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French Pages 289 [292] Year 1971
LE POUVOIR ET LES GROUPES DE PRESSION
ÉCOLE P R A T I Q U E DES H A U T E S É T U D E S SIXIÈME
SECTION:
SCIENCES
ÉCONOMIQUES
SORBONNE ET
SOCIALES
SOCIÉTÉ, MOUVEMENTS SOCIAUX ET IDÉOLOGIES Première Série: Études ix
PARIS . MOUTON • LA HAYE
STANISLAW EHRLICH
LE POUVOIR ET LES GROUPES DE PRESSION Étude de la structure politique du capitalisme Traduit du polonais Édition revue et augmentée
PARIS • MOUTON • LA HAYE
Oet ouvrage a été publié avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique
Publication de Mouton. Éditeur Herderstraat 5 La H a y e
Diffusion
7, rue Dupuytren Paris-6e
en France par la Librairie Maloine S. A.
Librairie de la Nouvelle Faculté 30, rue des Saints-Pères Paris-7e
Éditeur:
Librairie Maloine S.A. 8, rue Dupuytren Paris-6e
Titre de l'édition polonaise Wladza i interesy Studium struktury politvcznej kapitalizmu © Panstwowe Wydawnictwo Naukowe, Varsovie © 1971, Édition française : École Pratique des Hautes Études, Sorbonne and Mouton & Co. Printed in
Hungary
AVANT-PROPOS
Ce livre procède d'un ouvrage consacré aux «groupes de pression». J ' e n ai conservé l'essentiel de même que la construction qui, à mon avis, ont su résister à l'épreuve de la critique, laquelle f u t des plus indulgentes. Avec le recul du temps, j'ai néanmoins relevé certaines lacunes dans l'ouvrage initial: son manque d'approfondissement théorique, quelques omissions, l'insuffisance de la base comparative sur laquelle se sont étayées ses conclusions. De nouveaux chapitres, paragraphes et alinéas sont donc venus compléter cet ouvrage. Le chapitre V a été entièrement remanié, tout en conservant son titre initial («Intérêts régionaux»), de même que le chapitre I X («Groupes de pression et pouvoir judiciaire»), le chapitre X I («Groupes de pression internationaux»), le paragraphe 5 du chapitre VI («Les groupes de pression et les fonds des partis dans les E t a t s européens»), le paragraphe 9 du chapitre V I I I («Conclusions. Le problème de la technocratie»), le paragraphe 3 du chapitre X («Quelques remarques d'ordre général») et le paragraphe 4 du chapitre X I I («Un nouveau modèle de représentation?»). E n outre, les autres chapitres et paragraphes ont, en divers endroits, été modifiés et développés. E t c'est ainsi qu'un nouveau livre a vu le jour, livre dans lequel j'ai tenté d'analyser la société capitaliste du point de vue de l'interaction des groupes d'intérêt et de la structure politique, de repenser la théorie de la représentation à partir de la pratique politique. E t a n t donné qu'on s'est déjà demandé si l'on pouvait recourir à mes groupes de pression pour analyser la structure politique et sociale des E t a t s socialistes, on serait d'autant plus en droit de le faire à propos du présent ouvrage. Les conclusions théoriques qui s'appliquent au système capitaliste peuvent également être valables pour le système socialiste ou pour des systèmes transitoires (c'est-à-dire ceux des pays en voie de développement), dans la mesure où elles présentent des généralisations portant sur
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Avant-propos
des traits et des processus analogues. Ceux-ci sont assurément fort nombreux, en dépit de divergences fondamentales. Mais une étude comparative approfondie exigerait l'élaboration d'une vaste documentation empirique sur les régimes non capitalistes, ainsi qu'une analyse théorique de tous ces matériaux. J'ai eu le bonheur de pouvoir m'entretenir des problèmes traités dans le présent ouvrage avec de nombreux collègues et amis français pendant l'année universitaire 1965 — 1966 au cours de laquelle j'ai donné des cours et dirigé un séminaire à la Sorbonne (Ecole Pratique des Hautes Etudes). J e me bornerai ici à n'en mentionner que quelques-uns: J.-J. Chevalier, J . Chapsal, M. Duverger, L. Hamon, G. Langrod, G. Lavau, B. Lavergne, M. Prélot, A. Tune et J . Touchard. J e garde également un agréable souvenir des contacts que j'ai noués avec mes étudiants. L'Ecole Pratique des Hautes Etudes, l'Académie Polonaise des Sciences et le ministère polonais des Sciences et de l'Enseignement supérieur ont tout mis en œuvre pour que ce séjour d'étude à Paris se déroule dans les meilleures conditions. En présentant ce livre au lecteur étranger, je voudrais exprimer ma sincère gratitude au Centre National de la Recherche Scientifique dont l'appui généreux a permis d'achever la traduction de ce texte. J e tiens donc à remercier chaleureusement toutes les personnes et toutes les institutions qui ont fait preuve d'un intérêt bienveillant à l'égard de mon livre. S. E H R L I C H
CHAPITRE I
REMARQUES PRÉLIMINAIRES
1. C L A S S E S E T G R O U P E S D ' I N T É R Ê T
Nul ne saurait contester le caractère fondamental de la division de la société en classes et en couches, reconnue non seulement par le marxisme mais aussi par l'économie et la sociologie bourgeoises. On peut interpréter de diverses manières la notion de classe et les conflits de classes, auxquels une multitude d'ouvrages ont été consacrés; 1 néanmoins sans entrer dans la controverse soulevée par ce thème, nous nous baserons sur cette division fondamentale, tout en soulignant que cela ne doit pas nous amener à minimiser l'importance que présente le fractionnement de la société en groupes d'intérêt organisés. Nous ferons sciemment abstraction de tout autre groupe, du fait que cela dépasserait le cadre de notre étude et nous entraînerait dans des considérations relevant de la sociologie générale. Nous ne nous occuperons donc pas des mouvements de masse, pas plus que des groupes présentant un caractère instable ou des groupes non organisés, bien qu'ils puissent, eux aussi, être mus par des intérêts communs. Il arrive que les membres de ce genre de groupes agissent de concert. C'est ainsi que se comportent, par exemple, une foule qui se rassemble spontanément pour protester ou pour exprimer sa satisfaction, le public d'un théâtre ou des personnes qui font la queue afin d'atteindre un but sans disputes ni désordres. 1. Mentionnons ici quelques ouvrages parmi les plus récents: K . M A Y B B , «Recent Changes in the Class Structure of the United States», Transactions of the Third World Congress of Sociology, 1960, p . 66 sq.; R . DAHRENDORF, Soziale Klassen und Klassenhonjlikt in der industriellen Oesellschaft, Stuttgart, 1957 (éd. f r a n ç a i s e , r e v u e et a u g m e n t é e , — Classes et Gonfiicts de classes dans la société industrielle, L ' Œ u v r e sociologique, JV°1, P a r i s — L a H a y e , 1971); M. M. G O R D O N , Social Class in American Sociology, Durham (N. C.), 1958; S. O S S O W S K I , Struktura Klasowa w spolecznej éwiadomosci (La structure de classe dans la conscience sociale), Lodé, 1957; L . R E I S S M A N N , Class in American Society, Glencoe (111.), 1959; W. W E S O L O W S K I , Studia z socjologii klas i warstw spolecznych
(Essai sur la sociologie des classes et des couches sociales), Varsovie, 1962.
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Remarques
préliminaires
Nous voulons par contre consacrer toute notre attention aux groupes d'intérêt qui, conformément à la théorie de l'organisation, doivent être qualifiés de groupes organisés. Nous verrons plus tard qu'il sera nécessaire de distinguer diverses catégories d'organisations; pour le moment, néanmoins, bornons-nous à relever le conditionnement de classe de ces groupes. Pour pouvoir comprendre les processus sociaux et politiques, il est tout aussi important de connaître les oppositions entre les divers intérêts, oppositions déterminées par la structure de classe de la société, que de prendre conscience des conflits de classes fondamentaux. En parlant d'un conditionnement de classe, nous ne voulons nullement suggérer que les groupes ne tirent leur origine que d'une seule classe donnée, que chaque classe engendre en quelque sorte ses propres groupes. Il est notoire que certains groupes recrutent leurs adhérents dans diverses classes sociales. Ceci n'infirme en rien, toutefois, la thèse du conditionnement de classe. Premièrement, l'existence des conflits de classes n'exclut pas le fait que certains éléments puissent avoir des intérêts convergents. Deuxièmement, elle n'empêche pas non plus que des classes toutes entières ne puissent pas avoir des intérêts communs. Troisièmement, la lutte des classes peut se dérouler dans le cadre d'un groupe organisé dont les membres appartiennent à différentes catégories sociales. Soulignons ici que, contrairement à certaines idées simplistes, la dichotomie de classe ne s'applique qu'aux classes fondamentales (propriétaires d'esclaves-esclaves, féodaux-paysans, bourgeois-ouvriers) qui sont antagonistes. Outre ces classes fondamentales, nous en connaissons d'autres (notamment, les classes intermédiaires du régime capitaliste: paysans, artisans, petits commerçants et petits industriels, englobés dans le vocable commun de petite bourgeoisie). Il arrive que ces classes concluent des «alliances» en période de tension politique. Or, ce concept de la division fondamentale de la société n'implique pas nécessairement le rejet de son fractionnement en groupes d'intérêt. Certains de ceux-ci se forment dans le cadre d'une classe ou d'une couche particulière, d'autres au contraire réunissent des représentants de classes ou de couches différentes. Tandis que les conflits de classes ne sont pas monnaie courante, étant donné que les classes qui détiennent les moyens de production ne sont intéressées ni à les aggraver (ils n'éclatent donc qu'en période de crise économique ou politique), ni même à les faire naître, les conflits des intérêts de groupe — qui sont souvent le reflet ou, si l'on préfère, la prolongation et parfois la concrétisation des conflits de classes fondamentaux et qui se manifestent sous forme d'une défense des intérêts professionnels — sont le pain quotidien de ceux qui se penchent sur les processus sociaux. E t ceci, bien que les intérêts de groupe ne soient pas toujours organisés dans le cadre d'une seule classe sociale et fassent craquer les frontières de
Remarques préliminaires
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classe. Seule une grave crise du système révèle la division fondamentale de la société en classes. La conscience de cette opposition d'intérêts somnole dans l'esprit des ouvriers, même dans les pays qui n'ont pas de traditions révolutionnaires. Dans l'Angleterre réformiste et trade-unioniste, l'antagonisme «nouseux» saute aux yeux de l'observateur le plus superficiel (ce qui a frayé le chemin à une certaine influence du marxisme sur l'idéologie fabianiste). Il est également mis en relief dans une étude fort pertinente du comportement électoral, effectuée par R . A. Alford, qui considère l'Angleterre et l'Australie comme les pays socialement les plus polarisés et qui conclut, à la fin de son ouvrage, que les classes sociales, prises en t a n t que groupes humains se t r o u v a n t objectivement dans la même situation et s'organisant de façon à défendre des intérêts communs, constituent de puissantes forces politiques. 2 Sur le continent américain, également, des voix s'élèvent pour dire que les Etats-Unis connaîtront u n jour la lutte des classes et que la conscience de classe n ' y est pas u n facteur négligeable. Celle-ci, tout au contraire, s'accroît d ' a u t a n t plus que les Américains deviennent sensibles aux distinctions ou aux symboles du prestige. 3 «Les luttes de classes sont indubitablement l'un des moteurs essentiels des transformations sociales. Elles n'émergent toutefois que rarement, dans toute leur netteté, à la surface de la vie sociale. Elles bouillonnent en profondeur, sapent les bases sociales de la stratification existante et engendrent, dans le cadre des formes traditionnelles des rapports humains, des antagonismes inattendus, de même que de nouvelles solidarités.» 4 Les hommes ne prennent largement conscience des antagonismes de classe fondamentaux que lorsqu'une situation révolutionnaire arrive à maturité. W. Wesolowski souligne à juste titre qu'il n ' y a pas de contradictions essentielles entre ce modèle d'une société antagoniste que nous donne le marxisme et la théorie des groupes d'intérêt. 5 Bien plus, on peut dire que l'analyse des intérêts de groupe, loin d'entrer en contradiction avec la théorie marxiste des classes sociales, en constitue le complément indispensable. Ce n'est pas parce que la littérature bourgeoise et la littérature marxiste 6 interprètent différemment la notion 2. R. A. A i t o e d , Party and Society. Voting Behaviour in the Anglo-American Démocraties, Londres, 1963, p. 38, 74, 217 sq., 289 sq., 292 sq., 337. 3. C. R o s s i t e b , Parties and Politics in America, Ithaca (N. Y.), 1960, p. 166. 4. S. R y c h l i n s k i , «Warstwy spoleczne» (Stratification sociale), Przeglad Socjologiczny, VIII, 1 — 4, p. 183 — 184.
5. W. Wesolowski, op. cit., p. 92 sq. 6. Cf. à ce sujet V. N. L a v b y n e n x o , «Interes kak categoria istoritcheskovo materializma» (L'intérêt en tant que catégorie du matérialisme historique), Vestnik
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Remarques
préliminaires
d'intérêt que tout dialogue scientifique s'en trouvera muselé. Quoi qu'il en soit, ce n'est pas la thèse marxiste qui viendra l'entraver, thèse selon laquelle les intérêts de classe conditionnent en dernier ressort d'autres intérêts bien plus particuliers: les intérêts de groupe. La documentation réunie par les théoriciens des groupes d'intérêt peut donc être utilisée avec profit en vue de concrétiser les principes généraux de la sociologie marxiste. Il faudrait par contre faire le procès des tendances bourgeoises qui tentent de tirer parti des études consacrées aux groupes d'intérêt pour contester la division en classes ou dissimuler ces antagonismes sociaux fondamentaux que sont les antagonismes de classe,7 voire même tendent à remplacer la notion des classes sociales par des notions relevant des intérêts de groupe. 8 Bien que, dans une situation donnée, des intérêts organisés puissent conclure des alliances ne correspondant pas à la ligne de partage des classes, de telles alliances ont toujours un caractère provisoire et, en règle générale, se constituent en vue de défendre des intérêts particuliers. Mais si l'on analyse des données empiriques plus nombreuses et portant sur une plus longue période, on peut voir percer, à travers l'activité des différents groupes de pression, les intérêts de classe fondamentaux qui déterminent cette activité. Bien que, du temps de l'esclavagisme ou à l'époque féodale, la société f û t moins différenciée que de nos jours, elle laissait également apparaître une tendance à l'organisation d'intérêts de groupe. Les groupes qui sont unis par des intérêts communs visent à s'organiser dans n'importe quel système, afin de pouvoir disposer d'un moyen d'influence sur les décisions politiques. P. Vilar dit que «les 'groupes de pression' sont l'expression moderne d'une réalité historique aussi vieille que les Etats organisés».9 La relation entre les intérêts de groupe organisés (pas seulement économiques, d'ailleurs; nous en reparlerons plus loin) et les classes sociales varie d'une époque à l'autre. Au temps de la monarchie féodale, la position des principales classes sociales était déterminée non pas tant par le
Moskovskovo
Universiteta,
D A H R E N D O R F S , op.
cit.,
n° 1, 1964, et le point de vue contraire présenté par
p. 165
sq.
7. C'est justement ce à quoi s'opposait Lénine en polémiquant avec les «narodniki». 8. Cf. G. W . W I T T K Ä M P B R , Grundgesetz und Interessenverbände, Cologne-Opladen, 1963, p. 13. 9. «Croissance économique et analyse historique», Première Conférence internationale d'histoire économique, Stockholm, 1960, Paris—La Haye, 1960, p. 80; S. RusSOCKI, «'Grupy interesu' w spoleczenstwie feudalnym» (Les 'groupes d'intérêt' dans la société féodale), Kwartalnik Historyczny, X X , 4, 1963, p. 901.
Remarques préliminaires
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jeu des forces économiques que par le système juridique, qui répartissait inégalement les privilèges et les devoirs entre les différents Etats. Cette structure empêchait de nombreux groupes, situés tout en bas de l'échelle sociale, de défendre leurs intérêts: ils devaient se borner, la plupart du temps, à envoyer d'humbles suppliques. En dépit, néanmoins, de la rigidité de ce cadre juridique, on voit alors des groupes s'organiser l'un après l'autre, car c'est pour eux la seule façon de formuler et de défendre leurs intérêts particuliers, face à la structure politique et juridique officielle. Ces groupes recourent parfois à une tactique étonnamment semblable à celle que l'on peut observer dans la société contemporaine. Leurs particularités découlent d'une structure de classe, d'une structure politique totalement diverse, d'où la raideur de leurs formes d'intégration. Dans les villes féodales, les apprentis étaient tellement défavorisés que, pour pouvoir défendre leurs intérêts, ils devaient s'organiser en dehors des corps de métiers et souvent d'une façon semi-légale. L'envoyé permanent de la ville de Torun à la cour du roi, fort de son privilège royal, 10 se comporte comme un «lobbyist» américain de la fin du 19e ou du début du 20e siècle. Les communautés juives de Pologne dépêchaient à la diète nationale comme aux diètes provinciales des représentants qui avaient pour directive principale d'empêcher, en distribuant des pots-de-vin aux députés, la promulgation de lois défavorables aux juifs (surtout en matière d'impôts). 11 Terminons ces remarques par une contestation d'ordre général. L'étude des intérêts organisés s'impose impérativement lors de l'analyse de n'importe quel système, si l'on veut avoir un tableau valable du fonctionnement réel de la société et, surtout, des rapports entre la structure sociale et la structure politique. On peut même, en tout état de cause, aller plus loin et affirmer que cette règle s'avère des plus fructueuses chaque fois qu'on analyse l'interdépendance de ceux qui influent sur la décision et de ceux qui la prennent. C'est-à-dire chaque fois que l'on analyse aussi bien le système tribal que les structures modernes, les groupes formels et les groupes virtuels. Les généralisations que renferme ce livre, à la charnière des intérêts de groupe organisés et de la structure politique, touchent en effet à la théorie de la décision et à la théorie de l'organisation.
1 0 . S . R U S S O C K I , op.
cit.,
p. 909
sq.
11. Cf. I. LEWIN, «Udzial Zydôw w wyborach sejmowych w dawnej l'olsce» {La participation des juifs aux élections parlementaires dans l'ancienne Pologne), Miesiecznih Zydowski, janvier 1932.
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Remarques
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2. OBJECTIONS DES IDÉOLOGUES BOURGEOIS CONTRE LES «CORPS INTERMÉDIAIRES»
Les révolutions bourgeoises brisèrent la structure politique qui entravait l'évolution du système social, en donnant aux intérêts de groupe la possibilité de s'organiser librement, dans un cadre démocratique. Néanmoins, il s'agissait là d'un processus lourd de contradictions, puisque la bourgeoisie avait pour arme idéologique une philosophie politique individualiste, se méfiant non seulement du droit de coalition mais aussi de toutes les organisations susceptibles de brimer l'individu, surtout dans le domaine professionnel. La bourgeoisie se sentait menacée par l'éventualité d'un retour au régime féodal qui avait si douloureusement muselé l'ingéniosité individuelle. L'idéologie bourgeoise plaçait tous ses espoirs dans les valeurs morales de l'individu, son énergie et son esprit d'initiative. E n Angleterre, ce courant f u t élaboré par Hobbes qui comparaît les organisations privées tentant d'influer sur les affaires publiques à des «vers solitaires». Plus tard, le mythe de Robinson Crusoé, de tout être énergique qui, à force d'ingéniosité et d'assiduité, finit par faire fortune, devait peser pendant de longues années sur l'évolution de la pensée économique et politique. E n France, ce f u t Rousseau qui donna des bases au courant de la lutte pour la liberté politique de l'individu. La «volonté générale» devait être, selon lui, directement exprimée par les citoyens. La loi devait être l'expression de cette volonté. Le bien de la nation n'exigeait pas que les intérêts intermédiaires fussent représentés dans toute leur multiplicité. Bien plus, Rousseau (tout comme Platon ou Hobbes) dénonçait les organisations intermédiaires, ces factions, du fait qu'elles ne représentent qu'une partie de la société. Leur volonté est générale par rapport à leurs adhérents, mais elle reste fragmentaire par rapport à l'Etat. Ces organisations coupent les citoyens de l'Etat et on peut même avancer qu'elles sont les seules à avoir voix au chapitre, aux dépens du citoyen individuel. Face à une situation où des «corps intermédiaires» 12 se sont déjà organisés, Rousseau fait preuve de réalisme en postulant qu'il y en ait le plus possible et qu'il soient égaux. 13 Il se fait donc le porte-parole de l'unité de l'Etat, un E t a t où le peuple est souverain, mais sa conception pluraliste n'est pas sans réserve. Ceci dit, soulignons que, pour Rousseau, les conditions les plus favorables au développement de la démocratie se trouvent réunies dans un E t a t très petit où l'on peut facilement assembler
12. Terme forgé par Montesquieu. 13. J.-J. R O U S S E A U , Le Contrat social, liv. II, ehap. III.
Remarques
'préliminaires
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le peuple et où chaque citoyen a la possibilité de connaître son prochain. 14 Ainsi, sa proposition s'appliquait à une société composée de groupes primaires, comme le dirait u n sociologue moderne. Il ressort évidemment de cette formule de Rousseau que c'est précisément pour cette raison qu'il s'opposait aux organisations créées par les citoyens. Elles étaient superflues dans sa conception d'un tout petit E t a t , enfantées dans le canton de Genève où il avait vu le jour: à quoi bon des organisations intermédiaires entre le citoyen et un tout petit E t a t ? Il n'en reste pas moins qu'on attribua une valeur absolue aux idées de Rousseau et qu'elles inspirèrent souvent l'activité politique de grands pays ayant une structure sociale infiniment plus complexe. Il nous semble donc que Beard 15 va un peu trop loin en accusant Rousseau d'avoir soidisant rompu les liens de l'économie et de la politique et d'avoir nié que la société était une somme de groupes d'intérêt conscients. L'opposition homo oeconomicus (les classiques de l'économie) et homo politicus (Rousseau) est plutôt le résultat d'apports idéologiques ultérieurs. C'est à l'influence de Rousseau qu'il convient d'attribuer l'attitude négative des jacobins vis-à-vis des corps intermédiaires et du droit à l'association. Cette attitude se traduisit dans la Constitution du 3 septembre 1791 qui exigeait que les élus fussent considérés comme des «représentants de la nation tout entière» et interdisait que leur activité f û t limitée par un mandat. 1 6 Sieyès a lui aussi dénié aux intérêts particuliers le droit de s'organiser et d'être représentés, du fait que, selon lui, cela aurait pu donner lieu à des complots. Il fallait isoler ces intérêts au sein de l'Assemblée nationale, il fallait que la volonté de la majorité correspondît au bien public. 17 C'est à leur double influence que nous devons attribuer le fait que la loi Le Chapelier (14 juin 1791) soit allée si loin dans sa négation de l'ordre féodal, qu'elle ait pris pour principe fondamental de la Constitution française l'abolition de toutes les associations professionnelles et qu'elle ait interdit leur reconstitution sous quelque prétexte ou quelque forme que ce fût. On craignait que leur renaissance ne menaçât les deux idéaux de 14. Ibid., liv. III, chap. IV, «De la démocratie». Rappelons que, dans L'Esprit des lois, Montesquieu se prononçait pour une république au territoire restreint où l'intérêt public serait bien plus à la portée de chaque citoyen. 15. C H . A . B E A R D , The Economie Basis of Politics, New York, 1957, p. 59. 16. Ce fut une norme utopique, puisqu'elle orienta en fin de compte l'évolution générale vers l'instauration du libre mandat représentatif qui se ramène en substance à l'entière indépendance juridique du député vis-à-vis de ses électeurs. La révocation légale du député, qui ne peut intervenir que lorsqu'on a affaire à un mandat impératif, se heurte cependant à des difficultés techniques que l'on n'est arrivé à surmonter nulle part jusqu'à present. 17. Qu'est-ce que le Tiers Etat?, 1789.
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Remarques préliminaires
la Révolution: individualisme et libéralisme. L'article 2 de la loi stipule que, au cours de leurs réunions, les citoyens appartenant au même état ou exerçant la même profession, de même que les entrepreneurs, ne pourront pas élire de présidents, de secrétaires ni de mandataires pas plus qu'ils ne pourront tenir des registres, adopter des résolutions, débattre, créer des règlements concernant leurs soi-disant (souligné par l'auteur) intérêts communs. Il s'agissait par conséquent d'une interdiction formelle de s'associer. La loi Le Chapelier ne se bornait donc pas à avoir un côté antiplébéen, à étouffer dans l'œuf le droit de coalition, elle allait en fait bien plus loin, en entravant les possibilités d'organisation des entrepreneurs bourgeois. Qu'il nous suffise de dire que l'année 1791 fut celle de la liquidation de la Chambre de commerce en France. Le Chapelier lui-même se fit le champion d'une société bourgeoise atomisée et l'opposa à toutes les autres formes d'organisation sociale qu'il identifiait aux corporations féodales.18 La loi Le Chapelier ne s'appliquait qu'à l'industrie et au commerce. Une loi équivalente (28 septembre —6 octobre 1791) devait être promulguée, peu après, en matière d'agriculture. 19 La codification napoléonienne respecta cette tendance. Le code pénal de 1810 prévoyait, dans ses articles 291 et 292, des peines pour la fondation (ou la gestion) de toute association ayant plus de vingt membres (exception faite des sociétés commerciales), sans une permission spéciale du gouvernement. Les théoriciens de la Révolution ne pensaient en effet qu'à libérer l'esprit d'initiative, à l'affranchir des liens féodaux. Ils ne voyaient pas que le besoin d'organisations professionnelles ou de toute autre forme d'organisation se ferait très vite ressentir et que ce manque de clairvoyance serait sévèrement condamné. Il faudra attendre la révolution de 1848 pour que le droit à l'association soit enfin reconnu (décret du 29 février). A l'époque de formation de la société bourgeoise et de ses institutions politiques, ce courant fut général en Europe; il s'exprima aussi bien dans des actes législatifs que dans les écrits des penseurs de la jeune bourgeoisie.20 Leur manque d'expérience les empêchait de comprendre que les organisations intermédiaires pouvaient aussi servir le régime bourgeois et étaient même indispensables à son fonctionnement. Tocqueville fut le premier à découvrir cette vérité.
18. J . - B . B Û C H E Z , P. C. R o u x , Histoire parlementaire de la Révolution française au Journal des Assemblées nationales depuis 1789 jusqu'en 1815, Paris, 1834, t. X , p. 194 sq. 19. Cf. à ce sujet J. P A U L - B O N C O U R , Le fédéralisme économique, Paris, 1900, p. 24. 2 0 . J . P A U L - B O N C O U R , op.
cit.,
p. 47 — 57.
Remarques préliminaires
9
E n Angleterre, sous l'influence de la loi Le Chapelier, on promulgua une loi analogue: le General Combination Act (1799).21 Ni Hume, ni Adam Smith ne voyaient d'un bon œil les corps intermédiaires. Dans La Richesse des nations, Adam Smith — bien que partant de principes différents de ceux des écrivains continentaux — abondait dans leur sens, en voyant dans les organisations de citoyens un élément venant perturber l'automatisme du «laissez-faire».22 Quant à John Stuart Mill, il ne mentionne même pas, dans ses écrits des années 60,23 des corps intermédiaires tels que les partis politiques. E n Allemagne (Prusse), la législation suit un cours analogue, bien qu'avec un retard considérable. 24 Mais cette orientation n'est pas générale. Assez tôt, des tendances contraires se manifestèrent. C'est ainsi, par exemple, qu'en 1829 une association d'industriels vit le jour en Saxe. 25 La conception hégélienne, bien qu'opposée aux idées révolutionnaires des Français, ignore également le rôle des organisations sociales, aussi bien politiques qu'économiques, l'esprit objectif incarné par l'Etat, les rendant tout simplement superflues, en t a n t que tout. E n Allemagne, aussi, le souvenir des corporations féodales rend suspects tous les nouveaux corps intermédiaires. 26 E n Amérique où, à défaut de liens féodaux, divers groupes d'intérêt 27 s'organisèrent aussitôt librement, les fondateurs de la fédération américaine (the founding fathers), influencés par l'idéologie individualiste bourgeoise, éprouvaient comme Rousseau la plus grande répugnance pour ce qu'ils qualifiaient de «factions», terme qui englobait, à leurs yeux, aussi bien les partis politiques (au sens donné ultérieurement à cette notion) que n'importe quelle forme de groupe d'intérêt organisé. Dans The Federalist, le premier commentaire de la Constitution américaine, Hamilton 28 tout comme Madison ne dissimulent pas leur aversion 21. Sidney et Beatrice W E B B , History of Trade Unionism, Londres, 1950, p. 73 sq. 22. A. S M I T H , Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (éd. polonaise), Varsovie, 1954, t. I, p. 169. 23. Modem Government, 1861. 24. R . WISSEL, «Koalitionsverbot», in Handwörterbuch der Staatswissenschaften, Iéna, 1923, t. V, p. 734. 25. J. W O E S S N E R , Die ordnungspolitische Bedeutung des Verbandswesens, Tübingen, 1961, p. 44; E . R . H U B E R , Deutsche Verfassungsgeschichte, t. I , 1957, p. 1 7 0 . 26. D ' o ù la crainte de voir des intérêts féodaux s'introduire dans la sphère de la démocratie. Gf. à ce sujet W . W E B E R , Spannungen und Kräfte im westdeutschen Verfassungssystem, Stuttgart, 1951, p. 39. 27. A u sujet de la genèse du droit d'association sur le continent américain, c f . D . FELLMAN, The Constitutional Right of Association, Chicago, 1963, chap. I. 28. The Federalist, A Commentary on the Constitution of the United States, N e w York, s.d., n° 9, p. 7 sq.
10 Remarques préliminaires pour les «factions». Ce dernier, notamment, fortement influencé par Rousseau, développe son point de vue en essayant de donner une analyse du phénomène appelé «faction» et des mesures susceptibles de le contrecarrer.29 Madison entend par «faction» un certain nombre de citoyens (représentant soit une minorité, soit même la majorité) qu'unissent la même passion ou les mêmes intérêts, contraires aux droits des autres citoyens ou au bien de la société. Considérant les «factions» comme l'une des plus graves menaces qui puissent peser sur la société, Madison affirme en même temps qu'il faut en rechercher les causes initiales dans la nature humaine elle-même. Etant donné qu'il est impossible de supprimer ces causes initiales, on ne peut que se borner à en contrôler les effets. La «démocratie pure», qui conduit au règne de la majorité, ne permet pas ce contrôle-là. Par contre, la «république», qui signifie, pour Madison, un système gouvernemental dans lequel le pouvoir est confié à un petit nombre de citoyens élus, offre la possibilité de surmonter ce mal. En Amérique, le système fédéral assurait, à ses yeux, une solution optimale. A l'encontre de Montesquieu et de Rousseau, et conformément à Hume 30 , Hamilton et Madison estimaient que, dans les conditions américaines, un grand Etat mettrait la minorité à l'abri de l'arbitraire de la majorité. 31 La méfiance que Madison éprouvait pour les organisations de toutes sortes qui voyaient le jour l'une après l'autre dans le sein d'une société en cours de formation, reflétait non seulement la position des grands idéologues bourgeois mais aussi le conservatisme prudent de l'auteur. Cette méfiance de Madison contrastait manifestement avec les tendances que l'on pouvait observer dans la pratique sociale. Dans son ouvrage sur la démocratie américaine32, Tocqueville releva plus d'une fois le rôle que les organisations jouaient dans ce jeune régime, tout en interprétant ce phénomène autrement que les «fédéralistes». Il y voit en effet un trait des plus positifs, en relevant un étroit rapport entre la possibilité de s'associer et la liberté. Ce n'est donc pas sans raison que les écrivains contemporains appellent les Américains une nation de participants (a nation ofjoiners) ,33
29. Ibid., n" 10. 30. D . H U M E , «Idea of perfect Commonwealth», Essays moral, political literary, Londres, s.d., p. 308. 31. The Federalist, n° 51, attribué à Hamilton ou à Madison. 32. A. D E T O C Q U E V I L L E , De la Démocratie en Amérique, Paris, 1835. 33. A. M. S C H L E S I N G E R , Paths to the Present, New York, 1949, chap. II.
and
Remarques préliminaires
11
3. ABANDON DU SCHÉMA ÉTAT-CITOYEN ET DÉBUT DES ÉTUDES SUR LES GROUPES D'INTÉRÊT
Fait curieux, les observations de Tocqueville tombèrent dans l'oubli. Pendant de longue décennies, les analystes des systèmes politiques ne se consacrèrent, sous l'influence dirait-on des grands idéologues bourgeois, qu'à l'étude de la relation entre le citoyen isolé et les institutions politiques. Cela peut aussi s'expliquer, dans une mesure considérable, par le formalisme des sciences juridiques et la théorie du culte des héros de Carlyle, dont les sciences historiques mirent longtemps à se libérer. Quand, au début du siècle, les «sciences politiques» s'émancipèrent et s'affranchirent des sciences juridiques, qu'elles commencèrent à s'intéresser aux partis politiques et, à un moindre degré, aux syndicats ouvriers, elles continuèrent à ignorer le rôle des intérêts organisés et l'influence qu'ils exerçaient sur la vie politique. Diverses tendances pluralistes finirent par modifier cette attitude. On peut y distinguer deux courants. Le premier considère les organisations sociales comme un facteur d'intégration sans lequel la structure sociopolitique moderne ne pourrait pas fonctionner. Dans une société industrielle, un individu non organisé, isolé, n'a pas la moindre chance d'influer sur le cours des affaires publiques. Le second courant, plus extrémiste et moins réaliste, voit dans les organisations sociales des candidats à l'exercice du pouvoir et conteste le rôle d'intégration de l'Etat, voire même sa raison d'être. On peut donc parler en l'occurrence d'une filiation anarchiste. Il s'agit, en fait, d'un courant pluraliste, préconisant la dispersion des centres du pouvoir, leur parallélisme, une désintégration de l'appareil d'Etat. Il nous serait difficile d'entreprendre ici une analyse de ces tendances, aux multiples nuances et apparaissant dans plusieurs disciplines. Ceci exigerait toute une monographie. Remarquons toutefois que, pendant longtemps et contrairement aux faits, on considéra l'activité des groupes d'intérêt non comme un phénomène universel, mais comme un trait spécifique de la vie publique américaine. Pourtant, l'Anti-Corn Law League, fondée en Angleterre en 1839, fut un exemple classique de groupe de pression, et pas le seul d'ailleurs, un groupe de pression plein d'allant et ne dépendant d'aucun parti politique. Il est aussi fort significatif que son activité ait incité les grand propriétaires fonciers à mettre sur pied une organisation adverse (Central Agriculture Society).34 Rappelons aussi 34. A. P B E N T I C E , The Anti-Corn Law League, Londres, 1853, p. 72 sq.; N . McThe Anti-Corn Law League, Londres, 1958, chap. I: «The foundation of the league»; Sir J. J E N N I N G S , Party Politics, Cambridge, 1961, t. II: «The growth of parties», p. 102 — 108.
COBD,
12
Remarques
préliminaires
l'existence de plusieurs autres groupes de pression dans le système politique britannique, depuis des organisations exigeant l'abolition de l'esclavage (Anti-Slavery Society, de Wilberforce) jusqu'à d'autres luttant pour le désarmement nucléaire. Mais aucune de ces organisations n'a pu égaler la puissance ni remporter les succès de l'Anti-Corn Law League ou du West India Interest. Ce dernier groupe de pression, qui voulait renforcer le blocus des ports européens en t a n t que mesure de rétorsion contre le blocus continental de Napoléon, eut recours à une organisation spéciale (West India Committee), fondée à Londres dans le but d'influer sur le gouvernement et sur l'opinion publique pour interdire tout commerce direct entre les pays neutres et les colonies anglaises des Indes occidentales. Cet objectif f u t atteint lorsque, en 1807, le gouvernement promulgua une loi dans ce sens. 35 E t pourtant, plus de cent ans plus tard, en 1930, E. P. Herring avait le plus grand mal à convaincre l'opinion publique qu'en Grande-Bretagne aussi il y avait des lobbies. 36 S'il semble donc naturel que les premières études consacrées aux groupes d'intérêt organisés aient vue le jour en Amérique (avec la publication, en 1908, de l'ouvrage fondamental de Bentley 37 ), rien ne peut justifier le retard presque cinquantenaire, à cet égard, de la science européenne. Les premiers ouvrages traitant à fond du sujet ne commencèrent à paraître en Europe que dans les années 1956 —1958.38 Il est frappant qu'on ait consacré si peu d'attention à l'influence des organisations capitalistes sur la structure politique. D'autant plus que les 3 5 . Cf. F . C R O U Z E T , «Groupes de pression et politique de blocus», Revue historique, 1962, fasc. 228, p. 46 sq. 36. E. P. H E E R I N G , «Great Britain has Lobbies too», The Virginia Quarterly Review, 1930, fase. 6, n° 3, p. 343 sq. Aujourd'hui, certains auteurs vont même jusqu'à dire, non sans exagération, qu'aux Etats-Unis aussi bien les partis politiques que les groupes de pression sont plus faibles qu'en Grande-Bretagne. Cf. S. H . B E E R , «Group Representation in Britain and > the United States», The Annals of the American Academy of Political and Social Science (abrégé ei-dessous The Annals), t. CCCXIX, septembre 1958, p. 130 sq. 37. A. F. B E N T L E Y , The Process of Government, Chicago, 1908. Cet ouvrage tomba dans l'oubli et ne fut réédité qu'en 1947, après que de nouvelles recherches furent venues s'ajouter à celles de Bentley. 38. Mentionnons ici les monographies les plus importantes: J. D. S T E W A R T , British Pressure Groups. Their Role in relation to the House of Commons, Oxford, 1958; S . E . F I N E R , Anonymous Empire. A Study of the Lobby in Great Britain, Londres, 1958; A. P O T T E R , Organized Groups in British National Politics, Londres, 1961; J. M E Y N A T J D , Les Groupes de pression en France, Paris, 1958; J. H. K A I S E R , Die Repräsentation organisierter Interessen, Berlin, 1956. Ces études furent toutefois devancées par un ouvrage d'information de lord B E V E R I D G E , Voluntary Action, Londres, 1948, ainsi que par un second ouvrage écrit par celui-ci en collaboration avec A . F . W E L L , Evidence of Voluntary Action, Londres, 1949.
Remarques préliminaires
13
recherches relatives à d'autres groupes intermédiaires (partis politiques et syndicats ouvriers), dues à S. et B. Webb, à Ostrogorski, à Max Weber et à Michels, remontent au début de notre siècle ou même à la fin du 19e. On ne saurait non plus passer sous silence le retard des recherches marxistes, qui portaient sur le conditionnement de classe de la structure politique du capitalisme et à l'influence que les grandes organisations capitaliste (cartels, trusts, konzerns) ou les syndicats ouvriers exerçaient sur cette structure, en laissant par contre de côté l'interaction des autres organisations dans toute leur complexité.39 Ce retard, qui s'explique par la prédilection du marxisme pour la macrosociologie, a également entravé les études consacrées au système socialiste. Ce n'est que tout récemment que les marxistes ont commencé à se pencher sur le rôle des organisations sociales dans le système socialiste. Il est donc de notre devoir de combler cette lacune en redoublant d'efforts dans ce domaine. Ce qui ne veut nullement dire que nous souscrivions sans réserve à la position des chercheurs occidentaux qui opposent le fractionnement de la société en strates à sa division en classes, afin de pouvoir nier cette dernière et contester le conditionnement de classe de l'activité des groupes intermédiaires. Ce n'est pas parce que Marx, Engels et Lénine ne nous ont pas laissé de monographies particulières sur les intérêts de groupe et sur la façon dont ils influencent la structure politique que nous devons nous abstenir d'entreprendre ce genre de recherches. Il nous faut, bien au contraire, redoubler d'efforts, supprimer ce manque. A quoi devons-nous donc attribuer ce retard si néfaste pour la science? On pourrait entre autres 'expliquer par les déviations bureaucratiques de la pratique politique dans les pays socialistes. Celles-ci ont provoqué une stagnation passagère qui a été surmontée en même temps que le conservatisme et le dogmatisme des sciences sociales. Il se peut que le fait d'avoir fait figurer Rousseau et les jacobins dans l'arbre généalogique de la pensée politique marxiste lui ait aussi fait endosser l'individualisme politique de Jean-Jacques. Néanmoins, cet individualisme n'a pu engendrer aucune idée valable pour le système socialiste. Cet idéologue génial de la petite bourgeoisie révolutionnaire n'aurait pas dû inspirer les marxistes, bien que l'individu soit l'objet primordial de la transformation consciente de la société. Nulle société n'est en fait un groupement atomisé d'individus, et encore moins la société socialiste. Sans nier l'influence que les individus, et surtout les grandes individualités, exercent sur les processus politiques, nous devons 39. Il convient à cet égard de signaler l'essai de E. LEDEBER, «Das ökonomische Element und die politische Idee im modernen Parteiwesen», Zeitschrift für Politik, 1912, t. V.
14
Remarques
préliminaires
cependant prendre avant tout en considération ces cellules que les individus organisent en vue de déployer une activité politique directe (partis), ou indirecte (groupes d'intérêt organisés). Dans les sociétés modernes, les individus ne peuvent influer sur les maillons de la structure politique qu'en tant que membres d'un groupe organisé. Comme E. Barker l'a écrit, nous avons beau être des individualistes, nous finissons par devenir des individualistes associés.40 Le présent ouvrage s'est avant tout fixé pour tâche d'expliciter le rôle des groupes de pression dans la structure politique du capitalisme, entreprise indispensable si nous voulons en comprendre le fonctionnement. Les schémas constitutionnels, avec toute leur panoplie idéologique, ne nous seront d'aucune utilité si nous ne regardons pas le «dessous des cartes».
40.
E.
BARKER,
Political Thought in England, 1848—1914, Oxford, 1954, p. 158.
CHAPITRE II
ÉNONCÉS GÉNÉRAUX
1. DÉLIMITATION DU PROBLÈME
Les intérêts de groupe constituent toujours des intérêts fragmentaires, et cela non seulement par rapport aux intérêts de la société globale mais aussi par rapport aux intérêts de classe. Soulignons néanmoins que nous laisserons de côté, dans nos considérations, les groupes ayant un caractère biologique (famille), inorganisé, c'est-à-dire les groupes occasionnels, spontanés (comme une foule ou une clique), bien que, même dans ce genre de groupes, on puisse parfois discerner une aspiration à atteindre un objectif déterminé. Une foule peut soudain condenser et mettre en évidence des intérêts individuels auparavant dispersés ou seulement à demi conscients. Nous ne nous intéresserons cependant qu'aux groupes dont les membres collaborent en toute connaissance de cause et d'une façon permanente. Cette formule recouvre implicitement le concept de «l'organisation» par lequel nous entendons des groupements d'individus collaborant, en vertu de principes déterminés (règles), sous une direction acceptée de bon gré ou de force. Nous entendons en outre par «organisation» une corrélation entre les divers composants d'une entité, de même qu'entre ces composants et l'entité dont ils font partie, de façon à contribuer à son succès. 1 Nous nous consacrerons aux groupements librement et sciemment formés au sein de la société capitaliste moderne, c'est-à-dire aux diverses formes d'intérêts organisés, sans nous occuper des petits groupes, dont les membres entrent directement en contact, groupes primaires (primary
1. T. KOTARBINSKI, Traktat o dobrej robocie (Traité du bon travail), Wroclaw— Varsovie, 1958, p. 75, 109; J. ZIELENIEWSKI, Organizacja zespolôw ludzkich (L'organisation des ensembles humains), Varsovie, 1964, 2E éd. Cf. également R. MAYNTZ, Soziologie der Organisation, Reinbek—Hambourg, 1963, chap. III.
16
Énoncés
généraux
groups, face to face groups2), du fait que notre étude ne s'est fixée pour objet que les groupes susceptibles d'exercer une influence sur les maillons supérieurs de la structure politique. Les petits groupes, quant à eux, ne peuvent influer qu'à l'échelon local. Le rôle que les intérêts assument dans le cadre d'une même commune — ou même à un échelon supérieur inclus dans la notion de pouvoir local — diffère tellement, d'une structure politique à l'autre, qu'il exigerait une étude spéciale. Ce rôle est sans aucun doute non négligeable dans la société capitaliste moderne. C'est ainsi, par exemple, qu'on peut voir apparaître ce genre de groupes dans les usines, les écoles ou les hôpitaux, mais ils n'exercent aucune influence directe sur la structure politique. Le présent ouvrage traitera donc de l'ensemble des problèmes ayant trait au retentissement que les groupes d'intérêt ont sur la structure politique. On n'y trouvera donc pas une étude approfondie de leur vie interne. Leur structure, leurs luttes intestines ou le mode de désignation de leurs chefs ont une importance irréfutable, mais il dépassent le cadre de notre travail. 3 Nous traiterons de l'organisation et du fonctionnement intérieur des groupes dans la seule mesure où elles se rattachent au régime politique, où elles retentissent sur le fonctionnement de la structure politique. Bref, nous nous consacrerons au problème des contacts et de l'interpénétration de deux structures: la structure politique et celle des intérêts. Nous entendons, par «structure politique» l'ensemble de l'appareil d ' E t a t , y compris le système des partis. Nous y incluons également les groupes de pression formellement incorporés soit à l'appareil d ' E t a t (corporations fascistes), soit aux partis politiques (cf. chap. I I I , § 6) de même que les groupes dotés d'une telle puissance qu'il est rationnellement imposible de présenter le fonctionnement de la structure politique sans tenir compte de leur influence. Nous aurons cependant à considérer les rapports entre les groupes 2. Cf. Ch. H. C O O L E Y , Human Nature and, the Social Order, New York, 1909, et, du même, Social Process, New York, 1918. Cf. également un intéressant article de A. Kloskowska, où l'auteur passe en revue les travaux consacrés à ce problème: «Male grupy i spoleczeñstwo masowe» (Les petits groupes et la société de masse), KuÜura i Spoleczeñstwo, 1959, n° 3. 3. Au sujet de la vie interne des groupes, cf. P. H. O D E G A R D , Pressure Politics. The Story of the Anti-Saloon League, New York, 1 9 2 8 ; M . D U F F I E L D , King Légion, New York, 1 9 3 1 ; O. GARCEATJ, The Political Life of the American Medical Association, Cambridge (Mass.), 1 9 4 1 ; J. G R A Y , The inside Story of the Légion, New York, 1 9 4 8 ; H . E C K S T E I N , Pressure Groups Politics. The Case of the Brüish Medical Association, Londres, 1 9 6 0 ; A. P O T T E R , Organized Croups in Brüish National Politics, Londres, 1961, 1ÈR® partie, chap. Y; une série d'études sous la direction de W . G A L E N S O N , Comparative Union Oovernments, New York—Londres, 1 9 6 2 . Voir également les travaux mentionnés dans ce chapitre ainsi que ceux consacrés aux syndicats professionnels cités dans le présent ouvrage.
Énoncés généraux
17
d'intérêt organisés, leur coopération et leurs conflits. Malgré l'extrême fluidité de ces rapports, on peut y relever certaines normes. Lorsqu'un groupe s'organise en vue de défendre un intérêt donné, il entraîne très vite la naissance ou stimule l'activité d'une organisation au service d'un intérêt opposé. Ce qu'illustrent à merveille les combats homériques qui, en Amérique et en France, ont opposé «la margarine» au «beurre», la maroquinerie aux matières plastiques, les chemins de fer aux transports routiers, de même que les conflits entre divers groupes d'intérêts professionnels ou entre organisations sociales, religieuses, culturelles, etc. Meynaud dit que «l'analyse des groupes de pression est, pour une bonne part, celle de leurs rivalités».4 Wittkämper estime, lui aussi, que l'opposition des intérêts est inévitable, étant donné que le sujet d'un intérêt fait en même temps l'objet d'un autre. 5 Rappelons toutefois que la rivalité des intérêts n'est pas nécessairement plus âpre ou plus fréquente, entre les divers groupes, que les conflits qui surgissent au sein d'un même groupe. 6 Cette rivalité se manifeste avec une virulence toute particulière lorsque les intérêts du capital se heurtent à ceux des ouvriers organisés. D'un autre côté, les groupes de pression s'efforcent de ne pas s'immiscer dans l'activité des autres groupes, tant que ces derniers ne vont pas à l'encontre de leurs propres intérêts. Ce qui joue, en l'occurrence, c'est leur peur de s'attirer de pénibles représailles au cas où ils enfreindraient ce principe. 7 Partout où se dessine une convergence d'intérêts, les groupes concluent une alliance durable ou, à défaut, collaborent en vue d'accroître leur influence. L'entente observée, pendant les vingt premières années de notre siècle, entre les tenants de la prohibition (Anti-Saloon League) et les Eglises protestantes constitue un exemple classique de ce genre d'alliance, de même que la tactique commune adoptée, en vue de combattre le projet de reconstruction de la vallée du Missouri, non seulement par les groupes capitalistes de l'énergie et du chemin de fer, mais aussi par l'organisation des grands exploitants agricoles (American Farm Bureau Fédération — A.F.B.F.). L'A.F.B.F. mena également, de concert avec des organisations capitalistes, une campagne contre le projet de loi sur le plein-emploi (Füll Employment Bill).8 Ce qui n'a rien d'étonnant, même du point de vue organisationnel, si l'on sait que les deux principales 4. J . MKYNAÜD, 5.
Les groupes de pression, Paris, 1960, p. 32.
G . W . W I T T K Ä M P E R , op.
cit.,
p.
67.
6. G . S C H M Ö L D E R S , Das Selbstbildnis der Verbände, Berlin, 1965, p. 106, 114, 120. 7. Sur le plan de la lutte relative aux tarifs douaniers, ce phénomène a été souligné par E. E. S C H A T T S C H N E I D B R , Politics, Pressures and the Tariff. A Study of Free Enterprise in Pressure Politics, as shown in the 1929—1930 Revision of the Tariff, New York, 1935. 8. S. K . B A I L E Y , Congress mahes a Law. The Story behind the Employment Act of 1946, New York, 1950, p. 146.
18
Énoncés généraux
associations d'exploitants agricoles, Farm Bureau et Grange, sont représentées dans la commission agricole de la Chambre de commerce des EtatsUnis. 9 L'intégration de divers intérêts au sein d'une organisation centrale s'effectue par rapport à des intérêts plus étroits ou bien subordonnés. Sans cette intégration par le sommet, il ne saurait être question de défendre des intérêts communs contre la concurrence, ni de prendre des mesures visant à obtenir une décision politique. Le groupe doit être représentatif ou, du moins, donner l'impression qu'il défend les intérêts de ses adhérents. L'un des présidents de la National Association of Manufacturers (N.A.M.) a dit un jour qu'il était grand temps, pour l'industrie de transformation, de marcher à l'unisson afin de servir l'intérêt commun et le bien public. 10 Mais même le plus grand groupe de pression ne peut intégrer que les intérêts qui entrent dans le cadre de son organisation. Dans ces circonstances, il est évidemment soumis aux pressions des divers intérêts qu'il représente. Ces intérêts cherchent à être formulés, à être acceptés par le sommet de la structure organisationnelle, car leurs chances de réalisation s'en verront ainsi augmentées. Ces chances sont cependant d'autant plus faibles que le groupe donné a plus d'envergure. Ce sont en effet les intérêts les plus puissants qui tiennent les rênes du sommet organisationnel. C'est ainsi que, dans les années 1933 — 1946, 125 corporations occupaient, au sein de la N.A.M., 63% de ses 150 postes de direction. Elles détenaient 85% des sièges du comité exécutif et 79% des sièges des commissions financières. E t pourtant ces associations ne représentent que 0,8 % des membres de la N.A.M. et cette proportion n'a jamais dépassé le chiffre de 4%. 11 Mais ce n'est pas tout. Dans ce groupe minoritaire, 28 firmes tenaient le haut du pavé dans le «monde des affaires» américain. Sur ces 125 corporations, 10% seulement avaient un actif de moins de dix millions de dollars et aucune des 104 corporations qui ont été examinées n'employait moins de 500 ouvriers. 12 Tous les fonds destinés à couvrir les frais de la N.A.M. proviennent de cette minorité. The Farm Bloc, New York, 1943, p. 8 sq. Business as a System of Power, New York, 1 9 4 3 , p. 1 9 2 . 11. A. S . C L E V E L A N D , «N.A.M.: A Spokesman for Industry», Harvard Business Review, X X V I , 3, mai 1948, p. 364. Au sujet de la N.A.M. cf. également A. DE G R A Z I A , Public and Republic, 1951, p. 222 sq. 12. R. W. G A B L E , «Nam Influential Lobby or Kiss of Death», The Journal of Politics, n° 2, mai 1953, p. 15. Gable tire la plupart de ses données d'une thèse non publiée de A. S . C L E V E L A N D , Some Political Aspects of Organized Industry, 1948, Section des sciences politiques, université de Harvard. Au sujet de la situation intérieure de la N.A.M., cf. également R. A . B B A D Y , op. cit., p. 208 sq. 9.
W.
MCCUNE,
10. R . A . BRADY,
Énoncés généraux
19
Ce genre de situation facilite l'apparition d'une bureaucratie conservatrice, à la dévotion des grandes corporations, sous la couverture d ' u n président qui est la plupart du temps u n homme d'affaires de petite ou de moyenne envergure. L'expression employée par Selznick à propos de n'importe quelle organisation: un système fermé (closed system),13 peut également s'appliquer à la N.A.M. C'est de la même façon oligarchique que sont organisées et gérées la Fédération of British Industries (F.B.I.) 1 4 ou la Bundesverband der Deutschen Industrie (B.D.I.). 15 R . A. B r a d y caractérise de la façon suivante la situation de superstructures (Spitzenverbânde) telles que la N.A.M., la F . B . I . ou la B.D.I. : elles sont étroitement contrôlées par quelques géants du monde des affaires, t o u t comme la totalité des biens des grandes corporations est contrôlée par une poignée de managers. 1 6 Cette caractéristique nous semble cependant exagérée, du fait que des divergences d'intérêts viennent souvent affaiblir l'efficacité de ce contrôle. Les organisations du capital (cartels, trusts, konzerns) constituent une forme d'intégration des intérêts de groupe t o u t à fait particulière. Il convient d ' y ranger non seulement les entreprises capitalistes qui sont absorbées par les grandes associations (intégration par l'anéantissement), mais aussi toutes celles qui, bien qu'autonomes du point de vue juridique et formel, dépendent financièrement des corporations et sont, en fait, vassalisées. Bien qu'il soit facile de distinguer les cartels, les trusts et les konzerns des autres organisations de marché (non ouvrières), du fait a v a n t t o u t que celles-ci se fixent des objectifs bien plus diversifiés, 17 il n ' y a aucune raison de les laisser en marge de nos considérations, puisque ce sont eux qui pèsent le plus sur les décisions de la structure capitaliste. Quant a u x syndicats ouvriers, moins ils sont politisés, plus ils prennent leurs distances vis-à-vis des partis ouvriers, plus le processus de leur intégration interne s'avérera difficile et plus la lutte deviendra âpre entre les intérêts divergents de toute la masse de3 ouvriers; cette lutte revêt d'ailleurs u n caractère particulièrement virulent lorsque, les grandes corpora13. P. S e l z n i c k , TVA and Qrass Roots. A Study in Sociology of Formai Organization, Berkeley—Lob Angeles, 1949, p. 9. 14. Bien que S. E. Finer («The Fédération of British Industries», Political Studies, n° 1, t. IV, février 1956) conteste ce fait. 15. K. P r i t z k o l e i t , Die Neuen Herren, Vienne—Munich —Bâle, 1955, p. 165 sq.
16. R. A. Bbady, op. cit., p. 313. 17. J. W e r n e b , Die Saint-Gall, 1957, p. 40.
Wirtschaftsverbànde
und die Marktwirtschaft,
Zurich —
20 Énoncés généraux tions contrôlent ces syndicats, comme c'est parfois le cas en Amérique. E t si les syndicats ouvriers collaborent avec le capital au point d'investir leurs fonds dans des entreprises capitalistes, en devenant ainsi des actionnaires, ou de fonder des entreprises de type capitaliste, cela vient encore aggraver ce processus de désintégration qui est l'indépendance totale des chefs syndicalistes vis-à-vis de la grande masse des syndiqués. Le Farm Bureau américain défend, en réalité, les intérêts des gros exploitants agricoles qui ont pris sa direction en main et qui essayent de passer, au ministère de l'Agriculture, pour la seule représentation valable de tout l'ensemble des exploitants agricoles.18 Il en va de même avec les syndicats des professions libérales, où l'oligarchie bureaucratique est omnipotente et ne tient pas compte des intérêts de la minorité. La littérature américaine sur le sujet cite comme exemple classique de ce genre d'organisation l'American Medical Association (A.M.A.).19 Dans ce contexte, l'activité de l'organisation britannique National Farmers Union (N.F.U.), qui s'est décidée à prendre en considération les intérêts particuliers des jardiniers, constitue un cas exceptionnel. Mais ajoutons que, grâce à cette politique, les jardiniers ont renoncé à créer leur propre organisation et sont restés au sein de la N.F.U. 20 Les multiples groupes de pression qui défendent des intérêts particuliers ne peuvent pas, de par leur nature même, constituer une force intégrante au bénéfice de toute une classe sociale. Bien au contraire, les intérêts de groupe font l'objet d'une évaluation, sont comparés avec d'autres intérêts concurrents, ou bien incorporés, ce qui revient à dire que d'autres forces décident de leur réalisation complète ou partielle. L'intégration politique est un processus des plus complexes qui suit un cours différent selon la structure politique à laquelle on a affaire; il se déroule dans le cadre des partis politiques, des divers échelons supérieurs de l'appareil de l'Etat. L'importance de ces échelons varie d'un E t a t à l'autre, mais il est rare que leur rôle véritable corresponde à la lettre aux textes des constitutions. Il s'agit là du processus de la prise d'une décision politique donnant la priorité à certains intérêts et en restreignant, voire même en liquidant d'autres. L'intégration des divers intérêts est en effet l'apanage du pouvoir politique qui, en cas de besoin, fait mettre en pratique, au moyen d'une contrainte administrative, les principes de l'intégration des intérêts qu'il a fait siens. C'est lui qui décide ce qui 18. G. McConnel, The Decline of Agrarian Democracy, cité d'après H . S. K a r i e l , The Decline of American Pluralism, Stanford, 1961, p. 83 sq. 19. O. Gabceau, op. cit. 20. H . J . Stobing, The Ministry of Agriculture. A Study of Public Administration and Private Interests, 1956, p. 24, thèse de doctorat, dactyl., Université de Chicago, section des sciences politiques.
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relève ou ne relève pas de l'intérêt public. C'est lui aussi qui, le cas échéant, peut élever au rang d'intérêt public un intérêt de groupe. Quoi qu'il en soit, cela ne p u t être en aucun cas l'affaire d'un groupe de pression particulier, même s'il essaie à cor et à cri d'identifier ses intérêts à l'intérêt général. Ajoutons que celui-ci ne peut jamais être considéré comme la simple somme des intérêts particuliers. 21 Du reste, toutes les organisations n'identifient pas leurs propres intérêts à l'intérêt public d'une façon aussi criarde et aussi naïve que le fit Wilson, l'ancien président de la General Motors. D'après une étude de Schmölders, 17% seulement des organisations ouest-allemandes affirment agir pour le bien général, la plupart (41 %) déclarent qu'elles le font «en cas de besoin» et 10 % vont jusqu'à dire que l'intérêt public les laissent indifférentes. 22 E. P. Herring affirme à juste titre que le concept de l'intérêt public est un mythe qui, par son ambiguïté, favorise le libre jeu des intérêts de groupe. Partant, «une combinaison prépondérante peut à tout moment prétendre que ses intérêts se confondent avec l'intérêt public. Néanmoins, ce genre de combinaison est toujours accidentelle». 23 Il convient d'autre part de rappeler qu'une sorte d'intégration préalable intervient au sein des grands groupes de pression hétérogènes, intégration sans laquelle il leur serait impossible d'influer sur la structure politique. Si certains auteurs font suivre l'expression «groupe d'intérêt» de l'adjectif «politique», c'est pour souligner que les groupes d'intérêt exercent une pesée sur les décisions politiques. 24 D. B. Truman distingue ainsi les groupes qui influent sur d'autres intérêts organisés (a shared attitude group) de ceux qui deviennent des «groupes d'intérêt politiques» à partir du moment où ils adressent leurs demandes aux institutions gouvernementales. Dans une étude consacrée aux groupes de fusion aux Etats-Unis, A. Mathiot appelle «groupes de pression» ces innombrables mouvements, associations, syndicats professionnels ou sociétés, qui défendent les intérêts communs de leurs adhérents, en essayant d'influencer l'activité du gouvernement et l'opinion publique. 25 De toute façon, il n'y a pas lieu de parler de «pouvoir» ou de «règne» à propos des groupes de pression, car cela ne ferait que compliquer le 2 1 . Cf. G . L E I B H O L Z , Das Wesen der Repräsentation Demokratie im 20. Jahrhundert, Berlin, 1960, p. 183. 22.
G . S C H M Ö L D E R S , op.
cit.,
p.
und der Gestaltwandel
der
75.
23. E . P. H E B B I N G , The Politics of Democracy, New York, 1940, p. 24. D. B. TRTJMAN, The Governmental Process. Political Interests Opinion, New York, 1 9 5 5 , p. 37. Voir aussi J . M B Y N A U D , op. cit., p. 2 5 . A . M A T H I O T , «Les 'pressure groups' aux Etats-Unis», Revue science politique, 1952, fase. 9.
313, 424 sq. and Public 22. française de
22
Énoncés
généraux
problème clé de l'intégration politique. Le pouvoir politique est en effet l'apanage du groupe auquel il appartient de prendre une décision ultime au sujet des problèmes les plus essentiels, c'est-à-dire ceux concernant toute la société. Ceci peut être un groupe organisé (organe d ' E t a t ou de parti), ou un groupe non organisé qui, de facto, se prononce en dernier ressort. E t même le plus puissant groupe de pression n'occupe pas une telle position. Il convient ici de faire remarquer que la fameuse définition du pouvoir de R . Dahl, 26 selon laquelle «le pouvoir d'une personne A sur une personne B équivaut à la possibilité pour A d'obtenir que B fasse quelque chose qu'il n'aurait pas entrepris sans l'intervention de A», efface en fait la ligne de partage qui distingue ceux qui décident de ceux qui influent sur la décision. E t quels rapports peut-on observer entre les groupes de pression et l'élite du pouvoir? E n quoi consiste leur interaction? Si l'on considère l'élite du pouvoir comme un groupe dont les membres arrêtent directement des décisions politiques, ou bien les influencent, ce groupe est le fruit de la structure politique (qu'elle soit formelle ou non) de la société. 27 De multiples liens unissent cette élite aussi bien aux sommets de la structure politique qu'à ceux des intérêts organisés les plus puissants. Les représentants du grand capital, certains leaders des syndicats professionnels et les personnalités les plus dynamiques occupant l'échelon supérieur de la structure politique font, entre autres, partie de l'élite du pouvoir, ou peuvent y accéder, grâce à une position sociale privilégiée. W. Wesolowski et Z. Bauman 28 opèrent une distinction entre «l'élite de la décision» et «l'élite de l'influence». Il convient d'ajouter que les groupes de pression constituent une base de recrutement aussi bien pour la première que pour la seconde (bien qu'en premier lieu pour la seconde). Dans Y Elite du pouvoir, C. W. Mills a présenté d'une façon fort pertinente le mécanisme de l'utilisation des liens non formels, en vue d'obtenir une décision politique, ce qui nous dispense d'aborder ce problème en détail. Néanmoins, il est parfois plus commode et plus efficace d'avoir recours à la voie institutionnelle. E t c'est là le thème principal de cet ouvrage. Nous nous bornerons donc à l'étude des contacts qui s'établissent entre les groupes de pression et les échelons de la structure politique. 2 6 . R . D A H L , «The concept of Power», Behavioral Science, 1 9 5 7 , n° 2 , p. 2 0 1 sq. 27. W . W E S O L O W S K I , Klasa, warstwy i wladza (Classes, couches et pouvoir), Varsovie, 1966, chap. II: «Klasa panujaca i elita wladzy» (La classe dirigeante et l'élite du pouvoir). 28. Z. B A U M A N , «Wladza w spolecznosci lokalnej. Konceptualizazja badan» (Le pouvoir dans une collectivité locale. La conceptualisation des études), Studia Socjologiczno-potityczne, n° 12; W . W E S O L O W S K I , op. cit.
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Ainsi, nous nous consacrerons à une problématique bien précise, délimitée, d'une p a r t , par les objectifs essentiels des groupes de pression et, de l'autre, par la structure politique à laquelle les groupes doivent s'adapter et qui façonne leur activité, leur attitude et leur tactique. 2 9 P a r conséquent, nous laisserons de côté le problème de l'interaction des groupes d'intérêt, de leurs rapports internes, du mécanisme de formation de leurs cadres dirigeants (élite), de leur pesée sur l'opinion publique et de la façon dont celle-ci influe, de son côté, sur leur comportement. C'est là le domaine de la sociologie et de la psychologie sociale. 2. TERMINOLOGIE
Nous ne trouvons pas, dans la littérature mondiale, de terme généralement admis pour le phénomène qui fait l'objet du présent ouvrage. Les divers termes que nous pouvons y rencontrer se rapportent d'ordinaire à une organisation, c'est-à-dire u n groupe ayant une charpente bien déterminée et u n exécutif permanent: un groupe institutionnalisé. Deux expressions y reviennent le plus souvent: «groupes d'intérêt» (interest groups) et «groupes de pression» (pressure groups). On tend aujourd'hui à ne pas opérer de distinction entre ces deux expressions, bien que, il n ' y a encore guère longtemps, certains auteurs aient essayé de différencier les groupes d'intérêt des groupes de pression. 30 Il ne sera pas question ici de toutes les formes de «pression», de la «pression» exercée, par exemple, par des partis politiques, des mouvements de masse spontanés, etc.; nous ne nous intéresserons qu'à la «pression» à laquelle ont recours les intérêts organisés. Le mot «pression» implique, de la p a r t du groupe qui adresse une demande à un organe gouvernemental, u n parti ou u n député, une sorte de mise en demeure d ' y donner suite, s'ils ne veulent pas s'exposer à des conséquences déplaisantes, sous forme par exemple d ' u n refus de t o u t appui électoral, d'une suppression des subsides financiers, d'une grève ou d ' u n appel à l'opinion publique, ce qui risquerait de compromettre la cellule de la structure politique qui refuse de s'incliner. Il y a d'ailleurs mille façon d'exercer une pression et celle-ci ne constitue pas forcément le trait permanent de l'activité d'un groupe; 3 1 elle 29. Cf. H. Eckstein (op. cit., p. 17), qui restreint néanmoins le problème, en ne parlant que de la structure gouvernementale. 30. J. Meynatjd, op. cit., p. 22. Cf. également G. Sabtori, «Gruppi di pressions o gruppi di interesse», Il Mulino, 1959, n° 87. 31. Cf. R. MacIver, «Social Pressures», article paru dans Encyclopedia of Social Sciences (E.S.S.), t. XII, p. 344 sq. et M. E. D i l l o n , «Pressure Groups», American Political Science Review (abrégé ci-après A.P.S.R.), t. XXXVI, p. 471 sq.
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se caractérise toutefois par son côté informel et, parfois même, extra-légal. Ce sont surtout les groupes économiques les plus puissants, ceux en particulier qui représentent le capital concentré, qui font le plus souvent appel à cette forme de «pression». Ce peut être un mode d'action auquel le groupe a recours dans une situation critique, lorsque ses intérêts vitaux sont en jeu, mais auquel il renonce dès que le danger est passé ou a diminué, et dont il ne peut faire usage de manière continue. Ce serait une arme à double tranchant dont l'utilisation trop fréquente risquerait de la retourner contre celui qui l'emploie. Il y a des groupes qui, par principe, ne s'en servent pas; d'autres l'utilisent au point culminant du conflit, quand le but est presque atteint. Le terme «groupe de pression» nous paraît inadéquat, étant donné qu'il s'applique à des méthodes d'action fort diverses et variables selon les circonstances. D'autre part, qualifier de «pression» le simple fait d'essayer de convaincre un fonctionnaire, comme le fait Grazia, 32 rend impossible toute distinction: tout devient une pression. Dans son ouvrage Anonymous Empire, S. E. Finer emploie constamment le terme «lobby», ce qui n'est guère heureux, du fait que celui-ci se rattache d'ordinaire à l'activité des groupes de pression au sein du Congrès (dans ses couloirs) et qu'il ne s'agit donc que d'une partie du problème. 33 Finer rappelle l'existence d'organisations fondées dans l'intention de meubler les loisirs de leur adhérents (société de pêcheurs à la ligne) et, partant, ne cherchant nullement à exercer la moindre pression. Le terme «groupe de pression» lui semble donc trop large. D'un autre côté, l'expression «groupe d'intérêt» lui paraît un peu trop étroite, du fait qu'elle ne convient pas à un mouvement luttant pour la paix, pas plus qu'à une ligue ayant pour but, par exemple, une limitation des pouvoirs de la police secrète. 34 La position de Finer sera plus compréhensible, si nous rappelons qu'en anglais le mot «intérêt» a surtout un sens économique. E n avançant l'exemple d'une société musicale, afin de démontrer l'utilité d'une différenciation entre les groupes d'intérêt et les groupes de pression, Maclver adopte une attitude analogue à celle de Finer. Pas plus le premier que le second exemple ne nous semblent convaincants. Une société de pêcheurs à la ligne peut, par exemple, exercer u n e Certains auteurs allemands distinguent les «groupes d'intérêt» des «groupes de pression», tout en considérant la «pression» comme méthode d'action. Gf. R. B r e i t l i n g , «Die zentralen Begriffe der Verbandsforschung», Politische Vierteljahrschrift, 1960, p. 53 sq. 32. A. d e Grazia, The American Way of Government, New York, 1957, p. 173. 33. Dans la littérature américaine, on réserve de préférence ce terme à l'activité des groupes de pression au sein du Congrès. 34. S. E . Fineb, The Anonymous Empire. A Study of the Lobby in Great Britain,. Londres, 1958, p. 3.
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pression sur le gouvernement pendant une longue période de temps, afin qu'il combatte énergiquement la pollution des eaux. U n e société musicale peut avoir recours à une tactique de pression pour obtenir de la municipalité la construction d'une salle de concerts. Elle peut faire appel à l'opinion publique dans le b u t de stigmatiser, le cas échéant, le manque de culture des pères de la ville. Néanmoins, une fois son b u t atteint, la société cessera de s'intéresser à ce mode d'action. Nous ne pouvons donc pas souscrire à la proposition selon laquelle les groupes de pression se caractérisent par la technique qu'il utilisent et les groupes d'intérêt, par le b u t auquel ils tendent. 3 5 A. Sauvy emploie à tour de rôle le terme «lobby» ou bien l'expression «groupe de pression», selon que le groupe exerce ou non son activité dans les «couloirs parlementaires». 36 Cette façon d'influer sur les députés par l'intermédiaire de représent a n t s installés à demeure dans les couloirs est une pratique spécifiquement américaine; et c'est pourquoi le terme par lequel on la définit ne se prête guère à la structure politique de l'Angleterre ou de divers autres pays européens. B. M. Gross (Etats-Unis) propose un autre terme: «organisation privée». 37 Dans le contexte de la lutte visant à influer sur le processus législatif, Gross s'occupe tout particulièrement de l'ingérence des groupes qu'il oppose en quelque sorte aux organes gouvernementaux, pris en t a n t que représentants de l'intérêt public. Il serait cependant difficile d'appliquer le terme d'«organisation privée» aux syndicats ouvriers. J . H . Kaiser emploie l'expression «intérêts organisés», 38 mais il ne la réserve pas exclusivement aux intérêts ayant u n caractère privé. D u reste, dans la littérature allemande, c'est le terme «union» (Verband) qui l'a emporté, étant donné qu'il est neutre et n'implique aucune évaluation. 3 9 Quant à Allen Potter, il préfère l'expression «groupes organisés». 40 Depuis quelque temps, on peut trouver dans certains ouvrages la formule «groupes d'influence», 41 qui nous semble assez judicieuse, puisqu'il s'agit justement, pour ces organisations, d'exercer une influence sur les décisions des échelons de la structure politique. 3 5 . R . M A C I V E R , op. cit., 3 6 . A . SAUVY,
p. 347.
«Lobbies et groupes de pression», in Le Pouvoir, Paris,
1957,
t. II, p. 174. 3 7 . B. M. GROSS, The Legislative Struggle. A Study in Social Combat, New York, 1953, p. 17. 38. J . H . K A I S E R , Die Repräsentation organisierter Interessen, Berlin, 1956. 39. R. B R E I T L I N G , «Die zentralen Begriffe der Verbandsforschung», Politische Vierteljahrschrift, octobre 1960. 4 0 . A . P O T T E R , op. cit.,
p . 16.
Politicai Influence, Politics of Influence, Londres, 1963. 41. E .
