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French Pages [10] Year 2013
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tateur. Il s’agit là d’une cristallisation des tensions formantes/ déformantes du western. Le « pionnier » regarde le paysage et s’en détourne. Et nous, nous croyons voir par les yeux du « pionnier », mais voici qu’il nous tourne le dos. Disjonction et équivocité qui se nourrissent du principe même de l’aventure dans le grand Ouest, cette wilderness, et qui entraînent la forme au-delà d’elle-même. Une étude plus large, et moins centrée sur Deleuze, nous permettrait de révéler combien sont nombreuses dans l’histoire du western classique des séquences comme celles que tourna Mann. Du moins, de semblables explorations de l’équivocité de l’image westernienne, dans son rapport double à l’Englobant, entre fascination et indifférence, composition et fracture. Nous nous bornerons ici à citer quelques exemples où notre lecteur pourra traquer et découvrir ces « grands moments de cinéma », comme dit Deleuze à propos de l’autonomisation de la caméra : Brigham Young de Henry Hathaway, Devil’s Doorway d’Anthony Mann encore, Indian Fighter de André De Toth, The Hanging Tree de Delmer Daves, Comancheros de Michaël Curtiz, etc. La contribution de Deleuze à une compréhension de l’art westernien, et à une réflexion philosophique sur celui-ci, est essentielle. Elle a fixé les termes du problème (milieu et comportements, image-action, binôme et synsigne etc.). L’envers de cette détermination, cependant, est une univocité générique qui pourrait nous empêcher, si nous n’y prenons garde, de repenser dans les termes mêmes de Deleuze la complexité de son objet : le western est une figure, plus qu’une forme, car il n’est forme qu’à se déformer — par principe et dans son principe même.
Anne Sauvagnargues Écologie des images et machines d’art
Écologie des images et machines d’art Anne Sauvagnargues
En portant son attention vers le cinéma, Deleuze branche l’image sur le problème de l’individuation réelle et la sort du domaine exclusif de la représentation mentale, ce qui marque un tournant avec ses premiers écrits, qui la cantonnaient dans la sphère mentale d’une « image de la pensée ». De Proust et les signes (1964) où l’invention littéraire réforme l’image funeste de la pensée que produit une philosophie tristement représentative, jusqu’à Différence et Répétition (1968), qui en appelle à une « pensée sans images », Deleuze cantonne l’image dans sa zone de projection mentale, y compris lorsqu’il réclame une « nouvelle image de la pensée ». Mais à partir de 1983 et de ses travaux sur le cinéma, l’image se fait processus moteur de différenciation sensible, individuation réelle. Entre ces deux pôles, l’image change bien sûr de statut, et bascule, selon la problématique du signe dans laquelle elle est prise, d’une interprétation tenue pour mentale en 1964 vers cette expérimentation machinique définie par Guattari et qui donne à leur écriture collective (1970) une nouvelle tension 1. Deleuze pouvait sembler s’intéresser encore dans Logique du sens, et dans sa deuxième version de Proust et les signes (1970) à une interprétation signifiante. Dès qu’il se connecte avec Guattari, le régime de l’interprétation fait définitivement place à un pluralisme des régimes de signes, buissons de sémiotiques qu’ils définissent comme rhizome (Rhizome, 1976) et qui n’impliquent aucun privilège mental (humain) ni même linguistique. Comme les images, les signes ne valent plus comme les doublons matériels dégradés d’une représentation ou d’une signification mentale, mais se 1 Deleuze, Gilles et Guattari, Félix, « La synthèse disjonctive », L’Arc, n° 43, Klossowski, 1970, p. 54-62, premier article coécrit par les deux auteurs et qui, comme son nom l’indique, porte sur la machine disjonctive d’écriture qu’ils sont en train de constituer.
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déplient en cartes d’affect, en sémiotique écologique, éthologie d’un territoire. L’image n’est plus prise dans une fonction représentative d’image vue par une conscience, et devient un effet de matière, une image-mouvement. Pourtant cette image-mouvement ne peut être saisie sur un plan strictement individuel ou séparé, ni restreinte aux effets de l’art humain ou à ceux du cinéma. Si on la définit comme individuation sémiotique, l’image-mouvement implique le travail sur les sémiotiques et ritournelles que Guattari expose dans L’inconscient machinique (1979) avant de les développer avec Deleuze dans Mille Plateaux (1980). Car toute image-mouvement implique son milieu d’individuation, son agencement collectif d’individuation, son écologie des images. C’est une telle écologie des images que j’aimerais ici préciser, en liant le problème de l’image comme individuation aux ritournelles sémiotiques. De ce point de vue, l’art devient une sémiotique technique sociale et politique spécifique, intéressante sans doute, mais sans nul privilège spirituel spécial par rapport à d’autres types d’images-mouvement. En liant l’agencement qui individue l’art dans notre culture avec ces images individuantes, images-mouvement et images-temps définies par Deleuze à propos du cinéma, l’écologie des images individuantes s’applique à la machine ou aux machines d’art occidentales sans avoir à se donner par avance l’art comme unité de la culture esthétique. Au contraire, il s’agit d’interroger l’agencement « Art », son individuation lente et heurtée comme acteur spirituel, indépendant de la culture, selon cette perspective vitale-sociale, comme une image au sens deleuzien, une sémiotique écologique au sens guattarien, une machine d’art. De l’image de la pensée à l’individuation
