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French Pages [133]
Le Rëve des machines
DU MÊME AUTEUR
AUX ÉDITIONS ALLIA Et sije suisdésespéré, que voulez-vous que i'y fasse? George Grosz
Lart est en danger (avecGeorge Grosz, John Heartfield & Wieland Herzfelde)
.
GÜNTHER ANDERS
Le Reve des machines Traduit de l'anglais et de l'allemand par
BENOIT REVERTE
IDE M. VEL LE
es AC•IDEM
. NOLLE
ÉDITIONS ALLIA I6, RUE CHARLEMA GNE, PARIS IVe
2022
LA première lettre au pilote de l'us Navy Francis G. Powers a été initialement publiée sous le titre “Lettre sur l'ignorance" dans la revue
Blätter fürdeutscheund internationale Polirik (Francfort-sur-le-Main), vol. 8/1960, pp.784-79I. La seconde lettre, publiée ici pour la première fois, se trouve dans les archives de Günther Anders, Archives de littérature de la bibliothèque nationale d'Autriche, Vienne, LIT (ÖLA) 237lo4. Les pages 49 à S7 constituent la première partie du chapitre "Lobsolescence des machines" de l'ouvrage de Günther Anders LObsolescence de l'homme, tome 2. © éditions Fario pour la version française.
Le traducteur remnercie chaleureusement Gerhard Oberschlick et Aurélien Berlan. © Editions Allia, Paris, 2022, pour la présente traduction française.
PRÉSENTATION
Disons que les machines deviennent de plus en plus humaines,
au moins au sens où Wiener l'entend, en cela qu'on peut éta-
blir des comparaisons pertinentes entre leur comportement et le comportement humain. Pourtant, ce que nous connaissons le
phus immédiatement et le mieux, est-ce vraiment nous-mêmes?
Phutốt que d'en savoir plus sur nous-mêmes en étudiant nos constructions, ne vaudrait-il pas mieux essayerde comprendre ce qui sepasse à lPintérieur de nos constructions en examinant ce qui se passe à l'intérieur de nous-mêmes2
LE texte présenté ici attendait dans les archives de Günther Anders, hébergées à la bibliothèque nationale
de Vienne. Il est composé de deux lettres qui étaient classées dans un dossier au titre mystérieux: "Le rêve des machines".
La première des lettres, intitulée “Lettre sur lignorance*, a été publiée en août r960 dans la revue Blätter
fürdeutscheund internationale Politik., C'est la version originale en anglais telle qu'elle a été envoyée à son
destinataire qui est traduite ici. La seconde, écrite en allemand et qui porte le titre "Le rêve des machines", est restée inédite jusqu'à aujourd'hui. Ces deux lettres sont adressées à Francis Gary Powers, un pilote espion américain, alors détenu dans I. Philip K. Dick, Si ce monde vous déplait, vous devriez en voir quelques autres, traduit de l'anglais par Christophe Wall-Romana, Paris, éditions de 'Éclat, I998, p. 22. 2. Nachlass Günther Anders, Literaturarchivs der Österreichischen Nationalbibliothek, Wien, LIT (ÖLA) 237l04. 3. Blätter fürdeutscheund internationale Politik, vol. 8/1960, pp.784-79I.
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LE RÊVE DES
MACHINES
la prison Loubianka à Moscou. Le r mai 1960,Powers décollait d'une base secrète de la NSA à Badaber (proche de Peshawar, au Pakistan) aux commandes d'un avion de reconnaissance U-2 à destination de
Bodo, en Norvège. Sa mission: traverser le territoire soviétique et photographier des sites sensibles (bases de missiles, complexe nucléaire...). L'avion, évoluant à des altitudes aux confins de l'atmosphère et réputé hors de portée des défenses antiaériennes, sera pourtant abattu au-dessus de Sverdlovsk, en Sibérie occidentale. Le pilote est capturé et l'épave de l'avion récupérée, avec 1'ensemble du matériel d'espionnage quil contient. Cet épisode de la guerre froide marque la fin de ce que l'on appellera “la première détente" entre les deux blocs et provoque l'annulation de la conférence de Paris qui devait réunir Khrouchtchev et Eisenhower quelques jours plus tard, le 16 mai I960. C'est àl'approche du procès que Anders, qui a eu vent des remords exprimés par le pilote, décide d'intervenir
en lui écrivant une lettre, la Lettre sur l'ignorance. Il tente ainsi d'initier une correspondance avec le pilote comme il l'a déjà fait avec un autre pilote américain, le major Eatherly, qui a donné le feu vert météo au
largage de la première bombe atomique sur Hiroshima, et avec lequel il entretient une correspondance depuis juin I959. Il ne connaîtra pas le même succès avec Powers et sa lettre restera sans réponse.
Anders a reçu une formation académique auprès de Husserl, avec lequel il passe sa thèse d'habilitation,
puis de Heidegger. Il consacre ensuite ses premiers travaux à l'anthropologie philosophique, qui étudie la place singulière de l'homme dans le monde, et publie
PRÉSENTATION
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deux textes en français durant son exil à Paris avec sa
première épouse Hannah Arendt, textes auxquels cette dernière a d'ailleurs participé dans le cadre de leur sumphilosophein'. Le double choc du nazisme et d'Hiroshima produisit une césure dans son parcours. Il délaisse les travaux académiques et se réclamera dès lors d'une "philosophie de l'occasion", telle quil l'a décrite dès les premières pages de son œuvre maîtresse, L'Obsolescence de l'homme:"quelque chose comme un hybride de méta-
physique etde journalisme: une façon de philosopher qui prend pour objet la situation actuelle, c'est-à-dire des fragments caractéristiques de notre monde actuel, mais pas seulement pour objet, puisque le caractère opaque et inquiétant de ces fragments est précisément ce qui éveille cette façon de philosopher" 2.
Aux yeux d'Anders, Powers représente une figure exemplaire de la condition de l'homme contemporain telle qu'il l'a théoriséesous l'expression “décalage prométhéen". Le développement des systèmes techniques a connu une réussite si fantastique que l'homme qui utilise des instruments aux effets démesurés n'est plus capable de se représenter, ni d'éprouver, ni d'imaginer, mnême après coup, les conséquences de ce qu'il a déclenché: “LES décalages entre l'action et la représentation, l'acte et le sentiment, entre la science et la
I. “UNE interprétation de l'a posteriori", traduit de l'allemand par Emmanuel Lévinas, Paris, Recherchesphilosophiques, n° Iv/r934I935 et «Pathologie de la liberté", traduit de l'allemand par P.-A. Stephanopoli, Paris, Recherchesphilosophiques, n° vi/1936-1937. 2. Günther Anders, L'Obsolescence de lhomme, tome I, traduit de
l'allemand par Christophe David, Paris, éditions de l'Encyclopédie des Nuisances/éditions Ivrea, 2002, p. 22.
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conscienceet enfin - surtout - entre l'instrument et le corps de l'homme (qui n'est pas fait sur mesure pour le 'corps' de l'instrument)"". Les différentes facultés de l'homme ne sont plus à la hauteur de sa dimension
technique. Désormais, “l'homme est plus petit que luimême" et sa tâche est de travailler à une élongation de son imagination et de ses sentiments. Après avoir
déclenché une crise aux conséquences désastreuses,
sinon apocalyptiques, Powers fut pris de remords et chercha à prendre conscience de la portée de ses actes. Il tenta de se mettre à la hauteur de ce qu'il
avait fait, donc de ce qu'il était. Une telle figure serait
pour Anders un anti-Eichmann, un exemple pour 1'humanité. La seconde lettre, “Le rêve des machines", écrite suite au verdict du procès', n'a probablement pas été envoyée. Le texte est proposé à quelques maisons
d'édition, sans succès. Plus tard, Robert Jungk, en qualité de coordinateur d'un supplément au journal Die Zeit, intitulé "Les pages du futur", offre à Anders l'opportunité d'en publier une partie. Anders envoie
I. Ibid., p.31. 2. Le r9 août r960, Powers est condamné à dix ans de réclusion. Il sera échangé le Io février r962 sur le pont de Glienicke avec
William Fischer (qui usurpe le nom de Rudolf Abel), chef d'un réseau d'espions soviétiques aux Etats-Unis. 3. Robert Jungk (1913-1994), écrivain et journaliste allemand naturalisé autrichien, compagnon de route d'Anders dans ses combats anti-nucléaires, est l'auteur, entre autres, de Le futur a déjàcommencé et de Pus clair que mille soleils, premier ouvrage à décrire l'histoire du projet Manhattan. En 1986, il a reçu le prix Nobel alternatif puis a été candidat aux élections présidentielles en Autriche pour le parti
Vert en I992.
PRÉSENTATION
II
son texte en mai r96I ' mais ce n'est quen février r962, une semaine après l'échange de Powers avec Abel sur le pont de Glienicke, que Die Zeit notifie à Anders son refus de publier cet article. Anders, qui ne veut ni percevoir les honoraires de cette commande ni en faire cadeau au journal, demande à ce que la somme, soit cent cinquante deutschemark, soit reversée au comité d'organisation de la marche de Pâques (Ostermarsch
der Atomwaffengegner), un rassemblement annuel pacifiste et antinucléaire. Plus tard, Anders sélectionnera quelques pages du texte pour le deuxième tome deL'Obsolescencede 'homme, qui paraît en 198o*. Le premier titre que Anders donne à cette seconde
lettre est Surl'avilissement- Über Entwürdigung-, puis devient Le Rêve des machines dans une version qui est
la première moitié du texte qu'il projette. Le texte présenté ici était conservé dans un dossier portant I'inscription "exemplaire de travail". II contient la première partie de la lettre, corrigée ou complétée par endroits, et une seconde partie rédigée ultérieurement.
I. Anders envoie son texte la veille de son départ pour Munich où il va rencontrer Hannah Arendt, qui couvre durant cette période le procès d'Adolf Eichmann. Cette rencontre est l'unique occasion où les anciens époux se sont revus "in the flesh" après leur séparation en r936. Arendt allait faire scandale avec son Eichmann à jérusalem et forger l'expression de "banalité du mal", qui constitue un changement dans sa représentation du mal et un rapprochement avec les vues d'Anders. Anders a d'ailleurs répondu à l'ouvrage d'Arendt avecsa lettre au fils d'Eichmann intitulée Nous, fils d'Eichmann. Il est vraisemblable qu'au cours de la rencontre Anders ait parlé de son
anti-Eichmann.
2.GüntherAnders, L'Obsolescence del'homme,volume , Paris, éditions Fario, 2011, pp. III-116.
MACHINES
Les feuillets sont composés de pagesdactylographiées dėcoupées, parfois collées avec du ruban adhésifet repliées pour les plus longues. Plusieurs passagesprésentent de nombreuses corrections manuscrites, des ajouts de paragraphes et des notes. Cette version de travail est ici en outre augmentée d'une n assemblée à partir de feuillets conservésséparément et qui pourraient constituer la n de laversion initiale de la lettre. Lorsque Anders écrit en I96o Le Rêve desmachines, il décrit l'être-avec-les-machines à une époque où le
domaine
de la
cybernétique
en était encore à ses
débuts, où le monde qui en résulte n'était pasencore advenu. Les singularités et les spéci cités de cetteprofonde transformation se détachaient alors peut-être de manière plus distincte qu'aujourd'hui, ses sources et ses lignes directrices étaient peut-être plus visibles car elles émergeaient sur l'arrière-plan d'un monde pré-
cybernétique qui était encore tangible. BENOIT REVERTE
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LE RÊVE DES
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LETTRB SUR L'IGNORANCE
Günther Anders
Vienne - Mauer Oelzeltgasse I5
M. Francis G. Powers
Moscou Dzerzhinsky 2
le 6aoûtr960 Cher M. Powers,o
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L'auteur de ces lignes vous est inconnu. Certes, au cours de la lecture vous apprendrez à le connaître un peu, mais en comparaison avec les problèmes auxquels vous avez à faire face aujourd'hui et les questions dont l'éclaircissement est de la plus grande urgence, non seu
lement pour vous mais pour tous nos contemporains, son identité n'a aucune importance. Par conséquent, il commencera en parlant de ces problèmes. Dans cette première lettre cependant (car d'autres suivront), il se bornera à évoquer un de ses amis, que vous pouvez
utiliser comme un miroir de votre destin ; une personne avec qui vous avèz tant en commun que vous pourriez Vraiment vous considérer comme son frère. Car cet homme était également un pilote américain et, de plus, un homme qui, comme vous, avait commis en toute innocence un acte historique. C'est avec cet homme, I. L'auteur emploie le terme anglais “epochal", qui pourrait se traduire par “épochal" en français, pour désigner un événement de
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LE RÊVE DES MACHINES
votre “frère aîné", et avec son acte marquant quenous allons commencer.
Quand vous avez entendu parler de l'acte de mon
ami, Powers, vous étiez encore un enfant puisque l'vénement eut lieu voici quinze ans. Quinze ans - ceci résonne probablement àvosoreilles comme un passé révolu. Mais ne pensez pas qu'il enest de même pour tout le monde. Beaucoup de ceux qui
étaient déjà adultes en ce jour décisif et particulièrement ceux qui étaient eux-mêmes les pluspréoccupés par l'événement, ont à vrai dire le sentiment qu'il s'est
produit hier, ou plutôt: qu'il n'a jamaiscessédavoir lieu depuis lors; que l'événement était trop grospour être englouti par le passé et quil traîne encorealentour comme une affaire incomprise et inachevée. Car il y a une règle selon laquelle les événements qui n'ont pas été assimilés sont condamnés à rester présents, une façon de punir, pour ainsi dire, cette omission; ils ne sont pas autorisés à appartenir au passé. Sil vous plaît, ne me répondez pas que cette règle n'est rien que de la théorie, qu'aujourd'hui est aujourd'hui, hier hier, et que vous ne vous laissez pas prendre par une telle absurdité. Si vous le faisiez, je vous demanderais simplement de regarder autour de vous. Les quatre murs de votre cellule suf sent à prouver la vérité de
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portée historique, qui marque le passage entre deux époquessuccessives. Compte tenu de la nature de cette lettre, nous avons privilégié le terme plus usuel. (N.d.T.)
LETTRE SUR L'IGNO RANCE
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notre règle. Car il ne serait pas venu à l'idée de vos enployeurs (il n'aurait pas pu leur venir à l'idée) de vous donner votre ordre de mission de vol u-2, s'ils avaient suf samment compris et assimilé cet événement; et cela signi e la chose suivante: vous, Powers, n'auriez pas été abattu au-dessus de Sverdlovsk; vous ne seriez pas forcé aujourd'hui de xer du regard ces
quatremurs. - Vous voyez:rien n'est moins théorique que ma règle, “les choses non assimilées demeurent présentes', et rien n'aurait pu concerner ou concernera votre destin plus directement que cette af rmation.
A présent, vous voulez probablement connaître l'acte auquel je fais allusion et pourquoi je l'appelle "marquant". Je vais d'abord y répondre négativement. Cen'est pas pour ces raisons que nous avons apprises à l'école ; ce n'est pas parce que mon ami, assumant ses propres responsabilités, avait pris en charge son
histoire, ni parce qu'il avait fait le choix de l'engager sur une nouvelle voie, ni encore parce qu'il avait su vers quoi il se dirigeait, les effets de ce qu'il accomplissait, et les effets de ces effets. Au contraire: lorsqu'il accomplit son acte, il tira simplement sur un levier, il ne savait
simplemnent rien, il était lincarnation de l'ignorance. Ce n'est pas seulement la nalité réelle de son acte qui lui était inconnue, mais aussi celle présumée, le pré-
texte qui fut plus tard offert à l'opinion générale; non
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seulement ce qư'il faisait n'était pas son affaire mais, dans une certaine mesure, le fait même de faire quoi que ce soit.
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Cela ne ressemble pas vraiment à un grand homme, et certainement pas à un homme marquant. Et avec
tout cela, nous n'en sommes qu'au début. Car notre homme ne considérait pas cette ignorance comme une calamité dont il devait se débarrasser, mais plutôt comme quelque chose de l'ordre d'un devoir moral. Par là, j'entends que l'intérêt d'en savoir plus sur son actionnement de levier que ce qu'on lui en avait dit lors du brie ng, il le rejetait comme un manquement son devoir; ou plus précisément, ou même pire: il aurait réprimé cet intérêt comme un manquement à son devoir. Du moins s'l avait encore été en proie à la curiosité.
Mais il ne l'était plus. Pourquoi? Parce que ses "principes moraux" fonctionnaient comme des rouages parfaitement huilés; ou plutôt: ce qu'il considérait comme ses "principes moraux Car, en réalité, la chose qui fonctionnait était l'ensemble des attitudes que ses employeurs et instruc-
teurs lui avaient imposé et dont ils avaient fait sa "seconde nature"
Que signi e: "les principes moraux fonctionnent mme des rouages parfaitement huilés"? Cela veut dire que les tabous dont ces morales se composent rendent tout effort moral super u. Et ils le font en supprimant non seulement l'accomplissementde nos désirs, mais même leur éclosion. On ne peut nier que, dans de nombreux cas, un
tel fonctionnement de principes moraux présente
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des avantages. Par exemple, il ne vient pas à nos voisins lidée de nous tuer. Ne serait-ce pas bien pire si, à chaque jour qui vient, ils devaient lutter à nouveau contre leur soif de sang?
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Dans d'autres cas cependant, un mécanisme aussi perfectionné est la pire des choses, la moins digne et la plus désastreuse qui puisse nous arriver. Je pense à ces
situations dans lesquelles "principes moraux" devrait être écrit entre guillemets; quand les principes moraux ne consistent en rien d'autre qu'en ces attitudes que les
détenteurs du pouvoir cultivent en nous pour que nous soutenions leurs ambitions. Et cela s'applique au cas de notre homme marquant. L“éducation" à laquelle ils l'ont soumis (non seulement par sa formation militaire mais aussi par l'environnement fait d'opinions, de convictions et d'attitudes prêtes à l'emploi dans lequel il baignait quotidiennement et qui lui fut procuré aussi naturellement que s'il s'agissait d'outils et de denrées ready made), cette formation fut d'une telle ef cacité que la tentation d'en savoir plus que ce qu'on lui disait était écartée avant même de l'ef eurer. En fait, il était un parangon de vertu: car il prouva son excellence non seulement en exécutant l'ordre donné, non seulement en renonçant à la compréhension de cet ordre (ses buts
et effets implicites), mais aussi en s'interdisant pour lui-même le désir de comprendre cet ordre'. Il se trouvait ainsi dans l'état qu'avaient visé ses employeurs: celui d'un hommne qui non seulement ne savait rien, mais encore ne savait pas qu'l ne savait pas et dont on pouvait faire usage pour n'importe quel acte crapuleux. Cet état était devenu réalité.
I.Il est possible, et même probable, qu'il aurait réfuté la réalité de
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cette ultime renonciation ; et ce, même en toute réfutation n'aurait pas été digne de con ance, nature de la renonciation totale que celui qui de remarquer et de se souvenir qu'il a renoncé
bonne foi. Mais cette car il appartient à la renonce cesse même à quelque chose.
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Je pense que pour
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caractériser cette
opération
à laquelle mon ami, comme beaucoup d'autres, a été
soumis, le choix du terme brainwashing, si populaire dans votre pays, semblera évident. Si, par ce terme, l'on veut af rmer qu'à travers ce traitement toutes les facultés de connaissance et de jugement qui auraient pu entacher le cerveau de mon ami avaient été lessivées, il serait alors parfaitement légitime. Toutefois, cet usage du mot est contraire à sa signi cation courante, car ce terme signi e généralement que le cerveau est systéma-
tiquement détraqué ou entaché par le “brainwashing; du moins qu'il perd sa capacité à fonctionner clairement. Qu'un processus corrupteur soit appelé "lavage est bien sûr idiot mais il s'agit de l'usage courant du terme et cette idiotie n'est pas de mon fait. Nous devons prendre tout ceci au sérieux car le terme a également été utilisé dans ce sens à votre sujet. Je me demande si vous le savez mais, dans le soi-disant “monde libre",
nous avons lu dans d'innombrables journaux que vous aviez été soumis au brainwashing". Bien sûr, les journaux ne se référaient pas à cette procédure par laquelle votre ignorance a été produite durant vos années de formation,
mais à une opération à laquelle vous avez
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"probablement" dû vous soumettre après Sverdlovsk. Si vous écoutez l'argument avancé pour défendre cette "probabilité", le mécanisme dont vous êtes victime devient transparent. Car l'argument prétend: il est simplement impensable que quelqu'un puisse témoigner contre son indiscutable discernement et son sens de la responsabilité sans contrainte (sans cette contrainte qui est appelée “brainvashing'"). Ecoutez ces mots. Après que vous avez été systématiquement rendu ignorant et irresponsable, ces mots hypocrites sont durs à avaler.
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S'il vous plaît, essayez de comprendre, Powers, ce qui se cache derrière cette hypocrisie. (A présent com-
mence mon propre“brainwashing - car, bien sûr, ma lettre sera à son tour calomniée de la sorte.) Au fond de tout cela, se trouvent la déception et l'indignation
des producteurs par rapportà un produit défectueux. - Et qui est ce produit? Vous. Aux yeux de vos producteurs, qui vous ont, par le moyen du “brainwashing", transformé en un être parfaitement ignorant et irresponsable, il est révoltant que leur produit se révèle ne pas être totalement résistant; et ils estiment scandaleux que la survenue de situations réelles et d'expériences réelles puisse ouvrir les yeux de leurs produits. Car c'est ce qui s'est passé ; vos yeux se sont ouverts quand vous avez vu la vérité: ces gens, qui espéraient contrer le danger d'une propagation de la paix", ont abusé de vous, dans un acte qui violait manifestement le
droit international. En d'autres termes, le fait que quelqu'un qui a été
systématiquementnourri d'uneignorance à l'épreuve des bombes" ait pu en acquérir la connaissance à la
faveur d'expériences réelles apparaît à ces messieurs
comme la destruction d'un objet, qui ne s'explique que comme la conséquence d'un acte de violence. Ils trouvent là matière à supposer que vous deviez
avoir été privé de votre liberté d'esprit. De là au cri hypocrite et moralisateur: “Maintenant vous pouvez voir à nouveau où l'on est libre et où on ne l'est pas!" et à l'appel à la conscience du monde libre, il n'y a pas
plus d'un pas.
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Mais j'ai anticipé en parlant de vous au lieu de votre frère aîné. Les cas sont simplement trop similaires. Revenons à lui.
Quoique je l'aie présenté comme "marquant", nous n'avons pas été capable de déceler la plus in me qualité marquante en lui, bien au contraire: seulement des symptômes de son manque d'indépendance et pourtant nous n'avons même pas ni de brosser le tableau de sa faiblesse. Nous allons nous en occuper maintenant, puis nous reprendrons la question de savoir pourquoi nous le quali ons de “marquant" malgré son
imperfection.
Dans l'esprit de ses maîtres, le produit qu'ils façonnaient ne devait pas uniquement consister en une ignorance totale (à lui insuf er) mais encore (pour qu'ils puissent être absolument sûrs de lui) en une con ance totale (à lui insuf er également). Comment ont-ils pu produire cette con ance totale? Quelle était
leur méthode? Séduction: ils lui ont fait croire que la con ance qul leurdevait (prétendument)représentaitseulement une moitié: la moitié complémentaire d'une relation de con ance mutuelle, l'autre moitié étant la con ance
qu'ils lui avaient accordée. En d'autres mots: pour être certains qu'ils pouvaient lui faire complètement con ance, ils le convainquirent qu'ils lui faisaient déjà
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complètement con ance. Et ils réussirent avec cette astuce. Sa réaction fut celle d'une femme à laquelle un homme, pour jouir
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de se faire aimer, I'assure de son amour, après quoi elle
tombe effectivement amoureuse de lui. Comme il était un homme sincère et naif, il aurait considéré comme injuste et déplacé de ne pas retourner la con ance à la con ance; et comme rien n'était plus éloigné de son esprit que de suspecter que la spéculation sur sa loyauté est l'un des tours favoris de la duplicité, il ne
douta pas un seul instant que la con ance qu'ils lui accordaient était exactement aussi totale et exactement aussi aveugle que celle qu'ils attendaient de lui. Et c'est pourquoi, même sil avait eu envie d'en savoir plus sur l'ordre reçu que ce qu'ils avaient bien voulu lui dire, il aurait réprimé cette curiosité non seulement comme un manquement déplacé à son devoir, mais pire encore: comme une infamante trahison de la con ance quils
lui accordaient. Pour s'assurer de la con ance qu'il plaçait en eux, ils lui ont facilité la tâche. En effet: c'était un plaisir
pour lui. Car I'une des méthodes de séduction qui rencontre le plus de succès consiste à assortir la con ance que l'on désire inspirer avec la vanité. Ceci signi e que le séduc-
teur persuadeses victimes, dont il souhaite obtenir une totale con ance, de croire que sa con ance (dans leur con ance aveugle) représente un honneur pour elles.
