Le possible de l'impossible: La question de l'expérience-limite chez Georges Bataille (French Edition) 2336413884, 9782336413884

Qu’est-ce que l’au-delà de l’extrême limite de notre pensée et de notre vie ? Telle est la question que pose Bataille en

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French Pages 322 [323] Year 2024

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Table of contents :
REMERCIEMENTS
PRÉFACE
INTRODUCTION
CHAPITRE I La généalogie de l'expérience-limite
CHAPITRE II Une expérience de la non-expérience
CHAPITRE III L'expérience comme mode de savoir
CHAPITRE N L'expérience comme mode d'exister
CHAPITRE V L'expérience comme écriture
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
TABLE DES MATIÈRES
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Le possible de l'impossible: La question de l'expérience-limite chez Georges Bataille (French Edition)
 2336413884, 9782336413884

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Le possible de l'impossible La question de l'expérience-limite chez Georges Bataille

Collection « Prix scientifique » La collection Prix scientifique L'Harmattan publie les manuscrits primés par un jury scientifique qui, sur appel à paiticipation, se réunit une fois par an pour distinguer les mémoires de master 2, les thèses et les HDR dans l'ensemble des domaines couverts par les éditions L'Harmattan. Le jllly est composé de Claudine Blanchard-Laville (sciences de l'éducation, université Paris Nanterre), Jean-Paul Chagnollaud (sciences politiques, CY Cergy Paris Université), Jean-Louis Chiss (linguistique, université Sorbonne Nouvelle Paris 3), Jean­ Marc Lachaud (philosophie et esthétique, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne), Vincent Laniol (histoire), Jean-Claude Némery (droit, université de Reims, Champagne-Ardenne), Bruno Péquignot (sociologie, université Sorbonne Nouvelle Paris 3) , Thomas Pe1rnud (droit, Panthéon-Assas Université), Xavier Richet ( économie, université Sorbonne Nouvelle Paris 3), Denis Rolland (IGESR, histoire et relations internationales, Université de Strasbourg, IUF), Philippe Tancelin (philosophie, études littéraires, université Paris 8 Vincennes Saint-Denis), Gérard Teboul (droit international, université Paris 12-UPEC), Dimitri Uzinidis (économie, université du Littoral, Côte d'Opale). Dernières parutions Damien Calais, La sécurité alimentaire aux Émirats arabes unis. Nourrir une pétromonarchie à l'ère globale, 2024. Diane Gattet, Travailler à la cour nationale du droit d'asile, 2023. Cécile Moreno, Patrice Chéreau et le théâtre Nanterre­ Amandiers (1981-1990), 2023. Maëlle Crosse, Transformation des pratiques pédagogiques dans l'enseignement supérieur, 2023. Clara Romani, La réforme de Colette de Corbie (1381-1447), 2023. Laurence Gandon, Promotion de la santé, 2023. Gavin Marfaing, La contribution du droit à la réalisation d'un objectif environnemental 2023. Manon Contreras, Emotions et virilités au cinéma, 2023.

Tianshu ZHAO

Le possible de l'impossible La question de l'expérience-limite chez Georges Bataille Préface d'Alain Milon

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© 2024, L'Harmattan 5-7, rue de !'École-Polytechnique - 75005 Paris www.editions-harmattan.fr ISBN:978-2-336-41388--4 EAN:9782336413884

REMERCIEMENTS

Ce modeste travail est issu de ma thèse doctorale rédigée lors de mes études à l'Université Paris-Nanterre. À toutes les personnes qui ont joué un rôle indispensable non seulement dans son élaboration, mais aussi et surtout dans ma vie, je voudrais manifester toute ma gratitude: Je tiens en premier lieu à remercier profondément mon directeur de thèse, Monsieur Alain Milon, qui m'a guidé, orienté et soutenu tout au long de ces années. C'est grâce à son vif intérêt pour mon sujet de recherche et à sa générosité d'avoir accepté de m'encadrer que j'ai pu poursuivre, après deux ans de master, mes études à Paris. Ce sont ses enseignements que j'ai suivis dans ses séminaires et conférences, dans ses livres et articles, ainsi que durant notre voyage en Chine, qui ont largement inspiré et alimenté ce travail. C'est son soutien tant intellectuel que moral qui m'a profondément encouragé, en particulier pendant les temps difficiles de pandémie, à lire, écrire, travailler et vivre. C'est notamment avec la liberté d'esprit qu'il m'a accordée que j'ai appris à être autonome dans mes recherches et à oser penser par moi-même. Enfin, je lui suis infiniment reconnaissant de la belle préface qu'il a écrite, qui sert à la fois d'une introduction à cet ouvrage et d'une précieuse leçon de vie. Je voudrais remercier sincèrement Madame Zhuo Yue, Messieurs Dong Qiang - l'un de mes premiers guides dans l'apprentissage du français -, François De March et Jacob Rogozinski d'avoir lu mon travail et participé au jury. Merci pour leurs conseils inappréciables, que malheureusement je n'ai pas pu intégralement incorporer dans cet ouvrage en raison des contraintes de temps et d'espace, mais qui seront certainement bénéfiques pour mes recherches futures. Je souhaiterais également exprimer ma reconnaissance envers mes anciennes professeures et anciens professeurs de l'Université de Pékin, qui m'ont initié aux subtilités de la langue française et m'ont fait découvrir les charmes de la culture française, et qui, même après mon départ en France, ont continué à me soutenir et à m'encourager dans mes études et dans mon travail de traduction. Merci à Sam et Arlette, avec qui j'ai noué, dès mon arrivée à Paris, une amitié solide et sincère. Ils m'ont toujours ouvert grand la porte pour les

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séminaires, et m'ont souvent convié à un café ou un repas pour échanger. Leur hospitalité, teintée sans doute d'un esprit derridien, ainsi que leur générosité et leur enthousiasme, m'ont profondément touché. Merci à Florence pour son soutien constant, tant intellectuel que moral. Son honnêteté et sa bienveillance hors pair, qualités que partage également sa belle famille, m'ont fortement impressionné et influencé. Merci au professeur Martin Jay qui, pendant notre correspondance, n'a jamais hésité à répondre avec patience et minutie à mes questions quelque peu incongrues et naïves, et dont les travaux remarquables ont été une source d'inspiration importante pour le mien. Merci à mes parents pour leur soutien inestimable et leur amour inconditionnel. Leur dévouement a grandement contribué à façonner la personne que je suis devenue aujourd'hui. Merci à tous mes amis parmi lesquels je tiens à mentionner notamment: Alexandre, pour son incomparable esprit heideggérien; Hanlai, Jiawei et Long, pour notre fraternité indestructible et notre communauté acéphale formées à la Bibliothèque nationale de France et sur le bateau ivre, ainsi que pour leur tempérament généreux, jovial et poétique; Hengtao, pour son amitié magnétique de l'autre bout du monde; Liling et Zilong, pour notre entretien infini ainsi que pour leur compagnie durable. J'aimerais enfin exprimer ma gratitude toute particulière à chère Shiau­ Ting, à qui je dois tout. Sa gentillesse, son intégrité et son intrépidité représentent le meilleur de ce monde; sa passion, sa tendresse et sa finesse illustrent la beauté enivrante de la vie. Toutes ces qualités, parmi d'autres, m'ont façonné d'une manière imperceptible mais considérable, me guidant à poursuivre mon chemin avec ardeur et audace. Au fil de ces années se sont établies surtout entre nous une entente et une osmose à la fois intellectuelles, spirituelles et émotionnelles, me laissant croire que nous avons atteint l'intimité absolue mais impossible. Aujourd'hui, séparés par une distance infranchissable, je me rends compte que nous nous touchons, non pas par notre présence, mais «par l'attrait fatal de l'absence»; que «sans hésitation, sans réserve et sans doute», nous donnons «aussi l'impression d'une intimité absolue et absolument sans intimité»; que seule nous tient «l'impossibilité», ce«rapport infini», hélas.

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PRÉFACE

Courageuse tentative que de s'attaquer à la notion de négativité sans emploi. Longtemps oubliée, elle revient avec force à une époque où la place de l'homme est de plus en plus incertaine. Le modèle dialectique proposé par Hegel peut se lire de plusieurs façons. La lecture mécanique d'une thèse suivie d'une antithèse et d'une synthèse nous a longtemps fait croire, et ceci quels que soient les agencements philosophiques, que l'addition valait mieux que la soustraction et que le n+ 1 avait valeur de paradigme universel. Le monde commence-t-il par l'unité? Et l'unité est-elle l'échelle de mesure par excellence. Ne faut-il pas plutôt chercher à comprendre pourquoi le double n'est pas deux fois une unité, une duplication à l'identique, mais l'impossibilité pour une chose d'être une, sorte de duplicité inscrite au cœur des choses. Être double revient en fait à revendiquer l'impossibilité pour l'individu d'être uniforme et surtout indivis. C'est toute la portée de cette négativité sans emploi que Georges Bataille peine à faire comprendre à Alexandre Kojève quand celui-ci introduit La Phénoménologie de l'esprit de Hegel en France, et plus particulièrement la dialectique du Maitre et de }'Esclave, lors de ses séminaires 1933 à 39 à l'École Pratique des Hautes Études, séminaires qui marqueront la plupart des intellectuels français de cette époque. Tianshu Zhao nous propose de revenir sur ce voyage dans son ouvrage: Le Possible de l'impossible: la question de l'expérience-limite chez Georges Bataille. Il a le mérite de remettre en perspective l'entrecroisement des pensées de Bataille et de Blanchot. La question de l'expérience-limite, point de jonction entre ces deux penseurs, offre ainsi l'occasion de repenser la place du sujet et les modalités de son existence. Il propose, à travers sa généalogie de la négativité sans emploi, une relecture de la notion de communauté dont Bataille et Blanchot montreront les failles. L'intention de Tianshu Zhao est simple: comprendre la véritable nature de cette expérience de l'homme dans le temps de la communauté. «J'appelle expérience un voyage au bout du possible de l'homme 1 »: c'est de cette manière que Georges Bataille amorce la question de l'expérience-limite que Maurice Blanchot réactivera dans La Part du Feu et 1 Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1978, p. 19.

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L'Entretien infini: «L'expérience-limite est la réponse que rencontre l'homme, lorsqu'il a décidé de se mettre radicalement en question2 ». Interroger la limite, interroger l'expérience, interroger l'homme dans son expérience de la limite, c'est là toute l'étendue de ce voyage. Mais de quel voyage Bataille parle-t-il en fait? Celui du récit du voyageur, avec ou sans bagages? En aucune façon! Celui-ci étant si commun jusqu'à devenir risible tant les expériences de ces voyageurs se ressemblent qu'elles finissent par se dissoudre les unes les autres dans leur propre vacuité. Ces récits finissent, par leur obscénité, à nous dégoûter de toute envie de voyager. Non, le voyage au bout du possible évoqué par Bataille est ailleurs. Il œuvre dans d'autres archipels, ceux qui mettent au jour l'homme tel qu'il est dans une humanité tout aussi abjecte que noble. Ce voyage nous rappelle la tragédie de l'Occident: la place de l'humanité dans l'homme : «De tous les prodiges de ce monde, le plus grand prodige est l'homme» prophétisait déjà Le Chœur dans Antigone de Sophocle. L'homme est ce monstre aux multiples facettes, tout autant prodige que désastre sans retenue. Et si ce voyage nous touche c'est parce qu'il est l'œuvre d'un voyageur capable d'inscrire son périple dans les limites de son expérience. 'Le Voyageur' du Zarathoustra comme les multiples voyages de Bardamu dans Voyage au bout de la nuit qui fait et défait le même voyage au bout d'un bout qu'il connaît avant même d'avoir commencé à écrire, tous ces grands voyageurs ne font que montrer, à qui veut bien les lire, l'homme dans l'acceptation de ce qu'il a de plus extrême: « . . . on ne vit à la fin d'autre expérience que soi-même . . . que me pourrait-il advenir qui déjà ne fut mien 3 ». Et c'est là toute la puissance des textes de Louis-Ferdinand Céline par exemple : ne pas considérer que l'on apprend de la vie, mais reconnaître, avant même de commencer à voyager, que l'on sait où le voyage va nous mener. C'est peut­ être là que se différencie le triste récit de celui qui s'imagine écrivain parce qu'il raconte 'ses expériences', de l'auteur véritable porteur d'un voyage tel qu'il n'a plus besoin de le commencer; l'existence est bien plus qu'un parcours qui débute par un bout pour finir par un autre et qui se mesure au nombre de ses aventures. Le voyage au bout du possible de Louis-Ferdinand Céline est dans cet instant où il nous fait comprendre que l'expérience de la vie ne s'apprend pas au fil des années, mais qu'elle est cette puissance d'existence qui le pousse à écrire, les anecdotes racontées n'étant que des prétextes donnés aux lecteurs pour qu'ils aient l'impression de progresser dans le récit tout en 'partageant' quelque chose avec son auteur. Il n'y a rien à partager en réalité. C'est sans doute pour cela que le lecteur fasciné par un texte se trompe de destination. Avant même de 'vivre' ses différentes expériences, Céline sait que leur issue est dans cette incapacité à servir d'expériences. Je n'apprends rien de la vie parce que je n'écris pas par 2 Maurice Blanchot, L 'Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 302. 3 Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, « Le Voyageur», trad. Maurice de Gandillac. Paris, Gallimard, 1991, p. 171.

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carence ou compensation affectives, mais aussi parce que le possible de l'existence est inscrit dans les limites de l'homme. Encore faut-il être face à un écrivain capable de mettre en branle ce voyage au bout du possible de l'homme; toute la différence entre les sentiments comme mises à nu de sensibilité, et l'émotion quand elle est la mise en mouvement d'un corps à la recherche de ses limites réside dans cette nuance. La limite de l'expérience-limite n'indique aucune clôture ou mesure de cette clôture; elle est simplement la reconnaissance, quand l'écrivain l'accepte, d'un voyage qu'il est inutile d'entreprendre. L'écriture de Céline offre à ce possible du voyage toute la richesse de son impossibilité. Voyage au bout du bout, expérience-limite, tout est dans notre capacité à appréhender le possible comme l'acceptation de ce que nous sommes exactement. Il n'y a aucun fatalisme dans son écriture; plutôt le refrain de ce qu'est l'homme dans une humanité en train de se désécrire. Désécrire, ce n'est pas effacer ce que l'on a écrit; c'est expliquer les raisons pour lesquelles l'écriture s'inscrit dans sa propre impossibilité, et le temps de l'écriture devient ce moment qui permet à l'écrivain de comprendre et d'accepter le poids de cette impossibilité. Plus j'écris, plus je suis homme, mais plus je montre le manque d'âme de l'humanité dans ce qui la pousse à agir. De la même manière, en écrivant j'écris qu'il est possible d'écrire à l'unique condition d'écrire cette impossibilité d'écrire. Combien sont proches ces mots que tout oppose cependant : écrire et décrire. Si écrire revient pour des écrivains comme Blanchot par exemple à désécrire, décrire au contraire nous laisse croire que l'on peut oublier l'échec de l'écriture; la littérature devenant ce lieu de découverte des multiples possibilités qu'offre la désécriture. Ce possible de l'homme trace ainsi les limites d'une humanité s'écrivant et se désécrivant dans le même instant. L'homme reste, quelles que soient les circonstances, ce monstre aux multiples facettes que Primo Lévi dans Si c'est un homme traduit si bien : «Celui qui tue est un homme, celui qui commet ou subit une injustice est un homme. Mais celui qui se laisse aller au point de partager son lit avec un cadavre, celui-là n'est pas un homme 4 ». Jusqu'où faut-il aller pour que l'homme se perde dans sa bêtise? Pourtant, l'humain de l'homme ne voyage pas d'un point à un autre, de l'intelligence à l'imbécillité, quand celle-ci signifie la débilité mentale; il erre simplement d'une force de caractère à une absence de courage. Zarathoustra ne voyage pas d'une contrée à l'autre, Bardamu non plus; ils rendent simplement le voyage possible à l'image des Sirènes de L'Odyssée qu'évoque Blanchot dans Le Livre à venir. Les sirènes ne chantent pas; elles rendent le chant possible, parce qu'au bout du voyage, il n'y a pas un bout géographique mais un bout poétique qui donne tout son sens au bout du bout du Voyage au bout de la nuit. Et ceci d'autant plus que 4

Primo Levi, Et si c 'est un homme, Paris, Julliard, « Pocket », 1987, p. 269.

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Céline n'écrit pas pour un lecteur, surtout pas celui qui serait satisfait d'avoir partagé avec l'auteur une 'expérience'. Et ceux qui s'imaginent qu'au bout du Voyage au bout de la nuit, il y a la mort, oublient trop vite que le bout du bout n'est pas une extrémité, mais l'expression de l'extrême, un extrême sans localisation, un extrême qui fait comprendre aux lecteurs attentifs qu'il est nécessaire de «désapprendre à voir . . . pour beaucoup voir . . . 5 ». En ce sens, éprouver de la fascination pour quoi que ce soit ne peut être que l'acceptation d'un échec: oublier que l'on était un homme. Faire du bout une extrémité, c'est finalement accepter que l'homme se satisfait de la somme de ses expériences, mais des expériences du narrateur, qu'en avons-nous à faire? Envisager au contraire le bout du voyage comme l'expression de l'extrême quand il met au jour le possible, c'est accepter l'impossibilité du voyage comme d'autres envisagent la possible impossibilité de l'écriture, que l'écriture n'est pas ce qui permet la lecture, que l'expérience-limite est un mourir continuel qui n'a plus besoin de la mort pour se sentir exister, ou que la différence est une modulation sin gulière de la mêmeté. Et ce sont ces variations à l'origine de ce voyage au bout du possible de l'homme qui définissent l'expérience-limite de ces grands voyageurs. L'extrême de Louis-Ferdinand Céline repose sur sa capacité à mettre en branle le possible de l'homme, sa capacité à se montrer tel qu'il est dans toutes ses déconvenues, sans avoir le besoin de se perdre dans les aventures non aventureuses de ses propres expériences tristes et pauvres que les sentiments mettent en scène. Pas de sentiments parce que l'extrême, sans pitié, ne pardonne rien! Dans l'extrême de ce voyage, celui du Voyage au bout de la nuit, nul besoin de bouger pour se déplacer. Nous ne sommes ni dans le voyage intérieur, ni dans la succession d'anecdotes de voyage qui, certes, ne manquent pas dans l'écriture de Céline. Le lecteur doit se faire à l'idée que les pages qu'il va lire sont l'annonce d'un voyage qu'il ne sert à rien d'effectuer. Il nous fait faire l'économie d'un parcours qui se réduirait au déplacement d'un point à un autre. Avant même de commencer à voyager, nous sommes tous inscrits dans un voyage, à condition de savoir ce que nous voulons en faire. Proust, Artaud, Céline vont, chacun à sa manière, dans le bout de ce voyage qu'ils savent impossible. Le Temps retrouvé devient l'instant où l'on comprend enfin que le temps du lien (la lenteur des relations) est d'abord la fiction du lien (l'atmosphère que les paysages de la Seine provoquent par exemple). Les autres, tous les autres, tous ceux qui restent, tous ceux en fait qui cantonnent leur écriture à une incapacité à produire un style, n'écrivent pas mais décrivent leurs états d'âme sans pudeur en oubliant qu'ils refont ce que d'autres ont déjà mille fois. Montaigne est la matière de son livre parce que c'est l'humain au-delà de lui-même qu'il met en scène.

5 F. Nietzsche, op. cit. p. 172.

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Les écrivains qui proposent un véritable style se retrouvent dans ce voyage. Ils voyagent pour montrer qu' «Écrire ne consiste jamais à petfectionner le langage qui a cours, à le rendre plus pur. Écrire commence seulement quand écrire est l'approche de ce point où rien ne se révèle, où au sein de la dissimulation, parler n'est encore que l'ombre de la parole, langage qui n'est encore que son image, langage imaginaire et langage de l'imaginaire, celui que personne ne parle, murmure de l'incessant et de l'interminable auquel il faut imposer silence, si l'on veut enfin se faire entendre6 ». Faire entendre le silence de la nuit, cette autre nuit, celle de la démesure qu'évoque Blanchot dans L'Entretien infini, une nuit qui exprime l'impossibilité - Le Dit n'est jamais qu'à dire - en même temps que l'issue - le possible n'est pas une alternative, un ou bien ou bien, mais simplement l'acceptation d'une voie de passage parmi mille autres. La nuit est«comme un mot unique, le mot fin répété sans fin7 » parce que le voyage de l'expérience-limite est sans fin au sens il ne commence jamais réellement. Au lecteur de risquer ce voyage au bout du bout de la nuit. Alain :Milon

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Maurice Blanchot, L 'Espace littéraire, Paris, Gallimard, Folio, 1988, p. 51-52. Maurice Blanchot,L 'Attente l 'aubli, Paris, Gallimard, coll. L'Imaginaire, 2000, p. 118.

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Il y a devant l'espèce humaine une double perspective : d'une part, celle du plaisir violent, de l'horreur et de la mort - exactement celle de la poésie - et, en sens opposé, celle de la science ou du monde réel de l'utilité. Seuls l'utile, le réel, ont un caractère sérieux. Nous ne sommes jamais en droit de lui préférer la séduction : la vérité a des droits sur nous. Elle a même sur nous tous les droits. Pourtant nous pouvons, et même nous devons répondre à quelque chose qui, n'étant pas Dieu, est plus forte que tous les droits : cet impossible auquel nous n'accédons qu'oubliant la vérité de tous ces droits, qu'acceptant la disparition8 . Georges Bataille, L 'Impossible

Cherchons où nous placer pour que l'expérience-limite, celle que Georges Bataille nomma « l'expérience intérieure» et dont l'affirmation attire sa recherche en son point de plus grande gravité, ne se donne pas seulement pour un phénomène étrange, la singularité d'un esprit extraordinaire, mais garde pour nous son pouvoir d'interrogation. L'expérience-limite représente pour la pensée comme une nouvelle origine. Ce qu'elle lui donne, c'est le don essentiel, la prodigalité de l'affirmation[ ... ]9 Maurice Blanchot, L 'Entretien infini

8 Georges Bataille, L 'Impossible, in OC, III, Paris, Gallimard, 1971, p. 102. 9 Maurice Blanchot,L 'Entretien infini, Paris, Gallimard, 1995, p. 302, 310.

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INTRODUCTION

Les mots de Georges Bataille que nous citons en épigraphe de cette étude sont extraits de la préface qu'il a rédigée pour la seconde édition de L'Impossible en 1962, année même de sa disparition. Ce court passage résume en quelque sorte l'essentiel de sa pensée, qui se présente dans son ensemble comme une contestation du possible et une poursuite de l'impossible. Chez Bataille, le possible est ce qui a «sur nous tous les droits», ce qui est réel et utile, ce qui possède et génère du sens, ce qui rend le monde intelligible, ce qui produit à la fois des richesses matérielles et des valeurs symboliques, ce qui est homogène et témoigne d'une force d'homogénéisation, ce qui consolide l'ordre profane et social, ce qui manifeste donc l'omnipotence de la raison. En un mot, le possible permet à l'homme de transcender sa nature animale et d'entrer dans l'état civil, à la société de s'établir et de se développer. Tandis que l'impossible, que Bataille a qualifié successivement d'informe, d'hétérogène, d'inutile, d'improductif, d'inconnu, de sacré ou encore de souverain, se situe au-delà des limites de la pensée, de l'homme et de l'histoire. Il côtoie la violence, le chaos et la mort. Toutefois, cette part maudite, «plus forte que tous les droits», nous hante et nous fascine. Elle ressemble à la Terre promise qui est interdite à Moïse mais qu'il embrasse d'un regard ardent; au grand château qui est infiniment lointain mais que le héros de Kafka brûle d'atteindre; à la nuit dans laquelle sombre Phèdre consumée d'un amour incestueux, nuit qui s'oppose au jour, qui est constamment dissipée par les lumières, mais qui suscite en nous une passion permanente, qui nous pousse à céder à son attrait malgré nous, malgré le risque de notre propre destruction10 . Le mouvement du possible à l'impossible, voilà ce que décrit le terme d'expérience-limite. Toutes nos expériences, sans exception, se déroulent dans le monde du possible. Elles sont fondées sur notre pensée et notre vie, et elles façonnent notre manière 10 « La passion de Phèdre est une passion qui est née de la nuit. Non seulement lien qu'elle rejette, qu'elle ne comprend pas, qui est en elle étranger à toutes possibilités humaines, mais désir qu'elle ne peut poursuivre dans le monde clair, attache qui, chaque fois que s'ébauche une conciliation avec l'existence, l'assujettit plus fort à la destruction, son obscur amour trahit tout ce qui pourrait le rendre viable et ne cherche qu'à se saisir lui-même dans l'impossible.» Maurice Blanchot, Faux pas, Paris, Gallimard, 1987, p. 82.

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de penser et de vivre. Cependant, par l'expérience, Bataille va à la limite de la pensée et de la vie pour accéder au dehors, à l'impossible, où il voit se dissimuler le plus grand secret de l'être humain. Qu'est-ce donc que cet impossible qui constitue l'aboutissement de l'expérience-limite, tout comme la mer est la destination de tous les ton-ents? C'est la première question que nous aborderons dans cette étude. Pour essayer de donner une réponse à cette question, il est ainsi clair que notre approche sera prioritairement philosophique. Ce choix méthodologique signifie que, dans notre lecture des ouvrages de Bataille, nous privilégierons une analyse conceptuelle de sa pensée plutôt qu'une étude rhétorique de ses textes. Mais il se pose aussitôt une difficulté, à savoir que pour un écrivain­ penseur tel que Bataille, le fond et la forme de ses écrits sont étroitement entrelacés et la sensibilité de son expression compte peut-être même plus que l'intelligence de sa philosophie, et que sa parole poétique consiste souvent à briser la continuité de son discours discursif. Nous reconnaissons pleinement cette complexité et nous n'avons aucune intention de dissocier son dit de son dire. Cependant, dans le cadre limité d'un seul travail ayant d'ailleurs une ambition d'objectivité, de rationalité et de systématicité, nous sommes ainsi contraints de n'adopter qu'une seule méthode de recherche pour aborder son œuvre. De plus, ces mêmes limites nous obligent aussi à circonscrire le corpus de Bataille auquel nous nous référerons. Nous sommes fortement conscients que la notion d'expérience traverse l'ensemble de ses textes et que l'impossible est ce qu'il poursuit dans chaque domaine de recherche. Mais si notre étude donne l'impression que nous mettons l'accent plutôt sur ses essais ésotériques, scientifiques ou critiques que sur ses créations littéraires, ce n'est pas parce que nous jugeons ces dernières comme moins significatives ou incompatibles avec le thème de notre recherche. Bien au contraire, pour Bataille, l'écriture littéraire est elle-même l'expérience, celle qui pourrait conduire à l'impossible. Pour cette raison, sa littérature devrait posséder une autonomie propre et mériter une étude monographique à part entière. Toute tentative de la réduire à une simple illustration des notions développées par son auteur s'apparenterait à une mutilation, tentative que nous nous efforcerons d'éviter dans ce travail. D'autre part, nos efforts se concentreront plutôt sur une analyse théorique générale de la pensée de Bataille, en particulier de son volet concernant les problèmes existentiels de l'homme. Nous chercherons à ne pas nous attarder sur une étude biographique et historique de sa vie, et à évoquer moins ses écrits sur l'actualité économique, sociale et politique de son temps. Une telle sélection de références est certes discutable, car la plupart des livres et des articles de Bataille répondent, explicitement ou implicitement, à des questions concrètes. Et ce faisant, nous risquerions de sous-estimer la valeur de sa critique sociale et politique. Cependant, la profondeur et l'étendue de celle­ ci, qu'elle porte sur le capitalisme, le fascisme ou le communisme, dépassent les limites de notre humble recherche, dont l'objectif est d'explorer l'au-delà 18

du possible. C'est pourquoi nous nous éloignerons volontairement des débats sur les affaires idéologiques de l'époque, sans nous interdire néanmoins de nous y référer chaque fois que cela s'avère pertinent. Pour répondre à la première question que nous avons soulevée, il nous paraît aussi indispensable, tout en nous penchant sur les propres écrits de Bataille, d'examiner sa pensée dans le contexte de l'histoire de la philosophie et de la mettre en parallèle avec celles d'autres penseurs et écrivains. Cette démarche est cruciale non seulement parce que Bataille lui­ même s'est nourri des œuvres philosophiques, socio-anthropologiques et littéraires de ses prédécesseurs et contemporains, mais aussi parce que la notion d'impossible a été abordée de diverses manières par beaucoup d'autres. L'au-delà des limites de notre expérience, n'est-ce pas l'Idée que nous devons contempler et à laquelle nous devons aspirer chez Platon, la chose en soi devant laquelle doit s'arrêter notre connaissance sensible chez Kant, ou l'être transcendant qui est censé prédéterminer notre essence et que nous devons rejeter chez Sartre? Cependant, selon Bataille, l'impossible qu'il envisage n'est pas Dieu, ni l'unité, l'éternité ou l'être qu'il incarne. D'ailleurs, il pense que toute cette tradition philosophique reste du côté du possible. Ainsi semble-t-il, à première vue, que sa pensée se situe en dehors du cadre de la philosophie occidentale, voire de la pensée elle-même. De plus, est-il légitime de classer Bataille parmi les philosophes au sens classique du terme, étant donné qu'il refuse lui-même cette étiquette et que son entreprise diffère considérablement de leur travail? En général, la philosophie est un système conceptuel. Mais au lieu de produire des concepts clairs et intelligibles qui s'agencent pour former ensemble une pensée monumentale, Bataille développe plutôt des notions dont chacune n'est pas moins floue et énigmatique que les autres et qui semblent se consumer et se sacrifier pour finalement devenir quelque chose d'insaisissable. C'est pourquoi, si dans les pages à venir nous mettons en comparaison, parfois quand nous le jugeons nécessaire, ses notions avec d'autres concepts philosophiques logiquement élaborés et minutieusement démontrés, nous n'aurons aucune intention d'interroger sa place dans l'histoire de la philosophie. Notre objectif n'est pas d'enquêter sur sa contribution à l'évolution des concepts ou au développement de la pensée. D'après Blanchot, ce que nous apporte la philosophie au sens large, c'est plutôt «une manière d'interroger qui, même là où tout s'affirmerait, ne permettrait pas qu'il y ait réponse à tout». Et ce qu'a fait Bataille tout au long de sa vie d'intellectuel, c'est d'interroger, voire de contester la philosophie en tant que recherche de la vérité incontestable ainsi que toutes les vérités établies. C'est uniquement dans ce sens-là que nous nous permettons d'appeler son écriture une philosophie, mode d'expression qui s'oppose pourtant «à toute parole certaine qui décide, à toute réalité triomphante qui se proclame, à toute déclaration unilatérale, à toute vérité substantielle, à tout savoir traditionnel, - d'une manière générale à toute 19

parole fondée sur un rapport de puissance, lequel se dérobe nécessairement sous un système de valeurs1 1 ». Et ce que nous envisageons de faire dans cette étude philosophique de l'expérience-limite, ce sera, tout comme l'a fait Blanchot, d'interroger le «pouvoir d'interrogation» que possède la pensée de Bataille, c'est-à-dire d'enquêter sur comment, à travers cette notion, il a révolutionné nos conceptions traditionnelles du savotr, de l'être et de l'écriture. En ce sens, notre lecture de l'histoire de la pensée occidentale sera d'abord guidée par le regard critique que Bataille a lui-même porté sur la philosophie, la socio-anthropologie et la littérature. Dans nos analyses suivantes, nous privilégierons les penseurs et écrivains qui ont directement inspiré Bataille, qui l'ont beaucoup influencé tout en étant constamment contestés par lui, et qui ont été ses principaux contradicteurs. Ce sont les cas de Nietzsche, de Hegel-Kojève et de Mauss, de Sartre. Ensuite, nous aborderons également des penseurs dont les liens avec Bataille semblent moins évidents et sont peu étudiés, mais qui ont tous à leur manière réfléchi à l'expérience de l'impossible. D'une part, nous avouons que ces choix sont en pa1tie personnels, basés sur nos propres préférences et intérêts. Mais d'autre part, nous croyons que la comparaison entre leur pensée et celle de Bataille contribuera à mieux éclaircir la singularité de cette dernière. Ce sont notamment les cas de Levinas et de Benjamin. Puis, il paraît que dans cette étude consacrée à l'inte1rngation de Bataille sur la philosophie traditionnelle, étude ayant comme mot-clé la notion d'expérience, nous ne pourrons pas éviter de mentionner quelques philosophes emblématiques tels que Platon, Descartes, Kant et Husserl. En raison de nos propres limites, nos analyses de leur pensée seront inévitablement schématiques et partielles, peut-être même caricaturales. Nous reconnaissons ce risque, mais tout en précisant que notre intention est avant tout de tracer les grandes lignes de la tradition philosophique afin de mieux comprendre comment Bataille l'a transcendée, que nous concentrerons moins notre attention sur cette tradition en elle­ même que sur la manière dont Bataille l'a examinée de façon critique. Enfin, en ce qui concerne la réflexion menée par celui-ci sur la littérature, nous adopterons une méthode de recherche similaire. Étant donné que nous ne possédons pas suffisamment les connaissances approfondies pour disséquer l'écriture de chaque écrivain tel que Sade, Baudelaire, Proust, Kafka, Breton, Camus et bien d'autres, nous nous contenterons alors, à travers soit les critiques faites par Bataille à leur égard, soit la mise en parallèle de leur conception littéraire et celle de Bataille, de mettre en lumière ce que celui-ci envisage lui-même par la littérature. L'expérience est«un voyage au bout du possible de l'homme12». Mais à la lecture de Bataille, nous ne pouvons pas nous empêcher de demander si Maurice Blanchot, « L'étrange et l'étranger», in La Nouvelle Revue française, n° 70, octobre 1958, p. 673. 12 Georges Bataille, L 'Expérience intérieure, in OC, V, Paris, Gallimard, 1973, p. 19. 11

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l'expérience-limite se limite réellement à être un mouvement d'interrogation conduisant à un dehors où s'éteignent toutes les possibilités humaines, si avec cette notion notre auteur s'est contenté simplement de révéler le destin tragique de l'homme. En contestant ce que nous considérions classiquement comme impossible, Bataille a poussé les limites de notre savoir et de notre être, les a étendues encore plus loin. Au-delà de ces limites réside un monde absolument inaccessible. Mais en le recherchant désespérément et vainement, il a tout de même élargi notre espace de vie, enrichi notre connaissance et notre existence. Cela dit, dans quelle mesure est-ce différent de ce qu'avaient accompli ses prédécesseurs? En d'autres termes, il a certainement avancé plus loin que d'autres sans s'adonner à aucune forme de consolation. Néanmoins, il n'a jamais quitté le chemin même de la philosophie. Confrontés à ce dilemme, nous ressentons le besoin de nous tourner vers l'idée de Blanchot, selon laquelle l'expérience-limite, plus qu'un mouvement d'interrogation et de contestation, est avant tout une pure affirmation. L'affirmation de quoi? Non pas de nouvelles possibilités découlant de notre expérience qui mène au bout du possible, mais plutôt de son impossibilité d'atteindre l'impossible. Cela revient à dire que l'expérience-limite, plus que le mouvement de Phèdre vers la nuit, est avant tout celui d'Orphée vers la « profondeur » de la nuit, celui «qui ne veut pas Eurydice dans sa vérité diurne et dans son agrément quotidien, qui la veut dans son obscurité nocturne, dans son éloignement, avec son corps fermé et son visage scellé, qui veut la voir, non quand elle est visible, mais quand elle est invisible, et non comme l'intimité d'une vie familière, mais comme l'étrangeté de ce qui exclut toute intimité, non pas la faire vivre, mais avoir vivante en elle la plénitude de sa mort13». L'expérience-limite ne se limite pas à une interrogation sur ce que pourraient être notre pensée et notre vie dans l'impossible, mais elle est aussi et surtout une interrogation sur ce que deviendraient notre pensée et notre vie quand elles s'avèrent impossibles, et en même temps une affirmation de ce devenir. C'est ainsi que l'expérience­ limite, selon Blanchot, représente pour nous comme «une nouvelle origine». Elle n'est pas seulement un voyage aboutissant à la limite, mais aussi et smtout un voyage débutant à la limite. C'est dans cette perspective que nous souhaitons explorer, en tant que seconde question de notre étude, le possible de l'impossible: non plus ce qui est à connaître, à faire ou à écrire, mais plutôt les faits mêmes de connaître, d'exister et d'écrire. Avec cette seconde question, il est clair que notre cheminement nous mènera de la lecture bataillienne de la philosophie à une lecture critique de Bataille. Notre objectif est de déceler au sein de sa pensée interrogative un aspect affirmatif, de dégager de son interrogation sur l'impossible ce qui pourrait être une affirmation du possible de l'impossible. Un tel travail ne sera pas sans difficulté, car chez Bataille, l'interrogation et l'affirmation sont 13

Maurice Blanchot,L 'Espace littéraire, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais», 1988, p. 226.

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essentiellement unies, car son désir ardent d'atteindre l'impossible par l'expérience est toujours entrelacé avec une volonté de simplement vivre l'expérience malgré son impossibilité d'y parvenir. Pour cette raison, tout en essayant de rester fidèles à sa pensée et à ses écrits, parfois nous ne pourrons pas éviter d'avoir l'impression de forcer peu ou prou le sens de ses mots, voire de surinterpréter ses propos à notre bénéfice. En outre, notre lecture de Bataille est principalement fondée sur celle qu'a faite Blanchot, comme en témoigne notre choix du terme « expérience-limite » plutôt qu'« expérience intérieure 14 ». Mais le fait de rabattre l'expérience intérieure sur l'expérience-limite dans une recherche centrée sur la pensée de Bataille risquerait de mutiler celle-ci, d'occulter ses certains volets importants en faveur de la lecture blanchotienne et de restreindre la richesse de la notion d'expérience, qui est pourtant ouverte à de multiples interprétations. Nous sommes pleinement conscients de ces problèmes. Néanmoins, bien que notre choix de perspective puisse sembler contestable, il est important de noter que notre intention n'est pas de fournir une étude exhaustive de la pensée et de l'œuvre de Bataille, car cela dépasse nos capacités et il existe déjà de nombreux ouvrages éloquents sur ce sujet. Notre seul but est de présenter notre lecture personnelle de Bataille. D'ailleurs, notre décision de recourir à l'interprétation blanchotienne, qui est aussi partagée dans une certaine mesure, on le verra, par Foucault, Derrida, Deleuze et même Nancy, bien qu'avec des réserves, n'a pas été prise à la légère. Elle confirme notre propre hypothèse découlant de notre compréhension de la philosophie de Bataille. Tout comme ce dernier découvre chez Nietzsche quelque chose qui s'oriente vers le tragique plutôt que vers la puissance, nous identifions également chez lui une volonté de se détourner d'une interrogation métaphysique sur l'être en tant qu'unité, plénitude ou continuité, pour développer une sorte de pensée éthique ou une certaine hypermorale, qui trouve son incarnation dans l'expérience-limite en tant qu'affirmation non-positive. Une telle volonté résonne aussi avec celle de ses contemporains et de ses successeurs que nous venons d'évoquer, qui cherchent tous à sortir de la dialectique, de l'ontologie et du logocentrisme de la pensée occidentale. En somme, ce travail modeste qui ne se bornera pas à repérer les ambiguïtés et les paradoxes dans la pensée 14

L'expérience-limite est la notion élaborée par Blanchot à partir de celle d'expérience intérieure, abordée par Bataille principalement dans son ouvrage éponyme publié en 1943. En 1962, année même du décès de Bataille, Blanchot a publié un article consacré à la pensée de son ami, intitulé précisément « L'expérience-limite» (in La Nouvelle Revue française, n° 118, octobre 1962, p. 577-592), article qui a ensuite été repris sous le titre « L'affirmation et la passion de la pensée négative» dans L 'Entretien infmi publié en 1969 (op. cit. , p. 300-313). Il faut indiquer que dans cet ouvrage, « l'expérience-limite» devient le titre de la deuxième partie ainsi que celui du neuvième chapitre de cette même partie, dans lequel paraît le texte mentionné ci-dessus. Ce chapitre réurrit également un autre article de Blanchot sur l'écriture de Bataille, intitulé « Le jeu de la pensée» (p. 313-322), article paru tout d'abord sous le même titre dans le numéro spécial en hommage à Bataille de la revue Critique un an après sa disparition (n° 195-196 (Hommage à Georges Bataille), août-septembre 1963, p. 734-741). 22

de Bataille, mais constituera également une tentative audacieuse pour les surmonter, sera en soi une expérience, un essai, une épreuve, dont la fin n'est pas prédéterminée, mais qui nous conduira où elle mènera. Pour commencer cette aventure, il semble essentiel dans un premier temps de faire une brève généalogie de la notion d'expérience-limite, afin de saisir ses caractères principaux et d'éclaircir les problématiques de notre travail. Nous nous permettons de réserver la présentation du plan et de la structure de cette étude pour la fin du premier chapitre.

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CHAPITRE I La généalogie de l'expérience-limite

1.1. L'expérience intérieure de Bataille 1. 1.1. Un mouvement de contestation Au commencement de cette étude sur Georges Bataille est l'impossible, car sinon comment pourrions-nous aborder l'œuvre de cet écrivain polymorphe, composée de la philosophie, de la socio-anthropologie, de l'économie, de la politique, de la littérature et de la critique littéraire et artistique? Pourtant, nous voulons tenter l'impossible, en proposant l'expérience intérieure comme la clé de lecture de cette pensée construite sur une multitude de notions-clés, car elle représente ce voyage vers l'impossible auquel s'est consacré Bataille de toute sa vie. :Mais pour plus de clarté, il est important d'indiquer que cette notion n'a pas toujours occupé une place centrale chez lui. Le parcours d'écrivain de Bataille a débuté dans les années trente, décennie marquée par son engagement actif dans des activités publiques et communautaires. Il a fondé des revues, publié des articles et créé différents groupes intellectuels, sociaux et politiques15 . Les divers thèmes dont il traitait pendant cette période, à savoir l'informe, l'hétérogène, la dépense, le sacré et le sacrifice, ont en général une connotation plutôt exotérique et constituent une critique de la conception traditionnelle de l'homme, de la société et du monde. Dans une certaine mesure, ces recherches de nature scientifique et menées sur la réalité objective semblent en apparence incompatibles avec l'expérience intérieure qui privilégie le vécu subjectif du sujet. C'est peut-être la raison pour

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Parmi les activités politico-intellectuelles auxquelles Bataille a participé durnnt les années trente, on compte, entre autres, la revue Documents (1929-1930), le Cercle communiste démocratique (1930-1934) ainsi que la revue La Critique sociale (1932-1934) qui en a dérivé, le mouvement Contre-Attaque (1935-1936), la revue Acéphale (1936-1939) ainsi que la société secrète du même nom (1937-1939), le Collège de sociologie (1937-1939). Tous les articles de Bataille datant de cette époque sont réunis dans les tomes I et II de ses Œuvres complètes (Paris, Gallimard, 1970).

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laquelle cette dernière n'était pas encore pleinement intégrée dans le lexique de Bataille à cette époque. Ce n'est que jusqu'à la Seconde Guerre mondiale que la notion d'expérience intérieure est passée au premier plan. C'est une période où Bataille, après s'être retiré de la scène publique, menait une vie solitaire. Avec ses engagements sociaux et politiques avortés et ses tentatives de former des communautés intellectuelles averees impossibles, ses préoccupations antérieures ont cédé la place à une méditation personnelle et mystique. Le résultat en a été une série de textes réunis quelques années plus tard sous le titre La Somme athéologique, dont le premier tome s'intitule L'Expérience intérieure16 . Comme son nom le manifeste, ce livre ouvre une dimension différente de celle des écrits d'avant-guerre de Bataille. Il se veut ésotérique. Dans cette œuvre, l'auteur se détourne de ses études socio­ politiques pour s'enfoncer dans l'espace intérieur du sujet et parler d'une manière fragmentaire de ses expériences individuelles, mystérieuses, voire extravagantes, oscillant entre l'angoisse et l'extase et apparaissant comme extrêmement obscures et incommunicables. En suivant un tel chemin solitaire et en s'adonnant à une telle pratique contemplative, Bataille semblait s'enfermer totalement dans son intériorité subjective, c'est-à-dire plonger dans une pensée intime et inaccessible aux autres, et rompre ainsi avec ses recherches autrefois exotériques. Mais ce style personnel et hermétique a radicalement changé après la guerre, quand Bataille est rentré dans la vie publique et communautaire. À cette époque, il a fondé la revue Critique et a publié de grands ouvrages socio-anthropologiques, économiques, politiques, ainsi que des critiques littéraires et artistiques 1 7 . Il a repris dans une certaine mesure les questions Sous La Somme athéologique sont principalement réunis le triptyque que Bataille a écrit durant la guerre, L 'Expérience intérieure (1943), Le Coupable (1944) et Sur Nietzsche (1945), ainsi que certains autres textes qu'il a écrits après la guerre. L'ensemble de ces textes est repris dans les tomes V et VI de ses Œuvres complètes (Paris, Gallimard, 1973). « La somme athéologique » était le titre générique proposé par Bataille aux éditions Gallimard lorsqu'elles ont décidé, en 1950, de rééditer ses trois grands livres achevés pendant la guerre. À l'époque, Bataille a élaboré un plan pour cette somme, voulant y réunir des textes déjà écrits et y ajouter de nouveaux textes à écrire. Mais ces derniers ne verraient jamais le jour et la somme elle­ même, comme nous le savons maintenant, ne serait pas publiée non plus sous la forme initialement conçue. D 'ailleurs, dans les années suivantes, Bataille a élaboré plusieurs autres plans pour remplacer le premier, plans tous prévoyant la publication de nouvelles œuvres qui ne verraient pas davantage le jour, plans donc finalement avortés. Sur les plans de La Somme athéologique, voir Georges Bataille, « Plans pour la Somme athéologique», in OC, VI, op. cit., annexes, p. 359-374. 1 7 Les articles de Bataille publiés après la guerre sont réunis dans les tomes XI et XII de ses Œuvres complètes (Paris, Gallimard, 1988). Ses ouvrages socio-anthropologiques, économiques et politiques, on compte principalement La Part maudite (1949), L 'Érotisme (1957), Les Lannes d'Éros (1961), L 'Histoire de l 'érotisme (posthume), Théorie de la religion (posthume) et La Souveraineté (posthume), qui sont repris dans les tomes VII, VIII et X de ses Œuvres complètes (Paris, Gallimard, 1976 pour les deux premiers et 1987 pour le dernier). Ses critiques littéraires et artistiques, telles que Lascaux ou la naissance de l 'art 16

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auxquelles il avait réfléchi dans les années trente et les a développées dans une dimension plus vaste et systématique1 8 . De nouveaux thèmes, tels que l'économie générale, l'érotisme et la souveraineté, ont alors vu le jour. Dans tous ces écrits, bien qu'elle ne soit pas disparue, l'expérience intérieure n'est plus une notion de première importance. Et le discours autrefois ésotérique est remplacé par un discours de nouveau exotérique, adoptant une approche plus scientifique et historique. Cette récapitulation de l'évolution de l'expérience intérieure nous permet ainsi de conclure que cette notion au sens étroit, c'est-à-dire en tant qu'expérience subjective et mystique de Bataille née de sa solitude et de ses tourments spirituels, ou du «supplice» pour employer sa propre expression19 , ne marque qu'une période particulière de sa vie, et pour cette raison ne pourrait pas être considérée comme la notion centrale autour de laquelle se construit toute sa pensée. Cependant, tout comme l'indique Barthes, Bataille a peut-être écrit « toujours un seul et même texte20 ». Bien que cette constatation repose principalement sur le fait que l'écriture de Bataille déconstruit la conception conventionnelle de l'œuvre et ne peut pas être prise dans «un simple découpage des genres21 », elle pourrait également s'appliquer parfaitement à sa pensée. Autrement dit, comme ses œuvres datant de différentes époques et relevant de différents genres sont traversées par un seul et même texte, ses notions, quant à elles, se lient étroitement les unes aux autres, se complètent

(19 5 5), Manet (19 5 5) et La Littérature et le mal (19 57) sont reprises dans le tome IX de ses Œuvres complètes (Paris, Gallimard, 1979). 18 D 'une part, après la guerre, Bataille ne se contentait pas d'écrire simplement des articles, mais a commencé à développer ses notions dans des livres bien structurés. D 'autre part, comme il l'avait envisagé de faire avec La Somme athéologique, il n'a jamais cessé de chercher à intégrer ces livres dans un système plus vaste. Un exemple était le projet d'une « Histoire universelle», dont l'idée remontait à 1934 dans une lettre adressée à Raymond Queneau (cf. Georges Bataille, Choix de lettres (1917-1962) , éd. établie, présentée et annotée par Michel Surya, Paris, Gallimard, coll. « Les cahiers de la NRF», 1997, p. 82), et que Bataille a caressé jusqu'à sa mort, projet qui, comme beaucoup d'autres, a été sans cesse abandonné et recommencé, mais ne serait jamais accompli. En ce sens, ses œuvres d'après­ guerre évoquent la possibilité d'une telle histoire universelle, mais n'en apparaissent en même temps que « comme des ébauches, au mieux, que comme des fragments » (Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l 'œuvre, Paris, Gallimard, coll. « Tel», 2012, p. 481. Sur le projet de cette « Histoire universelle», voir p. 532-533). 19 « Le supplice» est le titre de la deuxième partie de L 'Expérience intérieure, qui avec la quatrième constituent « les seules parties de ce livre écrites nécessairement - répondant à mesure à ma vie» (op. cit., p. 9-10). 20 « Comment classer Georges Bataille ? Cet écrivain est-il un romancier, un poète, un essayiste, un économiste, un philosophe, un mystique ? La réponse est si malaisée que l'on préfère généralement oublier Bataille dans les manuels de littérature ; en fait, Bataille a écrit des textes, ou même, peut-être, toujours un seul et même texte. » Roland Barthes, « De l'œuvre au texte», in Le Bruissement de la langue, in Œuvres complètes, éd. établie et présentée par Éric Marty, Paris, Seuil, 1993-1995, t. II, p. 1212. 21

Ibid.

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et forment ensemble une pensée de la limite22 . Quelle est alors cette pensée ? En un mot, elle est caractérisée par un esprit de contestation. Cela veut dire que Bataille essaie continuellement de rompre avec ce qui est déjà établi, de dépasser les limites de ce qui est traditionnellement tenu pour vrai, certain et incontestable, et d'ébranler ainsi ce que nous croyons savoir sur l'homme, la société et le monde. Et toute cette pensée peut se résumer dans l'expérience intérieure, qui est fondamentalement un mouvement de contestation. Bataille dit : « l'expérience intérieure répond à la nécessité où je suis - l'existence humaine avec moi - de mettre tout en cause (en question) sans repos admissible23 ». En d'autres termes, elle est à la fois le principe directeur qu'il suit et la méthode qu'il adopte en menant ces recherches dans différents domaines : ne jamais tenir quelque chose pour acquis et toujours remettre en question les vérités et les valeurs établies. Dans cette perspective, bien que l'expérience intérieure ne joue le rôle central que dans La Somme athéologique et semble par son aspect hermétique et mystique se différencier des autres notions de Bataille, en tant que mouvement de contestation, son origine remonte aux premières années de son parcours d'écrivain et ses traces se trouvent partout dans ses écrits tardifs. Dans les articles d'avant-guerre de Bataille, nous pouvons observer une critique virulente du beau, du noble et du sublime que célèbrent l'idéalisme et le surréalisme, de la raison instrumentale qui règne dans la société bourgeoise, ainsi que de la dangereuse tendance à l'homogénéisation que manifestent certains mouvements sociaux et politiques de l'époque. D'ailleurs, selon Bataille, sa première expérience intérieure date de la fin des années vingt24 , période où le terme lui-même apparaît pour la première fois dans l'un de ses premiers textes 25 . Certes, plutôt qu'une notion 22

En parlant de la définition du « texte », Barthes dit : « Si le Texte pose des problèmes de classification (c'est d'ailleurs l'une de ses fonctions "sociales"), c'est qu'il implique toujours une certaine expérience de la limite (pour reprendre une expression de Philippe Sollers). [ . . . ] le Texte est ce qui se porte à la limite des règles de l'énonciation (la rationalité, la lisibilité, etc.). Cette idée n'est pas rhétorique, on n'y recourt pas pour faire "héroïque" : le Texte essaie de se placer très exactement derrière la limite de la doxa [ . . . ] ; en prenant le mot à la lettre, on pourrait dire que le Texte est toujours paradoxal. » (Ibid., p. 1212-1213.) De ce passage, nous pouvons constater que l'idée de l'expérience-limite est au cœur de la conception barthienne du texte. D 'ailleurs, si Barthes emprunte l'expression « expérience de la limite» à Sollers, il faut noter que celui-ci en hérite de Bataille. Il l'aborde dans L 'Écriture et / 'expérience des limites (Paris, Seuil, coll. « Points. Essais», 2018), dont l'un des essais est consacré à l'écriture de Bataille (cf. « Le toit : Essai de lecture systématique», p. 105-138). 23 Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cit., p. 15. 24 Dans L 'Expérience intérieure, Bataille mentionne qu'il a eu sa première expérience intérieure « il y a quinze ans de cela (peut-être un peu plus)» (ibid, p. 46). Étant donné que son livre a été rédigé au début des années quarante. Si ce qu'il dit est exact, cette expérience devrait alors dater de la fin des années vingt. 25 « Mais le moins frappant n'est pas que de nos jours, où la coutume du sacrifice est en pleine décadence, la signification du mot, dans la mesure où elle exprime encore une impulsion révélée par une expérience intérieure, est encore aussi étroitement liée qu'il est possible à la notion d'esprit de sacrifice, dont l'automutilation des aliénés n'est que l'exemple le plus

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soigneusement forgée, il n'est qu'une express10n parmi d'autres, utilisée sans être développée en profondeur, donc ne possède pas encore de signification singulière et se trouve absent dans les autres écrits contemporains de l'auteur. Pourtant, dans le texte où il est employé, il est associé au sacrifice, notion dont Bataille parle abondamment pendant ces années. Il faut souligner que le sacrifice signifie pour lui précisément la transgression des limites d'un ordre établi, celui de l'utile et du profane, pour accéder à un nouvel ordre, celui de l'inutile et du sacré. Ainsi, cette idée du sacrifice contient déjà en germe l'esprit de contestation, et l'expérience intérieure elle-même est déjà sous-entendue dans ses textes des années trente. Dans ses grands ouvrages d'après-guerre, nous voyons se développer une réflexion inscrite toujours dans la même lignée et approfondie davantage, réflexion qui porte sur l'histoire humaine, la construction sociale et la création artistique, qui explore sans cesse ce que l'homme pourrait être au­ delà du principe d'utilité, de la pensée discursive et des limites du réel. Dans ces écrits, bien que la notion d'expérience intérieure ne soit pas la préoccupation principale de l'auteur, elle constitue le fondement sur lequel se développent ses autres notions. Par exemple, dans la première partie de L'Érotisme, Bataille commence par un chapitre intitulé «L'érotisme dans l'expérience intérieure», dans lequel il considère l'érotisme comme l'une des fo1mes majeures de l'expérience intérieure car il identifie celle-ci au mouvement général de transgression des interdits 26 . En la dégageant du mysticisme et de l'intériorité subjective, il paraît ainsi essayer de lui conférer une objectivité et une scientificité, afin de l'appliquer à ses études socio­ anthropologiques, économiques et politiques. Il admet lui-même que les données objectives et scientifiques «ne sauraient s'opposer à l'expérience intérieure qui leur répond, mais elles l'aident à sortir du fortuit qui est le propre de l' individu27 ». En ce sens, étant une notion particulière sur laquelle Bataille ne se concentre principalement que pendant une période particulière, l'expérience intérieure est en même temps celle que préparent ses réflexions antérieures et qui guide ses recherches postérieures. Il est donc raisonnable de la tenir pour le fil conducteur de toute sa pensée. 1.1.2. Un voyage au bout du possible Cependant, ce que nous avons exposé jusqu'à présent, en adoptant une vue sommaire et schématique de l'évolution de la pensée de Bataille, ne permet pas encore d'atteindre l'essentiel de l'expérience intérieure. Car absurde mais le plus terrible.» Georges Bataille, « La mutilation sacrificielle et l'oreille coupée de Vincent Van Gogh», in OC, !, op. cil. , p. 264. Ce texte a été publié d'abord dans la revue Documents (n° 8, 1930, p. 10-20). 26 Cf. Georges Bataille, L 'Érotisme, in OC, X, op. cil. , p. 33-42. 27 Ibid. , p. 39.