Dès lors qu’on définit une image comme processus vital de différenciation, elle n’est plus soumise à la problématique de la reproduction, échappe à sa condition de copie d’un original, d’imitation d’un modèle. Délivrée de sa fonction de représentation et de reproduction, elle s’avère productrice. Deleuze et Guattari, ensemble et séparément, définissent tout signe comme une telle rencontre individuante, un signal d’après Simondon, qui s’épaissit en perspective vitale, en régime de signes, en sémiotiques
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écologiques. Dans leur acception à la fois diététique et politique, ces régimes de signes connectent du discursif signifiant langagier aux codages asignifiants matériels, vitaux, techniques et sociaux. De telles sémiotiques sont toujours plurielles, et mettent en interaction des codages matériels et biologiques, des qualités fonctionnelles mais aussi des milieux associés qui se détaillent et se diversifient en qualités expressives propres aux vivants sociaux, en agencement collectif d’habitation. Ces sémiotiques définissent des zones d’individuation à l’instar des mondes animaux d’Uexküll qui gonflent autour des vivants de complexes bulles de milieux, singulières, différenciées mais aussi interconnectées, ritournelles de signes qui prennent une consistance écologique. De telles sémiotiques nous invitent, me semble-t-il, à connecter la ritournelle guattarienne de L’Inconscient machinique et sa reprise dans Mille Plateaux avec la problématique bergsonienne de l’image que développe Deleuze dans ses livres sur le cinéma. Le problème de l’image n’enveloppe plus désormais le statut d’une pensée, capable de considérer les effets de son usage, comme c’était le cas dans l’image de la pensée, mais la production d’une subjectivité s’individuant à travers la matière. Tel est exactement le nœud où les livres sur le cinéma reprennent en la relançant la problématique bergsonienne de l’image, comme individuation sensori-motrice, centre sensible d’indétermination traçant sa perspective, dépliant son éventail de perceptions, d’actions et d’affections subjectives et matérielles. Il s’agit moins d’un tournant, ou même d’un saut théorique, que d’une amplification en torsade, qui adjoint à la critique de la représentation et de l’imitation des années 1960 des pans entiers d’argumentation soigneusement élaborés de Différence et Répétition à Mille Plateaux, de Kafka à Spinoza. Philosophie pratique et qui concernent l’individuation, définie comme différenc/tiation, heccéité, puis image. Dans Différence et Répétition, l’image-individuation est bien présente, puisque la philosophie de la différence s’appuie sur une philosophie de l’individuation en devenir, non centrée sur un individu substantiel, forme constituée, âme anthropologique ou sujet logique. Ces individuations impersonnelles et ces singularités pré-individuelles, qui doivent tant à Simondon, impliquent la double formulation de la différence, comme individuation ou actualisation d’un côté, subjectivation ou consistance virtuelle de
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l’autre. Ces deux moments de la différence, dans la conférence sur la dramatisation (1967) et Différence et répétition sont cruciales pour comprendre la solidarité de la critique de la représentation avec l’affirmation plus tardive de l’image comme individuation. La différenciation (avec un c) concerne le mouvement d’actualisation qui définit la genèse des formes individuées et des organisations stables. Ces individus supposent réciproquement une différentiation (avec un t) virtuelle de singularités intensives, qui réintroduisent à chaque instant de l’aléatoire dans le système individué actuel, et qui déterminent sa consistance idéelle. Telle est la dualité de l’individuation actuelle et de la subjectivation virtuelle qui qualifie la différence. Il me semble que cette dualité de la différence, exposée à l’époque de Différence et Répétition sous la formule quelque peu érudite de la différenc/tiation (qui salue au passage l’analyse foucaldienne de Raymond Roussel et joue avec la substitution phonématique structurale b/p), est relancée par la définition de l’individuation par heccéité de Mille Plateaux (Deleuze et Guattari, 1980) et Spinoza. Philosophie pratique (Deleuze, 1981) avant de se déplier à nouveau dans l’image-cinéma. Cela explique le destin contrasté du concept d’image 2 : il désigne la critique de la pensée représentative, de Nietzsche et la philosophie (1962), Proust et les signes (1964) jusqu’à l’article «Sur Nietzsche et l’image de la pensée» la même année que Différence et Répétition (1968). L’image représentative de la pensée apparaît alors comme un mode de pensée fascinée par la transcendance de la vérité, à laquelle Nietzsche ou Proust permettent salutairement de substituer une « nouvelle image de la pensée » 3. Dans Différence et répétition, « l’Image de la pensée » substantialisée par sa majuscule, se durcit en modèle par excellence de la récognition, arène de confrontation avec Kant, qui permet polémiquement d’affirmer la philosophie de la différence comme une pensée « sans images », c’est-à-dire une critique de la rai2 Pour une analyse plus complète de ces mouvements, on peut se reporter à Sauvagnargues, Anne, Deleuze. Empirisme transcendantal, Paris, PUF, 2011, chap. III, ainsi qu’à Sauvagnargues, Anne, Deleuze et l’art, Paris, PUF, 2005, chap. III également. 3 Deleuze, Gilles, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962, p. 118 ; Deleuze, Gilles, Proust et les signes, Paris, PUF, 1964, dernier chapitre, voir aussi Deleuze, Gilles, Deux régimes de fous. Textes et entretiens 1975-1995, Paris, Les Éditions de Minuit, 2003, p. 283.
