interpellent à devenir intellectuels et nous poussent à l’objectivation (endosmose, selon Gurvitch). Tout l’itinéraire de vie de Sartre est là, c’est d’ailleurs pourquoi il dit que, quoiqu’on fasse nous sommes forcément responsables. L’on ne peut, pour Sartre, ne pas être engagé puisque socialement et sociologiquement situé comme l’écrivain dont il parle et à travers qui il cherche à définir l’intellectuel partant de ses rôle et fonction, 504 qui est avant tout un acteur social au sens d’un individu, d’un homme appelé à devenir sujet au sens tourainien.505 La pensée et l’action sont deux revers d’une même médaille et c’est en la notion de situation, qui au fond est un fait social, que l’engagement se décide. Tout ce qui arrive à l’homme est sien parce qu’il est toujours à la hauteur de ce qui lui arrive en tant que homme. Ce qui arrive à l’homme par d’autres hommes et par lui-même ne saurait être que humain. Les plus épouvantables guerres et les méfaits les plus horribles et atroces sont humains. Aussi la responsabilité du pour soi reste-t-elle accablante car il est celui par qui il se fait qu’il y ait un monde.506 L’image de l’intellectuel chez Sartre part ainsi de lui-même où de 1944 à sa disparition il a été l’icône de l’intellectuel engagé. Rien qu’en évoquant son nom, des images fortes traversent l’esprit averti dont notamment ses positions contre les guerres coloniales (Algérie, Vietnam, etc.) sa présence au Tribunal de Russel, ses positions pour Mai 68, le refus du Prix Nobel de la littérature, son militantisme gauchiste qui certainement initia ses voyages en Union Soviétique, à Cuba, en Chine. Sartre se comprend mieux aujourd’hui par opposition à Raymond Aron, son autre camarade de la Rue d’Ulm plus libéral et modéré.507 Comme le montre J-F Sirinelli dans son ouvrage à travers les portraits qu’il dresse de Sartre et Aron, voire l’évolution des pensées politiques et 504

Voir à propos, J.-P. Sartre : Qu’est-ce que la littérature ? Paris, Gallimard, 1948, 374p. C’est aussi le texte de Situations II., Plaidoyer pour les intellectuels, Paris, Gallimard, 1970, 117p. 505 Voir l’idée de sujet et de sujet historique dans l’œuvre d’Alain Touraine, notamment : Le retour de l’acteur. op. cit., Critique de la modernité, op. cit., Qu’est-ce que la démocratie ? op. cit. 506 J.-P. Sartre : L’Être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, 1953, (1943), 722p. p : 612. 507 Lire à propos, J.-F. Sirinelli : Sartre, Aron : deux intellectuels dans le siècle, Paris, Hachette/Pluriel, 1999, 395p.

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des engagements des deux penseurs, l’intellectuel au XXè siècle se caractérise par une volonté de penser pour agir et intervenir pendant son siècle. C’est ce qui s’observe aussi avec des penseurs comme Paul Nizan, Michel Foucault, Pierre Bourdieu, Gille Deleuze, Edward Saïd. Paul Nizan s’insurge contre ceux qu’il appelle penseurs de métier. Il s’agit des grands philosophes d’une certaine époque : Henri Bergson, Émile Boutrous, Léon Brunschvicg, André Lalande, etc. qui, au cœur des ébranlements de l’univers en proie aux catastrophes, ne dénoncent pas, n’alertent pas et ne se sentent pas alertés, ne bougent pas, maintiennent un gouffre entre leurs promesses et la situation réelle des hommes. Ces gens dont la pensée se perd dans les abstractions ne sont autres que des « chiens de garde » contre lesquels il se dresse.508 Michel Foucault clame qu’être intellectuel signifiait être plus ou moins la conscience de tous. Les intellectuels travaillaient alors dans l’exemplaire, le juste-et-le vrai-pour-tous, et non dans l’universel. Ils étaient professionnels dans des secteurs déterminés et ce sont leurs conditions de travail ou de vie qui les y situaient. Cette situation sociale leur permit de gagner une conscience concrète et immédiate de luttes. Ils furent confrontés aux problèmes spécifiques et non universels, parfois différents de ceux des prolétaires ou des masses. Mais comme il s’agissait des luttes réelles, quotidiennes et matérielles, ils s’en sont rapprochés d’autant plus que sous une autre forme, ils avaient le même adversaire que les masses et les prolétaires : l’appareil idéologique et répressif de l’État (le judiciaire et le policier), la spéculation immobilière, les multinationales. C’est ce qui définit par opposition à l’intellectuel universel, l’intellectuel spécifique chez Foucault.509 Pierre Bourdieu veut aller au-delà de Foucault. À l’instar de Gramsci, il part de la production de l’économie capitaliste où il examine le rôle des think tanks dans ce processus et leur imposition de l’idéologie néolibérale dans le monde actuel. Ainsi, aux productions de ces think tanks conservateurs, se traduisant par des groupements d’experts appuyés par les puissants, nous devons résister par opposition des productions de réseaux critiques regroupant des « intellectuels spécifiques » foucaldiens, dans ce qu’il entend par véritable intellectuel collectif à même de définir lui-même les objets, les moyens et les fins de sa réflexion ou pensée et son action. Il s’agit du sacre de l’autonomie de l’intellectuel collectif dont le rôle dans l’espace social est de contribuer à créer les conditions

508

P. Nizan : Contre les chiens de garde, (Préface de Serge Halimi, réédition), Marseille, Agone, 2012, (1932), 200p. 509 M. Foucault : Dits et Écrits, (1954-1988), tome II, 1970-1975, Paris, Gallimard, 2001, 848p.

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sociales d’une production, elle aussi, collective des utopies réalistes comme je l’ai laissé entendre dans l’introduction.510 C’est dans ce sens que Gilles Deleuze parle de la nécessité d’une théorie devant servir de boîte à outils, autrement dit un appareil de combat pour l’intellectuel dans ses rapports avec le pouvoir.511 Problématique au centre de tous les grands penseurs sociaux, les intellectuels et le pouvoir attirent toutes les sensibilités de toute intelligentsia.512 Vieille comme le monde, cette problématique reste toujours actuelle pour définir l’intellectuel, examiner et évaluer ses fonctions sociales et ses engagements publics. Pour moi, Edward Saïd l’aborde pratiquement dans son intégralité. Cette problématique reste au centre de ma réflexion sur l’intellectuel africain aujourd’hui, car c’est son rapport au pouvoir qui permet d’observer et d’évaluer sa démission, sa fin devant ses responsabilités historiques dans une Afrique qui n’a que plus besoin de lui par une reconquête de son identité. Edward Saïd est clair : parmi ses tâches, l’intellectuel doit briser les stéréotypes et les autres catégories qui réduisent la pensée et la communication. L’image publique de l’intellectuel est ternie par le louvoiement, le silence prudent, le vacarme patriotique et le reniement théâtral. Plus qu’il ne fustige un public, l’intellectuel doit interpeller. Aussi large que possible, il est le représentant naturel de ce public. Devant les défenseurs des intérêts personnels et particuliers, l’intellectuel doit contester tout nationalisme patriotique, toute pensée corporatiste ou tout sentiment de supériorité raciale, classiciste et sexuelle. Saïd définit ainsi l’intellectuel comme un exilé, un marginal, un amateur, et enfin l’auteur d’un langage qui tente de dire la vérité au pouvoir.513 Exilé, marginal, amateur, parlant vrai, l’intellectuel ne s’appartient pas ; il est citoyen d’un monde auquel il est paradoxalement étranger, inconnu et non pris en compte. Il est en fait ignorant puisqu’il s’occupe des affaires qui ne le regardent pas comme Voltaire et l’affaire Calas, Zola et l’affaire Dreyfus, etc. De là, il prend la parole pour ceux-là mêmes qui ne l’ont jamais mandaté. Mais, cette prise de parole doit recourir à un discours cohérent, dissuasif et convaincant en vue de 510

P. Bourdieu : Contre-feux 2, op. cit. G. Deleuze : « Les intellectuels et le pouvoir. Entretien entre Michel Foucault et Gilles Deleuze », L’Arc, (49), 1972, PP : 3-10. 512 L’Intelligentsia est un terme russe qui veut dire diplômé. Je l’utilise dans le sens où il fait référence aux spécificités des intellectuels dans les luttes sociales liées à la libération nationale, à la culture, au développement social. Pour plus de détails, voir V. Li, V. Maximenko (eds) : L’intelligentsia de l’Orient à la recherche d’un idéal social, Moscou, Éditions du Progrès, 1987, 167p. 513 Edward W. Saïd : Des intellectuels et du pouvoir, (traduit de l’anglais par Paul Chemla et revu par Dominique Eddé), Paris, Seuil, 1996, (1994), 139p. p: 15. 511

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déconstruire les mythes, les idéologies, les tabous, les non-dits et les absolus du pouvoir. Face à celui-ci, il doit tenir un discours vrai ; c’est-àdire non seulement qui le contrarie, mais aussi qui le dénonce et le dévoile. L’attitude de l’intellectuel se confond à ce que le philosophe et sociologue Michel Foucault a appelé « érudition sans répit » ; autrement dit, cette posture qui consiste à confronter le contradictoriel, à exhumer l’enfoui, à ressusciter l’oublié et l’abandonné. Acquis à l’ «érudition sans répit », l’intellectuel n’a ni poste à protéger, ni territoire à conserver ou à conforter : il est franc et direct. Par conséquent, il est inutile de penser qu’il puisse avoir des honneurs officiels, des sympathies et amitiés dans le « monde d’en haut ». Sa condition est solitaire, mais c’est une solitude massive, c’est-à-dire qui fait foule au nom de la vérité qu’il défend et pour laquelle il s’engage publiquement. Le « je » de l’intellectuel est paradoxal en ce sens qu’il est en même temps singulier et pluriel. Edward Saïd s’appuie énormément sur Julien Benda.514 Critique, essayiste, Philosophe et écrivain français, Benda est connu à travers son ouvrage cité ci-dessous. Ce philosophe a observé à une certaine époque, comment ceux qu’on considérait comme intellectuels, au nom d’un certain réalisme allaient en politique. Il condamne ainsi ceux-là de tourner le dos aux valeurs cléricales, c’est-à-dire au sens platonicien, la recherche du beau, du vrai et du juste qui sont des valeurs pour lui statiques, désintéressées et rationnelles. L’ouvrage fustige les intellectuels qui prônent l’ordre, un État fort, le nationalisme et les traditions. Car, les intellectuels authentiques, pour ce philosophe, forment un clergé de lettrés. Ce sont des créatures extrêmement rares tant elles défendent des valeurs éternelles de vérité, de justice qui, en réalité, ne sont pas de ce monde. Benda, pour les désigner, emploie ainsi un terme religieux : les clercs. Les vrais intellectuels disent et savent que leur royaume n’est pas de ce monde.515 Cependant, Benda est loin de prôner des penseurs sociaux désolidarisés et déconnectés de ce monde : les vrais intellectuels dénoncent la corruption, défendent les faibles, défient l’autorité. Benda ayant été formé spirituellement par l’affaire Dreyfus et la Première guerre mondiale, en publiant son ouvrage après la Deuxième guerre mondiale, il y a inclus des attaques contre les intellectuels collabos des nazis et enthousiastes envers le communisme. À la lumière de ce livre, Saïd fait ressortir le vrai intellectuel en ces termes : Un être à part, un homme indomptable et brillant, prêt à la colère, animé d’un formidable courage et capable en toutes circonstances de dire la vérité au pouvoir, une espèce d’individu aux yeux duquel aucun pouvoir

514 515

Voir, J. Benda : La trahison des clercs, Paris, Grasset, 2003, (1927), 334p. J. Benda : op. cit

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si grand et si puissant soit-il ne pouvait échapper à son droit de le 516 critiquer et de le prendre à partie.