C . BANFIELD,
Glencoe,
1961;
G . WOOTTON,
The
26
Énoncés
généraux
Quant à nous, et en dépit de son manque de précision, nous adopterons dans cet ouvrage le terme «groupes de pression», terme le plus communément employé, sans renoncer pour autant aux expressions «groupes d'intérêt» ou «intérêts organisés». Dans l'édition allemande de ce livre (Die Macht der Minderheit12), nous avons utilisé l'expression «groupes d'influence» (Einfl ssgruppen), en partant du principe qu'elle illustrait un trait permanent du phénomène en question. 3. CLASSIFICATION
Tous ceux qui étudient les groupes de pression, ne serait-ce que dans un seul pays, se trouvent dans l'impossibilité d'établir une liste complète des organisations qui influent ou tentent d'influer sur les décisions politiques. Ces groupes ne cessent en effet de se multiplier, de s'unir, de se transformer, de se dissoudre. Certains auteurs affirment que les Etats-Unis comptent plus de 100 000 groupes d'intérêts. 43 Celui qui voudrait les cataloguer se heurterait à des difficultés considérables. E t pas seulement aux Etats-Unis. Il est donc d'autant plus indispensable de trouver un critère de classification. Précisons, tout d'abord, tout ce qui, d'après nous, n'entre pas dans la catégorie «groupes d'intérêt». Nous en excluons l'appareil gouvernemental, qu'il s'agisse de certains de ses échelons, de l'administration et de ses divers secteurs, ou de la bureaucratie militaire, bien qu'ils essayent de réaliser leurs intérêts respectifs, en influant à maintes reprises sur les échelons de la structure politique ou sur l'opinion publique, d'une façon analogue à celle des groupes de pression. Il est évident que les diverses branches de l'administration ont des intérêts convergents mais que seuls certains sont communs à tous les membres de l'appareil administratif. On pourrait difficilement réduire au même dénominateur les intérêts de sept millions de fonctionnaires que comptaient les Etats-Unis en 1954.44 Ces intérêts particuliers varient en effet en fonction des différents secteurs de l'administration; ils ont trait aussi bien aux salaires qu'à la position sociale. De nombreux auteurs occidentaux considèrent, de ce fait, divers secteurs de l'administration, ou l'administration en tant que tout, comme des groupes d'intérêt. H. A. Bone voit dans l'appareil administratif un groupe d'intérêt à part. 45 Ce point de vue s'inspire de la position de 42. Europa Verlag, Vienne—Francfort —Zurich, 1966. 4 3 . A . D E G B A Z I A , op.
cit.,
44. H . A. BONE, American p. 160.
45. Ibid., p. 165.
p.
176.
Politics
and the Party
System,
N e w York, 1965,
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Bentley, le père de la science des groupes de pression, qui, en ramenant la politique à une lutte de groupes d'intérêt, voyait dans les organes gouvernementaux un groupe de pression parmi tant d'autres. B. M. Gross distingue, parmi les divers groupes d'intérêt qui s'affrontent au cours de la lutte législative, les organisations privées, les partis politiques et les agences gouvernementales. 46 A. de Grazia fait lui aussi figurer les «agences gouvernementales» parmi les groupes de pression.47 Quant à K. Loewenstein, il parle de groupes de pression à propos des forces armées sud-américaines dont les divers services s'opposent souvent pour défendre des intérêts nettement divergents. 48 Un journaliste américain va même jusqu'à affirmer qu'en France l'administration «contitue un des nombreux lobbies de ce pays, sans toutefois en être le plus puissant», sa force principale consistant en son «pouvoir d'obstruction». 49 Ces points de vue, qui identifient les échelons de l'appareil d'Etat et les groupes de pression, sont tout à fait erronés. Ils mettent sur le même pied les organisations privées ou sociales et l'appareil d'Etat. Une semblable identification est admissible lorsqu'on analyse la nature, les caractéristiques et la structure interne des organisations, en tant que telles, en cherchant avant tout ce qu'elles ont en commun. C'est là le point de vue d'un théoricien de l'organisation. Il aura avantage, du point de vue euristique, à relever des analogies entre, d'une part, les associations privées et, de l'autre, les échelons de l'appareil d'Etat. Si, par contre, nous nous penchons sur le processus de formation des décisions politiques (quelle que soit d'ailleurs la discipline: sociologie politique, sciences politiques, théorie de l'Etat ou droit constitutionnel), nous aurons tout intérêt à recourir à une autre approche méthodologique: une distinction aussi précise que possible entre, d'une part, les divers types de groupes organisés et, de l'autre, les échelons de l'appareil d'Etat, afin de faire clairement ressortir le mécanisme de leur interaction et de souligner les règles qui gouvernent leur corrélation. Il est évident que la structure politique conditionne les groupes de pression, en ce sens qu'elle peut non seulement restreindre ou élargir leur champ d'activité, mais aussi décider de leur création et de leurs objectifs. Dans les pays où les collectivités locales sont reliées à l'appareil d'Etat et lui sont subordonnées (en France, par exemple), elles ne peuvent pas, 4 6 . B . M . GBOSS, op. cit., 4 7 . A . DE GBAZIA, op. cit.,
p . 17. p. 182.
48. K. LOEWENSTEIN, Political Power and the Governmental Process, Chicago, 1957, p. 355. 49. Cité d'après J. MEYNATJD, Les groupes de pression en France, Paris, 1958, p. 3 9 .
28
Énoncés
généraux
6elon la définition proposée ci-dessus, jouer le rôle d'un groupe dépression. E n revanche, dans les pays où elles ne font pas partie de l'appareil d ' E t a t (Angleterre, Amérique), il convient de les considérer comme des groupes de pression s'efforçant d'arracher à l'appareil d ' E t a t des décisions qui leur soient favorables (en Angleterre, avant tout des subventions gouvernementales : grants-in-aid). L'analogie que l'on peut parfois observer entre le comportement des échelons de l'appareil d ' E t a t et celui des groupes de pression n'est d'ailleurs pas le fait de tous les régimes et on ne peut la relever qu'au niveau des plus hauts corps représentatifs (le Congrès américain, quelques rares parlements). Les auteurs qui identifient l'administration et les groupes d'intérêt semblent ignorer que les instances supérieures de l'administration participent à la prise d'une décision politique, font par conséquent partie du groupe qui détient le pouvoir et constituent l'un des échelons de ce qu'on appelle la structure politique. Nous avons donc affaire, dans ce CâS y £1 des phénomènes tout à fait distincts de ceux qui se manifestent dans le cadre des groupes de pression. 50 Earl Latham différencie, il est vrai, les «groupes officiels» (c'est-à-dire les organes d'Etat) des groupes sur lesquels les premiers ont des droits que personne n'a sur eux, mais il estime en même temps que ces «groupes officiels» ont pour tâche principale de servir de terrain de compromis. 51 Néanmoins, le rôle intégrant d'un organe gouvernemental, qui dispose de moyens de contrainte, présuppose que cet organe agit non seulement en arbitre, en tranchant les litiges des divers groupes de pression, mais prend aussi des initiatives, qui dépassent le cadre de ces litiges, et impose parfois des solutions fort éloignées de celles avancées par les intéressés. Soulignons en outre que les groupes d'intérêt ne sont pas formellement, obligatoirement hiérarchisés, ce qui est le trait caractéristique de l'administration d ' E t a t . E t même si certains secteurs de l'appareil d ' E t a t se soustraient à cette hiérarchie et ne reconnaissent pas les décisions de ceux auxquels il appartient de se prononcer en dernier ressort (en cas de conflit, par exemple, entre l'appareil civil et l'appareil militaire 52 ), il ne s'agit là que d'un phénomène pathologique, illustrant une grave crise politique, 50. Parmi les auteurs occidentaux, L. Allen (Power in Traie Unions, Londres, 1954, p. 10, 33) s'oppose catégoriquement à l'identification de l'Etat et des organisations non gouvernementales. 51. Earl LATHAM, «The Group Basis of Politics: Notes for a Theory», A.P.S.R., XLVI, p. 389 sq.; cf. également du même, The Group Basis of Politics, Ithaca (N. Y.), 1952, p. 35 sq. 62. Cf. J. J. WIATR, Wojsko, spoleczenstwo, polityka w Stanach Zjednoczonych (L'armée, la société, la politique aux Etats-Unis), Varsovie, 1962, chap. V et VI; Socjologia wojsha (Sociologie de l'armée), Varsovie, 1954, chap. VIII; Militaryzm a demokracja (Militarisme et démocratie), Varsovie, 1966, chap. II.
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ce qui ne saurait nous autoriser à identifier ces secteurs et les groupes d'intérêt organisés. Tout déplacement du centre de gravité ne représente qu'un changement à l'intérieur de l'appareil d'Etat, à l'intérieur de la structure politique sensu stricto. Il peut arriver que des groupes de pression en tirent parti. I l peut aussi arriver que des échelons frondeurs de l'appareil d'Etat en fassent de même. Mais cela ne change en rien le fond du problème. L'identification des échelons de l'appareil d'Etat et des groupes de pression ne peut que prêter à confusion, en compliquant l'analyse et en en faussant les conclusions. Bien entendu, il peut être utile d'étudier les intérêts des fonctionnaires d'un secteur particulier de l'administration, comme ceux des diverses branches de l'appareil d'Etat ou ceux des entreprises publiques. J. Meynaud cite, à cet égard, l'exemple de la S.N.C.F.,63 tout en se prononçant explicitement pour une distinction entre les groupes de pression et les autres institutions ou organisations sociales. Les conditions dans lesquelles celles-ci se forment, leur fonctionnement, leurs objectifs et leurs méthodes de travail leur confèrent des traits spécifiques. On ne pourrait considérer les entreprises publiques comme des groupes de pression qu'au cas où leur statut les soumettrait aux mêmes normes que les entreprises privées de l'économie privée54 et permettrait à leurs dirigeants de réaliser effectivement leurs objectifs d'une manière relativement autonome. Mentionnons ici l'exemple de l'E.N.I. italienne (Ente Nazionale Idrocarburi) que le Conseil des ministres italien ne contrôle en quelque sorte que nominalement. Il nous semble aussi souhaitable de tracer une ligne de démarcation entre partis politiques et groupes d'intérêt. Dans les démocraties bourgeoises, les partis politiques relèvent de la structure politique, sans constituer toutefois un élément de l'appareil d'Etat. Ils sont indispensables à la formation du pouvoir législatif, à l'élaboration d'une décision politique.55 Bien que les partis politiques s'apparentent à cet égard aux groupes de pression, qu'ils constituent, à l'instar de ces derniers, des corps intermédiaires entre la masse des citoyens et l'appareil d'Etat, ils s'en différencient cependant à un tel degré qu'ils ne peuvent en aucun cas être rangés dans la catégorie des groupes de pression. Du point de vue organisationnel, les groupes d'intérêt se trouvent en quelque sorte en dehors des partis politiques, ils les influencent pour ainsi 53. J. M E Y N A U D , Les groupes de pression en France, p. 40. 64. Ilid. 56. J. H . Kaiser va un peu trop loin en écrivant: «. . . die Parteien in einem Masse zu staatlichen Magistraturen, zu Teilhabern der staatlichen Macht und Herrschaft geworden sind, das nicht erlaubt, von ihnen noch als spezifisch nicht staatlichen Organieationsformen der Gesellschaft zu sprechen» (op. cit., p. 234).
30
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dire de l'extérieur. Néanmoins, les partis revêtent diverses formes, leurs buts diffèrent et on ne peut pas toujours établir une ligne de démarcation. Les rapports des partis politiques et des groupes de pression exigeant une analyse à part, nous nous bornerons pour le moment à essayer de trouver le critère qui nous permettra de les distinguer nettement les uns des autres. C'est l'objectif à atteindre qui nous semble ici le critère le plus valable. Un parti a pour b u t de s'emparer du pouvoir politique, seul ou bien avec le concours d'autres groupements, en formant un gouvernement. Cela présuppose une participation à la campagne électorale et une action en vue de diriger l'opinion publique, de gagner les suffrages de couches sociales aussi larges que possible. Les groupes de pression, quant à eux, ne se fixent pas ce genre d'objectif. Le but auquel ils tendent est bien plus limité, bien plus concret. Leur programme consiste à obtenir des organes gouvernementaux des décisions favorables aux intérêts qu'ils représentent. Les groupes de pression ne participent pas directement à la prise d'une décision politique. Ils ne cherchent pas à prendre le pouvoir, ce qui serait au-delà de leurs possibilités et de leurs moyens, et ce qui, par ailleurs, n'est pas indispensable à la défense et à la réalisation de leurs intérêts. Ceux-ci sont en effet toujours partiels et ne nécessitent pas un contrôle permanent des centres du pouvoir politique. Un tel contrôle serait disproportionné par rapport à l'importance des intérêts en question, si considérables soient-ils. E n adoptant ce critère, nous rejetons ipso facto les opinions selon lesquelles les partis politiques constitueraient une variante des groupes d'intérêt. 56 Nous pourrons par contre nous appuyer sur les auteurs qui tiennent à distinguer partis politiques et groupes d'intérêt. S. E. Finer singularise les organisations qui s'efforcent d'influer sur la politique des «corps publics» dans un sens qui leur soit favorable mais qui, à l'inverse des partis politiques, n'envisagent jamais de prendre directement les rênes du pays. 57 J . Meynaud reconnaît lui aussi le bien-fondé d'une ligne de démarcation entre partis politiques et groupes d'intérêt. 58 Point de vue partagé par les sciences politiques allemandes. P a r contre, A. Potter n'accepte cette distinction qu'avec réticence, et uniquement parce qu'il la trouve commode. 59 Nous ne pouvons pas non plus, d'après le critère adopté, qualifier de groupe de pression une organisation ou un groupe informel contrôlant
56. P a r e x e m p l e , K . LOEWENSTEIN, op. cit., p . 252. Cf. également, J . C. CHARI.ES-
WOBTH, Oovernmental Administration, 5 7 . S . E . F I N E R , op. cit.,
New York, 1951, p. 179.
p . 2.
58. J. MEYNAUD, Les groupes de pression en France, p. 37 sq. 5 9 . A . POTTER, op. cit.,
p . 16.
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de facto l'appareil d'Etat. Un groupe d'intérêt agit toujours «du dehors» et ses efforts peuvent être contrecarrés par un autre centre d'intérêt ou par un organe gouvernemental. Venons-en enfin à la classification des groupes de pression, qui a déjà fait l'objet de multiples études. V. 0 . Key divise les groupes de pression en quatre catégories fondamentales, 60 en distinguant ceux qui défendent les intérêts des agriculteurs (agriculture), des ouvriers (labour) du capital (business) et, finalement ceux «d'autres groupes» parmi lesquels il fait figurer aussi bien les syndicats et associations des membres des professions libérales que les groupes de pression de minorités ethniques. Cette classification démontre clairement que la division de la société en classes retentit sur le caractère et l'activité des groupes de pression. D. B. Truman refuse cette optique, en considérant que la classification des intérêts organisés sous les étiquettes business, labour, agriculture prête à confusion, du fait qu'elle suggère qu'il s'agit de groupements cohérents, à l'intérieur desquels les intérêts seraient solidaires, alors que le dynamisme des processus sociaux rend les conflits à l'intérieur de chacun de ces grands groupes tout aussi âpres que ceux qui les opposent les uns aux autres. Truman ne trouve, non plus, guère judicieuse la classification des intérêts organisés en intérêts «publics» et en intérêts «privés» (c'est-à-dire égoïstes), selon les objectifs auxquels ils tendent. 6 1 Soit dit entre parenthèses, la classification de Key, voire même les réserves de Truman peuvent servir de base à un dialogue avec les marxistes au sujet des intérêts de groupe. W. Wesolowski écrit à juste titre: «Les différences que nous venons de relever n'équivalent pas cependant à une contradiction irréductible entre ces deux théories (marxiste et non marxiste — N.D.A.). Il n'est pas difficile de voir que ces trois groupements correspondent aux trois classes fondamentales de la société . . .».62 A. de Grazia 63 divise aussi les groupes de pression d'industriels, d'ouvriers, d'agriculteurs, de l'intelligentsia (l'auteur classe sous «professions» non seulement les professions libérales mais aussi le corps enseignant), de minorités raciales et nationales, d'agences gouvernementales et de défense des collectivités locales.
60. V. O. KEY Jr., Politics, Parties and Pressure Groups, New York, 1952, l ère partie. 61. D. B. TBXJMAN, op. cit., chap. I l l : «Classification of Interest Groups». 62. W. WESOLOWSKI, Studia z socjologii klas i warstw spolecznych (Etudes sur la sociologie des classes et des couches sociales), Varsovie, 1962, p. 93 — 94. 6 3 . A . D E GRAZIA, op. cit.,
p. 176
sq.
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T. W. Cousens, quant à lui, relève des groupes de pression politiques, économiques ou sociaux. 64 Mais la façon dont il agence ces groupes nous semble assez arbitraire. De son côté, J . D. Stewart divise les groupes en deux catégories fondamentales. La première englobe les groupes qui défendent les intérêts économiques d'une couche sociale donnée, ou d'un groupement professionnel: agriculteurs, menuisiers, retraités, etc. (sectional groups). La seconde rassemble les groupes qui luttent pour une cause quelconque, par exemple pour l'abolition de la peine de mort (cause groups) ,65 S. E. Finer propose encore une autre classification: industriels, catégorie dans laquelle il range non seulement la Fédération de l'industrie britannique ou la Chambre de commerce britannique mais aussi l'Union nationale des agriculteurs, etc.; syndicats ouvriers; coopératives; syndicats professionnels (non ouvriers); groupes civiques (qui correspondent à ce que J . D. Stewart appelle les cause groups)-, groupes «représentant les intérêts de collectivités particulières» (qui comprend aussi bien les cyclistes que les retraités); Eglises. 66 A. Potter, un américain qui a étudié les groupes de pression britanniques, les divise en deux catégories. Il range dans la première les groupements qui défendent les intérêts de secteurs sociaux particuliers (sectional interests), c'est-à-dire aussi bien les organisations capitalistes que les Eglises et les organisations religieuses. Il inclut dans la seconde les groupements qui veulent atteindre des buts sociaux d'ordre général et non défendre des intérêts économiques 67 et qu'il appelle promotional groups, ce qui correspond à ce que Stewart nomme cause groups. L'illogisme de cette division, faisant figurer les organisations religieuses dans la première catégorie, est manifeste. A. Sauvy divise les groupes, suivant le critère du nombre d'adhérents, en groupes largement représentatifs, déployant au grand jour une activité publique (comme les syndicats ouvriers, les unions des petits industriels, des éleveurs, etc.), et en groupes restreints, fermés, défendant les intérêts professionnels d'une branche industrielle particulière. 68 On peut trouver des éléments rationnels dans chacune de ces propositions, mais aucune ne présente la rigueur souhaitée. Elles éclipsent en particulier la dichotomie des intérêts de classe. Il me semble, compte tenu de la relativité de toute classification (ce que D. B. Truman souligne à juste 64. T. W . COUSENS, Politics and, Politicai Organisations in America, New York, 1948, p. 26 sq. 65. J. D. STEWABT, British Pressure Groups, Oxford, 1958, p. 25 sq. 6 6 . S . E . F I N E » , op. cit.,
p . 8 sq.
67. A . POTTER, op. cit., 2E e t 3E parties. 6 8 . A . SAUVY, op. cit.,
p. 176.
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titre), qu'il importe tout d'abord de dégager les groupes qui ont pour objectif la défense des intérêts économiques de leurs adhérents. Il convient de distinguer, dans cette catégorie, les groupes qui représentent les intérêts du capital, ou les intérêts s'y rattachant directement et indirectement, des groupes qui représentent les intérêts des travailleurs et au sein desquels les syndicats ouvriers jouent un rôle de premier plan. Lorsqu'on parle des intérêts organisés du capital, on ne peut les limiter aux syndicats patronaux (nationaux ou régionaux); il faut en outre, et avant tout, y faire figurer les groupes financiers (konzerns, trusts, etc.), qui sont des exemples types des groupes de pression, bien que de célèbres spécialistes ne s'en occupent pas, estimant sans doute qu'ils relèvent de l'économie. Les grands groupes capitalistes — tels que, aux Etats-Unis, Du Pont, General Motors, United States Steel, General Electric, Standard Oil of New Jersey, en Angleterre, Impérial Chemical Industries, en France, Schneider-Creusot-utilisent leur puissance financière à des fins politiques et leur activité même a des répercussions sur la structure politique. Quelques chiffres suffiront à illustrer l'énorme concentration du capital américain: 135 sociétés disposent de 45% du capital de toute l'industrie nationale. Dans chacune des 22 branches industrielles, 4 sociétés assurent à elles seules 80% de la production. 69 Il est évident qu'une telle concentration permet aux groupes ainsi formés, non seulement de défendre leurs propres intérêts, mais encore d'influer sur le processus de décision politique dans son ensemble. E n proposant cette division dichotomique, nous ne voulons nullement minimiser le rôle des organisations agricoles, artisanales, pas plus que celui des coopératives ou des associations des professions libérales, surtout lorsqu'elles représentent les intérêts de la grande masse des consommateurs. Nous tenons seulement à souligner que la situation sur le front organisations capitalistes/syndicats ouvriers exerce une influence décisive sur tous les autres groupes économiques qui se rattachent plus ou moins à l'un ou l'autre de ces protagonistes principaux. Quant à la seconde catégorie, elle comprendra les groupes qui représentent des intérêts non économiques (cause groups, promotionaî groups), c'est-à-dire des groupes purement politiques, culturels, éducatifs, religieux, récréatifs, etc. Bornons-nous à mentionner, à titre d'exemple, le célèbre Comité des Cent (créé en 1961) que dirigeait Bertrand Russell et qui, dans sa lutte pour le désarmement nucléaire unilatéral de la Grande69. H. S. K A B I E L , Décliné of American Pluralism, Stanford, 1961, p. 29; S. Mason (Economie Concentration and the Monopoly Prohlem, Cambridge, Mass., 1957, p. 39) affirme que 200 sociétés américaines contrôlent à elles seules 40 % de l'avoir de toutes les corporations. Cf. également S. E H R L I C H , Teoria panstwa i prawa (La théorie de l'Etat et du droit), Varsovie, 1958, 2e partie, chap. X , § 1.
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Bretagne, exerça une pression sur le gouvernement, en organisant des manifestations et en préconisant la désobéissance civique. Le nombre de ce genre d'organisations non économiques est incalculable. Nous avons affaire ici à toute une profusion de groupes de pression politiques, d'organisations religieuses, de sociétés culturelles, philantropiques, humanitaires, etc. La différence entre les organisations économiques et les organisations non économiques saute aux yeux. Mais, d'un côté comme de l'autre, le poids social de ces divers groupes se différencie à un tel point que la classification que nous venons de proposer s'avère insuffisante. E n effet peuton ranger dans la même catégorie les grandes organisations capitalistes ou les konzerns sur le même pied que les groupements des petites et moyennes entreprises ou les grandes centrales syndicales du type A.F.L.C.I.O., T.U.C. ou C.G.T. sur le même plan que des organisations ouvrières à faibles effectifs ? Convient-il de faire figurer dans la catégorie des intérêts non économiques les grandes organisations religieuses, les mouvements qui luttent contre la discrimination raciale ou contre les armements nucléaires, à côté, par exemple, des sociétés d'amateurs de roses? Il nous semble qu'il faille dégager de ces deux grandes catégories (intérêts économiques et intérêts non économiques) les groupes qui sont capables d'agir d'une façon plus ou moins permanente: nous les qualifierons de groupes de pression politiques. Nous pourrons ainsi procéder à la classification suivante: I. Groupes économiques 1. Fondamentaux a. de capitalistes b. d'ouvriers 2. Secondaries a. d'agriculteurs, de petits entrepreneurs, de professions libérales, de consommateurs; coopératives. II. Groupes non économiques
(sociaux)
1. Organisations ayant des objectifs politiques mais ne dépendant pas d'un parti 2. Eglises et organisations religieuses 3. Organisations culturelles, philantropiques et humanitaires. I I I . Groupes politiques Il convient entre autres d'y inclure les groupes de pression organisés en partis politiques, ou dépendant de partis politiques, ou bien encore les collectivités locales.
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J e pense que cette classification nous permettra de mieux nous rendre compte du rôle que jouent ces groupes respectifs dans la vie publique, surtout si nous ne perdons pas de vue l'interaction des intérêts économiques et le fait que ceux-ci peuvent éventuellement revêtir un caractère politique. La lutte contre la discrimination raciale que mène en Amérique l'Association nationale pour le progrès des Noirs (National Association for the Advancement of Coloured People — N.A.A.C.P.) cherche non seulement à instituer une égalité politique et sociale mais tend en outre à supprimer toute discrimination économique, les gens de couleur exerçant en effet dans ce pays les métiers les moins bien rémunérés et leur stratification y étant fort différente de celle des Blancs. E n proposant notre classification, nous ne devons pas oublier qu'un même individu appartient souvent à plusieurs organisations dont les intérêts peuvent être contradictoires. Dans ce cas, il suivra vraisemblablement l'organisation qui défendra ses intérêts économiques, professionnels, et c'est à cette organisation qu'il donnera son appui. A moins qu'il ne fasse partie d'un groupe opprimé (national, racial ou religieux) : son sentiment d'appartenance à un groupe de ce genre l'emportera alors sur tous ses autres liens. Mais même dans ce cas, la défense d'intérêts nationaux, raciaux ou religieux se rattache indissolublement à la défense d'intérêts économiques. C'est en effet sur ce plan que se manifeste en premier lieu l'oppression de n'importe quel groupe; personne ne nie aujourd'hui que le problème noir dépasse le cadre d'un strict conflit racial et politique. Si ce problème est devenu le grand dilemme américain (Myrdal a non sans raison intitulé l'ouvrage qu'il a consacré au problème noir: American Dilemma), c'est parce qu'il revêt un caractère économique. Il convient donc, en procédant à une classification des phénomènes sociaux, de ne jamais perdre de vue ces interdépendances. 4. LA PUISSANCE DES GROUPES DE PRESSION
De quoi dépendent la puissance des intérêts organisés et l'efficacité de la pression qu'ils exercent sur la structure politique? On peut distinguer plusieurs facteurs: 1°) Dans le système capitaliste, le potentiel financier joue, de par la nature même des choses, un rôle de premier plan. 2°) Néanmoins, ce n'est pas toujours un facteur décisif. Un grand nombre d'adhérents peut constituer un atout important pour un groupe de pression, surtout si celui-ci sait en tirer parti. Les syndicats ouvriers, les organisations des professions libérales ou celles des commerçants peuvent à cet égard servir d'exemples.
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3°) Mentionnons ensuite le caractère représentatif du groupe, c'est-àdire le fait que celui-ci compte dans ses rangs tous ceux ou presque tous ceux au nom desquels il agit. Les sociétés et les firmes individuelles qui font directement partie de la Federation of British Industries (F.B.I.) réunissent 85% des producteurs employant plus de dix ouvriers 70 (il en va de même en R.F.A. avec le Bund der Deutschen Industrie 71 ). E n Amérique, par contre, la National Association of Manufacturers (N.A.M.) ne groupe pas plus de 6 % des producteurs. S. H. Beer corrige cette estimation, en mettant en avant le nombre des employés, ce qui élève ce chiffre à 20 ou 25%. 72 Mais même alors nous sommes encore loin d'atteindre une véritable «représentativité». Pourtant, la N.A.M. parle également au nom des producteurs non associés, sans leur demander leur avis ni leur consentement. Elle s'arroge le droit d'agir en t a n t que représentant de toutes les entreprises privées. La National Farmers Union britannique est infiniment plus représentative, puisqu'elle inclut de 90 à 95 % de son effectif potentiel, 73 alors que les trois organisations agricoles américaines ne comptent en tout et pour tout dans leurs rangs que 34% de tout l'ensemble des agriculteurs. 74 L'A.F.L.-C.I.O. (American Federation of Labour, Congress of Industrial Organisations), qui prétend parler au nom des masses laborieuses américaines, compte dans ses rangs moins d'un tiers de tout l'ensemble des ouvriers. Si l'on ne veut pas se contenter du critère formel du nombre d'adhérents, on peut aussi qualifier d'organisations représentatives toutes celles qui s'occupent véritablement des intérêts de leurs adhérents, mais ce n'est malheureusement guère facile à évaluer. 4°) Venons-en ensuite à la cohésion de l'organisation, qui est avant tout fonction de la mesure dans laquelle la direction est capable de surmonter les conflits internes du groupe (y compris, entre autres, ceux qui opposent son personnel à la grande masse des adhérents). Cette cohésion dépend aussi du savoir-faire de la direction qui, le moment venu, doit pouvoir disposer des fonds financiers du groupe ou mobiliser ses adhérents. Elle dépend enfin de l'étroitesse des liens qui unissent les membres 70. S. E. FINER: «The Federation of British Industries», Political Studies, février 1956, t. IV, p. 62. 71. Cf. au sujet de son organisation, Fünf Jahre B.D.I., Bergiseh Gladbach, 1954, et Der Weg zum industriellen Spitzenverband, Darmstadt, 1956. 72. S. H. BEER, «Group Representation in Britain and the United States», The Annais, septembre 1958, p. 135. 7 3 . H . J . STORING, op. cit.,
p . 3 sq.
74. V. O. KEY Jr., Public Opinion and American Democracy, New York, 1961, p. 503.
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t\ leur groupe, du degré de discipline qui y règne. Chaque organisation exige de ses membres un minimum de conformisme. 75 E t lorsque l'Etat accorde à une organisation des droits juridiques particuliers vis-à-vis de ses membres, la discipline intérieure s'en trouve bien entendu considérablement renforcée. 76 La Confindustria italienne, par exemple, fait preuve d'une grande cohésion, qu'elle doit aussi bien à son agencement (elle rassemble des groupements de banquiers, d'industriels et de commerçants) qu'à sa longue activité qui remonte à l'époque du régime fasciste, et elle joue en quelque sorte le rôle d'un ministère de l'industrie. E n Italie aussi, toutefois, on peut observer le même phénomène qu'aux Etats-Unis. Les grands groupes financiers mènent leur propre politique, sans se soucier de la ligne officielle de la confédération du patronat. C'est ainsi que Fiat prend ses distance vis-à-vis de la Confindustria conservatrice et suit une politique plus souple, conforme aux méthodes du capitalisme moderne. 77 La cohésion d'un groupe dépend également d'une organisation adéquate, c'est-à-dire d'une solide implantation de filiales locales, efficacement contrôlées. Si ses membres, néanmoins, appartiennent également à d'autres groupes, cela risque d'affaiblir leur esprit de solidarité, surtout lorsque les groupes en question ont des intérêts contradictoires. De nombreux auteurs ont présenté des observations en ce sens.78 5°) Le prestige d'un groupe facilite considérablement son activité et lui permet d'acquérir la sympathie de l'opinion publique pour les intérêts qu'il défend. Les organisations d'anciens combattants constituent à cet égard un exemple classique. Il arrive que le prestige d'un groupe soit dû à l'autorité et à la notoriété des personnalités qui le dirigent. Le nom de Lord Russell contribue à augmenter le crédit du Comité des Cent, les noms de célèbres juristes décident du retentissement de la Howard League for Pénal Reform. Bien entendu, il serait idéal, pour un groupe, de pouvoir réunir ces cinq conditions, mais en pratique cela n'arrive jamais. Les groupes de pression qui disposent de grands moyens financiers ne s'attirent pas d'ordinaire la sympathie des larges couches sociales; à ceux qui, par contre, jouissent de l'appui des masses sont loin d'être des puissances financières. D'autre 75. M. CBOZIER, Le phénomène bureaucratique, Paris, 1963, p. 242. 7 6 . A . POTTER, op. cit.,
p. 110.
77. J. MBYNAXJD, Rapport sur la classe dirigeante italienne, Lausanne, p. 73, 198. 78. A . F . BENTLEY, op. cit., p . 204 sg.; J . DEWEY, The Public
and its
Problems,
New York, 1927; A. LEISEBSON, «Problems of Représentation in the Government of Private Groupa», Journal of Politics, août 1949; D. B. TRUMAK, op. cit., chap. VI. «Internai Politics: The problems of Cohésion».
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part, il est impossible de mesurer l'influence qu'un groupe de pression exerce sur la structure politique. Ce résultat ne dépend pas du conflit d'intérêts rivaux, comme le croient Bentley et Truman. Du reste, certains auteurs américains s'opposent à cette interprétation du processus politique qui est trop simpliste (car elle surestime le rôle de la «structure intermédiaire » ).79 Nous avons en effet affaire ici à l'action, contraire et privilégiée, de la structure politique. E n outre, aussi bien la structure des intérêts que la structure politique sont influencées par d'autres facteurs. Mais comme nous étudierons ce problème par la suite, bornons-nous pour le moment à constater que le pouvoir politique ne peut se contenter d'enregistrer et de mettre à exécution les compromis conclus par des groupes d'intérêt adverses. Sinon, il risquerait de perdre les leviers de commande. Le rôle intégrant de l'Etat serait impossible sans un certain degré d'autonomie vis-à-vis des groupes de pression, si puissants qu'ils soient. Plus les groupes sont nombreux et plus les conflits qui les opposent sont violents, plus le degré d'autonomie du pouvoir politique augmente vis-à-vis des groupes les plus puissants.
79. Nous entendons par processus politique l'ensemble des actions qui interviennent entre la formulation d'un postulat par un groupe d'intérêt donné et une décision politique.
CHAPITRE III
GROUPES DE PRESSION ET PARTIS POLITIQUES
1. ESSAI D E DISTINCTION E N T R E LES GROUPES DE PRESSION ET LES PARTIS POLITIQUES
E n procédant plus haut à une classification des groupes de pression, nous avons brièvement tenté de tracer une ligne de démarcation entre les partis politiques et les groupes d'intérêts. Il nous faut cependant revenir sur ce sujet, avant de pouvoir aborder d'une façon approfondie la relation entre les groupes de pression et les partis politiques. On néglige si souvent de tracer la frontière entre groupes de pression et partis politiques qu'un spécialiste aussi éminent que R . T. MacKenzie applique l'expression «groupe de pression» à l'organisation extra-parlementaire du Parti travailliste. 1 Comme nous l'avons déjà dit, il ne serait guère fructueux, du point de vue méthodologique, d'élargir démesurément notre champ de recherche. Quoi qu'il en soit, il suffit de se pencher sur le riche matériel empirique existant pour voir que les groupes de pression et les partis politiques sont des formations sociales tout à fait distinctes, nonobstant leurs traits communs. E n quoi sont-ils comparables? Les uns et les autres constituent des corps intermédiaires entre l'individu et le pouvoir politique, une sorte de tampon intervenant pour amortir le poids de l'appareil de contrainte gouvernemental contre lequel une société atomisée, c'est-à-dire composée d'individus qui ne feraient pas partie de groupes organisés, serait sans défense. 2 D'autre part, ces corps intermédiaires freinent les tendances de l'appareil administratif d ' E t a t à s'isoler de la société. Bien plus, ils servent en quelque sorte de contrepoids (dans une plus ou moins grand mesure, 1. R . T . M A C K E N Z I E , British Political Parties, Londres, 1955, p. 585. 2. J. Hochfeld a souligné ce rôle des corps intermédiaires dans son article «Z zagadnien parlamentaryzmu w warunkaeh demokracji ludowej» (Les problèmes du parlementarisme dans les conditions de la démocratie populaire), Nowe Drogi, 1957, n° 4, p. 71.
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Groupes de pression et partis
politiques
selon le pays) à l'aliénation non seulement de l'administration mais aussi de la direction suprême à laquelle il incombe de prendre des décisions politiques. Les auteurs libéraux de la fin du 19e et du début du 20e siècle n'ont pas compris cette fonction essentielle des partis politiques. J . S. Mill n'a rien eu à dire à ce sujet, Lord Acton a trouvé leur activité déshonorante (disgraceful)3 et Ostrogorski les a accusés de vouloir dominer le Parlement, de jouer un rôle d'arbitre entre celui-ci et l'opinion publique, en assujettissant les membres de la Chambre des communes. 4 Pourtant, les partis politiques constituent l'un des échelons indispensables de la structure politique moderne, ils prennent part aux élections et mènent une activité politique en vue de former les organes supérieurs de l'administration et de prendre le pouvoir. Par contre, les groupes de pression n'ont pas ce genre d'objectifs, ils cherchent à réaliser des intérêts de groupe, c'est-àdire des intérêts plus limités que ceux des partis politiques. Les groupes de pression influent entre autres sur les partis politiques, en formulant des postulats au nom des intérêts qu'ils représentent. D. D. MacKean remarque que les groupes de pression ne gouvernent pas mais qu'ils s'intéressent au gouvernement 5 et R. T. MacKenzie affirme que les groupes de pression s'efforcent d'influer sur les décisions des hommes politiques et des administrateurs, sans assumer la responsabilité de la gestion du pays. 6 Dans le contexte constitutionnel de la R.F.A., de nombreux auteurs ouest-allemands estiment que les partis sont directement engagés dans le mécanisme de formation des décisions gouvernementales, tandis que les groupes de pression ne les influencent que d'une manière indirecte. 7 Cette différenciation n'exclut pas que, dans certaines circonstances, les groupes de pression prennent l'aspect de partis politiques. Ce que permet un système multipartite. Il peut arriver qu'un parti politique de moindre envergure se mette au service d'un groupe d'intérêt donné. Ce genre de parti ne pourra jouer qu'un rôle d'allié, marcher dans le sillage d'un grand parti politique qui, quant à lui, visera à s'emparer du pouvoir. Si la conjoncture politique lui est favorable, il pourra faire pencher la 3. Lord ACTON, Essays on Church and State, Londres, 1952, p. 406 sq. 4. M. OSTBOGOBSKI, Democracy and Organization of Political Parties, Londres, 1902, t. I, p. 215 sq. 5. D. D. MACKEAN, Party, Policy and Pressure Politics, Cambridge (Mass.), 1949, p. 639. 6. R. T. MACKENZIE, «Parties, Pressure Groups and the British Political Process», The Political Quarterly, 1958, X X I X , 1, p. 10. 7. G. LEIBHOLZ, Struhturprobleme der modernen Demokratie, Karlsruhe, 1958, p. 72; T. MAUNZ, Deutsches Staatsrecht, Munich—Berlin, 1959, p. 69; G. W. WITTKAMPEB, op. cit.,
p . 18, 1 6 0 , 1 6 7 .
Groupes de pression et partis politiques
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balance à son gré et obtenir, pour les intérêts qu'il représente, bien plus de concessions que ne l'aurait laissé présager son influence véritable. La distinction que nous avons opérée entre les groupes de pression et les partis politiques reste valable même lorsqu'un groupe de pression entre dans la structure d'un parti (intérêts incorporés), du fait qu'il donne toujours la priorité à ses objectifs particuliers. L'incorporation d'intérêts déterminés dans un parti et, partant, l'institution de liens formels et réciproques créent une situation avantageuse pour les deux côtés: le parti peut ainsi s'implanter dans toute une couche, voire toute une classe sociale qui lui apportera son appui, tandis que le groupe d'intérêt occupera au sein de ce parti une position de monopole, sans avoir à redouter la concurrence de groupes d'intérêt analogues. U n parti politique est une organisation de masse qui lutte pour obtenir ou pour garder le pouvoir politique, afin d'atteindre des buts sociaux et politiques déterminés. 8 De nombreux auteurs non marxistes ont relevé cette spécificité ; mentionnons entre autres Max Weber, Koellreuter, Oppenheimer et Triepel 9 qui voient dans un parti politique une communauté de lutte (Kampfgenossenschaft). Il nous semble néanmoins nécessaire de souligner le conditionnement de classe de ces buts. E n t a n t que prétendant au pouvoir, un parti défenci en effet en même temps les intérêts de classe dont il est le représentant. Maclver voit dans le système des partis une transposition démocratique de la lutte des classes et constate que lorsque les partis s'affrontent au sujet de problèmes fondamentaux, les riches donnent toujours leur appui et leur sympathie à un parti différent de celui que soutiennent les économiquement faibles. 10 Lipset va jusqu'à affirmer que, même si certains partis politiques se défendent de s'appuyer sur une base de classe, l'analyse de leur argumentation politique et de l'appartenance sociale de leurs partisans démontre qu'ils représentent une classe bien définie. 11 Alford dit sensiblement la même chose lorsqu'il affirme que les partis politiques se sont développés en tant qu'instruments de divers intérêts de classe.12 Les partis politiques 8. U n parti n'est donc pas seulement une opinion organisée, comme l'a dit Benjamin Constant. 9. M. WEBER, Politik als Beruf, Munich—Leipzig, 1919; O. KOELLREUTER, Die politischen Parteien irn modernen Staate, Breslau, 1926; F. OPPENHEIMER, Der Staat, Francfort-sur-le-Main, 1912; M. TRIEPEL, Die Staatsverjassung und die politischen Parteien, Berlin, 1928, p. 13. 10. R. MACIVER, The Web of Government, New York, 1947, p. 123, 217. 11. S. M. LIPSET, The Political Man, New York, 1947, p. 220. 12. R. R. ALFORD, Party and Society Voting Behaviour in the Anglo-American Democracies, Londres, 1963, p. 38 — 39, 218; cf. également R. MILLIBAND, Parliamentary Socialism : A Study in the Politics of Labour, Londres, 1961, p. 348. En ce qui concerne l'Australie, L. OVERACKER défend une position analogue dans The Australien Party System, New Haven, 1952, p. 81.
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sont le produit de la lutte des classes, le produit des conflits des intérêts de groupe. C'est ainsi, par exemple, que le Parti travailliste f u t engendré par les syndicats ouvriers et par la Fabian Society, afin d'assurer une représentation parlementaire à la classe ouvrière. 13 Tout en étant des organes de combat, les partis politiques peuvent être eux-mêmes un terrain de lutte entre divers intérêts de groupe. Leurs conflits internes seront d'autant plus âpres qu'ils manqueront de cohésion et que les intérêts qu'ils représentent seront diversifiés. Contrairement à ce que prétendent plusieurs auteurs occidentaux, les partis ne peuvent pas être ramenés à de simples organisations électorales, s'efforçant de faire nommer leurs candidats aux postes publics, 14 bien que la préparation des élections, la mise au point de programmes électoraux et l'investiture des candidats soient des traits caractéristiques de leur activité. Leur participation aux élections ne représente qu'un moyen d'atteindre leur objectif: la prise du pouvoir en vue de réaliser un programme déterminé. Certains auteurs estiment que l'on ne peut parler de parti que dans le cadre d'une démocratie parlementaire, voire même d'une activité légale. 15 Si tel était le cas, les partis fascistes ne devraient pas être considérés comme des partis politiques, ce qui serait injustifié du point de vue scientifique, quel que soit le mal que nous pensions d'eux. Mais ce n'est pas parce que nous considérons les partis fascistes comme des partis politiques que nous en ferons de même avec les organisations séditieuses: la notion moderne de parti politique implique en effet l'appui des masses, le soutien d'une classe ou d'une couche sociale, l'encadrement d'un groupe professionnel, ethnique, religieux ou régional. Faisons enfin remarquer qu'un parti politique absorbe toute une multitude d'opinions au sujet de problèmes controversés et les réduit à un nombre restreint d'options politiques. 16 Pour pouvoir être à même de le faire, il doit remplir le rôle d'une organisation représentative de classes ou de groupes sociaux. 17 13. Sir I. JENNINGS, Party Politics, Cambridge, 1961, t. I I : «The Growth of Parties», p. 235 sq. 14. G. Leibholz (Verfassungsrechtliche Stellung und innere Ordnung der Parteien, Verhandlungen des 38. Deutschen Juristentages, Francfort, 1951) distingue à juste titre les partis politiques des simples organisations électorales. 15. Cf. VON DES HEYDTE, K . SACHEBL, Soziologie der deutschen Parteien, Munich, 1955, p. 8. 16. A. LEISERSON, Parties and Politics. An Institutional and Behavioral Approach, New York, 1958, p. 73; S. NEUMAISTN, «Toward a Comparative Study of Political Parties», in Modem Political Parties, Chicago, 1956, p. 396. 17. A. B. BIBCH, Représentative and Responsible Government. An Essay on the British Constitution, Londres, 1964, p. 21.
Groupes de pression et partis politiques
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2. DE L'«APOLITISME» DES GROUPES DE PRESSION
Dans les pays capitalistes, les groupes de pression soulignent souvent leur caractère apolitique et vont même jusqu'à s'en prévaloir dans leurs programmes. Cet apolitisme des groupes de pression se ramène en général à une absence de liens formels avec un quelconque parti politique. Reste à savoir si la notion d'apolitisme ne devrait pas également exclure l'existence de liens non formels. Le professeur Charles Hardin avance l'exemple américain du bloc des agriculteurs qui, à l'apogée de son activité (1921), disposait de l'appui de 55 sénateurs dont 28 appartenaient au parti républicain et 27 au parti démocrate. 18 La National Association of Manufacturers (N.A.M.) essaya, en 1912, d'influer sur la politique de ces deux partis. E n 1920, la même N.A.M. soumit à leurs comités respectifs les revendications de l'industrie américaine. 19 L'American Farm Bureau Federation, l'American Federation of Teachers et l'American Legion (organisation des anciens combattants) ont également recours à l'un et l'autre parti. On peut relever des phénomènes analogues en Grande-Bretagne 20 où, à côté de groupes d'intérêt liés formellement ou de fait avec un parti donné, nous avons affaire à des groupes neutres qui s'abstiennent de nouer ce genre de liens. Tactique qu'a par exemple choisie la National Farmers Union. Pendant l'entre-deux-guerres, cette union avait des porteparole au sein du parti conservateur, mais à partir du moment où, après la guerre, le Parti travailliste fit preuve de compréhension à son égard, elle changea de ligne de conduite, pour adopter une attitude de stricte neutralité (Keep agriculture out of politics). Aussi, à la Chambre des communes, entretient-elle des contacts aussi bien avec les commissions agricoles des deux partis qu'avec la commission agricole mixte. 2 1 D'autres organisations, telles que l'Association nationale des enseignants 22 ou la Légion britannique, ont adopté une ligne analogue. E n France également, les associations paysannes évitent, depuis des années, de se lier avec un parti déterminé. E n Suède, par contre, les intérêts des agriculteurs sont représentés par un seul parti, le parti agraire. 18. C. H A R D I N , «The Politics of Agriculture in the United States», in Politics in the United States. Readings in Political Parties and Pressure Oroups (sous la direction de H. A. TURNER), New York, 1955, p. 107. 19. R. W. G A B L E , «The National Association of Manufacturers», in Politics in the United States, op. cit., p. 167. 20. S. H. B E E R , «Pressure Groups and Parties in Britain», A.P.S.E., mars 1956, p. 14, 15. 21. P. S E L F , H. STORING, «The Farmers and the State», The Political Quarterly, X X I X , 1, p. 18. 2 2 . S . H . B E E R , op.
cit.,
p . 9.
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Les syndicats ouvriers ouest-allemands (Deutsche Gewerkschaftsbund — D.G.B.) sont formellement apolitiques: à l'inverse des autres syndicats ouvriers de l'Europe de l'Ouest et de ceux de la république de Weimar, ils doivent officiellement observer une attitude de neutralité, étant donné qu'ils comptent dans leurs rangs des membres et des partisans aussi bien de la C.D.U. que du S.P.D. Mais ce n'est un secret pour personne que le D.G.B. est en fait du côté du S.P.D. 23 Pendant la campagne électorale de 1953, la Démocratie chrétienne s'indigne de ce que le D.G.B. eût pris pour slogan électoral: «Choisissez un meilleur Bundestag», allusion dont le sens ne pouvait échapper à personne. W. Hirsch-Weber soutient néanmoins à juste titre que, du point de vue juridique, le D.G.B. n'est pas tenu d'observer une attitude de neutralité. Cela ne dépend que de son bon gré. Seuls les membres du D.G.B. auraient le droit de regimber contre toute entorse à cette attitude. 24 Ce sont en fait l'influence que les groupes de pression exercent sur les institutions politiques (partis et organes gouvernementaux) et le but qu'ils se fixent (poids sur le processus législatif ou obtention d'une décision concrète de la part d'un organe gouvernemental) qui leur confèrent un caractère politique. Madison, Calhoun ou Jackson ont déjà parlé en leur temps du rôle politique des groupes, des «factions» et des minorités; mais ce n'est pas là un phénomène spécifiquement américain. En appuyant certains candidats au Parlement et en encombattant d'autres, en essayant de s'attacher des députés et d'en faire des porte-parole de leurs intérêts, les groupes de pression mènent une activité indéniablement politique et vont sur les brisées des partis25 qui ne sont jamais arrivés à interrompre ou à freiner la croissance des groupes de pression.26 J. Meynaud affirme non sans raison que si le groupe d'intérêt n'est pas une formation politique, ce ne peut-être que du point de vue technique: il ne présente pas de candidats aux élections et n'entend pas se voir attribuer la direction du gouvernement.27 Dans le contexte anglais, S. E. Finer voit cet apolitisme «technique» d'une tout autre façon. Celui-ci se traduit, selon lui, par le fait qu'un groupe de pression n'est affilié à aucun parti, qu'il n'en reçoit aucun subside et qu'il n'alimente pas les caisses des partis. Il n'aspire pas à être directement représenté au Parlement, il ne professe aucune philosophie venant se mettre à l'unisson du programme d'un
23. Ce qui n'a rien d'étonnant, puisque les trois quarts et parfois les quatre cinquièmes des députés socialistes du Bundestag se recrutent parmi les syndicalistes. 24. Gewerkschaften in der Politik, Cologne—Opladen, 1959, p. 53. 2 5 . A . L E I S E R S O N , op.
cit.,
p.
76.
26. H . A. B O K E , American Politics and the Party System, New York, 1955, p. 222. 27. J. M E Y N A U D , Les groupes de pression en France, Paris, 1958, p. 30.
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parti quelconque, pas plus qu'il n'en épouse les postulats. 28 On peut donc en déduire que le caractère politique des groupes de pression peut être plus ou moins accentué, mais qu'il est indubitable.
3. GROUPES D E PRESSION, PARTIS POLITIQUES ET SYSTÈMES D E PARTI
De quoi dépend l'influence d'un groupe de pression sur un parti politique, dans quelles circonstances peut-il peser sur la ligne générale de ce parti ou sur une de ses décisions ? Voici une question à laquelle il n'est guère aisé de répondre. Cette «pression» dépend de la structure politique, du système de parti, de la configuration des forces sociales, de l'agencement des groupes d'intérêt dans le pays donné. Risquons-nous, néanmoins, à proposer une formule qui, à ce qu'il nous semble, peut avoir une portée universelle: plus le programme que cherche à réaliser un parti est explicite, plus la composition de classe de ses membres et de sa clientèle est diversifiée, et plus ce parti sera en mesure de résister à la pression des groupes d'intérêt. E n outre, on estime en général qu'un parti ne peut s'opposer à l'influence des groupes d'intérêt que si sa discipline interne est vraiment efficace. Dans ce cas, le parti ne pourra accorder son appui à un groupe qu'avec l'accord du sommet 29 et seul un parti de ce genre pourra tenter d'intégrer des intérêts contradictoires. Ce n'est pas par hasard que les partis américains opposent si peu de résistance à l'influence des groupes de pression et que les lobbies ont acquis au Etats-Unis une telle puissance qu'on les appelle — peut-être en exagérant — la troisième chambre. On peut attribuer ce phénomène à la multiplicité des intérêts économiques, nationaux, culturels, religieux ou régionaux de ce pays, intérêts qui jouissent les uns et les autres de répondants institutionnels aux longues et vénérables traditions. Le particularisme, si caractéristique de l'ordre juridique américain (50 systèmes juridiques), favorise ce genre de situation. Mais il faut également prendre en considération l'organisation même ainsi que les programmes des partis américains. Il s'agit là de formations ayant une discipline relâchée et qui ne s'animent qu'au moment des élections, pour renoncer ensuite à toute activité politique systématique. E n outre, les partis américains ne disposent pas d'un état-major à l'échelle nationale (c'est-à-dire d'un groupe cohérent, fonctionnant en permanence et capable de coordonner leur activité). Ce ne sont, en fait, 2 8 . S . E . F I N E R , «Politieal Process in Great Britain», in Interest Groupa on Four Continents (sous la direction de H. W. EHRMANN), Pittsburgh, 1968, p. 132. 2 9 . J . M E Y N A U D , op.
cit.,
p.
184.
46
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politiques
que des «machines» électorales, relativement perméables aux groupes d'intérêt. Ces groupes arrivent à nouer des contacts avec les membres les plus éminents du Congrès et, un échelon plus bas, avec les bosses locaux qui ont pour rôle de «mettre le grappin» sur les électeurs. 30 Les bosses laissent souvent une grande liberté d'action aux groupes de pression, en échange d'un appui financier et des voix que ces groupes sont en mesure de leur offrir. 31 Si l'on rappelle en outre que les deux grands partis américains ont des programmes qui ne se différencient guère et que leurs «platesformes électorales» énoncent de vagues formulations et des thèses s'adressant aux groupes d'intérêt les plus divers, on en arrivera immanquablement à la conclusion qu'il est difficile de les qualifier de partis politiques au sens où on l'entend en Europe. 32 La perméabilité d'un parti à l'influence des groupes de pression est d'ailleurs fonction non seulement de son manque de discipline intérieure mais aussi de l'existence d'un système multipartite, surtout lorsque celuici va de pair avec des élections proportionnelles. Ce genre de système favorise aussi bien la différenciation des intérêts que leur manifestation au grand jour. Ce qui n'est pas le cas pour un système bipartite où le gouvernement et l'opposition se complètent en quelque sorte et où la coopération des deux grands partis en présence relègue au second plan leur rivalité. 33 Remarquons en passant qu'au Mexique les partis de l'opposition jouent un rôle si infime qu'ils ont perdu tout attrait pour les groupes de pression. Néanmoins, l'existence de fait d'un seul parti n'y a pas interrompu le processus du fractionnement des intérêts (cf. § 6). Les groupes de pression doivent, dans leur propre intérêt, suivre de près les transformations du système de parti auquel ils ont affaire, s'y adapter ou essayer de le remanier. E n R.F.A., par exemple, ils doivent tenir compte d'une tendance à la formation d'unsystème bipartite, tout comme en Italie où cette tendance est cependant bien moins accentuée. E n Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, d'autre part, ils doivent prendre en considération le caractère laïque des partis politiques de ces pays. Même si près de 60% de la population britannique pratiquent la religion 30. E. P. HERRING, The Politics of Democracy. American Parties in Action, New York, 1940, p. 327. 31. D. D. MACKEAN, «Political Machines and National Elections», The Annals, septembre 1945, p. 1 sq. 32. S. EHRLICH, Teoria panstwa i prawa (Théorie de l'Etat et du droit), Varsovie, 1958, 2e partie, p. 48. 33. S. CHODAK, dans l'ouvrage collectif, Systemy partyjne wspôlczesnego kapitalizmu (Les systèmes de parti du capitalisme contemporain), Varsovie, 1962, p. 99.
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anglicane, ceci n'influe nullement sur leur appartenance à l'un ou l'autre parti et n'assume pas à cette Eglise une position privilégiée au sein de la structure politique britannique. Par contre, dans plusieurs autres pays européens, certains partis soulignent leur caractère religieux non seulement dans leur programme et leur dénomination, mais aussi dans leur activité pratique (Belgique, France, Hollande, Norvège, Italie). Ce qui n'est pas sans importance vu que, dans les systèmes politiques laïques, les Eglises agissent en t a n t que groupes de pression, alors qu'elles entrent directement (bien que d'une façon non formelle) dans la structure politique des pays dont le système comprend des partis ayant une étiquette religieuse. La centralisation des décisions d'un parti, sa bureaucratisation et, partant, la «professionnalisation» de ses leaders constituent un problème à part. Ce problème varie selon la structure politique du pays, il varie aussi d'un parti à l'autre. Bien entendu, ces processus ne manquent pas d'influer sur les rapports réciproques des groupes de pression et des partis politiques. E t a n t donné que de nettes tendances à la bureaucratisation et à la centralisation se manifestent également dans les groupes de pression largement ramifiés — ce qui confirme, soit dit entre parenthèses, la loi de l'oligarchie de Robert Michels — les rapports que ces groupes entretiennent avec les partis politiques se ramènent à des contacts entre leurs dirigeants et leurs bureaucrates. Ces rapports peuvent être en outre sujets à des changements chaque fois qu'un parti asseoit son hégémonie, tient les rênes du pouvoir pendant un assez long laps de temps (quelques législatures). Ce f u t le cas, par exemple, des tories anglais ou, plus récemment, des démocrates-chrétiens ouest-allemands et italiens. Tous ces changements, intervenant aussi bien à l'intérieur des partis politiques que dans tout l'ensemble du système de parti, de même que les transformations que subissent d'autres maillons de la structure politique, influent sur le comportement des groupes de pression. C'est en effet de ces changements que dépendent leur tactique et la réalisation de leurs intérêts. 4. LE RÔLE INTÉGRANT DES PARTIS POLITIQUES
Des organisations politiques telles que les deux grands partis américains ne sont pas en mesure de jouer le rôle d'un facteur d'intégration des intérêts. Les groupes de pression limitent et neutralisent leur liberté de mouvement, leur possibilité d'exercer un contrôle politique. 34 Fait carac34. S. J. E L D E B S V B L D , «American Interest Groups. A Survey of Research and Some Implications for Theory and Method», in Interest Groups on Four Continents (sous la direction de H. W. EHRMANN), p. 195.
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téristique, au Congrès, les députés votent rarement en fonction de leur appartenance à l'un ou l'autre parti. P. H. Odegard écrit que les républicains conservateurs et les démocrates conservateurs se tiennent les coudes, que les partisans des barrières douanières votent à l'unisson, sans tenir compte des programmes de leurs partis respectifs. 35 Odegard estime que les partis américains sont des organisations dépourvues de toute cohésion et que le fédéralisme vient encore renforcer l'influence des groupes d'intérêt irresponsables. 36 Dans un système politique où les partis ne représentent guère plus qu'un réseau de liens personnels, les groupes de pression ont la tâche bien plus facile que dans un système où fonctionnent des partis disciplinés et bien structurés. 37 La vie politique anglaise illustre à merveille ce genre de système. Le Parti conservateur et le Parti travailliste ont en effet un programme bien distinct, en dépit de certains points communs, et une structure adaptée à une activité politique continue que dirige un véritable état-major; leurs membres sont tenus d'autre part de se plier à une discipline dont les impératifs ne peuvent pas être pris à la légère. Les deux partis sont donc en mesure de soupeser les postulats avancés par les groupes d'intérêt, de donner la priorité aux uns, de reculer la réalisation de certains d'entre eux et de refuser enfin leur appui aux autres. Bien entendu, les partis jouent ce rôle dans une plus ou moins grande mesure, selon les groupes d'intérêt auxquels ils ont affaire. La Fédération de l'industrie britannique (F.B.I.), qui rassemble 7000 firmes et 300 unions commerciales et industrielles et qui est le porte-parole du big business, l'Union nationale des fabricants, qui représente des firmes moyennes et petites (6000 environ) employant chacune moins de 500 ouvriers, la Confédération du patronat britannique ou l'Association des Chambres de commerce britanniques, qui englobe 66 000 firmes, ont toutes voix au chapitre au sein du Parti conservateur dont on aurait le plus grand mal à dire qu'il leur dame le pion. 38 Soit dit entre parenthèses, le rôle spécifique que le Trade Union Congress (T.U.C.) et d'autres grandes organisations syndicales jouent vis-à-vis du Parti travailliste ne saurait, lui non plus, être sous-estimé. Mais il n'y a pas lieu ici d'envisager ce problème en détail. Nous ne voulions que présenter brièvement les différences que l'on peut relever entre le système américain et le système britannique, 35. P. H. ODEGABD, «Quelques aspects de l'étude des groupes de pression et des partis politiques aux Etats-Unis», in La Science politique contemporaine, Paris, 1950, Unesco, p. 535. 36. Ibid., p. 535, 537. 3 7 . E . P . HERRING, op. cit.,
p. 204.
38. L. TIVEY, E. WOLOEMUTH, «Trade Associations and Interest Groupa», The Polüical Quarterly, X X I X , 1, p. 61 —62.
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sous l'angle de leurs rapports avec les groupes d'intérêt. Si, aux EtatsUnis, un même groupe de pression trouve souvent une audience auprès des deux partis, ce phénomène est plutôt rare en Grande-Bretagne. Nous avons dit plus haut que la multiplicité des partis politiques facilite leur pénétration par les groupes d'intérêt. 39 Les partis tendent alors à rivaliser, afin d'obtenir la faveur de groupes bien définis. Ce qui nous amène à un nouveau problème. Tout ce dont il a été question jusqu'à présent, à propos des rapports des partis politiques et des groupes d'intérêt, pourrait tenir dans le schéma suivant: les groupes d'intérêt essayent d'influer de l'extérieur, pour ainsi dire, sur les partis politiques, tandis que ces derniers s'efforcent de jauger ces intérêts en fonction de leur programme, de les sélectionner et de les intégrer. L'influence qu'un groupe cherche à acquérir sur u n parti ne constitue nullement pour lui un but ultime. Il veut en effet influer, en dernier ressort, sur les maillons clés de l'appareil d ' É t a t , là où les décisions voient le jour, 40 sous forme d'actes normatifs ou d'arrêts administratifs. Il ne faut cependant pas confondre son accès à ces maillons clefs avec une véritable influence 41 : les syndicats ouvriers américains, par exemple, en dépit d'un large accès au Congrès au moment de l'élaboration de la loi Taft-Hartley, ne furent pas assez influents pour pouvoir empêcher son vote. 42 Les groupes d'intérêt voient dans les partis une sorte de tête de pont à partir de laquelle ils pourront ensuite déclencher leur offensive politique proprement dite. Dans un système politique basé sur l'activité des partis, ils auraient le plus grand mal à atteindre leurs objectifs s'ils ne conquéraient pas auparavant cette tête de pont. Telle est la raison pour laquelle G. Heckscher et J . Meynaud parlent de l'action indirecte des groupes de pression. 43 Il en découle donc que les partis sont mis à profit non seulement par ceux qui les dirigent ou les contrôlent formellement, mais aussi par les groupes d'intérêt. 44
3 9 . En ce qui concerne la France, cette idée a été formulée par G. E. L A V A U , «Political Pressures in France», in Interest Groupa on Four Continents (sous la direction de H . W . E H B M A N N ) , p. 7 9 . Cf. également J . M E Y N A U D , op. cit., p. 1 8 5 , et M . D U V J S R O E R , Droit constitutionnel et institutions politiques, Paris, 1 9 5 5 , p. 576—613.
40. R. W. G A B L E , «Interest Groups as Policy Shapers», The Anncds, septembre 1958, p. 576 sq. 4 1 . R . T . M A C K E N Z I E , loc.
cit.,
4 2 . R . W . G A B L E , loc.
p.
cit.,
p.
15.
88.
4 3 . G. H E C K S C H E R , «Interest Groups in Sweden», in Interest Groups on Four Continents (sous la direction de H . W . E H B M A I W ) ; J . M E Y N A U D , op. cit., p. 3 7 . 44. D . D . B L A I S D E L L , Américain Democracy under Pressure, New York, 1957, p. 144.
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Remarquons néanmoins que toutes les fois qu'un groupe de pression peut obtenir une décision favorable aux intérêts qu'il représente sans avoir recours aux partis politiques (il s'agit ici, la plupart des cas, d'une décision du pouvoir exécutif ou de l'appareil administratif), cette tête de pont devient tout simplement superflue. Lorsque les groupes de pression peuvent influer directement sur les décisions des maillons de l'appareil gouvernemental, ils deviennent des concurrents des partis et évitent de se lier avec eux. Ceci dit, il ne s'agit nullement ici d'un phénomène général et les partis restent d'ordinaire l'un des éléments essentiels de l'intégration et de la structure politiques. Ils constituent un trait d'union entre les électeurs et l'État. 45 Ils constituent également, dans la plupart des cas, un trait d'union entre l'État et les intérêts organisés. W. Weber estime que ce sont les seules organisations ayant directement accès à ce système de clearing que représentent, d'après la Constitution, le gouvernement et le Parlement, de même qu'aux centres de décision de l'appareil d'État. 46 Mais le point de vue de Weber, qui prend pour point de départ les conditions ouest-allemandes, ne peut pas revêtir une valeur absolue. Il est manifeste qu'on ne peut pas l'appliquer aux conditions américaines47 ou à celles de la Ve République française. Même en R.F.A., d'ailleurs, ce point de vue demande à être rectifié, étant donné la facilité notoire avec laquelle les groupes financiers et divers autres groupes capitalistes ont accès à ce «système de clearing politique». On peut dire tout au plus que les partis sont les formations qui ont le plus facilement accès aux centres de décision gouvernementaux et que c'est chez eux que se déroulent les préliminaires des décisions politiques48 qui mûriront au sommet. En disant que les groupes d'intérêt agissent «de l'extérieur», nous ne prétendons nullement que cette action soit à sens unique, vu l'interdépendance des groupes et des partis, surtout aux Etats-Unis où elle est favorisée par le manque de cohésion des partis et par le système fédéral49 (qui, dans certains cas, permettent même aux groupes de pression d'acquérir une position prédominante). Il arrive que les intérêts de ces groupes soient défendus par des membres de la direction du parti, de son admi4 5 . W . WEBER, Spannungen
und Kräjte
im westdeutschen
Verfassungssystem
Stuttgart, 1951, p. 20. 4 6 . Ibid.,
p. 54.
47. A. Leiserson (op. cit., p. 281) écrit que les partis constituent un chaînon structural entre les électeurs et le gouvernement, mais que ce ne sont pas les seuls liens que l'on puisse relever entre les électeurs, les représentants qu'ils se sont choisis et les fonctionnaires. 48. O. STAMMER, Verbände und Gesetzgebung, C o l o g n e — O p l a d e n , 1965, p . 18.
49. H. A. BONE, «Political Parties and Pressure Group Politics», The Annals, septembre 1958, p. 73 sq.
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nistration ou, éventuellement, de ses filiales locales. 50 L'enchevêtrement des intérêts des groupes et de ceux des partis, leur symbiose n'empêche pas que les groupes aient parfois recours à des méthodes de pression plutôt brutales. 51 En parlant d'une influence «de l'extérieur», nous ne faisons que présenter une façon de concevoir les rapports des partis politiques et des groupes de pression. Il convient en effet de se rappeler que ces rapports peuvent revêtir d'autres formes. S. Chodak souligne que, dans des conditions politiques déterminées, il arrive que des organisations auxiliaires (M. Du verger les appelle des «organisations annexes») deviennent les porte-parole d'intérêts particuliers et peuvent, le cas échéant, prendre en quelque sorte l'aspect de groupes de pression. 52 Les partis les plus divers (chrétiens, socialistes ou communistes) mettent sur pied ce genre d'annexes, qu'il s'agisse d'associations de jeunes, d'unions féminines ou d'organisations coopératives.
5. G R O U P E S D E P R E S S I O N O R G A N I S É S E N P A R T I S P O L I T I Q U E S
Il y a des groupes de pression qui, pour atteindre leurs buts, prennent la forme d'un parti politique, ce qui n'est évidemment possible que dans un système multipartite. Certains auteurs les qualifient de partis-échardes (splinter parties). E n France, le Mouvement poujadiste, qui ne f u t au début qu'un groupe d'intérêt ayant pour but de défendre la petite bourgeoisie contre le fardeau des charges fiscales, nous fournit un exemple de ce genre de formation. Puis, fort de ses succès, ce Mouvement se transforma en parti politique et prit directement part à la lutte pour le pouvoir. 53 En R.F.A., mentionnons l'exemple du B.H.E. (Bund der Heimatlosen und E n t eigneten) et, dans l'Allemagne de Weimar, celui du Wirtschaftspartei qui représentait les intérêts des petits rentiers frappés par l'inflation. Ce genre de partis se différencie nettement de ceux qui représentent des intérêts plus généraux et qui, à ce titre, aspirent à exercer le pouvoir. E n effet, les partis-groupes de pression, de type B.H.E. ou poujadiste, ne 50. S. CHODAK, «Systemy partyjne Europy Zachodniej. Pochodzenie, ewolucja, funkcje spoleczne» (Les systèmes de parti en Europe de l'Ouest. Origines, évolution, fonctions sociales), Studia Socjologiczno-polityczne, Varsovie, 1961, n° 9, p. 186. 5 1 . V O N D E R H E Y D T E , K . S A C H E R L , op. 52.
S . C H O D A K , loc.
cit.,
p.
cit.,
p.
176.
184.
53. J.-G. MERIGOT, «Fiscalité et politique: le Mouvement de Poujade», Revue de Science et de Législation financière, juillet—septembre 1956, p. 537 sq. C f . également la monographie de S . H O F F M A N N , Le Mouvement de Poujade, Paris, 1 9 5 6 .
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politiques
jouent la plupart du temps qu'un rôle de compagnons de route. Bien que, dans une conjoncture favorable, il leur arrive d'infléchir momentanément le cours des événements, ils ne représentent pas une puissance autonome, capable de décider du sort du pays. L'évolution de ces deux partis est, à cet égard, fort significative. Sous la IV e République, les poujadistes menèrent tambour b a t t a n t leur campagne électorale et remportèrent des succès foudroyants, puis il perdirent peu à peu leur influence, pour disparaître entièrement de la scène politique sous la V e République. Ce f u t également le sort du B.H.E. dont la déroute accéléra l'avènement d'un système bipartite en R.F.A. L'étroitesse des objectifs de ces deux partis les réduisit à un rôle d'annexes, condamnées à cesser d'exister dès l'apparition d'une nouvelle conjoncture politique. Quant aux groupes non économiques (promotional groups), qui sont dépourvus d'une large base, il leur est encore plus difficile de s'organiser en partis politiques, afin de pouvoir mettre en pratique ou propager leurs idéaux. Citons, à cet égard, la débâcle du groupe Communità fondé et dirigé par Adriano Olivetti. Son programme solidariste et paternaliste restera en effet sans écho. Le parti agraire suédois constitue par contre un phénomène durable et il joue un rôle indéniable dans le système politique de la Suède, du fait qu'il représente des intérêts suffisamment larges et stables. E n 1933, au début du New Deal suédois, le parti agraire épargna une défaite au gouvernement socialiste, en lui accordant son appui contre des subventions pour les exploitants agricoles.54 On peut en dire de même des partis paysans polonais de l'entre-deux-guerres (Piast, Libération, parti paysan indépendant). Si ces partis paysans ont connu une évolution différente de celle du B.H.E. ou du poujadisme, c'est que les intérêts qu'ils représentaient avaient une tout autre portée sociale et politique. 6. INTÉRÊTS INCORPORÉS DANS LES PARTIS
Le schéma selon lequel un groupe d'intérêt est une force qui agit de l'extérieur sur un parti ne peut pas non plus s'appliquer aux intérêts incorporés dans les partis. Cette incorporation implique des liens formels de part et d'autre, une adhésion collective à laquelle on ne peut se soustraire qu'en formulant une requête expresse. Le Parti travailliste britannique constitute un exemple classique de parti englobant des intérêts incorporés; du reste, il tire lui-même son 54. D. A. RTTSTOW, «Scandinavia: Working Multiparty Systems», in Politicai Parties (sous la direction de S. NKUMANN), p. 172, 183.
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origine d'une organisation autonome, incorporée dans le P a r t i libéral et qui, en s'en détachant, émancipa politiquement les intérêts ouvriers. P a r m i ces intérêts incorporés, les syndicats ouvriers jouent un rôle de premier plan, étant donné que ce sont eux qui, au début du siècle et de concert avec la Fabian Society, donnèrent le jour au P a r t i travailliste (le Labour P a r t y australien a connu la même évolution et doit également son existence aux syndicats ouvriers 55 ). Le P a r t i travailliste se compose de trois éléments essentiels: la fraction parlementaire, les syndicats ouvriers et «le P a r t i coopératif»; il englobe en outre diverses autres petites formations. 56 Le rapport entre ses membres indirects (par le truchement d'organisations affiliées) et ses membres directs (qui composent son réseau territorial) est de 5/1, ou même de 6/1, avec ceci que la seconde catégorie a tendance à diminuer. Il est courant que les syndicats ouvriers affiliés au P a r t i travailliste (plus de 80) fassent inscrire sur la liste du parti leurs propres candidats au Parlement. 5 7 Les membres du Parlement proposés par les syndicats ouvriers sont bien entendu liés par le programme du parti et par sa discipline, mais ils défendent en même temps les intérêts particuliers des syndicats. Tel est aussi le cas des députés travaillistes qui doivent leur m a n d a t aux organisations coopératives. Celles-ci forment le «Parti coopératif» (Coopérative Party) qui s'appuie lui aussi sur une adhésion collective: celles des coopératives locales. 58 Jennings constate d'ailleurs que les députés élus grâce au mouvement coopératif sont disproportionnellement nombreux (grossly overrepresented),59 ce qui s'explique par le fait qu'une poignée d'animateurs locaux de ce mouvement décide du support politique dont jouit le P a r t i travailliste ainsi que du financement de sa campagne électorale. L. F . C B I S P , The Australiern Fédéral Labour Party: 1901 — 1951, Londres, p. 182. 56. Cf. Z . B A U M A N , Socjalizm brytyjski (Le socialisme britannique), Varsovie, 1959, ehap. II, § 2. Grâce à sa structure, le Parti travailliste compte le plus grand nombre d'adhérents (6,5 millions, contre moins de trois pour le Parti conservateur). 57. En 1959, sur 258 députés travaillistes, 92 avaient été proposés par les syndicats ouvriers. Mais, depuis trente ans, cette proportion ne cesse de diminuer aux dépens de ces derniers. Cf. M. H A E E I S O N , Trade Unions and the Labour Party since 1945, Londres, 1960, p. 267, 296. Citons, à titre de comparaison, les chiffres relatifs à la R.F.A. avant 1956: sur 487 députés, 162 avaient été élus grâce aux syndicats ouvriers. Parmi ceux-ci, 120 faisaient parti du S.P.D. qui avait 151 représentants au Bundestag. Cf. G. T R I E S C H , Die Macht der Funktionäre. Macht und Verantwortung der Gewerkschaften, Düsseldorf, 1956, p. 260. 58. J. D . S T E W A B T , British Pressure Groupa. Their Role in relation to the House of Commons, Oxford, 1958, p. 182. 5 9 . Sir I. J E N N I N G S , Party Politics, Cambridge, 1 9 6 1 , t. I I : «The Growth of Parties», p. 362. 55.