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son représentative, dépourvue de toute illusion transcendante 4. L’image désigne alors le procès de représentation dont la pensée doit se libérer. Au moment où Deleuze avec Guattari reprennent dans Qu’est-ce que la philosophie ? (1991), le syntagme « image de la pensée », il ne s’agit pourtant plus de cet épouvantail de la Raison représentative, mais bien des conditions de présupposition de toute philosophie. L’image de la pensée vaut alors comme condition transcendantale de la pensée, non plus comme son illusion représentative transcendante. Elle n’est plus le milieu d’une pensée trompée, mais la dimension constitutive que toute pensée philosophique emporte avec elle, et que chaque grande philosophie transforme. L’image est devenue condition d’individuation de la pensée. La liste de telles images de la pensée coïncide alors avec celle des héros de la philosophie, pour Deleuze comme pour Guattari : Foucault et Spinoza, Nietzsche, Marx, Bergson sont dits la transformer, ou plutôt proposer de nouvelles images de la pensée, parce qu’ils individuent de nouvelles perspectives théoriques, créant de nouveaux concepts. Le moteur de cette transformation de l’image-représentation en image-individuation se joue donc également au sein de la pensée, lorsque l’image de la pensée se met à valoir comme sa présupposition singulière et datée, selon une éthologie de la pensée qui pose le problème de son individuation créatrice. C’est bien parce que l’image porte le problème classique de l’actualisation qu’elle implique la confrontation avec des solutions que la métaphysique au cours de sa longue histoire a donné à la question de la représentation, de la reproduction, de l’imitation ou de la participation. Le rôle polémique que joue le concept d’image dans Renverser le platonisme ou dans Différence et Répétition le marque clairement : sous ce vocable, c’est le piège de la représentation et de la différence ontologique entre modèle et copie que Deleuze s’évertue à renverser. Mais à ce plan polémique correspond également le versant créatif d’une nouvelle philosophie de l’individuation, de la différenc/tiation, de l’heccéité, de l’image-mouvement. L’heccéité reprend la dualité de la différence de Différence et Répétition et propose à son tour une philosophie non substan4 Deleuze, Gilles, Différence et Répétition, Paris, PUF, 1968, p. 217.
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tielle des individuations impersonnelles et des singularités préindividuelles. L’individu ne se définit plus par sa forme, ni par ses fonctions, mais par sa longitude, rapport complexe de vitesses et de lenteurs, et par sa latitude, variation de puissance, pouvoir d’affecter ou d’être affecté. Une telle individuation par heccéité, comprise comme un mode, se diffracte elle aussi selon les deux faces de l’actuel et du virtuel qui composent désormais une éthologie spinoziste. L’actuel se fait longitude, vitesse et lenteurs; le virtuel, latitude et variation de puissance. Un corps, un organe, un sujet se définissent par ces modes impersonnels et asubjectifs d’individuation. Deleuze et Guattari renouvellent ainsi entièrement le rapport entre signe et force, nous obligeant comme ils l’affirment avec tant de force dans Kafka, à passer d’une morale de l’interprétation (signification) à une éthologie de la puissance (affect). Cette division en latitude et longitude, qui rejoue la distinction entre les deux faces de la différence, la différence individuante de la différenciation (avec c) et la différentiation virtuelle et subjectivante (avec un t) annonce la dualité de l’image-cinéma. Ainsi définie, l’image reprend l’heccéité simondienne et l’éthologie spinoziste : elle implique un rapport de forces sensibles dégageant de l’affect, dont l’individuation est parfaite sans être pour autant substantielle, et qui se diffracte en longitude (vitesse et lenteurs de son actualisation) et latitude (variation de puissance virtuelle). La force n’est donc pas seulement composition de rapport, elle est image. Une telle image-individuation n’est pas davantage image-de-l’objet qu’image-pour-la conscience, ni une donnée psychologique ou représentation de la conscience, ni une visée de l’objet ou représentant de la chose. L’image quitte alors l’ontologie de la représentation et ses altitudes ineffables pour s’établir en surface, comme le sens, dans l’éthologie des individuations sensibles, image-mouvement qui actualise son arc sensori-moteur, et image-temps, qui distend à l’en briser l’arc sensori-moteur à son point de subjectivation virtuel. La carte éthologique des sémiotiques individuantes, des ritournelles concrètes ouvre sur une éthique des affects, une éthologie des machines bio-sociales. La sémiotique des forces (longitudes) ouvre sur l’éthique des puissances (latitude) : c’est ainsi que l’heccéité, qui ne découpe pas une classe d’individus ni d’êtres préformés mais capte des devenirs en acte implique déjà cette nouvelle
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philosophie de l’image-individuation. Car sa conséquence la plus directe et la plus explosive, consiste, en ce qui concerne la philosophie de l’art, à passer de la représentation, de la reproduction, bref, des vieilles ontologies de l’image qui séparent en les superposant modèle et copie, à une philosophie du devenir, de l’individuation et de la métamorphose. De la métaphore au circuit d’intensité
Cette nouvelle philosophie de l’individuation par heccéité se met en jeu, de l’Anti-Œdipe à Kafka, à propos de la littérature et de la critique de l’interprétation y compris en psychanalyse. Guattari, avec son concept de transversalité et sa distinction entre machine et structure 5, puis Deleuze avec lui, formulent à propos de la littérature, une critique radicale de l’image littéraire, comme figure de mot ou métaphore, qui met en jeu. Tant en ce qui concerne les figures de style (« anus solaire »), que les rapports entre personnage littéraire et réalité, le paradigme éculé de l’imitation est récusé. Car l’imitation dans son procès de reproduction spéculaire, écarte deux termes qu’elle se donne comme substantiels, séparés et antérieurs à leur relation, en même temps qu’elle assigne à la copie le devoir impossible de singer son modèle. La vieille ontologie de l’original et de sa reproduction est entièrement détruite sur le plan logique (c’est l’imitant qui crée son modèle, lit-on dans Rhizome), biologique (la symbiose de la guêpe et de l’orchidée, l’hybridation végétal animale remplace la reproduction du semblable) aussi bien qu’esthétique (l’œuvre de Kafka est une machine qui ne se propose qu’à l’expérimentation, non à l’interprétation). C’est que l’image, ici littéraire, comme le travail de l’inconscient s’entendent comme production réelle, non comme représentation, et se produisent par heccéité, devenir entre la guêpe et l’orchidée, la littérature et le réel, l’image et son modèle. Entre les deux termes déposés par l’image aux extrémités de son trajet constituant, s’établit une zone d’indistinction et d’indiscernabilité par « capture de force » (Deleuze, Bacon, 1981), une modulation entre des forces et des matériaux. Il découle de cette belle définition de l’art comme heccéité au moins deux conséquences : d’abord, si, comme on l’a vu, l’imi5 Guattari, Félix, Psychanalyse et transversalité, Paris, Maspero, 1972, livre absolument décisif.