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l'esprit de contestation n'est-il pas inhérent à l'homme rationnel, qui s'efforce constamment, en niant les autorités existantes, de découvrir de nouvelles vérités et de créer de nouvelles valeurs, afin de se faire progresser et faire avancer le monde? Et l'expérience en elle-même n'est-elle pas toujours le moyen par lequel nous réalisons de tels projets et parvenons à leurs fins? Quelle est alors la sin gularité de cette expérience dite intérieure, qui non seulement se différencie dans une certaine mesure des autres notions développées par Bataille dans ses recherches scientifiques, mais aussi se veut absolument autre que la pensée discursive elle-même? En tant que mouvement de contestation, qu'est-ce que cette expérience conteste finalement? En un mot, ce que Bataille remet en question tout au long de sa vie, c'est le principe d'utilité, ou la rationalité instrumentale et discursive qui le sous-tend. C'est pourquoi, au début de son ouvrage consacré à l'expérience intérieure, il éprouve la nécessité de la distinguer de toutes les autres formes d'expérience qui, selon lui, ne sont rien d'autre que des opérations utiles que sont les activités intellectuelles. Derrière cela se cache une hostilité plus profonde envers la pensée elle-même qui, assujettie à la raison, est intrinsèquement utilitaire. Pour cerner cette hostilité, nous pouvons en général identifier trois caractéristiques principales de la pensée discursive. Premièrement, elle se rapporte toujours à un objet qu'elle considère comme sa fin ultime, opérant ainsi comme un mouvement téléologique tendant vers une certitude finale. Deuxièmement, elle émane toujours d'un sujet pensant qui se présente comme la première certitude et qui cherche sans cesse à s'approprier le monde extérieur, s'établissant ainsi comme le terrain où s'exerce la puissance de la raison. Troisièmement, c'est le langage qui rend possible et représente ce mouvement de bout en bout, de la première certitude à la certitude finale. Cependant, il en va radicalement différemment pour l'expérience intérieure, qui n'est pas un simple mouvement de l'intelligence mais la vie elle-même, qui échappe totalement à la rationalité instrumentale, et qui s'oppose donc diamétralement à la pensée discursive. Tout d'abord, l'expérience intérieure se caractérise par le refus de l'action, du projet:«l'expérience intérieure est le contraire de l'action. Rien de plus. » Selon Bataille, «l "'action" est tout entière dans la dépendance du projet. Et, ce qui est lourd, la pensée discursive est elle-même engagée dans le mode d'existence du projet2 8 ». Ce constat s'applique à la science, à la religion et à la philosophie, qui sont toutes les trois des chemins vers un objet certain et final, et qui sont ainsi délimitées par des autorités extérieures, qu'il s'agisse d'une vérité objective ou de Dieu, de l'être, de l'unité. Cette défaillance les empêche d'atteindre«l'extrême du possible» de l'homme29 . Pour dépasser cette limite, il est nécessaire de se tourner vers l'intérieur, vers 28 29

Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cit., p. 59. Ibid. , p. 11.

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l'expérience elle-même qui, «ne pouvant avoir de principe ni dans un dogme (attitude morale), ni dans la science (le savoir n'en peut être ni la fin ni l'origine), ni dans une recherche d'états enrichissants (attitude esthétique, expérimentale), ne peut avoir d'autre souci ni d'autre fin qu'elle-même». Elle doit être «seule autorité, seule valeur ». En suivant le cheminement d'une telle expérience qui rejette toute fin donnée d'avance, l'homme peut ainsi aller plus loin jusqu'au bout du possible: «J'appelle expérience un voyage au bout du possible de l'homme. Chacun peut ne pas faire ce voyage, mais, s'il le fait, cela suppose niées les autorités, les valeurs existantes, qui limitent le possible. Du fait qu'elle est négation d'autres valeurs, d'autres autorités, l'expérience ayant l'existence positive devient elle-même positivement la valeur et ! 'autorité.» Mais comme Bataille le précise aussitôt dans la note de bas de page, le paradoxe de cette nouvelle et seule autorité est que, «fondée sur la mise en question, elle est mise en question de l'autorité; mise en question positive, autorité de l'homme se définissant comme mise en question de lui-même30 . » Autrement dit, l'auteur reconnaît immédiatement les limites de l'expérience en tant qu'autorité. En s'engageant dans le mouvement de contestation, l'homme va nier les autorités et les valeurs établies qui lui sont extérieurement imposées, prédéterminées par la pensée discursive. Mais il ne peut pourtant pas s'arroger la place vacante laissée par la mort de Dieu ou l'effondrement de toute vérité incontestable afin de combler le vide ontologique, c'est-à-dire s'ériger lui-même en une nouvelle autorité absolue. L'autorité de son expérience n'est valable que quand celle-ci reste le mouvement dépassant toutes les fins et les limites qui l'empêchent d'aller plus loin, que quand elle reste la contestation qui ne s'arrête pas. Si jamais elle se contente de sa propre autorité et ainsi cesse de poursuivre l'impossible, elle doit elle-même être contestée. Voilà tout le paradoxe de l'expérience en tant qu'autorité, que Bataille résume ainsi: «je conteste au nom de la contestation qu'est l'expérience elle-même (la volonté d'aller au bout du possible). L'expérience, son autorité, sa méthode ne se distinguent pas de la contestation31 . » De plus, l'expérience est incompatible avec la pensée discursive également parce qu'en tant que vie, elle ne doit pas être considérée du dehors par l'intelligence, mais vécue du dedans. D'après Bataille, «le développement de l'intelligence mène à un assèchement de la vie». On tend à percevoir celle-ci comme « une somme d'opérations distinctes, les unes intellectuelles, d'autres esthétiques, d'autres enfin morales et tout le problème à reprendre». En d'autres termes, régi par la raison instrumentale, on prend souvent la vie pour l'ensemble de différents projets à réaliser. Mais ce faisant, on la prive de sa propre fin: celle-ci ne réside plus en elle-même 30 31

Ibid., p. 18-19, 19n. Ibid., p. 24.

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mais en ce qui lui est extérieur et étranger, en des buts variés tels qu'un profit, une connaissance ou un idéal politique. Ainsi vient l'impératif de « vivre l'expérience»: «ce n'est que du dedans, vécue jusqu'à la transe, qu'elle apparaît unissant ce que la pensée discursive doit séparer 32 ». En outre, vivre l'expérience du dedans signifie en même temps vivre l'instant présent. Selon Bataille, le projet est «une façon d'être dans le temps paradoxale : c'est la remise de l'existence à plus tard»; «là tout est suspendu, la vie est remise à plus tard, de remise en remise. . . » Au contraire, l'expérience intérieure exige précisément de vivre la vie dans l'instant présent, sans aucun souci de l'avenir. Elle est«la dénonciation de la trêve, c'est l'être sans délai33 ». Ensuite, en acceptant l'expérience comme seul principe de son existence et de sa recherche et en la vivant du dedans, il semble que Bataille s'enferme dans une intériorité ou intimité subjective et ne prend rien d'autre que sa propre subjectivité pour la seule certitude. Pourtant, l'expérience intérieure n'implique pas moins la mise en question de cette intériorité même. Comme le dit Bataille, «c'est la séparation de la transe des domaines du savoir, du sentiment, de la morale, qui oblige à construire des valeurs réunissant au dehors les éléments de ces domaines sous formes d'entités autoritaires, quand il fallait ne pas chercher loin, rentrer en soi-même au contraire pour y trouver ce qui manqua du jour où l'on contesta les constructions. "Soi­ même", ce n'est pas le sujet s'isolant du monde, mais un lieu de communication, de fusion du sujet et de l'objet 34 ». En effet, la pensée discursive est fondée sur la distinction du sujet et de l'objet. Son mode de fonctionnement est l'appropriation de l'objet par le sujet. Le résultat en est le renforcement de la conscience subjective qui finit par tout rapp01ter à soi et ne rien laisser échapper. Mais avec l'expérience intérieure, ce qu'envisage Bataille est bien à l'inverse. Vécue du dedans «jusqu' à la transe», l'expérience permet au sujet de sortir de ses propres limites et d'aller au dehors, vers une sorte d'indistinction entre le sujet et l'objet qui est le lieu de communication. Au fond, «l'expérience intérieure est l'extase, l'extase est, semble-t-il, la communication, s'opposant au tassement sur soi-même35 ». Ce dernier est l'aboutissement du mouvement de l'intelligence, tandis que l'expérience intérieure mène à l'extase, à l'état hors de soi. Ainsi, ce que Bataille cherche à faire n'est pas s'isoler du monde et s'enfermer dans une subjectivité indubitable. Au contraire, en infligeant à lui-même le supplice interne, il désire se déchirer et donc détruire sa propre intériorité en tant que sujet. Contrairement au principe d'utilité qui incite à acquérir, accumuler et conserver, le sujet chez lui se donne et se dépense pour finalement se perdre. Pour reprendre les mots de Blanchot: «l'intimité ou de l'intériorité» chez Ibid., p. Ibid., p. 34 Ibid., p. 35 Ibid., p. 32 33

20-21. 59-60. 21. 24.

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Bataille n'est jamais «celle d'un sujet, mais le glissement hors des limites. "L'expérience intérieure" dit ainsi le contraire de ce qu'elle semble dire: mouvement de contestation qui, venant du sujet, le dévaste, mais a pour plus profonde origine le rapport avec l'autre qui est la communauté même36 ». Dans cette perspective, nous pouvons dire que si après l'échec de ses projets publics et communautaires et sa prise de conscience de la faiblesse de la pensée discursive, Bataille paraît se retirer dans une méditation solitaire et spirituelle et se replier sur lui-même, il n'abandonne pourtant pas les idées de la communication et de la communauté, mais s'efforce de les concevoir d'une nouvelle manière plus radicale. Enfin, la critique impitoyable de Bataille envers la raison instrumentale et la pensée discursive l'amène à renoncer au discours philosophique et au langage même. D'après lui, pour se délivrer de la pensée qui cherche toujours à connaître et à s'approprier ce qui lui est extérieur, étranger et inconnu, il faut cesser de parler et garder le silence, car « le mot silence est encore un bruit, parler est en soi-même imaginer connaître, et pour ne plus connaître il faudrait ne plus parler». Le langage est structuré par la raison. Il paraît ainsi difficile, voire impossible, d'employer les mots sans que la raison ne soit en fonction. Si l'objectif est de vivre l'expérience jusqu'à l'extase, nous ne devons alors ni la penser ni en parler. En d'autres termes, il ne s'agit pas de la reconstruire d'une manière rétrospective dans l'esprit en recourant au pouvoir de l'intelligence et du langage, mais plutôt de l'éprouver à l'instant même où elle advient et de se laisser emporter par son courant : «C'est par une "intime cessation de toute opération intellectuelle" que l'esprit est mis à nu. Sinon le discours le maintient dans son petit tassement. Le discours, s'il le veut, peut souffler la tempête, quelque effort que je fasse, au coin du feu le vent ne peut glacer. La différence entre expérience intérieure et philosophie réside principalement en ce que, dans l'expérience, l'énoncé n'est rien, sinon un moyen et même, autant qu'un moyen, un obstacle; ce qui compte n'est plus l'énoncé du vent, c'est le vent 37 . » Tout cela correspond à la façon dont Bataille aborde la notion d'expérience intérieure: dans un ouvrage au titre éponyme, il ne l'affirme pourtant jamais en termes positifs. Plutôt, il se contente d'indiquer ce qu'elle n'est pas et ce qu'elle met en cause 3 8 . Il semble ainsi que, en tant que Maurice Blanchot,La Communauté inavouable, Paris, Minuit, 1983, p. 33. Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cil. , p. 25. 38 La première partie de L 'Expérience intérieure, intitulée « Ébauche d'une introduction à l'expérience intérieure», est la seule section où Bataille tente de présenter cette notion de manière relativement discursive et systématique, avant d'abandonner rapidement le « projet» de composer un livre visant à définir et à expliquer cette notion pour se laisser mener librement par sa propre expérience et parler à volonté de ses pensées fragmentaires d'un ton plus personnel. Cependant, même dans cette première partie, il ne formule jamais en termes positifs et déterminés ce qu'est l'expérience intérieure, mais se contente plutôt d'en indiquer les interprétations erronées (cf. ibid. , p. 13-29). Il faut ici mentionner l'influence de la théologie mystique ou négative sur Bataille. Malgré le caractère radicalement athée de son 36 37

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mouvement de contestation, l'expérience intérieure va si loin qu'elle conteste même la possibilité d'être définie comme un tel mouvement. Elle conteste non seulement l'état déterminé des choses, mais aussi le pouvoir du langage de nommer et, par conséquent, de définir les choses. L'aboutissement d'une telle expérience ne peut être alors que «le vrai silence », qui survient « dans l'absence des mots » et qui, en « ferm[ant] sa porte afin d'arrêter le discours (le bruit, la mécanique du dehors) », constitue « la communication profonde39 ». En somme, pour en finir avec la pensée discursive et se livrer à l'expérience intérieure, ce que l'homme doit opérer est une mise à nu de soi, expression que Bataille utilise à plusieurs reprises dans son livre et qui fait sans doute penser à ses écrits sur l'érotisme. Mais ici il s'agit de la mise à nu symbolique, c'est-à-dire de priver l'homme de tout ce qui fait de lui un être rationnel, à savoir toute autorité objective, sa propre subjectivité et son langage. Ce faisant, il peut sortir de son ipséité et entrer dans la communication authentique, qui est aussi, pour employer le propre terme de Bataille, son existence «souveraine». Comme le dit très justement Blanchot : «La communication ne commence donc à être authentique que lorsque l'expérience a dénudé l'existence, lui a retiré ce qui la liait au discours et à l'action, l'a ouverte à une intériorité non discursive où elle se perd, se communique en dehors de tout objet qui puisse lui donner une fin ou qu'elle puisse s'asservir. Elle n'est pas plus participation d'un sujet à un objet qu 'union par le langage. Elle est le mouvement où, lorsque le sujet et l'objet ont été dessaisis, l'abandon pur et simple devient perte nue dans la nuit 40 . » En déjouant la discursivité rationnelle, l'expérience intérieure conduit finalement à la « perte nue» dans la nuit, ou en d'autres mots dans l'impossible. Cela soulève la question fondamentale : que signifie cet impossible? Par cette question, il nous paraît nécessaire de passer temporairement de la notion de Bataille à celle de Blanchot, à l'expérience­ limite. Chez Bataille, l'impossible est quelque chose de ni positif ni substantiel. Il constitue un espace sans aucune réalité spatiale, un temps sans aucune réalité temporelle ou un mode d'être au-delà de l'ontologie, bref un pur négatif. Il demeure toujours insaisissable pour l'homme. Mais chez Blanchot, une telle expérience de l'impossible, tout en conservant toute sa force négative, s'affirme pourtant dans la pensée et le langage. Ainsi semble­ t-il approfondir, peut-être même parachever la notion de son ami en exprimant ce que celui-ci aurait peut-être voulu dire sans y parvenir. Nous

expérience, l'auteur ne cesse pas de se référer aux méthodes de méditation des grands mystiques chrétiens, qui préfèrent parler de ce que Dieu n'est pas plutôt que d'affirmer ce qu'il est, et qui privilégient une expérience personnelle et intime de Dieu plutôt que la réflexion rationnelle. 3 9 Ibid. , p. 30, 109. 40 Maurice Blanchot, Faux pas, op. cit. , p. 51.

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jugeons que le recours à la pensée de Blanchot nous permettrait de mieux comprendre l'idée même de Bataille.

1.2. L'expérience-limite de Blanchot 1.2.1. Une affirmation non-positive Après avoir brièvement retracé l'évolution de l'expérience intérieure et sommairement expliqué sa signification chez Bataille, il est désormais pertinent d'examiner la contribution de Blanchot à cette notion. Les deux hommes se sont rencontrés au début des années quarante et ont depuis noué une amitié profonde et une fraternité intellectuelle. Il est manifeste qu'entre leurs deux pensées,«il y a plus d'une analogie; qu'elles se font écho quand elles ne se complètent pas41 ». Au cours de sa vie d'écrivain, Blanchot a consacré plusieurs textes à son ami 42 , dont certains contribuent à faire évoluer la notion d'expérience intérieure jusqu'à la rebaptiser«expérience­ limite». Mais il faut tout d'abord rappeler que l'influence de Blanchot est déjà présente au stade embryonnaire de cette notion, lors de la rédaction de Bataille de L'Expérience intérieure. Dans cet ouvrage, l'auteur évoque à trois reprises l'idée selon laquelle l'expérience intérieure est sa propre autorité mais celle-ci «s'expie», tout en notant à chaque fois que cette idée provient de ses conversations avec Blanchot43 . Comme nous l'avons déjà 41

Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l 'œuvre, op. cit., p. 360. Voici la liste des textes de Blanchot sur Bataille : « L'expérience intérieure», in Journal des débats, 5 mai 1943, p. 3 ; repris in Faux pas, op. cit., p. 47-52. « Naissance de l'art», in La Nouvelle Revue française, n° 35, novembre 1955, p. 923-933 ; repris in L 'Amitié, Paris, Gallimard, 198 5, p. 9-20. « Pierre Angélique : Madame Edwarda », in La Nouvelle Revue française, n° 43, juillet 1956, p. 148-1 50 ; repris sous le titre « Le récit et le scandale» in Le Livre à venir, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais», 1987, p. 260-262. « L'expérience­ limite », art. cit. « Le jeu de la pensée », art. cit. La première partie de La Communauté inavouable intitulée « La communauté négative», op. cil. , p. 7-47. 43 Cf. Georges Bataille, L 'Expérience intérieure, op. cit. , p. 19, 67, 120. Ces conversations se sont déroulées lors de réunions d'amis organisées par Bataille entre l'automne 1941 et mars 1943, réunions dont l'objectif était principalement de lire des passages de L 'Expérience intérieure en cours de rédaction et de débattre des questions que l'œuvre soulevait. Avec ces réunions, Bataille et Blanchot entendaient former un « Collège socratique », communauté qui ne verrait jamais le jour. Sur le plan du collège, voir Georges Bataille, « Collège socratique », in OC, VI, op. cil. , p. 279-291. D 'ailleurs, comme le repère Michel Surya (Georges Bataille, la mort à l 'œuvre, op. cit., p. 36 5-366), l'idée selon laquelle toute autorité s'expie et dont Bataille crédite Blanchot a déjà été formulée par ce premier en 1939, deux ans avant sa rencontre avec ce dernier, dans un article sur Nietzsche : « [ . . . ] l'amour même de la vie et du destin veut qu'il commette tout d'abord et lui-même le crime d'autorité qu'il expiera. » (« La folie de Nietzsche», in OC, !, op. cit., p. 549.) Cependant, Jean-François Louette émet des doutes quant à savoir si ces propos de Bataille sont en accord avec l'idée de Blanchot (cf « Bataille-Blanchot : repérages pour un aller et retour», in Maurice Blanchot, sous la dir. d'Éric Hoppenot et Dominique Rabaté, Paris, ! 'Herne, coll. « Cahiers de l'Heme », 2014, p.119). 42

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démontré, cette idée est d'une importance primordiale pour Bataille. Elle affirme l'autorité de l'expérience tout en reconnaissant ses limites. Elle émane donc d'une pensée qui ne prend rien pour certain et qui affirme et nie simultanément, qui découle «de l'insuffisance et de l'inachèvement humains» et qui exprime pourtant«l'impossibilité d'être satisfait44 ». C'est une telle pensée que représente la notion d'expérience-limite. Dans son premier texte sur Bataille, qui est non seulement le tout premier compte rendu de L 'Expérience intérieure, mais en constitue aussi un accueil favorable, Blanchot réaffinne en quelques pages percutantes l'essentiel de cette notion : «Le non-savoir rejette dans la nuit ce qu'un homme sait de lui­ même45 . » C'est une manière de reprendre l'idée de Bataille selon laquelle «l'expérience est la mise en question (à l'épreuve), dans la fièvre et l'angoisse, de ce qu'un homme sait du fait d'être46 », idée qui, en récusant toute autorité extérieure et en éteignant «tout espoir dans la vie et hors de la vie», met en cause«le fait même de l'existence47 ». De plus, l'angoisse suscitée par le manque de toute certitude ontologique, le refus de la pensée discursive ainsi que la nécessité de l'extase et de la communication sont également examinés dans ce court texte. Bien que Blanchot n'y ait pas encore utilisé le terme «expérience-limite», nous pouvons déjà en déceler les prémices, en ce que «l'expérience intérieure est la réponse qui attend l'homme, lorsqu'il a décidé de n'être que question», et qu'«en elle-même, l'expérience est telle que plus rien n'a de valeur, de sens, pas même elle, et ce déchirement total qui est comme l'extrême de la négation, est éprouvé dans un état qui a un caractère positif, qui est l'autorité, que l'être affome en se séparant de soi». En d'autres termes, l'expérience est «essentiellement paradoxe, elle est contradiction d'elle-même». Elle est contestation radicale qui ne se contente d'aucune certitude, d'aucune vérité, mais qui est fondamentalement une affomation donnant «un sentiment suffocant de plénitude, de totalité48 ». Tout cela est approfondi dans le texte «L'expérience-limite», qui s'appuie sur la pensée de Bataille tout en la développant. En fait, en renommant l'expérience intérieure, Blanchot semble parvenir à ce que son ami n'a pas réussi à accomplir. Autrement dit, en mettant en avant l'idée centrale de la notion par le mot «limite», il semble la débarrasser d'un certain égarement individuel et ineffable et l'affirmer dans un espace entièrement impersonnel de la pensée et du langage. Tout d'abord, Blanchot définit l'expérience-limite de la manière suivante : L'expérience-limite est la réponse que rencontre l'homme, lorsqu'il a décidé de se mettre radicalement en question Cette décision qui compromet tout l'être Maurice Blanchot, Faux pas, op. cit. , p. 47-48. Ibid. , p. 48. 46 Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cit., p. 16. 47 Maurice Blanchot, Faux pas, op. c it., p. 48. 48 Ibid., p. 47, 50. 44 45

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exprime l'impossibilité de s'arrêter jamais, à quelque consolation ou à quelque vérité que ce soit, ni aux intérêts ou aux résultats de l'action, ni aux certitudes du savoir et de la croyance. Mouvement de contestation qui traverse toute l'histoire, mais tantôt se referme en système, tantôt perce le monde et va prendre fin dans un au-delà du monde où l'homme se confie à un terme absolu (Dieu, Être, Bien, Éternité, Unité), - dans tous les cas se renonce49 .

Ce passage réaffirme l'essence de l'expérience intérieure en tant que mouvement de contestation contre toutes les autorités et les valeurs existantes. Ce faisant, Blanchot, tout comme Bataille, se situe alors à l'opposé de la tradition philosophique canonique, qui considère le développement de l'homme et le déroulement de l'histoire comme un mouvement téléologique visant un objet défini comme certitude finale. Mais contester cette tradition afin de se diriger vers l'impossible, cela ne signifie pas que l'impossible devient lui-même un nouvel objet à saisir. Il n'est ni une part brute et obscure du monde se dérobant à l'homme, ni une transcendance au-delà de toute limite atteinte et de toute vérité dénoncée. En d'autres termes, l'impossible ne doit pas être envisagé comme ce qui n'est pas encore possible ou comme ce qui est absolument impossible, mais plutôt comme le renoncement à la poursuite même d'une fin déterminée. C'est pourquoi Blanchot, tout comme Bataille à certains moments de L'Expérience intérieure et de l'évolution de sa pensée, place l'expérience dans le contexte de l'achèvement de l'histoire au sens hégélien, moment crucial où «l'homme se réalise pleinement l'exigence d'être tout. Au fond, l'homme déjà est tout». Ici, l'auteur résume brièvement la dialectique du maître et de l'esclave et met en valeur la négativité hégélienne qui promet à l'homme son propre accomplissement : par cette négativité, «niant la nature et se niant comme être naturel, l'homme en nous se rend libre en s'asservissant au travail et se produit en produisant le monde», et il« s'accomplit, parce qu'il va jusqu'au bout de toutes ses négations50». Mais intervient ensuite «la contestation décisive» de Blanchot : «non, l'homme n'épuise pas sa négativité dans l'action», car même s'il peut toucher l'absolu «en s'égalant au tout et en se faisant la conscience du tout», «plus extrême que cet absolu est alors la passion de la pensée négative 5 1 ». Cette passion est ce que Blanchot extrait de la pensée de Bataille: «lorsque tout est achevé, lorsque le ''faire" (par lequel l'homme aussi se fait) s'est accompli, lorsque donc l'homme n'a plus rien à faire, il lui faut exister, ainsi que Georges Bataille l'exprime avec la plus simple profondeur, à l'état de "négativité sans emploi", et l'expérience intérieure est la manière dont s'affirme cette radicale négation qui n'a plus rien à nier5 2 . » Maurice Blanchot,L 'Entretien infini, op. cit. , p. 302. Ibid. , p. 302, 304. 51 Ibid. , p. 304. 52 Ibid. , p. 305. La négativité sans emploi est une notion importante pour Bataille. Cependant, il ne l'a abordée dans aucune de ses œuVJes. C 'est dans une lettre adressée à Kojève, deux

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Plus précisément, la notion de négativité sans emploi résume toute la critique de Bataille envers la négativité de Hegel et de Kojève. À ses yeux, celle-ci consiste toujours en l'action, en le «faire», c'est-à-dire consiste à transformer le négatif en positif. Elle est en réalité une négativité de nature positive. En revanche, la négativité sans emploi est celle «de qui n'a ''plus rien à faire"53 », négativité qui reste donc purement négative. L'impossible est alors le mode d'être de l'homme où il continue à contester sans ériger rien de nouveau et à nier sans faire aucune œuvre, où sa négation reste absolument négative au lieu d'être une action positive. C'est exactement à ce mode d'être que l'expérience-limite entend mener:«L'expérience-limite est celle qui attend cet homme ultime, capable une dernière fois de ne pas s'arrêter à cette suffisance qu'il atteint; elle est le désir de l'homme sans désir, l'insatisfaction de celui qui est satisfait "en tout", le pur défaut, là où il y a cependant accomplissement d'être. L'expérience-limite est l'expérience de ce qu'il y a hors de tout, lorsque le tout exclut tout dehors, de ce qu'il reste à atteindre, lorsque tout est atteint, et à connaître, lorsque tout est connu : l'inaccessible même, l'inconnu même.» En d'autres termes, l'impossible consiste en le « surplus de vide» ou le « surcroît de "négativité"» qui nous attend «derrière tout ce que nous vivons, pensons et disons», et qui est pourtant en nous «le cœur infini de la passion de la pensée54 ». Or dans les propos de Blanchot, ce qui mérite une attention particulière n'est pas seulement sa manière d'affirmer l'expérience-limite et l'impossible vers lequel elle mène, mais aussi et surtout l'idée selon laquelle l'impossible, en tant que «radicale négation», «s'affirme» pourtant à travers l'expérience. En cela, Blanchot semble exprimer ce que Bataille aurait voulu dire mais n'a jamais explicitement formulé dans son propre livre. Autrement dit, s'il faut, selon ce dernier, rejeter toute action, tout projet, et ne rien faire que tout contester pour ainsi vivre véritablement l'expérience, cela n'implique-t-il pas déjà un certain paradoxe? Plus précisément, l'expérience intérieure ne conduit certes à rien de substantiel, mais plutôt à un vide dépourvu de contenu ou à une pure absence: «Elle n'affirme rien, ne révèle rien, ne communique rien, de sotte que l'on pourrait se contenter de dire qu'elle est le "rien" communiqué ou encore l'inachèvement du tout saisi dans un sentiment de plénitude», tout en évitant de «substantialiser le "rien", c'est-à-dire de substituer à l'absolu-comme-tout son moment le plus abstrait, là où rien passe immédiatement en tout et se totalise à son tour jours après la conférence sur Hegel que celui-ci a donnée au Collège de sociologie, que Bataille développe cette notion (il l'a mentionnée une fois dans Le Coupable (in OC, V, op. cit., p. 289), invitant les lecteurs à se référer à sa lettre à Kojève). Une version abrégée de cette lettre datée du 6 décembre 1937 est publiée en appendice à Le Coupable (cf. « Lettre à X., chargé d'un cours sur Hegel. . . », p. 369-371). La version complète est reprise dans le recueil de lettres de Bataille (cf. Choix de lettres (1917-1962), op. cit. , p. 131-136). 53 Georges Bataille, Choix de lettres (1917-1962), op. cit., p. 131. 54 Maurice Blanchot, L 'Entretien infini, op. cil. , p. 304-305, 308.

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indûment' 5 ». Cependant, ce rien, ce vide ou cette absence apparaît comme ce qui est à vivre, comme ce qui est là et jouit d'une présence, donc comme ce qui s'affirme. Voilà l'essence de l'impossible, qui est la présence d'une pure absence, l'affirmation d'une radicale négation, «affirmation non­ positive» pour reprendre l'expression de Foucault5 6 . C'est dans ce sens-là que l'expérience-limite, selon Blanchot, «représente pour la pensée comme une nouvelle origine» Ce qu'elle lui donne, c'est le don essentiel, la prodigalité de l'affirmation, une affirmation qui, pour la première fois, n'est pas un produit (le résultat de la double négation) et, ainsi, échappe à tous les mouvements, oppositions et renversements de la raison dialectique, laquelle, s'étant achevée avant elle, ne peut plus lui réserver un rôle dans son règne. Événement difficile à circonscrire. L'expérience intérieure affirme, elle est pure affirmation, elle ne fait qu'affirmer. Elle ne s'affirme même pas, car alors elle se subordonnerait à elle-même : elle affirme l'affirmation. C'est en cela que Georges Bataille peut accepter de dire qu'elle détient en elle le moment de l'autorité, après avoir dévalué toutes les autorités possibles et dissous jusqu'à l'idée d'autorité. C'est le Oui décisif. C'est la présence sans rien de présent57 .

Puis, en affirmant l'expérience de l'impossible comme présence de l'absence, Blanchot demande alors comment une telle expérience peut se maintenir. Et comme le fait Bataille, il en arrive aussi à la question du sujet de l'expérience. Mais là il semble encore une fois approfondir l'idée de son ami. Chez celui-ci, l'expérience se présente tout d'abord comme ce qui est personnel, éprouvé et vécu par un sujet particulier et se maintient dans sa propre intériorité. C'est en faisant cette expérience que le sujet-homme est dénudé et mené vers le bout du possible. Finalement, c'est lui-même en tant que sujet qui est détruit. Il s'extasie ou sort de soi et accède à l'impossible, à ce néant qui signifie sa délivrance du monde réel et possible et son accès à la communication authentique, mais en même temps son propre anéantissement 5 8 . Toutefois, d'après Blanchot l'affirmation qu'est l'expérience-limite « ne saurait se maintenir », surtout en un sujet 55 56

Ibid., p. 309.

Michel Foucault, « Préface à la transgression», in Dits et écrits : 1954-1988, éd. établie sous la dir. de Daniel Defert et François Ewald, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines», 1994, t. !, p. 238. 57 Maurice Blanchot,L 'Entretien infini, op. cit., p. 310. 5 8 Bataille décrit ainsi sa propre expérience intérieure aboutissant à la perte de soi : « Regards où j'aperçois le chemin parcouru. - Il y a quinze ans de cela (peut-être un peu plus), je revenais je ne sais d'où, tard dans la nuit. La rue de Rennes était déserte. Venant de Saint­ Germain, je traverserai la rue du Four (côté poste). Je tenais à la main un parapluie ouvert et je crois qu'il ne pleuvait pas. (Mais je n'avais pas bu : je le dis, j'en suis sûr.) J'avais ce parapluie ouvert sans besoin (sinon celui dont je parle plus loin). J'étais fort jeune alors, chaotique et plein d'ivresses vides : une ronde d'idées malséantes, vertigineuses, mais pleines déjà de soucis, de rigueur, et crucifiantes, se donnaient cours . . . Dans ce naufrage de la raison, l'angoisse, la déchéance solitaire, la lâcheté, le mauvais aloi trouvaient leur compte : la fête un peu plus loin recommençait. Le certain est que cette aisance, en même temps 39

Jamais le moi n'a été le sujet de l'expérience ; « je» n'y parvient jamais, ni l'individu que je suis, cette particule de poussière, ni le moi de tous qui est censé représenter la conscience absolue de soi : mais seule l'ignorance qu'incarnerait le Je-qui-meurs en accédant à cet espace où, mourant, il ne meurt jamais comme « Je >>, en première personne. Il faut donc une dernière fois indiquer le trait le plus étrange - le plus lourd - de cette situation. Nous en parlons comme d'une expérience et pourtant nous ne pourrons jamais dire que nous l'avons éprouvée. Expérience qui n'est pas un événement vécu, encore moins un état de nous­ mêmes59 .

De ce passage, nous pouvons constater que chez Bataille, l'expérience intérieure signifie le mouvement du possible à l'impossible, du sujet fermé sur soi à la fusion du sujet et de l'objet, tandis que chez Blanchot, l'expérience-limite est dès le départ l'expérience de l'impossible ou la communication. En d'autres termes, alors que l'expérience intérieure est le voyage aboutissant à l'extrême du possible, l'expérience-limite est quant à elle le voyage débutant à partir de cet extrême. Comme le manifeste son nom, elle se trouve déjà à la limite. C'est la raison pour laquelle Blanchot, dès le début de son discours sur cette notion, la situe explicitement à la fin de l'histoire. En ne suivant pas le cheminement intérieur de Bataille, Blanchot peut ainsi se concentrer mieux sur la question essentielle qui est l'impossible. Il semble même que, sans le vouloir nécessairement, il parvienne dans une certaine mesure à dégager l'expérience intérieure de sa connotation mystique en l'abordant à partir de son extrême fin, de cette fin de toute fin. Il dit que cette expérience de l'impossible, «état de violence, d'a1Tachement, de rapt, de ravissement, serait en tout semblable à l'extase mystique si celle-ci était dégagée de toutes les présuppositions religieuses qui souvent l'altèrent et, en lui donnant un sens, la déterminent6° ». Bien que Bataille tente de distinguer l'expérience intérieure du mysticisme chrétien en la dépouillant de toute finalité extérieure pour en faire une expérience radicalement athée 61 , il maintient néanmoins une démarche qui rappelle celle du mysticisme, privilégiant l'expérience personnelle, intime et extatique de Dieu62 , ou dans ! '"impossible" heurté éclatèrent dans ma tête. Un espace constellé de rires ouvrit son abîme obscur devant moi. À la traversée de la rue du Four, je devins dans ce "néant" inconnu, tout à coup. . . je niais ces murs gris qui m'enfermaient, je me ruai dans une sorte de ravissement. Je riais divinement : le parapluie descendu sur ma tête me couvrait (je me couvris exprès de ce suaire noir). Je riais comme jamais peut-être on n'avait ri, le fin fond de chaque chose s'ouvrait, mis à nu, comme si j'étais mort. » (L 'Expérience intérieure, op. cit., p. 46.) 59 Maurice Blanchot, L 'Entretien infini, op. cil. , p. 311. 60 Maurice Blanchot, Faux pas, op. cil. , p. 51-52. 61 Le premier chapitre de la première partie deL 'Expérience intérieure s'intitule « Critique de la servitude dogmatique (et du mysticisme)». Dans ce chapitre, Bataille note que l'expérience intérieure n'accepte rien comme fin, en particulier Dieu (cf op. cit., p. 15-17). 62 Pour n'en citer que quelques exemples : d'abord, au cours du développement de la notion d'expérience intérieure, Bataille se réfère sans cesse aux grands mystiques chrétiens tels que Pseudo-Denys l'Aréopagite, sainte Arlgèle de Foligno, Maître Eckhart, saint Ignace de

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son cas, de l'impossible. Le plus significatif est que sa propre expérience mentionnée précédemment dans une note, où l'impossible lui est révélé, présente des similitudes considérables avec l'expérience révélatrice de Dieu. De même, la communication dans l'impossible peut aussi malgré tout évoquer la communion religieuse. Tous ces éléments renforcent le caractère ésotérique de l'expérience intérieure, comme s'il s'agissait d'un parcours initiatique. Cependant, Blanchot évite de s'enfermer dans une intériorité subjective et obscure lorsqu'il traite de l'expérience-limite. Pour lui, celle-ci représente l'état absolument neutre de l'être, qui d'un côté n'est pas une chose, un objet, mais de l'autre côté n'est pas non plus ce qui provient du sujet. Elle est présente, mais ne l'est qu'en tant qu'absence. En un mot, c'est une«expérience de la non-expérience63». 1.2.2. Une écriture de l'impossible Mais si c'est effectivement le cas, comment rendre compte d'une telle présence? Comment cette «non-expérience» parvient-elle à s'affirmer malgré tout? Nous en arrivons ainsi à la question du langage qui, aux yeux de Blanchot, constitue le seul moyen d'accueillir cette expérience impossible. C'est là sa dernière, et peut-être la plus impo1tante rectification de l'idée de son ami. Il mentionne que cette réponse «n'est peut-être pas celle que Georges Bataille aurait accepté de donner, voire de ratifier», puisque le vrai silence demeure la seule issue de l'expérience intérieure. Mais selon Blanchot,«ce que nul existant ne peut atteindre dans la primauté de son nom, ce que l'existence même dans la séduction de sa pa1ticularité fortuite, dans le jeu de son universalité glissante, ne saurait contenir, ce qui échappe donc décidément, la parole l'accueille, et non seulement elle le retient, mais c'est à partir de cette affirmation toujours étrangère et toujours dérobée, l'impossible et l'incommunicable, qu'elle parle y prenant origine, de même que c'est dans cette parole que la pensée pense plus qu'elle ne peut penser». Il ne s'agit évidemment pas de n'importe quelle parole. Celle qui saisit l'expérience-limite est celle qui «ne contribue pas au discours», qui « n'ajoute rien à ce qui s'est déjà formulé» et qui « voudrait seulement conduire à cela qui, hors de toute communauté, en viendrait à se "communiquer", si enfin, ''tout" ayant été consommé, il n'y avait plus rien à

Loyola, sainte Thérèse d'Avila et saint Jean de la Croix ; ensuite, le choix du titre générique « La somme athéologique» est significatif. Cette référence à la Somme théologique de Thomas d'Aquin implique d'un côté que Bataille entend rivaliser avec la théologie chrétienne par ses écrits, mais de l'autre laisse voir aussi la relation complexe que cette série de textes entretient avec le christianisme ; enfin, la quatrième partie de L 'Expérience intérieure s'intitule « Post-scriptum au supplice (ou la nouvelle théologie mystique)». Une telle intention de fonder sur l'expérience intérieure une « nouvelle théologie mystique», comment peut-elle ne pas susciter des ambiguïtés et ainsi embrouiller la question ? 63 Maurice Blanchot, L 'Entretien infini, op. cil. , p. 311.

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dire: disant alors l'exigence ultime64 ». De cette façon, Blanchot ouvre deux nouvelles dimensions pour l'écriture. D'une part, il nous conduit vers un style ou un registre particulier, s'il est légitime d'employer de tels termes. La parole qu'il entend est une parole qui rompt avec le discours rationnel, qui se veut radicalement discontinue. Il s'agit d'une parole qui se parle dans le silence, puisque, une fois privé de son langage discursif, l'homme ne saurait plus parler. Il parle alors pour ne rien dire. Avec la gorge nouée, sa parole ne peut être que des fragments et des éclats, qui ne cherchent plus à relater une idée de manière cohérente et systématique, et qui à la limite ne se rapportent même plus à telle ou telle idée, mais qui se réfèrent uniquement au fait même de parler ou au langage lui-même, c'est-à-dire à la propre réalité de ce dernier. D'autre part, par ces propos, Blanchot semble interroger le sens de l'écriture et ainsi de la littérature. Celle-ci n'a pas pour objectif de produire des contenus ni d'explorer des inconnus. Son sens reste dans le fait qu'elle n'a aucun sens et ne renvoie à aucun sens, qu'elle satisfait seulement le besoin de parler et d'écrire. Dans cette perspective, si l'écriture seule accueille l'expérience-limite, c'est parce qu'elle est elle-même l'expérience­ limite. Ayant comme principe la négativité sans emploi, elle continue toujours à se faire quand il n'y a rien à faire, à s'écrire quand il n'y a rien à écrire. Blanchot décrit ainsi ce besoin de la littérature«d'être plus que de la littérature»: «une expérience vitale, un instrument de découverte, un moyen pour l'homme de s'éprouver, de se tenter et, dans cette tentative, de chercher à dépasser ses limites65 . » Cependant, si nous disons que Blanchot corrige l'idée du langage de Bataille, cela ne signifie pas que les deux hommes s'opposent radicalement l'un à l'autre sur ce point. Nous voulons plutôt dire que ce premier affirme ce que ce dernier n'a pas explicitement reconnu, mais paraît sous-entendre par ses écrits et son écriture. Comme le dit Blanchot, la conception de la parole qui accueille l'expérience-limite, c'est Bataille lui-même, «ce sont ses livres, c'est la surprise de son langage, souvent le ton unique du discours silencieux qui nous permettent de la proposer66». En premier lieu, déjà dans L 'Expérience intérieure, Bataille dit : «Une continuelle mise en question de tout prive du pouvoir de procéder par opérations séparées, oblige à s'exprimer par éclairs rapides, à dégager autant qu'il se peut l'expression de sa pensée d'un projet, à tout inclure en quelques phrases : l'angoisse, la décision et jusqu'à la perversion poétique des mots sans laquelle une domination semblerait subie67 . » C'est sa façon d'affirmer la nécessité d'une écriture discontinue. D'ailleurs, les textes de La Somme athéologique s'imprègnent tous de cette discontinuité. Nous y trouvons une parole étouffée, plurielle et fragmentée, qui ne raisonne pas mais communique Ibid. Maurice Blanchot, LaPart du feu, Paris, Gallimard, 1949, p. 209. 66 Maurice Blanchot, L 'Entretien infini, op. cit. , p. 312. 67 Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cit., p. 41. 64 65

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l'expérience intérieure par des éclairs et des aphorismes. En second lieu, pour Bataille l'écriture ou la littérature est elle-même une expérience. Comme le montrent ses critiques littéraires réunies dans La Littérature et le mal, l'écriture est pour des écrivains tels que Baudelaire, Kafka et bien d'autres, une manière d'exister dans un monde impossible autre que celui du travail et de l'action, de ne rien produire ni préconiser, mais simplement d'être quelqu'un qui écrit. Cela s'applique également à sa propre création littéraire68 . Tout au long de sa vie, Bataille a écrit plusieurs textes fictionnels. Mais ce qui est significatif, c'est que son écriture de la fiction littéraire intervient souvent dans ses projets au cours 69 . Comme nous l'avons déjà montré dans des notes précédentes, il semble toujours incapable d'aller au bout d'un projet. Il avoue lui-même : «À peu près chaque fois, si je tentais d'écrire un livre, la fatigue venait avant la fin. Je devenais étranger lentement au projet que j'avais formé. J'oublie ce qui m'enflammait la veille, changeant d'une heure à l'autre avec une lenteur somnolente. Je m'échappe à moi-même et mon livre m'échappe ; il devient presque entier comme un nom oublié : j'ai la paresse de le chercher, mais l'obscur sentiment de l'oubli m'angoisse70 . » La raison n'en est pas qu'il lui manque l'assiduité et la ténacité, mais que l'expérience intérieure exige qu'il en finisse avec l'idée même du projet. La littérature apparaît alors comme ce qui interrompt tout acte utilitaire et brise la continuité du discours discursif. Certes, nous pouvons dans une certaine mesure dire que ses fictions accompagnent et même complètent ses écrits théoriques. En ce faisant, nous nous concentrons plutôt sur ce qu'elles disent, sur leur contenu. Mais le plus important est qu'elles se présentent aussi comme ce qui résiste à la discursivité même et constituent ainsi, pour Bataille, un mode d'être autre que le projet, un mode de parler dans l'étouffement de la parole causé par la défaillance de la raison, donc un mode d'écrire où ce qui compte n'est plus le dit, mais le dire. En fait, en ce qui concerne la question du langage, « L'expérience­ limite» n'est pas la première fois que Blanchot corrige tout en affirmant le point de vue de son ami. Sa réflexion menée sur l'écriture et la littérature dans cet article est un prolongement de ses idées dans Faux pas. L'ouvrage Les œuvres littéraires de Bataille publiées de son vivant sont réunies dans le tome III de ses Œuvres complètes (op. cit.), et ses œuvres littéraires posthumes le tome IV (Paris, Gallimard, 1971). Toutes ces œuvres sont ensuite reprises et republiées dans « la Pléiade» (Romans et récits, préf de Denis Hollier, éd. établie sous la direction de Jean-François Louette, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade», 2004). 69 Pour n'en citer que quelques exemples : en 1927, Bataille a commencé à écrire Histoire de l 'œil lorsqu'il entreprenait une cure psychanalytique avec le docteur Adrien Borel, et la publication clandestine de ce récit érotique l'année suivante a mis fin à cette cure ; en 1935, il a abandonné la rédaction d'un livre intitulé Le Fascisme en France qui ne verrait pas le jour pour écrire Le Bleu du ciel ; en 1941, au cours de son écriture de La Limite de l 'utile qui ne resterait que des fragments inachevés, il s'est interrompu pour écrire Madame Edwarda ; en 1950, peu après l'achèvement de Théorie de la religion qu'il pensait sans cesse à intégrer dans des projets plus grands, a vu le jour L 'Abbé C. 70 Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cit., p. 72. 68

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dans lequel est repris son premier commentaire de L'Expérience intérieure commence par un texte intitulé «De l'angoisse au langage». Ce texte marque non seulement l'enjeu de sa propre pensée, mais semble aussi être une réponse à Bataille, dont l'expérience intérieure est précisément le chemin conduisant de l'angoisse à l'extase et au silence. Partant du même vide ontologique qui suscite l'angoisse, les deux hommes paraissent aboutir à deux issues différentes. Pour Blanchot, l'écrivain est celui qui«se trouve dans cette condition de plus en plus comique de n'avoir rien à écrire, de n'avoir aucun moyen de l'écrire et d'être contraint par une nécessité extrême de toujours l'écrire». Autrement dit, l'écriture sans rien affirmer ni avoir rien à affirmer, est l'affirmation même de l'impossible. Voilà la condition paradoxale et douloureuse de l'écrivain. D'un côté, il est sans cesse tourmenté par ce rien qui le confine dans la solitude existentielle, génératrice de l'angoisse. De l'autre, il «apparaît parfois étrangement comme si l'angoisse était propre à sa fonction», comme celui qui«écrit par fidélité à l'angoisse»: «il est écrivain parce que cette anxiété fondamentale s'est révélée à lui, et en même temps elle se révèle à lui en tant qu'il est écrivain». Ainsi, tout se passe comme si l'écrivain était celui qui ne peut vivre que dans l'angoisse et qui n'écrit que pour y répondre et l'incarner. L'écriture est sa raison d'être et le langage est la matière qui le compose. Une telle idée différente de celle de Bataille, qui met en avant plutôt l'expérience extatique vouée au silence, se résume dans le passage ci­ dessous : [ ... ] il n'est pas si courant qu'un homme n'ait rien à dire. Il arrive que tel homme fasse taire momentanément toutes les paroles qui l'expriment en donnant congé à la connaissance discursive, en saisissant un courant de silence qui sort de sa profonde vie intérieure. Alors, il ne dit rien, parce que la faculté de dire s'est interrompue ; il est dans un ordre où les mots ne sont plus à leur place, n'ont jamais existé, ne se proposent même pas comme une légère rayure du silence ; il est tout entier absent de ce qui se dit. Mais pour l'écrivain la situation est autre. Il reste attaché au discours ; il ne sort de la raison que pour lui être fidèle ; il a autorité sur le langage qu'il ne peut jamais complètement renvoyer. N'avoir rien à dire est pour lui le fait de quelqu'un qui a toujours quelque chose à dire. Il trouve au centre du bavardage la zone de laconisme où il lui faut maintenant demeurer71 .

Autrement dit, tandis que Bataille, en suivant le cheminement de son expérience intérieure en arrive à la méfiance du langage, ainsi à l'ineffable et finalement à l'état extatique qui se traduit également par le silence absolu, Blanchot parvient à une parole, à une écriture dans le silence et ainsi à l'«espace littéraire», espace dont son ami, intéressé davantage au sacrifice, à l'érotisme et à toute forme de dépense dans le cours de l'histoire et dans l'évolution de la société, semble moins se préoccuper. 71

Maurice Blanchot, Faux pas, op. cit. , p. 1 1-12. 44

Mais cette réponse à Bataille témoigne néanmoins de l'influence de celui­ ci sur Blanchot. Il est indéniable que ce texte s'inspire grandement de l'auteur de L'Expérience intérieure et est largement imprégné de son propre vocabulaire : «L'écrivain est appelé par son angoisse à un réel sacrifice de lui-même. Il faut qu'il dépense, qu'il consume les forces qui le font écrivain», jusqu'à ce que « l'angoisse lui commande de se perdre, sans que cette perte soit compensée par aucune valeur positive». Et de même que chez Bataille, cette perte de soi constitue également un lieu de communication où l'angoisse peut être partagée L'angoisse ne permet pas au solitaire d'être seul. Elle le prive des moyens d'être en relation avec un autre, le rendant plus étranger à sa réalité d'homme que s'il était soudain changé en vermine ; mais, ainsi dépouillé, et prêt à s'enfoncer dans sa particularité monstrueuse, elle le rejette hors de soi et, dans un nouveau tourment qu'il éprouve comme une irradiation suffocante, elle le confond avec ce qu'il n'est pas, faisant de sa solitude une expression de sa communication et de cette communication le sens pris par sa solitude et tirant de cette synonymie une raison nouvelle d'être angoisse ajoutée à l'angoissen

Cependant, si Blanchot affrrme l'idée de son ami, il est nécessaire de souligner que selon lui, c'est toujours l'écriture qui est capable d'accueillir l'angoisse. Celle-ci est inhérente à l'écrivain et ne peut être vécue qu'à travers l'écriture. C'est aussi par le biais de l'écriture que l'écrivain opère un autosacrifice pour sortir de soi et communiquer l'angoisse. Si pour Bataille, l'expérience intérieure est un voyage accessible à tout homme et peut prendre différentes formes, pour Blanchot, c'est plutôt l'écrivain qui a la capacité d'explorer les limites du possible, et c'est l'écriture qui assume le mieux cette tâche impossible : «placé devant la nécessité d'écrire, il [l'écrivain] ne peut plus y échapper, du moment qu'il la subit comme une tâche irréalisable, irréalisable quelle qu'en soit la forme, et cependant possible dans cette impossibilité73». Pour conclure, tout porte à croire qu'en héritant de l'expérience de Bataille, Blanchot la replie totalement vers la littérature. En faisant taire le mystique, l'érotique et le démesuré de l'expérience intérieure, il affirme ce mouvement de contestation radicale dans une écriture qui se déploie dans le silence, dans l'impossible. « Sa vie fut entièrement vouée à la littérature et au silence qui lui est propre. » C'est la phrase biographique que les éditions Gallimard présentent au début de chacun de ses livres. La juxtaposition de deux mots en apparence contradictoires met pourtant en lumière l'essence même de toute sa pensée.

