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French Pages 94 [95] Year 2012
Le salut par la traversée de l’eau
Bibliothèque Kubaba (sélection) http://kubaba.univ-paris1.fr/
COLLECTION KUBABA 1. Série Antiquité Dominique BRIQUEL, Le Forum brûle. Bernard SERGENT, L’Atlantide et la mythologie grecque. Claude STERKX, Les mutilations des ennemis chez les Celtes préchrétiens. ——, Mythes et Dieux Celtes Éric PIRART, L’Aphrodite iranienne. ——, L’éloge mazdéen de l’ivresse. ——, L’Aphrodite iranienne. ——, Guerriers d’Iran. ——, Georges Dumézil face aux démons iraniens. ——, La naissance d’Indra ——, Kutsa Jacques FREU, Histoire politique d’Ugarit. ——, Histoire du Mitanni. ——, Suppiliuliuma et la veuve du pharaon. Michel MAZOYER, Télipinu, le dieu du marécage. —— La vie cultuelle de Télipinu. Les Hittites et leur histoire en cinq volumes : Vol. 1 : Jacques FREU et Michel MAZOYER, en collaboration avec Isabelle KLOCK-FONTANILLE, Des origines à la fin de l’Ancien Royaume Hittite. Vol. 2 : Jacques FREU et Michel MAZOYER, Les débuts du Nouvel Empire Hittite. Vol. 3 : Jacques FREU et Michel MAZOYER, L’apogée du Nouvel Empire Hittite. Vol. 4 : Jacques FREU et Michel MAZOYER, Le déclin et la chute du nouvel empire VOL. 5 : Jacques FREU et Michel MAZOYER, Les royaumes néo-hittites à l’âge de fer.
Collection KUBABA Série Antiquité
Jean-Paul Brachet
LE SALUT PAR LA TRAVERSÉE DE L’EAU Étude sur la tradition latine et indo-européenne
ASSOCIATION KUBABA, Université de Paris I, Panthéon – Sorbonne, 12 place du Panthéon 75231 Paris CEDEX 05 L’HARMATTAN, 5 -7 rue de l’Ecole Polytechnique 75005 Paris
Reproductions de la couverture : la déesse KUBABA de Vladimir Tchernychev Moment choisi de Jean-Michel Lartigaud Directeur de publication : Michel Mazoyer Directeur scientifique : Jorge Pérez Rey Comité de rédaction Trésorière : Christine Gaulme Colloques : Jesús Martínez Dorronsorro Relations publiques : Annie Tchernychev, Sylvie Garreau Directrice du Comité de lecture : Annick Touchard Comité scientifique, série Antiquité Sydney H. Aufrère, Sébastien Barbara, Marielle de Béchillon, Nathalie Bosson, Sylvain Brocquet, Pierre Bordreuil, Dominique Briquel, Gérard Capdeville, Valérie Faranton, Jacques Freu, Charles Guittard, Jean-Pierre Levet, Michel Mazoyer, Paul Mirault, Dennis Pardee, Eric Pirart, Nicolas Richer, Jean-Michel Renaud, Bernard Sergent, Claude Sterckx, Patrick Voisin, Paul Wathelet Ingénieur informatique Patrick Habersack ([email protected]) Avec la collaboration artistique de Jean-Michel Lartigaud, et de Vladimir Tchernychev Ce volume a été imprimé par © Association KUBABA, Paris © L'HARMATTAN, 2012 5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-96202-6 EAN : 9782296962026
« …Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron. » Nerval, El Desdichado RV 1, 23, 19a : apsú antár amṛ́tam apsú bheṣajám. « Dans les eaux est l’élixir d’immortalité, dans les eaux est le remède. »
INTRODUCTION
Le point de départ de cette étude se trouve dans les histoires d’Horatius Coclès, de Mucius Scaevola et de Clélie. Mettant en lumière des aspects qui semblent avoir été jusqu’à présent négligés, nous tenterons une lecture eschatologique de ces histoires. Nous utiliserons les récits de Tite-Live, 2, 10-12, Denys d’Halicarnasse, 5, 23-30, Plutarque, Vie de Publicola, 16 et 17, Polybe, 6, 55 (Coclès seul), ainsi que le Liber de uiris illustribus urbis Romae. Les récits de Tite-Live et de Denys, les plus circonstanciés, offriront le plus de matière. Les possibilités de lectures et d’interprétations de ces récits des premiers temps de Rome sont multiples. Comme l’a montré Dumézil, ces histoires renferment nombre de schèmes mythologiques hérités, intégrés à un récit qui se veut historique, et qui efface de ce fait le surnaturel, et tout ce qui sort du plan strictement humain. Ainsi, pas de monstres ni de dragons chez les Romains. Les personnages et les situations sont des synthèses de traits mythiques hérités et recombinés de manières variées. C’est pourquoi il va de soi que nos interprétations ne prétendent pas épuiser les significations de ces aventures. Ce qui fait le lien entre les trois personnages d’Horatius Coclès, de Mucius Scaevola et de Clélie, c’est qu’ils traversent le Tibre, chacun selon des modalités propres. Voilà la raison pour laquelle les trois histoires sont liées dans la tradition, et rapportées à la suite. Ces histoires intègrent par ailleurs nombre d’éléments de contes, comme nous le verrons. Pour identifier les motifs de conte, nous nous fonderons sur le répertoire de Aarne revu et complété par Thompson1. À la suite des principaux spécialistes, nous admettons que les contes, comme les mythes, dont ils sont 1 Cf. bibliographie. Les limites du classement de Aarne et Thompson
ont été mises en lumière par Eleazar Meletinsky, « L’organisation sémantique du récit mythologique et le problème de l’index sémiotique des motifs et des sujets », Le conte, pourquoi, comment ?, Éditions du CNRS, 1984, p. 21-33.
proches2, requièrent par nature une lecture eschatologique3. Dans le cas présent, la lecture eschatologique est simple : la rive tenue par les ennemis est celle des méchants, du Mal, des ténèbres, de la Mort ; la rive romaine est le côté de la Vie, du Bien, de la lumière. Les deux personnages sont donc passés d’une rive à l’autre, d’un monde à l’autre. Coclès et Clélie sont revenus du monde négatif en traversant le fleuve qui marque la séparation entre les deux mondes. Scaevola, lui, rejoint délibérément le monde négatif pour tenter d’y accomplir son exploit. En traversant, Coclès sort des difficultés ; en traversant, Scaevola va au devant des épreuves. Propp l’affirmait, le voyage, le passage dans l’autre monde est le pivot du conte. Il parlait également de « traversée », ce qui n’est pas sans rappeler l’expression « contes de traverse » par laquelle, semble-t-il, les Canadiens francophones désignent les contes merveilleux4. Au cours de notre étude, nous verrons une certaine espèce de traversée, expression d’une circulation entre les deux mondes. Ce motif qui nous occupera, s’il ressortit à la traversée, en est une variante précise, particulière, que nous suivrons dans le domaine latin et dans quelques autres branches du domaine indo-européen5. 2 Nous adoptons une définition large du mythe, telle celle de G.
Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, p. 411 : « Le terme “mythe” recouvre pour nous aussi bien le mythe proprement dit, c’est-à-dire le récit légitimant telle ou telle foi religieuse ou magique, la légende et ses intimations explicatives, le conte populaire ou le récit romanesque. » 3 « Le thème eschatologique est présent… en tant que trame mythique des contes merveilleux », N. Belmont, in « Les seuils de l’autre monde dans les contes merveilleux français », p. 76. Voir également, outre Propp, bien entendu, N. Belmont, Poétique du conte, surtout ch. 6, « La teneur mythique des contes », et aussi, pour la distinction entre conte et mythe, « Contes populaires et mythes ». 4 N. Belmont p. 61. 5 Nous n’hésiterons pas non plus à le retrouver chemin faisant dans l’Occident médiéval. À la question controversée de savoir s’il s’agit alors d’un héritage, nous ne pouvons que répondre comme l’avait fait J. Batany à propos de la théorie dumézilienne (« Des “trois fonctions”
1. La traversée de l’eau
« Le passage dans l’autre monde est en quelque sorte l’axe du conte, en même temps que son milieu », écrivait Propp en tête du chapitre VI de ses Racines historiques, justement intitulé « La traversée »6. Et il poursuivait : « toutes les formes de traversée ont une origine identique, toutes proviennent de conceptions primitives sur le voyage du mort dans l’autre monde. » Mais la signification de la traversée est différente selon le sens dans lequel elle se fait. Il y a d’une part la traversée qui mène à l’Autre monde, celui des morts. C’est par exemple la traversée du Styx. La traversée positive, celle qui donne au héros accès à l’immortalité, c’est celle qui permet de quitter la mauvaise rive pour regagner la rive du salut, quelles que soient les circonstances exactes qui entourent l’aventure — car cette traversée semble être devenue un schème mythologique, voire « idéologique », qui a pu imprégner les mentalités au point de se retrouver inséré ou orchestré comme motif dans des textes littéraires variés. En ce qui concerne nos textes, le sens de la traversée du fleuve (ou, le cas échéant, d’une étendue marine7) dans la tradition indo-européenne a été abondamment étudié par J. Haudry8. Nous nous fonderons largement sur ses conclusions dans le présent travail. J. Haudry aux “trois états” », Annales, 5, 1963, p. 933-938) : on a le choix entre héritage ou coïncidences. Lorsque le nombre de « coïncidences » s’accroît, dans une aire culturelle donnée, la probabilité que ce soient de purs hasards s’affaiblit. 6 P. 263, 1. La traversée en tant qu’élément compositionnel. Même remarque chez F. Bar, Les routes de l’autre monde, p. 1 : « Dans ce trésor confus qu’on désigne, faute de mieux, sous le nom de tradition populaire, innombrables sont les aspects du voyage dans l’au-delà. » 7 Les Indo-Européens primitifs ne connaissaient pas la mer ; ils ont dû découvrir la navigation fluviale avant la navigation maritime. 8 In La religion cosmique des Indo-Européens, en particulier la 3e partie : L’héroïsation comme « conquête de la belle saison » et la « traversée de la ténèbre hivernale ».
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a mis en évidence un schème formulaire indo-européen, la « traversée de la ténèbre hivernale », souvent réalisée dans la traversée d’un cours d’eau, qui donne accès, non pas seulement à l’héroïsation, mais à l’immortalité. À vrai dire, dans plusieurs récits légendaires appartenant à des domaines variés de l’ensemble indo-européen, il n’est pas nécessairement question de traverser la ténèbre hivernale, une traversée de l’eau pleine de difficultés apparaît comme la victoire sur les ténèbres, la mort, le mal9. Nous verrons avec Coclès et Clélie un certain type de traversée, une épreuve qui permet d’échapper à l’emprise de l’ennemi et qui donne accès à la bonne rive, c’està-dire à l’immortalité. Cette traversée doit être un exploit, et le héros doit risquer sa vie à chaque instant : de même que Coclès traverse multis superincidentibus telis, écrit Tite-Live, Clélie elle aussi atteint l’autre rive inter tela hostium. Pourtant, le sens de la traversée de l’eau s’était oblitéré pour les Latins. Ainsi Cicéron, voulant dégager l’essentiel de l’acte de Coclès, ne retient pas la traversée en tant que telle : Leg. 2, 9 : nec quia nusquam erat scriptum, ut contra omnis hostium copias in ponte unus adsisteret, a tergoque pontem interscindi iuberet, idcirco minus Coclitem illum rem gessisse tantam fortitudinis lege atque imperio putabimus. « et ce n’est pas parce que, nulle part, il n’est écrit qu’un homme doive rester seul sur un pont face à toute l’armée ennemie et ordonne de détruire le pont derrière lui, que nous croirons que le fameux Coclès n’en a pas pour autant
9 J. Haudry, ibid., 3e partie, ch. 8 : Traverser l’eau de la ténèbre
hivernale. L’auteur avance une douzaine d’attestations, dont la compétition de nage entre Beowulf et Breca dans Beowulf, un conte de Noël islandais figurant dans la saga de Grettir (ch. LXIV, où il est question de traverser de nuit une rivière en crue), les histoires d’Aphrodite, d’Achille, de la migration des grues chez Homère.
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accompli un si grand exploit en obéissant à la loi et aux impératifs du courage. »
On connaît bien, dans plusieurs traditions indo-européennes, le motif de la mort vue comme traversée d’une étendue d’eau10 : c’est l’Achéron des Grecs, la rivière Vaitaranī, qui conduit chez Yama, côté indien. Chez les peuples germaniques devenus navigateurs, Anglo-Saxons et Scandinaves, l’inhumation dans des bateaux est certainement imputable à la même croyance. Cette traversée n’est pas nécessairement inconciliable avec la traversée salvatrice ; l’étendue d’eau frontière est la même, mais la manière dont on la franchit varie. Celui qui la franchit victorieusement, et peut dire, comme le poète, « et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron », atteint la survie ; en revanche, tel autre — et c’est le cas le plus général — se retrouvera parmi les morts. Cela dit, il n’est pas impossible que les deux motifs ne soient pas de même date, et ne soient pas répandus dans les mêmes zones de l’espace couvert par la culture indo-européenne.
10 Voir p. ex. West, Indo-European Poetry and Myth, dans ch. 10.
Mortality and Fame, « Crossing the water », p. 389-390, et « Death as sleep ; death as a journey », p. 387-388.
2. Coclès 2.1. Coclès gardien du pont : conte et légende
Le combat sur le pont, épisode central de la geste de Coclès, est connu et répertorié comme motif de conte11. Dans la tradition occidentale, l’histoire de Coclès demeure l’attestation la plus ancienne du motif. Le pont est bien entendu très fréquent comme lien entre monde des morts et monde des vivants12. Ce n’est donc pas cela qui est en soi fondamental. Ce sont les modalités de la traversée. Avant d’en venir là, quelques remarques sur le cadre de l’histoire. Le Tibre joue 11 L’identification des motifs de conte est rendue possible par le
travail de Aarne, revu et augmenté par Thompson, The Types of the Folktale ; en l’occurrence, c’est le type 300A « the Fight on the Bridge ». Le pont a tenu également une grande place dans l’imaginaire de l’Occident médiéval. On se reportera aussi au recueil Les ponts au Moyen Âge, édité par D. James-Raoul et Cl. Thomasset, Paris, PUPS, 2006, principalement les contributions de S. Menegaldo, « Simple pont et ponts multiples dans le roman arthurien médiéval : l’exemple de Fergus et de Perlesvaus », J.-M. Pastré, « Se battre sur le pont, passer le pont ou s’en passer : de quelques ponts mythiques de la littérature européenne au Moyen Âge », A. Winkler, « Le Pont de Fer dans la Chanson d’Antioche », M. Stanesco, « Du pont de l’épée au pont eschatologique : le “passage périlleux” dans l’imaginaire folklorique roumain ». 12 On connaît le pont Cinvat du mazdéisme, qui a des parallèles en Inde (cf. J. Duchesne-Guillemin, La religion de l’Iran ancien, Paris, 1962, p. 333-334). C’est ce pont, qui relie la terre au ciel, que doivent franchir les âmes des trépassés. Les anciens Germains identifiaient le pont entre les deux mondes avec l’arc-en-ciel. Autres attestations folkloriques signalées par Bar, Routes de l’autre monde, passim. Au Moyen Âge, on a p. ex. le pont situé sous l’eau dans le Lancelot de Chrétien de Troyes (p. 3), le pont que franchit le chevalier Oenus dans le récit de Henri de Saltrey (p. 95-99 ; récit repris par Calderon dans le Purgatoire de saint Patrice).
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indubitablement, dans la circonstance, le rôle de fleuve infernal, qui sépare les deux mondes, les vivants et les morts. Ce qui l’indique, c’est la sorte de devotio de Coclès. En se jetant dans le fleuve d’une manière qui évoque, sans le mot, le rituel de devotio13, Coclès se soumet à une ordalie14. Le Liber memorialis, transmis sous le nom de Lucius Ampélius, et datable peut-être du 2e s. de notre ère, range Coclès, en 20, dans la série de ceux qui pro salute se optulerunt, en fort bonne compagnie, avec les Horaces, les 300 Fabii, Mucius Cordus (Scaevola), les Decii, Regulus et quelques autres héros historiques ou mythiques mêlés. Le dieu Tibre, estimant sans doute qu’il l’a bien mérité, permet à Coclès de se tirer d’affaire. Or comme on sait, c’est aux divinités infernales qu’on se dévoue. Le Tibre, Tiberinus pater, est donc bien la transposition du fleuve des Enfers. Le pont Sublicius, quant à lui, représente en l’occurrence le pont qui permet le passage entre les deux mondes, et Coclès s’apparente à un type, celui des personnages — positifs ou négatifs, selon les cas, mais ici positif — qui gardent un pont, ou un gué. À cet égard, il n’est pas sans rappeler le dieu nordique Heimdall, veilleur des dieux, qui, au ciel, montait la garde en permanence au bout du pont Bifrost, à l’extrémité du monde, pour empêcher les géants, fauteurs de désordre, et incarnations des forces du Mal, de 13 On ne connaît que trois attestations présentées comme historiques
du rite de deuotio (cf. Der neue Pauly, 3, 1997, p. 493-494 ; il s’agit de P. Decius Mus, en 340, de son fils, en 295, et de son petit-fils, en 279. Mais l’usage de se deuouere au sens de « se sacrifier pour une cause » est beaucoup plus libre et fréquent, tant en prose qu’en poésie (p. ex. Cic. Off. 3, 95 ; Caes. Gall. 6, 17, 3 ; Hor. Sat. 2, 3, 219 ; Liu. 31, 18, 6 ; Prop. 4, 9, 67 ; Luc. 8, 112 ; Apul. Met. 8, 6). 14 À ce propos, voir J.-L. Desnier, La légitimité du prince, p. 157 : « guerrier magique et défenseur acharné de la Ville, [Coclès] fait du Fleuve le juge de son action. En l’épargnant malgré le poids de ses armes, le Fleuve proclame la justesse de la cause qu’il défend : la liberté de Rome face aux entreprises de Porsenna. » Interprétation comme ordalie par l’eau également chez J. Champeaux, « Ponts, passages, religion à Rome » (p. 261-276), dans Les ponts au Moyen Âge, p. 270.
