Les cinémas d'Afrique Noire: Le regard en question 2738448771, 9782738448774


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French Pages 352 Year 1996

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Les cinémas d'Afrique Noire: Le regard en question
 2738448771, 9782738448774

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LES CINEMAS D'AFRIQUE NOIRE Ut cu rrcu

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Le regard en question

Collection dirigée

Images

par Olivier

plurielles Barlet

Face à la menace de standardisation occidentale, la collection Images plurielles se donne pour but de favori ser la recherche, la confrontation et l'échange sur les scènes et écrans oeuvrant de par le monde à une pluralité de l'image. Elle est ouverte aux champs de l'écriture, de l'esthétique, de la thématique et de l'économie pour le cinéma, l'audiovisuel et le théâtre. Elle privilégie, hors de toute chapelle de pensée, la lisibilité du texte, la liberté des idées et la valeur documentaire.

l'Éveil de

la

conscience critique

Les

normes culturelles en question dans la première Revue du cinéma, Bernadette Plot, 1996.

De 1928 à 1931, à la charnière du muet et du parlant et à l'époque du surréalisme, l'équipe de la Revue du cinéma forge un « manifeste» pour un cinéma irréductible à l'uniformité. La dérision et la révolte de leurs écrits sur l'intellectualisme, la critique, la création, la technique, le commerce et les stars sont d'une surprenante actualité.

littérature francophone: Djebar,

Sous

et cinéma en Afrique Ousmane Sembène et Assia

la direction

de Sada

A la hardiesse politique et idéologique répond l'élaboration méticuleuse de regards, d'espaces naturels et surtout de mémoire universitaires africains et nord-américains moments et modalités de ces choix créatifs.

Niang,

1996.

d'Ousmane Sembène de voix, de sonorités, d'Assia Djebar. Des délimitent les lieux, (suite en page 4)

Olivier Barlet

les Cinémas d'Afrique noire

..

le regard en question

Editions L'Harmattan 5-7, rue de l'EcolePolytechnique 75005 Paris (France)

L'Harmattan Inc. 55, rue Saint-Jacques Montréal (Qc) Canada H2Y lK9

Collection

Pour

Images

une

plurielles

critique

du

(suite)

théâtre

ivoirien

contemporain,

Koffi Kwahulé, 1996. Des méandres de l'Ecole de Ponty dans les anriées 30 aux expérimentations de la Griotique et du Didiga, une analyse sans complaisance des oeuvres des principaux dramaturges de Côte d'Ivoire, à l'heure où le théâtre africain ne se conçoit plus seulement comme un instrument de lutte politique et ose faire éclater les formes héritées du modèle colonial. Le Cinéma sud-coréen: du confucianisme à l'avant-garde Splendeurs et misères du réalisme dans le nouvel ordre spectaculaire, Antoine Coppola, 1996.

Après avoir produit des chefs d'oeuvres du réalisme mélodramatique et des monuments du cinéma révolutionnaire, le cinéma sud-coréen donne naissance à une « Nouvelle Vague» à la fois superficiellement moderniste, ultra-réaliste et expérimentale. Le concept avant-gardiste de spectacle social permet d'en montrer la valeur exemplaire pour le cinéma mondial.

Photo de couverture: Djibril Diop Mambety et Mansour Diouf sur le tournage de Hyènes (1992). (Ç) Félix von MuraltlLookat.

Cet ouvrage a été réalisé avec le concours de la Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de I 'Homme. (Ç)L'Harmattan

ISBN:

1996

2- 7384-4877-1

Avant-propos « Tu mens lorsque tu affirmes que nous sommes pareils J'appelle ce peuple à témoigner devant I'histoire Nous ne sommes pas ce que nous sommes! » Francis Bebey, Concert pour un vieux masque.

Ce livre est un piège. Je pensais au départ faire oeuvre journalistique, simple description d'un phénomène, afin de relier mes deux passions: l'Afrique et le cinéma. Mais la complexité du sujet, et sa richesse, m'ont vite rattrapé. Si je m'attaquais au regard occidental sur le cinéma africain, je ne pouvais rester simpliste, au risque de déboucher sur ce que je voulais condamner: les lieux communs et les faux-semblants. J'ai tenu cependant à délaisser le terrain de l'hermétisme et des jargons car ce livre se veut avant tout invitation au voyage. A un voyage dans un autre continent, certes, mais aussi à un voyage intérieur. S'ouvrir à une cinématographie différente n'est pas neutre car l'enjeu est la remise en cause de son propre regard. Cela demande du courage car cela passe par la confrontation avec ses propres origines. Mais cela vaut le détour car c'est un moyen parmi d'autres de ne pas s'y figer, et donc de sortir de la bêtise. Celle de l'autosatisfaction et de la vérité universelle. L'Afrique est plurielle. Son cinéma aussi. D'où le pluriel du titre. Une grande unité traverse cependant l'Afrique noire, dans un continent longtemps isolé du reste du monde mais vibrant de nombreus~s migrations. Les civilisations négroafricaines sont multiples mais ces intégrations ont fondé une 5

communauté de culture qui ne s'arrête pas à la polygamie ou à la monarchie héréditaire. La recherche de la décision unanime dans les assemblées, la primauté de la parenté, une éducation intégrante, la recherche de I'harmonie dans les relations sociales et la valeur accordée à la force vitale de l'individu sont des traits communs que soude un sens de la vie cherché en elle-même et non seulement dans un au-delà: le respect des ancêtres n'empêche pas le Sénégalais Moussa Sene Absa d'inscrire sur un mur de son film Yalla Yaana (1995) : «La vie n'est qu'une scène de théâtre. Chacun joue son rôle et disparaît. » L'absence d'industries du cinéma empêche les cinémas d'Afrique noire d'accéder à des identités nationales. Qui connaît l'origine de tel ou tel réalisateur? C'est un Africain! Pourtant, nombre de "cinéastes africains" se sentent engoncés dans cette étiquette qui leur colle à la peau comme un carcan, les rendant certes tributaires des imperfections des autres mais surtout de la réduction méprisante ou paternaliste qu'opère le spectateur occidental. Ils se défendent, comme tant de plasticiens non occidentaux, de faire du "cinéma africain" : ce sont des artistes, ils font du cinéma. Mon approche est thématique dans la première partie, narrative dans la seconde, économique dans la troisième. Mais le sujet reste le même: notre regard sur l'Autre et sur l'ailleurs. Plutôt que de rechercher de soi-disantes vérités, j'ai cherché à me laisser désorienter: en quoi ce passage par l'origine qu'opèrent les cinémas d'Afrique noire dans leur quête d'identité me touche-t-il si profondément? Comment la fiction, l'image, la langue et le son se font-ils vecteurs de ce questionnement et quelle en est la base culturelle? Comment rester créateur face aux questions sans cesse posées du public et de l'argent? Ma conclusion sera que cette cinématographie nous convie à un véritable apprentissage du regard. J'ai mis de côté toute chronologie, rejeté la rigueur documentaire pour accueillir la diversité, cherché à donner au maximum la parole aux cinéastes, joué avec les titres pour laisser une part d'incertitude afin de privilégier les films tels qu'ils me venaient en tête et entraîner le lecteur avec moi dans une ballade où l'on ne sait ce que cache le détour du chemin... 6

Une invitation au voyage donc, mais dans un temps très court: les limites d'un livre, celles de l'écrit pour parler de l'image. Un proverbe yoruba ne dit-il pas que «même nombreux, les mots ne remplissent pas un panier»? Mais une aventure où la complexité peut déboucher sur des idées simples, car l'Afrique nous apprend mieux que quiconque que tout est relié et qu'isoler les choses serait les réduire une fois de plus. Un parti-pris peut-être critiquable: celui de n'être jamais négatif sur la forme d'un film. Loin de moi l'idée de souscrire à ce paternalisme bien partagé qui sous-entend que ces films sont « un peu ratés mais tellement sympathiques ». Plutôt le désir de ne pas balayer un film d'un coup de crayon par des jugements à l'emporte-pièce, sans prendre le temps de l'analyse. Le lecteur saisira bien quels sont mes coups de cœur. Mon propos est ailleurs: saisir l'intérêt d'un regard autre. Ce livre ne sera donc pas le lieu de l'éternelle comparaison avec notre propre cinéma. « Pourquoi met-ilIa main dans une chemise qu'il ne porte pas? »1 se demanderont certains. Amadou Hampâté Bâ, disait: «quand la chèvre est présente, il ne faut pas bêler à sa place». Je crois avoir compris qu'il est vain de parler pour les autres. Ce livre n'a pas pour prétention d'écrire 1'histoire du cinéma africain à la place des Africains. Mon propos est mon propre regard. Car l'Afrique et son cinéma, c'est-à-dire le regard qu'elle porte sur elle-même et sur le monde, m'aident à extirper de mon regard occidental ce qui s'y cache à mon insu: cette terrible façon de tout ramener à soi, de se croire universel, qui conduit à détruire l'Autre pour finalement se détruire soi-même, et cette esthétisation du monde qui nous fait davantage chercher dans l'image de l'Autre une séduction qu'une compréhension. Que l'on n'y cherche pas les traces d'une quelconque culpabilité. Simplement le désir que ce livre soit, comme le disait Kafka, « la hache qui brise la mer gelée en nous ». 1. Proverbe cité dans Wariko (Le Gros lot, Fadika Kramo-Lanciné, Côte d'Ivoire 1993). 2. In: Amadou Hampâté Bâ, entretien filmé réalisé par Ange Casta et Enrico Fulchignoni (1969). 7

L'Afrique et son cinéma m'aident à comprendre que la lassitude que je ressens souvent face aux images de chez moi a un sens. En somme, que l'espoir est permis. Qu'un autre regard existe, même s'il est douloureux, même s'il est contradictoire. Que ce regard réveille en moi ce qui me parle de mon appartenance à l'humanité. Et qu'il y aurait beaucoup à découvrir, beaucoup à comprendre. Avec cette douce certitude: que l'interrogation porte des germes de réponse. Comme me le disait Flora Gomes, cinéaste de Guinée-Bissau, « se poser la question, c'est déjà comprendre quelque chose ». Amadou Hampâté Bâ expliquait également que la vie de l'homme comporte neuf degrés de sept années. De 1 à 7 ans, l'enfant est à l'école de sa mère et de 7 à 14, il passe à l'école de l'extérieur, non sans demander à sa mère si ce qu'il apprend est vrai. De 14 à 21, il raisonne et se confronte éventuellement à sa mère. Durant les 21 années suivantes, il approfondit ces initiations et y joint une pratique. A 42 ans, il a droit à la parole et dispose de 21 ans pour enseigner, c'està-dire rendre aux autres ce qu'il a compris, avant d'atteindre 63 ans, âge à partir duquel il peut continuer à donner mais où l'on n'exigera plus rien' de lui. Entendre cette sagesse me conforte et m'émeut, car j'ai depuis peu atteint l'âge de la parole. Je sais pourtant que ma réflexion ne fait que commencer. Que le lecteur veuille donc bien accepter ce livre comme une étape. Car comme le disait encore Amadou Hampâté Bâ, « il faut savoir qu'on ne sait pas, car si tu sais que tu ne sais pas, tu sauras, mais si tu ne sais pas que tu ne sais pas, tu ne sauras pas. » J'ai tenu par d'abondantes notes à citer mes sources. Autant être clair. Toute création est un peu vampire, disait Manu Dibango. Une œuvre n'est ainsi que la branche d'un arbre: elle ne modifie que bien peu le tronc de la connaIssance. Quant aux illustrations, je me suis attaché à rendre une ambiance. Plutôt que de reproduire des photos de films souvent réductrices, j'ai privilégié celles des tournages. J'ai cherché aussi à montrer comment le cinéma se présente à son public: affiches, couvertures de disques de musiques de films, salles de cinéma...