Il est évident que c'est également une astuce, un tour par lequel la relation entre con ance et honneur est
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simplement renversée. Car l'honneur ne vient pas de ce que quelqu'un, quel qu'il puisse être, nous accorde sa con ance; au contraire, la con ance naît légitimement quand nous sommes confrontés à un homme d'honneur. Mais où et de qui mon ami aurait pu apprendre
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cela? Après tout, commnent un innocent garçon du Texas aurait-il pu le voir? Au mieux a-t-il vaguement perçu alors que con ance et honneur allaient d'une certaine manière de pair. Il n'était pas capable de saisir que ce qu'il croyait être son honneur n'était en réalité pas le sien, mais un honneur que ses produc-
teurs lui avaient rendu dans le seul but de produire sa con ance aveugle. Quant à la question de savoir
si leur capital d'honneur était suf sant pour procéder à de telles rétributions - elle ne lui serait jamais venue à l'esprit. Au contraire, il avait la ferme conviction qu'en ne faisant pas con ance, il aurait alors automatiquement trahi leur con ance, et aurait alors sacri é son honneur. Non, il ui fut de plus en plus facile de faire con an Après tout, toutes les dif cultés ont été écartées de son chemin - de la manière la plus loyale, comme il le vit. Car ses employeurs lui avaient accordé l'abso-
lution praenumerando'; ils lui avaient garanti quil ne serait jamais forcé à porter la responsabilité de tout ce
qu'on lui dirait de faire en tant qu’employé. Comment aurait-il pu répondre déloyalement à une telle loyauté, comment aurait-il pu déshonorer un tel honneur? Pas étonnant qu'il ait alors exécuté l'ordre. Qu'il ait accompli "son acte".
Maintenant, après avoir examiné mon ami d'aussi près, on ne peut s'empêcher de penser que nous
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1. "Par avance", en latin. (N.d.T.)
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avons affaire là à un homme absolument ignorant,
une personne véritablement insigni ante. C'est pourquoi je ne serais absolument pas surpris si vous
protestiez qu'il est vraiment absurde de quali er un tel homme de marquant malgré la non-entité ignorante que forme son être. Cependant, cette objection serait faible. Parce que je ne le quali e pas ainsi malgré son ignorance. Mais alors ?
Je me demande si je ne devrais pas simplement écrire
"en raison de; c'est-à-dire “en raison de son ignorance". Mais j'hésite parce que la réponse n'est pas non plus aussi facile que cela. Bien sûr, l'ignorance en tant que telle n'est pas marquante; elle n'est qu'aggravante. Et pourtant cette réponse nous rapproche déjà de la vérité. Car nous passerions à côté de la vérité si nous appréhendions l'ignorance actuelle comme un phénomène isolé, nous devons l'examiner d'une manière dialectique; ce qui signi e: nous devons l'envisager dans le contexte de la situation actuelle dans son ensemble. Cette situation où déceler 1'ignorance est dé nie par le fait que nous sommes devenus omnipotents, au moins négativement; nous sommes devenus capables d'exter-
miner lhumanit. Omnipotence ET ignorance - c'estcettecombinaison qui est marquante.
Cette réponse, Powers, nous amène au point qui est décisif pour vous et pour nous tous. Ce qui est marquant n'est pas seulement l'effet inimaginable de l'omnipotence, dont nous sommes devenus détenteurs
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grâce au développement de la physique nucléaire ; ce n'est pas seulement ce que mon ami a laissé derrière
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lui après sa "mission accomplie", à savoir une ville réduite à de la poussière radioactive, une scène jonchée de deux cent mille corps carbonisés, avec, tout
autour, une humanité en pleurs - mais plutôt que cet effet fut produit avec l'aide d'un homme qui était aussi ignorant que vous; qu'il ne pouvait êre produit qu'avec l'aide d'un homme aussi ignorant; et que ses maîtres l'avaient entretenu dans cette ignorance dans I'unique but de le rendre capable de “déclencher catastrophe d'une telle magnitude. Pour
exprimer ceci
philosophiquement
: ce qui
importe, c'est qu'ils ont créé un fossé d'une ampleur incommensurable entre notre force physique et le pouvoir de notre connaissance pour nous transformer en outils ef caces d'annihilation. C'est pourquoi j'ai quali é mon ami de marquant: parce qu'il fut le premier à être utilisé de la sorte. Et étant le premnier, son rôle est doublement marquant, symbolique de l'époque dans laquelle vous et moi, nous tous, vivons. En raison de ce qui lui est arrivé:1'exploitation de l'ignorance en vue de l'annihilation - c'est le danger auquel chacun d'entre nous est désormais exposé. Nous tous, peu importe que nous aidions à construire des bases de lancement de missiles
(car "il n'y a pas de sot métier"), que nous minimisions une possible guerre nucléaire (car nous avons peur de l'opinion publique) ou que nous pénétrions espion dans des pays souverains (ce que vous avez fait). La plupart d'entre nous,engagés dans une voie ou une autre, ne savons rien du danger effroyable que nous
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encourons : le danger de nous mettre tous en danger.
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LETTRE SUR L'IGNORANCE
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Bien sûr, Powers, vous avez entre-temps deviné de quoi et de qui je parlais. Au cas où vous ne l'auriez pas deviné, jetez un œil une seconde, s'il vous plaît, sur la date de cette lettre. Je l'écris le 6 août, encadrez bien cette date en noir, car ce jour est le jour de mnort
d'Hiroshima, aujourd'hui son quinzième anniversaire. Et ce jour de mort reste aujourd'hui – rappelez-vous le début de ma lettre – le présent.
Quant à mon ami marquant, il s'agit du pilote dHiroshima Claude Eatherly. – De toute évidence, vous connaissez le nom, bien que vous ne l'associiez peut-être pas avec le destin tragique de l'homme qu'il
est aujourd'hui, mais plutôt avec l'image d'un héros national souriant - car tentative a été faite de le transformer en un tel personnage et de le vendre comme une telle marchandise. Au cas où vous aussi auriez été victime de cette image ctive, au cas où, à vous aussi, à l'évocation de son nom, apparaîtrait sous vos yeux ce visage photogénique de garçon glamour, vous avez encore à apprendre, Powers. Car Eatherly a été pendant de nombreuses années un homme à la fois ruiné
et misérable, et inutile d'envier les quinze années qu'il a derrière lui. Or, c'est désormais un homme qui sait ce que ne pas savoir implique; et sa vie a maintenant
un
unique objectif: éviter la répétition de son acte. Presque, Powers, cet acte s'est presque répété; le destin qui a été le sien est presque devenu le vôtre car au fond, vous étiez à un cheveu de franchir la distance qui vous séparait du déclenchement de la catastrophe. Et si c'était arrivé, la catastrophe aurait
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même été incomparablement plus grande que tout l'inimaginable que nous tentons de nous représenter lorsque nous entendons le nom Hiroshima. Malgré tout, Hiroshima avait encore eu lieu au cœur de notre monde; alors que votre catastrophe aurait transformé le monde en un Hiroshima. Vous, son plus jeune frère, vous avez eu la chance inouïe et absolument injuste d'y échapper. Il vous a été épargné de laisser deux cent mille corps derrière vous, ou la quantité indénombrable de victimes qui aurait été le prix si ceux que vous menaciez avaient traité votre action pour ce qu'elle était réellement: une agression; et s'ils y avaient répondu en conséquence. Dans la chanson qui connait un formidable succès dans votre pays, où la voix rocailleuse d'un cowboy (qui prétend être vous) se plaint du "cachot sans Dieu" dans lequel vous êtes condamné à rester assis dans ce pseudodouble de vous, il y a un couplet qui dit que vous vous remémorez Pearl Harbor. Qui pourrait résister à cet arracheur de larmes ! Ce grand poète ne sait pas à quel point il a raison. Car ce que vous avez presque provoqué
était vraiment une sorte de Pearl Harbour. Et si votre action n'a pas été couronnée de succès en devenant un vrai Pearl Harbour, le mérite en revient exclusivement à ceux qui sont maltraités dans la chanson'. Une épaisseur de cheveu et cela aurait été un véri-
table Pearl Harbour. Et ces petits mots, "une épaisseur de cheveu" et "aurait été", devraient, aujourd'hui I. On peut trouver les paroles de la “Ballade de Francis Powers" et écouter son émouvante interprétation à cette adresse: https:
llarchive.org/details/BalladOfFrancisPowers. (N.d.T.)
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encore, vous saisir à la gorge de terreur ; et cette ter-
reur devrait gommer votre peur de ce qui pourrait vous frapper personnellement. Vous ne devriez ressentir rien d'autre que terreur et gratitude. Terreur pour ce que vous avez presque effectué; gratitude pour le fait que vous et nous y avons tout juste échappé. Dans votre cas,y avoir tout juste échappé signi e ne pas être devenu coupable; et vous y auriez même échappé si le pire vous était arrivé en tant qu'individu.
Je ne forme en rien d'autre plus d'espoir. Car quoique
l'ignorance que j'ai mise au pilori dans cette première lettre soit aussi la vôtre, vous ne devriez pas oublier un seul instant qu'en n de compte cette ignorance n'est pas de votre faute. Et ce n'est pas pour terminer sur une consolante n heureuse que j'insiste sur ce point; mais pour vous donner la force de faire usage de votre vie future (puisse-t-elle vous être offerte) de la même manière que votre frère aîné Eatherly. Etre -même face à ceux qui sont coupables d'avoir failli vous rendre coupable. Vos ennemis ne sont pas ceux dont vous avez, sur ordre, survolé le pays, mais ceux
qui (peu importe qu'ils l'aient franchement souhaité ou qu'ils ne l'aient simplement pas évité) ont besoin d'hommes ignorants pour en faire leurs instruments ; et qui, pour cette raison, produisent de tels instruments.
Cessez d'être un instrument, Powers. Devenez un être humain.
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LETTRE SUR L'IGNORANCE
LE RÊVE DES
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J'ai grandement con ance, Powers: vous le deviendrez. Car, dans la première lettre de prison que vous avez envoyée à votre famille (le 26 mai), vous disiez: "Quand je pense à la peine que je vous ai causée, je
me rends compte qu'aucun individu n'a le droit de faire des choses qui ont de si grandes conséquences sans le consentement de sa famille.> Vous ne savez pas à quel point vous aviez raison quand vous écriviez
cette phrase. Non seulement parce que vous avez causé tre famille la plus grande anxiété face à la situation précaire dans laquelle vous vous trouvez, mais aussi (et pas seulement "aussi" car il s'agit du point principal) parce que vous nous avez tous jetés - nous, la famille tout entière que représente l'humanité, dans l'anxiété, sans demander à aucun membre son consentement. Et vous nous avez effrayés non parce que (comme vous le formulez de manière un peu égocentrique dans votre lettre) vous êtes maintenant dans de sales draps, mais par votre acte lui-même, cause de vos ennuis. Car avec cet acte, vous avez poussé toute la famille, sans son consentement, au bord de la guerre ; ce qui signi e aujourd'hui: au bord de sa n ultime. Quels qu'aient pu être vos employeurs : Que ce soit
la Lockheed Aircraft Co., de laquelle vous passiez pour un employé en Turquie, ou votre dernier patron, le Colonel Shelton au Pakistan, ou M. Allen Dulles,
M. Herter ou votre président M. Eisenhower
eux
tous, les pro teurs de la guerre froide dont la peur la plus profonde serait le déclenchement de la "paix
chaude", tout comme ceux qui, bien qu'occupant
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les positions les plus élevées, sont tout aussi dupés et abusés par les pro teurs (abusés même en tant que
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d'imprimer votre maxime dans leurs cerveaux avec une encre résistant au “brainwashing". Car en n de compte, ce sont ces hommes qui ont poussé la famille au bord du gouffre, ces hommes qui estiment super u de demander le consentement des familles ; tandis que
vous, Powers, n'étiez que le commis qui transmettait le message. Et pour cette raison, parce que vous étiez seulement le messager, pour cette raison j'espère quil vous sera accordé une chance: la chance d'apprendre à nouveau,
de la même manière que votre grand frère Eatherly, qui a commencé sa carrière comme messager, mais qui
maintenant viù pour son propre message, qu'il transmet au nomn de nous tous. Je crois, m'écrivait-il il y a un an, que nous approchons rapidement d'une situation dans laquelle nous serons contraints de réexaminer notre volonté de nous en remettre à quelque institution sociale comme l'Eglise ou l'Etat quant à la responsabilité de nos pensées et de nos actes. Aucune de ces
institutions n'est suf sammernt armée pour prodiguer des conseils infaillibles sur les enjeux moraux, et leur prétention à prodiguer de tels conseils doit par consé-
quent êtrecontestée." Etil continue:“Mon expérience personnelle doit être comprise dans sa véritable signication, non seulement par moi-même, mais par tous les hommes, en tous lieux." C'est mon espoir que vous aussi apprendrez cette leçon comme Eatherly l'a apprise et que vous réussirez à outrepasser les frontières de votre compréhension avec la même témérité que celle avec laquelle vous avez franchi les frontières de pays étrangers. C'est le
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présidents) – tous ces hommes ont grandement besoin
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souhait de l'un des millions de morituri" inconnus» qui composent la famille d'aujourd'hui, le souhait de I'un des millions de ceux qui viennent tout juste d'y échapper; et je crois pouvoir dire: ce souhait peut vous être exprimé au nom de la famille tout entière.
Günther Anders
I. Ceux qui vont mourir en latin. Dans le lexique d'Anders, “morituri", les morts en sursis, désigne à l'ère nucléaire l'ensemble de
I'humanité. (N.d.T.)
LE RÊVE DES MACHINES
(Lettre à Francis Powers, à tous les Powers du monde et aux gens instruits parmi leurs complices) de
Günther Anders
BIEN SÜT, cette seconde lettre s'adresse aussi, et avant tout, à Francis Powers lui-même. Car c'est bien à lui,
à l'instar de Claude Eatherly auquel je l'ai comparé dans ma première lettre', que cette expérience, que nous tous pourrions faire, est effectivement arrivée. C'est donc en tant que représentant de notre condition quil est le sujet de cette lettre et, par conséquent, son personnage principal. Mais ce n'est pas seulement à lui que je m'adresse.
Il représente les “Powers potentiels", c'est-à-dire d'ores et déjà presque tous nos contemporains. Car nous sommes désormais tous exposés à la menace à laquelle
lui-même a succombé dans les faits, à savoir
le danger d'être insidieusement happés dans des appareillages dont nous ne connaissons ni les nalités ni les effets. Ou plutôt que nous ne voulons pas connaître, ou plutôt que nous ne devons pas connaître, et même que nous ne devons pas vouloir connaître. Pour toutes ces raisons, les destinataires de cette lettre sont “tous les Povers de ce monde".
Depuis 1l'accident de Sverdlovsk, nous sommes chaque jour contraints d'entendre le bruyant reproche adressé à Powers: celui d'être un “traître". Ce qui, en vérité, met les braillards en furie n'est pas, bien sûr, la prétendue trahison de Powers auquel ils avaient con é une "mission" sans lui donner la moindre information sur sesconséquences possibles - il ne saurait en être
I. Blätter fürdeutscheund internationale Politik, n°8, 1960.
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AVANT-PROPOS
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question - mais au contraire le fait que le cas Powers a trahi leur trahison. Leur trahison : car celui qui rem-
place la prière de pardonner aux pécheurs proférée par le Cruci é, le “Ils ne savent pas ce qu'ils font", par le principe suivant: “Ils ne doivent pas savoir ce qu'ils font", comme l'ont fait et continuent à le faire systématiquement ces producteurs d'ignorance, celui-ci trahit l'être humain car il bâillonne la conscience et entretient désormais les hommes dans leur état favori, à savoir la bonne conscience de l'absence de conscience.
Bien sûr, il n'est pas question pour les producteurs d'ignorance de le reconnaître. C'est pourquoi ils doivent travestir la réalité, à savoir la trahison de leur trahison, sous la personne d'un “traître" et la calomnier en tant que tel auprès de millions d'autres “Powers" dont ils souhaitent maintenir la con ante ignorance. La méthode est vieille comme le monde: si lon veut être sûr de disposer de victimes demain, on leur jette en påture une de leurs semblables. Le devoir que nous impose la situation actuelle ne consiste pas seulement à repousser la calomnie, mais aussi à renvoyer comme un boomerang le reproche de trahison au calomniateur.
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Avant de m'adresser à la victime Powers, je voudrais encore donner brièvement la parole à l'un de ces millions de “Powers", donc à l'un d'entre nous. En l'occurrence, à l'un des of ciers qui avaient été
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affectés à l'unité spéciale appelée "projet Polaris". Après un "pep talk" du responsable de l'unité spéciale, le vice-amiral William F. Raborn Jr., cet of cier prononça les paroles suivantes: "Je savais alors que j'étais prêt à mourir pour quelqu'un. Je ne pouvais pas me souvenir si c'était pour
I'amiral, pour le président, pour ma mère, pour le chef des boy-scouts ou je ne sais qui – mais à mourir, frère, j'étais prêt."3 Jamais le credo d'ignorance de l'homme trahi d'aujourd'hui n'avait été exprimé sous une forme plus concentrée. G. A.
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1.Le projet Polaris, mené par la Lockheed Corporation, a conduit au lancement du premier missile balistique mer-sol depuis un sousmarin, le 20 juillet 1960. La Lockheed Co. est aussi le concepteur de l'avion de reconnaissance U-2 que Powers pilotait lorsqu'il a été abattu par les Soviétiques. (N.d.T.) 2. Pep talk: laïus d'encouragement. (N.d.T.) 3. Time Magazine, r“ août 1960.
25 août rg60
Cher Francis Powers, Je peux débuter cette deuxième lettre d'un cœur plus léger. Vous êtes sauvé. Croyez-moi, Powers, nous avons tous repris notre respiration, et nous nous réjouissons même doublement. En premier lieu, bien sûn, parce que la vie vous a été rendue et que vous avez été remis
aux vôtres. Mais nous nous réjouissons tout autant que le discernement et l'humanité aient retrouvé vie. Car nous savons bien, désormais, que ce caractère indirect de la faute, dont je vous ai parlé dans ma première lettre rédigée le jour anniversaire d'Hiroshima et qui est tout simplement la réalité fondamentale de notre situation morale actuelle, a été également pris en compte par la cour de justice et utilisé comme critère pour déterminer la teneur de la peine. Vous n'avez pas été
considéré comme coupable, mais comme quelqu'un qui a été fait coupable. Si bien que vous aussi devriez, il me semble, être doublement heureux : non seule-
ment parce que vous savez maintenant que vous êtes à nouveau “là", mais aussi parce que vous ne devez la continuation de votre vie à aucun argument fallacieux
ni à aucun motif indigne d'un êre humain. Car il y a survivre et survivre. Si, par exemple, vous aviez été épargné sur la base d'une pitié capricieuse
ou d'un calcul politique, vous porteriez sur vous, pour
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le restant de vos jours, une tache indélébile d'insigniance. De manière irrévocable, votre être-là [Dasein] serait resté un pur "ne-pas-avoir-été-exécuté" – en effet, que vous ayez été sauvé ou liquidé sur cette base, ce qui aurait compté, c'est uniquement que la décision de vie ou de mort aurait été tributaire de la tactique ou de l'humeur; et si la décision prise avait été en faveur de votre vie, cela aurait fait de vous un simple pion. Par exemple, en I945, les libérateurs américains se sont retrouvés, dans un camp hitlérien, devant un spectacle totalement absurde, à savoir une multitude de jumeaux parqués, qui devaient leur survie au seul fait de ne pas avoir encore été tués; pas encore tués seulement parce que les médecins du camp avaient déjà plani é la date des expérimentations spéciales pour lesquelles ils avaient été épargnés et qu'entre-temps, à rebours de ce programme, était survenu l'effondrement du Reich millénaire. Bien sûr, nous nous réjouissons que ces enfants (qui, désormais devenus adultes, vivent disséminés parmi nous et dans l'anonymat) aient été sauvés. Mais le fait qu'ils doivent leur existence à une erreur de calcul de l'infamie reste toujours une épine dans nos consciences. La chance due au hasard n'est pas moins scandaleuse que la malchance due au hasard, le sauvetage par négligence n'est pas moins révoltant que le naufrage par négligence, le caractère arbitraire d'une "cause de vie" n'est pas moins avilissant que le caractère arbitraire d'une cause de mort. Si I'un ou l'autre de ces survivants ne parvenait jamais à se consoler de ce hasard, nous ne devrions pas le moins du monde nous en étonner. Rien de tel dans votre cas. La rationalité des attendus
du jugement rend supportable la poursuite de votre
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vie; et ils apportent peut-être, dès aujourd'hui, des éclaircissements
sur vos prochaines années à venir, de
sorte que vous pouvez déjà espérer que votre détention, quand bien même sa durée puisse vous paraître atrocement lourde, ne sera pas dégradante. Bien au contraire. Car il est tout à fait imaginable qu'au cours de ces années la question puisse quelquefois se poser à vous de savoir si ce n'est peut-être pas,
à l'inverse, votre situation avilissante qui aurait pris n avec le procès. Bien sûr, ceci paraît surprenant, et pour beaucoup révoltant; dès maintenant, alors que je couche ces mots par écrit, je crois entendre des grognements. Pas les vôtres, Powers, mais les grognements
de ceux qui ont établi une fois pour toutes la carte du pays de la morale et qui, animés de cette indolence amère qui s'appelle “fanatisme", savent pour l'éternité dans quelle région se trouve, indéracinable, la dignité, et dans laquelle, de manière tout aussi indéracinable, e trouve
l'avilissement.
Bouchez vos oreilles face à ces
grognements, Powers. Ce qui doit être mis en balance ici, ce ne sont ni deux pays, ni deux systèmes politiques ou économiques, mais exclusivement deux phases de votre vie: votre statut humain pendant votre job et votre statut humain après votre job.
LA RÉVOLTE DES CHOSES ESCLAVES.
-LE MONDEDĖSAPPROPRIÉ AVANT la grande césure qui a coupé votre vie en deux, vous avez été doublement dégradé. La première dégradation: 1le travail, avec lequel vous (ou vos commandants) avez occupé votre temps
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pendant la phase de votre “liberté", a consisté - après ma première lettre, nous sommes biend'accord sur ce point- à accomplir des choses dont la signi cation vous restait inconnue. Dans la première lettre, nous avions déjà mis cette ignorance au centre de notre ré exion. Demandons-nous à nouveau ce que cela signi e.
Cela signi e que vous avez été traité par vos commandants comme quelqu'un qui ne méritait pas de savoir ce qu'il avait à faire et faisait effectivement. Qu'est-ce à dire?
Que vous étiez privé de la liberté de conscience et, ainsi condamné à l'irresponsabilité, vous étiez simple-
ment dégradé. Or, à quelle classe appartient un être qui a, certes, l'obligation de travailler, mais n'a ni le droit ni la compétence de porter la responsabilité de son activité ?
A la classe des machines et des pièces de machines.
La réponse de nos ancêtres aurait été différente. Elle aurait été:“À la classe des esclaves."Naturellement, cette réponse est devenue absurde de nos jours car, à l'ère industrielle, il n'y a plus d'esclaves au propre, nos parents les ayant remplacés par des appareils et des machines, dans lesquels ils ont “transféré" la servitude. IIs l'ont fait la tête haute et ils avaient raison d'être ers, car à leurs yeux ce "transfert" devait représenter l'heureuse réalisation d'un espoir vieux de
milliers d'années, celui de la libération de l'humanité, du moins à l'égard de la malédiction
du travail.