72 Ibid., p. 13-14, 19. 73 Ibid., p. 21.

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1.3. La pensée de la discontinuité 1.3. l. Le discontinu en tant que discontinu Après avoir explicité les traits essentiels de l'expérience-limite, il est pertinent de se demander d'où provient un tel esprit de contestation et s'il est possible d'en établir une généalogie. Cependant, cette tâche s'avère extrêmement difficile, voire impossible, car l'expérience-limite n'est pas un concept au sens strictement philosophique. Elle ne s'inscrit pas dans une filiation d'idées sans rupture et ne représente pas le fruit d'une pensée continue. C'est le cas pour Bataille. Son expérience intérieure emprunte certaines démarches à la théologie mystique et se fonde en partie sur une critique de la dialectique hégélienne. Mais elle est également influencée par la pensée de Nietzsche et prolonge les recherches de grands sociologues et anthropologues français tels que Durkheim et Mauss. De plus, elle puise abondamment dans la littérature et l'art. Ces sources apparemment diverses et hétérogènes, qui d'ailleurs n'épuisent pas toute l'inspiration qu'a reçue Bataille, rendent ainsi impossible l'identification de l'origine de l'expérience-limite et sa reconstruction dans une lignée précise. Toutefois, il est possible d'aborder cette question sous un angle différent. Si cette expérience incarne une volonté constante de transcender les limites de la pensée discursive et marque une rupture avec la tradition philosophique dominante, il est peut-être plus opportun de revenir à cette pensée traditionnelle qu'elle conteste sans relâche. Qu'est-ce que cette pensée? En un mot, nous pouvons dire qu'elle est une pensée de la continuité. Elle envisage l'être, le monde et l'histoire comme engagés dans un mouvement essentiellement linéaire et ininterrompu, qui provient d'une origine certaine et aboutit nécessairement à une limite en tant que fin ou achèvement. De plus, elle se développe elle­ même de manière continue, progressant de l'origine vers la limite. Examinons d'abord la question de la limite. Celle-ci est en fait une question fondamentale de l'homme, aussi ancienne que la pensée elle-même. En français, le mot«limite» signifie ligne de démarcation. Mais elle peut aussi être considérée comme ce qui détermine une certaine chose ou un certain domaine, non pas au sens où elle en définit l'essence, mais au sens où elle distingue cette chose de tout ce qui ne l'est pas ou exclut de ce domaine tout ce qui n'en relève pas. Dans cette perspective, la limite désigne alors ce qui ne peut pas ou ne doit pas être dépassé74 . En-deçà règnent le certain, le connu et donc l'ordre; au-delà se trouvent l'inceitain, l'inconnu et donc le chaos. C'est exactement de cette manière que fonctionne notre pensée habituelle. D'une part, nous concevons l'homme comme un être limité et notre existence comme circonscrite par des limites. D'un point de vue socio­ anthropologique, la notion de limite est née dès le début de l'histoire Cf. André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, coll. « Quadrige», 1997, article « limite », p. 569.

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humaine. L'interdit est l'un des premiers principes fondamentaux sur lesquels est fondée la société. Il rend la vie sociale possible en l'empêchant de tomber dans le désordre. D'un point de vue ontologique, la limite est aussi l'une des premières questions qui se posent. Dès que l'homme commence à penser, à réfléchir à son propre être, à la connaissance et à la réalité, il se confronte inévitablement à la question de leur finitude. L'au­ delà se présente alors comme quelque chose d'impensable et d'impossible, qui le guette, l'obsède et l'effraie. C'est ainsi qu'il impose « un terme absolu (Dieu, Être, Bien, Éternité, Unité)» à son existence et au monde, terme constituant la limite qu'il ne peut et ne doit pas dépasser. Comme le dit Blanchot, «la connaissance de l'inconnaissable, voilà un monstre que la philosophie critique a exorcisé depuis longtemps75 ». D'autre part, il en va de même pour la philosophie en tant que discipline, mode de pensée ou démarche de raisonnement. Depuis son institutionnalisation avec Socrate, Platon et Aristote, c'est-à-dire son identification à l'enseignement, cet «amour de la sagesse» se donne pour seul but de rechercher la vérité, état ontologique transcendant du réel. Sa méthode est la pensée rationnelle et analytique, et son expression se fait à travers le langage discursif. De tels principes distinguent la philosophie de toutes les autres activités humaines et constituent ses propres limites à respecter76 . Ainsi pouvons-nous voir que notre pensée, qui détermine depuis toujours nos manières de concevoir le monde et de nous comporter, et qui fait de nous ce que nous sommes, est intrinsèquement liée à la notion de limite. Notre finitude en tant que ce qui nous délimite, tant sur le plan social qu 'ontologique, est aussi ce qui définit notre être et ce vers quoi s'oriente notre existence. Pour reprendre l'idée de Blanchot, face à cette limite, notre pensée répond par «l'exigence d'une continuité absolue et d'un langage qu'on poutTait dire sphérique (comme Parménide le premier en proposa la formule)». Cela implique un postulat selon lequel «la réalité même - le fond des choses, le "ce qui est" dans sa profondeur essentielle - serait 75

Maurice Blanchot, L 'Entretien infini, op. cit. , p. 302, 72. Au début de L 'Entretien infmi, Blanchot retrace brièvement l'histoire de la philosophie dans laquelle elle s'allie avec l'enseignement et s'institutionnalise. Depuis Héraclite jusqu'à nos jours, « la forme dans laquelle la pensée va à la rencontre de ce qu'elle cherche est souvent liée à l'enseignement». « Socrate, Platon, Aristote : avec eux, l'enseignement est la philosophie. Et ce qui apparaît, c'est que la philosophie s'institutionnalise, puis reçoit sa forme de l'institution préétablie dans les cadres de laquelle elle s'institue, Église, État.» Certes, « le XVIIe et le XVIIIe siècle le confirment par les exceptions éclatantes dont l'un des sens est de marquer une rupture avec la philosophie-enseignement» : au XVIIe siècle, « Pascal, Descartes, Spinoza sont des dissidents qui n'ont pas pour fonction officielle d'apprendre en faisant apprendre» ; au XVIIIe siècle, « c'est ! 'écrivain qui va porter le sort de la philosophie même (du moins, en France). Écrire, c'est philosopher». Mais « le haut temps de la philosophie, celui de la philosophie critique et idéaliste, va confirmer les rapports qu'elle entretient avec l'Université». Ce sont les cas de Kant, de Hegel et de Heidegger (cf. ibid., p. 2-4). 76

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absolument continue» et l'homme serait une possibilité unitaire77 , que rien ne peut glisser au-delà de la limite et tout se dirige vers elle; postulat selon lequel le langage consiste à le représenter sous une forme circulaire, sans interruption ni lacune, forme qui englobe tout et ne laisse rien échapper. Cela fait écho à l'étymologie du mot «continu», qui signifie contenir, tenir ensemble ou maintenir uni. À l'opposé de cette pensée de la continuité, Blanchot propose celle qui «comporte l'exigence d'une discontinuité plus ou moins radicale, celle d'une littérature de fragment». Mais comment comprendre cette pensée de la discontinuité? Tout simplement, elle est celle qui vise à excéder le cadre de notre pensée habituelle. Cependant, cela ne veut pas dire qu'elle entend franchir une limite existante pour en trouver une nouvelle, ni qu'elle cherche à nier l'existence de toute limite. Si dans la pensée de la continuité, la limite se présente comme ce qui nous mesure et nous définit, comme la fin vers laquelle nous nous orientons pour achever notre être, et pour cette raison notre rapport à elle devient un mouvement continu et téléologique, la pensée de la discontinuité, quant à elle, aspire à interrompre ce mouvement et à rompre la continuité même. Elle s'efforce d'introduire un tout autre rappo1t à la limite, rapport qui «inclut l'absence de commune mesure, l'absence de dénominateur commun et donc, en quelque manière, l'absence de rapport entre les termes: rapport exorbitant7 8 ». Dans la pensée de la discontinuité, la limite, cette ligne de démarcation, ne mesure plus rien. Elle ne marque plus la séparation entre le connu et l'inconnu, le dedans et le dehors ou le certain et l'incertain. Elle n'est plus «de nature géométrique mais d'essence poétique 79 ». Ainsi, la limite ne détermine plus l'être ni constitue son achèvement éventuel. Au contraire, elle demeure en perpétuel mouvement, accueillant l'instabilité et l'incertitude dans la pensée. En ce sens, l'homme lui-même ne peut plus être considéré comme une possibilité unitaire et continue. Il ne lui est plus possible d'exister en tant qu'être défini, mais plutôt comme ce qui est en train de se faire, toujours en relation avec une limite floue. Il ne s'agit plus de la question de l'être, mais de celle du devenir. En outre, la pensée de la discontinuité exige en même temps une parole plurielle, fondée sur «la dissymétrie et l'irréversibilité», une écriture dont la continuité du mouvement peut«laisser intervenir fondamentalement l'interruption comme sens et la rupture comme forme80 ». Cela signifie que le discontinu créé par la limite poétique est en réalité «un espace d'un dehors que la langue fabrique81 », qu'il est fondamentalement une exigence Ibid. , p. 6, 10. p. 6-7. 7 9 Alain Milon, « La dépense est un gain non quantifiable», in Leçon d'économie générale : ! 'expérience-limite chez Bataille-Blanchot-Klossowski, sous la dir. d'Alain Milon, Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, coll. « Résonances de Maurice Blanchot», 2019, p. 14. 80 Mauiice Blanchot,L 'Entretien infini, op. cil. , p. 9. 81 Alain Milon, « La dépense est un gain non quantifiable», art. cil. , p. 14. 77

78 Ibid.,

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de l'écriture. Cette langue ne raisonne plus, ne cherche ni à nommer ni à définir, mais affirme l'impossibilité même de nommer et de défmir. C'est ainsi que l'écriture peut être une suspension de la pensée discursive et un rejet du langage rationnel, donc une renonciation à circonscrire la pensée dans un cadre dialectique de plus en plus précis et rétréci qui finirait par la figer et l'aplatir. C'est précisément dans cette tradition de la discontinuité que s'inscrit l'expérience-limite. En fait, la tradition ici ne renvoie pas à une histoire sans rupture, mais plutôt à une lignée discontinue regroupant un ensemble hétéroclite de penseurs et d'écrivains. Selon Blanchot, l'exigence «d'une littérature de fragment » prédomine «aussi bien chez les penseurs chinois que chez Héraclite, et les dialogues de Platon s'y réfèrent aussi; Pascal, Nietzsche, Bataille, René Char en montrent la persistance essentielle 82 ». Évidemment, cette observation ne r ep ose pas sur l'idée selon laquelle tous ces individus s'intéressent à la même question et écrivent de la même façon, que leurs écrits partagent une même essence. Au contraire, elle se fonde sur le fait que l'écriture de chacun, d'une manière ou d'une autre, résiste au langage de la continuité, qui devient«le langage officiel de la philosophie» avec Aristote et culmine avec le langage circulaire sans faille de la dialectique hégélienne83 . Pareillement, dans son texte sur Blanchot, Foucault retrace cette même tradition de la discontinuité qu'il appelle «la pensée du dehors». Cette pensée se retrouve chez plusieurs écrivains plus ou moins en marge de la culture occidentale dep uis l' Antiquité jusqu'à nos jours. Parmi eux, Foucault compte Pseudo-Denys l'Aréopagite, Sade, Hôlderlin, Nietzsche, Mallarmé, Artaud, ainsi que les trois écrivains auxquels il reconnaît une dette importante : Bataille, Klossowski et Blanchot 84 . Et comme ce dernier, Foucault rassemble tous ces écrivains parce qu'il constate chez eux une pensée qui se tient hors de « l'intériorité de notre réflexion

Maurice Blanchot, L 'Entretien infini, op. cit. , p. 6. « C 'est avec Aristote que le langage de la continuité devient le langage officiel de la philosophie [ . . . ] Il faudra donc attendre la dialectique hégélienne pour que la continuité, s'engendrant elle-même, allant du centre à la périphérie, de l'abstrait au concret, n'étant plus seulement celle d'un ensemble synchronique, mais s'adjoignant le "paramètre" de la durée et de l'histoire, se constitue comme une totalité en mouvement, finie et illimitée, selon l'exigence circulaire qui répond à la fois au principe de l'entendement lequel ne se satisfait que de l'identité par la répétition et au principe de la raison lequel veut le dépassement par la négation. » Ibid. , p. 7. 84 Cf. Michel Foucault, « La pensée du dehors», in Dits et écrits : 1954-1988, op. cil. , t. I, p. 521-522. En ce qui concerne la dette qu'il doit à Bataille, Klossowski et Blanchot, Foucault dit ailleurs : « Klossowski, Bataille, Blanchot, ont été pour moi très imp01tants. Et je crains bien de n'avoir pas fait dans ce que j'ai écrit la part suffisante à l'influence qu'ils ont dû avoir sur moi. [ . . . ] Je me suis dit que finalement moi-même et d'autres, on n'a peut-être pas montré suffisamment la dette qu'on leur doit.» (« La scène de la philosophie», in Dits et écrits : 1954-1988, op. cit. , t. III, p. 589 .) 82

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philosophique» et au seuil de«la positivité de notre savoir85 ». Surtout, il y voit un langage«d'où le sujet est exclu»: «Voilà que nous nous trouvons devant une béance qui longtemps nous est demeurée invisible: l'être du langage n'apparaît pour lui-même que dans la disparition du sujet 86 . » Il s'agit donc d'un langage impersonnel qui incarne l'exigence même de l'expérience-limite. Dans cette perspective, nous pouvons constater que la pensée de la discontinuité, qui refuse d'envisager le réel comme un mouvement linéaire aboutissant nécessairement à un terme absolu et de se considérer comme circonscrite par une limite, ne rejette pas moins l'idée selon laquelle tout, y compris elle-même, dérive d'une origine unique et miraculeuse. Ses origines sont multiples et ne forment pas avec elle une lignée sans rupture, ce qui correspond exactement à notre interrogation sur sa généalogie. Ce n'est pas dans son sens ordinaire que nous employons ici le terme «généalogie», c'est-à-dire comme la recherche de la parenté dans la filiation des idées provenant d'une seule origine incontestable, et la reconstruction de l'histoire de leur succession. Nous l'utilisons plutôt dans le sens de Nietzsche et Foucault, qui désignent par lui l'étude de la genèse, ce qui d'ailleurs fait écho à son étymologie, soit la connaissance de la naissance ou de la génération. En remplaçant l'origine par la genèse, Nietzsche et Foucault se distancient de la philosophie classique dont la tâche est la quête de l'essence immuable et de la vérité intemporelle comme fondement originaire des choses, et se tournent vers l'enquête sur l'ensemble des processus contribuant à leur élaboration. Pour Nietzsche, «faire une généalogie, c'est avant tout mettre en œuvre un questionnement régressif, c'est remonter vers l'origine, ou plutôt vers les origines en tant qu'elles sont sources productrices d'une interprétation, mode d'investigation qui se veut donc plus profond que la recherche de la cause, du principe ou du fondement». D'après lui, aucun concept ne va de soi, mais n'est qu'une interprétation de la réalité ou, pour reprendre son propre terme, une valeur. Son travail généalogique consiste donc à remonter vers «les conditions d'émergence propres à une interprétation de la réalité» pour étudier «les pulsions qui

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« Cette pensée qui se tient hors de toute subjectivité pour en faire surgir comme de l'extérieur des limites, en énoncer la fin, en faire scintiller la dispersion et n'en recueillir que l'invincible absence, et qui en même temps se tient au seuil de toute positivité, non pas tant pour en saisir le fondement ou la justification, mais pour retrouver l'espace où elle se déploie, le vide qui lui sert de lieu, la distance dans laquelle elle se constitue et où s'esquivent dès qu'on y porte le regard ses certitudes immédiates, cette pensée, par rapp01t à l'intériorité de notre réflexion philosophique et par rapport à la positivité de notre savoir, constitue ce qu'on pourrait appeler d'un mot "la pensée du dehors". » Michel Foucault, « La pensée du dehors», art. cit., p. 521. 86 Ibid. , p. 520-521.

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commandent cette interprétation 87 ». C'est précisément ce qu'il accomplit dans La Généalogie de la morale. Il déjoue la métaphysique qui tient la morale pour une vérité absolue en substituant à la problématique de la vérité celle de la valeur. En ne considérant la morale que comme une valeur parmi d'autres, il enquête ensuite sur la valeur des valeurs, c'est-à-dire sur les conditions génératrices de ces interprétations Formulons-la, cette exigence nouvelle : nous avons besoin d'une critique des valeurs morales, il faut remettre une bonne fois en question la valeur de ces valeurs elle-même - et pour ce, il faut avoir connaissance des conditions et des circonstances dans lesquelles elles ont poussé, à la faveur desquelles elles se sont développées et déplacées (la morale comme conséquence, comme symptôme, comme masque, comme tartuferie, comme maladie, comme mécompréhension ; mais aussi la morale comme cause, comme remède, comme stimulant, comme inhibition, comme poison), une connaissance comme il n'en a pas existé jusqu'à aujourd'hui, et comme on n'en a même pas désiré88 .

De même, en analysant l'usage de la généalogie chez Nietzsche, Foucault en arrive à la conclusion que le philosophe allemand, en tant que généalogiste, récuse la recherche de l'origine, car cette recherche vise toujours à découvrir l'essence des choses, à retrouver la haute origine de l'histoire et à dévoiler la vérité de la réalité. Au contraire, le véritable travail du généalogiste consiste à prouver qu '« au commencement historique des choses, [ . . . ] c'est la discorde des autres choses, c'est le disparate », que « le commencement historique est bas », c'est-à-dire « dérisoire, ironique, propre à défaire toutes les infatuations », et que«derrière la vérité, toujours récente, avare et mesurée, il y a la prolifération millénaire des erreurs89 ». C'est une telle démarche généalogique dont Foucault hérite et qu'il applique à ses propres recherches archéologiques La généalogie, ce serait donc, par rapport au projet d'une inscription des savoirs dans la hiérarchie du pouvoir propre à la science, une sorte d'entreprise pour désassujettir les savoirs historiques et les rendre libres, c'est-à-dire capables d'opposition et de lutte contre la coercition d'un discours théorique unitaire, formel et scientifique. La réactivation des savoirs locaux - « mineurs», dirait peut-être Deleuze - contre la hiérarchisation scientifique de la connaissance et ses effets de pouvoir intrinsèques, c'est cela le projet de ces généalogies en désordre et en charpie. Je dirais en deux mots ceci : l'archéologie, ce serait la méthode propre à l'analyse des discursivités locales, et la généalogie, la tactique

87 Patrick Wotling, « Introduction : la morale comme problème », in Friedrich Nietzsche, Élément pour la généalogie de la morale, introd., trad. et notes de Patrick Wotling, Paris, Le Livre de poche, coll. « Classiques de la philosophie », 2000, p. 28. 88 Friedrich Nietzsche, Élément pour la généalogie de la morale, op. cil. , préface, § 6, p. 56. 89 Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l'histoire», in Dits et écrits : 1954-1988, op. cil. , t. 11,p. 137-139.

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qui fait jouer, à partir de ces discursivités locales ainsi décrites, les savoirs désassujettis qui s'en dégagent9°.

Certes, la généalogie de Nietzsche et celle de Foucault ne sont pas totalement identiques. La seconde se concentre plutôt sur un volet de la première et se veut être l'étude des savoirs locaux ou mineurs. :Mais tous les deux penseurs semblent partager le même point de vue selon lequel l'idée de l'origine unique, noble et transcendante, tout comme celle de la limite, tend à circonscrire l'homme et son savoir dans un mode unitaire et totalisant, entraînant inévitablement à l'assèchement de la vie et à l'aplatissement de la pensée. En revanche, le travail généalogique, au cœur duquel se trouve la discontinuité, vise précisément à déconstruire une telle conception de l'origine. De même que nous nous rapportons tout autrement à la limite, dans la pensée de la discontinuité, nous concevons l'origine d'une manière complètement différente. Elle n'est plus pour nous la vérité ou l'essence immuable qui détermine notre être. Au contraire, étant donné qu'elle est générée dans l'interaction entre des éléments disparates, dans l'afflux de pulsions diverses, l'étude de l'origine devient alors pour nous l'occasion d'interroger notre propre devenir. En d'autres termes, en nous détournant de la question de l'origine vers celle des origines, vers celle des forces productrices, nous pouvons sortir des sentiers de la pensée philosophique traditionnelle et concevoir l'homme dans de nouveaux modes et de nouvelles possibilités. Pour illustrer une telle pensée de la discontinuité, prenons l'exemple de l'éternel retour de Nietzsche. Cette pensée cherche à appréhender la réalité telle qu'elle est, sans la réduire à un mouvement continu nommé l'histoire, ni à un discours unitaire et générateur de sens appelé la philosophie, tous les deux régis par un certain principe, provenant d'un fondement originaire et aboutissant à un terme absolu. Autrement dit, la pensée de la discontinuité refuse de considérer notre vie comme une évolution linéaire et téléologique, jouissant d'une certaine essence qui constituerait sa dignité. C'est ce qu'implique l'éternel retour, éternelle répétition à l'identique de la vie qui se présente comme un cercle sans commencement ni fin91 . Cette vision du monde est une affinnation de notre existence d'ici-bas et un rejet de toute 90

Michel Foucault, Il faut défendre la société : cours au Collège de France (1975-1976), éd. établie sous la dir. de François Ewald et Alessandro Fontana, par Mauro Bertiani et Alessandro Fontana, Paris, Seuil, Gallimard, coll. « Hautes études», 1997, p. 11. 9 1 « Cette vie, telle que tu la vis et l'a vécue, il te faudra la vivre encore une fois et encore d'innombrables fois ; et elle ne comportera rien de nouveau, au contraire, chaque douleur et chaque plaisir et chaque pensée et soupir et tout ce qu'il y a dans ta vie d'indiciblement petit et grand doit pour toi revenir, et tout suivant la même succession et le même enchaînement et également cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et également cet instant et moi­ même. L'éternel sablier de l'existence est sans cesse renversé, et toi avec lui, poussière des poussières ! » Friedrich Nie1zsche, Le Gai Savoir, trad. de Patrick Wotling, quatrième livre, § 341, in Œuvres, préf. de Patrick Wotling, Paris, Flammarion, coll. « Mille et une page», 2000, p. 251. 52

transcendance d'où elle prétend prendre sa source et vers laquelle elle cherche frénétiquement à retourner. Pourtant, ce concept ne suppose pas un ici-bas statique, mais une«critique de l'état terminal ou état d'équilibre». Il nous force à penser le devenir, «à le penser précisément comme ce qui n'a pas pu commencer et ce qui ne peut pas finir de devenir» comme l'explique Deleuze. Ainsi, l'éternel retour n'est pas retour du même: «Ce n'est pas l'être qui revient, mais le revenir lui-même constitue l'être en tant qu'il s'affirme du devenir et de ce qui passe. Ce n'est pas l'un qui revient, mais le revenir lui-même est l'un qui s'affirme du divers ou du multiple. En d'autres teimes, l'identité dans l'étei·nel retour ne désigne pas la nature de ce qui revient, mais au contraire le fait de revenir pour ce qui diffère 92 . » Cependant, ce n'est que l'aspect «cosmologique et physique» de l'éternel retour93 , de la pensée de la discontinuité. Certes, celle-ci nous incite à ne plus concevoir notre être comme circonscrit par un contour statique. Cela signifie que la limite aussi bien que l'origine ne sont plus quelque chose de substantiel, mais plutôt des rapports de force en constante évolution. De même, notre existence n'est plus quelque chose de figé, mais plutôt un processus dynamique. Pourtant, la pensée de la discontinuité évoque en même temps chez nous une volonté interne de franchir notre extrémité intérieure, non pas pour atteindre une quelconque transcendance, mais pour pousser au maximum notre expérience et intensifier notre vie immanente elle-même. C'est ce qu'exige l'éternel retour, qui affirme notre existence immanente sans chercher à en faire un paradis terrestre, un nouvel idéal ou une nouvelle autorité qui se justifie. Au contraire, il s'agit de l'accepter volontairement telle qu'elle est, de porter son«poids le plus lourd» et de lui dire oui malgré toutes ses imperfections à l'image du surhomme: «combien te faudrait-il aimer et toi-même et la vie pour ne plus aspirer à rien d'autre qu'à donner cette approbation et apposer ce sceau ultime et éternel?94» En d'autres mots, il faut aimer la vie en elle-même et en perpétuel devenir, la vivre dans sa propre impossibilité d'être vécue et intensifier les forces qui la composent, au lieu de lui conférer de sens ou d'essence pour la légitimer. Au cœur de l'éternel retour, de la pensée de la discontinuité réside la volonté de puissance, ce «vouloir interne» qui consiste à mener jusqu'au bout une force, 95 une expérience de ce qu'elle peut offrir. Elle s'ajoute à la force comme«l'élément différentiel et génétique, comme l'élément interne de sa production ». Au fond, ce dont nous parlons est fondamentalement une «pensée éthique et sélective96 ». 92 93

Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, coll. « Quadrige», 2014, p. 73-76. Ibid. , p. 73. 94 Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, op. cit., quatrième livre, § 341, p. 252. 95 « Ce concept victorieux de la force, grâce auquel nos physiciens ont créé Dieu et l'univers, a besoin d'un complément ; il faut lui attribuer un vouloir interne que j'appellerai la volonté de puissance. » Friedrich Nietzsche, cité in Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cil. , p. 77. 96 Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cil. , p. 79, 106.

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En somme, la pensée de la discontinuité représente un mode de pensée radicalement différent, une «pensée du dehors» qui excède les limites du logos. De toute notre analyse précédente, nous pouvons conclure que cette discontinuité n'est pas celle à l'opposé de la continuité, tout comme le dehors évoqué ne se réfère pas à une extériorité relative par rapport à une intériorité. Au contraire, ce dehors signifie l'extériorité absolue, qui transcende toute distribution spatiale entre le dehors et le dedans. De même, la discontinuité dont nous parlons existe seulement en tant que discontinue97 , ce qui veut dire qu'elle ne possède aucune essence propre, mais ne révèle que le caractère illusoire de la continuité. Plus précisément, la «possibilité non unitaire» de l'homme ne signifie pas que «demeureraient en lui quelque existence brute, quelque obscure nature, irréductible à l'unité et au travail dialectique98 », comme le suggère Blanchot, mais remet en question l'unité elle-même. Dans ce sens-là, si en étudiant l'émergence ou la provenance - afin d'éviter d'employer le terme «origine» comme le conseille Foucault 99 - de l'expérience-limite, nous nous éloignons de la tradition philosophique canonique, cela ne nous conduit pas vers une origine alternative, origine hétérodoxe ou hérétique, mais plutôt à reconnaître que l'idée même de l'origine est fallacieuse. En fin de compte, la discontinuité nous invite à considérer que«par l'homme, c'est-à-dire non par lui, mais par le savoir qu'il porte et d'abord par l'exigence de la parole toujours déjà préalablement écrite, il se pourrait que s'annonce un rapport tout autre qui mette en cause l'être comme continuité, unité ou rassemblement de l'être, soit un rapport qui s'excepterait de la problématique de l'être et poserait une question qui ne soit pas question de l'être. Ainsi, nous interrogeant là-dessus, sortirions-nous de la dialectique, mais aussi de l'ontologie100 ». Autrement dit, la pensée de la discontinuité n'est pas un rapport jouissant d'un principe, d'une identité ou d'une essence tout autre mais non moins incontestable. Elle est un rapport dépourvu d'essence préalablement définie, transcendant ainsi la question de l'être. Située en dehors de l'ontologie, elle est fondamentalement un rapport du non-rapport. L'expérience-limite, quant à elle, bien qu'inscrite dans cette lignée de la discontinuité, rejette paradoxalement toute notion de lignée. Elle émerge de la contestation de la pensée philosophique classique et peut donc être perçue comme une nouvelle autorité. Mais elle remet également en question l'idée même de l'autorité et va donc à l'encontre de la logique inhérente de la pensée de la continuité. C'est tout ce qu'expriment Bataille et Blanchot lorsqu'ils 97

Ici, nous nous inspirons de l'idée de Blanchot, selon laquelle l'inconnu dont parlent lui et Bataille est « l'inconnu en tant qu'inconnu» (L 'Entretien infini, op. cit., p. 72). 98 Ibid. , p. 11. 99 « Des termes comme Entstehung [ émergence] ou Herkunfl [provenance] marquent mieux que Ursprung [origine] l'objet propre de la généalogie. On les traduit d'ordinaire par "origine", mais il faut essayer de restituer leur utilisation propre. » Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l'histoire», art. cil. , p. 140. 100 Maurice Blanchot, L 'Entretien infini, op. cit., p. 11.

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décrivent l'expérience comme une contestation radicale, comme une autorité qui s'expie. Par conséquent, elle représente essentiellement une«expérience de la non-expérience101 ». Un tel non-rappmt ou une telle non-expérience nous incite alors à considérer les choses comme fruits de la chance et donc à enquêter sur leur devenir. Si nous disons qu'elles sont telles qu'elles sont, cela signifie qu'elles ne sont inscrites nulle part, ni dans une histoire continue, ni dans un discours unitaire. En tant que fragments disparates, elles se génèrent d'une manière totalement fortuite et se développent d'une manière complètement imprévisible. L'expérience-limite est elle-même l'affirmation de cette chance. Elle l'affirme comme seul principe de la réalité, ce qui implique pourtant l'absence de tout principe. Ainsi Blanchot dit-il en résumé: «elle n'unifie pas et ne se laisse pas unifier. De là qu'elle paraisse se jouer plutôt du côté du multiple et avec ce que Georges Bataille nomme "la chance": comme si, pour la jouer, il fallait non seulement tenter de remettre la pensée au hasard (don déjà difficile), mais s'en remettre à la seule pensée qui, dans un monde en principe unifié et destitué de tout hasard, émette encore un coup de dés en pensant de la seule manière affirmative, au niveau de la pure affrrmation : celle de l'expérience intérieure102 . » La chance, ici, n'est pas un simple hasard opposé à la nécessité, un obstacle à surmonter par la pensée dialectique et à inclure dans son processus. C'est plutôt le hasard au-delà de tout hasard, celui qui défie l'idée même de l'unité nécessaire et qui constitue le seul mode d'être des choses. En ce sens, nous pouvons dire que la seule nécessité qui régit le monde est la nécessité de la chance. Telle est la leçon ultime donnée par la pensée de la discontinuité, par l'expérience-limite. 1.3.2. Une nouvelle origine pour la pensée S'affranchissant de la tradition philosophique dominante et se présentant comme radicalement autre, l'expérience-limite s'impose à la pensée comme une nouvelle origine. Rappelons que cette expérience se caractérise par son refus de s'achever dans un objet final, sa dissolution du sujet et son incompatibilité avec le langage en tant que moyen de transmission du sens. Suivant cette logique, il est essentiel d'approfondir notre exploration de l'expérience-limite sur trois plans différents, afin de mieux comprendre comment elle révolutionne la pensée et l'écriture. Tout d'abord, l'expérience-limite propose une autre manière d'envisager le savoir. Selon Bataille, l'expérience intérieure est celle « qui ne procède pas d'une révélation, où rien non plus ne se révèle, sinon l'inconnu103 », et qui a comme principe le non-savoir104 . Elle «atteint pour finir la fusion de 101 Ibid. , p. 311. 102 Ibid. 103 Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cit., p. 10. 104 « J'ai voulu que le non-savoir en soit le principe.» Ibid. , p. 15.

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l'objet et du sujet, étant comme sujet non-savoir, comme objet l'inconnu105 ». Autrement dit, l'extase à laquelle mène cette expérience et qui a lieu à l'extrême du possible est la dissolution du sujet«comme sujet pensant» et de l'objet «comme objet de connaissance 106 ». Tout cela signifie que dans l'expérience-limite, «le savoir fondamental, qui est lié au fait d'être, est laissé de côté». Le non-savoir est l'«absence de savoir; il est le savoir devant lequel la raison a placé la négation, qu'elle a mis entre parenthèses par un effort torturé de connaissance107 ». En ce sens, l'homme qui fait cette expérience se trouve inévitablement confronté à l'impossibilité de connaître. Toutes ces questions de l'inconnu et du non-savoir constituent l'un des versants de la pensée de Bataille, et sont directement liées à sa réflexion menée sur la question de la vision, mode principal de savoir d epuis toujours. Ensuite, l'expérience-limite nous offre une autre concep tion de l'être. Pour reprendre l'idée de Bataille, «l'expérience est la mise en question (à l'épreuve), dans la fièvre et l'angoisse, de ce qu'un homme sait du fait d'être 10 8 ». Cela signifie que l'impossibilité de connaître conduit nécessairement à ce que «le fait d'être lui-même est contesté, n'est plus considéré ni vécu comme possible». Ainsi, l'expérience nous détourne du plan de la connaissance vers celui de l'existence. C'est ce qu'implique Blanchot en disant:«le non-savoir porte sur le fait d'être lui-même, l'exclut de ce qui est possible intellectuellement et tolérable humainement; il introduit celui qui l'éprouve dans une situation à partir de laquelle il n'y a plus d'existence possible; il n'est plus un mode de compréhension, mais le mode d'exister de l'homme en tant qu'exister est impossible 109 . » Cette question de l'impossibilité d'exister est un autre versant de la pensée de Bataille et il l'aborde principalement dans ses écrits sur la dépense et la consumation, sur le sacré et le sacrifice. En fin de compte, il s'agit de l'existence souveraine de l'homme dont il parle abondamment: «Mais une existence souveraine, d'aucune façon, même un instant, n'est séparé de l'impossible; je ne vivrai souverainement qu'à hauteur d'impossible [ 1 110 ... » Enfin, l'expérience-limite nous amène à la question de l'écriture. Comme nous l'avons déjà mentionné, cette question n'est pas seulement l'un des centres d'intérêt de Bataille, mais aussi et surtout la préoccupation de Blanchot. Les deux hommes considèrent l'acte d'écrire comme expérience­ limite par excellence, et pour eux, la littérature s'oppose à la simple production de sens et, par conséquent, à l'engagement social et politique. Le 105

Ibid. , p. 2 1 . Alain Milon, « L a dépense est un gain non quantifiable», art. cit., p . 16. 107 Maurice Blanchot, Faux pas, op. cil. , p. 48. 108 Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cil. , p. 16. 109 Maurice Blanchot, Faux pas, op. cit., p. 48. 1 10 Georges Bataille,Méthode de méditation, in OC, V, op. cil. , p. 209. 106

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langage littéraire lui-même doit être une parole privée de la possibilité de nommer, ce qui rend alors l'écriture impossible. Mais l'écriture authentique naît justement de sa propre impossibilité: «écrire, c'est prendre en charge l'impossibilité d'écrire, c'est, comme le ciel, être muet, "n'être écho que pour le muet"; mais écrire, c'est nommer le silence, c'est écrire en s'empêchant d'écrire 1 1 1 . » C'est ainsi une écriture fondamentalement discontinue et impersonnelle, ne s'élaborant que dans le silence. Ces trois dimensions ouvertes par l'expérience-limite seront approfondies dans les chapitres III, IV et V de notre travail. Mais avant de les aborder, il est essentiel d'éclaircir d'abord la notion même d'expérience. Dire que l'expérience-limite est un rapport du non-rapport ou une expérience de la non-expérience, souligne déjà son caractère paradoxal. Cette notion, bien qu'elle porte le nom d'expérience, déborde toutes les connotations habituelles du terme. D'un côté, l'expérience est un concept philosophique proprement dit et relève de la pensée discursive, de celle de la continuité. Elle est le moyen par lequel on acquiert une certaine connaissance. Il est évident que l'expérience de Bataille ne s'inscrit pas dans cette tradition. De l'autre côté, chez certains penseurs et écrivains, l'expérience renvoie plutôt au vécu. Mais l'impossible auquel conduit l'expérience-limite se situe au­ delà de tout ce qui est vécu comme possible. Ainsi, tout ce que Bataille réalise avec cette notion constitue en réalité une tentative d'utiliser l'expérience pour lutter contre l'expérience, tout comme son geste de« sortir par un projet du domaine du projet 1 1 2 », de s'appuyer sur la raison pour défaire l'édifice de la raison 113 , et de recourir au langage pour abolir le pouvoir du langage, à savoir celui de nommer et de définir, d'appeler l'expérience-limite une expérience 114 . Dans cette perspective, n'est-il pas nécessaire de revisiter en premier lieu la notion même d'expérience et son développement dans l'histoire de la philosophie, afin de mieux comprendre comment l'expérience-limite la transcende? C'est ce que nous allons effectuer dans le chapitre suivant. Puis, il semble également nécessaire de distinguer, dans cette révision de la notion d'expérience, les deux aspects de l'expérience de Bataille. En Maurice Blanchot, De Kafka à Kafka, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais», 1994, p. 93. Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cit., p. 60. 113 « L'expérience intérieure est conduite par la raison discursive. La raison seule a le pouvoir de défaire son ouvrage, de jeter bas ce qu'elle édifiait. [ . . . ] Nous n'atteignons pas, sans l'appui de la raison, la "sombre incandescence". » Ibid. Ou comme le dit Blanchot, « cette contestation est conduite par la raison. Elle seule peut défaire la stabilité qui est son œ uvre. Seule, elle est capable d'assez de continuité, d'ordre, et même de passion pour ne laisser subsister aucun refuge». (Faux pas, op. cit., p. 49.) 114 « Néanmoins l'expérience intérieure est projet, quoi qu'on veuille. Elle l'est, l'homme l'étant en entier par le langage qui par essence, exception faite de sa perversion poétique, est projet. Mais le projet n'est plus dans ce cas celui, positif, du salut, mais celui, négatif, d'abolir le pouvoir des mots, donc du projet. » Georges Bataille, L 'Expérience intérieure, op. cit., p. 35. 111

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contestant l'expérience au sens conventionnel, il propose une expenence conduisant à l'impossible. Pourtant, l'impossible ne constitue pas seulement le point d'arrivée de sa pensée, mais aussi et surtout un point de départ d'où naîtraient de nouvelles possibilités pour l'homme. D'un côté, comme nous l'avons déjà dit au début, tout au long de sa carrière, Bataille n'a pas cessé de transgresser les limites des ordres établis. Ce faisant, il découvre la«part maudite» de l'homme, part qui se libère de la rationalité instrumentale et calculatrice permettant à l'homme de transcender son animalité et à la société humaine de s'établir, et qui se livre à la dépense improductive permettant à l'homme de sortir momentanément de son être profane, stérilisé et atomisé pour entrer dans la fusion sacrée. La part maudite de l'homme existe comme la contrepartie de son autre part proprement humaine. Elle est impossible, au sens où elle ne peut pas être réellement et pleinement vécue, sinon l'homme et la société ne pourraient plus subsister. Mais cette impossibilité ne l'empêche pas d'être une autre possibilité de l'existence humaine, utopique mais non moins imaginable, qui attire et séduit l'homme, constitue l'objet de son désir le plus farouche et insensé. En ce sens, il s'agit déjà d'un impossible très étrange et difficile à circonscrire. Il est immanent à l'homme, mais tout aussi insaisissable et inaccessible qu'une transcendance. Dans une certaine mesure, l'expérience intérieure en tant que transgression de l'interdit vise à rapprocher l'homme de ce monde hétérogène, chaotique et diabolique rejeté et exclu depuis toujours, l'incitant à affronter et accepter sa propre nature obscure, néfaste et perverse. Mais de l'autre côté, ce monde est infiniment lointain et à jamais impossible à atteindre. Et nous avons souligné précédemment que l'expérience-limite, au sens ultime, est l'affmnation de cette impossibilité. Que signifie alors une telle affirmation non-positive? Selon nous, cela implique plutôt une tout autre manière pour l'homme de se rappotter à l'impossible. Plus précisément, l'expérience de Bataille ne constitue pas seulement une tentative désespérée de restituer le mode d'être absolument impossible de l'homme, mais en traitant l'impossible en tant qu'impossible, elle se présente aussi et surtout comme une interrogation sur le possible de l'impossible de l'homme, c'est-à-dire sur sa possibilité d'être quand sa part maudite reste introuvable et que le monde sacré ne peut pas être regagné, donc sur sa possibilité d'exister à partir de son impossibilité d'exister 15 . Il semble que Bataille ne tranche jamais explicitement entre ces deux manières de concevoir l'impossible, et toute cette ambiguïté se manifeste dans son utilisation de mots avec un préfixe privatif, tels qu'info1me, improductif, inutile, inconnu, etc. Au sens ordinaire, l'impossible a une valeur négative et 1 1 5 « L'homme est défini, non pas à partir de ce qu'il est ou ce qu'il fait, mais à partir de ce qu'il n'est pas et ne fait pas. Sa possibilité d'être et de faire est contenue dans les limites de son impossibilité à être ou à faire. » Alain Milon, « L'expérience-limite : le discontinu de la nomination», in Maurice Blanchot, sous la dir. d'Éric Hoppenot et Dominique Rabaté, Paris, l'Herne, coll. « Cahiers de l'Herne », 2014, p. 360.

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existe comme le contraire du possible. Si le possible signifie la présence, l'impossible paraît alors renvoyer à une présence qui est pourtant absente, toujours occultée par la lumière de la raison. Mais du fait qu'il possède lui­ même une valeur, une essence, il n'est pas en réalité moins positif que le possible, c'est-à-dire qu'il réserve quand même«la possibilité d'être, d'être l'être même1 1 6 », ou en d'autres termes affirme un mode d'exister idéal mais chimérique. Ainsi, il ne parvient pas vraiment à échapper à la dialectique et à l'ontologie. Cependant, au sens radical, l'impossible peut également être entendu comme l'impossible en tant qu'impossible, celui qui ne s'affirme qu'à travers l'expérience. Cela revient à dire qu'il renvoie plutôt à une absence qui est pourtant là, indubitablement présente. Dans ce sens-là, il devient quelque chose d'absolument autre que tout ce que l'on peut penser, quelque chose qui excède notre pensée : «la pensée pense cela qui ne se laisse pas penser! la pensée pense plus qu'elle ne peut penser, dans une affirmation qui affirme plus que ce qui peut s'affinner! Ce plus est l'expérience, n'affirmant que par l'excès de l'affirmation et, en ce surplus, affirmant sans rien qui s'affirme, finalement n'affirmant rien117», expérience méritant donc le nom d'expérience-limite car elle est celle qui commence à la limite, qui vise à explorer le possible de l'impossible. Un tel passage de l'absolument-impossible à l'impossible en tant qu'impossible, de la présence absente à la présence de l'absence et donc de l'expérience de la limite à l'expérience à la limite, est aussi ce que nous allons démontrer dans le prochain chapitre ainsi que dans ceux qui suivent.

1 1 6 Maurice Blanchot, Faux pas, op. cil. , p. 51. 117 Maurice Blanchot, L 'Entretien infini, op. cil. , p. 31O.

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CHAPITRE II Une expérience de la non-expérience

Avant de commencer à retracer le développement de la notion d'expérience, il est impératif de reconnaître d'emblée qu'une telle tâche paraît extrêmement difficile, voire impossible. Cette notion a été abondamment discutée par beaucoup de philosophes et de penseurs tout au long de l'histoire, et elle s'est vue attribuer des définitions très diverses, parfois même contradictoires. Par conséquent, reconstruire son évolution d'une manière intégrale et exhaustive dépasse largement nos compétences. Cependant, il reste nécessaire de revisiter certains sens qu'elle a revêtus au cours de l'histoire de la philosophie, sens qui sont en rapport, directement ou indirectement, avec l'usage qu'en fait Bataille. En procédant à des comparaisons avec d'autres interprétations de l'expérience, nous pourrions cerner plus nettement la silhouette de l'expérience-limite, et ainsi comprendre mieux comment elle s'en distingue. En ce sens, si l'expérience signifie l'épreuve, alors ce chapitre aura précisément pour objectif de mettre à l'épreuve cette épreuve, de faire l'expérience de l'expérience elle-même. Le mot «expérience» provient du latin experientia qui signifie «essa� épreuve, tentative». En langue française, sa signification englobe deux versants. Le premier, abstrait et général, renvoie au fait d'éprouver quelque chose dans la rencontre du sujet avec le monde, c'est-à-dire au phénomène élargissant ou enrichissant la pensée, et au résultat de cet exercice, soit l'ensemble des connaissances acquises par l'esprit. Le second, concret et plus technique, renvoie à l'acte d'expérimenter, c'est-à-dire de provoquer une observation en partant de conditions déterminées, et au résultat de cette observation qui est propre à faire connaître la nature ou la loi du phénomène étudié et qui, à n'en pas douter, contribue aussi au progrès mental de l'homme. En tant que modification avantageuse à nos facultés et connaissance enrichissant notre esprit, l'expérience peut être considérée soit comme individuelle, ne concernant que le sujet pensant singulier, soit comme collective, transmise par la tradition ou par l'hérédité psycho-physiologique1 1 8 . De cette définition, il est manifeste Cf André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, op. cit., article « expérience», p. 321-323. 118

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que l'expérience est un exercice qui ne laisse pas son sujet intact, mais au contraire le forge et le transforme. Toutefois, bien que la langue moderne l'emploie dans un sens plutôt positif et bénéfique, son étymologie recèle une connotation plus sombre: «Expérience vient du latin experiri, éprouver. Le radical est periri, que l'on retrouve dans periculum, péril, danger. [ . . . ] L'expérience est au départ, et fondamentalement sans doute, une mise en danger119 .» Cependant, une telle définition de l'expérience paraît insuffisante pour révéler la subtile nuance que nous ressentons quand nous utilisons ce mot de manière générale. En réalité, dans notre usage quotidien du terme «expérience», il arrive parfois que nous fassions référence à des connaissances ayant été soumises à l'épreuve des faits, connaissances pour ainsi dire objectives et scientifiques; d'autre fois, nous faisons plutôt allusion à ce que nous avons vécu, c'est-à-dire à nos expériences subjectives et personnelles, acquises à travers nos sens et donc valables uniquement pour nous-mêmes. Mais si le français ne distin gue pas clairement entre ces deux types d'expériences et les désigne par un seul mot, la langue allemande, quant à elle, leur attribue chacun un nom spécifique: Erfahrung et Erlebnis. L'Erlebnis contient la racine du mot Leben, vie, et est donc souvent traduit comme «expérience vécue». Il implique une unité primitive antérieure à toute différentiation ou objectivation, et renvoie en général à une variante d'expérience plus immédiate, préréflexive et individuelle. L'Erfahrung, souvent considéré comme l'équivalent du mot français «expérience», désigne en revanche une connaissance développée au fil du temps et mûrie au cours d'un long processus de Bildung, formation. Il peut être identifié à une forme de sagesse accumulée à travers un mouvement progressif et non sans peine, comme suggéré par le composant Fahrt, trajet ou voyage, ainsi que son lien avec Gefahr, péril ou danger. Ainsi est-il possible de dire que l'Erlebnis évoque davantage une ineffabilité individuelle et subjective, tandis que l'Erfahrung peut avoir un caractère plus collectif et objectit1 20 . Toutefois, une telle définition n'est que trop simpliste, et il faut noter que ces deux termes n'ont pas cessé de faire l'objet de critiques au sein de la philosophie allemande. Chaque philosophe les interprète d'une manière particulière, et certains, lorsqu'ils les emploient, privilégient souvent l'un au détriment de l'autre. En ce sens, il est quasiment impossible de rendre pleinement compte de tous les sens et de tous les différents usages du terme «expérience». 1 19 Philippe Lacoue-Labarthe, La Poésie comme expérience, Paris, Christian Bourgois, coll. « Titres», 2015, p. 30-3ln. 120 Sur l'analyse de l'E,fahrung et de l'Erlebnis, voir Martin Jay, Sangs of Experience: Modern American and European Variations on a Universal Theme, Berkeley, University of California Press, 2005, p. 11-12. Nous renvoyons également à cet ouvrage pour une étude exhaustive de l'évolution du concept d'expérience dans la tradition européenne et américaine du XVIe siècle jusqu'à nos jours, ouvrage qui inspire grandement nos analyses dans ce chapitre.

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Cependant, de cette révision du champ sémantique de l'expérience dans les deux langues, nous pouvons quand même en constater un trait commun. Pour reprendre l'idée de Derrida, le concept d'expérience «appartient à l'histoire de la métaphysique et nous ne pouvons l'utiliser que sous rature. "Expérience" a toujours désigné le rapport à une présence, que ce rapport ait ou non la forme de la conscience 121 ». Plus précisément, par l'expérience nous entendons toujours la rencontre entre un sujet et un objet qui sont tous les deux incontestablement présents, que cet objet soit une chose, un phénomène, une idée ou un être transcendant, et ce sujet une conscience ou un inconscient, individuel ou collectif. En outre, en tant que résultat de cette rencontre, en tant que rapport maintenu entre le sujet et l'objet, l'expérience semble elle-même revêtir une forme de présence, positive et intelligible, susceptible d'être appréhendée par la raison et représentée dans le langage, qu'elle se présente comme un vécu ou une connaissance. Inscrite dans la métaphysique de la présence, l'expérience constitue ainsi une aventure enrichissante pour l'homme, dont l'origine remonte jusqu'à l'Odyssée. Autrement dit, même si celui qui s'y lance affronte des situations inconnues et incertaines, peut se retrouver parfois, ou même inévitablement en danger, au bout de ce voyage périlleux, il retourne toujours chez soi sain et sauf, avec tout inconnu rapporté au connu et tout incertain rendu au certain. L'expérience, dans ce sens-là, équivaut au retour d'Ulysse à son pays, retour raisonné où tous les périls ont été intelligemment conjurés. Mais l'expérience de Bataille, bien qu'elle conserve son appellation, diffère considérablement de l'expérience que nous venons de décrire. Elle garde sa connotation étymologique de mise en danger, mais ne se termine pas dans une fin heureuse. Elle semble sous certains aspects se rapprocher d'une expérience vécue, et sous d'autres avoir les traits d'une connaissance, mais elle ne cesse de contester tout objet et de submerger le sujet. Faisant ce voyage, nous ne trouverions jamais la quiétude, mais au contraire, nous serions inexorablement conduits à l'impossible, qui signifie l'absence de toute présence et finalement la présence même de l'absence. Expérience étrange qui transcende toute notion d'expérience; rapport singulier qui dépasse toute conception de rapport. C'est en suivant cette ligne de conduite que nous essayerons, dans les pages suivantes, de rendre compte de cette expérience de la non-expérience, de ce rapport du non-rapport.

11.1. L'absence de l'objet 11. 1.1. Une expérience qui n'a pas d'objet comme certitude finale L'expérience de Bataille signifie le rejet de la pensée discursive. Elle vise donc à en fmir avec le projet. Cela veut dire qu'elle résiste à toute entreprise 121 Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, coll. « Critique», 1967, p. 89.

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de totalisation, qu'elle n'est pas un mouvement téléologique allant s'achever dans un objet absolu et universel. Il faut indiquer que la discursivité est inhérente à la philosophie allemande, et l'expérience en tant que projet intellectuel, en tant que processus de formation d'un savoir, qu'il soit empirique ou absolu, est ce qu'entendent Kant et Hegel. Tous les deux philosophes l'utilisent dans le sens d'Erfahrung. Pour Kant, l'expérience correspond à la rencontre du sujet avec le monde objectif, rencontre dans laquelle se forme a posteriori la connaissance empirique. Comme il le dit dans l'introduction de la Critique de la raison pure, dans l'expérience, nous sommes confrontés aux objets qui nous affectent, et nous mettons en œuvre l'activité de notre entendement pour transformer les impressions brutes qu'ils nous procurent en une connaissance fiable 1 22 . Mais une telle connaissance n'est pas possible sans les formes a priori de la pensée, c'est-à­ dire la subjectivité transcendantale, qui constitue l'une des préoccupations de la première critique123 . Voilà la révolution copernicienne que Kant a réalisée dans la théorie de la connaissance : le sujet pensant occupe la place centrale de notre connaissance, et il n'y a pas d'objet sans qu'il soit pensé. Cela dit, l'expérience ne joue pourtant pas un rôle moins important, car l'autre face de la même médaille est que la connaissance ne peut exister sans objet non plus. Autrement dit, le sujet est toujours celui qui pense quelque chose, et c'est précisément l'expérience qui nous fournit la matière brute sur laquelle nous exerçons notre faculté de connaître. Elle est le mouvement par lequel le sujet pensant impose sa propre structure à l'objet pensé et qui aboutit invariablement à une connaissance sûre et certaine. Pour Hegel, l'expérience est, comme il l'indique dans l'introduction de la Phénoménologie de l'esprit, le mouvement dialectique dans lequel

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« Que toute notre connaissance commence avec l'expérience, il n'y a là absolument aucun doute ; car par quoi le pouvoir de connaître devrait-il être éveillé et mis en exercice, si cela ne se produisait pas par l'intermédiaire d'objets qui affectent nos sens et qui, pour une part, produisent d'eux-mêmes des représentations, tandis que, pour une autre part, ils mettent en mouvement l'activité de notre entendement pour comparer ces représentations, les relier ou les séparer, et élaborer ainsi la matière brute des impressions sensibles en une connaissance des objets, qui s'appelle expérience ? En ce sens, d'un point de vue chronologique, nulle connaissance ne précède en nous l'expérience, et c'est avec celle-ci que toute connaissance commence. » Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, éd. présentée et traduite pai Alain Renaut, Paris, Flainmarion, coll. « GF», 2006, introduction, § 1, p. 93. 123 « Cela dit, bien que toute notre connaissance s'amorce avec l'expérience, il n'en résulte pas pour autant qu'elle dérive dans sa totalité de l'expérience. Cai il pourrait bien se produire que même notre connaissance d'expérience soit un composé de ce que nous recevons pai des impressions et de ce que notre propre pouvoir de connaître (simplement provoqué pai des impressions sensibles) produit de lui-même [ . . . ] » Ainsi, la question centrale de la première critique consiste à savoir « s'il y a une telle connaissance, indépendante de l'expérience et même de toutes les impressions des sens. On nomme de semblables connaissances a priori, et on les distingue des connaissances empiriques, lesquelles possèdent leur source a posteriori, c'est-à-dire dans l'expérience» (Ibid , introduction, § 1, p. 93-94).