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tant crée son modèle, au lieu d’en être réduit à une production seconde par différence ontologique, la relation spéculaire de l’imitation recouvre en réalité un devenir. Celui-ci est décrit comme devenir mineur qui produit sa norme majeure, de Kafka à Mille Plateaux. La mimésis comme procès d’imitation a donc toujours impliqué un devenir. Dès lors qu’on essaye de produire une réalité seconde (re-production), mimant mimétiquement son modèle, on procède en réalité à une individuation par heccéité, qui entraîne les termes de ce rapport dans un devenir qui les requalifie. Voilà ce qui délivre l’art de toute théorie analogique de la ressemblance, de la reproduction ou de l’homologie structurale. Guattari, Deleuze, ensemble ou séparément, le répètent à l’envi : il faut passer de l’interprétation à l’expérimentation, et cela est valable au plan linguistique de la variation stylistique comme au plan sémantique de l’individuation des personnages ou des péripéties littéraires. « Achab n’imite pas la baleine, il devient Moby Dick, il passe dans la zone de voisinage où il ne peut plus se distinguer de Moby Dick », et encore : « ce n’est plus une question de Mimésis, mais de devenir » 6. Ce passage de l’interprétation à l’expérimentation recouvre donc exactement le passage de l’image comme représentation à l’image-individuation. C’est pourquoi Guattari refuse tous les modèles de l’interprétation psychanalytique ou littéraire qui réduisent la figure (l’image littéraire, le symptôme) à une identification imaginaire ou à une correspondance structurale de rapport. Pour autant, il ne s’agit en aucune façon d’une critique de l’image, puisque Deleuze avec Guattari substituent à la métaphore analogique une image-devenir, une nouvelle individuation qui créée une heccéité inédite, une image constituante qui produit sa zone d’expérience nouvelle, une image écologique. Plus de métaphore, donc, si métaphore suppose le transport d’une zone de sens propre vers un sens figuré, mais on peut conserver le vocabulaire de la métaphore, comme Guattari pour sa part le fait à l’occasion, à condition de la définir comme variation continue et devenir des forces. Le statut de l’image en art et en littérature bascule ainsi autour du problème classique de l’art comme imitation, de la reproduction, du mimétisme en éthologie animale comme on le voit 6 Deleuze, Gilles, Critique et Clinique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1993, p. 100.
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avec l’exemple marquant de la guêpe et de l’orchidée. Image littéraire et devenir-animal portent la même problématique du passage de l’imitation (mimesis) au devenir (mimétisme). Un tel devenir-animal, objet par excellence de la nouvelle de Kafka La métamorphose, explore un devenir qui affecte les entités dont traite la littérature, les personnages, autant qu’elle transfigure son style. Ni identification imaginaire, ni structure symbolique, mais transformation réelle qui affecte le style de la littérature, ses modes d’individuations syntaxiques et sémantiques, devenir-animal de Gregor et devenir-mineur de la langue. L’image n’est plus concernée par ce vis-à-vis spéculaire, du type du fantasme (image mentale) ou du symbole (homologie structurale) lorsqu’elle est conçue comme individuation, expérimentation d’une machine d’écriture qui explore de nouvelles allures vitales et sociales. Dès lors qu’elle se fait « capture, voisinage, composition intensive entre deux termes qui restent pourtant distincts » 7, elle ouvre un circuit, arc sensori-moteur par rencontre et composition de rapports, longitude et latitude et non réflexivité immédiate, instantanée. Il n’y a plus désignation de quelque chose d’après un sens propre, ni assignation de métaphores d’après un sens figuré. Mais la chose comme les images ne forment plus qu’une séquence d’états intensifs […] L’image est ce parcours elle-même, elle est devenue devenir. 8 Au modèle représentatif de l’image spéculaire dégradée qui sépare et hiérarchise le modèle et sa copie dans l’instantanéité abstraite d’une confrontation éternelle entre deux classes d’être, se substitue le modèle individuant de l’image devenir. Nulle réflexivité n’est immédiate ou instantanée. Toute image se déplie comme parcours, et même entre un visage et son reflet dans le miroir se déroule le circuit contrasté, aussi rapide soit-il, d’une transformation matérielle, d’une dramatisation cinétique spatio-temporelle, étape par étape, longitude vibrante de vitesses et lenteurs, latitude variant de puissance 9.