Comment auraient-ils pu prévoir, alors qu'ils mettaient en marche ce processus historique de transfert, qu'un
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jour il pourrait se retourner en son contraire - comment auraient-ils pu alors qu'aujourdhui encore, très
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peu identi ent ce renversement, quand bien même nous n'avons désormais plus besoin d'aucune vision prophétique pour le constater, mais seulement d'ouvrir nos yeux? De quel renversement suis-je en train de parler? De la “révolte deschosesesclaves". Et du triomphe de ce soulèvement.
Le bouleversement qui a été victorieux (chez vous il a déjà atteint son terme alors qu'ailleurs, soit il se poursuit, soit il ne fait que débuter) ne fut pas, ou du moins pas en première ligne, la “révolution prolétarienne", attendue depuis des dizaines d'années par des millions de personnes, mais celle, plus révolutionnaire encore, des machines. Car ces dernières, pour se venger, quelque sorte, d'avoir été chargées et accablées de tout le travail servile, et même de davantage de travail
que nous n'aurions jamais pu accomplir nous-mêmes, se sont emparées du pouvoir. Il est certain que cette victoire a rendu la vie du prolétariat plus facile qu'elle ne l'avait jamais été auparavant (si facile qu'à vrai dire, parler d'un "prolétariat" n'a déjà plus de sens, tant le travail a désormais perdu de sa pénibilité) - ce qui est décisif est que, nous les hommnes, si nous nous
comparons maintenant aux machines sur lesquelles nous nous sommes déchargés de notre non-liberté, nous nous sentons comme des "moins-que-rien"; par le “transfert aux machines de notre non-liberté", nous nous sommes aussi dessaisis de notre liberté; par la production d'un travail sans homme, nous avons produit une situation inhumaine, une situation dans laquelle nous, en tant qu'êtres humains, ne comptons plus. Nous pourrions bien avoir atteint la n de l'époque adamique, celle durant laquelle nous avic
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à vivre sous la malédiction du travail; mais que nous soyons pour autant de retour au paradis, que nous ayons, avec la n du travail, atteint aussi la n de la malédiction, il ne saurait aucunement en être ques-
tion. Nous sommes plutôt passés d'une malédiction à une autre. Précisément à cette
malédiction,
que le
principe des machines, auxquelles nous avons transféré notre dur labeur, entraîne de manière automatique. Car ce principe consiste à synthériser les performances; ce
qui signi e qu'elles tendent, selon leur nature propre, à se coaguler en systèmes, à
fondamentalement
ne pas
se contenter de demeurer des pièces isolées de notre monde mais, bien au contraire, à exiger de devenir une
totalitécohérente et surplombante, une totalité - et voilà justement la nouvelle malédiction - à laquelle nous aussi devons nous soumettre. Vous pouvez aisément vous représenter ce que j'ai en tête en pensant à ce que nous appelons à juste titre “l'appareil", par
exemple celui d'une administration. Car un tel appareil n'est plus une pièce isolée, ni un dispositif auquel nous pourrions nous confronter souverainement, quelque chose dans lequel nous vivons et dont nous devenons de plus en plus de simples pièces.
Vous merétorquerez probablement quil s'agit d'un luddisme ridicule, que tout dépend uniquement de ce que nous faisons avec ces machines, des ns que visent nos moyens, ou des mains entre lesquelles elles
se trouvent. Mais ces arguments - je les connais jusqu'à la nausée tant ils retentissent aussitôt de toutes parts, toujours avec le même fracas et toujours identiques n'ont en n de compte aucune autre fonction, du moins aucun autre effet, que celui de nous aveugler sur le caractère véritablement révolutionnaire de ce
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-j'insiste à nouveau là-dessus – en ce que les machines,
depuis qu’elles ont pris en charge nos efforts, aussi octroyé la charge de xer les nalités; dès lors qu'elles se sont associées pour constituer un parc de machines, elles ont cessé de rester une somme de
“moyens", grâce auxquels nous pourrions poursuivre, librement ou à notre guise, tel ou tel but; elles se sont
plutôt transformées en notre monde; un monde qui, avant même que nous ayons pu xer tel ou tel but, nous a déjà envahis ; une structure qui, avant même
que nous ayons pu prendre telle ou telle disposition, a déjà disposé de nous; un pouvoir qui, avant mêmede nous aider à faire quoi que ce soit, nous a déjà asservis,
autrement dit forgés. Et, en dé nitive, ce processus révolutionnaire atteint son paroxysme lorsque le monde des machines va jusqu'à forcer ceux auxquels il appartient à se laisser posséder par lui et à se conformer
aux exigences quil formule, en raison de son être, de son pouvoir et de sa structure. Mais ceci signi e que cette coalescence des instruments en un monde d'instruments a révolutionné jusqu'à la nature de la proprieté et des propriétaires, et ce de manière plus radicale
encore que tous les bouleversements sociaux jusqu'ici. Car, lors de ces bouleversements sociaux, la propriétė passait seulement d'une classe de propriétaires à une
autre ou à l'Etat en tant que totalité, mais demeurait intacte en tant que propriété;- or, aujourd'hui, débute une période au cours de laquelle la propriété en tant que telle nira par s'étioler. Et ce faisant, mêmneceux qui sont juridiquement propriétaires du monde des instruments tomberont à leur tour sous son diktat et
devront lui obéir.
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qui a eu lieu. Car cette révolution consiste juste
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Mais pourquoi parler au futur? Lorsque Truman accéda à la revendication d'utiliser la bombe tout juste achevée, il s'inclina devar le diktat du monde des appareils. Le Japon avait déjà (comme vous avez dû l'apprendre par le biais de ce que le "republican party" a publié) fait connaître sa volonté de capituler, et ce à plusieurs reprises; du point de vue militaire, I'entrée en jeu de la bombe s'avérait
donc super ue. Mais la bombe était là. Et comme le triomphe des appareils tient au principe “existence
oblige"- autrement dit, ils nous forcent, par leur simple existence, à reconnaître ce qu'ils peuvent comme un devoir -, la bombe prétend au droit, de son point de vue légitime, pour ne pas dire moral, à être utilisée. Et pas seulement elle. Car il n'y a pas d'instrument isolé. En dehors de la bombe elle-même (pour autant
que l'on puisse parler de “dehors" au sujet d'une interdépendanceaussi étroite), existait également ""appareil préparant à son utilisation", qui lui aussi tournait déjà à plein régime. Et celui-ci n'était pas non plus un "appareil isolé" mais incarnait plutôt le processus et le stade d'organisation des États-Unis au moment du basculement de la guerre chaude en guerre froide.
Toute tentative d'enrayer cet “appareil", renfermant en lui-même des milliers d'hommes et de dispositifs spéci ques, toute atteinte, aussi vertigineuse qu'audacieuse, à sa souveraineté, aurait été d'une ampleur telle que non seulement elle dépassait la force de caractère
de Truman; mais encore aurait-il lui-même rejeté une
telle intervention comme immorale, il aurait considéré la simple idée d'une telle possibilité comme un sabo-
tage - en d'autres termes: même lui qui, selon toute
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apparence, avait accès à cet instrument
de pouvoir et
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à qui s'offrait l'alternative "to use or not to use", était soumis à son diktat; lui-même était asservi à l'appareil; et pas moins asservi que vous, Powers, l'avez été à l'appareil de la guerre froide depuis que vous vous
êtes laissé incorporer en lui.
Dès lors qu'il apparaît clairement que le devenir autonome du monde des appareils est en train de dissoudre la catégorie “propriété" ainsi que la gure
du propriétaire, il nous faut quali er la tactique qui consiste à agiter le spectre de "l'abolition de la pro-
priété privée des moyens de production" comme l'une des plus mensongères de notre "monde libre". Et aussi absurde et macabre que cette idée puisse sembler, il n'est absolument pas impossible qu'un jour, le monde des appareils, devenu complètement autonome et se situant en quelque sorte "au-delà de toute pro-
priété" , se mettra en action contre les "plus petites expropriations", pour empêcher que les expropriations comparativement plus anodines des moyens de production des pays communistes gagnent d'autres pays. Hegel a mis en lumière l'évolution des rapports de domination dans l'histoire de l'humanité en lui associant le modèle théorique du maître et de l'esclave": le maître, qui ne peut plus se passer de l'esclave, argumente-t-il, perd alors son pouvoir et se dégrade automatiquement en "esclave de l'esclave". C'est également un tel "processus dialectique" qui s'opère
I. ent-eigentümerte: le pré xe ent- est privatif, ent-eigentümerte signi e donc littéralement “débarrassé de tout caractère de propriété" ou dés-approprié, au sens où le monde des machines, qui autrefois faisait l'objet de rapports de propriété, en est désormais
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extrait. (N.d.T.)
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aujourdhui. A ceci près que le processus de transformation de la domination que Hegel avait pensé comme sociétal, se déroulant entre deux classes, a lieu cette
fois-ci avec une distribution des rôles totalement différente. Car aujourd'hui, la lutte ne se joue plus, du moins plus exclusivement, entre classe et classe, mais bien entre l'homme et "son" monde des appareils
1. Je dis "L'homme" bien que, naturellement, au regard des différences énormes entre l'homme de l'élite au pouvoir et celui qui est à la merci de ce pouvoir, entre le propriétaire de machines et l'opérateur machiniste, I'emploi du singulier a quelque chose d'inconvenant. Selon moi, il agit également à contre-courant: je l'ai entendu bien trop souvent dans la bouche de ces philosophes ou journalistes,
qui aiment, par connivence politique, consciente ou inconsciente, puiser dans le lexique de l'anthropologie philosophique lorsqu'ils traitent de sujets qui ne justi ent pas d'utiliser un vocabulaire philosophique aussi solennel, et qui l'utilisent donc pour détourner l'attention de l'importance de la dualité politique, c'est-à-dire de
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la différence de classe. Il ne fait aucun doute que mettre dans le même sac anthropologico-métaphysique les hommes qui disposent aujourd'hui des moyens de puissance les plus énormes et ceux qui en sont les victimes vivantes, ou pourraient en devenir les victimes mortes, vise à dissimuler des inégalités qui sont politiquement décisives; il en va de même quand on met au premier plan (qui plus est dans un esprit apparemment démocratique) 1'égalité de "nature" de tous les êtres humains. – Ceci encore: loin de moi l'idée de mettre I'accent sur “1'identité de nature", car "l'identité de nature" en matière de pouvoir politique n'est pas un fait, mais un desiderata; et parce que (la discussion sur la “liberté" l'a montré depuis deux mille ans) l'astuce majeure par laquelle ceux qui cherchent à mettre n au combat pour la satisfaction d'un desiderata consiste à faire passer ce qui manque pour existant (métaphysiquement) a n que ce combat apparaisse super u. Si j'emploie le singulier “l'homme", c'est pour une autre raison, une raison qui s'oppose tout simplement à son usage courant: en effet, le troisième bloc, celui du monde des appareils, empeche aussi bien l'élite au pouvoir que ses victimes de vivre comme des hommes et de se comporter comme des hommes - bref: il lesdépouilletous deux de leur nature.
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LE RÈGNE ESCHATOLOGIQUE DES INSTRUMENTS
APRÈS Ces dernières ré exions, mes propos vous sembleront sans doute imprécis, dans la mesure où je parle
tantột de manière littérale, tantôt de manière gurée. De manière littérale, pour autant que j'ai en vue ces produits techniques qui sont effectivement des appareils et des machines; en revanche, de manière gurée, pour autant que jinclus également ces organisations, qui n'ont d'“appareils" que le nom. Par exemple, je pensais d'une part à la bombe atomique qui est un véritable appareil physique et, d'autre part, à l'organisation de sa fabrication et de son utilisation: le complexe organisationnel, englobant des plani cations de constructions, des expériences scien-
ti ques, des unités de travail, une division du travail, des surveillances politiques, des mesures stratégiques et ainsi de suite, tout un ensemble qui forme un
"quasi-appareil". Il est juste que je décrive les deux en même temps.
Il n'y a aucune raison de tenir un discours exclusivement littéral d'un côté et exclusivement guré de l'autre ; nous n'avons
absolument pas affaire à deux
classes d'appareils différentes. Le monde des appareils doit même précisément son triomphe au fait d'avoir rendu caduque la différence entre formations techniques et formations sociales; la distinction entre les deux a perdu sa raison d'être. L'appareil d'une
entreprise qui doit, pour fonctionner, coordonner non seulement les performances de ses differents services
mais aussi celles des innombrables
appareils phy-
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siques, du téléphone à la machine à cartes perforées,
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qu'il renferme en lui-même comme des rouages, est justement un appareil" dans un sens tout aussi littéral que chaque chose physico-technique qui porte ordinairement ce nom; voire l'est-il à un degré plus élevé, car l'idéal de l'appareil est plus pleinement atteint lorsquil rassembleen une entité un plus grand nombre d'énergies et de performances. En effet, les appareils individuels, au sens “littéral", demeurent incapables de fonctionner de façon pertinente tant qu'ils ne sont pas agrégés à une telle totalité, fonc-
tionnant comme un "appareil". Il leur manque alors une matière première aussi bien qu’un motif de travail ou un débouché. Ce qui s'appelle aujourd'hui “gestion d'entreprise" n'est rien d'autre que la tentative de rassembler deux types d'appareils dans une unique branche du savoir. Dans tous les cas, le fonctionnement du macro-appareil est la condition du fonctionnement du micro-appareil qui, vu depuis la perspective du macro-appareil, est abaissé au rôle de simple pièce. De la même manière, chacun de ces macro-appareils
doit également, s'il veut tourner et fonctionner, être coordonné à d'autres, voire, en n de compte, à tous les autres macro-appareils. On en déduit par là, aussi abracadabrant que cela puisse paraître, que les appareils se
dirigent fondamentalement vers un "état idéal", vers situation dans laquelle il n'en existe plus qu'un, unique et complet, c'est-à-dire l'Appareil: un appareil qui “abolit et dépasse" en lui tous les appareils, un appareil dans lequel «tout fonctionne".
I.Aufheben: terme essentiel de la philosophie hégélienne qui signi e "nier", "abroger" et, en même temps, “élever", "conserver". Le mot désigne chez Hegel le dépassement d'une contradiction dialectique,
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Si - car cet état consiste en ceci - tous lesappareils nissaient par n'en faire qu'un, l'af rmation “tout fonctionne" ne voudrait alors plus seulement dire, comme jusqu'à présent, qu'à l'intérieur d'un appareil isolé ne se produirait
plus d'erreur, mais que, pour
I'appareil, il n'y aurait plus du tout d'extériorité (aussi peu d'extériorité qu'il y en avait pour les systèmes philosophiques): qu'il aurait réussi à tout annexer, à réunir en lui-même toutes les fonctions concevables, à en attribuer à toutes les choses existantes, à intégrer en lui-même tous les hommes nés en son sein comme
ses fonctionnaires - en bref: l'expression “tout fonctionne" aboutirait à l'équation “Appareil = Monde". Certes, comme nous l'avons dit, ce n'est pas encore le cas aujourd'hui, les appareils sont seulement sur le chemnin de cette équation, mais, pour autant, ils se considèrent d'ores et déjà comme des *candidats", comme des parties de “l'appareil universel" en devenir. En outre, ils ne se perçoivent pas seulement euxmêmes sous cet angle, mais aussi les uns les autres; et pas seulement eux, mais absolument toute chose
existante. Si l'on élaborait une "ontologie de l'appareil", on devrait se demander comment des appareils font face à l'étant, ou encore, que considèrent-ils comme "étant", et la première réponse fondamentale serait: "Chaque chose leur fait face en tant que pièce d'appareil à venir." Ou mieux:"Seul ce qui trahit une aptitude à devenir une pièce d'appareil sera répertorié et reconnu comme 'étant'"Qu'ils puissent considérer où les éléments
synthèse. (N.d.T.)
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sont à la fois
supprimés et conservés dans une
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MACHINES
des matières premières, des énergies, des choses ou des êtres humains pour "eux-mêmes", il n'en est pas
question. Ils ne font que les réquisitionner. Même
P'expressiongénéraleselon laquelle il y aurait des choses" ne correspond plusà rien dans leur ontologie; les mots “donner", “données" et “data" leur restent inconnus. Ce qui n'apparaît pas comme "à prendre", comme proie, ils ne le classent pas comme étant"; les mots “étant" et "saisissable" sont dans leur perspective interchangeables; "esse = capi". “Monde" est le titre pour une entreprise d'occupation virtuelle ; énergies, choses, êtres humains sont exclusivement
natériaux potentiellement réquisitionnables; ces matériaux ne sont "là", à propremernt parler, quà partir du moment où ils sont assujettis, intégrés et forcés à co-fonctionner. Que les appareils utilisent leurs proies comme matière première, pièces de machines au sens strict ou comme consommateurs, cela ne fait aucune différence; car les matières premières, comme les consommateurs, appartiennent au processus
mécanique. Is sont aussi, stricto sensu, des pièces de machines".
1. Ce n'est pas un hasard si cette caractérisation du principe des machines ressemble à une description du Dasein animal: car il est
également vrai pour l'animal que (ennemis mis à part), seul ce qui pourrait être pris, ce qui pourrait constituer une proie, est considéré comme “étant"; et, à l'inverse, ce qui n'entre pas en ligne de compte pour son devenir-pris n'est guère perçu ni envisagé comme "étant". Nous ne devrions pas prendre cette similitude à la légère, mais plutôt comme une preuve de l'étendue de ce que 1'"esprit" technique a pu investir dans la fabrication des machines; le principe
des machines découle d'une pure "soif" et l'homme, vivant exclusivement comme complice de la machine, s'est soumis à un principe d'avidité semblable à celui de l'animalité.
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Ce que certaines cosmologies grossièrement mécanistes des siècles précédents avaient imaginé comme étant la physionomie réelle de l'univers, lequel serait précisément un tout fonctionnant comme une machine, la technique en a maintenant fait son but; pour elle, I'univers doit désormais devenir une machine. La lune, jadis lumineuse et amicale, est à présent transformée
en station-relais de télévision; au même titre que
d'innombrables autres parties du monde non moins probantes, elle peut nous servir de signal lumineux nous alarmant sur la transformation de cet univers en
machine. La théorie de “honme-machine *i" du philosophe français La Mettrie, sa thèse selon laquelle nous, les hommes, serions semblables à des machines, s'est maintenant renversée en postulat selon lequel nous, les hommes, devons devenir semblables à des machines, nous devons nous transformer en machines, ou plutôt en rouages de machines plus grandes, en dé nitive en la machine. Ce stade ultime, où il n'y aura plus aucune
machine individuelle parce qu'elles auront été incorporées en tant que rouages dans les entrailles d'une unique machine, hors de laquelle il n'est point de salut, toutes les machines l'ont visé dès le départ; elles ont rêvé depuis toujours de ce règne de la félicité instrumentoeschatologique,et elles en rêvent encore aujourd'hui parce que, tant qu'elles restent assujetties à la malédiction de
devoir travailler individuellement ou du moins dans une coordination et une synchronisation qui ne sont pas encore totales, elles n'ont pas atteint leur rendement optimum, et donc leur destinée; par conséquent, elles
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I. Les mots en italique suivis d'un astérisque sont en français dans le texte. (N.d.T.)
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restent entachées du statut funeste de péché technique". La formule panthéiste de Spinoza “individuatio sive negatio" (être séparé signi e: être défectueux") est leur
credo du malheur. - Ou, pour l'exprimer de manière moins métaphysique: comme elles sont d'une nature expansionniste et intégrationniste, elles brûlent du désir de s'occuper de tout et ne peuvent, pour ainsi dire, s'empêcher de prendre en charge toute fonction quelles pourraient remplir- comme elles sont ainsi faites, elles n'ont pas atteint leur but tant que subsiste quelque reste: des choses ou des hommes excentriques" qui "existent en dehors" de la machine; de déloyales énergies marginales, des productions alternatives qui ont été capables de se soustraire à leur fěrule; des vacua qui continuent à opposer une résistance à l'occupation; des déchets qui persistent dans leur refus de se laisser
de nouveau absorber en tant que matières premières ou sourcesd'énergie. Chaque minuscule parcelle du monde encore inoccupée est à leurs yeux un motif de supplice, chaque recoin de l'univers trop éloigné et inaccessible une occasion manquée, une mission manquée, une obligation manquée, ou plus encore un devoir manqué, et par conséquent une souillure. Elles prendront part au bonheur éternel seulement au moment où elles sentiront que le “Hen kai pan" est devenu réalité, que le “Deus sive machina" s'est accompli dans toute sa gloire, et que la machine s'est mise en marche; au moment où pistons, vis ou combustibles avilis, entièrement intégrés en son sein co-fonctionnent sans frottement. I. "Un et Tout"; fragment d'Héraclite. (N.d.T.) 2. La dangerosité catastrophique d'une telle machine universelle
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est évidente. Si - ce serait le cas avec la dégradation de tous les
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La génération précédente pouvait entendre un refrain - la s.A. l'avait propagé dans les ruesallemandes - qui disait:“... et demain le monde entier. Il est vrai que, de nos jours, l'on n'entend plus chanter cet hymne glacial au pouvoir total. Mais si nos oreilles étaient adaptées au monde actuel, nous pourrions à nouveau l'entendre aujourd'hui comme à l'époque: cette fois, dans le bruit des machines et même dans l'atmosphère, le plus souvent silencieuse désormais, qu'elles engendrent. En effet, ce refrain provient de l'atelier de la technique; la technique, dont la domination est aujourd'hui tout aussi incontestable qu'à l'époque, si cen'est davantage; et ce refrain avait alors été composé bien avant que le mot “national-socialisme" ait seulement été forgé; aussi épouvantable que celaparaisse: la s.A. ne t rien d'autre que cueillir le refrain sur les lèvres d'acier des machines, pour ensuite, étourdie par ce venin, se mettre en marche en martelant comme une
pièce de la grande machine de l'État total.
appareils en pièces d'appareil - l'interdépendance totale de toutes ses parties devenait réalité, toute défaillance d'une partie aurait automatiquement des répercussions sur l'appareil entier, et par conséquent l'immobiliserait. Il est donc manifestement dans l'intérêt même de la "machine totale" de ne pas devenir “totalement totale", mais de maintenir une indépendance bien dosée de ses parties. C'est-à-dire: d'assurer elle-même une relative indépendance de ses parties. Sa maxime totalitaire vis-à-vis de chacune de ses parties est:"J'ai entièrement besoin de toi, mais en cas d'urgence je n'ai pas
besoin de toi." - Nous ne pouvons poursuivre ici plus avant cette "dialectique", relative à la "sociologie des choses". I. La section d'assaut (s.A., abréviation de Sturmabteilung) est une section paramilitaire fondée en 1921 qui, en dominant la rue, a joué
un rôle essentiel dans la prise de pouvoir d'Hitler. Le slogan complet est:“Aujourd'hui l'Allemagne nous appartient et demain le monde
entier." (N.d.T.)
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Sil existait une "sociologie des choses", son axiome serait:"I n'y apasd'appareilisolé." Au contraire, chaque appareil est plutôt un “zoon politicon 1 : en dehors de
sa “société", chaque appareil resterait inapte, tel un simple instrument Robinson. Le mot "société" désigne non seulementses semblables et la somme des millions d'instruments fonctionnant simultanément, mais aussi ce qui est morphologiquement en corrélation avec lui, s'y accommodant, s'y encastrant, le nourrissant, le nettoyant, un logis composé de matières premières, de producteurs, de consommateurs, d'appareils frères et
sceurs,d'égouts - bref: un milieu. Et comme le fonctionnement parfait des appareils isolés serait garanti seulement si ce "milieu" fonctionnait de manière tout aussi irréprochable que ceux-ci, ce "milieu" se présente lui-même comme un appareil. Si nous appelons "appareil a" un outil Robinson physiquement isolé (imaginairecomme nous le savons); et "monde" cette entreprise dans laquelle 1'*appareil a" fonctionn s'insère, alors: "lappareil a" désire, pour produire sa
performancemaximale, un monde qui soit lui-même un appareil, par conséquent un grand appareil A, taillé surmesure ou comme un moulage, auquel il colle", èt qui constitue son complément et son extension
structurels et fonctionnels. C'est bien sûr plus facile à désirer quà faire, ou plutốt ce désir d'un grand appareil idéal taillé sur mesure doit même rester fondamentalement irréalisable; car des appareils isolés (de a à l'in ni) qui pourraient obtenir un monopole sur le
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Animal politique en grec. (N.d.T.)