De ce qui précède, l’intellectuel peut se définir comme quelqu’un qui jouit d’une indépendance dont notamment d’esprit, faisant de lui un être essentiellement critique ; c’est-à-dire non malléable, non instrumentalisé et non récupérable. Il reste indépendant des chapelles politiques et prend position pour des bonnes causes. Gramsci a certes introduit la catégorie de l’intellectuel organique au centre de la recherche hégémonique, ceci entendant l’intellectuel comme lutteur au cœur des bonnes causes. Mais ce concept a vite été récupéré par les réactionnaires qui ont assimilé les traîtres des causes révolutionnaires aux intellectuels organiques. Ce qui est essentiel est que, au regard des périodes historiques évoquées plus haut, la figure de l’intellectuel est celle de celui qui allie la critique à la pratique. Il s’engage dans les combats sociaux en quête de la vérité, de la justice, de la lumière contre toute forme de domination, de servitude, d’obscurantisme et d’oppression. Son savoir essentiellement critique le prédispose à des interventions publiques dans la cité.517 Dans cette perspective, et à travers les penseurs sociaux dont j’ai tenté de donner l’essentiel des thèses, l’intellectuel est, me semble-t-il, un vrai produit du social-objectivation observable lors des contextes d’occupation, de guerre, de révolution, de crise, etc. Désaliénation, engagement, recommencement : le triptyque qui définit l’intellectuel contre l’ordre politique En Afrique noire, le terme intellectuel est encore victime d’un sens commun largement partagé. Par lui, l’on entend ces hommes ayant suivi des grandes études universitaires sanctionnées par l’obtention des diplômes (licence, doctorat, agrégation, HDR, etc.). Or, il suffit de jeter un regard sur la période précoloniale pour observer ces personnages qu’on a appelés griots pour se faire une idée de l’intellectuel. Le griot est historiquement une personne ambivalente. Autant il encense un roi, autant il peut également remettre en cause ses comportements vis-à-vis du peuple. Le sens commun a également réduit aujourd’hui le griot à un être fondamentalement apologétique et dithyrambique envers les pouvoirs. Chez nous, par exemple, les journalistes de la radio et de la télévision nationales d’État sont considérés en ce sens comme des griots par l’opinion publique à cause de leurs analyses très complaisantes envers les régimes. Or, la réduction du griot à un être apologétique masque ses 516

Edward W. Saïd : Des intellectuels et du pouvoir, op. cit. p : 24. Voir aussi à propos : Kouvouama Abel, Gueye Abdoulaye, Piriou Anne, Wagner Anne-Catherine (eds) : Figures croisées d’intellectuels. Trajectoires, modes d’action, productions, Paris, Karthala, 2007, 470p. 517

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fonctions hérétiques envers les mêmes pouvoirs selon les contextes sociaux bien définis. Le journaliste, écrivain et essayiste congolais Guy Menga (de ses vrais noms et prénoms Bikouta- Menga Gaston-Guy) dont on connaît la verve satirique a écrit dans ce sens une belle pièce de théâtre au titre bien expressif Tsi Buala ou le griot insoumis.518 Le griotisme remplit bel et bien aussi des fonctions d’insoumission. Le véritable griot est par conséquent celui qui suit de façon critique les pouvoirs et la société. Il dit, à propos, du bien quand c’est bien, et du mal quand c’est mal. Il dit tout haut, ce que le petit peuple pense tout bas. La lecture des comportements des griots authentiques augure des caractéristiques de vrais intellectuels dans l’Afrique traditionnelle. L’on comprend par-là que l’intellectuel ne se réduit nullement à un titulaire d’un titre scolaire ou d’un diplôme universitaire. L’intellectuel renvoie plus à une attitude, à un comportement, à une position d’indépendance pas seulement d’esprit - qu’on soit scolarisé, universitaire, professeur, scientifique, savant ou pas. C’est dans cette perspective que l’Afrique noire précoloniale et coloniale a été un grand espace de production d’intellectuels. Et de là, je peux dire qu’on ne naît pas intellectuel, ce dernier est un produit social. Ainsi pendant la colonisation, les mouvements de négritude (la négritude de Senghor et la négritude de Césaire, et bien d’autres courants comme ceux de Damas plus proche de Césaire et Soyinka, l’homme de la « tigritude ») ont produit des types d’intellectuels différents où le modèle « senghorien » épousait une certaine dépendance,519 tandis que le type « césairien » était plus proche de l’intellectuel veilleur et éveilleur de conscience, incitateur au mouvement de révolte et d’expression d’insoumission. L’Afrique coloniale a produit par conséquent deux grands types d’intellectuels. D’une part, il y a eu ceux de la diaspora. Il s’agit des étudiants africains éparpillés dans le monde dont notamment l’Europe et les Ẻtats-Unis où ils s’engagèrent politiquement dans la lutte de libération du continent du joug colonial. Ceci se fit non seulement à travers les négritudes, mais aussi des associations, des fédérations, des partis politiques, des idéologies révolutionnaires ambiantes comme le socialisme, le maccarthysme, le nationalisme, le panafricanisme, etc. D’autre part, il est question des syndicalistes qui, sur le plan local, ont engagé des mouvements de contestation alimentés par des grèves dans les pays comme l’Afrique du sud, l’Angola, le Cameroun, le Congo 518

Cette pièce a été créée pour la première fois à Paris en 1974. Voir à propos, M. Towa : Léopold Sedar Senghor : négritude ou servitude ? Yaoundé, Editions Cle, 1976, 115p., « La négritude et son masque », Conférence prononcée à l’amphi700 de l’Université de Yaoundé en 1978 et au cours de laquelle la différence entre la négritude « senghorienne » et la négritude « césairienne » a été rigoureusement établie. 519

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populaire, la Côte d’Ivoire, la Guinée, etc. De tels mouvements se transformèrent en partis politiques nationalistes comme l’ANC en Afrique du sud, le MPLA en Angola, l’UPC au Cameroun dont les douze participants à son assise fondatrice du 10 avril 1948 à Douala étaient tous des syndicalistes de l’Union des Syndicats Confédérés du Cameroun (USCC). De tels syndicalistes à l’instar de François Ruben Um Nyobè, Sekou Touré, et bien d’autres méritent l’attribut d’intellectuels dans la mesure où ces derniers, partant des idées, se sont engagés dans l’œuvre infinie de transformation du monde contre un certain ordre politique. L’œuvre permanente de changer le monde a toujours défini les intellectuels africains de l’époque. Changer le monde supposait pour eux, transformer d’abord l’Afrique par la lutte anticoloniale ou nationaliste. Ceci supposait aussi une dimension fondamentale qui les distinguait : la conscience d’une identité d’intellectuel ; c’est-à-dire ces hommes qui ne s’appartiennent pas pour eux-mêmes, mais pour les autres. Ces hommes qui ne sont hommes que par une lutte pour des intérêts collectifs, nationaux, panafricains, universels. C’étaient des hommes de la conscience populaire et non populiste (paraître populaire). Leurs idées étaient altruistes, leurs voix, les voix des sans voix. Leur lutte était idéelle et pratique. Nelson Mandela, Kwamé Nkrumah, Julius Nyerere, Jomo Kenyatta, Amilcar Cabral, Eduardo Chivambo Mondlane, Osendé Afana, etc. étaient des intellectuels qui ont d’abord accouché des idées relatives à leur combat à travers des discours, des entretiens, des articles, des livres avant d’en prendre les devants sur le terrain. Les travaux d’Achille Mbembè cités plus haut sur l’histoire du maquis dans la Sanaga maritime au Cameroun révèlent la même chose de François Ruben Um Nyobè dont les écrits sous maquis constituent la grande ossature. Il en est de même d’Ernest Ouandié dont les écrits sous maquis aussi restent encore à découvrir. Pour moi, ces noms représentent les icônes constituant le modèle - type d’intellectuel en Afrique dans la logique même de Fanon.

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Plus que jamais, Frantz Fanon reste celui qui a défini dans tous ses contours l’intellectuel en Afrique. La réflexion de Fanon est centrée sur ce qu’il entend par intellectuel colonisé et post-colonisé. Il n’a jamais voulu voir les cultures africaines ou même non occidentales enfermées dans la subalternité par l’Occident. Il fut ainsi un penseur autonome critique du discours idéologico-culturel occidental comme le Palestinien Edward Saïd dont j’ai déjà parlé ou encore l’Iranien Ali Shariati.520 Fanon est un intellectuel avant-gardiste dans le refus de la subalternité fondamental dans le combat contre le colonialisme dont la structure repose sur une idéologie dominante des autres groupes humains. Pour lui, l’intellectuel a une importante fonction politique et idéologico-culturelle. D’origine martiniquaise, Fanon fut enrôlé dans l’armée française durant la Deuxième guerre mondiale. En 1947, une bourse d’État l’amène à la faculté de médecine de Lyon où il se spécialise en psychiatrie. Par la suite, il est nommé en Algérie (Blida) comme médecin-chef à l’hôpital psychiatrique. Or, l’Algérie qui l’accueille est fortement traversée par les procès du social et la réalité des rapports sociaux qu’il observe n’est autre que celle des rapports de domination coloniaux à la phase du socialobjectivation l’amenant à démissionner de son poste et à rejoindre le Front de Libération Nationale (FLN) et le peuple algérien dans le déclenchement de la lutte anticoloniale en 1959. Il collabore à la presse nationaliste et est parmi les premiers rédacteurs de El-Moudjahid en 1957-1958. Il faut rappeler que Fanon a été formé dans la logique du courant de la psychothérapie institutionnelle né en France pour lutter contre le nazisme, sous l’encadrement du professeur François Tosquelles. Quand il publie en 1952, Peau noire, masques blancs qui est sa thèse, il est déjà acquis à une étude de la domination et de l’aliénation, et ne s’adresse plus uniquement au seul intellectuel Blanc ou Noir aliéné. En 1959, il publie son terrible essai, Sociologie d’une révolution. Né le 30 juillet 1925 à Fort-de-France, au moment où il travaille sur son livre monumental, Les damnés de la terre, il sait qu’il est atteint d’une leucémie et meurt à Washington en décembre 1961 alors que le livre est en train d’être publié.

520

Voir F. Fanon : Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952, 239p., Les damnés de la terre, op. cit., Pour la révolution africaine. op. cit., Sociologie d’une révolution. L’An V de la révolution algérienne, Paris, Maspéro, 1972, (1959), 175p. S’agissant d’Edward Saïd, on se reportera notamment à son autre ouvrage : L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, 2005, 422p. Pour Ali Shariati : Hitoire et destinée, Editions Sindbad, 1999, 140p. Lire aussi utilement, Girard Youssef : « L’intellectuel colonisé et post-colonisé selon Frantz Fanon, Ali Shariati et Edward Saïd (Partie I), mis en ligne le 27 octobre, 2006., « Histoire et authenticité » (Partie II), Dernière édition par Samadhi, 20/04/2013 à 13h48. Sarah Shariati : « Nouveau millénaire, Défis libertaires ». Frantz Fanon et Ali Shariati, http : //icietlabas. Lautre. net/spip. php ? article 110

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Pour Fanon, l’intellectuel colonisé, post-colonisé est un aliéné. C’està-dire qu’il est dans un état où suite aux conditionnements extérieurs de natures économique, politique, culturelle n’est plus maître de lui-même et connaît une mutation anthropologique faisant de lui un esclave, objet simple instrumentalisé par d’autres hommes. Pour s’émanciper de ses conditions de vie, le colonisé ou le post-colonisé en général doit bouleverser l’ensemble structurel de l’ordre social qui l’enserre. Et s’agissant précisément de l’intellectuel colonisé ou post-colonisé, puisqu’on lui a appris que la culture occidentale est supérieure à sa propre culture, objectivement, il est aliéné et dépersonnalisé. Non seulement qu’il entretient, mais aussi il renforce même son enchaînement à la culture occidentale. En d’autres termes, il participe activement à sa propre subalternisation. Dans cette perspective, il n’a pas d’autre choix que la désaliénation en se réappropriant sa culture. Il doit revenir à sa propre culture, c’est-à-dire à ses sources et à son être profond. En se désaliénant, il assume son africanité, en d’autres termes, son identité, son originalité, sa différence, ses particularismes et spécificités. Fanon clame ainsi qu’on ne perde pas de temps en stériles litanies, qu’on quitte une Europe qui n’en finit pas de parler de l’homme tout en le massacrant partout où elle le rencontre, à tous les coins de ses propres rues, à tous les coins du monde.521 Pour Fanon, le retour aux sources est une trajectoire : il se fait par le biais du retour par l’histoire à l’authenticité du peuple sous domination en étudiant des sources culturelles anté-coloniales. C’est un procès de désaliénation de l’intellectuel colonisé. C’est une nécessité dans la mesure où l’un des objectifs fondamentaux des colons a toujours été de couper radicalement les peuples dominés de leur passé et de leur culture historiques pour brouiller leur identité. C’est la déculturation visant à créer un vide idéologique et culturel permettant la soumission facile du colonisé à la culture occidentale. Fanon établit par conséquent trois étapes qui doivent permettre à l’intellectuel colonisé de sortir de l’aliénation. La plus importante est la troisième et est dite de combat. Après avoir tenté de se perdre dans le peuple ou avec le peuple, l’intellectuel colonisé se transforme en réveilleur de ce peuple. Il tourne le dos à la léthargie du peuple pour en devenir le réveilleur en recourant entre autres, à une littérature de combat, révolutionnaire ou nationale. Au cours de cette phase, des hommes et des femmes en grand nombre sont placés dans des situations. Ils sont en prison, dans le maquis voire à la veille de leur exécution et ressentent une

521

F. Fanon : Les damnés de la terre, op. cit.

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nécessité de dire la nation, de composer un discours qui exprime le peuple, de se faire le héraut d’une nouvelle réalité en actes.522 Réveilleur et secoueur du peuple, l’intellectuel colonisé ne se contente pas de faire œuvre littéraire, de composer des poèmes ou rédiger des articles théoriques : il doit s’engager dans la lutte pour l’émancipation concrète de son peuple, autrement dit, dans le combat contre l’impérialisme et le colonialisme. Fanon : L’intellectuel colonisé cependant tôt ou tard se rendra compte qu’on ne prouve pas sa nation à partir de la culture mais qu’on la manifeste dans le 523 combat que mène le peuple contre les forces d’occupation.