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s'engagent la conscience et son objet124 . Cela implique qu'elle ne se limite pas à la simple rencontre entre un sujet et un objet en vue de former une connaissance, mais est plutôt un processus qui, en transformant progressivement la conscience, la guide vers la science. Plus précisément, au sein de ce processus dialectique, la conscience se développe selon ce que Hegel désigne comme Aufheben, à la fois abroger, nier, supprimer et conserver, terme qui représente l'esprit spéculatif même de la langue allemande125 . La conscience commence toujours par nier ce qui se manifeste immédiatement devant elle. Mais cette négation a pour objectif de transformer le négatif en positif dans une synthèse de niveau supérieur, permettant ainsi à la conscience de s'assimiler l'élément transformé et d'évoluer. Grâce à des négations successives, c'est-à-dire à la négation et à la négation de la négation et ainsi de suite, la conscience peut dépasser tous les éléments contradictoires qui lui font face et s'approcher de la vérité. En raison de cette nécessité dialectique, ce processus suivi par la conscience n'est pas seulement un « chemin menant à la science », mais il est « lui­ même déjà de la science, et, suivant son contenu, par conséquent, science de l'expérience de la conscience126 ». La Phénoménologie de l'esprit dépeint ce voyage de la conscience, passant de la conscience en général ou la conscience de l'objet à la conscience de soi, puis à la raison, à l'esprit et à la religion, pour finalement s'achever dans le savoir absolu, qui est la conscience dans sa totalité, l'identité du sujet et de l'objet ou encore la raison universelle qui ne laisse rien échapper. En résumé, l'expérience de 124 « Ce mouvement dialectique que la conscience pratique à même elle-même, aussi bien à même son savoir qu'à même son ob-jet, dans la mesure où, pour elle, le nouvel objet vrai en surgit, est proprement ce que l'on nomme expérience.» G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l 'esprit, éd. présentée, traduite et annotée par Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques», 2018, introduction, p. 169. 125 « Par aujheben nous entendons d'abord la même chose que par hinwegriiumen (abroger), negieren (nier), et nous disons en conséquence, par exemple, qu'une loi, une disposition, etc., sont aufgehoben (abrogées). Mais, en outre, aujheben signifie aussi la même chose que aujbewahren ( conserver), et nous disons en ce sens, que quelque chose est bien wohl aufgehoben (bien conservé). Cette ambiguïté daris l'usage de la langue, suivant laquelle le même mot a une signification négative et une signification positive, on ne peut la regarder comme accidentelle et l'on ne peut absolument pas faire à la langue le reproche de prêter à confusion, mais on a à reconnaître ici l'esprit spéculatif de notre langue, qui va au-delà du simple "ou bien-ou bien" propre à l'entendement. » G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques : I La Science de la logique, texte intégral présenté, traduit et annoté par Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques», 1970, p. 530. Mais nous retenons, en suivant la convention, le terme français de « supprimer» et « suppression» pour traduire Aujheben et Aujhebung dans les pages suivantes. Comme le souligne Bernard Bourgeois, pour ce terme allemand, « le sens dominant est le sens négatif et c'est pourquoi Hegel, pour faire apparaître le sens positif, le répète dans un adjectif : "erhaltende Aufhebung", suppression qui conserve » (ibid. , chapitre II : « La perception ou : la chose et l'illusion», 2. « La dialectique de la perception comme expérience négative de son concept», p. 191n). 126 G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l 'esprit, op. cit., introduction, p. 171.

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Hegel ne conduit pas seulement à une quelconque certitude, mais à la certitude finale et absolue. Elle prend fin à la fin de tout. Mais Bataille refuse fermement l'idée selon laquelle l'expérience doit aboutir à une connaissance empirique ou au savoir absolu, c'est-à-dire à une forme de certitude : «J'ai voulu que l'expérience conduise où elle menait, non la mener à quelque fin donnée d'avance. Et je dis aussitôt qu'elle ne mène à aucun havre (mais en un lieu d'égarement, de non-sens) 127 . » S'il désire que l'expérience intérieure mène à l'inconnu et au non-savoir, c'est pour éviter que le sujet ne soit submergé par l'universalité de l'objet, tout en affirmant au contraire toutes ses particularités en tant que sa propre raison d'être. Ainsi, il considère la philosophie allemande comme « une philosophie inhumaine» : «La connaissance fut pour les philosophes en général et pour Hegel une recherche de l'objet : ceci impliquait d'ailleurs une adéquation du sujet (de l'homme, du philosophe) à l'objet (ce qui est, le monde, Dieu, ou l'Idée absolue). Cet objet était essence immuable, éternelle et "vérité universelle valable pour tous les temps" : le sujet, fortuit, ses besoins et ses désirs, étaient forcément soumis à cette vérité, écrasés par elle. [ . . . ] Il ne pouvait que s'abîmer, se détruire dans la connaissance d'une totalité du devenir, d'un devenir achevé, d'un devenir immuable [ . . . ]. » Autrement dit, par l'expérience Bataille vise à faire le contraire de ce que les philosophes allemands cherchent à réaliser avec le même terme. Son objectif est de libérer le sujet du mouvement qui finit par le subordonner à l'unité, afin de restituer sa propre souveraineté. S'il conteste toute autorité extérieure, c'est pour opposer « à la satisfaction de l'idée éternelle l'intensité du sentiment individuel 1 2 8 », maintenant la subjectivité dans toute sa singularité. Le sens authentique de l'existence humain se trouve là, et toute expérience qui pousse l'homme à sacrifier sa propre individualité au profit de la vérité absolue ne fait que l'amener à la folie129 . Une telle expérience sans un objet universel comme certitude finale s'inscrit donc dans le sillage de Nietzsche, chez qui l'expérience est avant tout une expérience vécue (Erlebnis) après la mort de Dieu. Dans son premier commentaire sur L'Expérience intérieure, Blanchot commence par évoquer le grand midi nietzschéen, notant que l'œuvre de Bataille lui 127

Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cit., p. 1 5 . Georges Bataille, « De l'existentialisme au primat de l'économie», in OC, XI, op. cit. , p. 282. 129 C 'est ainsi que la folie du Hegel âgé est significative pour Bataille. Selon celui-ci, la folie du philosophe allemand était due à « la nécessité où il se trouva de renoncer en lui-même à l'individu (se représentant la nécessité de n'être plus, lui, l'être particulier, l'individu qu'il était, mais l'Idée universelle, de tomber si l'on veut dans l'inanité divine - en un mot d'être Dieu, mais devant, mais voulant mourir, il se sentit devenir fou). Ceci ne dura pas une nuit, ou deux jours, mais deux ans». De plus, une telle exigence de l'universel « ne lui est pas donnée du dehors. Il s'agit, ce qui est plus grave, d'une nécessité en même temps impersonnelle et intérieure mais immanente à l'esprit qu'elle impose, articulée avec rigueur, ne laissant pas d'échappatoire» (ibid. , p. 286). 128

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rappelle ce moment où «après avoir ruiné la vérité qui nous abritait nous nous voyons exposés à un soleil qui nous brûle, soleil qui n'est pourtant que le reflet de notre dénuement et de notre froid 130 ». Cette vérité ruinée est Dieu, ou tout ordre, principe et autorité incontestable qu'il symbolise. Chez Nietzsche, le grand midi marque un moment de rupture et de révélation. C'est l'instant où le dément, avec une lanterne dans la main, annonce aux passants du marché que nous avons tué Dieu131 . C'est l'instant où l'homme se rend soudain compte de son «vouloir suprême» : «Tous les dieux sont morts, ce que nous voulons à présent, c'est que le Surhumain vive132 . » C'est «un instant de la plus grande prise de conscience» de l'humanité où elle «regarde en arrière et en avant, où elle sort de la domination du hasard et des prêtres et pose pour la première fois dans son ensemble la question du pourquoi ? et du en-vue-de-quoi 133 ». Autrement dit, à midi et en pleine lumière, l'homme s'aperçoit que Dieu, l'unité ou la totalité n'est qu'un leurre, que l'objet universel et absolu qu'il a jadis imposé à la fin de son expérience n'est qu'un mensonge. La tentative d'apaiser sa peur face à l'incertitude et la finitude de son être en se soumettant à une autorité illusoire n'est pour lui qu'une façon de se tromper, trahissant un signe de faiblesse et de lâcheté comme le montre la critique nietzschéenne du christianisme. C'est ainsi que le philosophe allemand entreprend le travail du généalogiste et réévalue les valeurs anciennes et sacrées, et que Bataille, en s'appuyant sur sa propre expérience intérieure, conteste toutes les autorités extérieures. C'est une manière de rompre avec la tradition philosophique depuis Platon ayant pour seul but la recherche de la vérité en soi134 , et surtout avec le système hégélien selon lequel l'homme est engagé dans un mouvement d'ascension vers le savoir absolu. Bref, il s'agit de ne plus considérer l'expérience comme un projet. C'est également dans cette perspective que Bataille se distingue du mysticisme chrétien et se revendique comme radicalement athée. Malgré les affmités entre son expérience intérieure et l'expérience mystique, il débute son œuvre éponyme par une «critique de la servitude dogmatique (et du mysticisme) ». Il dit : «je songe moins à l'expérience confessionnelle, à Maurice Blanchot, Faux pas, op. cil. , p. 47. « Le dément. - N'avez-vous pas entendu parler de ce dément qui, dans la clarté de midi alluma une lanterne, se précipita au marché et cria sans discontinuer : "Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu ! " [ . . . ] Le dément se précipita au milieu d'eux et les transperça du regard. "Où est passé Dieu? lança-t-il, je vais vous le dire ! Nous l 'avons tué, - vous et moi ! Nous sommes tous ses assassins ! [ . . . ]"» Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, op. cit., troisième livre, § 125, p. 161-162. 132 Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. de Geneviève Bianquis, première partie, « De la vertu qui donne», § 3, in Œuvres, op. cit. , p. 387. 133 Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, trad. de Éric Blondel, « Pourquoi j'écris de si bons livres», « Aurore», § 2, in Œuvres, op. cit., p. 1263. 1 34 C 'est l'une des raisons pour lesquelles Nietzsche attaque violemment le christianisme : « le christianisme est du platonisme pour le "peuple" [ . . . ] » (Par-delà bien et mal, trad. de Patrick Wotling, préface, in Œuvres, op. cit., p. 622.) 130 131

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laquelle on a dû se tenir jusqu'ici, qu'à une expérience nue, libre d'attaches, même d'origine, à quelque confession que ce soit. C'est pourquoi je n'aime pas le mot mystique.» Selon lui, l'inconnu ou l'impossible auquel mène l'expérience ne constitue pas un objet et ne peut en aucun cas être considéré comme le but ou la finalité de cette expérience ; au contraire, il est l'état où l'homme se livre pleinement à son expérience et embrasse totalement son existence sans aucun souci d'objet ou de but. Pourtant, tout changera si Dieu en est imposé comme aboutissement : « Au lieu de l'inconnu inconcevable devant moi libre sauvagement, me laissant devant lui sauvage et libre - il y aurait un objet mort et la chose du théologien - à quoi l'inconnu serait asservi, car, en l'espèce de Dieu, l'inconnu obscur que l'extase révèle est asservi à m'asservir [ . . . ]» Ce sera donc réduire l'expérience à un projet, à la pensée discursive, car « Dieu, l'absolu, le fond des mondes, ne sont rien s'ils ne sont des catégories de l'entendement ». En d'autres termes, la théologie chrétienne, surtout«la théologie positive» qui est«fondée sur la révélation des Écritures», n'est pour Bataille qu'un projet intellectuel visant à démontrer l'existence de Dieu par le raisonnement. Même la théologie négative, qui privilégie la communion avec «un Dieu sans forme et sans mode » à travers une expérience personnelle et vécue, ne peut pas échapper à la « vision intellectuelle », car au fond, c'est ce concept de Dieu qui est la source de tous les problèmes, constituant «un arrêt dans le mouvement qui nous porte à l'appréhension plus obscure de l'inconnu135 ». Plus précisément, le christianisme se fonde sur la recherche du salut en Dieu au moyen de la confession et de l'ascèse. Mais «par l'ascèse, l'expérience se condamne à prendre une valeur d'objet positif. L'ascèse postule la délivrance, le salut, la prise de possession de l'objet le plus désirable » ; et le salut « n'est qu'une commodité permettant de donner à la vie "spirituelle" la forme d'un projet136 ». Cela implique que le christianisme est essentiellement une religion utilitaire. Il engage l'homme dans un projet soigneusement planifié consistant à racheter sa faute par la douleur qu'il s'inflige et à échanger son bonheur du présent auquel il renonce contre une promesse illusoire d'avenir137 , donc le détourne de ce qui est plus précieux 135

Georges Bataille, L 'Expérience intérieure, op. cil. , p. 1 5-17. Ibid. , p. 34-35. 137 Dans l'introduction du Coupable, Bataille souligne aussi que Dieu est la confusion du religieux et de l'utilitaire : « mais Dieu n'étant que la confusion du SACRÉ (du religieux) et de la RAISON (de l'utilitaire), il n'a de place que dans un monde où la confusion de l'utilitaire et du sacré devient la base d'une démarche rassurante. Dieu terrifie s'il n'est plus la même chose que la raison (Pascal, Kierkegaard). Mais s'il n'est plus la même chose que la raison, je suis devant l'absence de Dieu.» (Op. cil. , p. 240.) D'ailleurs, cet aspect utilitaire du christianisme, caractérisé par ses principes de dette et d'échange, est exploré davantage par Bataille dans ses ouvrages de nature plutôt scientifique, tels que La Part maudite. Mais il est indéniable qu'il est influencé par Nietzsche, par son analyse de l'idée de la dette et de la relation créancier-débiteur au sein de la pensée chrétienne. Selon ce deinier, « le concept moral fondamental de "faute" provient du concept on ne peut plus matériel de "dettes"», et « l'idée que tout dommage possède d'une manière ou d'une autre son équivalent et peut 136

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pour lui : l'extase dans l'inconnu. Cependant, Bataille, dont la seule «compagnie sur terre est celle de Nietzsche138», essaie de réanimer, suivant ses pas, «l'aspiration extrême, inconditionnelle de l'homme [ . . . ] indépendamment d'un but moral et du service d'un Dieu 139 ». Avec l'expérience intérieure, il réoriente l'homme vers l'intériorité et la souveraineté de sa propre existence. Tout comme le dit Foucault, cette expérience trouve sa source précisément dans la mort de Dieu: «Mort qu'il ne faut point entendre comme la fin de son règne historique, ni le constat enfin délivré de son inexistence, mais comme l'espace désormais constant de notre expérience. La mort de Dieu, en ôtant à notre existence la limite de l'Illimité, la reconduit à une expérience où rien ne peut plus annoncer l'extériorité de l'être, à une expérience par conséquent intérieure et souveraine140 . » Dans cette optique, Bataille semble se rapprocher des existentialistes, partageant leur conviction que l'existence précède l'essence. L'homme n'est plus considéré comme prédéterminé par une essence immuable, mais comme constamment en train de se former à travers son existence ou son expérience vécue. Il ne s'agit plus de la question de l'être, mais de celle du devenir. Ainsi l'homme détient-il sa souveraineté, ou sa liberté comme le formule Sartre. Et le plus significatif, c'est que cette existence libre et souveraine est douloureuse chez Bataille aussi bien que chez les existentialistes. Comme l'exprime l'auteur de L'Expérience intérieure, l'objet de son livre est la souffrance du «désintoxiqué», de celui qui se réveille des «illusions nuageuses» le faisant se confondre avec «le tout de l'univers 1 4 1 ». Jadis, c'était l'autorité extérieure et absolue qui délimitait l'existence humaine, lui donnant un sens. Cependant, une fois qu'elle est mise en doute et s'avère chimérique, commence alors une errance sans fin pour l'homme. Celui-ci réellement être acquitté [ . . . ] au moyen d'une douleur infligée à celui qui l'a provoqué », bref, « idée d'une équivalence entre dommage et douleur», provient elle-même « de la relation contractuelle entre créancier et débiteur, qui remonte aussi loin qu'il existe des "personnes juridiques" en général, et renvoie quant à elle aux formes fondamentales de l'achat, de la vente, du troc, du commerce et de l'échange» (Élément pour la généalogie de la morale, op. cit., second traité, « "Faute", ''mauvaise conscience" et phénomène apparentés», § 4, p. 129131). 138 « À peu d'exceptions près, ma compagnie sur terre est celle de Nietzsche [ . . . ] Nietzsche seul s'est rendu solidaire de moi - disant nous.» Georges Bataille, Sur Nietzsche, in OC, VI, op. cil. , p. 27. 139 Ibid. , p. 12. 140 Michel Foucault, « Préface à la transgression», art. cil. , p. 235. 141 « À l'encontre. Ne plus se vouloir tout est tout mettre en cause. N'importe qui, sournoisement, voulant éviter de souffrir se confond avec le tout de l'univers, juge de chaque chose comme s'il l'était, de la même façon qu'il imagine, au fond, ne jamais mourir. Ces illusions nuageuses, nous les recevons avec la vie comme un narcotique nécessaire à la supporter. Mais qu'en est-il de nous quand, désintoxiqués, nous apprenons ce que nous sommes ? perdus entre des bavards, dans une nuit où nous ne pouvons que haïr l'apparence de lumière qui vient des bavardages. La souffrance s'avouant du désintoxiqué est l'objet de ce liVle. » Georges Bataille, L 'Expérience intérieure, op. cil. , p. 1 O.

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devient le héros du Château de Kafka, condamné à un monde hors du salut, à un exil éternel, «ce lieu où non seulement il n'est pas chez lui, mais où il est hors de lui, dans le dehors même, une région privée absolument d'intimité, où les êtres semblent absents, où tout ce qu'on croit saisir se dérobe142 ». Il devient l'étranger sous la plume de Camus, personnage qui paraît exclu du monde même où il existe et dont l'indifférence nonchalante et maladive rappelle celle du protagoniste du Bleu du ciel de Bataille143 . En d'autres termes, le rejet de toute finalité théologique ou ontologique ne représente en aucun cas pour l'homme une délivrance. La question que pose Dostoïevski dans Les Frères Karamazov, à savoir si tout est permis en l'absence de Dieu, semble être à l'origine d'une souffrance permanente plutôt que d'une révélation émancipatrice 144 . En ce sens, la souveraineté 142

Maurice Blanchot, De Kafka à Kafka, op. cil. , p. 122. C 'est ce monde étranger décrit par Kafka que Bataille reconnaît comme le sien : « J'écrivis en tête de la première édition du Coupable ces mots, dont le sens répondait (dans l'ensemble) à l'impression que j'avais d'habiter - nous étions en 1942 - un monde où j'étais dans la situation d'un étranger. (En un certain sens, cette situation ne me surprenait pas : les rêves de Kafka, de diverses manières, sont plus souvent que nous le pensons le fond des choses . . . ) [ . . . ] » (Le Coupable, op. cit., p. 239.) 143 Certes, Meursault dans L 'Étranger et Henri Troppmann dans Le Bleu du ciel présentent des différences notables. Le premier mène une vie monotone et ennuyeuse, tandis que le second s'abandonne à la débauche et aux excès. Mais il est remarquable qu'ils restent tous les deux indifférents à ce qu'il se passe autour d'eux et dans le monde. La vie de chacun est imprégnée d'ennui et d'inertie, et il semble que la passion leur manque, comme s'ils vivaient dans un vide que rien ne peut combler, « un vide irrespirable» comme le formule Bataille lui­ même (L 'Expérience intérieure, op. cil. , p. 10). 1 44 L'idée selon laquelle l'absence de Dieu entrainerait la permission de tout est principalement incarnée par le personnage d'Ivan Karamazov, deuxième frère et intellectuel athée, matérialiste et sceptique. La question de la liberté humaine, thème central du roman, est particulièrement discutée et développée dans le cinquième chapitre intitulé « Le grand inquisiteur» du livre V. Dans ce chapitre, l'auteur se demande, à travers le monologue de ! 'inquisiteur devant Jésus emprisonné et condamné, si la liberté que celui-ci a offerte à l'humanité n'est en réalité un malheur, car l'homme est trop faible pour assumer une telle charge (cf. Fiodor Dostoïevski, Les Frères Karamazov, introd. de Pierre Pascal, traduit et annoté par H. Mongault, B. de Schlœzer, L. Désormonts et S. Luneau, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade», 1952, deuxième partie, livre V, chapitre 5, p. 267-286). D'ailleurs, Sartre souligne également cette convergence entre la pensée de Bataille et l'idée de Dostoïevski telle qu'incamée par le personnage d'Ivan : « Car M. Bataille refuse de concilier ces deux exigences inébranlables et opposées : Dieu se tait, je n'en saurais démordre, - tout en moi exige Dieu, je ne saurais l'oublier. Et l'on croirait, à lire plus d'un passage de L 'Expérience intérieure, retrouver Stavroguine ou Ivan Karamazov - un Ivan qui aurait connu André Breton. » (« Un nouveau mystique», in Situation I : Essais critiques, Paris, Gallimard, 1992, p. 143.) Ce rapprochement est plein d'ironie. En comparant Bataille à Nikolaï Stavroguine et à Ivan Karamzov, Sartre suggère en réalité que ce « nouveau mystique» n'a jamais complètement tranché sa nostalgie de Dieu. Cependant, cette parallèle est discutable. Mettons de côté pour le moment la question du lien entre Bataille et le christianisme. En ce qui concerne Nikolaï et Ivan, tous les deux hommes, bien qu'ils se prétendent radicalement athées, finissent par être rongés par la culpabilité. Mais est-ce que cette culpabilité provient du fait qu'ils ne peuvent pas entièrement abandonner ! 'idée du salut et celle de Dieu ? Prenons le cas de Nikolaï Stavroguine, personnage principal des Démons. Ce1tes, dans la plupart du

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bataillienne reJotnt l'existentialisme sartrien, selon lequel «l'homme est condamné à être libre ». La libération de l'emprise de toute autorité extérieure qui prédétermine son être est pour lui un fardeau, car il est désormais obligé de faire table rase et d'assumer la responsabilité de son propre vécu, sans excuse ni échappatoire145 . De même, cette souveraineté est aussi teintée de l'absurde camusien, né « de cette confrontation entre l'appel humain et le silence déraisonnable du monde 146 ». Une fois éveillé de l'illusion religieuse ou de la vie machinale, l'homme, désormais libre, doit roman il est présenté comme un homme sans scrupules, « par-delà le bien et le mal» et capable de tout type d'excès et de péché, et il finit par se suicider suite au remords d'avoir violé une petite fille qui s'est ensuite pendue. Cependant, comme ! 'illustre sa confession, sa culpabilité semble être sans référent et sans fondement : « Est-ce que là ce qu'on appelle des remords de conscience, le repentir ? Je l'ignore encore aujourd'hui. Ce qui m'est insupportable, c'est uniquement cette vision, et justement sur le seuil, avec son petit poing levé et menaçant ; ni avant ni après mais précisément à cette minute ; rien que l'aspect qu'elle avait alors, rien que cet instant, rien que ce hochement de tête. Ce geste, le fait précisément qu'elle me menaçait, ne me paraît plus ridicule mais horrible. Je ressens pour elle une pitié aiguë, à en devenir fou, et je suis prêt à abandonner mon corps à toutes les tortures pour que cette chose ne se soit pas produite ce jour-là. Ce n'est pas mon crime que je regrette, ni la m01t de l'enfant ; c'est uniquement cet instant qu'il m'est impossible, absolument impossible de supporter, car depuis lors elle m'apparaît chaque jour et je sais avec certitude que je suis condanmé. » (Fiodor Dostoïevski, Les Démons, in Les Démons, Carnet des Démons, Les Pauvres Gens, introd. de Pierre Pascal, traduit et annoté par B. de Schlœzer et S. Luneau, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade», 1988, troisième partie, chapitre IX, § Il, p. 733.) Nous y constatons un nihilisme si radical que même le remords paraît surgir du néant. Bref, le monde dostoïevskien est si complexe que Sartre aurait peut-être tort de le réduire à une relation ambivalente avec Dieu. 145 « Dostoïevsky avait écrit : "Si Dieu n'existait pas, tout serait permis." C'est là le point de départ de l'existentialisme. En effet, tout est permis si Dieu n'existe pas, et par conséquent l'homme est délaissé, parce qu'il ne trouve ni en lui, ni hors de lui une possibilité de s'accrocher. Il ne trouve d'abord pas d'excuses. Si, en effet, l'existence précède l'essence, on ne pourra jamais expliquer par référence à une nature humaine donnée et figée ; autrement dit, il n'y a pas de déterminisme, l'homme est libre, l'homme est liberté. Si, d'autre part, Dieu n'existe pas, nous ne trouvons pas en face de nous des valeurs ou des ordres qui légitimeront notre conduite. Ainsi, nous n'avons ni derrière nous, ni devant nous, dans le domaine lumineux des valeurs, des justifications ou des excuses. Nous sommes seuls, sans excuses. C 'est ce que j'exprimerai en disant que l'homme est condamné à être libre. Condanmé, parce qu'il ne s'est pas créé lui-même, et par ailleurs cependant libre, parce qu'une fois jeté dans le monde, il est responsable de tout ce qu'il fait. » Jean-Paul Sartre, L 'Existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel, coll. « Pensées», 1966, p. 36-37. 146 Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, in Œuvres complètes, éd. publiée sous la dir. de Jacqueline Lévi-Valensi, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade», 2006-2008, t. I, p. 238. Sartre indique aussi que la pensée de Bataille présente des similitudes avec l'absurde, expérience singulière qu'il impute pourtant d'une façon quelque peu simpliste à la nostalgie de Dieu. À la suite de la comparaison de Bataille à Stavroguine et à Ivan Karamazov, il avance en disant : « De là surgit, pour notre auteur, une expérience particulière de l'absurde. À vrai dire, cette expérience se retrouve, de façon ou d'autre, chez la plupart des auteurs contemporains : c'est la déchirure de Jaspers, la mort de Malraux, le délaissement de Heidegger, l'être-en-sursis de Kafka, le labeur maniaque et vain de Sisyphe, chez Camus, l'Aminadab de Blanchot.» (« Un nouveau mystique», art. cil. , p. 143.) 71

pourtant affronter inévitablement le non-sens de son existence. «Il n'y a pas de choix et l'amertume commence alors 147 . » Cependant, l'expérience souveraine de Bataille va au-delà de la philosophie existentialiste, surtout celle de Sartre, en ce que celle-ci envisage toujours l'existence humaine comme un projet et reste donc régie par la pensée discursive. Chez Sartre, l'existence libre de l'homme devient le point de départ d'un nouveau projet historique. La liberté est empreinte de douleur. Mais comme le dit Oreste dans Les Mouches, «la vie humaine commence de l'autre côté du désespoir14 8 ». Cela veut dire que cette liberté douloureuse est aussi pour lui la possibilité, voire la nécessité de définir son propre être, de donner un sens à son existence en s'engageant dans l'action, et cela engendre naturellement l'exigence de l'engagement social. De cette manière l'homme entre dans un nouveau processus, non théologique mais historique. Selon Sartre, le temps libéré de Dieu devient le temps politique. Aux «fins promises par Dieu» il substitue «celles dues aux hommes », et aux promesses de « l'eschatologie divine » celles de « l'eschatologie révolutionnaire149». En fin de compte, il intériorise la dialectique hégélienne en éliminant son terme absolu. À ses yeux, l'homme est toujours l'action, force négatrice qui ne s'achève pourtant pas dans l'universalité, mais qui se lance toujours vers un nouveau but dans une «situation» réelle et concrète. De ce fait, l'existence chez Sartre est sans cesse remise à plus tard, projetée dans le futur, ce qui est tout à fait aux antipodes de l'expérience intérieure. Celle-ci ne se soucie en rien de l'avenir, conteste l'idée même de la finalité et consiste à vivre l'existence dans l'instant présent. Le temps à la mort de Dieu, «Bataille l'aime en suspens, tout entier suspendu à l'instant, sans calcul, sans projet, sans fin et sans salut d'aucune sorte», et il «repousse toute pensée qui spéculerait sur ses réalisations et ferait de l 'instant le rebond d'un projet qui trouverait ses fins dans l'avenir (Bataille reprend à son compte et radicalise la phrase de Nietzsche : "J'aime l'ignorance touchant l'avenir"150 ». « ''Tout est permis" s'écrie Ivan Karamazov. Cela aussi sent son absurde. Mais à condition de ne pas l'entendre vulgairement. Je ne sais si on l'a bien remarqué : il ne s'agit pas d'un cri de délivrance et de joie, mais d'une contestation amère. La certitude d'un Dieu qui donnerait son sens à la vie surpasse de beaucoup en attrait le pouvoir impuni de mal faire. Le choix ne serait pas difficile. Mais il n'y a pas de choix et l'amertume commence alors. L'absurde ne délivre pas, il lie. » Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, op. cil. , p. 266. 148 Jean-Paul Sartre, Les Mouches, in Théâtre complet, éd. publiée sous la dir. de Michel Contat, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2005, p. 66. 149 Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l 'œuvre, op. cil. , p. 38 5. 150 Ibid. La phrase de Nietzsche est citée par Bataille dans Le Coupable, op. cil. , p. 262. Elle est extraite du Gai Savoir : « Mes pensées, dit le voyageur à son ombre, doivent m'indiquer où je suis : mais elles ne doivent pas me révéler oùje vais. J'aime l'incertitude sur l'avenir et ne veux pas périr pour avoir été impatient et avoir voulu goûter d'avance aux choses promises. » (Op. cil. , quatrième livre, § 287, p. 214, traduction modifiée dans la version à laquelle nous nous référons.) 147

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C'est cette même ignorance touchant l'avenir, où se trouverait la solidarité des hommes ou le salut de l'humanité, qui distingue aussi Bataille de Camus, mais d'une manière plus subtile 151 . En fait, si une hostilité mutuelle semble caractériser la relation entre Bataille et Sartre15 2 , c'est au contraire «une véritable amitié » qui le lie à Camus 153 . Tous ces deux hommes ont, à contre-courant des intellectuels gauchistes de l'époque, une attitude critique envers le communisme et la révolution. D'ailleurs, la révolte que conçoit ce dernier paraît dans une certaine mesure comparable au mouvement de contestation que représente l'expérience intérieure. Pourtant, dans les articles où il se penche sur les œuvres et la pensée de Camus, Bataille n'hésite pas à exposer «une opposition profonde » qu'il constate entre lui et l'auteur de L'Homme révolté154 . Quoique cette opposition puisse sembler au premier abord découler de divergences entre leur conception de la morale, son origine réside en réalité dans leur compréhension respective de la révolte. Pour Camus, la révolte est, au sens métaphysique, la manière dont l'homme refuse son état de subordination. C'est la raison pour laquelle elle n'est pas et ne doit pas être bornée par les limites de l 'histoire155 . En d'autres termes, se révolter signifie essentiellement rejeter la raison et déchaîner la passion. Ce n'est pas seulement contre un quelconque pouvoir ou des lois spécifiques, mais aussi et surtout contre la raison même d'où dérivent tout pouvoir et toute loi, que l'homme, se laissant mener par la passion, se révolte156 . En ce sens, Camus et Bataille, tous les deux héritiers 151

Pour une analyse plus exhaustive et détaillée des différences entre Bataille et Camus, voir Koichiro Hamano, « Bataille lecteur de Camus», in Georges Bataille, cinquante ans après, sous la dir. de Gilles Ernst et Jean-François Louette, Nantes, Éditions Nouvelles Cécile Defaut, 2013, p. 139-158. 152 « Un nouveau mystique», critique véhémente de L 'Expérience intérieure faite par Sartre mentionnée plus haut, constitue la seule critique diiecte de la pensée de Bataille qu'il ait écrite. Il s'agit d'un article qui « vacille à plusieurs reprises entre l'analyse et le pamphlet, pour, à la fin, sombrer tout entier dans le dénigrement agacé» (Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l 'œuvre, op. cit., p. 383). En réponse, Bataille a discrètement répliqué à Sartre en insérant une courte auto-défense dans l'appendice de son Sur Nietzsche (« Réponse à Jean-Paul Sartre (Défense de L 'Expérience intérieure)», in Sur Nietzsche, op. cit., appendice IV, p. 195-202). Mais cette réponse ne l'a pas empêché, au cours des années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, de continuer à exprimer son désaccord avec la philosophie de son adversaire à travers plusieurs autres textes. 153 Georges Bataille, Choi.x de lettres {1917-1962) , op. cit., p. 39 5. 154 Georges Bataille, « Le bonheur, le malheur et la morale d'Albert Camus», in OC, XI, op. cit., p. 41 O. 155 « La révolution absolue supposait en effet l'absolue plasticité de la nature humaine, sa réduction possible à l'état de force historique. Mais la révolte est, dans ! 'homme, le refus d'être traité en chose et d'être réduit à la simple histoire. Elle est l'affirmation d'une nature commune à tous les hommes, qui échappe au monde de la puissance. » Albert Camus, L 'Homme révolté, in Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 27 5-276. 156 C 'est ainsi que Bataille distingue la révolte de la révolution : « C 'est qu'entre révolution et révolte, il y a justement la distance de la raison à la passion. La révolte est toujours la contestation d'un pouvoir légal et celle de la légitimité des lois. Elle est le fait de la passion, récusant le gouvernement de la raison. La révolution au contraire veut des lois enfin légitimes

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de la passion nietzschéenne, semblent se rapprocher l'un de l'autre, puisque selon le penseur de la transgression, «il est ridicule de nier l'histoire, mais du moins nous pouvons, si nous sommes pour cela assez forts - assez lucides surtout -, prendre sur nous de lui opposer un refus, contre l'histoire nous pouvons en un mot nous révolter157 ». Un tel point de vue les différencie ainsi de Sartre, pour qui l'espoir de l'humanité repose toujours sur un idéal social et politique à venir et à réaliser. Cependant, lorsque Camus cherche à priver sa révolte de tout élément violent, excessif et démesuré et à lui imposer comme finalité la solidarité, c'est-à-dire à la subordonner tout de même à la raison historique, à un principe moral qui est le respect de la vie de l'homme, il paraît la replacer dans le cadre d'un projet débouchant sur un certain humanisme et donc rendre l'existence humaine à nouveau servile. Dès lors sa pensée s'éloigne de celle de Bataille qui, à propos de «la vérité de la révolte», dit précisément ceci: «Du moins aurai-je la tentation de tenir, de ne pas céder l'essentiel: la part irréductible en moi qui est passion. J'en aurai mesuré le danger, mais j'aurai dénoncé un danger plus grand, qui est de renoncer pour le souci de vivre (ou de réserver, plus loin que moi, le possible, la survie tolérable des hommes)1 5 8 . » Chez Bataille, la révolte est synonyme d'expérience de l'insoumission, de passion inconditionnelle que rien ne peut limiter. Son exigence fondamentale est « la souveraineté» et son fondement est «la volonté d'être souveraine1 59 ». Au contraire, il y a dans la révolte «placide ou résignée» de Camus quelque chose «qui n'est pas souverain, mais déprimé (qui n'appartient donc pas au sommet mais au déclin)160». En somme, en tant que nietzschéen radical Bataille tient toujours à cœur les primats de la passion sur la raison, du présent sur l'avenir, de la dépense sur la conservation de toute sorte et ainsi de l'impossible sur le possible161 . C'est seulement de cette façon que l'homme pourrait dépasser toutes les limites extérieures et toucher l'impossible162 . et que l'État qu'elle fonde soit lui-même fondé en raison.» (« La morale du malheur : "La Peste"», in OC, XI, op. cil. , p.244.) 157 Georges Bataille, « L'affaire de "L'Homme révolté"», in OC, XII, op. cil. , p. 232. 158 Georges Bataille, « La morale du malheur : "La Peste"», art. cit. , p. 247. 159 Georges Bataille, « Le temps de la révolte», in OC, XII, op. cil. , p. 163. 160 Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l 'œuvre, op. cil. , p. 502. 161 « Le souci du possible ordonne en nous le primat de l'avenir sur le présent : le présent est le luxe, il est inutile [ . . . ], c'est le déchaînement de ce qu'un souci de l'avenir enchaîne, c'est la démesure, l'impossible, la passion ; si nous admettons le primat du temps présent, un instant nous avons le pouvoir de Caligula, qui lui-même ne dispose entièrement de ce pouvoir qu'à la condition de tuer le souci de l'avenir en lui. Cette opposition de Caligula et de Cherea, de la passion et de la raison, de l'impossible et du possible, du primat dilapidateur du présent et du primat parcimonieux de l'avenir, est de même nature que celle du sacré et du profane. » Georges Bataille, « La morale du malheur : "La Peste"», art. cil. , p. 240. 162 Sur ce point, Camus reproche à Bataille, dans un entretien avec Claudine Chonez, un nietzschéisme « pas très orthodoxe» : « Mais je demande seulement qu'on ne confonde pas la vitalité et l'agressivité, et la vérité avec l'exaltation. Je plaide pour le bonheur et non pour l'extase, voilà ma différence.» (Cité in Georges Bataille, Choix de lettres {191 7-1962), op. cil. , p. 39 5n3.) En premier lieu, leur différence se présente comme celle entre « un

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11.1.2. Une expérience qui n'est pas l'objet pensé Tout ce que nous venons de démontrer peut être résumé par l'impératif de vivre l'expérience tel que le présente Bataille. Cela exige non seulement que nous abandonnions l'idée du projet dont le sens réside dans l'acquisition d'un objet, dans la réalisation d'un objectif, mais aussi que nous cessions de penser l'expérience d'une manière spéculative, de la considérer comme un objet dans le but de la transformer éventuellement en connaissance. Penser l'expérience signifie examiner la rencontre du sujet avec le monde objectif d'un regard rétrospectif et introduire l'immédiat dans un processus de médiation. Il s'agit là d'une reconstruction intellectuelle a posteriori de ce qu'il s'est immédiatement passé. Or, pour Bataille, l'expérience doit être vécue dans l'instant présent et dans toute son immédiateté. En comparant sa notion d'expérience à celle de Hegel, il déclare : «dans l'esprit de Hegel, ce qui est immédiat est mauvais et Hegel à coup sûr aurait rapporté ce que j'appelle expérience à l'immédiat163 . » Par « mauvais », Bataille veut dire que dans l'expérience hégélienne, tout ce qui apparaît comme immédiat à la conscience doit être engagé dans le mouvement dialectique pour être supprimé, c'est-à-dire à la fois nié et conservé, afin de se développer et de se transformer. :Mais sa propre expérience cherche à rompre avec la médiation nietzschéisme dionysiaque» et « un nietzschéisme apollonien» (Claudine Chonez, cité in p. 395113). Ce que Camus n'apprécie pas, c'est que Bataille semble mettre trop l'accent sur l'aspect démesuré, orgiaque et extatique de la pensée du philosophe allemand, et avoir un intérêt maladif à la mort et donc à la guerre. Mais Bataille se justifie ainsi : « [ . . . ] j'ai recherché jusqu'au bout l'implication et la portée de l'expérience de Nietzsche. Je n'ai trouvé en elle que l'expérience la plus ouverte à partir d'un effondrement [ . . . ] Il est vrai que la mort ne me semble pas le contraire mais le luxe de la vie, mais l'affirmation de l'instant présent, la certitude que le primat de l'avenir apporte la guerre, quand celui de l'instant présent est seul à la mesure de la paix, me rapproche de Camus plus qu'il ne pense. » (« Les problèmes du surréalisme», in OC, VII, op. cit, p. 457n.) En second lieu, l'opposition entre les deux penseurs trouve également ses racines dans l'influence plus prononcée de Bataille par Sade, par rapport à Camus. Dans « La morale du malheur : "La Peste"», Bataille justifie, suivant les traces du marquis qui défend « les droits du meurtre passionné, que l'on accomplit sous l'effet du désir impérieux» (ibid. , p. 239), les meurtres commis par Martha dans Le Malentendu et Caligula dans Caligula, les considérant comme deux personnages libres et souverains, comme deux vrais révoltés en dépit des jugements moraux de la part de l'auteur. Cette perspective s'oppose clairement à celle de Camus, qui condamne tout meurtre et considère plutôt ses deux personnages comme prisonniers de leur condition absurde (il inclut d'ailleurs ces deux pièces de théâtre dans son « cycle de l'absurde»). Ainsi Bataille demande-t-il : « Camus part de l'impossible, lui [Caligula] reprochant de n'être pas le possible. La révolte serait-elle révolte si elle n'était d'abord un mépris du possible ?» (P. 246.) C 'est aussi pour cette raison qu'il critique La Peste, considérant ce roman comme expression non pas d'une « morale de révolte », mais d'une « morale du malheur » : « Combien tout ceci est loin d'une morale de révolte ; la morale prêchée dans ces pages sévères, sobres, souvent denses, nous la connaissons : c'est la morale de tous les temps, c'est, avare et sans vie, une morale du malheur. La valeur n'est pas celle que l'insoumission, la révolte fonde : c'est la "santé", le fait d'éviter la mort sans souffrir. Ce qui compte est négativement ne pas mourir, ne pas souffrir.» (P. 248.) 163 Georges Bataille,L 'Érotisme, op. cit., p. 249.

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et la dialectique. Elle doit se présenter telle qu'elle est, sans être méditée. Ainsi, elle s'oppose à la pensée et surtout à la philosophie symbolisée par la chouette de ::tvlinerve qui ne prend son vol qu'au début du crépuscule, philosophie qui n'apparaît que dans la maturité des êtres et qui, en tant que méditation, prend du recul par rapport au réel. Dans cette perspective, il est clair que l'expérience intérieure de Bataille n'est pas un processus de formation dans le sens de l'Erfahrung et ne conduit pas à une connaissance positive. Enfermée dans l'intériorité d'un sujet individuel, elle semble refuser de s'objectiver, mais demeurer une expérience subjective et personnelle. Ainsi échappe-t-elle dès le départ au sens même du terme. Comme l'indique Sartre, ce que cette expérience veut relater est une « expérience vécue, au sens où les Allemands emploient le mot "Erlebnis". Il s'agit de vie ou de mort, de souffrances et de ravissement, non pas de contemplation tranquille ». Et il ajoute que «c'est en effet seulement en langue allemande que le titre du livre prendra toute sa signification : Das innere Erlebnis. Le mot français expérience trahit les intentions de notre auteur 164 ». D'un côté, une telle parallèle entre l'expérience intérieure et l'expérience vécue semble juste, en ce qu'elles ne renvoient pas aux objets extérieurs, mais à ce qui est intuitivement perçu ou éprouvé par le sujet, donc à une certaine immédiateté préréflexive. À cet égard, l'expérience de Bataille semble se rapprocher de l'Erlebnis au sens phénoménologique comme le suggère Sartre. De plus, à une époque de la mort de Dieu, cette expérience détourne l'homme de son aspiration à une transcendance, à ce qui est absolu pour le confronter à l'absurde de sa propre existence, l'amenant à vivre sa déchirure. Dans une certaine mesure, cela teinte cette expérience d 'existentialisme 165 . De l'autre côté cependant, les mots de Sartre ne sont pas sans ironie. Il souligne l'affinité d'apparence entre l'expérience intérieure et l'expérience vécue pour dire au contraire qu'elle s'éloigne de la phénoménologie moderne et de l'existentialisme. En réalité, par le vécu il entend que l'œuvre de Bataille n'est qu'un ouvrage pseudo­ philosophique, qu'une description banale des émotions brutes de son auteur, plutôt qu'une«contemplation tranquille » de ces émotions. Selon lui, elle ne consiste qu'en un simple compte rendu d'une expérience vécue, plutôt qu'en une réflexion rigoureuse et approfondie sur cette expérience comme dans les 164

Jean-Paul Sartre, « Un nouveau mystique», art. cit., p. 144-14 5, 145n. « Pour M. Bataille, qui a fréquenté de plus près l'existentialisme, et qui lui a même emprunté sa temrinologie, l'absurde n'est pas donné, il se fait ; l'homme se crée lui-même comme conflit : nous ne sommes pas faits d'une certaine étoffe substantielle dont la trame se déchirerait, par usure ou sous l'effet de frottements ou de quelque agent extérieur. La "déchirure" ne déchire rien qu'elle-même, elle est sa propre matière et l'homme en est l'unité : étrange unité qui n'aspire rien du tout, qui se perd au contraire pour maintenir l'opposition. [ . . . ] C 'est cette unité perpétuellement évanescente dont M. Bataille fait en lui­ même l'expérience immédiate ; c'est elle qui lui fournit sa vision originelle de l'absurde et l'image dont il use constamment pour exprimer cette vision : celle d'une plaie qui se creuse elle-même et dont les lèvres tuméfiées béent largement vers le ciel. » Ibid. , p. 144. 165

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cas de la phénoménologie et de l'existentialisme166 . Cependant, n'est-ce pas justement ce que Bataille cherche à atteindre ? N'est-ce pas en ligne avec son rejet de la pensée discursive et sa réfutation de l'Erfahrung de Kant et de Hegel ? Plus précisément, si Husserl insiste davantage sur le vécu que sur l'expérience, c'est parce qu'il entend différemment le phénomène par rapport à ses prédécesseurs. Traditionnellement, «l'idée d'une phénoménologie reste tributaire de la différence métaphysique entre !'apparaître et l'être. Les couples : apparence/réalité, représentation intuitive/objet, chose phénoménale/chose en soi, conscience/esprit, déterminent un contexte de présupposition spéculative». Le phénomène est ce qui lie l'objet au sujet, permettant à l'objet d'apparaître à la conscience du sujet. En parallèle, l'expérience, en tant que perception de la phénoménalité, désigne le rapport du sujet au monde des objets, monde qui est entièrement extérieur au sujet, qui est le domaine de l'être, de la chose en soi. :Mais Husserl exclut de la pensée une telle extériorité. Chez lui, «la conscience ou l'être psychique est tout le phénomène, qu'il faudra distinguer de la chose phénoménale apparaissant. Le phénomène n'est pas l'apparition de quelque chose, il est l'être même de }'apparaître ; en lui, "il n'y a aucune distinction entre apparaître et être" ». C'est pourquoi il utilise le terme « vécu » à caractériser le phénomène. Autrement dit, Husserl ne considère plus la distinction du sujet et de l'objet comme celle du dedans et du dehors. Tout existe déjà à l'intérieur de la conscience. De ce fait, sont laissées de côté les questions relatives à l'objet en tant que transcendant, telles que le concept de chose nouménale chez Kant. À la place, l'accent est mis sur l'« immanence du vécu » ou du phénomène. C'est ce vécu ou phénomène immanent à la conscience du sujet qui devient la chose même, devient de «nouveaux objets » de la pensée. Ces objets «jouissent du privilège d'être les seuls objets d'une évidence adéquate ou encore les seuls apparaissant intégralement et étant tels qu'ils apparaissent. Seuls ils peuvent fournir l'évidence de l'évidence : la phénoménologie trouve dans le phénomène l'origine et la présence vivante de la vérité167 ». En d'autres termes, la vérité n'est plus définie par l'identification du sujet intérieur et de l'objet extérieur comme chez Hegel. Elle ne peut être considérée que « comme expérience vécue de la vérité», intrinsèque au sujet et se manifestant à chaque moment où le vécu ou le phénomène apparaît à la conscience16 8 . « Mais dès qu'on cherche à la saisir, la pensée fond comme de la neige. L'émotion seule demeure, c'est-à-dire un puissant trouble intérieur en face d'objets vagues. [ . . . ] En ce sens son ouvrage est un petit holocauste des mots philosophiques.» Ibid, p. 145. 167 René Schérer, « Husserl, la phénoménologie et ses développements», in Histoire de la philosophie VI : La Philosophie du monde scientifique et industriel (1860-1940) , sous la dir. de François Châtelet, Paris, Hachette littératures, coll. « Pluriel», 2000, p. 259, 261, 269-270. 168 « Il est clair que la vérité ne peut pas être ici définie par l'adéquation de la pensée et de son objet, puisqu'une telle définition impliquerait que le philosophe qui définit contemple toute la pensée d'une part, et d'autre part tout l'objet dans leur relation d'extériorité totale : la 166

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Cela dit, la phénoménologie fondée sur une telle expérience vécue n'est pas pour autant une pensée moins discursive. Pour reprendre les mots de Lyotard, le vécu constitue un « non-savoir radical ». Il est le phénomène « tel qu'il se donne », « préréflexif », « irréfléchi » et « antéprédicatif », et il doit être compris comme le « donné immédiat antérieur à toute thématisation scientifique », soit l'origine innocente de tout savoir et de toute science. Il peut donc être considéré comme la toute première impression ou sensation brute du réel, comme la manifestation de la vie dans son état originel avant toute rationalisation, et donc revêt une forme unifiée, cohérente et harmonieuse. Mais cela ne signifie pas que la phénoménologie est ainsi « le bastion de l'irrationalisme ». Au contraire, « c'est par volonté rationaliste que Husserl s'engage dans l'anté-rationnel 169 ». Il s'agit d'en faire une philosophie du vécu, c'est-à-dire une discipline scientifique170 . C'est le vécu qui, en se substituant à la chose extérieure et en soi, devient l'objet de la méditation philosophique. Dans cette perspective, la phénoménologie n'implique pas moins un regard rétrospectif et réflexif sur ce qui est immédiatement et intuitivement présent à la conscience. Même si les phénoménologues mettent l'accent sur l'aspect immédiat du vécu, leur intention n'est pas tant de vivre cette expérience dans l'instant présent que de la soumettre à la réflexion et à la pensée, dans le but d'en tirer des leçons. Par conséquent, la phénoménologie ne constitue pas moins le fondement d'une connaissance positive. Il est ainsi évident à quel point l'expérience de Bataille s'éloigne de ce vécu phénoménologique. Son expérience intérieure ne consiste pas à être examinée par un regard contemplatif ou à être appréhendée par l'intelligence en vue d'être développée en une connaissance. C'est sous cet angle qu'il la distingue de celle des phénoménologues phénoménologie nous a appris qu'une telle extériorité est impensable. La vérité ne peut pas non plus se définir seulement comme un ensemble de conditions a priori, car cet ensemble (ou sujet transcendantal à la manière kantienne) ne peut pas dire Je, il n'est pas radical, il n'est qu'un moment objectif de la subjectivité. La vérité ne peut être définie que comme expérience vécue de la vérité : c'est l'évidence. Mais ce vécu n'est pas un sentiment, car il est clair que le sentiment ne garantit rien contre l'erreur ; l'évidence est le mode originaire de l'intentionnalité, c'est-à-dire le moment de la conscience où la chose même dont on parle se donne en chair et en os, en personne à la conscience, où l'intuition est "remplie". » Jean­ François Lyotard, La Phénoménologie, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1992, p. 37. 169 Ibid. , p. 4-6. 170 « "Depuis ses tout premiers commencements, écrit Husserl au début de l'article La philosophie comme science rigoureuse (1911), la philosophie a toujours prétendu être une science rigoureuse, et même la science qui satisfait aux besoins théoriques les plus profonds . . . " ; mais "à aucune époque de son développement la philosophie n'a pu satisfaire cette prétention. . . ". La phénoménologie marque pour Husserl le point de rupture où la philosophie passe de l'état pré-scientifique à l'état scientifique. La certitude que ce passage est possible, qu'il est effectivement accompli par elle, lui permet de se présenter, non comme une "conception du monde" parmi d'autres, une idéologie, mais comme la première réalisation de la philosophie comme science. » René Schérer, « Husserl, la phénoménologie et ses développements», art. cit. , p. 258.

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Depuis quelque temps déjà, la seule philosophie qui vive, celle de l'école allemande, tendit à faire de la connaissance dernière l'extension de l'expérience intérieure. Mais cette phénoménologie donne à la connaissance la valeur d'une fin à laquelle on arrive par l'expérience. C'est un alliage boiteux : la part faite à l'expérience y est à la fois trop et pas assez grande. Ceux qui lui font cette place doivent sentir qu'elle déborde, par un immense possible, l'usage auquel ils se bornent. Ce qui préserve en apparence la philosophie est le peu d'acuité des expériences dont partent les phénoménologues. Cette absence d'équilibre ne survit pas à la mise en jeu de l'expérience allant au bout du possible. Quand aller au bout signifie tout au moins ceci : que la limite qu'est la connaissance comme fin soit franchie171 .