1955,
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Les liens qui unissent les syndiqués au Parti travailliste ne les empêchent pas de négocier directement avec un gouvernement conservateur, pas plus que d'exercer une pression sur un gouvernement travailliste sans passer par le canal du parti, surtout lorsque ce gouvernement assume la fonction d'un «patron». 60 E n Grande-Bretagne, la position que les syndicats ouvriers occupent au sein du Parti travailliste est très particulière: ils disposent des cinqsixièmes des voix aux conférences annuelles du parti 6 1 et six d'entre eux à peine y forment un bloc majoritaire. 62 On pourrait y voir un groupe d'intérêt qui aurait subjugué un grand parti politique. Mais, il n'en est rien: 1°) la conférence annuelle du parti travailliste n'en constitue l'organe suprême que d'un point de vue strictement formel; 2°) les syndicats ouvriers ne partagent pas le même point de vue au sujet de tous les problèmes qu'ils doivent affronter et on ne peut donc pas les considérer comme un seul groupe d'intérêt; en outre, leurs préoccupations strictement professionnelles et le manque d'horizon de plusieurs de leurs leaders 63 les empêchent d'imposer leur volonté, 64 en dépit du nombre de voix dont ils disposent; 3°) l'indépendance et la position prédominante dont jouit le groupe parlementaire, ou plus exactement sa direction, lui permettent d'intégrer les multiples intérêts qui se font jour au sein du parti. 65 L'affiliation des syndicats ouvriers au Trade Union Congress (T.U.C.) accentue encore plus la dualité des liens qui les unissent au Parti travailliste. D'autant plus que le T.U.C. n'a aucune attache formelle avec le Labour Party, du fait qu'il ne lui est pas affilié. Il détient par contre la moitié des sièges au sein du National Council of Labour et certains de ses leaders occupent une position de premier plan dans le Parti travail60. Cf. V. L. ALLEN, Trade Unions and the Government, Londres, 1960, ehap. XV: «Trade Unions with Labor in Power: 1945 —1951». 61. R. T. MACKENZIE, British Political Parties, p. 486; S. E. FINER, Anonymous Empire, Londres, 1958, p. 45. 62. M. HARRISON, op. cit., p. 246, 335. B. Roberts (The Price of T.U.C. Leadership, Londres, 1961, p. 124) affirme que les voix de ses six géants l'emportent sur celles de tous les autres syndicats affiliés. Au congrès de Blackpool (1959), ce rapport était de 4 270 550 à 3 905 702 voix. 63. B. Roberts (op. cit., p. 69, 181) rappelle à cet égard que lorsque, en 1958, les conducteurs des autobus londoniens se mirent en grève, afin d'obtenir une augmentation, les leaders du syndicat des cheminots décidèrent de ne pas interrompre le trafic du métro et des chemins de fer suburbains. 64. Ce qu'ont plus d'une fois tenté de faire les leaders de droite des syndicats ouvriers. On a souligné, non sans raison, que quatre hommes qui se réunissaient en privé pouvaient décider de la politique du Labour Party. En son temps, A. Bevan critiqua sévèrement ces tendances (cf. M. HARRISON, op. cit., p. 181, 189). 65. Cf. R. T. MACKENZIE, British Political Parties, op. cit., chap. VIII.
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liste,66 ce qui oblige celui-ci à consulter la direction du T.U.C., surtout en matière de problèmes économiques. 67 Il nous paraît donc indiqué de considérer le T.U.C, comme une puissance amicale mais autonome qui, le cas échéant, peut entrer en conflit avec un gouvernement travailliste, si celui-ci tend à atteindre des buts plus généraux et de plus longue haleine que ceux dont il se fait le champion. Il ne pense en effet qu'à défendre les intérêts économiques des ouvriers, ce que fera d'autant plus chaque syndicat pris à part. La politique générale du parti n'intéresse que modérément les syndicats ouvriers. 68 A l'exception de quelques problèmes qui, à certains moments, préoccupent le pays tout entier (comme le désarmement), seules leurs tâches syndicales accaparent leur attention. V. L. Allen dit que les syndicats ouvriers ont pour but de défendre leurs membres et de relever leur niveau de vie, et non pas de leur apprendre à se gouverner. 69 Dans tous les domaines qui les intéressent de près, les syndicats ouvriers sont indépendants, en ce sens que le Parti travailliste ne leur donne pas de directives, qu'il soit au pouvoir ou non. Frank Cousins lança un jour aux leaders du parti: «Je vous ai dit l'année dernière que vous n'aviez pas à déterminer la conduite des syndicats ouvriers. Ce n'est sûrement pas moi qui dicterai celle du Parti travailliste.» 70 La priorité que la direction du T.U.C, donne aux intérêts économiques, et non pas politiques, recèle la possibilité latente d'un conflit avec la direction du parti, bien qu'on prétende parfois que le Labour P a r t y représente le côté politique du mouvement, tandis que le T.U.C, en constitue le côté économique, «industriel». 71 Les démêlés du T.U.C, et du Labour P a r t y se matérialisent surtout lorsque ce dernier se trouve dans l'opposition. Au cours de la conférence annuelle du parti, tenue en 1953, le président du Conseil général du T.U.C, conseilla aux syndicats ouvriers de fausser compagnie au Labour Party. Le T.U.C, devait, selon lui, restreindre son activité politique, ce qui donnerait aux syndicats une plus grande liberté de mouvement dans leurs négociations avec le gouvernement et le patronat. 7 2 Le gouvernement conservateur de l'époque sut habilement alimenter ces démêlés et, en 1953 et 1954, faire preuve de compréhension pour les revendications des cheminots. 73 66.
M . H A R R I S O N , op.
cit.,
p.
340.
67. D. G. M A C D O N A L D , The State and the Trade Unions, Londres, 1960, p. 144. 68. Cf. à ce sujet B. R O B E R T S , op. cit. 69. V. L. A L L E N , Power in Trade Unions, Londres, 1 9 5 4 , p. 1 5 . 7 0 . M . H A R R I S O N , op. 71.
Sir
cit.,
I . J E N N I N G S , op.
p. cit.,
342. p.
357—366.
72. Cf. l'analyse de la ligne du T . U . C , chez B. 73.
S . H . B E E R , op.
cit.,
p.
14.
ROBERTS,
op. cit.
56
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politiques
Les divergences qui se font jour entre les intérêts du mouvement syndical et ceux du Parti travailliste ont été plus d'une fois soulignées dans les documents des organisations ouvrières: «Nous sommes avant tout responsables du mouvement syndical et les décisions que nous prenons sous la direction du T.U.C, doivent s'en tenir aux intérêts des millions de syndiqués qui comptent sur leurs organisations pour défendre leur niveau de vie».74 Bien qu'il n'y ait pas d'intérêts incorporés dans le Parti conservateur, sous forme par exemple de liens formels avec les syndicats patronaux, le fait même que ce parti soit financé par des organisations capitalistes le rend «réceptif», comme le dit Birch, à leurs arguments. Mais ces organisations dépendent bien plus du Parti conservateur que celui-ci ne dépend d'elles. 75 S. E. Finer 76 distingue en Grande-Bretagne trois types de rapports entre les groupes d'intérêts et les partis: 1°) inclusion ou affiliation des groupes d'intérêt (syndicats ouvriers et Parti travailliste); 2°) communauté d'intérêts (comme c'est le cas pour les syndicats patronaux et le Parti conservateur auquel aucun lien ne les rattache formellement); 3°) non-engagement et non-alignement (comme c'est le cas pour diverses organisations qui sont prêtés à collaborer avec n'importe quel parti dès qu'elles pourront compter sur la réalisation de leurs intérêts particuliers). E n Suède, la corrélation entre les syndicats ouvriers et le P a r t i socialdémocrate est analogue à celle que nous avons pu observer entre les syndicats ouvriers anglais et le Parti travailliste. Sur les 750 000 adhérents que compte le Parti social-démocrate, les deux tiers en relèvent indirectement, par le truchement des syndicats affiliés. E n Belgique, également, certains partis ont des intérêts incorporés, comme le parti ouvrier belge, ou le parti catholique qui, de 1921 à 1945, engloba la Fédération des Cercles catholiques (où se regroupait la bourgeoisie conservatrice), le Boerenbond (ligue des paysans flamands), les coopératives et les syndicats ouvriers chrétiens et, enfin, la Confédération des classes moyennes (artisans et commerçants). 77 Il semble que l'on puisse considérer l'organisation italienne des petits exploitants agricoles (Confederazione Nazionale Coltivatori Diretti) comme un groupe d'intérêt incorporé dans le Parti démocrate-chrétien auquel elle sert de «machine» électorale. Elle a des représentants à la
74.
M . H A R R I S O N , op.
cit.,
p.
341.
75. A. B . B I R C H , op. cit., p. 195—196. 76. Op. cit., p. 133 sq. 77. M. D U V E R G E R , Les partis politiques, Paris, 1954, p. 29.
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direction du parti et ceux-ci participent à la mise au point de la ligne politique de ce parti.78 Les partis dont les membres se recrutent aussi bien individuellement que collectivement sont parfois qualifiés de partis intermédiaires par les spécialistes. En France, en Italie ou en Espagne, le clergé et les organisations catholiques, de même que les personnalités qui les représentent, agissent dans le cadre des partis catholiques, sans y être toutefois rattachés par des liens formels. La position toute particulière que le clergé catholique occupe en Italie, et dont le Parti démocrate-chrétien profite sur le plan politique,79 est due à deux facteurs: la présence du Vatican 80 et la reconnaissance du traité de Latran dans la Constitution de 1948 (art. 7). Le clergé dirige l'Action catholique qui, avec le concours de multiples organisations et en faisant appel à diverses méthodes, aide directement et indirectement le Parti démocrate-chrétien, en redoublant d'énergie en période de campagne électorale. Rappelons à cet égard les Comitati Civici dont l'activité prit l'aspect d'une véritable croisade contre le communisme (1948).81 La tendance actuelle du Vatican à se tenir à l'écart de la politique courante italienne et à s'intéresser dans une plus grande mesure à la politique internationale encouragera peut-être le Parti démocrate-chrétien à prendre ses distances vis-à-vis du clergé. Dans les pays ayant un système multipartite, la corrélation entre les groupes de pression et les partis, que nous avons qualifiée de communauté d'intérêts, est bien plus complexe qu'en Grande-Bretagne. Les partis et les groupes de pression qui ont un programme similaire et qui s'adressent aux mêmes couches et aux mêmes milieux y entrent en effet en concurrence. Les partis politiques ouest-allemands et suédois tiennent à avoir de bons rapports avec les groupes d'intérêt les plus influents et, partant, ils inscrivent de préférence sur leurs listes électorales des candidats bénéficiant du soutien de ces groupes.82 On peut également observer la même tendance en Finlande. 83 7 8 . J . M E Y N A U D , op.
cit.,
p.
169.
79. M. E I N A U D I , F . G O G U E L , Christian Democracy in Italy and France, Ithaca (N. Y.), 1952. 8 0 . L. C R I S T I A N I , Le Vatican politique, Paris, 1956; C . F A L C O N I , Il Vaticano e l'Jtalia, Rome, 1961; A. G R A M S C I , Il Vaticano e l'Italia. 81. J. M E Y N A T J D , op. cit., p. 118—119. 82. Cf. les remarques de J. P. U R I A S sur la situation en R.F.A., dans l'ouvrage collectif, Partii w syslemje dictatoury monopolii (Les partis dans le système de la dictature des monopoles), sous la direction de I. D. L E V I N E , MOSCOU, 1964, p. 326 sq. Quant à la Suède, cf. G. H E C K S C H E R , op. cit., p. 164.
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Le système monopartite mexicain, qui allie le corporatisme démocratique au système présidentiel américain, donne lieu à un genre particulier d'intérêts incorporés. Le parti au pouvoir, le P.R.I. (Partido Revolucionario Institucional), a un caractère corporatif; trois secteurs y sont en effet représentés par leurs organisations respectives; 84 le secteur agricole (représenté par la Confederación Nacional Campesina), le secteur du travail (représenté par les syndicats ouvriers) et le secteur populaire qui, contrairement aux deux autres, est très hétérogène et au sein duquel la Fédération des fonctionnaires joue un rôle de premier plan. Les membres de ces organisations sont des membres indirects du P.R.I. 8 5 Cette combinaison inhabituelle de structure politique et de structure d'intérêts renforce la position du président mexicain qui assume en même temps la fonction de chef du parti. Reste à savoir si ce modèle d'intégration (qui, parallèlement aux progrès de l'industrialisation, du niveau culturel et de la démocratisation du régime, tend à se diversifier) ne devra pas changer de visage et, dans ce cas, dans quelle voie il s'engagera. Les organisations capitalistes 86 se trouvent en dehors du P.R.I. et, n'étant pas «incorporées», ne peuvent influer sur les décisions politiques que «de l'extérieur». 7. SYNDICATS OUVRIERS NON AFFILIÉS ET PARTIS POLITIQUES
Bien que, dans les pays qui ignorent les partis intermédiaires et le système d'affiliation, les syndicats ouvriers n'affichent pas leur autonomie avec autant d'ostentation que les trade-unions, ils n'en sont pas moins relativement indépendants, en dépit d'une nette similitude entre leurs principaux objectifs politiques et ceux du parti avec lequel ils collaborent. Au début du siècle, un leader social-démocrate soulignait déjà cette convergence: «Les syndicats ouvriers et la social-démocratie ne font qu'un». 87 Comme nous le verrons, néanmoins, cette formule pèche par excès de simplification. 83. L. KRUSIUS-AHRENBERG, «The Political Power of Economie and LabourMarket Organizations. A Dilemma of Finnish Democracy», in Interest Oroups on Four Continents (sous la direction de H. W. E H B M A N N ) . 84. Il comprenait également un quatrième secteur (militaire) qui fut supprimé en raison de la menace qu'il représentait pour le processus de démocratisation. 8 5 . R . E . SCOTT, Mexico Government in Transition, Urbana (111.), 1964. Cf. également une série d'articles parus dans la Neue Zürcher Zeitung des 7, 9 et 10 juillet 1963. 86. Cf. M. K L I N G , A Mexico Interest Group in Action, Englewood Cliffs (N. J \ ) , 1961, p. 64 sq. 87. G. T B I E S C H , op. cit., p. 282. Au sujet des syndicats ouvriers allemands, cf. W. A B E N D R O T H , Die Deutschen Gewerkschaften, Heidelberg, 1955.
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La collaboration des syndicats ouvriers ouest-allemands (Deutscher Gewerkschaftsbund—D.G.B.) et du S.P.D. est des plus étroites, en dépit de son caractère assez spécifique. Avant 1956, il n'y avait qu'un seul démocrate-chrétien parmi les seize leaders des principaux syndicats ouvriers. 88 Face aux liens personnels qui unissent les syndicats ouvriers au S.P.D., nous ne saurions nous étonner de leur entente au sujet des problèmes fondamentaux. E n dépit cependant de longues traditions de collaboration avec le Parti social-démocrate, les syndicats ouvriers prévoient, dans leur statut, une stricte neutralité politique et confessionnelle.89 Ce qui n'est pas le cas en France où la politisation des syndicats ouvriers est un fait acquis et où les organisations syndicales coopèrent ouvertement avec un parti déterminé. Cet état de choses commença à prendre forme pendant l'entre-deux-guerres, bien qu'à cette époque le mouvement ouvrier français f u t influencé par les idées de Proudhon et des syndicalistes pour lesquels il y avait une antinomie entre le syndicalisme et la politique. 90 E n Italie, par contre, la C.G.I.L. (Confederazione Generale Italiana de Lavoro) collabore tout à la fois avec le Parti communiste et le Parti socialiste de Nenni, tout en appartenant à la Fédération syndicale mondiale. Trois membres sur onze du secrétariat de la C.G.I.L., cinq membres de son comité exécutif et dix membres de sa direction nationale occupent des postes dans les organes suprêmes du Parti communiste, tandis que onze autres leaders de la C.G.I.L. assument des postes analogues dans le Parti socialiste de Nenni. 91 La tendance de la C.G.I.L. à ne pas s'aligner uniquement sur un seul parti ouvrier est donc fort compréhensible. Les syndicats ouvriers chrétiens (Confederazione Italiana dei Sindicati dei Lavoratori — C.I.S.L.) ont eux aussi un caractère nettement politiques, ne serait-ce que pour la simple raison qu'ils ont été conçus en tant que contrepoids face aux syndicats socialistes.92 Néanmoins, et bien qu'ils subissent l'influence de la direction du Parti démocrate-chrétien, les syndicats chrétiens sont souvent obligés de ne pas s'aligner sur la politique du parti, pour ne pas risquer de perdre leur crédit auprès des masses ouvrières. E n période de tension politique, ils interviennent auprès du parti pour défendre les intérêts qu'ils représentent et essayer de lui arracher diverses concessions. 93 88.
W . A B E N D R O T H , op.
cit.,
p.
299.
89. Ibid., p. 274. Cf. également W . H I R S C H - W E B E R , op. cit., p. 52 sq. 90. A. P H I L I P P , Trade-unionisme et syndicalisme, Paris, 1936, p. 327 sq. 9 1 . J . L A P A L O M B A R A , The Italian Labour Movement. Problema and Prospects, Ithaca (N. Y.), 1957, p. 73. 92.
G . T R I E S C H , op.
cit.,
p.
295.
93. Il arrive même que les députés des syndicats chrétiens s'opposent aux
60
Groupes de pression et partis
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Les syndicats chrétiens, épaulés par une branche de l'Action catholique, l'Association des travailleurs chrétiens (A.C.L.I.), ainsi que par l'Organisation des petits exploitants agricoles, constituent au sein du Parti démocrate-chrétien une base de cette «ouverture à gauche» qu'amorça Jean XXIII. 9 4 La C.I.S.L. se tient également à l'écart du parti sur le plan international: elle n'a pas adhéré en effet à l'Internationale des syndicats chrétiens mais s'est ralliée à la Fédération internationale des syndicats libres. 95 Tout ceci témoigne des tensions qui secouent le Parti démocratechrétien et qui sont apparues au grand jour au cours des élections présidentielles de 1955, lorsque Gronchi f u t élu contre la volonté des leaders du parti, de même qu'au moment de l'élection de Saragat, qui divisa les parlementaires démocrates-chrétiens. On peut affirmer, pour conclure, que plus les syndicats ouvriers s'alignent sur la politique des partis ouvriers, plus leur position devient radicale. Les grandes organisations syndicales anglaises qui se tiennent à l'écart de la politique du Parti travailliste, tout en y étant affiliées, en forment l'aile droite. P a r contre, les syndicats ouvriers ouest-allemands représentent l'aile gauche du S.P.D. Le même phénomène s'applique aux syndicats qui gravitent dans l'orbite des partis non ouvriers. 8. LE MANQUE D E COHÉSION DES PARTIS AMÉRICAINS SUR LA TOILE D E FOND DES PARTIS BRITANNIQUES
Avant d'examiner la relation entre les partis politiques et les groupes de pression aux Etats-Unis, rappelons les traits qui distinguent les deux grands partis américains de leurs pendants européens. Schattschneider va jusqu'à dire que le Parti républicain et le Parti démocrate équivalent à des confédérations relâchées de bosses et de diktats du parti. Cf. J. L A P A L O M B A R A , Interest Groupa in Italian Politica, Princeton (N. J.), 1964, p. 2 3 2 - 3 3 2 . 94. Le Vatican poursuit actuellement le même genre de politique sociale. Au cours du congrès de l'Union chrétienne des directeurs d'entreprise (Unione Cristiana Imprenditoci Dirigenti), Paul VI souligna que la propriété «unilatérale» des moyens de production et la soif du profit divisaient les hommes en classes hostiles et n'étaient pas conformes aux impératifs de la paix et de la justice, que le progrès exigeait un tout autre comportement et qu'on ne pouvait pas abuser de la religion pour tempérer l'exaspération de la classe ouvrière (La Stampa, 9 juin 1964). 95. J. MEYNATJD, Rapport sur la classe dirigeante italienne, Lausanne, 1964, p. 101, 105, 107, 116, 229. Cf. également «La C.I.S.L.A.: strutture organizative, finanziamento, dirigenza (1950—1963)», Tempi Moderni, octobre—novembre—décembre 1963, ainsi que G. P A S T O R E , I Lavoratori nello Stato, Florence, 1963.
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machines locales, cherchant à atteindre des buts restreints: 96 à savoir la participation aux élections. Bien qu'on puisse relever des différences manifestes entre le système de parti américain et le système britannique, on continue néanmoins à parler de nos jours (quoique de moins en moins souvent) du «système bipartite anglo-saxon» ou de la «démocratie anglo-américaine». 97 On doit cette attitude à H. J . Ford qui estimait que l'évolution des systèmes politiques britannique et américain avait suivi en principe un cours analogue, 98 à la différence près que l'évolution américaine avait, sur ce plan, cent ans de retard sur celle des Anglais. Cette ressemblance superficielle et l'implantation aux Etats-Unis de certaines idées politiques britanniques en pleine période de formation de la fédération américaine sont cependant contredites par une structure sociale et un régime politique foncièrement différents de ceux de la Grande-Bretagne. Le point de vue de S. M. Lipset nous semble bien plus convaincant: celui-ci souligne que le système bipartite américain est conditionné par une tout autre conjoncture politique et constitutionnelle. 99 Il serait donc impropre de parler tout de go d'une «démocratie anglo-américaine». Rappelons en outre qu'un système bipartite présuppose la possibilité d'un choix véritable, l'existence d'une alternative politique pour l'électeur. Or, jusqu'en 1932, cette possibilité fit défaut dans la plupart des E t a t s qui, par tradition, étaient monopartites. 100 Le Sud (Solid South) votait invariablement pour les démocrates et plusieurs E t a t s du Nord et de l'Ouest donnaient régulièrement leurs voix aux républicains. Dans l'un et l'autre cas, le parti adverse n'avait pas la moindre chance de remporter une victoire et, dans de nombreux Etats, n'essayait même pas d'organiser des filiales. D'où le monopole politique qui s'y instaura et qui n'avait évidemment rien à voir avec un système bipartite. Schattschneider nous fournit à cet égard des données fort intéressantes. 101 En
96. E. E. SCHATTSCHNEIDER, Party Government, New York, 1942, p. 219. Cf. également A. LEISERSON, «Organized Labour as a Pressure Group», The Annals, mars 1951. 97. Cf. entre autres S. NEUMANN, op. cit., p. 400. 98. H. J. FORD, The Rise and Growth of American Politics, New York, 1898. Plus récemment, D. W. Drogan a soutenu le même point de vue dans un ouvrage collectif intitulé Parliament, a Survey, Londres, 1952, p. 75, tout comme M. Du verger dans sa monographie sur les partis politiques. 99. S. M. LIPSET, «Party Systems and the Representation of Social Groups», European Journal of Sociology, t. I, 1960, p. 60 sq. 100. V. O. KEY Jr., Southern Politics in State and Nation, New York, 1950, chap. VI («Georgia: Rule of the Rustics»), chap. XIV («Nature and Consequences of One-Party Factionalism») et passim.
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1920, sur une population de 105 millions d'habitants, 12 millions seulement vivaient dans des Etats où l'on pouvait vraiment opter entre deux partis. fallut attendre l'élection de Roo3evelt, en 1932, pour que se termine enfin ce clivage traditionnel du pays en Etats républicains et en Etats démocrates. Les réélections de Roosevelt réduisirent aussi, dans une certaine mesure, le rôle politique du Sud réactionnaire, du fait que le président avait une telle popularité qu'il n'avait pas besoin des voix des démocrates du Sud pour l'emporter. Schattschneider affirme, non sans raison, que ce n'e3t qu'à partir du tournant de 1932 que le système bipartite commença à s'implanter dans tous les Etats. Les élections de 1964 vinrent encore renforcer ce courant: les deux grands partis présentèrent en effet des programmes bien distincts, programmes dont la divergence fut mise en relief par l'offensive réactionnaire de Goldwater. Un véritable revirement s'opéra et, pour la première fois, les républicains firent irruption dans le bastion du Sud, tandis que les démocrates obtinrent des voix dans les régions traditionnellement républicaines du Nord-Est et du Centre-Ouest du pays. Pourquoi estimons-nous que les partis américains manquent de cohésion ? 1°) Ils n'ont pas de direction homogène, à l'échelle du pays, capable d'assurer la continuité de leur ligne politique, de coordonner l'activité de leurs filiales dans les E t a t s et dans les comtés. Ce qui est dû, à son tour, à l'inexistence d'un corps susceptible de s'occuper de l'activité courante du parti et de prendre les décisions politiques qui s'imposent. De 1924 à 1928, les démocrates n'ont même pas eu de bureau national 102 et, pendant les années 50, il est arrivé qua l'office central du parti n'ait pas plus de cinq employés. Cette carence s'explique non seulement par la structure des partis et par les traditions politiques du pays, mais aussi par la façon dont on y choisit les chefs de parti. Ce sont en effet les deux candidats à la présidence, respectivement désignés par la convention démocrate et la convention républicaine, qui se trouvent de ce fait placés à la tête des deux grands partis. Ce système présente de nombreux inconvénients du point de vue de la continuité et de l'efficacité de la direction du parti. Si le candidat est élu président pour quatre ans, il est évident que, pendant cette brève période, il ne parviendra pas à engager l'activité de son parti 101. E . E . S c h a t t s c h n e i d e r , «United State3 : The Functional Approach to Party Government», in Modem Political Parties (sous la direction de S. Nbumann"), p. 204. 102. A. S c h l e s i n g e r J r . , The Grisis of the Old Order, Boston, 1959, p. 273
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dans une direction bien déterminée, pas plus qu'il ne pourra lui imprimer son cachet. L'organisation nationale des partis se ramène en effet à un réseau de liens purement personnels qui se rompent à chaque renouvellement de direction. Lorsque, en 1932, Hoover perdit les élections, l'organisation républicaine, qui avait l'air sans faille, se décomposa aussitôt et il fallut la reconstituer à partir de zéro. 103 Il arrive que la Convention nationale nomme comme candidat à la présidence quelqu'un qui n'appartient à aucun parti. Tel f u t par exemple le cas d'Eisenhower qui, une fois élu président, devint le leader du Parti républicain. Il est évidemment impensable, dans n'importe quel autre pays, que quelqu'un qui n'a jamais adhéré à un parti puisse en devenir le chef. Mais même si l'on élit pour président quelqu'un qui sort des rangs de l'un des deux partis en présence, son rôle de chef de parti devra céder le pas à celui de chef de l'exécutif et se borner à préserver la coalition des divers intérêts représentés au sein de son parti. 104 Quant au parti qui a perdu les élections présidentielles, il devra venir à bout d'un problème encore plus épineux. Le vaincu aura en effet le plus grand mal à influer sur la «machine», son autorité sera toujours contestée par ses concurrents qui soutiendront qu'avec eux le parti aurait pu gagner. 105 Lorsque Thomas E. Dewey se trouva dans cette situation, il la caractérisa en ces termes: « . . . On me confia la fonction plutôt mythique de président du Parti républicain. C'est là un grand honneur qui, théoriquement, m'autorise à parler au nom du parti, mais rien ne me garantit qu'on veuille bien m'écouter». 106 La situation d'un chef de parti qui a perdu les élections ne rappelle en rien celle du leader de l'opposition parlementaire en Grande-Bretagne, qui, à la tête de son «cabinet fantôme», poursuit la lutte pour le pouvoir dans des escarmouches politiques quotidiennes et contrôle l'activité du parti dont il tient la barre. E n outre, contrairement à ce qui se passe aux Etats-Unis, un homme politique britannique ne peut devenir le chef du gouvernement que s'il dirige l'un ou l'autre parti. Dans le système bipartite britannique, la direction de chacun des deux grands partis attache une importance toute particulière au rapport des forces entre ses organes suprêmes et sa fraction parlementaire. (La formule «parti parlementaire», qui, dans le langage politique, sert souvent à désigner cette fraction, témoigne avec éloquence de son autonomie, de son indépendance et de sa souveraineté). Ce rapport de forces est diverse1 0 3 . E . P . HERRING, op. cit.,
p. 206
sq.
104. A. HERTZ, Amerylcanskie stronnictwa polityczne (Les partis politiques américains), Paris, 1957, p. 260. 105. Ibid., p. 269. 106. New York Times, 9 février 1949.
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ment interprété d'un parti à l'autre. E n son temps, Attlee opposa le rôle primordial que la conférence annuelle du Labour P a r t y jouait vis-à-vis de son exécutif, de ses filiales et de sa représentation parlementaireà l'impuissance de la conférence annuelle des conservateurs, dont les décisions pouvaient mais ne devaient pas nécessairement être mises en œuvre 107 , vu que, comme le dit un document travailliste de 1948, le Parti conservateur avait toujours été un parti avant tout «parlementaire», soutenu financièrement et de diverses autres façons par le monde des affaires, mais agencé autour de son chef parlementaire et non tenu d'obéir aux organes du parti. P a r contre, le même document déclare, à propos des travaillistes, que leur fraction parlementaire remplit ses devoirs dans le cadre de la ligne politique définie par la conférence du parti à laquelle elle soumet chaque année son rapport. 1 0 8 Pendant la campagne de 1945, Churchill essaya, de son côté, d'effrayer les électeurs, en leur affirmant que, si le Labour P a r t y remportait la victoire, la Chambre serait réduite à un rôle de simple exécutant, actionné par un corps anonyme (unknown body) étranger au Parlement. 109 Il est évident que ni l'exagération du document travailliste, ni la démagogie de Churchill ne correspondent à l'état de choses réel. E n fait, le pouvoir des organes suprêmes du Labour P a r t y ne joue qu'en dehors du Parlement. Les documents du Parti travailliste prévoient des consultations entre la fraction parlementaire et l'exécutif du parti, auquel ils ne confèrent cependant aucune autorité sur les ministres et les députés travaillistes. 110 Contrairement au dire d'Attlee et des documents du Parti travailliste, de 1945 à 1950, les conférences du parti jouèrent un rôle assez modeste et leur position ne s'écarta guère de la ligne politique du gouvernement travailliste. Si la fraction parlementaire n'avait pas été indépendante, les syndicats ouvriers, qui étaient en majorité aux conférences (5 630 000 voix en 1956, contre 990 000 pour 1 0 7 . C . R . A T T L E E , The Labour Party in perspective and Twelve Years After, Londres, 1948, p. 93. 108. The JRise of the Labour Party, 1948, p. 1 4 , cité d'après R . T . M A C K E N Z I E , British Political Parties, p. 11, 485. 109. Cf. I. B U L M E R - T H O M A S , The Party System in Qreat-Britain, Londres, 1953, p. 132. 110. La publication Labour Party Handbook. Facts and Figures for Socialists, 1951, p. 301 — 302 (citée d'après R. T. M A C K E N Z I E , British Political Parties, p. 452) dit explicitement: «Le Parti travailliste parlementaire forme un corps autonome, avec son propre règlement et ses propres chefs . . . Le statut du parti prévoit des consultations périodiques entre le Parti travailliste parlementaire et le comité exécutif national, mais celui-ci n'a aucun pouvoir sur le3 ministres et les membres de la Chambre».
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les organisations locales du parti), auraient pu décider aussi bien de la ligne politique du parti que de la tactique de sa représentation parlementaire. Il arrive que les syndicats ouvriers essayent de profiter de leur écrasante majorité pour faire inclure leurs propositions dans le programme du parti. Mais ce n'est pas tellement simple. Pour que ces propositions soient inclues dans la plate-forme électorale, il faut qu'elles obtiennent tout d'abord l'accord commun du comité exécutif et de la fraction parlementaire dont l'empire est considérable, ne serait-ce que parce que la plupart de ses membres siègent au sein du comité exécutif. 111 Sur ce point, il serait difficile de relever une différence quelconque entre les fractions parlementaires des deux partis, pas plus qu'entre leurs conférences annuelles qui, d'ordinaire, épousent le point de vue de leurs leaders respectifs. Ces conférences se prononcent au sujet de problèmes de principe et essayent de définir la ligne du parti, sans prendre néanmoins de décisions politiques concrètes. Celles-ci sont en effet l'apanage exclusif des chefs parlementaires. 112 Comme le monarque anglais, les conférences de parti ont le droit de donner leur avis, d'encourager ou d'avertir. 113 On va même parfois jusqu'à dire que toute l'organisation du Parti conservateur ne fait que «servir» sa fraction parlementaire. L'évolution de la vie politique anglaise n'a donc pas confirmé les prévisions pessimistes d'Ostrogorski qui augurait que l'avènement des partis de masse entraînerait le déclin du rôle du Parlement 114 ou, plus précisément, des fractions parlementaires. Quant aux divers éléments des partis de masse, comme le dit MacKenzie, ils conduisent les postulats des groupes d'intérêt vers la fraction parlementaire. 115 MacKenzie simplifie le problème, car seuls les groupes de pression locaux ou les groupes de peu d'envergure ont recours à ce moyen. Les syndicats ouvriers sont suffisamment puissants pour pouvoir s'adresser directement à l'exécutif du parti, ou faire appel à leurs représentants au Parlement. Quant aux grands du monde des affaires, ils auront d'autant moins besoin de passer par les chaînons intermédiaires du parti. Quelle que soit notre évaluation du rapport des forces entre les organes des partis et leur fraction parlementaire dans le système bipartite britannique, il ne fait aucun doute que celui-ci se distingue nettement du 111. R. T. M A C K E N Z I E , British Poliiical Parties, p. 486. 112. Ibid., p. 385, 5 1 1 - 5 1 3 , 515, 517, 585, 589. 113. Ibid., p. 488, 583. 1 1 4 . M. O S T R O G O R S K I , Democracy and the Organization of Political Parties, New York, 1902. 115.
R . T . M A C K E N Z I E , op.
cit.,
p.
590.
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système américain. Les deux partis britanniques ont une direction dynamique qui contrôle entièrement leurs organisations respectives et oriente leur activité politique par le truchement du Parlement, des machines de parti et des mass média (presse, radio, télévision). Les partis britanniques sont centralisés et efficacement contrôlés par les échelons supérieurs de leur fraction parlementaire. 116 D'où l e fait que les groupes de pression s'intéressent avant tout non pas t a n t aux organes directeurs des partis (du point de vue statutaire) qu'à leur fraction parlementaire et à leurs leaders. Sur le continent européen de nombreux partis ont également une structure centralisée et leurs fractions parlementaires, qui y jouent un rôle analogue, sont par conséquent sollicitées par les groupes de pression. C'est le cas par exemple des partis socialistes (la S.F.I.O. en France et le S.P.D. en R.F.A.), ainsi que de quelques partis démocrates-chrétiens (en Italie et en Belgique par exemple). S. Chodak souligne néanmoins qu'un parti peut avoir une structure décentralisée sans que cela nuise à sa cohésion. 117 Il avance à cet égard l'exemple de la C.D.U. qui, malgré une évidente décentralisation ainsi que sa composition (catholique aussi bien que protestante), ne font qu'un tout, grâce à l'idéologie chrétienne. Ajoutons ici que le principe d'une représentation paritaire des catholiques et des protestants au sein de la direction du parti y joue son rôle. E n rompant avec la tradition du Centre catholique du temps de la république de Weimar, la C.D.U. renforça ses rangs et améliora son organisation. 2°) Les deux partis américains n'ont pas de programme exprimant des aspirations politiques de longue haleine. Pendant leur campagne électorale, ils préparent une plate-forme qui n'est qu'un amalgame de postulats avancés, à l'échelle fédérale ou régionale, par divers groupes d'intérêt assez forts pour pouvoir y faire figurer leurs revendications. Il s'agit là d'un procédé auquel les partis ne peuvent se soustraire, s'ils veulent s'assurer les suffrages des électeurs. 118 Cette plate-forme constitue donc un compromis temporaire entre des aspirations divergentes, compromis qui, soit dit entre parenthèses, passe dans ce pays pour le summum de la sagesse politique.
116. A propos de la structure des partis britanniques, cf. S. G. F I O D O R O V et W. P. G L O U C H K O V , in Partii w systemje diktatoury monopolii (Les partis dans le système de la dictature des monopoles), op. cit., p. 166 sq. 117. S . C H O D A K , Systemy partyjne Europy Zachodniej (Les systèmes de parti en Europe de l'Ouest), op. cit., p. 98. 1 1 8 . J. M A C G R E G O R B U R N S , Congress on Trial, New York, 1 9 4 9 , p. 34.
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Bentley estime que l'activité des groupes de pression ayant des intérêts contradictoires consiste essentiellement en la conclusion de compromis.119 Tel est également le point de vue de E. P. Herring ou de W . Goodman.120 Néanmoins, la plate-forme électorale des partis, où se confondent les intérêts de multiples groupes et les opinions de leurs principaux leaders, ne constitue pas un programme d'action pour le candidat qui doit être élu.121 Etant donné que les mêmes principes régissent la mise sur pied des plates-formes des deux partis et que leurs compromis vont tout aussi loin, leurs différences sont pratiquement imperceptibles.122 A chaque tournant, néanmoins, ou bien en pleine période de lutte politique, les plates-formes respectives des deux partis abordent différemment certaines questions fondamentales. Leurs divergences s'y profilent avec beaucoup plus de netteté, au point même de rappeler des divergences de programme. Peu de problèmes sont cependant susceptibles d'opposer durablement les démocrates aux républicains. Comme l'ont souligné de nombreux auteurs américains, l'ambiguïté de leurs positions respectives et le manque de continuité de leurs objectifs font que, pendant les votes du Congrès, la ligne de démarcation ne passe pas entre les deux partis mais les traverse. Dans le système britannique, les deux partis se basent également l'un et l'autre sur les principes du régime capitaliste. MacKenzie va même jusqu'à dire qu'ils sont forcés d'être d'accord sur des problèmes fondamentaux, pour pouvoir contester des points particuliers et ne pas perturber le fonctionnement du parlementarisme.123 Mais cette entente sur les problèmes fondamentaux, qui unit d'une manière toute naturelle les partis bourgeois, n'interdit pas des divergences de programme, en matière aussi bien de politique intérieure que de politique extérieure. Jennings affirme que les deux partis britanniques ont non seulement une politique distincte mais aussi des convictions, une doctrine et un style de vie (way of lije) spécifiques.124 Il ajoute cependant qu'ils ne s'opposent qu'exceptionnellement à propos de questions de principe. La plus grande partie du programme parlementaire n'est pas contestée. Et lorsqu'il y a des divergences, elles portent la plupart du temps sur la
119. A. F . B E N T L E Y , The Procese of Government, Evanston (111.), 1949, p. 208. 120. Cf. E. P . HERRING, op. cit., p . 4 2 3 , e t W . GOODMAN, The Two-Party System in the United States, P r i n c e t o n , 1 9 5 6 , p . 2 3 . 121.
p.
E . P . H E R R I N G , op.
cit.,
p.
235.
1 2 2 . E . E . SCHATTSCHNEIDER, Party Government, p . 2 1 9 ; W . GOODMAN, op. cit., 45; S. LTJBELL, The Future of American Politice, New York, 1952, p. 198 sq. 123. R . T . M A C K E N Z I E , op. cü., 124. S i r
I . J E N N I N G S , op. cit.,
p . 581. p.
331.
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méthode à adopter: l'opposition rejettera celle que le gouvernement aura choisie.125 L'écart qui sépare le programme des conservateurs de celui des travaillistes se rétrécit de plus en plus. Les conservateurs ont adopté et poursuivent la politique du welfare state et des impôts directs progressifs de leurs adversaires, tandis que le Labour P a r t y , sans avoir renoncé pour a u t a n t — comme le prétend S. H. Beer — au principe de la nationalisation qu'il préconisait dans ses programmes précédents, 126 lui a cependant mis une sourdine. Bien que leur lutte politique n'aille peut-être plus de pair avec leur lutte idéologique, les deux partis continuent à suivre la tradition, en m e t t a n t sur pied deux programmes distincts, comme le Labour Believes in Britain (1949) du P a r t i travailliste ou le Right Road for Britain (1950) du P a r t i conservateur (sur la base des discussions des néo-fabiens, pour le premier, ou des jeunes conservateurs pour le second). Beer manque donc de logique lorsque, tout en reconnaissant ces phénomènes, il procède à une généralisation et affirme que le rapprochement idéologique des deux partis britanniques rend la politique gouvernementale perméable aux pressions des intérêts organisés, comme c'est le cas aux Etats-Unis. Le matériel empirique dont nous disposons ne nous autorise pas à nous livrer à des évaluations aussi sommaires. 127 Des points spécifiques continuent à distinguer, à chaque nouvelle campagne électorale, le programme des travaillistes de celui des conservateurs. Sur le continent, également, certains postulats restent identiques, dans le programme de nombreux partis bourgeois, d'une campagne électorale à l'autre. Les partis démocrates-chrétiens, par exemple, se caractérisent par leur idéologie chrétienne et solidariste, tandis que les radicaux français restent fidèles à leur programme anticlérical. Quoi qu'il en soit, nous croyons pouvoir affirmer que les principes des programmes de tous ces partis sont, jusqu'à u n certain degré, mis en pratique dès que ceux-ci prennent le pouvoir, qu'on peut y relever une sorte de continuité politique et qu'ils se différencient nettement des plates-formes des partis américains, emplies de généralités qui ne sauraient engager qui que ce soit. 3°) Dans le Congrès américain, les entorses à la discipline (au sens où l'entendent les partis européens) sont monnaie courante. Les membres du Congrès qui se désolidarisent de leurs collègues, en votant à l'instar du
125. Ibid., p. 332. 126. S. H. Beeb, «The Future of British Politics: An American View»; Political Quarterly, janvier 1955, p. 23 sq. 127. S. H. B e e r , Pressure Groups and Parties in Britain, p. 4, 12, 16, et, du même auteur, «From Governing Elite to Organized Mass Parties», in Modem Political Parties (sous la direction de S. Neumann), p. 30 sq., 51 sq.
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parti adverse, ne s'exposent à aucune conséquence fâcheuse. Même si un membre du Congrès vote à plusieurs reprises contre la direction de son parti et la grande majorité de ses collègues, il restera au sein du parti, sans s'attirer les moindres sanctions disciplinaires.128 Ce manque de discipline engendre non seulement la création de majorités interpartites à propos de problèmes déterminés, mais aussi des ententes durables («blocs»), bâties sur les intérêts communs qui sont représentés au sein des deux partis. Bentley estime que ces blocs interpartites constituent une solution idéale pour les intérêts de groupe. Il s'agit là, en quelque sorte, de formations verticales qui viennent concurrencer, sur la scène politique, les organisations horizontales des partis. M. H. Bernstein affirme que, pendant les débats des commissions du Congrès, il est souvent difficile d'y distinguer un parti de l'autre.129 Aussi bien au Congrès qu'aux assemblées législatives locales, c'est la teneur du vote qui divise les voix, et non pas l'appartenance au parti, d'où le fait que la ligne de démarcation passe à travers les partis (across the aisle), au lieu de les circonscrire. R. A. Dahl nous donne des exemples de ce genre de clivages, au cours des années 1933 —1948 130 : à la Chambre des représentants, 40% des démocrates et 87% des républicains se prononcèrent pour des motions neutralistes et isolationnistes; au Sénat, ce pourcentage fut presque identique (48% et 74%), ce qui témoigne d'une cassure à l'intérieur de chaque parti. Celle-ci apparaît également, d'une façon plus ou moins accentuée, dès qu'il est question de prêts à l'étranger ou de tarifs douaniers.131 D. B. Truman nous fournit, à cet égard, des données plus récentes et, en se basant sur des exemples relatifs à la politique et à la législation intérieures,132 opère de sérieuses rectifications quant aux dimensions de ces clivages interpartites, sans cependant modifier le tableau d'ensemble que nous présente Dahl. C'est ainsi que les républicains sont divisés pour tout ce qui touche à la politique étrangère, à l'agriculture et aux travaux publics, tandis que les démocrates divergent à propos des droits civiques, de la sécurité intérieure et de la législation du travail. Dans tous les autres domaines, on peut observer le même «degré d'unité» dans l'un et l'autre parti. Ajoutons qu'il n'est pas rare que les membres d'un parti s'opposent à la position de «leur» président. 128. R . A. DAHL, Congress and Foreign Policy, New York, 1950, p. 232. 129. M. H. BEBSTEIN, The Job of the Fédéral Government, Washington, 1958, p.
120-121. 1 3 0 . R . A . DAHL, op. cit., p . 1 8 8 sq.
131. Ibid. 132. D. B. TRUMAN, The Gongressional Party, New York, 1959.
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Les partis ne font pas preuve de plus de discipline aux assemblées législatives locales. Gosnell, qui a étudié ce problème dans le contexte de la Californie de 1924 à 1946, relève en premier lieu une absence presque totale de discipline de parti. 133 Quant à l'Etat de New York, il élut en 1950 un républicain pour gouverneur, un démocrate pour sénateur et un indépendant pour maire de la ville de New York. 134 Que venaient donc faire là les partis? Le comportement des membres du Congrès, des assemblées locales et des électeurs est en quelque sorte naturel, si l'on tient compte de ce que signifie au juste, aux Etats-Unis, l'appartenance à un parti. Celle-ci a un caractère purement formel et déclaratif. Il suffit, en période préélectorale, de se faire enregister en t a n t que membre du parti pour être considéré comme tel. Cette conception de l'appartenance à un parti n'implique aucune obligation, d'autant plus que les partis ne mènent pas une activité politique continue et tombent en léthargie dès que la campagne électorale prend fin. Les partis américains ne comptent pas dans leurs rangs cette armée de militants désintéressés qui forment la charpente des partis européens et qui sont prêts à les servir pendant toute l'année. Une autre circonstance vient encore entraver toute activité politique continue et systématique, aucun des deux partis ne disposant en effet de ses propres organes de presse, contrairement aux partis européens dont les journaux jouent un rôle indéniable, en contribuant à former le comportement de leurs adhérents. Mais ce manque total de discipline n'est pas l'apanage des assemblées fédérales et locales: il se manifeste également aux échelons supérieurs des partis. On pourrait avancer à cet égard plus d'un exemple. Lorsque R. M. La Follette mit sur pied un troisième parti, il n'avait nullement l'intention de rompre avec les républicains. En 1912, il écrivait: «Je reste en attendant dans le Parti républicain. J e continuerai à dénoncer ses représentants, chaque fois qu'ils trahiront l'intérêt public. J e ne me sentirai pas lié par lui, chaque fois qu'il faillira à ses devoirs vis-à-vis du pays. E t je ferai tout mon possible pour lui redonner le haut rang qu'il occupait dans le service public ainsi que la confiance et l'attachement que lui portait le peuple américain à l'époque où il était le parti d'Abraham Lincoln.»135 Ces paroles sont sans aucun doute pleines de noblesse, mais difficilement conciliables avec ce que nous appelons la solidarité ou la discipline 133. H. F.
Grass Roots Politics, Washington, 1942, p. 84 sq. Organized Labour as a Pressure Oroup, p. 1 2 0 . 135. R. M. L A F O L L E T T E , Autobiography, Madison, 1913, p. 758, cité d'après W. G O O D M A N , The Two-Party System in the United States, Princeton, 1956, p. 612. 134.
GOSNELL,
A . LEISERSON,
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de parti. Mentionnons encore que le sénateur Norris et Fiorello La Guardia, des leaders républicains extrêmement populaires, accordèrent leur appui à Roosevelt, avant même de quitter les rangs de leur parti. Enfin, W. Goodman nous rappelle 136 qu'en 1936 A. E. Smith (le candidat des démocrates en 1928) donna son soutien au candidat républicain A. M. Landon et qu'en 1952 J . W. Davis (le candidat des démocrates en 1924) épaula le candidat républicain Eisenhower aux dépens du prétendant démocrate Stevenson. Le fait que les membres des partis ne leur versent aucune cotisation (ce qui est obligatoire en Europe) ne contribue pas lui non plus au renforcement de leur discipline. Privés de ce genre de ressources financières, les partis n'en sont que plus perméables à l'influence des groupes de pression, en mesure de financer les frais exhorbitants de leurs campagnes électorales, à condition évidemment que les partis s'engagent à défendre leurs intérêts. L'analyse pertinente de J . MacGregor Burns 137 met elle aussi en relief le manque de cohésion des partis américains. L'auteur constate que les sommets des deux partis forment un système de liens personnels, noués d'une part autour du chef d ' E t a t et, de l'autre, des leaders du Congrès. Des administrateurs de grandes entreprises, des universitaires, des syndicalistes, de célèbres jurisconsultes, les chefs des agences gouvernementales, bref des politiciens non professionnels, gravitent autour du président. Quant aux leaders du Congrès, ils sont entourés d'industriels indépendants, de jurisconsultes de province ou de députés locaux. Burns en arrive à parler d'un système quadripartite. Que nous prenions ou non cette conclusion à la lettre, elle souligne indubitablement l'incohérence des partis américains. Ce qui assure l'existence cependant de ces partis, ce sont en quelque sorte les liens familiaux. Binkley et Moos affirment que 65 à 85% des membres des partis ont «hérité» leurs opinions politiques. 138 Ce qui revient à dire que le milieu familial décide du parangon idéologique et du comportement électoral des citoyens. Merriam et Gosnell voient les choses d'une façon analogue: un grand nombre d'adhérents «naissent au sein même des partis». Ce phénomène s'explique d'ailleurs non pas t a n t par le genre d'éducation politique que les enfants reçoivent chez eux, que par l'identité des conditions sociales qui modèlent aussi bien les opinions des
1 3 6 . W . GOODIMAN, op. cit.,
p. 612.
137. J. MACGREGOR BURNS, The Deadlockof Democracy. Four Party Politics in America, Englewood Cliffs (N. J.), 1963, p. 253, 257 sq. 138. W. E. BINKLEY, M. C. Moos, A Orammir of Amsrican Politics. The National Government, N e w York, 1958, p. 196.
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parents que celles des enfants. 139 Il est plutôt rare qu'un enfant de républicains devienne démocrate. Point de vue que partagent William Beard, R. S. Lynd et H. M. Lynd, P. F. Lazarsfeld, W. Goodman et A. Hertz. Certains auteurs voient dans le patriotisme local un facteur venant influer sur le comportement électoral. 140 E n Europe de l'Ouest, le degré de discipline varie d'un parti à l'autre; il arrive même qu'il y soit tout aussi bas que chez les républicains ou les démocrates américains. Tel f u t par exemple le cas des radicaux français après la seconde guerre mondiale (Rassemblement des gauches républicaines — R.G.R.). «Au moment de la création du R.P.F., plusieurs leaders du R.G.R. faisaient tout à la fois partie du premier et du second, ce contre quoi s'insurgea finalement le président du Parti radical». 141 Sous la IV e République, le R.G.R. (tout comme les partis du centre et de la droite) continua à faire preuve d'autant d'indiscipline que du temps de la III e142 , tandis que le M.R.P., la S.F.I.O. et le Parti communiste se distinguèrent par leur solidarité interne. Mais peu de partis bourgeois de l'Europe de l'Ouest sont aussi peu disciplinés que certains partis français. Il faut comparer les partis américains avec les partis britanniques pour que la spécificité des premiers ressorte avec le plus de netteté. Les entorses à la discipline sont plutôt exceptionnelles au sein du Parlement britannique. E n ce qui concerne le Labour Party, chaque abstention doit, en principe, être autorisée par la direction du parti, à moins qu'il ne s'agisse d'un cas de conscience.142 Si, malgré tout, des membres du parti votent contre la position adoptée par la direction et par la majorité, ces «rebelles» s'exposent à des sanctions et risquent d'être évincés de la fraction parlementaire, de ne pas être proposés comme candidats aux prochaines élections, voire même d'être exclus du parti. Ces sanctions peuvent également frapper des membres de la direction, comme ce f u t le cas en 1938 pour Stafford Cripps, en 1948 pour J . Platts-Mills 144 et, à plusieurs reprises, pour Aneurin Bevan au cours des années 50. Si cette insubordination est le fait d'un large groupe 1 3 9 . J . ME GREGOR B U R N S , op. cit.,
p. 207.
Parties and Politics . . . , p. 1 5 4 . 141. S. CHODAK, Systemy partyjne Europy Zachodniej (Les systèmes de parti en Europe de l'Ouest), p. 145, n. 20; voir également p. 113. 142. Cf. à ce sujet Ch. A. MICAUD, «French Political Parties. Ideological Myths and social Realities», in Modern Political Parties (dirigé par S. NEUMANN), p. 406 sq. 142. Le point 1 de l'amendement au règlement du Parliamentary Labour Party, 1 9 5 2 . Cf. R . T . M A C K E N Z I E , British Political Parties, p. 5 9 9 . 144. S. H. B E E R , dans l'ouvrage collectif dirigé par S. N E U M A N N , op. cit., p. 16, 54. 1 4 0 . A . LEISERSON,
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de députés, cela témoigne évidemment d'un état de crise au sein du parti. 145 L'éviction du parti est une peine lourde de conséquences, susceptible de mettre fin à la carrière d'un parlementaire, aussi éminent soit-il. En perdant sa carte du parti, Zilliacus perdit également son mandat. E t il ne le récupéra qu'après avoir été réintégré dans le parti. 146 Cette discipline rigoureuse s'applique non seulement à la fraction parlementaire mais aussi au parti tout entier. MacKenzie va même jusqu'à reprocher au Labour Party son excès de discipline, en la comparant à celle du Parti communiste.147 Quant aux adhérents du Parti conservateur, aucun règlement particulier ne leur interdit de voter à l'encontre de la position adoptée par la majorité; qu'ils se risquent cependant à le faire et ils seront immanquablement accusés de déloyauté. Cette cohésion, ce sentiment de solidarité anéantissent le rôle des députés indépendants. Si, en cas de conflit, un parti retire son appui à l'un de ses députés, celui-ci n'aura, en règle générale, aucune chance de l'emporter aux prochaines élections. Tous les éléments dont il a été question (direction effective et centralisée, programme bien défini permettant de distinguer un parti de l'autre, haut degré de discipline) font que ce que nous appelons la machine de parti en Grande-Bretagne ne rappelle en rien celle des Etats-Unis. En Grande-Bretagne, le rôle de la machine est limité.148 Elle est en effet étroitement subordonnée à la direction qui fait appel à des employés appointés pour diriger les filiales du parti. En dépit de son indépendance indéniable vis-à-vis de tout l'ensemble du parti, la fraction parlementaire relève elle aussi de la machine. Pour qu'un membre du Parlement soit réélu, il faut qu'il reste en étroit contact avec son organisation locale.149 Le degré de discipline des partis scandinaves ne le cède en rien à celui des partis britanniques. Ils sont tout aussi centralisés, bien que le rapport des forces entre les fractions parlementaires et les organes suprêmes des partis y soit légèrement différent. En outre, le chef d'un parti en dirige également la fraction parlementaire et, si ce parti prend le pouvoir, devient automatiquement Premier ministre.
145. Ibid., p. 48. 146. W. Z a k r z e w s k i , «Procès ustawodawczy we wspôlczesnej Anglii» (Le processus législatif dans l'Angleterre contemporaine), Stvdia Socjologiczno-Polityczne, n° 8, p. 1 3 4 , n. 6 7 . 147. R. T. M a c K e n z i e , op. cit., p. 586. 148. Sir I. J e n n i n g s , op. cit., p. 352. 149. Ibid., p. 346.
74
Groupes de pression et partis
9. L E M A N Q U E
DE
COHÉSION
L'IMPORTANCE
politiques
DES
PARTIS AMÉRICAINS
DES GROUPES
DE
RENFORCE
PRESSION
C. J . Friedrich estime qu'un parti ne tient que par la force de son organisation et que, par conséquent, celle-ci joue un rôle capital, tandis que son programme n'est que secondaire. 150 Nous n'engageons pas de polémique au sujet de son interprétation du rôle des programmes, en nous bornant à constater qu'aux Etats-Unis l'organisation à l'échelle d'un E t a t , d'un comté ou d'un arrondissement constitue en effet la base même des partis. Tous ces noyaux organisationnels se ramènent en fait à des machines dirigées par des bosses qui ne s'intéressent guère à la grande politique et qui sont étroitement liés avec les groupes d'intérêt locaux. Nous reviendrons plus loin à ce problème, en nous contentant pour le moment de remarquer que cet état de choses concentre l'attention des organisations locales sur les seules élections. La «machine» est avant tout une machine électorale qui agit en fonction d'intérêts de groupe restreints. Schattschneider parle d'une sorte de triangle d'influences politiques, constitué par 1°) les partis qui prennent part aux élections présidentielles, 2°) les bosses locaux et 3°) les groupes de pression. 151 Nous en arrivons donc à la conclusion que les deux grands partis américains constituent une création tout à fait spécifique que l'on ne peut comparer avec aucun parti bourgeois européen, pas même ceux dont l'organisation est assez relâchée. Ils n'ont de parti que le nom. Il s'agit plutôt là de formations sociales ayant pour seule raison d'être la mise sur pied des élections. C'est d'ailleurs ainsi que les définissent de nombreux auteurs américains. Ce genre de structure politique, ce fonctionnement spécifique du système bipartite américain laissent la porte grande ouverte aux groupes de pression qui font en quelque sorte figure de concurrents des partis politiques. Dans une monographie écrite à la demande du Congrès, D. C. Blaisdell et J . Greverus affirment que le déclin du rôle dirigeant des partis politiques va de pair avec un accroissement du rôle des groupes organisés. 162 Il est évident que la structure relâchée des partis les empêche d'exercer un contrôle réel sur les groupes de pression et d'intégrer des intérêts contradictoires; il est également évident que ce sont les forces centrifuges
150. C. J. FRIEDRICH, Constitutional Government and Democracy, 1958, p. 41. 151. E. E. SCHATTSCHNEIDER, Party Government, p. 206. 152. D. C. BLAISDELL, J. GREVERUS, «Economie Power and Politieal Pressures», Investigation of Concentration of Economie Power Monitor, Washington, 1941, n° 26, p. 54.
Groupes de pression et partis politiques
75
des groupes de pression qui l'emportent, surtout lorsque ceux-ci s'étayent sur l'omnipotence du monde des finances. Schattschneider parle non sans raison d'un système de laissez-faire à propos des groupes de pression. 153 Ce qui s'éloigne fort du tableau que nous brossent certains auteurs qui tiennent à voir dans l'activité des groupes de pression l'activité d'une représentation fonctionnelle ou professionnelle venant compléter la représentation géographique et politique établie à la suite des élections. E n fait, il ne peut être nullement question ici de complément. Lorsque les représentants des groupes de pression parlent au nom de leurs membres, ils entrent en concurrence avec les élus constitutionnels nantis du pouvoir officiel. 154 Ce n'est qu'avec la plus grande réticence que les groupes de pression se lient avec les partis politiques. Ils préfèrent avoir les mains libres, se servir des partis lorsque leurs desseins le requièrent et, le cas échéant, les dresser l'un contre l'autre. 155 Ils ont d'ailleurs le grand avantage sur les partis d'être en quelque sorte immunisés contre la curiosité des journalistes, vu qu'ils ne sont tenus de révéler ni les sources de leurs rentrées, ni leurs dépenses, pas plus que de rendre compte de leurs activités. Les tendances centrifuges que représentent les groupes de pression — des minorités organisées et dynamiques — rendent difficile, pour ne pas dire impossible, la formulation d'une ligne politique répondant aux intérêts nationaux. 1 5 6 Cet état de choses renforce la position des machines de parti qui s'intéressent avant t o u t aux problèmes du patronage, à des domaines particuliers et restreints. Ce que Lowell met d'ailleurs nettement en relief. 157 Au fond, il ne fait que relever une simple tendance dans la vie des partis américains, tendance qui ne leur interdit cependant pas de mener une politique déterminée à l'échelle du pays. Telle est la raison pour laquelle les critiques que Schattschneider adresse à Lowell ne nous semblent pas justifiées. 158 Le système politique américain, avec ses deux partis que des liens instables et fort diversifiés relient à de multiples groupes d'intérêt, n'est 153. E . E . SCHATTSCHNEIDER, Politics, Pressures and the Tariff. A Study of Free Private Enterprise in Pressure Politics, as shown in the 1929—1930 Revision of the Tariff, New York, 1935, p. 288. 154. A. N. HOLCOMBE, Our More Perfect Union, Cambridge (Masa.), 1950, p. 1 3 8 sq. 155. F. R. KENT, The Great Game of Politics, New York, 1924, ehap. X L I V . 156. E. E. SCHATTSCHNEIDER, «Party Government and Employment Policy», A.P.S.R., décembre 1945, p. 1150, ainsi que D. D. MACKBAN, Party Policy and Pressure Politics, P. 639. 157. The Government of England, 1924. 158. E. E. SCHATTSCHNEIDER, dans l'ouvrage collectif rédigé sous la direction d e S . N E U M A N N , op. cit.,
p . 199.
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Groupes de pression et partis
politiques
en fait qu'un ersatz du système multipartite. 159 L'impuissance des partis politiques à intégrer toute cette multitude d'intérêts contradictoires fait que les minorités incontrôlées réalisent souvent leurs objectifs d'une manière qui serait impensable dans les autres démocraties bourgeoises où fonctionnent des partis politiques centralisés. R . A. Dabi constate que l'efficacité de l'influence que les groupes de pression exercent sur la politique est inversement proportionnelle à la puissance des partis. 160 Ce qui équivaut à dire qu'ils sont loin d'être les formations de masse pour lesquelles ils aimeraient se faire passer. 161 On peut donc d'autant moins y voir des tampons venant amortir les contradictions entre l'individu et la société, comme l'avancent Merriam et Gosnell.162 Tandis que l'influence que les groupes de pression capitalistes exercent sur les partis américains est assez discrète et que l'on met touten œuvre afin de ne pas en divulguer la portée, les liens qui unissent les syndicats ouvriers aux partis apparaissent la plupart du temps au grand jour. Les syndicats essayent d'influer sur les partis par le truchement des lobbies, du soutien qu'ils accordent à des candidats individuels et de divers comités d'action politique disposant de fonds électoraux collectés ad hoc parmi les ouvriers. Depuis Roosevelt, les grandes centrales syndicales accordent de préférence leur soutien au Parti démocrate, bien que près d'un tiers des ouvriers vote républicain. Ce qui rappelle l'état de choses en Angleterre où un tiers des ouvriers appuie les conservateurs. 163 Les leaders syndicaux jugent préférable, pour les syndicats ouvriers, d'agir indirectement sur les partis plutôt que de les contrôler directement. 164 Le mouvement syndical américain suit donc le principe (formulé il y a un demi-siècle dans la doctrine de S. Gompers) selon lequel il a tout intérêt à se tenir à l'écart de la politique, à se contenter de récompenser le parti qui défend ses intérêts, en lui accordant son soutien électoral, et surtout à ne pas créer de parti ouvrier distinct. Cette attitude est cependant plus d'une fois contredite. Bien que les syndicats répugnent en principe à prendre directement part à la poli1 5 9 . W . G O O D M A N , op. 1 6 0 . R . A . D A H L , op.
cit.,
cit.,
p. p.
347.
52.
161. E t pour lesquelles de nombreux auteurs les font passer, comme E. E. The Struggle for Party Government, College Park, 1948, p. 35. 162. Ch. E. M E R R I A M , H. F. G O S N E L L , The American Party System. An Introduction to the Study of Political Parties in the United States, New York, 1929, p. 444. 163. Cf. le Daily Herald du 19 octobre 1959 (un article de H. Hutchinson). 1 6 4 . A . L E I S E R S O N , Organized Labour as a Pressure Oroup, p. 1 1 3 et sq. SCHATTSCHNEIDER,
Groupes de pression et partis politiques
77
tique, cela ne les empêche nullement de formuler des revendications ayant un caractère indéniablement politique. C'est ainsi que le président de l'A.F.L. —C.I.O. publia, au printemps 1961, un programme en quatre points visant à diminuer le chômage. 165 Il cherchait, ce faisant, à exercer une pression sur l'administration démocrate. Il va de soi que ce genre de démarche politise les syndicats et peut un jour les inciter à organiser un parti susceptible de servir leurs intérêts. La Palombara écrit, non sans raison, qu'aux Etats-Unis les syndicats ouvriers se sont fort éloignés de la formule de Gompers, à supposer qu'ils l'aient jamais appliquée. 166 Le caractère apolitique des syndicats ouvriers américains doit donc être interprété de la même façon que celui des syndicats anglais: ils ne dépendent pas des partis politiques, mais ils se réservent la possibilité de les influencer. Ces syndicats se comportent donc comme de véritables groupes de pression. La structure fédérale du pays et, partant, le fait que la situation politique y varie d'un E t a t à l'autre entravent l'activité des syndicats ouvriers et rendent difficile l'élaboration d'une ligne politique uniforme pour tout l'ensemble du territoire. 167 Les deux partis sont liés avec les principales branches d'intérêt: groupes capitalistes, syndicats ouvriers, organisations des agriculteurs. 168 Ces liens, qui remontent à la guerre de Sécession, ne sont cependant pas également répartis. Les groupes capitalistes penchent plutôt pour le Parti républicain, qui est souvent appelé le parti du big business, tandis que, depuis les années 30, les syndicats ouvriers se rattachent de préférence au Parti démocrate, tout comme les groupes nationaux qui occupent les échelons inférieurs de la hiérarchie sociale (Polonais, Irlandais, Italiens) et qui, au moment des élections présidentielles, se prononcent eux aussi le plus souvent pour les démocrates. Quant aux agriculteurs, ils oscillent entre les deux partis d'une élection à l'autre. Depuis Roosevelt, les Noirs ont commencé à appuyer massivement les démocrates. P a r contre, les couches aisées des régions rurales et suburbaines tendent à accorder leurs suffrages au candidat républicain à la présidence. Néanmoins, face à toutes ces tendances qui se mélangent et qui sont loin d'être stables, il serait prématuré d'affirmer que le P a r t i républicain est en train de devenir un parti conservateur et que le Parti démocrate est en passe de se transformer en parti libéral. Des études récentes menées dans l'Etat du Texas nous incitent également à faire preuve de 165. A.F.L.-C.J.O. News, 27 mai 1961. 166. J . L A P A L O M B A R A , Interest Groups . . . , p. 167.
W . G O O D M A N , op.
cit.,
1 6 8 . A . N . H O L C O M B E , op.
p. cit.,
349. p. 100
sq.
103.
78
Groupes de pression et partis
politiques
prudence et à ne pas tirer de conclusions trop hâtives. 169 Pas plus la structure des deux partis que leur manque de cohésion ou le rapport des forces politiques à l'intérieur de chacun d'eux ne nous l'y autorisent. On peut trouver des éléments farouchement réactionnaires au sein du Parti démocrate (les démocrates du Sud) et des libéraux au sein du Parti républicain (rappelons que Fiorello La Guardia, l'un des maires les plus populaires de New York, était un républicain et que, de nos jours, Rockefeller et Scranton, des adversaires de Goldwater, représentent l'aile progressive du Parti républicain). Il ne faut donc pas prendre des possibilités qui s'ébauchent à peine pour de vraies tendances. Goldwater dut d'ailleurs s'en rendre compte lorsqu'il tenta vainement de donner au Parti républicain une étiquette conservatrice. Comme on peut le voir, les deux partis américains sont loin de pouvoir constituer un facteur d'intégration des divers intérêts en présence. Ils resteront encore longtemps de simples ligues unissant des fractions locales où s'entrecroisent, comme le dit Holcombe, «l'influence de la richesse et celle du nombre». 170 Certains, cependant, loin d'y voir une déficience, estiment au contraire que les deux partis sont ainsi en mesure de venir à bout des inconvénients de la séparation des pouvoirs, qu'ils constituent un chaînon entre l'exécutif et le législatif et qu'ils permettent de maintenir les institutions sociales existantes, en atténuant les questions litigieuses. 171 E n fait, le système de parti américain peut être efficacement exploité par les groupes de pression capitalistes les plus influents et offre bien moins de chances de se défendre aux intérêts non organisés, aux intérêts des économiquement faibles.
169. J . R . SOUKOUP, C. MACCLOSKEY,
H . HOLLOWAY, Party
and,
Factional
Division in Texas, Austin, 1964. Les auteurs remarquent entre autres que le rôle des liens personnels ou des cliques semble s'y être affaibli. Les candidats doivent de plus en plus tenir compte des vrais problèmes, et non pas de leur vie privée ou de celle de leurs adversaires. Cf. p. 170 sq. 1 7 0 . A . N . HOLCOMBE, op. cit., 1 7 1 . E . P . HEKRING, op. cit.,
p. 400.
p . 123, 131.
CHAPITRE
IV
QUELQUES TRAITS SPECIFIQUES DU SYSTÈME DE PARTI AMERICAIN
1. « B O S S E S » ,
«MACHINES»
ET
PATRONAGE
La force des deux grands partis américains qui, nous l'avons vu, n'ont pas de direction nationale efficace capable de s'assurer des adhérents dûment disciplinés, vient de leurs animateurs politiques locaux, qu'il serait pourtant difficile de qualifier de politiciens professionnels. Bien au contraire, ils se désintéressent de la politique, au sens où celle-ci implique la recherche de solutions pour des problèmes d'ordre général, et ne voient dans leurs activités qu'un simple business. Ils rendent divers services au parti, surtout en période de campagne électorale et en attendent en contrepartie des avantages qu'ils précisent eux-mêmes, tout en essayant de ne pas heurter la loi, bien que cela leur soit parfois fort difficile. Ch. E. Merriam relate que, pendant la révision du plan d'urbanisme de Chicago, les experts de l'expropriation retenaient 1 % des sommes versées à titre d'indemnités. Ce genre de tractations auraient été impossible sans la complicité des bosses,1 complicité qui s'avérait également indispensable pour tous ceux qui voulaient spéculer sur les terrains: les bosses savaient d'avance quels terrains seraient expropriés par la municipalité, ils connaissaient le tracé des nouvelles routes, l'endroit où l'on projetait de construire un nouveau pont. Ce qui ne veut évidemment pas dire, que tous les bosses, sans exception, n'étaient guidés dans cette affaire que par leurs propres intérêts. 2 Un boss agit par l'intermédiaire de personnes qui lui sont personnellement dévouées et qui dépendent matériellement de lui. C'est ce système de liens particuliers (knots) qui constituent la
1. Ch. E. MERRIAM, Chicago. ^ more Intimate View of Urban Politics, New York, 1929, p. 29. 2. H. ZINK, City Bosses in the United States. A Study of Twenty Municipal Bosses, Durham, 1930, p. 60.
80
Quelques traits spécifiques du système de parti
américain
machine.3 La carrière des bosses commence d'habitude à l'échelle d'un quartier, avant de couvrir toute une ville.4 Ces milliers de bosses locaux, qui peuvent être banquiers, industriels ou juges, déterminent la valeur de la machine.5 E n proposant pour un poste public un candidat peu connu mais fortuné, un boss se l'attache, bien sûr, et se le subordonne. Il ne se soucie guère des opinions politiques et sociales de son protégé. Ce qui compte, pour lui, c'est que celui-ci soit capable de recueillir le plus de voix possible (vote-getter) et qu'il fasse preuve de loyauté vis-à-vis de son patron. Les bosses tiennent avant tout à avoir des relations, de l'influence, du pouvoir; ils ne pensent qu'au «butin», à la bonne marche de leur machine et ne se préoccupent guère du bien public. 6 Cet opportunisme et ce manque de principes vont parfois si loin qu'un boss peut même en arriver à ne se sentir rattaché à aucun parti. La Guardia nous apprend que Flynn, le fameux boss du Bronx (un quartier de New York), était non seulement le chef de la machine démocrate, mais aussi celui des républicains. 7 Un boss pouvait aussi s'entendre avec son homologue de la machine adverse pour un partage à l'amiable des sphères d'influence, ou bien régir une machine locale, sans être formellement lié avec le parti dont cette machine dépendait. 8 C'est ainsi que Ch. F. Murphy, qui f u t pendant vingt ans le patron du Tammany Hall, n'occupait aucune fonction au sein du Parti démocrate. 9 Une machine peut englober des milliers de gens qui dépendent les uns des autres, qui sont unis par des intérêts communs et qui sont convaincus que, sans elle, ils ne seraient rien. 10 Elle a pour tâche de préparer les élections, de choisir des candidats «appropriés» pour les postes à pourvoir et de gagner les suffrages des électeurs. Dans la vie quotidienne, la machine constitue le seul élément avec lequel le citoyen ou les groupes de citoyens 3. Cf. J. BRYCE, The American Commonwealth, Londres—New York, 1916, 3E partie, chap. VIII: «Rings and Bosses». Bien que les considérations de Bryee aient déjà plus d'un demi-siècle, elles n'ont guère perdu de leur actualité. Cf. également à ce sujet J. MACY, Party Organization and Machinery, Londres, 1905; F. R. KENT, Political Behaviour, New York, 1928, chap. III et IV; A. HERTZ, Ameryhanskie stronnictwa polityczne (Les partis politiques américains), Paris, 1957, p. 141 sq. 4 . H . ZINK, op. cit.,
p. 44.