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monde dans lequel ils fonctionnent, pour le modeler à leur propre image, il y en a aussi peu que d'individus humains capables de façonner le monde entier sur ure. Chaque appareil doit plutôt se contenter de partager ce monde avec d'innombrables (de a à l'*) semblables. C'est pourquoi la coordination des petits et grands appareils ne peut parfaitement réussir que si tous les petits appareils fusionnent dans l'abnégation, au pro t de la "communauté du peuple des appareils";
autrement dit: sils s'investissent pour la victoire d'un unique grand appareil, pour le règne d'une situation onocratique dans laquelle chacun devrait se dégrader en un simple rouage, un tel avilissement étant le prix à payer pour la perfection de son fonctionnement. Ce combat pour la “communauté" n'est certes pas encore gagné, mais il est déjà en marche depuis longtemps (en n de compte depuis le premier appareil) et
il ne peut plus échouer.
LA DÉFAITE TOTALE
EN revanche, un autre combat a été gagné - et là, nous, les humains, revenons en piste. En effet, les appareils peuvent remporter leur combat pour se réunir jusqu'à un état de mono-appareillage" seulement si, dès le déépart, ils déjouent toutes les initiatives qui entraveraient leurs efforts. Or, dans ce combat de résistance (qui justement nous concerne, nous, les hommes), ils ont déjà gagné: la situation qu'ils ont conquise est déjà celle d'une “inversion totale". De quoi s'agit-il ?
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Premièreétape. “Inversion totale" signi e, de
manière gurée, que la relation entre homme et machine “est sens dessus dessous"; qu'à présent ce n'est plus la machine qui est-là pour les hommes, mais à l'inverse les hommes pour la machine. - Cette image reste cependant insuf sante, dans la mesure où l'inversion a en outre des répercussions sur l'idée de
monde". Cela signi e derechef: nous ne vivons plus, comme ce fut encore le cas au cours des siècles passés, dans un monde d'hommes où se trouvent, entre autres, des
appareils; mais au contraire dans un monde d'appareils, où se trouvent, entre autres, deshomnmes. Et par le terme "monde", nous entendons désormais ce monde des appareils.
Deuxièmneétape. Cette formule inversée reste insufsante pour décrire la profondeur du bouleversement que l'on connaît aujourd'hui. Pourquoi? En effet, l'expression "monde des appareils" ne représente pas seulement un genitivus objectivus". Elle ne désigne pas seulement une quantité disponible de pièces travaillant
effectivement ; pas
seulement le
monde que les appareils incarnent Mais alors? C'est aussi un "genitivus subjectivus", ce qui signi e: le monde existant pour les appareils ; le monde que les appareils “désirent" comme le leur, auquel ils
"pensent" commele leur, celui quils “ont" - bref: le
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nonde, dans lequel ils vivent".
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La réponse à cette question se décompose en cinq étapes.
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Bien sûr, ces verbes à la résonance animiste suspecte
-ce n'est pas sans raison que j'ai placé les guillemetssont de pures métaphores. Mais aussi suspects qu'ils puissent sembler, ils sont justi és parce qu'à traversce processus
révolutionnaire
que nous avions désigné en
roduction comme “transfert", le rapport au monde des hommes s'est transmis aux choses. Et il appartient à l'homme (si ce n'est aux êtres vivants en général), que son être, à la différence d'autres étants (pour le dire avec Heidegger), est un “être-au-monde", c'est-
à-dire que, non seulement il "est" dans le "monde",
maisaussi qu'il «a" un monde". Qu'est-ce à dire à présent: “les machines 'ont' un
monde", ou: elles sont dans un monde"? En fait, nous avons déjà répondu à cette question. Car nous avions déjà établi que le principe des machines consiste à traiter leur environnemnentcomme territoire d'expansion et d'occupation, à adapter les territoires occupés, et à exiger de ces secteurs adaptés à la fois de fonctionner de manière machinique et de
travailler main dans la main avec elles. Autrement dit: sous l'expression “monde des appareils", nous devons entendre le schéma des fonctions et possibilités
esquissé par les appareils ; I'espace de
liberté auquel ils prétendent pour leurs réalisations ultérieures et leur développement; la sphère de domination qu'ils se représentent comme le domaine de l'appareil universel désiré; et pour nir, tant que leur rêve ne s'est pas encore réalisé, cet espace dans lequel toutes les choses et marchandises (par conséquent vous aussi Powers, ainsi que moi) seront passées en revue, et où soit elles se montreront dignes des machines,
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soit elles devront être rejetées comme indignes des
machines etenvoyéesdans l'enfer des déchets - bref: au tribunal. Avec cela, le “monde des appareils" est dé ni.
Troisième étape: mais pas seulement leur monde.
Il n'estencorejamaisarrivé qu'un pouvoirsesoit
contenté de simplement utiliser ses dominés. Il les
force au surplus - car ceci augmente extraordinairement l'utilité des sujets
à adopter sa vision du monde.
Ce que nous appelons idéologie" n'est en n de compte rien d'autre que l'image du monde du pouvoir, qui sera imposée aux dominés comme l'image de leur monde et subit de ce fait la plus absurde déformation. Ceci vaut, comme il a été dit, pour tout pouvoir.
A plus forte raison pour tout pouvoir total - dont la soif d'expansion et de réquisition des appareils est totale, comme nous l'avons déjà vu. En d'autres termes, les appareils ne se contentent pas d'incorporer les fragments du monde (tel vous ou moi) comme des rouages; ils les contraignent en plus (et nous aussi) à adopter
leur vision du monde. Par-dessus le marché, cette prise de contrôle est rendue supportable par l'illusion d'une action volontaire. I. Si je parle d'"enfer", cCest pour attirer I'attention sans aucune ambiguité sur le fait que le dualisme de la métaphysique des machines est aussi abrupt que le manichéisme le plus sec. Pour les machines, il n'existe que l'alternative de I'utilisable et du déchet. Une part non négligeable des efforts des techniciens actuels consiste à se demander oủ ils doivent "caser l'enfer et comment en isoler le monde hermétiquement. C'est une des caractéristiques surréalistes involontaires de notre époque qu'à travers le lancement des déchets radioactifs dans le cosmos, le ciel se transformera fatalement en enfer.
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Cette
prise de
contrôle
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a déjà eu lieu, Powers.
Lorsque vous ou moi parlons aujourd'hui de "notre monde", nous le faisons à peu près comme des domes-
tiques d'autrefois parlaient de "leur maître". Ils ne désignaient pas par là leur possession personnelle. mais à l'inverse - car le pronom possessifindique aussi l'ëtre-possédé -le pouvoir qui lespossède.Demanière analogue, lorsque nous parlons de “notre monde", nous ne pensons plus à la somme des machines en notre
possession (et encore moins, comme des philosophes
académiques le proclament volontiers aujourd'hui encore, de “champs des possibles de nos propres projets") mais au schéma que les machines ont élaboré pour leurs possibilités et leurs prétentions et qu'elles continuent à esquisser en permanence; à leur espace de liberté et d'expansion; un espace dans lequel, sans
que nous ne puissions jamais disposer du moindre avocat, les machines font le procès de notre dignité ou de notre indignité en tant que machines. C'est seulement ainsi que l'on prend la véritable mesure de la profondeur du bouleversement, de la profondeur de notre avilissement. Formulé philosophiquement: nous n'avons pas été victimes uniquement de la suprématie des éléments ontiques (s'appelant “Appareils"), mais aussi de leur ontologie qui, à partir de ces éléments avides, a formé et dicté
l'idée de monde". -Ou, pour nir depréciserla nature de notre défaite par une image: nous ne sommes pas vaincus seulement comme des combattants vaincus, mais comme des vaincus qui à présent se reconnaissent esclaves de la puissance victorieuse et qui collaborent avec elle ; qui voient leur propre situation avec les yeux de ces derniers ; qui poussent avec eux leurs
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hurlements de triomphe; qui se sentent de leur côté! - et qui plus est, sans la moindre compensation. Sans compensation: car notre complet avilissement consiste en ce que nous, bien que nous acceptions le pouvoir du vainqueur (ou justement parce que nous le faisons), nous renonçons à tout droit; et bien que nous le désignions “nôtre" (ou justement parceque nous le faisons), nous renonçons au droit d'être accepté ou reconnu par
lui comme sesenfants, en bref - et nous franchissons là la quatrième étape -, nous restons volontairement "étrangers".
LA RÉVOLUTION
COPERNICIENNE
J'EMPLOIE le mot “étranger
à
contrecœur .
Habituellement, I'expression veut à peu près dire que nous ne ressentons plus notre monde objectal comme nôtre et que nous ne pouvons plus nous reconnaître comme nous-mêmes. C'est exact. Mais aussi faux. Aussi faux parce que cette image de l'étrangeté reste anthropocentrique,ce qui signi e: parce que l'étrangeté
est ici considérée du point de vue - qui est justement le nôtre - selon lequel, en tant que vaincus, nous
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I. Ceci n'est pas rare dans la vie politique. On pense par exemple à l'attitude de certains pays d'Europe centrale vis-à-vis des grandes puissances victorieuses. 2. A contrecœur, parce que les innombrables vocables formés à partir du radical "éranger", qui ont été déversés dans le langage actuel, sont issus de tant de sources diverses (Hegel, Marx, philosophie existentialiste, surréalisme, Kafka, Brecht), que le mélange manque de toute clarté. 3. Anders fait réfërence au concept d'Entfremdung (aliénation), formé à partir du radical fremd (étranger). (N.d.T.)
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n'avons plus aucun droit. Si nous voulons vraiment rendre compte de notre situation actuelle de privation de droit, il nous faut effectuer cette rotation complète du regard que Copernic avait accompli vis-à-vis du système solaire (mécompréhension géocentrique), visà-vis de notre système des machines (jusqu'à présent
mécompréhension anthropocentrique). Autrement dit: bien que nous soyons les auteurs de ce système - et ce
"bien que" rend l'avancée demandée incroyablement dif cile -, nous devons renoncer à nous pensercomme étant en son centre. Appliqué à notre problème de l'“étrangeté", cela
signi e: I. Ce n'est pas nous, mais le monde des appareils, qui détermine ce qui est étranger. 2. La situation actuelle ne correspond pas à l'énoncé "Ce monde nous est étranger", mais à: “A ce monde, nous sommes étrangers."- ce qui ne signi e pas que le monde
des appareils nous
apparaîtrait, du point de vue de
notreDasein, affectivement “étranger", mais bien seulce pragmatisme compte - qu'il nous traitecomme
“étrangers". Comme “étrangers". Cette expression est depuis quinze ans extraordinairement appréciée, elle est même devenue raf née et solennelle; les savants en anthropologie philosophique
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I. De manière analogue, le propos (heideggérien) du "monde annihilé" est faux, ou du moins sentimental. Ce qui est "annihilé", ce n'est pas le monde mais au contraire “nous'", car nous sommes, aux yeux du monde des appareils, des "non-entités'" et donc tout aussi nuls qu'annihilables.
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et les nébuleux poètes en métaphysique
paraissent ne
jamais pouvoir se rassasier du festin de leur et de notre "ètre-étranger". Pensent-ils la même chose que nous?
Non, car tant qu'ils reculent d'effroi devant la “révolution copernicienne", ils restent incapables de sefaire une image appropriée de l'"étrangeté". L'inadéquation est déjà explicite dans leur choix de vocable. S'il est en effet juste que le monde et notre propre existence nous sont devenus étrangers, c'est seulement parce que nous sommes devenus étrangers au monde des appareils. Dès lors, nous devons exprimer notreêtre-étranger dans l'idiome de l'apPpareil lui-même et, par conséquent, remplacer notre vocable par celui qui est employé dans le monde triomphant des appareils; à savoir: "corps étranger".
En effet, je crois que toute l'agitation pseudognostique actuelle autour du vocable “étranger" est exclusivement due au refus complaisant de voir la réalité: notre monde des appareils nous classe avec mépris comme des corps étrangers'. Par cette af rmation, la gravité de notre situation, dont 1'usage du terme *étranger" doit nous alerter, n'est pas amoindrie, mais au contraire accentuée. Car tout indique que les habituelles histoires, larmoyantes ou solennelles, évoquant des étrangers ne servent qu'à en atténuer la portée:
1. Le vocable a réellement été employé par le national-socialisme (pour désigner les Juifs et les Tziganes). Aussi horrible que cela paraisse, les populations exterminées dans les camps de concen-
tration étaient les victimes avant-gardistes de notre temps. - Bien sûr, le national-socialisme a utilisé le mot d'une façon hypocrite et
ainsi - on ne sait si l'on doit dire "honteusement" ou "sansvergogne" camou é l'appareil à l'intérieur duquel les Juifs représentaient les
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soi-disant "corps érangers" en "corps du peuple".
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qu'ils le sachent ou non, les amateurs du vocable ne peuvent en effet résister à la tentation d'ériger la misère de la dégradation en vertu élégiaque, tout comme ils cherchent, malgré l'avilissement total des hommes, à savourer encore un doux let de mélancolie métaphysique. Si l'on se décide au contraire à remplacer le mot
élégiaque “étranger" par la locution ingrate “corps
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étranger", on écarte le risque de falsi cation et d'illusionnismne. Que sont donc les “étrangers", réellement? Dans le pire des cas, des êtres malheureux comme des pierres. Mais en comparaison avec celui des corps étrangers, leur destin reste une situation humaine et, à ce titre, une dernière chance peut encore s'offrir à eux. Or, les “corps étrangers" sont exclus pour toujours de ce droit au bonheur des êtres malheureux; le véritable malheur s'abat d'abord là où la larme se fait envieuse; la véritable tragédie frappe d'abord là où elle nous enveloppe d'illusions de bonheur. Le fait que les corps étrangers'- tous ces hommes, femmes et enfants, épuisés par des jours et des nuits entières à assumer de lourdes charges - ont été introduits clandestinement dans le bâiment de gazage en leur faisant croire qu'ils allaient à la douche est terriblement signi catif ; et aucune image ne symbolise mieux l'avilissement actuel des hommes que l'instant d'heureuse surprise offert à ces morituri épuisés lorsque leur est annoncée la douche chaude. Dans l'optique de la liquidation entreprise, il aurait été justement gênant d'accorder aux “corps étrangers" la liberté du malheur; rien n'aurait plus sérieusement handicapé le "fonctionnement sans plainte", comme on dit si joliment, de l'appareil qu'une concession aux plaintes, laquelle
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aurait peut-être ni – qui sait? - par entraîner l'un l'autre des employés de la liquidation à les rejoindre dans les plaintes, et l'appareil aurait même pu disparaître dans un déluge de larmes. Que ceci ne doive pas être risqué, c'est l'évidence même. Loi de l'enfer: Si, à la satisfaction générale, des liquidations de corps étrangers devaient se produire, plonger si possible ces corps étrangers dans un état de satisfaction, préalable nécessaire à celui du bonheur.
NOUS SOMMES “FINIS ÊTRES humains devenus corps étrangers", le destin qui nous attend ne pourra plus être combattu avec des expressionslyriques comme “étrangeté" ou “étranger". L'alternative à laquelle nous serons confrontés dans le monde des appareils est la suivante: “Extermination
totale ou assimilation totale - tertium non datur." “Assimilation totale": cest aujourd'hui la situation courante. Car les exterminations comnme celles des Juifs et des Tziganes sous le régime national-socialiste sont, du moins jusqu'à ce jour, restées des exceptions. Le plus souvent, les appareils se limitent à s'emparer, non pas directement de nos vies, mais “seulement" de nous- une ascèse à laquelle ils s'astreignent, non
pour l'amour de nos beaux yeux d'êtres humains, mais exclusivement parce qu'ils ont besoin de rouages, en
I. En n de compte, comme nous le verrons, “secundum non datur, car l'assimilation totale est bel et bien, elle aussi, un mode d'extermination. La question d'une "alternative" est elle-même déjà dépassée.
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lesquels ils souhaitent nous transformer; parce que le pro t que nous leur apportons vivants est généralement plus grand que le pro t que leur apporterait
extermination. Tout vainqueurraisonnablen'agit pas autrement, et ce depuis longtemps: il préférera toujours des esclaves à des cadavres.
Il est vrai que ce processus de tous les jours est
presque imperceptible. Non parce quil serait trop insigni ant ou se produirait trop rarement, mais au contraire parce qu'il tourne à plein régime sans la
moindre pause. Il suf t de l'envisager depuis une perspective totalement inhabituelle pour le rendre clairement visible. Mais si ce processus quotidien renonce à “en nir" avec nous au sens ordinaire – dans un autre sens, sur un plan technique et de façon plus prégnante, il nous "rend" aussi “ nis": car les appareils classent comme
"fnis" ces produits qu'ils ont depuis leur état brut transformés en objets à la “ nalité" fermement établie; en pièces, qui non seulement ont cette “ nalité", mais à laquelle elles s'identi ent dans leur étre même;c'està-dire qui ne doivent plus représenter rien d'autre que des incarnations de cette nalité - et c'est en ce sens que les appareils nous rendent nous aussi “ nis", tout en nous laissant en vie.
La rigueur avec laquelle ils poursuivent cette entreprise est sans précédent dans l'histoire. Aucune tyrannie passée n'a jamais ne serait-ce qu'atteint un niveau comparable. La pensée d'Epictète, que nos I. Telle, par exemple, une production d'homuncules inversée, qui
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amènerait à créer des choses chosi és.
humanisées à la place des hommes
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ancêtres avaient pu tenir pour vraie au début de notre ère, selon laquelle nous ne serions réduits en esclavage qu'extérieuremnent et pourrions intérieurement rester intacts et inatteignables, ne peut plus de nos jours nous consoler. Au contraire, il n'existe aucune région qui ne soit tombée aussi intégralement dans un processus de mécanisation que notre vie intérieure: notre volonté, nos pensées, nos attentes, nos sensations, nos devoirs.
A l'évidence, il ne reste rien qui soit épargné par les appareils: car nos forces vitales elles-mêmes, qui restent intactes ou seront stimulées par l'appareil, ne demeurent libres qu'en apparence, autrement dit: le traitement de faveur qui leur est accordé est dû exclusivement au fait que, sans elles, nous ne servirions à rien
comme pièce d'appareil. Bref: nous devons devenir machiniques à tous les égards : comme êtres sociaux pas
moins que comme individus; comme consommateurs pas moins que comme travailleurs, comme corps physiques pas moins que comme âmes'.
I. Comme étres sociaux : car nous devons
construire
nos regroupe-
ments a n qu'ils puissent (comme des entreprises) servir des appareils physiques en tant que grand appareil. Aussi comme consommateurs:car nous devons par notre consommation des produits de I'appareil garantir la libre continuation de la production (voir ci-dessous). Aussi comme corps physiques : car nous devons
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nous laisser physiquement transformer selon les procédures du "humanengineering", qui nous "adaptent" aux appareils.
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DIGRESSION SUR LA
PSYCHOLOGIE
DE L'APPAREIL
BIEN Sûr, la science ne devrait pas passer à côté de
ce devenir appareil qui annule toutes les distinctions.
Aussi longtemps qu'elle demeurera méticuleusement segmentée en compartiments, séparant avec soin les appareils physiques des structures sociales, et à nouveau avec soin celles-ci des états psychiques d'aujourd'hui,
I'accès à la vérité lui restera interdit. Pour commencer à percevoir le devenir appareil comme un phénomène total, il ne suf t pas non plus, comme on le fait dans votre pays depuis des années, d'éendre la psychologie à la “psychologie
sociale": celle-ci devrait se présenter
de son côté comme "psychologie de l'appareil", autrement dit une science qui traite les hommes comme une partie de cette société, qui elle-même est déjà devenue appareil'. Cette "psychologie de l'appareil" ne serait pas non plus une variante de ce que la psychologie expérimentale condamne depuiscingquanteans - une "psychologie sans âme", mais au contraire une théorie des "hommes sans âme". Cette distinction permet en même temps de préciser que la mission de la “psychologie de l'appareil" ne serait pas (comme on pourrait en avoir
l'impression)
identique à la psychotechnique
d'aujourd'hui. Au contraire, la “psychologie de l'appareil" en serait son ennemi mortel. Car les soi-disant psychotechniciens (ou, comme l'on dit aujourd'hui, les
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I. Mon analyse de la "honte prométhéenne" (L'Obsolescence de l'homne, vol. r) est un exemple d'une telle "psychologie de l'appareil'".
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MACHINES
réponses pré-calculées et favorables à l'appareil. Non, le traitement isolé de la technique, de la société et de la condition de l'âme ne peut plus, alors que
l'être humain est réquisitionné comme un tout, se justi er. S'installant dans une activité d'automation, xant du regard son panneau de contrôle électronique, l'hommen'est pas seulement une pièce d'appareil (un instrument de contrôle), ni une innovation sociale (la
gure symbolique d'une coordination absolue par totale uni cation), ni un monstre psychologique (un homme dont les travaux sont devenus une variante du déseuvrement), mais tout cela à la fois: il est “rendu ni" à tous points de vue; et ce qui en lui était «corps
étranger"a étésupprimé. I. Référence à I'ouvrage de Vance Packard, The Hidden Persuaders
(1957).Trad. fr.: LaPersuasioncandestine, traduit de I'américain par Hélène Claireau, Paris, Calmann-Lévy, 1958. (N.d.r.)
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"humanengineers") sont très loin de voir dans le devenir appareil des hommes un problème (et encore moins un problème moral). Bien au contraire, ils approuvent (parce qu'ils sont eux-mêmes des pièces conformes de l'appareil actuel) la capacité des humains à devenir machine et voient dans leur nature appareillée la condition préalable à leur travail. Par leurs inventions (par exemple la “hidden persuasion ", le pilotage des acheteurs et des électeurs par des stimulations subliminales), ils montrent bien comment ils se sont mis sans scrupules au service de l'appareil; ils ne considèrent déjà plus du tout les hommescomnmedes hommes, mais uniquement comme des pièces d'appareils, des rouages qui, sans savoir ce qu'ils font ni ce qui va advenir d'eux, réagissent à des stimuli pré-calculés, donnant des
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L'ANTI-TOTALITARISME
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RATE LA CIBLE
IL est maintenant bien clair, Powers, que le principe dont je parle, à savoir la tendance à un expansionnisme sans limites et à un intégrationnisme total, est inhérent à la technique en tant que telle; que ce principe ne gouverne pas uniquement les pays généralement regroupés tant bien que mal sous la dénomination d'“États totalitaires". Pour cette raison, nous arrivons à la conclusion
suivante: nous devons détacher l'expression "totalitaire" de son seul sens politique trompeur. Ce n'est pas simple et cela exige une absence de préjugé peu ordinaire car la puissance de l'élite du prétendu "monde libre" veille depuis des années, avec la vigilance la plus aiguë et avec les moyens colossaux dont elle dispose pour façonner l'opinion, à ce que le terme "totalitaire" soit exclusivement circonscrit à son sens politique spéci que, ou plutôt à nous seriner uniquement aveccela. Naturellement, elle le fait pour de bonnes raisons, car
cette limitation lui offre l'opportunité de dénoncer l'inhumanité des principes des opposants politiques comme relevant de leur immoralité propre; en outre, elle peut par ce moyen dissimuler le fait qu'elle aussi s'est déjà vouée
(justement
par sa participation à la
technique totalitaire de fond) au principe totalitaire. Se demander si cette maneuvre-alibi est exécutée de bona de ou par un mensonge délibéré ne nous mènerait à rien. La plupart du temps, les truqueurs
sont “honnêtes par astuce" - je veux dire par là: ils se trompent eux-mêmes, ils poursuivent leursmensonges
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rigoureusement qu'eux-mêmes ne savent rien de mensonges et se complaisent dans le délice de la le "bonne conscience de l'absence de conscience" qu'ils
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avaient initialement destinée à leurs seules victimes. - Quoi quill en soit, tandis que la roue à augets de la machine, s'abattant toujours plus loin avec une force toujours plus violente, engloutit toujours davantage de portions du monde et d'hommes et que, par conséquent, la situation totalitaire nale (1'appareil universel) se pro le toujours plus clairement à l'horizon, le résultat du mensonge maintient ce processus dans une brume; il entretient aux yeux des participants et des
victimes - et qui ne serait pas participant, qui ne serait pas victime? - un semblant de liberté; et naît même l'illusion que méchanceté et avilissement auraient été abolis. Où que nous regardions, ne s'offre rien d'autre à nos yeux que la nébuleuse laiteuse d'une pensée plus dévote, dans laquelle les coupables soi-disant libres et les victimes soi-disant libres, les Truman et les Eatherly de tous les pays, tourbillonnent pareillement comme des fantômes. Et parmi ces milliers de personnes innocentes tournoyant ainsi, il y en a aussi une qui répond au nom de Powers.