7 Deleuze, Gilles et Guattari, Félix, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Les Éditions de Minuit, 1975, p. 40. 8 Ibid.,p. 39-40. 9 Zourabichvili, François, La littéralité et autres écrits sur l’art, Paris, PUF, 2011.
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L’individuation de l’image-mouvement
L’image n’est plus une représentation de la conscience, une visée mentale, un mini-cinéma intérieur comme dirait Guattari, mais elle est donnée comme apparition d’une individuation, longitude et latitude, matière et mouvement. Pour passer de l’image comme critique de la représentation à l’image comme individuation, il fallait qu’elle quitte le domaine psychique des représentations pour se faire individuation matérielle. On comprend alors comment Deleuze passe de l’image de la pensée comme critique de la représentation en 1962 à l’image individuation réelle, mouvement dans la matière et non plus représentation tronquée. Le circuit par lequel l’image quitte le domaine psychique des idéations pour prendre le sens bergsonien et simondien d’une individuation, est ainsi, je l’espère, éclairé, et place la philosophie du cinéma au cœur du problème de l’individuation, qui concerne aussi bien la philosophie du sujet que celle du temps. La « découverte bergsonienne de l’image-mouvement » devient le point de départ d’une philosophie du cinéma parce qu’elle interdit qu’on oppose l’image psychique au mouvement physique, et pas du tout parce qu’on glisserait de l’image selon Bergson dans Matière et mémoire à un art de l’image supposé être le cinéma. Le problème est bien plutôt celui, écologique, d’une perspective sensori-motrice s’individuant par soustraction à travers la matière. L’image n’est donc plus une visée mentale, mais est donnée en soi, comme matière et mouvement. Cette première définition de l’image permet de la poser comme l’ensemble de la matière en mouvement, univers matériel comme cinéma en soi : « ce n’est pas du mécanisme, c’est du machinisme. L’univers matériel, le plan d’immanence, est l’agencement machinique des imagesmouvement » 10 : « l’extraordinaire avancée de Bergson » consiste à nous permettre de penser « l’univers comme cinéma en soi, un métacinéma » 11. En ce sens très général, l’image, comme la substance spinoziste, définit le plan acentré de la totalité des imagesmouvement, sans tenir compte de leur individuation modale. C’est ce que Deleuze appelle le plan d’immanence, indistinctement matière = image = mouvement : « du plan d’immanence 10 Deleuze, Gilles, Cinéma I. L’Image-mouvement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983, p. 87. 11 Ibid., p. 88.
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ou plan de matière, nous pouvons donc dire qu’il est : ensemble d’images-mouvement » 12. Sur ce plan, on ne peut distinguer aucune image individuée, car tout réagit sur tout. Si maintenant Deleuze fait correspondre la philosophie de Bergson à son étude sur le cinéma, c’est parce que l’individuation modale des images sensorielles permet de traiter rigoureusement sur le même plan la perception et la matière. Dans ce système, en effet, la chose et la perception de la chose composent une seule et même image, une seule et même réalité, mais rapportée à l’un ou à l’autre de ces deux systèmes de référence, l’univers comme métacinéma, l’ensemble image-mouvement-matière, ou l’image individuée, comme interstice sensoriel qui fraye sa perspective myope à travers la matière. Or, et c’est ici que la rencontre avec le cinéma est décisive, le problème de la perception ne peut être traité que si l’on part du plan acentré de l’ensemble des images-mouvement, et non du sujet percevant à qui des images apparaîtraient selon le paradigme modèle/copie de l’imitation que la phénoménologie reprend finalement à son compte avec l’intentionnalité. Il fallait l’invention technique du cinéma pour que la perception se révèle (au sens photographique) comme l’individuation écologique d’une Image-mouvement. L’Image-mouvement ne signifie rien d’autre que cet arc sensori (image) moteur (mouvement) Ainsi l’image, au sens ordinaire d’une image-mouvement individuée, est une telle individuation plurielle de mouvements différentiels, qui composent des ensembles fluctuants dont la puissance varie. Un tel mode d’individuation, on l’a vu avec l’heccéité, n’assume aucune unité, ni identité stable, mais compose un rapport de forces matériel et transitoire. L’individuation ne se définit ni par son unité, ni par son identité, mais par son opération de coupure qui détache, dans l’univers mouvant des forces, un rapport provisoire de vitesses, de lenteurs et d’affects. De telles images s’individuent et détachent de l’univers acentré de la matière par sélection, en négligeant des autres images tout ce qui ne les intéresse pas. Autrement dit, la perception se produit par un cadrage soustractif, qui tire, dans l’univers mouvant des forces matérielles, des images incomplètes rapportées à une image spéciale. C’est 12 Deleuze, Gilles, L’Image-mouvement, op. cit., p. 90.