C’est ce que fit Fanon lui-même en rejoignant le FLN en 1959 en Algérie. Car par- là, l’intellectuel colonisé fourbit les armes servant à sa propre libération, son émancipation de l’aliénation. L’engagement de l’intellectuel colonisé dans la lutte de libération nationale est ainsi un impératif allant de pair avec son travail intellectuel et de l’intellectuel. La lutte politique, insurrectionnelle est une nécessité afin que l’intellectuel rompe radicalement et durablement avec la subalternisation à l’hégémonie idéologico-culturelle occidentale. Selon Fanon, dans les régions qui n’ont pas été suffisamment secouées par la lutte de libération, l’on retrouve des intellectuels débrouillards, c’est-àdire malins, astucieux, « égarés », dira Shariati. Chez eux existent intactes les conduites et les fréquentations de la bourgeoisie colonialiste. Ils organisent le pillage des quelques ressources nationales ou se hissent par les combines et les vols légaux à travers l’import-export, les sociétés anonymes, les jeux de bourse, les passe-droits, sur la misère nationale. L’intellectuel par de tels comportements n’est autre qu’un vulgaire opportuniste. Or, l’intellectuel ne peut se réduire à un simple opportuniste qui suit aveuglément le peuple : il doit rechercher, critiquer, innover une voie propre à ce dernier, à sa civilisation et culture. Cette voie ne saurait être la reproduction aveugle des expériences occidentales ou la répétition atavique d’une histoire et de ses cultures idéalisées. C’est ce que Fanon entendait par la troisième voie dont le contenu est entre autres, une politique de non alignement, se forger une identité nationale en déconstruisant « des traditions stérilisantes » permettant d’ouvrir une voie de développement social et démocratique spécifique des pays libérés du sud. Il déclare ainsi la libération par la mise à mort du système colonial.524 Selon Ali Shariati, Fanon a une autre face plus mobilisatrice et fascinante : celle de l’homme nouveau qui est son propre fondement et 522

F. Fanon : op. cit. F. Fanon : op. cit. p : 269. 524 F. Fanon : Pour la révolution africaine. op. cit. p : 125. 523

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chez qui la densité de l’histoire ne détermine aucun des actes et qui s’introduit dans le cycle de sa liberté. Recommencer l’histoire de l’homme, telle est l’ambition de Fanon.525 L’homme nouveau accède à l’universel partant de sa différence, en inventant à la lumière de son histoire, sa culture, sa langue, son propre message. Sans jamais la nier, il espère de son origine. C’est la vocation de l’intellectuel africain, l’intellectuel du tiers-monde. Sa modernité ne se conçoit pas envers et contre sa tradition, mais plutôt à partir de cette dernière. Il n’y a rien de dogmatique quand il faut dire que l’homme nouveau s’interroge, avant tout, jusqu’ à sa « dernière prière ». C’est aussi l’homme désaliéné qui a pris une conscience abrupte des réalités économiques et sociales.526 Avec Fanon et la désaliénation qui instaure l’homme nouveau, mon idée de recommencement est bien perceptible, car pour nous Africains, ceux qui se disent intellectuels doivent bien méditer aujourd’hui ces paroles de Maurice Merleau-Ponty lors des débats sur l’humanisme sartrien : Tout ce qu’on croyait pensé et bien pensé - la liberté et les pouvoirs, les citoyens contre les pouvoirs, l’héroïsme du citoyen, l’humanisme libéral, la démocratie formelle et la réelle qui la supprime et la réalise, l’héroïsme 527 et l’humanisme révolutionnaires - tout cela est en ruine.

Fanon semble l’ avoir compris par rapport à notre contexte structurel africain où le véritable intellectuel doit lier : désaliénation, engagement, recommencement. C’est le triptyque qui définit pour moi l’intellectuel en Afrique aujourd’hui, face au pouvoir. La figure de Fanon comme intellectuel africain reste encore très actuelle. Jean - Paul Sartre : Or, maintenant un événement inattendu se passe : on voit un intellectuel tel Fanon - qui parle lui-même de l’Afrique, sans attendre que nous en parlions ; autrement dit, un Africain se met à parler ! Le plus surprenant est que cet Africain n’est ni un traditionaliste passéiste ni un réactionnaire ; il est plutôt un intellectuel au courant des valeurs 528 actuelles[…] Il va même jusqu’à contester la métropole !

D’autres intellectuels africains ont choisi comme espace de leur combat, la littérature au sens large du terme comme Mongo Béti, Wole Soyinka, etc., et étaient toujours prêts à prendre part aux marches contestataires dans leur pays. L’on se rappelle de la marche initiée par 525

Sara Shariati : « Nouveau millénaire, Défis libertaires ». Frantz Fanon et Ali Shariati, Art. en ligne, op. cit. 526 F.Fanon : Peau noire, masques blancs, op. cit. p : 10. 527 M. Merleau-Ponty : Signes, Paris, Gallimard, 1960, 438p. p : 31. 528 J-P. Sartre, cité par Sara Shariati : Art. en ligne, op. cit. Ce texte serait aussi un extrait de la préface de Jean-Paul Sartre à l’édition de 1961 de Les damnés de la terre.

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Mongo Béti au Cameroun pour la sauvegarde de l’environnement, contre l’oléoduc (Pipeline Cameroun-Tchad) durant les années 1990, des diverses marches contre le pouvoir auxquelles le Prix Nobel de la littérature Wole Soyinka prend part au Nigeria. Cette catégorie d’intellectuels n’a nullement eu pour ambition de prendre et d’exercer le pouvoir politique un jour. Et l’idée de Mongo Béti de se présenter à l’élection pour la mairie de Mbalmayo n’était qu’un piège tendu à un pouvoir Biya qui a mordu à l’hameçon en disqualifiant la candidature du grand homme de lettres. Durant le long règne d’Ahmadou Ahidjo, ce dernier aurait tenté maintes fois de récupérer Mongo béti pour en faire un membre de son gouvernement comme il le fit de Ferdinand Oyono, mais l’écrivain et essayiste camerounais est resté de marbre, comme Hugo Barine de Sartre, irrécupérable jusqu’à sa mort.529 Sur cette logique, on peut aussi citer des noms comme ceux du savant sénégalais Cheikh Anta Diop qu’on ne présente plus, et son compatriote Jean-Pierre N’Diaye, sociologue, auteur entre autres de quatre livres remarquables dont Enquête sur les étudiants africains en France, Négriers modernes, La jeunesse africaine face à l’impérialisme, Monde noir et destin politique. Déjà en 1963, Jean-Pierre Ndiaye a été invité aux États - Unis pour dispenser des cours de sociologie africaine à Washington et Los Angeles.530 Pour revenir sur Cheikh Anta Diop, je peux dire que l’objectif initial et final d’un parti politique est d’accéder effectivement au pouvoir et de l’exercer. Mais pour le savant sénégalais et son parti d’opposition au Sénégal, il était plus question de maintenir une posture intellectuelle de critiquer le régime de Senghor dans un cadre plus légal, Le Rassemblement National Démocratique (RND) dénommé tour à tour Rassemblement Démocratique Africain, (RDA), Bloc des Masses Africaines (BMA). Je peux donc dire que dans l’Afrique actuelle, s’il faut absolument le référer aux figures de proue sus évoquées, le terme intellectuel ne peut s’entendre valablement qu’au passé : il est à réinventer. Et, à mon sens, il n’y a pas mieux que celles-là. Des élites scolaires et universitaires pullulent certes en Afrique noire, mais elles ne sont pas nécessairement des intellectuels. Ce sont tout simplement des diplômés scolaires et universitaires qui, entretenant une crise permanente d’identité intellectuelle, se résolvent à dire que j’étais à l’école pour bien vivre et non lutter pour les autres. Ces diplômés n’ont nullement conscience qu’en luttant pour les autres, ils luttent aussi pour eux-mêmes et leurs progénitures. Ce qui compte pour eux, c’est l’obtention par tous les moyens des titres scolaires et universitaires, l’accès à une bonne insertion professionnelle, à un train de vie élevé, bien souvent au-dessus de leurs 529

Voir, J-P. Sartre : Les mains sales, Paris, Gallimard, 1972, (1948), 245p. Pour avoir des idées précises sur cet intellectuel sénégalais, lire Lilyan Kestloot : Afrique, passion et résistance de Jean-Pierre Ndiaye, Paris, L’Harmattan, 2009, 530p. 530

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moyens réels. Intellectuel n’est plus un titre comme docteur, professeur, etc. C’est une attitude, un comportement, une position opposée à l’ordre dominant. Les diplômés que nous sommes le prennent à tort pour un titre de prestige et d’honneur alors que c’est une position d’engagement et de combat pour des bonnes causes comme on l’a vu avec Cabral en GuinéeBissau et les Iles du Cap-Vert, Mondlane au Mozambique, Um Nyobè, Osende Afana, Ernest Ouandié, etc. au Cameroun, tous assassinés pour les idées qu’ils défendaient et auxquelles ils se confondaient. L’ère des intellectuels ne s’entend désormais en Afrique noire que dans un passé ayant connu les luttes anticoloniales. Elle semble être révolue. À l’observation, le dernier âge de l’intellectuel en Afrique noire semble coïncider avec le temps de la chasse du Blanc de nos terres. Devant les situations de dépendance, de recolonisation rampante, du droit à l’ingérence, d’impasse, de chaos, etc. dans lesquelles l’Afrique ne cesse de s’arcbouter, une seule formule convient : si nous étions encore intellectuels, ces choses n’arriveraient point. Car, le rapport de l’intellectuel au pouvoir en Afrique noire aujourd’hui est redevenu celui de sa subalternisation, de sa compromission, de son instrumentalisation, de sa récupération, de son aliénation et de sa trahison. Comment expliquer cette situation ? Cette importante question requiert l’analyse sociologique au niveau de deux points fondamentaux qu’il convient d’examiner : la trahison des luttes de libération nationale et la répression des intellectuels. La trahison des luttes de libération nationale et la répression des intellectuels sont les deux phénomènes qui expliquent mieux aujourd’hui, la fin des intellectuels en Afrique noire contemporaine. Qu’entendre par trahison des luttes de libération nationale ? Il est facile, mais aussi et surtout péremptoire de dire aujourd’hui que les combats pour les indépendances africaines ont fini par marginaliser les masses populaires qui y ont payé tant de leur vie, que les indépendances pour cette raison ont échoué. Mais aussi que les politiciens au sommet des jeunes États sortis de la colonisation se sont mis à se comporter pire que les colons. C’est souvent vite dit, mais non démontré. La trahison des luttes de libération nationale ou la récupération En fait, la plupart des intellectuels révolutionnaires évoqués ayant pris les rênes du pouvoir comme Nkrumah, Nyerere, etc. se sont faits effectivement piégés par leur propre peuple. Tellement populaires par l’euphorie et l’enthousiasme des indépendances, ils se sont laissé aduler. Les masses qui voulaient tellement les récupérer de façon singulière, comme il est de coutume en Afrique de dompter les grands hommes par des tactiques et stratégies de séduction, commencèrent par leur construire des grandes statues érigées dans les espaces publics des grandes villes. 340