Vous aussi appartenez aux victimes du “totalitarisme". Vous non plus n'avez pas été en mesure de mettre n à l'appareil total de la guerre froide ou d'échapper aux griffes des roues à augets, emportant tout sur leur passage ; vous aussi, sans pressentir ce que vous subissiez (et ce que vous pourriez faire subir à d'autres), vous êtes laissé monter comme un rouage, à cette place où l'appareil avait besoin de quelqu'un, ou plus précisément: de quelque chose.
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Nous devons graver cela dans notre mémoire sans la moindre ambiguité: nous aussi, citoyens du monde libre, car la tendance au totalitarisme par le principe
d'expansion - et d'intégration - desmachinesesten tant que tel identique,
ottons sans répit, suspendus
à la menace d'une utilisation plus totale. Nous aussi: car, que nous vivions à l'Ouest, à l'Est ou sur la lune, la technique reste la technique, les rideaux de fer lui sont inconnus, aucun principe particulier ne régit les machines de nos pays, et aucune bénédiction spéciale ne pèse sur elles dans le "God's oun country". Vous éprouvez certainement, Powers, le plus pro-
fond dégoût pour le totalitarisme politique. Que votre
dégoût soit
authentique,j'en doute doublement',
mais supposons par exemple que vous soyez vraiment aussi assombri que nous, adversaires d'Hitler, l'étions devenus en Europe après la prise de pouvoir du national-socialisme, votre sentiment ne ferait alors pas mouche, comme le nôtre n'a pas fait mouche: ce que vous exécreriez ne serait pas la source du mal. Car le totalitarisme politique n'est pas la forme de base du totalitarisme: ce n'est ni le triomphe d'hommes politiques autoritaires ni le triomphe du principe politique autoritaire, mais bien au contraire la capitulation du principe politique comme principe propre, à savoir la mise au pas de la politique selon les principes fondamentaux I. Je le tiens lui-même pour totalitaire. Car la diabolisation du totalitarisme politique vous avait été serinée sans même vous en apercevoir, et vous aviez pris part au dégoût collectif uniquement parce qu'il vous était devenu inconfortable de ne pas y participer, ou parce que vousn'étiez pas capable et n'aviez absolument pas le droit de vous extraire de cette pensée.
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de la technique. Partout où le totalitarisme politique prend le pouvoir, le principe politique est la toute première victime qui sera sacri ée dans l'hécatombe du totalitarisme; cela découle du principe totalitaire de la technique. Là réside le danger fondamental. Et comme ce principe technique gouverne aussi chez nous, il traverse également les politiques de nos pays (y compris ceux qui, en héritage de leur passé, poursuivent en parallèle d'autres principes ou croient pouvoir lespoursuivre; il en va également ainsi pour ceux qui peuvent préserver des rudiments de liberté dans leur politique intérieure ou qui, en guise d'alibi, tiennent pour recommandable de continuer à proclamer quelque résidu de
liberté privée ou de liberté absolue). C'est ainsi, nous vons très peu de motifs, infatués de nous-mêmes, de
bomber le torse.
Telle est donc notre situation: d'un côté, le principe totalitaire trouve ses racines dans la technique en tant que telle; d'un autre côté - car les tentatives philanthropiques individuelles et les agissements diplomatiques
ne peuvent en aucun cas être envi-
sagés comme des forces d'opposition sérieuses -, il n'existe aucune entrave de principe capable d'opposer une résistance de force égale à ce principe totalitaire. Rien n'est plus malhonnête dans cette situation que de chercher à croire et faire croire à autrui que le
totalitarisme représente une phase dépassée ou un interrègne déjà révolu; et rien n'est plus illusoire que d'accorder du crédit à de telles protestations. Il n'est pas plus juste de prétendre que votre pays (comme
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on nous en a persuadés depuis des dizaines d'années)
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serait engagé dans un combat permanent contre le totalitarisme. La menace actuelle ne provient pas de la tension entre deux parties du monde, l'une totalitaire, l'autre libre, mais bien plus en ce que ces deux hémisphères (aux passés, bien sûr, très différents, ce qui, à bien des égards, continue à creuser un gouffre abyssal entre elles) cherchent à s'acquitter en même temps et de la même manière de la mission totalitaire de la technique. Ce sont deux mondes uniquement au
regard de leur origine, non de leur tendance. Comme le développement de la “meilleure " (dans un sens infernal) situation totalitaire concernerait celle où ne règnerait qu'un unique appareil et où l'équation "appareil = monde" aurait atteint son pleinaccomplissement, il me paraît beaucoup plus honnête decraindre que les appareils appelés jusqu'à présent “Etats totaux" ont seulement représenté des formes expérimentales du totalitarisme technique, des pré gurations à demi réussies de cet appareil à la domination duquel nous
devons nous préparer. Et il me paraît beaucoup plus légitime d'admettre que la seule condition pour que cet ultime appareil total n'accède pas au pouvoir soit que la catastrophe (à savoir l'anéantissement réciproque) survienne entretemps et dans cet objectif. Car il n'est pas impensable que le “but" soit manqué si les deux puissances
mondiales
s'opposent
simultanément, et
qu'advienne alors une n infernale avant que le but fernal n'ait été atteint. Pour les rares d'entre nous à ne pouvoir rester les mains dans les poches, cela veut dire que nous ne devons pas seulement combattre la
situation nale infernale, mais aussi la catastrophe infernale qui pourrait précéder. On ne saurait prétendre
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que cette guerre sur deux fronts soit facile ou que nous ayons seulement quelque chance d'en triompher. Mais cela la rend d'autant plus nécessaire.
Vous considérerez probablement ces pensées comme
simplementpessimistes - et écarterez sans doute celles qui vont suivre comme des hérésies. Mais cela ne doit as nous empêcher de poursuivre le raisonnement.
Selon moi, il n'est pas du tout exclu que, dans un proche avenir, on arrive à une situation où la menace que le totalitarisme technique du soi-disant “monde libre" fait peser sur le monde soit plus importante que la menace de ces pays que l'on appelle aujourd'hui "totalitaires". Comment suis-je parvenu å ce pronostic
hérétique?
NOUS SOMMES EMPLOYÉS COMME LIQUIDATEURS DE PRODUITS
Considérons d'abord le simple fait que, dans nos pays libres (c'est-à-dire capitalistes), la production, et tous les produits, visent le proft. Un fabricant de chau qui aurait fondé son usine et produirait à seule n de nous épargner de marcher pieds nus, vous n'en avez encore jamais vu. Celui qui énonce ouvertement cette trivialité (et vous non plus, vous ne la démentirez certainement pas) exprime alors quelque chose qui ne sera pas volontiers admis dans le monde libre: à savoir que nous, les hommes, ne sommes pas le but de la production.
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tion négative. En dehors de nous, objecterez-vous, il n'y aurait personne ; personne ne pourrait être considéré comme béné ciaire des produits; et encore, jamais les béné ciaires de la production, c'est-à-dire nous, n'aurions été si bien servis, ni n'aurions consommé autant qu'aujourd'hui. Les produits seraient donc là pournous.
Certainement. Ainsi parlez-vous en tant que consommateur. Et, en premier lieu, non en tant que consommateur des produits de la production, mais consommateur des arguments de la production. Car le texte originel de l'argument était:“Vous n'avez encore jamais été aussi bien servi." Ou encore: “Vous n'avez jamais eu autant à consommer." - Bref: à l'origine, l'argument était identique à celui de la paysanne qui persuade ses oies de se laisser bravement gaver pour Noël - seulement, les oies, à la différence de nous, refusent d'avaler cet argument et sont trop ères pour
cacardercomme s'il s'agissait de leur propre argument. Avec votre jamais aussi bien" et votre "jamais autant", vous pourriez certes avoir raison, mais tort, en revanche, avec votre "pour nous", et même doublement tort. Premièrement, parce que vous supposez que nous, les béné ciaires, serions la dernière instance et, par conséquent, VOus ne vous interrogez pas en retour sur les béné ciaires de notre jouissance ; et
deuxième-
ment, parce que vous laissez ous les contours de ce qui
1. Ceux-ci sont également des produits, à travers lesquels la production, dans l'intérêt de l'accroissement de la consommation et par là de son propre accroissement, donnera à manger aux consomma-
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teurs,mais d'une autre manière que la production proprement dite.
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Vous vous opposerez certainement à cette formula-
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nous est livré, à nous, consommateurs: ce qui signi e que vous vous épargnez la question de l'étendue que
recouvre aujourd'hui notre
consommation".
Car
notre statut de consommateurs ne se limite pas à celui de mangeurs de pain ou de passagers d'avions à réac-
tion bien chauffés. Nous, les consommateurs, sommes en premier lieu serviteurs, bien que nous soyons richement servis ou, plutôt, justement parce que nous le sommes si riche-
ment. Cela signi e qu'il nous est attribué une tâche spéciale, celle de faire disparaître tous les produits par notre “travail de consommation", a n de rendre nécessaire, par cette disparition forcée, la production des prochains produits. Etre consommateur signi e: être employé comme indispensable liquidateur des produis et, à ce titre, garantir et maintenir le rythme de la machine de production². Voici le vrai sens de ce que vous appelez
"pour nous". Lorsque vous savourez votre Coca-Cola ou votre Chester eld, vous remplissez votre devoir d'employé et vous le savourez pour la production; ou plus exactement: le fait que vous le savourez, la rme le savoure, elle consomme avec jouissance votre
jouissance de consommateur; et c'est seulement parce qu'elle le savoure que vous devez le savourer. Si l'expression joindre 1'utile à l'agréable" a une I. Si on écrivait une "psychologie des marchandises", il ne serait pas absurde de leur attribuer comme émotion principale la pulsion de mort (qui, de Novalis à Freud, a été attribuée à nous humains). 2. Le développement de cette théorie de la “liquidation" suit dans le
volume iI deL'Obsolescencede l'homme. (Note probablement ajoutée alors que ce second volume, postérieur au présent texte, est en
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projet.) (N.d.T.)
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signi cation, c'est uniquement celle-ci. La grandeboulangerie ne prie pas pour le pain quotidien, mais pou
un mangeur quotidien. Percer à jour notre fonction, soit la “position (mieux: Il'emploi) de l'homme dans le cosmos de la production"
règle d'emblée la deuxième question: quelle étendue recouvre la notion de "consommer. La réponse est: une étendue si vaste qu'elle englobe toute liquidation de produit exigée par la production dans l'intérêt de sa perpétuatior
Aussi inoffensive et sans conséquence que cette réponse puisse sembler au premier abord, elle est en vérité effroyable. Car elle signi e la conversion de la totalité de notre existence en consommation. Comme la production, dans l'intérêt de sa perpétuation et de son accroissement, doit rechercher le débit le plus rapide de ses produits, il lui est tout naturel dedisposer de nous a n que chacune de nos activités devienne une manière de consumer quelque chose, ou au moins qu'elle remplisse aussi la fonction d'une consumation. En réalité, semble-t-il, seul un cercle très restreint d'activités humaines peut résister avec succès à une transformation en consommation. Il est clair que le
travail lui-même n'en fait plus partie'. Aux yeux de la production, les activités capables d'opposer une résistance à leur transformation en consommation constituent du gaspillage et prouvent par là qu'elles
I. Si certaines activités d'usine sont aujourd'hui accompagnées de musique, c'est pour réinterpréter les gestes du travail en pas de danse et par conséquent transformer la peine en une délicieuse
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consommation.
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ne méritent pas vraiment d'exister. La célèbre fable molussienne “LES indécents", dans laquelle un producteur surprend un de ses employés en pleine action avec sa bien-aimée, Iillustre clairement. “Qu'est-ce que vous fabriquez là ?" lance-t-il au couple. "Vous n'avez pas honte? Vraiment, vous n'auriez pas pu consommer quelque chose avec le même déploiement d'énergie ?" "C'est ce que nous avons fait", répond I'employé embarrassé. "Voilà une bien belle consommation !" raille le producteur. “Du travail à domicile! Est-ce convenable de nos jours? Et que vont devenir mes produits ? IIs doivent
peut-être
rester étendus là,
sansmême avoir été touchés?!" - En d'autres termes: dans la nesure et aussi longtemps que nous ne déruisons aucun de ses produits, la production nous considère comme
improductifs, ou plutôt comme au lit sansson comprimé pour à l'industrie chimique, tandis au divertissement d'écouter de
nuisibles. Celui qui va dormir porte préjudice que celui qui renonce la “hot music" avecses
amis sabote la production de disques.
I. La Molussie est un pays imaginaire dans lequel se déroule le roman La Catacombe de Molussie, écrit par Anders dans les années 1930 (paru en français dans une traduction de Annika Ellenberger,
Perrine Wilhelm et Christophe David, aux éditions L'Échappée à Paris en 2021). Ce roman, qui décrit le mécanisme du fascisme, se compose de fables politico-philosophiques qui s'imbriquent les unes dans les autres à la manière des fables des Mille et une nuits. Anders fait fréquemment référence à la Molussie dans ses textes
philosophiques. (N.d.T.)
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MÊME LA MORT RELÈVE DE LA CONSOMMATION
COMME nous l'avons dit, la transformation en consommation, du moins le couplage avec elle, sera attendue de chacune de nos activités; non seulement de nos activités, mais aussi de notre vie tout entière. Et cela reste encore
insuf sant : elle sera également (aussi
monstrueux que cela puisse sembler de prime abord) attendue de notre mort. En effet, ce serait une illusion de croire que nous devrions nous acquitter de notre devoir de liquidation (donc de consommateur) seulement jusqu'à notre dernier souf e: nous devons aussi l'accomplirà travers notre dernier souffe, aussi consommer à travers notre mort. De quoi s'agit-il? Des produits se laissent liquider par nous (du moins de la façon la plus
able) à la condition de nous laisser
en même temps liquider par eux; ce sont donc des produits, dont (nécessité de la production) la liquidation exige et inclut notre propre liquidation – à la suite de quoi nous avons le droit d'assimiler notre liquidation à la consommation
de ces produits.
Aussi surprenante que puisse sembler l'existence d'une telle classe de produits, la production des armes (car c'est de cette classe de produits dont il s'agit ici) représente, non pas un épiphénomène, mais la branche de production actuellement la plus puissante; elle n'est pas un cas limite marginal, elle est fondamentale ; c'est aussi en cela que la mort est aujourd'hui un mode de
consommation fondamental.
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Vous admettrez que l'on ne fabrique pas plus des armes pour les laisser rouiller qu'on ne cuit des
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pains pour les laisser rassir. Elles sont destinées en n de compte à ceux qui doivent les recevoir et les consommer: par conséquent aux victimes. Ce n'est pas seulement avant leur destruction quHiroshima et Nagasaki étaient des ports d'importation, ils l'étaient précisément à l'instant même de leur anéantissement Ceux auxquels on livrait les marchandises sont ceux qui ont été livrés aux ammes et aux radiations; ceux qui, par leur "beingconsumed",par leur disparition, ont
consommélesproduits mortels. - Ceci vaut tout autant lorsqueles fabricants d'armements d'un pays A livrent leurs produits à un pays B: ce n'est pas le pays B auquel
ils livrent leurs armes qui est le véritable lieu de débit et de consommation, mais le pays C, auquel le pays B destine ces armes pour son affaiblissement ou sa destruction; car ce sont bien les blessés et les morts de ce pays C qui en n de compte “absorbent" ces armes. Chaque achat d'arme est un commerce d'intermédiaire: par
I'acquisition d'armes, les pays B se laissent en principe
la possibilité de les livrer ensuite à des pays C- et le pays C pourrait bien être identique au pays A, comme ce fut le cas pendant les deux guerres mondiales (ainsi, des milliers d'Américains ont été tués par des armes
américaines livrées au Japon). L'on compte toujours sur un consommateur d'armes, quel qu'il soit. Et – ne
nousfaisonsaucuneillusion , Powers, cela vautaussi aujourdhui: la situation actuelle de la guerre froide à laquelle vous avez été intégré est presque
exclusi-
vement provoquée et maintenue par ces hommes qui on ne devrait peut-être pas plaisanter de la gravité effroyablede leurssoucis -sont morti és à l'idée qu'un jour, avec l'offensive de la paix, les importations de
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marchandises “mort" battent en retraite et que la demande pour ces marchandises puisse s'effondrer. Mais la mort n'est pas seulement une sorte de nsommation désormais particulièrement courante (et encore moins une parmi d'autres), mais tout simplement la consonmation idéale. Pourquoi? Parce qu'elle exclut le rejet de la consommation. Pour
le producteur, il n'y a rien de plus ennuyeux que restes de liberté qui ouvrent toujours la possibilité du refus de recevoir et de consommer, quil ne peutjamais éliminer complètement en temps de paix, malgré ses appels quotidiens au prestige social et ses lumineuses réclames nocturnes. Ces libertés qui entravent la pro-
duction sont à vrai dire - car comment cespopulations pourraient-elles refuser leur approvisionnement en mort? - proprement exterminées en temps deguerre et la consommation peut alors vraiment être imposée.
Proposition pour le lexique politique de demain: Sous le vocable
"sguerre", on comprend la situation la
plus souhaitable pour la production, celle dans laquelle est totalement
détruit, en l'absence de (ou contre le) désir
des destinataires,
le refus de recevoir et de consommer les
produits distribués. A cela s'ajoute une autre caractéristique des armes, qui me semble tout aussi avantageuse. Celles-ci (au moins 1les munitions, mais cette classe appartient aujourd'hui aux armes décisives, par exemple les missiles nucléaires)
1. Sur l'effet
collatéral
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lui-même sera ci-dessous.
sont précisément, en dehors des
faisant qu'avec la destruction le destinataire
conjointement
détruit, et sur cette dif culté, voir
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produits de consommation courante, les seuls produits qui peuvent se vanter de la vertu de fragilité absolue": ils ne se limitent pas à anéantir; mais une fois utilisés (et ce n'est pas différent de ces abeilles qui restent sur le carreau dès leur première descendance), ils tombent aussi eux-mêmes dans l'anéantissement; à la première
utilisation, ils disparaissent une fois pour toutes, une seule fois suf t à les mettre hors d'usage. Et s'ils avancent avec erté, s'ils sont reconnus comme de lumineux exemples par les autres instruments s'ache-
minant loin derrière eux, c'est absolument justi é: car ils sont précisément les seuls instruments qui parviennent à disparaître tout aussi rapidement que les
produits alimentaires (encore pré-instrumentaux)'; et 1. Seul le progrès
technique se préoccupe
de la fragilité des autres
produits (à moins que celle-ci soit subtilement dosée et intégrée dans le produit lui-même) et rend obsolètes les instruments avant même qu'ils aient montré des signes d'inaptitude. Et la classe de produits des armes pro te elle aussi naturellement de cette aide, ou plutôt en pro te-t-elle dans une proportion plus forte que d'autres classes de produits (en raison de la rivalité entre grandes puissances). Ce qui signi e: les armes sont souvent, bien avant d'entrer en action, déjà "consommées", à savoir qu'elles “ne sont plus à utiliser", soit que l'opposant ou le concurrent a déjà mieux, soit qu'aux premiers bal-
butiements de leur production, de meilleurs modèles (y compris dans la même entreprise) ont déjà été conçus. Toute production se trouve aujourd'hui non seulement dans une concurrence mortelle avec d'autres, mais aussi dans une mortelle concurrence solipsiste". Ce nouveau type de concurrence est particulièrement lourd de conséquences. Car l'écart entre la production (toujours d'hier) et les modèles (toujours de demain), ces tentatives, aussi vertigineuses que perpétuellement vaines, des hommes à l'établi de rester dans la course face aux hommes à la planche à dessin alimentent l'effervescence dans la production
actuelle ; et cette
effervescence est la source
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de la soi-disant "vitesse" de notre temps présent. A vrai dire, cette effervescencedes producteursn'est pas uniquement indésirable, au contraire: le producteur va jusqu'à payer à l'avance les projeteurs,
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comme ils sont “anéantis" incontestablement plus vite, ils sont aussi justement les garants inégalés de la poursuite de la production et pour cette raison ses enfants chéris. Comme les appareils quelconques doivent se
sentir honteux devant la prompte disparition dont sont capables les missiles, eux qui, congélateurs, machines à écrire ou voitures, ont, pour devenir convenablement usagés, à se
soumettre
à un
processus
d'utilisation
archaique et de longue haleine. L'utilisation des produits est un travail que nous, employés nommés "clients" ou “consommnateurs", avons à fournir pour assurer la fabrication des nouveaux produits et garantir la poursuite de la production. Si nous sommes considérés comme de meilleurs travailleurs, notre consommation sera d'autant plus satisfaisante et nous pourrons accomplir plus rapidement le devoir qui nous incombe d'œuvrer comme liquidateurs ; les produits apparaissent d'autant plus réussis qu'ils sont capables dese laisser rapidement user par nous. C'est pourquoi les armes sont les produits idéaux. C'est pourquoi la consommation des armes, comme la mort des victimes de guerre, représente la consommation idéale. Est-ce bien ainsi?
non seulement parce qu'il souhaite, grâce à ses meilleurs produits, mettre en déroute les rmes concurrentes, mais aussi parce qu'il espère sortir vainqueur de sa "concurrence solipsiste". En d'autres termes: parce que les hommes à la planche à dessin remplissent la fonction de "quasi-consommateurs", c'est-à-dire celle de liquider ses
produits d'hier (que l'on espère déjà vendus). En vérité, le produit dépassé par le travail avant-gardiste des research staffs n'a pas été moins bien "utilisé" que les armes “consommées" par les morts.
Et “time goes on" - soit: La production peut se poursuivre.
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NOUS SOMMES LIMITÉS
- COMME CONSOMMATEURS PAS tout à fait. Car d'un certain point de vue, la mort est un mode de consommation médiocre.
Pourquoi? Parce que nous mourons seulement une fois. Ou, dit avec calme: parce que nous pouvons mourir seulement une fois. Lorsque nous, en tant que consommateurs de pains ou de journaux, jouissons quotidiennement de produits chaque jour nouveaux, ou (encore une fois depuis la perspective de la production) lorsque nous, employés en tant que mangeurs de pain et lecteurs de journaux, sommes capables de renouveler chaque
jour notre demande, d'accomplir chaque jour notre besogne de consommateurs et de garantir chaque jour par notre rendement quotidien, l'avancée des générations successives de marchandises, nous sommes,
cant que consommateurs de mort, des clients paresseux, incapables de recevoir plus d'une fois les produits qui nous sont destinés. Je dis "incapables". Car la production pointe justement le fait que lorsque nous mourrons, nous mourrons une fois pour toutes,
c'est mourir-une-seule-fois". Elle pointe également
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le fait qu'avec notre mort, ce sont aussi nos besoins ou nos capacités à recevoir des marchandises qui sont enterrés dé nitivement, comme une sorte d'acte déloyal, une forfaiture, à tout le moins un défaut très contrariant, précisément une incapacité. Ce qui, à nos yeux, est notre impitoyable devoir-mourirune-fois, paraît aux siens comme le plus regrettable
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ne-pas-pouvoir-mourir-plus-souvent-qu'une-fois. Elle perd dans chaque mourant un client, et ce n'est pas sansraison qu'en Molussie, il est dit dans le "chant des marchandises versant des larmes": Qu'est-ce déjà, humains, ce que vous appelez mourir! Qu'est-ce pour vous? Nous seules, les marchandises,
Supplions encore le consommateur qui meurt De l'accompagner sans désir dans la fosse.
Qui se tient devant la tombe pleurant et abandonné,
Pour survivre indésirable et vieux? Vous ou nous? Qu'appelez-vous donc mourir! II revient à nous seulement de déplorer les morts.