Bataille indique que l'expérience, telle qu'il la conçoit, transcende tout projet intellectuel dont la fin est une connaissance. Un tel projet, en séparant l'expérience de la vie pour la poser comme l'objet de la pensée discursive, recule ainsi ses limites et la réduit à un domaine restreint, tandis que l'expérience doit concerner l'être dans sa totalité et a la possibilité d'amener la vie au-delà de tout horizon prévu. Comme le constate Foucault, «l'expérience du phénoménologue est, au fond, une certaine façon de poser un regard réflexif sur un objet quelconque du vécu, sur le quotidien dans sa forme transitoire pour en saisir les significations 172 ». De même, dans son commentaire de la pensée de Levinas, Derrida souligne, en citant les mots de ce dernier, le même problème de la phénoménologie husserlienne qui «semble non seulement affirmer un primat de la conscience théorique mais ne voir qu'en elle l'accès à ce qui fait l'être de l'objet ». C'est une pensée discursive selon laquelle«le monde existant, qui nous est révélé, a le mode d'existence de l'objet qui se donne au regard théorique », et « le monde réel, c'est le monde de la connaissance173 ». Au contraire, le souci de Bataille «n'était pas celui de la construction d'un système, mais d'une expérience personnelle». Celle-ci ne consiste pas à être pensée, mais à être vécue pour «parvenir à un certain point de la vie qui soit le plus près possible de l'invivable. Ce qui est requis est le maximum d'intensité et, en même temps, d'impossibilité174 ». Il ne s'agit pas de réfléchir au vécu pour en dégager un sens ni de le reconstruire dans un discours philosophique, mais de privilégier la rencontre du sujet avec le monde dans toute son immédiateté, de jouir de cette expérience même dans l'instant présent, et de pousser la vie jusqu'à ses extrêmes limites. C'est dans cette même optique que l'expérience intérieure diffère de l'expérience vécue telle que comprise par les existentialistes, car celle-ci constitue également un projet intellectuel visant à connaître l'existence. 171

Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cil. , p. 20. Michel Foucault, « Entretien avec Michel Foucault», in Dits et écrits : 1954-1988, op. cit., t. lV, p. 43. 1 73 Emmanuel Levinas, Théorie de l 'intuition dans la phénoménologie de Husserl, cité in Jacques Derrida,L 'Écriture et la différence, Paris, Seuil, coll. « Points. Essais», 2014, p. 129. 1 74 Michel Foucault, « Entretien avec Michel Foucault», art. cil. , p. 43. 1 72

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Selon Bataille, l'existentialisme s'oppose à la philosophie au sens général en ce qu'il ne cherche pas une essence immuable, mais affirme que l'existence précède l'essence. Pourtant, [i]l n'en recherche pas moins de quelque façon l'essence que l'existence précède. Ce n'est pas tout à fait clair, mais Heidegger, Jaspers ou Sartre parlent d' existants, d'homme en général. À ce glissement correspond d'ailleurs une hypertrophie de la démarche intellectuelle. Il s'agit bien encore d'éprouver l'existence, de vivre avant de connaître (sans cela l'existence ne pourrait précéder l'essence). Mais la connaissance, l'exercice professoral, déborde (surtout chez Sartre). Ce n'est plus la vie subjective de l'individu qui pose les questions mais l'exigence même de la pensée. [ ... ] S'il en est ainsi, l'existentialisme de nos jours est comparable au sacrificateur ancien qui révélait la vérité d'une victime en la tuant175 .

Pour Bataille, à partir de la mort de Dieu et de la déchéance de toute autorité absolue, «il ne peut y avoir à proprement parler de philosophie », mais plutôt « le cri d'une existence suffoquée », comme le manifestent Kierkegaard, Rimbaud et Van Gogh. Par conséquent, surgissant dans ce contexte, l'existentialisme devrait être « l'expression d'une existence, d'une subjectivité » et substituer « une existence pathétique exprimée avec force » à « la vérité philosophique ». Du moins, c'est ce que Bataille essaie d'accomplir avec sa propre expérience vécue, en faisant de l'existence humaine une fin en soi et en lui redonnant sa propre autorité. Mais une telle existence libre et souveraine, les existentialistes tels que Sartre préfèrent philosopher sur elle, la penser avec « une virtuosité morose » et la représenter dans un langage « pénible » et « gluant176 ». Ils l'entraînent donc dans un projet visant à la développer en une connaissance, et la réduisent à un simple moyen de parvenir à cette fin. En faisant de l'existence l'objet de la pensée, l'existentialisme étouffe son cri et la tue. En fait, si Bataille compare les existentialistes au sacrificateur ancien, c'est pour souligner leur problème fondamental qui est un certain utilitarisme. D'après ses écrits socio-anthropologiques, le sacrifice ancien est généralement gouverné par le principe d'échange. Il s'agit toujours d'offrir un don aux dieux en échange d'une bénédiction divine. Et la victime sacrificielle en tant que don n'est en réalité qu'un objet instrumentalisé, jamais l'homme ou la chose elle-même. Suivant cette logique, l'existence chez Sartre, quoique libérée de tout ce qui la prédétermine, reste tout de même ce par quoi on s'engage dans la sphère sociale et politique et établit un savoir philosophique, autrement dit le moyen d'atteindre un certain objectif. Elle est toujours un objet mort, jamais la vie humaine pleine d'exubérance.

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Georges Bataille, « De l'existentialisme au primat de l'économie», art. cit., p. 283-284. Ibid., p. 282-284.

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11.2. L'absence du sujet 11.2. 1. Une expérience qui n'a pas de sujet comme première certitude En rejetant tout objet extérieur à l'existence humaine et en restituant sa propre souveraineté, l'expérience intérieure de Bataille semble viser à ramener l'homme à soi-même et à maintenir sa subjectivité en tant que présence et plénitude, en tant que première et seule certitude. Mais ce qui est paradoxal, c'est que cette expérience s'efforce en réalité de détruire la subjectivité même de l'homme. En ce sens, la pensée de Bataille rompt, tout comme le souligne Foucault, avec la tradition philosophique moderne allant de Descartes à Sartre qui accorde une importance primordiale au sujet pensant. Il fait «éclater cette évidence originaire du sujet» et fait «surgir des formes d'expérience dans laquelle l'éclatement du sujet, son anéantissement, la rencontre de ses limites, son basculement hors de ses limites montraient bien qu'il n'avait pas cette forme originaire et autosuffisante que la philosophie classiquement lui supposait177 ». L'expérience est, pour les philosophes modernes, une façon d'affirmer la place centrale du sujet. Comme nous l'avons déjà démontré, Kant, par sa révolution copernicienne de la connaissance, établit la prééminence du sujet pensant. Cela veut dire que l'expérience à ses yeux n'est pas seulement le processus de construction d'une connaissance, mais aussi et surtout le moyen par lequel se révèlent les conditions a priori de notre pensée, soit la subjectivité transcendantale, qui est tenue pour la vérité incontestable et dont dérive la loi morale en tant que devoir intérieur. Néanmoins, malgré cette importance accordée à lui, ce sujet demeure toujours un sujet par rapport au monde objectif, qui préexiste, jouit d'une extériorité totale et reste par nature inconnaissable. De même, chez Hegel le sujet existe également par rapport à la réalité objective et extra-phénoménale. Mais à travers l'expérience de la conscience, il finit par s'identifier à la réalité dans le savoir absolu. Chez Husserl, cependant, un tel monde extérieur est exclu de la pensée. Héritant directement du cogito cartésien, il accorde au sujet la primauté. Par le biais de la célèbre réduction phénoménologique, il réfute l'attitude commandée par«"la foi en l'être du monde de l'expérience", c'est-à-dire perdue dans la thèse (position) du monde et de ses objectivations», préférant plutôt une démarche différente qui «"réduit" le monde à sa donnée purement immanente, en l'incluant comme pur corrélat intentionnel», c'est-à-dire le considère tel qu'il est vécu, en tant que phénomène à l'intérieur de la conscience subjective. C'est ce sujet, à travers la réduction, qui «apparaît comme "spectateur de lui-même et du monde", mais aussi comme source ou origine du sens 17 8 », et que Husserl nomme à sa manière la subjectivité transcendantale. De même, Sartre, en assimilant le subjectivisme cartésien et les principes phénoménologiques à sa propre philosophie existentialiste, 1 77

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Michel Foucault, « La scène de la philosophie», art. cit. , p. 590. René Schérer, « Husserl, la phénoménologie et ses développements», art. cit. , p. 272-273.

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défend aussi une telle antériorité du sujet sur le monde objectif. Pour lui, il s'agit d'un sujet dont l'«être-là» est irrationnel et marqué par «la contingence et la facticité179 ». Autrement dit, son existence est telle qu'elle est, sans raison ni nécessité, mais elle est également irréfutable. Il est impossible pour ce sujet de ne pas exister 180 . C'est une telle subjectivité en tant qu'évidence originaire qui constitue le point de départ de l'engagement de l'homme dans le monde. Cependant, l'expérience de Bataille remet justement en question l'importance primordiale accordée au sujet par la philosophie moderne. Il s'agit dans un premier temps de ne pas le considérer comme autosuffisant et donc comme la première certitude de la pensée, ce qui constitue en fait une réfutation du subjectivisme dont témoignent la phénoménologie husserlienne et l'existentialisme sartrien. Le sujet chez Bataille n'apparaît pas comme une existence injustifiable mais indubitable. C'est par une chance miraculeuse qu'il voit le jour. « Si j'envisage ma venue au monde - liée à la naissance puis à la conjonction d'un homme et d'une femme, et même, à l'instant de la conjonction - une chance unique décida de la possibilité de ce moi que je suis : en dernier ressort l'improbabilité folle du seul être sans lequel, pour moi, rien ne serait181 . » Nous voyons ainsi l'improbabilité se dresser face à la contingence, un sujet probable de ne pas exister s'opposer à un sujet impossible de ne pas exister. C'est cette improbabilité qui agace profondément Sartre, qui critique Bataille d'adopter «un point de vue scientiste et objectif», d'«affirmer l'antériorité de l' objet (la Nature) sur le sujet» et d'«originellement se placer en dehors de l'expérience intérieure». Selon lui, Bataille trahit la vérité absolue établie par le cogito cartésien et les principes de la phénoménologie, et son expérience intérieure Jean-Paul Sartre, « Un nouveau mystique», art. cil. , p. 147. Concernant la contingence, Sartre dit dans La Nausée : « L'essentiel c'est la contingence. Je veux dire que, par définition, l'existence n'est pas la nécessité. Exister, c'est être là, simplement ; les existants apparaissent, se laissent rencontrer, mais on ne peut jamais les déduire. » Plus loin, il dit concernant l'existence du monde : « Ça n'avait pas de sens, le monde était partout présent, devant, derrière. Il n'y avait rien eu avant lui. Rien. Il n'y avait pas eu de moment où il aurait pu ne pas exister. C 'est bien ça qui m'irritait : bien sûr il n'y avait aucune raison pour qu'elle existât, cette larve coulante. Mais il n 'était pas possible qu'elle n'existât pas.» (La Nausée, in Œuvres romanesques, éd. établie par Michel Contat et Michel Rybalka, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade», 1981, p. 1 5 5, 159.) C 'est cette contingence qui suscite le sentiment de nausée. Cependant, il faut souligner que l'existence contingente dont parle Sartre n'est pas la présence primordiale et impersonnelle de ce qui est, du non-être ou du néant, c'est-à-dire de l'« existence sans existant » ou de l'« il y a» pour employer les termes de Levinas, mais l'existence telle qu'elle est éprouvée par l'être, l'homme ou le sujet : « La "nausée" comme sentiment de l'existence, n'est pas encore une dépersonnalisation» (Emmanuel Levinas, De l 'existence à l 'existant, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques», 2013, p. 86), mais ce que l'existant ressent. Autrement dit, L'énorme présence contingente de la racine du marronnier ou l'existence contingente du monde en général n'affirme pas l'antériorité d'une réalité en soi, mais plutôt celle du sujet, de l'être pour soi. 181 Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cit., p. 83. 179

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semble être «aux antipodes d'une "Erlebnis" du sujet, d'une rencontre concrète de l'existence par elle-même 182 ». Ici, Sartre accuse Bataille de commettre la même erreur que celui-ci impute à la pensée discursive, à savoir penser l'expérience du dehors comme un objet au lieu de la vivre du dedans. Ce que dit Sartre est juste, mais il faut analyser attentivement cette « idiosyncrasie extérieure» qu'il attribue à Bataille1 83 . Celui-ci est fortement conscient de ce paradoxe inhérent à l'expérience intérieure, et il avoue lui­ même que son approche dans son ouvrage consiste à utiliser le projet contre le projet et l'expérience contre l'expérience. Il s'agit d'un paradoxe impossible à résoudre, car rendre compte d'une expérience vécue du dedans et dans l'instant présent implique inévitablement un regard extérieur et rétrospectif. En ce sens, le point de vue objectif qu'adopte Bataille n'est en réalité qu'un compromis. Mais au-delà de cela, un tel objectivisme semble aussi refléter, comme le perçoit Sartre, une divergence dans la manière dont Bataille comprend la question du sujet par rapport au subjectivisme. Pour l'auteur de L'Être et le néant, l'existence du sujet constitue la condition préalable pour penser le néant, le non-être ou l'existence brute avant l'avènement du sujet. En d'autres termes, «l'être est antérieur au néant et le fonde1 84 . » Mais pour Bataille, le sujet ou le moi que nous sommes émerge du «néant» ou de «l'existence profonde»: «C'est en mourant que, sans 182

Jean-Paul Sartre, « Un nouveau mystique», art. cit., p. 146. Nous trouvons la même idée dans L 'Existentialisme est un humanisme : « Il ne peut pas y avoir de vérité autre, au point de départ, que celle-ci : je pense donc je suis, c'est là la vérité absolue de la conscience s'atteignant elle-même. Toute théorie qui prend l'homme en dehors de ce moment où il s'atteint lui-même est d'abord une théorie qui supprime la vérité, car, en dehors de ce cogito cartésien, tous les objets sont seulement probables, et une doctrine de probabilités, qui n'est pas suspendue à une vérité, s'effondre dans le néant ; pour définir le probable il faut posséder le vrai. Donc, pour qu'il y ait une vérité quelconque, il faut une vérité absolue ; et celle-ci est simple, facile à atteindre, elle est à la portée de tout le monde ; elle consiste à se saisir sans intermédiaire.» (Op. cit., p. 64-6 5.) 183 Jean-Paul Sartre, « Un nouveau mystique», art. cit., p. 148. 184 « Cela signifie que l'être est antérieur au néant et le fonde. Par quoi il faut entendre non seulement que l'être a sur le néant une préséance logique mais encore que c'est de l'être que le néant tire concrètement son efficace. C'est ce que nous exprimions en disant que le néant hante l 'être. Cela signifie que l'être n'a nul besoin de néant pour se concevoir et qu'on peut inspecter sa notion exhaustivement sans y trouver la moindre trace du néant. Mais au contraire le néant qui n 'est pas ne saurait avoir qu'une existence empruntée : c'est de l'être qu'il prend son être ; son néant d'être ne se rencontre que dans les limites de l'être et la disparition totale de l'être ne serait pas l'avènement du règne du non-être, mais au contraire l'évanouissement concomitant du néant : il n 'y a de non-être qu'à la surface de l 'être.» Jean-Paul Sartre, L 'Être et le néant : essai d'ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, coll. « Tel», 1976, première partie : « Le problème du néant», chapitre premier : « L'origine de la négation», III. « La conception dialectique du néant», p. 50-51. Nous trouvons la même idée dans La Nausée : « C 'était impensable : pour imaginer le néant, il fallait qu'on se trouve déjà là, en plein monde et les yeux grands ouverts et vivant ; le néant ça n'était qu'une idée dans ma tête, une idée existante flottant dans cette immensité : ce néant n'était pas venu avant l'existence, c'était une existence comme une autre et apparue après beaucoup d'autres. » (Op. cit., p. 159.)

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fuite possible, j 'apercevrai le déchirement qui constitue ma nature et dans lequel j 'ai transcendé "ce qui existe"»; c'est le «moi= qui=meurt» qui « aperçoit ce qui l'entoure comme un vide et soi-même comme un défi à ce vide185 ». Tout cela, il le réaffirme dans sa réponse à Sartre : J'ai parlé d'expérience intérieure : c'était l'énoncé d'un objet, je n'entendais pas m'en tenir en avançant ce titre vague aux données intérieures de cette expérience. Nous ne pouvons réduire qu'arbitrairement la connaissance à ce que nous tirons d'une intuition du sujet. Seul pourrait le faire un être naissant. Mais précisément nous (qui écrivons) ne savons rien de l'être naissant que l'observant du dehors (l'enfant n'est pour nous qu'un objet). L'expérience de la séparation, à partir du continuum vital (notre conception et notre naissance), le retour au continuum (dans la première émotion sexuelle et le premier rire) ne laissent pas en nous de souvenir distinct ; nous n'atteignons le noyau de l'être que nous sommes qu'à travers des opérations objectives. Une phénoménologie de l 'esprit développé suppose la coïncidence du subjectif et de l'objectif, en même temps qu'une fusion du sujet et de l'objet186 .

Ce passage revêt une signification particulière. Non seulement Bataille justifie sa perspective objective et réitère son opinion selon laquelle le sujet provient de l'existence indistincte et impersonnelle, révoquant ainsi l'antériorité que Sartre lui accorde, mais il inscrit aussi son expérience intérieure dans le sillage de la phénoménologie hégélienne, de l'expérience en tant qu'Erfahrung. Il semble ici que, malgré son hostilité envers le système du philosophe allemand, il partage la même position que ce dernier. Il est donc indéniable que la différence entre leurs deux pensées n'est pas aussi grande que l'on l'imagine. Comme Bataille le reconnaît lui-même, il n'a eu aucune intention de «minimiser l'attitude de Hegel » à travers ses écrits, mais « c'est le contraire qui est vrai ! J'ai voulu montrer l'incomparable portée de sa démarche1 87 ». Son objectif est alors de se servir de la phénoménologie hégélienne pour lutter contre celle de Husserl et de Sartre. C'est la première qui, d'après lui, semble décrire de manière plus juste le mouvement de l'expérience de la conscience. Autrement dit, elle rend fidèlement compte de l'exigence intérieure du sujet qui, procédant d'«un monde de ruines, de grincements de dents et de mort », est ensuite confronté à la réalité objective et extérieure qui s'érige devant lui et aspire impérieusement à s'y identifier : «Cette phénoménologie n'est pas une construction intellectuelle, c'est l'apparition et la suppression de la subjectivité dans le monde, c'est l'immense suite de déchirements, d'efforts, de travaux, d'erreurs, de chutes, de révoltes qui la mènent en une épopée épuisante de la particularité du sujet à l'universalité de l'objet, à la conscience de soi comme d'un universel ; c'est l'histoire réelle du genre 185

Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cil. , p. 8 5-86. Georges Bataille, « Réponse à Jean-Paul Sartre (Défense de L 'Expérience intérieure)», art. cil. , p. 201. 187 Georges Bataille, « Hegel, la mort et le sacrifice», in OC, XII, op. cit., p. 344. 186

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humain, réduite aux changements qui accomplissent dans la lutte l'édifice nécessaire de l'esprit, qui à la fin embrasse la totalité par le savoir188 . » Au contraire, «il est évident que faute de répondre à cette exigence, la phénoménologie moderne n'est pour la pensée mouvante des hommes qu'un moment entre autres : un château de sable, un mirage quelconque189 ». Cela signifie que le subjectivisme dont témoignent Husserl et Sartre, qui considèrent le sujet comme ce qui existe d'une manière impérative et autoritaire et pour qui le monde est présent, donc incluent celui-ci dans l'intentionnalité du sujet et l'enferment dans l'intériorité subjective, ne fait que contourner la question fondamentale de la séparation du sujet et de l'objet, et par conséquent celle de leur réunion éventuelle, plutôt que de les affronter héroïquement comme l'a fait Hegel. C'est donc un tel subjectivisme qui est en réalité un compromis. Mais revenons enfin à la question de l'improbabilité du sujet après ce long détour sur la querelle entre le subjectivisme et l'objectivisme. Il semble que sur ce point, Bataille s'éloigne autant de Hegel que de Sartre. Si nous adhérons à son point de vue et considérons le sujet comme surgissant du néant, du continuum ou de l'existence sans existant, nous nous trouvons alors inévitablement face à l'improbabilité de ce surgissement, car il se pourrait que le sujet ne surgisse pas du tout ou qu'il ne surgisse pas tel que nous le sommes. C'est une improbabilité sur laquelle même Hegel, malgré tout son génie, est tombé à un certain moment de sa pensée190 . Et le jeune Bataille a déjà indiqué, lors de ses premières confrontations avec le philosophe allemand, ce défaut de la dialectique, peut-être d'une manière encore naïve et superficielle191 . Selon lui, la dialectique hégélienne 188

Georges Bataille, « De l'existentialisme au primat de l'économie», art. cit., p. 286-287. Georges Bataille, « Réponse à Jean-Paul Sartre (Défense de L 'Expérience intérieure)», art. cit., p. 201n. 1 90 En ce qui concerne le savoir absolu, Hegel dit : « Le savoir ne connaît pas seulement lui­ même, mais aussi le négatif de lui-même, ou sa limite. Savoir sa limite, cela signifie savoir se sacrifier. Ce sacrifice est l'aliénation dans laquelle l'esprit expose le devenir faisant de lui un esprit sous la forme consistant dans le fait d'arriver librement de façon contingente [ . . . ] » (Phénoménologie de l 'esprit, op. cit., VIII. « Le savoir absolu», p. 891-892.) Comme le souligne Jean-François Marquet, ce qu'implique Hegel ici, c'est que « la Logique seule n'est pas le savoir absolu dans la mesure où la Logique est produite par quelqu'un, en l'occurrence par un certain Hegel, par un individu bio-historique bien déterminé, et c'est là, semble-t-il, ce qui entache son absoluité ». Par conséquent, « autant s'engloutir tout de suite dans la tempête de la contingence déchaînée puisque même l'absolu qu'on pourrait en tirer ne serait jamais que du hasard» (Leçon sur la Phénoménologie de l'esprit de Hegel, Paris, Ellipses, coll. « L'université philosophique», 2004. p. 440). 1 91 C'est en 1929 que Hegel est apparu pour la première fois dans l'œuvre de Bataille, quelques années avant son assistance aux célèbres conférences données par Kojève sur la Phénoménologie de l'esprit à ! 'École pratique des hautes études de 1933 à 1939, conférences qui ont exercé une influence majeure sur les intellectuels français de l'époque et sur la réception de la philosophie hégélienne en France. Comme le souligne Q ueneau, avant de connaître l'introduction à la dialectique du maître et de l'esclave présentée par Kojève, Bataille n'avait eu qu'une lectute hâtive et superficielle de Hegel et il n'avait eu « de la 189

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avait pour but de faire entrer la nature dans l'ordre rationnel, en donnant chaque apparition contradictoire comme logiquement déductible, en sorte qu'à tout prendre la raison n'aurait plus rien de choquant à concevoir. Les disproportions ne seraient que l'expression de l'être logique qui, dans son devenir, procède par contradiction. À cet égard il faut reconnaître à la science contemporaine ce mérite qu'elle donne en définitive l'état originel du monde (et par suite tous les états successifs qui en sont la conséquence) comme essentiellement improbable. Or, la notion d'improbabilité s'oppose d'une façon irréductible à celle de contradiction logique. Il est impossible de réduire l'apparition de la mouche sur le nez de l'orateur à la prétendue contradiction logique du moi et du tout métaphysique (pour Hegel cette apparition fortuite devait simplement être rapportée aux « imperfections de la nature»). Mais, si nous prêtons une valeur générale au caractère improbable de l'univers scientifique, il devient possible de procéder à une opération contraire à celle de Hegel et de réduire l'apparition du moi à celle de la mouche192 .

Aux yeux de Bataille à l'époque, cette dialectique n'était qu'un simple «panlogisme», soit une tentative d'imposer la logique rationnelle à toute la complexité du réel et ainsi de l'expliquer en suivant le «principe de l'identité des contraires». Mais la « brute à tout système » a déjà souligné que l'improbabilité de l'apparition du sujet 193 , représentant l'irrationalité profonde de la réalité, était essentiellement irréductible au mouvement spéculatif de la logique. Puis, quand l'auteur de L'Expérience intérieure, même s'il est fasciné après avoir suivi les conférences de Kojève par la pensée de Hegel, par son exigence de mener à l'identification du sujet et de l'objet, refuse d'accepter celle-ci comme la fin de l'expérience de la conscience, de ce voyage que fait le sujet, c'est la même improbabilité qui constitue son point d'appui. Selon lui, le système en apparence sans faille fondé sur la logique est dès le départ fêlé, et pour cette raison la totalité à laquelle aboutit la dialectique ne s'avère que fallacieuse. L 'improhabilité du sujet que le philosophe allemand a réduit tout court aux « imperfections de la nature», révèle en réalité sa singularité opiniâtre résistant à l'universalité. Ce sujet improbable n'apparaît pas seulement comme « la mouche sur le nez de l'orateur », quelque chose de totalement aléatoire, mais aussi et surtout comme «une dent douloureuse dans la bouche de Hegel194 », quelque chose de fâcheusement tenace et persistant qui entache l'idée même de l'absolu. dialectique hégélienne qu'une conception conventionnelle assez excusable alors » (Raymond Queneau, « Premières confrontations avec Hegel » in Critique, n° 195-196 (Hommage à Georges Bataille), op. cit., p. 695). 1 92 Georges Bataille, « Figure humaine », in OC, I, op. cil. , p. 183-184. 1 93 Ibid. , p. 1 83n. 1 94 Georges Bataille, « Notes pour L 'Expérience intérieure», in OC, V, op. cit., p. 423. La « dent douloureuse » est une expression récurrente dans l'œuvre de Bataille, servant surtout à qualifier l'improbabilité du réel, en d'autres termes la chance. Il dit ainsi dans Le Coupable : « Le désir de la chance est en nous comme une dent douloureuse, en même temps que son contraire, il veut la trouble intimité du malheur. » (Op. cit., p. 31 5.) 86

11.2.2. Une expérience qui supprime le sujet pensant Dans un second temps, même si par un heureux hasard, le sujet bataillien a pu voir le jour et entamer ensuite son voyage qu'est l'expérience, il ne suit pas le cheminement que la philosophie a classiquement tracé pour lui. Au lieu de devenir tout, de se diriger vers la vérité objective et universelle, ou de s'affirmer en tant que seule certitude subjective, en tant que mesure de toute chose, il porte toujours en lui un germe de destruction. Une telle idée est exprimée dans la critique de Bataille du désir d'être tout de l'homme, thème central de L'Expérience intérieure qui se traduit à la fois comme le refus de toute autorité extérieure imposée à la fin de l'expérience du sujet et comme la mise en question du sujet lui-même en tant qu'autorité. Selon Bataille, l'homme est un être perpétuellement insatisfait, ayant ainsi l'ambition d'être tout, ce qui le rend irrémédiablement comique : L'homme ne peut, par aucun recours, échapper à l'insuffisance ni renoncer à l'ambition. Sa volonté de fuir est la peur qu'il a d'être homme : elle n'a pour effet que l'hypocrisie - le fait que l'homme est ce qu'il est sans oser l'être [en ce

sens, l 'existence humaine n 'est qu 'embryonnaire en nous, nous ne sommes pas tout à fait des hommes]. Il n'est aucun accord imaginable et l'homme, inévitablement, doit vouloir être tout, rester ipse. Il est comique à ses propres yeux s'il en a conscience : il lui faut donc vouloir être comique, car il l'est en tant qu'il est l'homme (il ne s'agit plus des personnages émissaires de la comédie) - sans échappatoire195 .

En ce sens, la loi morale établie par Kant à partir de la subjectivité transcendantale n'est, aux yeux de Bataille, qu'une «hypocrisie intérieure », car elle trahit la peur d'assumer le destin comiquement douloureux et accablant de l'homme et d'aller au bout du possible196 . C'est Hegel qui, avec son génie, semble avoir amené le sujet à l'absolu et répondu à l'exigence d'être tout de l'homme : « au point où nous arrivons, "à la fin des temps", l'homme s'est déjà en quelque façon réuni au point oméga, ce qui signifie qu'il n'y a plus d'Autre que l'homme et qu'il n'y a plus de Dehors en dehors de lui, puisque, affirmant le tout par son existence même, il comprend tout en se comprenant dans le cercle refermé du savoir197 . » Mais pour reprendre ce que nous avons abordé dans le chapitre précédent, l'expérience-limite de Bataille et de Blanchot nous indique que l'absolu sous forme de totalité peut être encore dépassé, que l'homme à l'extrême du possible où tout est satisfait en lui se laisse toujours «déborder et déposer par un surcroît qui échappe et excède», par un « étrange surplus » qui fait 1 95

Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cil. , p. 108. « Un clin d'œil où brille une malice, un sourire mélancolique, une grimace de fatigue décèlent la souffrance dissimulée que nous donne l'étonnement de n'être pas tout, d'avoir même de courtes limites. Une souffrance si peu avouable mène à l'hypocrisie intérieure, à des exigences lointaines, solennelles (telle la morale de Kant). » Ibid. , p. 10. l S'J Maurice Blanchot, L 'Entretien infini, op. cil. , p. 307. 1 96

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que«l'achèvement serait encore et toujours inachevé198 ». Autrement dit, il est impossible d'apaiser l'inassouvissement de l'homme. Même s'il touche l'absolu, il ne peut pas s'empêcher de supplier. C'est pour cette raison que, d'après Bataille, le système n'est pour Hegel qu'un moyen d'échapper à sa dernière insuffisance et d'annuler la supplication : Hegel, je l'imagine, toucha l'extrême. Il était jeune encore et crut devenir fou. J'imagine même qu'il élaborait le système pour échapper (chaque sorte de conquête, sans doute, est le fait d'un homme fuyant une menace). Pour finir, Hegel arrive à la satiifaction, tourne le dos à l'extrême. La supplication est morte en lui. Qu'on cherche le salut, passe encore, on continue de vivre, on ne peut être sûr, il faut continuer de supplier. Hegel gagna, vivant, le salut, tua la supplication, se mutila. Il ne resta de lui qu'un manche de pelle, un homme moderne. Mais avant de se mutiler, sans doute il a touché l'extrême, connu la supplication : sa mémoire le ramène à l'abîme aperçu, pour l 'annuler ! Le système est l'annulation199 .

Dans cette perspective, si être tout signifie en finir avec l'insatisfaction et ne rien désirer, alors l'homme ne peut pas être tout. Même l'extrême atteint par Hegel n'est qu'un mensonge, qu'un leurre. Il faut ainsi renoncer à l'ambition de devenir tout pour être «humain, trop humain» : «ne plus se vouloir tout est pour l'homme l'ambition la plus haute, c'est vouloir être homme (ou, si l'on veut, surmonter l'homme - être ce qu'il serait délivré du besoin de loucher vers le parfait, en faisant son contraire)200 . » Les existentialistes, quant à eux, tiennent au cœur cette«ambition la plus haute » d'« être homme surmontant le besoin qu'il eut de se détourner de soi-même201 ». Ils rejettent toute essence préexistante à l'existence humaine et abandonnent l'envie d'atteindre l'universel. Leur tentative consiste à élever notre sujet particulier dans chaque situation concrète en tant que seule mesure et certitude, et à le façonner à travers nos expériences vécues, à travers nos actions et nos engagements dans le monde. Une telle attitude se manifeste dans les différentes façons dont des écrivains tels que Sartre et Camus interprètent le cogito cartésien : «J'écris, donc je suis 202 », dirait l'auteur des Mots (mais en tant qu'intellectuel engagé il pourrait aussi bien dire «je m'engage, donc je suis ») ; «je me révolte, donc nous sommes203 », 1 98

Ibid. Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cit., p. 56. 200 Ibid. , p. 38. 201 Ibid. 202 Cette expression vient de Camus (« "La Nausée", pai JeaJI-Paul Saitre », in Œuvres complètes, op. cit. , t. I, p. 796), qui l'utilise pour résumer la philosophie de l'auteur de La Nausée. Mais n'est-ce pas Les Mots qui incarne le mieux cette idée selon laquelle on se définit à travers ce que l'on écrit et l'acte même d'écrire ? 203 « DaJis l'épreuve quotidienne qui est la nôtre, la révolte joue le même rôle que le "cogito" daJIS l'ordre de la pensée : elle est la première évidence. Mais cette évidence tire l'individu de sa solitude. Elle est un lieu commun qui fonde sur tous les hommes la première valeur. Je me révolte, donc nous sommes.» Albert Camus, L 'Homme révolté, op. cil. , p. 79. Certes, pai 1 99

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déclare l'auteur de L'Homme révolté. En essayant constamment de consolider le sujet, ils aspirent à faire de l'homme le maître de la nouvelle ère à venir et le sujet de toute écriture. Ils veulent faire de lui la seule valeur et autorité. Ce n'est pas par hasard que Sartre a un jour appelé son existentialisme un humanisme, et que la révolte camusienne débouche en fin de compte sur le même principe humaniste. :Mais il en va différemment pour Bataille. La prise de conscience que l'homme ne peut pas devenir tout doit être une opportunité pour lui de dégager son expérience des fins externes qui la circonscrivent. Cependant, cette expérience désormais souveraine ne devient pas pour autant une affitmation de sa propre subjectivité, mais devient au contraire une force destructive interne qui continue de miner l'homme en tant que sujet de son existence. Nous revenons alors à la mise en question de l'expérience elle-même en tant qu'autorité telle que décrite par Bataille et Blanchot: «l'expérience n'est pas l'issue. Elle ne satisfait pas, elle est sans valeur, sans suffisance et seulement telle qu'elle libère de leur sens l'ensemble des possibilités humaines et tout savoir, toute parole, tout silence et toute fin et jusqu'à ce pouvoir-mourir d'où nous tirons nos dernières vérités 204 ». En d'autres termes, en tant que mouvement de contestation radicale, cette expérience refuse les idées mêmes de la valeur et de l'autorité. Elle consiste à nous révéler que la vérité ne réside ni dans le tout ou l'objet universel, ni dans l'homme ou le sujet que nous sommes. En dénonçant toutes les vérités établies, elle nous expose à notre seule vérité glaçante : «être une supplication sans réponse205 ». En renonçant à toute possibilité en l'homme, l'expérience de Bataille nous conduit à l'impossible. :Mais s'en approcher équivaut également pour le sujet à entrer en extase, à sortir de ses propres limites. Ainsi Foucault conclut-il, en la comparant à l'existentialisme ou l'«ontologie phénoménologique» de Sartre qui «cherche à ressaisir la signification de l'expérience quotidienne pour retrouver en quoi le sujet que je suis est bien effectivement fondateur, dans ses fonctions transcendantales, de cette expérience et de ces significations», que l'expérience intérieure «a pour fonction d'arracher le sujet à lui-même, de faire en sorte qu'il ne soit plus lui-même ou qu'il soit porté à son anéantissement ou à sa dissolution. C'est une entreprise de dé-subjectivation 206 ». En se mettant constamment en question à travers une expérience dévastatrice, le sujet bataillien poursuit sans relâche sa propre désintégration. Il est pris dans un mouvement sans fin ni repos, où la supplication et la contestation se succèdent jusqu'à l'infini. C'est ainsi un sujet toujours au bord du risque et jamais en pleine présence. cette reformulation du cogito cartésien Camus veut dire avant tout que la révolte est le fondement de la solidarité humaine. Mais il s'agit tout de même d'un « nous», d'un sujet collectif qui se maintient dans l'expérience et se laisse façonner par elle. 204 Maurice Blanchot, L 'Entretien infini, op. cit., p. 308. 205 Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cit., p. 25. 206 Michel Foucault, « Entretien avec Michel Foucault», art. cit., p. 43.

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Et c'est seulement à travers cette expérience torturante, c'est-à-dire à travers le supplice qu'il peut s'approcher de l'impossible. Ou plutôt, l'impossible est le supplice même:«J'entre dans un cul-de-sac. Là toute possibilité s'épuise, le possible se dérobe et l'impossible sévit. Être face à l'impossible exorbitant, indubitable - quand rien n'est plus possible est à mes yeux faire une expérience du divin; c'est l'analogue d'un supplice207 . » Cette analogie n'est pas incongrue. Le supplice, contrairement à la douleur de la liberté chez les existentialistes qui consiste à forger le sujet, cherche à le détruire progressivement. C'est à partir de cette déconstruction de sa subjectivité que l'homme peut enfin s'extasier, passant de l'angoisse au ravissement. Tout cela est illustré par la célèbre obsession de Bataille pour la photo du supplice chinois pendant près de quarante ans208 . D'une part, cette image incarne une force de ruiner sa subjectivité : «Le jeune et séduisant Chinois dont j'ai parlé, livré au travail du bourreau, je l'aimais d'un amour où l'instinct sadique n'avait pas de part: il me communiquait sa douleur ou plutôt l'excès de sa douleur et c'était ce que justement je cherchais, non pour en jouir, mais pour ruiner en moi ce qui s'oppose à la ruine209 »; d'autre part, elle offre une possibilité de le renverser et de l'amener à l'extase:«Ce fut à cette occasion que je discernai, dans la violence de cette image, une valeur infinie de renversement. À partir de cette violence - je ne puis, encore aujourd'hui, m'en proposer une autre plus folle, plus affreuse - je fus si renversé que j'accédai à l'extase21 0 . » En d'autres termes, il ne s'agit pas pour Bataille de se placer comme spectateur passif ou tortionnaire sadique, mais de s'identifier à la victime qui est pourtant son propre bourreau, de se faire supplicier par sa propre expérience. Il devient en ce sens une sorte d'automutilateur, et l'expérience intérieure peut être considérée comme une auto-immolation211 . Nous pouvons observer le même effet dans ses récits 207

Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cil. , p. 4 5 . Il s'agit de la photo du « supplice des cent morceaux» ou lingchi [ � :ils ] en langue chinoise, qui signifie littéralement « (la mort) languissante », et qui vise à découper la victime tranche par tranche sans la tuer immédiatement, donc à la maintenir le plus longtemps possible en agonie avant qu'elle ne meure. Dans son dernier ouvrage publié de son vivant en 1961, Bataille dit : « Je possède, depuis 1925, un de ces clichés. Il m'a été donné par le Docteur Borel, l'un des premiers psychanalystes français. Ce cliché eut un rôle décisif dans ma vie. Je n'ai pas cessé d'être obsédé par cette image de la douleur, à la fois extatique (?) et intolérable.» (Les Larmes d'Éros, in OC, X, op. cit. , p. 627.) 209 Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cil. , p. 140. 210 Georges Bataille,Les Lannes d'Éros, op. cit., p. 627. 211 Dans cette perspective, ce n'est pas par hasard que la notion d'expérience intérieure est apparue pour la première fois dans l'article de Bataille sur Van Gogh en 1930, article qui traite principalement de la question du sacrifice sous forme de mutilation et d'automutilation. Sa conclusion, dans une certaine mesure, a déjà prédit l'idée centrale de L 'Expérience intérieure : « Le sacrifice considéré dans sa phase essentielle ne serait qu'un rejet de ce qui était approprié à une personne ou à un groupe. [ . . . ] Le sacrifiant est libre - libre de se laisser aller lui-même à un tel dégorgement, libre, s'identifiant continuellement à la victime, de vomir son propre être, comme il a vomi un morceau de lui-même ou un taureau, c'est-à-dire 208

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érotiques, où la volupté et l'obscénité sont toujours teintées de violence et de cruauté, où le plaisir est inséparable de la douleur. À bien des égards, une telle expérience qui supplicie le sujet jusqu'à sa dissolution, et qui se distingue donc nettement de l'expérience hégélienne, phénoménologique et existentialiste, doit beaucoup à celle de Nietzsche, à sa propre expérience vécue (Erlebnis). Pour l'auteur qui «écrit avec son sang2 12 », l'expérience semble retrouver son sens originel, en tant qu'épreuve et péril poussant le sujet à ses limites et le mettant en danger. Selon lui, contrairement aux «hommes de religion» qui «ne veulent pas se donner trop de mal» et qui cherchent des «miracles», «nous autres, assoiffés de raison, voulons regarder nos expériences vécues dans les yeux, avec autant de rigueur qu'une expérimentation scientifique, heure par heure, jour après jour! Nous voulons être nous-mêmes nos expériences et nos cobayes213 ». En examinant de plus près cette expérimentation dont parle Nietzsche, nous comprenons qu'elle n'est pas entendue au sens conventionnel où le sujet, pour vérifier une hypothèse théorique, se situe comme un observateur à l'extérieur du processus expérimental pour accumuler des données. Au contraire, il s'agit plutôt d'une sorte d'auto-expérimentation où l'opérateur devient le cobaye, similaire au supplice ou le sacrifice chez Bataille où le bourreau-spectateur est en même temps la victime. C'est ainsi que Nietzsche et son disciple conçoivent l'expérience. Elle est une épreuve qui ne consiste pas à maintenir le sujet intact et dans une position extérieure, mais à l'engager dans son processus périlleux et à l'exposer sans cesse au risque, dans le but de l'amener à l'incertain et l'inconnu, donc à l'impossible. En ce sens, les deux penseurs sont des «expérimentateurs» qui s'aventurent plutôt que des «théoriciens» qui observent, analysent et déduisent pour reprendre les mots de Foucault2 14 . C'est également ainsi que Bataille considère son libre de se jeter tout à coup hors de soi comme un galle ou un aïssaouah. » (« La mutilation sacrificielle et l'oreille coupée de Vincent Van Gogh», art. cit. , p. 269-270.) 212 « De tout ce qu'on écrit, je n'aime que cela qu'on écrit avec son sang. Écrire avec ton sang, et tu découvriras que le sang est esprit. » Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., première partie, « Lire et écrire», p. 353. Cette manière d'écrire, c'est­ à-dire de considérer l'écriture comme une expérience poussant la vie à son extrême, est ce que Bataille tient au cœur. Il cite cette phrase dans son ouvrage sur le philosophe allemand en ajoutant : « qui le critique ou mieux l 'éprouve ne le peut que saignant à son tour. » Plus loin, il dit que c'est à son tour d'assumer la même exigence : « je ne pouvais qu'écrire avec ma vie ce livre projeté sur Nietzsche [ . . . ] » (Sur Nietzsche, op. cit., p. 1 5 , 17.) D 'ailleurs, c'est cette phrase de Nietzsche « qui écrit en maximes avec du sang ne veut pas être lu mais su par cœur» qui est mise au tout début de sonMémorandum (in OC, VI, op. cit. , p. 213 ; la phrase originale de Nietzsche se trouve au même endroit mentionné ci-dessus). 213 Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, op. cit., quatrième livre, § 319, p. 234-235. 214 « Une expérience est quelque chose dont on sort soi-même transformé. Si je devais écrire un livre pour communiquer ce que je pense déjà, avant d'avoir commencé à écrire, je n'aurais jamais le courage de l'entreprendre. Je ne l'écris que parce que je ne sais pas encore exactement quoi penser de cette chose que je voudrais tant penser. De sorte que le livre me transforme et transforme ce que je pense. Chaque livre transforme ce que je pensais quand je terminais le livre précédent. Je suis un expérimentateur et non pas un théoricien. J'appelle 91

maître, c'est-à-dire comme un philosophe qui pourtant«eut pour fin non la connaissance mais, sans séparer les opérations, la vie, son extrême, en un mot l'expérience elle-même, Dionysos philosophas 21 5 ». Ou d'après Nietzsche lui-même, «le véritable philosophe» n'est pas celui qui est pris «soit pour le scientifique et le savant idéals, soit pour l'exalté plein d'élévation religieuse, désensualisé, "démondanisé", l'ivrogne de Dieu», mais celui qui afftrme «la vie et la valeur de la vie» à partir des «expériences vécues les plus vastes - peut-être les plus troublantes et les plus destructrices », qui«vit de manière "non philosophique" et "non sage", et surtout imprudente» et qui «ressent le fardeau et le devoir de cent tentatives et tentations de vie», donc qui« se risque constamment» et«joue le jeu dangereux216 ». De plus, une telle expérience conduisant à la perte de soi manifeste également, malgré son rejet de Dieu, l'empreinte indéniable du christianisme sur Bataille, empreinte si notable que Klossowski va jusqu'à déclarer qu'«en dépit de son attitude athée, [il] demeure solidaire de toute la structure culturelle du christianisme. [ . . . ] Mais Bataille aurait-il le moyen de traduire autrement son expérience, je doute fort qu'il voulût se priver des moyens que lui fournissent justement les structures mentales de l'Eglise21 7 ». Cependant, il est important de signaler que ces structures mentales ne renvoient pas aux idées du salut et de l'ascèse comme nous l'avons déjà mentionné, idées qui relèvent toutes de la pensée discursive et instrumentale, mais à l'expérience vécue de la perte que préconise la théologie mystique, expérience qui ne laisse aucune place au discours, au savoir, au sujet:2 1 8 . Pour Denys l'Aréopagite, c'est «par la cessation intime de toute opération théoricien celui qui bâtit un système général soit de déduction, soit d'analyse, et l'applique de façon uniforme à des champs différents. Ce n'est pas mon cas. Je suis un expérimentateur en ce sens que j'écris pour me changer moi-même et ne plus penser la même chose qu'auparavant. » Une telle expérience est ce dont Foucault hérite de Nietzsche, Bataille et Blanchot : « L'idée d'une expérience limite, qui arrache le sujet à lui-même, voilà ce qui a été important pour moi dans la lectute de Nietzsche, de Bataille, de Blancho� et qui a fait que, aussi ennuyeux, aussi érudits que soient mes livres, je les ai toujours conçus comme des expériences directes visant à m'arracher à moi-même, à m'empêcher d'être le même. » (« Entretien avec Michel Foucault», art. cit., p. 41-43.) 215 Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cit., p. 39. 216 Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, op. cit., sixième section, « Nous, savants», § 205, p. 742. 217 Pierre Klossowski, « La messe de Georges Bataille», in Un si funeste désir, Paris, Gallimard, 1987, p. 128. 218 En plus des nombreuses références aux grands mystiques chrétiens dans L 'Expérience intérieure, Bataille reconnaît aussi à plusieurs reprises cette affinité entre son expérience intérieure et l'expérience mystique. Par exemple, le rire « ouvre une sorte d'expérience générale qui [ . . . ] est comparable à ce que les théologiens nomment ''théologie mystique" ou ''théologie négative"» (« Non-savoir, rire et larmes», in OC, VIII, op. cit., p. 229). En d'autres termes, son expérience, tout comme celle des mystiques chrétiens, ne consiste pas en une connaissance déduite d'un raisonnement, mais en ce qui est éprouvé, comme le rire, dans la vie poussée à son extrême intensité. 92

intellectuelle» que l'on peut entrer «en union intime avec l'ineffable lumière 2 19 ». Pour sainte Thérèse, cette expérience est une souffrance éprouvée en personne, aussi bien spirituelle que corporelle, voire chamelle, par laquelle elle entre dans l'extase et se laisse embrasser d'amour de Dieu. Telle est la transverbération qu'elle relate dans son autobiographie220 , et qui aurait affecté Bataille22 1 . Cela signifie que pour les mystiques chrétiens, il ne s'agit pas de déduire l'existence de Dieu par la pensée discursive ni d'obtenir le salut par les bonnes œuvres, soit par l'action. Dieu ne se révèle qu'à travers des expériences extraordinaires vécues en chair et en os, sans pouvoir être réduites à des dogmes. De même, leur relation avec Dieu ne revêt pas non plus la forme ordinaire, où il est tenu pour un objet, une présence ou un être éminent qui les surveillent et qu'ils ont envie de voir. En revanche, «Dieu est néant» comme le formule Maître Eckhart222 . Il se situe au-delà du visible et de l'intelligible, n'existant que comme absence. La relation avec lui peut seulement être une chute dans le vide, une fusion où le sujet se laisse submerger et se perd. Tout cela trouve écho dans ce que dit Bataille sur le sacrifice religieux, qu'il ne faut pas considérer comme le rituel d'échange et donc d'ordre utilitaire, mais plutôt comme une «dramatisation» où, en regardant la victime immolée, les spectateurs sont eux-mêmes contaminés par l'horreur, se sentent détruits par elle et ainsi sortent de leur état isolé: «alors nous nous perdons, nous oublions nous­ mêmes et communiquons avec un au-delà insaisissable 223 . » Une telle expérience extatique est ce dont Bataille hérite du mysticisme chrétien. Sa propre expérience intérieure partage les mêmes traits, en ce qu'elle ne se rapporte à aucun objet, à aucune plénitude, mais seulement à l'impossible ou l'inconnu synonyme«d'une présence qui n'est plus distincte en rien d'une absence». Pour y parvenir, «il faut rejeter les moyens extérieurs» tout en «faisant intérieure» la dramatisation ou en se faisant un sacrifice224 , c'est-à219 Pseudo-Denys l'Aréopagite, cité in Georges Bataille, L 'Expérience intérieure, op. cil. , p. 16. 22 ° Concernant cet événement mystique où elle est transpercée par le dard d'un ange, sainte Thérèse dit : « La douleur était si vive, qu'elle me faisait pousser ces plaintes dont j'ai parlé, et la douceur qu'elle me procure est si extrême, qu'on ne saurait désirer qu'elle cesse et l'âme ne peut se contenter de rien moins que de Dieu. Ce n'est pas une douleur corporelle, mais spirituelle, bien que le corps ne manque pas d'y participer un peu, et même beaucoup. Ce sont de si doux échanges entre l'âme et Dieu, que je le supplie de bien vouloir les faire goûter, dans sa bonté, à quiconque penserait que je mens. » (Livre de la vie, trad. de Jean Canavaggio, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique», 2015, chapitre XXIX, § 13, p. 293.) 221 La dernière planche insérée dans L 'Érotisme est une photo du visage extasié de sainte Thérèse, produite sur la sculpture célèbre du Bernin, L 'Extase de sainte Thérèse, installée dans l'Église Sainte-Marie de la Victoire à Rome. La légende qui accompagne la planche est un extrait de l'étude V « Mystique et sensualité» de la deuxième partie du livre, abordant des similitudes entre l'érotisme et la spiritualité mystique. (Cf op. cit., planche XX.) 222 Maître Eckhart, cité in Georges Bataille, L 'Expérience intérieure, op. cit., p. 16. 223 Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cit., p. 23. 224 Ibid. , p. 17, 23-24.

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dire en immolant son savoir, son langage, sa raison et même sa propre subjectivité. Ce n'est que de cette façon que l'homme peut entrer dans ce «lieu de communication, de fusion du sujet et de l'objet225 », donc s'extasier devant l'inconnu.