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pourquoi l’image mouvante est strictement du même ordre que la matière, et n’en propose ni une copie seconde, ni une traduction psychique. La perception est individuation. Deuxièmement, l’image-individuée surgit sur un mode cinématographique, par montage et cadrage, pliage et intériorisation. L’image perceptive finie, qu’elle soit technique-sociale ou vitale, émerge du mouvement acentré infini par cette opération soustractive de cadrage vital. Percevoir, pour une image déterminée — corps organique ou machine cinématographique, sans aucun privilège du vivant ou de l’humain — , c’est tracer une telle diagonale myope à travers les autres images. La production de l’image cinématographique comme celle d’une image vitale quelconque, humaine, animale, technique ou végétale, détermine cette coupe parmi les images-mouvement acentrées. L’image se subjective en dépliant son arc subjectif, passant de l’image perception à l’image-action par image-affection. Ces trois états de la matière correspondent en même temps à une génétique du sujet et à une sémiotique du cinéma. On peut dire qu’il y a là l’invention d’une cinétique ou d’une cinématographie du sujet en même temps que d’une physique du cinéma. Selon deux aspects en effet, le cinéma s’avère non seulement décisif, mais vraiment la condition nécessaire pour cette prise en compte de l’individuation différentielle des images. Cela tient à la manière dont il exhibe son moment technique, offrant à notre perception humaine un accès fascinant à du visible qui n’est plus référé à la médiation humaine de la main ou de l’œil supposés artistes. La caméra ménage cet accès non centré à de l’imageindividuation, et nous engage à parcourir ce circuit qui distend et relie notre perception humaine de spectateur à une imagemouvement, qui nous semble acentrée parce qu’elle n’est pas produite par le relais d’une perception humaine, ni prise en otage par une conscience artiste. On passe de l’univers acentré des Images-mouvement (univers cinémachinique) au corps subjectivé des images secondes, sans quitter un instant le plan immanent des forces. Cela, le cinéma pouvait nous l’enseigner, mieux que l’art de son temps. D’abord, parce qu’il nous offre un aperçu saisissant des états non humainement centrés de la matière, perception gazeuse ou liquide, et qu’il découpe ou éclaire ses objets sur un mode peu humain. Mieux que les autres arts, le cinéma fait ainsi éclater
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l’aspect extraindividuel, social et technique de toutes les autres images d’arts, visuelles ou sonores, et montre qu’elles non plus n’ajoutent pas une couche de spiritualisation à la perception humaine ordinaire, mais qu’elles taillent différemment à travers la matière une zone de subjectivation prise dans un matériau. L’exemple du cinéma s’avère donc nécessaire pour définir le statut de telles images, indifféremment images-individuées et images d’art, parce que ces images photographiques et cinématographiques individuent leur perspective technique sans avoir besoin de se manifester à une conscience (humaine) pour apparaître. Relativement acentrées, nous n’avons nul besoin de les rapporter dativement à un sujet humain qui aurait commencé par les éprouver, et par conséquent nul besoin non plus de les poser comme le duplicata d’un objet qu’elles viseraient à reproduire. C’est en cela que la photographie installe, comme le disait Bergson, la perception dans la matière. Une telle rencontre entre cinéma et individuation ne donne pourtant aucun privilège au cinéma comme s’il pouvait se prévaloir d’incarner plus intimement l’art de l’Image-mouvement que les autres arts. Mais il faut replacer cette rencontre entre cinéma, perception et arts dans la courte histoire de l’art occidental, pour mesurer la crise technique et industrielle que le cinéma suivant de près la photographie impose au paysage des arts à la fin du XIXe siècle. Noblement et frileusement crispés autour de leur dégoût technique de la reproduction industrielle de masse, tirant leur arrogance de leur emphatique définition comme beaux arts, ils subissent avec la photographie et le cinéma leur profanation sauvage et mécanique. Ce tournant ne qualifie pourtant aucun privilège technique du cinéma, et ne vaut que pour une conscience occidentale des arts, qui place le privilège spirituel d’une conscience artiste, son exquise plus-value de sensibilité, d’archi-perception, comme apogée, apothéose cultivée et mystique de la perception naturelle. La caméra, plus visiblement que le langage, le pinceau, le corps ou l’instrument de musique, surimpose son masque industriel au corps artiste disqualifié, greffe son faciès machinique de caméra à l’œil du caméraman. Cela a valu d’ailleurs au cinéma comme à la photographie leur statut équivoque de reproducteur mécanique, privé d’art car incapable de représentation spirituelle et cloué à la duplication vulgaire du réel. Dans L’homme à la caméra, Vertov réfutait déjà
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ce clivage esthétisant en rendant visible le ciné-œil, individuation d’une image mécanique à même la matière sociale de nos villes, cloque sensori-motrice entièrement inédite vibrant de nouvelles manières d’affecter et d’être affecté. Cela vaut rétrospectivement bien entendu pour tous les autres arts, une fois qu’on les comprend comme capture de forces et non comme géniale exception, spiritualisant la perception ordinaire. La moindre peinture aux doigts, musique des pieds tambourinant le sol impliquaient déjà au même titre cette zone écologique de visibilité, indiscernablement technique, vitale et sociale, ces individuations d’images-mouvement. Dès lors que l’individuation n’est plus celle d’un sujet, qu’elle ne se définit ni par l’universel logique de l’espèce, ni par la substance anthropologique de la perception, pas davantage d’après la mise en forme esthétique du génie artistique, toutes les images, de l’organique au social, du vital au technique doivent s’entendre, comme le dit Guattari avec tant de force, sur le plan environnemental, social et mental de l’écologie 13. Tous les arts impliquent alors de tels modes d’images individuées, différentielles et spécifiques portant au cœur de la matière leurs sémiotiques matérielles et sociales. Définir l’image comme heccéité, longitude des imagesmouvement, latitude des Image-temps se fait à l’occasion du cinéma. Pour autant, ces concepts ne s’appliquent nullement exclusivement au cinéma comme type d’art, ni à l’art comme individuation spécifique dans les cultures humaines, mais valent pour toute individuation. Non seulement cela nous encourage à appliquer ces concepts à l’histoire de l’art, comme Thomas Kisser qui parle d’Image-temps à propos de Titien ou de Watteau, ou Gregory Flaxman qui s’interroge sur la longitude de l’histoire de la perspective 14. Mais encore cela nous permet de relier les problématiques de l’image aux sémiotiques écologiques de la ritournelle, en se libérant de la plupart des présupposés idéalistes des théories esthétiques, qui se donnent l’art comme archi-per-
ception, universel anthropologique.