8

Mes remerciements vont à tous ceux qui m'ont accueilli et ont pris, à Abidjan, Cannes, Londres, Manosque, Milan, Montréal, New York, Ouagadougou et Paris, souvent plus d'une heure de leur temps pour un entretien que j'ai voulu le moins directif possible. Ce sont les cinéastes d'Afrique mais aussi ceux qui accompagnent cette cinématographie. J'espère n'en oublier aucun : Les acteurs et réalisateurs John Akomfrah, David Achkar, Sidiki Bakaba, Ola Balogun, Timité Bassori, Jean-Pierre Bekolo, Mohamed Camara, Mamo Cissé, Issa Serge Coelo, Mustapha Dao, Idriss Diabaté, Yemané Démissié, Ahmadou Diallo, Cheik Doukouré, Adama Drabo, Henri Duparc, Gahité Fofana, Anne-Laure Folly, Flora Gomes, Mahamat Saleh Haroun, Imunga Ivanga, Gaston Kaboré, Maurice Kaboré, Wanjiru Kynianjui, Abdoulaye Komboudri, JeanMarie Koula, Dani Kouyaté, Fadika Kramo-Lanciné, José Laplaine, Djingarey Maïga, Sarah Maldoror, Gnoan Roger M'BaIa, Ngangura Mweze, Fanta Nacro, Samba Félix Ndiaye, Funmi Osoba, Idrissa Ouedraogo, Raymond Rajaonarivelo, Joseph Gaye Ramaka, Moussa Sene Absa, Bouna Medoune Sèye, Abderrahmane Sissako, Jean-Marie Teno, Drissa Touré, Kitia Touré, Jacques Trabi, SalifTraoré, Mansour Sora Wade, Were Were Liking et Pierre Yameogo. Les critiques et écrivains Jean-Servais Bakyono, Françoise Balogun, Marie-Christine Peyrière et Clément Tapsoba. Les producteurs Jacques Bidou (France), Maria-Cecilia Fonseca (Guinée-Bissau), Alain Rozanes (France) et Ben Zulu (Zimbabwe). Ainsi que Jacqueline Ada (CNC), Patrice Bauchy (Canal +), Frédéric Bontems et Michel Brunet (ministère de la Coopération), Andrée Davanture (Atria), Pascal Diekebre (cinéma Les Studios, Abidjan), Katharina von Flotow (Festival Black Movie, Genève), Georges Goldenstem (La Sept-Arte), Alain Jalladeau (Festival des Trois continents, Nantes), Michel Janin (Centre culturel français d'Abidjan), Robert Lombaerts (Agence de la Francophonie), Sanvi Panou (cinéma Images d'ailleurs, Paris), Lucien Patry (animateur de la cellule technique du ministère de la Coopération de 1962 à 1987), Marc Silvera (ancien directeur d'Ecrans du Sud), Justin K. Kagambega (Sonacib, 9

Ouagadougou), Keith Shiri (Festival de Harare) et Dominique Wallon (ancien directeur du CNC). Merci aussi pour leur accueil et leur aide à Claude Le Gallou et Annabel Thomas (Atria), Jeanick Le Naour (Audecam) ainsi qu'à l'équipe de la Médiathèque des Trois Mondes. Merci encore à Michel Sauquet, de la Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de I'Homme, qui a cru en ce travail et l'a soutenu. Egalement merci pour les illustrations des tournages des films aux photographes Maya Bracher, Françoise Huguier et Félix von MuraIt, ainsi qu'aux chefs opérateurs Gérard Payen et Marc Salomon pour m'avoir ouvert leurs trésors photographiques - sans oublier Katharina von Flotow (Festival Black Movie, Genève), Gahité Fofana, Djingarey Maïga, André Valio (Argos Films) et Ashley Woods (Agence Lpokat, Zurich) - et pour les affiches à Alessandra Speciale et au Centro Orientamento Educativo de Milan, Italie, ainsi que pour les couvertures de disques de musiques de films et de magazine vidéo à Wolfgang Bender, responsable des archives de musique africaine de l'université de Mayence, Allemagne. Merci enfin aux autres, à tous les autres, que la discrétion ne me fera pas citer ici mais que je n'oublie pas.

Première

partie

L'origine, telle un passage 1. Des êtres humains, fourmis!

pas des

« Je déchirerai les rires Banania sur tous les murs de France» Léopold Sédar Senghorl

Dès les Indépendances, les cinémas d'Afrique noire ont voulu s'affirmer politiquement pour reconquérir un territoire, une pensée, un regard sur soi s'opposant au regard ethnologique. Cela n'allait pas sans contradictions. Noir c'est noir Le rejet du Noir remonte au Moyen Âge et prépare le double regard occidental actuel.

Ayant

les grands voyages du

XVème siècle, l'Europe se considérait comme le centre de la 1. Hosties noires, Poème liminaire, 1940, in : Oeuvre poétique, Le Seuil, rééd. 1990, p. 55. Note: dans tout l'ouvrage, lorsque la vi/le de l'éditeur n'est pas indiquée, i/ s'agit de Paris. Il

terre. Dans ses marges du Sud, en Afrique, l'Ethiopie désignait globalement le pays des «hommes à" la face brûlée». Certains encyclopédistes du Moyen Age les décrivaient comme des hommes de justice et de sagesse. La grande majorité cependant les associèrent à l'obscurité et au mal, les renvoyant aux forces de l'ombre et de l'enfer. L'imagerie nécessaire pour asservir les Noirs était en place; les premiers voyageurs en disposeraient allègrement. Plus tard, les Noirs du type nilotique impressionnèrent fortement les chrétiens lorsqu'ils leur firent face dans les armées musulmanes. L'argument de croisade légitimera la prise de possession du pays des Noirs} débouchant sur la traite négrière et l'entreprise coloniale. Ce n'est qu'une fois intégrés et donc moins menaçants que les Noirs pourront avoir une image plus familière: ils deviennent progressivement éléments de décor et de folklore. Au 19ème siècle, alors que l'on débat passionnément de l'unité de l'espèce humaine et que s'élabore et généralise la notion de race, Stanley fascine ses contemporains en errant «à travers le continent mystérieux », pénétrant dans « l'obscurité de l'Afrique ». Doté du pouvoir de la raison, l'homme blanc porte dès lors un véritable fardeau: le devoir de civilisation. Les notions de race et .de civilisation contribuent à la formation de l'idéologie impérialiste au sens où l'entend Hannah Arendt: une vision du monde et la clef de l'histoire. A la recherche des sources du Nil, Speke en 1861 et Stanley en 1876 décrivent le Rwanda comme un pays mythique.2 En 1994, lès télévisions célèbrent la modernité d'un Occident capable de sauver par son aide humanitaire un pays livré au génocide. Saisi tant de peur que de compassion face à la faim, la violence et le chaos, I'homme civilisé se porte au secours du sauvage et du barbare. Sans caméra pour le filmer, le malheur n'est pas médiatisé. Il n'existe pas. Et pourtant, l'excès de 1. François de Medeiros, L'Occident et l'Afrique (Xlllème - XVème siècle), Karthala 1985, p. 268. 2. Gudrun

Honke, Au plus profond

de l'Afrique

-

Le Rwanda

et la

colonisation allemande, 1885-1919, Peter Hammer Verlag, Wuppertal 1990, p. 81. 12

l'insoutenable finit par engendrer l'indifférence. Sur quelle image, sur quel regard fonder la solidarité? S'il est misérable, inquiétant ou exotique, l'Autre me reste extérieur, il m'est étranger. Voire inférieur: le grand melting pot des médias et l'united colors de la publicité hiérarchisent en fait les cultures selon les valeurs déclarées universelles de la civilisation occidentale. Pourtant, pour que la solidarité puisse s'affirmer, écrit Claude Liauzu, «il faut non seulement qu'on reconnaisse à l'Autre une part de soi, mais aussi que l'on reconnaisse en soi une part de l'Autre. »1 Depuis 35 ans, les cinéastes d'Afrique se sont appropriés le cinématographe, cette découverte de l'époque de Pierre Loti et de Jules Vernes

- ces

voyageurs imaginaires

qui se

sont fait les chantres de la fascination exotique et de la modernité technique. Depuis 35 ans, les cinéastes africains rejettent le double regard occidental: ,misère et exotisme. Projections

coloniales

Ceux qui sont venus nous filmer n'ont jamais montré les gens d'ici comme des êtres humains. Ils sont venus nous montrer comme des animaux à leur public. Ils nous ont vus avec leurs yeux. Ils nous ont filmé n'importe comment. On sait que la caméra peut filmer une image valorisante de I'homme. Ce cinéma des Blancs montre que les Africains n'appartiennent pas à la communauté humaine. Les fauves, ils les filment avec plus de respect! » confiait le Malien Souleymane Cissé au Cambodgien Rithy Pahn.2 Le regard n'aurait-il point changé? Souvent à son insu, l'Occidental reproduit allègrement les bons vieux schèmes coloniaux... Ce n'est qu'aujourd'hui que des chercheurs analysent sous cet angle l'image coloniale.3 A la demande de rêve, d'évasion et d'exotisme du public européen, le cinéma colonial répond par le pittoresque et le sensationnel. Un 1. Claude Liauzu, Race et civilisation - L'autre dans la culture occidentale - Anthologie critique, Syros 1992, p. 456 ainsi que p. 163 sq. et p. 288. 2. ln : Cinéastes de notre temps: Souleymane Cissé, film de Rithy Pahn, 1991. Rithy Pahn est l'auteur de Les Gens de la rizière (1994). 3. Une équipe de chercheurs est regroupée dans l'association 21bis, cinéma et histoire, 46, rue Saint-Sébastien, 75011 Paris. 13

regard exotique est forcément supérieur et réducteur. L'Afrique n'est qu'un décor et l'Africain un animal: «Un lion se jette sur un indigène et le déchiquette... Nous sommes persuadés que ce film plaira à tout le monde », précise un critique de l'époque à propos de L'Afrique vous parle! I Au cinéma comme en publicité, l'Africain est proche d'un singe que Joséphine Baker n'hésite pas à incarner jusqu'à la caricature dans La Sirène des Tropiques. 2 Cependant, l'image du Noir ne se limite pas au simple "Y'a bon Banania": la rhétorique du cinéma colonial découle d'un code proprement manichéen. Le cadrage de dos montre "la puissance animale" et occulte le visage, symbole de l'être pensant; Le nu, "état de nature", s'oppose à l'habillé du colon, "état de culture". L'Africain est cadré à droite, dans la partie négative de l'image, ou bien au sol pour exprimer son" animalité" ...3 Aujourd'hui, l'imagerie coloniale du Noir continue de marquer les projections mentales blanches, dévoilant un inconscient profondément raciste. Dans un montage d'extraits de films coloniaux et de publicités d'aujourd'hui, Le Noir des Blancs (1995), Youssef El Ftouh en dégage les grandes lignes: les Noirs sont de grands enfants; ils vivent comme des animaux; ils ont la danse dans la peau; ils sont inférieurs aux Blancs... L'opposition entre le Noir sauvage ou malpropre et le Blanc civilisé sera utilisée dans les publicités opposant un chat blanc et un chat noir autant que dans les clips de Michael Jackson. Les dégâts sont universels: à la manière de Joséphine Baker chantant: «Je veux être Blanche... », nombre de femmes noires se sont 1. Yrzoala Jean Claude Meda, Le Cinéma colonial: les conditions de son développement, in: Ecrans d'Afrique n° 9-10, 3ème et 4ème trimestre 1994, p. 89. 2. La Sirène des Tropiques, H. Etiévan et M. Nalpas, 1927. 3. L'exposition L'Afrique au regard du cinéma colonial présentée à l'Institut du Monde Arabe en 1994 et au Fespaco (Festival panafricain du Cinéma et de la Télévision de Ouagadougou) en 1995 et réalisée par "21 bis cinéma et histoire" présentait des photogrammes systématiquement classés selon ces critères d'analyse: cadré à droite, vu de dos, vu de profil, exposé par terre, gros plan visage noir, grand/petit, un/multiple, nu/habillé, uni/rayé, accessoires comme boucle d'oreille ou couteau, visible/invisible. 14

abîmées la peau en suivant la mode de dépigmentation que ce chanteur incarne... En publicité comme au cinéma, la lessive blanchit le nègre.1 Les acteurs américains noirs d'Hollywood ont rarement la peau très noire... Bon nombre de représentations coloniales persistent encore. On verra ainsi Monsieur Propre - le nettoyant ménager - avoir un anneau à l'oreille et le crâne rasé; les singes remplacent, aujourd'hui, les personnages noirs dans certaines publicités de chocolat ou de lessives tandis que le singe du Roi Lion des studios Walt Disney est doublé en français par une voix qui se veut africaine...2

Le regard ethnographique: implication ou mépris? Lorsqu'après la seconde guerre mondiale, sous l'impulsion de Marcel Griaule, le film devient instrumenl: de recherche ethnographique, le regard change: il se veut respectueux des hommes mais cherche avant tout à documenter une tradition, un monde en train de disparaître, un passé. Il s'agit d'archiver des informations pouvant servir à l'enseignement. Le film permet par exemple de saisir le mouvement d'une danse qu'on ne peut décrire. Mais il permet aussi de faire réagir les intéressés sur leurs propres rituels, sur leur propre culture.3 Le contexte est celui des luttes anticolonialistes. Tandis que René Vautier est jeté en prison pour avoir retracé dans Afrique 50 la répression sanglante des soulèvements populaires de Dimbokro en Côte d'Ivoire, certains ethnologues tentent un nouveau regard. S'inspirant du cinéœil de Dziga Vertov et de la caméra participante de Flaherty, Jean Rouch, sa portable 16 mm à l'épaule, innove dans la technique de la prise de vue en définissant empiriquement sa 1. Cf. A.C. Lelieur, M.C. Peyrière, R. Bachollet, J.B. Debost, Negripub : l'image des Noirs dans, la publicité, Editions d'art L'Amateur Somogy, 1992, rééd.