5. R. S. ALLEN, Our Fair City (ouvrage collectif), New York, 1947, p. 211. 6. A. SCHLESINGER Jr., The Grisis of the Old Order, Boston, 1957, p. 273. 7. LA GUARDIA, «E. J. Flynn: Démocratie Boss of the Bronx», Atlantic Monthly, juillet 1947, p. 21. Flynn était d'ailleurs un homme cultivé, comprenant les besoin, de son époque. Il collabora étroitement avec F. D. Roosevelt lorsque celui-ci devint gouverneur de New York. 8 . J . BBYCE, op. cit.,
chap. VIII.
9. E. B. LOGAN, The American Political Scene, New York—Londres, 1938, p. 65. 10. F. R. KENT, Political Behaviour, op. cit. chap. III et IV.
Quelques traits spécifiques du système de parti américain
81
qui ont besoin de l'aide du parti peuvent entrer en contact. Tel est le cas de tous ceux qui ont du mal à s'adapter aux conditions sociales existantes: les ouvriers non qualifiés ou les gens non instruits, les chômeurs qui ne touchent plus d'allocations, les immigrés qui ne parlent pas anglais. W. P. Whyte nous décrit fort pertinemment les difficultés auxquelles se heurte un groupe ethnique qui essaie de s'adapter à son nouvel entourage, avec l'exemple des émigrés italiens de la première génération. Ceux-ci ne sont pas moins handicapés par leurs propres organisations (qui, d'une certaine façon, renforcent leur aliénation) que par les organisations des groupes environnants. Leurs chefs, après avoir noué des contacts avec la machine et le boss du quartier, peuvent leur offrir la possibilité de sortir de ce cercle vicieux. 11 Le boss doit concilier des intérêts contraires, trancher leurs litiges, voire même prendre la défense d'un individu vis-à-vis d'un groupe organisé. Cette activité «philantropique», qui a toujours joué un rôle indéniable, rapprochait l'individu de l'appareil de contrainte: grâce au boss et à sa machine, celui-ci avait moins de mal en effet à entrer en contact avec la police, le tribunal, le fisc. Mais tandis que ce côté «philantropique» apparaissait au grand jour, tout ce que le boss faisait aux dépens des intérêts des masses restait sous le boisseau. 12 Le boss type se contentait d'exercer un pouvoir réel et, la plupart du temps, ne se souciait guère des postes politiques ou sociaux les plus en vue. 13 Ajoutons néanmoins que ce pouvoir ne s'étendait qu'à des intérêts restreints et que le boss avait beaucoup de mal à résister à la pression des puissantes firmes dans les mains desquelles il n'était qu'un instrument. 14 Le boss moyen se met à la disposition des hommes politiques qu'il soutient en période de campagne électorale, avec l'espoir de recevoir en échange certains avantages qui lui permettront de renforcer son pouvoir. Les élections seraient d'ailleurs difficilement concevables sans la participation du boss et de sa machine. Il est le seul à connaître les électeurs,
11. W. F . W h y t e , Street Corner Society. The Social Structure of an Italian Slum, Chicago, 1948, p. 2 7 3 - 2 7 4 . 12. D. W. Brogan, Politics in America, New York, 1959, p. 129. 13. H . Zink, op. cit., p. 28. 14. Cf. également à ce sujet, H . Cboly, Marcus Alonzo Hanna, New York, 1912; E . R o o t , Addresses on Government and Citizenship, Cambridge (Mass.), 1916; A. F . G o s n e l l , Boss Piatt and his New York Machine, Chicago, 1924; J . T. S a l t e b , The Boss Rule, New York, 1935; G. M. R e y n o l d s , Machine Politics in New Orleans, New York, 1936; D . D . M a c K e a n , The Boss: The Hague Machine in Action, Boston, 1940; Ch. Van D e v a n d e r , The Big Bosses, New York, 1944; M. M i l l i g a n , Missouri Watiz, New York, 1948; W. Bean, Boss Ruef's San Francisco, Berkeley, 1952.
82
Qualques traits spécifiques du système de parti
américain
à savoir comment s'y prendre avec eux, les convaincre et s'attacher les collaborateurs efficaces. Quant à la machine, elle s'efforce de convaincre les citoyens que seul le boss est capable de les aider dans les situations délicates. E t un service de cette sorte ne manque pas de répercussion. 15 La machine, faite de tout un système d'interdépendances ayant souvent un caractère quasi féodal, a naturellement recours à la corruption et, parfois même, à la force brutale ou à la terreur. Le boss évite néanmoins d'avoir des accointances avec les éléments criminels qui doivent s'entendre avec les échelons inférieurs de la machine.16 Bien que la criminalité n'émerge pas aujourd'hui à la surface de la vie publique américaine avec autant de naturel qu'il y a quelques dizaines d'années, elle est liée néanmoins, dans plusieurs villes, avec les machines de quartier ou les machines municipales. Le sénateur Kefauver, ancien président de la commission spéciale du Sénat pour l'étude de la criminalité dans le commerce entre les Etats, souligne avec insistance le rôle que joue, dans la vie publique des Etats-Unis, la criminalité organisée 17 . Ce phénomène serait inconcevable sans la participation des bosses et des machines. Le boss propose des candidats à des postes politiques ou administratifs: membres des assemblées législatives locales, voire même du Congrès, juges, gouverneurs, et autres élus. Quant à lui, il n'est élu par personne, il s'est fait tout seul, grâce à son talent d'organisateur, son sens de la psychologie et la malléabilité de son éthique: tout ce qu'il entreprend se situe en effet dans l'étroite zone qui sépare le légal de l'illicite. Herring affirme que l'empire des machines n'est pas séparable de la notion de corruption politique. 18 Il existe une véritable hiérarchie entre bosses: depuis les bosses de quartier, de ville, de comté, ou ceux des grandes villes (plus de cent mille habitants), jusqu'aux puissants bosses d ' E t a t . Ils ne pensent qu'à augmenter leur pouvoir. C'est ainsi que le boss d'une ville n'aura de cesse qu'il n'ait contrôlé un comté et, une fois à la tête de ce comté, il se sentira menacé tant qu'il ne dirigera pas une machine d ' E t a t
15. J. T. SALTER, op. cit., p. 52. W. F. Whyte (op. cit., p. 194 sq.) nous décrit ce mécanisme d'une façon fort pertinente. 16. F. R. KENT, The Great Game of Politics, New York, 1924, p. 134 sq. 17. E. KEFATJVEB, Crime in America, New York, 1951. Kefauver ne fait au fond que confirAier l'actualité des observations effectuées il y a trente ans par Ch. E. Merriam au sujet de Chicago (cf. supra, n. 1), en les étendant au pays tout entier. 18. E. P. HERRING, The Politics of Democracy. American Parties in Action, New York, 1940, p. 214. H. Finer (The Presidency : Crisis and Régénération. An Essay on Possibilities, Chicago, 1960, p. 6) juge la situation actuelle d'un œil bien plus sévère. Il affirme que, depuis la parution du célèbre ouvrage de L. Steffens (The Shame of the Cities), l'état de choses n'a guère changé et que l'administration locale est tout aussi corrompue et guère plus efficace.
Quelques traits spécifiques du système de parti américain
83
jouant un rôle décisif dans un Etat. 1 9 Ce n'est que parvenu à ce point de sa carrière que le boss se sentira bien assuré. 20 Il ne peut aller plus loin. Son influence s'arrête en effet au seuil de la Maison Blanche. Ce n'est pas u n faiseur de présidents. L'histoire ne connaît qu'un seul personnage que l'on puisse considérer comme un boss à l'échelle fédérale: Marcus Alonzo Hanna qui installa à la présidence William McKinley et qui, quant à lui, assuma la direction du parti républicain. 21 Néanmoins, il ne s'agit là que d'un cas exceptionnel. E n outre, McKinley n'était pas sous la coupe de Hanna, contrairement aux gouverneurs, aux sénateurs et aux maires des grandes villes, auxquels les bosses dictaient leur volonté. De célèbres bosses, comme Thomas J . Pendergast (sous la protection duquel le président Truman commença sa carrière), Frank Hague, Thomas C. Platt ou E. H . Crump, se contentaient de diriger les machines locales, sans aspirer à trancher les grands problèmes nationaux. Les bosses qui ne prennent pas part à l'organisation des élections présidentielles — ce ne sont pas des «managers» — confient cette tâche à des hommes politiques jeunes et dynamiques. 22 Les bosses jouent néanmoins un rôle indéniable au cours des «élections primaires» (primaries) ou des conventions nationales où l'on tient largement compte de leur avis, étant donné leur expérience en la matière. Le conseil des grands bosses démocrates, réuni en 1947, contribua à faire triompher la candidature de Truman aux dépens de celle de Wallace. Bien que certains bosses eussent tout d'abord reproché à Truman de s'être jadis ouvertement lié avec le fameux Tom Pendergast, de Kansas City, à la réputation quelque peu douteuse, 23 la plupart d'entre eux finirent cependant par appuyer le candidature de Truman, notamment les célèbres Robert Hanegan de Saint Louis, E. J . Kelly de Chicago et, après quelques hésitations, Frank Hague du New Jersey. 24 19. D. D.MACKEAN, «Political Machines and National Elections», The Annals, septembre 1948, p. 51. 20. F. R. KENT, The Oreat Game of Politics, p. 142. 21. W. GOODMAN, The Two-Party System in the United States, Princeton, 1956, p. 225. 22. James A. Farley fut le «manager» de Roosevelt; H. Brownell et le sénateur Cabot-Lodge furent ceux d'Eisenhower; J. A. Timegan patronna Stevenson, etc. C f . P . T . D A V I D , R . M . GOLDMAN, R . C. B A I N , The Politics
of National
Party
Con-
ventions, Menasha (Wisc.), 1960, p. 105 sq. Rappelons aussi que Robert Kennedy dirigea la campagne électorale de son frère. 23. Cf. M. M. MILLIGAN, The Inside Story of the Pendergast Machine, N e w York, 1948, et W. M. REDDING, Tom'S Town, Philadelphie, 1947. 24. Nous avons tiré ces détails du rapport d'un participant à cette réunion: E. J. FLYNN, You're the Boss, New York, 1947, p. 181.
84
Qualques traits spécifiques du système de parti
américain
D'un autre côté, les bosses républicains furent les vrais auteurs de la défaite de Nelson Rockefeller, lors de la convention de 1960 où ils imposèrent la candidature de leur protégé: Richard Nixon. L'indépendance financière et le non-conformisme de Rockefeller se retournèrent contre lui, les bosses craignant en effet qu'il ne prît ensuite en main la machine du parti. P a r contre, la fameuse malléabilité de Nixon lui assura la sympathie des grands groupes financiers et des bosses avec lesquels il sut faire preuve de doigté. Les méthodes arbitraires auxquelles ces puissants personnages avaient recours non seulement au siècle passé mais parfois aussi pendant les années 30 ou 40 commencent manifestement à disparaître, ce qui s'explique entre autres par les restrictions apportées à l'afflux des immigrants illettrés, facilement manoeuvrables, ou par le développement des mass média et de leur influence sur l'opinion publique, qui ont fini par supplanter le rôle que les bars (saloons) jouaient jadis à cet égard. Naguère encore, les bars tenaient lieu de supports à la machine du Tammany Hall de New York ou de l'organisation démocrate de Chicago. Le patron était en règle générale un animateur du parti, et c'est parce que possédant un bar que plus d'un politicien américain put accéder à des fonctions relativement importantes. Le patron «contrôlait» ses clients, surtout dans les ghettos locaux où les gens de même nationalité avaient l'habitude de se retrouver dans le même établissement. De son côté, le parti qui régnait sur la ville disposait de puissants moyens de contrôle sur le patron du bar, grâce à ses accointances avec la police et les services du contrôle des débits de boissons alcoolisés.25 Il ne fait aucun doute que, depuis quelques décennies, le niveau général des bosses s'améliore de plus en plus et que les méthodes utilisées par les machines subissent des changements, mais le même type d'organisation continue à prévaloir (organisation fondée sur les liens personnels, et la subordination au patron) et la machine est toujours en cheville avec le milieu de la pègre.26 E n outre, avec l'apparition de spécialistes des relations publiques (public relation men) qui agissent sur l'opinion en fonction des tâches que leur confient les groupes d'intérêts organisés, les bosses ont eu à affronter une concurrence importante. 27 Grâce à une plus large participation de la société à la vie publique et grâce à un civisme plus poussé, phénomène que l'on peut surtout observer depuis la seconde guerre mondiale, les bosses ont de plus en plus de mal à imposer la candidature de leurs hommes aux conventions locales. L'im2 5 . A . HERTZ, op. cit., p . 1 4 3 .
26. M. LERNEB, America as a Givilization, New York, 1957, p. 383 sq. 27. S. J . KELLEY Jr., Public Relations and Political Power, Baltimore, 1956, p. 206.
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portance grandissante des «élections primaires»28 fait que les électeurs, qui ne veulent pas toujours se plier aux consignes des bosses, ont de plus en plus voix au chapitre.29 Cet accroissement de civisme a également favorisé la création de groupes de citoyens indépendants, ne se rattachant à aucun parti et se fixant pour but une certaine réforme à l'échelle d'une ville, d'un comté ou même d'un Etat, formant ainsi ce que Schattschneider appelle les «bons» groupes de pression. 30 Ils sont d'habitude animés par des individus nantis d'un certain niveau intellectuel et cherchant parfois à exercer de l'influence sur l'administration municipale. Ce mouvement, qui met en avant ses propres candidats sans se soucier des bosses des partis, 31 mérite qu'on y prête attention. En effet, la force de la machine ne provient que de l'apathie et de l'immaturité politique des électeurs. Dès lors que l'électeur se rend compte de l'importance de son vote, le pouvoir de la machine diminue.32 Flynn a même dit un jour, avec une démagogie débonnaire, que le vrai boss, c'était l'électeur. Mais si tel était le cas, personne ne parlerait de Flynn comme d'un boss . . . Dans certains Etats, surtout ceux de l'Ouest, des groupements (clubs) se sont constitués, aussi bien à l'intérieur qu'en dehors des partis, afin de lutter contre la routine des machines et de politiser les partis. C'est ainsi, par exemple, que le Club des Jeunes démocrates et celui des Jeunes républicains ont vu le jour dans le Wisconsin et en Californie.33 Plusieurs autres facteurs contribuent à limiter le pouvoir personnel des bosses. Certains, simplifiant quelque peu le problème, estiment tout simplement qu'il suffit d'élire des fonctionnaires honnêtes.34 La personnalité d'un président ou d'un gouverneur peut en effet jouer un certain rôle à cet égard. En son temps, Theodore Roosevelt, en tant que gouverneur de New York, réduisit le pouvoir pour ainsi dire illimité de Platt, le vrai maître de la ville. Mais la limitation de l'influence des bosses et l'affaiblissement du rôle de la machine sont plutôt dus au développement des services publics (civil services), amorcé à la fin du siècle dernier et pour28. Des prescriptions spéciales ont institué la pratique des «élections primaires» pour l'attribution de tous les postes électifs. Cf. E . B . L O G A N , op. cit., p. 68. 2 9 . A . H E R T Z , op.
cit.,
p.
214.
30. E . E . S C H A T T S C H N E I D E R , «Pressure Groups versus Political Parties», The Armais, septembre 1948, p. 20. 3 1 . W . G O O D M A N , op.
cit.,
32.
D . W . B R O G A N , op.
33.
H.
1961.
A.
BONE,
p.
cit.,
610. p.
138.
«New Party Associations in the West», A.P.S.R.,
3 4 . E . B . L O G A N , op.
cit.,
p.
72.
décembre
86
Quelques traits spécifiques du système de parti
américain
suivi à l'époque du New Deal de Roosevelt. Ce qui ne pouvait que freiner l'activité paterne, «philantropique» des bosses. Les possibilités restreintes de la machine apparurent d'ailleurs au grand jour pendant la crise de la fin des années 20, qui entraîna un chômage général. Le développement des services publics et le renforcement du pouvoir fédéral sont considérés d'une façon positive par certains auteurs, en particulier Herring: ils y voient en effet les signes avant-coureurs de la défaite des bosses dont l'existence est une négation de la démocratie. D'autres auteurs contestent cette opinion, d'après eux trop optimiste. Salter, 36 par exemple, trouve que le développement des services publics (service state), loin de liquider les bosses, n'a fait que remplacer les anciens par des nouveaux, assez retors pour tirer parti de ces nouvelles conditions. On ne peut en effet parler d'une limitation du rôle des bosses, d'une transformation de leur mode d'action fondé jusqu'alors dans une grande mesure sur la corruption et sur la terreur. Les «nouveaux magnats» ne rappellent guère les autocrates d'antan, comme ce célèbre Plunkitt du Tammany Hall ou d'autres potentats dont les noms, il y a vingt ou trente ans, étaient connus de toute l'Amérique. Ils excellent dans l'art de s'immiscer dans les organes administratifs, ce qui contribue considérablement à renforcer leur position. D'autre part, le gouvernement fait souvent appel aux bosses du parti majoritaire, afin de pouvoir intervenir dans la vie économique et sociale du pays. C'est au «bossisme» que l'on doit attribuer l'apathie politique des masses, la détérioration du civisme, la tension et la frustration, qui font que, dans les villes et les Etats, ce sontles mêmes candidats qui sont élus.37 Gosnell a constaté que «les habitants de la Louisiane et de Jersey City ne se révoltaient pas (contre l'emprise des bosses tout — puissants N.D. A.) et que, pendant des années, ils n'avaient rien entrepris pour obtenir les libertés démocratiques fondamentales». 38 Parmi tous les facteurs qui ont suscité la limitation du «bossisme» dont nous avons parlé plus haut, mentionnons enfin la disparition du véritable monopole dont les partis jouissaient dans certains Etats, processus qui se poursuit depuis une trentaine d'années. Dans ces Etats, la suppression de la pratique unipartite contribue à réduire le rôle et l'omnipotence des bosses. Ceux-ci ne supportent en effet aucune con-
35.
E . P . H E R R I N G , op.
36.
J . T . S A L T E R , op.
cit.,
cit.,
p. p . 17
139. sq.
37. D. D. M A C K E A N , «Political Machines. . . », p. 52. Cf. également, W. M. R E D D I N G , op. cit., passim. 38. H. F. G O S N E L L , Qrass Roots Politics, Washington, 1942, p. 135.
Quelques traits spécifiques du système de parti américain
87
currence, 39 leur règne exigeant une sorte de pérennité. Il suffit qu'un rival apparaisse au loin pour que leur pouvoir se trouve détruit. Rappelons d'ailleurs que c'est par le haut que leur influence se trouva tout d'abord diminuée. C'est en effet aux conventions d ' E t a t que les bosses cessèrent en premier lieu d'imposer leur volonté. Depuis quelques années, il y a, à l'échelon des Etats, de moins en moins de bosses.*0 Brogen estime qu'il n'y a déjà plus de vrais bosses d ' E t a t (sauf dans le Sud) et que leur décadence v a de pair avec l'augmentation des prérogatives fédérales. Les machines d ' E t a t , affirme Brogan, sont déjà un anachronisme et les machines municipales sont en passe de le devenir. 41 Ceci dit, le «bossisme» continue néanmoins à agir sur la vie publique américaine. Ce que Bentley écrivait il y a un demi-siècle, à savoir qu'un boss faisait partie de l'arène politique au même titre que le président ou que les gouverneurs, reste partiellement vrai. 42 La persistance du «bossisme» peut s'expliquer par l'urbanisation continue du pays, qui augmente la participation citadine aux élections présidentielles. 43 E t a n t donné que les machines représentent un phénomène purement urbain, il n'est guère facile de les éliminer. Comme le dit Hertz, «dans les régions agricoles, où la situation est bien plus stable et où les citoyens se sentent infiniment plus indépendants, les bosses et les machines ont beaucoup plus de mal à se développer que dans les villes.»44 J . MacGregor Burns affirme 45 que le phénomène du «bossisme» a évolué et que, de nos jours, se sont les cliques qui l'ont remplacé, à leur tour, rattachées par des liens personnels aux détenteurs des postes électifs (maires, gouverneurs). Si tel est le cas — et Burns reconnaît qu'il y a toujours çà et là des machines dirigées par les bosses traditionnels et que, naguère aussi, il arrivait que des bosses se fissent élire à des postes publics — cette évolution est tellement insignifiante que rien ne nous empêche d'employer encore le terme de boss dans nos considérations ultérieures. Pour les spécialistes européens, le boss se confond en effet avec le chef d'une clique accolée à un parti et cimentée par des 39. E . E . SCHATTSCHNEIDER, «United States: The Functional Approach to P a r t y Government», in Modem Political Parties (sous la direction de S. N E U M A N N ) , p. 214. 40. P. T. D A V I D , M. Moos, R. M. G O L D M A N , Presidential Nominating PolMcs 1952, Baltimore, 1954. 4 1 . D . W . B K O G A N , op. cit., p. 1 7 3 . Tel est également l'avis de P . T. D A V I D , R . M . G O L D M A N e t R . C . B A I N , op.
cit.,
p.
104.
The Process of Government, E v a n s t o n 43. D . D . MACKEAN, «Political Machines. . .», p. 49. 44. Op. cit., p. 214. 45. Gongress on Trial, N e w York, 1949. 42. A . F . BENTLEY,
(111.), 1 9 4 9 ,
p.
163.
88
Quelques traits spécifiques du système de parti
américain
intérêts personnels. E t peu importe en l'occurrence que le chef de clique assume ou non des fonctions officielles. Pour pouvoir comprendre le problème du «bossisme», il convient également d'examiner celui du «patronage» et du partage du «butin». Le patronage se borne en fait à sélectionner les militants politiques locaux et à les aider à obtenir des postes dans l'administration. 46 Quant au «butin», il consiste en ces multiples avantages économiques que le gouvernement est à même de distribuer à titre de récompense pour services rendus au parti. Il peut s'agir d'un emploi bien rémunéré, ou bien d'une importante commande gouvernementale. Il peut aussi s'agir de profits obtenus d'une façon pas tout à fait légale, voire même illicite, souvant à l'origine de la fortune des grands potentats. La nocivité morale du système de partage du «butin», loin d'être exagérée, est en général sousestimée. 47 Pour Goldman le patronage met en évidence les liens qui unissent le parti victorieux au gouvernement. 48 Quant à Bentley, il y voit un facteur d'entente entre les appareils des deux partis. 49 Mais ce système a aussi ses inconvénients, car les postes étant nombreux à «pourvoir», beaucoup échappent au contrôle de ceux qui doivent les répartir. 50 La loi sur le service public (Pendleton Act, 1883), connue sous le nom de merit system, f u t la pierre d'achoppement du patronage: elle prévoyait l'attribution des postes administratifs à des fonctionnaires qualifiés et compétents. Cette loi vint entraver le système du patronage, en restreignant le nombre des fonctionnaires électifs et, partant, la sphère d'influence des bosses. Ch. Merriam et H. F. Gosnell estiment que le merit system a contribué au déclin du patronage. 51 Le problème n'est pas si simple, étant donné qu'un système fondé sur le «mérite» peut être facilement adapté aux impératifs du patronage 52 dont la viabilité tient entre autres à l'aversion que les Américains éprouvent pour les fonctionnaires de métier. 53 Rappelons en outre que les postes les mieux rémunérés ne sont pas pourvus par concours. 54 4 6 . W . GOODMAN, op. cit.,
p . 99.
47. Ch. E . MERRIAM, H . F. GOSNELL, The American Party System. An Introduction to the Study oj Political Parties in the TJnited States, New York, 1929, p. 190, 193; H . FINER, Der moderne Staat. Theorie und Praxis, Stuttgart—Dusseldorf, 1958, t . I I , p. 98. 4 8 . W . GOODMAN, op. cit.,
p . 99.
4 9 . A . F . B E N T L E Y , op. cit.,
p . 415.
50. Cf. entre autre, au sujet du patronage, F . R . KENT, The Great Game of Politics, p. 28 sq., p. 41; H . ZINK, op. cit., p. 49 sg.; H . F . GOSNELL, Machine Politics: Chicago Model, Chicago, 1937, p. 47 sq.; D. D . MACKEAN, The Boss . . . . p. 122 sq. 51. Op. cit., p. 457. 5 2 . B . J . F L Y N N , op. cit., 5 3 . W . GOODMAN, op. cit.,
p. 224. p . 109.
5 4 . D . W . BROGAN, op. cit., p . 1 4 1 .
Qualques traits spécifiques du système de parti américain
89
Le patronage f u t une nécessité, car sans lui — comme l'a dit Flynn — les partis n'auraient jamais pu fonctionner. Ce boss influent, rompu à la pratique du patronage, n'est pas le seul à émettre cette opinion: F. R. Kent partage son point de vue. Il considère lui aussi le patronage comme le moteur de l'organisation des partis, et il y voit en outre la source des fonds électoraux. 55 Le patronage n'est pas l'apanage exclusif du pouvoir exécutif. Les membres du Congrès qui appartiennent au parti gouvernemental peuvent au niveau de leurs circonscriptions suggérer certaines nominations ou s'opposer à d'autres. Ces suggestions concernent entre autres les postiers, les fonctionnaires de la douane et du fisc, les procureurs publics, etc. 56 Le gouvernement doit tout particulièrement tenir compte de l'opinion des membres du Congrès les plus influents, étant donné que leur support peut lui être éventuellement nécessaire. Rappelons également que, dans certains cas, le Sénat doit approuver les nominations du président. Le système du «butin» signifiait que les membres de chacun des deux partis étaient personnellement et directement intéressés à la victoire de leur parti. Ils y étaient intéressés matériellement. Pour nombre d'entre eux, une défaite électorale équivalait à la perte de leur gagne-pain, tandis qu'une victoire leur permettait d'obtenir un bon poste ou de conserver l'ancien». 57 Sans le système du «butin», les chefs de parti ne pourraient exercer aucun patronage sur les militants, et sans ces deux «institutions», il ne saurait être question de «bossisme». Le «bossisme» est donc consolidé par le système du patronage et par celui du «butin», qui sont en fin de compte du ressort du président et de ses collaborateurs les plus proches. Ceux-ci disposent d'un large éventail de possibilités, à commencer par la distribution de profits matériels, comme ces postes ou ces commandes dont nous avons parlé plus haut, pour finir par des titres ou des fonctions honorifiques. Le président se sert du système de patronage pour renforcer sa position au sein du parti et obliger celui-ci à le soutenir lors de la réalisation de son programme politique. 58 A l'échelon des E t a t s ou des grandes municipalités, le président fait pression sur le Congrès par l'intermédiaire des chefs de parti, qui décident de la réélection de ces membres. 59 Dans le contexte américain, il s'agit là d'un mode d'action extrêmement efficace et parfois même le
55. F. R. KENT, The Great Oame of Politics, p. 177. 56. S. K. BAILEY, H. D. SAMUEL, Congress at Work, New York, 1952, p. 136. 57. A . HEBTZ, op. cit., p . 181.
58. Cf. H. FINEB, The Presidency : Crisis and Régénération, p. 85 sq. 59. J A. Farley (Jim Farley's Story, New York, 1948, p. 92), nous présente un exemple de ce genre de tactique du temps de Roosevelt.
90
Qualques traits spécifiques du système de parti
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seul possible pour le chef de l'exécutif qui, rappelons-le, se trouve en même temps à la tête du parti au pouvoir. Le patronage permet donc au président de faire pression sur son parti et de l'orienter. 60 Il peut ainsi freiner les forces centrifuges qui s'y font jour et lui donner ne serait-ce qu'un semblant de cohésion. Il est secondé dans cette tâche par ses collaborateurs qui, quant à eux, exercent le même genre de patronage à leurs échelons respectifs: le président n'étant pas en mesure d'assurer à lui seul le contrôle de tout l'appareil. 61 L'usage veut que le président s'adjoigne, pour toutes les questions ayant trait au patronage, l'organisateur de sa campagne électorale, le dirigeant du comité national du parti. Celui-ci se trouve tout naturellement qualifié pour ce rôle, puisque la victoire qu'il a fait remporter à son parti prouve qu'il connaît à fond toutes les personnalités clés de la machine. Il arrive que le chef de l'exécutif lui offre en récompense le portefeuille des Postes et Télécommunications, qui n'est guère accaparant et qui laisse à son détenteur tout le loisir d'assumer ses fonctions au sein du parti. 62 C'est à lui qu'il revient d'aplanir les conflits internes et il ne fait appel au chef de l'exécutif que lorsque cette tâche dépasse sa compétence. Il s'efforce de créer un réseau de liens personnels à l'intérieur du parti et une combinaison de forces politiques locales susceptibles de recueillir le maximum de suffrages aux élections suivantes. Ce qui constitue d'ailleurs l'objectif principal de l'état-major du parti. Néanmoins, ce dirigeant n'a pratiquement aucune influence sur le plan politique. 63 Une telle organisation présente cependant un point faible: l'équilibre du système est rompu lorsque le président doit céder sa place au candidat du parti adverse. C'est ce qui s'est produit en 1932, lorsque Hoover perdit les élections. Trente ans plus tard, la défaite de Goldwater devait entraîner les mêmes effets. E t a n t donné que le boss et sa machine — ou, comme le veut Burns, les chefs de service locaux et leurs cliques — constituent les principaux éléments des organisations régionales des partis, étant donné aussi que ce sont les seuls noyaux stables de ce réseau mouvant de liens personnels,
60.
W . G O O D M A N , op.
cit.,
p.
187.
61. Jbid., p. 188. 62. A. H E B T Z , op. cit., p. 149. Cette pratique connaît cependant des exceptions. Lorsque Eisenhower n o m m a Summerfield ministre des Postes, celui-ci renonça à diriger le parti (W. G O O D M A N , op. cit., p. 469). U n autre ministre des Postes, Gronouski, n'occupa jamais une telle position dans la hiérarchie du Parti démocrate. 63.
E . P . H E B R I N G , op.
cit.,
p.
204.
Quelques traits spécifiques du système de parti américain
91
il est évident que c'est sur eux que se concentre l'attention des groupes d'intérêt. C'est l'importance des groupes qui déterminent la nature des rapports avec les bosses. C'est ainsi que des groupes de moindre envergure (une groupe de concessionnaires urbains, par exemple) doivent solliciter les faveurs du boss. Celui-ci attache une grande importance à ce genre de démarches, du fait qu'il peut en tirer parti pour mettre sur pied un large réseau de relations qui pourront lui être utiles aussi bien dans les milieux politiques que dans l'adminstration ou le monde des affaires. Il peut également s'agir de groupes traitant d'égal à égal avec les bosses pour tout ce qui touche aux intérêts locaux, dans le cadre d'une municipalité, d'un comté ou d'un E t a t . Mais, dans ce cas, les grandes entreprises privées qui exploitent les établissements publics de Chicago, de New York ou de Philadelphie, doivent tenir compte des bosses, afin que ceux-ci ne dressent pas l'opinion publique contre leurs profits excessifs. La situation est différente en ce qui concerne les puissants groupes de pression qui convoquent tout simplement les bosses pour leur donner des ordres, tandis que ceux-ci, s'ils tiennent à garder leur position, sont obligés de rechercher le soutien et la bienveillance des grands hommes d'affaire. Pas un seul boss ne pourra traiter d'égal à égal avec Ford. Le konzern cuivre dans le Montana, Anaconda, la compagnie de chemins de fer Southern Pacific — la fameuse «pieuvre» — ou les compagnies pétrolières du Texas, loin de rechercher la complaisance des bosses, se sont assurés leurs services. Il reste à déterminer quels sont les groupes d'intérêt qui ont le pouvoir de commander les machines et leurs bosses respectifs. Quoi qu'il en soit, le journaliste Lincoln Steffens, qui au début du siècle se donna tant de mal pour démasquer la corruption des machines de parti, avait sûrement raison d'affirmer que l'on pouvait trouver une affaire, ou un groupe d'hommes d'affaires derrière chaque boss.6i Harring se rapproche de ce point de vue en disant que l'on peut voir dans un parti, soit une association cherchant à s'adjuger des postes publics (politiques), à récompenser ses adhérents, à maintenir et à renforcer son pouvoir, soit un moyen auquel des intérêts anonymes ont recours en vue d'atteindre leurs objectifs. 65 Le monde des affaires peut garder son emprise sur les bosses et sur les hommes politiques en engageant dans ses entreprises ceux qui n'appartiennent plus à l'appareil administratif. Il arrive ainsi à s'attacher jusqu'aux hommes politiques les plus en vue auxquels il réserve les postes les plus
64. Cf. La Follette's Autobiography, 6 5 . E . P . HERRING, op. cit.,
p . 111.
Madison (Wise.), 1960.
92
Quelques traits spécifiques du système de parti
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prestigieux et des appointements considérables. Le patronage des partis se transforme donc ici en un patronage des monopoles. 86 Les syndicats ouvriers profitent eux aussi des services des bosses avec lesquels ils concluent souvent des ententes d'une morale assez douteuse. Les machinations de certains syndicats ouvriers sont répréhensibles non seulement parce qu'elles sont compromettantes, mais aussi parce qu'elles constituent un des symptômes de leur dépolitisation. Les dirigeants syndicalistes se vantent de défendre les intérêts des syndiqués à la façon des businessmen. C'est ainsi par exemple que l'A.F.L. conclut un accord avec Frank Hague, du New Jersey, accord dans lequel elle s'engagea à soutenir le candidat de Hague au poste de gouverneur, contre sa promesse de faire modifier la procédure judiciaire relative aux litiges suscités par les contrats de travail. 67 Le «bossisme», qui tire son origine des traditions politiques américaines, n'a pas d'équivalent en tant que système dans les pays de l'Europe de l'Ouest où les bosses ne représentent qu'un phénomène sporadique. On y pratique par contre le système du patronage qui y prend la forme d'une influence des partis sur l'attribution des postes dans l'administration. Il est notoire, par exemple, que sous la III e et IV e République, les partis français influèrent sur la nomination des préfets. 68 Ce patronage est également monnaie courante en R.F.A. Mais les machines de la plupart des partis politiques européens n'ont rien de commun avec celles du Nouveau Monde. Le Parti conservateur britannique par exemple, qui dispose d'employés appointés et hiérarchisés, attache une grande importance à leur instruction. Ces animateurs locaux, qui ne rappellent en rien les bosses américains, forment un réseau dirigé par le Central Office à la tête duquel se trouve le chef du parti. 69 Le matériel empirique dont nous disposons ne nous permet donc pas de rechercher des analogies, d'établir des parallèles qui ne pourraient être que superficiels. 2. LES «TIERS» PARTIS
Les «tiers» partis, bien qu'ils aient toujours eu la vie brève, ont joué un rôle indéniable dans la vie publique américaine. Leurs échecs étaient en effet liés à la prise du pouvoir, et non aux idées qu'ils avançaient ou aux 66. Comme l'écrit à juste titre W. A. MAMAIEV in Partit w systemje diktatowry monopolii (Les partis dans le système de la dictature des monopoles), sous la d i r e c t i o n d e I . D . L E VINE, MOSCOU, 1 9 6 4 , p . 1 3 6 .
67. D. D. MACKEAN, «Political Machines...», p. 50. 68. H. FINER, Der Moderne Staat . . ., p. 102. 69. S. H. BEEK, «Great Britain: From Governing Elite to Organized Mass Parties», in Modem Political Parties (sous la direction de S. NEUMANN), p. 24, 27.
Quelques traits spécifiques du système de parti américain
93
intérêts qu'ils défendaient parfois avec succès, même lorsque celui-ci était «posthume». C'est précisément ce dernier trait qui nous incite à nous pencher sur leur relation avec les groupes de pression. Le fait que les deux grands partis américains sont des amalgames d'intérêts de groupe et d'intérêts régionaux les empêche de résoudre les grands problèmes du pays et de prendre les mesures audacieuses que requièrent les besoins de l'évolution sociale, à moins qu'ils ne soient dirigés par des présidents hors pair, ce qui est rarement le cas. Les «tiers» partis sont venus combler cette lacune, en essayant de venir à bout de la stagnation, du conservatisme et de la routine de la vie politique, en formulant de nouveaux principes politiques et sociaux, inexistants dans le programme des deux grands partis. Les «tiers» partis se sont toujours liés avec des intérêts restreints, régionaux ou de groupe; mentionnons entre autres, à cet égard, le Farmer-Labor Party, du Minnesota, l'Antimasonic P a r t y qui, dans les années 1830, s'occupa des intérêts des agriculteurs du Nord-Est, le People's P a r t y qui, à la fin du 19e siècle, prit la défense des agriculteurs endettés et aux abois de l'Ouest et du Sud, ou le Prohibition Party. Nous pouvons y voir la source des généralisations de R. A. Alford qui affirme que, dans les sociétés où les oppositions de classe ne sont pas nettement établies, les tiers partis ont tendance à représenter les groupes ethniques, religieux ou économiques d'une région donnée. Ils peuvent alors s'avérer durables, ce qu'Alford illustre à l'aide d'exemples tirés de la vie politique du Canada où les dissidents républicains, regroupés dans un Parti progressiste (Progressives), arrivèrent à obtenir à eux seuls un cinquième des suffrages aux élections présidentielles. 70 Merriam et Gosnell écrivent que les partis mineurs (nous les qualifierons indifféremment de «tiers» ou de «mineurs») formulent leurs objectifs politiques avec infiniment plus de bonheur que les démocrates ou les républicains. 71 F. H . Haynes exprime un point de vue analogue en précisant que les plates-formes de tous les partis sont en fin de compte formulées par les partis mineurs. 72 On ne peut donc pas considérer les partis mineurs comme des formations politiques éphémères. Contrairement aux Partis démocrate et républicain, les tiers partis ont souvent des programmes explicitement énoncés, une organisation cohérente, un minimum de discipline et une 7 0 . R . A . A L F O R D , Party and Society. The Anglo-American Démocraties, Londres, 1964, p. 306. Cf. également au sujet des tiers partis W. B. H E S S E L T I N E , The Bise and F ail of Third Parties, Washington, 1948. 7 1 . C h . M E R R I A M , H . F . G O S N E L L , op.
72. F.
H . HAYNES,
cit.,
p. 211.
Third Party Movements, Iowa City, 1916, p. 3.
94
Quelques traits spécifiques du système de parti
américain
direction conséquente, traits inhérents, en Europe, à la notion de parti politique et dont sont entièrement dépourvus les deux grands partis américains. Il serait donc difficile d'abonder dans le sens de Goodman qui leur dénie la qualité de «parti», en la réservant aux seuls Partis démocrate et républicain. 73 Ce n'est que par un paradoxe de l'historié que les tiers partis n'ont jamais pu accéder aux leviers de commande du pays. Herring simplifie quelque peu le problème, en attribuant cet état de choses à des facteurs subjectifs: «Tant que nos deux grands partis seront contrôlés par des politiciens matois et retors, affirme-t-il, les partis mineurs ne seront pas en mesure de remplacer les partis existants». 74 Ceci dit, les tiers partis ont joué un rôle indubitable à certains moments de l'histoire américaine et se sont parfois montrés capables d'exercer une influence sur le programme politique des deux grands partis. Les tiers partis ont toujours été plus progressistes ou plus radicaux que les deux géants qui, à tour de rôle, pourvoient la nation américaine en présidents. Ce courant radical a le plus souvent pris naissance au sein ou en marge du Parti démocrate: tel f u t le case du People's Party, que dirigeait Bryan, du parti de Robert La Follette au cours des années 20, ou de la fronde de Wallace en 1948. Néanmoins, on peut également relever des phénomènes analogues dans l'histoire du Parti républicain où, en 1912 par exemple, une aile libérale dirigée par Theodore Roosevelt s'opposa au conservatisme de Taft. Pour un Wallace, toutefois, les tiers partis ne représentaient qu'un mouvement passager, ayant pour but de faire adopter certains principes qui, une fois acceptés, leur laisserait la possibilité de se retirer. 75 Bien que les tiers partis n'aient jamais constitué une véritable menace pour les républicains et pour les démocrates, le ferment que ces dissidents insufflaient dans la vie politique obligeait les deux grands à réviser leur ligne politique et à inclure, ne serait-ce que partiellement, les principes des tiers partis dans leurs plates-formes respectives, voire même à les mettre en pratique. C'est ainsi, par exemple, que, pendant sa campagne électorale, Truman devança Wallace, en mettant l'accent sur les droits civils, et que le programme du Progressive Party, organisé par les partisans de Theodore Roosevelt, fut dans une grande mesure réalisé par Woodrôw Wilson. 76 7 3 . W . G O O D M A N , op.
cit.,
: 7 4 . E . P . . H E R R I N G , op.
cit.,
p.
49. p.
180.
H. A: W A L L A C E , «Why a Third Party in 1 9 4 8 ?», The Annals, septembre 1 9 4 8 , p. 1 5 . 76. W . E. B I N K L E Y , M. C. Moos, A Orammar of American Politics. The National Government, Néw York, 1958, p, 187. 75.
Qualques traits spécifiques
du système de parti américain
95
Ces partis mineurs représentent souvent des intérêts de classe déterminée ou des groupes dépourvus d'influence, non organisés ou mal organisés. Us jouent donc un rôle que les deux grands partis ne peuvent ni ne veulent assumer et sont l'effet inéluctable du système politique américain. Les progressistes et les libéraux ont longtemps cru qu'une combinaison d'intérêts ouvriers et agricoles pourrait servir de base à un nouveau parti politique.77 Mais la réalité devait démentir cette illusion. Les forces capitalistes furent à même de contrecarrer cette tendance, en exploitant les contradictions objectives et les différends qui divisaient les agriculteurs et les ouvriers. Les transformations intervenues dans le domaine de l'agriculture au cours des vingt dernières années, la diminution de la population agricole (qui ne représente que 13 à 14 % de l'ensemble de la population), la généralisation des fermes familiales en tant qu'exploitations-types firent apparaître au grand jour le caractère illusoire de cette combinaison d'intérêts ouvriers et agricoles, qui était à la base même du Parti progressiste de Wallace et qui fut sans doute l'une des raisons de sa défaite aux élections présidentielles de 1948. La réticence, avec laquelle les puissants groupes de pression nouent des liens durables avec les deux grands, est encore plus accentuée vis-à-vis des partis mineurs dont la malchance a été historiquement démontrée. Ceci est aussi l'une des raisons pour lesquelles les organisations de masse répugnent à prendre la forme d'un parti politique distinct. 78 Cette réticence est également due au conservatisme qui règne en maître dans les petites villes.79 Les tiers partis ont donc toujours essayé de s'organiser dans les grandes métropoles qui leur assurent leurs premiers adhérents. Ajoutons enfin que les tiers partis doivent affronter non seulement des obstacles d'ordre social, le mécanisme du système politique, 80 mais aussi de vieilles traditions et des difficultés d'ordre aussi bien juridique que financier. Il convient de faire figurer au nombre de ces difficultés les élections primaires «blanches» des Etats du Sud. E t il faudra attendre longtemps avant que la loi sur les droits civils ne permette de facto une véritable déségrégation. Selon la législation californienne, pour qu'un nouveau parti puisse participer aux élections, il faut qu'il soit en mesure de pré7 7 . W . G O O D M A N , op.
cit.,
p.
620.
78. W . Goodman (op. cit., p. 350) estime que, d'un point de vue formel, ce qui distingue les partis mineurs des groupes de pression, c'est que les premiers présentent leurs propres candidats aux élections, tandis que les seconds ne font que soutenir ceux des républicains ou des démocrates. 7 9 . R . S . L Y N D et H . M . L Y N D , Middleton. A Study in Contemporary American Culture, New York, 1930, p. 415. 80. A. N. H O L C O M B E , The New Party Politics, New York, 1935, chap. V.
96
Qualques traits spécifiques du système de parti
américain
senter dix mois à l'avance les signatures de 10 % des électeurs, soit plus de 200 000. Le Colorado, pour sa part, n'exige que 500 signatures, mais celles-ci doivent être légalisées par un notaire. Ce chiffre s'élève à 8000 pour le Connecticut et à 15 000 pour la Louisiane. S'il ne faut que 12 000 signatures dans l ' E t a t de New York, ce qui n'est guère élevé par rapport au nombre total des habitants, la loi exige qu'il y en ait au moins 50 par comté, un impératif assez difficile à remplir. Quant aux 10 000 signatures qui sont requises en Pennsylvanie, elles doivent être présentées au plus tard six mois avant les élections. 81 Yenons-en enfin à l'attitude du mouvement syndicaliste vis-à-vis de la création éventuelle d'un parti ouvrier. Au début du siècle, sous l'influence du chef de l'A.F.L., Gompers, une doctrine s'implanta dans le mouvement syndicaliste, selon laquelle il était inutile de fonder un parti ouvrier et il suffisait de «récompenser les amis et de combattre les ennemis», en accordant ou non son suffrage au candidat donné. Cette doctrine et la pratique à laquelle elle a donné lieu — pratique encore en vigueur de nos jours — rappellent le fonctionnement du mouvement ouvrier anglais au siècle passé, lorsque les candidats qui bénéficiaient du support des syndicats ouvriers cherchaient à être élus au Parlement sous l'étiquette du Parti libéral. 82 Le soutien officiel que l'A.F.L. en 1924 apporta à Robert M. La Follette, candidat à la présidence, fut, dans ce contexte, un événement assez exceptionnel. Voici en quels termes l'un des leaders du mouvement syndicaliste résume sa position en la matière: «tant que l'unification du mouvement syndicaliste ne sera pas un fait accompli, il ne saurait être question de créer un parti ouvrier. E t si, au cours des dix prochaines années, nous arrivons à syndiquer de 15 à 20 millions d'ouvriers supplémentaires, ce genre de parti s'avérera inutile, étant donné que tous les politiciens nous supplieront de rejoindre leur parti». 83 Autrement dit, ce n'est pas encore le moment, et «plus tard» ce sera inutile. Les expériences malheureuses des tiers partis démontrent que le système politique américain, qui s'étaye sur deux formations où s'amalgament de multiples groupes de pression et des machines électorales dépourvues de toute conviction politique, continue à jouir d'une certaine stabilité. Cette absence de mouvement politique organisé fait planer une menace sur les institutions démocratiques, qui risquent d'être sapées par M . S . STEDMAN J r . , S . W.
STEDMAN,
Discontent at the Poils, New York, 1950, p. 125 sq. 82. G. D. H. COLE, A Short History of the British Working Glass 1789—1937, Londres, 1937, p. 113.
8 1 . W . B . H E S S E L T I N E , op.
Movement
8 3 . W . GOODMAN, op.
cit.,
cit.,
p . 9 9 sq.;
p. 620.
Quelques traits spécifiques du système de parti américain
97
des groupements réactionnaires, et il est susceptible d'engendrer une renaissance du maccarthysme ou la mainmise des cliques militaristes sur l'appareil d ' E t a t . Nous terminerons ces remarques en constatant que les tiers partis, qui n'apparaissent que sporadiquement, à des époques historiques lourdes de conflits, ne constituent pas u n instrument efficace pour les intérêts de groupe qui, lorsque les processus sociaux se déroulent normalement, doivent chercher d'autres formes d'organisation. 3. P R O P O S I T I O N S
DE RÉFORME DU
SYSTÈME
DE PARTI
AMÉRICAIN
Le besoin d'instaurer dans la vie publique des institutions capables de répondre à des intérêts opposés, d'une façon continue et durable, ne cesse d'être souligné par les théoriciens américains, avec pour ainsi dire, une insistance due au caractère actuel et crucial de ce problème. Ce besoin pourrait être comblé par de puissants partis politiques, analogues à ceux de la Grande-Bretagne et en mesure de dominer les forces centrifuges des groupes de pression. Woodrow Wilson fit partie de ceux qui donnèrent en exemple le système politique britannique et la conscience qu'ont ses partis de leur responsabilité. 84 Schattschneider met lui aussi l'accent sur ce sens de la responsabilité et attribue les méfaits de la décentralisation américaine au rôle décisif que les machines et les bosses locaux jouent dans l'investiture des candidats, ainsi qu'à la direction défaillante des partis. Un seul remède lui semble rationnel: la transformation des organisations démocrate et républicaine en partis centralisés. 85 Ce serait en effet la seule façon d'en faire un facteur d'intégration. Des idées analogues ont été avancées par Ch. E. Merriam et H. G. Gosnell,86 de même que par D. D. MacKean qui demandait que les individus faisant preuve de déloyauté vis-à-vis du parti ne fussent pas admis en tant que candidats à la présidence. Il exigeait aussi que tout le système politique s'engageât sur la voie du régime parlementaire. 87 Le rapport Buchanan, 88 dû au président de la commission spéciale de la Chambre des représentants pour les activités des lobbies, préconisa lui aussi un renforcement des deux partis. 84. A. RANNEY, The Doctrine of Responsible Party Government. Its Origins and Present State, Urbana (111.), 1962. 85. E. E. SCHATTSCHNEIDER, Party Government, New York, 1942, p. 118. 86. Ch. E. MEBRIAM, H. F. GOSITEIX, The American Party System, New York, 1929, p. 356 sq. 87. D. D. MACKEAN, Party and Pressure Politics, Boston, 1949, p. 640 sq. 88. General Interim Report of the House Select Committee on Lobbying Activities, House of Representatives, 81th Congress, House Report, n° 3138, Washington, 1950, p. 66.
98
Quelques traits spécifiques du système de parti
américain
L'Association américaine des sciences politiques essaya d'élucider le problème, en créant une commission d'étude des partis politiques. On peut trouver les résultats des travaux de cette commission dans un compte rendu 89 dont il convient de prendre connaissance pour pouvoir comprendre le sens des réformes proposées par les milieux scientifiques qui se consacrent à l'analyse de la structure politique américaine. Ce compte rendu avance des propositions concrètes, visant à transformer les deux partis en organismes cohérents, capables de mener une action politique durable et de prendre des décisions. Conscients du fait que les conventions nationales sont bien trop ancrées dans les traditions politiques américaines pour qu'on puisse envisager de les abolir, les auteurs ne tendent qu'à les réorganiser, pour qu'elles cessent d'être une manifestation politico-mondaine chaotique et difficilement contrôlable et deviennent un instrument politique efficace. Dans ce but, ils suggèrent de réduire à environ cinq cents personnes le nombre des participants aux conventions et de leur donner la forme d'un corps délibérant, se réunissant tous les deux ans en vue d'élaborer une plate-forme électorale. Le compte rendu ne s'opposa pas non plus à l'institution des comités nationaux, pas plus qu'à leur composition qui doit refléter le rapport des forces au sein de chaque parti d'un E t a t à l'autre. Mais Goodman lui reproche, non sans raison, de ne pas préciser les compétences de ce corps, qui deviennent d'autant plus ambiguës que les auteurs du compte rendu envisagent la création d'un nouveau corps, un conseil de parti, venant «coiffer» toute l'organisation, à l'instar des comités exécutifs des partis européens: ce conseil devrait assumer la direction politique du parti, en élaborer la plate-forme, proposer des candidats au Congrès, ce qui saperait bien entendu le pouvoir des bosses locaux et leurs machines. Il lui appartiendrait en outre de faire des suggestions au sujet des candidats aux postes de président et de vice-président. Seconde nouveauté: l'instauration d'un «cabinet» réunissant les gros bonnets du parti. Le «cabinet» du parti au pouvoir jouerait le rôle d'un corps consultatif, à la disposition du président, et celui du parti vaincu formerait, comme en Angleterre, une sorte de «cabinet fantôme». Cette centralisation du pouvoir restreindrait bien sûr l'autonomie des filiales régionales. Un réseau de groupes de discussion, soumis à une certaine discipline, formerait la charpente de l'organisation toute entière. Tous les membres du parti seraient tenus de faire respecter sa plate-forme, et ses élus au Congrès devraient tout particulièrement donner l'exemple en matière de loyauté et de discipline. Ainsi réorganisé, le parti pourrait 8 9 . T H E COMMITTEE ON POLITICAL P A R T I E S o r THE AMERICAN POLITICAL SCIENCE,
«Toward a More Responsible Two-party System», plément.
A.P.8.R.,
t. X L I V , 1950, sup-
Quelques traits spécifiques du système de parti américain
99
s'opposer à une extension excessive du pouvoir du président, ce qu'il n'est pas en mesure de faire dans le contexte actuel. Tel est, en bref, le plan de réforme proposé par l'Association américaine des sciences politiques, en vue de faire des partis l'élément principal de l'intégration politique. Une quinzaine d'années s'est écoulée depuis la publication de ce projet et la transformation du système politique américain ne semble pas avoir avancé d'un pas: il est toujours incapable de maîtriser les forces centrifuges des groupes de pression incontrôlés qui introduisent dans la vie politique une part de hasard. Les auteurs du projet savent d'ailleurs parfaitement qu'il leur est impossible de faire imposer ces réformes par voie législative. Mais, comme le dit M. Fainsod, une approche purement organisationnelle ne permettrait pas non plus de venir magiquement à bout de la résistance opposée à la centralisation du pouvoir du parti. Le problème de la consolidation du contrôle ne peut pas être résolu uniquement par le haut. 9 0 Y a-t-il cependant des forces sociales susceptibles de soutenir un projet de réforme tel que celui proposé, par exemple, par l'Association américaine des sciences politiques ? Son compte rendu divise les groupes de pression en deux grandes catégories: I o ) les groupes d'intérêts particuliers hautement organisés et ne disposant que d'un petit nombre d'adhérents, s'ils n'en sont pas même totalement dépourvus (précisons qu'il s'agit surtout là de groupes capitalistes extrêmement influents); 2°) les groupes de pression disposant d'un grand nombre d'adhérents dont les voix peuvent lourdement peser sur la balance en période électorale (en premier lieu, syndicats ouvriers et organisations agricoles). Or, seuls ces derniers pourraient éventuellement soutenir des réformes visant à la création de «partis responsables». Par contre, les groupes capitalistes n'éprouvent pas le moindre intérêt pour ces modifications, étant donné qu'ils préfèrent avoir affaire à des partis désarmés, incapables de s'opposer à leur pression. J . MacGregor Burns propose de son côté un autre projet de réforme concernant la création de deux partis véritablement nationaux et considérablement renforcés. Quels sont les moyens qui, selon lui, permettraient d'atteindre ce but? Burns nous en énumère toute une série: la suppression du contrôle des E t a t s sur l'élection des fonctionnaires fédéraux; l'accroissement substantiel du nombre des adhérents, allant de pair avec une participation plus active, une discipline plus réelle, des cartes de parti et des cotisations; la coordination des deux concurrents qui agissent parallèlement au sein de chaque parti — le «parti présidentiel» 90. «Consolidating Party Control», A.P.S.R.,
1948, t. XLII, p. 326.
100 Quelques traits spécifiques du système de parti
américain
et le «parti du Congrès» — ; la création d'une nouvelle direction au Congrès, ce qui présuppose la suppression du système d'ancienneté qui continue à décider de la nomination des présidents des diverses commissions, et enfin, le financement «massif» et «populaire» des partis. E n outre, le parti de l'opposition devrait être mieux organisé, grâce, en tout premier lieu, à la constitution d'une direction capable non seulement d'élaborer une plate-forme électorale mais aussi de prendre position vis-à-vis des événements politiques. 91 A l'instar de tous les autres programmes, celui de Burns tend à rapprocher le système américain de celui de la démocratie représentative de la Grande-Bretagne. Fait paradoxal, le pouvoir dont dispose le président américain séduit de nombreux hommes politiques britanniques parmi lesquels figure également un Harold Wilson. Mais rien ne nous permet d'affirmer que, dans un avenir proche, les deux partis américains connaîtront des changements susceptibles de rapprocher le système politique des Etats-Unis du système bipartite britannique. Les solides traditions du régionalisme, 92 qui remontent au 18e siècle, confèrent à la vie politique américaine son aspect «provincial», si étonnant pour u n Européen, et viennent renforcer tous les éléments qui ont intérêt au maintien du système actuel. Ces traditions sont de leur côté consolidées par l'état de fait juridique qui ne favorise nullement lui non plus l'élaboration de conceptions homogènes à l'échelon national. Loin d'avoir un seul système juridique, ce pays en compte en effet cinquante, ce qui rappelle assez la mosaïque complexe des institutions féodales.
op. cit., chap. X I V : «Strategy for Americans». 92. W. G O O D M A N , op. cit., p. 609. Gf. également E. A. H E L M S , «The President and Party Politics», Journal of Politics, 1949, t. XI, p. 42 sq. 91. J . MACGREGOR BUKNS,
CHAPITRE
V
INTÉRÊTS RÉGIONAUX
Le régionalisme est une notion imprécise qui peut s'appliquer aux tendances de divers intérêts, regroupés sur un territoire se distinguant du reste du pays, soit par une structure économique intrinsèque, soit par un particularisme religieux, linguistique ou culturel, des traditions historiques et des coutumes locales, c'est-à-dire un folklore spécifique. C'est en Suisse que ce genre de régionalisme se manifeste sous sa forme la plus classique. Il est par contre difficile de parler de régionalisme dans les E t a t s post-coloniaux où des tendances centrifuges vont de pair avec la renaissance de structure périmées, telles que les castes ou d'autres formations tribales, 1 et où des courants politiques laissent apparaître une conscience nationale encore assez confuse. Bref, le régionalisme tente de venir à bout des conséquences négatives du centralisme dans des pays déjà nationalement définis. Nous ne chercherons pas ici à savoir comment les régions sont organisées sur le plan juridique, de quelle structure politique elles relèvent, si elles font partie d'une fédération (s'agit-il d'un E t a t , d'un pays, d'un canton ?), ou b'en d'un E t a t homogène (avons-nous affaire à un district autonome ou bien à une région, comme en Italie?), bref à déterminer leur degré de décentralisation. 2 L'analyse juridique de tous ces problèmes ne saurait être entreprise que dans le cadre de chaque pays pris à part. Quoi qu'il en soit, il ne fait aucun doute que les groupes d'intérêt dont il vient d'être
1. Ces problèmes ont été fort pertinemment présentés par G. A . A L M O N D , J. S. The Politics of the Developing Areas, Princeton (N. J.), 1960, ainsi que par M. W I E N E R , The Politics of Scarcity. Public Pressure and Political Response in India, Chicago, 1962. 2. L'expression «Etat régional», introduite par C. Palazzoli (Les régions italiennes. Contribution à l'étude de la décentralisation politique, Paris, 1966, passim), ne nous aide guère à résoudre les difficultés juridiques que soulève l'analyse des institutions régionales. COLEMAN,
102
Intérêts régionaux
question, et qui peuvent donner lieu à diverses combinaisons, marquent de leur sceau et individualisent une région déterminée. Les intérêts régionaux peuvent se rattacher à des courants politiques rétrogrades ou progressistes, ils peuvent concorder avec une tendance à la décentralisation, conçue en tant que principe de réorganisation d'un régime donné, ou bien prendre la forme d'un séparatisme politique. Partant, les termes «région» et «régionalisme» n'ont pas la même signification aux Etats-Unis ou en France, en Angleterre ou en Italie. Palazzoli affirme, non sans raison, que la notion de région est assez élastique, que son contenu est variable et que l'on ne peut donc pas parler d'un seul type de région.3 Les intérêts régionaux se lient en règle générale avec des intérêts de groupe plus restreints, à condition bien entendu que ceux-ci aillent dans le même sens.4 Il arrive que des tendances régionales fassent éclater la structure politique ou, au contraire, viennent la renforcer. Quoi qu'il en soit, les groupes qui représentent des intérêts régionaux cherchent à institutionnaliser la défense de leur particularité. Dans les fédérations, ils tirent parti de la forme même de l'Etat; dans les systèmes politiques homogènes, ils s'efforcent de créer des institutions autonomes conformes à leurs intérêts. C'est ainsi que, dans le Royaume-Uni, l'Irlande du Nord dispose d'un parlement régional, que l'Ecosse et le pays de Galles ont une «commission élargie» à la Chambre des communes, qui examine tout les projets de lois les concernant, et que l'Ecosse et l'Irlande du Nord ont leur propre système juridique et judiciaire. D'autre part, le particularisme des régions italiennes est garanti par la Constitution. Un particularisme économique, ethnique ou religieux est susceptible d'engendrer un régionalisme politique, un parti régional, voire même une région unipartite. 5 Alford va même jusqu'à considérer les régions comme des «nations en puissance», à la suite d'études réalisées dans quatre pays anglo-saxons: l'Angleterre, les Etats-Unis, l'Australie et le Canada. On ne peut cependant en tirer aucune généralisation, vu l'homogénéité culturelle des régions qui ont fait l'objet de ses travaux. 6 L a formation d'un régionalisme dans un pays donné ne peut pas être la
3. C. P A L A Z Z O L I , op. cit., p . 2. Cf. é g a l e m e n t E . B A A S , Réflexions sur le régionalisme, L y o n , 1 9 4 5 ; R . E . D I C K I N S O N , City, Région and Regionalism, Londres, 1 9 4 7 . 4 . B . A . J E N N Y , Interessenpolitih und Demokratie in der Schweiz, Z u r i c h , 1966, p . 87. 5 . R . A . A L F O R D , Party and Society. The Anglo-American Democracies, Londres, 1964, p . 47, 142 et sq. 6. Ibid., p . 358
Intérêts régionaux
103
résultante des forces sociales et politiques du pays en question. Tout régionalisme n'est en effet que l'un des éléments de ces forces. Les intérêts régionaux peuvent entrer en conflit avec des intérêts de classe, en créant des foyers de tension. Alford a sans doute raison de prétendre que, dans les pays économiquement développés, il est plus facile de trouver un compromis entre la solidarité nationale et la loyauté régionale ou religieuse, loyauté qui prend bien plus appui sur des «valeurs» que sur des intérêts.7 Il semble qu'une intense industrialisation, à condition qu'elle soit uniformément répartie, soit à même d'affaiblir les tendances séparatistes inhérentes au régionalisme. Les différenciations géographiques et économiques de la fédération américaine, que vient encore renforcer une grande diversité de traditions nationales, religieuses, culturelles ou de mœurs, sont à la base du particularisme de divers groupes sociaux. Les intérêts régionaux, qui font preuve d'une grande vitalité, influent sur le comportement politique américain.8 H. Hertz écrit à juste titre qu'il y a autant de Partis républicains et de Partis démocrates que d'Etats, ce qu'il impute au régionalisme.9 Ajoutons en outre que la position de monopole que détenaient le Parti démocrate ou le Parti républicain dans certains Etats favorisa la consolidation du régionalisme. La rupture de ce monopole, qui remonte à l'élection de Roosevelt, et l'instauration d'une véritable alternative politique constituent l'un des facteurs qui nous permettent d'augurer un déclin de l'importance du régionalisme dans la vie publique des EtatsUnis. Les intérêts de certaines unités géographiques peuvent eux aussi donner lieu à une tendance au particularisme. Mentionnons à ce propos l'exemple classique du Sud et de sa production de coton. Les intérêts convergents de tous ceux qui vivent du coton correspondent à des traditions politiques bien déterminées. Ce qui a donné lieu à un régionalisme outrancier que l'on pourrait taxer de séparatisme, surtout pendant la guerre de Sécession où il atteignit son point culminant. 10 La zone du maïs, dans le Centre-Ouest, nous fournit un autre exemple d'intérêts économiques spécifiquement régionaux. Tout comme les provinces d'Alberta et de Saskatchewan (pays producteurs de blé) au Canada, ou le pays de Galles (région minière) en Angleterre. En France, à la suite d'une réduction progressive de la culture des vignes de mauvaise qualité, 7. Ibid., p. 339. 8. W. G O O D M A N , The Two-Party System in the United States, Princeton, 1956, p. 308. 9. A . H E R T Z , Amerykanskie stronnictwa polityczne, Paris, 1957, p. 1 3 4 . 10. W .
G O O D M A N , op.
cit.,
p.
321.
104
Intérêts
régionaux
les régions qui se consacrent à l'élevage ou à la culture des céréales commencent à se différencier nettement des régions viticoles. Ce qui n'exclut pas l'existence d'intérêts contradictoires dans une même région: les intérêts des agriculteurs, par exemple, et ceux des centres urbains (comme dans l'Etat de New York, le New Jersey ou l'Illinois). 11 Les intérêts régionaux constituent un problème d'une telle complexité que plusieurs approches nous semblent justifiées. Mais la différenciation géographico-économique joue à cet égard un rôle primordial, ce que reconnaissent d'ailleurs nombre d'auteurs américains. 12 Rien ne nous autorise donc à voir dans le régionalisme américain des rivalités locales sans rapport avec l'économie. 13 L'appel à la défense des «droits des Etats» avait souvent pour objectif réel le souci de sauvegarder les intérêts de classe; même les partisans d'un puissant gouvernement fédéral se retranchaient derrière la législation locale, dès que leurs intérêts économiques leur semblaient menacés par le pouvoir central. 14 Soulignons, d'autre part, qu'il serait difficile de considérer le régionalisme comme un phénomène durable dans la vie politique américaine. W. Goodman et R. Alford estiment à juste titre que l'urbanisation du pays nivelle de plus en plus les divers particularismes régionaux, ce qui est surtout manifeste dans les régions qui, auparavant, étaient presque exclusivement agricoles. Le caractère de plus en plus diversifié de l'économie locale et l'uniformisation du développement économique de t o u t l'ensemble du pays font que le bien-fondé de la classification des régions en fonction de leurs intérêts économiques respectifs commence à s'estomper. 15 Ceci dit, les intérêts régionaux restent toujours l'une des causes du manque de cohésion des partis américains, au même titre que tous les autres intérêts organisés. Mais dès qu'il s'agit d'un parti cohérent, capable d'intégrer divers intérêts, ce parti peut résister à la pression des intérêts régionaux même les plus puissants. Ce que peut entre autres illustrer le sort du mouvement 11. D. D. M A C K E A N , Pressures on the Legislature of New Jersey, New York, 1938, p. 86. 12. F . J . T U R N E R , The Significance of Sections in American History, New York, 1932, p. 288 sq.; H. W. O D U M , H. E. M O O R E , American Regionalism, New York, 1938, p. 3 sq.; D. D. M A C K E A N , Party and Pressure Politics, Cambridge (Mass.), 1949, p. 84 sq.; P. H. O D E G A R D , «Political Parties and Pressure Groups», The Annals, mai 1935, p. 69; W. G O O D M A N , op. cit., chap. X I V . 13. Ch. E . M E R R I A M , H. F. G O S N E L L , The American Party System, New York, 1949, p. 107 sq. 1 4 . M . J . C. V I L E , The Structure of American Federalism, Londres, 1 9 6 1 , p. 38. 16. W. G O O D M A N , op. cit., p. 313; R . A . A L F O R D , op. cit., p. 321. Cf. également E . E . R O B I N S O N , They voted for Roosevelt, Stanford, 1947, p. 21.
Intérêts régionaux
105
autonome écossais, représenté par la Scottish Covenant Association. Cette organisation, dont l'activité remonte à l'année 1942, cherchait à imprimer un caractère fédéraliste à la structure politique de la GrandeBretagne. Elle profita de l'appui dont elle bénéficiait en Ecosse pour exercer une forte pression sur le gouvernement. Mais, de 1945 à 1951, le gouvernement travailliste, partisan de la centralisation du pouvoir, refusa obstinément de céder aux postulats fédéralistes des Ecossais. Il fallut attendre les années 1951 — 1955 pour que le gouvernement conservateur leur accorde certaines concessions sur le plan administratif. 16 E n France aussi, le retard économique de la Bretagne et le prix que ses habitants attachent à leur particularité ethnique contribuent à souder les intérêts régionaux de cette province. E n R.F.A., ce genre de particularisme est encore renforcé par la structure fédérale de l'Etat. Quant à la spécificité de la Bavière et du Bade-Wurtemberg, elle est en outre alimentée par le caractère catholique de ces deux provinces ainsi que par une représentation autonome au sein du Parti démocrate-chrétien. Le régionalisme a u n tout autre aspect en Italie où la disparité économique va de pair avec une grande diversité de traditions politiques, culturelles et folkloriques. Les conflits qui opposent le Nord industrialisé au Sud rétrograde ne peuvent pas s'expliquer uniquement par la dichotomie économique de l'Italie. Il convient de faire remarquer que ni le Nord, ni le Sud ne forment un tout homogène, que les régions qui les composent ne sont pas régies par les mêmes intérêts. Ceci dit, l'opposition Nord-Sud reste toujours valable. 17 Conformément à la Constitution, la gauche italienne tend actuellement à étendre le système régional à toute l'Italie, ce à quoi s'opposent la démocratie chrétienne et la droite. E n Algérie, les intérêts économiques et politiques des colons français, que ceux-ci défendaient par toutes sortes de moyens, en mettant sur pied des organisations légales ou illégales (comme l'O.A.S.) et en tirant parti des contacts qu'ils avaient noués au sein de l'armée, entrèrent en conflit aussi bien avec le grand capital qu'avec la raison d ' E t a t de la métropole. 16. J. D. STEWART, British Pressure Oroups, Oxford, 1958, p. 127 sq. 17. G. AMENDOLA, La Democrazia del Mezzogiorno, Rome, 1957; E. SANTORELLI, L'Ente regione, Rome, 1960. Jusqu'à présent, sur les 19 régions prévues par la Constitution, 5 seulement ont été instaurées. Au sujet du régionalisme italien, cf. également M. MONACO, La regione, sintesi storica dell'autonomia in Italia, Rome, 1957; R. NICOLAI, L'Italia regionalista, Rome, 1960; C. MORTATI, Istituzioni di diritto pubblico, Padoue, 1960, ainsi que les manuels de droit constitutionnel de E. Crosa (Turin, 1957), P. Biscarelli di Ruffia (Naples, 1962) et G. BalladorePallieri (Milan, 1963).
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Intérêts
régionaux
Les colons, estimant que l'Algérie faisait partie intégrante de la France, affirmaient que leurs intérêts devaient être considérés comme des intérêts strictement régionaux. Après que les partis bourgeois, ignorant délibérément les solutions proposées par le Parti communiste français, se furent avérés incapables de s'opposer à la pression des colons, la V e République vit le jour et le nouveau régime fit de la personne du président le principal centre d'intégration. Celui-ci sut soumettre à l'intérêt national les intérêts des colons, soutenus par des cliques factieuses militaires. La détérioration de la situation économique d'une région présentant des particularités ethniques ou religieuses y engendre parfois une tendance à l'autonomie politique. C'est ainsi qu'au cours de l'été 1961, l'agitation des paysans bretons donna un nouveau souffle au mouvement autonomiste de cette province. Ce courant qui, de nos jours, ne représente qu'un à-côté politique renoue avec le conservatisme traditionnel de la réaction française. Jusqu'à la fin de la I I I e République, le régionalisme f u t en effet l'un des mots d'ordre de la droite. 18 Par contre, le régionalisme moderne, inspiré d'en haut, entre dans le cadre des plans d'aménagement du territoire. 19 Il s'efforce de rétablir l'équilibre entre Paris et la province. 20 Les vingt et une régions qui ont été créées à cette fin et que dirigent des «super-préfets» planifient leur propre développement économique, sur la base de conférences interdépartementales. U n comité interministériel permanent coordonne toute cette activité qui, comme l'a dit Quermonne, cherche à transformer l'administration française de l'âge de la diligence en une gestion moderne. 21 Chacune de ces régions se compose d'un groupe de départements qui a pour centre une grande ville, appelée à devenir une métropole régionale. 22 Rôle que jouent déjà, par exemple, Marseille ou Lyon. Nous avons donc affaire ici à un nouveau régionalisme français, destiné à répondre aux besoins de l'aménagement du territoire. Depuis quelque temps, on préconise des mesures supplémentaires, telles que la création d'assemblées politiques régionales élues au suffrage
18. J. L. QUERMONNE, «L'expérience de régionalisation», VF Congrès mondial de l'Association internationale de science politique, texte polycopié, 1964, p. 2. 19. Les décrets du 30 juin 1955 furent le point de départ de l'élaboration d'un programme d'action régionale. 20. Cf. J.-F. GRAVIER, Paris et le désert français, Paris, 1947; D. ATHANASOPOULOS, Le fait régional dans l'administration française, Paris, 1960; J.-L. QUERMONNE, Administration traditionnelle et planification régionale, Paris, 1964. 21. Cf. le rapport de J.-L. Quermonne, présenté au colloque organisé à l'Université de Lyon les 6 — 7 avril 1962 (La Région. Aspects politiques et sociaux, Paris, 1963, texte polycopié, p. 87 sq.). 22. Cf. ibid., p. 89, ainsi que Le Monde du 17 juillet 1965.