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pénétrer dans le monde des dieux15. Or Coclès empêche, par son action efficace, le déferlement des habitants du monde négatif sur la bonne rive. Autre point commun entre Coclès et Heimdall : le regard. Heimdall a des sens hypertrophiés, notamment le regard : « il voit à cent lieues à la ronde aussi bien de jour que de nuit »16. On n’est au demeurant pas surpris qu’un guetteur ait une vue perçante ! Coclès, comme Dumézil l’avait noté, a un regard exceptionnel, agissant : circumferens truces minaciter oculos ad proceres Etruscorum. L’œil unique de Coclès est un concentré de toute la puissance que peut avoir le regard17. Il n’est pas exclu que Coclès ait été jadis lui aussi un guetteur, ce qui expliquerait son hypertrophie oculaire, qu’on peut diversement interpréter. Toutefois, nous ne pousserons pas plus loin le parallèle entre Coclès et Heimdall, qui sont par ailleurs fort différents18. Il n’en reste pas moins que ces deux personnages partagent des traits, qu’ils empruntent à des types fondamentaux.
15 Le dieu Heimdall, dont la nature complexe est diversement
appréciée selon les auteurs, est évoqué notamment par Snorri Sturluson dans son Edda, Gylfaginning, ch. 27 (p. 58-59 de la trad. fr. de F.-X. Dillmann). Cf. Simek, Lexicon, s.v. Heimdall. 16 Trad. Dillmann p. 59. Hann sér jafnt nótt sem dag hundrað rasta frá sér. 17 Voir G. Durand, Structures anthropologiques, p. 169-173 pour la thématique de l’œil et du regard. L’auteur soutient que, dans de nombreuses légendes indo-européennes, la Toute-Puissance est borgne. L’œil unique serait la sublimation du regard, condensé en un seul organe. 18 En plus de sa vue perçante, Heimdall a aussi une ouie exceptionnelle, puisqu’il entend pousser les brins d’herbe, nous dit Snorri (Gylfaginning, ch. 27).
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Addendum : une ordalie par les eaux historique ? Racontant, dans son De bello Vandalico, la fameuse expédition maritime manquée que l’empereur Léon avait lancée en 468, sous les ordres de Basilisque, contre Genséric, Procope évoque la fin du dénommé Jean, lieutenant de Basilisque. Voyant que la situation est désespérée, Jean, malgré les promesses que lui fait Genson, fils de Genséric, préfère la mort et se jette tout armé dans la mer : De bellis, 3, 6, 23-24 : περιστάντος γὰρ ὁμίλου πολλοῦ τὴν αὐτοῦ ναῦν, ἔκτεινε μὲν ἐπιστροφάδην ἀπὸ τοῦ καταστρώματος πολύ τι τῶν πολεμίων πλῆθος, ὡς δὲ ἁλισκομένης ᾔσθετο τῆς νεὼς, ἥλατο ξὺν πάσῃ τῇ τῶν ὅπλων σκευῇ ἀπὸ τῶν ἰκρίων εἰς θάλασσαν. Πολλὰ μὲν οὖν αὐτὸν ἐλιπάρει Γένζων ὁ Γιζερίχου, πιστά τε παρεχόμενος καὶ σωτηρίαν προτεινόμενος, ὁ δὲ οὐδὲν ἧσσον ἐς θάλασσαν καθῆκε τὸ σῶμα, ἐκεῖνο μόνον ἀποφθεγξάμενος, ὡς οὐ μή ποτε Ἰωάννης ὑπὸ χερσὶ κυνῶν γένηται.19 « En effet, comme une foule d’ennemis entourait son navire, il en tua de tous côtés, depuis le pont, une quantité considérable, puis, quand il se fut aperçu que son bateau était pris, il se jeta, avec tout son équipement militaire, du pont du navire dans la mer. Pourtant Genzon, le fils de Gizéric, le suppliait sans relâche de ne point sauter : il lui offrait des garanties, lui promettait la vie sauve. Mais Jean ne s’en précipita pas moins dans la mer, en proférant ces
19 Cité d’après l’éd. J. Haury revue par G. Wirth, Procopii
Caesariensis opera omnia, Teubner, 1962, vol. I, De bellis libri I-IV. La Guerre contre les Vandales occupe les livres III et IV du De bellis.
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seuls mots : “Pas de danger que Jean tombe jamais aux mains de la canaille !” »20
Assurément, l’infortuné Jean n’est pas ressorti des eaux, à la différence de Coclès ! Est-il raisonnable de mettre en rapport les deux épisodes, et de voir par derrière une forme de devotio dans les eaux ? Nous sommes tenté de le faire. Le comportement de ce Jean n’est pas sans rappeler Coclès. Bien que les personnages du Ve s. soient officiellement chrétiens, il n’est pas exclu de rencontrer des résurgences païennes, surtout en un tel domaine. Enfin, Procope lui-même connaissait certainement l’histoire de Coclès, et cela a peut-être contribué à modeler son récit. 2.2. Coclès et la traversée salvatrice : l’accès à l’immortalité
Nemo unquam sine magna spe immortalitatis se pro patria offerret ad mortem. Cic. Tusc. 1, 32
Coclès se tire d’affaire grâce à une périlleuse traversée du Tibre à la nage, multis superincidentibus telis, écrit Tite-Live. Une fois revenu sur la bonne rive, pourvu d’une mutilation qualifiante d’après Plutarque (une blessure à la cuisse qui l’a laissé boiteux), Coclès est héroïsé. Il reçoit l’héroïsation après sa traversée victorieuse du fleuve, de la mauvaise vers la bonne rive. C’est dans le récit de Denys que l’héroïsation et l’accès à l’immortalité de Coclès sont le plus nets. Le guerrier est grièvement blessé, au point que l’on craint pour sa vie, alors que son exploit, lui, est impérissable : τοῦτο τὸ ἔργον ἀθάνατον αὐτῷ δόξαν εἰργάσατο (5, 25, 1). C’est la traditionnelle « gloire impérissable » (le κλέος ἄφθιτον), 20 Trad. D. Roques, Belles-Lettres, « La Roue à livres », 1990.
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exprimée ici, avec variatio, par ἀθάνατος δόξα. Après être resté quelque temps entre la vie et la mort, le héros, écrit Denys, « échappa à la mort », διέφυγε τὸν θάνατον (5, 25, 2). Le substantif θάνατος répond évidemment à l’adjectif ἀθάνατος qui apparaît quelques lignes auparavant. Ce retour à la vie de Coclès, ici présenté par Denys comme une banale guérison, est la présentation sous une forme vraisemblable d’un processus d’immortalisation. Sans doute Denys ne s’aperçoit-il pas que sa parole dépasse sa pensée. Au départ, ce « διέφυγε τὸν θάνατον » indiquait certainement un passage à l’immortalité, que Denys interprète comme une guérison. En effet, selon des conceptions connues dans divers rameaux du domaine indo-européen, deux voies s’offrent aux morts après leur trépas21 : ou bien, s’ils ont mené une existence obscure et sans illustration, ils rejoignent la foule anonyme du monde des morts ordinaires, ou bien, s’ils se sont distingués parmi les mortels, ils peuvent accéder à un monde de lumière et de félicité, celui des dieux. Les deux voies sont connues, en domaine indien, dans le Véda puis dans les Upanishads : ce sont la « voie des pères » (pitṛ-yāṇa-), et la « voie des dieux » (devayāṇa-)22. Un vers fameux, et difficile, du RigVéda23, en donne une expression concentrée : RV 10.88.15 : dve sṛtī aśṛṇavaṃ pitṝṇām ahaṃ devānām uta martyānām. 21 Cf. Haudry 1987 2e et 3e parties passim, surtout p. 195-196 et 227-
228. 22 Étude détaillée dans Arbman, « Tod und Unsterblichkeit im vedischen Glauben » I et II, particulièrement II, Tod und Unsterblichkeit im Rigveda. Die zwei Wege, p. 187-194. Bṛhadāranyaka-Upaniṣad, 6e leçon, 2, 2, p. 105-106 éd. Sénart. Ce dernier, comme d’autres, rend pitáraḥ par « mânes ». J. Haudry transpose par « pères ». 23 Repris précisément dans Bṛhad-āranyaka-Upaniṣad, 6e leçon, 2, 2, p. 105. Long commentaire chez Arbman II p. 187 sq. Syntaxe délibérément ambiguë : que faire exactement du génitif pluriel martyānām ?
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« J’ai entendu (aśṛṇavam) qu’il y a deux sentiers (dve sṛtī) pour les mortels (martyānām) : La voie des mânes (pitṝṇām) et la voie des dieux (devānām). » (trad. Sénart)
La « voie des dieux » donne accès au svarga, séjour des « dieux » où règnent lumière et félicité24. Le svarga a comme répondants grecs les îles des Bienheureux, ou les Champs Élysées. Le simple mortel qui s’est élevé au-dessus de ses semblables en accomplissant de grandes choses peut acquérir la « gloire impérissable », qui lui permet d’échapper à l’oubli : c’est la survie du nom du héros grâce aux œuvres des poètes. Nous la connaissons bien par l’Iliade ou par la poésie de célébration de Pindare. Mais il existe aussi une autre voie d’accès à l’immortalité, une survie de type surnaturel, celle qui rend vraiment dieu, celle dont, chez les Grecs, a bénéficié Héraclès. C’est ce que l’Inde ancienne appelle la « voie des dieux ». Nous en retrouvons des échos dans la pensée grecque, Platon p. ex. (Phédon 80), résumé par Cicéron : Tusc. 1, 72 : ita enim censebat itaque disseruit, duas esse uias duplicesque cursus animorum e corpore excedentium : nam qui se humanis uitiis contaminauissent et se totos libidinibus dedissent, quibus caecati uel domesticis uitiis atque flagitiis se inquinauissent uel, re publica uiolanda, fraudes inexpiabiles concepissent, iis deuium quoddam iter esse, seclusum a concilio deorum ; qui autem se integros castosque seruauissent, quibusque fuisset minima cum corporibus contagio seseque ab is semper seuocauissent essentque in corporibus humanis uitam imitati deorum, iis ad illos a quibus essent profecti reditum facilem patere. 24 svargá-, composé de svar- « soleil » et de la racine gā- « aller » ;
c’est donc la « marche vers le soleil ». Cf. Mayrhofer, EWAia, s.v.
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« C’est ce que (Platon) pensait, et ce qu’il a exposé, à savoir qu’il y a deux voies et deux parcours pour les âmes qui quittent le corps : à celles qui s’étaient laissé contaminer par les vices humains et s’étaient entièrement abandonnées à leurs passions, et qui, s’étant laissé aveugler par ces passions, s’étaient souillées de vices et d’infâmies dans la vie privée ou bien, en violant les règles de fonctionnement de l’État, avaient commis des délits inexpiables, à celles-ci était réservée une route à l’écart, séparée de l’assemblée des dieux ; mais pour celles qui s’étaient conservées intactes et pures, qui n’avaient eu qu’un contact très réduit avec le corps, qui s’étaient tenues à l’écart de celui-ci et qui, dans un corps d’homme, avaient imité la vie des dieux, pour celles-là était grande ouverte la voie du retour auprès de ceux de chez qui elles étaient parties. »
Il nous semble retrouver les deux aspects dans le récit de Denys, l’un derrière ἀθάνατος δόξα, l’autre derrière διέφυγε τὸν θάνατον. Il va de soi que Denys, dont les sources ne nous sont pas connues, ne mesurait pas toute la portée des mots qu’il employait ou réemployait, en toute naïveté, en un sens très affaibli. Chez les Romains, dans des récits qui ramènent tout au plan strictement humain, Coclès ne peut intégrer une société de héros distincte de celle des hommes, il reste parmi les mortels, mais il sort d’une certaine manière de l’histoire, puisque son infirmité lui interdit désormais de jouer aucun rôle politique ou militaire important — il est exclu des deux premières fonctions. Dans la mythologie romaine en effet, rhabillée en histoire, la survie des héros devenus « immortels » crée une difficulté : comme il n’y a pas pour eux de séjour surnaturel, force est de les réintégrer dans la société des hommes, quitte à les mettre en
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marge aussitôt. De toute façon, par nature, le héros sort du temps de l’histoire pour entrer dans celui du mythe25.
25 Voir la formule d’A. Brelich : « L’eroe è quindi precisamente colui
che è vissuto nel tempo del mito », Gli eroi greci, Rome, Ateneo, 1958, p. 387.
3. Le nectar grec
On ne peut parler de traversée salvatrice sans évoquer le nectar des Grecs26. La meilleure interprétation de νέκταρ, proposée déjà par J. Grimm, et complétée par Thieme27, consiste à y voir le nom de la mort *neḱ- et la racine *terh2« traverser ». R. Schmitt suppose une forme de départ adjectivale puis substantivée *neḱ-tṛ́h2-, qu’il glose par « das über die (Todes-)Vernichtung Hinwegrettende »28. Il y a de bonnes chances pour que νέκταρ repose sur un syntagme *neḱterh2- « traverser la mort », « surmonter la mort ». La racine verbale sk. tari- et av. tar- entre dans de nombreuses locutions où elle a le sens de « vaincre, surmonter, triompher de ». En hittite, la base verbale tarḫ- a pris le sens de « vaincre » dans un combat. Ce qu’il y a de plus intéressant dans νέκταρ, c’est l’idée que pour surmonter la mort et atteindre l’immortalité, il faut accomplir une traversée, qui ne peut être que celle d’une étendue d’eau. Confirmation en est donnée par des formules tant sanscrites que grecques, qui évoquent les eaux régénératrices, porteuses de l’amṛ́ta- ou de l’ἀμβροσίη : RV 1, 23, 19a : apsú antár amṛ́tam apsú bheṣajám apā́ m utá práśastaye dévā bhávata vājínaḥ. « In den Gewässern ist Lebensbalsam, in den Gewässern Arzenei, und zu Ehren der Gewässer seid, ihr Götter, siegesstark ! » (trad. Geldner)
26 Examen fondamental du dossier dans Schmitt, Dichtung und
Dichtersprache, § 74-84 p. 46-50 et §382-394 p. 188-194.
27 En dépit des doutes de Chantraine, DELG, s.v. 28 P. 189 et 192.
25
Dans l’hymne fameux aux eaux du Xe mandala : RV 10, 30, 12 : ā́ po revatīḥ kṣáyathā hí vásvaḥ krátuṃ ca bhadrám bibhṛthā́ mṛ́taṃ ca rāyáś ca sthá suapatyásya pátnīḥ sárasvatī tád gṛṇaté váyo dhāt. « Ihr reichen Wasser, da ihr über das Gut schaltet und guten Rat und den Lebensbalsam bringt, und da ihr die Herrinnen des Schatzes an gutem Nachwuchs seid, so soll Sarasvati dem Sänger solche Kraft bringen. » (trad. Geldner)29
Dans l’épigramme ajoutée parfois aux hymnes homériques, εἰς Ξένους, 430 : Αἰδείσθε ξενίων κεχρημένον ἠδὲ δόμοιο οἳ πόλιν αἰπεινήν νύμφης ἐρατώπιδος ῞Ηρης ναίετε, Σαιδήνης πόδα νείατον ὑψικόμοιο, ἀμβρόσιον πίνοντες ὕδωρ ξανθοῦ ποταμοῖο ῞Ερμου καλά ῥέοντος ὃν ἀθάνατος τέκετο Ζεύς.31
L’ἀμβρόσιον ὕδωρ reparaît ailleurs, dans des fragments : — dans la Titanomachie, à propos de poissons : (ἰχθύες) νήχοντες παίζουσι δι᾽ὕδατος ἀμβροσίοιο.32
29 « Riches eaux (ā́ po revatīḥ), puisque vous régnez sur la richesse
(kṣáyathā hí vásvaḥ), apportez la bonne réflexion et l’immortalité (krátuṃ ca bhadrám bibhṛthā́ amṛ́taṃ ca), et êtes les maîtresses de la fortune qui a une bonne descendance (rāyáś ca sthá suapatyásya pátnīḥ), puisse Sarasvati donner (sárasvatī dhāt) une telle puissance (tád váyo) à celui qui fait un chant de célébration (gṛṇaté). » 30 D’après The Homeric Hymns, éd. par T. W. Allen, W. R. Halliday, E. E. Sikes, 2e éd., Oxford, 1936. 31 « Respect the man in need of hospitable gifts and a home, You folk who dwell within the steep city of Hera, that nymph Lovely of face, at high-leafed Saidene’s lowest foot, You who have heavenly water to drink from the yellow stream Of finely flowing Hermos whom deathless Zeus begot. » Trad. anglaise M. Crudden, The Homeric Hymns, Oxford, 2001.
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— dans un fragment de Panyassis :
ἵκετο Κασταλίης Ἀχελωΐδος ἄμβροτον ὕδωρ.33
Il y a tout lieu de croire que l’ἀμβρόσιον ὕδωρ est une formule héritée, même si elle n’est documentée qu’à la marge de nos textes. L’adjectif ἀμβρόσιος est dérivé de ἄμβροτος, il ne peut signifer « immortel » mais « qui est en rapport avec l’immortalité », sans doute à entendre « qui confère l’immortalité ». En revanche, chez Panyassis, la variante ἄμβροτον ὕδωρ « eau immortelle » peut s’expliquer comme une substitution du mieux connu au moins connu, le sens d’origine de ἀμβρόσιον ὕδωρ s’étant évidemment perdu34. Du point de vue formel, sk. amṛ́ta- nt. « force vitale » (*ṇ-mṛ-to-) et ἀμβροσίη « breuvage d’immortalité », dérivé de ἄμβροτος « immortel »35, sont intimement liés. On sait aussi que, dans les textes grecs, il est bien difficile de distinguer le nectar de l’ambroisie.
32 Cité d’après A. Bernabé, Poetarum epicorum Graecorum
testimonia et fragmenta, Teubner, 1987, frg. 4.
33 On trouvera ce vers dans le même Bernabé, frg. 2, ou dans V. J.
Matthews, Panyassis of Halikarnassos, Leiden, Brill, 1974, frg. 15. Il est question d’Héraclès. 34 En outre, « eau immortelle » se comprend comme « eau toujours renouvelée, qui ne se tarit jamais ». 35 Schmitt, §78-84 p. 48-50.