13 Guattari, Félix, Les trois écologies, Paris, Galilée, 1992 et Chaosmose, Paris, Galilée, 1993. 14 Flaxman, Gregory, Gilles Deleuze and the fabulation of philosophy, The Powers of the False, Volume 1, University of Minnesota Press, Minneapolis London, 2012. Kisser, Thomas, « Visualität, Virtualität, Temporalität », in Kisser, Thomas (dir.), Bild und Zeit. Temporalität in Kunst und Kunsttheorie seit 1800, Wilhelm Fink, Munich, 2011 et aussi « Logique picturale et logique religieuse dans l’œuvre tardive du Titien », in Rieber, Audrey (dir.), « Penser l’art penser l’histoire », Revue Appareil, n° 9, 2012, accessible sur le lien suivant : http://revues. mshparisnord. org/appareil/index.php?id=1465.
Écologie des images, ritournelles et machine d’art
Définir l’image comme processus vital de différenciation, créant sa perspective sensitive transforme entièrement la question de l’art, et avec elle, celle de l’apparition machinique du cinéma. Un tel réalisme de l’image met l’histoire de l’art en relation avec le dispositif biologique du montage d’une image vitale — un œil, comme organe de perception ne possède aucun privilège spirituel sur une caméra. Cela implique deux conséquences : sans les assimiler l’un à l’autre, le vital et le technique ne sont plus hiérarchisés selon des niveaux ontologiques distincts. Le montage d’un dispositif organique comme un œil dans la matière pose en réalité le même problème que celui d’une caméra dans son milieu d’individuation social-technique. Dans les deux cas, il s’agit de l’individuation d’une image centrée, qui déplie dans la matière son arc sensori-moteur. Mais réciproquement, une caméra, comme artefact humain, ne s’arrache pas non plus aux modes de visibilité organiques, comme si l’on devait superposer à la nature une plus-value spirituelle, la couche supérieure d’une culture technologique humaine. D’autre part, ce rapport entre visibilité organique et visibilité sociale ou technique s’entend sur fond d’art. Mais l’art luimême, comme dispositif, relève d’un tel processus collectif d’individuation, qui correspond à un réseau de sémiotiques sociales très complexes et de longue durée, qu’on résume sous le nom de tradition. Autrement dit, c’est bien dans l’horizon de l’individuation de l’art dans notre culture qu’on pose la question des rapports entre œil et caméra, et que l’on ait jugé le cinéma indigne d’entrer dans la sphère sublime de l’art ne change rien à l’affaire, au contraire. L’image-cinéma fait valoir son individuation machinique, son image extra-humaine, qualifiée de reproduction mécanique, et à cause de cela, passe pour indigne de l’Art à un moment où on le définit par sa plus-value de spiritualité humaine, comme une géniale transposition individuelle de la perception ordinaire. Ce qui compte pour notre discussion, c’est que cette dimension de l’art lui-même relève d’une telle individuation des images poly-sensorielles dans la culture, une machine d’art. La perspective d’une écologie des images ne présuppose aucune
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unité de l’art antérieure à son apparition comme acteur spécifique de la culture dans la conscience européenne. Nul besoin désormais d’assurer un saut qualitatif, pieuse rupture spirituelle entre le montage d’une machine de visibilité organique, un œil, un appareil technique-social comme une caméra, ou l’individuation d’un système esthétique culturel humain, correspondant par exemple à l’émancipation de l’art à partir de la Renaissance. Le dispositif esthétique par lequel l’humanité européenne a entrepris, à partir de la Renaissance italienne, de sélectionner dans le champ de production artefactuelle, des façons de produire qui ont pris consistance dans un champ progressivement sélectivement unifié — celui de l’art — ne relève plus d’une histoire spirituelle unifiée du progrès de l’humanité, ni d’un seuil exquis de civilisation, que les Européens auraient franchis une fois pour toutes, et pour l’humanité entière. Ce dispositif culturel hétérogène de longue haleine doit au contraire être défini comme une machine d’art, singulière quoique déterminante, contingente même si elle fixe pour la planète entière le seuil d’une histoire mondiale de l’art. En somme, j’essaye d’appliquer les arguments que Deleuze et Guattari font valoir dans Qu’est-ce que la philosophie ? et dans « La géologie de la morale » à l’histoire de l’art. Il faut relier, nous disent-ils, la fiction d’une origine miraculeuse de la philosophie occidentale en Grèce à l’essor de l’Europe capitaliste, à son pli identitaire valorisant un modèle certes antique, grec ou romain, mais capté comme cet idéal qui permet de qualifier la Renaissance européenne et lui assure sa domination sur les autres civilisations connues, comme le sommet exemplaire de toute civilisation. Certes, en art comme en philosophie, ce modèle antique que chaque génération, de Descartes à Nietzsche, d’Alberti à Winckelmann ou Schiller s’attache à définir à nouveau frais, sert de point d’appui pour une déclaration universelle de la Raison ou de l’Art, de la Liberté ou de la Science. Ce trait européen, Guattari et, avec lui, Deleuze l’expliquent par la prétention à définir un homme en général, bref par une politique de l’universel qu’ils corrèlent au développement du capitalisme, sans instituer pourtant de causalité linéaire entre infrastructure et superstructure, mais bien en interrogeant l’historicité plurielle