Intérêts régionaux
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universel, la nomination de préfets régionaux directement soumis au premier ministre, etc. 23 On peut relever des tendances analogues dans le régionalisme moderne de la Grande-Bretagne. Quant au régionalisme italien, contrairement au régionalisme moderne de la France qui découle de la planification économique de ce pays, il trouva son expression juridique dans la Constitution (réalisée seulement en partie, il est vrai), bien avant la mise sur pied d'une transformation planifiée du Mezzogiorno. En R.F.A., enfin, le problème du régionalisme est beaucoup moins controversé, du fait que les provinces (Länder) y sont par tradition des remparts des intérêts régionaux. Il s'agit donc là d'une structure politique durablement établie. Nous redirons, pour conclure, après Palazzoli, 24 que l'ancien régionalisme «sentimental et rétrospectif» cède peu à peu la place à un régionalisme instrumental et fonctionnel qui ne voit dans les régions qu'un moyen de réaliser des objectifs définis, avant tout économiques. A l'instar de tous les instruments du pouvoir, les institutions régionales font l'objet d'une lutte politique (peut-être plus acharnée en Italie que dans les autres pays). Ces institutions, qui commencent à se cristalliser dans les pays capitalistes, ont pour tâche de remédier aux effets négatifs d'un centralisme excessif, d'une manière bien plus efficace que l'ancienne décentralisation administrative. Elles doivent disposer d'un plus grand pouvoir de décision et favoriser, en tout premier lieu, la croissance économique des régions qu'elles représentent, en venant à bout de l'uniformisation centraliste.
23. Colloque du Club Jean Moulin. Cf. Le Monde, 29 — 30 janvier 1967. 2 4 . C f . C . P A L A Z Z O L I , op.
cit.,
p.
3.
CHAPITRE V I
LES GROUPES DE PRESSION ET LES ÉLECTIONS
1. LA PRESSION DES GROUPES D'INTÉRÊT P E N D A N T LES CAMPAGNES ÉLECTORALES AMÉRICAINES
Si, pendant les élections présidentielles américaines, seuls les maîtres tout-puissants du monde des affaires ont voix au chapitre et peuvent influer sur l'investiture du candidat à la présidence, les élections législatives fédérales et locales permettent en revanche aux intérêts particuliers de faire la pluie et le beau temps. Ces intérêts sont à même d'exercer une pression aussi bien sur les candidats au Congrès que sur les machines, afin que celles-ci soutiennent leurs candidats. Au cours des élections législatives, les intérêts nationaux se voient en effet relégués au second plan au profit des intérêts locaux. 1 Comme l'écrit Schattschneider, la pression que cette multitude de groupes et d'intérêts exerce sur la structure politique contribue à la désintégrer et entrave la formulation d'une politique à l'échelon national,2 du fait que les intérêts organisés d'une minorité ne se sentent nullement responsables vis-à-vis des électeurs. Les machines des partis s'étayent en tout premier lieu sur la politique locale. E t comme les machines qui régentent les quartiers, les villes, les comtés ou les Etats se laissent guider par des intérêts particuliers, les organisations des deux grands partis ne sont pas en mesure de remplir leurs tâches essentielles, à savoir celles qui ont trait aux intérêts du pays tout entier. Il y a donc autant de «politiques» que d'Etats. 3 Ce qu'on peut aussi imputer au fait que la structure des partis se ramène à des liens personnels extrêmement élastiques entre leurs employés et les can1 . W . B . MTJNBO, The Invisible Oovernment, New York, 1 9 2 8 , p. 1 0 4 . 2. E. E. SCHATTSCHNEIDER, «Party Government and Employment Policy», A.P.S.R., décembre 1945, p. 1150. 3. E. P. H E K R I N G , The Politics of Democracy. American Politics in Action, New York, 1940, p. 210.
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didats qu'ils soutiennent, qu'elle manque de compacité. Telle est la raison pour laquelle les sommets des partis n'exercent au fond aucune influence sur l'investiture des candidats à l'échelle locale. Ceux-ci, secondés par leurs amis politiques, ne peuvent donc compter que sur eux-mêmes pour organiser et financer leur campagne électorale. 4 E t comme les charges électives sont innombrables, nous avons affaire à toute une kyrielle de campagnes électorales, grandes ou petites. Les groupes de pression essaient de tenir en laisse les candidats ainsi que les bosses et les machines qui les soutiennent, en leur rappelant le nombre de voix ou les moyens financiers qu'ils sont en mesure de mobiliser. 5 Pendant la campagne de 1952, l'American Medical Association s'opposa énergiquement au postulat des démocrates, préconisant une extension des prestations d'assurances maladies. La propagande que cette organisation mena auprès de sa clientèle fit perdre aux démocrates, comme ils le reconnurent plus tard ouvertement, un siège au Sénat (E. Thomas, de l'Utah) et deux sièges à la Chambre des représentants (E. O'Sullivan, du Nebraska, et A. Biemiller, du Wisconsin). 6 Schriftgiesser, qui consacra tout un ouvrage «à l'art et à la manière d'influencer les législateurs», écrit qu'au cours des années 1880, certains groupes d'intérêt prévinrent tout simplement les démocrates pennsylvaniens que, s'ils ne votaient pas l'instauration de droits d'entrée sur le charbon, le fer et l'acier, ils s'en repentiraient amèrement. 7 C'est au moment de l'investiture des candidats à des postes électifs que les personnes, possédant de l'argent ou pouvant facilement en réunir, misent sur des carrières politiques conformes à leurs intérêts. E t seuls les débutants qui sont capables de financer leur campagne électorale peuvent défendre leur indépendance. 8 Tel f u t par exemple le cas d'un Nelson Rockefeller, d'un Averell Harrimann ou des frères Kennedy. Les méthodes dont se servent de nos jours les groupes de pression ont perdu de leur brutalité, mais aucun de ces groupes ne renoncera à entrer en lice en période préélectorale, ni surtout au moment des élections présidentielles, si cela peut l'aider à réaliser ses objectifs. Ce sont les représentants des groupes les plus influents qui, aux conventions des deux partis, étape ultime de l'investure des deux candidats
4. A. H E A R D , The Cost of Democracy, Chapel Hill (N. C.), 1960, p. 283. 5 . J. M A C G R E G O R B U R N S , Congress on Trial, New York, 1949, p. 29. 6. Cf. l'article de Drew Pearson dans le Washington Post du 28 septembre 1962. 7. K . S C H R I F T G I E S S E R , The Lobbyists. The Art and Business of Influencing Lawmakers, Boston, 1951, p. 18. 8 . A . H E A R D , op.
cit.,
p.
323.
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Les groupes de pression et les élections
à la présidence, intègrent en dernier ressort les intérêts adverses et établissent les limites des futurs compromis. Trait caractéristique du système électoral américain, le rapport des forces n'est pas le même aux élections présidentielles qu'aux élections législatives fédérales et locales.9 Il arrive donc souvent qu'un président démocrate soit obligé de collaborer avec un Congrès en majorité républicain, et vice versa. Signalons enfin le problème des abstentions qui, bien qu'il sorte du cadre de cet ouvrage, doit cependant être mentionné. Parmi les multiples causes qui provoquent ces abstentions, l'apathie et l'inertie jouent un rôle prépondérant. On peut supposer que tous ceux qui ne croient pas que leurs suffrages pourront changer en quoi que ce soit le cours des affaires publiques, s'abstiennent de voter. Tout comme les électeurs que rien ne relie aux groupes de pression qui essaient d'influer sur le déroulement de la campagne électorale, ou ceux, enfin, que révoltent le manque de programme et le caractère purement personnel des campagnes électorales. S'il y avait une organisation prête à prendre la défense de ces électeurs, il est plus que probable qu'elle arriverait à les tirer de leur apathie. Quoi qu'il en soit, cette apathie des masses, face à la complexité des problèmes sociaux, économiques et politiques, sert de toile de fond à l'activité des groupes de pression 10 et la participation des abstentionnistes aurait pu à chaque fois changer les résultats des élections. Néanmoins, les effets de ces abstentions n'affectent pas dans la même mesure l'un et l'autre parti: les démocrates en pâtissent bien plus que les républicains. 11 2. LE FINANCEMENT DES ÉLECTIONS A U X ÉTATS-UNIS
E t a n t donné que les partis ne disposent pas de leurs propres fonds, le financement des élections constitue un problème crucial, problème qui intéresse au plus haut point les groupes de pression. Les groupes d'intérêt les plus influents aident, en règle générale, les deux partis à la fois. Il s'agit surtout, en l'occurrence, des grands groupes pétroliers, 12 soucieux de conserver leurs privilèges en matière d'impôts. Dans les E t a t s où une seule corporation, ou un petit groupe de corporations, exerce son empire et dont la population est peu nombreuse et 9. E . E . S C H A T T S C H N E I D E R , Party Government, New York, 1942, p. 194 sq. 10. M . L E K N E R , It is Later than You Think, New York, 1943, p. 113. 11. A . H E R T Z , Amerykanskie stronnictwa polityczne (Lea partis politiques américains), Paris, 1957, p. 233. 12. W . A D A M S , H . N. G R A Y , Monopoly in America. The Government as Promoter, New York, 1955, p. 79 sq.
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incapable de mettre sur pied ses propres organisations, les élections législatives locales, et même fédérales, revêtent un caractère assez particulier: il ne s'agit là que d'une simple formalité, l'affaire étant réglée d'avance par les monopoles. 13 Le rôle capital que l'argent joue au cours des élections ne peut que nous inciter à nous pencher sur ceux qui les financent, c'est-à-dire à analyser l'aide matérielle que les intérêts organisés apportent aux partis pendant leurs campagnes électorales. Aujourd'hui comme hier, seul un homme fortuné, ou ayant de riches protecteurs, peut essayer de solliciter une charge publique. Le coût de la campagne électorale d'un candidat au Sénat ou à un poste de gouverneur oscille entre 50 000 et 100 000 dollars. 14 Plusieurs auteurs américains estiment que l'ingérence financière du grand capital atteignit son point culminant en 1896, lorsque le républicain William McKinley f u t élu président, grâce, en tout premier lieu, aux sommes réunies par le chef de sa campagne électorale, Alonzo H a n n a , sommes qui se seraient élevées à 16,5 millions de dollars environ. 15 Mais ce n'est pas cette somme importante qui doit retenir notre attention, puisque les dépenses occasionnées par les campagnes électorales ultérieures ne furent guère plus modestes. Ce qui compte ici, c'est que Hanna la collecta parmi les grandes corporations. Hanna proclamait d'ailleurs ouvertement que le monde des affaires devait régir le pays. Bien que le financement des élections ait, de nos jours, de plus larges assises qu'au tournant du 19e et du 20e siècle, ce sont toujours les riches qui assurent la majorité des fonds. E n 1960, 40 à 45% de tout l'ensemble des subventions accordées aux trois commissions nationales des démocrates, relatives à leur campagne électorale, et 52 à 76% de celles accordées aux trois commissions analogues des républicains, furent constitués par des versements de plus de 500 dollars. 16 Signalons en outre que ceux qui font des versements de plus de 500 dollars financent en général les candidats de l'un et l'autre parti. 17 La non-obligation de cotiser au parti favorise, aux Etats-Unis, l'influence de la poignée d'hommes qui finance les machines en période électorale. 18 Elle renforce en outre l'influence que ces hommes exercent 1 3 . A . H E B T Z , op.
cit.,
p.
187.
14. V. O. KEY Jr., Southern Politics. In State and Nation, New York, p. 464. 15. W. G O O D M A N , The Two-Party System in the United States, Princeton (N. J.), 1966, p. 524. 1 6 . H . E . A L E X A N D E R , Financing the 1960 Election, Princeton ( N . J . ) , 1 9 6 2 , p. 58. 1 7 . A . H E A R D , op.
cit.,
p.
58.
18. V. O. KEY Jr., Politics, Parties and Pressure Groups, New York, 1952, p. 626.
112
Les groupes de pression et les élections
sur le choix des candidats et sur la réalisation de la ligne politique. Ils peuvent tenter de faire passer de nouvelles lois19 ou de faire appliquer les lois existantes d'une façon conforme à leurs intérêts, c'est-à-dire d'influer sur l'administration. Ce rôle disproportionné que les riches assument dans le financement des campagnes électorales peut souvent s'expliquer par la fluidité de la conjoncture politique. Dès qu'une candidature commence à se dessiner, il faut aussitôt mobiliser des fonds, ce que n'est possible qu'avec le concours du cercle relativement étroit des grands hommes d'affaires. Le lancement de la candidature d'Eisenhower, avant la convention républicaine, et son investiture (en 1952) engloutirent à eux seuls 2,5 millions de dollars. E n i960, le projet de budget de la campagne électorale d'un des candidats à la présidence s'élevait déjà (avant son investiture) à 2,6 millions de dollars. 20 Citons, dans ce contexte, les réflexions de deux auteurs américains: «Le plus grand danger, pour un gouvernement populaire, ce n'est pas forcément le recours à l'argent, qu'un manque d'équilibre entre les groupes politiques qui représentent les pauvres et ceux qui sont les porteparole des riches», affirme le premier. 21 E t au second de renchérir: «Seul un homme riche pourra se permettre de dépenser cent dollars pour les élections. C'est donc l'omnipotence de la richesse qui l'emporte dans la vie politique de la nation . . . Il est évident que la couche la plus riche du peuple américain continue à financer les campagnes électorales».22 La brutalité avec laquelle les grandes corporations essayaient d'influer sur les élections suscita une opposition qui finit par engendrer le vote d'une loi (1907) leur interdisant formellement de financer les élections et introduisant en même temps des dispositions relatives à la lutte contre la corruption. Ce premier Corrupt Practices Act devait être suivi de nombreux autres. Simultanément, tous les Etats, à la seule exception du Rhode Island, promulguèrent des lois délimitant le financement des élections et combattant la corruption. Néanmoins, cette pratique continua à sévir pendant l'entre-deuxguerres, ce que l'on peut imputer non seulement à l'activité des groupes 19. Un industriel qui avait consacré 154 000 dollars à la campagne électorale du candidat au poste de gouverneur de la Floride déclara devant la commission sénatoriale de Kefauver: «Je voulais promouvoir le développement de l'industrie de transformation des agrumes et faire passer des lois à cette fin» (U. S. Senate Spécial Commiitee to Investigate Organized Crime in Interstate Commerce, 81e Congrès, 2E session, point 1, Washington, 1950, p. 354 sq.). 2 0 . A . H E A B D , op. cit.,
p. 334
2 1 . E . P . HEBKING, op. cit., 2 2 . A . H E A B D , op. cit.,
sq.
p. 341.
p. 52, 136.
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113
de pression, pour lesquels tous les moyens étaient bons, mais aussi au manque d'horizon politique et à l'éthique sommaire des électeurs. La commission sénatoriale de Kefauver devait dévoiler au grand jour un phénomène encore bien plus grave, 23 à savoir, le financement des élections par le monde de la pègre, à l'échelle d'un quartier, d'une ville, voire même d'un E t a t . Phénomène qui, après la seconde guerre mondiale, affecta non seulement Chicago24 et New York (où, pendant les années 40, Frank Costello contrôla le Tammany Hall et où un autre gangster régna sur l'organisation démocrate du quartier de Brooklyn), mais aussi tout l'ensemble du territoire. Il s'agissait là en quelque sorte d'investissements grâce auxquels les gens du milieu espéraient s'assurer l'impunité. 3. LA LUTTE CONTRE LA CORRUPTION
Quels obstacles le législateur essaie-t-il d'opposer aux influences indésirables qui se manifestent au cours des élections? La loi fédérale de 1925, relative à la lutte contre la corruption (The Federal Corrupt Practices Act25), élargit et précisa les dispositions des lois précédentes: Elle exigeait que chaque comité politique, créé afin de financer les élections présidentielles ou législatives, présente en temps voulu à la Chambre des représentants un compte rendu indiquant chaque rentrée de plus de cent dollars et justifiait chaque dépense de plus de dix dollars. Ces dépenses ne devaient pas dépasser le plafond de 25 000 dollars pour un candidat au Sénat et de 5000 dollars pour un candidat à la Chambre des représentants. Tous les candidats au Congrès devaient en outre se faire enregistrer et déclarer toutes les sommes qu'ils avaient reçues, ainsi que celles qu'eux-mêmes ou toute autre personne, «à leur connaissance ou avec leur accord», avaient dépensées. Les sommes dépensées à leur insu ou sans leur consentement n'étaient pas soumises à cette réglementation. 28 Rien de plus simple, pour un candidat que de refuser son accord à cette loi ou de feindre tout ignorer des dépenses le concernant . . . Les lois Hatch, promulguées en 1939 et 1940,27 afin d'empêcher «toute 23. U.S. Special Committee to Investigate Organized Grime in Interstate Commerce, auditions, Washington, 1951. 24. A. KOHN, Crime and Politics in Chicago, Chicago, 1953; N. W. PETERSON, A Report on Chicago Grime, Chicago, 1957. 25. Public Law 506, 68E Congrès, 2 USCA 242. 26. V. O. KEY Jr., Politics, Parties and Pressure Groups, p. 552. 27. Public Law, 76e Congrès, 18 USCA 611. Cf. également F. HEADY, «The Hatch Act Decisions», A.P.S.R., 1947, t. XLI, p. 687 sq., et J. W. LEDERLE, «Political Committee Expenditures and the Hatch Act», Michigan Law Review, 1 9 4 5 , t . X L I V , p . 2 9 4 sq.
Les groupes de pression et les élections activité politique pernicieuse», établirent un autre plafond financier: aucun comité politique s'occupant du financement de la campagne électorale dans plus d'un E t a t ne pouvait dépenser, ni recevoir, une somme supérieure à 3 millions de dollars au cours d'une année civile; aucune personne privée ne pouvait mettre à la disposition d'un candidat ou d'un comité d'action électorale plus de 5 000 dollars au cours de la même année. Les élections de 1936, c'est-à-dire avant la promulgation des lois Hatch, avaient coûté 5 194 741 dollars aux démocrates et 8 892 972 dollars aux républicains. A peine votée, la loi de 1925 fit l'objet d'une controverse et son efficacité f u t mise en doute. Le secrétaire de la Chambre des représentants, qui était chargé de son application, n'était pas responsable devant la loi de l'exécution de sa tâche. D'autre part, les restrictions auxquelles le législateur soumet les grandes sociétés varient considérablement d'un E t a t à l'autre et ne concernent souvent que des groupes explicitement mentionnés. 28 Quant aux lois Hatch, en dépit de la rigueur apparente de leurs impératifs, il n'était guère difficille de les éluder. Prenons par exemple le cas des subventions individuelles qui, d'après la loi, ne peuvent pas dépasser un plafond maximum de 5000 dollars. Il est évident que, au lieu de mettre ces fonds à la disposition du comité national du parti, on peut aisément offrir des sommes dépassant le plafond fixé par la loi à plusieurs comités qui, sous diverses dénominations, affectent un caractère apolitique, ou bien les remettre à des comités locaux, en se conformant, bien entendu, à la réglementation en vigueur dans l'Etat où l'on opère. Il arrive aussi souvent que les versements soient effectués par les membres d'une même famille, ou bien par personne interposée. E n 1944, Lammot Du Pont remit 2000 dollars au comité national républicain et 29 000 aux divers autres comités qui s'occupaient de la campagne électorale du Parti républicain. E n outre, trente-deux autres membres de la famille Du Pont versèrent 22 000 dollars au comité national et 56 500 aux autres organisations électorales de ce même parti. 29 E n 1956, la campagne électorale coûta 25 000 dollars à la famille Du Pont, 150 000 dollars aux Rockefeller et plus de 100 000 aux Mellon. 30 E t même les données officielles reconnaissent que le plafond de 3 millions de dollars prévu par les lois Hatch est en règle générale dépassé.
28. E. R. S IKES, Slate and Federal Corrupt Practices Legislation, Durham, 1928, p. 127 sq. 29. J. W . LEDERLE, «Party Finance in a Presidential Election Year», The Annals, septembre 1948, p. 72. 30. A . HEARD, op. cit., p . 137.
Les groupes de pression et les élections
115
En 1940 et en 1944, les dépenses du comité national des démocrates et républicains ne dépassèrent pas le chiffre de trois millions de dollars; mais si l'on y ajoute les subventions et les budgets électoraux à l'échelle des Etats, elles se montent à 6 095 357 dollars (en 1940) et à 7 441 799 dollars (en 1944) pour les démocrates, contre respectivement 16 621 435 et 13 195 376 pour les républicains. Lederle écrit à ce propos que, bien qu'une partie de ces dépenses ait indubitablement servi à financier les élections régionales et locales et qu'il soit impossible de les distinguer des sommes consacrées aux élections présidentielles, il est permis de supposer qu'elles ont en grande partie été englouties par la campagne électorale des deux candidats à la présidence. 31 Il convient ici d'ajouter que les règlements aujourd'hui en vigueur permettent aux dépenses des comités locaux et des groupes indépendants d'échapper au contrôle fédéral. Les dispositions prises en vue d'introduire un contrôle efficace des dépenses électorales ont donc été inopérantes. Key estime que le coût global de la campagne présidentielle d'un seul parti oscille entre 20 et 30 millions de dollars. 32 Mais d'autres auteurs avancent des chiffres différents. C'est ainsi qu'on a évalué à 140 000 millions de dollars les dépenses globales des deux partis, occasionnées par les élections de 1952.33 Depuis quelque temps, on peut voir se multiplier des comités ayant pour but de supporter les candidats de l'un ou l'autre parti, mais ne dépendant pas officiellement d'eux. Au moment des élections présidentielles, ces comités servent de couverture aux groupes de pression les plus influents. L. Overacker cite à cet égard le «Comité de défense du gouvernement constitutionnel» qui, pendant la campagne de 1944, attaqua violemment l'administration Roosevelt, en la comparant, dans une brochure, au règne de Hitler. Au cours des neuf premiers mois de la même année, ce comité consacra 250 000 dollars à ce genre de propagande, mais il refusa de révéler la provenance de ses fonds, en alléguant qu'il n'était pas une organisation de parti. 34 Les comités qui opèrent sous le couvert d'une organisation «éducative» ou «sans parti» s'efforcent souvent de rallier les cercles de citoyens qui se tiennent à l'écart des élections. Telle est la raison pour laquelle les partis se hâtent de les patronner. 31.
J . W . L E D E R L E , op.
cit.,
p.
67.
32. V. O. KEY Jr., Politics, Parties and Pressure Qroups, p. 529. 33. A. H E A R D , op. cit., p. 7, 372 sq. Outre cette excellente monographie, mentionnons également quelques ouvrages plus anciens consacrés au problème du financement des élections et qui, en dépit du temps écoulé depuis leur parution, ont gardé toute leur valeur: J. K. P O L L O C K , Party Campaign Funds, New York— Londres, 1926; L. O V E R A C K E R , Money in Elections, New York, 1932, et, du même auteur, Presidential Campaign Funds, Boston, 1946. 3 4 . L . O V E R A C K E R , Money in Elections, op. cit., p. 2 5 9 sq.
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Les groupes de pression et les élections
Les plus puissantes de ces organisations représentent, d'une part, le capital et, de l'autre, les syndicats ouvriers. La loi Smith-Connolly de 1943 vint interdire aux syndicats ouvriers de financier aussi bien la campagne présidentielle que la campagne électorale des candidats au Sénat et à la Chambre des représentants. Mais comme cette loi avait omis de leur interdire le financement des campagnes précédant l'investiture des candidats, les syndicats tirèrent parti de cette lacune pour les alimenter ouvertement. Ils furent néanmoins obligés de mettre sur pied des organisations spéciales, afin de pouvoir participer aux campagnes électorales proprement dites, organisations qui, comme le C.I.O. Political Action Committee, ne pouvaient réunir les fonds dont elles avaient besoin que grâce aux subsides des syndiqués. 35 Après la fusion de l'A.F.L. et du C.I.O., la nouvelle centrale syndicale fonda un comité analogue (Committee on Political Education — C.O.P.E.). La loi Taft-Hartley de 1947 interdit aussi bien aux sociétés qu'aux syndicats ouvriers de financer les «lections et les réunions préélectorales («élections primaires»: primaries) au cours desquelles les partis investissent leurs candidats. Mais cette loi ne s'appliquait pas aux organisations expressément mises sur pied afin d'épauler l'un ou l'autre parti. La loi traite les organisations syndicales à l'égal des sociétés capitalistes. E n réalité, cependant, celles-ci se trouvent dans une bien meilleure position, étant donné que les organisations créées par les syndicats en vue de financer les élections ne peuvent compter que sur les subsides bénévoles des ouvriers, tandis que les organisations capitalistes disposent de plus grands moyens financiers et sont en mesure d'inciter les industriels et les directeurs de grandes sociétés, qui dépendent d'elles, à participer au financement des campagnes électorales. 36 4. LES RESSOURCES FINANCIÈRES DES PARTIS AMÉRICAINS
Les conditions objectives du système américain font que le plafond de 3 millions de dollars, fixé par les lois Hatch, ne cesse d'être dépassé. Les partis ont de plus en plus souvent recours aux mass media pour influer sur l'opinion publique, ce qui ne manque pas de se répercuter sur le coût de leurs campagnes électorales. 37 35. V. O. KEY Jr., Politics, Parties and Pressure Groups, p. 656. 36. Cf. J. J. W U E B T H N E R , The Businessman's Guide to Practical Politics, Chicago, 1959. 37. Les sommes versées à la radio et à la télévision atteignirent un total de 8 millions de dollars pendant les élections de 1952 et de 9,6 millions de dollars pendant celles de 1956, soit une augmentation de 20 % (cf. A. H E A B D , op. cit.,
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C'est l'argent qui, en règle générale, décide de l'issue d'une campagne électorale. G. Lundberg, qui a analysé le déroulement de quinze élections affirme que, sur ce nombre, quatorze ont été gagnées par le parti qui disposait des plus grands moyens financiers. 38 Il arrive néanmoins que la supériorité financière ne joue pas un rôle décisif. Roosevelt, qui bénéficiait d'un soutien financier nettement inférieur à celui de son rival républicain derrière lequel le monde des grandes affaires faisait bloc, remporta quand même la victoire. D'autre part, Barry Goldwater essuya en 1964 une défaite retentissante, malgré les 19,3 millions de dollars qu'avait engloutis sa campagne électorale. 39 Mais bien que l'argent ne triomphe pas toujours, surtout en période de tension, lorsque les esprits sont divisés et que le capital se heurte à l'opposition résolue de larges couches sociales, la dépendance financière des deux partis offre au grand capital de vastes possibilités d'influer sur le cours de la politique. Examinons à présent quelques données relatives au soutien financier dont bénéficient l'un et l'autre parti. E n se basant sur diverses sources, Goodman en est arrivé à la conclusion que, de 1920 à 1952 (à l'exception de l'année 1948), les républicains ont disposé d'infiniment plus d'argent que leurs concurrents, aussi bien pour les élections présidentielles que pour celles des candidats au Sénat et à la Chambre des représentâtes. 4 0 Il est aisé de démontrer qu'ils devaient cet état de choses à la protection des grandes sociétés. L. Overacker a relevé qu'en 1943, sur les 575 contribuables qui payaient les impôts les plus élevés, 97 finançaient la campagne électorale du Parti républicain et 23 alimentaient celle du Parti démocrate. 41 D'autres études du même auteur démontrent explicitement que l'industrie lourde et l'oligarchie financière soutiennent surtout les républicains. Le pourcentage des dons de plus de 1000 dollars est bien plus élevé chez les républicains que chez les démocrates: 38,3% en 1940 pour les républicains, contre 19,6% pour les démocrates. Le pourcentage des apports de moins de 100 dollars est lui aussi fort éloquent: 13,4% pour les républicains, contre 23,3% pour les démocrates. Cette proportion, qui n'a guère varié p. 405). Ces dépenses s'élevèrent à 35 millions de dollars en 1964, soit une augmentation de 133 % par rapport à celles de 1960 (cf. l'hebdomadaire Time, 8 janvier 1968, p. 28). 38. Cité d'après V. O. KEY Jr., Politics, Parties and Pressure Groups, p. 563. 39. Of. Time, 8 janvier 1968, p. 29. 40. W. GOODMAN, op. cit., p. 517. Dans son ouvrage précité, H. E. Alexander a relevé le même phénomène au cours des dernières années. 41. L. OVERACKER, «Campaign Finance in the Presidential Election of 1940», A.P.S.R., 1941, t. X X X V , p. 915 sq.
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au cours des années, prouve que les républicains sont le parti du big business, bien que les démocrates soient eux aussi financés par des capitalistes. Fait caractéristique, le programme du New Deal incita le grand capital à diminuer l'aide financière qu'il apportait au Parti démocrate pour renforcer celle qu'il accordait aux républicains.42 Comme le dit Key, la démocratisation du financement des campagnes électorales n'est pour le moment qu'un rêve illusoire. Les versements de plus de 100 dollars continuent à constituer le gros des rentrées des deux partis, ce qui leur impose des obligations vis-à-vis d'une classe bien déterminée.43 Key se sert d'un vieux dicton anglais, «celui qui paye le cornemuseur lui dicte la chanson», pour illustrer les liens qui unissent la politique au monde des finances. Mais il arrive que le même homme paye deux cornemuseurs. Il arrive aussi que des gens ayant des goûts musicaux fort différents s'attachent le même cornemuseur. C'est ainsi que les Du Pont et la maison Morgan accordent d'ordinaire leur soutien financier aussi bien aux candidats démocrates qu'aux candidats républicains. Si les deux grands partis doivent avoir recours à une aide extérieure, en prêtant ainsi le flanc à l'influence des intérêts organisés, c'est parce qu'ils ne disposent pas de fonds qui leur soient propres. Le citoyen américain, qui ne se refuse pas à payer des cotisations à son syndicat, à son Eglise et à d'innombrables organisations sociales, se contente de n'aider son parti qu'au moment des élections, en lui accordant son suffrage ou, éventuellement, une aide financière, ce qui (comme l'écrit Lederle) constitue l'un des paradoxes de la société américaine.44 Ce manque de fonds contraint les deux partis non seulement à avoir recours aux subventions des groupes de pression pendant leurs campagnes électorales, ce dont il a déjà été question plus haut, mais aussi à prélever un pourcentage sur les émoluments annuels de tous ceux qui sollicitent une charge élective.45 Il les contraint aussi à organiser des banquets à 50, 100, 500, voire même 1000 dollars la place, dont les bénéfices viendront alimenter leur caisse. Les rentrées globales obtenues grâce à ce genre de «mondanités» se sont élevées, en 1956, à 10 millions de dollars pour l'un et l'autre parti.46 Chiffre qui fut largement dépassé en 1962 où le nombre des convives s'éleva à 164 000 personnes. Les rentrées provenant de ce genre de 42. V. O. KEY Jr., Politics, Parties and Pressure Groups, p. 544. Cf. également l'ouvrage ultérieur de A. Heard (op. cit., p. 120 sq.) qui confirme ce phénomène. 43. Ibid., p. 541. 4 4 . J . W . L E D E R L E , op. cit.,
p. 71.
45. J . K . POLLOCK, Party Campaign Funds, p. 120. 4 6 . A . H E A R D , op. cit.,
p. 234, 244.
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festivités sont si substant îlles que, sans elles, les partis aurai&nt le plus grand mal à financer leu 's campagnes. 47 Les partis prisent au pli s haut point les candidats qui sont en mesure de financer leur campagne électorale. Mais, dans ce cas, il arrive souvent que celle-ci se termine par un déficit. E t il faut de nouveau faire appel à l'aide des riches, qui n'est jamais désintéressée. Ces «chats gras», comme on les appelle aux Etats-Unis, n'en attendent pas nécessairement des avantages matériels, mais ils sont toujours friands d'une position, d'un poste qui soient susceptibles de rehausser leur prestige. 48 5. L E S G R O U P E S D E P R E S S I O N E T L E S F O N D S D E S P A R T I S DANS LES PAYS EUROPÉENS
Les campagnes électorales et leur financement soulèvent de tout autres problèmes dans les pays capitalistes européens, du fait d'une structure politique différente et de la cohésion des partis. Dans ces pays, les groupes de pression cherchent à faire figurer sur les listes des candidats au parlement des personnes qui leur sont directement rattachés, ou bien qui sont en mesure de représenter leurs intérêts au sein d'un des partis en présence. Ce qui donne lieu à des négociations en période préélectorale, négociations au cours desquelles les groupes de pression essayent en outre d'obtenir de la direction d'un parti donné l'assurance qu'il réalisera ou défendra leurs postulats. Soulignons ici que ces négociations ne se déroulent pas toujours de la même façon qu'aux Etats-Unis. Lorsque les organisations allemandes des classes moyennes créèrent, en 1953, un bloc électoral, elles commencèrent à exiger que la C.D.U. inscrive leurs représentants sur ses listes, en la menaçant, en cas de refus, de fonder leur propre parti. 49 Le fait que les partis européens disposent de leurs propres fonds (cotisations) les met, en dépit de l'insuffisance de cette base financière, dans une toute autre situation que les partis américains qui, en pratique, n'ont pas de rentrées régulières. E n outre, même dans les pays européens où la vie publique est remarquablement corrompue, le monde de la pègre n'influe
47. D e 1961 à 1963, les réceptions auxquelles participa J. F. Kennedy rapportèrent à son parti 9 970 000 dollars. Comme l'a fait spirituellement remarquer un journaliste américain, les deux partis sont financés en f onction d'un plan caloricopécuniaire ( H . E . A L E X A N D E R , Kesponsibility in Par y Finance, Princeton, p. 13-17). 48. L. O V E R A C K E R , Money in Elections, p. 109. 49. W . H I R S C H - W E B E R , Y . S C H Ü T Z , Wähler und Oeuählte, Berlin—Francfortsur-le-Main, 1957, p. 60 sq.
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Les groupes
de pression
et les
élections
pas sur le processus électoral. E t lorsque les groupes de pression financent une campagne électorale, ils le font par le biais des partis et, en règle générale, de leurs centres directeurs. Bien que le financement des élections et de l'activité politique des partis bourgeois n'ait pas pris en Europe une aussi grande envergure qu'aux Etats-Unis, il est notoire que les groupes de pression capitalistes subventionnent largement les partis qui leur servent de porte-parole: comme le Parti conservateur en Grande-Bretagne ou la C.D.U. en Allemagne fédérale. Du reste, en R.F.A., les groupes de pression, conformément à une pratique politique assez répandue, s'assurent un certain nombre de places sur les listes de parti, en échange de leur soutien financier. 50 Mais le montant de ces subventions est soigneusement tenu secret. 51 Ce n'est que grâce à des sources inofficielles qu'on sait que la C.D.U., outre des subventions pour ses dépenses courantes, reçut en 1957 20 millions de marks du B.D.I. (Bundesverband der Deutschen Industrie), destinés à financer sa campagne électorale (élections au Bundestag), ainsi que 7 millions devant lui permettre d'assumer les frais des élections législatives provinciales. Tout comme aux Etats-Unis, les «dotations faites à des fins publiques» ne sont pas imposables et ces exonérations augmentent l'abattement à la base, ce qui favorise évidemment le financement des partis. C'est ainsi qu'en 1961 le monde de l'industrie et de la finance p u t réunir 60 millions de marks, afin de financer la campagne électorale de la C.D.U. par le canal de «sociétés de coopération» spécialement créées à cette fin. 52 Le F.D.P. bénéficiait également du soutien financier des mêmes milieux. Par contre, il n'y a pas de loi, en Allemagne fédérale, tentant de limiter le financement des élections par les groupes de pression. Seules les révélations faites à cet égard par le S.P.D. 53 obligèrent les grandes organisations patronales (Spitzenorganisationen) à créer des organismes spéciaux (Fôrdergesellschaften), pour pouvoir financer la campagne électorale de la C.D.U. et du F.D.P. Rôle que remplit le Deutsche Industrieinstitut,
50. R. B R E I T L I N G , Die Verbände in der Bundesrepublik, Meisenheim-sur-leGlan, 1955, p. 135, 261. 51. Nous en savons bien moins à ee sujet sur les pays européens que sur les Etats-Unis. La France est à cet égard tout particulièrement avare de détails. 52. Cf. l'hebdomadaire Die Andere Zeitung du 21 février 1963. 53. En 1953, le S.P.D. devait publier un mémorandum intitulé: Unternehmermillionen kaufen politische Macht. On peut en trouver des extraits dans l'ouvrage de O. K . F L E C H T H E I M , Die Deutschen Parteien seit 1945. Quellen und Auszüge, Berlin —Cologne, 1955.
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fondé en 1951 par les deux principales organisations patronales54 ouestallemandes. Ce mode de financement des partis politiques a d'ailleurs été plus d'une fois critiqué.55 Malgré le peu d'information qu'on a à ce sujet, il y a tout lieu de croire que les subsides les plus substantiels proviennent aussi bien des syndicats patronaux, bien que dans une moindre mesure, puisqu'ils sont eux aussi subventionnés et qu'ils doivent couvrir les frais de leurs propres activités, que des grands konzerns dont les intérêts ont une telle envergure qu'ils sont en quelque sorte obligés de prendre ce genre d'assurance sur l'avenir. Par contre, la comptabilité des partis ouvriers ne donne pas lieu à tant de dissimulations, vu qu'ils publient régulièrement des rapports financiers. Les tentatives visant à fixer un plafond aux dépenses, ou à introduire d'autres restrictions susceptibles de permettre un contrôle de l'ingérence du monde financier dans la vie politique, se sont avérées totalement inefficaces. Il est également peu probable que l'on puisse y remédier en faisant assumer par l'Etat tous les frais électoraux. Stresemann proposa, en son temps, ce genre de solution56 (bien avant lui, Bryan et Theodore Roosevelt avaient déjà défendu un projet analogue57). Cette idée d'un financement des partis par l'Etat devait d'ailleurs être partiellement réalisée en R.F.A. 58 A l'issu des débats des 19—21 avril 1966, le Tribunal fédéral constitutionnel décréta59 que le paragraphe 1 de la loi budgétaire du 18 mars 1965, autorisant le ministre des Affaires intérieures à subventionner les partis politiques, était nul et non avenu. Le Tribunal définit en même temps les principes qui devaient servir de base à l'activité des partis: I o ) leur financement par l'Etat est en règle générale inadmissible (l'article 21 de la Constitution ne constitue pas à cet égard une référence suffisante); 2°) les partis ne sont pas des organes d'Etat mais des formations socio-politiques librement organisées; 3°) les partis peuvent bénéficier de dotations privées et des subventions des groupes et des syndi-
54. Le B.D.I. et la B.D.A. Cf. W. H I R S C H - W E B E R , K. S C H Ü T Z , op. cit., p. 56, Au sujet du financement des partis allemands, cf. également U . D Ü B B E R , Parteifinanzierung in Deutschland, Cologne—Opladen, 1962; T. E S C H E N B T J R G , Probleme der modernen Parteifinanzierung, Tübingen, 1961. 5 5 . G . W . W I T T K Ä M P E R , Grundgesetz und Interessenverbände, Cologne—Opladen, 1963, p. 170 sq. 56. J. K. P O L L O C K , Money and Politics abroad, New York, 1 9 3 2 , p. 2 5 9 sq. 58, 91.
5 7 . W . G O O D M A N , op.
cit.,
p.
530.
«Staatsgelder für die Parteien», Die Zeit, 2 1 avril 1 9 6 1 . 59. Le texte de cette décision se trouve dans la Beilage zur Wochenzeitung das Parlament du 10 août 1966. 58. T . ESCHENBURG,
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cats. L ' E t a t peut néanmoins leur verser des subsides, mais uniquement en t a n t que contribution aux frais de leurs campagnes électorales. Ce verdict préluda à la loi fédérale du 24 juillet 1967 qui limitait le financement des partis d'après les principes précités. 60 Des projets similaires furent également défendus en Italie. En 1958, le sénateur Sturzo soumit une proposition de loi, préconisant une réglementation des fonds des partis. La loi ne f u t pas votée, mais ce problème recommença à faire parler de lui au congrès démocrate-chrétien au cours duquel plusieurs orateurs demandèrent que l ' E t a t prît en charge les dépenses des partis. 61 Néanmoins, ces projets furent vivement critiqués aussi bien par les communistes que par certains auteurs de tendance conservatrice, du fait qu'ils risquaient de mettre en danger le fonctionnement de la démocratie italienne. 62 Le problème continue d'ailleurs à faire l'objet de controverses. E n France, la structure relâchée de certains partis bourgeois permet aux groupes de pression de financer directement la campagne électorale des candidats au Parlement. Toutefois, les organisations patronales évitent en général de distribuer directement des subventions. Au cours des années 50, elles créèrent à cette fin un organisme connu sous le nom anodin de Centre d'études administratives économiques 63 . E n Italie, le Parti démocrate-chrétien trouva, avant son «ouverture à gauche», d'autres protecteurs que la centrale patronale Confindustria 64 dont les intérêts ont pour porte-parole le Parti libéral. Il y a tout lieu de croire qu'il s'agissait en l'occurrence, outre les organisations catholiques et leur aide financière traditionnelle, des entreprises mixtes et d ' E t a t qui avaient pris la relève des grandes affaires purement capitalistes; il convient également d'y ajouter l'appui de la presse subventionnée par ces entreprises. 68 Dana un régime capitaliste, on ne peut pas empêcher le capital de s'immiscer dans la vie politique; partant, toute tentative visant à interdire aux organisations capitalistes de financer les partis est d'avance vouée à l'échec. 60. Cf. Bundesgesetzblatt, t. I, 27 juillet 1967, n° 44. 6 1 . C f . J . MEYNATTD, op. cit.,
p. 175.
62. Cf. les articles parus dans Rinascita, le 26 septembre 1963 (p. 21), et le 5 octobre 1963 (p. 5), ainsi que G. MARANINI, «Il Finanziamento dei partiti», Corriere délia Sera, 8 octobre 1963. 63. J. MEYNAUD, Nouvelles études sur les groupes de pression en France, Paris, 1962, p. 195. 6 4 . J . L A PALOMBARA, op. cit.,
65. J. MEYNAUD, Rapport p. 173.
p. 248.
sur la classe dirigeantr
italienne,
Lausanne, 1964,
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123
Pour pouvoir tenir tête à leurs adversaires politiques, qui disposent de ressources financières considérables, les grande Partis communistes de l'Europe de l'Ouest, comme le Parti français et le Parti italien — dont les fonds alimentés par les cotisations de leurs adhérents s'avèrent souvent insuffisants, surtout en période de campagne électorale — complètent ces fonds grâce aux bénéfices que leurs adhérents ou leurs sympathisants retirent des entreprises qu'ils dirigent sous le contrôle du parti. Inutile d'ajouter que les services rendus par ce genre d'hommes d'affaires «périphériques» ne peuvent en aucun cas les autoriser à influer sur la ligne du parti. E n Angleterre, les conservateurs comme les travaillistes bénéficient d'une aide financière pendant leurs campagnes électorales; ceci ne les empêche pas de jouir d'une certaine autonomie vis-à-vis de ceux qui les soutiennent, étant donné que leurs fonds sont dans une grande mesure alimentés par les cotisations de leurs adhérents, ce qui joue d'ailleurs également pour de nombreux partis sur le continent. Mais si le Labour P a r t y ne cache pas la provenance de ses fonds — nul n'ignore qu'une partie considérable des rentrées du Labour P a r t y provient des versements des syndicats ouvriers 68 —, le Parti conservateur garde, quant à lui, la plus grande discrétion en la matière. 67 Telle est la raison pour laquelle, en 1966, le gouvernement travailliste fit voter une loi obligeant quelque 500 000 firmes à soumettre leurs livres de comptes aux fonctionnaires du ministère du Commerce, en même temps que des informations sur leur financement des partis politiques. F. C. Newman met en doute l'autonomie des partis britanniques vis-à-vis des groupes de pression, en soulignant l'influence que les subventions versées aux partis ne peut manquer d'exercer sur la politique de ceux-ci. 68 Le même auteur fait d'autre part remarquer que, bien qu'on ait rarement recours en Angleterre à des banquets politiques en vue de mobiliser des fonds électoraux, on y organise cependant à cette fin des réunions payantes, publiques ou mondaines. 69 Mais Newman ne tient pas compte du fait que ce genre de rentrées joue un rôle bien moins important dans le budget des partis britanniques que dans celui des partis américains. Dans plusieurs pays européens, les groupes de pression, loin de se bor66. Cf. M. H A B B I S O N , «Comparative Political Finance» (essai collectif sous la direction de R . R O S E et A . J . H E I D E N H E I M E B ) , Journal of Politics, novembre 1963, p. 676. 67. îbid., p. 664. 68. F . C . N E W M A N , «Money and Party Politics», Parliamentary Affaire, t. X , il 0 35, p. 10. 6 9 . F . C . N E W M A N , «Money and Elections Law in Britain — Guide for America Î » , Western Political Quarterly, 1957, n° 10, p. 595 sq.
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Les groupes de pression et les élections
ner à financer les campagnes électorales, s'adonnent en même temps à une propagande politique destinée à supporter leurs protégés. Ce que font par exemple en R.F.A. les organisations patronales, sous le couvert d'agences spécialement créées à cette fin et s'efforçant de créer un climat politique favorable à la C.D.U. Une de ces agences, Die Waage, consacra à ce but 10 millions de Marks. 70 Les syndiqués ouest-allemands doivent faire preuve d'une grande prudence en matière de propagande, vu la neutralité que leur imposent leurs statuts. P a r contre, les syndiqués anglais, français et italiens mènent leur action de propagande au grand jour et soutiennent ouvertement leurs partis ouvriers respectifs, bien qu'il convienne de tenir compte de la diversité des liens qui unissent les syndicats aux partis ouvriers d'un pays à l'autre. E n Italie, l'organisation des petits exploitants agricoles (Coltivatori Diretti) mène le même genre de propagande au bénéfice de la démocratiechrétienne. Les diverses organisations catholiques sont très actives à cet égard, surtout en période préélectorale. D'après La Palombara, seule leur campagne virulente, menée sous le mot d'ordre «le Christ ou le communisme», empêcha la gauche d'arriver légalement au pouvoir en 1948.71 Disons donc, pour conclure, que le caractère des campagnes électorales et la façon dont les groupes de pression y participent diffèrent aux EtatsUnis et dans les pays d'Europe de l'Ouest, en fonction de la structure de leurs intérêts, de leurs systèmes de parti et de leurs habitudes politiques.
7 0 . W . H I R S C H - W E B E R , K . S C H Ü T Z , op. 71.
J . L A P A L O M B A R A , op.
cit.,
p.
30.
cit.,
p. 93
sq.
CHAPITRE VII
GROUPES DE PRESSION ET PARLEMENTS
La problématique des rapports groupes de pression/parlements ne recouvre qu'en partie celle des rapports groupes de pression/partis politiques. La manière dont les groupes d'intérêt tirent parti du mécanisme parlementaire, l'influence qu'ils exercent sur certains députés, les agissements de leurs agents dans les corps représentatifs constituent tout autant de problèmes qui n'entrent pas en ligne de compte dans leurs rapports avec les partis politiques. L'activité que les groupes de pression déploient au sein des Parlements revêt diverses formes; elle dépend bien plus de la position réelle, que le Parlement occupe dans le régime politiqué du pays donné que de sa position constitutionnelle qui, bien entendu, reste souvent théorique. Elle est aussi fonction du genre de contacts que les groupes peuvent avoir avec les députés, contacts qui sont façonnés par les traditions politiques du pays envisagé.
A. Lobbies et groupes de pression au Congrès 1. DÉFINITION ET CARACTÉRISTIQUES
Le terme lobby (couloir) provient d'une pratique du 19e siècle, à laquelle avaient recours les représentants ou les agents des grandes entreprises, qui «travaillaient» les membres du Congrès dans le but de leur faire voter ou rejeter certaines lois. Pour de nombreux auteurs américains, ce terme s'applique également aux efforts que déploient les représentants des intérêts organisés en vue d'influer sur les divers organes de l'appareil d'Etat, de même qu'à la pesée de l'administration sur l'activité législative ou politique du Congrès et à l'interaction des différents chaînons de l'appareil d ' E t a t et des députés (intramural lobbying1). E t il arrive couramment qu'on confonde les lobbies, c'est-à-dire les représentants des groupes de 1. L. W. MILBRATH, The "Washington Lobbyists, Chicago, 1963, p. 196.
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Groupes de pression et parlements
pression, avec ces groupes eux-mêmes. Ce qui nous semble tout à fait impropre, étant donné que les lobbies ne constituent que l'un des éléments de la vaste problématique des groupes de pression. 2 Cet élargissement excessif de la notion de lobby, loin d'avoir la moindre valeur cognitive, prête tout au contraire à confusion. Il convient, nous semble-t-il, de réserver ce terme aux individus ou aux organisations qui défendent les intérêts de leurs mandants dans les couloirs du Congrès. Par contre, celui qui tente d'influer sur le processus législatif dans son propre intérêt ne doit pas être considéré comme un lobbyist mais comme quelqu'un tirant parti de ses droits constitutionnels. A l'heure actuelle, les lobbies font partie intégrante du processus législatif et influent sur les corps représentatifs au même titre que les partis politiques. 3 On est même allé jusqu'à les qualifier de troisième Chambre, ce qui, malgré une certaine part d'exagération, reste en grande partie valable. Les lobbies sont l'une des spécifités de la vie politique américaine. On ne les retrouve nulle part ailleurs. Le lobby est une affaire, le lobbyism un métier. 4 Un métier qui a subi de multiples transformations et qui n'a plus de nos jours le même visage qu'au 19e siècle où il équivalait à une pression directement exercée sur un membre du Congrès et sous-entendait, en règle générale, un recours à la corruption. On peut affirmer que ces pratiques atteignirent leur point culminant pendant les années 1870 — 1880.5 Dans The American Commonwealth (1888), James Bryce taxait les lobbies de nids d'intrigues et de manigances. C'était l'époque où des compagnies de chemins de fer achetaient des assemblées législatives tout entières, sans s'amuser à corrompre un à un les élus du peuple, où des industriels privés réglaient leurs affaires grâce à la bienveillance de quelques membres influents du Congrès. Il y a encore quinze ou vingt ans, de nombreux auteurs et hommes politiques américains ne se gênaient pas pour traiter les lobbies ou les lobbyists de pieuvres, de chacals, de coyottes et de parasites. En 1,913, après avoir constaté que Washington n'avait jamais eu un aussi grand nombre de lobbyists, Wilson exigea sans tergiverser leur 2. Point de vue que partagent M. E. DILLON, «Pressure Groups», A.P.S.R., 1942, t. X X X V I , p. 471 sq., et, dans le contexte ouest-allemand, R. BREITLINO, «Die zentralen Begriffe der Verbandsforsehung», Politische Vierteljahrschrift, 1960, p. 4 7 sq. 3. Cf. D. D. MACKEAN, Pressures on the Legislature of New Jersey, New York, 193&, p, 237. 4. Final Report of the House Select Committee on Lobbying Activities, House Report, n° 3239, 81e Congrès, 3e session, Washington, 1951, p. 1 - 2 2 . 5. J. W. HURST, The Growth of American Law, The Law Makers, Boston, 1950, p. 63.
Groupes de pression et parlements
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départ de la capitale. L'effet f u t immédiat. Les lobbyists cessèrent de traîner dans les couloirs du Capitole et la loi douanière passa sans encombre. 6 Signalons, à ce propos, qu'un président doté d'une forte personnalité peut très bien mettre un frein à l'activité des lobbies. Tel f u t le cas notamment pour un chef d ' E t a t tel que F. D. Roosevelt. Tout ceci a contribué à façonner l'opinion que l'on se fait en Europe des lobbies qui y sont synonymes de corruption et de dépravation. Plusieurs auteurs étendent cette méfiance aux groupes d'intérêt; ils estiment que le rôle que jouent ces groupes est incompatible avec le système représentatif démocratique et qu'ils risquent d'entraîner l'avènement d'un «Etat de groupes» (Verbändestaat)P Bien que l'on puisse toujours relever de nombreux cas de corruption, il convient de tenir compte des changements que le lobbyism a connus au cours des dernières décennies. Il serait déraisonnable et tendancieux de considérer en bloc l'activité que les groupes de pression mènent au sein des assemblées législatives comme un simple système de corruption. Un savant aussi éminent que J . MacGregor Burns 8 a parlé avec ironie du mythe du congressman voué corps et âme aux affaires publiques et que des lobbyists cupides, vendus à des potentats de l'industrie, invitent à de véritables bacchanales, pour tenter d'infléchir ses décisions à grand renfort de pots-de-vin et de danseuses. De nos jours, les lobbyists ont moins souvent recours que jadis à la corruption pure et simple. Il nous semble cependant que l'optimisme dont Milbrath fait preuve à cet égard est quelque peu exagéré. 9 Ce ne sont plus des individus ayant de l'entregent qui essaient d'influer sur le processus législatif mais de véritables organisations; celles-ci préfèrent d'ailleurs agir par le truchement de l'opinion publique que «travailler» chaque député l'un après l'autre. De nombreux auteurs américains voient dans le lobby un symbole de la démocratie, une institution presque aussi importante que le Congrès, la présidence ou le Tribunal suprême. Un facteur sans lequel le système politique américain ne pourrait pas fonctionner. Ils considèrent le lobby comme un moyen permettant de mettre en pratique le droit de pétition, garanti par la Constitution, comme un reflet de la conception pluraliste 6 . K . S C H R I F T G I E S S E R , The Lobbyists. The Art and Business of Influencing Lawmakers, Boston, 1951, p. 38. 7. Point de vue qui apparaît avant tout dans la littérature allemande. Cf. W. W E B E R , Spannungen und Kräfte im westdeutschen Verfassungssystem, Stuttgart, 1951; T. E S C H E N B U R G , Herrschaft der Verbände, Stuttgart, 1955, et, du même uteur, Staat und Gesellschaft in Deutschland, Stuttgart, 1956. 8. Congress on Trial, New York, 1949, p. 18. 9. Op. cit., p. 354 sq.
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de la société dont les multiples intérêts peuvent ainsi s'exprimer et, enfin comme un instrument sans lequel le fonctionnement du régime démocratique serait inconcevable. Pour la plupart de ces auteurs, le Congrès, qui est le centre politique des Etats-Unis, a pour tâche essentielle d'harmoniser les divers intérêts en présence. Earl Latham souligne en outre que le Congrès remplit ce rôle, quel que soit le sens que nous donnions à la notion de politique, que nous entendions par là l'activité des partis, ou bien la rivalité des groupes qui s'efforcent de faire modifier à leur avantage les normes en vigueur. 10 On trouve également, chez les auteurs américains, un point de vue fort répandu, selon lequel la représentation régionale des corps législatifs s'avère insuffisante et doit être complétée par une large représentation professionnelle. D'où le rôle social et politique des lobbies. 11 On ne saurait contester les transformations que les lobbies ont subies au cours des dernières décennies. Mais, tout en reconnaissant cette évolution, nous ne pouvons pas souscrire aveuglément à la glorification de la démocratie américaine à laquelle cette évolution a donné lieu, fermer les yeux sur les manigances inhérentes au système des lobbies, ignorer les causes et les effets de l'influence financière que les groupes d'intérêt exercent sur le processus législatif et, enfin, passer outre au rôle considérable que joue à cet égard le monde des affaires. 2. LES LOBBIES A U X D E U X CHAMBRES D U CONGRÈS
Les groupes de pression attachent une importance toute particulière à la formation professionnelle des lobbyists. Ce sont le plus souvent des juristes (certaines facultés universitaires et écoles de droit forment des lobbyists, on organise même des séminaires à cette fin), des spécialistes de la publicité, des journalistes ou d'anciens congressmen.12 C'est ainsi que le rapporteur (jusqu'en 1933) de l'assemblée législative californienne devint ensuite le principal lobbyist des compagnies de chemins de fer, avec un traitement annuel de 21 600 dollars. 13 Ce sont d'ailleurs, comme le dit Bryce, les anciens congressmen qui sont le plus dangereux, étant donné 10. E. L A T H A M , «The Group Basis of Politics: Notes for a Theory», A.P.S.R., décembre 1950, p. 933 sq. Cf. également J. B U B N H A M , Congress and the American Tradition, Chicago, 1959. 11. Cité d'après G . G A L L O W A Y , The Legislative Struggle in Congress, New York, 1953, p. 472. 12. E . E . S C H A T T S C H N E I D E R , Politics, Pressure and the Tariff. A Study of Free Private Enterprise in Pressure Politics, as shown in the 1929 —1930 Revision of the Tariff, New York, 1935, p. 196. 1 3 . D . A N D E R S O N , California State Government, Stanford, 1 9 4 2 , p. 1 3 6 .
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129
qu'ils connaissent tous les rouages du mécanisme législatif et qu'ils sont à même d'en faire profiter les intérêts particuliers. 14 La plupart des lobbyists se recrutent cependant parmi les anciens fonctionnaires et les industriels. 15 Ils cherchent tous à faire voter ou à torpiller certains projets de lois, mais, comme l'a spirituellement constaté Robert Luce, 16 un congressman du Massachussets, ils ne peuvent pas se permettre d'obtenir de trop bons résultats s'ils ne veulent pas risquer de perdre leur travail . . . W. Wheeler, un lobbyist qui défendait la cause de la Ligue de la prohibition (Anti-Saloon League), rédigea un jour une sorte de décalogue des lobbyists 17 où il leur conseillait entre autres d'essayer de faire présenter une proposition de loi en début de session, de veiller à ce qu'elle ne renferme pas d'opinions extrémistes, etc. Ce que l'on apprécie le plus chez un lobbyist, c'est sa connaissance du «rendement» de chaque membre du Congrès pris à part. 1 8 Celui-ci, par contre, se trouve dans une situation désavantageuse, puisqu'il lui arrive plus d'une fois d'ignorer la structure, la représentativité réelle ou les effectifs de l'organisation au nom de laquelle opère le lobbyist 19 qui non seulement connaît à merveille le milieu dans lequel il évolue mais qui, en outre, est souvent bien plus qualifié, en matière de travaux législatifs, que de nombreux députés. Le journaliste américain K . G. Crawford constate non sans raison que les juristes se taillent la part du lion dans le monde du lobbyism 20 (ceux qui, bien entendu, représentent des organisations capitalistes et de riches groupes professionnels — comme celui des médecins par exemple). C'est ainsi que la National Association of Manufacturers collabore étroitement avec le barreau américain (American Bar Association). 21 Les juristes américains ne joueraient pas un rôle aussi considérable au Congrès et dans ses couloirs, ils ne constitueraient pas, pour reprendre la formule de Tocqueville, l'aristocratie des Etats-Unis, sans ces liens qui les unissent aux intérêts organisés du capital. J . W. Hurst en arrive même à les considérer comme un groupe de pression particulier. 22 14. J. BBYCE, The American Commonwealth, 1918, p. 691. 1 5 . L . W . MILBRATH, op. cit.,
p. 68.
16. R. LUCE, Congress: An Explanation, Cambridge (Mass.), 1926, p. 129 sq. 17. Cf. E. B. LOGAN, «Lobbying», The Annals, juillet 1929, p. 22. 18. D. C. BLAISDELL, American Democracy under Pressure, New York, 1957, p. 108. 19. F. C. NEWMAN, S. S. SURBEY, Legislation Cases and Materials, Englewood Cliffs (N. J.), 1955, p. 73. 20. K. G. CRAWFORD, The Pressure Boys. The Inside Story of Lobbying in America, New York, 1939, p. 3. 21. S. CHASE, Democracy under Pressure, New York, 1945, p. 32. 2 2 . J . W . HURST, op. cit.,
p. 359.
130
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Le lobbyist fonctionne aussi bien en t a n t que représentant individuel qu'en t a n t que propriétaire d'une véritable entreprise ayant pour b u t d'influer sur le processus législatif. Il peut diriger une filiale dont le centre se trouve en dehors de Washington, ou bien un bureau d'avocats, ou bien enfin opérer d'une façon sporadique. 23 Le système électoral n'est pas sans influer sur l'efficacité des efforts que déploient certains groupes d'intérêts au sein du Congrès. Le fait que chaque E t a t , indépendamment de son nombre d'habitants, envoie deux sénateurs à Washington abaisse artificiellement la représentation au Sénat des circonscriptions industrielles et rehausse celle des régions agricoles, bien moins peuplées. D'où la situation privilégiée dans laquelle se trouvent les organisations qui représentent les intérêts des fermiers. Ces organisations en profitent pour faire pression sur les sénateurs élus par les E t a t s agricoles et ceux-ci forment une sorte de «bloc», indépendamment du parti auquel ils appartiennent. 24 Ne nous étonnons donc pas si, en 1954, lorsque le Congrès débattit des projets de loi ayant trait à l'agriculture, 148 lobbyists suivirent la question de près. 25 E. S. Griffith a d'ailleurs dénoncé cette «surreprésentation» des régions agricoles, aussi bien au Sénat qu'à la Chambre des représentants. 26 L'organisation des anciens combattants (The American Légion) peut constituer un autre exemple de «bloc» interparlementaire. Grâce à son ascendant, cette organisation f u t en mesure d'imposer ses postulats du temps de Roosevelt, et ceci en dépit du veto du président. 27 Les membres du Congrès qui défendaient les postulats des vétérans avaient d'ailleurs bien plus de chances d'être réélus que ceux qui se solidarisaient avec ce prestigieux président. Au 80e Congrès, le bloc des anciens combattants réunissait 195 députés et 44 sénateurs. 28 Après la première et la seconde guerre mondiale, les organisations d'anciens combattants firent partie des groupes de pression les plus influents. Néanmoins, ces «blocs» ne sont guère durables. Pour pouvoir renforcer leurs assises et représenter, aux yeux de l'opinion, une plus large cause sociale, ils doivent conclure des alliances avec d'autres groupes de congressmen défendant des intérêts différents. 29 2 3 . Au sujet des différentes catégories de lobbyists, cf. chap. VII. 24.
D . C . B L A I S D E L L , op.
cit.,
p. 105
L . W . MILBRATH,
op. cit.,
sq.
25. New York Times, 28 février 1954. 26. E . S . G R I F F I T H , Congress. Its Contemporary Rôle, New York, 1951, p. 143. 27. V. O. KEY Jr., «The Vétérans and the House of Représentatives. A Study of a Pressure Group and Electoral Mobility» The Journal ofPolitics, 1943, t. V, p. 27. 28. D. B. T R U M A N , The Governmental Process, New York, 1955, p. 366; H. A. B O N E , American Pclitics and the Party System, New York, 1955, p. 200. 29.
D . C . B L A I S D E L L , op.
cit.,
p.
107.
Groupes de pression et parlements
131
On peut mentionner de nombreux exemples de ce genre d'alliance. Il s'agit, dans de nombreux cas, d'ententes conclues entre des organisations agricoles et des groupes de pression capitalistes. C'est ainsi que des compagnies d'électricité et de chemins de fer attaquèrent, de concert avec l'American Farm Bureau Fédération, l'administration, de la vallée du Missouri, 30 ou que le groupe Ford et le Farm Bureau s'opposèrent à l'administration de la vallée du Tennessee, que le sénateur B. Norris défendit avec acharnement pendant douze ans. 31 La commission Buchanan estime non sans raison que les alliances conclues entre les divers groupes de pression au sein du Congrès constituent un danger pour les citoyens non organisés. Ce qui ne serait pas le cas si le gouvernement défendait comme il se doit leurs intérêts. D. B. Truman, un des plus éminents spécialistes du problème en question, affirme que la possibilité qu'ont certains groupes de pression d'influer, beaucoup plus facilement que d'autres, sur les centres de décision se trouve à la base même de la structure du régime américain. 32 Il s'agit là d'un euphémisme qui équivaut tout simplement à dire que les grandes corporations et les organisations des professions libérales, fortes de leurs contacts personnels et de leurs ressources financières pour ainsi dire inépuisables, sont à même d'agir d'une façon quasi légale sur le processus législatif. Il va de soi qu'elles ont le pas sur les intérêts organisés qui ne disposent pas de ce genre de moyens, de même que sur les groupes non organisés. Il arrive souvent que la^compétition des groupes de pression qui cherchent à obtenir une décision capitale pour la défense de leurs intérêts engendre de violents conflits. Rappelons à cet égard la lutte qui opposa, à la fin des années 40, les producteurs de margarine (American Soybean Association) aux producteurs de beurre. Les premiers réclamaient une baisse substantielle de la taxe sur la margarine, les seconds exigeaient son maintien. Cette lutte prit fin en 1950, avec la suppression de cette taxe discriminatoire qui avait été prélevée pendant 46 ans. 33 Il s'agit là d'un exemple type, étant donné qu'il démontre que les groupes de pression ne peuvent pas se contenter d'influencer le processus législatif. Ils doivent également s'efforcer de paralyser les efforts des groupes de pression dont les intérêts entrent en concurrence avec les leurs. Cette rivalité apparut au grand jour pendant les débats qui précédèrent le vote de la loi Taft-Hartley et qui opposèrent les corporations 30. S. K. BAILEY, Congress Makes a Law. The Story behind the Employment Act of 1946, New York, 1950, p. 146. 31. S. K. BAILEY, H. D. SAMUEL, Congress at Work, New York, 1952, p. 194. 3 2 . D . B . TBUMAN, op. cit.,
p. 322.
3 3 . D . C. BLAISDELL, op. cit.,
p. 327
sq.
132
Groupes de pression et parlements
capitalistes aux ouvriers syndiqués. Cette loi, conforme dans sa version finale à la ligne politique de la N.A.M., f u t en fin de compte promulguée, en dépit de la violente campagne organisée par l'A.F.L.-C.I.O., de la résistance opiniâtre des membres du Congrès qui représentaient les intérêts des syndicats ouvriers, voire même du veto du président Truman. 34 Ce simple fait suffit à mettre à bas toutes les déclarations prétendant que les syndicats ouvriers «contrebalancent» efficacement la puissance du monde des grandes affaires. Ce genre de conflit surgit dès qu'il est question d'impôts. Comme nous l'apprend Blaisdell, certains groupes de pression vont même jusqu'à élaborer de larges programmes fiscaux. 35 Mentionnons également les litiges qui, aux assemblées législatives régionales, opposent les intérêts des agriculteurs à ceux des citadins. 36 Il est capital pour un groupe de pression de pouvoir compter sur un congressman, sinon sur tout un groupe de députés: il a ainsi ses entrées au Congrès et, en quelque sorte, le pied à l'étrier. 37 On pourrait d'ailleurs classer les membres du Congrès d'après l'attitude qu'ils adoptent vis-à-vis des groupes de pression: favorable, neutre ou hostile. 38 Classification qui n'aurait pas de sens en Europe où les députés sont tenus à une discipline de parti bien plus stricte qu'aux Etats-Unis. Néanmoins, l'absence de contacts ouvertement déclarés entre un groupe d'intérêt donné et les membres du Congrès n'empêche nullement ce groupe d'exercer une pression sur les congressmen. Chaque candidat au Congrès dispose de tout un réseau de relations sociales et professionnelles que les groupes d'intérêt pourront ultérieurement mettre à profit; une fois élu, le candidat deviendra ainsi la cible naturelle d'une pression organisée.39 D. B. Truman souligne à juste titre que tous les groupes de pression ne sont pas forcés d'être constamment en rapport avec le Congrès, ni même de participer activement à la campagne électorale. Ceux qui 34. General Interim Report of The House Select Committee on Lobbying Activities, H o u s e of Representatives, H o u s e Report, n° 3138, 81" Congrès, Washington, 1950, p. 63 sq. 35.
D . C . B L A I S D E L L , op.
cit.,
p.
230.
36. D . R . DERGE, «Urban-Rural Conflict. The Case in Illinois», in Legislative Behavior, a reader in Theory and Research (sous la direction de J . C. W A H L K E et H . EULAU), Glencoe (111.), 1959, p. 271 sq. 37. E . P. HERRING, Group Representation before Congress, Baltimore, 1929, p. 66. 38. Division qu'opèrent J. C. Wahlke et d'autres auteurs (The Legislative System, N e w York, 1962, 4 e partie), en s'étayant sur les considération de G. Sartori («La Sociologia del parlamento», Studi polìtici, avril 1961, p. 151 sq.) 39. Lorsque, en 1930, les propriétaires des drug stores se battirent pour maintenir les prix de leurs marchandises, ils s'adressèrent bien entendu aux membres du Congrès qui, dans le privé, exerçaient la m ê m e profession. Cf. D . B . T R U M A N , op. cit., p. 338.
Groupes de pression
et parlements
133
jouissent d'un immense prestige et d'une puissance considérable (financière, précisons-le) n'en éprouvent pas le moindre besoin: ils peuvent à tout moment entrer discrètement en contact avec les membres les plus influents du Congrès.40 Tous les groupes de pression ne doivent donc pas avoir en permanence des lobbyists dans les couloirs du Congrès. Et les groupes qui n'en ont pas ne sont pas nécessairement ceux qui ont le moins d'influence. Ce n'est pas par hasard que C. W. Mills41 — qui a surtout envisagé dans son ouvrage «l'élite corporative» — a ignoré le problème des lobbies. Il est rare en effet que les décisions portant sur les intérêts les plus vitaux des corporations soient prises au Congrès; elles sont plutôt le fruit de pourparlers menés directement entre les représentants de ces corporations et ceux de l'exécutif. Il ne faut pas croire que les rapports des groupes de pression et des membres du Congrès soient à sens unique. Il peut arriver qu'un congressman patronant, par exemple, un projet de loi cherche de son propre chef l'appui d'une organisation économique ou sociale: Comme le dit Burns, les membres du Congrès ne sont pas seulement l'objet d'une pression: ils peuvent aussi, le cas échéant, y avoir recours (pressure politicians) 42 Quant à l'activité des groupes de pression, une circonstance particulière vient encore la faciliter. Je pense en l'occurrence aux règlements de la Chambre des représentants et du Sénat. Chaque membre du Congrès jouit de l'initiative législative. Ce qui équivaut à dire que chaque groupe de pression peut faire démarrer un processus législatif au sein du Congrès. Le système des deux Chambres favorise lui aussi les manœuvres des groupes de pression, et ceci aussi bien au Congrès qu'aux assemblées législatives locales. Les groupes de pression redoublent d'activité dès que des divergences se font jour entre les deux Chambres et qu'ils espèrent pouvoir en tirer parti.43 L'influence que les groupes de pression exercent sur les membres du Congrès ne vise pas uniquement des objectifs d'ordre législatif. Les congressmen qui appartiennent au parti au pouvoir ont leur mot à dire sur la nomination des membres de l'exécutif, à condition bien entendu qu'il ne s'agisse pas de charges pourvues par voie de concours, et les groupes de pression cherchent à en profiter.44 40. D . B . T B U M A N , op. cit.,
41. C. W . MILLS, Elita
p . 339.
Wladzy (L'élite du pouvoir), Varsovie, 1951, p. 382.
42. J. MAC G RE G OR B U R N S , op.
cit.,
p . 19.
43. B. ZELLEB, Pressure Politics in New York. A Study of Group Représentation before the Législature, New York, 1937, p. 275. 44. V. O. KEY Jr., Politics, Parties and Pressure Oroups, New York, 1952, p. 378; S. IC. B A I L E Y , H . D . SAMUEL, op. cit.,
p . 136.
134
Groupes de pression et parlements
Ceci dit, nous ne devons pas commettre l'erreur de ne voir dans le terme «pression» qu'une tendance brutale à réaliser à tout prix des intérêts de groupe. Les lobbyists, en tant que porte-parole de ces intérêts, fournissent en outre aux membres du Congrès une multitude d'informations sur les diverses branches qu'ils représentent. E n effet, la loi n'est pas le fait que des seuls congressmen. De nombreux projets législatifs sont préparés en dehors du Congrès, ce qui est précisément l'œuvre des lobbyists qui sont parfaitement qualifiés pour cette tâche et qui disposent des informations nécessaires à cette fin. «Les corps spéciaux et non officiels qui opèrent à Washington sont dans une grande mesure responsables de la teneur des lois votées au Congrès.»45 Il est évident qu'on ne peut pas tabler sur l'objectivité des informations fournis par les intéressés, mais elles ne sont pas sans utilité. Leur confrontation avec les données officielles permet aux membres du Congrès d'y voir un peu plus clair, en facilitant leur participation au processus législatif. Ce qui est pour eux fort important, étant donné que le rythme effréné de la vie publique américaine leur laisse rarement le loisir de réunir tous les matériaux nécessaires à leur tâche. Du reste, les spécialistes du sujet sont fort partagés quant au rôle réel que les lobbyists assument dans l'élaboration des projets de lois. Galloway estime qu'une grande partie de ces projets prennent naissance en dehors du Congrès et sont préparés par les lobbyists. 46 Duffield, de son côté, va jusqu'à dire que les délibérations du Congrès n'en sont qu'une sorte de ratification formelle. 47 Par contre, L. H. Chamberlain affirme que seul un dixième des lois subit ce processus. 48 Quoi qu'il en soit, il convient d'ajouter que les lobbyists ne se bornent pas à ce rôle et que nombre d'entre eux fournissent en outre aux membres du Congrès une vaste documentation, voire même écrivent leurs discours. 49
3. LES LOBBIES A U X COMMISSIONS D U CONGRÈS
Les groupes de pression ne portent qu'un intérêt restreint aux débats pléniers des deux Chambres du Congrès. Il est rare en effet, comme le dit Stuart Chase, qu'un congressman se laisse convaincre et change d'opinion 45. F. de W I T S H E L T O N , «Unofficial Representation at Washington», Independant, 2 janvier 1926, t. CXVI, p. 17 sq. 46. G . B. G A L L O W A Y , The Legislative Process in Congress, New York, 1955, p. 38. 4 7 . M. D U F F I E L D , King Legion, New York, 1934, p. 49. 48. L. H. C H A M B E R L A I N , The President, Congress and Legislation, New York, 1946, p. 453. 49. General Interim Report . . ., p. 27.