Les statues de Nkrumah étaient ainsi colossales et dominantes à Accra, Kumasi et autres villes du Ghana. Dans la même logique s’ensuivirent des effigies accrochées sur les murs des bureaux des grands commis de l’administration. Ces pratiques, populaires au départ, étaient considérées comme marque d’un contrat de confiance avec le peuple pour ces intellectuels. Cependant, elles dégénérèrent tôt à un phénomène pervers : le culte de la personnalité. Celui-ci connut une réelle dynamique par des sobriquets d’émanation aussi populaire : Nkrumah se fit appeler Osageyfo, Nyerere, Mwalimu comme je l’ai déjà noté plus haut. Somme toute, ce furent des sobriquets de condescendance renvoyant aux images des hommes au- dessus des autres en termes de sage et de maître ; voire fabuleux, en quelque sorte. Des réseaux se constituèrent à partir d’eux où les dignitaires plus proches du président et s’estimant intouchables sombrèrent dans des pratiques de corruption, de gabegie, de détournements de deniers publics, à l’abri du regard du prince. Le politique révolutionnaire au lieu de continuer à être créatif pour des bonnes causes s’enlisa inexorablement dans la production du pervers. En Tanzanie, par exemple, le principe de séparation des pouvoirs entra en crise entraînant à son tour une crise dans la prise des grandes décisions politiques. En d’autres termes, l’on ne savait plus qui décidait entre l’exécutif, le parlement et les acteurs extérieurs. Ce phénomène qu’on a appelé l’instabilité de la décision politique paralysa les actions devant rendre plus progressive la politique communautaire basée sur le développement des villages ujama. Une nouvelle stratification sociale prit corps au sein de ces États consacrant un train de vie exceptionnel aux intellectuels au pouvoir et creusant davantage le fossé entre ceux-ci et le peuple réel. Un tel phénomène analysé par Colin Leys et Gaving Kitching au Kenya, par exemple, a abouti à l’émergence de nouvelles petites bourgeoisies au pouvoir que l’on peut bien assimiler à ce que j’appelle protobourgeoisies.531 Ces protobourgeoisies ou bourgeoisies administratives, parasitaires parce que ne devant leur survie qu’ aux positions de leurs tenants dans les appareils d’États, ont joué un rôle de strangulation des pratiques de développement. Cette strangulation des pratiques et même des politiques de développement a été manifeste sur les plans des procès d’accumulation. Au-delà de l’accumulation primitive caractéristique du mode de production capitaliste dans son processus initiatique, l’accumulation productive reste incontournable même dans les systèmes s’étant réclamés du socialisme. Car, c’est grâce à ce type d’accumulation 531

Voir de C. Leys : Underdevelopment in Kenya : the political economy of neocolonialism, Berkeley, Berkeley University press, California, 1975, 284p. et de G. Kitching : Class and economic change in Kenya, the making of African petite bourgeoisie, Yale, Yale University press, New Haven, 1980, 479p.

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que l’État socialiste peut réellement être à même de résoudre l’épineuse question de la péréquation au niveau national. S’il faut souligner que c’est la crise de l’accumulation productive ou progressive qui a été à l’origine de la faillite de l’État soviétique et d’autres fédérations de l’Europe de l’Est, l’on peut alors comprendre facilement que pour des pays se réclamant du socialisme et nouvellement sortis du colonialisme comme ceux d’Afrique noire, c’est l’accumulation spéculative qui a pris l’ascendant sur la progressive et précipité la crise de l’État, crise politique.532 Il ne faut pas oublier que l’Occident impérialiste n’a jamais supporté et vu d’un bon œil, les régimes révolutionnaires dirigés par les intellectuels en Afrique noire. Par conséquent, il n’a jamais cessé jusqu’à aujourd’hui d’être à l’affût de ces derniers pour bondir comme un chat, dès le moindre vacillement, le moindre évènement ou la moindre occasion propice à une action de déstabilisation dont il peut efficacement contrôler le cours. C’est dans cette perspective que profitant d’une crise interne qui gangrenait le régime de Nkrumah par la corruption, et d’une visite officielle de ce dernier en Chine en 1966, il appuya le coup d’État militaire qui renversa son pouvoir au Ghana.533 S’agissant de la Tanzanie de Nyerere, l’on a vu plus haut, comment elle a été la cible et la proie de la Banque mondiale et du FMI, etc. Avec recul, l’on peut dire de même de ce qui s’est passé avec Gbagbo en Côte d’Ivoire où malgré une forte emprise française sur l’économie nationale de ce pays, le discours politique de son leader et certaines pratiques comme l’attaque de l’Opération Licorne le 06 novembre 2002 par l’aviation ivoirienne à Bouaké dont le bilan s’est élevé à 09 morts et 37 blessés du côté des soldats français, les propos critiques d’une délégation ivoirienne envers la France au Palais bourbon, à l’époque, etc. n’ont pas laissé les dirigeants français indifférents. Le limogeage de Gbagbo fut le prix à payer. Mais aussi, sur le plan interne, ce que Fanon a appelé l’aliénation n’est pas uniquement la conséquence de l’idéologie culturelle occidentale sur l’intellectuel colonisé ou post-colonisé. Ceux qui peuvent être considérés comme intellectuels africains sont encore victimes d’un autre phénomène auquel ils doivent résister radicalement et qui traduit l’aliénation : la récupération.

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Pour mieux comprendre les phénomènes de crise de l’État et de crise politique, lire utilement Nicos Poulantzas (ed) : La crise de l’État, Paris, PUF, 1976, 348p. Pierre Rosanvallon : La crise de l’État-providence, Paris, Seuil, 1981, 183p., La nouvelle question sociale. Repenser l’État-providence, Paris, Seuil, 1995, 222p. Sur la problématique de l’accumulation en Afrique noire, voir H. Bernstein, B. K. Campbell (eds) : Contradiction of accumulation in Africa. Studies in economy and state, Beverly Hills, Sage, 1985, 312p. 533 Sur ce sujet, lire Kwame Nkrumah : Dark days in Ghana, London, Panaf, 1968, 226p.

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La récupération est connue de longue date des dirigeants politiques dans tous les procès du social. Mais pour mieux comprendre comment ce phénomène est un danger permanent pour les intellectuels africains, il convient de le situer non dans une sociologie politique qui montre tout de suite sa dimension macrosociologique, mais dans une sociologie ordinaire qui fait de la banalité, son principal objet. Dès lors que vous êtes en passe de devenir ou devenez un homme important dans les villages africains, vous êtes confronté à deux phénomènes : le mauvais cœur et la récupération. S’agissant de cette dernière, elle obéit généralement à deux procès : individuel et collectif. Individuellement, des gens vont se réclamer de vous en vous montrant comment ils sont plus proches de vos parents - surtout quand ces derniers sont déjà morts - par les multiples structures sur lesquelles repose la parenté en Afrique. Ils vont vous dire comment ils faisaient la chasse, la pêche, et autres avec le grand-père ou le père dont vous portez le nom et que vous n’avez jamais connu. Ils vont vous dire comment leurs enfants sont vos « propres » enfants, vos « petits frères », et consorts. Vous êtes alors l’objet d’une cour assidue dans tout le village qui vous amène à la découverte de vos « vrais » frères, sœurs, pères, mères, oncles, amis de vos parents, etc. Au niveau collectif, la lignée, le lignage, la famille, le clan, la tribu, etc. vous injectent des doses de supra-familial, supraclanique, supra-tribal pour vous particulariser à des fins de microreconnaissances. Ses micro-reconnaissances enseignent et inculquent que vous n’êtes rien sans les nouveaux « vrais apparentés », la famille, le clan, la tribu … et surtout qu’il faut les reconnaître avant tout. Quand vous avez acquis un titre scolaire ou universitaire important, une grande promotion, ce sont les récupérateurs qui vous obligent d’une manière ou d’une autre à festoyer sans jamais participer financièrement ou naturellement. Ce sont eux qui viendront discourir, bavarder, manger, boire, aimer les femmes, et parfois créer le désordre pour faire échouer la fête et s’en moquer par la suite. Même si vous n’avez aucune ambition politique, ils vont vous pousser à en avoir parce qu’ils veulent manger et boire, alors que parmi eux et dans le village ou la ville, il y a les présidents de section du parti au pouvoir et autres responsables bien positionnés pour devenir ce qu’ils veulent de vous. Leur argument de poids pour expliquer leur non promotion au sein du parti au pouvoir auquel vous êtes loin d’adhérer est qu’ils n’ont pas fréquenté autant que vous, ils n’ont pas de doctorat alors que celui-là même qui est à la tête du pays n’en a pas aussi. Ce sont eux qui, quand vous devenez « Grand » comme on le dit chez nous, vont tout faire pour vous tirer vers les « ismes » tristes, obscurs et négatifs : égoïsme, clanisme, tribalisme, sectarisme, mysticisme, personnalisme-narcissisme (culte de la personnalité), obscurantisme, terrorisme, fascisme, monarchisme, etc. La récupération est ainsi tentaculaire et rhizome. Elle est diversité perverse

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dans la mesure où elle peut venir du tout social, c’est-à-dire du village comme de la ville avec des amis, des anciens camarades, des collègues, des collaborateurs, des subalternes…La récupération équivaut aussi à l’instrumentalisation et à une espèce d’appropriation, car, dès qu’on vous a récupéré ou qu’on s’est approprié de vous d’une certaine manière, l’on peut faire de vous n’importe quoi. Et récupéré, approprié, instrumentalisé, vous êtes bien aliéné. C’est l’aliénation par le local pervers. L’aliénation par le local pervers est un procès dans lequel les gens vous mettent en exergue en faisant de vous un pôle de luttes pour la reconnaissance qui n’épouse pas évidemment les contours de la théorie de la reconnaissance du philosophe et sociologue allemand Axel Honneth pour qui la reconnaissance ne sous-tend pas des démarches ou stratégies et tactiques utilitaristes alimentaires, voire de bouffe comme celles dont usent vos nouveaux courtisans pour des compromissions par des microreconnaissances, mais dans les sentiments d’injustice et ceux de ne pas être respecté et reconnu. La reconnaissance pour Honneth a des cadres d’expression que traduisent ses sphères qui sont : l’amour, le droit, la solidarité, l’altruisme, etc. exprimant en fin de compte un véritable vivreensemble, des valeurs appelant à un rapport au monde à soi-même et aux autres, à la dignité, à la reconnaissance, justement, des handicapés, des minorités, des cultures, des « invisibles », de tous ceux dont l’identité, la subjectivité ou encore le social tel que je l’entends sont en jeu.534 D’autres tactiques ou stratégies de récupération- instrumentalisation aliénation existent aussi bien par « le haut » et guettent en permanence les intellectuels en Afrique. Leur mécanisme fondamental repose sur les nominations aux postes de responsabilité, selon le jargon de la bureaucratie locale. La nomination est désormais un phénomène social total. Elle accroche tous les esprits tout en les transformant du coup. Elle supplante la valeur intrinsèque par la valeur décrétale. Sa force symbolique et représentative renomme ou rebaptise les individus en oblitérant carrément leurs noms et prénoms patronymiques par une réduction aux fonctions du nouveau promu. Au Cameroun, c’est une véritable métamorphose des individus en Mr. le Ministre, Mr. Le D.G. (Directeur Général), Mr. Le Recteur, Mr. Le Général (Secrétaire général), Mr. Le Doyen, CD (chef de département), SAF (chef des services administratifs et financiers)… qui sème la confusion entre les espaces publics et administratifs où il faut les utiliser et les espaces privés où l’on 534

Voir sur la théorie de la reconnaissance comme nouvelle vision du social aujourd’hui, A Honneth : La lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2000, 240p., La société du mépris. Vers une nouvelle théorie critique, Paris, La Découverte, 2006, 350p., La réification : petit traité de théorie critique, Paris, Gallimard, 2007, 141 p. Nathalie Heinich : « De la théorie de la reconnaissance à la sociologie des valeurs », Alain Caillé (ed.) : La quête de reconnaissance. Nouveau phénomène social total, Paris, La Découverte, 2007, 304p.PP : 122- 134.