4. Scaevola 4.1. Scaevola et sa mission dans l’Autre monde
Scaevola fait couple avec Coclès, on retrouve en eux le Borgne et le Manchot dont les figures ont été étudiées en détail par Dumézil dans la perspective qui est la sienne. De notre point de vue aussi, ils fonctionnent ensemble : ils traversent le Tibre, mais en sens inverse l’un de l’autre. Ce sont même les premiers mots que Scaevola adresse au sénat dans le récit de Tite-Live : transire Tiberim. Il est évident que les histoires ont été remaniées par les différents auteurs, qui les ont débarrassées de ce qui ne leur paraissait pas essentiel à l’action ou de ce qu’ils ne comprenaient plus. Si Plutarque ne précise pas que Scaevola traverse le Tibre, c’est que cette circonstance, dont la signification fondamentale s’était perdue, n’est pas indispensable à l’économie du récit, le lecteur sachant pertinemment que les Étrusques sont de l’autre côté. En revanche, Tite-Live évoque explicitement la traversée du fleuve par Scaevola, suivant certainement en cela ses sources (cela devait lui sembler être un détail, alors que c’était une circonstance primordiale dans le récit mythique de base). Scaevola traverse le Tibre pour aller dans l’Autre monde accomplir un exploit initiatique : tuer le roi des Malfaisants. Qu’il se soit d’emblée mis en route pour l’héroïsation ressort du texte de Denys : 5, 27, 2 : ἐπὶ καλοῖς ἔργοις μεγάλων ἐπαίνων τυγχάνειν, ἐξ ὧν ἀντὶ τοῦ θνητοῦ σώματος ἀθάνατον ὑπάρξει μοι κλέος. « (mon souhait est de) remporter de grands éloges pour de belles actions, qui me vaudront une gloire immortelle en échange de ma personne mortelle. »
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Le schéma habituel de l’héroïsation est on ne peut plus reconnaissable : se débarrasser de son existence de mortel pour atteindre le κλέος ἄφθιτον et l’immortalité. On note également que la mise en route de l’exploit de Scaevola telle que décrite par Tite-Live suit un schéma indoeuropéen, la triade pensée, parole, action36 : 2, 12, 1-5 : sedendoque expugnaturum se urbem spem Porsinna habebat, cum C. Mucius, adulescens nobilis, cui indignum uidebatur populum Romanum seruientem, cum sub regibus esset, nullo bello nec ab hostibus ullis obsessum esse, liberum eundem populum ab iisdem Etruscis obsideri quorum saepe exercitus fuderit, — itaque magno audacique aliquo facinore eam indignitatem uindicandam ratus, primo sua sponte penetrare in hostium castra constituit ; dein metuens ne si consulum iniussu et ignaris omnibus iret, forte deprehensus a custodibus Romanis retraheretur ut transfuga, fortuna tum urbis crimen adfirmante, senatum adit. « Transire Tiberim, inquit, patres, et intrare, si possim, castra hostium uolo, non praedo nec populationum in uicem ultor; maius si di iuuant in animo est facinus. » Adprobant patres ; abdito intra uestem ferro proficiscitur. « Porsenna avait l’espoir de s’emparer de Rome en l’assiégeant, quand Gaius Mucius, jeune homme noble, jugea indigne que le peuple romain, qui, quand il était esclave, sous les rois, n’avait jamais été assiégé dans aucune guerre ni par aucun ennemi, fût, une fois libéré, assiégé par ces mêmes Étrusques dont il avait souvent défait les armées ; alors, songeant à venger cette 36 Se reporter à J. Haudry, La triade pensée, parole, action dans la
tradition indo-européenne, Archè, Milan, 2009.
30
indignité par quelque coup d’éclat hardi, il résolut d’abord de pénétrer, de son propre chef, dans le camp ennemi ; puis, craignant que, s’il y allait sans l’aval des consuls et à l’insu de tous, il ne fût ramené comme déserteur au cas où il serait pris par les sentinelles romaines — la situation de la Ville pouvant confirmer l’accusation —, il alla trouver le Sénat : “Je veux traverser le Tibre, sénateurs, et entrer, si possible, dans le camp ennemi, non comme pillard ni pour leur rendre les ravages qu’ils font ; j’ai, si les dieux m’aident, un plus grand dessein.” Les sénateurs l’approuvent. Il part un poignard caché sous son vêtement. »
Les trois étapes se laissent identifier aisément : pensée (cui indignum uidebatur…, ratus, constituit), parole (transire Tiberim, inquit, patres…), action (abdito intra uestem ferro proficiscitur). 4.2. La traversée et l’amputation d’un membre Lorsqu’il part accomplir son exploit, Scaevola sait qu’il risque de rencontrer la mort. Dans le récit de Denys, il est pleinement conscient de la situation, et il laisse entendre, devant le sénat, qu’il se sacrifie pour la patrie ; c’est une sorte de devotio : 5, 27, 1 : περὶ δὲ τῆς ἐμαυτοῦ ψυχῆς, εἰ περιέσται μοι μετὰ τὸ ἔργον, οὐ πολλὰς ἐλπίδας ἔχω, μᾶλλον δ’, εἰ χρὴ τἀληθὲς λέγειν, οὐδεμίαν. « Au sujet de ma propre vie, si toutefois je survis à mon exploit, je n’ai pas beaucoup d’espoir, et même, à vrai dire, je n’en ai aucun. »
31
Il doit s’attendre à une épreuve, dans tous les sens du terme. Tite-Live, 2, 12, 2, présente Scaevola comme un adulescens nobilis ; aucun autre auteur ne fait d’allusion à l’âge du personnage. Pourtant, cette indication n’est pas forcément à négliger pour interpréter la mutilation de la main. En effet, Propp note que certains contes font allusion à l’amputation d’un membre37, et il met cela sur le compte d’un rite d’initiation pour les plus jeunes. Parmi les amputations évoquées par Propp, il en est un type spécialement intéressant : la mutilation volontaire qui permet au héros de s’échapper. Propp signale rapidement deux exemples ; dans un cas, le héros, pour se dégager et se sauver, n’a d’autre solution que de se trancher délibérément un doigt, dans l’autre, il doit se trancher la main. Propp considère les amputations évoquées dans les contes comme le reflet de rites d’initiation, de rites de passage, au propre comme au figuré, puisque le héros est mutilé lors de la traversée qu’il doit accomplir. Pour étayer cette thèse, il met en avant un conte russe du recueil d’Afanassiev intitulé L’eau de jeunesse et la belle fille38. Le fils d’un tsar part à la recherche d’une Belle Fille qui vit dans un pays lointain et détient l’eau de jouvence. Pour ce faire, il doit aller par-delà trois fois neuf pays, dans le trois fois dixième royaume (figuration évidente de l’Autre monde). Un vieillard le met en garde : « le chemin que tu dois suivre croise trois larges fleuves. À chacun d’eux, il te faudra prendre le bac. Au premier, on te coupera le bras droit, au deuxième le bras gauche, et au troisième, la tête ! »39 Pour Propp, « le passeur est ici le passeur funèbre », et la perte d’un membre est une concession à la Mort : on ne passe pas impunément dans le royaume des morts, on n’en revient pas non plus sans payer de sa personne. Peut-on envisager de considérer sous le même angle la mutilation de Scaevola ? L’âge que Tite-Live lui prête, le seuil de l’âge adulte, s’accorde assurément avec celui de l’initiation. Le sacrifice de la main lui 37 Racines historiques, p. 276 et surtout III. La forêt mystérieuse, 18.
L’amputation du doigt, p. 115-117. 38 N° 104c/173 dans Afanassiev. Dans la trad. fr., n° 77, p. 55-59. 39 Contes populaires russes, p. 55.
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permet de retourner la situation qui s’annonçait bien compromise ; cela lui permet également d’apaiser, sinon de se concilier le roi des ennemis, c’est-à-dire celui qui règne sur le royaume du Mal et de la Mort. L’équilibre est alors rétabli entre les deux mondes. Sans doute Scaevola n’a pas la main tranchée, il la perd par le feu. La différence dans les modalités de l’amputation a sa raison d’être : cette mutilation vaut héroïsation. L’héroïsation de Scaevola se fait en l’occurrence par le feu, par la crémation, même partielle, ici limitée à une main. La tradition indoeuropéenne connaissait deux voies d’immortalisation, par l’eau et par le feu. Les deux modes sont connus dans le domaine indien. Un vestige de cela doit se trouver dans une allusion conjointe faite par Pindare, Olympique, 2, 44-55, à Sémélé, foudroyée par Zeus, et Inô, fille de Nérée, qui a acquis une vie éternelle sous les eaux40. Quant à Héraclès montant volontairement sur le bûcher, il est, bien entendu, le modèle d’héroïsation par le feu dans le monde grec. Si donc Scaevola devient un héros en affrontant lui aussi volontairement l’épreuve du feu, après avoir délibérément traversé le Tibre dans l’autre sens, en connaissance de cause, Coclès et Clélie le deviennent en traversant celle des eaux. Quel est le sort de Scaevola après son acte de courage ? La question mérite d’être posée. Dans sa geste historicisée, et même si les auteurs sont tous discrets sur son sort, il revient à Rome. Cependant, Tite-Live et le Liber de uiris nous apprennent qu’il reçut en gratification des terres trans Tiberim : Liu. 2, 13, 5 : patres C. Mucio uirtutis causa trans Tiberim agrum dono dedere, quae postea sunt Mucia prata appellata. « Les sénateurs, pour prix de sa vaillance, donnèrent à Gaius Mucius un terrain au-delà du Tibre en gratification, terrain qui fut appelé plus tard les “prés de Mucius”. »
40 Cf. Haudry, Religion cosmique, p. 238-239.
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Vir. 12 : Mucio prata trans Tiberim data, ab eo Mucia appellata. « des prés furent donnés à Mucius au-delà du Tibre, qui furent appelés pour cela “prés de Mucius”. »
Décidément, Mucius est voué à la rive d’en face. Est-ce à dire que, dans certaines versions, voire dans la version primitive, il ne rentrait pas à Rome ? On ne peut le savoir de façon décisive.
5. Clélie 5.1. Clélie et la fuite à travers le fleuve
L’histoire de Clélie est encore plus complexe, et comporte de nombreux motifs, qui s’accumulent et s’imbriquent. D’abord, motifs de conte et motifs folkloriques. Le thème d’un groupe de jeunes filles, retenues par un ou des êtres malfaisants41, qui parviennent à tromper la vigilance de leurs ravisseurs et à s’échapper sous la conduite de la plus hardie d’entre elles est répertorié comme motif de conte42. Les jeunes filles sont en général présentées comme sœurs (ce qui n’est pas le cas dans notre récit), ce détail visant seulement une collectivité féminine indivise, dont seule émerge la plus débrouillarde43. Et bien sûr, derrière ces uirgines ou παρθένοι retenues en otages, on reconnaît sans peine le motif de l’enlèvement de jeunes filles par des êtres dangereux44. On peut aller plus loin dans le sens du conte. Aarne avait étudié un motif qu’il avait baptisé « die magische Flucht », et auquel il avait consacré un livre45. Le héros, le plus souvent un jeune homme (« Jüngling »), échappe à l’être malfaisant qui le retient, s’enfuit généralement à dos de cheval46, et franchit un obstacle, le plus 41 Quelle que soit la nature de l’être en question, qui peut être aussi
une pluralité. Aarne dit globalement « das böse Wesen ».
42 Aarne-Thompson types n°311 à 313. 43 Souvent la plus jeune, mais nos récits latins n’en disent rien. 44 Motif de conte fréquent, à distinguer de l’enlèvement de femmes en
général.
45 Outre Die magische Flucht, voir aussi N. Belmont, « Les seuils de
l’autre monde dans les contes merveilleux français », p. 63 notamment. 46 « auf dem Rücken eines Pferdes », Die magische Flucht, p. 49. Aarne évoque des variantes avec divers animaux, oiseau, âne, bœuf. P. 50 : « in Europa sind die Flüchtlinge meistens ein Jüngling und ein Pferd ».
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souvent un fleuve, franchissement qui lui assure le salut47. L’obstacle en question, l’« unüberwindliches Hindernis » selon Aarne, empêche les méchants de rattraper le héros48, en même temps que son franchissement fournit audit héros une épreuve qualifiante. Le franchissement du fleuve, acte central, suffit à caractériser Clélie, comme le font Virgile ou Juvénal : Aen. 8, 651 : et fluuium uinclis innaret Cloelia ruptis. Juv. 8, 264-265 : quae/imperii fines Tiberinum uirgo natauit.
« la jeune fille qui traversa le Tibre, frontière de notre territoire. »49
Plutôt que d’« obstacle infranchissable », Propp parlait d’« obstacle décisif ». « Les aspects essentiels de la fuite et de la poursuite nous sont apparus, écrit Propp, […] comme étant construits sur le retour du royaume des morts vers le royaume des vivants. Aarne tendait aussi vers une telle interprétation… (il) avait également remarqué que l’eau, la rivière, constituaient souvent l’obstacle final et il avait, sans s’y attarder, confronté cette rivière à la rivière qui sépare le royaume des vivants de celui des morts. Or, effectivement, la rivière, en tant qu’obstacle final, a une valeur particulière. Si le poursuivant réussit à se frayer un passage à travers montagnes et forêts, la rivière, elle, l’arrête définitivement. Les deux premiers obstacles sont des obstacles mécaniques, le dernier est un obstacle magique. »50 Le fleuve est une barrière absolue, que les forces du Mal ne 47 « Fluss als Hindernis ». Au lieu du fleuve, on peut avoir un autre
obstacle liquide, étang, source, fontaine, lac, parfois un obstacle non liquide, forêt, montagne, mais, comme le note Aarne p. 41, la mer proprement dite n’apparaît que très rarement (signe que ce motif s’est diffusé surtout dans des cultures non marines). 48 « Die Macht des Bösen während seiner Verfolgung endet also am Fluss », le fleuve est « eine endgültige Grenze », p. 154. 49 L’aspect démarcatif du Tibre est souligné par Juvénal. Démarcation politique, dans la version historicisée du mythe, mais eschatologique à l’origine. 50 Racines historiques, ch. 9 : la fiancée, IV : la fuite magique, p. 465466.
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peuvent franchir. Une fois le cours d’eau passé, le fugitif est tranquille, car l’eau est notoirement une barrière infranchissable pour les forces du Mal51. Il en va ainsi de Clélie ou Coclès. Dans l’histoire de Clélie, les ingrédients du motif de fuite sont bien présents. La présence du cheval, auxiliaire inattendu qui s’offre au héros, créait une difficulté aux anciens, qui ne savaient plus pourquoi Clélie était associée au cheval. Seuls Denys, Plutarque et le De uiris illustribus évoquent d’ailleurs cet animal. Ainsi, le De uiris parle d’un cheval quem fors dederat ; Plutarque se contente de rappeler que, d’après certains auteurs, Clélie aurait traversé à cheval (Publicola, 19, 2). Dans le récit livien, il n’est pas fait la moindre mention d’un cheval, mais in fine, Tite-Live nous apprend qu’il a existé une statue équestre de Clélie. Ce détail, en tant que tel dénué de pertinence (si ce n’est une pure fonction étiologique), ne s’explique que parce que le cheval a été d’abord supprimé de la version rapportée par Tite-Live, avant de ressurgir de manière inopinée à la fin. Le récit de Florus, comme d’habitude, ne s’embarrasse pas d’amplifications rhétoriques ou romanesques, mais mentionne le cheval : 1, 10 : sed ne qui sexus a laude cessaret, ecce et uirginum uirtus : una ex opsidibus regi datis elapsa custodiam, Cloelia, per patrium flumen equitabat. 51 « Suivant des croyances assez répandues, les rivières et même les
ruisseaux sont pour certaines catégories d’êtres difficiles ou même impossibles à traverser. Dans le Mentonnais, les sorcières passent avec peine l’eau courante ; les magiciens des contes populaires interrompent leur route quand ils la rencontrent, et l’on croit dans plusieurs pays que les morts ne peuvent revenir à la maison où ils ont vécu s’ils en sont séparés par une rivière qui n’a pas de pont. […] Les cours d’eau forment aussi une sorte de barrière contre les maladies épidémiques. » P. Sébillot, Le folk-lore de France, II. La mer et les eaux douces, Paris, Guilmoto, 1905, p. 371. Le fleuve constitue bien ce que Aarne appelle « unüberwindliches Hindernis », « obstacle insurmontable ». Rappelons que dans la tradition grecque, la barrière entre morts et vivants est aussi un fleuve, le Styx.
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« et, pour que l’autre sexe ne manquât pas non plus d’éloges, voici comment se manifesta la bravoure des jeunes filles : l’une des otages données au roi, Clélie, échappa à ses gardes et traversa à cheval le fleuve qui la séparait de la patrie. »
Même sobriété dans Plutarque, Publicola, 19, 2, avec insistance sur l’allant et la hardiesse de Clélie : Ἔνιοι δέ φασι μίαν αὐτῶν ὄνομα Κλοιλίαν ἵππῳ διεξελάσαι τὸν πόρον, ἐγκελευομένην ταῖς ἄλλαις νεούσαις καὶ παραθαρρύνουσαν. « D’aucuns rapportent que l’une d’entre elles, dénommée Clélie, traversa le gué à cheval, exhortant et encourageant les autres qui nageaient. »
Partout où le cheval est signalé, sa présence n’est pas motivée. Il s’agit vraiment, comme il est dit dans le De uiris, d’un cheval quem fors dederat52. Cette apparition inattendue est un trait qui rapproche l’histoire de Clélie du conte. Le cheval est un animal ambivalent, qui a partie liée avec le monde infernal aussi bien qu’avec les eaux. Surtout, il est l’un des animaux qui facilitent la circulation entre ce monde-ci et l’autre monde53. Il est secourable, comme le sont généralement les 52 Rappelons, pour l’anecdote, que ce flou dans la tradition a permis à
Madeleine de Scudéry de faire travailler son imagination, et de faire surgir opportunément devant Clélie « un cheval qui s’était échappé comme on le menait boire »… (Clélie, histoire romaine, V, 2, p. 275 éd. partielle Folio, 2006). 53 Racines historiques, ch. 6 : la traversée, où les différents animaux ainsi que les artefacts (navire, cordes, échelles, etc.) sont examinés. Dans une perspective tout autre (psychanalyse d’inspiration bachelardienne), pages intéressantes dans Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, p. 78-89. Il ne nous appartient pas de nous étendre sur les significations symboliques (au sens psychanalytique) du cheval, mais le lien entre le cheval, les eaux et la
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divinités chevalines, tels les jumeaux divins, Aśvins ou Dioscures, qui pouvaient venir en aide aux voyageurs perdus en mer54 : RV 1, 116, 5 : anārambhaṇé tád avīrayethām anāsthāné agrabhaṇé samudré yád aśvinā ūháthur bhujyúm ástaṃ śatā́ ritrāṃ nā́ vam ātasthivā́ ṃsam. « Als Helden zeiget ihr euch da im Meer, das ohne Anhalt, ohne festen Grund, ohne Handhabe ist, als ihr Asvin den Bhujyu nach Hause fuhret, der euer Schiff mit hundert Rudern bestiegen hatte. »
Dans un hymne d’Alcée aux Dioscures : Δεῦτ᾽ Ὄλυμπον ἀστέροπον λίποντες παῖδες ἴφθιμοι Δίος ἠδὲ Λήδας ἰλλάῳ θύμῳ προφάνητε Κάστορ καὶ Πολύδευκες, oἲ κατ᾽ εὔρηαν χθόνα καὶ θάλασσαν παῖσαν ἔρχεσθ᾽ ὠκυπόδων ἐπ᾽ ἴππων, ῤῆα δ᾽ ἀνθρώποις θανάτω ῤύεσθε ζακρυόεντος εὐσδύγων θρῴσκοντες ὂν ἄκρα νάων πήλοθεν λάμπροι προτόν[…]ντες ἀργαλέᾳ δ᾽ ἐν νύκτι φάος φέροντες νᾶι μελαίνᾳ.
mort est identifié dans nombre de cultures : « complexe de Mazeppa » en psychanalyse (Durand p. 78), chevauchées fantastiques diverses (Walkyries notamment). 54 Voir p. ex. P. Jackson, The Transformations of Helen, III. Returning Heroes, The Dioscuri as Rescuers at Sea, p. 100-103.