Certes, les nôtres ne parlent pas avec la même franchise que ces marchandises molussiennes. Mais
comme l'industrie actuelle produit abondamment, dans des proportions
incomparablement plus grandes
que n'importe quelle industrie passée, pour un nombre plus élevé de consommateurs auxquels on prête une plus grande durée de vie, nous devons considérer comme tout à fait certain qu'elle ne souffre pas moins de notre mortalité que l'industrie molussienne, si ce n'est plus. Elle nous reconnaitrait comme loyaux seulement si nous étions capables de consommer les articles de mort plusieurs fois, soit de mourir plusieurs fois
I. Comme nous l'avons vu, la production considère la mort comme un mode de consommation, mais également, aussi curieux que cela puisse paraître, un "mode de consommation empêchant la
consommation".
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ou de manière illimitée. Bref: le défaut qu'elle nous
reproche représente une sous-catégorie d'un défaut beaucoup plus général, “"insuf sance de notre capacitė de consommation".
"Insuf sance de notre capacité de consommation." C'est le pire reproche que l'on puisse nous faire aujourd'hui, on ne saurait être entaché d'un pire défaut. Ceci paraît certes curieux, mais il appartient justement auxchoses qui ont subi une transformation révolutionnaire à travers le triomphe de la production de masse d'établir les critères de nos vertus et de nos vices; que
notre valeur soit "bien ou mal" ou "bonne ou mauvaise",seule la production le décrétera, selon l'attitude que nous adoptons vis-à-vis d'elle. Elle seule in la déesse Justitia, et l'aiguille de la balance indique
l'équilibre uniquement si une réjouissante quantité minimale de déchets s'amoncelle sur le plateau de la
consommation. Cette vertu que, par exemple, voici un demi-siècle encore, les héritiers de la mentalité ouvrière enseignaient aux enfants, soit l'attention apportée à la préservation des objets d'usage courant, se renverse aujourd'hui, puisque la préservation se répercute comme un frein à la consommation, en un pur vice. La pédagogie non plus n'a pas ignoré l'exhortation de la déesse. Aujourd'hui au contraire, nous favorisons la
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I. "Préservation" est la forme morale de la constitution d'un objet: car en le préservant, nous traitons l'objet comme identique à lui-même, comme un objet qui doit rester tel. Dans une société sans préservation, soit dans la société dont le juge des vertus est la production de masse, le concept d'objet se perd, le monde devient non stationnaire et liquide - et ce non seulement dans le sens que le monde se transforme ; mais dans celui quil cesse d'être un "monde". De ce fait, l'être humain aussi sera “liquidé" (car un
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production, nous témoignons de notre respect envers elle en refusant systématiquement de respecter produits, c'est-à-dire en les expédiant, si possible dès
la première
utilisation,
comme détritus à la poubelle.
-Il en va de même pour la vertu de la "sobriété", d'ores et déjà indubitablement sur le chemin du vice. Durant la période qui a débuté avec l'expulsion du paradis, ce qui passait pour dé cient était notre impuissance à l'autarcie: notre dépendance aux produits alimentaires (toujours manquants), notre incapacité à nous procurer l'indispensable sans travailler. Inversement, notre dé cience à présent (malgré les millions de nos
contemporains sous-alimentés ou mourant de faim encore aujourd'hui) tient à notre incapacité à maitriser la masse des produits que nous avons fabriqués, qui nous collent aux basques et grimpent jusque dans nos bouches ; notre incapacité à nous acquitter de nos devoirs (au titre d'indispensables liquidateurs des marchandises) ; en revanche, nos honnêtes liquidations sont considérées comme vertueuses, également sur le plan du prestige social.' Bien sûr, la production ne les reconnaîtra jamais comme véritablement “vertueuses", mais au contraire
toujours comme dérisoires - en cela réside notre insuf sance: ce qui aujourd'hui fait de nous des êtres
“limités"n'est pas la contrainte qui nous corsète, ni le manque de denrées alimentaires, mais à l'inverse notre certain minimum de monde demeurant identique lui est indispensable pour conforter et garantir sa propre identité). I.A tel point que le simple fait de consommer des produits nous paraît déjà constituer un mérite et une quali cation, par lesquelles nous nous sentons habilités à agir et à revendiquer des droits en tant
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que consommateurs.
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manque de besoin vis-à-vis des denrées alimentaires.
Lutter vaillamment contre ce manque vaut aujourd'hui comme la vertu. Et parmi les innombrables traitements coercitifs dont nous faisons l'objet, je n'en connais aucun qui nous tienne en haleine si assidûment et si
systématiquement que celui de notre trop petit besoin. Si on emploie volontiers aujourd'hui le terme de “brain washing", il n'est pas moins justi é de parler de "ongue washing, C'est-à-dire du traitement et de la mysti cation totalement arti ciels de nos désirs. Alors que nos ancêtres poussaient un cri d'impuissance devant leurs champs brûlés ou leurs granges dévalisées, notre cri s'élève devant l'assiette surchargée de produits ordonnant "mange-moi!". Et lorsque nousgémissons le front trempé de sueur je ne peux plus !", nous ne pensons pas je ne peux pas continuer sans ceci ou cela", mais au contraire $je ne peux rien consommer de plus". Le rêve du pays de cocagne, poursuivi par
hommes depuis leur origine la plus incertaine, désormais non seulement dépassé, mais il s'est surtout déjà transformé en un cauchemar pernicieux, en rêve de la fanine négative. Nos névroses représenteront sous peu l'inverse du complexe de Tantale, elles s'abattront bientôt comme le supplice de Tantale de la sur-satiété, car les fruits dans nos bouches, au lieu d'être éter-
nellement inaccessibles, y entreront et en sortiront inéluctablement, dans un balancement perpétuel. Attelés au joug du diktat de la consommation, torturés sanscesse d'un produit à un autre, d'un engraissement à un autre, nous deviendrons
fous de
persécution; ce
ne sont pas les morts, les croyants ou les Erinnyes que nous sentirons à nos trousses, à l'instar de nos
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enviables ancêtres paranoïaques, mais le
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ot en ant
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de plus en plus chaque jour des produits de consommation, dont I'exigence ne cesse de croitre. Notre cri de protestation, comme quoi nous serions repus,gavés
depuis longtemps déjà, que nous n'en pourrions plus, se perdra dans le déferlement du ot de marchandises restera aussi peu entendu que le cri de protestation de nos ancêtres, désespérés d'avoir faim. Ainsi résignés ou héroiques, nous continuerons à remplir notre devoir, autrement dit à remplir nos ventres. IIn'est pas anodin que, désormais, dans lesmagasins en libre-service, les marchandises ne sont plus tenues à l'écart des clients par des vitrines de verre ou des
comptoirs - avec cette séparation théâtrale entre la scène et la salle, on reproduisait jusqu'à récemment la situation normale de Tantale -, elles sont maintenant descendues de la scène pour encercler le public, l'exciter et se jeter à son cou. Là où l'offre surpasse fondamentalement
la demande, les marchandises se
transforment en catins qui, avant même qu'on ait levé le moindre petit doigt, viennent river leurs lèvres surles vôtres, dans un sempiternel bouche-à-bouche. Mais laissons les images et formulons plus sobrement: La calamité, qui sèmera désormais le désordre ou la panique dans notre existence et sous peu nous vaincra d'une manière à faire pâlir toutes les autres dif cultés de la vie, est par conséquent l'écart entre l'offre et la demande : d'un côté, la revendication des produits
envahissants que nous, contraints par l'automatisme de notre production démesurée, devons fabriquer; de l'autre, notre appétit d'oiseau, notre besoin lamentablement limité, la modeste ampleur de ce que nous, créatures qui sont ainsi faites, sommes capables de désirer et de consommer. Certes, notre nature passede
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nouveau pour “mauvaise- la norme morale de notre situation actuelle est similaire à celle de l'ancienne tra-
ditionchrétienne. Mais -et là, malgré cettesimilitude, tout se retrouve sens dessus dessous - notre nature n'est plus "mauvaise" parce qu'elle est avide, nais au contraire parce qu'elle est incapable d'être suf samment avide, parce que le "sens de lI'in ni" le plus philistin lui fait défaut. Ou, à nouveau avec les mots des marchandises molussiennes: Qu'est-ce qui vous prend à paresser? Je suis ici: pain. Je suis ici: vêtement.
Devons-nous peut-être mourir de faim, Parce que vous seriez de piètres
consommateurs?
Il faut aujourd'hui désirer sans limites. Plus aucune satiété et aucun non ne valent. Si nous nous reproduisons sans mesure, Alors vous aussi devez être démesurés!
INTERVERSION ENTRE L'OFFRE ET LA DEMANDE
VOUSVOus souvenez, Powers, que nous avons au départ
parlé du transfert" des traits humains dans les choses.
Il s'agit ici encore d'un tel “transfert"; ou mieux: le processus général se révèle également ici. Et d'abord comme transfert de l'avidité; car maintenant, ce sont bien les choses qui ont soif (de nous consommateurs), et non nous qui avons soif d'elles. Ce qui signi e évi-
demment que les postes offre" et demande" sont désormais distribués différemment, qu'un pur et
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simple échange de place a eu lieu. Car les produits, qui
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ont soif de nous, se sont maintenant glissés à la place de la demande, tandis que nous, liquidateurs exigés par
eux, représentons pour eux l'offre. Certes, pour le moment, les conséquences de ce processus sont loin d'être prévisibles, mais ce qui est déjà perceptible, c'est que peu de choses dans notre monde actuel n'est aussi terriblement menaçant pour la paix que cet échange de places. Certes, les produits peuvent
supporter pendant une certaine période leur “frustration", ils sont capables durant un temps de contenir leur soif de consommateurs, leur "pulsion de mort", mais il est sûr qu'ils ne résisteront pas éternellement à cette pression de la demande. Il n'estpasseulementvrai que les armes les plus explosives sont aussi, comme leurs
frères et seurs plus inoffensifs, des produits qui, dans l'intérêt de la continuation de la production et donc pour libérer la place de leurs successeurs, guettent leur
future consommation et par conséquent leur mort: il est vrai aussi, à l'inverse, que la soif qui dévore les pro-
duits non consommés et “inassouvis" - même parmi les plus insigni ants -, dépouille touslesproduits de leur caractère inoffensifet les transforme en corps explosifs,
automatiquement, soit d'une manière telle qu’ils peuvent exploser sans aucune intervention expresse.
Iln'est pas du tout inconcevable qu'un jour les produits
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affamés, enragés car non consommés, se précipitent, en quelque sorte, comme des cannibales masochistes pour se faire consommer les uns par les autres. Demander ce qu'il adviendrait de nous est super u car ils ne s'en préoccuperaient pas davantage.
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Mais revenons à notre incapacité" à mourir plus d'une fois, et donc à consommer les armes létalesplus
d'une fois. Il est incontestable que le foisonnement automatique
des
produits
et la surabondance des
produits létaux ont dépassé depuis longtempsnotre capacité à mourir; nous sommes dans l'impossibilité de mourir en proportion de ce que l'amoncellement actuel de bombes à hydrogène et autres produits semblables peut nous livrer. Naturellement, lesproducteurs de cette distorsion le savent aussi bien que nous et en ont tiré leurs conclusions, enl'occurrence: ils ont décidé de se lancer dans la fabrication, du
moins à titre expérimental pour commencer,d'armes qui n'entraîneraient pas une mort dé nitive, aussipeu que des pains conduisent à un apaisement dé nitif de
la faim; des armes qui non seulement nous“tueraient temporairement", par exemple des armes paralysantes qu’il faudrait encore et encore utiliser, mais aussiqui pourraient encore et encore être utilisées; et dont par conséquent nous, consommateurs, pourrions encore et encore avoir besoin". Il va de soi qu'une telleproduction représenterait un véritable progrès, qu'elle offrirait à l'industrie
la plus humaine la chance de ne
jamais devoir s'interrompre. - Mais ilconviendrait que, de cette
évolution,
émanent aussi des espoirs
pour l'humanité.
LES DEUX RÊVES EN CONFLIT
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LEVONS les yeux un moment, Powers, et cherchons en mêmne temps à garder à l'esprit nos deux points
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essentiels, à savoir les deux rêves principaux du monde des choses. Bien sûr, nous ne savons pas encore si nous y parviendrons ni même si nous le pouvons. I. Tout d'abord, nous avons remarqué le mécanisme
totalitaire d'expansion, d'occupation et d'intégration des machines: leur tendance à étendre leur pouvoir sur tout (et aussi sur nous), à transmettre leur manière d'être à tout (également à nous). Avait alors émergé l'image eschatologique d'espoir que ces pulsions obscures des machines poursuivaient comme idéal: I'image de la machine universelle, où, d'une part, toutes
machines s'engrenant ensemble fonctionneraient comme des rouages et où, d'autre part, il n'existerait plus rien d'autre que des pièces de machines -bref: la situation dans laquelle l'équation "monde = appareil" serait réalisée. De plus, nous avons pu (ou dû) constater que ce penchant ne se heurte à aucune oppo-
sition sérieuse, voire que ce processus d'expansion des machines se déguise aisément en gage de liberté,
notamment parce que le travail principal que, nous, les hommes (privés de liberté et transformés en pièces de machines) avons à effectuer dans ce processus consiste à consommer; et parce que la consommation" semble conduire à la liberté, à savoir la “liberté de vivre à l'abri du besoin" (ce qui a été
effectivement
le cas pour des
personnes souffrant de la faim). 2. De là, on en arrive à notre deuxième point essentiel, et donc au second “rêve: car, nous l'avons vu, on rêve de nous comme des consommateurs idéaux".
Notre monde des machines fonctionne et continue à fonctionner non pas parce qu'il prend du plaisir à ses propres
émotions
kaléidoscopiques
(comme
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l'univers dans une certaine construction philosophique stoicienne)!, mais plutôt parce qu'il doit produire et continuer à produire;
cela n'est
possible que si ses
produits déjà stockés sont détruits en permanence, c'est-à-dire consommés; raison pour laquelle nous employés à accomplir cette tâche de liquida-
tion, et même systématiquement: aussi promptement et sans rechigner que les machines accomplissent leur
travail de production. Le (second) rêve montre par conséquent une consommation qui, reliée à la production, se déroule comme son processus en miroir; quand nous tentons de décrire le plus précisément possible cette image de rêve, force est de constater que le processus que nous souhaitons distinguer n'est plus perceptible comme “lui-même", il ne peut plus du tout être distingué, parce qu'il n'a justement plus d'existence propre et individuelle, maisco-fonctionne seulement; il forme avec le processus de la production un unique événement mécanique.?
I.L'image d'un fonctionnement pur, d'un être mécanique sansproduit et sans considération de consommation apparaît dans certains morceaux de la “musique sérielle" actuelle, qui certes fonctionnent de manière parfaitement logique et sans couture, mais ne veulent produire rien d'autre que l'image de ces "machines qui jouent" sans couture. 2. Le "guide de la Molussie et des environs" recommande la visite d'une "charrue à laminer", qui "éventre le sol à l'avant, l'aplanit à nouveau à l'arrière et qui, vénérée depuis des centaines d'années comme le symbole du rêve de l'industrie, trace son cercle, toujours identique, dans le parc du palais des expositions". Quant à la question de savoir si nous devons prendre au pied de la lettre ce récit de garantie nale, selon lequel aucun visiteur du parc ne serait
"jamais encore" parvenu “à ramasser une miette non liquidée derrière la machine", nous la laissons ouverte.
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Toutefois, à la différence du premier, ce second rêve de la production, cet idéal de consommation synchronisée et couplée, est vain; il est irréalisable. Sur quel argument fondons-nous cette impossibilité? Si, en plaidant en notre propre nom, nous reprochons au monde des appareils que, par la démesure de leur désir d'expansion et de production, il ne respecte pas la mesure limitée de notre nature humaine ; ou si, prenant le parti de la production, nous accusons nos "besoins
anormalement insuf sants" qui contrarient la “nature expansivede la production" -au bout du compte, cela ne change rien, ce que cela signi e et ce qui compte restent identiques dans les deux cas, à savoir que l'écart entre le volume de production et le volume optimal
de consommation se creuse jour après jour; et avec fossé allant chaque jour s'élargissant entre la réalisation inexorable du premier rêve (expansion") et l'échec inexorable du second (“consommation idéale"), le danger inexorable de la catastrophe va croissant. Ce que j'avais décrit et formulé dans des écrits précédents seulement comme un phénomène interne de
notreDasein humain actuel - et la formulation pourrait encore sembler une inoffensive philosophie existentialiste, soit l'étendue de l'écart entre les volumes disproportionnés de ce que nous “fabriquons" et les volumes modérés de ce que nous pouvons nous “repré-
senter"- cet “écart prométhéen" se révèle maintenant comme la réalité la plus menaçante. Le décalage
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I. En n de compte, les deux plans entre lesquels se situe le “décalage prométhéen" ne sont pas les plans "production et représentation", mais les plans “production et besoin". Car le nonavoir et le devoir-avoir, c'est-à-dire le besoin, est la terre nourricière
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dont il s'agit ne consiste pas seulement en une simple "différence", un simple "intervalle" ou une simple dialectique spéculative, mais se confond plutột avec ce que l'on pourrait quali er de dialectique réelle", pour reprendre l'usage traditionnel du mot, soi réelle tension, une lutte entre l'étendue de la production et l'étendue de la consommation; d'où découle la menace de la catastrophe. Aussi insupportable que soit le poids des chaînes de la consommation que nous
devons supporter, lesquelles deviennent chaque jour plus pesantes et nous entaillent plus profondément, aussi dictatoriale que cette situation puisse sembler, celle à laquelle les produits
sont condamnés est tout
aussi désastreuse que la nộtre: car ils vivent sans répit dans la peur d'être remisés, “frustrated", à cause de notre consommation insuf sante, dans la panique
qu'un jour, en 1'absence d'une honnête destruction
de la représentation; c'est seulement parce que nous avons besoin, parce que nous sommes défectueux, que nous pouvons représenter, que nous devons pouvoir représenter. Si nous n'avions aucune faim, nous n'aurions pas besoin et nous ne pourrions pas élaborer l'image représentative de la proie (dont nous poursuivons alors la conquête). Rassasiés, nous ne souffrons pas du complexe de Tantale; lorsque nous sommes approvisionnés, la représentation est non seulement contingente, mais aussi non réalisable. L'étant de Parménide n'est pas capable de la représentation en raison de sa puissance: parce
quil ne lui manque rien, parce qu'il a tout, parce qu'il est totalement tout et qu'il est ainsi autosuf sant (la théorie complète de
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la relation entre besoin et représentation suit dans le volume II de L'Obsolescencede l'homme). C'est seulement lorsque nous avons compris le dénuement comme ferment de la représentation que nous comprenons aussi clairement la perversion de l'utilisation actuelle d'images commerciales: car ces images sont à 'inverse utilisées comme productrices de besoins.
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de ses marchandises, la production devrait travailler à rien, c'est-à-dire: ne serait plus du tout en mesure
de travailler.
Aujourd'hui
déjà, les produits crient
toujours plus fort et plusdésespérément- il suf t de savoir entendre les voix silencieuses des choses - dans I'intérêt de la poursuite de la production, comme dans l'intérêt des prochaines générations de produits'. Et n'oubliez pas: 1les productions
dont je parle ne se
limitent pas aux voitures, aux ampoules ou aux tubes de dentifrice (bien qu'elles aussi deviennent explosives si elles ne sont pas utilisées) mais incluent également les armes; et comme d'autres productions, celles-ci comptent sur l'anéantissement de ses produits pour vivre; elles aussi, comme les autres, savent que, sans l'anéantissement de ses produits, elles sont anéanties. Si un jour, dans leur panique, elles devaient se résoudre à une solution
hâtive, à une destruction à tout prix*,
I."Dans l'intérêt des prochaines générations de produits": cette justi cation de leur désir de mort ne nous est pas inconnue, elle nous est même tragiquement connue. En effet, parce que l'élite actuellement au pouvoir légitime encore et encore sa préparation de plus en plus avancée à la catastrophe
nucléaire avec ce même
argument émouvant, selon lequel elle prend ce risque uniquement pour le bien des générations futures et ne suit aucun autre objectif que celui de garantir aux enfants et petits-enfants une "vie en liberté". Que parler d'une "génération future" après une guerre Bien nucléaire massive soit sans objet, elle le passe sous silence. sûr, cette similarité des arguments n'est pas un hasard: au contraire, l'argument des êtres humains n'est qu'un emprunt, simplement un exemple de plus de la règle que nous avons décelée auparavant selon laquelle l'être humain, devenu une créature du monde des choses, est aussi sous la contrainte de recourir à cet argument, et même d'y
recourir volontiers et sincèrement, comme s'il l'avait péniblement puisé des profondes racines métaphysiques, morales ou nationales
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de sa propre existence.
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“crépuscule des produits"
- car une décision expresse pour le faire n'était probablementpasnécessaire , ce serait en effet tout sauf surprenant.
Telle est également, Powers, la situation de nos pays de ce côté-ci du “rideau", dans ces pays dans lesquels nous sommes si ers de notre liberté. Mais la liberté dont nous parlons, bien que nous le taisions, consiste simplement en celle que, sans intervenir, le monde des appareils concède pour réaliser tous ses rêves, ces rêves qui ont aussi des
conséquences
mortelles : le
rêve (qui nous rend totalement soumis) d'une transformation du monde en appareil, et le rêve (qui nous rend tout autant totalemnent soumis) d'une “consommation suf sante". Commne ces deux rêves se tiennent face à face dans un terrible con it, la catastrophe
doit advenir, et nous travaillons en
n de compte
à notre naufrage.
Je sais la force et l'impartialité qu'il faut pour voir que, dans ce système qui nous est offert, où l'on défend (jusque dans les expressions religieuses) “la liberté
monde occidental", “1'héritage de 1'Occident", "la garantie de la liberté individuelle", ce n'est pas à nous qu'est accordée la liberté, mais au mécanisme de la catastrophe. Rien n'y fait, notre foi ne doit pas se fonder sur des racontars, mais uniquement sur la réalité de nos vies: était-ce vous, Powers, à travers votre
"liberté individuelle" qui avez, sans savoir pourquoi et sans en connaître les conséquences, décidé d'entreprendre votre vol? N'étiez-vous pas plutôt une pièce de
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u déclenchement d'un
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machine soumise à l'intérieur d'une grande machine construite par la cIA? De consommer un amoncellement de produits fabriqués par vos cousins et amis nous rend-il libres, nous les hommes? Et devons-nous les consommer pour la raison que ces monceaux se trouvent simplement là? Les consommateurs de ces
produits, dont la valeur de fabrication dévore plus de la moitié du budget de votre pays (et aussi lesarmes), sont-ils libres parce qu'ils les consomment et les font ainsi disparaître? Tout cela n'est-il pas formidable ?
Vous voyez, il suf t de rejeter les produits verbaux que nous sommes obligés de consommer quotidiennement, c'est-à-dire le vocabulaire habituel, pour le retourner sans préjugés et voir réellement la situation. Imaginez un instant un homme venu de la 1lune qui serait dans la position
avantageuse de ne se laisser aveugler par
aucun discours et observerait cette situation. Vous n'auriez aucun scrupule à écouter cet homme, qui n'est pas, ou du moins pas encore, politiquement suspect. Cet homme ne proclamerait-il pas:“Mais tout estsens dessus dessous! Loffre et la demande ont été inversés! Les hommes ne sont plus les béné ciaires! Il faut tout plani er de nouveau pour que la production serve le besoin, et non le besoin la production !"
Son mot "plani cation" pourrait peut-être vous effrayer, économie plani ée" signi e pour vous
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dictature, totalitarisme, Staline, absence de liberté, etc. - Ne vous laissez pas induire en erreur, Powers! L'alternative n'est pas: "liberté ou économie plani ée", mais: “mécanique de production aveugle
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ou plani cation". Et n'oubliez pas que chaque État
aujourd'hui taxé d"enfer
totalitaire" doit son exis-
tence à une critique des mnécanismes de production
capitalistes, dont fait partie celui que j'ai décrit et qui a cours
aujourd'hui;
et ce, même si ces Etats se
sont énormément transformés dans le capitalisme, avec l'abondance, la contrainte de la consommation
et l'abolition du prolétariat. Qu'importe: le motif qui est derrière la révolution, malgré de terribles phases intermédiaires, n'est pas oubliể aujourd'hui, et il est même, après la suppression de la misère dans des pro-
portions massives, encore plus distinctement visible que durant certaines décennies sanglantes. Le motif de la révolution avait consisté à libérer les hommes, et pas seulement les propriétaires des moyens de
production; soit: produire pour les hommes et non, comme c'est le cas chez nous, trouver les consommateurs des produits et transformer les hommes en esclaves de la consommation. Certes, sur le chemin de leur transformation, ces pays ont connu des années insupportables, et ce également sur le plan moral; des années pendant lesquelles les hommes ont été incorporés comme rouages de ces machines, dont l'objectif était de créer une situation qui respecte la dignité humaine ; et souvent cet objectif - car garder en permanence un objectif à l'esprit pendant trente ans, qui
représentent eux-mêmes une réalité, est dif cilement réalisable;cela supposerait que cet objectif n'ait jamais dévié du champ de mire. On peut aussi se demander s'il est permis à une génération de se sacri er pour le
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bien-être de la suivante. - Qu'importe, ce qui est ici incontestable, c'est l'objectif: que la construction soit dirigéepour satisfaire les besoins; et offrir aux hommes
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la possibilité de n'être plus esclaves du besoin mais à nouveau (ou pour la première fois) des êtres humains.