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doit vous appeler selon vos noms ou prénoms familiaux. Les Camerounais y trouvent un plaisir inouï et font alors tout pour être nommés. Tout se passe comme si le cadre administratif non nommé n’existe pas comme cadre. Il faut entendre par là que le politicoadministratif fait également tout pour « promouvoir » les intellectuels velléitaires à des postes apparemment juteux, avec pour objectif inavoué de casser leur esprit éveillé et de les réduire au silence bureaucratique. La bureaucratie étant l’espace par excellence de « la mangeoire » selon un terme du petit peupe, on dit par conséquent au Cameroun que « la bouche qui mange ne parle pas ». La nomination est le gouffre, l’abîme des intellectuels et une récupération foncièrement aliénante. La nomination met les intellectuels sur les trajectoires de dépouillement en cassant leurs velléités d’insubordination critique pour rendre plus dynamiques, leur subalternisation, leur soumission à des régimes politiques sanguinaires et tyrannocratiques. La nomination, c’est l’opium des chercheurs et enseignants du supérieur dans les pays comme le Cameroun, la Côte d’Ivoire, Le Bénin, le Gabon, le Mali, etc. Il en est de même de la répression des intellectuels. La répression La répression des intellectuels et intellectuelle est un phénomène particulièrement dynamique en Afrique noire. Elle porte toujours une double atteinte à la création spirituelle qui consiste à l’élimination physique des personnes dont la tâche est la conception des choses de l’esprit, donc des intellectuels en quelque sorte, et la criminalisation des produits de l’esprit soit par leur marginalisation pure et simple, ou encore la lutte acharnée contre eux - certaines idées, des organes d’expression, les structures de publication, les débats d’idées, etc. « Le terrorisme intellectuel » exprime avec force, la répression dont je parle. Elle est variée selon des contextes précis et va de la violence physique à la violence symbolique. La trajectoire répressive des cerveaux pensants va, en Afrique, de la brutalité assassine à la marginalisation. Ceci permet d’interroger le rapport entre les penseurs et le pouvoir depuis la nuit des temps afin de tenter de comprendre ce qui se passe en Afrique noire. L’évolution de la pensée humaine et de l’humanité tout entière ne s’est jamais faite sans la martyrisation des savants et intellectuels. Dans l’antiquité grecque, Socrate fut condamné à boire la cigüe pour « corruption » des jeunes partant de ses enseignements. L’on se rappelle de la Renaissance avec la révolution copernicienne initiée par un savant intellectuel polonais, Nicolas Copernic, astronome dont la théorie des doubles mouvements des planètes sur elles - mêmes et autour du soleil fut vérifiée en 1610 par Galilée, physicien et astronome italien, un autre savant intellectuel qui fut condamné à l’inquisition par la cour de Rome 345

pour avoir clamé que c’est la terre qui tourne autour du soleil. En s’inclinant en 1633 devant l’inquisition par la renonciation apparente à ses idées jugées hérétiques par la cour soumise à l’explication du monde par l’ordre divin, la tradition historique reconnaît que l’intellectuel savant put continuer de dire à mi-voix : « Et pourtant, elle se meut ». Marx a reconnu en la France, un pays modèle ayant configuré une véritable tragédie des idées modernes. L’ex- Union soviétique et d’autres pays de l’Europe de l’Est ont connu sous des systèmes communistes, des terrorismes intellectuels dont le terme « goulag » exprime aujourd’hui le paroxysme. En Amérique Latine, l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano parle dans cet ordre d’idées de « la mémoire brûlée » en ces termes : à Grenade en 1499, l’archevêque Cisneros jeta aux flammes les livres musulmans, réduisant ainsi en cendres huit siècles d’histoire écrite de culture islamique en Espagne, à Mani de yucatán en 1562, le frère Diego de Landa jeta aux flammes les livres mayas, réduisant également en cendres huit siècles d’histoire écrite de la culture indienne en Amérique, à Rio de Janeiro en 1888, l’empereur Pedro II jeta aux flammes les documents décrivant l’esclavage au Brésil, réduisant trois siècles et demi d’histoire écrite de l’infamie négrière en cendres, à Buenos Aires en 1983, le général Reynaldo Bignone jeta aux flammes les documents relatifs à la « sale guerre » de la dictature militaire argentine, réduisant en cendres huit ans de l’histoire écrite de l’infamie militaire, à Ciudad de Guatemala en 1995, l’armée jeta aux flammes les documents sur la « sale guerre » de la dictature militaire guatémaltèque, réduisant en cendres quarante ans de l’histoire écrite de l’infamie militaire.535 Ceci veut dire que le combat contre les idées, la pensée, la mémoire est loin d’être terminé dans le monde dit moderne.536 Mon propos est que la répression des intellectuels et intellectuelle amène à comprendre que ce sont les idées qui mènent le monde et le combat contre elles n’aboutit qu’à l’abîme des peuples. La répression des idées s’est exprimée en Afrique noire par les mises en place des politiques de mauvais cœur par l’Occident envers l’Afrique progressiste appuyées sur le plan interne par « les putains de l’impérialisme ». Depuis Nkrumah, la déstabilisation des idées tendant à remettre l’Afrique à elle même est toujours partie de l’extérieur. Les cas les plus tragiques sont aujourd’hui ceux de la destruction de Tombouctou, centre culturel par excellence de l’Afrique au Mali, du Burkina Faso de Thomas Sankara dont l’assassin présumé Blaise Compaoré a été souvent désigné comme 535

Eduardo Galeano : « Les braises de la mémoire », Penser est un sport de combat, Manière de voir, Le Monde diplomatique, (137), octobre-novembre, 2014, 98p. pp : 21-22 536 Lire à propos pour la France, Jean Sevilla : Le terrorisme intellectuel. De 1949 à nos jours, Paris, Perin, 2000, 262p.

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médiateur dans les conflits de la sous-région ouest africaine et proposé même comme Nobel par les constructeurs de la malédiction sociale africaine! Il en est de même de La Lybie de Kadhafi où les populations se rendent progressivement compte qu’elles ont été trompées par les mêmes constructeurs de la malédiction sociale qui ont su inventer dans l’imaginaire, une rébellion patronnée par un « CNT » dont la réalité aurait permis actuellement de poser, tout au moins, les jalons sécuritaires. Le cas Gbagbo en Côte d’Ivoire est aussi dramatique quand il faut dire qu’à l’aune du XXIè siècle, l’ONU continue de participer à la déstabilisation de L’Afrique noire pensante. La répression des intellectuels et intellectuelle se traduit par des mises à mort contre toute idée ou personne remettant en cause l’ordre établi ; autrement dit contre toute nouveauté pensante. Un tel phénomène a mis à mort ou fait assassiner des milliers d’Africains indociles et leurs apparentés qu’il aboutit aussi à la martyrisation. Pour tout dire, la répression est rétrograde et obscurantiste : elle tue l’intellectuel, la pensée, l’histoire, le présent, le futur, voire le droit des peuples à devenir libres et indépendants. Ce dont l’Afrique a besoin à l’aune de ce XXIè siècle est la mise en œuvre des politiques des cerveaux pensants dans leurs rapports avec les pouvoirs. De telles politiques devraient réprimer la répression et mettre à sa place le débat d’idées, le dialogue paisible. Il s’agit des politiques de répression de la répression pour la dynamique des idées nouvelles qui chapeautent la transformation positive du monde. De telles politiques ne peuvent voir le jour sous les États des républiques monarchiques africaines, et même les régimes dits progressistes ou révolutionnaires n’ont pas pu les réaliser. Les enjeux liés à ces politiques ne tournent qu’autour de la liberté et de la démocratie qui ne sont nullement les dons des pouvoirs : elles s’arrachent. Ceci interpelle donc la société civile et ses penseurs sociaux indépendants ou logés dans des structures universitaires et de recherche. Il leur revient de créer les aires de réflexion contradictoires afin d’inventer une nouvelle culture du débat lui-même aussi contradictoire. Nos universités et autres structures de recherche et de pensée gagneraient aujourd’hui à devenir des pôles d’activation et d’imposition d’une nouvelle pensée sociale réhabilitant d’abord de manière critique, nos « ancêtres de l’avenir » que sont : Nkrumah, Lumumba, Cabral, Nyereré, Um , Osendé , etc. Aucun pays du monde ne peut connaître la liberté et la démocratie sans itinéraire ou trajectoire d’une pensée libre et spécifique qui manifeste chaque fois la présence et le combat intellectuels. L’intellectuel est devenu une reconquête permanente parce qu’il doit désormais se définir selon les contextes ou procès du social où il se doit de s’objectiver dans une Afrique où il est de tout temps, une nécessité, une mémoire. Et lorsqu’elle

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est vraiment vivante, comme le dit Eduardo Galeano dans le texte cité cidessus, la mémoire ne contemple pas l’histoire, mais elle incite à la faire.

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CONCLUSIONS Rendu à ce niveau de ma réflexion, il convient de retenir un certain nombre de choses pour comprendre non seulement la constitution, mais aussi les dynamiques des sociétés de l’Afrique noire contemporaine. Si comme je l’ai montré : le social y produit le politique et le détruit, ce paradigme est alors désormais incontournable dans la problématique de l’intelligence des sociétés africaines. Dès l’introduction, je dis que le social paradigmatique et comme ethos des sociétés africaines est toujours déstructuré par le politique qui est pourtant sa création. D’où la nécessité d’une culture de recommencement qui exprime le combat permanent permettant au social de réinstaurer un nouvel ordre. Les sociétés africaines se constituent et se dynamisent ainsi dans une sempiternelle dialectique sociale à travers la lutte entre le social et le politique. Ce combat a abouti à une production du pervers en Afrique coloniale et est encore à l’origine aujourd’hui de ce que j’entends par contexte structurel africain. Cette dialectique entre le social lui-même (révolution et contrerévolution, changement social véritable et simple recomposition sociale), et ensuite le social et le politique dans la constitution et les dynamiques des sociétés africaines est montrée à l’Ouest et à l’Est pendant la colonisation, notamment au Ghana, Bénin, Côte d’Ivoire, Sénégal, Ouganda. Les études de cas relatives à ces pays montrent que si le pervers est connu aussi de l’Afrique précoloniale, il devient une constante de la production du politique africain depuis l’époque coloniale où le social généré par les structures sociologiques finit par le combattre. Ces structures sociologiques sont en l’occurrence : les clans, les tribus, les associations traditionnelles et modernes, les syndicats, les chefferies traditionnelles, les structures religieuses, etc. Ainsi, les luttes entre le social et le politique se circonscrivent d’abord, de façon patente, dans la société coloniale comme champ ou arène de production du politique naturellement colonial, et donc antisocial, anti-démocratique, voire anti-développementiste. En même temps, de telles luttes contribuent à la structuration du civil par le social et c’est pour cela que la société civile a toujours été une actrice sociopolitique incontournable de tous les temps en Afrique noire. En d’autres termes, selon les spécificités des pays entrant dans mes études de cas, le social structure à la fois le politique et le civil avec qui il combat le politique dès que ce dernier s’engage dans les logiques du pervers comme l’attestent les cas de l’Afrique coloniale, postcoloniale, voire post-indépendante dans l’histoire contemporaine.