11.3. La présence absente 11.3. 1. L'impossible : la continuité de l'être D'un côté l'absence de l'objet, de l'autre côté l'absence du sujet, voilà l'essence de l'expérience intérieure de Bataille, qui repose sur le principe même d'absence, excédant ainsi les limites de l'expérience au sens traditionnel. Plus précisément, ne renvoyant à aucune présence extérieure et rejetant toute certitude objective, cette expérience ne constitue pas une connaissance positive. Mais ne consistant qu'à être vécue, elle dissout pourtant toute intériorité subjective, poussant l'homme jusqu'à ses extrêmes limites, à l'impossible. Il est donc temps d'explorer ce que signifie cet impossible. Selon Bataille, l'impossible auquel conduit l'expérience intérieure est un lieu de fusion du sujet et de l'objet. Il est important de réitérer que cette fusion n'équivaut ni à l'identification du sujet et de l'objet à la manière hégélienne, ni à la communion avec Dieu au sens chrétien. Ces deux dernières, bien qu'elles impliquent aussi un ce1tain renoncement à la sin gularité subjective, signifient l'union avec un objet universel. Elles relèvent donc de l'ordre positif. Certes, Bataille lui-même qualifie l'aboutissement de la phénoménologie de l'esprit de «coïncidence du subjectif et de l'objectif» ainsi que de «fusion du sujet et de l'objet226 ». Néanmoins, il s'agit de la fusion dans le tout, dans le savoir absolu qui, étant la synthèse finale du mouvement dialectique, a transformé tout négatif en positif et se présente ainsi comme la vérité universelle. En revanche, l'expérience intérieure, insatisfaite de ce terme absolu, poursuit l'au-delà du tout. Pareillement, dans le christianisme, l'extase ou la perte de soi est un moyen de s'unir avec Dieu, être éminent et suprême. Comme le souligne Derrida, même «le mouvement négatif du discours sur Dieu n'est qu'une phase de l'onto-théologie positive» aboutissant à «un être plus élevé». Ce sont les cas de Maître Eckhart et du Pseudo-Denys l'Aréopagite 227 . Au 225

Ibid. , p. 21. Georges Bataille, « Réponse à Jean-Paul Sartre (Défense de L 'Expérience intérieure)», art. cil. , p. 201. 227 « Cf. par exemple Maître Eckhart. Le mouvement négatif du discours sur Dieu n'est qu'une phase de l'onto-théologie positive. "Dieu est sans nom. . . Si je dis Dieu est un être, ce n'est pas vrai ; il est un être au-dessus de l'être et une négation superessentielle" (Renovamini spiritu mentis vestrae). Ce n'était qu'un tour ou un détour de langage pour l'onto-théologie : "Quand j'ai dit que Dieu n'était pas un être et était au-dessus de l'être, je ne lui ai pas par là contesté l'être, au contraire, je lui ai attribué un être plus élevé" (Quasi stella matutina). 226

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contraire, l'inconnu vers lequel s'oriente l'expérience intérieure dépasse Dieu : « C'est la part d'inconnu qui donne à l'expérience de Dieu - ou du poétique - leur grande autorité. Mais l'inconnu exige à la fin l'empire sans pa1tage 228 ». En somme, tant l'expérience hégélienne que l'expérience mystique demeurent commandées par le principe de présence, ce qui les différencie de l'expérience de Bataille, car celle-ci mène à une fusion dans l'absence absolue, fusion qui dissout à la fois le sujet et l'objet sans laisser transparaître rien de positif. Comment comprendre alors cette fusion qui est en dehors de toute positivité et que Bataille appelle l'impossible ? Pour répondre à cette question, il serait judicieux de nous référer à ses études socio­ anthropologiques qui, dans certains aspects, nourrissent son expérience intérieure. En un mot, l'impossible est la «plénitude de l'existence totale229 », expression empruntée au manifeste que Bataille rédige pour le Collège de sociologie ; il est le « continuum vital 230 », ou encore la «continuité première, qui nous relie généralement à l'être » dont Bataille parle dans L'Érotisme231 . Il pourrait donc être considéré comme l'être en général encore indissociable en êtres isolés et discontinus, ou comme l'union ha1monieuse des êtres où ceux-ci se lient et se communiquent intimement. Mais il faut souligner que cette plénitude, continuité ou union semble néanmoins différer de l'Unité, de l'Être, ou de Dieu, à savoir de l'objet universel que suppose la pensée philosophique traditionnelle, car elle est antérieure à la distinction sujet-objet, à la différence ontologique. Elle est l'universel, mais non pas celui par rapport au particulier, car elle n'est pas la totalité des choses particulières ; elle incarne la communauté archaïque des êtres, pas celle au sens courant qui est composée d'éléments distincts, mais la communauté indifférenciée, pas encore démantelée par «les ravages de l'intelligence » ou par ceux de l'action productrice 232 . Elle désigne donc l'état originaire de l'être, état où sont absents aussi bien le sujet que l'objet, où il n'y a rien. Et à travers cette absence de tout, c'est l'être lui-même qui se fait présent. C'est cette présence de l'être dans sa forme authentique qui constitue, selon Bataille, l'origine sacrée de l'homme. Même mouvement chez le Pseudo-Denys l'Aréopagite.» Jacques Derrida, L 'Écriture et la différence, op. cit., p. 398n. 228 Georges Bataille, L 'Expérience intérieure, op. cit., p. 17. Bien que Bataille mentionne à maintes reprises l'affinité entre son expérience intérieure et l'expérience mystique, il souligne chaque fois que son expérience est athée. Par exemple, « c'est peut-être un mysticisme en ce sens que ma soif de ne pas savoir, un jour, cessa de se distinguer de l'expérience à laquelle les religieux donnèrent le nom de mystique - mais je n'avais ni présupposition, ni Dieu. » (La Souveraineté, in OC, VIII, op. cit., p. 258.) 229 Georges Bataille, « L'apprenti sorcier», in OC, !, op. cit. , p. 530. 230 Georges Bataille, « Réponse à Jeari-Paul Sartre (Défense de L 'Expérience intérieure)», art. cit., p. 201. 231 Georges Bataille,L 'Érotisme, op. cit., p. 21. 232 Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cil. , p. 22.

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D'un point de vue socio-anthropologique, Bataille s'efforce constamment de retrouver et de ramener cet état sacré de l'être. D'après lui, c'est par le travail et les interdits liés à la mort et à l'activité sexuelle qui découlent de l'ordre du travail, que l'homme se sépare de l'être en général, de la continuité fondamentale de l'être qui existe dans la nature, dans l'état animal : «En un mot, ils [les hommes] se distinguèrent des animaux par le travail. Parallèlement, ils s'imposèrent des restrictions connues sous le nom d'interdits. Ces interdits ont essentiellement - et certainement - porté sur l'attitude envers les morts. Il est probable qu'ils touchèrent en même temps ou vers le même temps - l'activité sexuelle233 . » Sur ce point, Bataille est sans doute influencé par les données socio-anthropologiques, et aussi et surtout par l'interprétation anthropologique de la philosophie hégélienne faite par Kojève, qui dépeint, dans ses conférences, le mouvement par lequel l'homme, conscience de soi, transcende son animalité par l'action négatrice mais essentiellement active et productrice. Autrement dit, l'homme ne devient véritablement homme ou sujet que quand il se sépare de la nature ou de la vie dans sa plénitude qui constitue le monde sacré234 . Mais en étant entièrement voué au monde profane du travail, il tombe aussi dans l'«isolement» et le «tassement» individuels 235 , s'enfermant dans sa «discontinuité». Il s'agit donc d'un «passage du continu au discontinu». Néanmoins, étant «des êtres discontinus, individus mourant isolément dans une aventure inintelligible [ . . . ] nous avons la nostalgie de la continuité perdue 236 ». Cela signifie que selon Bataille, ce qui définit l'essence de l'homme n'est pas seulement l'action et le projet, mais également et avant tout la dépense improductive, qui traduit une volonté de transgresser l'ordre du travail ou les interdits, de franchir les limites séparant les êtres et ainsi de revenir à la communauté sacrée237 . Cette notion de«dépense improductive» Georges Bataille,L 'Érotisme, op. cit., p. 34. Bien entendu, le monde naturel et animal et le monde sacré sont différents. Ce dernier partage tous les attributs de la nature, et c'est dans ce sens-là que le passage au sacré s'apparente à un retour à la nature. Toutefois, cela ne signifie pas que l'homme redevient animal, être sans conscience de soi et agissant uniquement par instinct, car le sacré est ce qu'atteint l'homme, être conscient, quand il transgresse délibérément les interdits du monde profane. À cet égard, l'influence de la dialectique hégélienne sur Bataille (sans doute grâce à Kojève) est manifeste, en ce qu'il ne confond pas la négation de la négation avec la simple affirmation. 235 Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cit., p. 22. 236 Georges Bataille, L 'Érotisme, op. cit., p. 21. 237 En fait, d'après les recherches de Bataille, le travail, l'interdit et la transgression n'apparaissent pas en même temps. Ce n'est pas l'émergence des deux premiers qui marque la naissance de l'homme que nous sommes, mais plutôt celle de la dernière : « Les traces du travail apparaissent dès le Paléolithique inférieur et l'ensevelissement le plus ancien que nous connaissons date du Paléolithique moyen. [ . . . ] ces interminables millénaires correspondent à la mue dans laquelle l'homme se dégagea de l 'animalité première. Il en sortit en travaillant, en comprenant qu'il mourait et en glissant de la sexualité sans honte à la sexualité honteuse, dont l'érotisme Oa transgression) découla. L'homme proprement dit, que nous appelons notre semblable, qui apparaît dès le temps des cavernes peintes (c'est le Paléolithique supérieur), 233

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occupe une place centrale dans ses études de nature scientifique. C'est une notion ayant la perte comme seul principe et désignant les activités qui « ont leur fin en elles-mêmes » au lieu de servir « de moyen terme à la production », dont seul effet est la suppression de l'objet aussi bien que du sujet. Par ce pur négatif ou cette négativité sans emploi, l'homme peut entrevoir, voire atteindre momentanément l'état originaire et sacré de son être. C'est dans le même sens que Bataille entend le sacrifice que nous avons mentionné plus haut. Pour lui, le sacrifice n'est que le gaspillage pur de fortune et d'énergie, n'est, « au sens étymologique du mot, que la production de choses sacrées», qui sont «constituées par une opération de perte238 ». La nostalgie de la continuité perdue de l'être et la recherche des moyens pour rétablir le sacré constituent donc la préoccupation principale du Collège de sociologie fondé par Bataille, Caillois et Leiris, dont l'objet précis « peut recevoir le nom de sociologie sacrée, en tant qu'il implique l'étude de l'existence sociale dans toutes celles de ces manifestations où se fait jour la présence active du sacré 239 ». Et avec l'expérience intérieure, Bataille envisage en quelque sorte d'accomplir la même tâche, celle de restaurer le passage de la discontinuité à la continuité. Cependant, une telle continuité originaire demeure toujours insaisissable, ce qui est démontré dans tous ses ouvrages à portée socio-anthropologique, économique et politique. La Part maudite, L'Érotisme, Théorie de la religion et La Souveraineté explorent les diverses facettes de cette même question : la quête de l'être dans son état primordial et sacré240 . Toutefois, ils se heurtent tous à une aporie commune : toutes les tentatives de retrouver le monde de la pure perte sont invariablement compromises par la raison instrumentale et la logique utilitaire. En d'autres termes, il n'y a dans le potlatch aucun don qui ne suive pas le principe d'échange, dans le sacrifice aucune dépense qui n'implique pas la production, et dans l'histoire de est déterminé par l'ensemble de ces changements [ . . . ] » (Ibid., p. 34-35.) D 'ailleurs, Bataille développe son étude des hommes des « cavernes peintes » dans Lascaux ou la naissance de ! 'art. Il s'appuie sur la recherche de Huizinga et utilise le terme d'Homo ludens pour désigner les hommes de Lascaux, premiers hommes au sens moderne. Il pense que nos premiers ancêtres ne sont ni Homofaber ni Homo sapiens. Seul ! 'Homo ludens, homme du jeu et donc de la transgression puisque le jeu transgresse l'ordre du travail, paraît véritablement être notre semblable : « Homo ludens ne convient pas seulement à celui dont les œuvres donnèrent à la vérité humaine la vertu et l'éclat de l'art, l'humanité entière est exactement désignée par lui.» (Cf in OC, IX, op. cit. , p. 38-39.) 238 Georges Bataille, « La notion de dépense», in OC, !, op. cit., p. 305-306. 239 Georges Ambrosino, Georges Bataille, Roger Caillois, Pierre Klossowski, Pierre Libra, Jules Monnerot, « Déclaration sur la fondation d'un Collège de Sociologie», in Le Collège de sociologie, éd. présentée par Denis Hollier, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais», 1995, p. 27. 240 Par exemple, la première partie de Théorie de la religion est consacrée au schéma du développement onto-anthropologique de ! 'homme : ! 'animal - le profane - le sacré (cf in OC, VII, op. cit., p. 289-318) ; ce même schéma constitue également le point de départ de La Souveraineté (cf. op. cit., p. 262-26 5).

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l'homme aucune souveraineté qui ne soit pas mêlée du pouvoir. Tous ces faits sous-tendent que l'homme ne peut jamais véritablement échapper au monde profane et donc à son isolement et tassement, à sa discontinuité. C'est la négativité active et productrice qui le fait exister en tant qu'homme, être particulier et conscience de soi. Certes, il porte en même temps la volonté de revenir à l'être en général. Mais pour ce faire il doit abandonner sa propre humanité, dissoudre sa propre subjectivité. En ce sens, la continuité ou l'intimité est« toujours étrangement égarée», et«la nostalgie d'un monde passé n'en est pas moins fondée sur un jugement court24 1 ». Ou encore, «la vérité est que nous pouvons souffrir de ce qui nous manque, mais que, même si nous en avons paradoxalement la nostalgie, nous ne pouvons que par aberration regretter ce que fut l'édifice [ . . . ] du passé. [ . . . ] nous ne pouvons qu'aller plus loin, sans imaginer, fût-ce un instant, la possibilité d'un retour en arrière242». Ainsi, l'homme jouissant de la«conscience claire» est défini par une perte irrécupérable, par sa séparation définitive d'avec la plénitude originelle, séparation engendrée précisément par la naissance de la conscience claire de soi dans l'action. Comme l'avoue Bataille lui-même L'homme est l'être qui a perdu, et même rejeté, ce qu'il est obscurément, intimité indistincte. La conscience n'aurait pu devenir claire à la longue si elle ne s'était détournée de ses contenus gênants, mais la conscience claire est elle­ même à la recherche de ce qu'elle a elle-même égaré, et qu'à mesure qu'elle s'en rapproche elle doit égarer à nouveau. Bien entendu ce qu'elle a égaré n'est pas en dehors d'elle, c'est de l'obscure intimité de la conscience elle-même que la conscience claire des objets se détourne. La religion dont l'essence est la recherche de l'intimité perdue se ramène à l'effort de la conscience claire qui veut être en entier conscience de soi : mais cet effort est vain, puisque la conscience de l'intimité n'est possible qu'au niveau où la conscience n'est plus une opération dont le résultat implique la durée, c'est-à-dire au niveau où la clarté, qui est l'effet de l'opération, n'est plus donnée243 .

Par conséquent, la continuité vers laquelle s'oriente l'expérience intérieure est fondamentalement impossible. Elle constitue une présence toujours absente. Elle a été ou aurait été là, mais elle est à jamais perdue, dissipée par la lumière de la raison, disparue dans les vicissitudes de l'histoire. Pour éclairer plus en profondeur cette continuité impossible et absente de l'être, nous allons, dans les pages suivantes, la mettre successivement en parallèle avec trois notions de trois philosophes différents, notions qui, dans une certaine mesure, représentent toutes une interrogation sur l'être originaire.

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Georges Bataille, LaPart maudite, in OC, VII, op. cil. , p. 123, 126. Georges Bataille,La Souveraineté, op. cit. , p. 275. 243 Georges Bataille, Théorie de la religion, op. cit., p. 31 5. 242

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11.3.2. La communauté dionysiaque Cette expérience impossible de Bataille nous évoque d'abord l'Erlebnis de Nietzsche et son attachement à la communauté dionysiaque 244 . Avec 244

Pour examiner les affinités entre la continuité de l'être de Bataille et la communauté dionysiaque de Nietzsche, nous nous appuyons sur La Naissance de la tragédie du philosophe allemand. Cependant, cette approche pourrait soulever des problèmes, car cet ouvrage, publié durant la jeunesse de l'auteur, est souvent considéré comme prématuré, certaines de ses idées ayant par la suite été reniées par Nietzsche lui-même dans son « Essai d'autocritique», ajouté en guise de préface lors de la réédition tardive de son premier livre. Par conséquent, il pourrait être discutable de nous en servir pour soutenir notre thèse. En outre, bien que Bataille s'inspire largement de la pensée de Nietzsche, il est difficile de quantifier l'influence qu'il attribue à cet ouvrage en particulier. Mais pour justifier notre démarche, il est important de noter tout d'abord que, bien que La Naissance de la tragédie puisse sembler être une œuvre à part dans l'univers nietzschéen, elle constitue le berceau de sa pensée. D 'après Nietzsche lui-même, si sa philosophie se différencie de la philosophie occidentale traditionnelle, c'est parce qu'elle s'emacine avant tout dans le « génie du cœur» du dieu Dionysos : « ce grand ambigu et dieu tentateur, à qui j'ai naguère, comme vous le savez, en grand secret et respect, offert mes prémices - moi qui ai été le dernier, me semble-t-il, à lui offrir un sacrifice : car je n'ai trouvé nul homme qui ait compris ce que je fis alors. Entre-temps, j'ai encore appris bien des choses, bien trop de choses sur la philosophie de ce dieu, et ce, comme je l'ai dit, de bouche à oreille, - moi, le dernier disciple et initié du dieu Dionysos [ . . . ] » (Par-delà bien et mal, op. cit., neuvième section, « Qu'est-ce qui est noble», § 295, p. 836-837.) La pulsion dionysiaque, à savoir la pulsion de la nature ou de la vie que Nietzsche examine dans son premier ouvrage, prépare et nourrit toutes ses réflexions philosophiques ultérieures : « [ . . . ] ce n'est que par les mystères dionysiens, par la psychologie de l'état dionysien que s'exprime la réalité fondamentale de l'instinct hellénique - sa ''volonté de vie". Qu'est-ce que ! 'Hellène se garantissait par ces mystères ? La vie éternelle, l'éternel retour de la vie ; l'avenir promis et sanctifié dans le passé ; l'affirmation triomphante de la vie au-dessus de la mort et du changement ; la vie véritable comme prolongement collectif par la procréation, par les mystères de la sexualité. [ . . . ] Dans la science des mystères la douleur est sanctifiée : le "travail d'enfantement" rendant la douleur sacrée, - tout ce qui est devenir et croissance, tout ce qui garantit l'avenir nécessite la douleur. . . Pour qu'il y ait la joie éternelle de la création, pour que la volonté de vie s'affirme éternellement par elle-même il faut aussi qu'il y ait les "douleurs de l'enfantement" . . . Le mot Dionysos signifie tout cela : je ne connais pas de symbolisme plus élevé que ce symbolisme grec, celui des fêtes dionysiennes. Par lui le plus profond instinct de la vie, celui de la vie à venir, de la vie éternelle est traduit d'une façon religieuse, - la voie même de la vie, la procréation, comme la voie sacrée . . . » (Le Crépuscule des idoles, trad. d'Henri Albert, « Ce que je dois aux anciens», § 4, in Œuvres, op. cil. , p. 1121-1122.) Ensuite, si dans La Naissance de la tragédie, Nietzsche, en se référant fréquemment à des notions telles que l'« un originaire» et l'« être originaire», parle encore de la « métaphysique» contrairement à ce qu'il fait dans ses œuvres ultérieures, cette métaphysique n'est pourtant pas la défense d'une ontologie au sens classique du terme. Comme le souligne Patrick Wotling, « ce qu'il y a alors de "métaphysique" aux yeux de Nietzsche, dans cette analyse novatrice, c'est avant tout l'identification du caractère plus profond du processus dionysiaque, soubassement de l'apollinien lui-même, en dernière analyse - c'est le fait que la réalité soit identifiable au jeu multiple et sans terme de la pulsion dionysiaque. C 'est très vraisemblablement pour désigner la radicalité de cette exigence d'identification d'un tréfonds de la réalité que Nietzsche fait usage du terme de ''métaphysique", tout en disqualifiant les implications ontologiques fixistes et idéalistes couramment attachées à la notion. L'un originaire n'est pas si unitaire que cela [ . . . ] ou plutôt, il est un en tant que processus, processus qui lui-même est complexe. En son fond, la réalité n'est ni être stable, ni réalité 99

l'expérience qui afflige continuellement le sujet et l'expose au danger jusqu'à même le détruire, Bataille cherche à amener l'homme à l'extase et à la communication, à une sorte de communauté sacrée mais aujourd'hui disparue. Cela témoigne de l'influence de Nietzche. Celui-ci, déjà dans La Naissance de la tragédie, offre une interprétation novatrice de la tragédie grecque, mettant l'accent sur la pulsion dionysiaque qui pousse «à la destruction impitoyable des réalités individuelles, comme pour les ramener à une forme d'unité primitive indifférenciée 245 ». D'après lui, l'essence du dionysiaque, synonyme d'ivresse, réside dans la «rupture du principium individuationis», dans l'évanouissement du subjectif«jusqu'au complet oubli de soi246 ». Cette essence est représentée dans le chant choral, dans la musique qui constitue le fondement même de la tragédie et qui prend le pas sur le drame, sur la forme verbale incarnant le rêve apollinien. Nul besoin d'indiquer combien doit à cette pulsion dionysiaque l'expérience intérieure, qui est elle-même un voyage conduisant le sujet à une fusion extatique, fusion où les limites séparant les individus sont transgressées et où le langage n'a pas de place. De plus, selon Nietzsche, l'effet principal de cette tragédie dionysiaque est que «l'État et la société, et de manière générale les clivages entre les hommes cèdent la place à un sentiment d'unité surpuissant qui ramène au cceur de la nature247 », à la vie elle-même. Une idée similaire se trouve chez Bataille, héritier de la pensée de «Dionysos philosophos» dont le commandement est aussi simple que «sois cet océan248» : «Dans suprasensible ; elle est le jeu de création et de destruction joué par le processus dionysiaque». En ce sens, « c'est bien Nietzsche qui parle dans La Naissance de la tragédie - mais un Nietzsche qui ne parle pas encore la langue de Nietzsche, particularité qui fait toute la difficulté de ce livre, "autonome jusqu'à l'entêtement"» (« Introduction : M. Nietzsche ne connaît même pas la tragédie», in Friedrich Nietzsche, La Naissance de la tragédie, précédé de ! 'Essai d'autocritique, introd., trad. et notes de Patrick Wotling, Paris, Le Livre de poche, coll. « Classiques de la philosophie», 2013, p. 32-35). Enfin, ce que nous tentons de voir est l'influence du Dionysos nietzschéen sur Bataille. Même si les traces du dieu grec sont présentes partout dans l'œuvre du philosophe allemand, c'est dans La Naissance de la tragédie que la pulsion dionysiaque est représentée de la manière la plus systématique et saisissable. C 'est la seule raison pour laquelle nous nous y référons. De plus, nous n'ignorons pas le fait que dans cet ouvrage, l'usage du terme « un originaire» par Nietzsche risque l'ambiguïté, tout comme nous sommes conscients que l'état originaire et sacré de l'être dont parle Bataille est également une notion ambiguë. Ce problème, nous allons l'examiner de près plus tard, tout en montrant néanmoins comment les deux penseurs sortent finalement de l'ontologie. 245 Patrick Wotling, « Introduction : M. Nietzsche ne connaît même pas la tragédie», art. cit., p. 23. 246 Friedrich Nietzsche, La Naissance de la tragédie, in La Naissance de la tragédie, précédé de [ 'Essai d'autocritique, op. cit., § 1, p. 85. 247 Ibid. , § 7, p. 128-129. 248 « Mais où se déversent finalement les flots de tout ce qu'il y a de grand et de sublime dans l'homme ? N'y a-t-il pas pour ces torrents un océan ? - Sois cet océan : il y en aura un. » Friedrich Nietzsche, cité in Georges Bataille, L 'Expérience intérieure, op. cit., p. 40. La même idée est également exprimée dans Ainsi parlait Zarathoustra : « En vérité, l'homme est un torrent bourbeux. Il faut être la mer à tout le moins pour absorber en soi un torrent

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l'expérience, il n'est plus d'existence limitée. Un homme ne s'y distingue en rien des autres : en lui se perd ce qui chez d'autres est torrentiel. Le commandement si simple : "Sois cet océan", lié à l'extrême, fait en même temps d'un homme une multitude, un désert. C'est une expression qui résume et précise le sens d'une communauté249 . » Ensuite, ce que révèle l'essai du philosophe allemand sur la tragédie grecque est l'opposition entre la nature ou la vie à son état primitif et en pleine exubérance qui constitue l'origine de l'homme, et la culture ou la civilisation moderne qui signifie le déclin de la force vitale. Aux yeux de Nietzsche, la source même de la tragédie est le chœur, représenté par la figure du satyre. Ce que les Grecs y voient, c'est la nature vierge et divine, et en même temps « l'archétype de l'homme » : La nature, encore vierge de toute intervention de la connaissance, où les verrous donnant accès à la culture n'ont pas encore été fracturés - voilà ce que voyait le Grec dans son satyre, qu'il n'identifiait pas pour autant au singe. Au contraire : c'était l'archétype de l'homme, l'expression de ses émotions les plus hautes et les plus fortes, à lui, l'exalté transporté d'enthousiasme, ravi par la proximité du dieu, le compagnon de souffrance en qui se répète celle du dieu, le héraut proclamant une sagesse sortie du sein le plus profond de la nature, le symbole de la toute-puissance sexuelle de la nature, que le Grec a coutume de considérer avec une stupeur emplie de vénération250 .

Nul besoin d'insister sur les affinités entre cette «image originaire de l'homme», «quelque chose de sublime et de divin» qui se dévoile lorsque « l'illusion de la culture était balayée », et la notion de sacré originaire que Bataille développe dans ses propres écrits. D'ailleurs « le satyre, en tant que choreute dionysiaque, vit dans une réalité reconnue par la religion, sous la sanction du mythe et du culte251 ». Cela veut dire que le chant choral du satyre, essence même de la tragédie, crée un effet religieux permettant d'arracher l'homme à son isolement dû à sa civilisation et socialisation pour le ramener à la fusion avec la nature et la vie. Nous observons ainsi chez Nietzsche la même compréhension de la religion que celle de Bataille. Autrement dit, tous les deux l'envisagent non pas comme une religion moderne, particulière et institutionnalisée 25 2 , mais dans son sens bourbeux sans en être sali. Voici, je vous enseigne le Surhumain. Il est cette mer, votre grand mépris ira se perdre en lui. » (Op. cit., première partie, « Prologue de Zarathoustra», § 3 p. 331.) 249 Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cit., p. 40. 25 ° Friedrich Nietzsche, La Naissance de la tragédie, op. cit., § 8, p. 131-132. 251 Ibid. , p. 132, 128. 252 Bataille dit : « Le théologien, il est vrai, parle d'une théologie chrétienne. Tandis que la religion dont je parle n'est pas, comme le christianisme, une religion. C 'est la religion sans doute, mais elle se définit justement en ce que, dès l'abord, ce n'est pas une religion particulière. Je ne parle ni de rites, ni de dogmes, ni d'une communauté donnée, mais seulement du problème que toute religion s'est posé : je prends ce problème à mon compte, comme la théologie le théologien. » (L 'Érotisme, op. cit., p. 36.) Et comme ce qui se révèle

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étymologique de ce qui relie les individus les uns aux autres25 3, donc de la religion archaïque dont la source réside dans le mythe et le culte, qui «commande essentiellement la transgression des interdits254 » et qui vise dans cette perspective à dépasser le clivage des hommes imposé par l'ordre profane et social. 11.3.3. L'il y a Ensuite, l'impossible en tant que continuité de l'être nous rappelle aussi, dans une certaine mesure, ce que Levinas nomme«existence sans existant » ou « il y a ». Par cette notion, il entend interroger, à l'instar de Bataille, l'état originaire de l'être. Il s'agit du « néant de tous les êtres ». Mais ce néant lui­ même : Quelque chose se passe, fût-ce la nuit et le silence du néant. L'indétermination de ce « quelque chose se passe», n'est pas l'indétermination du sujet, ne se réfère pas à un substantif. Elle désigne comme le pronom de la troisième personne dans la fonne impersonnelle du verbe, non point un auteur mal connu de l'action, mais le caractère de cette action elle-même qui, en quelque manière, n'a pas d'auteur, qui est anonyme. Cette « consumation» impersonnelle, anonyme, mais inextinguible de l'être, celle qui murmure au fond du néant lui­ même, nous la fixons par le terme d'ily a. L'ily a, dans son refus de prendre une forme personnelle, est l' « être en général»255 .

L'il y a, tout comme l'impossible de Bataille, représente l'état de l'être antérieur à la naissance du sujet, «étant » ou «existant » pour employer les te1mes de Levinas, donc à la différence ontologique : « L'i/ y a transcende en effet l'intériorité comme l'extériorité dont il ne rend même pas possible la distinction. Le courant anonyme de l'être envahi submerge tout sujet, personne ou chose. La distinction sujet-objet à travers laquelle nous abordons les existants n'est pas le point de départ d'une méditation qui aborde l'être en général. » D'ailleurs, cet être en général « demeure comme un champ de force, comme une lourde ambiance n'appartenant à personne, cet ouvrage, en se systématisant, en s'institutionnalisant et surtout en se dotant de la pensée discursive et utilitaire comme c'est le cas du christianisme, la religion se dégrade et perd sa religiosité mystique, intime et profonde. À sa manière, Nietzsche parle également de la mort de la religion dans une perspective similaire : « Car telle est la manière dont les religions meurent ordinairement : lorsqu'en effet, sous l'œil sévère, rationnel, d'un dogmatisme orthodoxe, les présupposés mythiques d'une religion sont systématisés sous forme d'un total d'événements historiques et que l'on commence à défendre craintivement la crédibilité des mythes, mais à résister à ce qu'ils poursuivent leur vie et leur propagation, lorsque donc meurt le sentiment du mythe et que prend sa place la revendication par la religion de fondements historiques.» (La Naissance de la tragédie, op. cil. , § 10, p. 154-15 5.) 253 Cf André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, op. cil. , article « religion», p. 916. 254 Georges Bataille,L 'Érotisme, op. cil. , p. 72. 255 Emmanuel Levinas, De l 'existence à l 'existant, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques», 2013, p. 81.

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mais comme universel». Il se présente comme une «continuité», quelque chose d'«ininterrompu», mais dans le sens où ses points «ne se réfèrent pas les uns aux autres» et «ne sont pas situés » : «C'est un grouillement de points256 . » Ne correspond-il pas, jusqu'à un certain point, à la continuité de l'être, à la fusion dans la plénitude indistincte et indifférenciée ? Tout cela, Bataille l'affinne dans son compte rendu de l'ouvrage de Levinas, affrrmant que l'idée de ce dernier «mène assez loin » ses propres perspectives, et conduit à «mieux voir les données du drame qui se joue, qui touche le rapport de l'individu, qui pense, à l'instant, qui est l'universel en lui mais que la recherche de l'universel, qui est la pensée, ne peut atteindre ». Cet universel n'est pas la totalité, atteinte à travers le mouvement dialectique de la conscience qui supprime son objet pour se l'approprier, mais plutôt «l'universalité vraie », à laquelle accède «seule l'individualité riche, demandant intensément à la subjectivité d'être ce qu'elle n'est pas : universelle », c'est-à-dire d'excéder ses limites et de se plonger dans la «consumation impersonnelle ». En conséquence, il est l'absence totale où ni le sujet ni l'objet n'existent, absence à travers laquelle l'être lui-même se fait présent. Avec l'il y a, Levinas transcende ainsi non seulement le système hégélien, mais aussi l'« existentialisme moderne », ou plutôt l'«existentialisme français» qu'«illustrent Sartre, Simone de Beauvoir et Merleau-Ponty », qui «s'enferme volontairement dans la subjectivité présente257». Ce n'est pas par hasard que la pensée de Levinas et celle de Bataille coïncident. L'il y a et l'impossible reposent à bien des égards sur la même expérience. Premièrement, tout comme Bataille, Levinas s'inspire aussi des études des sociologues français, plus précisément de la «participation mystique» de Lévy-Bruhl, expérience mystique chez les primitifs qui«consiste en un sentiment continu, sans conscience claire, de la présence actuelle d'êtres semblables à ceux dont parlent les mythes et les légendes 25 8 ». Il s'agit de l'état où chaque être se dépouille de ce qui constitue sa «substantivité même» et «retourne à un fond indistinct», où «l'existence de l'un submerge l'autre et, par là même, n'est plus l'existence de l'un ». La participation mystique est donc synonyme d'il y a. En outre, «l'impersonnalité du sacré dans les religions primitives » qui décrit «un monde où rien ne prépare l'apparition d'un Dieu », «nous ramène à 256

Ibid. , p. 81-83. Georges Bataille, « De l'existentialisme au primat de l'économie», art. cit., p. 288-290. 258 Lucien Lévy-Bruhl, L 'Expérience mystique et les symboles chez les primitifs, préf de Frédéric Keck, Paris, Dunod, coll. « IDEM», 2014, p. 9-10. Il est curieux de constater que Levinas distingue la participation de Lévy-Bruhl du sacré de Durkheim, notion qui joue un rôle central dans la pensée de Bataille : « Si chez Durkheim le sacré tranche sur l'être profane, par les sentiments qu'il provoque, ces sentiments demeurent ceux d'un sujet en face d'un objet. L'identité de chacun de ces termes ne semble pas en question. » (De l 'existence à l 'existant, op. cil. , p. 85.) Cependant, pour Bataille le sacré signifie la fusion du sujet et de l'objet, et il est en ce sens synonyme de participation. 257

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l'absence de Dieu, à l'absence de tout étant». Deuxièmement, une telle participation à la «vigilance impersonnelle» suscite l'horreur chez l'étant ou l'existant, horreur d'être privé «de sa subjectivité, de son pouvoir d'existence», soit d'être «dépersonnalisé». Cette horreur jouant «le rôle d'une émotion dominante» dans les mythes et les rituels primitifs 259 , se trouve aussi dans les écrits de Bataille sur le sacrifice, où elle prend la forme de la peur de l'homme d'être supplicié et ruiné. Elle est également proche de l'angoisse décrite par Bataille tout au long de L'Expérience intérieure, angoisse que le sujet éprouve lorsqu'il est prêt à se perdre dans l'impossible. Si nous l'envisageons en tenant compte d'un «état économique», cette angoisse survient alors quand«la possibilité d'une dépense désirable met en jeu la continuation» d'un«régime d'échanges à la mesure d'un individu», c'est-à-dire lorsque celui-ci, voué entièrement à la consumation et donc à l'instant présent, cesse de se soucier d'assurer la production et la conservation des nécessités de la vie, de continuer son existence profane et sociale jusqu'à «l'annulation radicale du temps à venir». Bref, «le fond de l'angoisse est en fait la coïncidence d'une absence du sujet avec une absence de l'objet260 ». Troisièmement, le retour du sujet au fond indistinct ou sa dissolution dans l'être en général, accompagné de l'horreur ou de l'angoisse d'exister impersonnellement et anonymement, est fondamentalement une expérience de la nuit. Selon Levinas,«la nuit est l'expérience même de l'il y r:t6 1 ». Et dans sa description de celle-ci, il renvoie à Thomas l'obscur de Blanchot, qui s'ouvre sur une expérience de la nuit:262 . Pareillement, au tout début de la quatrième partie de L'Expérience intérieure, Bataille cite le même passage du roman de Blanchot auquel se réfère Levinas, disant qu'il y décèle toutes les questions instantes ainsi que le fondement de l'expérience intérieure263 . En ce sens, il semble que la pensée de Levinas converge avec celles de Bataille et de Blanchot, que l'il y a correspond à l'impossible auquel aboutit l'expérience-limite. Levinas déclare lui-même que l'il y a, cette « vigilance anonyme» ou « insomnie» dans la nuit qui engendre «la disparition de tout objet» aussi bien que « l'extinction du sujet », est une «situation-limite264 », dans le sens où l'on ne peut ni en prendre conscience ni le raconter, car cela impliquerait déjà la prise de position du sujet et la rupture de l'insomnie. Autrement dit, l'il y a se situe à l'extrême limite du 259

Emmanuel Levinas, De l 'existence à l 'existant, op. cil. , p. 85-86. Georges Bataille, « De l'existentialisme au primat de l'économie», art. cit., p. 304-305. 261 Emmanuel Levinas, De l 'existence à l 'existant, op. cit., p. 82. 262 « Thomas / 'Obscur, de Maurice Blanchot, s'ouvre sur la description de ! 'Il y a. La présence de l'absence, la nuit, la dissolution du sujet dans la nuit, l'horreur d'être, le retour d'être au sein de tous les mouvements négatifs, la réalité de l'irréalité, y sont admirablement dits. » Ibid, p. 89n. Dans la version à laquelle nous nous référons, le passage auquel renvoie Levinas se situe dans les pages 17-18 (Maurice Blanchot, Thomas / 'obscur, 2e version, Paris, Gallimard, 1989). 263 Cf Georges Bataille, L 'Expérience intérieure, op. cit. , p. 119-120. Zé4 Emmanuel Levinas, De l 'existence à / 'existant, op. cit., p. 97-98. 260

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possible et constitue donc l'impossible même. Il est la présence de l'être en général, présence pourtant toujours absente, introuvable et insaisissable. Cependant, entre Levinas et Bataille persistent des divergences profondes. La première réside dans le fait que Bataille critique Levinas de traiter de l'il y a, qui est l'intimité existentielle, d'une perspective extérieure et objective : «Levinas définit comme un objet, par une généralisation formelle (en d'autres termes par le discours) ce qui, dans le texte littéraire de Blanchot, est purement le cri d'une existence. » De cette manière, «il a dû engager la vie, qu'il éprouve, dans cette généralisation, et l'éprouver comme une connaissance, sur le mode même où les objets nous sont distinctement connus265 ». Cette critique rejoint celle que fait Bataille de la philosophie existentialiste en général et de la pensée discursive elle-même. Même si Levinas va plus loin que les existentialistes, ne s'enfermant pas dans l'intériorité subjective mais arrivant à l'existence originelle et impersonnelle, il l'aborde toujours par l'intelligence plutôt que par l'expérience, la pense au lieu de la vivre. En d'autres termes, en décrivant rationnellement ce qui ne peut pomtant pas être raconté, il occupe déjà la position du sujet et trahit ainsi l'exigence même de l'il y a. Quant à la seconde divergence, elle concerne les rôles différents que joue l'existence impersonnelle ou l'universel chez les deux penseurs. Comme son titre l'indique, l'ouvrage de Levinas représente le passage de l'existence anonyme à l'existant qui possède son nom, au sujet ou au moi enchaîné à soi. Selon lui, l'il y a est « une négation qui se voudrait absolue » et est marqué par «le caractère désertique, obsédant et horrible», par «son inhumaine neutralité». Il suscite l'horreur et constitue ainsi ce dont s'échappe l'existant en naissant. C'est par l'« hypostase », précisément par l'ici et l'instant présent de la position que la neutralité de l'il y a peut être surmontée et que «l'être, plus fort que la négation, se soumet, si on peut dire, aux êtres, l'existence à l'existant'66 ». Dans ce sens-là, l'il y a apparaît plutôt comme le point de départ de la pensée de Levinas, le zéro inhumain à partir duquel il entreprend ensuite la recherche du sens de l'homme et la construction d'une connaissance philosophique. Au contraire, chez Bataille, l'impossible constitue le point d'arrivée du sujet. Il est le monde dionysiaque et nietzschéen d'où découle la force primitive, exubérante et sacrée de la nature et de la vie et auquel l'homme aspire à retourner. Ce retour provoque l'angoisse, mais «c'est en même temps le ravissement ». D'ailleurs, «ce mouvement de l'angoisse à l'ex tase» est non seulement le mouvement Georges Bataille, « De l'existentialisme au primat de l'économie», art. cit., p. 293-294. Derrida souligne le même problème de la pensée de Levinas qui, « refusant l'excellence de la rationalité théorétique, ne cessera pourtant jamais d'en appeler au rationalisme et à l'universalisme les plus déracinés contre les violences de la mystique et de l'histoire, contre le rapt de l'enthousiasme et de l'extase» (L 'Écriture et la différence, op. cit., p. 130). 266 Emmanuel Levinas, De l 'existence à l 'existant, op. cit., p. 9-10. Sur l'hypostase et la prise de position dans l'hypostase, cf. p. 99-123. 265

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même de l'expérience intérieure, mais aussi « l'aboutissement et la clé d'une théorie générale de l'économie267 ». Écrit deux ans avant la publication de La Part maudite 268 , l'article de Bataille consacré à l'existentialisme et en pa1ticulier à De l'ex istence à l'ex istant de Levinas prédit déjà l'essentiel de son «économie générale », à savoir la dépense improductive dans l'instant présent. D'après lui, c'est la compréhension différente de cet instant qui distingue sa pensée de celle de Levinas. Pour celui-ci, l'instant présent est « une situation dans l'être où il n'y a pas seulement de l'être en général, mais où il y a un être, un sujet269 ». Ou comme l'interprète Bataille, l'instant chez Levinas « n'aurait d'existence saisissable que dans la mesure où il est saisi dans un être substantif, où il est la propriété, discernée et isolable, d'un sujet isolé ». :Mais dès lors il serait « "articulé", liant dans l'événement le passé au présent.270 ». Ainsi viennent « le temps de l'économie » ou «le temps même du monde» pour reprendre les mots de Levinas271 , et la valeur productive de ce temps laïque qui « nie en effet ce qui est, le présent, au profit de l'avenir, qui n'est pas». Tandis qu'aux yeux de Bataille, «le sens économique de l'instant ne répond nullement à l'assomption d'un sujet, à laquelle Levinas s'attarde ; il répond au contraire au sentiment de l'il y a». Cela signifie que cet instant n'est pas parmi les points distincts et rythmés qui composent la durée du temps, mais parmi ceux de l'existence impersonnelle qui sont «semblables, comme les points de l'espace dans la nuit noire ». Il est affrrmé dans la dépense improductive : «l'énergie se perd au profit de l'instant présent - qui est, tandis que l'avenir n'est pas272 . » Il est le moment où le sujet, en se consumant, s'extasie et se dissout dans l'impossible. Il en va de même pour Blanchot, chez qui la nuit impersonnelle constitue aussi l'aboutissement de l'homme, surtout de }'écrivain. Par le mouvement « de l'angoisse au langage », le sujet qu'est l'écrivain s'atTache au monde éclairé par la lumière de la raison, monde profane et historique, pour se vouer Georges Bataille, « De l'existentialisme au primat de l'économie», art. cit., p. 305. « De l'existentialisme au primat de l'économie» a été publié originalement en deux parties dans la revue Critique en 1947 et 1948 (n° 19 et 21, décembre 1947, p. 515-526, février 1948, p. 127-141). 269 Emmanuel Levinas, De l 'existence à l 'existant, op. cit., p. 107. 270 Georges Bataille, « De l'existentialisme au primat de l'économie», art. cit., p. 298-299. 271 Emmanuel Levinas, De l 'existence à l 'existant, op. cit., p. 130-131. 272 Georges Bataille, « De l'existentialisme au primat de l'économie», art. cit., p. 298-301. Il faut souligner ici que Bataille a tort de réduire le concept lévinassien de temps à un simple phénomène temporel, le considérant ainsi comme relevant de l'ordre de l'action et du travail. Levinas explique dans Le Temps et l 'autre que son ouvrage « pressent le temps non pas comme horizon ontologique de l'être de l'étant, mais comme mode de l'au-delà de l 'être, comme relation de la "pensée" à l'Autre et [ . . . ] comme relation au Tout Autre, au Transcendant, à ! 'Infini». Il ajoute par la suite : « Le "mouvement" du temps entendu comme transcendance à l'infini du ''tout Autre", ne se temporalise d'une façon linéaire, ne ressemble pas à la droiture du rayon intentionnel. Sa façon de signifier, marquée par le mystère de la mort, fait un détour en entrant dans l'aventure éthique de la relation à l'autre homme. » (Paris, PUF, coll. « Quadrige», 2014, p. 8, 11.) Nous aborderons cette question du tout autre plus loin. Zôl 268

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complètement à l'espace littéraire, à l'obscurité de la nuit. Au fond, cette seconde divergence entre Levinas et Bataille-Blanchot est étroitement liée à la première. La perte totale de soi est l'exigence interne de toutes les activités dilapidatrices auxquelles s'intéresse Bataille et de la littérature à laquelle se consacre Blanchot. Nul doute qu'il en va contrairement pour Levinas qui s'engage dans la voie de la philosophie et de la pensée discursive. 11.3.4. L'aura ou l'expérience authentique Enfin, l'expérience de Bataille conduisant à la continuité irrécupérable de l'être, à la présence absente, semble sous certains aspects résonner avec l'Erfahrung de Benjamin, qui paraît également évoquer la plénitude de l'être originelle mais perdue et introuvable: «Cette expérience était perdue bien avant d'avoir pu commencer. Et Benjamin savait bien qu'à aucun moment il n'y avait eu de plénitude originelle attendant d'être récapitulée ou "réexpérimentée": Erfahrung - l'expérience perdue - n'est rien d'autre que l'expérience de la perte. L'expérience ne révèle que le fait qu'il n'y a jamais eu d'"expérience" 273 . » Ce rapprochement des deux hommes n'est pas fortuit. L'expérience constitue une notion essentielle aussi bien pour le penseur allemand que pour l'écrivain français. Tous les deux partagent une certaine nostalgie de l'expérience originelle et authentique, et déplorent sa dégradation, voire sa perte dans le monde moderne et désacralisé, en particulier dans la société capitaliste dominée par la raison instrumentale et caractérisée par le développement scientifique et technique. Ainsi, il n'est pas surprenant que Benjamin, pendant ses années d'exil à Paris, soit intéressé au projet collectif de Bataille, Caillois et Leiris, et comme l'atteste Klossowski, a été un auditeur assidu du Collège de sociologie274 . Cela nous conduit jusqu'à déclarer une certaine affinité entre les penseurs allemands de l'Institut de recherche sociale tels qu'Adorno et Horkheimer et les membres du collège français. Ils ont tous une attitude critique envers la rationalité des Lumières et cherchent tous, à travers la recherche sociale et sociologique, un remède à l'«étrange infection du corps social», à «la maladie sénile d'une société acédieuse, exténuée, atomisée275 ». Bien entendu, Benjamin restait Rebecca Cornay, « Gifts without Presents: Economies of "Experience" in Bataille and Heidegger», cité in Martin Jay, « Limites de l'expérience-limite : Bataille et Foucault», trad. d'Irène Bonzy, Georges Bataille après tout, sous la dir. de Denis Hallier, Paris, Bélin, coll. « L'extrême contemporain», 1995. p. 5 5 . 274 « J'ai rencontré Walter Benjamin au cours d e l'une des réunions d e Contre-Attaque - ainsi que se dénommait l'éphémère fusion du groupe d'André Breton et de celui de Georges Bataille, en 1935. Plus tard, il fut un auditeur assidu du Collège de sociologie, - émanation "exotérisante" du groupe fermé et secret d'Acéphale - (cristallisé autour de Bataille, au lendemain de sa rupture avec Breton). À partir de ce moment, il assistait parfois à nos conciliabules. » Pierre Klossowski, « Entre Marx et Fourier», repris in Le Collège de sociologie, op. cit., p. 884. 275 Denis Hallier, « À l'en-tête d'Acéphale», in Le Collège de sociologie, op. cil., p. 7-8. 273

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dès le début vigilant à l'idée de Bataille et gardait toujours une distance vis­ à-vis de l'entreprise théorique et pratique du collège276 . :Mais ce lien entre la pensée de l'exilé juif et celle de son homologue français 277 , bien que rarement mentionné et commenté, mérite assurément notre attention. Il est largement connu que la pensée de Benjamin est marquée par un revirement. Il concerne «le passage d'une philosophie à caractère "métaphysique", essentiellement théologique, à une pensée qui, bien qu'elle ne le soit jamais totalement, se veut "matérialiste',27 8». Un tel revirement se reflète aussi dans l'évolution de sa conception de l'expérience. :Mais ce qui retient notre attention, c'est que dans ces deux phases de sa pensée, l'expérience se présente toujours comme quelque chose de divin et de sacré, comme une plénitude où se dissolvent le sujet et l'objet. Dans ses premiers textes, cette notion est étroitement liée à l'expérience de Dieu, qui n'est pourtant pas l'objet universel et absolu que l'on peut saisir à travers la spéculation et la déduction rationnelles, mais l'unité ineffable, indistincte et insondable. Dans ce sens-là, Benjamin rejette toute idée de l'expérience, telle que l'Erfahrung de Kant, qui est réduite à une expérience scientifique, soit à une connaissance «éphémère» et «temporelle» de «la conscience empirique279». Selon lui, la « philosophie à venir» doit se purifier de cette théorie banale de la connaissance et restituer l'« expérience authentique», qui «repose sur la pure conscience (transcendantale)» - ceci ne doit certainement pas être compris dans le sens kantien des conditions a priori de la conscience subjective, mais plutôt comme l'a priori de la distinction sujet« Je l'avais rencontré à l'époque où je participais aux agglutinations Breton-Bataille [Contre-Attaque], peu avant d"'acéphaliser" avec ce dernier, toutes sortes de choses que Benjamin suivait avec autant de consternation que de curiosité. Bien que Bataille et moi fuissions alors en opposition avec lui sur tous les plans, nous l'écoutions avec passion. » Pierre Klossowski, « Lettre sur Walter Benjamin», cité in Le Collège de sociologie, op. cit., p. 505. 277 La date exacte à laquelle Bataille a fait la connaissance de Benjamin demeure incertaine. Leur première rencontre aurait pu avoir lieu dans les salles de la Bibliothèque nationale, où Benjamin menait ses études pour Le Livre des passages et où Bataille occupait le poste de bibliothécaire. Ou peut-être Bataille aurait-il accueilli Benjamin à Paris (cf. Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l 'œuvre, op. cit. , p. 308). Néanmoins, il est sûr que leur amitié s'est maintenue jusqu'aux derniers jours du penseur allemand. Avant sa fuite vers le sud en 1940, celui-ci « avait confié les matériaux et les travaux préparatoires du Passagenwerk à Georges Bataille, qui les conserva à la Bibliothèque nationale et ainsi les sauva » (Bernd Witte, Walter Benjamin : une biogrCl{Jhie, trad. d'André Bernold, Paris, Éditions du Cerf, coll. « La Nuit surveillée», 1988, p. 252). Cela a été confirmé par Bataille dans sa lettre adressée à son ami journaliste Jean Bruno, datée du 23 août 1945 : « Dans les papiers que j'avais laissés à la bibliothèque, il y avait deux manuscrits, l'un en russe, de Kojève, dans un grand dossier de carton étoilé, l'autre, en allemand, de Walter Benjamin, en deux paquets du format de cette lettre, autant que je m'en souvienne. » (Choix de lettres (1917-1962), op. cit., p. 242.) 278 Rainer Rochlitz, « Présentation», in Walter Benjamin, Œuvres, trad. de Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais», 2000, t. I, p. 21. 279 Walter Benjamin, « Sur le programme de la philosophie qui vient», in Œuvres, op. cit., t. l, p. 180-181. 276

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objet, comme une sorte d'unité ongmaire - et qui «enveloppe aussi la religion» : «je veux dire la vraie religion, celle où ni Dieu ni l'homme ne sont sujet ou objet de l'expérience, mais où cette expérience repose sur la connaissance pure, dont seule la philosophie peut et doit penser Dieu comme le contenu essentiel. La tâche de la future théorie de la connaissance est de trouver pour la connaissance une sphère de totale neutralité par rapport aux concepts de sujet et d'objet; autrement dit, de découvrir la sphère autonome et originaire de la connaissance où ce concept ne définit plus d'aucune manière la relation entre deux entités métaphysiques 280 . » Malgré sa connotation théologique, une telle conception de l'expérience se rapproche de l'expérience athéologique de Bataille, en ce que toutes les deux ne renvoient pas à la connaissance empirique et scientifique, mais s'entendent comme une fusion mystique et divine constituant l'état originaire de l'homme. D'ailleurs, aux yeux de Benjamin, l'expérience du divin, de Dieu peut être réalisée à travers le langage, qui n'est pourtant pas une langue quelconque mais le «pur langage281 », et dans lequel la fonction utilitaire et instrumentale de communication cède le pas au pouvoir adamique de nomination et de révélation, langage qui «ne connaît ni moyen, ni objet, ni destinataire de la communication» mais qui dit: «dans le nom l'essence spirituelle de l'homme se communique à Dieu282 . » Encore une fois, en dépit de sa couleur messianique, cette idée nous évoque ce que dit Bataille sur la communication authentique et la communauté primordiale, où pourtant échoue le langage et règne le silence et qui sont ainsi impossibles. Plus tard, après sa conversion au marxisme, Benjamin s'est assigné la tâche de déplacer la notion d'expérience d'origine métaphysique et théologique vers un registre matérialiste et historique, et aurait peut-être voulu sauver son idée de la rédemption en la sécularisant:2 83 . L'expérience dans ses œuvres tardives semble se dépouiller de son aspect absolu et divin, pour s'enrichir d'une certaine historicité et apparaître désormais comme une «sagesse» forgée au fil du temps et tissée «dans l'étoffe même de la vie», sagesse qui est «l'aspect épique de la vérité». Elle devient ce qui est transmis «de bouche en bouche» par d'«innombrables conteurs anonymes» à travers l'art du récit:2 84 , le «trésor» ou la «richesse» que les anciens apportent aux plus jeunes: «Brièvement, avec l'autorité de l'âge, sous forme de proverbes; longuement, avec sa faconde, sous forme d'histoires ; parfois dans des récits de pays lointains, au coin du feu, devant 280

Ibid. , p. 186-187. Benjamin parle du pur larigage principalement dans « La tâche du traducteur» (in Œuvres, op. cit., t. !, p. 244-262). 282 Walter Benjamin, « Sur le larigage en général et sur le larigage humain», in Œuvres, op. cil. , t. !, p. 147. 283 Cf Martin Jay, Sangs of Experience: Modern American and European Variations on a Universal Theme, op. cit., p. 341. 284 Walter Benjamin, « Le conteur», in Œuvres, op. cit, t. III, p. 120, 116. 281

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les enfants et les petits-enfants285 . » Toutefois, cette expérience en tant que sagesse et vérité ne correspond pas à l'E,fahrnng au sens hégélien que déteste Benjamin. Elle n'est pas le mouvement dialectique de la conscience menant à la totalité du savoir, mais provient du processus sédimentaire de l'histoire et apparaît comme les traces du passé, traces qui d'un côté ne sont pas forcément présentes à la conscience subjective, de l'autre ne peuvent pas être pensées par l'esprit spéculatif et ainsi totalisées comme un objet, qui ressemblent plutôt à la mémoire collective influençant et façonnant l'homme de manière insensible et imperceptible. Dans cette même perspective, étant une sorte de mémoire, cette expérience ne renvoie pomtant pas non plus à l'expérience vécue dans le sens de l'Erlebnis. Pour distinguer celle-ci de l'expérience authentique qu'il envisage, Benjamin évoque la mémoire pure et volontaire au sens bergsonien et la mémoire involontaire proustienne. La première est toujours commandée par l'intelligence, donc reste définie dans le cadre traditionnel de la pensée, étant le résultat de la rencontre entre un sujet pensant et un objet pensé. En revanche, la seconde consiste, pour reprendre les mots de Freud, en les souvenirs «les plus intenses et les plus tenaces», ceux qui «ne sont jamais parvenus à la conscience286 ». Cela signifie que«ne peut devenir élément de la mémoire involontaire que ce qui n'a pas été expressément et consciemment '\récu" par le sujet2 87 ». Pour la même raison, elle n'est pas non plus un objet que la conscience subjective peut se rappeler à volonté. C'est cette mémoire involontaire qui constitue le lieu de l'expérience authentique. De ces deux aspects, nous pouvons ainsi voir que l'expérience de Benjamin est très difficile à circonscrire. Elle est l'héritage du passé et de l'histoire, héritage qui n'est pourtant pas composé d'objets concrets et ne peut pas être saisi par la pensée discursive comme un objet substantiel; elle paraît proche d'une mémoire collective, mémoire qui semble pourtant ne pouvoir être vécue par aucun sujet, qu'il soit une conscience individuelle ou une collectivité2 88 . À notre avis, elle est digne, 285

Walter Benjamin, « Expérience et pauvreté», in Œuvres, op. cil. , t. II, p. 364-36 5. Sigmund Freud, Essais de psychanalyse, cité in Walter Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens», in Œuvres, op. cit., t. III, p. 337. 287 Walter Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens», art. cil. , p. 337. 288 Sur ce point, l'expérience de Benjamin trouve des similitudes avec la notion d'« agencement collectif d'énonciation» dont parlent Deleuze et Guattari principalement dans leur ouvrage sur Kafka. Selon les auteurs, un agencement est l'ensemble des conditions génétiques de la production d'une réalité sociale et historique, telle qu'un désir ou une énonciation. Il n'y a pas de réalité préexistante. Toute réalité est produite dans un agencement. Donc pour connaître une certaine réalité il faut remonter à son agencement, à ses conditions génétiques, ce qui reflète l'influence de la généalogie nietzschéenne. D 'après Deleuze et Guattari, « pas d'agencement machinique qui ne soit agencement social de désir, pas agencement social de désir qui ne soit agencement collectif d'énonciation». Suivant cette logique, un énoncé est toujours collectif, « même quand il semble émis par une singularité solitaire comme celle de l'artiste». Autrement dit, « un énoncé est littéraire lorsqu'il est "assumé" par un Célibataire qui devance les conditions collectives de l'énonciation. Ce qui ne veut pas dire que cette collectivité, pas encore donnée (pour le meilleur ou pour le pire), soit à 286

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pour employer le terme propre de Benjamin, du nom d' « aura », quelque chose d'étrange qui dissout à la fois l'objet et le sujet. C'est en ce sens qu'elle présente des similitudes avec l'expérience de Bataille, car toutes les deux signifient ce qui est ineffable et insaisissable, un état d'être des choses où celles-ci se lient, se communiquent et se fondent, donc une certaine plénitude de l'existence. Benjamin souligne lui-même que son expérience peut s'entendre comme une fusion avec le tréfonds du passé et de l'histoire, fusion qu'opèrent précisément les cultes primitifs : «Là où domine l'expérience au sens strict, on assiste à la conjonction, au sein de la mémoire, entre des contenus du passé individuel et des contenus du passé collectif. Les cultes avec leurs cérémonies et leurs fêtes [ . . . ] opéraient, entre ces deux éléments de la mémoire, une fusion toujours renouvelée289 . » Cependant, cette expérience, qu'elle soit théologique ou matérialiste, a subi un déclin dans le temps moderne. Dans cette perspective, Benjamin s'inscrit dans la même lignée des intellectuels français du Collège de sociologie. Ils partagent tous une vision du monde moderne marqué par le désenchantement au sens wébérien, c'est-à-dire d'un monde où ont abdiqué les croyances religieuses et magiques en faveur de la science et la technique, monde profondément désacralisé et sécularisé290 . Sur le plan théologique, « le péché originel est l'heure natale du verbe humain, celui en qui le nom ne vivait plus intact, celui qui était sorti du langage qui nomme, du langage qui connaît, on peut dire de sa propre magie immanente, pour se faire magique expressément, en quelque sorte du dehors ». En d'autres termes, le déclin de l'expérience commence précisément lorsque l '« esprit linguistique29 1 », soit la fonction utilitaire de communication du langage, l'emporte sur sa pureté et sa divinité, lorsque le langage devient le moyen par lequel l'homme se sépare de l'unité sacrée pour s'engager dans la vie profane. Sur le plan matérialiste et historique, cette « dévalorisation » de l'expérience résulte du développement scientifique et technique qui a culminé dans la Première Guerre mondiale. Comme le souligne Benjamin, «jamais expériences acquises n'ont été aussi radicalement démenties que l'expérience stratégique son tour le vrai sujet de l'énonciation, ni même le sujet dont on parle dans l'énoncé : dans l'un ou l'autre de ces cas, on tomberait dans une sorte science-fiction. Pas plus que le Célibataire n'est un sujet, la collectivité n'est un sujet, ni d'énonciation ni d'énoncé. Mais le célibataire actuel et la communauté virtuelle - tous les deux réels - sont les pièces d'un agencement collectif» (Kafka : pour une littérature mineure, Paris, Minuit, coll. « Critique», 1975, p. 147, 149-15 0). C'est dans le même sens que Benjamin entend l'expérience sans sujet. Tout comme Katka sous la plume de Deleuze et de Guattari, considéré comme le Célibataire qui assume un énoncé et devance un agencement collectif, le conteur chez Benjamin est aussi une sorte de porte-parole de l'expérience, de la sagesse qui est en réalité un agencement collectif. 289 Walter Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens», art. cit., p. 335-336. 290 Chez Max Weber, le désenchantement du monde signifie précisément « l'élimination de la magie comme moyen de salut» (L 'Éthique protestante et l 'esprit du capitalisme, inL 'Éthique protestante et l 'esprit du capitalisme, suivi d'autres essais, éd. présentée et traduite par Jean­ Pierre Grossein, Paris, Gallimard, coll. « Tel», 2004, p. 132). 291 Walter Benjamin, « Sur le langage en général et sur le langage humain», art. cit., p. 160.