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« Accourez ici, quittant l’Olympe étoilé, glorieux fils de Zeus et de Léda, et d’un cœur bienveillant venez briller sur nous, Castor et Pollux, Vous qui, à travers la vaste terre et l’immensité de la mer, chevauchez sur vos coursiers rapides, et préservez sans peine les hommes de la mort glacée, En bondissant sur le sommet des nefs aux bancs bien jointés, où de loin vous brillez (perchés ?) sur les cordages, et dans l’affreuse nuit éclairez la marche du sombre navire. »55
Dans l’Hélène d’Euripide, formulation très voisine, v. 16641665 : σωτῆρε δ᾽ἡμεῖς σὼ κασιγνήτω διπλῶ πόντον παριππεύοντε πέμψομεν πάτραν. « Quant à nous deux, tes frères jumeaux, nous serons tes sauveurs, et, chevauchant à travers la mer, nous (t’)escorterons jusqu’à ta terre natale. »
Nous verrons plus loin que le cheval avait néanmoins une bonne raison de figurer dans l’histoire, car il était un attribut de l’être divin à l’origine du personnage de Clélie. Appendice. Le cheval anadyomène au Moyen Âge : le cheval Bayard et les quatre fils Aymon Le Moyen Âge français connaît un fameux cheval légendaire, le cheval Bayard, qu’on trouve notamment dans la chanson des quatre fils Aymon, ainsi que dans la chanson de Maugis d’Aigremont. Bayard est également très présent dans
55 Texte et traduction d’après l’éd. Th. Reinach et A. Puech, CUF,
1937. Texte un peu différent dans l’éd. G. Liberman, CUF, 1999.
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les traditions populaires des pays de langue française56. L’histoire des quatre fils Aymon raconte la lutte entre les quatre fils d’Aymes (principalement Renaud, dit de Montauban), baron de Charlemagne, et ce dernier. Renaud possède un cheval de nature surnaturelle, un cheval « fé », issu de l’enfer, Bayard, qui lui a été procuré par le magicien Maugis, et qui le rend invincible. L’empereur Charles assiège Montauban, Renaud et les siens se résignent à la reddition, mais Charles se radoucit et pardonne. Une fois les hommes réconciliés, il reste le cheval, auquel Charlemagne en veut encore, et qu’il fait jeter d’un pont, une meule attachée au cou. Or voici le prodige qui se produit sous les yeux ébahis des spectateurs, v. 15320-15331 :
56 Voir Dontenville, Les dits et récits de mythologie française, ch.
VIII. Le premier cheval Bayard, p. 187-217. Présentation moins détaillée du même dans sa Mythologie française, 1948, p. 154-177. L’action des Quatre fils Aymon se passe surtout dans les Ardennes et près de Liège, régions où l’histoire de Bayard est restée répandue dans le folklore.
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Or est Baiars en Muese que toz li mondes loe. Charles gardoit avant, au chief d’une grant [gloe, Voit Baiart desus l’eve qui par grant vertu [noe ; La muele fiert des piés, si an fait maint [escroe. Mainte pierre en abat, do fer à tot la hoe ; Si l’a frainte et brissie com s’ele fust de boe. Tote l’a depecie et par vertu la froe ; Et quant il fut delivres, la grant eve tresnoe. D’autre part esleva de delez une hoe, Illuec se quiaut de l’eve desi que en la coue, Puis henist et brondele et lo gravier escroe. Adonc s’en vat poignant plus tost que .I. aloe. « Bayard, le fameux Bayard, est donc au fond de l’eau. Mais comme il regardait au loin, à un endroit où la rivière s’élargit, [Charles] voit le cheval nager avec vigueur, qui frappe la meule de ses sabots, en faisant sauter de nombreux éclats, si bien qu’il finit par la briser comme une motte de terre ; lorsqu’il en est débarrassé, il traverse le large fleuve à la nage et reprend pied sur l’autre rive où il grimpe en haut de l’escarpement ; puis il se secoue de la tête à la queue, hennissant et frappant le sol de ses sabots ; enfin, il s’enfonce plus rapide qu’une alouette, jusqu’au cœur de la sauvage forêt d’Ardenne. »57
57 Le texte original est cité d’après Ferdinand Castets, La chanson des
Quatre fils Aymon d’après le manuscrit La Vallière, Montpellier, Coulet et fils, 1909. La transposition en fr. mod. est empruntée à Les Quatre Fils Aymon ou Renaud de Montauban, éd. partielle de M. du Combarieu du Grès et J. Subrenat, Folio, 1983.
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Bayard ressort de l’eau sain et sauf, plein de vie, et depuis il vit encore, v. 15336-15338 : Eschapés est Baiars de si grant aventure. Encore dient al regne, ce conte l’escriture, Qu’il est en la forest où il tient sa pasture. « On dit encore dans le royaume, comme on le lit dans les histoires, qu’il vit toujours dans la forêt. »
On a donc bien là un cas de survie par la traversée des eaux, traversée qui devait être non seulement périlleuse mais fatale58. De cette histoire, on retiendra surtout le motif du cheval qui traverse victorieusement les eaux pour atteindre l’immortalité. Mais il est difficile d’aller plus loin, ou de faire des conjectures sur l’origine, sans doute fort ancienne au demeurant, de l’histoire du cheval Bayard. La fin de Renaud de Montauban n’est pas non plus sans évoquer celle de son cheval, puisqu’elle est liée elle aussi à l’eau. Une fois réconcilié avec Charlemagne, Renaud se sent coupable des milliers de morts que sa lutte avec l’empereur a causées. Abandonnant ses terres, il se fait pénitent et part sur les routes. Devenu ouvrier sur le chantier de la cathédrale de Cologne, il fait l’admiration de tous par sa force prodigieuse, et suscite la jalousie des autres ouvriers, qui le tuent et jettent son corps dans le Rhin, enveloppé dans un sac. Mais dans la nuit, le miracle se produit, v. 18235-18247 : Il s’en ala avant, mis est à esmovoir. Mais dex i fist miracles qu’an doit [amentevoir, Que trestuit li poisson i viennent à pooir. 58 L’aspect ordalique du supplice infligé à Bayard est souligné par
Dontenville p. 215.
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Deci qu’à une lieuze, par lo Jhesu pooir, N’i a remeis poisson qui force doie avoir. Tot droitement i viegnent là où orent espoir. Li gregnor vont avant qui avoient pooir. Par lo commandement de Dex lo pere voir Ont si tenu lo cors qu’il ne se puet movoir ; Si l’ont tant soulevé que Deu dona lo soir, Par de desures l’eve firent lo cors paroir, Dont i vint tel clartés par lo Jhesu voloir, Bien i parut trois cierges que l’an vit cler [ardoir. « Il allait s’ébranler et descendre le fil du courant. Mais alors, Dieu fit un miracle digne de s’inscrire dans toutes les mémoires : tous les poissons se rassemblèrent en troupe autour du corps. Sur une distance d’une lieue, il n’en manqua pas un de tous ceux qui avaient quelque force : telle est la volonté de Jésus. Ils convergèrent là tous où ils savaient qu’ils étaient attendus, les plus grands et les plus forts en tête. Et sur l’ordre de Dieu le Père, ils maintinrent le corps de Renaud immobile et le firent flotter entre deux eaux jusqu’à la nuit tombée. Alors ils le font émerger à la surface du fleuve et, par la volonté de Jésus, il se met à irradier une telle clarté que l’on aurait cru voir brûler clair trois cierges. »
L’archevêque comprend alors que l’homme en question est un saint, et fait tirer le corps de l’eau afin qu’il reçoive les honneurs qu’il mérite. Dans le contexte du Moyen Âge chrétien, le saint a remplacé le héros, dont il est souvent le substitut. Le passage par le fleuve est pour Renaud, déjà mort, le moyen d’accès à la vie éternelle, et même à la forme supérieure de vie éternelle, la sainteté.
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5.2. Clélie échappe aux liens Clélie, par sa sortie victorieuse de l’emprise des forces de la mort, est en route vers l’immortalité. Il y a un indice qu’il s’agit bien de fuir le royaume des morts : Clélie se dégage des liens qui la retiennent. En effet, si à peu près tous les récits évoquent, comme nous l’avons déjà dit, l’astuce de la jeune fille, qui trompe la vigilance de ses gardiens59, les termes de Virgile sont plus concrets encore que custos ou custodia ; le poète condense l’histoire de Clélie en un raccourci saisissant : elle se débarrasse de ses liens et plonge dans le fleuve : Aen. 8, 651 : et fluuium uinclis innaret Cloelia [ruptis.
Vincula rumpere : voilà l’expression à retenir, dont custodes decipere ou elabi ne sont que des variantes avec une expression plus générale et abstraite. Les liens sont une figuration bien connue de la mort, par exemple dans les textes indiens. Yama, le dieu des morts, lie, enserre ses victimes. Qu’il suffise d’évoquer l’épisode de Sāvitrī, dans le Mahābhārata. La jeune Sāvitrī est sur le point de perdre son époux Satyavant ; Yama s’adresse à elle en ces termes : (Yama dit) « Le prince Satyavant, ton mari, a épuisé son temps de vie. Je vais l’emmener dans mes liens : c’est cela que je veux faire, sachele ! » (le récitant) « Alors du corps de Satyavant, Yama tira l’âme avec force […] Il la lia au moyen de sa corde et la soumit à son vouloir […]
59 frustrata custodes dans Tite-Live, deceptis custodibus dans le Liber
de uiris, elapsa custodiam dans Florus, négligence des gardiens dans Plutarque, Publicola, 19, 2 (ὡς δ᾽οὔτε τινὰ φυλακὴν ἑώρων οὔτε παριόντας).
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Quand il l’eut ainsi lié, Yama se mit en marche dans la direction du sud. »60
La représentation de la mort se saisissant de ses victimes en les enchaînant n’est pas propre à l’Inde. Dans le domaine germanique, les liens de la maladie et de la mort sont un motif particulièrement développé ; on l’a fréquemment dans la Scandinavie ancienne, p. ex. dans le Lai du Soleil (Sólarljóð)61, strophe 37 : Heljar reip kómu harðliga sveigð at síðum mér; slíta ek vilda, en þau seig váru; létt er lauss at fara. « Les chaînes de la Mort rudement attachées à mes flancs m’enserrèrent. Je voulus les rompre Mais elles étaient solides. Libre, il est facile d’aller. »62
Nous risquerons un rapprochement osé entre l’histoire de Clélie et la première des conjurations de Merseburg63. Voici le 60 Mahābhārata III, 296 dans Renou, Anthologie sanskrite, Paris,
Payot, 1947 p. 92-93. Mahābhārata III, 281 p. 769 dans la trad. de van Buitenen, 1975. Pour d’autres évocations des liens de la mort et de Yama dans les textes indiens, cf. Arbman I p. 381-383. 61 Poème dont le contenu est chrétien, mais qui est rempli de vestiges du paganisme. 62 Trad. Boyer, L’Edda poétique, p. 664. C’est un homme revenu du séjour des morts pour voir son fils qui parle. 63 Die Merseburger Zaubersprüche. La bibliographie sur ces textes très brefs est énorme. Ce sont deux conjurations, ou incantations, écrites en vieux-haut-allemand, qui remontent à l’époque païenne. On peut encore consulter le manuel de Jolivet et Mossé, p. 310-311, qui parlent de « charmes ».
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texte en vieux-haut-allemand normalisé et la traduction en allemand moderne proposés par H. Eichner et R. Nedoma64 : Eiris sāzun idisi, sāzun hera, duo, der ; suma hapt heptidun, suma heri lezidun, suma clūbōdun umbi cuoniouuidi : insprinc haptbandun, inuar uīgandun ! (1) Zuerst saßen Idise, saßen hier, da, dort (?) ; (2) einige hefteten Bande (oder : fesselten den Gefangenen), einige hemmten das Heer, (3) einige klaubten (zupften) an den (starken) Fesseln : (4) « Entspring den Haftbanden (Fesseln), entflieh (entrinne) den Feinden ! »
Les Idisi sont des divinités féminines65. La signification globale de la conjuration est à peu près consensuelle aujourd’hui : il s’agit d’un charme destiné à délivrer les prisonniers de guerre, résumé dans la recommandation finale : « échappe aux liens, échappe aux ennemis ! ». Cette signification de surface n’exclut bien entendu pas une signification eschatologique sous-jacente, plus que probable. Ainsi, si l’on débarrasse l’histoire de Clélie de sa mise en scène romanesque, Clélie a de bonnes chances d’être un
64 Dans leur article de 2000. Étude linguistique extrêmement
détaillée, à laquelle il est indispensable de se reporter pour le texte.
65 R. Simek, Religion und Mythologie der Germanen, p. 127 : « Diese
idisi sind also in der Lage, Feinde zu hemmen und Krieger aus der Gefangenschaft zu befreien und können damit das Schicksal in ähnlicher Weise beeinflussen wie Nornen und Walküren im skandinavischen Volksglauben, die beide unter die Disen subsumiert worden sein dürften. » Le nom des idisi allemandes est peut-être étymologiquement apparenté à celui des Dises, v.isl. dísir. Contre la tradition issue de Grimm, Eichner et Nedoma récusent ce rapprochement pour des motifs formels, op. cit., p. 31-32 ; Simek le conserve. En tout cas, en v.h.a., il existe un nom commun itis « jeune femme, femme ».
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personnage qui trompe la surveillance de la Mort et échappe à ses liens. 5.3. Clélie passeuse Clélie ne se contente pas de se sauver elle-même, elle est aussi une libératrice et une passeuse : dans les versions où elle est accompagnée d’un groupe de jeunes filles, elle joue un rôle salvateur, c’est même plus précisément une passeuse, et à double titre : c’est elle qui permet d’abord à ses compagnes de franchir le fleuve, puis qui permet à certains otages d’être libérés des mains des Étrusques. Dumézil, dans Mythe et épopée III, avait fait un rapprochement entre l’histoire de Clélie et un épisode fameux du Mahābhārata, dont Draupadī est l’héroïne66. Indubitablement, comme l’a relevé Dumézil, Draupadī a en commun avec Clélie de sauver des proches, en l’occurrence ses cinq époux, les cinq frères Pāṇḍavas, qui se retrouvaient prisonniers par la faute de Yudhiṣṭhira, l’aîné, qui avait joué aux dés tout ce qu’il possédait. Mais par l’intervention de Draupadī, voilà les cinq frères Pāṇḍavas sauvés, et par une femme67 ! Cela suscite l’ironie de Karṇa, l’un des ennemis des Pāṇḍavas, en 2.64.1 : yā naḥ śrutā manuṣyeṣu striyo rūpeṇa saṃmatāḥ tāsām etādṛśaṃ karma na kasyāṃ cana śuśrumaḥ krodhāviṣṭeṣu pārtheṣu dhārtarāṣṭreṣu cāpy ati draupadī pāṇḍuputrāṇāṃ kṛṣṇā śāntir ihābhavat aplave ʼmbhasi magnānām apratiṣṭhe nimajjatām 66 Mythe et épopée III, 3e partie : le cadre des trois fonctions, ch. 4 : la
geste de Publicola, Clélie, p. 286-289 (p. 1358-1361 dans la réédition Gallimard Quarto, 1995). 67 À la suite du comportement inconvenant de Duryodhana, le vainqueur de la partie de dés, envers Draupadī, le propre père de Duryodhana, Dhṛtarāṣṭra, accorde en réparation trois grâces à la jeune femme, qui choisit de faire restituer Yudhiṣṭhira, ses frères, et leurs biens.
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pāñcālī pāṇḍuputrāṇāṃ naur eṣā naur eṣā pāragābhavat bhavat.
« Of all the women of mankind, famous for their beauty, of whom we have heard, no one have we heard accomplished such a deed ! While the Pārthas and the Dhārtarāṣṭras are raging beyond measure, Kṛṣṇā Draupadi has become the salvation of the Pāṇḍavas (pāṇḍuputrāṇāṃ śāntir abhavat) ! When they were sinking, boatless and drowning, in the plumbless ocean, the Pāñcālī became the Pāṇḍavas’ boat, to set them ashore ! »68
Karṇa dit littéralement que Draupadī « est devenue un navire qui fait la traversée » : naus pāragā abhavat ; elle aussi a été la passeuse qui aide à franchir l’étendue d’eau. L’image maritime utilisée par Karṇa n’est pas seulement la métaphore banale de gens en difficulté comparés à des voyageurs en perdition en mer ; le rapprochement avec l’histoire de Clélie autorise à voir derrière Draupadī une passeuse qui aide à faire traverser une étendue d’eau. Selon toute vraisemblance, une même figure originelle a légué ses traits à Clélie et à Draupadī. La figure du passeur a été abordée par J. Haudry dans son étude de la « traversée de la ténèbre hivernale ». Le passeur est un auxiliaire du héros qui lui permet d’atteindre plus facilement l’autre rive. On distinguera ce passeur dont le rôle est positif du passeur qui emmène vers l’Autre monde, tel le Charon des Grecs. Si le motif du passage est connu dans le domaine indoeuropéen, celui du passeur l’est certainement aussi. On rencontre cette figure à de nombreuses reprises, dans des contextes variés. Deux textes islandais doivent retenir notre attention à ce sujet69. Tout d’abord, le chapitre LXIV de la saga de Grettir, intitulé « le revenant du Bardval », et qui rapporte un 68 Trad. van Buitenen, II, p. 153. Les « fils de Pāṇḍu »,
pāṇḍuputrāṇāṃ au génitif, étaient en train de sombrer (ni-majjatām), de se noyer (magnānām, même base radicale) dans l’étendue d’eau (ambhasi, au locatif), sans fond (apratiṣṭhe), sur laquelle rien ne navigue (aplave). 69 Tous deux abordés par J. Haudry, le premier dans La religion cosmique, 3e partie, ch. 8 : Traverser l’eau de la ténèbre hivernale, et le second dans « Odhinn passeur ».