1994.'

2. Youssef El Ftouh, L'Afrique dans les images coloniales, in : Ecrans d'Afiique n° 9-10, 3ème et 4ème trimestres 1994, p. 85. 3. Gennaine Dieterlen, A propos de Marcel Griaule et du cinéma ethnographique, in : C.W. Thompson, L'Autre et le sacré - surréalisme, cinéma, ethnologie, L'Hannattan 1995, p. 434 et 440. 15

méthode: la ciné-transe, une chorégraphie du tournage en mouvement. Lorsque "l'Américain", le lion de La Chasse au lion à l'arc (1965) qui doit mourir non parce qu'il est lion mais parce qu'il dépasse les bornes, attaque un des chasseurs qui le poursuivent, on est loin de L'Afrique vous parle: si le sensationnel est encore présent, c'est davantage du respect et de l'implication que sourd l'émotion. Un regard attentif ou le cinéaste-spectateur participe à ce qu'il observe: «Quand en 1954, dans un Accra frémissant, Damouré, Lam et moi filmions Kwame Nkrumah inventant l'indépendance africaine avec tellement de sérieux et tellement de joie, nous partagions complètement cette gravité et ces rires. »1 Un regard que Miguel Benasayag résume par une formule très simple dans son beau livre sur le bonheur: Plutôt que de regarder, dire: « Ça me regarde! ».2 Dépassant souvent le cinéma ethnographique, Rouch fait ce qu'il appelle lui-même de "l'ethnofiction" où la fiction s'appuie sur le longues recherches ethnographiques. Moi, un Noir (1957) sera célébré par Jean-Luc Godard comme une «révolution cinématographique », le «Sésame ouvre-toi de la poésie ».3 Oumarou Ganda et ses compatriotes nigériens qui travaillent comme dockers dans le port d'Abidjan prennent la parole pour commenter leur vie dans le quartier populaire de Treichville. N'est-ce pas leur propre subjectivité qu'ils nous livrent en illustrant ainsi la réalité qui passe à l'écran? Oumarou Ganda, principal protagoniste, reste critique: «Je sentais que la réalisation de ce que je pensais devait être différente, parce qu'en réalité, j'étais aussi un peu co-réalisateur de ce filrp..J'apportais ma part au jour le jour; on a travaillé ensemble et puis Rouch a fait le montage... »4

1. Jean Rouch, Cartes postales, in: Cinémas noirs d'Afrique, Cinémaction n° 26, n.d., p. Il. 2. Miguel Benasayag et Edith Charlton, Critique du bonheur, La Découverte 1989, p. 178. 3. Alain Bergala, Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, Cahiers du Cinéma/Editions de l'Etoile, 1985, p. 178. 4. Oumarou Ganda dans sa dernière interview, le 16 novembre 1980 avec Pierre Haffner, in: Sahel n° 2078, p. 7 - cité par Maïzama Issa, Un regard du dedans: Oumarou Ganda, cinéaste nigérien, Editions Enda, Dakar, Sénégal 1991. 16

1. Oumarou Ganda sur le tournage du Wazzou Polygame. @ Gérard Payen. Niamey, 29.11.1969.

Le débat sera vif, tant l'implication peut masquer la manipulation: alors que les critiques français considèrent le film comme le premier exemple d'une collaboration entre les hommes filmés et celui qui les filmait, «les Africains, écrit le Sénégalais Paulin Soumanou Vieyra, n'y virent qu'une déformation d'autant plus danpereuse qu'elle avait toutes les apparences de l'authenticité. » Med Hondo exècre en, Rouch un cinéma du mépris: «Dans tous ses films, il met en exergue une soi-disant spécificité culturelle africaine qui nous ridiculise. C'est un homme qui, au fond, nous a toujours regardé comme des insectes. »2 Comme des insectes, c'était déjà l'expression du

1. Paulin Sownanou Vieyra, Sembène Ousmane cinéaste, Présence Africaine 1972, p. 195. Vieyra, mort en 1987, était Béninois de naissance, Sénégalais d'adoption. 2. Ibrahima Signaté, Med Hondo, un cinéaste rebelle, Présence africaine 1994, p. 40. 17

"doyen" des cinéastes africains, le Sénégalais Ousmane Sembène.l Rouch, fort de son expérience du "théâtre de la cruauté" d'Antonin Artaud,2 cherchait à déranger et secouer son public. Il luttait ainsi par des images parfois cruelles de "l'ailleurs" contre l'esprit colonial inscrit dans la tête de chaque Européen. C'est ainsi que Les Maîtres fous (1958) décrit les très dérangeantes crises de possession du culte des Haouka, maîtres de la folie. Certains Africains dénoncent pourtant l'ambiguïté d'un regard partiel, extérieur, encore exotique. Cette critique est relayée par des critiques européens comme Gaston Heustrate ~ui ne voient en Rouch qu'un «"scientifique" paternaliste ». Jugement hâtif sans doute mais qui met l'accent sur l'extériorité du regard: Rouch n'a jamais fait le pas de basculer, de perdre pied, de passer de l'autre côté de sa caméra et de se laisser engouffrer dans les rituels déstabilisateurs qu'il filmait... Réponses africaines Face à la supériorité, au paternalisme et à l'extériorité du regard, le premier mouvement des cinéastes africains sera donc de revendiquer l'authenticité de leur regard sur leur propre réalité. Si Rouch est particulièrement attaqué, c'est qu'il risque l'ambiguïté, donnant la parole aux intéressés tout en restant maître de la réalisation: confondre « le regard sur des hommes avec le regard de ces hommes est bien, écrit encore Paulin Soumanou Vieyra, la plus tenace illusion cinématographique ».4 Quelle réponse apporter? «Yeelen a en partie été fait contre les films ethnographiques européens, déclare en 1987 Souleymane Cissé aux Cahiers du Cinéma. J'ai voulu 1. Pierre Haffner, Jean Rouch jugé par six cinéastes d'Afrique noire, in : Cinémacti on n° 17,1982, p. 77. 2. Cf Reda Bensmaïa, Jean Rouch ou le cinéma de la cruauté, in : René Prédal, Jean Rouch,' un griot gaulois, Cinémaction n° 17, 1982, et Paul Stoller, Artaud, Rouch et le cinéma de la cruauté, in : C.W. Thompson, L'Autre et le sacré - surréalisme, cinéma, ethnologie, L'Harmattan 1995, ainsi que les dires de Rouch dans le même livre, p. 408. 3. Gaston Haustrate, Le Guide du cinéma, tome 2, Syros 1984, p. 102. 4. Paulin Soumanou Vieyra, Sembène Ousmane cinéaste, Présence Africaine 1972, p.195 18

répondre à un regard extérieur, à un regard de savants et de techniciens blancs, à un regard étranger. »1 Il s'agit de substituer au regard extériorisé de l'ethnologue un monde intérieur, culturellement ancré dans la tradition, un regard dont l'objet n'est pas le passé mais le présent. Le problème n'est pas que l'ethnologue soit Blanc ou Noir: «La question du regard ethnographique, dit le Sénégalais Joseph Gaye Ramaka, n'est pas de savoir qui le porte mais quel est le contenu de l'ethnographie elle-même. Il faut savoir ce qu'on a envie de voir avant de savoir comment le regarder: l'Autre pour ce qu'il est et que je vais décortiquer ou bien l'Autre en ce que je me sens proche de lui et en ce qu'il est proche de moi. Les documentaires que j'ai . fait. n'ont 2 ainsi d'autre valeur que leur expression su b~ectlve. » La recherche d'archives cède ainsi la place au témoignage, à l'écoute: « J'étais observatrice, je n'ai fait que les écouter. Je ne bougeais pas de ma place et j'ai tout filmé comme si j'étais celle à qui l'on s'adressait », déclarait Safi Faye à propos de Lettre paysanne (1975), le premier long métrage tourné par une femme africaine.3 Pourtant, sa lente description des gestes de la vie quotidienne d'un village sérère débouchant sur l'impossibilité pour un jeune paysan de vivre en pays de monoculture de l'arachide est un regard intérieur. « Vous allez vivre un moment chez moi, prévient le commentaire du film. Mes parents m'ont fait des reproches: les spectateurs vont se moquer de nous parce que nous sommes mal habillés, parce que nous sommes toujours en train de travailler. » A la fin, elle les remercie :.« La Jettre est de moi. Tout le reste est çle mes'parents agriculteurs ». _Le film est dédié à son grand-père, mort onze jQurs après la fin du tournage et dont le visage, qui occupe tout l'écran, s'inscrit dans nos mémoires.

1. Cahiers du.Cinéma n° 402, décembre 1987, p. 29. 2. Entretien avec Joseph Gaye Ramaka, Paris 1996. Il est l'auteur de deux documentaires ethnographiques portant sur des rituels sénégalais pour faire venir la pluie: Baw-Naan (1984) et Nitt... Ndoxx (Les Faiseurs de pluie, 1988). 3. Interview de Safi Faye in: Guy Hennebelle et Catherine Ruelle, Cinéastes d'Afrique noire, Cinémaction n° 3, p. 65. 19

Même s'il s'agit d'explorer les traditions, le sujet n'est pas la pure description des moeurs et des coutumes mais bien souvent la quête: une tentative pour le cinéaste de retourner aux sources de sa région d'origine. C'est ce que fait Ngangura Mweze dans Le Roi, la vache et le bananier (1994), un moyen métrage tourné chez les Bashi du Zaïre chez qui le nombre de vaches et l'étendue de la bananeraie sont les deux signes traditionnels de richesse. La description du pouvoir traditionnel

- le roi - qui

régit encore largement la

vie des paysans permet d'affirmer que des formes démocratiques se sont perpétuées, qui existaient déjà avant la colonisation: « C'est le peuple qui est le chef Mwami ». 1 Le retour aux sources permet d'interroger l'ici et maintenant: quelle place doit prendre ce pouvoir dans l'Afrique contemporaine? Ses valeurs "passéistes" , comme la médecine traditionnelle ou les croyances ancestrales, sont souvent niées car elles freinent le "progrès". Le film montre pourtant à quel point elles sont «étroitement liées au bon sens populaire de toujours... » Etre en phase L'écoute et la quête des racines sera plus aisée au natif du lieu. Elle l'aidera à savoir qui il est avant le grand départ: le cinéaste commence souvent sa carrière par un film sur sa famille et son village. Appartenant à la communauté, par son enracinement et sa perception directe de sa société et de sa culture, il comprendra mieux qu'un étranger des propos et des comportements souvent à double sens: comme le dit le Burkinabè Maurice Kaboré, «en pays mossi, on ne donne pas toute la parole à quelqu'un qu'on ne connaît pas ».2 Le cinéaste, parce qu'il a le pouvoir de l'image, devient alors responsable de la transmission de la parole et des rites, et ainsi de la perpétuation des valeurs. Les films venus d'Afrique fourmillent de scènes documentant longuement des rites d'initiation, des danses coutumières, des savoir-faire ancestraux.