Le legs colonial en termes de dépendances et dominations de l’Afrique par l’Occident et les ambitions personnelles d’une certaine « race » de dirigeants politiques aliénés, sortie des indépendances, opérèrent rapidement une mutation sociologique et politique des États postcoloniaux dont la plupart étaient encore fervents des idéologies révolutionnaires s’exprimant par le nationalisme, le socialisme et le panafricanisme. Une telle mutation consacra une postcolonie plutôt fertile en républiques monarchiques, tyrannocratiques en Afrique noire où le social est fondamentalement démocratique. Car, le grand paradoxe africain très peu perceptible par des analystes est celui-ci : la société africaine de par sa pluralité et sa diversité ethno-culturelles est d’essence contradictoire, conflictuelle, anti-monolithique et par conséquent démocratique, pas nécessairement au sens de la démocratie libérale occidentale. Mais des régimes antidémocratiques, c’est-à-dire non respectueux de la nature plurielle d’une telle société lui sont toujours imposés des grandes féodalités et dictatures précoloniales aux républiques monarchiques actuelles en passant par les systèmes colonial et postindépendant. Le fonctionnement des républiques monarchiques repose dès lors sur l’agonie du droit au sens large du terme, l’inexistence de véritables élections, le crime, le meurtre, la martyrisation, la désacralisation du sang humain, les successions dynastiques, la recherche effrénée de l’argent, de la puissance par les monarques qui les dirigent aboutissant à une fonction sociologique de taille : l’abêtissement populaire et la déstructuration des valeurs. Dans les républiques monarchiques dont je parle, les valeurs éthiques ou morales sont bafouées au quotidien : c’est l’argent qui compte. Et c’est sa dictature - « la dictature de l’argent » - qui y est à l’origine de l’effondrement du monde de l’éthique et sa supplantation par celui du pervers où prédominent l’honneur, le prestige, le règne et la puissance. Argent, honneur, prestige, règne, puissance avant le peuple est la formule qui résume mieux les républiques monarchiques en Afrique noire contemporaine. Dans cette perspective, ce n’est plus le développement qui est en jeu en restant un éternel mirage, mais quelque chose de plus fort subsumant ce dernier : le vivre-ensemble de bonheur qui définit légitimement la trajectoire de vie de tout être humain. À travers ces prismes et grilles se perçoit la construction des républiques monarchiques telles que définies plus haut en Afrique centrale, notamment, dans les pays comme le Cameroun, le Congo-Zaïre, la Guinée-Équatoriale, la République Centrafricaine… Les dynamiques du pervers comme principale production du politique en Afrique noire contemporaine nous mettent au centre des républiques définies par la gouvernance du meurtre et du crime : les républiques monarchiques. Une fois de plus, le social se trouve au cœur d’une désarticulation et d’ une déstructuration par les 350

pouvoirs politiques qui imposent la massification sociale et les autoritarismes à travers l’élimination de toutes forces concurrentes, les terrorismes physique et intellectuel, les déportations politiques sous les formes les plus subtiles, rusées, malignes, fines amenant les populations elles-mêmes à opter pour des exils volontaires, suicidaires et funestes. Dans cet ordre d’idées, le social opère un retour à travers des trajectoires variées, complexes, insondables et incontournables. Il permet de comprendre que l’Afrique est un espace historiquement, politiquement, psychologiquement et sociologiquement résistant, indocile et insoumis. De par sa mémoire rebelle, elle est toujours en lutte pour les libertés. Ce combat permanent permet aujourd’hui d’objectiver la société civile au centre des voies nouvelles ; c’est-à-dire de la recherche alternative d’autres formes de vivre-ensemble. Les sociétés civiles comme actrices avant-gardistes de nouvelles transformations sociales deviennent des sites de luttes politiques mues par le social. Ce sont désormais des totalités sociales en énaction. La logique du social, ellemême, se comprend dès lors en termes de mouvement permanent, progressif ou régressif. Dans ses procès, le social devient la principale source des mobilisations populaires de la décennie 1980 ayant conféré aux marcheurs, manifestants, grévistes, « vandales », « casseurs », laisséspour-compte, etc. un objectif à atteindre : la déconstruction de l’ordre politique actuellement dominant en Afrique noire. Les études de cas qui m’intéressent ne concernent pas seulement les républiques monarchiques de l’Afrique centrale. Il est question d’une diversification des expériences autoritaristes ou tyrannocratiques qui montrent la force des constructions du social dans sa lutte contre le politique en Afrique du sud, Angola (Afrique australe), Liberia, Bénin, Mali, Togo (Afrique occidentale), Tanzanie (Afrique orientale) à travers les coalitions, les associations, les syndicats, etc. ayant permis à la société civile de supplanter le politique et de le confondre, à travers des partis d’opposition alimentaires, dans sa lutte contre le social. Ces mouvements sociaux permettent de parler véritablement des voies nouvelles partant des innovations dont ils sont porteurs. En dehors des cassures du social qui ont tout de même aussi impacté sur les autoritarismes en Angola, au Liberia, voire les deux Congo, etc., l’on peut parler aujourd’hui des coalitions civiles et actives étant venues à bout de l’apartheid en Afrique du sud, des constitutions civiles et non plus seulement politiques, à la lumière des nouvelles constitutions syndicales tel que l’atteste le cas de la Tanzanie, des dynamiques d’un pluralisme syndical au Togo ayant abouti à la démocratisation en cours, de pôle syndical d’attraction et de mobilisation au Bénin avec le SNES, d’un ensemblier syndical appuyé par les militaires au Mali, de violences

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civiles à l’instar de la stratégie des petits syndicats informels de transporteurs au Cameroun, tous contrariant l’ordre politique dominant, etc. Tous ces mouvements au paravent syndical ont eu pour socle constructif ou constitutif : les coalitions, les coordinations, les associations, les organisations, etc. qui expriment le relationnel, autrement dit le social, faisant des sociétés civiles, les sites de construction des voies nouvelles de vivre-ensemble en Afrique noire contemporaine. La société civile a toujours été présente dans les combats anticoloniaux, mais de façon mitigée puisque noyautée par les partis politiques. Le retour du social dont je parle est un tsunami politique qui opère un formidable ancrage du social au civil en lui donnant d’autres contours qui redéfinissent les sociétés civiles tout en découvrant leurs dimensions en termes de prise d’initiatives avant-gardistes et en les rendant plus visibles dans le combat antiautoritariste. En Afrique noire, les sociétés civiles se redéfinissent aujourd’hui par et dans leur engagement pratique dans le combat politique. Ce dernier a pour ressource, un social qui alimente les coalitions diverses et variées partant des idées et pratiques qui veulent rendre effectifs, la démocratie participative très proche de la société africaine, le respect des droits de l’homme, une nouvelle conception de l’école, du travail, de la citoyenneté… Dans cette mouvance, l’absence des intellectuels est certes à décrier tant elle affaiblit énormément ces mouvements. Mais elle ne doit pas offusquer : elle doit permettre de réfléchir. Ce qu’il faut comprendre aujourd’hui est que l’intellectuel est un être perpétuellement en crise, de génération, de temps et de contexte historique. Au vu de ce qui précède, il est permanemment à redéfinir, à reconquérir. Philosophe, historien, écrivain, économiste, tout ce qu’on veut, l’intellectuel est fondamentalement sociologique : il est déterminé par le social en procès. C’est dire en d’autres termes qu’il est soumis à des conditions sociales d’objectivation. Selon des contextes historiques précis, l’intellectuel, parce que être non fini est une perpétuelle conquête et reconquête. Ceci peut expliquer la démission de l’intellectuel, autrement dit, sa négation comme intellectuel en Afrique noire aujourd’hui. C’est sa crise. Il est donc question que devant les défis, les procès du social qui l’objectivent, l’intellectuel se redéfinisse par une reconquête de son identité de désaliéné, d’insubordonné, d’insoumis, d’un non instrumentalisé, d’un non récupérable, d’un non corrompu l’ayant objectivé dans les mêmes procès du social que maintenant. Là est toute la problématique de l’intellectuel africain de l’heure. Il a l’obligation de l’engagement dans les situations parce qu’il est comptable devant l’histoire. C’est tout simplement un devoir d’intellectuel qu’il faut qu’il

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accomplisse comme on parle de devoir de mémoire. D’ailleurs, n’est-il pas même cette mémoire en question ? S’il requiert une attitude, en Afrique aujourd’hui et devant les pouvoirs qui sont son déni, l’intellectuel est un être au défi. S’il ne relève pas ce dernier en s’objectivant en permanence, c’est-à-dire en apportant à la construction d’un autre monde, sa condamnation sera plus dure parce que prononcée par l’Histoire. Un dernier mot sur le plan de ma démarche méthodologique et intellectuelle est incontournable dans la conclusion de ce livre. Je reviens sur la reconsidération de l’ethnie ou l’ethnicité, voire d’autres structures sociologiques africaines comme objet d’analyse sociologique grâce à un nouveau regard épistémologique qui situe les sociétés civiles sur les nouvelles voies de construction sociale. De même, le recours aux récits de vie des tyrannocrates africains amène à comprendre leurs passions monarchiques, mais aussi que les républiques monarchiques dans l’Afrique actuelle se construisent toujours à l’aide des appuis des grandes puissances impérialistes, néo et ultra-libérales. Il devient dès lors urgent d’initier une sociologie mondiale ou une sociologie de l’Afrique dans le monde pour une meilleure intelligence de la situation de strangulation du continent noir sur la planète terre. Ceci doit inaugurer une nouvelle approche de la sociologie des relations internationales où le mauvais cœur de l’Occident envers l’Afrique devra désormais servir de variable d’analyse pour mettre à nu, les véritables rapports historiques et sociologiques sans cesse dynamiques entre les institutions internationales (ONU, comme filière planétaire, banque mondiale, FMI et autres) et les processus sans cesse dynamiques aussi de la paupérisation volontariste et consciente de l’Afrique noire.

Strasbourg (Haute Pierre), Août, 2004-Ngaoundéré,(Tongo Pastorale), 19 Novemnbre, 2014

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Orientations bibliographiques selectives Ces orientations bibliographiques, par ordre alphabétique d’auteurs, concernent les cinq grands thèmes qui structurent cette recherche. 1°/ Pour une culture de recommencement en Afrique noire Ce sont les recherches sur l’utopie, la pensée dans les constructions sociales, une certaine histoire africaine et latino-américaine. Dilas-Rocherieux (Y), 2000, L’utopie ou la mémoire du futur. De Thomas Moore à Lenine. Le rêve d’une autre société, Paris, Robert Laffont, 407p. Godelier (M), 1984, L’idéel et le matériel. Pensée, économies, sociétés, Paris, Fayard, 348p. Liniger-Goumaz (M), 1992, L’Afrique à refaire. Vers un impôt planétaire, Paris, L’Harmattan, 159p. Manière de voir, (69), Le Monde Diplomatique, juin-juillet, 2003, L’Amérique Latine en effervescence, 98p. 2°/ Une production du politique africain : le pervers Sont pris en compte dans ce cadre, les travaux sur la société comme production par elle-même, la sociologie du pervers, le social contre le politique en Afrique de l’Ouest et de l’Est coloniale. Amougou (T.), 2011, Le Biyaïsme. Le Cameroun pris au piège de la médiocrité politique, de la libido accumulative et de la (dé) civilisation des mœurs, Paris, L’Harmattan, 392p. Apter (D), 1961, The political kingdom in Uganda. A study in bureaucratic nationalism, Princeton, Princeton University Press, 498p.

- 1963, Ghana in transition, New York, 448p. Ayissi (L), 2011, Rationalité prédatrice et crise de l’État de droit, Paris, L’Harmattan, 214p. Badie (B), 1992, L’État importé. L’occidentalisation de l’ordre politique, Paris, Fayard, 334p. Boudon (R), 1977, Effets pervers et ordre social, Paris, PUF, 284p. Giorgio (B) et De Sardan (J-P O) (eds), 2007, État et corruption en Afrique. Une anthropologie comparative des relations entre

fonctionnaires et usagers (Bénin, Niger, Sénégal), Paris, Karthala, 376p. Sylla (L), 1977, Tribalisme et parti unique en Afrique noire, Paris, Université Nationale de Côte d’Ivoire, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 392p. Touraine (A), 1973, Production de la société, Paris, Seuil, 542p. Ziegler (J), 2008, La haine de l’Occident, Paris, Albin Michel, 344p 3°/ Les républiques monarchiques Cette thématique intègre les travaux relatifs aux questions méthodologiques qui mettent au centre l’ethnie et d’autres structures sociologiques africaines comme objet d’analyse, les récits de vie, la construction et le fonctionnement des républiques monarchiques. Bacelon (J), 1986, La république de la fraude, Paris, Jacques Grancher, Editeur, 323p. Bakar (A), 1987, Les martyrs de Bokassa, Paris, Seuil, 349p. Bertaux (D), 1997, Les récits de vie, Paris, Nathan, 128p. Bigo (D), 1989, Pouvoir et obéissance en Centrafrique, Paris, Karthala, 360p. Compin (F), 2014, Traité sociologique de criminalité financière, Paris, L’Harmattan, 256p. Conte (A), 1984, Les dictateurs du 20è siècle, Paris, Robert Laffont, 524p. Dominicé (P), 2002, L’histoire de vie comme processus de formation, Paris, L’Harmattan, 174p. Dungia (E), 1993, Mobutu et l’argent du Zaïre. Révélations d’un diplomate, ex-agent des services secrets, Paris, L’Harmattan, 215p. Elias (N), 1985, La société de cours, Paris, Champs-Flammarion, 330p. Germain (E), 2000, La Centrafrique et Bokassa 1965-1979. Force et déclin d’un pouvoir personnel, Paris, L’Harmattan, 285p. Giddens (A), 2005, La constitution de la société. Eléments de la théorie de la structuration, Paris, PUF, 474p. Goumaz (M-L), 1992, La démocrature. Dictature camouflée. Démocratie truquée, Paris, L’Harmattan, 364p. -, 1998, Guinée-Équatoriale. 30 ans d’État délinquant nguemiste, Paris, L’Harmattan, 158p.