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conte de Noël mêlant paganisme et christianisme70. Grettir déguisé porte une fermière et sa fille à travers la rivière en crue pour leur permettre d’aller à la messe de minuit. L’exploit est tel que la fermière se demande si elle a eu affaire à un homme ou à un troll. L’autre texte est le Hárbarðzljóð, « chant (lai) de Hárbardr (Barbe-Grise) », qui se trouve dans l’Edda poétique. Ce texte évoque la rencontre entre le dieu Thórr, qui revient de combattre les géants, et le mystérieux personnage de Hárbardr, qui n’est autre qu’Ódhinn déguisé en passeur, et qui attend avec son canot sur l’autre rive du détroit qui sépare le monde des géants de celui des dieux. Le texte consiste en une joute poétique, émaillée de grossièretés, entre les deux personnages. Thórr demande à Hárbardr de le faire passer, mais l’autre refuse et accable le malheureux Thórr de sarcasmes, et lui recommande finalement un chemin par voie de terre, assez obscur. Ce qu’il y a de plus pertinent pour nous dans cet épisode, fort différent des textes latins, c’est que Thórr revient de l’est, c’est-à-dire qu’il revient de combattre les géants, qu’il contenait dans leur territoire, les empêchant de déferler sur le monde des dieux : 29. « J’étais à l’est (ec var austr) et défendais le fleuve (oc ána varðac) quand m’attaquèrent les fils de Svárangr71 ; ils me criblèrent de pierres mais de profit n’en eurent guère car ils durent promptement me demander la paix. » (trad. Boyer, Edda poétique, p. 455)
Thórr était donc de chargé de garder le fleuve72, et il est criblé de projectiles par les ennemis. Voilà qui n’est pas sans
70 Faut-il rappeler que la fête chrétienne de Noël a été superposée par
les Islandais à la fête païenne du solstice, jól.
71 C’est-à-dire les géants.
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rappeler Coclès ou Heimdallr, même s’il n’y a pas ici de pont. Ce qu’il y a là d’original, c’est que Thórr soit bloqué par la malignité d’Ódhinn, qui lui est supérieur dans la hiérarchie divine, et qui profite de l’occasion pour se payer sa tête. Car Thórr, s’il est brave, est balourd et grossier, et est une victime facile pour les railleries d’Ódhinn, plus fin et pervers. L’épisode ne peut ainsi pas se terminer convenablement, le pauvre Thórr, qui s’est pourtant acquitté de son exploit, ne peut retraverser l’étendue d’eau et regagner le monde auquel il appartient, car Ódhinn, par mauvaise volonté, ne veut pas se faire l’auxiliaire du héros et jouer le rôle de passeur. Dans la tradition occidentale christianisée, telle que la rapporte la Légende dorée, le type hérité du passeur a été reporté sur deux saints chrétiens légendaires, saint Christophe et saint Julien l’Hospitalier. Saint Christophe, le Christophore, était le bon géant qui aidait les voyageurs à passer une rivière dangereuse en les portant sur son dos : Cui heremita : « Nosti talem fluuium, in quo multi transeuntes periclitantur et pereunt ? Christophorus : « Noui. » Et ille : « Cum procere stature sis et fortis uiribus, si iuxta fluuium illum resideres et cunctos traduceres, regi Christo, cui seruire desideras, plurimum gratum esset, et spero quod ibidem se tibi manifestaret. » Cui Christophorus : « Vtique istud obsequium agere ualeo et me sibi in hoc seruiturum promitto. » Ad predictum igitur fluuium accessit et ibidem sibi habitaculum fabricauit. Portansque perticam loco baculi in manibus qua se in aqua
72 Le verbe varða « garder, protéger, surveiller » est bien représenté
en germanique (angl. ward, all. warten, etc.) ; le fr. garder en provient.
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sustentabat omnes sine cessatione transferebat.73 « Alors l’ermite : “Connais-tu un fleuve dans lequel bien des gens trouvent la mort en le traversant tant il est périlleux ?” Christophe lui répond : “Je le connais”. Alors l’ermite : “Avec la carrure et la force que tu as, si tu demeurais près de ce fleuve et faisais traverser tous les voyageurs, cela serait très agréable au Christ que tu souhaites servir ; et j’espère qu’il consentirait à se montrer à toi”. Alors Christophe : “Voilà enfin une tâche que je suis capable d’accomplir, et je te promets de la faire pour servir le Christ !” Puis il se rendit sur la rive du fleuve, s’y construisit une cabane, et, se servant d’une perche en guise de bâton pour se soutenir dans l’eau, il transportait tout le monde sans relâche d’une rive à l’autre. »
Un beau jour, il passa, difficilement, le Christ, qui avait pris la forme d’un enfant, et se fit reconnaître après coup74. Saint Julien et sa sœur se font eux aussi passeurs par pénitence : Tunc insimul recedentes iuxta quendam magnum fluuium ubi multi periclitabantur, quoddam hospitale maximum statuerunt, ut ibi penitentiam facerent et omnes qui uellent transire fluuium incessanter transueherent et hospitio uniuersos pauperes reciperent.75 « Ils se retirèrent ensemble au bord d’un grand fleuve où bien des gens risquaient leur vie, 73 Jacopo da Varazze, Legenda aurea, a cura di Giovanni Paolo
Maggioni, 2e éd., Florence, Sismel, Millenio Medievale, 1998, vol. II, p. 665. 74 Cf. Haudry, Religion cosmique, 3e partie, ch. 9 : saint Christophe, saint Julien l’Hospitalier et la « traversée de la ténèbre hivernale », p. 277 sq. 75 Legenda aurea, vol. I, p. 213.
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et ils bâtirent un très grand hôpital pour y faire pénitence, pour transporter sans relâche d’une rive à l’autre ceux qui voulaient traverser le fleuve, et donner l’hospitalité à tous les pauvres. »
Par une nuit glaciale d’hiver, Julien recueille non le Christ, mais un ange envoyé par le Seigneur, qui se fait reconnaître à lui par après. Un autre exemple de personnage porté par son passeur est présent dans l’Edda de Snorri, Skáldskaparmál76, ch. 3, à propos du dieu Thórr. Celui-ci, souhaitant amadouer la sorcière Gróa afin que, par ses incantations, elle lui enlève le morceau de pierre à aiguiser qu’il a fiché dans le crâne, lui rappelle que, par le passé, il avait sauvé la vie à son époux Aurvandil : « Aussi lui raconta-t-il que, revenant du nord, des Iotunheimar, il avait porté Aurvandil sur son dos dans une caisse à clairevoie, et qu’il avait ainsi traversé à gué les Élivagar. »77 Les Iotunheimar, littéralement « séjours des géants », représentent le monde des forces du désordre et du Mal. Quant aux Élivágar, ce sont les « flots (vágar, cf. fr. vague) tumultueux ». Donc encore un cours d’eau périlleux. En un mot, dans ce bref récit, Thórr ne fait que dire, de manière en quelque sorte métaphorique, en évoquant la traversée, qu’il a sauvé la vie à Aurvandil, en d’autres termes qu’il l’a ramené vers le monde des vivants. Dans un ouvrage consacré au culte de saint Christophe, à sa propagation et à son origine78, l’auteur prétend que la figure du 76 C’est-à-dire « art poétique ». 77 Trad. Dillmann p. 114. Sagði henni þau tíðindi at (il lui raconta les
histoires suivantes, à savoir que) hann hafði vaðit norðan yfir Élivága (il avait traversé à gué les Élivagar en revenant du nord) ok hafði borit í meis á baki sér Aurvandil norðan ór Iötunheimum (et avait porté Aurvandil sur son dos dans une caisse en revenant du nord, des Iotunheimar). 78 Hans-Friedrich Rosenfeld, Der heilige Christophorus. Seine Verehrung und seine Legende, Acta Academiae Aboensis, Humaniora X : 3, 1937, Åbo Akademi.
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passeur qui porte le Christ sur ses épaules serait née de l’iconographie médiévale, qui elle-même proviendrait du rite de l’élévation de l’hostie79. En vertu de l’équivalence entre hostie et Christ, une substitution du Christ à l’hostie se serait opérée dans la représentation figurée, et aurait ainsi produit cette image d’un personnage de grande taille portant un Christ beaucoup plus petit que lui80. Cette solution est peu vraisemblable. Rosenfeld lui-même signale (p.372) que le rapprochement de saint Christophe avec Örwandil avait déjà été fait par J. Grimm81, Mannhardt et Finn Magnusson. Cette voie paraît s’imposer, saint Christophe reprenant visiblement le rôle d’un héros païen antérieur. Le salut païen devient salut chrétien, le héros passeur se mue naturellement en saint, et l’aide apportée aux voyageurs désireux de passer le cours d’eau devient métaphore du salut chrétien. 5.4. Clélie maîtresse du destin d’autrui ? Clélie présente encore un autre aspect important, lié à son rôle de passeuse, mais néanmoins distinct. Tant chez Tite-Live que dans le De uiris, elle est amenée à faire un choix ; elle doit choisir, parmi les otages détenus par les Étrusques, ceux qu’elle souhaite voir libérer : Liu. 2, 13 : (Porsenna) laudatam uirginem parte obsidum se donare dixit ; ipsa quos uellet legeret. « (Porsenna) loua la jeune fille et déclara qu’il lui accordait une partie des otages ; elle
79 op. cit. p. 424-430. 80 En revanche, on peut se demander si la célèbre statue d’Hermès
portant Dionysos enfant, trouvée et conservée à Olympie, et attribuée à Praxitèle, n’a pas quelque rapport avec le motif dont nous traitons. 81 Non repperimus ubi !
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n’avait plus qu’à choisir elle-même ceux qu’elle voulait. » Vir. 13 : cuius (Cloeliae) ille (Porsenna) uirtutem admiratus cum quibus optasset in patriam redire permisit. Illa uirgines puerosque elegit quorum aetatem iniuriae obnoxiam sciebat. « Porsenna, admiratif du courage de Clélie, l’autorisa à rentrer dans sa patrie avec ceux qu’elle aurait choisis. Elle choisit les jeunes filles et jeunes gens dont elle savait que leur âge les exposait aux mauvais traitements. »
Ipsa quos uellet legeret, cum quibus optasset in patriam redire, elegit : Clélie a un pouvoir discrétionnaire de choix. Ce pouvoir l’apparente aux entités qui décident du destin des mortels, telles les Parques, les Nornes scandinaves ou, d’une autre manière, les Valkyries, dont le nom même dénote le choix82. Les Nornes sont elles aussi étroitement associées à l’idée de choix, comme le montre un passage du Chant de Fafnir (Fáfnismál), str. 12 : Segðu mér, Fáfnir, allz þik fróðan qveða ok vel mart vita : hveriar ru þaer Nornir, er nauðgönglar ru ok kjósa mœðr frá mögum ? « Dis-moi, Fáfnir, puisqu’on te dit savant et que tu sais mainte chose : quelles sont les Nornes, secourables dans le besoin, qui délivrent les mères de leurs fils ? »83
82 Les Val-kyries choisissent (*kius-a-) ceux qui mourront au combat.
Germ. *kius-a- < *keus-a- < *ǵeus-o- « trouver bon, choisir » (ce verbe français étant emprunté au germ.). Même racine que lat. gūn-ere < *gus-n-, gus-tāre, gus-tus, gr. γεύομαι, sk. juṣáte. 83 Trad. Boyer 1992 p. 314.
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Un passage de la Völsungasaga reprend les mêmes termes, mais en les inversant, ch. 18, 59-60 : Sigurðr maelti : « Segþú þat, Fáfnir, ef þú ert fróðr mjök : Hverjar eru þaer nornir, er kjósa mögu frá mœðrum ? »
Les traductions de kjósa mögu frá mœðrum varient ; l’interprétation par « séparer les enfants de leur mère » est dominante : « Dis-moi ceci, Fafnir, si tu es bien instruit : Quelles sont les Nornes qui délivrent les enfants du sein de leur mère ? » (trad. F. Wagner p. 215) « Tell me, Fafnir, if you are so wise, who are the Norns, who separate sons from their mothers ? »84 « Dimmi, Fafnir, tu che sei molto saggio : chi sono le Norne che scelgono i figli dalle madri ? »85
Mais R. Boyer fait un choix différent : « Sigurðr dit : “Dis ceci, Fáfnir, si tu es très savant : Qui sont les Nornes qui décident du sort des fils de leurs mères ?” »86
Dans un cas, kjósa mœðr frá mögum, les Nornes séparent les mères des fils, dans l’autre, kjósa mögu frá mœðrum, elles séparent les fils des mères. La combinaison de kjósa avec frá n’est attestée qu’en ces passages. Elle a certainement un sens obstétrique, comparable au fr. « délivrance »87, mais le verbe kjósa est bien là, qui indique sur quels enfants les Nornes portent leur choix pour les faire naître et leur donner un destin. 84 Trad. Jesse L. Byock, The Saga of the Volsungs. The Norse Epic of
Sigurd the Dragon Slayer, University of California Press, 1990, p. 64. 85 La Saga dei Völsunghi, a cura di Ludovica Koch, trad. Annalisa Febbraro, Pratiche Editrice, Biblioteca medievale, Turin, 1994, p. 139. 86 Trad. Boyer 1987 p. 227. 87 Cf. Völsungasaga, 20, str. 12, où il est question de runes qui « séparent les enfants de la femme », leysa kind frá konu.
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Le pouvoir de choisir, de trier les individus est l’apanage des divinités maîtresses du destin des hommes, et il semble bien que Clélie soit détentrice d’un tel pouvoir. Tous ces êtres féminins sont d’ailleurs, comme Clélie, des uirgines. Anciennement, Clélie a donc dû être une divinité qui décidait de l’accès à l’immortalité de certains heureux élus, dont elle favorisait la traversée vers le monde de la lumière88. Si l’on poursuit la lecture eschatologique de l’histoire, chez Tite-Live, le comportement de Porsenna face à l’acte de Clélie manifeste un désir de préserver l’ordre du monde. En effet, le compromis qui s’impose finalement est significatif : en exigeant que la jeune fille lui soit remise contre promesse de la restituer immédiatement, le roi, sans doute, s’évite de « perdre la face », mais dans le même temps, il force les Romains à reconnaître de fait que Clélie ne peut totalement échapper à son autorité. Compromis qui n’est pas sans rappeler celui de l’histoire de Déméter et Perséphone. C’est l’équilibre entre monde des morts et monde des vivants qui est en jeu dans cette affaire. En outre, ainsi que Dumézil l’avait fait observer, en mettant à l’abri les uirgines et les pueri, Clélie assure la perpétuation de la cité89. 5.5. Dieux et héros anadyomènes Les personnages de Coclès et Clélie ont par la force des choses un caractère « anadyomène », même si cela n’est pas mis au premier plan dans les récits dont nous disposons, qui insistent tous sur d’autres aspects. Le caractère anadyomène s’interprète aisément comme un signe de triomphe sur la mort,
88 Le personnage divin féminin qui secourt en mer a été christianisé
sous la forme de Maria Stella maris, adorée par les marins.
89 Dumézil, Mythe et épopée III, p. 287, ne dit pas autre chose, et il a
raison de repousser les « sous-entendus scabreux » que d’aucuns ont voulu voir dans l’histoire de Clélie.
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de survie, d’accès à l’immortalité90. On remarque d’ailleurs que les divinités qui décident du destin des mortels, telle Clélie, sont souvent anadyomènes, c’est-à-dire qu’elles ont accompli victorieusement, et sans doute une fois pour toutes, leur traversée. On songe aux Nornes, qui sont dans la tradition scandinave l’équivalent des Moires, et qui sont « sorties de la mer » : Völuspa, 20 : Þaðan koma meyiar, margs vitandi, þriár, ór þeim sæ er und þolli stendr. « De là sont venues les vierges Savantes en maintes choses, Trois, sorties de la mer Sous l’arbre placées. »91
À la liste des personnages anadyomènes susceptibles de nous intéresser, on peut ajouter également Heimdall, probablement fils des vagues, si l’on comprend bien du moins les kenningar qui le disent fils de neuf mères et de neuf sœurs :
Edda, Gylfaginning, 27 : Níu em ek mœðra mǫgr, níu em ek systra sonr. « De neuf mères, je suis l’enfant, De neuf sœurs, je suis le fils. » (trad. Dillmann)
90 Cf. Haudry, Religion cosmique, « La naissance d’Aphrodite », p.
262-264.
91 Trad. R. Boyer, avec commentaire, Religion des anciens
scandinaves, p. 215-216. L’arbre est le pilier du monde, Yggdrasill.
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Völuspá hin skamma (Völuspá brève92), 35 : Varð einn borin í árdaga rammaukinn mjok rǫgna kindar ; níu báru þann, naðgöfgan mann, jötna meyjar við jarðar þröm. « Il y en eut un qui naquit À l’origine des temps, Très fort, De la race des Puissances ; Neuf filles de géants (níu jötna meyjar) Le portèrent, Le noble à la lance Aux confins de la terre. »
C’était l’avis de Dumézil, à la suite d’autres savants. Cela permet aussi de comprendre pourquoi Heimdall est dit également « l’Ase blanc » : hann er kallaðr hvíti Áss, et pourquoi il est dit aussi bélier (par allusion au moutonnement des vagues)93. Les personnages anadyomènes sont certainement plus souvent féminins que masculins. Aphrodite, déesse qui favorise l’union des deux sexes, et qui de ce fait permet la propagation de la vie, est par excellence la divinité anadyomène. Là est l’origine des représentations de Vénus au bain, dénudée. Or, chose intéressante, Clélie et ses jeunes camarades, que Denys d’Halicarnasse nous présente se déshabillant avant de se mettre à l’eau, ne sont pas sans évoquer des « Vénus au bain » :
92 Ainsi s’appelle la dernière partie du Hyndluljóð (lai de Hyndla).
Völuspá signifie « chant de la voyante ».
93 F.-X. Dillmann aussi penche en faveur de cette interprétation (voir
note ch. 27 ad loc., p. 168).