1. Rencontre avec Ngangura Mweze in: Le Film Africain n° 13, novembre 1993, p. 10. 2. Entretien avec Maurice Kaboré, Paris 1995. 20

Cependant, les rituels sont davantage choisis pour évoquer la tradition et les valeurs de la communauté villageoise que pour documenter un passé en voie de disparition. Au risque de couper le récit et de dissoudre la tension, ils rappellent la dimension cosmique de l'ordre des choses. Ainsi de l'initiation des jeunes garçons dans Laada du Burkinabè Drissa Touré (1991) : « N'ayez pas peur de la terre car la terre va vous posséder. Restez sur terre et vous posséderez les cieux. Restez dans les cieux et vous posséderez la terre.

Dans le clair, vous saurez ce qu'il y a dans le noir. Dans le noir, vous saurez ce qui se passe dans le clair. » Alors que Sina préfère rester au village pour s'initier aux principes et aux secrets de "Laada", la loi coutumière, Do et Demba vont chercher en ville d'autres ,valeurs dont le village pourrait profiter. Ils y feront fortune par des moyens malhonnêtes. Revenus au village, leur comportement finit par s'opposer. Tandis que Do poursuit le brigandage, Demba se réintègre en participant à l'alphabétisation. Baï, un agriculteur ouvert à la modernité, tirera la morale de 1'histoire: «De nos jours, nos traditions doivent être bien comprises avant de s'y attacher. L'écriture nous révèle mieux le monde. Cela ne doit pas nous déshumaniser. Do a troublé l'ordre du village, ne troublez pas l'ordre du monde. » Il n'y a là aucun conservatisme. Ce n'est pas parce que les méfaits de la modernité troublent l'ordre ancien que le cinéaste s'y intéresse, mais bien parce qu'ils bousculent l'ordre du monde. Le ton se fait grave. «On va disparaître », constate tristement Mangala, Pygmée Babinga dans Le Dernier des Babingas du Congolais David Pierre Fila (1990). Depuis que la Société Centrafricaine de Déroulage a intensifié l'abattage, les petits hommes sont condamnés à quitter la forêt dont ils se sont toujours dits les "gardiens". Les campements pygmées se sont multipliés en bordure des routes. Les gazelles et le gibier ont fui ; les champignons et les plantes médicinales ont disparu, emmenant avec eux la mémoire des

21

guérisseurs traditionnels...l Le constat documentaire appelle, question de survie, une autre pratique de la modernité. Politique du quotidien La chance du cinéma actuel est d'être dégagé de l'obligation d'affirmer un message idéologique. Une simple activité - marteler des bidons pour en faire des malles, comme dans Les Malles (1989) du Sénégalais Samba Félix Ndiaye - peut être reconnue dans sa dimension politique: l'affirmation d'une économie différente, celle du secteur informel, une culture de la pauvreté, préfiguration possible d'une autre société.2 Ce ne fut pas toujours le cas: le didactisme des années 70 a marqué les films d'Afrique comme ceux d'Europe, mais l'idéologie imprégna souvent moins les images que les discours autour du cinéma. L'appréhension du réel rendait son pragmatisme à la politique, le regard sur le peuple se confondant ainsi avec le regard du peuple. Dans Lettre Paysanne (Kaddu beykat, 1975), un homme vient lire le journal sous l'arbre à palabres. Il ouvre la page "politique". On lui demande de la lire. A cette caricature de vie politique, les hommes présents répondent chacun à leur tour: « Ma politique, c'est que six mois par an, je mange une fois par jour. - Ma politique, c'est que je ne peux plus faire de sacrifice. - Ma politique, c'est que pour mon mariage, mon père a tué un boeuf et que moi, je ne pourrai pas en faire autant pour mon fils. » La vision militante de Safi Faye est d'affirmer une politique du quotidien sans pour autant faire l'impasse sur les questions économiques: on discute sous l'arbre à palabres des problèmes soulevés par la monoculture de l'arachide. Pouvait-on faire confiance aux Blancs du Fonds européen de Développement?

1. Le Film afticain n° 2, mai 1991, p. 7. 2. Serge Latouche, La Planète des naufragés, essai sur l'aprèsdéveloppement, La Découverte 1991. 22

2. Safi Faye sur le tournage @ Maya Bracher

de Kaddu beykat, Fad'jal 1974.

La réponse est dans l'affirmation de sa culture. Face à un Occident qui ne croit pas que l'Afrique soit à même de résoudre les problèmes contemporains, un Occident qui ignore en général l' existence même des penseurs africains, le cinéaste veut montrer que «l'Afrique est, comme le dit la Togolaise Anne-Laure Fo{~,par la pensée et par l'écriture, apte à entrer dans le 21 e e siècle et sa modernité.» 1 Le documentaire est dès lors un bon moyen de l'affirmer. «Nous vivons tous au même moment sur la même terre, ajoute-t-elle. La différence n'est que décor. Nous avons tous la même interrogation sur la démocratie, les droits de l'homme, la liberté, la nécessité de ne pas développer une culture de guerre. » Dans Femmes du Niger, entre intégrisme et démocratie (1993) ou Femmes aux yeux ouverts (1994),2 « les femmes expriment les mêmes questions qu'une femme 1. Entretien avec Anne-Laure Folly, Paris 1995. 2. Au Burkina Faso, un poème dit qu'une femme sensée ne doit pas avoir les yeux ouverts. Anne-Laure Folly montre dans son film qu'elles ont les yeux grand ouverts sur les thèmes particuliers que sont pour elles le mariage forcé, l'excision, le sida, le rôle économique des femmes et leur lutte politique. 23

qui serait consciente et intelligente en Occident, alors qu'elles sont prises au hasard dans les villages. Leur interrogation est identique, mais leur exploitation aussi. » Renverser le regard sera ainsi de passer de l'ethnologie à l'écoute des valeurs essentielles. «La première tâche des cinéastes africains est d'affirmer que les gens d'ici sont des êtres humains et de faire connaître celles de nos valeurs qui pourraient servir aux autres », dira Souleymane Cissé.1 Nandi, le personnage principal de son film Waati (Le Temps, 1995), n'étudie pas l'ethnologie mais les civilisations: «Si vous étudiez les civilisations africaines, vous observez que des lumières sont parties de l'Afrique pour éclairer d'autres

civilisations ».2 Des figures fondatrices Le parcours de Cissé parle de lui-même: « Le cinéma que je fais est né dans la violence, qu'elle soit corporelle ou économique. Je tiens à le dire: je continue à souffrir de cette violence. » Dans l'émission Cinéastes de notre temps que Rithy Pahn lui a consacré apparaissent des images de l'arrestation et de l'humiliation de Patrice-Eméry Lumumba: « J'ai été bouleversé. J'ai pleuré. J'ai eu la conviction que le cinéma est d'une importance capitale et j'ai décidé d'en faire mon métier. » Assassiné six mois après l'indépendance du Congo-Kinshasa par les nouveaux pouvoirs à la solde des puissances néo-coloniales, Lumumba reste dans l'imaginaire africain celui qui affirma le plus clairement l'exigence de liberté. Reliant son histoire personnelle - les souvenirs de sa mère

- aux

faits historiques,

à I'Histoire,

le Haïtien Raoul

Peck, montre dans Lumumba, la mort d'un prophète (1992, qui préfigure son nouveau film Lumumba, retour au Congo) la place que prend le leader assassiné dans la mémoire collective africaine. C'est moins l'homme en tant que tel, sa biographie, que la figure historique qui intéresse le cinéaste. Plutôt que de retracer la vie de Lumumba, Peck insiste sur

1. ln : Cinéastes de notre temps: Souleymane Cissé, film de Rithy Pahn, 1991. 2. Entretien avec Souleymane Cissé, in : Cahiers du Cinéma n° 492, juin 1995, p. 58. 24

l'aspect prophétique de son idéal. 1 Ponctuant son récit de phrases telles que: «Ma mère raconte :... », il propose une perception sensible et personnelle d'un destin individuel. Contrairement à la culture judéo-chrétienne qui privilégie l'identification avec des modèles paternels ("faire comme le Christ"), l'initiation africaine laisse chacun libre de défmir sa modernité dans le cadre des valeurs collectives universelles: un contenant où chacun peut définir son contenu. C'est donc ici davantage l'exigence de liberté qu'il incarne que l'homme comme modèle qui est mise en exergue. Il en est ainsi des autres figures de la mémoire collective africaine. Kwarne Nkrumah demeure le promoteur de la grande idée du panafricanisme malgré tout ce qu'on peut dire de I'homme et de ses méthodes de gouvernement. Barthélemy Boganda, le père de la nation centrafricaine, restera quant à lui le défenseur de l'intégration régionale des espaces politiques et économiques africains qui aurait pu faire de l'indépendance une réalité. On peut de même faire la liste des erreurs de la révolution guidée par Thomas Sankara de 1983 à 1987 au Burkina Faso: il reste de l'homme et de son action la recherche pour son peuple de la prospérité dans la dignité. En lisant parfois dans son film (1991) des extraits du livre qui lUi donne son titre: Thomas Sankara, l'espoir assassiné,2 le Zaïrois Balufu Bakupa-Kanyinda, n'essaye pas non plus de faire une biographie significative du leader charismatique mais plutôt d'en appliquer la maxime: «Je crois qu'il y a trois façons d'être: tel que les autres vous perçoivent, tel que l'on se perçoit, et la vérité qui est entre ces deux visions d'un même individu. »

1. Le Béninois Séverin Akando s'était employé à retracer la vie de Lumumba dans Histoire d'une vie (1984) mais «où est la part de vérité, de mensonge de ce portrait quand les lieux de mémoire ont perdu toute trace du disparu?» (Marie-Christine Peyrière, Visages volés, cachés, recomposés... in: Fédération Panafricaine des Cinéastes FEPACI, L'Afrique et le centenaire du cinéma, Présence Africaine, 1995, p. 360). 2. Valère D. Somé, Thomas Sankara, l'espoir assassiné, L'Hannattan 1990. 25

Lutte des classes sans pancartes La lutte des classes n'est pas davantage que les grands hommes politiques présentée comme un modèle absolu. Lorsque dans la forêt où il court pousser son cri de désespoir face au rejet et à la décadence de la société française, l'immigré de Soleil ô (Med Hondo, 1969) envisage la lutte, le portrait de Lumumba lui apparaît dans le feu, au même titre que celui de Che Guevara. De même, lorsque les soldats de Cry Freedom (Ola Balogun, Nigeria, 1981) attaquent en criant: «Notre peuple sera libre! », une série de portraits de leaders africains, Lumumba en tête, apparaissent en superposition. C'est bien sûr la lutte des classes qui est ici envisagée comme libération pour l'Afrique, et pas seulement une recherche identitaire des valeurs africaines. Mais contrairement à leurs dirigeants dont on sait à quel point ils ont pu tomber dans les pièges du mimétisme, les cinéastes ne prônent pas un schéma venu d'ailleurs. Sur un scénario du sociologue marxiste Babacar Sine, le Sénégalais Ababacar 8amb Makharam, dans Jom ou I 'histoire d'un peuple (1981) sait relier l'idéologie politique aux valeurs culturelles africaines. L'oppression du colonisateur sur le peuple asservi, du maître sur le domestique et du patron sur les ouvriers est présentée tour à tour par un griot qui ne cessera d'insister sur le 'Jorn" africain, c'est-à-dire l'honneur, la dignité, le courage, le respect: 1'homme existe pour luimême et s'affirme en tant que tel. 1 Pour décrire la situation de son pays quelques années après l'indépendance, le Sénégalais Ousmane Sembène prend pour héros Ibrahima, un musulman pratiquant, deux épouses, sept enfants, dont un neveu travaille à Paris. Celuici lui annonce l'arrivée d'un mandat important. Ses femmes s'endettent chez l'épicier, ses amis demandent de l'aide, mais les tracasseries administratives l'empêcheront de toucher Le Mandat (1968) jusqu'à ce qu'un parent peu scrupuleux le touche à sa place. Ainsi, déclare Sembène, « les malheurs du héros ne sont pas seulement le vrai sujet du film. C'est la naissance d'une bourgeoisie africaine. Il n'y a

1. Entretien de Pierre Haffner avec Ababacar Samb Makharam, in : Kino in Schwarzafrika, CICIM, Munich 1989, p. 128. 26

plus de Noirs et de Blancs, le problème se pose au niveau de la lutte des classes sociales. »1