Groupes de pression et parlements
135
au cours de ces débats. 50 Les décisions que l'on y arrête ne sont qu'une formalité. Elles ont en fait été prises bien plus tôt, par les commissions. Les groupes de pression ne s'intéressent au déroulement des réunions plénières que dans la mesure où celles-ci mettent au grand jour une affaire qui les touche de près, où elles leur permettent d'influer sur l'opinion publique par l'intermédiaire des congressmen dont ils se sont acquis la bienveillance. Un groupe de pression peut faire bloquer un projet qui ne lui convient pas, en ayant recours à l'obstruction parlementaire (filibustering), permise au Sénat, à condition bien entendu que ce groupe jouisse de l'appui de quelques sénateurs. 51 Mais cette pratique est plutôt exceptionnelle. Les groupes d'intérêt se sentent bien plus dans leur élément aux commissions du Congrès, d'autant plus que le corps législatif fédéral est submergé de documents, requêtes, pétitions, aide-mémoires, exposés, comptes rendus ou lettres, qui, faute de temps ne sont ni lus, ni évalu. 52 C'est alors que des lobbyists secourables viennent proposer leur concours, et en profitent pour défendre les intérêts de leurs mandants. Ce genre de situation s'explique par le fait que le crible des partis ne sélectionne pas le matériel, comme c'est le cas en Europe, avant que celui-ci ne fasse l'objet de délibérations parlementaires. Les commissions permanentes sont les organes les plus importants du Congrès, puisqu'elles s'occupent de 90% des affaires législatives. W. Wilson écrivait déjà en 1895 que, bien que le Congrès soit d'un point de vue formel l'auteur de la loi, ce sont en fait les commissions permanentes qui décident de la ligne politique à adopter, commissions que les lobbyists peuvent contrôler bien plus facilement que tout l'ensemble du corps législatif. Ce futur président des Etats-Unis estimait que le lobbyism tirait entre autres sa puissance des possibilités que lui offrait le système des commissions en vigueur dans ce pays. 53 On ne peut pas considérer les commissions comme des organes mettant à exécution les ordres des deux Chambres. Le corps législatif est tout au contraire à la remorque des commissions qui jouent un rôle de pilote. Pour pouvoir élaborer une ligne politique, les commissions doivent tout d'abord examiner la situation que le projet de loi cherche à régler, avant de lui donner un contour général, de le préciser en détail, etc. 54 La Chambre des représentants a dix-neuf 50.
S . C H A S E , op.
51. V . O. K E Y
cit.,
p.
26.
Jr., Politics, Parties and Pressure Groups, p. 699;
D. B.
TRUMAN,
op. cit., p. 370. 52. R. Y O U N G , This is Congress, New York, 1943, p. 101. 53. W . W I L S O N , Congressional Government, Boston, 1895, p. 56. 5 4 . J. R . C H A M B E R L A I N . Legislative Process National and State, New York— Londres, 1936, p. 63.
136
Groupes de pression et parlements
commissions permanentes et le Sénat, quinze. Elles peuvent entre autres procéder à des investigations au nom du Congrès et, partant, convoquer n'importe qui en vue de l'entendre. Mentionnons en outre les commissions spéciales qui se consacrent à des problèmes déterminés (investigating committees) et qui ne fonctionnnent que pour une période donnée. Il arrive aussi que le Sénat et la Chambre des représentants instaurent des commissions mixtes (joint committees), dans le but d'aplanir les différends de ces deux assemblées. La commission de Règlement (Committee on Rules), bien qu'elle ne puisse plus comme jadis bloquer un projet de loi, influe indubitablement sur l'accélération ou le freinage de son examen, les amendements qui lui sont apportés, ainsi que la durée et la procédure des réunions plénières. Il s'agit donc là, en fait, d'une commission clé.55 La position que les commissions occupent au sein du Congrès, le fait qu'elles déterminent la politique législative, qu'elles passent au crible les projets de loi, font converger vers elles toute l'attention des lobbyists. 56 Ceux-ci tentent d'influer sur la composition des commissions auxquelles s'intéressent les groupes de pression qu'ils représentent. E t ils n'ont pas la tâche facile, car cela implique des liens étroits avec les chefs de parti des deux Chambres. 57 Quant aux présidents des commissions, leur nomination ne peut faire l'objet d'aucune pression, vu qu'ils sont désignés d'après un critère d'ancienneté. 58 Il est néanmoins important pour les groupes de pression de pouvoir entrer en contact avec ces présidents qui, quand ils ont une forte personnalité, ont presque toujours le dernier mot: ils peuvent interrompre l'examen d'un projet de loi, établir l'ordre du jour de la commission, favoriser l'une des parties en présence au cours des auditions, etc. 59 Ce n'est qu'une fois la commission formée que les lobbyists s'attèlent vraiment à la besogne, en faisant parvenir à ses membres une documentation soigneusement établie et en menant avec eux des entretiens officieux, dans le but de les gagner à la cause de leurs mandants. Néanmoins, la commission qui cède à un groupe de pression donné doit aussi tenir
55. B. M. GROSS, The Legislative Struggle. A Study in Social Combat, New York, 1 9 5 3 , p . 9 0 ; D . B . TRUMAN, op.
stitutionnel des Etats-Unis p. 58. 5 6 . D . B . TRUMAN, op. G R I F F I T H , op. cit.,
cit.,
p . 3 8 8 ; A . T U N C , S . T U N C , Le
cit.,
p . 3 6 9 ; D . C . BLAISDELL, op.
cit.,
p . 110.
5 7 . D . B . T R U M A N , op. cit., 5 8 . M . B . GROSS, op. cü., 5 9 . R . Y O U N G , op. cit.,
système
con-
d'Amérique. Le système constitutionnel actuel, Paris, 1954,
p . 387.
p . 89, 278.
p . 1 0 8 ; D . B . TRUMAN, op. cit.,
p . 386.
p. I l l ;
E.
S.
Groupes de pression et parlements
137
compte des groupes plus puissants qui ont accès à l'entourage du chef de l ' E t a t et qui sont en mesure d'obtenir son veto. 60 Les auditions publiques (hearings), organisées par les commissions afin d'élucider une question déterminée, sont pour certains témoins l'occasion rêvée de prononcer des discours défendant le point de vue d'un groupe de pression donné ou attaquant la position d'un groupe concurrent. Ceci est d'autant plus possible que nulle prescription ne vient régler le déroulement des auditions qui suivent une procédure différente chaque fois que la composition des commissions se renouvelle. 61 Herring constate à juste titre que les commissions constituent un terrain idéal pour l'activité des groupes de pression. 62 Certains auteurs estiment que les auditions publiques remplissent entre autres les fonctions suivantes 63 : I o ) grâce à elles, les groupes de pression peuvent fournir de nombreuses informations techniques et politiques aux membres des commissions; 2°) elles servent de voie de propagande; 3°) elles jouent en quelque sorte le rôle d'une soupape de sûreté, du fait qu'elles permettent d'atténuer les conflits de groupe, de faire ressortir la possibilité ou la nécessité d'un compromis. Plusieurs auteurs vantent ce caractère contradictoire des travaux des commissions, en affirmant que, grâce à lui, divers points de vue peuvent s'exprimer publiquement et qu'il constitue le moyen le plus efficace d'influer sur le législateur. L'usage veut que le groupe dont les intérêts sont en jeu soit écouté. Telle est la raison pour laquelle Sutherland estime qu'il convient de considérer les lobbyists comme des avocats et qu'on ne peut réprouver leur activité que lorsqu'ils outrepassent cette fonction. 64 Schattschneider affirme, de son côté, que les auditions publiques du Congrès permettent d'aplanir les difficultés suscitées par une disproportion manifeste entre la représentation géographique et la représentation professionnelle. 65 On est cependant en droit de se demander si la société américaine ne paye pas d'un prix trop élevé les informations et la documentation que lui assurent les lobbyists; si ce mécanisme contradictoire ne favorise pas les intérêts des groupes de pression les plus puissants, aux dépens de 60.
D . B . T R U M A N , op.
6 1 . J . W . H U R S T , op.
cit., cit.,
6 2 . E . P . H E R R I N G , op. 63.
S. K .
B A I L E Y , op.
E . P . H E R R I N G , op.
cit.,
p. p.
cit., cit.,
271.
36. p. p.
62. 1 0 9 sq.;
J . R . C H A M B E R L A I N , op.
p . 4 1 ; D . B . T R U M A N , op.
cit.,
p.
cit.,
p.
79
sq.;
372.
6 4 . Cité d'après A . T U N C et S . T U N C , op. cit., p. 6 2 . E . Zeller («Pressure Group» in Congress», The Annals, septembre 1958, p. 1 sq.) et L. W. Milbrath (op. cit., p. 288 sq.) voient eux aussi d'un bon œil la participation des lobbyists aux auditions publiques mises sur pied par les commissions. 6 5 . E . E . S C H A T T S C H N E I D E R , op.
cit.,
p.
222.
138
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l'intérêt général; si, enfin, des experts désintéressés, c'est-à-dire ne se rattachant à aucun groupe de pression, ne seraient pas à même d'assumer cette tâche. Nous n'avons pas tenu compte, dans nos considérations, d'une commission spécifique, à savoir la commission relative aux activités antiaméricaines, étant donné qu'elle ne sert pas, en principe, de terrain d'action aux groupes de pression qui représentent des intérêts économiques particuliers. Ici, ce sont les tendances générales du capitalisme, en lutte contre chaque mouvement progressiste ou réformiste, 66 qui ont voix au chapitre. Ces tendances, qui cherchent à établir une sorte d'intégration à partir d'une base réactionnaire, dépassent forcément la sphère des intérêts particuliers. 4. LES LOBBIES A U X ASSEMBLÉES LÉGISLATIVES DES ÉTATS
Les lobbyists sont moins nombreux aux assemblées législatives locales qu'à Washington, bien que, dans certains Etats, en Californie, par exemple, il y ait deux fois plus de lobbyists que de députés. Mais ils sont mieux informés que les membres des assemblées locales, et ont une plus grande expérience en matière de législation (leur mandat est illimité), plus d'instruction et des objectifs explicitement définis. Dans ce contexte, le faible niveau intellectuel et l'absence de responsabilité d'une grande partie des députés locaux sont évidentes. L'hebdomadaire Newsweek nous en brosse un tableau impitoyable. 67 Nous pouvons y lire que le corps législatif du Vermont f u t le théâtre d'une lutte homérique suscitée par une mesure visant à interdire la production de bouteilles de bière ne pouvant pas servir deux fois. E n Floride, on se demanda tout au long de deux sessions s'il ne fallait pas interdire aux coiffeurs l'emploi des brosses en crin (l'interdiction de 1957 avait en effet été abrogée en 1959). A Hawaii, un des membres du corps législatif, un bouddhiste, provoque tous les ans de longs débats, en présentant opiniâtrement une proposition de loi interdisant la célébration de la fête de Noël. E n 1965, l'assemblée du Michigan discuta avec acharnement de quelle espèce de poisson il convenait de faire figurer dans les armoiries de cet E t a t . Les députés de l ' E t a t de New York mirent vingt jours à se choisir un président, avant de voter leur première loi: il s'agissait en l'occurrence d'un amendement au code de procédure pénale, permettant la nomination de 6 6 . R . K . C A R E , The House Committee on Unamerican Activities, 1945—1950, Ithaca ( N . Y . ) , 1952; E . B O N T E C U E , The Federai Loyalty-Security Program, Ithaca (N.Y.), 1953; W. G E L L H O R N , American Eights. The Constitution in Action, New York, 1960. 67. Newsweek, «The Siok State of the State Legislative», 19 avril 1966,
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139
sténographes à la première instance du district de Saratoga. Le corps législatif du Connecticut «oublia» de voter le budget de l'enseignement public, d'un montant de 6,4 millions de dollars, et il fallut le convoquer en session extraordinaire. Cet esprit provincial, cet infantilisme législatif servent à merveille les groupes de pression. Les lobbyists ont ainsi une bien plus grande liberté de manœuvre, ils entrent plus facilement en contact avec les membres des assemblées locales et ils continuent à recourir à des procédés depuis longtemps oubliés à Washington. Mais le manque de compétence des députés n'est pas le seul à «mettre en danger» les assemblées législatives des Etats. 6 8 Leurs députés sont en effet assez mal rémunérés et, de ce fait, mal armés pour résister aux «offres de service» des lobbyists. 69 Les lobbyists qui opèrent dans les assemblées locales sont parfois bien plus puissants que leurs homologues de Washington, du fait qu'il leur arrive de représenter des monopoles auxquels personne, à l'échelon de l'Etat, ne peut s'opposer. A. N. Holcombe constatait, il y a plus de trente ans, que les lobbies exerçaient une influence démesurée sur les assemblées locales. 70 Influence que nul n'ignorait, ce qui contribua dans une grande mesure au discrédit de ces assemblées. Bien que depuis beaucoup de choses aient changé, cette constatation reste toujours valable, étant donne la désinvolture avec laquelle les grandes corporations exercent une pression sur certains corps législatifs locaux. Dans un ouvrage édité en 1949, R. S. Allen ne voit dans les assemblées locales qu'un mélange de médiocrité, d'incompétence, de crapulerie et de corruption. 71 L'article précité du Newsweek du 19 avril 1965 ne fait que confirmer ce tableau d'ensemble. Il va de soi qu'à Washington, aussi, de puissants groupes d'intérêt exercent une pression, mais qui peut, au Texas, se mesurer avec le pouvoir que détiennent les compagnies de pétrole ? Ou encore, au Montana, égaler l'empire de l'Anaconda? N'oublions pas non plus l'ascendant considérable dont jouissent, dans les assemblées locales, les compagnies d'assurances et les sociétés qui exploitent des établissements d'utilité publique. Au début du siècle, les plus grandes compagnies d'assurance (New York Life, Mutual Life et Equitable Life) divisèrent le pays en trois 68.
L . A N D E B S O N , op.
cit.,
p.
6 9 . K . G . CRAWFORD, op. cit.,
131.
2e partie.
7 0 . A . N . H O L C O M B E , State Government, N e w York, 1 9 3 1 , p. 3 1 3 . Cf. également B . ZELLER, «Lobbies and Pressure Groups: a Political Seientists's Point of View», The Annals, janvier 1938, p. 79. 71. R . S. A L L E N , Our Sovereign State, N e w York, 1949, p. V I I sq. Cf. également le point de vue analogue, bien que plus nuancé, de W. A N D E E S O N , The Nation and the States, Rivais or Partners ?, Minneapolis, 1955, p. 228.
140
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secteurs et couvrirent en commun les frais des lobbyists qui devaient défendre leurs intérêts aux assemblées locales. Dans les années 20, un représentant de la New York Life reçut un million de dollars destinés à subvenir à l'entretien d'un «bureau de législation et d'imposition». 72 Nous ignorons, hélas, le relevé de ses dépenses. Quant aux établissements d'utilité publique, l'influence qu'ils exercent sur les assemblées locales n'a rien d'étonnant, vu que leurs directeurs, leurs conseillers ou leurs cadres font, pour la plupart, partie de ces assemblées. 73 Les représentants des groupes de pression, qui font partie d'une assemblée législative, affichent sans la moindre gêne les liens qui les unissent à leurs mandants. D. D. MacKean, qui analysa la situation dans le New Jersey, l'illustre avec l'exemple suivant: un membre de l'assemblée locale, qui travaillait en même temps pour la compagnie de chemins de fer de la Pennsylvanie, s'identifia avec ses mandants, en déclarant au cours d'un débat sur un projet de loi relatif à la signalisation des passages à niveau: «Nous avons toujours combattu ce genre de projets.» 74 Dans certains Etats, il peut arriver que la presse locale joue en quelque sorte le rôle d'un groupe de pression. Tel est par exemple le cas des grands journaux de Chicago, qui ont une large audience auprès du corps législatif de l'Illinois. 75 Les municipalités forment, de leur côté, des groupes de pression assez particuliers. Elles manquent souvent de moyens financiers et ne peuvent pas toujours décider en dernier ressort de problèmes tels que la régie des transports publics, la gestion des jardins municipaux, les égouts, la voirie, etc., problèmes que tranchent les autorités de l ' E t a t dont ces municipalités relèvent. La ville de New York, qui a un budget sept fois plus grand que l ' E t a t de New York, doit faire approuver par les autorités d ' E t a t la réglementation de ses transports publics. Les autorités d ' E t a t , et non pas municipales, régissent également les transports de Chicago, d'Atlanta et de plusieurs autres villes.76 L'aménagement de districts à des fins bien définies (enseignement, logement, ponts et chaussées, irrigation, etc.) ne contribue pas lui non plus à renforcer la position des municipalités, étant
72. E. L. L O G A N , «Lobbying», The Annals, supplément au numéro de juillet 1929, p. 5; D. C . B L A I S D E L L , J. G R E V E B U S , Economic Power and, Political Pressures, Washington, 1941, p. 136. 73. B. Z E L L E R , Lobbies and Pressure Groups . . ., p. 80. 74.
D . D . M A C K E A N , op.
G. Y. 1960, p. 32. 75.
STEINER,
7 6 . R . S . A L L E N , op.
cit.,
S. K. cit.,
p.
232.
G OVE,
p. V I
Legislative Politics in Illinois,
sq.
Urbana (111.),
Groupes de pression et parlements
14]
donné que ces districts dépendent également des autorités d'Etat. 7 7 Tout ceci oblige les municipalités à avoir recours aux services des lobbyists (municipal lobby) qui doivent veiller à ce que les assemblées votent des budgets et des lois susceptibles de permettre aux entreprises communales de fonctionner normalement. 78 Tout comme le Congrès, les assemblées locales sont elles aussi le théâtre de nombreux conflits entre les divers groupes de pression qui y utilisent une tactique analogue, dans le but d'éliminer leurs concurrents et de conclure des alliances. Les intérêts organisés y préparent aussi, avec l'aide de leurs conseillers juridiques, des propositions de lois que «leurs» députés soumettront ensuite aux réunions plénières. 79 Ceci dit, lorsque la filiale locale du parti au pouvoir est dirigée par un boss énergique et influent, rien ne peut se faire sans le consentement de celui-ci. Les organisations de parti, qui sont bien plus cohérentes à l'échelon local qu'à l'échelon fédéral, sont en mesure de limiter l'activité des lobbyists, 80 à condition que ceux-ci ne représentent pas des intérêts d'une telle envergure qu'aucun boss ne pourra les mettre en question. Les lobbyists se heurtent à des difficultés encore bien plus grandes dans les E t a t s qui sont, en pratique, monopartites. Il arrive aussi que l'activité des lobbies soit entravée par un gouverneur pourvu d'une forte personnalité, comme ce f u t le cas, dans les années 30, pour le gouverneur de la Floride. Durant toute la durée de son mandat, même le président de l'Association of Life Insurance ne pouvait prendre la parole aux auditions publiques des commissions du corps législatif, sans avoir au préalable convaincu le gouverneur du bien-fondé de son point de vue. 81 Les commissions permanentes ne jouent pas, dans tous les Etats, un rôle aussi important qu'au Congrès. Ce que D. B. Truman impute au fait que les sessions des assemblées locales sont plus courtes et plus rares que celles du Congrès et que leurs membres ne s'y consacrent pas à fond: les conditions ne se prêtent donc pas à une analyse approfondie des problèmes qui sont inscrits à l'ordre du jour. 82 Parlant de l'assemblée législative du New Jersey, MacKean écrit que leurs commissions ne présentent guère d'inté77. W . A . A N D E R S O N , E. W . W E I D N E R , State and Local Government in the United States, New York, 1951, p. 21. 7 8 . C. M E R R I A M , The Government of the Metropolitan Region of Chicago, Chicago, 1933, p. 115. 7 9 . B . Z E L L E R , Lobbies and Pressure Groups . . ., p. 13. 8 0 . E . B . L O G A N , op.
cit.,
p . 5 ; D . B . T R U M A N , op.
81. U.S. Temporary National Economic d'après D. B. T R U M A N , op. cit., p. 327. 82.
D . B . T R U M A N , op.
cit.,
p.
331.
cit.,
Committee.
p.
327.
Hearings.
Part
10, cité
142
Groupes de pression et parlements
rêt pour les lobbyists. 83 Ce qui est également le cas pour l'Illinois. Mais il y a aussi des assemblées locales dont les commissions peuvent être comparées à celles de Washington et qui forment en quelque sorte de «petits corps législatifs» (Maryland et Pennsylvanie). 84 L'activité que les lobbyists déploient au sein des commissions est donc fonction de la position que celles-ci occupent dans les assemblées locales. 5. L E CONTRÔLE D E L'ACTIVITÉ D E S L O B B I E S
Les agissements des grandes compagnies qui, dans la seconde moitié du 19e siècle, pesaient sans vergogne sur les corps législatifs, afin de faire triompher leurs intérêts, provoquèrent une véritable levée de boucliers chez tous ceux qui prenaient à cœur la défense de l'intérêt public. L'impudence avec laquelle les lobbies influèrent, pendant de longues décennies sur le processus législatif, de même que l'ébruitement d'innombrables cas de corruption mobilisèrent de larges couches sociales qui exigèrent un strict contrôle de l'activité des lobbies au sein du Congrès. C'est ainsi que l'on put voir apparaître, dans les Constitutions de certains Etats, des clauses taxant cette pratique de crime (la Constitution de la Geòrgie de 1877), ou la déclarant passible d'une peine d'emprisonnement (la Constitution californienne de 1879). Mais ces clauses restèrent inefficaces, vu l'absence de dispositions exécutives. 85 E n 1890, dans le Massachusetts, un mouvement préconisa l'enregistrement des lobbyists et le relevé de leurs dépenses. Mais il y eut des projets bien plus radicaux. Le gouverneur du Wisconsin, La Follette, exigea que l'on interdise tout contact personnel entre les lobbyists et les législateurs. 86 Ce ne f u t néanmoins qu'au cours des années 20 qu'on promulgua des lois visant à instaurer un contrôle effectif des lobbies. E n 1929, 32 E t a t s avaient déjà proposé des lois à cette fin. Mais les lobbyists ne s'en souciaient guère. Dans l'Etat de l'Ohio, toujours dans les années 20, leurs rapports étaient plutôt laconiques: «rien perçu, rien dépensé.»87 A l'époque du New Deal et, surtout, après la seconde guerre mondiale, la prolifération des groupes de pression commença à inquiéter l'opinion 83.
D . D . M A C K E A N , op.
cit.,
p. 47
sq.
84. C. I. WINSLOW, State Legislative Committee. A Study in Procedure, Baltimore, 1931, passim. 85. Cf., au sujet des premières tentatives de contrôle des lobbies, l'ouvrage de E . L A N E , Lobbying and the Law, Berkeley—Los Angeles, 1964, chap. II: «The Origins of Regulation», et J. K. POLLOCK, «Regulation of Lobbying», A.P.S.R., t. X X I , mai 1927, p. 3 3 5 - 3 4 1 . 86. P. S. REINSCH, Readings in American State Government, Boston, 1911, p. 81 sq. 87.
E . B . L O G A N , op.
cit.,
p.
70.
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143
publique. On pouvait alors dénombrer, rien qu'à Washington, 12 000 lobbyists. Les sociétés commerciales et industrielles disposaient, à elles seules, de près de 3000 représentants. Une véritable «démocratie des groupes de pression», comme l'ont écrit Binkley et Moos.88 S. Chase formula une accusation bien plus sévère: «Les groupes de pression ont longtemps fait le désespoir des patriotes. On leur doit les jours les plus sombres de Washington.» 89 Toutes ces tendances, qui cherchaient à brider les groupes de pression, aboutirent à la promulgation de la loi fédérale de 1946. Mais seuls 36 E t a t s adoptèrent des dispositions réglementant la pratique du lobbyism (et, parmi eux, 17 exigèrent que les lobbyists soumettent aux assemblées un compte rendu de leur activité 90 ). Les autres E t a t s se contentèrent de dispositions visant à empêcher les lobbyists de corrompre les législateurs. 91 Quant à la loi fédérale (Federal Regulation of Lobbying Act), elle constitue en fait le chapitre I I de la loi sur la réorganisation législative (Legislative Reorganization Act), connue également sous le nom de loi La Follette-Monroney et votée en août 1946.92 Le sénateur Robert La Follette la motiva en ces termes: «Il arrive trop souvent que la pression de groupes d'intérêt particuliers voile et fausse le point de vue de l'opinion publique. Cernés par tout un essaim de lobbyists, qui patronnent des secteurs économiques déterminés ou qui défendent des intérêts étroits, les législateurs ont le plus grand mal à discerner la volonté de la majorité et à adopter des lois conformes à l'intérêt public.» 93 La nouvelle loi exige que les lobbyists (les individus comme les organisations) se fassent enregistrer dans les bureaux respectifs de la Chambre des représentants et du Sénat (art. 308), en déclarant qu'ils exercent la profession de lobbyist, c'est-à-dire qu'ils recueillent ou reçoivent des Bommes dans les buts suivants: 1°) afin d'aider au vote ou au rejet des lois, 2°) afin d'influer directement ou indirectement sur le vote ou sur le rejet des lois (art. 307). Le lobbyist qui a été autorisé par le Congrès à pratiquer ce genre d'activité est tenu d'indiquer le nom de son mandant et de préciser les conditions auxquelles il a été engagé. Une fois par trimestre, il doit en outre soumettre aux bureaux des deux Chambres un 88. W. E. BINKLEY, M. C. Moos, A Grammar of American Politics. The National Government, New York, 1958, p. 155 sq. 8 9 . S . CHASE, op. cit.,
p . 9.
9 0 . H . A . BONE, op. cit.,
p. 207.
91. Déposition de B. Zeller devant le Congrès, Hearings on House of Representatives, 81e Congrès, 2* session, Washington, 28 mars 1950, p. 58 — 70. 92. Public Law 601, chap. 753, 79e Congrès, 2e session. On trouvera une analyse de cette loi dans l'ouvrage précité de E. Lane. Cf. également W. J. KEEFE, M. S. OGUL, The American Legislative, Englewood Cliffs (N. J.), 1964. 93. 79e Congrès, 2e session, Senate Report, n° 1400, p. 4 sq.
144
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compte rendu indiquant les apports (contributions) qu'il a reçus, quelles que soient leur forme juridique (dons, prêts, etc.) et la manière dont il les a dépensés. Il doit enfin donner le nom des personnes qui le financent et de celles que, sous une forme ou sous une autre il rétribue, en justifiant en détail toutes ses rentrées de plus de 500 dollars et toutes ses dépenses de plus de 10 dollars (art. 302). Ces comptes rendus, publiés dans le Congressionnal Record, doivent être attestés sous serment (art. 309). Toute atteinte aux dispositions de la loi est passible d'une amende pouvant s'élever à 5000 dollars ou d'une peine de douze mois de prison et, éventuellement, de ces deux peines conjointement (art. 310). Ces dispositions ne concernent pas les personnes ou les organisations qui ne pratiquent le lobbyism que sporadiquement. Elles ne s'appliquent pas non plus à la presse, à la radio et à la télévision. E n dépit de sa rigueur apparente, cette loi présente de nombreuses lacunes et certaines de ses clauses ne sont pas clairement formulées, ce qui a nui à son efficacité et a été la source de multiples controverses. Elle a cependant eu le mérite de mettre au grand jour le problème du lobbyism, en fournissant à l'opinion publique certaines informations à ce sujet. E t , sur ce plan, il s'agissait indubitablement d'un pas en avant. Les lobbyists et leurs mandants, en particulier les organisations capitalistes, l'accueillirent avec réticence, pour ne pas dire avec hostilité. Ce milieu soutenait qu'elle limitait le droit de pétition garanti par la Constitution 94 et qu'elle portait atteinte à la liberté. Allégations dénuées de tout fondement, puisque ce droit de pétition visait à protéger les citoyens qui intervenaient dans les affaires publiques d'une manière en principe désintéressée, et non pas les individus qui avaient pour métier d'inciter les législateurs à appuyer ou à combattre des projets de loi. E n outre, au moment où cette loi vit le jour, il n'y avait plus de lobbyists individuels, opérant en toute indépendance, mais seulement des mandataires des intérêts organisés. La mise au grand jour et le contrôle de leur activité ne pouvaient en aucun cas entraver le droit de pétition. Certains commentateurs critiquèrent également la loi en question, mais pour de tout autres raisons, à savoir son manque de précision, son ambiguïté, son inefficacité. Elle qualifie de lobbyists tous ceux qui ont pour principale activité d'influer sur le vote ou sur le rejet des projets de loi. Mais il n'est pas facile de distinguer ceux qui s'en occupent «principalement» de ceux qui le font accessoirement, d'une façon marginale, sans parler des individus qui exercent le métier de lobbyists tout en ayant omis de se faire enregistrer. La plupart des 5000 avocats environ que 9 4 . B . ZELLER,
«The Fédéral Régulation of Lobbying Act», A.P.S.R., t. X L I I ,
f é v r i e r 1 9 4 8 , p . 2 5 2 ; D . C. BLAISDELL, op. cit.,
p. 95
sq.
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145
compte Washington représentent des intérêts organisés et jouent en fait un rôle de lobbyists. La N.A.M., tablant également sur cette ambiguïté, refusa au début de se faire enregistrer en tant que lobbyist et de révéler les sommes qu'elle dépensait en vue d'appuyer ou de combattre des projets de loi. Elle reprochait au Fédéral Régulation of Lobbying Act d'être contraire à la Constitution (atteinte au droit de pétition) et niait avoir pour but «principal» d'influer sur le processus législatif. 95 Le président de la N.A.M., M. Morris Snyre, alla jusqu'à affirmer que la N.A.M. s'intéressait relativement peu au lobbyism, au sens où elle entendait ce terme.96 Mais au bout d'un certain temps, surtout après le contrôle effectué en 1947 par le procureur général (General Attorney), la N.A.M. en arriva à la conclusion qu'il n'était guère difficile d'éluder la loi et qu'il n'y avait pas lieu de la combattre de front; elle changea donc de tactique et fit enregistrer ses représentants au Congrès en t a n t que lobbyists. 97 Elle ne f u t d'ailleurs pas la seule à faire preuve de réticence. Un an après la promulgation de la loi, 893 lobbyists seulement s'étaient fait enregistrer. 98 Cette mauvaise volonté trouvait d'ailleurs matière à encouragement dans le fait que la loi ne précisait pas quel service ou quel bureau devait veiller à son application. Pas plus qu'elle ne disait qui devait non seulement contrôler régulièrement les comptes rendus des lobbyists mais aussi, le cas échéant, les exiger. Il f u t d'ailleurs question de confier cette tâche au procureur général, à un service administratif ou à un organe législatif dépendant d'une commission mise sur pied par les deux Chambres. 99 La formule évoquant une influence «directe» ou «indirecte» sur le processus législatif suscita également de nombreuses controverses. Les groupes de pression et, en tout premier lieu, les intérêts capitalistes (qui se servaient dans une grande mesure de la propagande et qui, par le truchement des mass média, s'efforçaient d'influer indirectement sur le Congrès) tendaient à interpréter la formule «emploi de moyens indirects» d'une façon aussi restrictive que possible et à réduire le lobbyism à l'activité que leurs agents déployaient au sein même du Congrès. La loi ne concernait en effet ni la télévision, ni la radio, ni la presse, pas plus que toute autre forme de propagande. E t les lobbyists en profitaient pour ne pas faire figurer, dans leurs comptes rendus, les sommes qu'ils consacraient à la publication d'articles entièrement inspirés par eux. Seul un huitième 95. Général Intérim Report . . ., p. 6. K. S C H B I F T G I E S S E B , The Lobbyists. Lawmakers, Boston, 1951, p. 101. 97. Ibid., p. 93. 98. Ibid., p. 91. 96.
99.
F . C . N E W M A N , S . S . S U B B E Y , op.
cit.,
The Art and Business
p. 76
sq.
of Jnfluencing
146
Groupes de pression et parlements
des lobbyists se soumit aux impératifs de la loi. Les autres arrivèrent à s'y soustraire, en dissimulant leur véritable activité sous des dehors de propagande et de publicité. 100 D'éminents spécialistes du problème des lobbies, tels que B. Zeller ou K. Schriftgiesser, ne furent pas les seuls à contester cette sommaire interprétation. De nombreux congressmen la réfutèrent eux aussi. Le sénateur Ferguson devait déclarer devant une commission spéciale que, si l'on s'en tenait à ce genre d'interprétation, la loi en question n'aurait plus de raison d'être. 1 0 1 Deux ans plus tard, la commission Buchanan constata, à son tour: «Les organisations ont plus souvent recours à des déclarations de presse qu'à des contacts personnels avec les congressmen pour atteindre leurs buts en matière de législation.» La majorité de cette commission affirma, dans son rapport final, que toutes les sommes dépensées dans le b u t d'influer sur l'opinion publique et, indirectement, sur le processus législatif entraient dans le cadre du lobbyism. 102 Buchanan devait luimême déclarer que le monde des affaires américain dépensait des millions de dollars pour inonder le pays de tracts, de brochures ou de livres concernant les affaires publiques et des problèmes tels que l'aaministation de la vallée du Tennessee, les assurances sociales, la législation du travail, etc. Toutes ces publications étaient distribuées aux instituteurs, au clergé et aux animateurs locaux, en vue d'agir, par ce biais, sur le Congrès. 103 La jurisprudence n'avait pas en la matière une position clairement définie et les deux principaux verdicte rendus à cet égard, à l'issue des affaires «U.S. versus Rumely» et «U.S. versus Harris», furent affaiblis par le manque d'unanimité des juges. 104 Il est évident que, dans cette conjoncture, la loi ne pouvait avoir qu'une portée limitée. Les premières années qui suivirent la promulgation de la loi démontrèrent que les groupes de pression jouaient un rôle de premier plan dans le processus législatif. E n 1954, 225 organisations dépensèrent 4 286 158 dollars dans le but de «façonner la législation» (d'après leurs comptes rendus officiels). La National Association of Electric Companies battit, en 1953, une sorte de record, en avouant avoir dépensé dans ce but 4 547 789 dollars. 105 Mais H. Fuller nous apprend qu'une autre organisation, l'Association of American Railroad, y consacrait annuellement 5 millions de dollars. 106 Nous ignorons cependant le montant des dépenses consenties par 100.
E . W . B I N K L E Y , M . C . M O O S , op.
101.
K . S C H R I F T G I E S S E R , op.
102. 103. 104. 105. 106.
Cf. Final Report . . ., p. 95. New York Times, 22 octobre 1950. 345 U.S. et 347 U.S., 612. Washington Post, 28 mars 1955. New Republic, 4 mai 1947.
cit.,
p.
cit.,
99.
p.
159.
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147
la plupart des groupes d'intérêt capitalistes. Nous ne savons pas, par exemple, le prix que la promulgation de la loi Taft-Hartley coûta à la N.A.M. et aux grandes corporations, bien qu'il soit de notoriété publique que cette loi a vu le jour dans les bureaux mêmes de la N.A.M. Par contre, le coût de la campagne que l'A.F.L.-C.I.O. lança contre le vote de la loi Taft-Hartley f u t rendu public, et c'est ainsi qu'on apprit qu'il s'était élevé à 819 648 dollars. 107 Après la promulgation du Fédéral Régulation of Lobbying Act, on put voir que les syndicats des professions libérales consacraient eux aussi des sommes considérables au lobbyism: en 1949, par exemple, l'American Médical Association dépensa à cette fin 1 522 683 dollars. 108 Néanmoins, en dépit des impératifs de la loi, le relevé des dépenses des groupes de pression était manifestement amoindri. C'est ainsi que la N.A.M. commença par ne déclarer que 1,9% du budget de 4,3 millions de dollars qu'elle s'était fixé afin d'influer sur le processus législatif. 109 Même après la promulgation de la loi fédérale, A. Sabath, un membre de la Chambre des représentants, pouvait encore récriminer au sujet des lobbies: «Lorsque, il y a quarante ans, je suis entré pour la première fois au Congrès, j'ai pu voir opérer le tout-puissant lobby des chemins de fer, celui de la banque, celui des armateurs et, le pire de tous, celui de l'énergétique, de même que plusieurs autres, bien trop nombreux pour que je puisse les énumérer ici. Or, non seulement ils continuent à sévir, mais des douzaines de nouveaux lobbies sont en outre venus grossir leurs rangs.» 110 Quelques mois plus tard, le président Truman lança une attaque virulente contre le lobby des propriétaires fonciers qu'il qualifia de «subversif». 111 Les groupes qui fonctionnaient à l'échelon locale ne furent pas eux non plus épargnés. C'est ainsi qu'on s'en prit à la toute-puissante New Jersey Médical Society qui, d'après MacKean, était à même de «bloquer tous les projets de loi qui ne lui agréaient pas».112 Toutes ces voix alarmistes seront bien plus compréhensibles si nous rappelons les sommes que les groupes de pression dépensent en vue d'influer sur le processus législatif. Durant les années 1947 — 1952, et d'après des données officielles, ces sommes atteignirent un total de 45 479 749 dollars. 113 Mais Buchanan, le président de la commission de contrôle susmentionnée, prenant en considération les quelque 500 000 entreprises et 107. 108. 109. 110. 111.
B. ZELLER, The Fédéral Régulation of Lobbying Act, op. cit., p. 258, 267 . General Intérim Report . . ., p. 8. Ibid., p. 5 sq. Congressional Record, 26 février 1947, p. A 753 sq. New York Times, 1er juillet 1947.
1 1 2 . D . D . M A C K E A N , op. cit.,
p . 71.
113. B. ZELLER, Régulation of Pressure Groups and Lobbyists, p. 100.
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corporations que comptent les Etats-Unis, en arriva à la conclusion que des milliards entraient ici en jeu. 114 La commission évalua à 75 millions de dollars le montant des sommes consacrées aux lobbies au cours des trois années qui suivirent la promulgation de la loi. Les critiques avancent plusieurs propositions en vue de soumettre les lobbyists à un système de contrôle bien plus strict. Certains, s'inspirant de la loi californienne de 1950, exigent que le Congrès délivre aux lobbyists des certificats spéciaux et crée une commission ayant pour but d'exercer une surveillance efficace et permanente sur l'activité des lobbies. 115 Belle Zeller estime qu'il serait entre autres souhaitable de divulguer non seulement le nom des personnes qui ont pour «profession» d'influer sur le Congrès mais aussi le nom de tous ceux qui cherchent à peser sur les divers échelons de l'appareil d ' E t a t , en particulier sur le gouvernement et l'administration. Elle suggère également que l'on interdise de faire dépendre le montant des honoraires du résultat de l'intervention, c'està-dire du vote ou du rejet d'un projet de loi.116 Le même auteur déclara, devant une commission du Congrès, qu'en braquant l'attention publique sur Washington, on freinait l'activité des lobbyists au sein du Congrès, tout en laissant dans l'ombre celle qu'ils déployaient auprès des assemblées locales. Elle souligna également que l'enregistrement des lobbyists ne donnait pas toujours les résultats escomptés. Si, en Californie par exemple, 461 personnes s'étaient fait inscrire en t a n t que lobbyists sur les registres des deux Chambres de cet E t a t , pas une seule n'avait jugé bon de le faire en Georgie et au Mississippi (données de 1949). Ce qui ne signifie pas bien sûr que les députés de ces deux E t a t s ne subissaient l'influence d'aucun lobby . . . Herring, de son côté, définit la situation d'ensemble en déclarant ouvertement que la majorité des congressmen n'étaient que des entrepreneurs politiques autonomes. 117 Quinze ans plus tard, Galloway devait confirmer cette observation: «Aujourd'hui, plusieurs de nos législateurs ne sont guère plus que des lobbyists travestis qui ne cherchent qu'à prendre la défense des intérêts organisés»,118 en se soustrayant bien entendu au système de contrôle établi par la loi. Le gouverneur Smith lança un jour à un juriste qui venait d'être élu à l'assemblée locale: «Et maintenant, vous pouvez accepter des pots-de-vin et les qualifier d'honoraires.» 119 Cette boutade nous laisse entrevoir un problème fort important, celui des 114. New York Times, 22 octobre 1950. 1 1 5 . C f . F . C . N E W M A N , S . S . S U B B E Y , op.
cit.,
p.
77.
B. Z E L L E R , Regulation . . ., p. 1 0 0 . 117. E . P . H E B R I N G , Presidential Leadership, New York, 1940, p. 27. 118. G . B. G A L L O W A Y , The Legislative Process in Congress, op, cit., p. 514. 1 1 9 . B . Z E L L E B , Pressure Politics in New York . . ., op. cit., p. 2 3 9 . 116.
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lobbies intérieurs, composés de juristes-législateurs qui échappent au système de contrôle prévu à l'encontre des lobbyists. A l'issue de ses études sur le fonctionnement du Fédéral Régulation of Lobbying Act, 120 la commission Buchanan proposa les mesures suivantes, en vue de mettre les lobbies au pas: 1°) Le gouvernement devrait se faire le porte-parole des intérêts non organisés et dépourvus de moyens. 2°) La position des groupes organisés, sous l'angle de leur activité au sein du Congrès, devrait être plus nettement formulée. 3°) Il conviendrait de renforcer la cohésion des deux grands partis politiques. 4°) Il faudrait exiger et mettre à la portée du public bien plus d'informations ayant trait à l'activité des lobbies. La commission Buchanan ne se rendait sans doute pas compte que les postulats 1 et 3 impliquaient l'introduction de sérieux changements dans le régime politique du pays. Ce ne f u t d'ailleurs qu'en 1967 que le Congrès mit en train un projet de loi visant à remédier à l'état de choses juridique existant et à instituer un contrôle efficace des lobbies. 121 L'instauration de certaines formes de contrôle public des lobbies a freiné la corruption, sans arriver toutefois à la juguler entièrement. Il semble, d'autre part, que la mise à la disposition du Congrès d'une vaste documentation relative à l'activité des groupes d'intérêt joue, dans de nombreux cas, un rôle positif. Ceci dit, nous sommes loin de voir dans le lobbyism un trait indissoluble de la démocratie, découlant directement du droit de pétition. Ce que cette pratique a de positif (la mise à la disposition des législateurs d'un matériel d'information) pourrait être obtenu autrement, si nous avions affaire à un système favorisant l'intégration des divers intérêts en présence. Quant aux traits négatifs du lobbyism, ils peuvent être décrits de la façon suivante: 1°) Les groupes d'intérêt ne sont soumis à aucun contrôle politique, contrôle que seuls des partis cohérents seraient en mesure d'effectuer. Et, sur ce plan, les deux partis représentés au Congrès s'avèrent impuissants. Mais il faut ajouter que, pour que ce contrôle puisse servir les intérêts de larges couches sociales, les partis devraient être non seulement cohérents mais aussi profondément démocratiques. 120. Cf. a u s u j e t des p r e m i è r e s a n n é e s d u f o n c t i o n n e m e n t de c e t t e loi, W . B . Administration of the Lobby Registration Provision of the Législative Reorganization Act of 1946, W a s h i n g t o n , 1949. 121. New York Times, 9 m a r s 1967. GRAVES,
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Ce manque de contrôle politique favorise une activité souterraine dont l'envergure et la nocivité sont incalculables. Il encourage l'irresponsabilité des groupes de pression, et l'étroit utilitarisme de ceux-ci accentue leurs forces centrifuges. 122 C'est enfin ce manque de contrôle qui fait que les intérêts capitalistes organisés et les organisations des professions libérales s'y rattachant sont les grands profiteurs de la pratique du lobbyism. Quant aux intérêts organisés des ouvriers, ils sont loin de pouvoir se mesurer avec ceux des capitalistes. L'apolitisme des syndicats ouvriers, parallèlement à leur collaboration avec les organisations capitalistes, et l'étroitesse de leurs objectifs paralysent leur activité non seulement au sein du Congrès mais aussi dans la vie sociale du pays. Ces syndicats ne disposent d'aucun parti politique et ne peuvent compter, pour défendre leurs intérêts, que sur les quelques congressmen dont ils ont soutenu la campagne électorale. Les organisations capitalistes, en revanche, peuvent compter sur l'un et l'autre parti. 2°) Le degré d'influence des divers groupes de pression n'est pas identique, pas plus que leur accès au Congrès ou aux assemblées locales. L'un et l'autre sont fonction, dans une mesure décisive, des ressources financières et des liens personnels du groupe donné. Mais il n'est guère aisé, dans ce domaine, de concurrencer les grandes corporations. Celles-ci contrôlent les institutions politiques bien plus efficacement que ne le font les autres intérêts organisés, y compris les syndicats ouvriers. Le rôle que joue l'argent dans le façonnement du processus législatif constitue — selon le compte rendu officiel d'une commission spéciale de la Chambre des représentants — l'un des traits inhérents du système politique américain. 3°) De nombreux intérêts ne sont pas représentés par des lobbies, pour la simple raison qu'ils ne sont pas organisés. Mentionnons, en l'occurrence, les intérêts des consommateurs, 123 qui, dans la plupart des cas, se trouvent à l'opposé des intérêts des producteurs capitalistes. Ou bien ceux d'environ trois millions de journaliers, dont les dures conditions de vie sont notoirement connues, ceux des fonctionnaires, des employés de commerce, des employés de bureau et des petits détaillants. 4°) Les intérêts qui, dans les couloirs du Congrès, sont défendus d'une façon organisée manquent souvent de représentativité: il s'agit là en effet de petits groupes qui, afin de donner du poids à leurs revendications, prétendent parler au nom d'une large collectivité. Du reste, une lutte perpétuelle se déroule, au sein de toutes ces organisations, entre tous ceux qui veulent les représenter auprès du corps législatif. 122. E. S. G R I F F I T H , The Impass of Democracy, N e w York, 1939, p. 162. 123. B. Z E L L E R (Pressure Politics in New York . . ., p. 265) les identifie à l'intérêt public.
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5°) D'autres intérêts, enfin, grâce à la structure politique de la fédération américaine, ont une représentation disproportionnée (nous avons déjà mentionné à cet égard l'exemple des exploitants agricoles) par rapport aux effectifs du groupe, au rôle que celui-ci joue dans la société, voire même à ses ressources financières. 124 Tout ceci nous explique pourquoi le Congrès ne peut pas être un arbitre venant trancher, en dernier ressort, les litiges des groupes de pression dont il est plutôt l'instrument et le porte-parole. On pourrait dire que, dans les conditions américaines, le libre jeu de l'économie se réfléchit dans le libre jeu des processus politiques et législatifs, d'où l'extrême complexité de cette «démocratie des groupes de pression». Un auteur américain 125 a synthétisé ce système de la façon suivante: une administration chaotique implique une législation chaotique, celle-ci découle d'une politique chaotique, et celle-là est à son tour l'effet logique et inexorable d'une société chaotique. Un nombre incalculable de facteurs décident donc du processus législatif: la collision de divers intérêts économiques, l'intervention personnelle du président, les efforts de l'administration, les initiatives des législateurs, l'apport théorique des spécialistes des sciences sociales, etc. Il est par conséquent difficile de savoir qui, au juste, est l'auteur de la loi. Difficile d'y voir clair à travers ce véritable labyrinthe que forment les groupes de pression.
B. Les groupes de pression
et les parlements
européens
E X E M P L E S A N G L A I S , F R A N Ç A I S (III e ET IV e R É P U B L I Q U E S ) , O U E S T A L L E M A N D S ET I T A L I E N S
Dans les pays européens, l'activité des groupes de pression ne suscite pas de discussions aussi passionnées qu'aux Etats-Unis. L'usage veut que les groupes d'intérêt n'«accréditent» pas de représentants permanents au
124. J. Gunther (Inside USA, N e w York, 1947, p. 221) écrit que seuls 3 % des exploitants agricoles ont des plantations de betteraves ou de cannes à sucre e t que l'industrie sucrière n'emploie pas plus de 25 000 personnes. Mais comme 17 E t a t s se consacrent à la culture des betteraves et 2 à celle des cannes à sucre, cela nous donne un total de 38 sénateurs (sur les 96 que compte le Sénat) qui peuvent provoquer de l'effervescence. 125. E . S. G B I F F I T H , Congress . . ., op. cit., p. 107. Cf. également M. F A I N S O D , «Consolidating Party Control», A.P.S.R., t. X L I I , avril 1948.
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sein des Parlements. Ces groupes agissent par le truchement des partis, lorsqu'ils sont suffisamment importants, et par celui de certains députés, lorsqu'ils ont une portée plus limitée. Mais, dans ce dernier cas, «leurs députés» ne sont en mesure de leur accorder qu'un appui restreint: 126 aucun parlementaire ne peut en effet soutenir une cause qui concurrencerait les intérêts auxquels son parti a donné la priorité. E n GrandeBretagne, par exemple, si un député occupe un poste de direction dans une organisation dont les intérêts s'avèrent incompatibles avec la ligne de son parti, il doit en général renoncer à son poste. Le degré de dépendance d'un député vis-à-vis des directives de son parti, la mesure dans laquelle il est tenu de s'y soumettre varient d'un cas à l'autre. Cette dépendance est fonction de la position que le député occupe au sein de son parti, du degré de cohésion de celui-ci127 et, enfin, des ressources matérielles de celui-ci. Il est du reste difficile de préciser à quel point les rapports qu'un parlementaire entretient avec une organisation qui le rémunère affectent son indépendance. 128 E n Grande-Bretagne, lorsqu'un membre du Parlement a des intérêts personnels ou matériels dans une affaire quelconque, il doit d'ordinaire rendre compte des liens qui l'unissent au groupe en question. 129 Les groupes, dont l'activité politique passe ainsi par le crible des partis, n'influent donc pas directement sur le processus législatif. N'empêche qu'un membre du Parlement peut être le représentant «normal» d'un groupe d'intérêt, ce qu'on appelle dans la littérature du sujet une représentation directe. Churchill s'en est expliqué avec sa franchise coutumière: «Chacun de nous défend ici (c'est-à-dire au Parlement) des intérêts privés; les uns sont des directeurs d'entreprises, les autres ont des biens immobiliers qui risquent d'être touchés par des lois à venir. On ne peut pas nous demander d'être une assemblée de gentlemen totalement désintéressés et ne faisant partie d'aucune société. Ce serait ridicule. Cela ne peut advenir qu'au ciel, mais pas ici, heureusement . . .»13° Lorsqu'un membre du Parlement déclare, au cours d'un débat, qu'il
126. J. H. MILLET, «The Role of an Interest Group Leader in the House of Commons» Western Political Quarterly, décembre 1956, p. 916 — 920. 127. Cf. (pour l'Italie) G. SARTORI, op. cit., p. 336 sq. 128. Cf. à ce sujet J. D. STEWART, British Pressure Groups. Their Role in Relation to the House of Commons, Londres, 1958, p. 187 — 201. 129. Ibid., p. 201. H. Bading («Die Ordnung der Interessenvertretung», Die Neue Oesellschaft, 1961, n° 2, p. 119) propose l'application de cette pratique au Bundestag. 130. Cité d'après S. E. FINER, Anonymous Empire, p. 41. Cf. également le point de vue analogue de G. W. WITTKÄMPER, Grundgesetz und Interessenverbände, p. 173, 182.
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a des intérêts personnels dans une entreprise, qu'il en soit actionnaire ou propriétaire, directeur ou conseiller, etc., nul ne pourra lui en faire grief. Mais l'implication que ce genre de liens recouvre, le fait qu'un parlementaire risque alors d'être assujetti à des intérêts organisés, a suscité de nombreuses controverses. 131 Il arrive souvent que des organisations trouvent des défenseurs de leurs intérêts ou des partisans de leurs objectifs aussi bien au sein du parti gouvernemental que dans l'opposition. Il va de soi que les syndicats ouvriers sont liés avec le Labour Party, il est évident que le Parti conservateur est le porte-parole tout naturel des intérêts du monde des affaires, mais il est courant que les représentants, à la Chambre des communes, de certaines organisations professionnelles (surtout celles des professions libérales) forment des groupes interpartites en vue de se concerter au sujet de leurs intérêts communs. On ne peut cependant y voir aucune analogie avec les «blocs» du Congrès américain, puisque ceux-ci détruisent l'unité des partis, tandis que ceux-là ne portent pas atteinte à la discipline à laquelle sont tenues les fractions parlementaires. Mentionnons à cet égard l'Association britannique des médecins ou la Société des caisses d'épargne dont les intérêts furent représentés, en 1955, par un comité parlementaire interpartite comptant vingt députés. 132 D'autres organisations, défendant une cause sociale et jouissant d'un prestige considérable, ont également recours à ce genre de pratique: rappelons en l'occurrence l'exemple de la National Temperance Fédération ou la Howard League for Pénal Reform qui, après la seconde guerre, eut une influence décisive sur la réforme du droit pénal. 133 De nombreuses associations ou organisations confient des postes de direction à des députés, 134 afin de pouvoir augmenter leur influence sur le Parlement, en même temps que leur prestige social. Soulignons néanmoins que, contrairement à ce qui se passe aux Etats-Unis, les groupes d'intérêt ont le plus grand mal à tirer parti de l'initiative législative des députés (private members' bill), qui, dans le système parlementaire britannique, est nettement limitée. Ce que certains auteurs ont d'ailleurs criti131. Ce problème fut remis à l'ordre du jour lors de l'affaire Brown, un parlementaire travailliste qui avait en m ê m e temps un emploi rémunéré dans une organisation syndicale. Cf. J. D . Stewart, op. cit., p. 189 sq., et A . H . B I E C H , Représentative and Responsïble Government. An Essay on the British Constitution, Londres, 1964, p. 230. Cf. également, au sujet de l'accès des groupes de pression au Parlement, A. M. P O T T E E , Organized Oroups in British National Politics, Londres, 1961, chap. X V . 132.
J . D . S T E W A B T , op.
133. Jbid., p. 70, 125 134. Jbid., p. 154.
cit.,
p.
162.
154
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que, 135 en affirmant que les Etats-Unis, la France (III e et IV e République) et d'autres démocraties ignoraient ce genre de restrictions. Conformément à la tradition, les députés ne peuvent soumettre des lois, à titre individuel, que le vendredi (ils disposent en pratique de dix vendredis par session).136 Il s'agit là d'un jour plutôt mal choisi, vu que la plupart des députés retournent alors dans leurs circonscriptions respectives, afin d'y rencontrer leurs électeurs juste avant la trêve du week-end. Il est donc difficile d'atteindre le quorum. En outre, le gouvernement peut, s'il l'estime nécessaire, s'approprier une partie sinon la totalité du temps réservé aux motions individuelles, en n'ayant besoin à cette fin que de l'approbation de la majorité relative. Il ne faut donc pas s'étonner du nombre limité de private members' bills à voir le jour. Les propositions de lois présentées par des parlementaires à titre individuel ne doivent pas susciter de controverses politiques, pas plus qu'elles ne doivent concerner les grands problèmes du moment. H. Laski écrit que, chaque fois qu'il s'agit d'une affaire suffisamment importante pour qu'elle puisse donner lieu à un projet de loi, il serait souhaitable que celuici soit voté sous la responsabilité du gouvernement. 137 Le député qui avance une motion doit donc rechercher l'appui du gouvernement ou, tout au moins, sa neutralité. Sinon, il encourra le risque de voir, sur l'instigation du gouvernement, un député s'opposer à sa motion. 138 D'autre part, une motion individuelle ne doit pas impliquer de dépenses budgétaires. 139 Lorsque la proposition de loi porte sur un problème complexe, elle doit préalablement être examinée par une commission gouvernementale. 140 Sur quoi portent donc les private members' bills ? E t bien, par exemple, sur la réglementation du commerce des animaux domestiques (pet animais), les principes de l'adoption, l'interdiction d'organiser des combats de coqs, la crémation, etc. 141 Bien que ces problèmes aient une importance sociale incontestable, ils sont loin de retenir l'attention des grands intérêts organisés. Tout ce que nous venons de dire plus haut démontre que le système britannique empêche les intérêts organisés d'influer directement et substantiellement sur le processus législatif, par le biais des parlementaires. Ils peuvent cepen135. P. S. B E O M H E A D , Private Members' Bills in t/ie British Parliament, Londres, 1956, p. 166 sq. 1 3 6 . Ibid. p. 1 . Cf. également I . J E N N I N G S , Parliament, Cambridge, 1 9 5 7 , p. 355,
365.
137. H. L A S K I , Parliamentary Government in England, Londres, 1938, p. 166. 138. Lord H E N N I N G F O R D , What Parliament Is and Does, Cambridge, 1948, p. 4 0 . 139.
P . A . B E O M H E A D , op.
cit.,
140. Cf. à ce sujet P. et G. 1939, Oxford, 1951. 141.
P . A . B E O M H E A D , op.
p.
126.
FORD,
cit.,
p.
Abbreviate of Parliamentary 191.
Papers 1917 —
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155
dant le faire par l'intermédiaire du gouvernement, en renforçant ainsi son rôle de facteur d'intégration. On a souvent évoqué, à ce propos, le problème du «crépuscule du parlementarisme», 142 imputable au fait que, dans le contexte britannique, les députés qui font en même temps partie du gouvernement ont une position bien plus forte que les autres membres de la Chambre des communes.143 Nous avons déjà parlé des liens qui unissent les syndicats ouvriers au Labour Party. Le Parti conservateur, quant à lui, ignore le système des organisations affiliées et c'est par le biais de ses commissions qu'il entretient des rapports avec les intérêts organisés. C'est ainsi que sa commission agricole reste en contact avec les unions des cultivateurs et l'Association des propriétaires fonciers, ou que celles des finances, du commerce et de l'industrie s'occupent de la Fédération de l'industrie britannique et de l'Association des chambres de commerce britanniques. 144 Les rapports ainsi institués entre la fraction parlementaire et les groupes d'intérêt empêchent ces derniers d'agir en francs-tireurs et leur imposent une certaine discipline. Les groupes capitalistes les plus influents opèrent par le truchement du bureau central du Parti conservateur avec lequel ils restent en contact permanent. Le secrétariat parlementaire du parti, composé d'employés rémunérés, joue à cet égard un rôle de premier plan. Au moment des débats qui furent consacrés à la loi sur la nationalisation des transports (1946 — 1947), le secrétariat parlementaire du Parti conservateur avait déjà mis au point près de mille amendements, préparés sur l'initiative et avec l'aide des corporations capitalistes qui exploitaient les divers moyens de transport. 145 L'exemple britannique confirme la thèse de R.A. Dahl, selon laquelle, face à des «partis responsables», les groupes de pression s'efforceront de réaliser leurs intérêts par l'intermédiaire des partis, au lieu d'essayer d'influer directement sur les membres du corps législatif. 146 Les conférences annuelles du Parti conservateur constituent également un terrain d'action idéal pour les groupes de pression. 147 J . W. MacKenzie nous fait remarquer que les parlementaires ordinaires (backbenchers) ont la possibilité d'introduire des amendements dans un projet gouvernemental lorsque, pendant les débats d'une commission donnée, 142. Expression fort en vogue depuis la parution du livre de G. W. KEETON, The Passing of Parliament, Londres, 1952. 1 4 3 . A . H . BIRCH, op. cit.,
p. 239.
1 4 4 . S i r I . JENNINGS, op. cit., 1 4 6 . S . E . F I N E R , op. cit.,
p. 374, 376.
p. 67
sq.
146. R. A. DAHL, Congress and Foreign Policy, New York, 1950, p. 62. 147. J. P. MACINTOSH, The British Cabinet, Londres, 1962, p. 491.
156
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des différends surgissent entre les experts ministériels et ceux auxquels ces parlementaires ont fait appel. 148 Néanmoins, ces commissions, qui n'ont pas un caractère spécialisé (comme au Congrès américain ou dans divers parlements européens), ne peuvent pas opposer aux experts gouvernementaux des partenaires qui soient à leur hauteur. Telle est la raison pour laquelle S. H. Beer suggère la transformation des commissions du palais de Westminster en commissions spécialisées, à même de contrôler certains services administratifs, grâce à la mise sur pied d'un véritable état-major d'experts auxiliaires. 149 Les groupes d'intérêt s'efforcent de tenir les députés au courant de leurs problèmes, d'une façon systématique et non intermittente. C'est ainsi que la British Road Fédération, qui s'intéresse surtout à l'entretien des routes, fait parvenir un bulletin mensuel à tous les membres du Parlement. 150 La Howard League for Pénal Reform ainsi que de nombreuses autres organisations en font d'ailleurs de même. Ces groupes constituent une précieuse source d'informations pour les députés britanniques, en leur fournissant en particulier de nombreux renseignements sur le climat social, renseignements que les députés pourront mettre à profit aussi bien au Parlement que dans l'arène politique. Ajoutons que les circonscriptions sont un terrain de rencontres idéal pour les parlementaires et les groupes d'intérêt. Quant au rôle des groupes d'intérêt dans la vie parlementaire de la I I I e et la IV e Républiques françaises, 151 il se situait à mi-chemin entre la pratique américaine et la pratique britannique. L'ingérence des puissants syndicats patronaux y était cependant plus directe et plus brutale qu'en Grande-Bretagne. Sous la I I I e République, des représentants des intérêts capitalistes les plus influents, tels que le célèbre Comité des forges ou le Comité central des houillères, pesaient de tout leur poids sur la vie publique française. Mais ils n'étaient pas les seuls. La Banque de France, qui était à l'époque une entreprise privée, défendait elle aussi avec beaucoup d'efficacité les intérêts capitalistes organisés. Son président devait se targuer, dans ses mémoires, d'avoir été, en juillet 1926, l'auteur véritable de la chute du 148. J. W. M A C K E N Z I E , «Pressure Groups in British Government», British Journal of Sociology, t. VI, 1965, p. 142. 149. «The British Législature and the Problem of Mobilizing Consent», in Lawmakers in a Changing World (sous la direction de E. FRANK), Englewood Cliffs (N. J.), 1966, p. 47 sq. 150.
J . D . S T E W A R T , op.
cit.,
p.
58.
151. Etant donné que, sous la V e République, le parlement ne joue plus le même rôle que naguère, les groupes de pression ont reporté toute leur attention sur le gouvernement et l'administration.
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gouvernement Edouard Herriot. 152 E n 1933, son successeur eut gain de cause dans un conflit qui l'opposait au Premier ministre Flandin. Même après sa nationalisation, la Banque de France conserva une grande liberté de mouvement vis-à-vis du gouvernement, tout en continuant à céder à la pression des groupes d'intérêt capitalistes. Elle devait d'ailleurs garder cette position sous la IV e République. Signalons également l'influence déterminante du Conseil national du patronat français (C.N.P.P.) 153 , qui atteignit son point culminant sous le gouvernement Pinay. Mais cette représentation collective, qui regroupe des intérêts capitalistes souvent contradictoires, constitue une lourde machine que l'on a parfois du mal à faire démarrer. Les intérêts organisés redoublaient d'activité en période de crise gouvernementale. Sous la I I I e République, des groupes interparlementaires se formèrent, afin de défendre les intérêts des bouilleurs de cru, des betteraviers, des planteurs de tabac, etc. Certains de ces «blocs», pour reprendre la terminologie américaine, comptaient jusqu'à 200 députés. Divers députés bourgeois se lancèrent dans les batailles du lait ou du cidre contre le vin, sans tenir compte des impératifs de leurs partis respectifs. 154 Mais tous ces «blocs» interparlementaires, qui pullulèrent sous la I I I e République, furent interdits, sous la IV e , par l'article 13 du règlement de l'Assemblée nationale, qui prohiba la formation de groupes mis sur pied afin de défendre des intérêts particuliers, professionnels ou régionaux. Cette interdiction ne f u t cependant pas respectée et cee ententes interparlementaires continuèrent à fonctionner sous le nom de «groupes d'études». Il est vrai toutefois que leur nombre diminua considérablement et que si elles se comptaient par centaines sous la I I I e République, il n'y en avait plus qu'une vingtaine sous la IV e . 155 Lorsque, en 1949, des incendies ravagèrent les Landes, le «groupe d'études» qui s'occupait des problèmes de la sylviculture usa de tout son poids pour obliger le gouvernement à indemniser les paysans qui avaient pâti de
152. P . WILLIAMS, Politics in Post-War France, Londres, 1958, p. 328. Cf. également H . W . EHRMANN, French Labour from Popular Front to Liberation, N e w York, 1947, p. 15; F . DELAISI, La Banque de France aux mains des 200 familles, Paris, 1936. 153. H . W . EHRMANN, Organized Business in France, Princeton, 1957, p. 103 — 158. Le C.N.P.F. succédait à la Confédération générale de la production française, constituée en 1920 en vue de contrebalancer la C.G.T. Cf. au sujet du C.N.P.F., P . DUCHEMIN, Organisation syndicale patronale en France, Paris, 1940, et R . BRADY, Business as a System of Power, New York, 1943, p. 120 sq. 154. J . BARTHÉLÉMY, Essai sur le travail parlementaire et le système des commissions, Paris, 1934, p. 83, 86 sq. 1 5 5 . P . W I L L I A M S , op. cit.,
p . 337.
158
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cette catastrophe. 156 Mentionnons également l'une des plus fameuses ententes interparlementaires, l'Association parlementaire pour la défense de l'enseignement libre, qui échappait d'ailleurs aux prescriptions de l'article 13 et qui, pendant la campagne électorale de 1951, s'engagea à soutenir l'octroi de subventions aux écoles catholiques. Cette association arriva à faire voter la loi Barangé, avant de disparaître de la scène politique. 157 Il s'agit là d'un exemple type de groupe de pression «ad hoc», si fréquent dans la pratique politique américaine, mais plutôt rare dans les démocraties ouest-européennes. Toujours sous la I I I e et la IV e République, les groupes d'intérêt tenaient surtout à avoir de bonnes relations avec les commissions de l'Assemblée nationale qui — comme le souligne Williams, spécialiste anglais de la vie politique française d'après-guerre — leur servait en quelque sorte de «façade institutionnelle». 158 Les 19 commissions de la IV e République avaient un caractère permanent et étaient à même de contrôler les agences gouvernementales. Les groupes s'intéressaient tout particulièrement aux commissions spécialisées, comme celles de l'Agriculture, du Travail et de la Sécurité sociale, des Boissons, des Pensions, des Territoires d'outre-mer, etc. A l'instar de certains services du gouvernement américain, les commissions parlementaires véhiculaient, en quelque sorte, les intérêts organisés, 159 surtout en période préélectorale. 160 L'approche des débats budgétaires éperonnait les groupes de pression qui tentaient énergiquement de se faire entendre par l'intermédiare des députés sur lesquels ils pouvaient compter au sein de la commission des finances. 161 La situation du Parlement britannique est à cet égard tout à fait différente, 162 puisqu'il n'a pas de commissions spécialisées, fonctionnant en permanence et correspondant aux organes gouvernementaux, et qu'il doit se contenter de commissions ordinaires, simplement désignées par les lettres A, B, C, D et E. Ce sont les whips de parti qui, en principe, désignent les membres du Parlement qui feront partie de ces commissions, mais il arrive souvent que les députés mettent tout en œuvre pour se faire nommer dans une commission où il sera question d'un projet de loi qui les intéresse. Néanmoins, la décision finale appartient, en la matière, au Comité de sélection (Committee of S élection) qui n'est tenu de 156. Ibid., p. 337. 157. Ibid., p. 330. 158. Ibid,., p. 240. Cf. également H. FENER, Représentative Government and a Parliament of Industry, Londres, 1923, l ère partie. 169. Voir à ee sujet le chapitre VIII du présent ouvrage: «Groupes dépression et exécutif». 1 6 0 . P . WILLIAMS, op. cit.,
p. 241.
161. Ibid., p. 337, n. 41. 1 6 2 . C e q u e s o u l i g n e S i r I . JENNINOS, op. cit.,
p. 273.
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159
prendre en considération ni les suggestions des parlementaires, ni les recommandations des whips.163 Nous croyons donc pouvoir affirmer que, par rapport au système des commissions parlementaires en vigueur aux Etats-Unis ou en France, le système britannique permet aux deux partis anglais de faire preuve de plus d'indépendance vis-à-vis des groupes de pression et immunise dans une bien plus grande mesure les parlementaires contre l'influence de' ces groupes, à l'exception des porte-parole notoirement connus de certains intérêts organisés. Quant au système parlementaire français, il réserve aux commissions une place de premier plan, en leur laissant la possibilité de refondre entièrement les textes qui leur sont soumis et de fournir, à l'issue de leurs délibérations, de véritables contre-projets qui seront examinés en séance plénière. Il n'est donc pas étonnant que les groupes de pression accordent t a n t d'attention aux travaux de ces commissions. 164 Caractérisant la pratique de la IV e République, H . W. Ehrmann traite le C.N.P.F. de fournisseur attitré des députés en projets de loi déjà fin prêts. 1 6 5 Pratique qui ne f u t d'ailleurs pas l'apanage de la France puisque, aux Etats-Unis, Bentley la dénonça il y a quelques dizaines d'années. 166 Ajoutons qu'elle suscita des critiques tout aussi acerbes dans l'un et l'autre pays. E n France, le Premier ministre Mayer taxa l'Assemblée nationale de chambre corporative et l'accusa de laisser le champ libre aux intérêts organisés. 167 De même, Antoine Pinay, tout à la fois Premier ministre et capitaliste conservateur, se désolidarisa, dans plusieurs de ses discours, des revendications exagérées et fastidieuses des intérêts organisés qui, par ailleurs, le soutenaient. 168 E t même le bulletin du comte de Paris parla des intérêts féodaux et coopératifs qui se substituaient au gouvernement et qui pesaient de tout leur poids sur le parlement. Avant de prendre le pouvoir, de Gaulle ne se gêna pas pour tonner contre la féodalité de l'argent et de la presse. 169 E n 1953, P. Reynaud démontra que les groupes d'intérêt paralysaient l'Etat à partir de l'intérieur, en se servant de l'Assemblée nationale à leurs propres fins. 170 Sous la V e République, les groupes de pression commencèrent à se désintéresser du parlement qui, dans le nouveau régime politique, avait cessé 163. 164. 165. 166. 167. 168.
Ibid., p. 271. J. MEYNAUD, Les groupes de pression en France, Paris, p. 198 sq. H. W. EHBMAUN, Organized Business in France, p. 233. A. F. BENTLEY, The Process of Government, Bloomington, 1949, p. 432. Le Monde, 10—11 mai 1963. Le Monde, 8 — 9, 10, 17 et 24 juin 1961.
1 6 9 . P . WILLIAMS, op. cit.,
p. 340, n. 61.
1 7 0 . H . W . EHRMANN, op. cit.,
p. 238.
160
Groupes de pression et parlements
d'être un centre de décision. Déclin entre autres imputable au fait que le parlement n'était pas arrivé à intégrer les intérêts contradictoires non pas, bien entendu, de toute la société mais, surtout de la bourgeoisie. Les intérêts organisés reportèrent donc toute leur attention sur le Conseil économique et social qui, en quelque sorte, les institutionnalisa. Meynaud 171 caractérise de la façon suivante les services que les groupes de pression peuvent attendre des membres du parlement: ceux-ci constituent, pour eux, une précieuse source d'informations sur les projets politico-législatifs, surtout lorsque des décisions défavorables les menacent. E n outre, un député ami peut fort bien déposer sous son nom un amendement rédigé par un groupe donné, en vue de pallier à une disposition qui risquerait de léser celui-ci. Il pourra aussi, le moment venu, monter à la tribune et se faire l'avocat de son groupe ou, enfin, faire campagne auprès de ses collègues pour qu'ils votent le texte souhaité par ses mandants. On pourrait croire que les groupes ont tout intérêt à faire élire au parlement leurs propres représentants. E n réalité, cependant, il n'en va pas toujours ainsi. E n 1951, par exemple, seuls 57 députés (14% de tout l'effectif) reconnurent ouvertement qu'ils étaient des industriels. 172 Les capitalistes français préfèrent un excès de notoriété. Certains groupes limitent leurs contacts à un tout petit nombre de parlementaires qui ont pour rôle d'exercer une surveillance générale et d'établir des rapports discrets avec les ministres et l'administration. 173 Rappelons cependant l'existence d'un parlement au sein duquel les groupes de pression bénéficiaient d'une représentation directe: celui de la République de Weimar où les représentants de la banque et de l'industrie lourde, qui adhéraient aux partis de droite, défendaient leurs propres intérêts. J . K . Pollock affirme que, dans cette conjoncture, les partis n'étaient plus que des intermédiaires permettant la réalisation de ces intérêts. 174 D'autre part, les élections proportionnelles, en vigueur dans la République de Weimar, favorisaient une différenciation politique et, partant, une représentation directe des intérêts organisés au parlement, d'où le fait que certains partis s'identifiaient parfois avec ces intérêts. E n outre, la Constitution de Weimar créa une institution (Reichswirtschaftsrat) ayant pour but exclusif de défendre des intérêts économiques. La droite y voyait une sorte de contrepoids à la représentation politique désignée d'après une base territoriale; la gauche, par contre, voulait y voir 171.