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5, 33, 1 : δεηθεῖσαι γὰρ τῶν φυλαττόντων, ἵνα συγχωρήσωσιν αὐταἰς λούσασθαι παραγενομέναις εἰς τὸν ποταμὸν, ἐπειδὴ τὸ συγχώρημα ἔλαβον ἀποστῆναι μικρὸν ἀπὸ τοῦ ποταμοῦ τοῖς ἀνδράσιν εἰποῦσαι, ἕως ἂν ἀπολούσωνταί τε καὶ τὰς ἐσθῆτας ἀπολάβωσιν, ἵνα μὴ γυμνὰς ὁρῶσιν αὐτάς. « Elles demandèrent à leurs gardiens la permission d’aller se baigner dans le fleuve, et, l’ayant obtenue, elles demandèrent aux hommes de se tenir quelque peu à l’écart du fleuve, le temps qu’elles se baignent et posent leurs vêtements, afin qu’ils ne les voient pas nues. »
Il n’en reste pas moins que Clélie est une héroïne anadyomène, c’est-à-dire une héroïne de la traversée, proche à cet égard d’Aphrodite, et aussi de la Draupadī indienne, qualifiée de « navire » pour les Pāṇḍavas en perdition. Aphrodite était notoirement protectrice des marins et des voyageurs en mer, d’où ses épiclèses de γαληναίη « qui calme la mer » ou εὐπλοία « qui donne une bonne navigation » ; elle était souvent associée au dieu de la mer, et elle a été christianisée sous la forme de la « Dame du Bon Secours »94. En tant que déesse marine, Aphrodite était parfois représentée chevauchant le cheval dans sa version marine, à savoir l’hippocampe95. Cela doit faire penser à Clélie et à son cheval, qui avait embarrassé les auteurs. La Clélie primitive traversait les eaux montée sur un cheval. Voilà un trait qui fait d’elle un être aphroditéen. Si elle s’approche d’Aphrodite par ses 94 Cf. Daremberg et Saglio, article Vénus, dû à L. Séchan, rubrique
« Aphrodite marine ». Voir encore Decharme, Mythologie de la Grèce antique, 2e éd., 1886, « Aphrodite » p. 197-198. Intéressante remarque incidente de C. Jullian dans son Histoire de Bordeaux, 1895, p. 118 : « l’épopée de l’Énéide unissait par la chaîne continue du voyage d’Énée les différents temples où les voyageurs des routes maritimes allaient adorer sa mère Aphrodité. » Rappelons-nous que la Gaule a eu son Portus Veneris (Port-Vendres). 95 Decharme p. 198 signale une monnaie du Bruttium (ΒΡΕΤΤΙΩΝ).
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attributs, elle s’en approche encore plus par sa fonction, comme on l’a déjà dit. De même qu’Aphrodite favorise la propagation de la race humaine en inspirant le désir, Clélie a préservé la pérennité de la cité en sauvant l’avenir de Rome96 : Liu. 2, 10 : productis omnibus, elegisse impubes dicitur ; quod et uirginitati decorum et consensu obsidum ipsorum probabile erat, eam aetatem potissimum liberari ab hoste quae maxime opportuna iniuriae esset. « On les lui amena tous, et elle choisit, dit-on, ceux qui étaient encore enfants : choix digne d’une jeune fille et unanimement approuvé par les otages eux-mêmes, car il importait surtout d’enlever à l’ennemi ceux que leur âge exposait le plus aux outrages. » (trad. G. Baillet, CUF)
Annexe. Les épithètes de la Grande Déesse du DevīMāhātmya et le thème de la traversée en domaine indien La Grande Déesse célébrée dans le Devī-Māhātmya, la Durgā « à l’abord difficile », selon son épithète la plus fréquente, reçoit des épithètes proches de celles de Draupadī : Chant 4, 12 :
« Tu es la Sagesse, ô Déesse, par laquelle on assimile la quintessence de toutes les sciences. On T’appelle Durgâ parce que tu es un navire 96 En vertu du recentrement national bien connu, les Romains ont
restreint l’action de ce personnage divin du genre humain au corps civique romain.
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sans attache, grâce auquel on traverse l’océan des difficultés de l’existence ! « (trad. Varenne97).
La grande difficulté de ces passages réside dans l’analyse des composés dont le sanskrit classique est friand. La Grande Déesse est ainsi qualifiée de nauḥ « navire », asaṅghā « sans attache », et durga-bhava-sāgara-. Ce dernier composé est un composé déterminatif de type karmadhāraya, dont le second membre est déjà un karmadhāraya. L’adjectif dur-ga- signifie « difficile à franchir »98, et bhava-sāgara- est un karmadhāraya, « océan de l’existence »99. La combinaison des deux peut se comprendre comme « océan de l’existence difficile à franchir ». Et le tout s’interprétera comme « navire (qui fait traverser) l’océan de l’existence difficile à franchir ». En somme, on n’est pas loin de la manière dont est qualifiée Draupadī. On a encore une qualification du même genre au chant V, strophe 14 : (namaḥ) durgāyai durga-pārāyai, que Varenne rend par « (hommage) à Celle qui est à la fois le Fleuve-Difficile et l’Autre-Rive »100. Dans durga-pāra-, on retrouve la racine sanskrite pṛ- qui indique le franchissement, celle des verbes à sens causatif píparti, pāráyati « faire 97 Célébration de la Grande Déesse (Devī-Māhātmya). Texte sanskrit
traduit et commenté par Jean Varenne, Belles Lettres, 1975. Dans cette édition, aux fins de faciliter la lecture, le sandhi vocalique est résolu et les éléments de composés séparés. 98 Tout à fait comparable, pour la forme, à δύσβατος. 99 Lorsque, dans un karmadhāraya, une comparaison est impliquée entre les deux membres, le premier est normalement le comparé, le second le comparant : puruṣa-vyāghra « homme comparable à un tigre ». Pour nous, c’est l’existence qui est comparée à l’océan. Cf. MacDonell, A Sanskrit Grammar for Students, 3e éd., 1927, p. 173, et Renou, Grammaire sanscrite, 2e éd., 1961, §89, p. 109 : « Souvent le second terme paraît exprimer une qualité — représentée en particulier par un nom d’animal — qui s’applique au premier terme : type puruṣavyāghra- véd. ép. “un homme qui est un tigre”. » 100 Le datif dépend de namaḥ « hommage », en fin de strophe.
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franchir »101. Ces verbes prennent d’ailleurs souvent le sens de « tirer d’affaire, mettre à l’abri sauver ». Il existe également un adjectif pārá- « qui fait traverser », et un emploi substantivé au neutre, « rive d’en face, extrémité, limite ». On comprendra « à Durgā qui fait franchir les difficultés ». On retrouve ainsi, parmi les traits qui caractérisent la Grande Déesse, plusieurs de ceux qui appartiennent aussi à Draupadī, à Aphrodite εὐπλοία — et à Clélie. Ce n’est certainement pas un hasard. Tel qu’il est dépeint, le personnage de Durgā concentre certainement des caractéristiques positives de provenance diverse. Le motif de la traversée difficile est devenu une sorte de poncif, de lieu commun poétique de la littérature indienne, comme l’a montré G. Ducœur102. Les dieux aident l’homme à traverser les difficultés de l’existence : « the gods are therefore seen as ferrymen » (p.72) ; G. Ducœur parle de « salvific crossing » (p.73). Les racines verbales pṛ- et tṛ-, qui signifient « traverser », s’emploient également pour dire « être sauvé » — il resterait d’ailleurs à savoir si cette acception est franchement lexicalisée ou demeure métaphorique. G. Ducœur a relevé des formules proches qui reviennent plusieurs fois dans le RigVéda, des souhaits ou demandes adressés en l’occurrence à Agni, ou encore à Indra : 1.97.8a-b : sá naḥ síndhum ʼva° nāváyā áti parṣā suastáye. « Bring uns hinüber zum Heil wie mit dem Schiff über den Strom ! » 1.99.1c-d : sá naḥ parṣad áti durgā́ ṇi víśvā nāvéva síndhuṃ duritā́ ti agníḥ. 101 À la source de pṛ-, il y a i.-e. *per- « traverser, franchir », gr.
πείρω, got. faran, etc. Cf. LIV s.v. 1. *per- pour les formes des différentes langues. 102 Guillaume Ducœur, « Pasing through Flood Waters in Vedic Thought », The Journal of Indo-European Studies, 36, 2008, p. 67-78.
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« Er führe uns über alle Schwierigkeiten, Agni, über die Fährlichkeiten wie mit dem Schiff über den Strom. » 5.4.9a-b : víśvāni no durgáhā jātavedaḥ síndhuṃ ná nāvā́ duritā́ ti parṣi. « Über alle Tiefen, o Jatavedas, über die Fährlichkeiten hilf uns hinüber wie mit dem Schiff über den Strom ! » 8.16.11a-b-c : sá naḥ pápriḥ pārayāti svastí nāvā́ puruhūtáḥ índro víśvā áti dvíṣaḥ. « Als Retter möge der vielberufene Indra uns glücklich zu Schiff über alle Anfeindungen hinüberretten ! » 9.70.10c : nāvā́ ná síndhum áti parṣi vidvā́ ñ. « Wie mit dem Schiff über einen Strom bring uns kundig hinüber ! »
Tous les vers ci-dessus cités contiennent la même thématique, la traversée (racine pṛ-, en emploi causatif, le dieu étant sujet, combinée avec la préposition áti « au-delà de ») des épreuves, des difficultés (dur-gá-, dur-itá-, dur-gáha-), comme on traverse le fleuve (síndhu-) en bateau (náu-). Et la traversée réussie aboutit à la svastí-, bien-être, bonheur. 5.6. Hercule et les bœufs de Géryon selon Tite-Live Après s’être emparé des bœufs de Géryon, Hercule, selon la tradition suivie par Tite-Live, s’en retourne vers Argos en passant par l’Italie, et là, il traverse à la nage le Tibre : 1, 6 : Herculem in ea loca (Palatium) Geryone interempto boues mira specie abegisse
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memorant, ac prope Tiberim fluuium, qua prae se armentum agens nando traiecerat, loco herbido ut quiete et pabulo laeto reficeret boues et ipsum fessum uia procubuisse. « On raconte qu’Hercule, après avoir tué Géryon, emmena ses bœufs à l’aspect prodigieux et que, à proximité du Tibre, qu’il avait fait traverser à la nage à son bétail en le poussant devant lui, il s’allongea dans un endroit herbeux afin, grâce au repos et à une grasse pâture, de redonner des forces à ses bœufs épuisés par la route, ainsi qu’à lui-même. »
Que Géryon soit un être maléfique, voire infernal, ne fait guère de doute. Il est remarquable que, dans ce bref récit repris à son compte par Tite-Live, Hercule traverse un fleuve — le Tibre en l’occurrence, mais cette donnée vient de l’intégration de la geste héracléenne grec à l’histoire mythique de l’Italie. Cette traversée matérialise son succès et son retour — au moins momentané103 — du côté de la vie heureuse, comme le suggère l’évocation du locus amoenus (locus herbidus, pabulum laetum) sur les rives du Tibre. Hercule est le passeur des bovins, prae se armentum agens, qu’il arrache aux griffes du monstre Géryon, comme Clélie passe sa petite troupe de compagnes qu’elle a soustraites à la captivité chez les Étrusques. Il est probable que le schéma sous-jacent à l’histoire d’Hercule est encore celui de la traversée et du sauvetage d’un groupe par un passeur, puisque Hercule ramène les bœufs sur la bonne rive, en l’occurrence la rive romaine. Et l’aspect d’Héraclès passeur est évident dans la légende grecque telle que racontée par exemple par Apollodore. On sait en effet qu’Héraclès avait emprunté au soleil sa barque, son « vaisseau » (δέπας), afin de faire la traversée jusqu’à Érythie. Au retour, il se comporte en véritable passeur :
103 Dans la version suivie par Tite-Live, le vol de plusieurs bœufs par
le géant Cacus intervient pendant le sommeil d’Hercule.
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Apollod. 2, 109 : Ἡρακλῆς δὲ ἐνθέμενος τὰς βόας εἰς τὸ δέπας καὶ διαπλεύσας εἰς Ταρτησσόν.104 « Héraclès, faisant monter les bœufs dans la barque et naviguant vers Tartessos. »
Le passage du Tibre est ainsi une réplique miniature, « en abyme », du voyage accompli par Héraclès pour revenir, avec les bœufs, de l’île d’Érythie, séjour de Géryon105. On ne peut évidemment savoir d’où provient cette réplique reprise par TiteLive. En tout cas, elle témoigne d’une appropriation par les Italiens, et même les Romains, de la légende héracléenne, appropriation qui redouble, en terre italienne cette fois, l’un des épisodes essentiels de l’aventure. Comme dans l’histoire de Coclès ou de Clélie, le Tibre prend la place de l’élément marin. Il n’avait au demeurant jamais échappé à personne que le voyage d’Héraclès dans cette île de l’Au-delà était une épreuve initiatique comportant un passage par l’Autre monde, chez les êtres infernaux ou démoniaques, suivi d’un retour dans le monde des êtres plus fréquentables.
104 Cité d’après Apollodoros, Götter und Helden der Griechen, éd.
avec trad. all. de Kai Brodersen, Wissenschaftliche Buchgesellschaft Darmstadt, 2004. 105 Diodore de Sicile, dans son récit de l’enlèvement des bœufs de Géryon 4, 17-21, signale bien que Héraclès, pendant son voyage de retour, traverse l’Italie, mais, nous dit-il, parvenu sur les bords du Tibre (4, 21), dont le franchissement n’est pas évoqué, Héraclès est très bien accueilli par les indigènes, notamment Cacius et Pinarius, avant de reprendre sa route.
6. Le motif du salut par la traversée dans la littérature islandaise médiévale 6.1. La saga de Grettir : aller chercher le feu en traversant l’eau pour obtenir le salut Pour compléter l’étude de la traversée d’une étendue d’eau à la nage, il nous faut évoquer la Saga de Grettir106. Bien que la fixation de cette saga soit tardive (début 14e s.), et qu’elle fasse partie des « sagas des Islandais »107, elle inclut nombre d’éléments légendaires et folkloriques très anciens108. Doit-on d’ailleurs rappeler que toutes les sagas, même celles dont les 106 Nous citerons la traduction de F. Mossé, 1933. 107 Les ĺslendingasögur, c’est-à-dire les sagas (sögur au nom. pl.)
dont les héros sont des personnages historiques, colonisateurs importants de l’Islande ou descendants de ces colonisateurs (cas du Grettir historique), et dont l’action se situe en gros entre 930 et 1050. En revanche, les « sagas légendaires » (Fornaldarsögur Norðurlanda, « sagas des temps anciens des pays nordiques », appellation du début du 19e s., due au Danois Carl Christian Rafn) contiennent des récits légendaires, merveilleux, et ne sont pas centrées sur un personnage qui a réellement existé. 108 On sait que plusieurs combats de Grettir contre des monstres (combat contre le revenant Glam au ch. XXXV, combats contre les trolls aux ch. LXV et LXVI) ont un parallèle très proche dans l’épopée vieil-anglaise : l’affrontement entre Beowulf et le monstre Grendel (en deux temps, d’abord dans une habitation puis dans la caverne du monstre sous l’eau). Cf. Mossé, Introduction, p. XXXXXXV. La descente de Grettir dans la caverne pour combattre la troll évoque, comme Mossé (p. XXXVI-XLII) l’avait bien noté, le conte de Jean de l’Ours, dont la descente dans le puits est évidemment une descente dans l’autre monde (cf. N. Belmont, « Les seuils de l’autre monde », p. 68-74 : « le puits de l’autre monde »). Voir encore A. Crépin, Beowulf, éd. diplomatique et texte critique, trad. fr., commentaires et vocabulaire, Kümmerle Verlag, Göppingen, 1991, vol. II, ch. 8 : interprétations, contextes, « la saga de Grettir », p. 583586.
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héros sont des personnages historiques, ne sont pas des œuvres d’historiens, mais des compositions littéraires qui peuvent inclure toutes sortes d’éléments mythologiques ou légendaires ? Ce qui retient l’attention dans la saga de Grettir, ce sont deux épisodes, ou plutôt un même épisode redoublé de traversée à la nage, aux chapitres XXXVIII et LXXV. Au chapitre XXXVIII, Grettir et ses compagnons, qui séjournent en Norvège, remontent vers le nord. Ils subissent les rigueurs de l’hiver qui commence ; un soir, trempés et transis de froid, « les marchands étaient en fort piteux état parce qu’on ne pouvait faire de feu, et pourtant il leur semblait que leur santé et leur vie étaient à ce prix109. Ils passèrent donc la soirée à se morfondre ; comme la nuit s’avançait, ils aperçurent un grand feu qui s’élevait de l’autre côté du détroit par lequel ils étaient arrivés. » Les marchands se demandent alors s’ils doivent remettre le bateau à l’eau. Se rendant compte que cela est trop risqué, « ils en parlèrent longuement, se demandant quel serait l’homme capable d’aller chercher ce feu. » Ils pressentent Grettir, le flattant : « Peut-être auras-tu ce courage, Grettir ? demandèrentils, car tu passes pour le plus vaillant des Islandais et tu vois bien quel est notre besoin. »110 L’intéressé ne se dérobe pas, et se jette dans l’eau glacée111. Il rapportera du feu, mais malheureusement, l’opération tournera mal, Grettir provoquant malgré lui l’incendie de la cabane où il espérait demander du feu. C’est un effet de la malchance persistante, du mauvais sort, qui s’acharne sur le personnage. Au chapitre LXXIV, Grettir et ses compagnons séjournent dans l’île de Drangey. Une nuit, Glaum, serviteur de Grettir, laisse le feu s’éteindre. « Grettir se mit dans une grande colère et déclara que Glaum mériterait d’être rossé. »112 Consulté, Illugi, son frère, lui conseille d’attendre le passage d’un navire. « J’aime bien mieux essayer 109 Þeim þótti þar nálega við liggja heilsa sín ok líf (38, 7). Les deux
mots intéressants sont heilsa « salut » et líf « vie ». 110 Citations tirées de la trad. Mossé, p. 115-116. 111 Cet épisode, qui se situe en hiver, est très proche de la « traversée de la ténèbre hivernale » de J. Haudry. 112 Trad. Mossé, p. 215.