3. Ousmane Sembène sur le tournage du Mandat, Dakar l 968. @ Maya Bracher Tirailleur sénégalais durant la guerre et docker au port de Marseille à partir de 1949, Sembène s'inscrit l'année suivante au Parti Communiste français et y restera jusqu'à l'indépendance du Sénégal, en 1960. Autodidacte, il débute par la littérature. Le Docker noir2 s'élève contre la suspicion qui entoure l'écrivain parce qu'il est Noir. Le héros n'accepte pas de jouer le "nègre" : il tue la Française qui détourne son manuscrit à son profit. Avec Les Bouts de bois de Dieu,3 son 1. Sembène Ousmane in : Le Film Africain n° 14, février 1994, p. 9. 2. Editions Debresse, Paris 1957, 223 p. 3. Editions Le livre contemporain, Paris 1960, 383 p. 27

troisième ouvrage, le récit prophétique d'une grève, Sembène connaîtra un succès international. Cependant, conscient du peu d'impact de la littérature en Afrique, Sembène se tourne, lorsque le Sénégal accède à l'indépendance, vers le cinéma: «Il constitue un moyen d'action politique, mais je tiens à ajouter que, d'une part, je ne veux pas faire un cinéma de pancartes et que, d'autre part, je ne pense pas qu'il soit possible de changer une situation donnée avec un seul film. (...) J'aime Brecht et j'essaie de m'inspirer de son exemple. »1 Cette inspiration brechtienne marque davantage les films de Sembène que son œuvre littéraire. Un écart s'inscrit comme dans Xala (1974) entre le film et le livre: alors que le texte de Sembène implique le lecteur par la forte psychologie du personnage d'El Hadji, le film invite le spectateur à s'en distancier pour devenir un observateur attentif et critique. Typique d'une élite cherchant autant à profiter de l'Occident qu'à le copier, El Hadji vit au-dessus de ses moyens en prenant une troisième femme. Son mépris pour les mendiants et les handicapés de toutes sortes fait écho à son refus de la tradition. Ils sauront se venger en lui jetant un sort, le xala, qui le rend impuissant. En affaires comme en polygamie, El Hadji perd une virilité qui lui semblait aller de soi. Le marabout du village de son chauffeur l'en sauve mais il le paye avec un chèque sans provision. Rendu à nouveau impuissant, il comprend que la virilité n'est pas le produit d'une volonté de puissance mais exige le respect de ses valeurs. Il saura la regagner en refusant l'aliénation et en acceptant, dans une extraordinaire scène expiatoire, que les exclus le couvrent de leurs crachats. Le chemin du romanesque « Qui et quoi sommes-nous? Admirable question », disait Aimé Césaire. Les cinéastes vont «promener le miroir devant leur peuple »,2 cherchant à l'interpeller, à 1. Cité par Antoine Kakou in : Sembène Ousmane, Cinémaction n° 34, 1985,p.17. 2. Sembène Ousmane, cité par Balufu Bakupa-Kanyinda in : Fédération Panafricaine des Cinéastes FEPACI, L'Afrique et le centenaire du cinéma, Présence Africaine, 1995, p. 25. 28

l'impliquer: «Mon ambition est que mon cinéma soit le reflet d'une réalité à laquelle je participe et que je contribue à façonner », écrit le Burkinabè Gaston Kaboré, président de la Fédération panafricaine des cinéastes (FEPACI).l Le cinéma africain est, dit-il, «un cinéma d'auteurs, un cinéma d'urgence, qui ne trouve sa véritable légitimité que dans une sorte d'explication profonde de la réalité d'aujourd'hui plutôt que dans une plus-value artistique. La réalité est toujours le corps et le coeur des films. »2 De même, lorsque June Givanni demande au Sénégalais Djibril Diop Mambety d'où lui vint l'inspiration de son premier film, Badou Boy (1970), il répond: « Celui qui suit un personnage du matin au soir a un script. Celui qui observe une ville jour après jour des années durant a un décor inépuisable. Le seul moteur qui amène à en faire un film est l'intérêt qu'on y porte. »3 Nyamanton ou la leçon des ordures (Cheikh Oumar

Sissoko, 1986) a été fait avec si peu d'argent que la technique est loin d'y être maîtrisée, mais il est si poignant qu'il a trouvé une audience intemationale.4 Dans un quartier de Bamako, au Mali, Kalifa et Fanta sont renvoyés de l'école car ils n'ont pas le "banc-table" indispensable pour suivre les cours. Leurs parents empruntent pour les acheter mais les enfants devront travailler pour les aider: Kalifa ramasse les ordures et Fanta vend des oranges dans la rue. Cependant, l'argent nécessaire à la scolarité est souvent consacré aux urgences d'une vie de misère. On perçoit la visée politique du réalisme social, la conception de Sissoko du cinéma militant: «J'entends par là un cinéma qui travaille à faire disparaître les inégalités sociales, des dominations qui ne font que rendre nos populations misérables. »5 Cependant, 1. Gaston Kaboré, Mon rapport au cinéma, in : Fédération Panafricaine des Cinéastes FEPACI, L'Afrique et le centenaire du cinéma, Présence Africaine, 1995, p. 374. 2. Entretien avec Gaston Kaboré, Ouagadougou, 1995. 3. Entretien de June Givanni avec Djibril Diop Mambety, African conversations, Britsh Film Institute/Screen Griots, 1995. 4. Nyamanton signifie "tas d'ordures". C'est le nom que les Bambara donnent souvent à leur aîné, selon le proverbe: «Tout se cache sous le tas d'ordures, mais le tas d'ordures ne se cache sous rien », ce qui signifie que l'aîné est responsable de la couvée. 5. Entretien d'Emmanuel Sama avec Cheikh Oumar Sissoko, in: Sidwaya n° 2012 du 5 mai 1992, quotidien burkinabè, Ouagadougou. 29

souvent, le film prend de la hauteur: l'émotion portée par les personnages en bouscule le propos et l'amène sur un autre terrain qui lui donne sa force, celui du romanesque.

(La

30

Leçon

des

ordures,

C'est sur ce terrain que le cinéma peut devenir prophétique. De la même façon que Jean-Luc Godard, en plaçant dans Week-end (1967) l'imagination au pouvoir, annonçait les événements de mai 68, le Malien Souleymane Cissé, en reliant la tradition et les données quotidiennes, préfigure dans Finye (Le Vent, 1982) les émeutes de mars 1991 qui renverseront le dictateur malien Moussa Traoré.. Lorsque le vieux forgeron Kansayé implore l'aide et la protection des ancêtres pour sortir son petit-fils Bâ de prison, le message qui lui parvient le renvoie à la réalité présente: « Agis suivant ta propre intuition et ta propre initiative. »1 Il se joindra aux étudiants qui refusent l'ordre établi et manifestent contre le pouvoir en place. Dans Baara déjà (Le Travail, 1978), Cissé dénonçait la collusion entre l'économique et le politique. Un ingénieur aux idées nouvelles en fera les frais, victime portée en cortège par les ouvriers dont les torses dénudés illustrent leur prise de conscience et leur détermination. Le film marque un tournant en abordant la question revendicative et syndicale en milieu urbain. Sa force est cependant de dépasser le stéréotype en ne s'arrêtant pas au message social: les échanges entre le jeune paysan devenu ouvrier et l'ingénieur libéral enrichissent le propos; les rapports entre hommes et femmes et notamment le personnage pathétique de la femme du patron, Djénéba, qui meurt de trop lui dévoiler ses failles, ouvrent la porte du sentiment et de la représentation. Dans les pays lusophones, en guerre dans les années soixante contre le colonisateur portugais, un cinéma de propagande anticolonialiste s'appuie sur les idées de révolution africaine développées par Frantz Fanon et Amilcar Cabra1.2Ils seront notamment diffusés en Europe par le canal des comités de soutien au peuple mozambicain.3 C'est cependant Sarah Maldoror, une Guadeloupéenne née en France et compagne d'un nationaliste angolais, qui réalisera 1. Jean-Marie Gibbal, Si jeunesse pouvait, si vieillesse savait..., in: Positif n° 264, février 1983, p. 82. 2. Cf. Nwachukwu Frank Ukadike, Black African Cinema, University of California Press 1994, p. 231 sq. et Manthia Diawara, African Cinema, politics and culture, Indiana University Press 1992, p. 88 sq. 3. Cf. l'article sur le cinéma mozambicain de Victor Bachy in: Cinémaction n° 26, n.d., p. 40. 31

le film le plus marquant. Tourné au Congo avec des techniciens français et des acteurs non professionnels affiliés au Mouvement populaire de Libération de l'Angola (MPLA) et au Parti africain pour l'Indépendance de la Guinée et des îles du Cap vert (PAIGC), Sambizanga (1972) décrit les atrocités de la répression portugaise et fait un portrait de la résistance angolaise. Le militant révolutionnaire Domingo est torturé à mort pour avoir refusé de dénoncer ses compagnons tandis que sa femme, qui ignore ses activités, se met à sa recherche. Sa longue marche sera la découverte d'une autre raison de vivre: combattre pour la liberté. Le film sera critiqué pour trop mettre l'accent sur l'itinéraire personnel de cette femme au détriment de la lutte de libération. Mais ici encore, c'est justement cette accentuation romanesque qui frappe les consciences. «Dans Sambizanga, dira Sarah Maldoror, j'ai surtout voulu exprimer... le temps que l'on met à marcher ».1 Ainsi, c'est lorsque, dans leur réalisme social, les films prennent le chemin du romanesque qu'une reconnaissance se dessine dans la seconde moitié des années 80, ouvrant la voie d'une audience internationale à une cinématographie jusquelà cantonnée à un public d'initiés. La critique européenne verra ainsi dans le premier long métrage d 'ldrissa Ouedraogo, Le Choix (Yam Daabo, 1986), un sujet économique et politique «traité en termes d'émotion et de sensualité ».2. Le choix est pour une famille d'un village du Sahel celui de continuer à attendre l'aide alimentaire internationale ou de plier bagages pour chercher une vie meilleure au Sud. Le ,chemin comportera mille épreuves et sacrifices mais ils redécouvriront la joie de vivre et l'amour. Un tel résumé ne révèle aucunement l'émotion que transmet le film. Elle est là, pourtant, provenant de la retenue d'une image qui ne fait que suggérer la réalité plutôt que de la montrer, non par pudeur mais par respect, comme cette mort

1. Sarah Maldoror in : Le Monde, Larouche, Le Temps que l'on met Michel Larouche, Films d'Afrique, 1991, p. 27. 2. Joël Magny, Le Sens des gestes, 1988, p. 53. 32

27 avril 1973, p. 15, cité par Michel à marcher, in: sous la direction de Guernica, Montréal, Québec Canada in : Cahiers du cinéma n0404, février

hors-champ du petit Ali, le fils de la famille, renversé par une voiture dans une rue de la grande ville.

5. Affiche de Baara(Souleymane Cissé, Mali, l 978). La critique oppose alors volontiers la tendance "politique" et "idéologique" des débuts du cinéma africain à de nouveaux films de tendance "culturelle" à vocation internationale montrant souvent une Afrique intemporelle et 33

basés sur des fables de type universel - et les consacre au Festival de Cannes.1 Alors que Finye (Le Vent) de Souleymane Cissé n'est sélectionné que par Un Certain Regard en 1983, son film Yeelen (La Lumière) obtient le Prix du Jury en 1987 tandis que Le Choix est sélectionné la même année à la Semaine de la critique. Les nouveaux films d'Idrissa Ouedraogo Yaaba et Tilaï obtiennent respectivement le Prix de la critique en 1989 et le Grand prix du jury en 1990.2 Afrique première Ainsi, si les cinémas d'Afrique noire tissent dès leurs débuts une pléiade de réponses fictionnelles sur une toile réaliste, la reconnaissance occidentale ne dépassera le public restreint des festivals spécialisés que lorsque le romanesque et une certaine sensualité permettent de transcender le réalisme sociologique. Mais fi du regard européen, les cinéastes revendiquent leur regard et, jusqu'à une période récente, s'adressent pour la plupart sans équivoque, en un clin d'oeil implicateur, à un public africain: "je te parle de toi". Un cinéma d'affirmation où le spectateur est invité à se reconnaître, à porter un regard différent sur son vécu. L'Europe passe après: «Il me faut d'abord faire accepter mes films à mon peuple, puis à tout le continent africain; ensuite seulement, je pourrai commencer à penser à l'Europe, et à réfléchir sur l'accès possible de spectateurs non africains à des films africains faits pour des Africains. » déclarait Cissé en 1986.3

1. Ousmane Sembène avait déjà été primé pour Le Mandat au Festival de Venise de 1968. Le Vent des Aurès de l'Algérien Lakhdar Ramina avait été primé à Cannes en 1967 et, les années suivantes, Concerto pour un exil (Désiré Ecaré, Côte d'Ivoire 1967) et Cabascabo (Oumarou Ganda, Niger 1969) y avaient été présentés. Lakhdar Ramina recevra la palme d'or en 1975 pour Chronique des années de braise. 2. Le cinéma d'Afrique noire était auparavant pratiquement absent des écrans de Cannes: Un certain regard avait sélectionné Fad'jal (Safi Faye) en 1979 et un court métrage également sénégalais, Le Certificat d'indigence (Moussa Yoro Bathily) en 1983. 3. Cité par Antoine de Baecque et Stéphane Braunschweig, Pionnier en son pays, in :journal des Cahiers du cinéma n° 381, mars 1986, p. VI. 34

L'engagement est permanent: contribuer à modifier l'ordre social. Pour cela, il faut porter un regard nouveau sur la réalité africaine. Il faut que le public s'y reconnaisse, s'implique, se pose les questions voulues par le cinéaste qui n'hésite souvent pas à tirer lui-même la morale du film, comme Sembène Ousmane à la fin du Mandat (1968) : «L'honnêteté est un délit ici chez nous! remarque amèrement Ibrahim. - Nous changerons tout ça ! lui répond le facteur. -Qui? - Toi!