-, 2005, La Guinée Équatoriale. Convoitée et opprimée. Aidemémoire d’une démocrature 1968-2005, Paris, L’Harmattan, 509p.

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Hyden (G), Bratton (M), (eds), 1992, Governance and politics in Africa, Lynne Rienner Publisher & London, 329p. Joly (M), 1968, Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu, Paris, Calmann-Lévy, 268p. Joseph (R A), 1978, Gaullist Africa. Cameroon under Ahmadou Ahidjo, FDP, 217p. Lantz (P), 1988, L’argent, la mort, Paris, L’Harmattan, 266p. Mac Gaffey (W), 1967, Structure and process in a Congo village, Los Angeles, University of California, 702p. Maffesoli (M), 2009, Essai sur la violence banale et fondatrice, Paris, CNRS Editions, 212p. Mbembè (A), 1992, « Traditions de l’autoritarisme et problèmes de gouvernement en Afrique sub-saharienne », Africa Development, XVII, (1), pp : 37-64 Motaze Akam, 2009, Le social et le développement en Afrique, Paris, L’Harmattan, 266p. Moundounga Mouity (P), 2011, L’Afrique des démocraties matrimoniales et des oligarchies rentières, Paris, L’Harmattan, 170p. Ndzomo-Mole (J), 2013, Autopsie de la « ploutomanie » et de l’esprit de jouissance.Critique de la mentalité « digesto-festive », Paris, L’Harmattan, 287p. Parsons (T), 1964, Social structure and personality, Glencoe, Free Press, 376p. Potholm (P C),1981, La politique africaine. Théories et pratiques, Paris, Economica, 254p. Willame (J-C), 1992, L’automne d’un despotisme. Pouvoir, argent, obeissance dans le Zaïre des années quatre-vingt, Paris, Karthala, 226p. Ziegler (J), 2005, L’empire de la honte, Paris, Fayard, 323p. 4°/ Le social et ses procès Il s’agit des travaux sur le social, les sociétés civiles, voire les mouvements populaires allant de la décennie 1980 à la décennie 2000 en Afrique noire. Balandier (G), 2013, Du social par temps incertain, Paris, PUF, 328p. Balencie (J-M), De La Grange(A), (eds), 2001, Mondes rebelles. Guérillas, milices, groupes terroristes. L’encyclopédie des acteurs, conflits & violences politiques, Paris, Editions Michalon, 1677p. Ela (J-M), 1994, Afrique. L’irruption des pauvres. Société contre ingérence, pouvoir et argent, Paris, L’Harmattan, 266p. 357

Gosselin (G), Lavaud (J-P), (eds), 2003, Ethnicité et mobilisations sociales, Paris, L’Harmattan, 443p. Gurvitch (G), 1963, Déterminismes sociaux et liberté humaine, Paris, PUF, 327p. Guth (S), ed, 1994, L’insertion sociale, Actes du Colloque Sociologies IV, Tome I, Paris, L’Harmattan, 292p. Kester (G), Ousmane Oumarou Sidibe, (eds), 1997, Syndicats africains. À vous maintenant ! Pour une démocratie durable, PADEP/L’Harmattan, 446p. Lefort (C), 1981, L’invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire, Paris, Fayard, 333p. Nyongo (P A), (ed), 1987, Popular struggles for democracy in Africa, London, Zed Books, 288p. -, 1988, Afrique. La longue marche vers la démocratie. État autoritaire et résistances populaires, Paris, Publisud, 251p. Perlas (N), 2003, La société civile : le 3è pouvoir. Changer la face de la mondialisation, Editions, Yves Michel, 331p. Pirotte (G), 2007, La notion de société civile, Paris, La Découverte, 122p. Touraine (A), 1978, La voix et le regard. Sociologie des mouvements sociaux, Paris, Seuil, 318p. 5°/Les intellectuels Ce dernier thème condense les travaux sur la définition de l’intellectuel, les rapports entre l’intellectuel et le social, enfin les intellectuels et le pouvoir. Ali Shariati, 1999, Histoire et destinée, Editions Sindbad, 140p. Benda (J), 2003, La trahison des clercs, Paris, Grasset, 334p. Fanon(F), 1991, Les damnés de la terre, Paris, Gallimard, 384p. Le Goff (J), 1962, Les intellectuels au moyen âge, Paris, Seuil, 191p. Saïd (E W), 1996, Des intellectuels et du pouvoir, Paris, Seuil, 139p. Sartre (J-P), 1970, Plaidoyer pour les intellectuels, Paris, Gallimard, 117p.

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Table des matières Introduction Pour une culture de recommencement en Afrique noire ....................................... 7 CHAPITRE I Une production du politique africain : le pervers ................................................ 19 CHAPITRE II Le social contre le politique au Ghana colonial .................................................. 31 Le social, le civil, le politique ........................................................................ 31 L’émergence d’un parti révolutionnaire : The Convention People Party (CPP), le Parti de la Convention du peuple................................................................ 35 CHAPITRE III Les spécificités des contextes ougandais, ivoirien, béninois et sénégalais ......... 41 L’Ouganda ..................................................................................................... 41 La Côte d’Ivoire ............................................................................................. 50 Le Bénin ......................................................................................................... 55 Le Sénégal ...................................................................................................... 57 Objet ethnique, social et sociétés nouvelles en Afrique ................................. 63 CHAPITRE IV Les républiques monarchiques en Afrique à l’ère du troisième millénaire ......... 67 La république monarchique ............................................................................ 67 L’État jacobin : un produit importé au fondement des républiques monarchiques africaines ................................................................................. 82 CHAPITRE V Le Cameroun : de la monarchie obscurantiste à la monarchie éclairée............... 87 Un cimetière des droits de l’homme ............................................................... 90 La récompense de Georges François Ruben Um Nyobè : une balle dans le dos. ................................................................................................................. 91 Castor Osendé Afana : du leader prolétarien à la tête décapitée .................... 95 Un modèle : la révolution chinoise............................................................ 98 La résurrection de la lutte historique ........................................................ 99 Le rural et le politique ............................................................................. 100 L’affrontement ......................................................................................... 102 Ernest Ouandié : du leader de l’ALNK à l’exécution au poteau .................. 104 Un homme acquis à l’indépendance immédiate du Cameroun ............... 104 Un homme acquis à la réunification immédiate du Cameroun ............... 105 En colonie comme en postcolonie, rien n’a changé... ............................. 106 Le chemin du maquis ............................................................................... 107 La capture pour le poteau ....................................................................... 108 La permanence de la non élection ................................................................ 121 La problématique d’une nouvelle succession monarchique ......................... 135 CHAPITRE VI La naissance de trois monarchies : Centrafrique, Congo-Zaïre, Guinée Équatoriale ........................................................................................................ 141 Les prises de pouvoir de Bokassa, Mobutu, Nguema ................................... 141

Bokassa, Mobutu, Nguema : esquisse de récits de vie ................................. 150 Bokassa ........................................................................................................ 155 Mobutu ......................................................................................................... 159 Nguema ........................................................................................................ 165 Des monarques fantoches ............................................................................. 166 CHAPITRE VII Le fonctionnement monarchique en Afrique noire contemporaine : une sociologie du sang des martyrs ......................................................................... 179 Bokassa et l’argent ....................................................................................... 183 Mobutu et l’argent ........................................................................................ 193 Le nguemisme et l’argent ............................................................................. 213 CHAPITRE VIII Pouvoir, Puissance, crimocratie........................................................................ 229 CHAPITRE IX Le retour du social ............................................................................................ 249 Mémoire d’un continent rebelle ................................................................... 250 Le social en procès ....................................................................................... 254 CHAPITRE X Le social dans les récentes mobilisations populaires en Afrique noire contemporaine ................................................................................................... 267 Le social : fonds des luttes contre le politique ............................................. 273 L’Afrique du Sud ......................................................................................... 274 L’Angola ...................................................................................................... 279 Les deux Congo............................................................................................ 282 Le Liberia ..................................................................................................... 287 La sociologie du mauvais cœur .................................................................... 291 Le syndical et le civil ................................................................................... 293 Le Bénin ....................................................................................................... 294 Le Mali ......................................................................................................... 296 Le Togo ........................................................................................................ 298 La Tanzanie .................................................................................................. 300 Le Cameroun ................................................................................................ 306 Une société civile interpellée ................................................................... 307 Des dynamiques de la société civile à l’«Opération villes mortes » ....... 309 Le « Mouvement contre la vie chère » ..................................................... 314 CHAPITRE XI L’intellectuel, le social et le pouvoir en Afrique noire aujourd’hui .................. 319 L’intellectuel et les procès du social ............................................................ 320 L’intellectuel : produit du social-objectivation ............................................ 325 Désaliénation, engagement, recommencement : le triptyque qui définit l’intellectuel contre l’ordre politique ............................................................ 332 La Trahison des luttes de libération nationale ou la récupération ................ 340 La répression ................................................................................................ 345 CONCLUSIONS............................................................................................... 349 Orientations bibliographiques selectives ........................................................... 355

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L’Afrique aux éditions L’Harmattan Dernières parutions sexualité (La) féminine africaine en mutation L’exemple du Sénégal

Thiam Awa - Préface d’Amady Aly Dieng

Après La parole aux négresses, Awa Thiam aborde, dans ce nouvel ouvrage, la question de la reproduction sociale du côté des femmes, par le biais du marquage du corps, des scarifications, des mutilations sexuelles féminines, de l’habillement, de la coiffure, de la contraception, de l’avortement... et de la sexualité féminine. (21.00 euros, 208 p.) ISBN : 978-2-343-03998-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-36494-0 Sous-estimation de soi et contraintes au succès Un agenda d’action pour l’avancement africain

Mukendi Bruno T.

Cet ouvrage discute de la problématique de la sous-estimation de soi et de ses conséquences tant sur le plan de la vie privée que publique. Il examine ensuite des stratégies opérationnelles pour forger un mental de champion et réussir les projets de transformation socioéconomique. Il remet finalement en question les attitudes qui empêchent les Africains de répondre plus efficacement aux défis posés par la globalisation, la pauvreté, la marginalisation et le sous-développement persistant. (Coll. Points de vue, 32.00 euros, 314 p.) ISBN : 978-2-343-03314-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-36529-9 Que ne ferait-on pas pour du pognon ! Essai

Abo Fodjo Kadjo

Que ne ferait-on pas pour du pognon ! est un pamphlet contre une société qui a fait de la quête d’argent un style de vie. Cet outil d’échanges semble aujourd’hui justifier à lui seul les crimes les plus crapuleux et toutes sortes de bassesses. Pour étayer cette thèse, l’auteur organise son essai autour de cinq thématiques : la vie, la dignité, la morale, le pouvoir et la religion. Il veut ainsi montrer que l’argent a corrompu la société jusque dans ses fondements. (Coll. Harmattan Côte-d’Ivoire, 23.00 euros, 232 p.) ISBN : 978-2-343-04343-2, ISBN EBOOK : 978-2-336-36652-4 micro-entreprises (Les) en Afrique de l’Ouest Ou le développement par la petite porte

Haïdara Hammou

En Afrique subsaharienne, le développement des micro-entreprises, qui constituent la norme des économies, comme base de croissance, de création de richesses et d’emplois décents, apparaît comme une alternative crédible de développement économique et social. Cela nécessite de sortir des sentiers battus dans les approches du développement et suppose une stratégie globale permettant de faire du secteur privé le vrai moteur de la croissance et du développement. (Coll. Études africaines, 21.00 euros, 218 p.) ISBN : 978-2-343-03851-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-36814-6

Transitions démocratiques en Afrique de l’Ouest Processus constitutionnels, société civile et institutions démocratiques