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par la guerre de pos1bon, l'expérience économique par l'inflation, l'expérience corporelle par l'épreuve de la faim, l'expérience morale par les manœuvres des gouvernants. Une génération qui était encore allée à l'école en tramway hippomobile se retrouvait à découvert dans un paysage où plus rien n'était reconnaissable, hormis les nuages et, au milieu, dans un champ de forces traversé de tensions et d'explosions destructrices, le minuscule et fragile corps humain». Selon l'auteur, si autrefois expérience était riche en ce que les hommes puisaient dans l'essence même de l'histoire, «cet effroyable déploiement de la technique plongea les hommes dans une pauvreté tout à fait nouvelle», car il les prive de la possibilité d'entretenir un lien avec le passé et les abandonne dans un monde étranger et monstrueux. Ils ne savent plus communiquer leur expérience, et plus encore, ils n'ont plus rien à communiquer. Ainsi, «cette pauvreté ne porte pas seulement sur nos expériences privées, mais aussi sur les expériences de l'humanité tout entière. Et c'est donc une nouvelle espèce de barbarie292». Par la pauvreté et la barbarie, Benjamin veut dire que l'expérience perd son sens authentique, celui de l'Erfahrung, c'est-à-dire l'expérience forgée historiquement et collectivement, qui«se constitue moins de données isolées, rigoureusement fixées par la mémoire, que de données accumulées, souvent inconscientes, qui se rassemblent en elle». Elle perd son poids historique et sa valeur issue de la tradition. Au contraire, elle est sans cesse pénétrée par le «choc», les « impressions singulières » et les «excitations» que l'on éprouve partout dans la société moderne et capitaliste comme le décrivent les poèmes de Baudelaire293 , en un mot par toute sorte d'expérience instantanée, sensorielle et phénoménale dépourvue de toute historicité et relevant de l'Erlebnis, de l'expérience vécue qui repose précisément sur la présence d'un sujet pleinement conscient et d'un objet concret. Face à un tel appauvrissement de l'expérience, Benjamin prend souvent des attitudes contradictoires. D'un côté, suivant les doctrines du matérialisme historique, il y discerne un aspect positif et progressiste. La pauvreté en expérience permet, d'après lui, à l'homme de commencer «par faire table rase». Cela ne signifie pas que «les hommes aspirent à une expérience nouvelle». En revanche, comme le résume Benjamin, «ils aspirent à se libérer de toute expérience quelle qu'elle soit, ils aspirent à un environnement dans lequel ils puissent faire valoir leur pauvreté, extérieure et finalement aussi intérieure, à l'affirmer si clairement et si nettement qu'il en sorte quelque chose de valable». Autrement dit, la pauvreté est pour l'homme une occasion toute nouvelle où il peut réaliser «l'existence très simple, mais vraiment grandiose», où il peut se décharger du poids de la tradition et de l'histoire pour se tourner vers sa vie actuelle, vers sa propre existence«qui en toute circonstance se suffit à elle-même de la façon la plus 292 293

Walter Benjamin, « Expérience et pauvreté», art. cit., p. 36 5-366. Walter Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens», art. cit., p. 332, 341.

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simple et en même temps la plus confortable294 ». De même, le déclin de l'aura à l'époque de la reproductibilité technique de l'œuvre d'art a également son côté positif. En tant que «trame singulière d'espace et de temps : l'unique apparition d'un lointain, si proche soit-il », l'aura représente la distance temporelle et spatiale infranchissable qui sépare le passé et le présent et qui constitue le cœur de l'expérience. C'est cette distance en tant qu'historicité qui désigne l'unicité d'une chose et d'une œuvre d'art. tvlais comme le souligne Benjamin, «"rapprocher" les choses de soi, ou plutôt des masses, c'est chez les hommes d'aujourd'hui un penchant tout aussi passionné que le désir de réduire l'unicité de chaque situation en la soumettant à la reproduction295 ». Certes, la reproduction détruit l'aura de l'œuvre d'art et dégrade donc l'expérience. tvlais dans la forme reproduite, l'art sait, pour la première fois, «représenter les masses et s'adresser à elles, leur permet de connaître le monde moderne et de s'y retrouver 296 ». La reproductibilité technique contribue ainsi à la démocratisation de l'art et de la culture dans la société modeme297 . De l'autre côté cependant, ce monde régi par le progrès technique et informatique est aussi dépeint d'une façon négative sous la plume de Benjamin. Chez lui se manifestent souvent un vif regret face au déclin de l'aura et à la dégradation de l'expérience, et ainsi une nostalgie de ce qui est originel, de ce qui se cache au tréfonds de l'histoire. L'apparition des nouvelles techniques, en particulier la naissance des nouveaux médias de masse rendent impossible l'art du récit, et font que l'expérience perd sa valeur ancienne et précieuse. Se focalisant uniquement sur l'information instantanée et éphémère, le journal, la radio et le cinéma privent tout événement de son empreinte historique, annulent la distance temporelle et spatiale entre le passé et le présent où se forge la sagesse, et rompent ainsi le lien de l'homme avec les traces de l'histoire, avec l'expérience authentique. Comme le dit Benjamin lui-même : Lorsque l'information se substitue au « rapport» à l'ancienne manière, lorsqu'elle-même cède la place au sensationnalisme, ce double processus reflète un rétrécissement progressif de l'expérience. Toutes ces formes, à leur tour, se détachent du récit, qui est une des formes les plus anciennes de transmission des faits. À la différence de l'information, le récit ne se soucie pas de transmettre le pur en-soi de l'événement ; il l'incorpore à la vie même de celui qui raconte, pour le transmettre, comme sa propre expérience, à ceux qui écoutent. Ainsi le conteur y laisse sa trace, comme la main du potier sur le vase d'argile298 . 294

Walter Benjamin, « Expérience et pauvreté», art. cit., p. 367, 371-372. Walter Benjamin, « Petite histoire de la photographie», in Œuvres, op. cit. , t. II, p. 311. 296 Rainer Rochlitz, « Présentation», art. cit., p. 44. 2 '17 Benjamin aborde la question de la démocratisation de l'art principalement dans « L 'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique» (version de 1935, in Œuvres, op. cit. , t. III, p. 67-113). 298 Walter Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens», art. cit., p. 335. 295

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Dans cette perspective, l'homme moderne est destiné à être sans histoire et sans mémoire. L'expérience lui apparaît comme une perte irrécupérable, comme le jardin d'Éden dont il est expulsé et qu'il ne peut jamais revoir. Une telle déploration de ce qui est disparu et une telle nostalgie de la gloire lointaine semblent rapprocher Benjamin de Bataille et des membres du Collège de sociologie. Ils se lancent tous dans la quête de la présence absente, qu'elle soit baptisée aura ou sacré, de sorte que nous pouvons percevoir chez eux une aspiration à un réenchantement impossible du monde. Pour résumer avec les mots de Blanchot, cette présence ou cet enchantement constitue une expérience singulière: «celui qui l'éprouve n'est plus là quand il l'éprouve, n'est donc plus là pour l'éprouver». Ainsi est-elle ce «transport qui déborde et ébranle toute possibilité de se souvenir», ou ce souvenir qui «appartenant à la mémoire, prenait rang parmi ce qui exigeait de se dérober à elle: mémoire extratemporelle ou mémoire d'un passé qui n'aurait jamais été vécu au présent (donc étranger à tout Erlebnis)299 ».

11.4. La présence de l'absence 11.4. 1. Le possible de l'impossible : la discontinuité de l'être En supprimant l'objet aussi bien que le sujet, l'expérience intérieure de Bataille conduit à l'état originaire de l'être, à la fusion du sujet et de l'objet qui constitue la continuité primordiale de l'existence, donc à la présence initiale qui est pomtant à jamais disparue et toujours absente, fondamentalement impossible. Jusqu'à présent, tout laisse à croire que l'impossible tel que défini par Bataille renvoie à cet état sacré de l'être. Néanmoins, nous ne pouvons pas nous empêcher de demander si cette interprétation onto-anthropologique de la notion d'impossible, que nous pouvons rapprocher du dionysiaque nietzschéen, de l'il y a lévinassien et de l'expérience authentique benjaminienne, est suffisante pour dévoiler le sens ultime de l'expérience intérieure, sens qui lui vaudrait le nom d'expérience­ limite et la rendrait apte à répondre à l'exigence de la discontinuité comme nous l'avons dit dans le chapitre précédent. Pour éviter tout malentendu, il est d'abord nécessaire de réitérer la signification de ce terme de discontinuité tel que l'utilise Blanchot. Il ne renvoie pas à l'isolement et à l'atomisation que subit l'homme moderne dans le monde profane comme le décrit Bataille, mais à la rupture avec la pensée philosophique traditionnelle qui postule que l'existence humaine se dirige vers une fin, que l'homme est une possibilité unitaire. En ce sens, l'expérience-limite commandée par le principe de discontinuité signifie un pas au-delà de la toute dernière limite qu'est l'unité. Dans une certaine 299 Maurice Blanchot, La Communauté inavouable, op. cil. , p. 37.

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mesure, l'expérience intérieure que nous avons examinée peut être qualifiée d'expérience-limite, en ce qu'elle est un mouvement ininterrompu de contestation et de transgression. C'est en contestant toute autorité extérieure et en transgressant toute limite existante qu'elle atteint finalement l'impossible qui est la continuité de l'être. Celle-ci excède la fin que la philosophie classiquement impose à l'homme, parce qu'elle supprime la différence ontologique. Ainsi la continuité qu'entend Bataille semble-t-elle répondre à l'exigence de la discontinuité dont parle Blanchot. Cependant, il y a encore des questions qui persistent. Si l'expérience-limite transcende, en dernier ressort, la dialectique même en ce qu'ayant comme principe la négativité sans emploi, elle constitue une affirmation non-positive qui n'affirme rien, l'expérience intérieure conduisant à la plénitude de l'existence totale n'est-elle pas plutôt une affirmation positive qui affirme tout de même quelque chose et ne s'extrait pas réellement de la dialectique? Et si la discontinuité signifie, en fin de compte, un rapport qui«poserait une question qui ne soit pas question de l'être», la continuité de l'être, quoiqu'impossible, n'est-elle pas tout de même une conception idéale et utopique de l'être qui ne s'éca1te pas véritablement de l'ontologie? En somme, si selon Blanchot la discontinuité aussi bien que l'expérience-limite qui l'incarne exigent, en dernière instance, que nous franchissions les limites de la dialectique et aussi de l'ontologie, l'expérience intérieure telle que conçue par Bataille ne trahit-elle pas cette exigence, parce qu'elle demeure toujours une tentative de découvrir au sein de l'homme et du monde «quelque existence brute, quelque obscure nature300 »? À travers ces questions, nous cherchons à mettre en lumière une ambiguïté profonde dans la pensée de Bataille, ambiguïté qui nous amène souvent à envisager positivement l'impossible situé pourtant au-delà de la pensée discursive, à le considérer comme la possibilité impossible de l'être, comme la part concevable mais irréalisable de l'existence humaine, comme une présence toujours absente. Tant qu'il reste ce lointain que nous ne pouvons pas réellement atteindre mais pouvons imaginer, il ne cesse pas d'être ce qui est accueillant et désirable, tout comme le château sous la plume de Kafka. En un mot, une telle ambiguïté est due à la pensée discursive, à laquelle Bataille, en tant que philosophe, n'a jamais pu renoncer. Plus précisément, elle résulte d'abord en grande partie du rapport inextricable que Bataille entretient avec la philosophie de Hegel, rapport que le commentaire de Derrida, en relevant dans la pensée de Bataille un certain hégélianisme, vise à démontrer : chez ce dernier, «une complicité sans réserve accompagne le discours hegelien, le "prend au sérieux" jusqu'en son terme, sans objection de forme philosophique 30 1 ». Les écrits de Bataille donnent souvent l'impression qu'il peine, malgré lui, à sortir de la 300 Maurice Blanchot, L 'Entretien infini, op. cil. , p. 11. 301 Jacques Derrida,L 'Écriture et la différence, op. cit., p. 371.

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dialectique. L'impossible en tant qu'état sacré de l'être, n'est-il pas en réalité le résultat d'une négation de la négation (notre humanité émerge par la négation de notre animalité, et notre accès au sacré passe par la négation de notre humanité)? Pour cette raison, il court le risque d'être substantialisé et absolutisé. Ensuite, l'ambiguïté de la pensée de Bataille découle également de sa volonté ardente de faire renaître la communauté archaïque et sacrée, tout en y greffant un certain esprit scientifique, ce qui est sans doute problématique. Sa nostalgie d'une communauté disparue ainsi que le désir de la retrouver semblent probablement provenir du fait qu'il n'a jamais renoncé à son attachement au christianisme, fondé précisément sur la communication intime des fidèles et sur leur communion avec Dieu 302 . Mais fondamentalement, elle est due au caractère ambigu et paradoxal du sacré lui-même, qui signifie ce qui est à la fois intouchable et désirable. Caillois explique ainsi que «le sacré dispose pour attirer d'une sorte de don de fascination. Il constitue à la fois la suprême tentation et le plus grand des périls. Terrible, il commande la prudence; désirable, il invite en même temps à l'audace». Pour cette raison, l'origine même du Collège de sociologie «compose le besoin de restituer à la société un sacré actif, 302

Dans cette perspective, ce n'est pas sans raison que Sartre tient Bataille, bien qu'injustement, pour « un nouveau mystique», au sens où ce dernier n'a jamais tranché sa nostalgie de Dieu et aspire à ressusciter l'être suprême sous une nouvelle forme : « Nous avons vécu quelque temps de cette morale [laïque] - et puis M. Bataille est là, avec tant d'autres, pour témoigner de sa faillite. Dieu est mort, mais l'homme n'est pas, pour autant, devenu athée. Ce silence du transcendant, joint à la permanence du besoin religieux chez l'homme moderne, voilà la grande affaire, aujourd'hui comme hier. C'est le problème qui tourmente Nietzsche, Heidegger, Jaspers. C 'est le drame intime de notre auteur. Au sortir d'une "longue piété chrétienne", sa vie s'est "dissoute dans le rire". Le rire était révélation [ . . . ] Il tenta quelque temps d'éluder les conséquences de ces révélations. L'érotisme, le "sacré" trop humain de la sociologie lui offrirent des refuges précaires. Et puis tout s'effondra et le voilà devant nous, funèbre et comique comme un veuf inconsolable qui se livre, tout habillé de noir, au péché solitaire en souvenir de la morte.» (« Un nouveau mystique», art. cil., p. 142-143.) D 'ailleurs, en ce qui concerne la nostalgie des Européens d'une communauté perdue, Nancy indique que « la conscience rétrospective de la perte de la communauté et de son identité [ . . . ] semble bien accompagner l'Occident depuis ses débuts : à chaque moment de son histoire, il s'est déjà livré à la nostalgie d'une communauté plus archaïque, et disparue, à la déploration d'une familialité, d'une fraternité, d'une convivialité perdues. Le début de notre Histoire, c'est le départ d'Ulysse, et l'installation dans son palais de la rivalité, de la dissension, des complots. Autour de Pénélope qui refait sans jamais l'achever le tissu de l'intimité, les prétendants installent la scène sociale, guerrière et politique - la pure extériorité». Pourtant, « la véritable conscience de la perte de la communauté est chrétienne : la communauté dont le regret ou le désir animent Rousseau, Schlegel, Hegel, puis Bakounine, Marx, Wagner ou Mallarmé se pense comme la communion, et la communion a lieu, dans son principe et dans sa fin, au sein du corps mystique du Christ. La communauté pourrait bien être, en même temps que le mythe le plus ancien de l'Occident, la pensée toute moderne du partage par l'homme de la vie divine : la pensée de l'homme pénétrant dans l'immanence pure» (La Communauté désœuvrée, Paris, Christian Bourgois, coll. « Détroits», 1999, p. 3031). C 'est dans cette tradition occidentale et précisément chrétienne que Nancy situe la pensée communautaire de Bataille.

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indiscuté, impérieux, dévorant ». En soi, un tel besoin porte déjà des implications potentiellement dangereuses. Mais il est en même temps mêlé d'un « goût d'interpréter froidement, correctement, scientifiquement [ . . . ] les ressorts profonds de l'existence303 », ce qui aggrave davantage les choses. Dans ses propres écrits, Bataille recourt sans cesse à la recherche socio­ anthropologique et à la méthode scientifique et objective pour aborder l'impossible. Malgré son refus de la pensée discursive et sa critique du geste de penser l'expérience du dehors, il ne peut pas complètement s'en détacher comme nous l'avons déjà souligné. Le discours scientifique a essentiellement pour but d'orienter l'inconnu vers le connu et l'impossible vers le possible. En ce sens, il tend à nous conduire à concevoir l'inconnu et l'impossible comme ce qui n'est pas encore connu et possible. Bataille lui­ même est constamment déchiré entre une expérience vécue et une approche scientifique. Personnellement, il mène une vie de débauche, pleine d'excès, de dépenses et de transgressions, vivant ainsi l'expérience jusqu'à ses extrêmes limites. Mais en tant qu'intellectuel, il est passionné de représenter ce voyage à l'impossible dans un discours rationnel, comme s'il pouvait non seulement objectiver son vécu personnel et intime, mais aussi en faire un idéal communautaire, idéal qui est certes irréalisable, mais auquel nous ne pouvons pas nous empêcher d'aspirer. Cette tentative de ressusciter le sacré impossible au sein du monde profane et même d'y fonder une communauté, telle que le collège exotérique et intellectuel et le groupe ésotérique et mystique sous le nom d'« Acéphale », entraînent inévitablement de graves conséquences, dont la principale est la « pente » au fascisme comme l'observe Benjamin 304 . Politiquement, Bataille s'oppose fermement au 303

14.

Roger Caillois, L 'Homme et le sacré, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais», 1988, p. 27,

304

Ce qui a consterné et effrayé Benjamin, le poussant ainsi à s'éloigner du Collège de sociologie, est une intention politique risquant de tomber dans le fascisme qu'il a perçue chez les membres du groupe. Comme en témoigne Klossowski : « Discrètement, il voulait nous retenir sur la "pente" ; malgré une apparence d'incompatibilité irréductible, nous risquions de faire le jeu d'un pur et simple "esthétisme préfascisant". » (« Entre Marx et Fourier», art. cit., p. 884.) Toutefois, comme l'indique Michel Surya, la critique de Benjamin vise plutôt Caillois que Bataille. Chez Caillois, le primat d'« une volonté de puissance» l'incline vers « une intention politique », tandis que chez Bataille, le primat d'« une volonté de tragédie» l'incline vers « une intention "mythique"» (Georges Bataille, la mort à l 'œuvre, op. cit., p. 303. Ici, Michel Surya paraphrase l'idée de Denis Hollier, voir « À l'en-tête d'Acéphale», art. cit., p. 12-13). La critique de Benjamin envers Caillois se trouve par exemple dans sa lettre à Horkheimer, où il suggère qu'un article de ! 'écrivain français (« La mante religieuse ») « caractérise tout simplement la praxis fasciste» (« Walter Benjamin et le Collège de sociologie», trad. de Marcus Coelen et Muriel Pic, in Critique, n° 788-789 (Georges Bataille, d'un monde /'autre) , janvier-février 2013, p. 100). En général, malgré des similitudes entre leurs recherches et préoccupations, ce sont leurs attitudes différentes envers la mécanique fasciste qui distinguent les intellectuels français du Collège de sociologie des penseurs allemands de l'Institut de recherche sociale, future École de Francfort. Mais les travaux de Benjamin, d'Horkheimer et d'Adorno abordent peu le collège français. C'est plutôt dans les correspondances entre Benjamin, qui en fournit des

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fascisme et à toute forme de reg1me autontarre. Cette opposition est explicitement exprimée dans sa conception d'une société acéphale: «La seule société pleine de vie et de force, la seule société libre est la société bi ou polycéphale qui donne aux antagonismes fondamentaux de la vie une issue explosive constante mais limitée aux fo1mes les plus riches. ,r La dualité ou la multiplicité des têtes tend à réaliser dans un même mouvement le caractère acéphale de l'existence, car le principe même de la tête est réduction à l'unité, réduction du monde à Dieu305 . » Toutefois, la fascination pour le sacré, la préoccupation pour tout élément hétérogène, impur et mystique de la société, ainsi que la volonté de représenter positivement et de réaliser désespérément l'impossible à la mesure d'une communauté, courent le risque d'ériger l'«acéphalité» même en une nouvelle autorité. Autrement dit, cela pourrait s'apparenter à une glorification du chaos, de l'excès et de la violence, qui sont les traits partagés dans un certain sens par le fascisme306 . Enfin, l'ambiguïté de la pensée de Bataille dérive de la limitation inhérente du langage. En nommant les choses, le langage non seulement les circonscrit par des définitions précises, mais il les introduit aussi dans la constatations de première main, et Horkheimer et Adorno, qui l'observent de loin, que se trouve leur réticence à l'égard de la cause commune de Bataille et de Caillois (cf. Michael Weingrad, « The College of Sociology and the Institute of Social Research», in New German Critique, n° 84, automne 2001, p. 129-161). Il faut attendre Habermas qui, s'inscrivant dans la perspective de la théorie critique, commente et critique ouvertement les idées du collège, en particulier celles de Bataille (cf. « Entre érotisme et économie générale : Bataille», in Le Discours philosophique de la modernité, trad. de Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz, Paris, Gallimard, coll. « Tel», 2011, p. 249-280). 3 05 Georges Bataille, « Propositions», in OC, !, op. cit., p. 469. 306 Habermas souligne que ce qui distingue Benjamin, Horkheimer et Adorno de Bataille, c'est que les premiers voient dans la part maudite de l'homme, dans l'intersubjectivité des êtres (que Bataille pourrait qualifier de fusion ou de continuité de l'être) « un bonheur sans pouvoir» (Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, Dialectique de la raison, cité in Le Discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 260), tandis que ce dernier célèbre dans le sacré le pouvoir d'une « violence élémentaire» (Georges Bataille, L 'Érotisme, op. cit. , p. 94 ; cité in Le Discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 260). Ainsi, « faute d'un tel point de repère qui transcende la violence, Bataille éprouve nécessairement des difficultés à rendre compte de ce qui lui importe par-dessus tout, à savoir la différence entre la révolution socialiste et la prise du pouvoir par le fascisme, dont l'analogie avec la révolution ne se fonde que sur des ressemblances» (p. 260-261). D 'ailleurs, Nancy souligne dans son ouvrage sur la communauté le même problème chez Bataille : « Entre-temps, dans les années trente, s'étaient conjointes chez Bataille une agitation révolutionnaire désireuse de rendre à la révolte l'incandescence que l'État bolchevique lui avait dérobée, et une fascination par le fascisme, en tant que celui-ci semblait indiquer le sens, sinon la réalité, d'une communauté intense, vouée à l'excès. » Selon lui, cette fascination résulte précisément du fait que le fascisme permet de restituer d'une manière ignoble la communion religieuse disparue : « Il [le fascisme] fut le sursaut grotesque ou abject d'une hantise de la communion, il cristallisa le motif de sa prétendue perte, et la nostalgie de son image fusionnelle. Le fascisme, à cet égard, fut la convulsion du christianisme, et c'est toute la chrétienté moderne qu'en fin de compte il fascina. Aucune critique politico-morale de cette fascination ne peut porter si celui qui critique n'est pas en même temps capable de déconstruire le système de la communion. » (La Communauté désœuvrée, op. cit., p. 46.)

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pensée discursive et les réduit à ce que nous pouvons sa1str par notre intelligence, donc les enchaîne à l'ordre du connaissable et du possible. Cela s'applique à l'impossible chez Bataille (tout comme à l'informe, l'inconnu, l'athéologie, etc., bref, à tous les termes préfixés par une négation), impossible que nous tendons souvent à entendre comme l'inverse du possible, comme ce qui est inscrit dans la dialectique du positif et du négatif. Ce problème est soulevé par Derrida, qui reconnaît que Bataille cherche à ébranler la philosophie par la notion d'impossible, tout en se demandant: «comment, après avoir épuisé le discours de la philosophie, inscrire dans le lexique et la syntaxe d'une lan gue, la nôtre, qui fut aussi celle de la philosophie, ce qui excède néanmoins les oppositions de concepts dominées par cette logique commune?» Et plus loin: «Il faut trouver une parole qui garde le silence. Nécessité de l'impossible: dire dans le langage - de la servilité - ce qui n'est pas servile307 . » Dans cette perspective, nous pouvons également nous demander dans quel sens l'être en général transcende l'unité ou la totalité conçue par la pensée philosophique traditionnelle, notamment lorsque Bataille choisit de le désigner comme plénitude, continuité ou sacré; dans quelle mesure son économie générale excède le cadre de l'économie restreinte, étant donné que l'économie, au sens étymologique de«gestion de la maison», implique déjà la limitation, la liaison et la règlementation, donc est par nature restreinte. En somme, comment pouvons-nous déclarer que cette expérience intérieure, qui se rapporte à une présence absente, est à la hauteur de l'expérience-limite, qui est une expérience de la non-expérience et qui se situe au-delà de tout rapport? Cette ambiguïté que nous venons de démontrer, il semble que Bataille en est lui-même fortement conscient sans en être jamais totalement affranchi. Cependant, au lieu de nous limiter à une critique de cette ambiguïté, il nous paraît plus important de discerner dans la pensée de Bataille ce qui la transcende. C'est ce que fait Derrida, en repérant chez lui une «opération souveraine» qu'il qualifie d'«écriture majeure». Cette démarche consiste tout simplement à affamer l'impossibilité de retourner à l'état originel et sacré de l'être. Une telle affirmation est pourtant tout sauf aisée, car elle implique la rupture avec toute la tradition philosophique de la continuité, avec la métaphysique de la présence. Ainsi, cette affümation peut être considérée comme une manière de transgresser, au-delà de toute limite déjà transgressée, une dernière limite, celle de la pensée dialectique elle-même; de faire éclater le langage en tant que système de valeurs et économie du sens, de conduire le discours qui assure la circulation du sens vers la perte même de sens. Par cette affirmation transgressive qu'est l'expérience, Bataille en arrive alors au dehors de la pensée et du langage. Un tel dehors est lui-même absent, inconnu et impossible, mais non pas dans le sens de ce qui n'est pas présent, connu et possible tel que le suggère la continuité de 307 Jacques Derrida,L 'Écriture et la différence, op. cit., p. 371, 38 5.

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l'être, la plénitude de l'existence totale ou la présence ongmaire mais absente. Il est le dehors de la dialectique du dedans et du dehors, renvoyant à l'au-delà du sens, du signe, du rapport, bref du « logos philosophique », donc à ce qui est « impensable », soit à ce que nous ne pensons pas, à ce à quoi nous ne nous rapportons pas par la pensée et le langage, et fmalement à un espace tout à fait neutre, situé non pas entre l'un et l'autre, mais par-delà l'un et l'autre, neutralisant «toutes les contradictions ou toutes les oppositions de la logique classique ». Comme le dit Derrida : «ce qui s'indique comme expérience intérieure n'est pas une expérience puisqu'elle ne se rapporte à aucune présence, à aucune plénitude, mais seulement à l'impossible qu'elle "éprouve" dans le supplice. Cette expérience n'est surtout pas intérieure : si elle semble l'être de ne se rapporter à rien d'autre, à aucun dehors, autrement que sur le mode du non-rapport, du secret et de la rupture, elle est aussi tout entière exposée - au supplice - nue, ouverte au dehors, sans réserve ni for intérieur, profondément superficielle 30 8 . » Ou d'après Blanchot, cette expérience «propose ou impose la connaissance (l'expérience, Erfahrung) de ce qui ne peut être connu : ce ''hors-de-soi" (ou le dehors) qui est abîme et extase, sans cesser d'être un rapport singulier309 ». Ou encore, selon Bataille lui-même, une telle expérience mène à une « connaissance qu'on pourrait dire libérée (mais que j'aime mieux appeler neutre) », qui « rappo1te le connu à l'inconnu310 ». Ce dehors neutre, qui est l'absent en tant qu'absent, l'inconnu en tant qu'inconnu et l'impossible en tant qu'impossible, constitue ce que nous appelons la discontinuité de l'être. Pour reprendre ce que nous avons déjà dit dans le chapitre précédent, elle ne signifie pas une autre part, quoique maudite et irréalisable, de l'être, mais la rupture défmitive avec la pensée continue elle-même qui nourrit toutes les interrogations sur l'être. Comme l'énonce Blanchot, elle exige que nous excluions «le fait d'être lui-même » « de ce qui est possible intellectuellement et tolérable humainement » ; que nous entrions «dans une situation à partir de laquelle il n'y a plus d'existence possible » ; que nous délaissions «un mode de compréhension » pour affronter «le mode d'exister de l'homme en tant qu'exister est impossible 311 ». Ce faisant, nous passons de l'interrogation sur un état impossible d'exister à l'affirmation de l'impossibilité même d'exister ; de 308

Ibid. , p. 402, 400. Maurice Blanchot, La Communauté inavouable, op. cil. , p. 34. 3 10 Georges Bataille, Méthode de méditation, op. cit., p. 217. En complément à ces idées, nous pouvons également mentionner le commentaire de Nancy, selon lequel dans la souveraineté, « l'être est "hors de soi" ; il est dans une extériorité impossible à rattraper, ou peut-être faudrait-il dire qu'il est de cette extériorité, qu'il est d'un dehors qu'il ne peut se rapporter, mais avec lequel il entretient un rapport essentiel et incommensurable. Ce rapport ordonne à sa place l'être singulier. C'est pourquoi "l'expérience intérieure" dont parle Bataille n'a rien d"'intérieur" ni de "subjectif', mais est indissociable de l'expérience de ce rapport au dehors incommensurable» (La Communauté désœuvrée, op. cit., p. 50). 311 Maurice Blanchot, Faux pas, op. cit., p. 48. 309

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l'interrogation sur une « communauté d'absence » à l'affirmation de l'« absence de communauté 312 », ce qui signifie renoncer à l'idée d'une communauté fondée sur la continuité perdue pour assumer pleinement «l'impossibilité de sa propre immanence, l'impossibilité d'un être communautaire en tant que sujet 313 ». En somme, c'est en ce sens que l'expérience intérieure devient finalement l'expérience-limite, rapport du non-rapport qui ne se contente pas d'aboutir à l'être dans son état originel et authentique, mais qui se dirige toujours vers le dehors, vers l'au-delà de la question l'être. Le discontinu, le dehors ou bien le neutre, c'est l'autre façade de l'impossible que nous discernons chez Bataille. Néanmoins, le dehors auquel l'expérience-limite ouvre la voie n'est pas un quelconque résultat de la transgression, comme c'est le cas pour l'absolument-impossible. Il n'est pas un certain état ou lieu auquel on pourrait accéder ou non. Étant donné qu'il est par nature non géométrique, l'idée même de l'accès lui est étrangère, est incompatible avec lui. Ainsi, le dehors pourrait plutôt être entendu comme le geste même de s'exposer, comme une attitude spontanée et active d'être ouvert, ou comme une volonté endogène d'aller au-delà. C'est pourquoi, selon Derrida, l'opération souveraine qu'est l'expérience-limite consiste, en défmitive, non pas à neutraliser les oppositions classiques, mais à affirmer souverainement la transgression comme seule règle du jeu La neutralisation se produit dans la connaissance et dans la syntaxe de l'écriture mais elle se rapporte à une affirmation souveraine et transgressive. L'opération souveraine ne se contente pas de neutraliser dans le discours les oppositions classiques, elle transgresse dans « l'expérience» (entendue en majeur) la loi ou les interdits qui font système avec le discours, et même avec le travail de neutralisation. [ ... ] Aussi la destruction du discours n'est-elle pas une simple neutralisation d'effacement. Elle multiplie les mots, les précipite les uns contre les autres, les engouffre aussi dans une substitution sans fin et sans fond dont la seule règle est l'affirmation souveraine du jeu hors-sens. Non pas la réserve ou le retrait, le murmure infini d'une parole blanche effaçant les traces du discours classique mais une sorte de potlatch des signes, brûlant, consumant, gaspillant les mots dans l'affirmation gaie de la mort : un sacrifice et un défi314 . Maurice Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 13. Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, op. cit., p. 42 ; cité in ibid., p. 24. Plus loin, Nancy ajoute ceci : « Bataille est sans aucun doute celui qui a fait le premier, ou de la manière la plus aiguë, l'expérience moderne de la communauté : ni œuvre à produire, ni communion perdue, mais l'espace même, et l'espacement de l'expérience du dehors, du hors-de-soi. Le point crucial de cette expérience fut l'expérience, prenant à revers toute la nostalgie, c'est-à­ dire toute la métaphysique communielle, d'une "conscience claire" de la séparation, c'est-à­ dire d'une "conscience claire" (en fait, la conscience de soi hégélienne, elle-même, mais suspendue sur la limite de son accès à soi) de ce que l'immanence ou l'intimité ne peut pas être retrouvée, et de ce que, en définitive, elle n 'est pas à retrouver.» (P. 50.) 3 14 Jacques Derrida,L 'Écriture et la différence, op. cit., p. 402-403. 312 313

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Dans cette perspective, nous revenons au sens ultime de l'expérience­ limite mis en avant par Blanchot: une pure affirmation qui n'affllllle que l'affirmation elle-même. Il s'agit, en fin de compte, non pas de tenter désespérément d'atteindre l'état impossible d'exister à travers une expérience composée de mille transgressions, mais d'exister toujours de manière transgressive après avoir affirmé l'impossibilité d'y arriver et ainsi l'impossibilité même d'exister 15 . Par conséquent, l'expérience-limite est en réalité une expérience à la limite, car elle constitue fondamentalement une affrrmation du possible de l'impossible, du devenir de l'homme dans sa propre impossibilité, devenir qui se situe pomtant au-delà du mouvement continu et dialectique, qui pourrait d'être nommé le discontinu, le dehors ou le neutre, qui correspond donc à la différence absolue. Une telle affirmation est en écho à la négativité sans emploi abordée par Bataille, au fait que l'homme subsiste à la fin de l'histoire, c'est-à-dire continue à exister quand toute possibilité est épuisée, mais de façon souveraine. C'est la raison pour laquelle Derrida le qualifie d'hégélien«sans réserve»: malgré la similitude d'apparence entre la dialectique et le mouvement de transgression, Bataille n'utilise que «la forme vide de l'Aujhebung, de manière analogique, pour désigner, ce qui ne s'étaitjamais fait, le rapport transgressif qui lie le monde du sens au monde du non-sens. Ce déplacement est paradigmatique : un concept intraphilosophique, le concept spéculatif par excellence, est contraint dans une écriture à désigner un mouvement qui constitue proprement l'excès de tout philosophème possible316». De la continuité à la discontinuité, de la recherche du sens authentique de l'existence à l'acceptation de la perte même de sens, de l'impossible en tant que présence absente à l'impossible en tant qu'absence même, et enfin du mouvement d'interrogation et de contestation au mouvement d'affirmation, voilà le passage de l'expérience intérieure à l'expérience-limite que nous avons retracé, qui résonne avec l'expérience de la nuit sous la plume de Blanchot que nous avons mentionnée, exper1ence qu'il dépeint principalement dans L'Espace littéraire. Dans la nuit, l'auteur distin gue en réalité deux nuits. La première est celle où«tout a disparu»,«là s'approche l'absence, le silence, le repos, la nuit». Et l'expérience vise à révéler ce qui s'est dérobé dans la nuit, à retrouver ce que l'homme a délaissé dans les ténèbres en en sortant pour baigner dans la lumière du jour, de la raison. Elle est la recherche de la présence dissimulée, perdue et absente. «Mais quand tout a disparu dans la nuit, ''tout a disparu" apparaît. C'est l'autre nuit. La nuit est apparition du ''tout a disparu". [ . . . ] Ce qui apparaît dans la nuit est la 315 « Le non-savoir n'est pas la négation du savoir, son inexistence pure et simple, mais le moyen de comprendre les limites de l'existence, celles que l'homme mesure. En fait, la non­ existence n'est pas l'absence d'existence, mais l'impossibilité pour l'homme d'exister hors de ses propres limites. Cette impossibilité permet à l'existence d'exister.» Alain Milon, « L'expérience-limite : le discontinu de la nomination», art. cit., p. 360. 316 Jacques Derrida,L 'Écriture et la différence, op. cit., p. 406.

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nuit qui apparaît, et l'étrangeté ne vient pas seulement de quelque chose d'invisible qui se ferait voir à l'abri et à la demande des ténèbres: l'invisible est alors ce que l'on ne peut cesser de voir, l'incessant qui se fait voir.» Autrement dit, dans cette seconde ou autre nuit, c'est l'absence même qui s'affirme et se fait présente. Et l'expérience en ce sens devient expérience­ limite, dont l'attention ne se porte plus sur l'impossible en tant que présence absente, mais se concentre sur l'impossible en tant que présence de l'absence. Pour dire encore quelques mots, Blanchot résume ainsi l'expérience nocturne: La première nuit est accueillante. Novalis lui adresse des hymnes. On peut dire d'elle : dans la nuit, comme si elle avait une intimité. On entre dans la nuit et l'on s'y repose par le sommeil et par la mort. Mais l'autre nuit n'accueille pas, ne s'ouvre pas. En elle, on est toujours dehors. Elle ne se ferme pas non plus, elle n'est pas le grand Château, proche, mais inapprochable, où l'on ne peut pénétrer parce que l'issue en serait gardée. La nuit est inaccessible, parce qu'avoir accès à elle, c'est accéder au dehors, c'est rester hors d'elle et c'est perdre à jamais la possibilité de sortir d' elle317 _

En d'autres termes, l'expérience-limite oriente l'homme vers «un point dont il sait seulement qu'il n'y parviendra pas en personne, que rien de lui n'y parviendra et qu'absent à jamais, il n'y trouvera pas même la nuit comme réponse, avec ses privilèges nocturnes, son immensité évanouissante, sa calme beauté vide, mais l'autre nuit, fausse, vaine, éternellement s'agitant et se repliant dans son indifférence31 8 ». Se dirigeant non plus vers un lieu sin gulier, étrange et impossible, mais vers la singularité, l'étrangeté et l'impossibilité mêmes, l'expérience-limite devient alors, en ce sens, l'affirmation de son propre mouvement interminable, du supplice éternel auquel elle s'expose, de la distance infinie à laquelle elle s'ouvre. Elle devient ce«désir» qui «est la séparation elle-même qui se fait attirante, est l'intervalle qui devient sensible, est l'absence qui retourne à la présence, est ce retour où, quand tout a disparu, au fond de la nuit, la disparition devient l'épaisseur de l'ombre qui fait la chair plus présente et rend la présence plus lourde et plus étrangère, sans nom et sans forme, qu'on ne peut alors dire ni morte ni vivante, d'où tirent leur vérité toutes les équivoques du désir». Elle devient la«passion du dehors», le«désir neutre319». Dans cette perspective, l'expérience de Bataille constitue en réalité une double transgression de la tradition philosophique de la continuité. Celle-ci, qui remonte à Platon, a toujours été associée à l'expérience du jour. Elle consiste à amener l'homme hors de la caverne et à le guider vers la lumière, à le sortir de l'ignorance et à l'approcher de la vérité. Et l'expérience intérieure, en transgressant les limites de cette tradition, ramène l'homme à Maurice Blanchot, L 'Espace littéraire, op. cil. , p. 213-214. Maurice Blanchot, L 'Entretien infini, op. cil. , p. 312. 319 Ibid. , p. 281, 285, 287. 317

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l'intimité de la nuit, à sa part maudite conjurée par la lumière de la raison et dissimulée dans l'obscurité. Mais selon Blanchot, «la première nuit, c'est encore une construction du jour. C'est le jour qui fait la nuit, qui s'édifie dans la nuit : la nuit ne parle que du jour, elle en est le pressentiment, elle en est la réserve et la profondeur». Ainsi, ou bien nous accueillons la nuit comme «la limite de ce qui ne doit pas être franchi »; «ou bien la nuit est ce que le jour à la fin doit dissiper»; «ou bien, la nuit est ce que le jour ne veut pas seulement dissiper, mais s'approprier»; finalement «le jour est alors le tout du jour et de la nuit, la grande promesse du mouvement dialectique». En revanche, «l'autre nuit est toujours autre». Elle est «ce avec quoi l'on ne s'unit pas, la répétition qui n'en finit pas, la satiété qui n'a rien, la scintillation de ce qui est sans fondement et sans profondeur320 ». Elle est le dehors neutre et discontinu auquel s'ouvre l'expérience en tant qu'expérience-limite, celle qui neutralise la dialectique du dedans et du dehors, du jour et de la nuit, du visible et de l'invisible, qui transgresse les limites mêmes du mouvement de transgression ; elle constitue l'impossible au-delà de l'ordre du possible, de la pensée elle-même. Et l'expérience se rapportant à une telle nuit n'est finalement que l'affinnation de son propre possible dans l'impossible, affirmation en tant que son unique règle et sa seule manière d'être. 11.4.2. Le oui de Zarathoustra À la lumière de la nuit, «noire lumière» selon les mots de Levinas32 1 , nous voulons maintenant réexaminer les liens que nous avons établis respectivement entre Bataille et Nietzsche, Levinas et Benjamin, pour voir comment l'expérience-limite dépasse la simple recherche de toute vérité, peu importe qu'elle soit une vérité obscure dissimulée dans la nuit, pour affirmer l'absence de la vérité comme seule vérité. Tout d'abord, chez Nietzsche il y a cettes la volonté constante de ressusciter le monde dionysiaque, incarnant la nature ou la vie dans son plein épanouissement. Mais considérer ce monde comme un monde supérieur, comme une nouvelle certitude au-delà de celle en Dieu, n'est-ce pas contredire l'essence même de la pensée de l'auteur selon laquelle«ce n'est pas le doute, c'est la certitude qui rend fou322»? La même ambiguïté se manifeste également dans l'aphorisme«la nuit est aussi un soleil», phrase que cite Bataille en exergue pour L'Expérience intérieure323 . Cette nuit ensoleillée apparaît dans l'une des dernières leçons que donne Zarathoustra. Dans le monde qu'il conçoit, «minuit, c'est aussi Maurice Blanchot, L 'Espace littéraire, op. cit. , p. 219-220. « Noire lumière pour Blanchot, nuit venant d'en-bas, lumière qui défait le monde, le ramenant à son origine, au ressassement, au murmure, au clapotement incessant [ . . . ] » Emmanuel Levinas, Sur Maurice Blanchot, Montpellier, Fata Morgana, coll. « Essais», 1975, p. 23. 322 Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, op. cit. , « Pourquoi je suis si avisé », § 4, p. 1228. 323 Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cit., p. 8. 320 321

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Midi». De même, «la douleur est plaisir aussi, la malédiction est bénédiction, la nuit est un soleil aussi 324 ». En réévaluant les anciennes valeurs, Nietzsche semble les renverser. Celles qui étaient autrefois réprimées et refoulées sont désormais rétablies. Ce sont ces nouvelles valeurs qui constituent les principes de la communauté archaïque et sacrée à laquelle l'homme cherche à revenir, et ainsi le véritable sens de son existence. :Mais de l'autre côté, n'est-ce pas en même temps ériger une nouvelle autorité ou vérité pour le monde et l'existence humaine, allant ainsi à l'encontre de l'exigence de la discontinuité? Voilà pourquoi Bataille cherche, à travers l'expérience-limite, à aboutir à une communauté qui n'est pourtant pas un «océan» tel que présenté par Nietzsche, mais un «désert325 » : «Il n'est pas un retour au passé : il a subi la pomriture de l"'homme actuel" et rien n'a plus de place en lui que les ravages qu'elle laisse - ils donnent au "désert" sa vérité "désertique", derrière lui s'étendent comme des champs de cendres le souvenir de Platon, du christianisme et surtout, c'est le plus affreux, des idées modernes. » Autrement dit, le désert est la métaphore de la solitude qu'éprouve l'homme quand il renonce à la recherche de l'immanence de l'existence et de la communauté, quand il affirme l'impossibilité même de penser et d'exister. Tandis que Nietzsche envisage la nuit comme un autre soleil qui accueille et auquel nous aspirons, Bataille est «plus que Nietzsche incliné vers la nuit du non-savoir», vers l'autre nuit qui représente en réalité des «marécages où, comme enlisé, je passe le temps326 ». Cependant, une lecture plus attentive du texte de Nietzsche révèle que cette nuit en tant que soleil ne renvoie pas moins à l'autre nuit: Avez-vous jamais dit oui à un plaisir ? Ô mes amis, vous avez alors dit oui en même temps à toute douleur. Toutes choses sont enchaînées, enchevêtrées, amoureusement liées, - avez-vous jamais souhaité qu'une fois devînt deux fois, avez-vous jamais dit : « Tu me plais, bonheur ! Reviens, instant ! » Alors vous avez souhaité le Retour de toutes choses ! - Toutes revenant de nouveau, toutes éternelles, enchaînées, enchevêtrées, amoureusement liées ; oh ! c 'est ainsi que vous avez aimé le monde ! Vous-mêmes éternels, vous l'aimez éternellement et en tout temps ; et même au mal vous dites : « Disparais, mais reviens ! » Car tout plaisir veut - éternité P27 Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., quatrième et dernière partie, « La chanson ivre », § 10, p. 613. 325 « J e sais répondre au désir de Nietzsche parlant d'une communauté n'ayant d'objet que l'expérience (mais désignant cette communauté, je parle de "désert"). » Georges Bataille, L 'Expérience intérieure, op. cit., p. 40. 326 Ibid. , p. 40-41, 39. 327 Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., quatrième et dernière partie, « La chanson ivre », § 10, p. 6 1 3 324

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Ce monde que présente Zarathoustra, monde qui «vient de toucher à sa petfection 328 », pourrait certes s'entendre comme le monde dionysiaque, monde idéal où l'existence paraît retrouver sa plénitude et sa continuité. Mais l'essentiel réside moins dans cette interprétation que dans la compréhension du fait que, ce monde est panait parce qu'il est le monde où l'on dit oui à l'éternel retour de la vie en dépit de son impetfection, où l'on affirme l'existence malgré l'impossibilité de trouver son sens sacré. Ce n'est pas seulement un monde où un autre soleil dissimulé par les ténèbres de la nuit se révèle, mais aussi et surtout un monde où la nuit même devient un autre soleil, où l'absence même de tout sens et de toute vérité devient présente et s'affirme. Cette affinnation de Zarathoustra s'inscrit dans la morale de maîtres telle que décrite par Nietzsche dans La Généalogie de la morale, morale de celui qui «agit et croît spontanément», qui «ne cherche son opposé que pour se dire oui à lui-même avec encore plus de reconnaissance, plus d'allégresse». C'est la morale de ceux qui savent, «en hommes entiers, saturés de force, donc nécessairement actifs, ne pas séparer le bonheur de l'agir - chez eux, le fait d'être actif entre de manière nécessaire dans le bonheur.» À l'opposé de cette morale se trouve celle d'esclaves commandée par le«ressentiment», morale de celui qui «dit dès le départ non à un "à l'extérieur", à un "autrement", à un "non pas soi-même": et c'est ce non qui est son acte créateur», qui «a toujours besoin en premier lieu, pour émerger, d'un monde opposé et extérieur», et qui a besoin«d'excitations extérieures pour simplement agir - son action est fondamentalement réaction329 ». En d'autres termes, la morale de maîtres ou celle de surhomme ne consiste pas, à l'époque où Dieu est mort, à poursuivre désespérément une communauté archaïque et sacrée au-delà de celle qui existait jadis sous l'égide de Dieu, afin que l'on puisse s'émanciper de l'isolement et du tassement subits dans le monde moderne et profane, car cela demeure dans la logique de réaction. Au contraire, il s'agit d'affinner l'impossibilité même d'une telle poursuite réactive, et de se vouer spontanément et complètement à l'action active et affirmative; de ne pas considérer la nuit comme la contrepartie du jour, du soleil, mais de la tenir pour un soleil en elle-même. Ce n'est que par cette affirmation, par cette attitude active que nous pouvons échapper au principe d'utilité et à la logique d'échange inhérents à la dialectique, à notre pensée selon laquelle nous donnons pour recevoir, supprimons pour conserver et détruisons pour construire, et accéder à la dépense purement improductive, à la négativité sans aucun emploi330 . La véritable leçon de Zarathoustra, c'est Ibid. Friedrich Nietzsche, Élément pour la généalogie de la morale, op. cit., premier traité, « "Bon et méchant", "bon et mauvais"», § 10, p. 82-84. 330 Sur ce point, Deleuze et Guattari disent : « Le grand livre de l'ethnologie moderne est moins l'Essai sur le don de Mauss que la Généalogie de la morale de Nietzsche. » Les auteurs perçoivent, dans le second traité de l'ouvrage du philosophe allemand, une tentative 328 329

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d'apprendre à l'homme à exister activement lorsqu'il est privé de la possibilité d'exister, voire à puiser sa force dans la nuit abyssale. Si nous revoyons maintenant le tragique dionysiaque en tenant compte de la morale de maîtres, nous comprenons alors que son essence ne consiste pas en un retour à l'état originaire de l'être, en une restitution de la plénitude de l'existence. Dionysos est un pur affirmateur qui ne conçoit pas la vie comme un idéal, mais l'affirme en elle-même, dans son impossibilité d'être parfaite. Il s'agit d'affirmer la vie dans son ensemble, y compris la souffrance que le dieu grec transforme au contraire en une joie. La souffrance est affirmée non pas parce que son élimination est salubre, dans le sens de la catharsis, mais parce qu'elle renforce la vie, dans le sens de «ce qui ne me fait pas mourir me rend plus fort33 1 », qu'elle constitue la source même de la vie. Et la joie qui en découle ne renvoie pas non plus à celle d'une vie sublime et vierge, mais elle est une joie spontanée et immédiate332 . Le tragique, c'est donc «une logique de la pure affinnation, et une éthique de la joie qui lui correspond». Il est «le rêve anti-dialectique et anti-religieux qui traverse toute la philosophie de Nietzsche» comme le déclare Deleuze. Ce que met de dégager la notion de dette du principe d'échange, qui est fondamental dans la mauvaise conscience judéo-chrétienne et aussi dans le don agonistique développé par Mauss : Nietzsche « n'hésite pas comme Mauss entre l'échange et la dette (Bataille n'hésitera pas non plus, sous l'inspiration nietzschéenne qui le mène» (Capitalisme et schizophrénie I : L 'Anti-Œdipe, Paris, Minuit, coll. « Critique», 1973, p. 224-225). Autrement dit, Nietzsche est l'un des premiers à faire la distinction entre la dette et le don, entre « la dette première et active, figure de la responsabilité (je dois, je donne pour affirmer ma responsabilité) », et « la dette seconde, expression de l'écharige (j'ai reçu, je dois)». Ainsi, « dans la Généalogie de la morale, la dette telle que Nietzsche l'envisage ne s'inscrit pas dans une logique de l 'écharige mais dans un processus de responsabilité qui deviendra consumation générale chez Bataille et Klossowski» (Alain Milon, « La dépense est un gain non quantifiable», art. cit. , p. 20-21). D'ailleurs, Deleuze lui-même, en interprétant la pensée de Nietzsche, définit la dialectique comme « une force épuisée qui n'a pas la force d'affirmer sa différence, une force qui n'agit plus, mais réagit aux forces qui la dominent». Ainsi, le dialecticien, c'est fondamentalement « l'esclave, le point de vue de l'esclave, la pensée du point de vue de l'esclave. L'aspect dialectique célèbre de la relation maître-esclave, en effet, dépend de ceci : que la puissance y est conçue, non pas comme volonté de puissance, mais comme représentation de la puissance, comme représentation de la supériorité, comme reconnaissance par "l'un" de la supériorité de "l'autre". Ce que les volontés veulent chez Hegel, c'est faire reconnaître leur puissance, représenter leur puissance». (Nietzsche et la philosophie, op. cit, p. 14-15.) 331 Friedrich Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, op. cit., « Maximes et pointes », § 8, p. 1022. 332 « Ce qui définit le tragique est la joie du multiple, la joie plurielle. Cette joie n'est pas le résultat d'une sublimation, d'une purgation, d'une compensation, d'une résignation, d'une réconciliation : dans toutes les théories du tragique, Nietzsche peut dénoncer une méconnaissance essentielle, celle de la tragédie comme phénomène esthétique. Tragique désigne la forme esthétique de la joie, non pas une formule médicale, ni une solution morale de la douleur, de la peur ou de la pitié. Ce qui est tragique, c'est la joie. Mais cela veut dire que la tragédie est immédiatement joyeuse, qu'elle n'appelle la peur et la pitié que du spectateur obtus, auditeur pathologique et moralisant qui compte sur elle pour assurer le bon fonctionnement de ses sublimations morales ou de ses purgations médicales. » Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 26-27.