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des sémiotiques et en définissant les sémiotiques capitalistiques 15 De même que la philosophie prend place dans une construction de cette conscience européenne, qui implique en même temps une histoire du capitalisme, et de la suprématie conquise par les peuples européens sur les autres régions de la Terre, confortant le phantasme d’une Raison, prenant son point de départ en Grèce pour déployer en Europe seule ses effets, de même l’art apparaît comme l’une des flèches dans le carquois de la domination occidentale sur les humanités non européennes, tenues pour irrationnelles, ou sans histoires, dépourvues de techniques ou incapables de spécifier l’art comme sphère de production indépendante de la culture. Cela vaut aussi bien pour le grand récit mythique par lequel les Occidentaux font de l’Art un dispositif exquis de la culture, une savoureuse spécialité européenne en même temps qu’un universel anthropologique. Cette naissance miraculeuse en Grèce, baignant violemment sous le soleil de la raison l’émergence des mathématiques, de la philosophie, de la démocratie et de l’art, révèle une conception téléologique coloniale de l’histoire universelle, vue du point de vue européen. L’Art avec un grand A, valorisé comme scansion cruciale sur le chemin linéaire de la culture, s’inscrit dans un tel grand récit, et masque difficilement sous l’idéalisme ampoulé des sublimes vertus de l’art, l’épopée conquérante d’une humanité européenne. L’art n’est pourtant pas l’expression du génie humain en général, ni celle du vital animal mais une territorialisation sémiotique, synthèse active de l’habitation qui prolonge les synthèses passives de l’habitude. Là où l’image-mouvement contracte les forces dont elle se nourrit ou avec lesquelles elle fonctionne (synthèse passive de l’habitude), se produit une synthèse active d’habitation, une ritournelle. Il s’agit d’une constitution active du milieu en territoire, qu’on ne doit pas considérer au plan du corps individué seulement, mais comme une individuation quelconque qui implique son milieu associé d’individuation. La ritournelle vaut simultanément au plan des corps individués et de leurs agencements d’individuation, espèce biologique, espace social. De même que les machines sont sociales et mentales avant d’être techniques, de même les corps biologiques s’entendent 15 Guattari, Félix, L’inconscient machinique. Essais de schizo-analyse, Paris, Éditions Recherches, coll. « Encre », 1979.
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dans leur milieu environnemental comme machines écologiques. Or, dès qu’il y a individuation, il y a image-mouvement, c’est à dire constitution active du milieu en territoire et expressivité motrice singulière. La ritournelle, ensemble quelconque « de matières d’expression qui trace un territoire, et qui se développe en motifs territoriaux » 16 est donc le corrélat sémiotique, politique et vital de toute image-mouvement. De même qu’il y a des ritournelles motrices, gestuelles, optiques ou sonores, ou qui associent tout ou partie de ces images sensorielles, le concept de ritournelle ne doit pas être restreint à l’analyse de l’art, ou à la musique, mais vaut pour toutes les sémiotiques sociales, comme le montre Guattari avec son analyse des ritournelles capitalistiques dans l’Inconscient machinique. Le problème de la ritournelle, dans Mille Plateaux, consiste ainsi en l’individuation hasardeuse d’un « centre fragile et incertain », et mieux sans doute que dans le vocabulaire de l’image-mouvement, elle indique que cette individuation est toujours politique et technique, sociale et subjective avant de s’individuer, c’est-àdire de se transformer.
Silvia Maglioni et Graeme Thompson M i eu x v a u t r es t i t u er a u x i m a g es l eu r p l ei n
Mieux vaut restituer aux images leur plein Silvia Maglioni et Graeme Thompson
Avant de rentrer dans le vif de votre film Facs of Life, je voudrais repartir des « faits ». Au début du film, vous effacez le « t » de « facts » pour qu’apparaisse justement le mot « fac » qui évoque en français la « faculté », l’université de Vincennes où se tenaient les cours de Deleuze qui constituent le point de départ de votre travail. Alors, j’aurais voulu savoir, par souci didactique, quels faits concrets vous aviez effacés pour qu’apparaisse cette école de la vie, ces apprentissages que délivrent les puissances de la vie et que dévoile votre film ?
Fabrice Bourlez :
Il s’agit d’abord d’éloigner le film d’un des principes du documentaire classique : fournir aux « spectateurs » des informations. Sur ce point, on est assez d’accord avec Deleuze. La création artistique n’a rien à faire avec l’information. On peut même dire qu’il faut lutter contre l’information. Donc les facultés, qui remplacent les facts, sont, ici, bien sûr des endroits comme Vincennes qui, pour une brève période, ouvraient la possibilité d’un autre rapport avec le savoir. Mais, plus profondément, elles sont celles de la nouvelle doctrine des facultés de Deleuze, « l’enfant dans le dos » qu’il donne à Kant et qui veut reconfigurer les facultés (la vision, l’audition, le toucher, la pensée, etc.) d’une autre manière, chacune élevée à sa puissance maximale — sans être assujettie à un contrôle central unifié (le sujet kantien) qui veut les organiser, séparer, hiérarchiser — de sorte que ces facultés peuvent forger de nouvelles alliances (par exemple la vision haptique). Cette doctrine est très importante pour le cinéma, tout au moins pour un cinéma qui se situe hors des diktats du marketing.
Graeme Thomson :
Oui, l’idée du film s’est développée, pendant de nombreuses années, dans un espace de dialogue avec la pensée de
Silvia Maglioni : 16 Deleuze, Gilles et Guattari, Félix, Mille Plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 397.
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