J . M E Y N A U D , op.
172.
H . W . E H B M A N N , op.
cit.,
p.
173.
J . M E Y N A U D , op.
p.
194.
174. J. K.
POLLOCK,
cit., cit.,
p. 191 — 198. 247.
Money and Politics Abroad, New York, 1932, p. 250.
Groupes de pression et parlements
161
un forum où les ouvriers auraient la possibilité de défendre leurs intérêts. Il s'avéra en fait que le Reichswirtschaftsrat ne décidait de rien et se bornait à produire des expertises techniques. 175 Les groupes d'intérêt ont renoué avec cette tradition en R.F.A. où ils ont des porte-parole directs au sein même du parlement. R. Breitling constate que l'audience réservée aux arguments d'une organisation donnée est fonction du nombre de députés dont cette organisation dispose. D'autre part, les députés recherchent l'appui des groupes d'intérêt, vu que cet appui renforcera la position qu'ils occupent au sein de leur parti. 176 La fraction parlementaire du F.D.P. comprenait 31% d'industriels indépendants ou de directeurs de grandes entreprises. 177 Quant à la fraction parlementaire de la C.D.U.-C.S.'U., on peut toujours y observer une bien plus grande différenciation d'intérêts. Qu'il nous suffise de rappeler que, outre des représentants de l'industrie, elle compte également dans ses rangs des syndicalistes chrétiens. 178 La fraction du S.P.D., enfin, est celle qui peut se targuer du plus grand nombre de syndicalistes. R. Wildemann divise les membres du Bundestag en trois catégories: leaders politiques, experts politiques et députés ordinaires 179 (Hinterbänkler). Il convient de ranger au nombre des experts les députés qui sont liés à une sphère d'intérêts déterminée et que les partis essayent d'envoyer aux travaux des commissions (le Bundestag en compte 38) en tant que leurs représentants. 180 Nombreux sont les députés qui, sur les bancs du Bundestag, représentent des groupes d'intérêt déterminés. Ils constituent, d'après certaines estimations, 59 % du Bundestag et remplissent souvent leurs tâches parlementaires tout en occupant un poste responsable dans un groupe de pression. 181 Selon la situation, les mêmes députés agiront en tant que porte-parole 1 7 5 . M . P R É L O T , La représentation professionnelle dans la Constitution de Weimar et le Conseil économique national, P a r i s , 1924, p . 87. Cf. également, a u s u j e t d u R e i c h s w i r t s c h a f t s r a t , H . F I N E R , Representative Government and a Parliament of Industry, L o n d r e s , 1923, 2" p a r t i e : «The G e r m a n F e d e r a l E c o n o m i c Council»; C. L A N D A U E R , Die Ideologie des Wirtschaftsparlamentarismus, Munich — Leipzig, 1 9 2 5 , p . 1 5 2 sq. 176. R . BREITLING, Die Verbände in der Bundesrepublik, Meisenheim-sur-leGlan, 1955, p . 94. Cf. également D . STERNBERGER, « P a r l a m e n t a r i s m u s , P a r t e i e n , Verbände», Gewerksschäftliche Monatshefte, fase. 8, 1952, p. 473 sq. 1 7 7 . R . B R E I T L I N G , op.
cit.,
p.
124.
178. T . E S C H E N B U R G , Staat und Gesellschaft in Deutschland, S t u t t g a r t , 1956, p . 534. 179. R . WILDEMANN, Partei und Fraktion, Meisenheim-sur-le-Glan, 1954, p . 145. 1 8 0 . R . B R E I T L I N G , op.
cit.,
p . 1 3 6 ; T . E S C H E N B U R G , op.
cit.,
p. 549
sq.
181. K . W . DEUTSCH, L . J . EDINGER, Germany Rejoins the Powers, S t a n f o r d , 1959, p . 91; G. SCHMÖLDERS, Das Selbstbildnis der Verbände, Berlin, 1965, p . 147.
162
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des intérêts organisés, ou bien en t a n t qu'experts. Dans le premier cas, ils peuvent former des groupes interpartites, défendant une cause commune, ce que nous avons déjà pu observer dans d'autres parlements. E n R.F.A. comme ailleurs, les groupes de pression tiennent à avoir des contacts directs avec les commissions parlementaires. Bien que le règlement du Bundestag prévoie la possibilité d'organiser des auditions publiques dans le cadre des commissions et avec la participation des représentants des intérêts particuliers (à l'instar des hearings américains), cette pratique n'est cependant pas entrée dans les mœurs. On fait rarement appel aux services de ces experts, en préférant recourir à la compétence des porte-parole gouvernementaux. 182 Quoi qu'il en soit, les commissions ne sont pas tenues d'écouter le point de vue des groupes de pression. Par contre, ceux-ci peuvent présenter leurs «expertises», sous forme d'une proposition de loi, conformément aux prescriptions constitutionnelles relatives à l'initiative législative. Les groupes de pression attachent une importance capitale aux travaux des commissions, dont les résultats préjugent des décisions plénières du parlement. 183 Examinons à présent l'Italie où les intérêts organisés participent activement à l'investiture des candidats au parlement. La Confindustria joue à cet égard un rôle privilégié dans le cadre du Parti libéral italien (P.L.I.). 184 Mais elle n'exerce plus la même influence que naguère sur la démocratie-chrétienne. Rappelons qu'en son temps elle s'opposa énergiquement à l'ouverture à gauche qu'elle arriva même à faire différer. 185 Quant aux syndicats ouvriers, ils sont représentés, sur les bancs parlementaires, au sein de trois partis: le Parti communiste, le Parti socialiste et la démocratie-chrétienne. 186 Ces deux derniers partis investissent d'ailleurs de préférence des responsables syndicaux en t a n t que candidats au parlement. Les intérêts organisés attachent le plus grand prix aux travaux des commissions qui, au parlement italien, jouent un rôle incomparablement plus grand que dans les autres assemblées représentatives. Ces commissions jouissent non seulement de l'initiative législative, mais elles peuvent en outre adopter des lois, à condition que celles-ci n'aient pas trait à des 182. G. W. WITTKÀMPER, Grundgesetz und Interessenverbânde, p. 180. 183. Cf. au sujet des commissions du Bundestag, la monographie de B. DESCHAMPS, Macht und Arbeit der Ausschüsse, Meisenheim, 1954. 184. J. LA PAÍOMBABA, Interest Groups in Italian Politics, Princeton (N. J.), 1964, p. 75. Cf. également F. ONOFRI, «Gruppi di pressione e regime parlamentare», Tempi Moderni, 1958, n° 6 - 7 . 185. J. MEYNAUD, Rapport sur la classe dirigeante italienne, Lausanne, 1964, p. 284. 186. Cf. au sujet de la représentation syndicale au sein du Parlement italien, J. LA PALOMBABA, «The Political Role of Organized Labour», Western Europe Journal of Politics, t. II, 1955, p. 59 sq.
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163
questions constitutionnelles, qu'elles ne touchent pas aux problèmes budgétaires et ne concernent pas la délégation législative. Ce qui offre aux groupes de pression la possibilité d'influer rapidement sur le processus législatif. Les données que nous présentent J . C. Adams et P. Barle illustrent la portée du problème qui nous intéresse ici: ce sont en effet les commissions qui transforment en lois définitives les deux tiers des projets gouvernementaux et 90% des propositions déposées par les députés. 187 La représentation des intérêts de groupe sur les bancs parlementaires varie d'un pays à l'autre. E n France, les porte-parole du grand capital préfèrent éviter de siéger au parlement. Tout comme aux Etats-Unis où les champions du big business se présentent très rarement devant les électeurs, dans le b u t d'accéder au Congrès ou aux assemblées législatives locales. Lorsqu'ils se décident à «faire de la politique», au lieu d'essayer de l'infléchir en douleur, ils brigueront de préférence un poste dans l'exécutif. Rien de tel en R.F.A. ou en Grande-Bretagne où, dans les années cinquante, sur 321 députés conservateurs, 158 (soit plus de la moitié) se partageaient 618 postes de directeurs dans des sociétés anonymes, en contrôlant ainsi un capital de 629 millions de livres. Toujours à la même époque, sur les 33 ministres du cabinet Churchill, 19 détenaient des postes de responsables dans 75 sociétés par actions. 188 Disons pour conclure que, dans les pays européens, les groupes de pression n'ont aucune raison de recruter des agents afin que ceux-ci défendent leur cause au sein des parlements, du fait que la discipline des partis ne leur permet guère d'influer sur les décisions parlementaires par ce biais. Un autre phénomène vient également faire obstacle: le caractère professionnel de la politique dans les démocraties ouest-européennes. De plus en plus de parlementaires commencent en effet à vivre de la politique, en tant que militants de parti ou syndicalistes. 189 Les groupes de pression s'intéressent donc de près à l'exécutif. Cet aspect fera l'objet du chapitre suivant. 187. J. C. ADAMS, P. BASILE, «The implementation of the Italian Constitution», A.P.S.R., mars 1953, p. 61 sq. Cf. également, au sujet des commissions du parlement italien, G. SABTORI, «Parliamentarians in Italy», International Social Science Journal, octobre 1961, p. 696 sq.; J. ZAKRZEWSKA, «Uchwalanie ustaw przez komisje parlamentarne Italii» (L'adoption des lois par les commissions parlementaires en Italie), Panstwo i Prawo, fase. 8 — 9, 1963. 188. E n ce qui concerne la situation pendant l'entre-deux-guerres, cf. J. Ross, Parliamentary Representation. A Survey of our Methods of Obtaining Members of Parliament. An Analysis of Their Results, Londres, 1943. Voir, pour les données relatives au Bundestag, l'ouvrage précité de R. Breitling. 189. Cf. à ce sujet, en ce qui concerne l'Italie, l'article de G. Sartori, pubi, dans la Revue Internationale des Sciences Sociales, 1961, n° 4, ainsi que S. SAMOGYI, L. LOTTI, A . PBEDIERI, G. S AUTORI, Il Parlamento
1963.
italiano
1946 — 1953,
Naples,
CHAPITRE VIII
GROUPES DE PRESSION ET EXÉCUTIF
1. LES TRANSFORMATIONS DE LA STRUCTURE ÉCONOMIQUE DU CAPITALISME, «WELFARE STATE» ET INTÉRÊTS
Le capitalisme monopoliste d ' E t a t qui se cristallisa au cours de la première guerre mondiale vit culminer, à cette étape d'évolution de l'impérialisme, l'ingérence de l ' E t a t dans la vie économique. On croyait alors qu'il ne s'agissait que d'un phénomène pathologique, imputable à la guerre et à ses exigences. Telle est la raison pour laquelle les dix ou quinze annnées suivantes furent marquées par une flambée de libéralisme contre les tendances étatiques. Mais à travers les graves crises qui vinrent alors bouleverser le monde, les économistes ainsi que les hommes politiques prirent conscience peu à peu que les méthodes traditionnelles de l'économie libérale n'étaient pas à même de sauver le capitalisme et qu'une ingérence permanente de l ' E t a t s'avérait indispensable. La théorie de Keynes et de son école marqua à cet égard un tournant décisif. Sa Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de l'argent devait devenir un classique de l'économie politique du capitalisme. Elle f u t mise pour la première fois en pratique aux Etats-Unis (New Deal). Cette théorie cherchait à réformer le capitalisme, de façon à le mettre à l'abri des crises économiques et, partant, des catastrophes politiques. Keynes préconisait avant tout, à cette fin, des investissements étatiques qui, loin de concurrencer les investissements privés, devaient leur frayer le chemin, servir le capital privé et encourager l'autofinancement. Les travaux publics constituaient un domaine rêvé pour les investissements gouvernementaux (autoroutes, complexes hydro-énergétiques, installations militaires). Les investissements complexes effectués, en France, dans la vallée du Rhône, ou la transformation de la vallée du Tennessee, aux Etats-Unis, revêtent précisément ce caractère et devaient ultérieurement permettre aux monopoles privés d'entrer en lice à leur tour. Il ressort de la théorie de Keynes que le système capitaliste ne peut pas fonctionner sans une ingérence permanente de l'Etat. Le «mécanisme
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165
de l'autorégulation» s'étant avéré inefficace, le capitalisme ne peut en effet se maintenir qu'au moyen d'une régulation de la vie économique par l'Etat. Le caractère total de la seconde guerre mondiale vint encore approfondir l'ingérence de l'Etat sur le plan économique. A la fin de la guerre, des voix s'élevèrent de nouveau contre cette ingérence qui, affirmaient-elles, menaçait les libertés civiques et risquait d'engendrer un nouvel assujettissement.1 Néanmoins, cette opposition n'obtint pas une large audience et n'arriva pas à amoindrir le rôle de plus en plus grand que l'Etat assumait dans la vie économique. Nous assistons en même temps à une concentration accélérée du capital, à laquele ne peut échapper aucun pays industrialisé. On voit apparaître des konzerns géants, ayant un actif de plusieurs milliards et capables de s'autofinancer, ce qui change de fond en comble le caractère des rapports entre le capital industriel et le capital bancaire. C'est ainsi qu'aux Etats-Unis, en 1962, 200 sociétés assurèrent à elles seules 40 % de la production globale de l'industrie de transformation et que quatre compagnies fournirent 75% de la production de l'industrie automobile, 53% de celle de l'industrie sidérurgique, 60% de celle de l'industrie aéronautique et 78 % de celle de l'industrie des fibres synthétiques.2 La concentration du capital dans les industries sidérurgique, chimique et énergétique revêt une importance essentielle, étant donné qu'il s'agit là de secteurs clés pesant de tout leur poids sur d'autres branphes industrielles. Ce genre de sociétés existe également en Europe; mentionnons à cet égard les konzerns chimiques I.C.I. et Unilever (le plus grand konzern privé d'Europe employant 290 000 employés), en Angleterre, ou la maison Fiat en Italie. Ces compagnies se livrent une lutte acharnée, en s'efforçant de tirer parti au maximum des ressources que leur offre l'Etat: crédits, commandes gouvernementales, investissements (surtout dans le domaine de l'infrastructure ou dans ceux qui exigent de longs cycles d'amortissement). Le phénomène de l'autofinancement dans le capitalisme moderne n'a guère été étudié, bien qu'il s'agisse là d'un problème capital. On peut avancer l'hypothèse que l'ingérence de l'Etat sera bien plus grande dans les pays où fort peu de sociétés sont capables de s'autofinancer que dans ceux où les konzerns géants ne font nullement défaut (Etats-Unis). L'ingérence de l'Etat vient donc soutenir le faible capital naional qui n'est pas encore arrivé à créer des sociétés capables de s'autofinancer (France, Italie). 1. Cf. C. F . HAYEK, The Road to Serfdom, Londres, 1946. 2. A. A. BERLE, The American Economie Republic. New York, 1966, p. 149 sq.
166
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L'évolution du capitalisme contemporain démontre que l'ingérence de l ' E t a t n'affaiblit pas en soi la position du capital. Faute d'un véritable contrôle démocratique, celui-ci peut en effet, sous sa forme monopoliste, tirer utilement parti du secteur d ' E t a t . Nous reviendrons bientôt à ce problème, à propos des nationalisations. Le capitalisme monopoliste d ' E t a t des années 60 se différencie de celui de l'étape précédente par un rapide décroissement du nombre des petites et moyennes entreprises. Nous assistons à un processus que nous pourrions qualifier d'«expropriation capitaliste». Celle-ci revêt diverses formes, selon la structure économique du pays, mais elle n'équivaut pas nécessairement, pour les petites entreprises, à la perte du titre de propriété. L'aspect juridico-formel du problème ne joue pas ici un rôle décisif, étant donné qu'il y a de multiples façons d'empêcher un petit capitaliste d'exercer un contrôle sur son entreprise et de l'assujettir à un mandant toutpuissant. Ce capitaliste apparemment indépendant est en fait «vassalisé» par u n groupe monopoliste. Le processus de la concentration du capital n'a pas non plus épargné l'agriculture. On put croire, pendant de longues années, que la concentration du capital n'avait aucune chance de «marcher» dans ce secteur de l'économie. Il est vrai que ce processus n'y a pas pris une forme aussi virulente que dans l'industrie. Ceci dit, il est incontestable que la couche de la petite et moyenne paysannerie se rétrécit de plus en plus. La tendance à la création de grandes exploitations ou de véritables entreprises d'élevage donne le ton de la refonte capitaliste de l'agriculture. On pourrait dire, en transposant les paroles de Marx au sujet de l'Angleterre et des perspectives d'évolution de l'industrie sur le continent européen, que la structure actuelle de l'agriculture américaine préfigure jusqu'à un certain point le sort ultérieur de l'agriculture dans les autres pays capitalistes. Il convient enfin de signaler que si, dans le domaine de l'industrie, la concentration du capital a pris la plupart du temps une forme pour ainsi dire autonome et s'est parfois heurtée à des entraves (lois antitrust aux Etats-Unis et anticartel en Europe, le «morcellement» des konzerns ouest-allemands par les autorités d'occupation), cette concentration n'aurait pas pu intervenir, dans le domaine de l'agriculture, sans une ingérence continuelle de la part de l ' E t a t (politique de crédits et mesures fiscales, fixation des prix, achats gouvernementaux de produits agricoles). Il serait néanmoins erroné de ne considérer cette ingérence de l ' E t a t dans le secteur agricole que sous l'angle d'une concentration du capital. La France nous fournit aujourd'hui l'exemple classique d'une transformation de l'agriculture, entreprise et réalisée par l'Etat, en vue d'en augmenter la production.
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167
Outre les méthodes traditionnelles auxquelles tout E t a t a recours afin d'influer sur la vie économique du pays (réglementation des taux d'escompte, droits de douane, primes d'exportation, crédits, commandes, inventissements, établissement d'une politique des prix et des salaires), une autre forme d'ingérence, à savoir les nationalisations, commence à gagner de plus en plus de terrain. On ne saurait voir, bien entendu, dans ce processus de nationalisation une «manifestation du socialisme». Engels railla déjà en son temps ce genre d'illusions, en écrivant que, si tel était vraiment le cas, il faudrait considérer Metternich et Bismarck comme des socialistes. On ne pourrait voir dans ce processus de nationalisation l'amorce d'un futur régime socialiste que s'il s'opérait dans des conditions bien déterminées: 1°) Le rapport des forces politiques devrait être tel que les nationalisations puissent être considérées comme une mesure venant affaiblir la position du capital. Il faudrait par conséquent que le pouvoir soit détenu par un gouvernement progressiste pour lequel les lois sur les nationalisations seraient l'un des maillons d'un large programme de réformes sociales et politiques; il faudrait aussi que la situation générale garantisse l'irrévocabilité de ces réformes. E t seulement alors la formule de Lénine, selon laquelle le capitalisme monopoliste d ' E t a t constitue le dernier échelon aboutissant (dans certaines conditions) au système socialiste, pourrait être valable. 2°) L'envergure de ces nationalisations devrait être suffisamment large pour que celles-ci puissent influer efficacement sur tout l'ensemble de l'économie du pays. 3°) Il faudrait que les nationalisations n'aillent pas de pair avec des dédommagements, ou bien que ceux-ci soient extrêmement modérés, c'est-à-dire bien en dessous du niveau des prix du marché. On éviterait ainsi que les comptes bancaires des monopoles s'arrondissent aux dépens du trésor public. E n analysant les expériences tentées en la matière jusqu'à présent, il est aisé de constater que, dans un système monpoliste d ' E t a t , les nationalisations portent en règle générale sur des entreprises non rentables 3 (et telle est la raison pour laquelle on peut parler en l'occurrence d'une «nationalisation du déficit»), techniquement arriérées et exigeant de si grands frais ou impliquant un amortissement tellement lent que le capital
3. Comme les mines du charbon anglaises avant leur nationalisation. Au sujet des indemnisations versées pour les biens nationaliés, cf. R . A. B R A D Y , Crisis in Britain, Berkeley—Los Angeles—Londres, 1950, chap. I l l , IV et V.
168
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privé évite d ' y opérer des investissements et préfère procéder à des placements plus rentables. 4 Comme nous le montre la pratique dans de nombreux pays, il suffit souvent d'un changement de conjoncture politique pour qu'on restitue des compagnies nationalisées à leurs anciens propriétaires. Ces restitutions concernent la plupart du temps des entreprises techniquement modernes et hautement rentables que l ' E t a t revend, bien entendu, en dessous de leur valeur de marché. Ces transactions s'opèrent donc au dépens de larges couches sociales qui, après avoir financé la «nationalisation du déficit», se trouvent une fois de plus perdantes au moment de la revente des biens expropriés. Ce sont les milieux capitalistes des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne et de la R.F.A., pour des raisons d'ailleurs différentes dans chacun de ces pays, qui opposent le plus de résistance aux nationalisations et qui tendent à exiger la restitution des biens expropriés. Dans les autres pays, le secteur industriel étatisé est considéré comme un complément aux investissements et à l'activité productrice du capital privé. Tel est le cas en France et en Italie où certains groupes capitalistes s'opposent cependant énergiquement à cet é t a t de choses. Mentionnons à cet égard la Confindustria italienne et sa ligne agressivement conservatrice. L a politique particulière que mènent, en France et en Italie, les monopoles et les centres de décision de l'administration s'explique par la faiblesse du capit a l qui a besoin de se lier étroitement avec le secteur étatisé, pour pouvoir lutter efficacement contre de puissants concurrents étrangers et s'assurer une solide position sur le marché international. Le système du capitalisme monopoliste d ' E t a t a abouti dans tous les pays à l'instauration de nombreuses entreprises nationalisées. Celles-ci fournissent aux monopoles des matières premières ou des demi-produits, de l'énergie électrique ou du gaz, à des prix inférieurs à ceux que doivent payer la population et les petits industriels. Les entreprises nationalisées, noyées dans le système des trusts et des monopoles capitalistes, ne peuvent pas contrebalancer l'activité de ceux-ci et doivent servir leurs intérêts. L a position inhabituelle que l'I.R.I. et l'E.N.I. occupent dans l'économie nationale italienne n'annule pas cette caractéristique générale du rapport entreprises nationalisées/monopoles. L a fameuse lutte qui opposa 4. J. Strachey affirme que les nationalisations commencent à s'imposer lorsque le processus de la concentration du capital a atteint son terme logique, à savoir la création d'un monopole, ou bien lorsqu'il évolue trop lentement et que le secteur industriel concerné est rétrograde (comme l'industrie charbonnière anglaise tout de suite après la première guerre mondiale), ce qui ne peut manquer de nuire à toute l'économie nationale du pays (cf. J. S T B A C H E Y , Contemporary Capitalism, Londres, 1956, chap. II).
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l'E.N.I. au konzern Montecatini, au sujet de l'abaissement du prix des engrais, et qui se termina par la victoire de l'E.N.I. constitue un cas exceptionnel. Les liens étroits qui unissent le capital monopoliste à l'appareil d ' E t a t s'expriment en règle générale dans une union personnelle. Toutefois, celleci ne revêt pas toujours un caractère aussi manifeste qu'aux E t a t s Unis où les détenteurs du capital sont en même temps les détenteurs du pouvoir. E n Europe de l'Ouest, ce phénomène intervient sous une forme plus atténuée. Soulignons en outre que les postes de direction des entreprises nationalisées sont souvent occupés par leurs anciens propriétaires ou par des hommes qui dirigent en même temps des firmes privées. Ce type d'union personnelle, caractéristique du capitalisme monopoliste d ' E t a t , en dit long sur le rapport des forces au sein de ce système. Il est donc impossible d'affirmer, à la lumière de ce qui vient d'être dit, que la nationalisation d'un secteur quelconque, même lorsqu'elle est aussi poussée qu'en Autriche par exemple, puisse constituer un prélude au socialisme. On peut relever, dans les pays où de larges secteurs ont été nationalisés, des tentatives visant à planifier l'économie nationale. Il serait néanmoins erroné de prendre pour une tentative de ce genre le Bureau des conseillers économiques mis sur pied, aux Etats-Unis, en vertu de la loi de 1945 relative au plein emploi (Full Employment Act). La seule planification dont il puisse être question dans ce pays consiste dans la planification «diffuse» à laquelle se livrent les konzerns géants qui sont obligés de prévoir des investissements à long terme. 5 E n Grande-Bretagne, sous la pression de l'opinion publique, mécontente du retard de l'économie anglaise par rapport à celle du continent, les conservateurs mirent sur pied, en 1962, le National Economie Development Council, composé de représentants du gouvernement, de l'industrie, de l'agriculture et des syndicats. Celui-ci avait pour tâche d'examiner les perspectives de développement du pays. Quant au programme des travaillistes, il était encore bien plus radical, puisqu'il prévoyait une influence directe de l'Etat sur l'économie. La France, la Hollande et l'Autriche sont les E t a t s qui sont allés le plus loin en matière de planification, surtout la France dont les expériences sont suivies de près à l'étranger. 6 5. Depuis quelque temps, on peut aussi observer une tendance à la planification dans les entreprises de moindre envergure. Cf. D. M. KEEZEB, éd., New Forces in American Business, New York, 1969. 6. Cf. J. HACKETT, A. M. HACKETT, Economie Planning in France, 1953; B. CASTLE, «The Lessons of French Planning»', IVEW Left Review, n° 24, mars—avril
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Après la Libération, le gouvernement français créa un Commissariat général au plan qui, au début, n'eut guère d'influence sur la prise des décisions. On ne peut parler d'une véritable tentatve de planification qu'à propos du IV e plan (1962 — 1965), consacré à l'amélioration de la productivité et à l'aménagement du territoire. Mais ce plan n'avait pas le caractère d'une loi et le gouvernement n'était pas tenu d'en faire dépendre ses décisions, ce qui s'explique par sa crainte d'avoir les mains liées dans une conjoncture exigeant des décisions d'urgence. 7 Si nous avons parlé plus haut d'une «tentative» de planification, c'est parce qu'il continue à y avoir un grand décalage entre les objectifs du plan et ses résultats et, partant, que le gouvernement n'arrive pas à maîtriser l'anarchie de l'économie capitaliste. Une étude approfondie du problème nous mènerait beaucoup trop loin. Bornons-nous à relever que la planification a donné lieu en France à une sorte de système de clearing qui permet aux groupes d'intérêt de participer à l'élaboration du plan et d'influer sur le choix des objectifs prioritaires. Ces groupes ont leur mot à dire aussi bien au Conseil économique et social (issue du Conseil économique de la IV e République) que dans tout l'ensemble du mécanisme des commissions spéciales 8 et des corps consultatifs auxquels ont recours les divers ministères. Bauchet qualifie ce système de démocratie directe, 9 ce qui est non seulement exagéré, dans le cadre de la V e République, mais aussi fort éloigné du sens que l'on donne généralement à cette expression. La nécessité d'une ingérence permanente de l ' E t a t dans la vie économique a également fait gagner du terrain au principe de l'utilisation de certains éléments de la planification dans des pays comme l'Italie (plan 1965—1969) et l'Autriche, qui sont les E t a t s capitalistes ayant le plus grand secteur nationalisé. 10 De nos jours, le capitalisme monopoliste d ' E t a t se caractérise en outre par une nouvelle politique sociale, un élargissement des services publics. Tout pays adoptant ce genre de politique est qualifié par les AngloSaxons de welfare state et, par les Allemands, de soziaîer Rechtsstaat. On pourrait essayer de préciser cette notion t a n t soit peu confuse au moyen des traits suivants: 1°) Elle s'applique aux pays capitalistes hautement développés et ayant atteint un niveau de vie relativement élevé. 1964, p. 33 sq.; A. VII et VIII.
SHONTIELD,
Modem Capitalism,
7 . C f . J . H A C K E T T , A . M . H A C K E T T , op.
cit.,
Londres, 1965, 2 e partie, chap.
p. 194
sq.
8. Cf. à ee sujet P. B A U C H E T , La planification française, Paris, 1962. 9. Ibid., p. 128. 10. Au sujet de ces deux Etats, cf. A. S H O N T I E L D , op. cit., p. 176 sq.
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2°) Les entreprises nationalisées jouent u n rôle appréciable dans l'économie de ces pays, ce qui y permet l'introduction de certains éléments de la planification. 3°) On y trouve un système de prestations sociales plus ou moins avancé. 4°) On y maintient les principes fondamentaux de la démocratie bourgeoise. Tout pays ne réunissant pas conjointement ces quatre conditions ne saurait être qualifié de welfare state. Ce f u t Roosevelt qui, aux Etats-Unis, jeta les bases du welfare state américain. Après sa mort, on mit en veilleuse les changements sociaux qu'il avait préconisés et il fallut attendre la présidence de Kennedy et le début de celle de Johnson pour que ce programme soit enfin repris. Les idéologues et les hommes politiques qui représentaient les intérêts du grand capital et qui se méfiaient des réformes de Roosevelt érigèrent u n véritable barrage contre tout ce qui, d'après eux, risquait d'engendrer un «socialisme rampant». Ils s'opposaient à t o u t ce qui était contraire aux notions sociales forgées par les traditions américaines, notions d'après lesquelles l ' E t a t doit favoriser l'initiative privée, en assurant au capital une entière liberté d'action. E n Grande-Bretagne, le rapport Beveridge (1942) devait permettre des transformations institutionnelles et des changements d'ordre juridique; ce rapport présentait u n programme de grandes réformes en matière d'assurances sociales. Après la venue au pouvoir du Labour P a r t y , qui s'inspirait de la théorie de Keynes, 1 1 les travaillistes s'attelèrent à la réalisation des postulats que préconisaient dans leurs déclarations de programme et leurs écrits les idéologues du welfare state.12 Lorsque le P a r t i conservateur prit à son tour les rênes du pays, il n'osa pas annuler ces réformes. Les deux partis inclurent la réalisation du welfare state dans leurs programmes respectifs. Nous n'avons nullement l'intention de confronter la conception du welfare state et sa réalisation, d'analyser sa pratique et sa portée. Nous ne chercherons pas non plus à indiquer les limites des réformes qu'implique la notion de welfare state, à y faire la p a r t des illusions ou de l'apologie
11. M. Hirszowicz, «Problemy panstwa brytyjskiego» (Les problèmes de l'Etat britannique), Studia Socjologiczno-Polityczne, p. 299, n° 7, 1960. 12. Mentionnons ici les ouvrages récents consacrés à ce sujet: R. M. Titmxtss, Essays on the Welfare State, Londres, 1959; G. Mybdal, Jenseits des Wohlfahrsstaates, Stuttgart, 1961; J. W. Batjmel, Welfare Economic and the Theory of State, Londres, 1965.
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du système capitaliste et celle d'un progrès authentique. 1 3 Nous nous contenterons de signaler que la problématique du wélfare state ne pouvait pas laisser indifférents les intérêts organisés. Aux Etats-Unis, le grand capital s'oppose à tout élargissement des réformes sociales, en combatt a n t les projets législatifs au sein du Congrès, ou bien en influant sur l'administration, une fois la loi votée, afin que l'application de celle-ci ait un caractère aussi restreint que possible. La situation est tout autre en Angleterre, en R.F.A., en France ou en Suède où les Partis conservateurs, qui représentent les intérêts du grand capital, ont accepté ce genre de réformes, tout en s'efforçant de les «geler» à un certain niveau. Ces efforts se traduisent entre autres par la popularisation du concept de l'opportunity state que les conservateurs anglais identifient à un E t a t ayant un tel niveau de bien-être et offrant de telles possibilités d'activité économique à tous ses citoyens que ceux-ci renoncent progressivement aux services sociaux gratuits que leur dispense l'Etat et satisfont leurs besoins par leurs propres moyens. 14 L'opportunity state doit donc aboutir à une sorte d'«autosuppression» des prestations sociales. Dans les E t a t s que l'on qualifie de wélfare states comme dans ceux qui sont en passe de le devenir, la lutte qui oppose les intérêts organisés du capital à ceux des masses ouvrières porte non seulement sur la législation du travail et sur les assurances sociales mais aussi sur des problèmes fiscaux: contributions directes (impôts progressifs) et indirectes, ou sur la politique à adopter en matière d'armement. La lutte que se livrent ces deux groupes fondamentaux est donc axée sur la redistribution du revenu national. Disons pour conclure que: 1°) les intérêts de groupe fondamentaux, 2°) le rapport des forces entre le législatif et l'exécutif, 3°) les liens qui unissent le gouvernement et l'administration 4°) et, par conséquent, le processus d'intégration des intérêts adverses varient en fonction de la structure interne du système monopoliste d ' E t a t auquel nous avons affaire.
13. On peut aussi trouver une critique du welfare state dans divers essais polonais. Cf. M. H I B S Z O W I C Z , op. cit., p. 267 sq.; S. Z A W A D Z K I , Panstwo dobrobytu. Doktryna i praktyka (L'Etat du bien-être. Doctrine et pratique), Varsovie, 1970; S. E H R L I C H , «Panstwo monopoli» (L'Etat des monopoles), in Spâr o istotç panstwa (Discussion sur l'essence de l'Etat), Varsovie, 1961, chap.: «Welfare state». 14. Cf. Conservative Political Centre: the Social Services, Needs and Means, Londres, 1950.
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2. LES GROUPES D E PRESSION FACE À LA SUPRÉMATIE D E L'EXÉCUTIF SUR LE PARLEMENT
Lénine a démontré que la concentration du pouvoir économique aboutit inévitablement à la concentration du pouvoir politique. La mainmise d'un petit groupe de personnes sur d'immenses moyens matériels ne pouvait qu'accroître leur influence politique et celle-ci devait à son tour agir sinon sur la structure, du moins sur le fonctionnement de l'appareil d ' E t a t . De là la tendance à une suprématie de l'exécutif sur le corps représentatif. 15 De nos jours, la science occidentale ne conteste plus cette thèse de Lénine et elle admet, comme un fait évident, que la centralisation du dispositif économique et la fréquente nécessité de prendre une décision d'urgence à l'échelon central aboutissent à la suprématie de l'exécutif sur le législatif. Mais ceci n'intervient pas spontanément et ne saurait être imputé à l'incapacité des parlements de venir à bout des tâches que leur impose la vie sociale contemporaine. E n Grande-Bretagne, par exemple, «la bourgeoisie s'oppose à toute forme d'activité parlementaire et à toute organisation des travaux parlementaires, susceptibles de permettre au parlement d'exercer une influence maximale sur la teneur de la législation». 16 Tendance que vient encore renforcer l'aversion que le capital monopoliste éprouve pour les corps législatifs. Ceux-ci représentent en effet les intérêts de diverses classes et couches sociales, en servant donc de tribune à des points de vue souvent contraires aux intérêts du grand capital qui, pour pouvoir réaliser ses objectifs, a besoin d'une structure politique reservant, institutionnellement, les leviers de commande à un étroit cercle de personnes directement liées avec les monopoles. De là la tendance à un élargissement de la compétence des organes de l'exécutif aux dépens des corps représentatifs. De là aussi la popularité de divers courants technocratiques 17 qui n'ont guère confiance dans les corps représentatifs, dont ils exècrent l'«absolutisme», et qui se défient des «masses apathiques». L'ingérence accrue de l'Etat, dont nous avons parlé plus haut, entraîne la prolifération de divers organes difficilement contrôlables par le parlement. Ce manque de contrôle renforce à son tour l'indépendance et la 15. Cf. S . E H B L I C H , Teoría panstwa i prawa (La théorie de l'Etat et du droit), Varsovie, 1958, 2 e partie, p. 44 sq.; Konstiloutsionii mekhanizm diktatoury monopolii (Le mécanisme constitutionnel de la dictature des monopoles), ouvrage collectif sous la direction de I. D. L E V I N E , MOSCOU, 1964, passim. 16. W. Z A K R Z E W S K I , «Procès ustawodawczy we wspólczesnej Anglii» (Le processus législatif dans l'Angleterre contemporaine), Studia Socjologiczno-Polityczne, 1961, n° 8, p. 130. 17. Cf. le § 9 du présent chapitre.
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suprématie de l'exécutif qui dispose en outre de toutes les informations dont il a besoin pour pouvoir élaborer et prendre des décisions. Le transfert de la prise des décisions du parlement au gouvernement réduit le «droit de regard» de l'opinion publique, ce qui n'est pas pour déplaire aux puissants groupes de pression qui préfèrent que la majeure partie du pouvoir d ' E t a t soit exercée par un groupe restreint, étroitement lié avec des intérêts particuliers. 18 L'exécutif en t a n t que tout et les divers organes ministériels prennent chaque jour une multitude de décisions touchant de près toutes sortes de groupes d'intérêt. Ces décisions peuvent aussi bien prendre la forme d'actes normatifs (avant tout par le biais d'une délégation du pouvoir législatif, procédé de plus en plus répandu depuis quelques décennies) 19 que d'actes administratifs. Ces derniers, qui n'ont peut-être pas, du point de vue juridique, le même poids que les actes normatifs, peuvent néanmoins revêtir une importance capitale pour la réalisation de certains intérêts, importance qui augmentera parallèlement à l'élargissement des prérogatives de l'administration. Les dirigeants des groupes de pression capitalistes s'en rendent d'ailleurs parfaitement compte. Le directeur général de la Fédération of British Industries affirma un jour que même si le parlement arrêtait une ligne politique ne faisant pas l'affaire de la F.B.I., celle-ci n'avait pas à s'inquiéter, car seule importait la façon dont l'administration mettrait cette ligne en pratique. 20 Les groupes de pression cherchent à accéder aux échelons de l'appareil d ' E t a t qui prennent des décisions les touchant de près. Il s'agit en l'occurrence, dans la plupart des cas, du gouvernement et de ses organes. Les groupes de pression préfèrent avoir affaire aux représentants de l'administration plutôt qu'aux parlementaires qui ne peuvent tout au plus que créer un cadre juridique pour les futures décisions. E t lorsque celles-ci ont trait à des problèmes économiques, c'est le gouvernement qui devient «tout naturellement» l'interlocuteur des groupes de pression, et non pas le parlement qui «se transforme de plus en plus en un organe d'approbation ou de désapprobation». 21 Néanmoins, comme on l'a souligné à juste titre, l'accès aux échelons de l'appareil d ' E t a t n'équivaut pas à une véritable influence sur la prise des décisions.22 Cette influence dépend de nombreux facteurs dont, en 18. P. H . APPLEBY, Policy and administration, Alabama, 1959, p. 162. 19. E n ce qui concerne la Grande-Bretagne, cf. l'excellent ouvrage de W . ZAKRZEWSKI, Ustawa i delegacja ustawodawcza w Anglii (La loi et la délégation d u pouvoir législatif en Angleterre), Cracovie, 1960. 20. N . KIPPING, The Fédération of British Industries, Londres, 1954, p. 6. 21. E . KAUFMAN, Zur Problematik des Volhswïllens, Berlin—Leipzig, 1931, p. 13. 22. D . B . TBÜMAN, The Oovernmental Process, N e w York, 1955, p. 264.
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premier lieu, la position sociale du groupe donné, les liens (souvent personnels) qui l'unissent au gouvernement ou à ses organes et, enfin, les avantages que l'administration pourra en retirer. Telle est la raison pour laquelle les groupes de pression déploient t a n t d'efforts en vue d'influer sur l'attribution des charges gouvernementales ou des postes clés de l'administration. Ce faisant, ils s'assurent en effet, potentiellement, des décisions qui leur seront favorables. Ce qui est pour eux infiniment plus important que de faire élire «leurs» députés au parlement. Les démarches entreprises en vue de l'attribution de ces charges revêtent le plus souvent un caractère non formel, secret. Les groupes de pression opèrent aussi bien par le biais des partis politiques que directement, 2 3 et les liens personnels qui unissent les konzerns capitalistes au gouvernement et aux échelons de l'appareil administratif jouent en l'occurrence u n rôle non négligeable. L'histoire de la nomination de J . B. Connally au poste de ministre de la Marine dans le gouvernement Kennedy est à cet égard fort instructive. Ce ministère contrôle, en Californie et dans d'autres E t a t s de l'Ouest, des gisements de pétrole qu'il cède à bail à des compagnies privées. Bien plus, c'est lui qui décide de la quantité annuelle de pétrole qu'il leur achètera. Les compagnies de pétrole, que J . B. Connally avait fidèlement servi pendant de longues années en t a n t que conseiller, finirent pas imposer sa candidature au poste de ministre de la Marine, en dépit du projet initial du président Kennedy qui avait tout d'abord envisagé de confier cette charge à Franklin D. Roosevelt Junior. 24 Les contacts que les groupes de pression entretiennent avec l'exécutif et, éventuellement, avec les départements administratifs qui lui sont subordonnés doivent être aussi constants que fréquents; de là le rôle capital que jouent les liens personnels. 3. GOUVERNEMENT, ADMINISTRATION, GROUPES DE PRESSION
Lorsque nous parlons des efforts que les groupes de pression déploient afin d'obtenir de l'exécutif des décisions qui les avantagent, il convient de ne pas perdre de vue l'extrême complexité de l'exécutif, pas plus que les divergences d'intérêts de ses divers organes. Si nous voulons apprécier comme il se doit les tactiques auxquelles les groupes de pression ont recours afin d'influer sur l'administration publique, il nous faut distinguer le gouvernement, ou plus exactement sa structure interne, de l'appa23. Pratique fort courante dans l'Allemagne de Weimar. Cf. T. ESCHENBUBG,
Der Beamte in Partei und Parlament,
Francfort-sur-le-Main, 1952, p. 45 sq.
24. Cf. l'article fort bien documenté de Z. BRONIAREK, paru dans Trybuna Ludu, 9 février 1961.
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reil exécutif. L a tactique qu'utiliseront les groupes de pression variera en fonction de l'échelon auquel les décisions seront prises. Lorsque la décision, quelle que soit sa forme juridique, relève du gouvernement, les intérêts adverses qu'elle met aux prises se reflètent souvent dans la divergence de points de vue de certains ministères. Dans ce cas, oe seront le Premier ministre ou, comme aux Etats-Unis et en France, le président qui, en t a n t que chefs de l'exécutif, auront le dernier mot. E n R.F.A., par exemple, Adenauer, qui pendant de longues années tint en même temps les rênes du gouvernement et celles du parti majoritaire, devint un arbitre incontestable, aux décisions sans appel, ce qui devait valoir au régime ouest-allemand la qualification de Kanzlerdemokratie.2S Ces divergences sont assez fréquentes, du fait que les intérêts organisés ont tendance à spécialiser leurs contacts. C'est ainsi que les syndicats ouvriers cherchent à être en bons termes avec le ministère du Travail, que les associations de médecins en font de même avec le ministère de la Santé et les syndicats paysans avec le ministère de l'Agriculture. Au bout d ' u n certain temps, ces départements deviennent de véritables porteparole, au sein du gouvernement, des groupes d'intérêt auxquels ils ont affaire quotidiennement. D'aucuns prétendent qu'en France, par exemple, «le ministère de l'Agriculture constitue u n groupe de pression au service des agriculteurs». 26 Reste à savoir bien sûr de quelle couche sociale le ministère se fera le porte-parole lorsqu'un conflit divisera la classe paysanne. Aux Etats-Unis, certains ministères passent pour être les fondés de pouvoir d'intérêts bien déterminés. Le professeur J a f f e e écrit que le département de l'Agriculture se considère ouvertement comme le représentant des agriculteurs et il cite à l'appui la déclaration assez caractéristique d'un h a u t fonctionnaire de ce ministère: «En nous opposant à ce projet de loi, nous sommes convaincus que nous exprimons le point de vue de toute la communauté agricole.» 27 Cette «communauté agricole» est pourtant représentée par plusieurs organisations, dont au premier chef l'American F a r m Bureau Fédération. Sous la présidence d'Eisenhower, les filiales locales de cette organisation tenaient parfois lieu de succursales au département de l'Agriculture, ou bien jouissaient d'une position de 25. R. Neumann, European and Comparative Government, New York, 1960, p. 22 sq., 442 sq., 717 sq. Cf. également A. J. H e i d e n h e i m e r , Adenauer and the C.D.U., La Haye, 1960, et du même auteur, The Govemments of Oermany, New York, 1966. 26. J. Meynaud, Les groupes de pression en France, Paris, 1958, p. 288. 27. L. JAi f e e , «The Indépendant Agenoy — A New Scape Goat», Yale Law Journal, juin 1956, p. 1071 — 1072 (critique d'un ouvrage de M. H. B e r n s t e i n , Regulating Business by Indépendant Commission).
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monopole vis-à-vis des succursales ministérielles et décidaient en dernier ressort des intérêts les plus vitaux des agriculteurs non organisés ou appartenant à d'autres syndicats. Cet état de choses suscita une telle opposition qu'il fallut en fin de compte détacher les agences gouvernementales de l'A.F.B.F. 28 Cette tendance des ministères à s'identifier aux intérêts organisés est loin de beneficier d'une approbation unanime. Le rapport de la commission Hoover la caractérise de la façon suivante: au lieu d'être en présence d'un organisme cohérent, nous avons affaire à un tas de départements et d'agences qui forment une fédération relâchée de bureaux et de sections veillant jalousement sur leurs compétences respectives. 29 Une situation rêvée pour les groupes de pression auxquels elle permet de redoubler d'activité. «L'affaire des myrtilles», 30 qui fit tant parler d'elle aux Etats-Unis en automne 1959, constitue un exemple frappant de litige interministériel venant prolonger un conflit d'intérêts. Le service de contrôle des denrées alimentaires, qui relève du département de la Santé, de l'Education et de l'Assistance sociale (dirigé à l'époque par le ministre A. S. Flemming) contesta l'innocuité des conserves de myrtilles, du fait que les agriculteurs utilisaient des insecticides susceptibles, dans certaines circonstances, de causer le cancer. Le ministère, soucieux de défendre les intérêts des consommateurs, avertit publiquement la population de ne pas acheter de myrtilles, à moins que celles-ci ne provinssent d'un stock contrôlé par ses experts. Cette démarche entraîna les protestations énergiques et de multiples interventions du syndicat des producteurs de myrtilles, qui affirma que cette mise en garde alarmiste du département de la Santé était dénuée de tout fondement, qu'elle avait entamé la confiance de consommateurs et, partant, occasionné des pertes considérables à l'industrie alimentaire. Les producteurs de conserves de myrtilles réclamèrent des dédommagements et allèrent même jusqu'à sommer le président Eisenhower d'exiger la démission de Flemming. Tout au long de cette lutte, ils trouvèrent un appui en la personne du ministre de l'Agriculture Benson, un républicain lui aussi qui, conformément à la tradition de son ministère, défendait les intérêts des agriculteurs et de l'industrie alimentaire. 28. Cf. à ce sujet W. J. BOOKEL, The Séparation of the Farm Bureau and the Extension Service, Urbana (111.), 1960. 29. Cité d'après E. S T B A U S S , The Ruling Servants, Londres, 1961, p. 57. 30. Cf. a ce sujet de nombreux articles parus dans le New York Times du mois d'octobre au mois de décembre 1959. J'ai pu compléter mes informations au cours d'un entretien que j'ai mené, aux Etats-Unis, avec de hauts fonctionnaires du département de la Santé, de l'Education et de l'Assistance sociale en mars 1960.
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C'est ainsi qu'un litige interministériel f u t porté à la connaissance de l'opinion publique, le Premier ministère se faisant le porte-parole des intérêts non organisés des consommateurs, de l'intérêt national, et le second venant à la rescousse d'intérêts de groupes organisés. Il convient néanmoins de ne pas s'empresser de voir dans ce phénomène un simple manque de coordination à l'échelle gouvernementale, dû à la pression des groupes d'intérêt. Il est évident que ceux-ci peuvent susciter un conflit aigu entre divers ministères, mais il ne faut pas oublier que la divulgation de chaque sujet litigieux est profondément enracinée dans les mœurs politiques américaines. Les démêlés de Flemming et de Benson ne sont pas uniques en leur genre. Bien avant eux, sous la présidence de Roosevelt, Wallace eut déjà maille à partir avec les autres membres de l'exécutif fédéral. E t dès les premiers jours de la république, Jefferson et Madison ne dissimulèrent rien, eux non plus, des divergences qui les opposaient. On estime, aux Etats-Unis, que ces débats publics, qui mettent aux prises des membres de l'équipe gouvernementale inscrits au même parti, favorisent une meilleure compréhension du problème que le président devra trancher en dernier ressort, en assumant ainsi son rôle d'arbitre suprême. Néanmoins, cette habitude qu'ont les membres du gouvernement de tout considérer sous l'angle de leurs ministères respectifs, d'agir en tant que porte-parole d'intérêts particuliers, 31 fait que le président ne peut guère compter sur l'aide de ses ministres pour pouvoir remplir son rôle d'intégration. Rappelons en effet qu'aux Etats-Unis certains ministères doivent leur existence à la pression de divers groupes d'intérêt. Telle f u t la genèse des ministères du Commerce, de l'Agriculture et du Travail. D'autre part, le Conseil des ingénieurs américain fit campagne pendant des années pour la création d'un ministère des Travaux publics. L'Association des exportateurs et des importateurs américains lutta, de son côté, pour la création d'un ministère du Commerce extérieur. 32 Le débat que suscita, au sein du Congrès, la motion portant sur la création d'un ministère de l'Agriculture montre à quel point l'opinion des intérêts organisés pèse sur toute décision relative à une réorganisation de la structure gouvernementale. On ne se préoccupa guère, au cours de la discussion, du fond du problème. Le simple fait que les agriculteurs souhaitaient avoir un ministère constituait en l'occurrence un argument décisif. Herring cite à ce propos les paroles d'un congressman: «Monsieur le président, je suis pour ce projet 31. J. H . Kaiser (Die Repräsentation organisierter Interessen, Berlin, 1956, p. 275) affirme que ce genre de rivalité interministérielle commence également à s e faire jour en R . F . A . 32. E . P. HERBING, Public Administration and the Public Interest, N e w York— Londres, 1936, p. 258.
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de loi, tout d'abord parce que les agriculteurs de mon Etat le désirent, ensuite parce que ce projet est judicieux.»33 Les organisations agricoles finirent par imposer leur point de vue en vertu duquel l'Etat avait pour devoir constant de venir en aide aux agriculteurs, ce qui exigeait l'instauration d'un ministère approprié. Cette pratique n'est pas l'apanage de l'Amérique. En Angleterre comme en France, par exemple, des ministères virent le jour à la suite de la pression des anciens combattants, ministères qui, sous diverses dénominations, se consacrèrent dans une plus ou moins grande mesure à la satisfaction des besoins des vétérans. On envisagea un moment en France la création d'un ministère du Tourisme. Il n'est guère difficile de deviner que l'initiative en revenait à des organisations qui défendaient les intérêts des hôteliers et des restaurateurs. Si nous insistons sur cet aspect du problème, c'est parce qu'on a trop souvent tendance, en s'en remettant à son aspect purement juridique, à considérer la création ou la liquidation d'un ministère comme le résultat d'une initiative prise d'en haut afin d'améliorer le mécanisme gouvernemental. On ferait toutefois preuve de simplification en voyant dans certains ministères les porte-parole de tout un secteur d'intérêts. Ce serait présumer une sorte d'harmonie entre ces intérêts. E n réalité, les intérêts organisés de moindre envergure se livrent une lutte farouche au sein de chaque agence gouvernementale donnée. Herring souligne les profondes divergences qui opposent les agriculteurs d'une région à l'autre. 34 Les cultivateurs d'agrumes de la Californie ne voient pas d'un très bon œil ceux de la Floride, qui sont à deux pas des précieux débouchés que leur assurent les grandes cités de l'Atlantique et qui ne doivent donc pas débourser d'aussi grands frais de transport. Les intérêts des betteraviers de l'Utah ne concordent pas avec ceux des planteurs de cannes à sucre de la Louisiane. Ces conflits peuvent bien entendu surgir non seulement entre diverses régions mais aussi entre des producteurs d'articles concurrents. Or, c'est en tenant compte de cette rivalité d'intérêts qu'on voit souvent dans les ministères américains les porte-parole de tout un secteur. En fait, ils ne défendent que quelques intérêts, ceux qui tiennent le haut du pavé dans le secteur donné. Cette réserve nous semble indispensable, surtout aux Etats-Unis où, par exemple, on considère parfois le département du Travail comme une 33. Ibid., p. 259. 34. Ibid., p. 261.
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»unité de pression» opérant à l'intérieur de l'administration dans l'intérêt des ouvriers organisés. Ce genre de formulation embellit la réalité. Lorsque le département du Travail est dirigé par un syndicaliste de poids, il s'agit la plupart du temps d'un représentant des cercles syndicaux les plus rétrogrades et les plus conservateurs, comme ce fut le cas pour Goldberg dans l'administration Kennedy. Le mouvement syndical américain continue à être divisé non seulement par les divergences qui opposent la grande centrale A.F.L.-C.I.O. aux syndicats qui ne lui sont pas subordonnés, mais aussi par les litiges qui surgissent au sein même de cette centrale. Dans cet état de choses, le département du Travail, loin de représenter les intérêts communs des syndiqués, s'avère le porte-parole de la bureaucratie syndicale, toujours prête à céder et à se subordonner aux intérêts organisés capitalistes. D'un autre côté, ces divergences d'intérêts donnent aux ministères une bien plus grande liberté de manœuvre que s'ils devaient subir la pression d'un seul intérêt, parfaitement cohérent.35 Ceci renforce l'autonomie de l'administration qui peut ainsi engager les divers groupes d'intérêt à s'entendre, avant de leur imposer un compromis. Nous avons parlé jusqu'ici de l'influence que les groupes de pression exercent sur l'exécutif, comme s'il s'agissait d'un processus à sens unique. En fait, ce processus joue dans les deux sens, puisque le gouvernement et ses agences influent de leur côté sur les groupes d'intérêt organisés, ainsi que sur leurs décisions par le moyen de contacts quotidiens souvent officieux. Influence que ni les partis politiques, ni le parlement, ni le pouvoir judiciaire ne sont à même d'exercer. L'administration américaine s'efforce de tirer parti des divers groupes d'intérêt en présence, de façon à pouvoir réaliser sa politique. Pendant la première guerre mondiale, des ministères prirent l'initiative de créer des organismes regroupant les industriels d'un secteur de production donné. La création de ce genre d'organismes, qui renforce l'efficacité du gouvernement se répéta pendant la seconde guerre mondiale; on ne peut donc pas, en l'occurrence, parler d'un phénomène sporadique. Etant donné que les groupes organisés ne peuvent réaliser qu'une partie de leurs intérêts au niveau de la direction des ministères et qu'ils doivent faire appel aux échelons inférieurs de l'appareil administratif pour régler la plupart de leurs affaires, on ne saurait passer outre au problème du rapport gouvernement/appareil administratif qui agit à son tour directement sur l'interaction des groupes de pression et de l'administration.
36. M. H. p. 130.
BERNSTEIN,
The Job of the Federal Executive, Washington, 1958,
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U n personnel hautement qualifié augmente la force d'intégration de l'administration. Ne nous étonnons donc pas si, aux Etats-Unis, l'exécutif, et non pas le parlement, a essayé de limiter le «système du butin» et de le remplacer par le merit system qui donne la préférence à des fonctionnaires de métier. 36 E n Grande-Bretagne, c'est le Civil Service qui assure au gouvernement une certaine autonomie face à la pression d'intérêts adverses. 37 Le haut niveau professionnel et éthique du Civil Service a permis au gouvernement de se servir des commissions consultatives dans le b u t d'aplanir les contradictions susceptibles de surgir entre les divers groupes de pression. On affirme souvent que la définition d'une politique est l'affaire des ministres et que l'administration doit se borner à la mettre en pratique. 3 8 Mais le problème n'est pas si simple. P a r t o u t où l'appareil d ' E t a t a de longues traditions, l'influence des hommes politiques s'affaiblit peu à peu, tandis que celle des administrateurs hautement qualifiés ne cesse d'augmenter. 3 9 U n corps d'administrateurs hautement qualifiés acquiert de plus en plus d'autonomie vis-à-vis de ses m a n d a n t s politiques, du fait de sa longue expérience des affaires publiques, expérience indispensable pour la gestion d ' u n pays moderne. 40 E t comme celle-ci s'avère de plus en plus complexe, le rôle des fonctionnaires hautement qualifiés augmente à tel point que, sans leur concours, aucun ministre ne pourrait prendre la moindre décision. 41 Ce monopole de la qualification leur confère en fait u n monopole du pouvoir que vient bien entendu tempérer le code éthique de leur profession qui les oblige à se montrer de loyaux exécutants de leurs mandants politiques. E n France, les hauts fonctionnaires rêvent de pouvoir collaborer avec un ministre capable de définir une politique claire
36. E. E. SCHATTSCHNEIDER, «Parties, Politics and Administrative Agencies», cahier spécial des Annals, mai 1942, p. 31. 37. F. Morstein-Marx prône une «neutralité administrative» en tant que principe de comportement de l'administration d'Etat (The Administrative State, Chicago, 1957, p. 137 sq.). 38. F. Morstein-Marx souligne que la structure politique anglaise se caractérise par une nette distinction entre les tâches qui incombent à l'homme politique et celles que doit résoudre l'administrateur (op. cit., p. 136). 3 9 . E . STRAUSS, op. cit.,
p . 82.
40. Au sujet de ce problème sous la IV e République française, cf. H. W. EHRMANN, «French Bureaucracy and Organized Interests Administrative», Science Quarterly, mars 1961, p. 534 sq. 41. Cf. J. D. KINGSLBY, Representative Bureaucracy, Yellow Springs (Ohio), 1944, p. 264 sq. E. Strauss (op. cit., p. 83) illustre cette thèse en s'étayant sur l'exemple des Affaires étrangères.
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et précise, durable et cohérente, à la réalisation de laquelle ils pourront loyalement se consacrer.42 Les fréquents changements de cabinet, qui caractérisèrent la France sous la IIIe et la IV e République, contribuèrent à y renforcer l'autonomie de l'appareil administratif.43 Chaque fois que nous avons affaire à une situation où les hommes politiques font le va-et-vient, l'importance de l'administration en tant qu'élément de stabilité augmente considérablement. C'est en Suède que la ligne de démarcation entre les hommes politiques et les administrateurs a été établie de la façon la plus explicite et la plus catégorique. Les ministres n'y dirigent pas leurs ministères respectifs (à l'exception du ministre des Affaires étrangères) mais se consacrent avant tout à l'élaboration d'une ligne politique. L'exécution des tâches courantes relève des administrateurs qui en répondent devant le parlement. De là le rôle spécifique de Yombudsman qui, au nom du gouvernement, contrôle l'activité des ministères. On ne saurait cependant se fier à l'impartialité et à l'objectivité politique de l'appareil administratif. Harold Laski a souligné en son temps que l'attitude du Civil Service convergeait avec celle des propriétaires de moyens de production. La grève générale de 1926 mit en relief les préférences sociales et politiques de l'administration anglaise.44 Kingsley affirme à juste titre que l'impartialité et la neutralité de l'administration d'Etat sont en fait fictives. Celle-ci fera preuve d'impartialité lorsqu'elle devra résoudre des problèmes de moindre envergure, mais elle ne restera pas indifférente dès lors qu'elle aura affaire à des problèmes capitaux.45 E t c'est précisément ce qui peut donner lieu à un conflit entre les mandants politiques et les fonctionnaires de l'administration, surtout lorsque les premiers représentent un courant progressiste et que les seconds, pour des raisons d'opinion, de tradition et d'origine sociale, sont liés avec des intérêts organisés opposés à toute politique de progrès. Kingsley mentionne à l'appui trois exemples remontant à l'entre-deux-guerres. Tout d'abord, dans la république de Weimar dont l'appareil bureaucratique réactionnaire arriva à se soustraire au contrôle 42. P. LABOQTTE, «Rôle de l'Exécutif dans l'Etat moderne», Revue des Sciences sociales, 1958, n° 2, p. 250 sq. 43. Cf. H. W. EHRMANN, French Bureaucracy and Organized Interests Administrative, p. 534 sq., et du même auteur, «Les groupes d'intérêt et la bureaucratie dans les démocraties occidentales», Revue Française de Science Politique, septembre 1961, p. 555 sq. 44. Cité d'après H. A. GERTH et C. W. MILLS, A Marx for the Managers, Reader in Bureaucracy
(sous la direction de R . K . MERTON, A . P . GBAY, B . HOCKEY,
H . C. SELVIN), G l e n c o e (111.), 1 9 5 2 , p . 1 7 5 . 4 5 . J . D . KINGSLEY, op.
cit.
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d'un parlement relativement démocratique. La social-démocratie qui., de 1918 à 1920, tint les rênes du pays ne f u t pas en mesure de mener à bien son programme de réformes. L'appareil bureaucratique, qui datait du temps du kaiser et qui s'était maintenu en place, servit de tête de pont à une contre-offensive réactionnaire qui déboucha finalement sur l'avènement de l'hitlérisme. Puis en France où une administration réactionnaire joua des pieds et des mains afin d'empêcher la réalisation des réformes du gouvernement du Front populaire. E t enfin aux Etats-Unis où Roosevelt dut faire appel à une nouvelle équipe pour pouvoir mettre en pratique les idées du New Deal. James Farley nous parle de la résistance que le président rencontra chez de hauts fonctionnaires qui, en désaccord avec son programme de réformes, n'avaient de cesse de le saboter. 46 E n Grande-Bretagne, Lansbury, membre du premier cabinet travailliste (1929 — 1931), se plaignait des entraves que les fonctionnaires du ministère des Finances apportaient aux initiatives du gouvernement. Lipset relève un conflit analogue entre le gouvernement et la bureaucratie dans l ' E t a t du Saskatchewan (Canada) où, le parti au pouvoir ayant eu le tort de ne pas remanier de fond en comble l'administration, celle-ci freina la mise en pratique d'un programme de réformes assez poussé. 47 La charpente de l'appareil administratif italien, édifiée du temps du fascisme, ne s'est guère modifiée elle non plus et continue à être en étroit contact avec les groupes capitalistes, ce qui s'explique par la stabilité du gouvernement démocrate-chrétien, aucunement intéressé à une démocratisation de cet appareil. Derrière la résistance de l'administration, nous pouvons relever, dans tous ces cas, la pression d'intérêts organisés s'opposant aux réformes sociales et politiques. Cette résistance n'est pas toujours l'effet d'une action consciente et mûrement réfléchie, elle découle aussi parfois de traditions conservatrices et de la routine bureaucratique. Quoi qu'il en soit, les résultats sont les mêmes. Il est incontestable que l'appareil administratif n'opère pas, comme le dit Lipset, dans un vacuum social, qu'il subit l'influence du milieu d'où proviennent ses membres et qu'il se solidarise souvent avec les groupes organisés qui défendent des intérêts analogues aux siens.48 Tous les exemples que nous venons de citer, bien qu'ils aient trait aux changements d'un gouvernement légal, constituent une preuve supplé46. Farley, l'un des hommes de confiance de Roosevelt, est l'auteur de deux ouvrages: Behind the Ballots, New York, 1938, et Jim Farley's Story, New York, 1948. 47. S. M. L I P S E T , Agrarian Socialism, Berkeley, 1950, p. 255.
48. Ibid.
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mentaire de la justesse de la thèse marxiste sur la nécessité d'une refonte totale de l'ancien appareil bureaucratique dès qu'un gouvernement révolutionnaire prend le pouvoir en mains. 4. LES INTÉRÊTS ANTAGONISTES D U CAPITAL ET D U PROLÉTARIAT ET LE MÉCANISME DES CONTRATS COLLECTIFS D E TRAVAIL
Penchons-nous à présent sur le rôle de l'administration en t a n t que coordonnateur des aspirations divergentes des intérêts organisés, en tant qu'arbitre suprême auquel il incombe de prendre une décision lorsque des intérêts adverses l'exigent, ceux des capitalistes et ceux des syndicats ouvriers. Les litiges qui opposent des groupes ayant des intérêts contradictoires reflètent des antagonismes sociaux fondamentaux. Caractéristique que nous retrouvons dans tous les litiges où s'affrontent, d'un côté, les syndicats ouvriers et, de l'autre, des capitalistes individuels ou des syndicats patronaux. La conclusion d'un compromis à une étape donnée n'en fait pas disparaître pour autant le conflit, même si celui-ci ne se manifeste pas pendant un long laps de temps. 49 Des litiges requièrent bien plus souvent l'intervention des agences gouvernementales que celle du parlement qui, après avoir établi le cadre juridique de leur réglementation, n'a guère plus l'occasion de s'en occuper. Les syndicats ouvriers n'ont commencé à influer sur la législation du travail qu'avec un grand retard par rapport aux organisations capitalistes. Aujourd'hui, ils influent non seulement sur le processus législatif parlementaire, comme le postule depuis toujours le mouvement syndicaliste, 50 mais aussi sur les actes normatifs gouvernementaux. Dans un cas comme dans l'autre, les syndicats ouvriers doivent, au minimum, être consultés. Les contrats collectifs de travail revêtent en la matière une importance toute particulière, étant donné qu'il s'agit là d'un accord normatif qui ne pourrait pas être conclu sans la participation d'une représentation professionnelle des ouvriers. Ces contrats, établis entre des organisations représentant des intérêts adverses en matière de travail, instituent les normes auxquelles devront s'en tenir les patrons et les salariés et définis-
49. En France, pendant l'entre-deux-guerres, les syndicats patronaux répugnaient à conclure des contrats collectifs, ce qui explique la rareté de ce genre d'accord à l'époque. Cf. H. W. E H R M A N N , French Labor from Popular Front to Liberation, New York, 1947, p. 26 sq. 50. B . et S. W E B B , Industrial Democracy, Londres, 1 9 0 2 , p. 1 5 0 sq.
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sent les engagements réciproques des deux parties.51 Szubert remarque non sans raison: «Ce genre de contrats ne peuvent être conclus que par des parties occupant une position sociale bien définie et représentant des intérêts bien déterminés. Dans les conditions d'un régime capitaliste, il s'agit de parties antagonistes, situés de part et d'autre du «front économique». La conclusion de ce genre de contrats requiert donc, pour première condition, une qualification de classe: l'autorisation de représenter exclusivement les intérêts d'une des parties contractantes, une entière indépendance vis-à-vis de la partie adverse et des organes gouvernementaux. Du côté des salariés, seules des organisations autonomes peuvent conclure un contrat collectif, droit qui échoit en règle générale aux syndicats ouvriers».52 Cette indépendance vis-à-vis des organes gouvernementaux ne signifie nullement que ceux-ci n'exercent aucune influence sur la conclusion des contrats collectifs de travail. Les organes gouvernementaux veillent à ce que les deux parties aboutissent à un compromis, qu'ils y soient formellement autorisés ou qu'ils agissent en coulisse. Grâce à l'appui du gouvernement, ces contrats acquièrent un caractère normatif, quoiqu'ils ne soient ni partout, ni toujours directement sanctionnés par l'Etat. Ils ne requièrent pas en effet l'approbation des organes gouvernementaux,53 bien que dans certains pays, comme la Belgique, celle-ci conditionne leur validité.54 Les contrats collectifs constituent un moyen permettant d'apaiser les tensions qui surgissent entre les capitalistes et les syndiqués et de stabiliser leurs relations ne serait-ce que pour un bref laps de temps.55 L'importance des contracts collectifs de travail augmenta dès que ceux-ci commencèrent à dépasser le cadre d'une seule profession et permirent de régler des rapports sociaux bien déterminés à l'échelle de tout le pays. En Autriche, les gouvernements de coalition engendrèrent une situation inhabituelle, les intérêts du patronat et ceux des syndicats ouvriers devant en effet tout d'abord se regrouper au sein du Parti populaire et du Parti socialiste, avant que leurs représentants ne pussent commencer à nouer des contacts informels. Finalement, on en arriva à la création de commissions paritaires des prix et des salaires.56 G. Lehmbruch con51. W. Szubebt, Vklady zbiorowe pracy (Contrats collectifs de travail), Varsovie, 1960, p. 74. 52. Ibid., p. 77.
53. Ibid., p. 75.
54. B. S. C h l e p n e r , Cent ans d'histoire sociale en Belgique, Bruxelles, 1956,p. 318. 55. S. M. Lipset, M. A. Teow, J. S. Coleman, Union Democracy, Glencoe, 1956, p. 69. 56. Au sujet de l'expérience autrichienne, cf. H. P. Secheb, «Représentative Democracy or 'Chamber State'. The Ambiguous Rôle of Interest Groups in Austrian Politics», Western Political Quarterly, t. X I I I , p. 890 sq.; G . Neuhattser, «Die
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sidère ces commissions comme un sous-produit de la coalition rougenoire.57 Les syndicats peuvent occuper une position particulière vis-à-vis du gouvernement lorsque celui-ci a été formé par un parti ouvrier. C'est ainsi que, en 1945, le conseil général du T.U.C. arriva à conclure une sorte d'entente avec le gouvernement travailliste au sujet de la politique des salaires. 68 Il s'agit là d'un cas exceptionnel. Mais bien que le conseil général du T.U.C. n'ait plus eu l'occasion par la suite de conclure de semblables ententes, il put dès lors présenter directement au gouvernement (qu'il f û t travailliste ou conservateur) des postulats relatifs à la vie économique du pays. La direction du T.U.C. traite d'ailleurs souvent de ces problèmes avec des représentants du gouvernement. 59 Lorsque le T.U.C. mène des négociations, en t a n t que partie contractante, avec un gouvernement conservateur, il entre en un certain sens en concurrence avec le Labour P a r t y qui se veut le représentant de tout l'ensemble des salariés. Aux Etats-Unis, à la suite du manque de cohésion des partis américains, il arrive si souvent que les organisations syndicales négocient directement avec les agences gouvernementales que nul ne songerait à voir dans cette pratique une activité venant concurrencer celle des partis. Il en va tout autrement sur le continent européen où, d'ordinaire, tout syndicat ouvrier collabore étroitement avec un parti politique donné et où les organisations syndicales ne négocient pas avec le gouvernement ou avec ses agences sans avoir préalablement contacté le parti auquel les unissent des liens idéologiques et politiques. 5. L E S CORPS CONSULTATIFS D E L ' E X É C U T I F : POINT DE MIRE DES GROUPES DE PRESSION
Depuis quelques dizaines d'années, l'élargissement du champ d'action de l'Etat a contribué à renforcer la conception selon laquelle l'administration ne peut pas se borner à mettre les lois à exécution, mais doit en
verbandmässige Organisation der österreichischen Wirtschaft», in Verbände und Wirtschaftspolitik (sous la direction de T. PUETZ), Vienne, 1966, p. 39. 57. G. L E H M B R U C H , Proporzdemokratie, Tübingen, 1967, p. 56. 58. I. M I K A B D O , Trade Unions in a Full Employment Economy. New Fabian Essays, Londres, 1952, p. 146. 59. Trade Unions Congress, Report 1959, Blackpool, Londres, 1959, p. 276. D a n s u n entretien que nous avons eu le 25 juin 1960, le secrétaire général adjoint du T.U.C., Woodcock, m'a affirmé que cette centrale avait la ferme intention de continuer à assumer le rôle d'un représentant autonome des intérêts économiques des syndiqués. D è s 1926, Sir Walter Citrine, le secrétaire général d u T.U.C., affirmait que celui-ci devait essayer d'entrer en contact avec chaque gouvernement.
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outre faire preuve d'un certain esprit d'initiative et s'ingérer dans des processus sociaux complexes ne faisant pas l'objet d'une réglementation juridique bien définie, c'est-à-dire prendre des décisions ne découlant pas explicitement des presciptions de la loi. Une administration qui ne s'en tiendrait qu'à la mise en pratique des lois risquerait de perdre de vue l'évolution des processus sociaux et, comme le dit J . P. Corner, s'avérerait incapable de différencier les intérêts organisés. 60 Parallèlement à l'évolution de cette conception, nous pouvons observer un accroissement du rôle des divers corps consultatifs nécessaires à la bonne marche d'une administration moderne. Dans les pays capitalistes de l'Ouest, presque tous les ministères disposent de commissions d'experts qu'ils consultent aux diverses étapes de leur activité et dont les opinions se trouvent souvent à la base de leurs décisions. Des commissions voient le jour aussi bien à l'échelon supérieur qu'aux échelons inférieurs de l'administration, où leur rôle est peut-être encore plus significatif. La pratique de contacts entre l'administration et les groupes d'intérêt au sein des commissions gouvernementales est devenue si courante que certains vont même jusqu'à parler du droit de ces groupes à être consultés. Plus les intérêts dont le sort dépend d'une décision administrative auront de l'envergure et plus leur pression augmentera. Un auteur finlandais affirme que le gros de l'activité des groupes d'intérêt a jusqu'à présent consisté à présenter des revendications et à exercer une pression sur le gouvernement. 61 Les groupes tiennent à obtenir aussi vite que possible des informations sur les intentions du gouvernement, afin de pouvoir les contrecarrer lorsqu'elles risquent de leur nuire et les appuyer lorsqu'elles leur sont favorables. Les contacts que les groupes d'intérêt et l'administration nouent au sein des commissions agissent dans les deux sens: d'un côté, en effet, les groupes pèsent sur l'administration et, de l'autre, l'administration transmet aux groupes des suggestions revêtant souvent un caractère contraignant, dans le b u t de réaliser des objectifs dépassant le cadre des intérêts de groupe. E n Grande-Bretagne, la Fédération of British Industries et le Trade Union Congress sont représentés dans plusieurs commissions gouvernementales. De 1939 à 1949, le nombre des commissions gouvernementales où siégeaient des syndicalistes est passé de 12 à 60.62 E n 1957 — 1958, le 60. J. P. COMER, Législative Functions of National Administrative Authorities, New York, 1927, chap. V I I - V I I I . 61. L. KRUSIUS-AHBENBERG, «The Political Power of Economie and LaborMaret Organizations. A Dilemma of Finnish Democracy», in Interest Groups on Four Continents (sous la direction de H. W. EHRMANN), Pittsburgh, 1958, p. 46. 62. V. C. ALLEN, Trade Unions and the Government, Londres, 1960, p. 34.