Sous la direction d’Augustin Loada et Jonathan Wheathey

Cet ouvrage est le fruit d’une recherche comparative portant sur les processus démocratiques en cours au Bénin, au Burkina Faso, au Mali, au Togo, au Niger, au Sénégal et au Ghana. Elle vise à comprendre pourquoi ces sept États d’Afrique de l’Ouest présentent autant de différences en termes de types de régimes alors qu’ils reposent sur des niveaux de développement socioéconomique similaires ainsi que sur des processus d’ouverture démocratique et de changement constitutionnel comparables. (Coll. Études africaines, 28.00 euros, 284 p.) ISBN : 978-2-343-04865-9, ISBN EBOOK : 978-2-336-36696-8 Coopération Chine-Afrique Impact sur les infrastructures du Cameroun

Tedié Joachim - Préface de Laurent Zang

L’auteur de cet ouvrage tente de mettre en relief les éléments d’une coopération Sud-Sud mutuellement bénéfique entre la Chine et l’Afrique sous le prisme des infrastructures. En s’intéressant de plus près aux facteurs et aux acteurs de la coopération entre la Chine et le Cameroun, sa conclusion semble être que leur dix ans de coopération dans le domaine des infrastructures ont été très fructueux et suscitent plein d’espérance pour l’avenir. (Coll. Harmattan Cameroun, 19.50 euros, 196 p.) ISBN : 978-2-343-05102-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-36744-6 De l’antériorité des idées et institutions politiques de l’Afrique précoloniale Les paradoxes sociopolitiques

Nkoyok Jacqueline

Cet ouvrage met en exergue la nécessité de la prise en compte de l’Afrique dans la fondation et l’évolution de la pensée politique contemporaine. Pour renforcer la citoyenneté africaine, il faut une capacité d’organisation qui associe les idées panafricanistes de la négritude rénovée, c’est-àdire une négritude qui s’éloigne des approches de victimisation et qui se fonde sur des thèmes mobilisateurs. (Coll. Harmattan Cameroun, 26.00 euros, 260 p.) ISBN : 978-2-343-04475-0, ISBN EBOOK : 978-2-336-36708-8 Colonisations et société civile en Afrique

Kouassi Yao-Edmond - Préface d’Abou Karamoko

L’étude de l’Afrique a sans nul doute partie liée à la reconstruction entreprise par Habermas pour expliquer, par la métaphore de la colonisation du monde vécu, l’érosion de la culture, de la société et de la personnalité, les trois composantes cardinales du monde quotidien. Parce qu’une telle colonisation renvoie au modèle colonialiste historique et classique, le défi politique majeur pour l’Afrique est la décolonisation systémique. Pareille décolonisation est à organiser sur les cendres de la colonisation historique. (Coll. Études africaines, 17.00 euros, 176 p.) ISBN : 978-2-343-04787-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-36559-6 L’Afrique face aux accords de partenariat avec l’Europe

Mbita Joseph

Les Accords de Partenariat Économique (APE) initiés par l’Union Européenne tendent à reconduire le modèle de développement extraverti de l’Afrique, qui a montré toutes ses limites au cours des cinquante dernières années. L’auteur démontre que les théories économiques, le droit international, le bilan des précédents accords de coopération avec l’Occident et le plan à long terme d’intégration et de développement de l’Afrique sont défavorables à la signature par les pays africains des APE proposés par l’UE, considérés comme de « véritables marchés de dupe ». (Coll. Harmattan Cameroun, 13.50 euros, 118 p.) ISBN : 978-2-343-04055-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-36560-2

Afrique (L’) dans la mondialisation Les défis de la participation, de la démocratie et de la gouvernance mondiale

Nkoyok Jacqueline

Dans le processus actuel de mondialisation des économies, l’indépendance socioéconomique, dans le contexte africain, est une renaissance, une reconstruction, qui nécessite un véritable plaidoyer et appelle un réajustement dans la structure de pensée des jeunes Africains. La souveraineté économique dont nous parlons doit être une construction émanant d’un peuple, d’un Etat ou d’un continent. (Coll. Harmattan Cameroun, 23.00 euros, 234 p.) ISBN : 978-2-343-04486-6, ISBN EBOOK : 978-2-336-36707-1 Gestion durable des eaux pluviales dans les villes africaines Un enjeu de développement de masse

Dasylva Sylvestre

Voici une approche de gestion développante des eaux pluviales en milieu urbanisé. Par une intelligence de développement inclusif, ce concept innovant mise sur l’essor rapide des villes et le ruissellement généré pour impulser une dynamique socioéconomique durable de large échelle. Il s’agit d’un plaidoyer sur la nécessité de contextualiser les pratiques en les centrant sur des objectifs d’eau agricole, d’emploi des jeunes, de santé publique et de gouvernance partagée. (36.00 euros, 354 p.) ISBN : 978-2-343-05383-7, ISBN EBOOK : 978-2-336-36836-8 rationalité (La) de la médecine traditionnelle en Afrique

Mvone Ndong Simon-Pierre E.

L’objet de cet ouvrage est, non seulement d’entrevoir un dialogue entre la médecine moderniste, scientiste et technoscientifique avec la médecine traditionnelle et ses représentations, mais surtout de parvenir à l’élaboration d’une médecine interculturelle qui présente un système de santé incorporant : médecine moderne et médecine traditionnelle africaine (la phytothérapie). (Coll. Études africaines, 20.00 euros, 206 p.) ISBN : 978-2-343-05235-9, ISBN EBOOK : 978-2-336-36570-1 Médecine traditionnelle et médecine scientifique Pour une médecine interculturelle en Afrique

Mvone Ndong Simon-Pierre E.

Voici une confrontation entre une médecine occidentale scientifique et un ensemble de pratiques de soins dites médecine traditionnelle. Comment envisager un système de soins dans lequel collaborent deux traditions médicales, occidentales et africaines : quelles sont les conditions permettant d’établir une collaboration entre toutes ces pratiques soignantes pour avoir un système de soins qui tienne compte de l’histoire sociale et culturelle des peuples d’Afrique ? (Coll. Études africaines, 20.00 euros, 196 p.) ISBN : 978-2-343-05252-6, ISBN EBOOK : 978-2-336-36571-8 zones (Les) monétaires d’Afrique de l’Ouest

Touré Manga Fodé

L’Afrique de l’Ouest comprend deux zones monétaires distinctes : la première de huit pays regroupés au sein de l’UEMOA, avec pour monnaie le franc CFA en parité avec l’euro, la seconde comporte six pays (République de Guinée, Nigeria, Sierra Leone, Ghana, Gambie, Liberia) autour d’un projet de création de monnaie commune : la zone monétaire d’Afrique de l’Ouest (ZMAO). Si les économies de l’UEMOA affichent une faible convergence macroéconomique et un faible niveau d’inflation, celles de la ZMAO, avec un taux d’inflation plus fort, ne convergent sans doute pas en raison de la position dominante du Nigéria. (Coll. Harmattan Guinée, 30.00 euros, 292 p.) ISBN : 978-2-343-04977-9, ISBN EBOOK : 978-2-336-36342-4

Intégration et coopération en Afrique La difficile rencontre possible entre les théories et les faits

Mvelle Guy

Cet ouvrage examine l’intégration africaine à partir de théories générales élaborées dans le cadre de la construction européenne. L’auteur y expose les idées politiques et philosophiques purement africaines pouvant donner lieu à un début de théorisation et conclut que, malgré l’ingéniosité dont font preuve les Africains en matière d’intégration et de coopération, la nécessité d’une identité africaine s’impose, tout comme se pose le problème de la pensée africaine dans ce domaine. (Coll. Harmattan Cameroun, 16.50 euros, 268 p.) ISBN : 978-2-343-04766-9, ISBN EBOOK : 978-2-336-36290-8 Éducation à l’environnement en Afrique Le rôle des médias

Edjangue Jean-Célestin

Où en est l’éducation à l’environnement en Afrique depuis le premier Sommet sur le développement durable à Stockholm, en 1972, et celui de Rio, en 1992 ? Le dynamisme démographique de l’Afrique et la venue de nouveaux consommateurs sur le marché imposent plusieurs défis au continent, à commencer par la maîtrise de la gestion des ordures ménagères. Mais le continent a-t-il les moyens de relever le défi de la préservation de la planète, qui passe nécessairement par l’éducation à l’environnement ? (Coll. Harmattan Guinée, 17.00 euros, 166 p.) ISBN : 978-2-343-03386-0, ISBN EBOOK : 978-2-336-36361-5 baobab (Le) et son double ou Deux regards sur un même arbre

Louvel Roland

Le baobab ne laisse personne indifférent. Son profil atypique nourrit des sentiments d’autant plus contrastés que les cavités dont il se creuse abritent des génies, bons ou mauvais, qu’il s’agit de ménager. D’où l’ambivalence de cet arbre légendaire, très présent dans les mythes, les contes et la littérature. Souvent considéré comme une personne, le baobab exerce une fascination sur les hommes qui profitent de ses nombreux bienfaits tout en s’efforçant d’intégrer sa forte personnalité dans leurs imaginaires. (13.50 euros, 124 p.) ISBN : 978-2-343-05021-8, ISBN EBOOK : 978-2-336-36397-4 Quête africaine de l’Ordre mondial Portée et limites des voies d’insertion au système international du monde bipolaire

Biyoya Makutu Kahandja Philippe - Préface de Kä Mana

Philippe Biyoya Makutu analyse ici la position du Congo et de l’Afrique dans le monde, depuis la guerre froide jusqu’aux structures de la mondialisation actuelle. Il fait entrer le lecteur dans l’univers d’une pensée géostratégique où le Congo, comme l’Afrique, est dévoilé comme enjeu crucial dans les rapports de force mondiaux entre les grandes puissances, les nations riches et les peuples ambitieux... (Coll. Dossiers, Études et Documents, 35.00 euros, 340 p.) ISBN : 978-2-343-04067-7, ISBN EBOOK : 978-2-336-36176-5 protection (La) internationale des droits de l’homme dans les situations de crise en Afrique Le droit à l’épreuve des faits

Thiaw Thiaca - Préface de Maître Sidiki Kaba

Plusieurs pays d’Afrique subsaharienne sont, depuis de nombreuses années, déchirés par des instabilités chroniques qui ont fait le lit de violations massives des droits de l’homme. Après une étude des facteurs de ces instabilités, l’ouvrage présente la physionomie des violations des droits fondamentaux des populations civiles. Dans un deuxième temps, il aborde la question des solutions pratiques, institutionnelles, juridiques que la communauté internationale met en œuvre. (Coll. Études africaines, 44.00 euros, 442 p.) ISBN : 978-2-296-99895-7, ISBN EBOOK : 978-2-336-36180-2

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Le social contre le politique en Afrique noire Sociétés civiles et voies nouvelles En Afrique noire, quand le politique semble dominer le social par des dynamiques perverses s’entendant en termes de constructions féodales, monarchiques, tyrannocratiques, dictatoriales, totalitaristes ou autoritaristes, le social comme vivre-ensemble toujours actif le détruit et le ramène à l’ordre par des mobilisations populaires impulsées par les associations, les coalitions, les coordinations, les unions, etc., qui non seulement manifestent la société civile, mais aussi la positionnent comme protagoniste de déconstruction de l’ordre politique dominant et des voies nouvelles de l’être-ensemble. Partant des études de cas en Afrique occidentale et orientale, l’auteur montre la structuration du politique par le social pendant la colonisation, mais aussi, la manière dont ce politique pervers est combattu par le social logé au creux des structures sociologiques africaines. De même, il analyse à la lumière du combat entre les nouvelles démocratisations et les nouvelles monarchisations actuelles de l’État dans le continent noir post-indépendant, la lutte du social contre le politique en Afrique australe, occidentale, orientale et centrale. Poursuivant sa réflexion sur le social africain dans les questions de développement, Motaze Akam introduit les prémisses d’une sociologie du mauvais cœur et d’une sociologie mondiale pour un regard neuf sur l’Afrique noire contemporaine.

Motaze AKAM est professeur de Sociologie, Maître de conférences des Universités au Département de Sociologie et d’Anthropologie qu’il dirige à l’Université de Ngaoundéré au Cameroun. Expert en évaluation des projets, il est auteur de plusieurs livres, articles et co-auteur d’ouvrages collectifs sur les domaines aussi variés que le rural, le politique et le développement.

Illustration de couverture : © shvaista - Fotolia.com

ISBN : 978-2-343-06421-5

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