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de traverser à la nage »113, répond Grettir, qui se jette à l’eau. « Le point le plus proche de la terre se trouvait à une lieue marine de l’île. » C’est pourquoi, « quand le bruit courut que Grettir avait nagé un mille marin, tout le monde trouva merveilleuses ses prouesses sur terre et sur mer. »114 Les deux épisodes se ressemblent de toute évidence. Les deux exploits de Grettir ont le même but, aller chercher du feu. Le feu est un objet de quête au plus haut point significatif, pour plusieurs raisons. C’est l’élément qui permet la vie et la survie. D’ailleurs, une kenning définit le feu aldrnari « qui nourrit les générations »115. Laisser s’éteindre le feu est symbolique, c’est laisser s’imposer le froid, les ténèbres, la mort. Reconquérir le feu, c’est revivre. Ainsi, la reconquête du feu, la survie, s’obtient au prix d’une traversée difficile, qui est d’ailleurs considérée comme un exploit : au retour de Grettir, la première fois, ses compagnons « louèrent grandement son exploit et sa vaillance et déclarèrent qu’on ne verrait jamais son pareil »116 (p.117) et, la seconde fois, « quand le bruit courut que Grettir avait nagé un mille marin, tout le monde trouva merveilleuses ses prouesses sur terre et sur mer »117 (p.217). Qui plus est, lors de la première traversée, l’intervention de Grettir, sollicitée par ses compagnons, est salvatrice pour ses proches, comme celle de Clélie. Sans doute le cadre des aventures de Grettir est-il fort différent de celui des histoires de Coclès ou Clélie. Il y a aussi des différences dans les faits eux-mêmes : une fois muni du feu, Grettir retourne d’où il vient et fait profiter ses compagnons de l’objet de sa quête. Grettir n’était pas directement menacé par des ennemis lorsqu’il a entrepris ses traversées, mais, étant en 113 Mun ek heldr haetta til, hvárt ek komumz til lands (74, 5) : litt.
« Je préfère prendre le risque (hætta til) de traverser jusqu’à la terre ferme (til lands) ». Le verbe koma au passif (ek komumz, au subj.) signifie à la fois « atteindre » et « s’en sortir, se tirer d’affaire ». 114 LXXV, p. 217. 115 Dans la Völuspá (Chant de la voyante), 57 116 Lofuðu þeir mjǫk hans ferð ok frœknleik ok kváðu engan hans jafningja mundu vera (38, 15). 117 En er þat fréttiz, at Grettir hafði lagz viku saevar, þótti ǫllum frábærr frœknleikr hans baeði á sae ok landi (75, 9).
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un lieu dépourvu de feu, il se trouvait néanmoins du côté des ténèbres et de la mort. Cependant, malgré les différences, la comparaison nous semble légitime, car le noyau du récit est le même. En traversant l’eau pour atteindre le feu, à défaut de gagner l’immortalité, il gagne au moins la survie dans l’immédiat. Le redoublement du récit est un signe de l’importance qui était attachée à ce genre d’aventures. Il est douteux qu’il faille en faire une lecture « réaliste », et se demander si ces aventures sont vraisemblables, voire historiques, car il est improbable que par deux fois, Grettir ait eu besoin de traverser un bras de mer pour aller chercher du feu, et ce d’autant que ces traversées tiennent de l’exploit, c’est le moins qu’on puisse dire, surtout en hiver !118 Il s’agit d’épisodes légendaires intégrés au récit, et dont la signification fondamentale dépasse largement l’histoire racontée dans la saga, même si la signification profonde s’en était plus ou moins perdue au temps de la rédaction de l’ouvrage. Le personnage de Grettir est un héros manqué, à cause de la malédiction dont l’a frappé le revenant Glam avant de mourir (ch. XXXV). Il ne pourra pas jouir d’une vie héroïque achevée. Il meurt certes les armes à la main, en combattant, et sans se rendre, mais victime de la sorcellerie de Thurid, la vieille nourrice de son ennemi Thorbiorn l’Hameçon, qui, sorcière à ses heures, lui jette un sort. L’Hameçon doit recourir à une méthode de lâche faute d’être en mesure d’affronter Grettir en combat régulier. La tendance de la critique a été de voir dans la répétition de certains épisodes de la saga de Grettir des maladresses, de menues incohérences dues à l’intervention de plusieurs rédacteurs dans la version définitive119. C’était le cas pour les deux traversées à la nage. Il nous semble au contraire que ces épisodes ne sont pas placés là au hasard. Les deux traversées accomplies par Grettir se situent à deux moments charnières de 118 F. Mossé rappelle en note que l’exploit a été renouvelé par un
Islandais en 1929…
119 Ainsi Mossé, Introduction, p. XXIX.
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l’histoire. Le premier épisode, en Norvège, se termine par l’incendie de la cabane où Grettir était allé chercher le feu. Tous les occupants périssent, par leur faute, puisque ce sont eux qui mettent le feu en lançant des brandons contre Grettir120, mais celui-ci, que les apparences accusent, ne parvient pas à se disculper par l’ordalie devant le roi de Norvège, la procédure étant interrompue par l’arrivée inopinée d’un gnome « trickster », que Grettir tue sous le coup de la colère. Cette aventure provoque le retour de Grettir en Islande, à la demande du roi de Norvège. Or c’est en Islande que Grettir doit mourir : « l’été prochain, retourne-t-en en Islande, car c’est en ce pays-là que tu es destiné à laisser tes os », lui dit le roi121. La seconde fois, Grettir, proscrit, est dans l’île de Drangey, d’où il sait qu’il ne sortira pas vivant. Le feu qui s’éteint par la négligence de Glaum est le signe avant-coureur du drame final, la mort de Grettir. La négligence de Glaum se répétera, fatale cette fois, lorsque Thorbiorn l’Hameçon et ses acolytes débarqueront dans l’île : au lieu de retirer l’échelle et de veiller, comme il en avait reçu l’ordre, Glaum préfère faire une sieste aux conséquences funestes. On peut donc penser que, dans l’économie générale de son histoire, les deux traversées de Grettir ont été des tentatives infructueuses d’échapper au destin implacable et d’atteindre l’immortalité héroïque, tentatives dont le sens profond échappait d’ailleurs à Grettir lui-même. Malheureusement, par deux fois, le destin a ramené Grettir dans une situation difficile. Cela peut se voir dans le fait que Grettir a certes réussi à s’emparer du feu, mais qu’il est revenu dans le lieu où il était auparavant, et n’est pas resté du côté du feu, qui aurait été le bon côté. La première fois, il retourne auprès de ses compagnons, qu’il sauve en leur apportant le feu, alors qu’eux causeront sa perte en le prenant pour un incendiaire, et la 120 Ironie tragique : Grettir, le tueur de revenants, est pris pour un
revenant par les occupants de la cabane, parce qu’il est encapuchonné et couvert de givre. 121 þvíat þar mun þér auðit verða þín bein at bera, « parce qu’il doit t’échoir (þvíat mun þér auðit verða) de déposer tes os là-bas (þar… þín bein at bera) ».
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seconde fois, il se rembarque pour l’île de Drangey, où il doit mourir. Ainsi, même s’il parvient par deux fois à faire sa « traversée de la ténèbre hivernale » et même à s’emparer du feu, Grettir ne tirera pas profit de ses exploits. En outre, la quête du feu nous paraît devoir être mise en rapport avec la peur panique du noir, de l’obscurité, qui frappe à jamais Grettir après son combat contre le revenant Glam, être des ténèbres. Les traversées de Grettir ne sont pas sans rappeler l’histoire de Léandre et d’Hérô. Sans doute, bien des circonstances sont différentes, mais il y a aussi des points communs. Léandre traverse la nuit, dans l’obscurité, et souvent par mauvais temps, l’Hellespont, entre Abydos et Sestos, pour rejoindre sa belle qui l’attend au sommet d’une tour, avec un fanal : Ov. Her. 18, 83-88 : iamque fatigatis umero sub utroque lacertis fortiter in summas erigor altus aquas ; ut procul aspexi lumen, « meus ignis in illost, illa meum, dixi, litora lumen habent », et subito lassis uires rediere lacertis uisaque quam fuerat mollior unda mihi. « Enfin, les deux bras et les épaules épuisés, je me dresse vaillamment pour émerger à la surface des eaux ; dès que j’aperçus de la lumière, je me dis : “là est mon feu, ces rivages abritent ma lumière”, et d’un coup les forces revinrent à mes bras fatigués, et la mer me parut offrir moins de résistance qu’auparavant. »
L’aventure avait été évoquée pour la première fois par Virgile, qui, toutefois, ne nommait pas les protagonistes : Georg. 3, 258-263 : quid iuuenis, magnum cui uersat in ossibus ignem durus amor ? nempe abruptis turbata procellis nocte natat caeca serus freta, quem super ingens porta tonat caeli, et scopulis illisa reclamant aequora ; nec miseri possunt reuocare parentes,
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nec moritura super crudeli funere uirgo. « et que dire du jeune homme dans les membres duquel le cruel Amour fait circuler un feu intense ? tard dans la nuit noire, il nage dans les flots soulevés par de violentes bourrasques, au-dessus de lui tonne l’énorme porte du ciel, la mer se fracasse à grand bruit contre les rochers, mais ni l’idée du malheur de ses parents, ni la pensée que la jeune fille, en outre, mourra d’un cruel trépas, ne peuvent le faire changer d’avis. »
Servius avait explicité en ces termes : Ad Aen. 258 : fabula talis est : Leander et Hero, Abydenus et Sestias, fuerunt inuicem se amantes. Sed Leander natatu ad Hero ire consueuerat per fretum Hellesponticum, quod Seston et Abydon ciuitates interfluit. Cum igitur iuuenis oppressi tempestate cadauer ad puellam delatum fuisset, illa se praecipitauit e turri.122 « L’histoire est la suivante : Léandre et Héro, respectivement d’Abydène et de Sestos, étaient amants. Léandre avait pour habitude de rejoindre Héro à la nage à travers l’Hellespont, qui sépare les villes d’Abydène et de Sestos. Lorsque le cadavre du jeune homme, tué par la tempête, eut été rejeté sous les yeux de la jeune fille, elle se précipita du haut de la tour. »
Il doit s’agir de la version romancée et humanisée d’une donnée mythique plus brute. Mais une donnée importante sépare la version de Virgile de celle d’Ovide : la torche, le fanal placé par Hero en haut de la tour. Il est plus probable que c’est la version d’Ovide qui est la plus complète, celle de Virgile abandonnant un élément qui, dans une relecture purement romanesque de l’histoire, n’a qu’un intérêt secondaire. 122 Cité d’après l’éd. G. Thilo, Servii grammatici qui feruntur in
Vergilii Bucolica et Georgica commentarii, Teubner, 1887.
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L’infortuné Léandre, qui finira mal, doit chercher à atteindre la bonne rive, où l’attendent le feu, c’est-à-dire la vie, et un personnage féminin bienfaisant, probablement une divinité protectrice à l’origine, avant de devenir son amante dans la version romanesque. Mais en la circonstance, le personnage féminin n’intervient pas pour aider ni sauver le héros. 6.2. Une anecdote du Livre de la colonisation de l’Islande (Landnámabók) Un autre épisode nous est fourni par la littérature scandinave ancienne, que nous jugeons pertinent de rattacher à notre recherche présente. Il s’agit d’un récit du Landnámabók. Rappelons qu’il en existe deux versions principales, le Sturlubók (S), dû à Sturla Þórðarson123, et le Hauksbók (H), dû à Haukr Erlendsson, mort en 1331. L’épisode qui nous concerne est beaucoup plus développé dans le Hauksbók que dans le Sturlubók124. Le Hauksbók est d’autant plus intéressant pour nous dans la mesure où « Haukr est une mine d’anecdotes, légendes, traditions locales qui dénaturent un peu l’authenticité de ses dires, bien entendu, mais qui rendent la lecture de son livre de colonisation attrayante. On s’accorde à penser qu’il a rédigé son ouvrage vers 1306. »125 L’imbrication entre données historiques et légendaires laisse ouverte la possibilité qu’on ait justement ici un élément légendaire inséré. En tant que telle, l’histoire narrée en S 229 et H 195 nous importe peu. Il est question d’un enchaînement de vengeances, comme souvent 123 Détail qui n’est pas sans importance : ce personnage a de bonnes
chances d’être également l’auteur de la saga de Grettir. Voir les Sagas islandaises de R. Boyer, Pléiade, 1987, notice de la sage de Grettir p. 1751. Il y a trop de points communs entre la sage de Grettir et le Sturlubók pour que ce soit un hasard. 124 Dans sa traduction, R. Boyer remarque, note p. 176, que Haukr a sans doute bénéficié de la connaissance d’une saga aujourd’hui perdue. 125 Boyer, introduction p. 24.
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dans les récits islandais. Ce qui est important pour nous, c’est que l’ajout du Hauksbók par rapport au Sturlubók consiste précisément en une traversée de rivière. Rappelons brièvement le fil de l’histoire. Öndóttr la Corneille est assassiné. Ses fils, Ásmundr et Ásgrímr, tentent eux-aussi d’échapper au meurtrier de leur père. Lors d’un banquet de jól chez Eiríkr l’amateur-debière, ami d’Ásgrímr, Hallsteinn le Cheval frappe son hôte Eiríkr avec une corne à boire. Ásgrímr réagit par amitié et blesse mortellement Hallsteinn, avant d’être à son tour pris pour cible par les hommes dudit Hallsteinn. La conclusion de l’aventure dans S est laconique : « (Ásgrímr) parvint à sortir et à se rendre dans une forêt et une femme le guérit dans un souterrain en sorte qu’il recouvra la santé. »126 Dans la version H : « (Ásgrímr) sortit en courant jusqu’à une forêt, poursuivi par les gens de Hallsteinn. Il se jeta à la nage dans une rivière glacée et les domestiques de Hallsteinn le blessèrent grièvement de leurs traits127. Il parvint chez une petite vieille dans la forêt. Elle abattit son veau et posa les entrailles de l’animal auprès d’Ásgrímr. Ceux qui entrèrent crurent que c’étaient les entrailles d’Ásgrímr qui étaient là et qu’il était mort. Ils allèrent chez eux et la vieille le soigna en secret dans un souterrain. » Les ingrédients du motif de la traversée sont là. On a d’abord la saison hivernale et l’eau glacée, comme dans l’histoire de Grettir, ou celle de saint Julien l’Hospitalier. Ce point n’a pas de répondant dans les récits latins. En revanche, les autres traits sont communs : les poursuivants visent le fugitif de leurs traits — ce qui évoque les multis superincidentibus telis et inter tela hostium de Tite-Live —, et l’atteignent, comme Coclès est blessé dans sa fuite, du moins selon Denys et Plutarque. Et comme pour Coclès ou Clélie, la traversée, pour Ásgrímr, signifie le salut malgré les blessures — moyennant 126 En hann komsk út ok til skógar, ok græddi kona hann í jarðhúsi,
svá at hann varð heill. 127 Ásgrímr se mit à la nage (lagðisk á sund) dans l’eau (á á) dans le froid glacial (í frosti), et les hommes de main de Hallsteinn (en húskarlar Hallsteins) le blessèrent sérieusement (særðu hann mjǫk) de leurs traits (með skotum).
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une conclusion aussi inattendue qu’invraisemblable, et qui paraît surgir d’un conte ! On peut discuter à l’infini sur l’insertion du motif de la traversée dans l’histoire d’Ásgrímr. En tout cas, cette traversée n’est certainement pas vraisemblable, non plus que l’intervention inopinée de la petite vieille qui vit dans les bois, et qui ressemble beaucoup à une sorcière. Quant au « souterrain »128, il permet certes de cacher Ásgrímr en attendant sa guérison, mais il est aussi symbolique d’une forme de mort et de retour à la terre du personnage, avant sa guérison-renaissance. On peut penser que l’auteur, brodant sur la trame de base de l’histoire d’Ásgrímr, a ajouté le motif, déjà constitué et connu de lui, de salut par la fuite à travers une rivière. 6.3. Le passeur meurtrier La saga connue sous le nom de Saga de Hervör et du roi Heidrek contient un curieux épisode qui se rattache peut-être à notre thématique. Cette saga est faite de bric et de broc, de divers récits légendaires plus ou moins bien reliés entre eux129. Après avoir vaincu le roi des Huns Humli, Heidrek s’était emparé de sa fille, Sifka, l’avait épousée et en avait eu un fils (ch. VII). Puis, invité par le roi de Gardariki (Russie), Heidrek reçoit en mariage la fille de ce roi et décide de se débarrasser de Sifka. Là s’insère le passage susceptible de nous intéresser : « Arrivé chez lui, le roi Heidrekr voulut expulser Sifka, il fit prendre son meilleur cheval, c’était tard le soir. Ils arrivèrent à une rivière. Mais Sifka se faisait lourde, et le cheval creva 128 L’islandais utilise le composé jarð-hús, litt. « earth-house »,
« maison dans la terre ». 129 Sans parler de l’évocation, historique à la base, des affrontements entre Huns et Gots. Voir les introductions de R. Boyer à sa trad. fr. et l’introduction de Chr. Tolkien à Hervarar saga ok Heiðreks.
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d’épuisement ; le roi l’abandonna et continua de marcher. Il dut alors porter Sifka pour passer la rivière. Il n’y avait pas d’autre solution que de la jeter sur ses épaules et, ce faisant, il lui brisa l’épine dorsale et la quitta ainsi, la laissant dériver, morte, le long de la rivière. » Nú er Heiðrekr konungr heim kominn ok vill nú flytja Sifku í brott ok lætr taka hest sinn inn bezta, ok var þat síð um kveld. Nú koma þau at á einni. Þá þyngist hún fyrir honum, svá at hestrinn sprakk, en konungr gekk af fram. Þá skyldi hann bera hana yfir ána. Þá gerast engi föng á öðru en hann steypir henni af öxl sér ok brýtr í sundr hrygg hennar ok skilr svá við hana, at hana rekr dauða eptir ánni.