Certes, la direction d'un tel mécanisme menace constamment de devenir elle-même un mécanisme, et nier que l'on court toujours effroyablement vers ce désastre serait de
l'entêtement.
Mais pourquoi le
mécanisme incorporé dans la plani cation serait pire que le mécanisme de l'expansion autonome qui nous transforme en pièces d'appareils et consommateurs contraints, et précipite le monde des appareils vers la catastrophe?
Non, Powers, l'opposition qui existe aujourd'hui dans le monde n'est pas entre un monde libre et un monde non libre, mais entre un monde aveugle et un monde dirigé. Quali er quelque chose de “non libre" parce qu'il est plani é est juste un mensonge. C'est
précisément la plani cation qui empêche que nous devenionsdes unités d'un mécanisme aveugle. Ainsi, que soit encore prononcé le terme, que j'ai moimême employé çà et là, de “totalitaire est totalement trompeur; comme d'af rmer que ce qui s'est déroulé en Russie serait une simple variante de ce qui a eu lieu sous
Hitler. Ce qui s'est produit dans 1l'Allemagne d'Hitler, ce fut la mise au pas délibérée du pouvoir politique par le pouvoir technique, où l'homme était évalué selon deux alternatives seulement: en tant que pièce d'appareil ou produit-déchet. C'était véritablement totalitaire. En Russie, en revanche, on a tenté de construire pour les hommes cet appareil (de produits) sans lequel
l'existence humaine ne peut aujourdhui fonctionner.
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Comme nous l'avons dit, le fait que la construction de cet appareillage ait contenu en lui-même un caractère totalitaire ne souffre aucune discussion. Alors que la
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révolution fasciste émanait de la réalité de l'industrie existante et adaptait les hommes à cette réalité, la révolution communiste surgit de la réalité de ce qui faisait défaut et utilisa le matériel humain pour construire cet appareil pour les êtres humains. Aussi utopique que puisse paraître la thèse fondamentale, eschatologique, du communisme, selon laquelle la liberté est au bout du chemin, si nous la débarrassons de tout espoir religieux et anti-étatique, elle n'apparaît pas aujourd'hui insensée. En effet, dans les constructions plani ées, ce sont au moins des hommes qui plani ent pour les hommes, et non des appareils qui, devenus autonomes, disposent des hommes. Le fait que la Russie actuelle, malgré sa puissance atomique, s'engage depuis des nées pour l'abolition des armes de catastrophe nucléaire tandis que l'Amérique, obéissant à la réalité de la production en cours, préfère continuer à produire démesurément, montre distinctement là où se trouve la liberté- à savoir la liberté de révision, la liberté de révoquer ses propres produits, la liberté d'examiner les conséquences de ses propres actions - et que cette liberté n'est pas si indubitablement enracinée là en fait étalage en en revendiquant un prétendu monopole. C'est ce que j'avais en tête lorsque j'osai écrire
quil n'est pas impossible que le totalitarisme "dans le soi-disant monde libre" puisse peut-être un jour se révéler aussi désastreux que le totalitarisme “dans les
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soi-disant états totalitaires".
LE SUICIDE COMME PRODUIT FINI
LAdeuxième dégradation. - Pour l'envisager précisément, je choisis comme point de départ un mot, le mot "disposer". D'un propriétaire d'instruments, nous disons qu'il “dispose de ses instruments.
Qu'entendons-nous par cela? Un double droit. Le droit du propriétaire
- d'utiliser ses instruments, quand et comme il lui convient - de s'en débarrasser à tout moment à sa guise s'ils lui paraissent ne plus convenir. Comme cela vaut pour des instruments, des pièces
d'instruments, et pour toute propriété, la pièce d'instrument qui s'est appelée Powers ne fait pas exception à la règle. Cela vaut aussi pour vous, dans la mesure où votre propriétaire a été convaincu de devoir se débarrasser de vous dans des situations données.
Ne sursautez pas, Powers! Ce que jaf rme est vériable: car je parle de l'aiguille que vous transportiez avecvous, du cadeau que l'on avait empaqueté comme pièce de votre nécessaire de voyage. Que prouve cette pièce?
Que votre propriétaire était accoutumé à liquider votre dignité humaine et cette habitude lui avait automatiquement fait perdre tout scrupule à l'idée de vous liquider physiquement; vous étiez devenu aux yeux de ces hommes non "seulemnent" une pièce d'instrument aveugle, mais quelque chose d'encore plus inférieur, à savoir un potentiel rebut.
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DEUKIÈME PARTIE
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Une af rmation aussi provocante devra naturellement être justi ée. Quelle serait votre objection principale? Probablement ceci: "On m'a laissé libre de décider de continuer à vivre, la responsabilité
reposait entre mes mains.
Par conséquent, ma liberté sur la vie et la mort, sur ma vie et ma mort, a été respectée. Le fait d'avoir effectivement survécu n'est pas seulement une preuve supplémentaire, mais tout simplement la preuve défnitive de la liberté qui m'était accordée." Cette objection est-elle recevable? Non. Pourquoi? Parce qu'il n'est pas exact que l'on vous ait “laissé libre", que l'on vous ait accordé cette “liberté de choix ultime", c'est-à-dire la décision de vous suicider. Au contraire, on vous avait donné un ordre: celui de commettre un suicide. Rienn'est plus étranger à la cIA
- je présume que c'était votre commanditaire – q de vous céder de son plein gré la décision sur votre
être ou votre non-être. S'il n'en avait tenu quà elle, elle aurait exercé sans relâche sa pleine
autorité ; en
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d'autres termes, son autorité aurait convoyé avec vous pour entrer en vigueur où et quand cela aurait été nécessaire. Si elle ne l'a pas fait, si, au lieu de cela, elle con é la décision et, ce faisant, vous a laissé ouverte la possibilité de 1'insubordination, ce n'est pas par respect pour vous, mais exclusivement pa qu'elle n'a pas pu embarquer son autorité dans l'avion. Qu'est-ce que cela signi e? Que vos donneurs d'ordres étaient capables à tout moment, grâce à leurs
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MACHINES
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instruments au sol téléguidés, de vous "localiser" et de vous détruire, vous et votre appareil ; tout enfant le sait aujourd'hui. Et moi-même, qui ne suis pas né danscette époque périlleuse de tra c et de destruction longue distance, trouve déjà cela, hélas, naturel. Mais ce n'est pas décisif. Car il restait tout de même une tâche dont le contrôle échappait totalement à vos donneurs d'ordres, celle de constater de visu et d'estimer à chaque instant à sa juste
valeur la situation
dans
laquelle vous vous trouviez, estimation sans laquelle prendredes décisions aurait été absurde et impossible. Vos donneurs d'ordres étaient incapables de se représenter si la destruction était nécessaire ou super ue,
opportune ou inopportune. C'est ce “si" qui importe. Bien que vous, au pilotage de l'avion, n'aviez pas percé 'horizondepouvoir de vos donneurs d'ordres; bien que vous étiez en permanence tenu en laisse par eux (ou aumoins que vous auriez pu lêtre), bref bien que vous voliezà l'intérieur de cet horizon de pouvoir, vou
trouviezmalgré tout"beyond their horizon", cC'est-à-dire au-delàde leur “horizon de jugement". Par conséquent: le rayon de leur puissance
d'évaluation
celui de leur puissance de localisation
était plus court que (et de
destruction)
;
leur jugement restait à la traîne derrière leurs capacités techniques.
Si cette remarque - seulement formulée ici, non encore justi ée - selon laquelle votre situation à ce moment-là restait inaccessible à vos donneurs d'ordres
1. Cette différence est un
ce "décalage prométhéen",
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Ľ'Obsolescencede l'homme.
exemple
on ne peut plus
actuel de
que j'ai analysé dans mon traité
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et devait même le rester, est exacte, alors la soi-disant
liberté accordée dont vous vous félicitez se révèle comme un pur négatif, comme la conséquence de l'incapacité de vos donneurs d'ordres, comme un trou dans leur pouvoir effectif. Exprimé avec les mots d'un dicton molussien:"Ce que 1'on ne peut t'ordonner, on te l'accroche comme liberté."
Bien sûr, on ne le fait qu'avec le plus grand regret. Et que vos donneurs d'ordres s'y soient résignés avec la plus extrême répugnance, il n'y a aucun doute. Car, dans la mesure où il relevait de leur pouvoir de bien corseter votre liberté, ils avaient déjà pris la décision
("votre décision"). L'aiguille qu'ils vous avaient offerte en cadeau, ils l'avaient bel et bien appréhendée comme une "pre-fabricated decision", une “décision en forme de chose" et l'avaient soigneusement glissée, Powers, à l'instant du départ, dans votre sac à dos. Il en va de même pour les circonstances dans lesquelles vous
deviez prendre, soi-disant vous-même, la décision (qu'ls avaientdéjà prise), d'utiliser l'aiguille mortelle; pour autant qu'elles puissent être déterminées au préalable, ces circonstances avaient elles aussi été xées
par vos donneurs d'ordres. En n, il en va de même pour vous; car pour peu que l'on puisse graver une chose de ce genre dans la mémoire
d'un employé, ces
circonstances vous avaient bel et bien été inculquées. Cela aussi faisait partie de votre nécessaire de voyage, dont les différentes pièces étaient joliment assorties les unes auX autres et gentiment empaquetées ensemble.
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Cela
ressemblait-il
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à des préparatifs au suicide,
Powers? Il me semble qu'il ne peut être question de suicide. Aussi peu que de liberté. II ne s'agit pas de suicide, parce qu'il ne s'agit pas de liberté. En dé nitive, le suicide ne consiste pas seulement dans le fait que lon accomplit l'assassinat de ses propres mains; avant tout dans le fait que l'on envisage cet acte sans être in uencé; on prend la décision de cette exécution de sa propre initiative et sous sa propre responsabilité. Rien de tel dans votre cas. Même si vos donneurs
d'ordres n'ont pas atteint complètement leur but, il ne peut y avoir de doute sur leur intention; elleconsistait à vous livrer un suicide, et même un suicide prêt àl'emploi, un suicide qui ne le cède en rien aux millions de produits nis, prêts à être mis en bouche et prémâchés, que l'on vous livre d'ordinaire à domicile. Ainsi, je ne serais pas du tout étonné si vous concédiez avoir été tenté par ce suicide commode et que lutter contre cette tentation vous ait coûté un certain effort. Peut-être que le nombre de vos camarades qui auraient réuni cette force et cette autonomie et qui seraient parvenus à vaincre la tentation n'est pas bien élevé; la plupart y auraient probablement succombéet, justement en raison de leur assujettissement, auraient été érigés à titre posthume en héros. Je le soupçonne parce que nous ne sommes plus du tout habitués à ne pas utiliser un produit utilisable, à ne pas consommer un produit prêt à consommer; parce que tous les
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produits nis mis à notre disposition nous brûlent les doigts et nous inondent la bouche. Vous voussouvenez du constat que nous avons fait tout à lPheure au sujet du rôle qui nous est attribué aujourd'hui à l'ère de la
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consommation: que nous valons en premier lieu en tant queconsommateurs,et que notre premier devoir civique consiste à fonctionner en tant que tel. C'est ce dont nous avons désormais à nous souvenir. Car on nousdressedans cet esprit, nous devons nous entraîner à consommer systématiquement chaque produit ni, et ce (c'est le point essentiel), qu'inporte si nous en avons envie ou non. Nous avions proposé précédemment de
pasticher 'expression “brain washing" avec lexpression "tonguetuashing". II s'agissait pour nous de rendre ausi clair que possible ce dressage, qui transforme totalement nos besoins et notre appétit, nous dépouille de la capacité à ne pas accueillir les produits nis qui nous sont livrés, à ne pas les utiliser, à ne pas les
consommer;
et
de ne laisser aucun doute sur ce en quoi cette déformation porte atteinte à notre liberté, au moins aussi profondément et avec aussi peu de scrupules que le "brain washing", qui transforme nos postulats et nos dispositions d'esprit, et que les seigneurs du monde de la consommation (qui se prennent pour les seigneurs de la liberté) aiment condamner avec complaisance comme l'atteinte la plus sacrilège aux droits de la
liberté individuelle.
Peut-être tiendrez-vous tout ceci pour absurde et objecterez que les offres qui nous sont adressées viendraient assouvirnos besoins et notre appétit. Comment accueillerais-je cette objection? Voici la réplique: Je ne nie pas cet assouvissement. Je n'ai pas besoin de le nier. Il ne contredit pas ma thèse. Il en est mêmne la con rmation.
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IIO
vissement semble naturel chez nous, quil poursuit avec succès le cours du “tongue washing qui nous est imposé, et a atteint, à la grande satisfaction de la pro-
duction, l'objectif de dressage à l'incapacité totale.Ou, exprimé
différemment,
ma thèse se con rme à partir
du momnent où nous nous méprenons fondamentalement sur la contrainte de la consommation, en la concevant comme droit et liberté de consommer mais ssi besoin propre et appétit propre; et parce que nous nous
conformons
à la
contrainte sans aucune
coercition physique supplémentaire, mais par pure indolence. En résumé, la fabrication de cette double méprise est justement le but que poursuit le dressage auquel nous sommes soumis. Et cela vaut de manière générale. Autant dans notre relation avec les instruments-suicide qui nous sont livrés comme produits nis que dans notre relation avecdes produits nis ordinaires. - Appliqué à votre cas: si vous aviez succombé à la tentation
irrésistible
que suscitait le gadget-suicide qui vous accompagnait, vous vous seriez suicidé en raison de la même incapa-
cité à laquelle vous avez été dressé - cette incapacité qui vous conduit à ingurgiter chaque jour à la petite
cuillère votre ice-cream ou vos émissionstélévisées simplement parce que le produit prêt à l'emploi existait. Du point de vue linguistique, il aurait étédéjà trompeur de prétendre que vous auriez alors "commis" un suicide, car vous l'auriez seulement "utilisé", pour ne pas dire:“consommé", Et si vous aviez accompagné cette ultime consommation, dans une variante d'une ancienne plaisanterie, de ces mots peu amènes:“Est-ce que ça fait l'affaire de mes donneurs d'ordres, si j'y
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III
La con rmation, parce que, précisément, cet assou-
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passe- pourquoi m'ont-ils donné ce poison?" - votre épilogue aurait alors été absolument justi é".
VOUS ÉTIEZ UNE BOMBE À RETARD EMENT.
- VOTRESOI-DISANT SUICIDE AURAIT ÉTÉ UN ASSASSINAT
CESré exions sont suf santes, Powers. Il me semble en tout cas qu'il ne nous reste désormais plus d'excuses, que nous devons maintenant nommer l'affaire dont il
s'agit ici comme il convient. Appelons l'ordre qui a été donné un ordre d'assassinat.
La consigne que vous avez reçue était, sous certaines conditions, de tuer un homme nommé Francis Powers. Vos donneurs d'ordres vous avaient engagé en tant qu'assassin. Qu'ils vous aient précisément choisi pour exécuter le meurtre de Powers est imputable au fait qu'eux-mêmes devaient rester loin en arrière, à leur poste de commande, et qu'ils étaient privés de la possibilité de juger dans quelle situation vous vous trouviez I. En outre, je vous prie de ré échir à ce qui suit: certains philosophes classiques, par exemple les stoiciens, ont loué le suicide parce qu'il procurerait aux êres humains la chance de se soustraire à l'humiliation absolue et de sauver ainsi leur dignité. Supposons (le christianisme ne l'a jamais fait) que cet argument soit valable. Si nous nous demandions alors qui vous a suggéré de vous soustraire par le suicide à l'humiliation absolue, une seule réponse, tout à fait hors du commun, s'imposerait:"Justement ceux qui vous avaient au
préalable transformé en instrument et ainsi fait perdre votre dignité humaine." Ce qui signi e: si vous aviez "commis" le suicide qui vous avait été suggéré, non seulement il n'aurait en rien représenté une issue à l'humiliation, mais encore, puisqu'il aurait eu lieu sur ordre de l'humiliateur lui-même, il serait devenu la poursuite et le
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couronnement de l'humiliation.
situation - bref: ils n'avaient, en dehors de vous,personne sur place pour décider si l'élimination dePowers était opportune ou inopportune, nécessaire ou super-
ue. - Dans ces circonstances, ils durent se résigner à une solution de second choix. Et cette solution de second choix consistait en ce que vous, Powers, *vous coupiez en deux", que vous vous transformiez en un "Powers schizoide", en quelqu’un qui pourrait être à la foisjuge et victime!. Ce genre de schizophrénie ne nous est pas inconnu. Les bombes à retardement, par exemple, sont des incar-
nations d'une telle schizophrénie arti cielle. Car nous exigeons d'elles qu'elles fonctionnent de manière infaillible, mais avec pour unique but de se détruire elles-mêmes et d'autres avec certitude. On quali e parfois de tels
instruments
de
“suicidaires";
hommes et
appareils deviennent interchangeables. Le phénomène désormais décisif pour nous, les hommes, est en effet notre transformation en appareils. Sachant cela, il est approprié de dire à votre sujet que 1'on vous a embrigadé en tant que bombe à retardement*. De même qu'une bombe à retardement, au sens courant, se fait exploser elle-même, mais est déclenchée par les
I. Comme en outre vous deviez aussi jouer le rôle du bourreau, il
serait même permis de parler d'une “tripartition". 2. Du mnoins en tant que "bombe conditionnelle", comme une "bombe-au-cas-oů", soit une bombe qui devait se déclencher sous certaines conditions (certes non xées dans le temps). Sur le plan moral, la distinction entre "bombe à retardement temporel" et
"bombe conditionnelle" ne joue aucun rôle.
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d'un instant à l'autre (nous en avons déjà discuté); qu'ils ne disposaient et même quils ne pouvaient disposer d'aucun appareil à distance capable d'évaluer la
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détenteurs de l'aiguille, vous-même, pourrions-nous dire, auriez été amené à attenter à votre vie, si vous aviez suivi les instructions élaborées à votre attention.
Quant à savoir qui auraient été les coupables, qui les assassins, une unique réponse s'ìmpose en conséquence : vos donneurs
d'ordres.
Ou mieux: ceux-ci ont été vos assassins. Car le fait que
leur intention ait échoué ne pourra être porté au crédit des coupables comme une circonstance atténuante. Il s'agissait donc d'un ordred'assassinat.
NOS DÉ FAUTS RÉSIDENT DANS NOS EXCÉDENTS
oU cette expression serait-elle elle-même trop anodine?
Que seuls des êtres humains
puissent être assas-
sinés, inutile d'en débattre. Mais vos donneurs d'ordres vous considéraient-ils encore comme un être humain? Francis Powers appartenait-il encore pour eux à l'espèce humaine? Etait-il possible pour eux que Francis Powers appartienne encore à l'espèce humaine ?N'aviez-vous pas déjà été incorporé par eux tant que pièce d'appareil ? Des pièces d'appareils peuvent êre détruites. Mais assassinées? Répondre d'emblée à ces questions par oui ou non estimpossible. Comme il est certain que vos donneurs d'ordres vous avaient transformé en une pièce d'appareil disponible, il est naturellement tout aussi certain que vous restiez un homme, et que même pour vos
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donneurs d'ordres, vous continuiez à en représenter un. Prenons tranquillement le temps d'examiner les
questions fondamentales sous-tendues ici: “Pour qui ou pour quoi passiez-vous aux yeux de vos assassins?
"Qui" ou "quoi"?" Ou plutôt: "Comment étaient estimées la part de votre être-quoi ?"
être-qui et celle de votre
Réponse r: Vous passiez pour un quoi", une pièce d'appareil. Mais une pièce particulièrement délicate. Délicate parce que vous étiez un “qui", C'est-à-dire un homme. Qu'est-ce que cela signi e? Ce que les appareils et parties d'appareils prennent
inlassablement pour modèle de perfection correspond à un idéal de minceur; leur
objectif: la réalisation de
léquation “être = performance"; leur exigence: devenir aussi "pro lé" que possible; ce qui signi e: que le corps de l'appareil soit exempt de tout milligramm susceptible de nuire à sa performance. En comparaison avec cet idéal (et même avec la
minceur effectivement atteinte par les appareils), nous autres, êtres humains incorporés dans des machines, sommes honteusement inférieurs. Certes, le terme "inférieur" laisse penser à un pas assez, mais l'infériorité tient au contraire (jamais l'expression “moins c'est plus" n'aura été plus juste qu'aujourd'hui) à un trop. Aux yeux des appareils actuels, nous, humains, sommes des créatures on ne peut plus grotesques, à savoir des individus ampoulés, ornés de franges et de cordelettes super ues, semblables aux meubles de
nos grands-pères. Ce qu'ils nous reprochent - et nous ne pouvons en contester la réalité -, c'est que, malgré le systématisme et l'acharnement avec lesquels l'on nous
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pousse à devenir des pièces de machines, nous ne nous
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laissons jamais transformer en honnêtes rouages, nous refusons à chaque fois, de la manière la plus obstinée, de canaliser notre existence dans la fonction étroite qui lui incombe; nous demeurons au contraire des êtres humains, avec leur part d'“étrangeté à l'appareil"; toujours, sans rien entreprendre de sérieux pour y remédier, nous continuons à nous encombrer de notre densité corporelle, de nos états d'ââme et de nos propres ressources, lesquels restent aussi peu objectifs que fonctionnels (justement humains). Comme nous I'avons dit, cette réalité est indéniable: d'une façon ou d'une autre, nous nous sentons toujours bien ou contrariés ; soit nous souffrons de douleurs aux dents; soit nous sommes rongés par la nostalgie; soit nous adhérons à une idéologie; soit même nous
pensons- qu'importe:jamaisnousn'incarnonsexclusivement la fonction qui nous est assignée, 1les franges et les cordelettes de notre humanité s'accrochent toujours et sans cesse dans l'engrenage, elles menacent à tout instant d'en bloquer le mécanisme et font en permanence de nous de possibles saboteurs.
Et pour cette raison, Powers - car vous aussi étiez bien sûr un tel individu ampoulé", orné de “franges et
decordelettes" , vouspassiezpour un rouagesensible, au point de susciter la mé ance. Aussi longtemps que vous vous promeniez encore incognito dans les airs et que vous remplissiez les fonctions de routine qui vous
étaientimposées, tant que tout semblait plus ou moins en ordre, vos "excédents" humains étaient à peu près
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neutralisés. Mais il appartientà la nature des vols dans lesquelsvous éiez engagé qu'ils exposent justement au risque d'une subite rupture de la routine, dont l'une des possibilités prévisibles était la survenue soudaine
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d'un imprévu. Et, pour ce qui est de surmonter de nouvelles situations imprévisibles, on ne vous faisait pas con ance - ou plus exactement: on avait déjà dû vous faire con ance, mais cette fois, dans cette situation nouvelle et privilégiée, vous ne pouviez, en tant qu'être humain chargé de qualités en excès", inspirer cette con ance et faire vos preuves. Le danger d'une
défaillance était trop grand.
COGITAT - ERGONON SIT' POURQUOIce danger était-il trop grand? Lequel devos "excédents" était considéré par vos donneurs d'ordres comme le plus dangereux? Votre estprit.
Pourquoi précisément celui-là? Supposons que vous ayez réussi à l'instant critique à détruire entièrement 1'appareil qui ne devait tomber dans aucune main étrangère, et en revanche à vous sauver vous-même. Qu'y aurait-il eu à y gagner? Très peu. Car vous auriez pu parler. Et si vous l'aviez
fait, l'appareil aurait alors, d'une certaine manière, continué à exister, sa
destruction
aurait été vaine.