- Moi? - Nous changerons tout ça, toi, tes femmes, tes enfants, moi! » Ainsi, jusque dans les années 80, en dehors de rares exceptionsj «l'ambivalence et l'ambiguïté sont tenues à distance ». Faut-il y voir l'influence d'une formation ou d'un courant? Sarah Maldoror et Ousmane Sembène, n'ontils pas, comme Souleymane Cissé, appris le cinéma à l'école de Moscou sous la direction de Guerassimov et Donskoï? Un grand nombre de cinéastes sont cependant passés par les écoles parisiennes. Ils ont pu, certes, y être marqués par un certain réalisme à la française qui privilégiait les plans moyens et une pratique de la profondeur de champ et du plan-séquence contribuant à un certain naturel de la narration. Le cinéaste nigérien Inoussa Ousseini insistait sur l'influence du néoréalisme italien.2 Il est vrai qu'on retrouve dans de nombreux films une esthétique proche des films d'actualité (images documentaires, refus des effets, simplicité du montage), des acteurs non professionnels, des tournages en décors naturels, une certaine improvisation... Tant et si bien que, formés aux films d'action américains, les Africains ont souvent l'impression que leurs cinéastes «ne savent pas encore faire des films» !3 1. André Gardies, Cinéma d'Afrique noire francophone, l'espace miroir, L'Harmattan 1989, p. 164. Les exceptions citées par Gardies sont: Touki-Bouki (Djibril Diop Mambety, Sénégal, 1975), Fad'jal (Safi Faye, Sénégal, 1979) et Nelisita (Ruy Duarte de Carvalho, Angola, 1983). 2. Cinémaction n° 3, p. 103. 3. Pierre Haffner, L'Esthétique des films, in: Cinémaction n° 26, n.d., p. 61. 35

Les cinéastes d'Afrique noire n'ont ainsi pas développé une forme esthétique aussi marquée que, par exemple, au tournant des années 60, le cinema novo brésilien dont le choix métaphorique s'opposait totalement au cinéma occidental. Pourtant, leur réalisme est une réponse à la déculturation coloniale, un regard nouveau, une réappropriation de la réalité et de l'espace africains, un piedde-nez à des films comme La France est un empire (1939) qui mythifiaient les liens étroits entre la France et ses colonies ("la France est notre mère", indique une banderole portée par un rassemblement "indigène" dans le film). Et pourtant, paradoxe de départ, le premier film africain s'appelle Afrique sur Seine (1955)! Paulin Soumanou Vieyra, le premier Noir africain à avoir fait l'IDHEC, et ses amis du Groupe africain du cinéma n'avaient pas obtenu l'autorisation de tourner en Afrique. En vertu du décret Laval, ministre des Colonies, de 1934, personne ne pouvait filmer sans montrer patte blanche: on vérifiait le scénario et les personnes impliquées. Il fut peu appliqué sinon pour interdire Afrique 50 (Robert Vautier, 1950) pour sa dénonciation des exactions coloniales et cet admirable jeu de lumières en noir et blanc qu'est Les Statues meurent aussi (Chris Marker et Alain Resnais, 1955) dont le crime était de montrer comment le négoce colonial tuait l'art nègre. Mais le décret constitua au moins une pression qui a pu repousser la naissance du film africain.l Réalisé sous le patronage du Comité du film ethnographique, Afrique sur Seine montre «quelques aspects de la vie des Africains à Paris ».2 Quelques films tournés dans les années suivantes furent également inspirés, écrira Victor Bachy, «par cette lointaine Europe qu'ils avaient gagnée en citoyens indépendants et qui les fascinait tout en les décevant »,3 notamment Concerto

1. Manthia Diawara, African Cinema, politics and culture, Indiana University Press 1992, p. 22 sq 2. Paulin Sownanou Vieyra, Le Cinéma africain des origines à 1973, Présence africaine 1975, p. 156. Le film pèche, selon Vieyra, « aussi bien sans sa conception que dans sa réalisation» par le fait qu'il provient d'un travail d'équipe où personne n'a pu imposer un style. 3. Victor Bachy, Pour une histoire du cinéma africain, DCIC Bruxelles 1987, p. 19. 36

pour un exil et A nous deux, France (Désiré Ecaré, 1968 et 1970), ainsi que Paris, c'est joli (Inoussa Ousseini, 1974). Suivant l'exemple français, le législateur belge avait également, en 1936, interdit le cinéma sans autorisation au Congo-Ruanda-Urundi. Il ne se fera que des films éducatifs à destination de ceux que l'on appelait à l'époque "non évolués" ou "indigènes". Mais alors que les films réalisés sous l'obédience du ministère belge de l'Information sont naïfs et paternalistes, ceux que font sur place les missionnaires du Centre congolais d'Action catholique par le Cinéma parlent «un langage simple, direct, reçu, compris, apprécié, redemandé.» 1 Ne nous méprenons pas: leur vocation reste clairement colonisatrice.2 Le régime Mobutu, qui héritera du cinéma colonial en structures et matériels, les transmettra à la télévision nationale La Voix du Zaïre sans chercher à développer un cinéma congolais. Afrique anglophone: rêve hollywoodien

cinéma

éducatif

et

Encouragés par le succès du Bantu Educational Cinema Experiment lancé en 1935 qui réalisa en deux ans, avec l'aide des Africains eux-mêmes, trente-cinq films commentés dans les langues locales, les Britanniques créèrent en 1939 le Colonial Film Unit, présent dans chaque pays. Selon Jean Rouch, le but premier était, par des films de propagande, d'impliquer les Africains dans la Seconde guerre mondiale. Mais, sitôt la guerre passée, ces infrastructures réalisèrent et diffusèrent une multitude de films éducatifs colportés par des camions de projection atteignant chaque année un public estimé à 16 millions de spectateurs!

1. Ibid, p. 12. Ce qui laisse Jean Rouch admiratif, qui écrit dans le catalogue des Films ethnographiques sur l'Afrique noire, Unesco 1967 : « Je ne sais quelle aurait été l'évolution du cinéma missionnaire s'il avait pu continuer son action. » 2. Pierre Haffner, Stratégies du ciné-mobile - une note pour une histoire parallèle du cinéma et de l'Afrique noire, in : Fédération Panafricaine des Cinéastes FEPACI, L'Afrique et le centenaire du cinéma, Présence Africaine, 1995, p. 88. 37

Le pli était pris: «Après les indépendances, écrit Pierre Haffuer, les pays anglophones vont continuer à produire un audiovisuel d'éducation de base bien avant le cinéma de fiction, et vont se doter de la télévision avant la plupart des Etats francophones, comme si le petit écran était le successeur naturel de l'écran mobile... »1 Animés du pragmatisme de leurs anciens colons, de nombreux pays négligeront pourtant la vitalité de cette école du documentaire et laisseront dépérir le potentiel des Africains ainsi formés à la technique et à la réalisation: donnant la priorité aux problèmes concrets du développement, ils fermeront les Film Unit. C'est en Afrique australe, et notamment dans un pays lusophone comme le Mozambique, que la tradition du documentaire survivra le mieux: les pays tardivement indépendants avaient besoin de films de propagande et d'information, mettant en place des structures adaptées. Au Ghana cependant, le régime Nkrumah nationalise la distribution et la production, et la développe en s'équipant de laboratoires performants pour le 16 et le 35 mm. Lorsque Nkrumah est renversé en 1966, les documentaires, newsreels et films de propagande produits depuis 1957 sont saisis: on leur reproche d'encourager le culte de la personnalité de Nkrumah. Sam Aryetey,2 chargé de la Ghana Film Corporation, veut alors développer des coproductions avec l'Europe, engageant des réalisateurs étrangers, mais se heurte à de cuisants échecs fmanciers.3 Le premier à rencontrer un succès international sera Kwaw Ansah, avec une satire de la classe dirigeante à travers l'histoire d'amour de deux jeunes issus de classes sociales différentes, Love Brewed in the African Pot (L'Amour mijoté dans la marmite africaine, 1981), qui utilise équipements et techniciens ghanéens.

1. Ibid, p. 87. 2. Réalisateur du premier long-métrage ghanéen: No Tears for Ananse, 1968, basé sur un conte traditionnel, mais d'une facture proche du théâtre filmé. 3. Contact (1976), réalisé par l'italien Giorgio Bontempi et The Visitor (1983) par Mike Fleetwood. 38

6. Affiche de Love Brewed in the african Pot (L'Amour mijoté dans la marmite africaine, KwawAnsah, Ghana 1981). Le Nigeria s'engage également dans la voie hollywoodienne avec Francis Oladele qui produit des films adaptés de dramaturges nigérians rnais également réalisés par des étrangers: Kongi's Harvest {Ossie Davis, un Noir 39

américain, 1971, d'après la pièce de Wole Soyinka qui y interprète un rôle) et Bullfrog in the Sun (Hans Jürgen Pohland, un Allemand de l'Ouest, d'après deux nouvelles de Chinua Achebe). L'Office nigérian du cinéma, mis en place en 1979, se donnait pour but de réaliser sur les collines de Shere près de Jos, sur 300 hectares, un véritable Hollywood africain. Ce ne fut qu'un éléphant blanc, cette structure «n'ayant pas pour vocation de créer une industrie du cinéma, mais de "faire du commerce" ».1 Les réussites resteront donc concentrées sur le marché nigérian ( 100 millions d'habitants) : c'est en s'appuyant sur la tradition du théâtre yoruba qu'Ola Balogun a pu réaliser des films populaires à message. Effectivement, le théâtre yoruba ambulant possède «une tradition longue de près de quarante ans, un public fidèle, des recettes infaillibles pour plaire. »2 Avec AjaniOgun (1976), l'histoire d'un jeune chasseur qui s'attaque à un politicien vicieux et corrompu, Balogun réussit un coup de maître: un immense succès populaire pour un film qui dénonce la corruption. les anges gardiens français En Afrique francophone, point de rêve hollywoodien. Fort de sa tradition coloniale assimilationniste, le gouvernement français soutient après les indépendances l'émergence d'un cinéma africain francophone comme lien économique et culturel avec ses anciennes colonies. N'ayant pas développé comme les Britanniques d'unités cinématographiques locales, l'aide sera centralisée à Paris. En 1961, le Consortium audiovisuel international (C.A.I.) qui regroupe Les Actualités françaises, Eclair-Journal, GaumontActualités et Pathé-Actualités est créé pour permettre la réalisation de newsreels et de documentaires destinés à remplacer les actualités françaises dans les salles africaines. En 1963, l'ancien directeur de l'IDHEC Jean-René Debrix est nommé au Bureau du cinéma du ministère de la Coopération. Il réussit à convaincre ses supérieurs que le cinéma peut être le meilleur moyen pour aider les Africains à 1. Entretien avec Françoise Balogun, 1995. 2. Françoise Balogun, Le Cinéma au Nigeria, OCIC/L 'Harmattan 1984, p. 23. 40