L’épisode est assurément déconcertant à première vue. Incontestablement, la rivière, qui n’est pas appelée par une nécessité interne au récit, est une limite, que le cheval, même le meilleur, ne franchira pas. On a déjà évoqué précédemment le rôle de passeur souvent dévolu au cheval. La mort du cheval est le premier signe de l’échec annoncé de la traversée. L’expulsion de Sifka était déjà mal engagée. C’est alors Heidrek qui doit se faire lui-même passeur, et prendre sa compagne sur ses épaules, mais c’est un passeur qui dévie singulièrement de la norme des passeurs, puisqu’il provoque la mort de celle qu’il devait faire traverser. Cette mort l’arrange fort bien, lui qui était disposé à se débarrasser de cette épouse devenue encombrante — le personnage de Heidrek étant au demeurant un vaurien, qui, tout jeune, s’était déjà illustré en tuant son frère. Tous les composants d’un épisode de passage tel que nous l’avons déjà rencontré sont réunis. On a peine à croire que ce soit un pur hasard. Nous avons visiblement affaire à un épisode du passage du fleuve détourné de sa finalité habituelle. Le rédacteur ne pouvait pas ne pas être conscient des données narratives qu’il utilisait dans cet épisode. Le passage est manqué, l’aventure est fatale pour la malheureuse Sifka, qui, en toute hypothèse,
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connaîtra une fin peu enviable. Une fois de plus, la littérature scandinave fournit un témoignage du motif que nous étudions. Annexe. La traversée du Danube dans le Nibelungenlied : un passage paradoxal Dans la Chanson des Nibelungen, la traversée du Danube constitue un épisode essentiel : elle marque la séparation entre les deux grandes parties de l’œuvre, la seconde partie étant le séjour fatal des Burgondes-Nibelungen à la cour d’EtzelAttila130. Cet épisode de traversée, intrigant, n’avait pas manqué d’attirer la curiosité des exégètes du passé131. Le cadre rappelle des situations déjà vues. La traversée s’annonce périlleuse, car le fleuve est en crue — ce qui est un signe préludant à une intervention divine ou surnaturelle : « le fleuve était sorti de son lit… Le fleuve était trop large »132, et Hagen, à Gunther : « le fleuve a débordé. Son courant est très fort. J’ai grand peur que nous ne perdions aujourd’hui plus d’un valeureux héros. »133 Les Burgondes se heurtent à un passeur peu traitable, qui fait office de gardien pour prévenir toute intrusion d’ennemis dans le territoire de son maître. En outre, il est insensible à l’argent. Dès lors, Hagen se substitue au passeur 130 Cf. Tonnelat p. 14-15. La seconde grande partie commence plus
précisément avec la vingtième « aventure », lorsque Kriemhild est demandée en mariage par Etzel, et qu’elle accepte, dans l’idée de se venger ultérieurement des Burgondes. En revanche, la division formelle est tripartie, 11, 11 et 17 « aventures », selon un schéma connu, 2 parties (Stollen) antithétiques formant l’Aufgesang, et une troisième partie, Abgesang (cauda). C’est le schéma de la canso des troubadours. Cf. Buschinger-Pastré p. 33. 131 Voir p. ex. Carl Wesle, « Der Donauübergang im älteren Nibelungenepos », Beiträge zur Geschichte der deutschen Sprache und Literatur, 46, 1922, p. 231-247. 132 str. 1527 : Daz wazzer was engozzen… der wâc was in ze breit.// 133 str. 1528 : Daz wazzer ist engozzen,/vil starc ist im sîn fluot.//jâ waene wir hie verliesen/noch hiute manigen helt guot.//
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après l’avoir tué, affirmant lui-même avoir été passeur : « Il me souvient que j’étais le meilleur passeur qu’on pût trouver sur le Rhin. »134 Hagen parvient certes à conduire ses compagnons sains et saufs sur l’autre rive, c’est un bon passeur à cet égard, mais à plus longue échéance, il mène consciemment ses Burgondes à la mort135. Hagen s’avère donc en définitive être un passeur paradoxal, sinon pervers, puisqu’il préserve les Burgondes pour mieux les entraîner plus tard dans la mort. Seul le chapelain, jeté à l’eau par Hagen, échappera au massacre. Lui seul, après avoir subi l’épreuve de l’eau, s’en sortira. Seulement, le prêtre ne traverse pas, il revient vers la rive de départ. Pour les autres, la traversée ne produit pas le salut, au contraire. Cette traversée, qui s’annonçait à certains égards comme une traversée salvatrice, et que la plupart des Burgondes comprennent comme telle, s’avère en réalité un passage dans l’Autre monde. On peut se demander s’il n’y a pas au fondement de cette histoire un jeu plus ou moins conscient des rédacteurs sur les motifs de la traversée salvatrice et de la traversée vers l’Autre monde. Car la traversée salvatrice est certainement le reflet inversé de la traversée vers le monde des morts. Les deux mouvements sont symétriques, et ne se comprennent que l’un par rapport à l’autre. Il faut admettre alors que les jongleurs possédaient ces motifs dans le fonds qu’ils avaient à leur disposition.
134 str. 1570 : ich gedénke daz ich was//der aller beste verge,/den man
bî dem Rîne vant.//
135 Il est vrai que, s’ils sont voués à périr, les Burgondes n’en
massacreront pas moins les Huns qui soutiennent Kriemhild. La seconde moitié du poème est dominée par les personnages de Hagen et Kriemhild, qui se livreront une lutte à mort.
Conclusion
On ne peut nier que le motif de la traversée, aidée ou non par un passeur, soit présent dans divers textes du domaine indoeuropéen. Il s’agit de traverser tantôt une étendue marine, tantôt un fleuve. La culture indo-européenne étant à la base continentale, non marine, la traversée du fleuve doit être première ; l’extension à toute étendue d’eau est secondaire, elle apparaît dans les cultures qui connaissent la mer et ont développé la navigation maritime, chez les Grecs ou les Scandinaves notamment, mais non chez les Latins ni les Indiens. Généralement, mais pas toujours, la survie par la traversée est un retour vers la terre d’origine après une incursion en territoire hostile ou dangereux (Coclès p. ex.). Il est au reste probable que ce motif du salut par la traversée d’une étendue d’eau provient du retour de l’Autre monde. On observe en outre plusieurs degrés dans la traversée salvatrice : le salut et la survie dans un moment difficile donné, ou la forme la plus pleine, le salut assorti de l’accès à l’immortalité — l’immortalité étant elle-même susceptible de revêtir plusieurs formes. Coclès et Clélie sont des héros qui non seulement parviennent à se tirer d’affaire, mais qui obtiennent également l’accès à une forme d’immortalité par la gloire. Lorsque la traversée est aidée par un passeur, on a affaire à deux types de personnages, soit un individu masculin (type saint Christophe), soit un être féminin (type Clélie, Aphrodite, Draupadī). Il devait certainement y avoir une différence entre les deux. Le cas du domaine grec, qui ne nous a pas fourni véritablement de matière, est plus complexe. On pense bien entendu à la famille du radical νεσ-/νοσ-, celui de νέομαι « rentrer dans ses foyers sain et sauf », et de νόστος136. Quand
136 Cf. F. Bader, « De Pollux à Deukalion », p. 483-486 pour une
analyse
des
termes
grecs. Pour
81
F.
Bader,
*nes-
signifie
on garde présent à l’esprit que la racine *nes- a pris en germanique le sens de « guérir » (intr.)137, c’est-à-dire « revenir à la vie », les νόστοι maritimes des héros grecs après la guerre de Troie sont une forme sublimée de retour à la vie après le séjour risqué en terre ennemie, qui a été fatal à beaucoup138. Agamemnon est même la victime par excellence du νόστος qui tourne mal. Sans doute la racine *nes- ne signifie-t-elle pas « traverser », mais, en grec, le parangon du retour qu’elle désigne, le νόστος, est une traversée maritime. J. Haudry évoque comme passeurs les Phéaciens de l’Odyssée, dont la vocation était précisément de ramener à bon port les voyageurs égarés chez eux139. On peut concevoir les aventures d’Ulysse comme une série de variations sur le thème de la traversée salvatrice, une forme très dilatée de traversée, pourvue d’une quantité exceptionnelle d’aventures et de péripéties, au terme de laquelle Ulysse atteindra une forme d’immortalité. En tout cas, on voit que la traversée peut être d’ampleur variable, selon l’imaginaire collectif développé par les diverses cultures. Les Grecs la voient à l’échelle de la méditerranée. Les Romains primitifs limitent leur horizon au Tibre. Un bras de mer ou une simple rivière jouent un rôle symbolique suffisant dans les textes islandais examinés. Comment est-il possible qu’un motif hérité de temps si lontains puisse resurgir ici et là, bien des siècles plus tard, dans des textes dont les auteurs n’avaient évidemment aucune conscience de l’ancienneté de l’épisode qu’ils réutilisaient ? Il s’agit ici de la question plus générale, et qui n’a pas reçu de réponse entièrement satisfaisante, de la genèse des contes et fondamentalement « échapper au danger, survivre », d’où, dans un dérivé causatif, « sauver, guérir (tr.) ». 137 Got. ga-nisan, vha. gi-nesan, all. mod. genesen, etc. Voir KlugeSeebold et le LIV s.v. *nes- « davonkommen, unbeschadet heimkehren ». Causatif *naz-eja- dans got. nasjan (sans loi de Verner), vha. nerien « assurer la survie, nourrir », mod. nähren « nourrir », v.isl. naera < *nōzia- « erfrischen, ernähren ». 138 Voir p. ex. P. Jackson, The Transformations of Helen, III. Returning Heroes, Nestor, *nes and the Nāsatyas, p. 96-100. 139 Religion cosmique, p. 275-276.
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récits légendaires, ainsi que de leur rapport avec les mythes140. Dumézil avait été amené à se poser cette question à propos de la persistance des schèmes trifonctionnels à travers la longue durée, jusqu’aux annalistes romains par exemple, sans pouvoir apporter de réponse décisive141. Greimas, évoquant l’œuvre de Dumézil, écrivait que, pour ce dernier, « la mythologie en tant que structure est indépendante des textes-mythes à l’aide desquels elle est manifestée. »142 Mais précisément, comment la « structure » peut-elle se perpétuer à travers des supports textuels et narratifs variés, et si éloignés de son origine ? La question reste entière. Ce qu’il y a de sûr, dans le cas qui nous ocupe, c’est que le motif de la traversée reparaît à plusieurs reprises dans des traditions différentes. Néanmoins, il est difficile de savoir quel était son statut aux yeux de ceux qui s’en servaient dans une production littéraire. Tite-Live ou Denys d’Halicarnasse ne se posaient pas la question, dans la mesure où ils compilaient des récits qu’ils reprenaient à leurs « sources ». Ils n’avaient pas conscience que le motif de la traversée était central dans certains récits. En revanche, dans la saga de Grettir, l’insertion des deux épisodes de traversée en des moments précis du récit laisse supposer que l’auteur en voyait le sens. Sans doute, un motif mythique peut se dégrader en quelque sorte pour donner un motif littéraire — lequel peut tendre 140 « À vrai dire la théorie selon laquelle les folklores ne sont que les
vestiges de mythologies disparues n’est pas nouvelle », écrit Nicole Belmont dans « Éléments mythiques dans le folklore français », p. 434. Elle fait remonter cette théorie aux frères Grimm et aux tentatives de collecte entreprises, en France, par l’Académie celtique (devenue Société des antiquaires de France). 141 « Que s’est-il passé dans le long intervalle qui sépare ce point de départ et ce point d’arrivée ? Comment, dans quels milieux, avec quelle justification, a survécu ce schème archaïque jusqu’aux temps des premiers annalistes ? Dans quelle forme l’ont-ils trouvé et quelles modifications lui ont-ils fait subir pour lui donner la forme historique que nous lisons ? Faisceau de questions, auxquelles les moyens de réponse objectifs manqueront sans doute toujours. » Mythe et épopée, I, 1974, p. 424. 142 Des dieux et des hommes, p. 14.
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ultérieurement vers la simple « cheville » narrative, comme, probablement, dans le Landnámabók. Mais la récupération du motif de la traversée et du passeur dans l’hagiographie chrétienne, de même que tous les phénomènes d’intégration du même genre, a de quoi laisser perplexe (même s’il est entendu que Jacques de Voragine, au moment où il écrivait sa compilation, ne saisissait plus complètement la signification réelle des épisodes qu’il rapportait). Cela nous contraint à admettre la survivance du motif avec son sens plein pendant une fort longue durée de plusieurs siècles. C’est pourquoi nous faisons nôtre le point de vue très raisonnable exprimé par J. Poucet : « Dans une mentalité, il n’y a pas que des structures linguistiques ; il peut y avoir aussi des structures institutionnelles, religieuses et (pourquoi pas ? c’est bien plus modeste finalement) narratives. En se dispersant, les peuples indo-européens ne peuvent-ils pas avoir emmené avec eux, non seulement des mots, des conjugaisons, des déclinaisons, des dieux, une organisation, une façon bien à eux de voir le monde, mais aussi des “histoires”, des scénarios, des schémas narratifs ? »143 Et encore : « On sait aujourd’hui, et pour une bonne part grâce à Georges Dumézil, que les Indo-Européens ont transmis à leurs lointains descendants autre chose que leur langue : un cadre particulier d’analyse, une certaine vision du monde, des conceptions spécifiques, plus simplement encore des fragments de littérature, en particulier des schémas narratifs ou épiques. »144 C’est cette dernière catégorie qui nous concerne. La conservation de tels composants, même dans la longue durée, devient tout à fait compréhensible dès lors qu’ils sont intégrés à une tradition littéraire. Qu’on songe, en domaine indo-européen, aux noms de personnes composés, qui reflètent bien des aspects de l’idéologie indo-européenne, voire 143 « Georges Dumézil et l’histoire des origines et des premiers
siècles de Rome », Actes du colloque international « ÉliadeDumézil », Luxembourg, avril 1988, édités par Charles-Marie Ternes, p. 43. 144 Les rois de Rome. Tradition et histoire, Académie royale de Belgique, Classe des Lettres, 2000, p. 445. Passage souligné par nous.
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supposent des séquences mythologiques145. Or ce ne sont pas seulement les noms qui se perpétuent, mais aussi les procédés qui les produisent. Une intéressante réflexion sur la transmission du mythe, au sens large, a été proposée par G. Durand, dans une contribution au titre explicite : « Permanence du mythe et changements de l’histoire »146. G. Durand évoque également une question inséparable de la transmission du mythe, celle, précisément, de l’identification du mythe comme tel : « le problème qui demeure… c’est celui du “minimum vital” pour ainsi dire, de mythèmes qui identifient le mythe en question. Comment un mythe est-il identifié ? Par les noms propres ? Plus sûrement par des séquences “verbales” ? Disons simplement ici qu’il s’agit à la fois d’un problème quantitatif et qualitatif. »147 Quoi qu’il en soit, ces incertitudes sur l’identification d’une structure mythique ou sur les modalités de sa transmission ne doivent pas constituer une objection préjudicielle à toute recherche en la matière148. Pour notre part, nous serions tenté, non seulement d’admettre les opinions émises par J. Poucet et G. Durand, mais à leur donner un prolongement, ou plutôt une assise linguistique. Les linguistes s’interrogent depuis 145 Qu’on pense aux Περικλῆς, Κλεόστρατος⁄Στρατοκλῆς, Chlodwig,
Theodoric, etc. Pour le grec, cf. la somme de Fick et Bechtel, Die Griechischen Personennamen, 2e éd., Göttingen, 1894, et pour le germanique, G. Schramm, Namenschatz und Dichtersprache, Göttingen, 1957. Germanique et grec ne sont pas les seules branches concernées (l’indo-iranien n’est pas négligeable), mais la conservation des types y est particulièrement visible. 146 Dans Le mythe et le mythique. Colloque de Cerisy (juillet 1985), Albin Michel, 1987, p. 17-28. 147 Ibid. p. 18. 148 Une question aussi embarrassante que la nôtre, avec laquelle elle n’est pas sans analogie, concerne la transmission des littératures orales, dont les corpus sont parfois énormes, telles les littératures de l’Inde védique. Voir p. ex. Ch. Malamoud, « Note sur l’apparition de l’écriture en Inde », p. 147-149, in Le jumeau solaire, Seuil, 2002. Comme l’écrit Ch. Malamoud, p. 148, « Nous n’avons pas à nous demander si cela est possible : cela est, nous le constatons. »
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longtemps sur le « signe minimal ». Parmi les options proposées, la sémantique structurale, notamment celle développée par B. Pottier retient l’attention. Dans sa Sémantique générale149, B. Pottier propose de distinguer, pour les langues indo-européennes, les niveaux suivants : « le morphème, ou signe non analysable, le mot, ou unité construite indépendante, la lexie, ou séquence de mots mémorisée comme signe individualisé », et il ajoute même : « on peut y inclure la phraséologie. »150 Il nous semble qu’il y a là matière à problématiser la question qui nous occupe. Les lexies complexes, les segments phraséologiques proposent des conceptualisations en quelque sorte préfabriquées. Certaines de ces combinaisons sont métaphoriques : voir le bout du tunnel, mettre les points sur les i, ne pas y aller par quatre chemins, mettre la charrue devant (avant) les bœufs, contre vents et marées. Toutes ces locutions s’intègrent au discours comme n’importe quel autre constituant, elles contiennent le plus souvent un prédicat verbal qui en assure la variabilité. On peut aussi considérer que les proverbes, dictons, adages constituent une sorte de signes minimaux ; toutefois, ils se distinguent foncièrement des lexies, car, même s’ils sont partie prenante d’un raisonnement, ils forment une inclusion dans le discours, sans s’y intégrer syntaxiquement. Or tout le domaine de la phraséologie au sens large (lexies complexes, locutions, proverbes, adages…) se perpétue fort bien à travers les âges, et ne cesse de fournir des schèmes conceptuels. Il y a toutefois une différence à ne pas négliger : les lexies complexes et phraséologiques sont préservées par leur forme même, alors que les schèmes purement narratifs ne bénéficient pas d’un tel soutien formel.
149 Paris, PUF, 1992. 150 P. 34. Les exemples donnés sont : on doit lui rendre cette justice,
à des prix défiant toute concurrence.
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TABLE DES MATIÈRES INTRODUCTION ....................................................................9 1. La traversée de l’eau ..........................................................11 2. Coclès ...................................................................................15 2.1. Coclès gardien du pont : conte et légende .................15 Addendum : une ordalie par les eaux historique ?..........18 2.2. Coclès et la traversée salvatrice : l’accès à l’immortalité .......................................................................19 3. Le nectar grec ......................................................................25 4. Scaevola ...............................................................................29 4.1. Scaevola et sa mission dans l’Autre monde...............29 4.2. La traversée et l’amputation d’un membre ..............31 5. Clélie ....................................................................................35 5.1. Clélie et la fuite à travers le fleuve .............................35 Appendice. Le cheval anadyomène au Moyen Âge : le cheval Bayard et les quatre fils Aymon ............................40 5.2. Clélie échappe aux liens ..............................................45 5.3. Clélie passeuse .............................................................48 5.4. Clélie maîtresse du destin d’autrui ? .........................54 5.5. Dieux et héros anadyomènes ......................................57 Annexe. Les épithètes de la Grande Déesse du DevīMāhātmya et le thème de la traversée en domaine indien ..............................................................................................61 5.6. Hercule et les bœufs de Géryon selon Tite-Live .......64
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6. Le motif du salut par la traversée dans la littérature islandaise médiévale ...............................................................67 6.1. La saga de Grettir : aller chercher le feu en traversant l’eau pour obtenir le salut ...............................67 6.2. Une anecdote du Livre de la colonisation de l’Islande (Landnámabók) ...................................................................74 6.3. Le passeur meurtrier ..................................................76 Annexe. La traversée du Danube dans le Nibelungenlied : un passage paradoxal .........................................................78 Conclusion ...............................................................................81 BIBLIOGRAPHIE .................................................................87
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