Voire, dans un certain sens, n'aurait-elle tout simplement pas eu lieu. Cette possibilité de la destruction vaine était le danger que vos donneurs d'ordres redoutaient et quils devaient veiller à éradiquer par tous lesmoyens. Et comme ce danger était menacé par la fatale
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I. "Il pense - donc il n'est pas." (N.d.T.)
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poursuite de l'existence de votre excédent appelé *esprit", ils devaient pour cela veiller à éliminer votre esprit - ce qui était impossible sans la suppression de votre personne. Comment cela résonne-t-il à vos oreilles, Powers? Aux miennes, horriblement. Car ce que nous avons ici mis en lumière n'est autre que ce bien, autrefois loué comme la part noble et le monopole des êtres humains (et encore aujourd'hui considéré comme tel ar le pur académisme). Dans votre cas, il a été noté
seulement comme un "passif". La devise de vos don-
neurs d'ordres était: “Cogitat - ergo non sit.» Le type est un être pensant - donc débarrassons-nous-en." Il semble désormais que nous ayons répondu à la question posée tout à l'heure concernant l'appréciation
de votre "être-qui" et de votre être-quoi": votre “êtrequi" était jugé comme un défaut de votre “être-quoi". Ou, en d'autres termes, si vous étiez condamné à la liquidation, ce n'était pas bien que vous soyez un être humain, mais au contraire justement parce que vous en étiez un.
Réponse2 - CE QUI EST “TRANSCENDANT" POUR
L'APPAREIL
: LA
“SITUATION
ET malgré cela, nous n'avons pas encore répondu de façon exhaustive à nos "questions qui et quoi". Bien quexacte, la réponse obtenue (vous étiez par
votre excédent humain une partie d'appareil sensible") représente seulement la moitié de la réponse. Aussi étrange que cela puisse paraître, vos donneurs d'ordres se réjouissaient aussi, de surcroît, que vous soyez un "qui", un être humain. Et ce qui est encore
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plus étrange: ils se réjouissaient non simplement «de surcroit", mais en raison même de ce qu'ils considéraient comme un défaut fatal, à savoir que vous soyez
doté, en plus, d'un “esprit". Ainsi sommes-nous
parvenus à analyser et véri er
chacun des points que nous n'avions jusqu'à présent que supposés.
onneurs d'ordres (comme nous l'avons établi) ne vous ont pas seulement utilisé comme victime, mais aussi comme juge et bourreau. Vous faire intervenir doublement ou même triplement leur était devenu nécessaire parce que, quoique techniquement en mesure de rester en contact avec vous et de vous expédier à tout moment aux quatre coins du monde par
l'envoi d'un missile téléguidé, ils étaient fondamentalement incapables d'évaluer à distance les situations dans
lesquelles vous vous trouviez d'un instant à l'autre; parce que vous seul étiez à même de juger si votre
situation rendait ou non votre suicide “exigible". C'est pourquoi, malgré le ressentiment quotidien que leur cause l'existence de caractéristiques humaines dans
l'homme, le fait que votre défaut immémorial appelé "esprit" existe a représenté pour vos donneurs d'ordres un coup de chance totalement inhabituel; il était possible d'y avoir recours et de s'en servir comme une sorte de judgement-device, un instrument capable d'évaluer votre situation. Ētant donné le dysfonctionnement de leur appareil, si ce don de Dieu n'était pas tombé du ciel, ils auraient été forcés d'engager d'épouvantables frais, ils auraient dû inventer eux-mêmes les hommes,
l'esprit humain ou quelque chose de semblable. Ils ont pu s'épargner cette peine, car nous les hommes
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sommes bien là, car vous étiez bel et bien disponible,
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Powers -la création s'est montrée miséricordieuse avec
eux. Bien que nous émanions d'une ligne de production qu'ils jugent d'ordinaire indigne de con ance ou compétitive, dont ils moquent habituellement les produits comme grossiers et travaillés avec imprécision, ils font de ces défauts dans des cas d'exception, ils nous approuvent avec joie dans des cas d'urgence. Et commne il s'agit ici avec vous, Powers, d'un tel cas d'urgence, votre existence aussi était acceptée par eux avec une totale gratitude. En d'autres termes, vous faisiez les affaires de vos donneurs d'ordres parce que vous éiez apte à servir comme outil d'évaluation d'un de leurs défauts, parce qu'ils pouvaient vous faire intervenir comme instrument capable de juger les situations dans lesquelles vous vous trouviez.
Pour nous qui cherchons à comprendre les faits, cela
signi e: I.Le concept de "situation" doit désormais être placé au centre de nos ré exions; et
2. La thèse, que nous
soutiendrons
maintenant,
concerne la relation entre appareil et situation. Elle
s'intitule:
“Pour les appareils, les situations sont
transcendantes.""
Je m'attends à ce que cette thèse résonne étrange-
ment à vos oreilles. Après tout (pourriez-vous objecter),
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1. Parmi les innombrables absurdités de notre époque, il n'y en a certainement aucune qui soit aussi ridicule que les raisons pour lesquelles les seigneurs de l'industrie actuelle éprouvent de la gratitude pour l'existence des êtres humains.
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nous jugeons bien aujourd'hui d'innombrables situations à l'aide d'appareils, par exemple électroniques; et le cours même de l'histoire du monde dépend de la décision de certains
de ces appareils ; et cela s'est
notamment produit lors de la crise de Corée". Cette remarque a-t-elle touché sa cible? Non. Pourquoi? Parce que, en parlant ainsi, nous élargissons déjà le concept de “situation". Dans les cas où nous pensons avoir évalué des situations à l'aide d'appareils, il ne s'agissait jamais de véritables situations mais à chaque fois de situations que nous avions auparavant dénaturéesen pures "con gurations", pour leur permettre de se prêter à des jugements et des décisions d'appareils. Qu'est-ce que je veux dire avec cette distinction? Une analogie nous aidera. Vous admettrez certaine-
ment, Powers, qu'aucun être vivant ne peut être décrit de manière complète par la seule somme des réactions isolées qui peuvent être provoquées et enregistrées par des appareils. Nous devons même légitimement admettre que la plupart de ces réactions ne surviennent que lorsqu'elles sont provoquées par les stimulations des appareils. En fait, la psychologie expérimentale tout entière est douteuse parce que chaque dispositif expérimental représente une situation arti cielle, . Anders fait déjà référence à cet événement dansL'Obsolescence de l'homme, où il avance que le président Truman releva le général Mac Arthur du commandement de la guerre de Corée et con a la décision de l'utilisation éventuelle de la bombe nucléaire à un cerveau électrique, un "electric brain" qui, alimenté en données quanti ées, prit la décision, en l'occurrence celle de ne pas
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I'utiliser. (N.d.T.)
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c'est-à-dire que les réponses aux stimulations expérimentales ne sont pas caractéristiques de la vie en dehors du laboratoire, de la vie qui, en n de compte, doit justement être dévoilée par elle. Quiconque attend de nous, les hommes, que nous puissions être réduits, en tant que tout, à nos “responses" à des stimulus expérimentaux, fait fausse route; ne serait-ce, déjà, parce que nous sommes plus que des "responses'". Nous ne sommes pas saisissables comme un tout par des appareils. Ce qui par ce moyen peut être décelé en nous se limite constamment à des performances isolées “factices" (c'est-à-dire dissociées) : notre capacité à entendre sous
telles conditions, la constance de notre attention sous telles conditions, etc. En d'autres termes: pour nous pousser à témoigner, les appareils de la psychologie
expérimentale nous décomposent déjà en perfor-
mancesisolées. Ils nous privent - la ressemblance avec la torture comme appareil forçant à la vérité est
frappante- de notre essence. Ou formulé autrement:
I. Avec les expérimentations du “Human Engineering", cette ressemblance (les plus attentifs l'avaient déjà relevée depuis des dizaines d'années) est maintenant reconnue de tous. Quand aujourd'hui, en tant qu'astronautes potentiels, nous sommes contraints à être sanglés dans des centrifugeuses ou enfermés dans des chambres d'apesanteur, les résultats obtenus, soutirés par ces expérimentations, ne nous fournissent aucun gramme de vérité supplémentaire que ce que nos ancêtres dévorés par les ammes, soumis au supplice de la roue ou enfermés dans des caves, ont révélé par leurs cris. Du moins, ce ne sont jamais les torturés, ce ne sont jamais les cobayes qui, par de telles procédures, dévoilent la vérité, mais tou-
jours lesseuls tortionnaires, les expérimentateurs eux-mêmes - qui, bien sûr, lèvent alors le voile sur la vérité avec un sans-gêne quaucun témoin littéraire ne pourrait jamais se permettre. Durant les deux dernières décennies, par exemple, peu de choses ont révélé aussi crûment notre époque que le prétendu “détecteur de mensonge",;
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afn de déceler la vérité sur les hommes, ils fabriquent d'abord un faux homme.
[FIN PROVISOIRE] RIEN n'est plus facile que d'écarter une telle critique de la technique avec les mots “antiprogressiste" ou "luddite", ou de se moquer en questionnant en retour: "Voudrait-on faire tourner à l'envers la roue de l'histoire?" Nous ne pouvons pas simpli er les choses ainsi, Powers. La “roue" de l'histoire, je ne l'ai jamais vue, ce n'est rien qu'une expression qui suppose sans véri cation que cette curieuse roue tourne de manière irréversible, inéluctable, inexorable vers un avenir meilleur - ce qui, dès lors que nous jetons ne serait-ce qu'un regard furtif sur lhistoire, se révèle absurde. De tout temps, en effet, des civilisations sont retournées à la sauvagerie, des empires se sont effondrés, des forêts ont
englouti des villes. Du reste (si nous gardons l'image de la "roue"), les roues se laissent naturellement maneuvrer ; et quiconque déclare la roue de l'histoire incontrôlable, présage alors une métaphysique de l'histoire qui ne cède pas un pouce de terrain à la liberté humaine. Ou bien croit-on peut-être que, non libres, sans pouvoir faire quoi que ce soit contre cette fatalité
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tant il incarne leur idée déformée de l'homme et est criant de vérité sur leur mensonge. S'il y a une “ruse de l'esprit du monde", elle est ici. Car, du point de vue de la philosophie de l'histoire, les expérimentateurs sont eux-mêmes les cobayes de l'expérience, eux-mêmes sont utilisés par l'esprit du monde ; à l'aide de ces expérimentations qu'ils croient, dans leur naïveté, faire eux-mêmes, ils peuvent en effet bavarder à la sortie de l'école.
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réjouissante, nous roulons vers la liberté? Malgré sympathique destination, un tel voyage n'en serait pas moins honteux.
Mais laissons ici ces chemins
métaphysiques
absurdes. Ce n'est pas en tant que métaphysiciens de
l'histoire, qui croient obstinément en l'avenir, que nous parlons ici; mais en tant qu'êtres humains, ou en tant que moralistes, qui vivent dans la peur qu'il ne leur restepeut-être plus beaucoup d'avenir. Car l'expression "la roue irréversible de l'histoire" signi erait-elle qu'il ne nous reste qu'à adopter la politique de l'autruche ?
Que nous serions contraints de planter nos têtes dans le sable avec une con ance mécanique, à dissimuler par-dessus le marché notre assimilation à des rouages et même à en vanter l'audace? Devons-nous vrai-
ment, sur la foi d'une prétendue irréversibilité du développement technique", risquer la "réversibilité de l'existence humaine", à savoir notre rapatriement dans le néant? Ou bien y contribuer à la sueur de nos fronts? Je reconnais, Powers, que des millions de personnes appartenant actuellement à l'humanité répondraient
"oui à cette question - et encore à peine, tant, dans la paressede leur fébrile activité, ils ne parviennent guère à aborder la question. Vu de l'extérieur, il semble en tout cas dif cile d'endiguer le courage avec lequel ils se précipitent vers la catastrophe.
Pourquoi en va-t-il ainsi, Powers? Quelle est la raison ultime qui nous pousse à poursuivre aveuglément cet
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immense
gâchis ?
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MISE AU PAS - PEUR ET cet allant intrépide? La réponse paraît étrange: la peur. Peur de quoi? Peur du monde des machines lui-même. "Insensé !" s'exclameront-ils. "Si le monde des
machines nous faisait peur, nous chercherions au contraireàyéchapper. Mais que la peur doive empêcher notre fuite, vous ne pouvez pas penser sérieusement cette contradiction. À moins que vous nous croiez, confrontés au monde des machines, aussiparalysésque le marsupial face au regard du serpent." Certes pas. Mais la comparaison ne touche pas non plus tout à fait sa cible. Car si nous ne faisons aucune tentative pour nous échapper, c'est parce que l'on se sera assurés que notre peur se matérialise en respect. Il est dans la nature du respect que l'on dise "oui" à ce qui inspire une peur, et non pas “non" comme à des dangers quotidiens. Avant même que nous ne décelions dans le monde des machines une source de dangers (voire après l'avoir identi é comme tel), nous l'avions
déjàaccepté come une autorité. Et mêmecommeune autorité d'une puissance si impérieuse et incontestable qu'à côté, sa menace ne nous paraît en rien inacceptable. Sans exagération, on peut af rmer que le monde des machines est aujourd'hui la seule autorité, dont les préceptes et les exigences seront sans aucun doute reconnus comme au-dessus de tout soupçon. Et ce par-
tout, d'un côté comme de l'autre. Lareconnaissance
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de cette autorité n'est pratiquement pas affectée par la coupure qui sépare le monde actuel en deux secteurs
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radicalement différents du point de vue politique et économique. La dernière instance, la “valeur la plus haute", le "summum bonum", malgré toutes les valeurs suprêmes invoquées d'un côté comme de l'autre, est de part en part identique. À notre thèse précédente selon laquelle les exigences du monde des appareils seraient "neutres vis-à-vis des classes", à savoir qu'elles
s'imposent tant aux propriétaires qu'aux utilisateurs d'instruments, nous pouvons désormais lui adjoindre la thèse similaire, selon laquelle l'autorité des instrusserait elle aussi “neutraliste", c'est-à-dire qu'elle sera reconnue partout, en dépit du fossé qui sépare les deux blocs actuels de puissance.
Celui qui, comme observateur de notre monde actuel, a eu l'occasion d'étudier le mécanisme de mise
au pas a couramment dûn constater que (contrairement aux préjugés communs et à la plupart des philosophies) ce n'est pas la peur de la mort qui est la plus grande ou la plus vive chez les humains, mais la peur de ne
pas participer. A ce qui sera: peu importe quil s'agisse du pouvoir d'une coutume, du mécanisme d'un état totalitaire ou de celui du monde des appareils. La peur de ne pas participer est si grande qu'il est moins difcile pour des millions de gens de sombrer ensemble que de s'opposer seul. Et ces millions de gens sont non seulement incapables d'envisager de s'opposer à l'autorité sociale, mais ils le sont aussi vis-à-vis de celle des choses.
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Ils seront surpris que j'utilise l'expression "mise au pas". Car nous désignons généralement p mots un comportement politique, à savoir notre identi cation avec des exigences d'une dictature politique
(qui sont en l'occurrence condamnables d'un point de vue moral); et par conséquent notre participation politique et le renoncement à nos principes personnels; ou mieux (cette description est trompeuse car ce renoncement à nos principes personnels n'est en
général pas poursuivi intentionnellement) - nous désignons généralement par ces mots le processus de l'être-mis-au-pas et de renonciation, un processus que, quand nous y sombrons, nous remarquons peu; nous le remarquons d'autant moins que nos voisins de gauche et de droite y succombent de la même manière Dit de manière imagée: comme avec une mise au pas générale, la surface globale des comportements généraux reste inchangée, tout au plus devient-elle encore plus lisse qu'elle ne l'était auparavant, aucune différence entre nos comportements moraux et ceux
1. Le terme "Gleichschaltung, qui fait partie du vocabulaire national-socialiste, désigne la mise sous contrôle de la sociétế pendant l'année suivant l'incendie du Reichstag. Sa traduction par "mise au pas" ne rend toutefois pas la connotation technique du mot (et la dimension technolâtre du régime nazi). Schaltungsigni e la vitesse dans le sens de "vitesses" d'une bicylette. Littéralement, Gleichschaltung peut donc être traduit par "mettre à la même vitesse", "articuler entre eux des engrenages"; il est aussi employé dans des domaines techniques dans le sens de "synchronisation" ou standardisation". Le mot rend donc bien l'idée d'Anders selon laquelle il y a une tendance totalitaire inhérente à la technique
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elle-même. (N.d.T.)
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des autres pourrait faire apparaître notre imnmoralité. Ceci encore: on ne peut pas, à vrai dire, parler d'une véritable action concernant la mise au pas, elle est au contraire un processus qui vise à enrayer notre capacité
d'action, qui compte déjà sur notre passivité. Comme "action" authentique, seule la résistance contre la mise au pas serait indiquée ; et celle-ci est, dans les faits, action dif cile et souvent très risquée.
CONCLUSION MES Mots vous ont peut-être effrayé. Je l'espère même. Mais si salutaire que ce serait, cela resterait insuf sant. Et si vous demandiez maintenant quelle conclusion nous devons tirer, quelles provisions je pourrais vous donner pour la route, ce serait parfaitement justi é.
Mes provisions ne sont pas un remède miracle. En fait, ma réponse n'est guère plus qu'une règle très générale. Je sais, c'est rudimentaire,
mais, en matière
de morale, mieux vaut rester simple et général par rapport aux consignes qui nous sont familières au quotidien. Les règles morales ne peuvent pas concurrencer la consigne "à cinq heures, actionnez le levier". A vrai dire, de telles consignes sont faciles, car elles sont xées pour des situations totalement prévisibles. La morale ne s'intéresse pas à de telles situations, mais
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exclusivement aux millions de situations possibles et concrètes qui échappent à la prévision. Pour cette raison, elle doit dans chaque cas particulier nous laisser décider comment, munis de cette règle générale, nous
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faisons moralement face à la situation donnée. C'est certes plus inconfortable que l'exécution entêtée de consignes détaillées mais en même temps plus digne, dans la mesure où la généralité des règles présuppose que nous sommes des êtres autonomes et capables de jugement.
L'allégation mensongère qui nous a été inculquée et nous apparaît à tous comme valide, selon laquelle nous devons faire preuve de moralité dans les actes de notre vie quotidienne, mais qu'en tant quetravailleurs, nous n'avons pas à porter la responsabilité des buts et des effets de nos actes, ou plutôt que nous ne devons pas et n'avons pas le droit d'en porter la responsabilité, est une scandaleuse et insupportable hypocrisie. D'où la règle: le mur qui a été dressé entre ce à quoi nous travaillons et ce que nous faisons dans la vie de tous les jours, nous avons à le démonter et à uni er les
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deux espaces "pièce de travail" et "pièce de vie". Soit la morale vaut dans les deux pièces, soit elle ne vaut rien. Cette “structuration de notre existence en deux espaces" est la version actuelle de ce qui a été appelé au cours des derniers siècles la “double morale". Pour exemple, les agissements des soldats et fonctionnaires coloniaux envoyés par les grandes puissances dans les pays conquis, où nul témoin extérieur ne pouvait voir ou enregistrer leurs faits et gestes, raison pour laquelle ils se permettaient des actes qui auraient été impossibles sur leur terre natale, où ils auraient dû le payer par l'opprobre ou par les peines les plus dures. Et non seulement ils pouvaient se permettre ces actes,
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mais ils en avaient même le devoir. Ce cas de double morale est équivalent à celui d'aujourd'hui, lequel n'est pas plus inoffensif, mais au contraire bien pire. Car aujourd'hui, le "schéma des deux pièces" a été projeté dans l'existence de chaque homme, de chaque
travailleur. Aujourd'hui, notre travail occupe la "pièce coloniale" de notre existence car, quand nous travaillons, ce que nous faisons et donc l'effet de nos actions restent invisibles et doivent rester invisibles, même à nos propres yeux. Le petit domaine d'activité, relativement sans conséquence, que représentent les loisirs et la vie privée occupe la "pièce de la mère patrie", où nous devons nous comporter comme des hommes convenables et responsables. Dans aucune des deux pièces, on ne sait ce qu'il se passe dans 1'autre, et on ne doit le savoir. Mais si les effets de nos activités pro-
fessionnelles étaient ceux d'actions que nous aurions accomplies dans la “pièce de la mère patrie", c'est-àdire en dehors de l'entreprise et pour ainsi dire à mains nues et au vu et au su d'autrui, ils auraient été considérés comme criminels, et d'abord par nous-mêmes. Ce qui est moral, Powers, et ce qui est immoral se
rpartissent totalement différemment de ce que l'on vous a appris. Toutes les actions que, durant toute
votre vie, on a fait passer pour immorales" - tel forfait ou telle méchanceté - sont, aussiensanglantées et répugnantes qu'elles puissent être, des méfaits de second rang. Car tous les maux moraux de notre époque trouvent précisément leur source dans le "schéma des deux pièces" lui-même; là où la relégation de l'être moral dans une pièce a enfermé l'indolence
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morale dans une autre. Telle est la source de tous les
maux. Car la plupart des actes généralementquali és d"immoraux" ou de criminels proviennent de cette dualité qui nous est imposée; débordés de mener une double vie, ces criminels ont en effet brisé le mur entre les deux pièces. Bien sûr, ils se sont alors comportés dans la pièce de vie" avec la même absence de scrupules qu'on leur avait apprise dans la "pièce detravail". Les criminels sont la plupart du temps des hommes qui ont généralisé les principes de notre être-au-travail aux principes de l'être. Ce que nous avons à faire, au
contraire, est d'agir de la même manière dans la “pièce de travail" que dans la pièce de vie. S'il y a quelque chose, Powers, qui peut retenir, empêcher ou annuler le démantèlement et la des-
truction de votre dignité humaine, c'est uniquement votre décision de démolir le mur entre travail et action -notre époque exige ce “contre-démontage". En effet, quel que soit le travail, demandez-vous toujours avant de vous y consacrer:
Ne poursuit-il pas d'autres buts, mêmedemanière très indirecte ?" "Ne
provoque-t-il pas d'autres effetS, si lointains
fussent-ils 2" "Quel acte j'accomplis si j'accepte ce travail?" "Quelle faute suis-je susceptible de commettre?" En revanche, face à cette voix qui cherche à vous tenter avec l'argument : “Si tu ne prends pas le job,
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ton voisin le prendra", restez sourd. Car cet argument est celui des canailles qui font croire que l'absence de
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conscience des autres serait la justi cation de sa propre absence de conscience. Et maintenant, je souhaite que la longue période de
congésde l'appareil qui vous attend vous porte chance. Avec mes meilleures salutations,
Vôtre
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Günther Anders
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PRÉSENTATION... LETTRE SUR
7
L'IGNORANCE....
...... I3
LE RÊVE DES MACHINES.. ...
...... 33
Avant-propos.... Première partie..
...... 35
•.....39
La révolte deschosesesclaves. - Le monde déapproprié...... 4I Le règne eschatologique des instruments.
La défaite totale.
•.... 49
..... 57
La révolution copernicienne...
•..... 62
Nous sommes
...... 66
nis".
Digression sur la psychologie de l'appareil..
L'anti-totalitarisme
rate la cible.
.
...
69
.... 7I
Nous sommes employés comme liquidateurs de produits....... 76 Même la mort relève de la consommation.. 81
Nous somes limités - commeconsommateurs. Interversion entre l'offre et la demande... Les deux rêves en con it....
Deuxième partie. Le suicide comme produit ni..
.
.. 86 92
94 IO5 IOS
Vous éiez une bombe à retardement. votre soi-disant suicide aurait été un assassinat.
Nos défauts résident dans nos excédents.
II2 II4
Cogitat - ergonon sit. II7 Ce qui est "transcendant" pour l'appareil: la "situation"..... II8 [Fin provisoire] ..
Miseaupas-peur.. Conclusion...
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TABLE
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ACHEVÉ D'IMPRIMER DANS L'UNION EUROPÉENNE POUR LE COMPTE DES ÉDITIONS ALLIA
EN DÉCEMBRE 2021
ISBN: 979-10-304-1S79-7 DÉPÔT LÉGAL: JANVIER 2022