regagner leur identité culturelle. Jean Rouch avait dès les années cinquante préparé le terrain: deux de ses acteursassistants, les Nigériens Oumarou Ganda et Mustapha Alassane, se lanceront avec succès dans le cinéma. Pour soutenir l'émergence de ces cinémas multiples, le ministère de la Coopération devient ce qu'il est encore aujourd'hui: le principal producteur du cinéma africain. Pour Debrix, le cinéma africain pouvait sauver le cinéma en restaurant «la sorcellerie, la magie, la poésie» que l'Ouest avait perdues: «Tout cinéaste africain qui pensait, comme le disait Louis Malle, "avoir un film dans le ventre" pouvait trouver les moyens de le faire en liberté au Bureau du cinéma ».1 Lucien Patry, un ancien de l'IDHEC qui fut l'âme de la cellule technique du Bureau du cinéma de 1962 à 1987, raconte: «La rue de la Boétie était le point de rencontre de tous les cinéastes venant en France. Nous avons été leur ange gardien technique. Tourner en Afrique en l'absence de laboratoire signifie qu'on ne peut visionner les rushs. Nous développions au fur et à mesure ceux que nous envoyait Cissé lorsqu'il tournait Baara. Il téléphonait du Centre culturel français tous les deux jours pour me demander ce qu'ils valaient. Je pouvais lui indiquer un voile ou une poussière dans telle bobine, tel plan... Je suis souvent parti en catastrophe en Afrique car un opérateur ne supportait pas le climat ou bien avec une nouvelle caméra... »2 Les Centres culturels français servirent ainsi de relais logistiques à de nombreux films africains. Certains surent accueillir les premiers cinéastes: «Je me rendis au Centre culturel français de Dakar avec mon script, raconte Djibril Diop Mambety. Le directeur, Michel Letellier, me confia une caméra et nous avons commencé le tournage

- et cela

malgré

le fait que c'était la première fois qu'il étaient confrontés à quelqu'un qui était convaincu d'être déjà un cinéaste et demandait une aide technique! Voilà comment j'ai pu faire 1. Jean-René Debrix, Dix ans de coopération franco-africaine ont permis la naissance du jeune cinéma d'Afrique noire, in : Sentiers 1 (1970), cité par Manthia Diawara, African Cinema, politics and culture, Indiana University Press 1992, p. 26. Voir également l'entretien avec Jean-René Debrix publié p. 153-158 de Guy Hennebelle et Catherine Ruelle, Cinéastes d'Afrique noire, Cinémaction n° 3, 1978. 2. Entretien avec Lucien Patry, Paris 1995. 41

la première version de Badou Boy. J'avais 21 ans. Je le refis en couleurs quatre ans après (1970). »1 Les centres culturels seront également souvent les seuls lieux où le public pourra voir ces films. Mais leur contribution touche aussi l'éducation au cinéma, voire sa découverte. On imagine par exemple l'émotion des Touaregs de l'Aïr nigérien rassemblés pour un soir dans la nuit saharienne qui regardent évoluer grâce à la magie du cinéma les êtres sous-marins du Monde du Silence de Jacques-Yves Cousteau et Louis Malle (1956)...2 Des cinéastes

révolutionnaires?

En 1979, peu après la mort de Debrix,3 la France gèle son aide pour quelque temps. Pour Manthia Diawara, la cause est politique: les cinéastes devenaient la bête noire de certains gouvernements africains qui firent pression sur la France, lui reprochant de fabriquer des révolutionnaires. Une intervention difficile à vérifier. La monteuse Andrée Davanture rapporte que pour Le Prix de la liberté (JeanPierre Dikongué Pipa, 1978), une lettre de l'Ambassadeur du Cameroun avait demandé de ne pas aider le film: «Nous n'avions ainsi pu entreprendre le montage alors que nous y étions engagés. Ce n'est qu'après un échange entre les _

ambassades que nous avons pu reprendre le travail.» De \

même, le gouvernement malien a.. reproché au ministère français de la Coopération d'avoir participé à Den Muso (Souleymane Cissé, 1975), un film dénonçant la condition de la femme africaine, et « des Maliens sont venus à Paris pour récupérer les éléments, ce qui nous a empêchés de continuer à travailler dessus. »4 L'intervention reste extérieure. Andrée Davanture insiste sur le fait que jamais le ministère de la Coopération n'a cherché à remettre en question le contenu d'un film: «Une 1. Entretien de June Givanni avec Djibril Diop Mambety, African conversations, Britsh Film Institute/Screen Griots, 1995. 2. Entretien avec Michel Janin, directeur du Centre culturel français, Abidjan 1995. 3. Décédé d'une crise cardiaque. Safi Faye lui dédiera Fad'jal sorti la même année. 4. Entretien avec Andrée Davanture, Paris 1995. 42

seule fois, on nous a demandé d'enlever un drapeau français dans La Chapelle.l Nous avons rigolé et nous l'avons laissé! » Il est vrai que la plupart des cinéastes qui se regroupèrent en 1969 à Alger pour créer la Fédération panafricaine des cinéastes (FEPACI) étaient des « gauchistes et des idéalistes, des panafricanistes dont la mission prophétique était d'utiliser le film comme outil de libération des pays colonisés et comme un pas vers l'unité complète de l'Afrique. »2 Il s'agissait de créer une nouvelle esthétique: des semi-documentaires dénonçant le colonialisme là où il existait encore et des fictions pour combattre l'aliénation économique et culturelle des pays indépendants vis-à-vis des pays occidentaux. «Une première époque de militantisme exalté et de dynamisme multiforme, profondément empreinte de -la personnalité hors pair du premier secrétaire général de la FEPACI, le cinéaste séné:Falais Ababacar Samb Makharam », écrit Tahar Cheriaa. En 1975, la FEPACI se retrouve à Alger et refuse toute forme de cinéma commercial: il convenait de s'unir aux cinéastes progressistes des autres pays pour lutter contre le néocolonialisme et l'impérialisme. Pas de nouvelle rencontre avant 1982, à Niamey: les cinéastes y rédigent un manifeste qui appelle cette fois davantage à la construction d'une industrie cinématographique qu'à la lutte anti-impérialiste. La notion "d'opérateur économique" apparaît, qui désigne les hommes d'affaires dont les investissements sont nécessaires au développement du film africain. Au Festival panafricain de Ouagadougou de 1981, un groupe de jeunes cinéastes fait sécession, le "Collectif l'Oeil vert", qui cherche à restaurer le dynamisme perdu et solutionner rapidement l'épineuse question de la production dans le sens d'une organisation interafricaine. Un mouvement sans lendemain qui aura cependant le mérite d'axer le débat sur la contradiction encore actuelle du cinéma 1. lean-Michel Tchissoukou, Congo 1979. 2. Manthia Diawara, African Cinema, politics and culture, Indiana University Press 1992, p. 39. 3. Tahar Cheriaa, La FEPACI et nous, in: Fédération Panafricaine des Cinéastes FEPACI, L'Afrique et le centenaire du cinéma, Présence Africaine, 1995, p. 253. 43

africain: sa dépendance de l'Occident pour ses moyens de production. Manthia Diawara, s'il fait l'éloge des acquis de l'histoire de la FEPACI, insiste sur le manque de techniciens africains formés, dont le nombre augmente proportionnellement moins vite que celui des réalisateurs, ce qui oblige à faire appel à des techniciens occidentaux. Diawara s'étonne en outre qu'un Ousmane Sembène ne se soit pas débarrassé de sa caméra 35 mm au profit d'une 16 mm qui aurait considérablement réduit les coûts. « L'important est le contenu du film, confirme la monteuse Andrée Davanture. Finye a été tourné en 16 puis gonflé en 35: qui s'en est rendu compte? »1 Tourner avec des amateurs augmente le nombre de prises: souvent proposé par des chefs opérateurs qui craignent la perte de profondeur de champ du gonflage du 16 en 35 et la visibilité des points, le 35 mm est trop cher pour permettre cette liberté. Aujourd'hui l~s choses changent: la vidéo - notamment la Beta SP 16/gemenumérique qui restaure le format cinéma avec une excellente qualité pour un coût de pellicule nettement

inférieur

au 35 mm

-

ouvre

des possibilités

insoupçonnées et a le bon goût d'être moins sensible à la poussière et à la chaleur. Elle a en outre l'énorme avantage d'un visionnage immédiat des rushes sans les abîmer.2 Longte!TIps cependant, l'utilisation du 35 mm fut l'apanage d'une élite, l'image que tient à donner un cinéaste digne de ce nom... C'est ce type de contradictions que rencontrèrent Jean Rouch et Jean-Luc Godard au Mozambique. Sous l'impulsion de Ruy Guerra, un des maîtres du cinema novo brésilien, qui dirigeait l'Institut national du film, le gouvernement de Samora Machel les avaient invités pour des actions spécifiques: Rouch animait en 1978 un atelier de super 8 à l'Université de Maputo et Godard avait un contrat de deux ans pour étudier les besoins en vidéo de la nouvelle télévision nationale. Rouch, qui s'opposait aux lourds équipements hollywoodiens utilisait le super 8 comme un stylo pour écrire une" carte postale". Ses stagiaires tournaient le matin et pouvaient montrer le résultat le soir aux gens 1. Entretien avec Andrée Davanture, Paris 1995. 2. Entretien de Jean-Pierre Garcia et Mathieu Krim avec Sarah Taouss Maton, in : Le Film Africain n° 22, novembre 1995, p. 17. 44

qu'ils avaient filmés. Le problème était de sauvegarder les images, les originaux s'abîmant rapidement à la projection. Son groupe finit ainsi par rejoindre le groupe vidéo de Godard. L'un comme l'autre critiquèrent l'Institut du cinéma qui privilégiait des équipements lourds, comme le 16 et le 35 mm : un cinéma de l'indépendance devrait être fait avec des moyens simples pour être à la portée de tous et pouvoir suivre les avancées technologiques. De tels films pouvaient être utilisés par la télévision naissante. Guerra n'apprécia pas ces critiques et reprocha en outre au "cinéma vérité" de Rouch de réduire la mise en scène. Selon Manthia Diawara, en apprenant à chacun comment faire un film, Rouch et Godard «cassaient le monopole qu'avaient les cinéastes africains de cette forme de savoir ».1 Rouch fut prié de quitter le pays tandis que Godard et Anne-Marie Mieville écourtèrent leur séjour. Non loin de là, en Afrique du Sud, soutenus par le ministère français des Affaires étrangères, deux ateliers de l'association Varan explorent à partir de 1984 le cinéma direct façon Jean Rouch et produisent des chroniques de la vie quotidienne.2 Les contraintes du direct et la volonté de ne pas se compromettre limite selon certains participants noirs la dimension critique de ces films réalistes. L'engagement politique sera ainsi la perspective clairement choisie par les collectifs vidéo qui, dès les années 80, innovent dans la lutte pour ce que Keyan Tomaselli appelle une «culture de résistance ».3 Des étudiants et des enseignants blancs ainsi que des professionnels du cinéma tournent avec des militants des Eglises et des syndicats que ceux-ci diffuseront dans leurs propres réseaux. Aujourd'hui encore, des collectifs regroupant Noirs et Blancs appréhendent les changements de la société sudafricaine et tournent de poignants témoignages. Des cinéastes formés dans les ateliers Varan, Julie Henderson, Thulani 1. Manthia Diawara, African Cinema, politics and culture, Indiana University Press 1992, p. 102. 2. John van Zyl, Une expérience: le Centre du Cinéma Direct, in: : Le Cinéma sud-africain est-il tombé sur la tête? Cinémaction n039, 1986, p. 84. 3. Keyan Tomaselli, Le Cinéma et la vidéo d'opposition, in : Le Cinéma sud-africain est-il tombé sur la tête? Cinémaction n039, 1986, p. 79. 45