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T.U.C. avait des représentants dans 65 commissions. 63 Quant aux opinions de la Howard League for Pénal Reform, elles sont toujours prises en considération par le gouvernement. 64 H est d'ailleurs de règle que le gouvernement britannique consulte les organisations intéressées avant de présenter un projet de loi au Parlement. Il s'agit là d'une habitude si profondément ancrée dans les mœurs politiques du pays que lorsque le gouvernement ne s'y conforme pas, il se croit tenu d'en communiquer les raisons. 65 E n France aussi, l'administration invite les groupes d'intérêt à coopérer avec elle. Actuellement, le Conseil économique et social66 joue à cet égard un rôle prépondérant dans le système consultatif français. Le Conseil est un organe gouvernemental, tandis que, sous la IV e République, son prédécesseur relevait également du parlement. Le Conseil économique et social agit sur l'injonction du gouvernement qui, dans certains cas (plan), est néanmoins tenu de lui demander son avis. Le Conseil entreprend en outre de son propre chef des études relatives à divers problèmes dont la solution pourra éventuellement servir de base à des décisions gouvernementales. Des sections permanentes ont été mises sur pied à cette fin: plan et investissements, conjoncture et revenu national, finances et crédit, agriculture, travaux publics, transports et tourisme, etc. Le Conseil peut également créer des commissions ad hoc, en vue d'examiner des problèmes déterminés, commissions qui ne sont pas sans rappeler les Royal Commissions anglaises. Mais cette institution, qui est l'œuvre originale de la France, ne se caractérise pas uniquement par le fait qu'elle donne des conseils et fait des expertises ayant trait avant tout à l'élaboration du plan quinquennal. 67 Le Conseil comprend au nombre de ses membres les représentants de divers intérêts, 68 désignés par leurs organisations respectives. De là le 63. Ibid., p. 41. 64. J. D. S T E W A K T , British Pressure Groups, Oxford, 1928, p. 71. Les porteparole de ces organisations sont donc des experts, mais des experts intéressés. Telle est la raison pour laquelle J. H. Kaiser n'est nullement fondé à établir un rapprochement entre ces porte-parole et les experts judiciaires (op. cit., p. 270). 66. D. D. S T E W A R T , op. cit., p. 17—19. 66. Instauré par l'ordonnance du 29 décembre 1958. 67. J. E. S. Hayward a consacré toute une monographie à cette institution: Private Interests and Public Policy. The Expérience of the French Economie and Social Council, Londres, 1966. L'expérience du Conseil économique et social n'a pas été sans influer sur celle de son homonyme hollandais; elle a également servi de modèle au Conseil économique italien, créé en 1968, sans parler des organisations similaires de l'Afrique francophone, qui n'en sont qu'une simple copie. 68. Sur les 205 membres que compte le Conseil, 42 représentent les organisations ouvrières, les cadres techniques et les fonctionnaires. L'industrie y a 37
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caractère représentatif du Conseil, que ne manque pas de souligner la littérature du sujet. Il s'agit donc d'une institution qui non seulement assume le rôle d'un expert doté de la plus haute autorité, mais qui constitue en outre une sorte de «chambre de clearing des intérêts» sur le fonctionnement de laquelle le gouvernement peut influer directement (les ministres participent en règle générale aux réunions plénières et aux débats des sections). Plusieurs auteurs soulignent ce double caractère, en considérant le Conseil comme une sorte de voie qu'utilisent, d'une part, les intérêts organisés afin de peser sur le gouvernement et, de l'autre, le gouvernement afin d'agir sur les groupes d'intérêt sans avoir à passer par l'intermédiaire des partis politiques. 69 M. Prélot va même jusqu'à parler du caractère quasi parlementaire du Conseil qui favorise la coopération de différentes catégories professionnelles et leur assure une participation à la politique économique et sociale du gouvernement. M. Byé, qui voit lui aussi dans le Conseil un corps avant tout représentatif, l'oppose à d'autres organismes analogues, surtout techniques, constitués presque exclusivement à des fins d'expertises. Il reconnaît cependant que les sections du Conseil ont un caractère bien plus technique que représentatif. 70 Ce qui n'est pas sans importance puisque c'est là, justement, et non pas aux réunions plénières, que se concentre le travail du Conseil. E. Roche 71 voit encore quelque chose de plus dans le Conseil: une assemblée constitutionnelle. Mais l'approche de A. Bockel, qui considère le Conseil comme un organisme consultatif revêtant un caractère technique, 72 nous semble cependant bien plus réaliste. Nous croyons également utile de signaler un autre point de vue émanant du sein même du Conseil et selon lequel celui-ci aurait pour principal mérite d'éviter tout arbitraire dans la nomination des conseillers, du fait que la plupart d'entre eux sont désignés par des organisations professionnelles et que les sections peuvent librement choisir leurs rapporteurs.
représentants (dont 6 pour l'industrie nationalisée), l'artisanat 10, l'agriculture 32, etc. 69. M . D U V E K G E B , Droit constitutionnel et institutions politiques, Paris, 1965, p. 664 sg.; M. P R É L O T , Institutions politiques et droit constitutionnel, Paris, 1963, p. 802 sq.; L. TROTABAS, «Le rôle de la représentation des intérêts professionnels dans la vie politique française», Annales de la Faculté de droit de Toulouse, t. VII, p. 161 sq. 70. M. BYÉ, «Conseil économique et social», Revue Economique, 1962, n e 6, p. 9 0 0 . 71. «Rôle et avenir du Conseil économique et social», Revue Politique et Parlementaire, novembre 1964. 72. A. BOCKEL, La participation des syndicats ouvriers aux jonctions économiques et sociales de l'Etat, Paris, 1966, p. 332.
190 Groupes de pression et exécutif En outre, des contacts quot diens entre le Conseil et les membres du gouvernement enrayent toute tendance à la bureaucratie et des contacts réguliers entre les représentants des intérêts organisés et les experts du Conseil, ainsi que la nécessité de se mesurer avec des chiffres et des faits concrets tempèrent l'appétit des mandataires des groupes d'intérêt. Le Conseil a enfin tout avantage à avoir affaire au gouvernement plutôt qu'au parlement, du fait qu'une collaboration avec le parlement ne manquerait pas d'engendrer de nombreuses frictions.73 Le Conseil économique et social est l'un des instruments qui permettent au gouvernement de consolider sa suprématie sur le parlement. Et nous touchons là au fond du problème. La représentativité du Conseil prête par contre à controverse. Tout d'abord, les nombreuses nominations gouvernementales (7 personnes par section) ne peuvent que susciter des réserves, tout comme la représentation des catégories professionnelles. La plus grande organisation ouvrière, la C.G.T., pâtit visiblement d'une discrimination. Comme le dit Hayward, elle a en quelque sorte le statut d'un ghetto, ce qui est caractéristique de toutes les organisations apparentées aux communistes.74 Ne nous étonnons donc pas si l'opposition exige que l'on rattache de nouveau le Conseil au parlement.75 Pierre Mendès-France préconise, de son côté, la participation directe du Conseil à la prise des décisions, ce qui le mettrait en mesure de traduire bien plus l'intérêt général que des intérêts particuliers.76 Sauvy souligne, de son côté, que le Conseil a entre autres pour mérite de servir de terrain à une confrontation entre des intérêts adverses qui se freinent mutuellement et de frayer ainsi la voie à des compromis. Fait symptomatique, de Gaulle semble pencher pour un remplacement du Sénat par le Conseil, ce qui aurait pour effet de refouler encore plus les partis à la périphérie de la vie politique.77 Par contre, les membres et la direction du Conseil voient l'avenir de celui-ci dans un élargissement de ses fonctions consultatives, voire un monopole vis-à-vis du gouvernement,78 ce qui devrait avantageusement remplacer les discussions infor73. Point de vue que m ' a exposé J . Mamart, le secrétaire général du Conseil économique et social, au cours d'un entretien qu'il m ' a accordé le 25 mai 1966. 7 4 . J . B . S . H A Y W A S D , op. cit., p . 3 8 .
75. M. B y é (op. cit., p. 915, 917) penche lui aussi pour ce genre de solution. Voir également à ce sujet M. D u VERGER, «Réforme du Conseil économique ou du Sénat», Le Monde, 6 — 7 et 8 octobre 1964. 76. P . MENDÈS-FRANCE, La République moderne, Paris, 1962. 77. Cf. J . B . S. HAYWARD, op. cit., chap.: «The Prospects for Reform». 78. E . ROCHE, «La démocratie de demain», Revue Parlementaire, 15 juin 1964, et du même auteur, «La représentation des forces économiques», Revue des Deux Mondes, 15 juillet 1958.
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melles et stériles menées, au sein des commissions ministérielles, entre les fonctionnaires gouvernementaux et les représentants des groupes d'intérêt. E n Italie, le système des commissions consultatives n'est guère développé (le Conseil social, inspiré du modèle français, est loin d'y jouer un rôle analogue). Les services administratifs obtiennent les informations qui leur sont nécessaires en s'adressant directement aux groupes organisés.79 D. B. Truman, se référant au système américain, a qualifié les commissions consultatives de «soupapes de sécurité». Aux Etats-Unis, un rôle tout particulier incombe au Council of Economie Advisers qui relève de l'Executive Office du président. Il s'agit là en fait d'un véritable conseil d'experts dont les membres, qui ne sont pas les mandataires d'intérêts déterminés, se recrutent parmi d'éminents économistes universitaires. Prenant appui sur des études menées en toute indépendance, ce conseil avance des suggestions ayant trait aussi bien à la politique économique du président qu'à celle des divers ministères. 80 A. Leiserson souligne qu'aux Etats-Unis la portée des corps consultatifs, où sont représentés différents intérêts organisés, ne dépend pas du statut juridique de ces corps mais de l'influence réelle qu'ils exercent sur le fonctionnement de l'administration; selon le même auteur, les travaux des commissions s'échelonnent sur trois étapes: 1°) étude de la situation, collecte des matériaux par un groupe de collaborateurs permanents pouvant se prévaloir du titre d'expert; 2°) présentation de ces matériaux à la commisssion et discussion d'ensemble; 3°) rédaction d'un compte rendu et de recommandations à l'intention du ministère intéressé. 81 C'est surtout en Suède que s'est développé ce système de collaboration entre des organes gouvernementaux et des groupes d'intérêt, dans le cadre de commissions, de comités consultatifs, etc. Cette pratique, qui s'est largement répandue dans les démocraties capitalistes, est qualifiée par certains de pluralisme administratif. 82 G. Heckscher va même jusqu'à parler, à propos de la Suède, des éléments d'une démocratie directe. 83 Ce qui nous semble quelque peu exagéré, étant donné l'éche79. Cf. à ce sujet 1964.
J . L A PAXOMBARA,
8 0 . C f . A . A . B E R L E , op.
cit.,
p. 106
Interest Groups inltalian
Politics, Princeton,
sq.
Administrative Régulation. A Study in Représentation of Interests, Chicago, 1942, p. 182. 82. Par exemple, A. D E GRAZIA, Public and Republic. Political Représentation in America, New York, 1961, p. 234; O. H. P H I L I P S , The Gonstitutional Law of Gréai, Britain and the Commonwealth, Londres, 1952, p. 306 sq.; J . H . K A I S E R , op. cit., p. 274 sq. 83. G. H E C K S C H E R , Démocratie efficace, Paris, 1957, p. 84. 81. A .
LEISERSON,
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lonnement des intérêts au sein des groupes de pression et les difficultés auxquelles se heurtent les intérêts les plus faibles lorsqu'ils tentent d'accéder aux centres de décision. En Grande-Bretagne, la commission Haldane, instituée en vue de trouver des moyens susceptibles de perfectionner les travaux du gouvernement, vit dans les commissions consultatives un moyen de gagner la confiance de l'opinion publique et engagea les ministères à mettre sur pied de semblables commissions, dans le but de tirer parti «du savoir et de l'expérience de toutes les couches sociales qui sont concernées par l'activité du ministère en question».84 En 1920, lors de l'inauguration du Conseil de l'agriculture, Lord Lee of Farelham déclara: «Je tiens à ce que ce soit un vrai conseil, un véritable corps consultatif, et non pas un simple corps délibérant; il faut qu'il assume le rôle d'un 'parlement agricole'.»85 Dans le système du capitalisme monopoliste d'Etat, l'élargissement des responsabilités de l'appareil gouvernemental et son ingérence croissante dans le secteur économique ne pouvaient que renforcer le rôle des commissions consultatives, du fait que l'administration n'avait pas l'expérience nécessaire à la solution de ses nouvelles tâches. I l est significatif qu'aux Etats-Unis, par exemple, le développement de l'appareil administratif, surtout à l'époque du New Deal, soit allé de pair avec la création de nouveaux corps consultatifs, tels que la Commission des entreprises industrielles auprès du ministère du Commerce, le Conseil de la science, le Conseil de la jeunesse, etc. Fait caractéristique, à l'époque où la lutte pour la réalisation du New Deal était la plus acharnée, les membres de certaines commissions se désolidarisèrent des organisations qui se faisaient les porte-parole de groupes d'intérêt nettement conservateurs. Lorsque la Chambre de commerce des Etats-Unis critiqua le New Deal, certains membres de la Commission des entreprises industrielles s'empressèrent d'assurer le président de leur appui.86 Les rapports de la commission furent d'ailleurs utilisés en vue de démontrer que de larges cercles d'hommes d'affaires soutenaient la politique de Roosevelt. C'était par l'intermédiaire de cet organisme que les groupes industriels, qui collaboraient directement avec l'appareil d'Etat, présentaient leurs postulats au sujet des problèmes fondamentaux de la vie économique du pays et précisaient leur position vis-à-vis des intérêts des ouvriers, des agriculteurs, des consommateurs.
84. Report of the Machinery of Government Committee, Cini 9230, Londres, 1918, p. 11. 85. R . V. VBBNON, N. S. MANSEBGH, Advisory Bodies, Londres, 1940, p. 398 sq. 86. E . P . HERRING, op. cit., p . 312.
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Dès la première guerre mondiale, la tendance à une revalorisation des corps consultatifs, en t a n t qu'instrument auxiliaire de l'administration, commença à se dessiner en Grande-Bretagne, tendance que le rapport de la Commission Haldane vint par la suite consolider. 87 Une réponse à une interpellation faite à la Chambre des communes en 1958 nous apprend que les organes centraux de l'administration pouvaient compter sur les services de plusieurs centaines de commissions consultatives. 88 Le ministère des Colonies disposait à lui seul d'environ 20 corps consultatifs. 89 Le ministre de la Justice se réfère, pour la nomination des juges de paix, aux recommandations de 316 commissions locales. 90 E n France, sous la IV e République, 4700 organes consultatifs figuraient dans le fichier du secrétariat général du gouvernement (soit 500 conseils, 1200 comités et 3000 commissions). 90% de ces organes étaient établis auprès des administrations centrales. 91 La pression à laquelle ont recours les intérêts organisés, afin d'avoir des représentants dans les commissions consultatives, s'explique par la méfiance que leur causent l'administration et son pouvoir discrétionnaire. 92 Ce f u t à la suite d'une pression des syndicats ouvriers que le Conseil des ingénieurs vit le jour en Grande-Bretagne. Le Conseil du Pays de Galles f u t l'effet des revendications autonomistes des Gallois. Il convient toutefois de constater que les commissions consultatives sont le plus souvent l'œuvre de l'administration, comme, en Grande-Bretagne, le Conseil national de la production industrielle, le Conseil près le ministre du Travail, etc. Nous pouvons relever deux tendances adverses au sein des commissions consultatives: les représentants du gouvernement cherchent, d'une part, à obtenir des avis compétents et des informations dignes de foi et, d'autre part, à convaincre les intérêts organisés de soutenir une ligne politique déterminée que le gouvernement pourra ensuite plus facilement défendre sur le forum public ou bien au Parlement. Face à cet état de choses, K. C. Wheare se demande si ce large système de consultations, auquel ont recours les ministères, ne risque pas de mettre la Chambre des communes dans la situation d'un corps moins bien informé et contraint, de ce fait, à sanctionner les décisions politiques élaborées par le gouverne8 7 . R . V . V E R N O N , N . S . M A N S E R G H , op. cit., p. 20 sq. Selon ces auteurs, le nombre des commissions consultatives s'élevait en 1939 à plus de 600. 88. Advisory Committees in British Government, Londres, i960, p. 10. Ouvrage collectif élaboré par le P.E.P. (Political and Economie Planning). 89. K. C. W H E A R E , Government by Committee, Londres, 1955, p. 47 et chap. III. 90. Ibid., p. 45. 91.
J . M E Y N A U D , op.
9 2 . A . L E I S E B S O N , op.
cit., cit.,
p. p.
212. 130.
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ment et par ses experts, voire même par les centrales des intérêts organisés. Le même auteur craint que ce système ne finisse par s'opérer au détriment de l'intérêt public. 93 L'étroite collaboration des agences gouvernementales et des corps consultatifs constitue une véritable menace pour le Parlement qui se voit de plus en plus souvent placé devant des faits accomplis. Les auteurs de l'étude relative aux corps consultatifs britanniques estiment, toutefois, que les appréhensions de Wheare sont quelque peu exagérées. Si les membres du Parlement se laissent prendre de court par le gouvernement, lorsque celui-ci se réfère aux points de vue des experts ou des parties intéressées, c'est avant tout parce que les députés qui ont des liens personnels avec les intérêts organisés n'en tirent pas suffisamment parti. «Les ministres ne se contentent pas d ' a f f i r m e r qu'ils sont mieux informés, grâce aux commissions consultatives, ils le sont vraiment, et nous touchons là au fond du problème. Le Parlement n'a pas créé en effet de moyens formels, capables de lui assurer le concours des experts; et ce n'est pas par le biais des députés que les groupes d'intérêt essayent en tout premier lieu d'exercer une pression.»94 Il en va tout autrement aux Etats-Unis où le système des auditions publiques, au cours desquelles les membres du Congrès peuvent entendre le point de vue aussi bien des organisations intéressées que des experts et des porte-parole de l'administration, permet au Congrès de prendre position en toute indépendance, sans tenir compte de l'exécutif — ce qui toutefois risque, dans la pratique, d'accroître sa subordination aux groupes de pression. Les commissions consultatives mettent le gouvernement en mesure de prévenir d'avance une pression éventuelle, de préparer l'opinion à l'adoption d'une nouvelle ligne politique et, enfin, d'éviter ou du moins de tempérer la critique publique de problèmes épineux. 95 E n invitant des adversaires en puissance, dont les qualités d'expert sont reconnues de tous, l'administration se met à l'abri des surprises, les membres des commissions consultatives étant en effet tenus à la discrétion et n'ayant donc pas la possibilité d'informer l'opinion publique de leur position. 96 Ceci peut même, dans une certaine mesure, entraver la liberté d'expression des groupes de pression et les empêcher de faire appel à l'opinion publique 97 . Dans un petit pays, l'exécutif (l'administration) risque d'avoir du mal à trouver un expert ne se rattachant à aucun groupe d'intérêt. L'issue la plus courante consiste dans ce cas dans des commissions composées de 9 3 . K . C. W H E A B E , op. cit.,
p . 66.
94. Advisory Committees . . ., p. 104. Italique parl'auter.
95. Ibid., p. 106.
9 6 . K . C. W H E A B E , op. cit., 9 7 . A . LEISERSON, op. cit.,
p. 65. p. 130.
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représentants des divers groupes d'intérêt, de parlementaires et de fonctionnaires .98 Tout compte fait, nous pouvons avancer que les commissions consultatives semblent consolider l'exécutif, bien que, lorsque la définition d'une ligne politique est le résultat d'un conflit entre les divers partis en présence, le rôle des commissions consultatives soit assez amoindri." Selon un point de vue généralement admis, l'influence des commissions se renforce lorsque celles-ci ont affaire à des intérêts étroits, spécialisés, et lorsqu'il ne s'agit pas d'intérêts concentrant l'attention de l'opinion publique ou faisant l'objet d'une lutte politique. Dans la structure politique des E t a t s capitalistes, les commissions consultatives peuvent s'avérer utiles à chaque échelon du processus de la gestion du pays. Elles peuvent être utilement mises à profit lors de l'élaboration et de la réalisation d'une ligne politique, lors de la révision des principes politiques jusqu'alors en vigueur et de l'application de la position adoptée à l'issue de cette révision. 100 Il convient d'opérer une distinction entre les commissions strictement consultatives, utilisées lors du processus administratif, et les commissions d'étude qui concourent à la formulation ou à la révision d'une ligne politique, tout en rappelant que certaines commissions peuvent assumer l'une et l'autre fonction. Les intérêts organisés attachent la plus grande importance à l'étape de la formulation d'une ligne politique, étape au cours de laquelle ils sont en mesure d'influer sur le façonnement d'un acte normatif ou d'une décision gouvernementale qui leur soient favorables. L'étude consacrée aux organes consultatifs dans le système politique britannique, étude dont il a été question plus haut, divise des organes en trois catégories: 101 1°) Les commissions consultatives au sein desquelles les représentants de l'administration ont affaire aux porte-parole des groupes d'intérêt. Ces commissions sont en règle générale présidées par un fonctionnaire ministériel ou par une personne qu'aucun lien ne rattache aux divers intérêts en présence. 2°) Les commissions d'experts qui formulent des recommandations et qui sont le plus nombreuses. Les intérêts organisés y jouent un rôle bien plus restreint, ne serait-ce que parce qu'ils ne peuvent y agir que par le truchement des experts. 98. B. A. J E N N Y , Interessenpolitik und Demokratie in der Schweiz, Zürich, 1966, p. 31 sq., p. 86. 99. Advisory Committees . . ., p. 107. 1 0 0 . K . C . W H E A B E , op.
cit.,
p. 46.
101. Advisory Committees . . ., p. 14.
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3°) Les commissions strictement administratives qui remplissent en principe des tâches consultatives mais qui, en pratique, décident ellesmêmes de la solution à adopter. Dans toutes ces commissions, les intérêts adverses sont d'ordinaire représentés ex aequo. C'est ainsi que 17 représentants de la Confédération britannique des employeurs et 17 représentants du Congrès des syndicats ouvriers (plus 6 représentants de l'industrie nationalisée) siègent au Conseil national du ministère du Travail. Quant au Conseil des ingénieurs, créé en 1946, on y trouve 11 industriels et 11 syndicalistes (plus un certain nombre de fonctionnaires et, à sa tête, le directeur du ministère du Commerce). Le gouvernement confie parfois à ces commissions des fonctions administratives. Il s'agit là, dans un certain sens, d'une cession du droit de prendre des décisions administratives, sous le contrôle du ministère intéressé. Mentionnons à cet égard un exemple caractéristique, celui de la Commission des subventions universitaires (University Grants Committee). Certaines commissions consultatives ont d'autre part des droits quasi judiciaires. 102 Les Boards britanniques, quant à eux, sont des corps collégiaux qui assument la gestion de certaines affaires publiques, en jouissant d'une grande indépendance vis-à-vis aussi bien du gouvernement que du Parlement. Ces corps gèrent des «corporations publiques» dans l'industrie nationalisée, de même que certains secteurs économiques ou culturels. Les boards sont le point de mire des intérêts organisés qui tiennent tout particulièrement à y être représentés. Ils rappellent à certains égards les commissions indépendantes de contrôle nord-américaines. Les commissions des consommateurs constituent un genre particulier d'organe consultatif. On les trouve surtout dans l'industrie nationalisée britannique et elles ont pour but de transmettre à l'administration les desiderata des consommateurs. 103 Aux Etats-Unis, les consommateurs n'ont pas grand-chose à dire dans les commissions consultatives et la défense de leurs intérêts n'est guère prise à cœur par les organes gouvernementaux. 1 0 4 Nous pouvons donc distinguer trois systèmes de consultations: le système français, où prédomine un organe consultatif central rattaché à l'exécutif; le système anglais, qui se caractérise par une consultation décentralisée au service de l'exécutif; le système américain, enfin, que 102. Ibid., p. 16 — 17. 103. Ibid., p. 19, 100. 104. P. CAMPBELL, Consumer Representation in the New Deal, New York, 1940, p. 93 sq.; J. M. GAUS, L. O. WALCOTT, Public Administration and the United States Department of Agriculture, Chicago, 1940, p. 202 sq.
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l'on peut qualifier de système mixte. Quant au système ouest-allemand, il se rapproche du modèle américain. K . C. Wheare voit dans les commissions consultatives britanniques l'élément d'un government by committee.10i II nous est cependant difficile de souscrire à cette thèse. Les commissions consultatives sont des auxiliaires de l'administration, elles font partie de l'appareil administratif, mais aucun lien organisationnel ne les relie entre elles.106 Le point de vue de H. Laski, qui insiste sur le caractère auxiliaire des commissions consultatives, 107 nous semble beaucoup plus justifié. E n tant que corps auxiliaires des organes centraux de l'administration, les commissions consultatives permettent au gouvernement de se rendre compte des divers courants qui existent au sein de la société, de connaître les points de vue des groupes adverses et d'adopter enfin une position conforme aux intérêts de tout l'ensemble de la bourgeoisie. Dans tous les E t a t s où fonctionne le système consultatif, nous pouvons observer une sorte de pyramide triangulaire avec, au sommet, les experts gouvernementaux et, à la base, les experts qui défendent des intérêts particuliers ainsi que les experts «indépendants». Après avoir passé le problème au crible, à tous les étages de cette pyramide, les experts en arrivent enfin à l'essentiel : la proposition de décisions ou d'actes normatifs. Certains auteurs allemands considèrent les dispositions administratives (Gemeinsame Geschäftsordnung) et les règlements ministériels permettant aux organes suprêmes des groupes d'intérêt d'influer sur la préparation des actes normatifs, ou autres décisions, comme des normes constitutionnelles et voient dans les corps consultatifs une forme de représentation d'intérêts, sanctionnée par la Constitution. 108 E n Suisse, les nombreux auteurs qui partagent ce point de vue l'étayent sur l'article 32 de la Constitution. 109 Comme nous l'avons déjà dit, la présence de porte-parole des intérêts organisés au sein des plus hauts corps représentatifs, due à l'ambition de participer légalement à la prise ou, du moins, à l'élaboration de décisions contraignantes, n'a pas fait ses preuves. Mais cette présence s'est maintenue et a même tendance à s'accroître dans les corps consultatifs où les porte-parole des groupes d'intérêt se contentent plus modestement de 105. K . C . W H E A R E , op. cit., surtout la partie III. 106. Advisory Committees . . ., p. 105, 107. 107. H. J. L A S K I , A Orammar of Politics, Londres, 1950, p. 375 sq. 1 0 8 . Cf. W . H E N N I S , Verfassungsordnung und Verbandseinfluss, p. 2 7 sq. L'auteur critique les juristes traditionalistes qui n'apprécient pas à sa juste valeur la portée politique de ces règlements. 109. H. G . G I G E R , Die Mitwirkung privater Verbände bei der Durchführung öffentlicher Aufgaben, Berne, 1951; R . RTXHATTEL, Die Beziehungen zwischen Bund und Wirtschaftsverbänden, Berne, 1957.
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préciser leur point de vue et d'influer sur les décisions de l'exécutif. 110 Ceci fait d'autant plus l'affaire des groupes d'intérêt, surtout des groupes capitalistes, que les débats des corps consultatifs ont un caractère confidentiel, ce qui permet l'inscription à l'ordre du jour de questions qu'il serait risqué de présenter à l'opinion publique. Les suggestions qui s'élèvent de temps à autre pour réclamer des débats publics ou la divulgation de leur déroulement se heurtent à l'opposition aussi bien de l'administration que des intérêts organisés. 111 A. Leiserson et H. Laski voient dans les commissions consultatives des corps représentatifs. 112 Selon Laski, les membres des commissions devraient par conséquent jouir de la confiance des groupes d'intérêt concernés et, en t a n t que corps représentatifs, ces commissions devraient être considérées comme l'un des éléments de la structure politique officielle. On admet souvent que les porte-parole d'une même organisation représentent en quelque sorte tout un secteur d'intérêts dans une commission donnée. N'empêche que plusieurs intérêts organisés ne sont nullement représentés au sein des corps consultatifs. C'est ainsi qu'en GrandeBretagne les professions libérales ne sont pas représentées, en t a n t qu'intérêts organisés, dans les commissions consultatives, bien que nombre d'experts proviennent de ces milieux. Pas plus que ne sont représentés dans les commissions consultatives des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne les syndicats ouvriers qui ne sont pas affiliés à l'A.F.L.C.I.O. ou au T.U.C. E t il ne s'agit là que de quelques exemples parmi t a n t d'autres. Il va de soi que les intérêts organisés des outsiders sont nettement défavorisés. On peut même établir à cet égard une sorte de division en deux groupes d'intérêts organisés: ceux qui sont reconnus par le gouvernement et ceux qui ne le sont pas. A. Leiserson affirme que l'opinion publique s'oppose à ce que les intérêts organisés aient une représentation distincte, tout en acceptant leur participation à l'activité des corps consultatifs. 113 Le rôle de ces corps ne cesse d'ailleurs d'augmenter, du fait qu'ils constituent quelque chose d'irremplaçable: une source d'informations directes et d'expertises, à l'abri des litiges de parti. 114 Il est évident que la sélection des représentants des groupes de pression, appelés à siéger dans les commissions consultatives, revêt une importance 1 1 0 . A . L E I S E R S O N , op.
cit.,
p . 1 0 sq.,
96
sq.
111. Advisory Committees . . ., p. 108. H. Laski (op. cit., p. 378) s'est lui aussi résolument prononcé pour des débats tenus secrets. 1 1 2 . A . L E I S E R S O N , op.
cit.,
p . 1 1 ; H . L A S K I , op.
1 1 3 . A . L E I S E R S O N , op.
cit.,
p.
12.
114. Advisory Committees . . ., p. 106.
cit.,
p.
378.
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199
sociale et politique capitale, surtout lorsqu'il s'agit d'une organisation ayant une structure complexe et représentant à elle seule de multiples intérêts. Il peut arriver dans ce cas que le représentant de cette organisation s'attache à défendre avant tout le groupe le plus puissant et le plus influent. Le problème est de taille, vu que le gouvernement considérera un tel représentant comme le porte-parole légitime de tout un secteur d'intérêts. 115 Ajoutons que la participation d'un nombre de plus en plus grand d'experts aux travaux des commissions n'équivaut nullement à un accroissement de leur influence sur la prise de décisions. 116 Opérant sur le terrain «apolitique» de l'administration, ces experts contribuent à consolider le mythe d'un soi-disant divorce entre la politique et l'administration. Bien que la large participation des corps consultatifs au processus administratif permette à l'exécutif de prendre des décisions plus mûrement réfléchies, on ne peut pas en déduire que ce phénomène a engendré des changements radicaux dans la structure gouvernementale, comme l'affirme Wheare dans son ouvrage bien connu Government by Committee. Cet auteur va sans doute un peu trop loin. Disons plus simplement qu'il ne s'agit que d'une nouvelle pratique juridique, d'une nouvelle norme revêtant un caractère constitutionnel. Point de vue que partage K . Loewenstein dans son analyse du système juridique de la R.F.A. De son côté, E. Roche opère une nette distinction, à la lumière de l'expérience française, entre le pouvoir proprement dit et les organes consultatifs qui se limitent à seconder le gouvernement et le parlement. 117 Il ne fait aucun doute que la généralisation des commissions consultatives permet à des gens qui se connaissent personnellement de discuter d'une façon compétente et rationnelle des problèmes à résoudre. Certains auteurs qualifient ce phénomène de face-to-face society, en empruntant cette expression à la sociologie anglo-saxone. 118 D'autres préfèrent parler d'un pluralisme administratif. 119 Sans chercher à déterminer la représentativité des intérêts organisés au sein des corps consultatifs, il convient néanmoins de constater que cette méthode relativement nouvelle, qui a commencé se développer il y a
115. Jbid., p. 38. 1 1 6 . H . A . G E B T H , C . W . MILLS, op.
cit.,
p.
175.
117. «Le Conseil économique français», Nuova Antologia, 1958, p. 306. 118. P. LASLETT, «The Face-to-Face Society», in Philosophy, Politics Society, Oxford, 1956, p. 157. 1 1 9 . K . L O E W E N S T E I N , op. cit.,
p. 384.
and
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quelques dizaines d'années, permet à l'exécutif de choisir, dans le dédale des diverses tendances en présence, ce qui est le plus conforme aux intérêts communs de la bourgeoisie. Mais le manque de coordination des commissions consultatives et le caractère relativement restreint et spécialisé des problèmes dont elles s'occupent font qu'elles ne sont pas en mesure de supplanter la procédure politique normale dès que de grands problèmes, touchant de près l'opinion publique, s'inscrivent à l'ordre du jour. Si nous entendons par représentation un processus d'intégration des intérêts particuliers, la pratique actuelle du rattachement des corps consultatifs à l'exécutif n'est pas nécessairement la seule qui soit juste et naturelle. On pourrait adopter une autre solution, en donnant aux parlements des moyens appropriés (entre autres financiers) et en leur subordonnant les corps consultatifs. Ce serait d'ailleurs la seule façon de restreindre le monopole d'information dont dispose aujourd'hui l'exécutif. Disons pour conclure que le système consultatif actuel constitue un complément indispensable à la représentation territoriale et qu'on peut le qualifier de représentation consultative. 6. LES COMMISSIONS I N D É P E N D A N T E S D E CONTRÔLE A U X ÉTATS-UNIS
Les commissions indépendantes de contrôle américaines (Indépendant Regulatory Commissions) 120 sont des institutions qui ne font pas partie de l'appareil administratif, qui ne sont pas tenues d'observer les directives du président et dont le statut rappelle celui des banques fédérales inclues dans le système du Fédéral Reserve Board. Ces commissions ont pour tâche de contrôler l'activité des entreprises privées. Elles ont des prérogatives quasi judiciaires, promulguent en outre des actes normatifs et assument enfin une fonction administrative. Elles échappent donc à la règle de la «division du pouvoir» en vigueur aux Etats-Unis, en remplissant les trois fonctions types de ce système. L'octroi de si larges compétences aux commissions indépendantes de contrôle ne repose sur aucune base constitutionnelle. Il fallut attendre le verdict de la Cour suprême
Cf. à ce sujet, E. P. H E R R I N O , op. cit., 3e partie; R. E. CTJSHMAN, The Indépendant Regulatory Commissions, New York, 1941; H. S. F O S T E R Jr., «Pressure Groups and Administrative Agencies» et J. C . C H A R L E S W O R T H , «The Regulatory Agency. Detached Tribunal or Positive Administrât or ?» (deux articles parus dans The Annals, mai 1942); M. H. B E R N S T E I N , Regulating Business by Indépendant Commission, Princeton, 1955; A. T U N C , Les Etats-Unis, Paris, 1959, p. 226 sq. 120.
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201
dans l'affaire «Humphrey's Executor versus United States»121 pour que ces commissions obtiennent une base juridique légalisant l'ampleur de leurs prérogatives. Et comme nous le montre le verdict de l'affaire «Crowell versus Benson»,122 il s'agissait de mettre le Congrès en mesure de créer des institutions qui fussent indépendantes de l'exécutif. Mentionnons, à titre d'exemple, la Commission fédérale du commerce (Federal Trade Commission) qui émet des règlements visant à empêcher une concurrence déloyale, qui veille à ce que ceux-ci soient respectés et qui tranche les litiges que ce genre de concurrence risque de provoquer entre les entreprises. Quant à la Commission pour le commerce entre les Etats (Interstate Commerce Commission), elle réglemente les tarifs ferroviaires, en jouissant en même temps de certaines prérogatives administratives et juridiques.123 Bien qu'il s'agisse là d'une pratique solidement ancrée, certains auteurs estiment que cet amalgame de compétences est contraire à la Constitution. Ils reprochent surtout au Congrès de ne pas avoir élaboré de directives précises au sujet de l'organisation et de l'activité des commissions indépendantes de contrôle. Les spécialistes des sciences politiques, en particulier, allèguent que toutes les agences administratives devraient être contrôlées par le président.124 Le Comité de direction administrative qualifia, du temps de Roosevelt, les commissions indépendantes de contrôle de quatrième branche, et une branche sans tête, de l'appareil d'Etat. 125 Mentionnons cependant le point de vue quelque peu différent des juristes conservateurs qui défendent les commissions indépendantes de contrôle, du fait du caractère judiciaire de la procédure à laquelle celles-ci ont recours.126 Jaffee, qui occupe une position intermédiaire, s'oppose à la création de nouvelles commissions indépendantes de contrôle.127 Si les commissions dont l'activité a un caractère avant tout judiciaire sont dans un certain sens justifiées, on ne saurait en dire autant de leur jouissance de prérogatives qui devraient être l'apanage de l'exécutif. Dépourvues d'une direction commune, les commissions indépendantes de contrôle échappent à l'action d'intégration de l'exécutif, pour tomber sous l'influence toute-puissante des groupes d'intérêt
121. 295 U.S., 1935. 122. 285 U.S., 1932. 123. E . P . HEBRING, op. cit., p . 2 2 0 . 124. L . L . JAFFEE, op. cit., p . 1 0 7 0 .
125. President's Committee on Administrative Management in the Government o/ the United States, Washington, 1937. 126. L . L . JAFFEE, op. cit., p . 1 0 7 0 .
127. Ibid., p. 1071.
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organisés et, parfois, de ceux-là mêmes qu'elles devraient contrôler. C'est ainsi que la Commission pour le commerce entre les E t a t s f u t accusée de favoriser les monopoles et, en particulier, celui des chemins de fer. 128 E n effet, les commissions indépendantes de contrôle sont extrêmement sensibles à la pression des groupes d'intérêt organisés. Cet état de choses est imputable au fait que les commissions ont été dotées de compétences administratives, bien qu'elles eussent été initialement conçues comme des tribunaux, ce qui aurait dû les prémunir contre la pression des intérêts organisés. 129 Or, si celle-ci peut se donner libre cours, c'est précisément parce que les commissions indépendantes de contrôle, loin de se contenter de prononcer des jugements, jouent également un rôle administratif. Ne nous étonnons donc pas de l'influence que les groupes de pression essaient d'exercer sur le Congrès à fin d'obtenir la création de nouvelles commissions indépendantes de contrôle susceptibles de servir leurs intérêts. 130 Comme le dit H. C. Mansfield, les groupes de pression voient dans ces commissions de «petits gouvernements» 131 étroitement rattachés aux intérêts organisés, cédant à leurs directives et disposant de suffisamment d'autorité et d'habileté politique pour pouvoir paralyser les interventions des échelons centraux de l'exécutif, susceptibles de leur nuire. Nous retrouvons une appréciation analogue chez Bernstein qui affirme que les commissions indépendantes, loin d'exercer un contrôle, le freinent, voire même le rendent impossible. 132 Le problème dont il est ici question est d'autant plus important que les commissions indépendantes sont fort nombreuses, qu'elles couvrent un large front d'activités, échappant à la direction de l'exécutif, et qu'elles ont tendance à se multiplier. 133 Ajoutons cependant que certaines commissions de contrôle voient le jour en dépit des groupes capitalistes, comme la Commission pour le contrôle de l'alimentation et des médicaments, créée sous la pression de l'opinion publique dans l'intérêt évident des consommateurs, 134 ou la Commission pour le contrôle de la fonction publique mise sur pied en vue de limiter le «système du butin» qui faisait le jeu des groupes d'intérêt. 1 2 8 . H . S . F O S T E R J r . , op. 1 2 9 . E . P . H E R R I N G , op.
130.
M . H . BERNSTEIN,
131.
Cité d'après M.
cit.,
cit.,
p. p.
24.
199.
The Job of the Federal Executive, p. 127. op. cit. B E R N S T E I N , Regulating Business by Indépendant Commission, H . BERNSTEIN,
132. M. H . op. cit. p. 265. 133. R. E. C U S H M A N , op. cit., 48 partie: «The Growth of the Commission Movement». 134. En vertu du Pure Food and Drug Act de 1906.
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203
On peut d'ailleurs relever certains traits communs entre les commissions indépendantes de contrôle et les tribunaux administratifs anglais qui allient parfois des compétences judiciaires à des fonctions administratives. 135 7. LE «NEW DEAL» ET LES GROUPES DE PRESSION
A l'époque du New Deal de Roosevelt, on tenta aux Etats-Unis une véritable refonte de toute l'économie capitaliste avec une participation directe minimale de l'appareil administratif d ' E t a t . Les intérêts organisés obtinrent de larges prérogatives sur le plan juridique et administratif. L'économie f u t divisée en quelques centaines de groupes, chapeautés par des corps collégiaux (boards) où siégeaient à égalité les représentants des organisations patronales, ceux des syndicats ouvriers et ceux des associations de consommateurs. Ces corps collégiaux élaboraient des «codes» réglementant, dans chaque secteur, les prix, les débouchés, l'organisation du marché, les salaires et les conditions de travail (codes de concurrence loyale). Ce qui ne manquait pas de donner lieu à d'âpres controverses entre les organisations capitalistes et les syndicats ouvriers. Lorsque ceux-ci n'arrivaient pas à s'entendre, et seulement alors, un représentant de l'administration publique venait, en t a n t que superarbitre, trancher les point litigieux. Une fois approuvé par le président, le «code» acquérait un caractère contraignant. Mais ce système ne dura guère longtemps. La loi même (National Industrial Recovery Act) sur laquelle il s'étayait devait être en effet invalidée par la Cour suprême, à l'issue de l'affaire «Schechter versus United States», qui la déclara contraire à la Constitution. 136 Du reste, même si la Cour suprême ne l'avait pas mis sur la sellette, ce système n'aurait jamais pu se maintenir, du fait que le gouvernement commençait à perdre le contrôle de l'économie. Une décentralisation aussi poussée allait à l'encontre de tout le mécanisme du capitalisme monopoliste d ' E t a t . 8. LES GROUPES DE PRESSION ET LES DÉCISIONS GOUVERNEMENTALES EN MATIÈRE DE POLITIQUE ÉTRANGÈRE
Les groupes de pression s'intéressent tout particulièrement aux domaines d'activité gouvernementale qui exigent toute une série de décisions et non pas de simples actes normatifs. Ces décisions en chaîne s'avèrent par exemple indispensables en matière de politique étrangère. Les groupes 135. Cf. Report of the Gommittee on Administrative Londres, 1959, Cmd 218 («Franks Report»), 136. 295 U.S., 495.
Tribunals and Inquiriea,
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de pression qui, dans ce domaine, s'efforcent d'influer sur les décisions gouvernementales ne peuvent être que les intérêts organisés ayant le plus d'envergure et à même d'engager le prestige, voire la puissance de l ' E t a t tout entier. Les intérêts organisés de l'industrie pétrolière constituent p a r exemple, d'après Mills,137 l'un des facteurs décisifs du façonnement de la politique étrangère des Etats-Unis. Nul n'ignore l'influence que la Compagnie du Canal de Suez et d'autres intérêts t o u t aussi puissants ont exercée sur les gouvernements français et britannique en 1956, afin que ceux-ci se lançassent dans l'expédition de Suez. On connaît aussi le rôle que la United F r u i t Co. joue dans la définition de la politique étrangère des Etats-Unis vis-à-vis des pays de l'Amérique centrale et, surtout, celui qu'elle a assumé dans l'intervention nord-américaine au Guatemala. On sait enfin quelles forces se sont prononcées pour une intervention à Cuba et quels intérêts (le trust Rockfeller, l'American Molasses Co., etc.) ont préconisé un renversement du gouvernement de Fidel Castro. Des groupes de pression géographiquement déterminés, notamment les compagnies ferroviaires qui acheminaient les marchandises vers les ports de l'Atlantique, s'efforcèrent d'empêcher la canalisation du Saint-Laurent, qui nécessitait u n accord entre les Etats-Unis et le Canada, 138 du fait que celle-ci ne pouvait que nuire à leurs intérêts. P a r contre, les fermiers du Centre-Ouest soutinrent la coopération américano-canadienne qui devait leur permettre d'exporter leurs produits agricoles directement à partir des ports des grands lacs, appelés à devenir des ports atlantiques. Les compagnies d'exploitation des mines d'argent firent appel à l'aide du «bloc de l'argent», au sein du Congrès, afin de parer les attaques lancées contre leurs privilèges, et elles arrivèrent plus t a r d à faire inscrire le problème de ce métal à l'ordre du jour de la Conférence économique de Londres de 1933, ce qui aboutit p a r la suite à une augmentation des achats de l'argent. 1 3 9 Aux Etats-Unis, le grand capital n'est pas le seul à s'intéresser à la politique étrangère et à essayer de l'influencer: les syndicats paysans et les syndicats ouvriers lui ont emboîté le pas. 140 Ces derniers suivent par 137. C. W . MILLS, The Causes of World War Three, Londres, 1959, p. 70. 138. St. Lawrence Seaway and Power Project. Hearings before the Committee on Foreign Relations. U.S. Senate, 82e Congrès, 2e session, Washington, 1952. Cf. à ce sujet D. N . FARNSWOBTH, The Senate Committee on Foreign Relations, U r b a n a (111.), 1961, p. 133 sq. 139. A. S. EVEREST, Morgenthau, the New Deal and Silver. A Story of Pressure Politics, New York, 1950. 140. F . L. BURDETTE, «Influence of Non-Congressional Pressures on Foreign Policy», The Annals, septembre 1953, p. 92.
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tradition un courant réactionnaire. Outre les groupes de pression économiques, les Eglises, 141 les anciens combattants, les organisations nationales et ethniques tentent eux aussi d'influer sur la politique étrangère du pays. Les Eglises protestantes s'opposent par tradition à des contacts avec le Vatican; les organisations et les associations polonaises réagissent violemment contre toutes les manifestations d'agressivité de la politique ouest-allemande vis-à-vis de la Pologne; les organisations juives pèsent de tout leur poids sur le département d'Etat pour que celui-ci adopte une politique favorisant Israël; le fameux «lobby chinois» représenta en son temps les intérêts de Tchang Kaï-chek et engagea les Etats-Unis à lui apporter un soutien économique et politique.142 Les organisations capitalistes concluent parfois des accords rappelant à certains égards les traités signés entre des Etats souverains.143 Mentionnons ici à titre d'exemple l'entente conclue à Diisseldorf le 16 mars 1939 entre la Fédération of British Industries et la Reichsgruppe Industrie allemande, entente qui visait à une division du marché entre les industries allemandes et britanniques et qui ne fut d'ailleurs jamais mise en pratique.144 Lorsque les organisations capitalistes peuvent agir dans un cadre institutionnel permanent, comme dans le cas du Marché commun, elles sont en mesure d'influer directement sur les relations internationales.145 L'influence que les groupes de pression exercent sur la politique étrangère n'est pas toujours perceptible et il ne sera pas possible de se livrer à une sérieuse analyse du problème aussi longtemps que les archives resteront inaccessibles et que les mémorialistes se tairont. On peut néanmoins affirmer que le caractère occulte de cette influence explique en partie l'apathie des masses vis-à-vis de cette problématique.146 En pratique, et surtout aux Etats-Unis, la pression des intérêts capitalistes organisés est bien plus efficace que celle de l'opinion publique qui, d'ordinaire, intervient toujours trop tard.
141. Cf. L. E . E B E R S O L E , Church Lobbying in the Nation's Capital, New York, 1961. 142. Au sujet du «lobby chinois», cf. The Reporter, VI, 8, 9. 1 4 3 . W . G. F R I E D M A N N , «Corporate Power, Government by Private Groups and the Law», Columbia Law Review, 1967, t. LVII, p. 156. 144. L. H. O B Z A C K , «The Düsseldorf Agreement. A Study of the Organization of Power Planning», Political Science Quarterly, 1950, p. 393 sq. (cité d'après J. H. K A I S E R , op.
cit.,
p. 291, n.
67).
145. Au sujet des groupes de pression internationaux, voir chap. X I . 146. Apathie que souligne entre autres G. A. A L M O N D , The American and Foreign Policy, New York, 1950, p. 23.
People
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Groupes de pression et exécutif 9. CONCLUSIONS LE PROBLÈME DE LA TECHNOCRATIE
Pour pouvoir influer sur l'exécutif, les groupes de pression doivent emprunter des voies bien plus complexes que lorsqu'ils tentent d'agir sur les corps législatifs (où leur influence est beaucoup plus apparente et plus facilement contrôlable par l'opinion publique). Cette complexité a un double caractère. Elle tient aussi bien aux buts que se fixent les groupes de pression qu'aux institutions que ceux-ci cherchent à influencer. E n ce qui concerne les buts, les intérêts organisés peuvent essayer de faire promulguer un acte normatif qui leur soit favorable ou d'obtenir une décision individuelle comme une commande gouvernementale, le droit d'exporter des marchandises requérant l'autorisation des plus hautes autorités militaires, etc. Ils peuvent aussi s'efforcer d'influer sur la prise d'une décision en matière de politique étrangère, en visant de la sorte à susciter des changements dans la ligne politique du pays. Quant aux institutions auxquelles les intérêts organisés ont affaire, il s'agit évidemment en l'occurrence des divers départements ministériels. Ajoutons ici que des intérêts adverses peuvent défendre leurs positions respectives vis-à-vis d'un même problème, en s'adressant soit à un seul département soit à des départements différents. Les nombreux corps consultatifs dont nous avons parlé plus haut, et sans lesquels on ne saurait concevoir une administration moderne, servent de terrain de rencontre aux divers groupes d'intérêt qui s'y mesurent et qui s'efforcent d'y influer officiellement sur les décisions de l'exécutif. Ces corps constituent non seulement un instrument permettant aux services administratifs de forger une ligne politique et de réunir les éléments d'une future décision, mais aussi un champ de bataille mettant aux prises des intérêts particuliers qui tentent d'y gagner les bonnes grâces de l'administration. Les succès des groupes de pression dépendent en grande partie de la mesure dans laquelle l'administration est capable d'adopter une position indépendante et de jouer le rôle d'un facteur d'intégration. Mais elle a d'habitude le plus grand mal à résister aux pressions faites dans la coulisse, comme le démontre l'analyse de Mills. Ces pressions sont d'ailleurs difficilement perceptibles, vu le caractère souvent confidentiel des contacts noués entre les groupes d'intérêt et l'exécutif. Telle est également la raison pour laquelle nous en savons bien plus sur l'activité des groupes de pression au sein du Congrès ou des Parlements que sur les résultats de leurs entretiens avec les responsables ministériels. Quant aux affaires qui sont portées à la connaissance du public, elles ne concernent d'ordinaire que des intérêts d e
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207
moindre envergure (comme «l'affaire des myrtilles», sciemment montée en épingle par la presse147). Aux Etats-Unis, les ouvrages de sciences politiques et de droit constitutionnel présentent le président comme le principal facteur d'intégration. Herring affirme que le président se prête bien plus que le Congrès (contrôlé par des minorités organisées) à la défense de l'intérêt public.148 Néanmoins le processus de l'intégration englobe une telle multitude de problèmes que seul un homme politique de tout premier rang pourrait être capable — avec le concours de ses conseillers — de sélectionner les questions litigieuses exigeant son intervention personnelle. En réalité, de nombreux problèmes essentiels échappent à son contrôle et il arrive souvent que l'on prenne des décisions d'une façon pour ainsi dire accidentelle, quelque part à la périphérie de l'exécutif. Comme le dit Bentley, 149 le «père» de la science américaine des groupes de pression, le président représente lui aussi des intérêts organisés, à savoir, ajoutons-le, les intérêts capitalistes les plus influents. S'il est doté d'une forte personnalité, il sera en mesure de leur imposer un compromis et il représentera alors la résultante de plusieurs intérêts.150 L e rôle de facteur d'intégration que certains auteurs attribuent au président ne correspond pas exactement à l'activité politique courante du chef de l'exécutif américain. Mais même des présidents dont la personnalité ne pouvait pas se mesurer avec celle d'un Washington, d'un Jefferson, d'un Lincoln ou d'un Roosevelt n'ont pas renoncé à jouer leur rôle d'intégration, à se prononcer en dernier ressort,151 au nom des intérêts du régime dont ils étaient le symbole. L e chef de l'exécutif britannique, pour des raisons que nous avons déjà analysées et qui tiennent avant tout au fait qu'il est en même temps le chef d'un parti politique discipliné, a de bien plus grandes possibilités de jouer le rôle d'un facteur d'intégration. Lui et les membres de son cabinet discutent les problèmes du moment avec les plus puissants groupes d'intérêt, mais ils n'en font pas un objet de négociations.152 Toutefois, ces contacts et ces discussions mettent les syndicats ouvriers dans une situation privilégiée, lorsque le Parti travailliste est au pouvoir, etfavo147. Cf. p. 329. 148. E . P . HERRING, op. cit., p . 382.
149. A . F. BENTLEY, The Process of Government, Evanston (111.), 1949, p. 352.
150. Ce qui explique pourquoi le président Johnson confia ostensiblement la gestion des problèmes pétroliers au ministre des Affaires intérieures S. L. Udall. Avant 1960, Johnson était connu comme un «homme du pétrole» (oïl man), un homme politique lié de près avec les konzerns pétroliers du Texas. 161. H. FINEB, The Presidency: Crisis and Régénération. An Essay in Possibilities, Chicago, 1960, p. 194 sg. 152. J. P. MACINTOSH, The British Cabinet, Londres, 1962, p. 471 sg.
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risent les organisations capitalistes lorsque les conservateurs tiennent les rênes du pays. Le président de la Va République française est encore bien plus en mesure de prendre du recul vis-à-vis des intérêts de groupe et d'assumer son rôle de facteur d'intégration. Situation due non seulement au déclin du parlement mais aussi à la distance existant entre le président (qui se réserve le droit de prendre les décisions clés) et le gouvernement. Les technocrates aident dans une grande mesure les échelons supérieurs de l'exécutif à prendre du recul vis-à-vis des intérêts adverses, afin de défendre de plus larges intérêts de classe. Mais ce n'est pas chez Veblen, qui oppose les techniciens et les organisateurs de l'industrie aux propriétaires des moyens de production (et qui, dans ce sens, a peut-être inspiré Burnham), que l'on pourrait trouver une explication à ce phénomène, bien que cet auteur soit considéré à juste titre comme le père de la théorie moderne de la technocratie. Si le problème semble simple lorsqu'il s'agit de la gestion d'un konzern, 153 où le mot d'ordre «le pouvoir aux mains des spécialistes» frappe l'imagination et est relativement facile à mettre en pratique, il commence à se compliquer au niveau du pouvoir politique. Que recouvre à l'Ouest le terme de technocrate? Il s'agit en l'occurrence d'un spécialiste hautement qualifié, occupant un poste responsable dans l'administration gouvernementale: en Grande-Bretagne, ce sera un Senior Civil Servant; en France, le chef de cabinet du président du Conseil ou d'un ministre quelconque, ou bien encore un de leurs proches collaborateurs; en R.F.A., un secrétaire d ' E t a t ; en Italie, un directeur ou un inspecteur général; aux Etats-Unis, un conseiller permanent du chef d ' E t a t , ne relevant pas de l'appareil administratif et faisant partie de ce fameux «trust des cerveaux» dont s'entourèrent par exemple Roosevelt et Kennedy. Nous ne disposons évidemment d'aucun critère qui nous permettrait de préciser quel groupe de hauts fonctionnaires ou de conseillers il convient de qualifier de technocrates. 154 Quoi qu'il en soit, ceux-ci ont pour tâche d'aider l'exécutif à élaborer une décision. Telle est d'ailleurs la raison pour laquelle les groupes de pression tiennent tant à entrer en contact avec eux. Les technocrates ne doivent pas seulement être des spécialistes hautement qualifiés, ils doivent aussi être capables d'envi-
163. Au sujet des aspirations des technocrates dans le système de la concentration du capital, cf. J. Bensman, B. Rosbnbbbg, Mass, Glass and Bureaucracy, New York, 1963. 164. Cf. à ce sujet A. Frisch, «L'avenir des technocrates», Bulletin Sedeis, série Futuribles, Paris, 10 novembre 1964, p. 4 sq.
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sager les problèmes techniques dans le contexte économique et social et avoir une vue d'ensemble de la situation. De Gaulle a confié les plus hauts postes gouvernementaux à des hommes qu'il conviendrait de qualifier de technocrates. 155 Pompidou, u n banquier expérimenté qui f u t son chef de cabinet tout de suite après la Libération, Debré, Couve de Murville, Giscard d'Estaing ont quitté de hauts postes administratifs pour se lancer dans la «grande politique». Mais qui pourrait affirmer qu'il s'agit là de technocrates et non pas d'hommes politiques? L'époque de la «pure politique» est depuis longtemps révolue, on n'en est plus à l'ère des grands orateurs et des joueurs parlementaires. U n homme politique doit être aujourd'hui u n spécialiste éminent dans u n domaine quelconque de la vie publique, ou bien s'entourer de gens t o u t à la fois compétents et rompus à l'art de la politique. 156 Aux Etats-Unis, les technocrates se recrutent parmi les universitaires et les spécialistes de l'organisation industrielle; le premier ministre britannique Wilson et nombre de ses collaborateurs proviennent eux aussi des mêmes milieux; de Gaulle, de son côté, a fait appel aux cadres les plus compétents de l'administration. Il est vrai que ce ne sont pas des technocrates qui prennent les décisions politiques les plus essentielles, mais, vu l'état actuel de l'évolution de la société capitaliste et la complexité de l'appareil gouvernemental, il serait impossible d'élaborer sans leur aide une décision raisonnable. Telle est également la raison pour laquelle il est si difficile de tracer une ligne de démarcation entre les technocrates et les hommes politiques. Le pouvoir d ' u n expert — dit Grozier — est fragile et éphémère. Les progrès de la science et la vulgarisation de ses réalisations sont si rapides qu'il ne saurait être question de conserver longtemps le monopole du savoir. Le succès d ' u n technocrate dépend bien plus de ses qualités humaines de chef que de son bagage professionnel. 157 Les allégations selon lesquelles la technocratie commence à supplanter la politique relèvent du domaine du mythe. J e souscris entièrement, à ce sujet, au point de vue de J . Meynaud qui ne croit pas en l'éventualité d'une absorption de la politique p a r la technique. 158 Celle-ci présuppose165.
Gf. à ce sujet
E . S T B A U S S , op.
cit.,
L . HAMON,
De Gaulle dans la République, Paris,
1958,
p.
95;
p. 228.
166. M. H. Bernstein (The Job of the Fédéral Executive, p. 56) écrit qu'un fonctionnaire fédéral doit faire preuve de political skill. 157. M. CROZIER, Le phénomène bureaucratique, Paris, 1963, p. 221, 374. 158. J. M E Y N A U D , Technocratie et politique, Lausanne, 1960, p. 77 sq., 91. Le même auteur a développé cette idée dans un ouvrage ultérieur, La technocratie. Mythe ou réalité?, Paris, 1964, passim.
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Groupes de pression et exécutif
rait une entière automatisation du processus de l'élaboration des décisions au niveau gouvernemental, ce qui est impossible, vu que les mobiles d'un comportement de groupe sont souvent incontrôlables et que des éléments confus, voire même irrationnels, entrent dans l'interaction des groupes, éléments qui doivent être pris en considération lors de l'élaboration d'une décision. La gestion d'un E t a t n'a rien à voir en effet avec celle d'un système énergétique automatisé. Comment pourrait-on donc la concevoir comme une simple suite de décisions techniques ? Ce serait une utopie, du fait avant tout des graves conflits sociaux qui, dans le système capitaliste, n'ont guère tendance à disparaître. L'alternative: politique ou technocratie, est purement fictive. La remarque de Laski, 159 qui affirme que, dans une société capitaliste, il est décisif pour un gouvernement de jouir de la confiance des propriétaires des moyens de production, reste toujours valable.
159. H. J.
LASKI,
Parliamentary
Government in England, Londres, 1938.
CHAPITRE
IX
GROUPES DE PRESSION ET POUVOIR JUDICIAIRE
I. D U C A R A C T È R E P O L I T I Q U E D U P O U V O I R
JUDICIAIRE
Tocqueville observa en son temps qu'aux Etats-Unis tous les problèmes politiques étaient tranchés tôt ou tard par une sentence judiciaire. Pourtant, le caractère politique du pouvoir judiciaire occidental n'est pas évident pour tous les auteurs, surtout en Europe. Le mythe de Montesquieu, selon lequel les juges ne seraient que les interprètes de la loi et auraient u n «pouvoir en quelque façon nulle», a le plus grand mal à disparaître. La théorie du président du parlement de Bordeaux vit le jour dans une conjoncture sociale exceptionnelle, à u n moment où les forces de la bourgeoisie et de la noblesse s'équilibraient et où l'issue de leur lutte, qui prenait de plus en plus la forme d'un combat entre le législatif et l'exécutif, était difficilement prévisible. Le postulat de tribunaux qui fussent politiquement neutres avait une justification historique, il équivalait à un compromis social. Mais les circonstances qui suggérèrent à Montesquieu le concept d'un juge apolitique ne devaient jamais plus se répéter dans l'histoire. Le mythe quelque peu émoussé de Montesquieu a été revivifié par un autre, bien plus contemporain: celui des juges-jurisconsultes. E n t a n t que spécialistes ayant pour profession d'administrer la justice, les juges sont bien plus prédisposés à se tenir à l'écart de la politique que les autres membres de l'appareil d ' E t a t . Ceux qui concèdent le caractère politique de la magistrature le limitent à une certaine catégorie de tribunaux, à savoir les tribunaux constitutionnels qui relèvent du domaine politique, à l'inverse des tribunaux qui règlent des affaires entrant dans le cadre du droit civil, pénal ou administratif. Il s'agit donc là d'une tentative de distinction entre les tribunaux constitutionnels et les tribunaux ordinaires. 1 E t pourtant, le carac1. G. LEIBHOLZ, The Constitutional
(Legai and Politicai)
Position of the Federai
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Groupes de pression et pouvoir
judiciaire
tère politique du pouvoir judiciaire ne se borne pas aux seuls tribunaux constitutionnels. Le judiciaire est l'un des principaux maillons de la structure politique. Il a pour but de consolider et de stabiliser un système social et politique donné, en dénouant tous les litiges qui sont portés à sa connaissance. Conscients de cet objectif, les tribunaux défendent des intérêts durables et de longue haleine et non pas passagers et changeants. L'origine sociale des juges 2 détermine leur comportement et leurs sympathies, en dépit de leur isolement apparent du cours de la politique. Ce phénomène se manifeste dans toute son acuité aux périodes de conflits sociaux, lorsque les juges doivent se départir de leur réserve vis-à-vis des réalités politiques. Le caractère politique de la justice varie en fonction non seulement du rapport des forces en présence et du déroulement de la lutte politique, mais aussi du cas qui doit être jugé. U n cas exceptionnel, insolite, sera clos par un jugement n'ayant qu'une minime importance politique, tandis qu'un cas type donnera lieu à une décision qui frayera le chemin à une certaine pratique judiciaire, qui modèlera le comportement de divers groupes sociaux, voire même de couches tout entières. Il est rare qu'un verdict judiciaire n'intéresse que les deux parties engagées dans un procès; son importance dépasse largement d'ordinaire le simple cadre du Parquet. Si le politicum constitue le trait commun des tribunaux et des autres éléments de base de l'appareil d ' E t a t , qu'est-ce qui les différencie donc du point de vue des aspirations des groupes de pression ? Les groupes de pression ne peuvent pas intervenir auprès des tribunaux en t a n t que «négociateurs», comme ils le font avec les autres maillons de la structure politique. La position particulière du pouvoir judiciaire tient à sa séparation, du point de vue organisationnel, de tout l'ensemble de l'appareil d ' E t a t , au fait qu'il lui est impossible de transmettre ses prérogatives, l'administration de la justice ne pouvant pas faire en effet l'objet d'une délégation. Ces deux éléments expliquent l'indépendance relative des tribunaux. 3 La singularité de la position des Constitutional Court within the Framework of the Basic Law of 1949 (Federal Republic of Germany), exposé présenté à une table ronde de l'Association internationale dea sciences politiques (I.P.S.A.), Freudenstadt, septembre 1962, Fr./Rc/2. Cf. également O. KIBCHHEIMEB, Political Justice, I.P.S.A., Freudenstadt, septembre 1962, Fr./Rc/l. 2 . Cf. G. L A V A U , Le rôle politique des tribunaux, I . P . S . A . , Freudenstadt, 1 9 6 2 , Fr./Rc/3. 3. Cf. à ce sujet, dans le contexte de la R.F.A., G. W . W I T T K Ä M P E B , Grundgesetz und Interessenverbände, 1963, p. 203 sq.
Groupes de pression et pouvoir judiciaire
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tribunaux tient également à leur mode d'action qui se différencie de celui des autres maillons de l'appareil d ' E t a t , en ce sens qu'il est formaliste, public (en principe) et contradictoire. Les groupes de pression ont donc le plus grand mal à influer directement sur les décisions des tribunaux. D ' a u t a n t plus que les cadres formels de la procédure judiciaire et les normes éthiques de la magistrature empêchent les groupes d'intérêt d'utiliser certaines tactiques et, au premier chef, d'avoir recours à une pression brutale. Les groupes d'intérêt ne peuvent influer sur les tribunaux (il s'agit là en règle générale des instances supérieures) que par l'intermédiaire de l'exécutif (à condition qu'ils y disposent de bonnes relations) qui est le seul à pouvoir exercer une pression sur la magistrature. 2. TRIBUNAUX ET GROUPES DE PRESSION
Les sentences des tribunaux ont souvent des effets bien plus durables que les lois, qui peuvent être modifiées par des dispositions exécutoires, ou que les décisions de l'exécutif, bien plus perméable (par le biais de contacts informels) à la pression des groupes d'intérêt. Dans cette brève analyse des rapports des groupes de pression et du pouvoir judiciaire, il nous f a u t aussi souligner u n autre trait venant distinguer ces rapports de ceux, bien plus diversifiés, que l'on peut observer entre les intérêts organisés, les corps législatifs et l'exécutif. Le formalisme des procès judiciaires rend impossible, ou du moins extrêmement difficile, la transmission d'informations visant à influer sur le verdict final, en dehors des voies de la procédure. 4 Inversement, les tribunaux ne peuvent agir sur le comportement des groupes qu'en leur communiquant le contenu de leurs sentences. Les plus hautes instances judiciaires, de même que les autres échelons supérieurs de l'appareil d ' E t a t , donnent la priorité aux intérêts généraux, dans le cadre de dispositions juridiques d'ordinaire assez large, en s'efforçant de maintenir l'équilibre entre les intérêts adverses des divers groupes de pression. C'est ainsi par exemple que les sentences des instances supérieures, relatives à la législation antitrust, ont pour b u t d'infléchir le rapport des forces sur le marché, de façon à défendre les petites entreprises. Mais ni la jurisprudence américaine, ni le Tribunal des cartels en Pologne n'ont p u s'opposer à la concentration du capital, dont nous parlerons plus loin. P e n d a n t l'entre-deux-guerres, aucun moyen juridique donc a pu y faire obstacle. 4. Cf. F. H A B P E B , E. D. ETHESINGTON', «Lobbyista before the Court», Pennsylvania University Law Review, t. CI, 1953; L. DION, Les groupes et le pouvoir politique aux Etats-Unis, Québec—Paris, 1965, p. 107 sq.
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Groupes de pression et pouvoir
judiciaire
Il arrive pourtant que le dénouement d'une affaire soit facilité par l'identification d'un intérêt de groupe restreint avec l'intérêt général, les intérêts particuliers et généraux n'étant pas en effet nécessairement contradictoires. Il ne faut pas perdre de vue que les dispositions de la loi, y compris celles qui font preuve du plus de casuistique, règlent des situations types. La sentence rendue dans un cas particulier peut par conséquent devenir un précédent, prendre la forme d'une norme juridique, se généraliser et concerner ainsi des groupes de personnes n'ayant ni assisté, ni pris part au procès. De là l'importance que les intérêts organisés (surtout économiques) attachent à l'obtention d'un précédent qui leur soit favorable. Nous ne manquons pas d'exemples de sentences judiciaires touchant de près les intérêts de groupe. Mentionnons, entre autres, la jurisprudence de la Cour suprême américaine, relative à l'esclavage au siècle dernier ainsi qu'à la discrimination raciale à l'époque actuelle, celle ayant trait aux problèmes de l'appartenance aux syndicats ouvriers ainsi qu'aux rapports patrons-syndiqués, 5 les sentences judiciaires annulant le droit de grève 6 sur la base de la loi T a f t - H a r t l e y , les décisions portant sur le contrôle de l'activité des groupes de pression au sein des lobbies ou sur la législation antitrust. Les sentences touchant de près les intérêts de groupe sont le fait aussi bien des tribunaux judiciaires que des tribunaux administratifs dans toute leur diversité. 7 Quant au Conseil d ' E t a t français, il tranche depuis le début du siècle des litiges ayant directement trait aux intérêts de groupe 8 et non pas seulement les litiges qui opposent des individus.
6. E n décembre 1964, la Cour suprême des Etats-Unis rendit un verdict obligeant les patrons à négocier avec les syndicats avant de remplacer les ouvriers syndiqués licenciés. Bien qu'ils ne puissent pas rompre un contrat collectif sans avoir mené au préalable des négociations, les patrons n'en sont pas tenus pour autant à accorder des concessions (New York Times, 15 décembre 1964). 6. D. B. Truman (The Oovernmental Process. Political Interests and Public Opinion, New York, 1955, p. 496) dénonce le caractère tendancieux de cette pratique connue sous le nom de government by injunction. 7. Il convient de mentionner ici les tribunaux administratifs anglais qui sont en principe appelés à trancher les conflits surgissant entre des individus et des agences gouvernementales. Ils ont l'avantage sur les tribunaux judiciaires d'être meilleur marché, plus accessibles et plus souples. Report of the Committee on Administrative Tribunals and Inquiries, Londres, 1959, Cmd 218 (Franks Report), 2e partie. 8. Comme ses sentences concernant le Syndicat agricole d'Herblay (29 juin 1900), le Syndicat ces patrons coiffeurs de Limoges (28 décembre 1906) ou le Syndicat des propriétaires du quartier . . . (21 décembre 1906). Gf. Le Conseil d'Etat. Livre jubilaire, Paris, 1952, p. 326.
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Rappelons à présent, à titre d'exemple, une sentence se rapportant à une seule organisation et constituant un précédent. E n 1957, l'American Médical Association essaya d'empêcher le fonctionnement d'une coopérative médicale créée par des fonctionnaires de Washington, en interdisant à ses membres de collaborer avec les médecins que cette coopérative employait et en refusant de prendre les clients de la coopérative dans les hôpitaux dirigés par des adhérents de l'A.M.A. Une sentence de la Cour suprême vint interdire à l'A.M.A. de se livrer à ce genre de pratique. 9 Les tribunaux qui s'occupent, en principe, des conflits individuels se prêtent tout particulièrement à la défense des intérêts non organisés ou mal organisés, ainsi qu'à la protection des individus qui sont aux prises avec un groupe organisé. Rappelons à cet égard la jurisprudence anglaise relative aux litiges opposant les syndicats ouvriers à leurs anciens adhérents. Il arrive, aux époques de violents conflits sociaux, qu'une haute instance juridictionnelle défende ouvertement les intérêts de groupe les plus réactionnaires de la classe capitaliste. C'est ainsi par exemple qu'au début du New Deal la Cour suprême des Etats-Unis se solidarisa tout à fait avec les cercles les plus conservateurs du monde des affaires, alors que Roosevelt cherchait à consolider les intérêts communs des capitalistes. Les instances inférieures ont beaucoup plus de mal à prendre leurs distances, au nom de l'intérêt général, vis-à-vis des intérêts de groupe. E t là où l'élection des juges va de pair avec des marchandages politiques et des combinaisons de groupe, ces instances résistent encore bien plus difficilement à la pression des intérêts organisés. Il convient d'ailleurs de constater que le système de l'élection des juges rend ceux-ci perméables à la politique courante et politise les tribunaux. Cette remarque s'applique surtout aux Etats-Unis où ce problème doit être envisagé parallèlement au rôle des bosses qui, exerçant un contrôle sur les machines de parti, décident également de l'élection des juges. Mais même les juges des instances inférieures, qui doivent leur élection aux bosses locaux, s'efforcent de garder ne serait-ce qu'une apparence d'indépendance vis-à-vis des groupes d'intérêt. Les organisations des juristes américains influent elles aussi sur l'élection des juges, en formant un groupe de pression spécifique que l'on pourrait qualifier de groupe d'«experts». 10 La nomination, par le président des Etats9. D. D. MACKEAN, Party and Pressure Politics, Cambridge (Mass.), 1949, p. 570. 10. Cf. J . W. HUBST, The Orowth of American Law. The Law Makers, Boston, 1950, p. 360; J . W. PELTASON, Fédéral Courts in the Political Process, Garden City