Mokoena et Donne Rundle, filment aussi bien dans une école que dans un atelier de couture, dans une grande exploitation tenue par des Blancs extrémistes qu'aux côtés d'un jeune de l'ANC, la préparation des élections du 27 avril 1994 qui porteront Nelson Mandela au pouvoir: My Vote is my Secret est un clin d' œil complice car chacun sait ce que votera la femme qui donne cette réponse... La stratégie politique des débuts des cinémas d'Afrique noire marque encore profondément nombre de films réalisés aujourd'hui. Cependant, une réponse moderne se cherche et s'ébauche face à l'envahissement mondial des écrans par l'industrie hollywoodienne et la logique scénarique qu'elle sait imposer. Cette réponse n'est pas proprement africaine. Sans doute est-ce pourquoi, délaissant l'exemple de ceux qui s'enracinent encore en Afrique pour résister par un cinéma militant aux «navets qui n'apportent que les valeurs négatives des autres civilisations », 1 bon nombre de jeunes réalisateurs refusent l' étiquette de "cinéaste africain" qui semble les enfermer dans les choix de leurs aînés. Ils refusent d'être considérés, pour reprendre l'expression du Guinéen David Achkar, comme les «porte-parole obligés et les ethnologues de leur propre culture» dont la fonction sera d'expliquer aux Occidentaux comment ça se passe en Afrique.2 De la même façon que Sony Labou Tansi écrivait: «A ceux qui cherchent un auteur engagé, je propose un homme engageant »,3 ils s'affirment créateurs indépendants essayant de faire leur trou dans le système: le cinéaste est un créateur et le cinéma est un art. Cependant, cette réponse ne saurait masquer chez les cinéastes d'Afrique noire, comme chez ceux du reste du monde, une profonde spécificité culturelle. Elle s'ancre autant dans la culture familiale et sociale que dans I'histoire récente du continent et les évolutions de l'imaginaire africain. Loin d'être un "cinéma de ghetto", leurs films manifestent leur originalité, celle de leur richesse culturelle 1. Entretien d'Emmanuel Sarna avec Cheikh Oumar Sissoko, in: Sidwayan° 2012 du 5 mai 1992, quotidien burkinabè, Ouagadougou. 2. Entretien avec David Achkar, Paris 1995. 3. Avertissement de La Vie et demie, Seuil 1979. 46

dans un contexte d'occidentalisation du monde. C'est face à la standardisation des scénarios que le cinéaste doit affirmer un statut d'artiste pour exister en tant que penseur créateur. C'est à cause de la domination de l'industrie américaine qu'il veut se libérer des contraintes économiques et appelle de ses voeux une intervention de l'Etat. C'est en tant qu'Africain au carrefour de deux cultures qu'il aborde les problématiques modernes et son altérité.

2. Décoloniser

la pensée

« Yallah fasse que si cet enfant n'est pas de naissance noble, il le devienne et le soit par sa conduite. D'eux naîtra le nouveau. » in : Niaye (Ousmane Sembène, Sénégal, 1965) Refléter la réalité consista d'abord à dénoncer la corruption et le mimétisme des élites. Il s'agissait de faire revivre l'héritage culturel africain, les films se faisant l'écho d'une éthique puisant dans l'authenticité. Pourtant, une critique des travers de la tradition s'imposait, tendant vers un nouvel imaginaire où le collectif conserve sa force détermi nante sans pour autant s'opposer à l'individualisation. Les cinémas d'Afrique noire se détachent ainsi de leur légitimation idéologique de départ (refléter la réalité pour se la réapproprier) pour finalement affirmer la primauté de la culture dans le changement social.

Afrique trahie «Je vivais dans un milieu de révolutionnaires. A l'époque, l'Afrique n'était pas indépendante et nous vivions dans un monde utopique. Si on nous avait dit que l'Afrique allait être ce qu'elle est aujourd'hui, nous n'y aurions jamais cru. Elle est plus que mal partie! Nous étions tous convaincus que l'Afrique s'en sortirait. Quand le Général de Gaulle a dit: «Si vous voulez l'indépendance, prenez-la », un seul pays a osé. Il y avait déjà quelque chose

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d'inquiétant... »1 Effectivement, comme l'indique Sarah Maldoror, pour beaucoup de cinéastes africains, le cinéma était un outil de la révolution, une éducation politique pour transformer les consciences. Il s'inscrivait dans l'émergence d'un cinéma du Tiers monde cherchant à décoloniser la pensée pour favoriser des changements radicaux dans la société. Il s'agissait dès lors d'élaborer un nouveau langage cinématographique tendant à « développer l'éthique culturelle d'un peuple »2 : étudier les dimensions psychologiques de l'oppression et du sous-développement et l'exprimer en termes culturels dans le cinéma pour faire avancer la lutte de libération dans l'Afrique contemporaine. Dans un contexte d'impotence politique, l'indépendance n'ayant été ni économique ni culturelle, un tel cinéma ne pouvait exister que grâce à la détermination de quelques individus à forte personnalité n'hésitant pas à s'attaquer aux pouvoirs en place. La cOITUptionest largement dénoncée. Dans Nuages noirs (Djingarey Maïga, Niger 1980), le directeur des Douanes de Niamey, Bonzei, ancien pol~ticien ayant obtenu ce poste grâce au parti, n'hésite pas à corrompre commissaire, juge et sage-femme. Il accuse Boubacar, un jeune cadre compétent qui risque de le remplacer, d'avoir violé sa fille de 14 ans. Poussée par son père au mensonge et risquant d'être condamnée, elle se suicide. Boubacar, en une scène dramatique, va voir Bonzei et lui lance en pleine face: « Vous êtes responsables, vous et votre parti!» Le procès mené par un nouveau juge d'instruction de la génération de Boubacar, sérieux et intègre, fera éclater son,innocence.

1. Jadot Sezirahiga, Entretien avec Sarah Maldoror, in : Ecrans d'Afrique n° 12, 2ème trimestre 1995, p. 8. 2. Nwachukwu Frank Ukadike, Black African Cinema, University of California Press, Berkeley 1994, p. 5. 48

7. Affiche de Nuages noirs (Djingarey Maïga, Niger 1980).

Afrique vierge Pour favoriser l'émergence de nouvelles nations et non la copie conforme des anciens Etats coloniaux, il fallait faire 49

revivre l'héritage culturel africain. Les nouveaux chefs d'Etat sont dénoncés pour ne pas avoir réalisé les promesses formulées lors des Indépendances: mettre en pratique les valeurs de la société précoloniale pour bâtir une nouvelle Afrique. C'est par les images de ce qui les attend, les contestations contemporaines qui déstabilisent les Etats fantoches, du mai 68 français aux émeutes de Salisbury (l'actuelle Harare), que le Nigérien Oumarou Ganda débute l'Exilé (1980). Un ex-ambassadeur africain à qui ses amis demandent pourquoi il a dû s'exiler leur raconte une histoire traditionnelle sur la parole donnée et non tenue: « Il y a très très longtemps, c'était l'Afrique vierge. Elle vivait avec ellemême, sans influence extérieure. Elle vénérait des dieux vivants. La parole était sacrée.» Un roi règne en maître absolu. Au cours d'une promenade, il surprend la conversation de deux jeunes gens: ils seraient prêts à se faire décapiter s'ils pouvaient seulement vivre une nuit avec l'une des filles du roi. Illes prend au mot et leur donne ses filles en mariage. Un an après, il leur rappelle la parole donnée. L'un des frères accepte et se laisse trancher la tête, l'autre s'enfuit avec sa femme. Un long périple commence qui le conduira à devenir à son tour roi d'un domaine lointain. Son peuple étant menacé par une terrible famine, il se sacrifiera pour lui épargner ce malheur. En de lents panoramiques embrassant sensuellement la brousse et les cases des villages, par une économie de dialogues soutenant 1'humanité des personnages, à la faveur d'un conte traditionnel introduit par des images modernes, Oumarou Ganda, l'ancien docker du port d'Abidjan et acteur-assistant de Moi, un Noir, illustre cette indépendance que les Africains ont vécue comme rêve et comme cauchemar: les élites au pouvoir n'ont pas respecté la parole donnée et masquent sous un discours d'authenticité africaine leur filiation mentale aux schèmes de la colonisation. Cependant, en Afrique comme à Paris, la révolte gronde... La nécessité d'une indépendance vécue comme un retour à des valeurs traditionnelles marquera profondément les deux premières décennies de toute la création africaine, à commencer par son cinéma. «Le sceau de l'authenticité est, pense-t-on, la référence à la tradition africaine, écrit Fabien Eboussi-Boulaga. Sa caution est nécessaire à tout projet culturel d'avenir. Tout penseur Muntu doit l'alléguer, lui 50

payer le tribut d'un hommage à tout le moins verbal, occasionnel, sous peine d'être suspect de trahison et d'irrémédiable aliénation ».1 Le Muntu - qui désigne l'être humain dans toutes les langues de la famille bantoue - a été culturellement détruit par la colonisation: décoloniser, ce sera souvent s'inspirer de « l'âge d'or» supposé qu'était l'ère précoloniale. Ne pas s'y référer serait trahir sa culture. Décoloniser la pensée, c'est déjà changer de vocabulaire. Ousmane Sembène corrigera dans les nouvelles éditions de ses romans les expressions qui lui paraissent trop européennes: dans Xala, fondre «comme neige au soleil» sera remplacé par «comme karité au soleil» et un sourire « aigre-doux» deviendra «patate-piment» tandis que dans les Bouts de bois de Dieu, un air «mi-figue, mi-raisin» se transforme en «mi-mangue, mi-goyave»!2 De même, l'utilisation du proverbe procure souvent aux films une aura d'authenticité, sans pour autant tomber dans l'ethnocentrisme: le même Sembène fera dire au griot de Niaye (Sénégal, 1965) que « le sang de la vérité est toujours noble, peu importe sa source ». Pointer le

doigt

Il est frappant de constater à quel point le changement politique auquel aspirent les films est d'ordre éthique. Le commentaire de Niaye interroge: « S'il est vrai que nous ne sommes que de sombres acteurs, que tout a été décidé, écrit avant notre naissance,' pourquoi la morale? Le bien et le mal? Le beau et le laid? Chacun se revêt d'un attribut pour mieux gruger son prochain. Notr~ pays se meurt dans les mensonges et la fausse morale. »"Qui définit le bien et- le mal? Le retour aux sources culturelles ramèrie à une société tribale où le hasard n'existe pas, à une langue où auc"unmot ne désigne l'absence de cause. En l'absence d'absurde, le malheur et la douleur ont toujours une explication que celui qui tient le rôle de sorcier, c'est-à-dire d'expert de la nuit et de l'invisible, de détenteur du savoir, aura pour charge de 1. Fabien Eboussi-Boulaga, La Crise du Muntu, Présence Africaine 1977, p. 143. 2. Jacques Chevrier, Sembène Ousmane, écrivain, in: Sembène Ousmane, Cinémaction n° 34, 1985, p.15. 51

trouver. Il nomme la cause du malheur, en général un autre protagoniste: «personne n'est à l'abri de se voir désigné et accusé de jouer ce rôle de tiers-absent: en clair, chacun est une incarnation potentielle du mal ».1 En sorcier culturel, le cinéaste moraliste pointe le doigt sur ceux qui accaparent le pouvoir, mais aussi sur ses contemporains qui acceptent d'être aliénés par des élites qu'ils n'ont pas choisies. Au terme d'un film où se sont succédé corruption, inceste, suicide, parricide et finalement confiscation du pouvoir devant un conseil des anciens qui n'est plus qu'une assemblée de fantoches prêts à couvrir tous les crimes pour conserver leurs privilèges, le griot de Niaye décide de quitter le village: «Je ne peux pas vivre dans un pays où on ne respecte pas la dignité. Il n'est pas nécessaire d'être griot pour véhiculer la vérité. Je m'exile mais eux, ils s'exilent en eux! Que sont devenus les hommes d'hier dont mon père chantait les louanges? Notre manque de discernement de la vérité ne provient pas de nos esprits, plutôt du trop grand honneur que nous accordons à la naissance, à la fortune! » L'indépendance appelle un retour aux valeurs ancestrales mais aussi leur critique. «Notre communauté craque! » Avant de revenir sur sa décision et de reprendre le chemin du village pour y voir finalement les anciens chasser le nouveau chef, le griot de Niaye annonce bien qu'il s'agit de construire du neuf en faisant évoluer la tradition tout en la respectant: «Le nouveau ne naît que de l'ancien qui se décompose.» Le nouveau ne remplace pas l'ancien, il en est issu. Ils se juxtaposent, s'assemblent, se composent. Rien à voir avec le couplet de l'Internationale (