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en scène la tragédie grecque et incarne la figure de Dionysos, c'est fondamentalement la volonté de puissance qui ne vise qu'à affirmer la vie en intensifiant les forces. Incluse dans l'éternel retour de la vie, elle devient alors un moyen de dressage et de sélection, dont le produit est «l'homme autonome et super-moral, c'est-à-dire celui qui agit effectivement ses forces réactives et chez qui toutes les forces réactives sont agies», soit«l'individu souverain et législateur qui se définit par la puissance sur soi-même, sur le destin, sur la loi : le libre, le léger, l'irresponsable333». C'est dans ce même sens que Bataille entend l'homme souverain. Dans cette perspective, comment comprendre alors la passion de Bataille pour la communauté dionysiaque, si celle-ci, en fin de compte, transcende la simple recherche de la continuité perdue de l'être? Selon Blanchot, la tâche de Bataille est de maintenir ouvert le rapport avec le pur actif ou l'affirmation non-positive et de nous éveiller à ce rapport qui«fut sa seule mesure, mesure d'extrême douleur et d'extrême joie». Mais «loin de prétendre la garder pour lui seul, il eut pour constant souci de ne pas la laisser s'affirmer solitairement, bien qu'elle soit aussi l'affirmation de la solitude, mais de la communiquer». Cela se manifeste par son geste de faire de la «vérité désertique» qu'est cette affirmation une communauté. Blanchot indique que cette communication ou communauté «inavouable» est ce que Bataille appelle«du nom le plus tendre: l'amitié»,«amitié pour l'impossible qu'est l'homme 334 ». Plus précisément, il s'agit d'un «dialogue» ou d'une « parole plurielle», qui est «la recherche d'une affrrmation qui, bien qu'échappant à toute négation, n'unifie pas et ne se laisse pas unifier, toujours envoyant à une différence toujours plus tentée de différer»; et dans laquelle les interlocuteurs ne sont que «les porteurs de la parole en vue de cette affrrmation unique qui excède toute unité». En ce sens, une telle parole plurielle nous amène à la question fondamentale de l'«Autrui»: «l'inconnu, l'étranger, étranger à tout visible et à tout non­ visible, et qui cependant vient à "moi" comme parole». Comme le dit Blanchot finalement: «La parole plurielle serait cette parole unique où ce qui est dit une fois par "moi", est répété une autre fois par "Autrui" et ainsi rendu à sa Différence essentielle. Ce qui caractérise donc cette sorte de dialogue, c'est qu'il n'est pas seulement un échange de paroles entre deux Moi, deux hommes en première personne, mais que l'Autre y parle dans cette présence de parole qui est sa seule présence, parole neutre, infinie, sans pouvoir, où se joue l'illimité de la pensée, sous la sauvegarde de l'oubli335 . » Par cette question de l'Autrui, nous en venons ainsi à la pensée de Levinas.

Ibid. , p. 27, 214. Maurice Blanchot, L 'Entretien infini, op. cil. , p. 313. 335 Ibid. , p. 319-320. 333

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11.4.3. L'absolument-autre Pour reprendre ce que nous avons déjà exprimé, l'il y a de Levinas trouve aussi une résonance dans l'expérience de la nuit, ce qui rapproche dans une certaine mesure sa pensée de celles de Bataille et de Blanchot. Mais il faut demander à quelle nuit l'il y a fait référence. Répondre à cette question sera beaucoup plus difficile que ce que l'on pourrait croire. Néanmoins, nous pensons que cela nous permettrait d'éclaircir davantage les notions respectives de ces trois penseurs, et de démêler peu ou prou les liens complexes qu'elles entretiennent. Pour commencer, Levinas compare l'expérience de l'il y a à celle de la nuit en disant : «Lorsque les formes des choses sont dissoutes dans la nuit, l'obscurité de la nuit, qui n'est pas un objet ni la qualité d'un objet, envahit comme une présence. Dans la nuit où nous sommes rivés à elle, nous n'avons affaire à rien. Mais ce rien n'est pas celui d'un pur néant. Il n'y a plus ceci, ni cela; il n'y a pas "quelque chose". Mais cette universelle absence est, à son tour, une présence, une présence absolument inévitable. Elle n'est pas le pendant dialectique de l'absence et ce n'est pas par une pensée que nous la saisissons. Elle est immédiatement là. Il n'y a pas de discours. » Cela revient à dire que l'il y a n'est pas la première nuit qui représente la présence absente, mais plutôt l'autre nuit qui incarne la présence de l'absence. De plus, l'auteur précise davantage qu'il est«anonymat essentiel» : «La disparition de toute chose et la disparition du moi, ramènent à ce qui ne peut disparaître, au fait même de l'être auquel on participe, bon gré mal gré, sans en avoir pris l'initiative, anonymement'36 . » Cet état anonyme et impersonnel de l'être semble ainsi se confondre avec le dehors, avec l'espace neutre qu'ouvre l'autre nuit. Dans cette perspective, tout porte à croire que l'il y a lévinassien et l'autre nuit blanchotienne convergent vers un même point, auquel se joint également l'impossible bataillien dans son sens radical. Blanchot atteste lui-même cette convergence « L'i! y a» est une des propositions les plus fascinantes de Lévinas : sa tentation aussi, comme l'envers de la transcendance, donc indistincte d'elle, qu'on peut décrire en termes d'être, mais comme « impossibilité» de ne pas être, l'insistance incessante du neutre, le bruissement nocturne de l'anonyme; ce qui ne commence jamais (donc an-archique parce que éternellement échappant à la décision d'un commencement), l'absolu mais comme indétermination absolue : cela ensorcelle, c'est-à-dire attire vers le dehors incertain, parlant infiniment hors vérité, à la manière d'un Autrui dont nous ne pourrions nous débarrasser simplement[ ... ]33 7

Emmanuel Levinas, De l 'existence à l 'existant, op. cit., p. 82. Maurice Blanchot, « Notre compagne clandestine», repris in Maurice Blanchot et la philosophie, sous la dir. d'Éric Hoppenot et Alain Milon, Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, coll. « Résonances de Maurice Blanchot», 2010, p. 429. 336 337

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Cependant, nous ne pouvons pas nous empêcher de demander si l'être en général dont parle Levinas répond réellement à l'exigence de la discontinuité, qui nous entraîne au-delà de la question de l'être. L'il y a décrit l'être dans sa forme verbale, dans son état originel et pré-ontologique avant l'avènement de tout étant, de toute substance. Il est en ce sens une pure absence qui se présente. Mais il reste tout de même une conception de l'être, renvoyant à l'« "impossibilité" de ne pas être » plutôt qu'au «champ d'impossibilisation [ . . . ] qui interdit le geste de l'Être33 8». Nous pourrions aussi demander si cet état obscur de l'être est véritablement ce vers quoi conduit l'expérience-limite en faisant le «détour de tout visible et de tout invisible 339 ». À notre compréhension, il ressemble davantage à l'état antérieur à l'émergence de la lumière de la raison, donc à un invisible dans le sens de ce qui n'est pas encore visible. Nous pourrions encore demander si cet être impersonnel et anonyme est assimilable au neutre. Il semble plutôt représenter l'être avant le surgissement de toute personne, tandis que le neutre transcende la dialectique du personnel et de l'impersonnel. Pour la même raison, «cette situation qui précède la scission de l'être en un "dedans" et un "dehors" » paraît différer du dehors absolu340 , situé au-delà de toute opposition et contradiction. En somme, selon toute apparence, l'il y a signifie l'être dans son état primitif à l'abri de toute lumière, pas encore habité par aucun existant et antérieur à la différence ontologique. Il est impossible au sens où le retour lui est interdit. Ainsi, il correspond plutôt à la première nuit qu'à l'autre nuit, qui constitue le dehors, le neutre ou l'impossible en tant qu'impossible, et qui paraît plus proche du concept lévinassien d'absolument-autre et « ensorcelle [ . . . ] à la manière d'un Autrui ». En fait, les mots de Blanchot révèlent la complexité de cette question : l'il y a «attire vers le dehors incertain» comme un Autrui. Cela implique que l'existence sans existant et le tout autre, bien qu'ils soient deux concepts distincts chez Levinas, partagent une certaine similitude. Tous les deux signifient ce qui est étranger au sujet par nature solitaire34 1 , d'où leur attrait « La première distinction correspond à ceci que l'il y a, sans conteste, s'identifie chez Lévinas à l'Être, à l'Être pris comme être pur au-delà de la différence ontologique. À ! 'inverse, le neutre chez Blanchot désigne pour ce que je comprends une figure "radicale" faisant déjà exception à ! 'Être : ce champ d'impossibilisation démettant ! 'ici, le maintenant et le sujet, Blanchot me paraît le concevoir comme ce qui interdit le geste de l'Être, ce qui l'interrompt. C 'est d'autant plus troublant que Blanchot, éventuellement, rattache le neutre aux mêmes expériences auxquelles Lévinas rattache l'il y a, comme par exemple la fatigue. » Jean-Michel Salanskis, « Lévinas et Blanchot : convergences et malentendus», in Emmanuel Lévinas-Maurice Blanchot, penser la différence, sous la dir. d'Éric Hoppenot et Alain Milon, Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, coll. « Résonances de Maurice Blanchot», 2007, p. 53. 339 Maurice Blanchot, L 'Entretien infini, op. cil. , p. 311. 340 Emmanuel Levinas, De l 'existence à l 'existant, op. cil. , p. 145. 341 « Mais je ne suis pas l'Autre. Je suis tout seul. C'est donc l'être en moi, le fait que j'existe, mon exister qui constitue l'élément absolument intransitif, quelque chose sans intentionnalité, 338

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pour ce dernier. Mais situés aux deux extrémités d'une seule et même expérience subjective, ces deux concepts, malgré le fait qu'ils renvoient tous les deux au dehors de la différence ontologique, semblent quand même se distinguer subtilement: l'il y a représente plutôt l'absence originaire et pré­ ontologique de la différence, tandis que l'autre évoque la différence absolue et extra-ontologique. De cette distinction découle une autre nuance encore plus fine. L'il y a semble décrire l'être dans sa forme la plus pure et impossible, tandis que l'autre n'est plus une interrogation sur l'être, car la différence absolue transcende déjà la pensée même sur laquelle repose la question de l'être. Il ne s'agit plus de connaître ce qu'est l'être, mais de savoir comment être face à l'autre, comment maintenir«une relation qui ne compromet pas l'altérité de l'autre 342 ». C'est peut-être pourquoi la philosophie de Levinas, partant de l'ontologie, s'oriente pourtant vers l'éthique; pourquoi, partant d'une compréhension de l'exister, elle se dirige vers une expérience conduisant à l'altérité absolue, expérience en tant que processus d'altération du sujet. De son côté, par le dehors ou le neutre, Blanchot paraît suggérer non moins une recherche de l'état brut des choses, de l'être des choses antérieur à l'avènement du monde. Levinas lui-même reconnaît qu'écrire pour Blanchot «serait revenir au langage essentiel qui consiste à écarter les choses dans les mots et à faire écho à l'être343 », et Blanchot n'hésite pas à rapprocher «l'être qui est toujours rejeté à l'être» dont la littérature doit se préoccuper de l'il y a 344 . Cependant, d'après Levinas, l'écriture est également pour Blanchot une manière de sortir du monde pour faire face à l'autre345 , et c'est dans ce sens-là qu'elle constitue l'autre nuit : Blanchot détermine ainsi l'écriture comme une structure quasi folle, dans l'économie générale de l'être et par laquelle l'être n'est plus une économie, car il ne porte plus, abordé à travers l'écriture - aucune habitation, ne comporte aucune intériorité. Il est espace littéraire, c'est-à-dire extériorité absolue - extériorité de l'absolu exil. C'est ce que Blanchot appelle aussi la « deuxième nuit», celle qui dans la première nuit, aboutissement normal et anéantissement du jour, se fait présence de cet anéantissement et retourne ainsi incessamment à l'être ; présence que Blanchot décrit par des termes comme clapotement, murmure, ressassement,

sans rapport. On peut tout échanger entre êtres sauf l'exister. Dans ce sens, être, c'est s'isoler par l'exister.» Emmanuel Levinas, Le Temps et l 'autre, op. cit., p. 21. 342 Ibid. , p. 9. 343 Emmanuel Levinas, Sur Maurice Blanchot, p. 15. 344 Maurice Blanchot, « La littérature et le droit à la mort», in De Kafka à Kafka, op. cit., p. 47. Blanchot précise le lien à l'il y a de Levinas dans la note de bas de page. 345 « Comment sortir du Monde ? Comment l'Autre - que Jankelevitch appelle l'absolument autre et que Blanchot appelle ''ruissellement éternel du dehors" - peut-il apparaître - c'est-à­ dire être pour quelqu'un - sans déjà perdre son altérité et son extériorité, de par cette façon de s'offrir au regard ?» Emmanuel Levinas, Sur Maurice Blanchot, p. 14.

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tout un vocabulaire qui exprime le caractère, si l'on peut dire, inessentiel de cet être de la deuxième nuit346 .

Il faut être attentif au propos de Levinas. Ce n'est pas l'être lui-même, mais l'écriture de l'être qui constitue cette extériorité absolue. C'est le langage qui rend présente l'absence qu'est le courant anonyme et impersonnel de l'être. En d'autres termes, étant donné que l'être dans son état pur demeure à jamais absent, perdu et dissimulé, la littérature authentique avec l'ambition de l'atteindre est en réalité celle qui affirme l'impossibilité d'y parvenir et ainsi sa propre impossibilité: «écrire ne conduit pas à la vérité de l'être. On pourrait dire qu'elle mène à l'erreur de l'être - à l'être comme lieu d'errance, à l'inhabitable. De sorte qu'avec autant de droit on peut dire que la littérature n'y mène pas, puisqu'il y est impossible d'aborder. Erreur de l'être - plus extérieure que la vérité.» Par conséquent, la littérature devient l'affumation de son propre mouvement «inessentiel» et «non-vrai», où réside son «authenticité347 ». En somme, la littérature pour Blanchot est une affirmation du possible de l'impossible. Elle constitue une quête ontologique, mais seulement au sens où elle est constamment à la recherche de son propre être. Cependant, sa revendication n'est pas moins éthique, puisqu'elle porte en elle la question perpétuelle de comment être dans sa propre impossibilité. Dans cette perspective, les pensées de Levinas, de Bataille et de Blanchot vont effectivement dans le même sens. Le chemin que trace le philosophe juif est précis : arracher le sujet-homme à l'il y a pour le confronter au «temps» et à l'«Autre», pour l'amener à la question de l'«autrement qu'être» et pour le mettre en face de l'Autrui, de ce qui est absolument autre surgissant par exemple dans la mort et l'éros34 8 . Né d'un état obscur, on entre Ibid. , p. 17. Ibid. , p. 19-20. 348 La mort et l'érotisme figurent aussi parmi les centres d'intérêt de Bataille, et il est ainsi tenté de mettre en parallèle sa pensée avec celle de Levinas sur ces deux questions. Nous aborderons celle de la mort dans le chapitre IV. En ce qui concerne celle de l'érotisme, il semble à première vue que le point de vue de Levinas diffère considérablement de celui de Bataille. Le premier rejette catégoriquement l'idée de l'extase, de la fusion et de la communication que le second associe à l'érotisme, car « dans l'extase, le sujet s'absorbe dans l'objet et se retrouve dans son unité», ce qui aboutit à la « disparition de l'autre» ; car « poser l'amour comme fusion» signifie que « la dualité sexuelle suppose un tout» ; car « c'est seulement en montrant ce par quoi l'éros diffère de la possession et du pouvoir, que nous pouvons admettre une communication dans l'éros» (Le Temps et l 'autre, op. cil. , p. 19, 78, 81). Bien entendu, dans l'érotisme de Bataille, l'extase, la fusion et la communication impliquent la suppression aussi bien du sujet que de l'objet, où il n'y a ni l'appropriation subjective de l'objet ni l'abandon de soi dans l'objet. Elles renvoient plutôt à la continuité fondamentale de l'être, à cette absence de tout étant qu'est l'i! y a. Cependant, ce que conçoit Levinas par l'érotisme est à l'opposé de l'i! y a, car l'érotisme est pour lui la relation par excellence avec le tout autre, relation qui ne compromet pas l'altérité absolue de ce dernier : « le contraire absolument contraire, dont la contrariété n'est affectée en rien par la relation qui peut s'établir entre lui et son corrélatif, la contrariété qui permet au terme de demeurer absolument autre, c'est le féminin». Par conséquent, « le pathétique de l'amour consiste dans 346 347

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ensuite dans le monde éclairé par la lumière de la métaphysique pour enfin tenter de s'échapper, comme le dit Derrida, de la « violence de la lumière ». « C'est donc vers une pensée de la différence originaire que s'oriente dès lors Levinas », c'est-à-dire vers un rapport du non-rapport avec l'autre absolu : « Sans intermédiaire et sans communion, ni médiateté, ni immédiateté, telle est la vérité de notre rapport à l'autre, la vérité à laquelle le logos traditionnel est à jamais inhospitalier49 . » Ces mots ne décrivent-ils pas également le cheminement de l'expérience-limite de Bataille qui nous guide vers l'inconnu et l'impossible au-delà de la dialectique de l'immédiateté et de la médiateté, qui excède le logos philosophique même 350 ? Une telle affinité est aussi présente dans le chapitre intitulé « Connaissance de l'inconnu » de L'Entretien infini de Blanchot, où l'auteur conduit la question de l'inconnu en tant qu'inconnu, question dont se préoccupe L'Expérience intérieure de Bataille, vers celle de « l 'Étranger » et de « l 'Autrui », question centrale de l'univers lévinassien351 . Et toutes ces deux questions sont examinées dans le cadre de la « parole plurielle352 », du une dualité insurmontable des êtres. C'est une relation avec ce qui se dérobe à jamais. La relation ne neutralise pas ipsofacto l'altérité, mais la conserve. Le pathétique de la volupté est dans le fait d'être deux. L'autre en tant qu'autre n'est pas ici un objet qui devient nôtre ou qui devient nous ; il se retire au contraire dans son mystère ». Cela dit, l'érotisme tel qu'entendu par Bataille ne se résume-t-il vraiment qu'à la dissolution des êtres et à la fusion du tout ? Si la continuité demeure au cœur de L 'Érotisme, l'ob jectif de cet ouvrage est tout autant de démontrer qu'elle est impossible, que tout au long de l'histoire, toutes les tentatives humaines de l'atteindre ne s'avèrent que vaines. Dans cette perspective, quel est le sens véritable de l'érotisme ? Ne témoigne-t-il pas plutôt de l'absurdité même de l'unité ou de la continuité, de l'absence même de sens de ! 'Etre, et ainsi de la distance absolue qui sépare les êtres ? Par conséquent, il devient une manière pour l'homme d'exister après avoir affirmé l'impossibilité d'exister, un geste pour l'être d'être toujours ouvert - au dehors, à la différence absolue. C 'est pourquoi Bataille, dans sa lettre à Kojève, dit que sa vie en tant que « blessure ouverte » constitue à elle seule « la réfutation du système fermé de Hegel » (Choix de lettres (1917-1962) , op. cit., p. 132). C'est aussi pourquoi, dans la préface de Madame Edwarda, il dit que l' érotisme mène finalement à l'« être ouvert [ . . . ] sans rése1ve» (in OC, III, op. cit., p. 14). Comme le souligne Blanchot, « la relation érotique par excellence», c'est « la passion du dehors», soit l'affirmation de « la séparation absolue», de « l'absence de lien», du « rapport infini» (L 'Entretien infini, op. cit., p. 285). 349 Jacques Derrida,L 'Écriture et la différence, op. cit., p. 134. 350 « Or si l'expérience intérieure, dans ses moments majeurs, rompt avec la médiation, elle n'est pourtant pas immédiate. Elle ne jouit pas d'une présence absolument proche et surtout elle ne peut, comme l'immédiat hegelien, entrer dans le mouvement de la médiation. Telles qu'elles se présentent dans l'élément de la philosophie, comme dans la logique ou la phénoménologie de Hegel, l'immédiateté et la médiateté sont également "subordonnées". C 'est à ce titre qu'elles peuvent passer l'une dans l'autre. L'opération souveraine suspend donc aussi la subordination dans la forme de l'immédiateté. Pour comprendre qu'alors elle n'entre pas en travail et en phénoménologie, il faut sortir du logos philosophique et penser l'impensable. » Ibid. , p. 401-402. 351 Cf Maurice Blanchot,L 'Entretien infini, op. cil. , p. 70-83. 352 Levinas formule ainsi cette même question à sa manière : « C 'est, au contraire, vers un pluralisme qui ne fusionne pas en unité que nous voudrions nous acheminer ; et, si cela peut être osé, rompre avec Parménide. » (Le Temps et l 'autre, op. cit., p. 20.) 133

neutre qui constitue l'essence de la pensée blanchotienne. Pour conclure avec le commentaire de Derrida, chez Levinas, la rencontre avec « l'absolument-autre » est «la seule ouverture possible du temps, le seul avenir pur, la seule dépense pure au-delà de l'histoire comme économie. Mais cet avenir, cet au-delà n'est pas un autre temps, un lendemain de l'histoire. Il est présent au cœur de l'expérience. Présent non d'une présence totale mais de la trace. » C'est cette rencontre qui «ouvre l'éthique353 ». Ainsi voyons-nous finalement que l'impossible de Bataille, le neutre de Blanchot et l'autre de Levinas convergent vers le même point, que Derrida pourrait peut-être appeler la trace, celle qui ne s'indique qu'à travers l'expérience en tant que rapport du non-rapport, en tant que présence de l'absence. 11.4.4. La constellation dans la nuit et la nuit même Enfin, nous souhaitons revenir à la conception benjaminienne de l'expérience et l'examiner cette fois à la lumière des deux nuits. En un mot, il nous paraît que, dans une certaine mesure, l'expérience de Benjamin se rapproche de la première nuit, c'est-à-dire constitue une critique la tradition philosophique dominante, mais ne renvoie pas à l'autre nuit, c'est-à-dire ne sort pas de cette tradition elle-même. Dégagée de la théologie et teintée d'une couleur matérialiste, la vision benjaminienne de l'expérience devient la sagesse forgée dans le temps et cristallisée dans la mémoire collective. Cependant, bien qu'elle revête une certaine historicité, elle ne semble pas soumise à la nécessité historique ni orientée vers l'avenir. Au contraire, située aux antipodes d'un certain historicisme, elle a tendance à briser le déroulement linéaire et continu de l'histoire en se vouant au présent 35 4 . C'est ainsi que Benjamin critique «l'idée de progrès en général» et considère que l'histoire elle-même est «l'objet d'une construction dont le lieu n'est pas le temps homogène et vide, mais le temps saturé d"'à-présent"355 », perspective qui nous rappelle la dénonciation de Bataille du« monde du "progrès", en d'autres termes du projet», où «tout est suspendu, la vie est remise à plus tard, de remise en remise35 6 », ainsi que sa glorification de l'instant présent. Cette conception du temps et de l'histoire provient peut-être moins du développement scientifique et technique ou de l'évolution du capitalisme que de l'esthétique baudelairienne. Chez Benjamin, outre l'art du récit que nous avons mentionné, la mode aussi «sait flairer l'actuel, si profondément qu'il se niche dans les fourrés de l'autrefois. Elle est le saut du tigre dans le 353

Jacques Derrida,L 'Écriture et la différence, op. cit., p. 142. Sur le rejet commun de l 'historicisme de Benjamin et de Bataille, voir Benjamin N oys, Georges Bataille: A Critical Introduction, Londres, Pluto press, coll. « Modem European thinkers », 2000, p. 101-102. 355 Walter Benjamin, « Sur le concept d'histoire », in Œuvres, op. cil. , t. III, p. 439. 356 Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cil. , p. 60. 354

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passé35 7 ». La mode appartient au présent, mais à un présent imprégné du passé, de l'historique, de l'expérience authentique. Nous pouvons y discerner l'influence de l'idée de la modernité de Baudelaire, dont Benjamin est un grand lecteur. Selon le poète, «le peintre de la vie moderne» cherche précisément à «dégager de la mode ce qu'elle peut contenir de poétique dans l'historique» et à «tirer l'éternel du transitoire»; et «la modernité, c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art, dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable358 ». Par conséquent, nous pouvons en conclure que l'expérience de Benjamin recèle en elle la vérité historique, qui consiste en la convergence de toute la sagesse du passé vers le présent. :Mais c'est peut-être la révolution qui contient la plus grande force pour briser les chaînes du temps et de l'histoire. Comme le souligne Benjamin, elle a le pouvoir de «faire éclater le continuum de l'histoire» et introduit «un nouveau calendrier». Et cette force, ce pouvoir provient du «passé chargé d"'à-présent" 35 9 », en d'autres termes de l'expérience qui relie l'historique à l'actuel. La même idée se retrouve chez Bataille, pour qui «l'autorité divine, du fait de la Révolution, cesse de fonder le pouvoir: l'autorité n'appartient plus à Dieu mais au temps dont l'exubérance libre met les rois à mort, au temps incarné aujourd'hui dans le tumulte explosif des peuples». Toutefois, pour éviter toute équivoque, il faut préciser ici que ce temps libéré de l'autorité divine n'est ni le« temps des philosophes» ni le temps historique; au contraire, il s'agit de l'«objet d'extase», du «retour éternel», de la «catastrophe» ou encore du «temps-explosion», bref de chaque instant présent que l'expérience transgressive fait surgir brusquement et fortuitement360 . Dans cette perspective, nous pouvons voir que Benjamin, grâce à l'expérience, ébranle l'historicisme que préconise la pensée de la continuité. L'histoire, devenue désormais synonyme d'expérience, ne se limite plus à des éléments divers enchaînés par le principe de causalité, mais se présente plutôt comme leur«constellation» dans la nuit du passé, comme leur nouvel agencement. Bien qu'elle puisse sembler lointaine et inaccessible, voire quasiment absente, elle renferme toujours la potentialité d'envahir le présent et ainsi de transformer notre rapport au temps et notre manière d'exister: «L'historicisme se contente d'établir un lien causal entre divers moments de l'histoire. :Mais aucune réalité de fait ne devient, par sa simple qualité de cause, un fait historique. Elle devient telle, à titre posthume, sous l'action d'événements qui peuvent être séparés d'elle par des millénaires. L'historien qui part de là cesse d'égrener la suite des événements comme un chapelet. Il saisit la constellation que sa propre Walter Benjamin, « Sur le concept d'histoire», art. cil. , p. 439. Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, in Œuvres complètes, éd. établie par Claude Pichois, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade», 1975-1976, t. II, p. 694695. 359 Walter Benjamin, « Sur le concept d'histoire», art. cit., p. 439-440. 360 Georges Bataille, « Propositions», art. cit., p. 470-471. 357 358

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époque forme avec telle époque antérieure. Il fonde ainsi un concept du présent comme "à-présent", dans lequel se sont fichés des éclats du temps messianique361 . » Cependant, ne poutTions-nous pas considérer que cette constellation demeure toujours une présence dans la nuit, plutôt que d'être la présence de l'absence qui est la nuit elle-même? Autrement dit, l'approche de Benjamin consiste à proposer une nouvelle manière de concevoir l'histoire, à révéler, en réaménageant les éléments historiques, la vérité oubliée dans les ténèbres par le progrès social. Mais il ne transcende ni l'histoire comme productrice de sens, ni la raison comme génératrice de valeurs. Si sa conception de l'expérience peut paraître souvent négative et échapper à l'intelligence, il s'agit en réalité d'un négatif au sens dialectique qui a le potentiel de se transformer en positif. Cela veut dire que la pensée de Benjamin, tout comme celle de la future École de Francfort, constitue une autoréflexion de la raison par la raison. Son intention est de résoudre les problèmes engendrés par la raison des Lumières, sans néanmoins s'en éloigner de la logique interne. En ce sens, il reste en-deçà de la limite du possible. En revanche, Bataille emprunte une voie différente. L'expérience-limite est sa manière de dépasser la limite du possible pour intetToger l'au-delà de la raison. Avec l'inconnu et l'impossible, il est évident qu'il n'utilise pas la raison pour combattre la raison et en dévoiler la défaillance interne, mais qu'il vise à explorer ce que l'homme pourrait devenir s'il s'émancipait de la pensée discursive et de l'histoire comme économie. Une telle expérience prend ainsi une tournure radicalement négative. Elle excède le cadre de la dialectique et devient une négativité sans emploi362 . Elle se détourne de la recherche de la présence dissimulée dans la nuit pour affirmer cette nuit, absence pure et totale de tout, comme la seule présence. Ce sont peut-être les différentes manières dont Benjamin et Bataille lisent Proust qui manifestent le mieux la divergence entre leur conception de l'expérience et leur pensée respective. Comme précédemment montré, l'expérience est ce qui, pour Benjamin, se dissimule dans la mémoire involontaire, et il déclare que «c'est pur hasard si l'individu reçoit une image de lui-même, s'il peut se rendre maître de son expérience363 ». Cette improbabilité, voire impossibilité de saisir l'expérience, nous la trouvons Walter Benjamin, « Sur le concept d'histoire», art. cit., p. 442-443. Les réactions distinctes de Benjamin et de Bataille à la conférence de Kojève sur la fin de l'histoire sont significatives. Alors que Bataille, avec la notion de négativité sans emploi, interroge les limites de la dialectique hégélienne, Benjamin ne semble pas contester le fondement de cette interprétation dialectique de l'histoire, mais il est plutôt choqué par l'attitude équivoque de Kojève envers son pays natal, sa déification de Staline et sa justification des événements survenant en Union soviétique (cf. Michael Weingrad, « The College of Sociology and the lnstitute of Social Research», art. cil. , p. 140-142). Cette divergence montre que les deux penseurs adoptent des positions différentes vis-à-vis de la dialectique, de la raison moderne et donc du possible. 363 Walter Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens», art. cil. , p. 334. 361

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également chez Bataille, pour qui l'inconnu et l'impossible auxquels mène l'expérience ne résultent pas d'un projet soigneusement élaboré, mais sont plutôt accessibles par chance. De plus, Bataille fait aussi une distinction, chez Proust, entre la connaissance, qui est commandée par l'intelligence et la volonté de possession, qui est donc analogue à la mémoire volontaire, et la reconnaissance, qui n'est pas discursive et peut raviver les impressions du passé, qui correspond donc à la mémoire involontaire 364 . Cependant, les impressions réactivées par la reconnaissance, quoiqu'elles échappent à l'emprise de l'intelligence, ne sont pas l'inconnu lui-même. En tant que contenus de la mémoire involontaire, elles sont ce qui est caché au tréfonds du processus de formation de la conscience de soi et obscurci par les vicissitudes du temps, bref, toutes les traces du passé que pourrait ranimer le goût de la madeleine. Selon Benjamin, «il faut pénétrer jusqu'à une couche particulière, la plus profonde, de cette mémoire involontaire, là où les éléments du souvenir nous renseignent sur un tout, non plus de façon isolée, sous forme d'images, mais sans image et forme, comme le poids du filet avertit le pêcheur de la prise. L'odeur est le sens du poids pour qui jette son filet dans l'océan du temps perdu. Et ses phrases sont tout le jeu musculaire du corps intelligible, contiennent tout l'indicible effort pour soulever cette prise 365 ». En d'autres termes, l'expérience consiste en ces impressions retrouvées, en cette «prise» de la pêche dans l'«océan du temps perdu». D'après Bataille, cependant, l'expérience de l'inconnu va au-delà de ces impressions du passé. Celles-ci ne sont que les traces du temps, lequel altère et anéantit les choses, «les domine de haut, les brise, les nie», constituant en soi«l'inconnaissable même». Elles nous laissent entrevoir l'océan insondable et le temps destructeur, mais elles ne sont pas en elles-mêmes l'océan ni le temps. «L'inconnu insondable du temps» ne peut pas être pris ou possédé, donc connu, tandis que les impressions «réservent, même alors

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Selon Bataille, « il ne nous reste en main que l'objet nu, sans l'impression qui l'accompagnait », si nous ne savons et voulons que connaitre. Les impressions consistent en les « états intérieurs » des objets, qui « nous demeurent bizarrement inconnaissables. Ces états, nous en avons conscience, mais de façon fugitive, et vouloir nous y arrêter, les faire entrer dans le champ de l'attention, c'est dans le premier mouvement vouloir les connaître et nous n'en prenons conscience que dans la mesure où se relâche en nous la manie discursive de connaître». Autrement dit, nous ne pouvons pas connaitre l'impression, mais seulement la reconnaitre, et Bataille dit que la mémoire, « surtout celle non volontaire, non expressément suscitée», c'est-à-dire la « reconnaissance, qui n'est pas discursive - et ne détruit rien donnait à la volonté de possession de Proust un apaisement suffisant, analogue à celui de la connaissance, qui, elle, est discursive et détruit ». Puis, il précise la distinction entre la connaissance et la reconnaissance : « Cette opposition entre connaissance et reconnaissance est d'ailleurs celle de l'intelligence et de la mémoire. Et si l'une s'ouvre à l'avenir, même quand l'objet de son analyse est passé, si l'intelligence n'est rien de plus que la faculté de projet, et par là négation du temps, l'autre, consistant dans l'union du passé et du présent, la mémoire est en nous le temps lui-même. » (L 'Expérience intérieure, op. cit., p. 162-163.) 365 Walter Benjamin, « L'image proustienne», in Œuvres, op. cit, t. Il, p. 154.

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qu'elles le débordent, un sentiment de propriétaire, la persistance d'un 'je" rapportant tout à lui366 ». L'un met l'accent sur ce qui est retrouvé dans la remémoration spontanée tandis que l'autre se concentre sur ce qu'elle ne parvient pas à saisir, cette divergence entre Benjamin et Bataille aboutit ainsi à deux perspectives distinctes vis-à-vis de Proust lui-même. Chez celui-ci, Benjamin perçoit une «aspiration au bonheur, aveugle, insensée, fanatique». Selon lui, cette «éternelle restauration du bonheur originel, du premier bonheur», c'est-à­ dire «cette idée élégiaque du bonheur, qu'on pourrait qualifier aussi d'éléatique, est celle qui pour Proust métamorphose l'existence en forêt protectrice du souvenir». Il salue la tentative de }'écrivain de retrouver«un monde altéré, transporté dans l'état de ressemblance où perce le vrai visage surréaliste de l'existence 367 ». Cependant, Bataille critique cette volonté constante de possession et de connaissance chez Proust, volonté qui nourrit l'illusion de pouvoir «échapper au temps», «accéder à l'étemel 36 8 » et révéler l'«essence permanente et habituellement cachée des choses369». Si, pour Proust, le sens du Temps retrouvé réside dans la«satisfaction» d'avoir retrouvé les «instants de félicité» et le «bonheur», et ainsi dans le «triomphe» d'avoir trouvé sa vocation d'écrivain, Bataille estime quant à lui que l'« insatiable faim» joue un rôle plus important dans le roman370 . En citant intégralement le célèbre passage sur les trois arbres dans lequel le protagoniste, malgré tous ses efforts, échoue à se rappeler quand et où il les a vus371 , Bataille entend démontrer que«l'absence de satisfaction» est«plus profonde que le sentiment de triomphe de la fin de l'œuvre»: «Je crois même que l'absence dernière de satisfaction fut, plus qu'une satisfaction momentanée, ressort et raison d'être de l'œuvre372». Selon Blanchot, cette insatisfaction provient précisément du rapport de l'auteur à l'inconnu : «au moins une fois, Proust s'est trouvé devant cet appel de l'inconnu, lorsque, devant les trois arbres qu'il regarde et qu'il ne réussit pas à mettre en rapport avec l'impression ou le souvenir qu'il sent prêts à s'éveiller, il accède à l'étrangeté de ce qu'il ne pourra jamais ressaisir, qui est pourtant là, en lui, autour de lui, mais qu'il n'accueille que par un mouvement infini d'ignorance373 . » Autrement dit, si pour Proust, l'idée d'écrire  la recherche du temps perdu émerge de sa découverte de la mémoire involontaire qui seule peut ressusciter le passé, et ainsi de sa croyance en la littérature qui seule permet de franchir les limites imposées par le temps et de retrouver ce qui est perdu dans l'obscurité de l'histoire, d'après Bataille, au contraire, le Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cil. , p. 1 58-159, 163, 165. Walter Benjamin, « L'image proustienne», art. cil. , p. 138-141. 368 Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cil. , p. 163-164. 369 Marcel Proust, Le Temps retrouvé, cité deux fois in ibid , p. 163-164. 370 Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cit., p. 168, 165. 371 Cf Marcel Proust,Le Temps retrouvé, cité in ibid. , p. 16 5-168. 372 Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cit., p. 168. 373 Maurice Blanchot, Le Livre à venir, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais», 1987, p. 28. 366 367

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vrai sens de cette œuvre devrait consister en son impuissance face à l'inconnu qui ronge et ravage le protagoniste aussi bien que l'auteur, sans jamais dévoiler son secret. C'est la raison pour laquelle, aux yeux de Bataille, l'expérience de Proust est «une expérience intérieure limitée», bien que«dégagée d'entraves dogmatiques374». Nous en arrivons ainsi à l'aspect fondamental de l'expérience-limite, qui se distingue de la première nuit pour se rapprocher de l'autre nuit. Benjamin a raison de considérer la remémoration spontanée de Proust comme l'opposé du «travail de Pénélope»: «c'est le jour qui défait ce qu'a fait la nuit.» Pendant la journée, pleinement conscients, «avec nos actions orientées vers des fins précises et, davantage encore, avec notre mémoire captive de ces fins, nous défaisons les entrelacs, les ornements de l'oubli», soit ce qui, durant la nuit, à travers le rêve de la remémoration involontaire, nous revient du fond de notre inconscient. Et le travail de Proust consiste à tisser ces éléments du souvenir, ou mieux, de l'oubli375 , tout comme celui de Benjamin est de saisir la constellation des moments éparpillés dans la nuit de l'histoire. C'est ce tissu ou cette constellation que Benjamin désigne comme l'expérience. Mais selon Bataille, l'inconnu auquel mène l'expérience-limite n'est pas ce qui se dérobe dans l'obscurité de la nuit et que Proust tente de retrouver et de tisser. Il est la nuit même. En d'autres termes, l'expérience ne renvoie plus à l'absence d'une présence et ne consiste plus en un effort sisyphéen visant à faire réapparaître cette présence, mais se réfère plutôt à la présence de l'absence, «à cette présence comme absence, à l'absence comme absence, à l'absence comme affirmation d'elle-même, affirmation où rien ne s'affirme, où rien ne cesse de s'affirmer376 ». Cette expérience-limite distingue Bataille non seulement de Benjamin, mais également des penseurs de l'École de Francfo1t en général. Cette distinction se manifeste dans l'analyse que fait Habermas de sa pensée. Dans Georges Bataille, L 'Expérience intérieure, op. cil. , p. 1 71-172. « On sait que, dans son œuvre, Proust n'a pas décrit une vie telle qu'elle fut, mais une vie telle que celui qui l'a vécue la remémore. Et encore cette formule reste approximative et beaucoup trop grossière. Car ce qui joue ici le rôle essentiel, pour l'auteur qui se rappelle ses souvenirs, n'est aucunement ce qu'il a vécu, mais le tissage de ses souvenirs, le travail de Pénélope de la remémoration. Ou bien ne faudrait-il pas plutôt parler d'un travail de Pénélope de l'oubli ? La mémoire involontaire de Proust n'est-elle pas, en effet, beaucoup plus proche de l'oubli que de ce que l'on appelle en général le souvenir ? Et ce travail de remémoration spontanée, où le souvenir est la trame et l'oubli la chaîne, plutôt qu'un nouveau travail de Pénélope, n'en est-il pas le contraire ? Car ici c'est le jour qui défait ce qu'a fait la nuit. Chaque matin, lorsque nous nous réveillons, nous ne tenons en main, en général faibles et lâches, que quelques franges de la tapisserie du vécu que l'oubli a tissée en nous. Mais chaque jour, avec nos actions orientées vers des fins précises et, davantage encore, avec notre mémoire captive de ces fins, nous défaisons les entrelacs, les ornements de l'oubli. C'est pourquoi, à la fin de sa vie, Proust avait changé le jour en nuit : dans une chambre obscure, à la lumière artificielle, sans être dérangé, il pouvait consacrer toutes ses heures à son travail et ne laisser échapper aucune des arabesques entrelacées.» Walter Benjamin, « L'image proustienne», art. cit., p. 136-137. 376 Maurice Blanchot, L 'Espace littéraire, op. cil. , p. 26. 374 375

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Le Discours philosophique de la modernité, l'auteur consacre un chapitre entier à Bataille et lui attribue un rôle essentiel dans la critique de la modernité. Selon le philosophe allemand, }'écrivain français apparaît dans une certaine mesure comme un précurseur de la théorie critique, adoptant une attitude sociologique critique envers le monde moderne, désacralisé et réifié, et cherchant ainsi à restituer la souveraineté sacrée de l'existence humaine377 . Habermas souligne que Bataille, à l'instar d'Heidegger, entend «s'évader de la captivité imposée par la modernité» et «échapper à l'univers clos qu'a forgé la raison occidentale par son triomphe à l'échelle de l'histoire universelle», et qu'il souhaite «vaincre le subjectivisme qui accable le monde de sa violence réifiante et fait qu'on le fige en la totalité des objets que la technique peut utiliser et l'économie exploiter». En d'autres termes, selon Habermas, Bataille impute le problème de la modernité à l'émergence de la rationalité instrumentale, qui réduit les êtres en objets, en choses et les confine dans une existence isolée, limitée et discontinue. La production, l'acquisition et l'accumulation deviennent pour les individus leur seule manière d'être, tandis que la communication ne leur est plus possible. Bataille s'efforce alors de sauver le monde d'une telle dégradation où la subjectivité est atomisée et aliénée. Pour ce faire, il cherche à «défaire cette subjectivité de ses limites», c'est-à-dire à l'émanciper du joug utilitariste imposé par la raison moderne. Comme le note Habermas, Bataille vise «cette forme de sortie de soi qui ramène immanquablement le sujet, fermé sur lui-même telle une monade, à l'intimité d'un complexe vivant, devenu étranger à lui-même, exclu de ses limites, isolé et déchiré». Cela signifie que Bataille tente de retrouver la continuité fondamentale de l'être, qui n'est pas une transcendance, mais qui nous est immanente, nous traverse et constitue notre part maudite. Elle représente la souveraineté et ainsi le sens authentique de notre existence : «En effet, ici, la subjectivité, se transgressant elle-même, n'est pas destituée de son siège et de son pouvoir au profit d'une destinée de l'Être superfondamentale; elle recouvre, au contraire, la spontanéité de pulsions qui avaient été maudites. L'ouverture au domaine sacré ne signifie pas la soumission à l'autorité d'un destin indéterminé que son aura ne ferait qu'annoncer; la transgression des limites pour aller vers le sacré ne signifie pas la démission soumise de la subjectivité, mais sa libération et son accès à la souveraineté vraie378 . » Dans les écrits de Bataille sur la dépense, l'économie générale et la souveraineté, Habermas perçoit notamment « le pendant de la théorie de la réification qui avait été développée dans l'optique d'un marxisme wébérien par Lukacs, Horkheimer et Adorno» : « La souveraineté s'oppose au principe de la raison réifiante, instrumentale, qui provient de la sphère du travail social et qui finit par dominer dans le monde moderne. Être souverain signifie ne pas réduire, comme dans le travail, à l'état d'une chose, mais libérer la subjectivité de ses chaînes.» (Le Discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 264.) 378 Ibid. , p. 251-253. 377

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Cependant, malgré sa justesse et sa perspicacité, nous ressentons tout de même la limitation de ce jugement. Ne reste-t-il pas limité dans le cadre de la première nuit, considérant la pensée de Bataille comme une recherche vaine et impossible de l'état originel de l'existence, mais ignorant le fait qu'elle renvoie également à l'autre nuit, à l'affirmation de l'impossibilité même d'exister ? L'analyse de Habermas se concentre entièrement sur les écrits scientifiques et discursifs du penseur français, visant à révéler que la souveraineté conçue par celui-ci est irréalisable dans la sphère socio­ politique, qu'elle est toujours compromise par la rationalisation et la réification sociales 379 . Dans cette perspective, il dit que l'entreprise de Bataille « n'a pas échappé aux paradoxes typiques de toute critique autoréférentielle de la raison ». C'est la considérer uniquement comme un retournement de la raison contre la raison, principe que suit la théorie critique elle-même. Certes, Habermas est conscient de l'attention que Bataille porte à l'autre nuit et à la discontinuité : il admet qu'en fin de compte, la souveraineté est «une conception qui vraiment ne peut plus être pensée de manière dialectique et, en tout cas, plus d'après le modèle - forgé sur une philosophie du sujet - d'une dialectique de la Raison qui s'en remet à la constellation des moments de la raison», modèle sur lequel repose la réflexion de Benjamin ; que «la connaissance de l'essentiel est réservée à une expérience mystique, au silence - les yeux clos -, et que la connaissance discursive reste désespérément enfermée dans le cercle des séquences linguistiques380 ». Cependant, il n'approfondit pas cet aspect de la pensée de Bataille, le tenant pour l'impasse à laquelle aboutit la rationalité discursive, plutôt que de le prendre au sérieux comme le fait Blanchot, en le percevant comme «une nouvelle origine» pour la pensée. Ainsi son texte se conclut-il par cette assertion : «Mais la philosophie ne peut pas s'évader de la même manière de l'univers du langage : "Elle utilise le langage de telle manière que jamais le silence ne lui succède. Si bien que le moment suprême excède nécessairement l'interrogation philosophique." Or, disant cela, Bataille dénonce ses propres efforts à vouloir mener, par des voies théoriques, la critique radicale de la raison381 . » Pourtant, une telle dénonciation pourrait 379 Il est indubitable que Bataille présente davantage les caractéristiques d'un sociologue ou d'un penseur typique de ! 'École de Francfort que d'un philosophe classique. Par conséquent, il est tout à fait compréhensible que Habermas, héritier de la théorie critique, se concentre davantage sur l'aspect théorique et discursif des écrits de Bataille. Néanmoins, dans son analyse, le philosophe allemand s'appuie exclusivement sur les textes socio-anthropologiques, économiques et politiques de ! 'écrivain français, tels que « La notion de dépense», « La structure psychologique du fascisme », La Part maudite, L 'Érotisme et La Souveraineté, sans jamais mentionner les œ uvres appartenant à La Somme athéologique. Il se penche principalement sur les notions de dépense, de sacré, d'hétérogène, d'économie générale et d'érotisme, mais il évoque rarement l'expérience. Cela pourrait potentiellement expliquer pourquoi il échoue à saisir le vrai sens de la pensée de Bataille. 380 Jü rgen Habermas,Le Discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 254, 270, 280. 381 Ibid. , p. 280. La citation est extraite deL 'Érotisme de Bataille (op. cit., p. 268-269).

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bien être ce que cherche précisément }'écrivain français. En somme, Habermas, de même que Benjamin, demeure en-deçà de la limite du possible et échoue à comprendre l'autre versant de la pensée de Bataille, qui se préoccupe de l'impossibilité pour l'homme d'exister en tant qu'être rationnel, qui se tourne donc vers le dehors, car «l'impossibilité est la passion du Dehors même382 ». Pour reprendre ce que nous avons dit au tout début de ce chapitre, il est pertinent de considérer l'odyssée d'Ulysse comme un symbole de l'expérience de Benjamin et, de manière plus générale, de la pensée de l'École de Francfort. Dans l'épopée d'Homère, le retour du héros est étroitement lié au travail de son épouse fidèle, lequel est associé par Benjamin à l'écriture de Proust et, par extension, à la recherche de l'expérience authentique. En ce sens, nous pourrions dire que l'objectif de Benjamin est de tenter de faire réapparaître, sous la fmme d'une constellation des moments de la raison, le bonheur originel, l'essence véritable de l'existence ou encore la continuité perdue, à la manière d'Ulysse qui, en déjouant toutes les intrigues et en surmontant tous les obstacles grâce à son intelligence et à sa ruse, retourne finalement chez soi. Il s'agit, que ce soit peut-être impossible, d'utiliser la raison pour retrouver ce qui a été disparu dès le départ et, dans le cas de Benjamin, de réfléchir à la raison elle­ même pour essayer ainsi de récupérer ce qui a été perdu dans la modernité et altéré par la rationalité instrumentale et réifiante. Cependant, l'expérience­ limite de Bataille, qui équivaut à un voyage au bout du possible, est quelque chose de tout autre. Nous mettant en péril, elle ne conduit pourtant à aucune certitude, mais plutôt à l'absence de toute certitude. Ce voyage ne nous ramène jamais chez nous, mais nous emmène plutôt au tréfonds de la nuit, où disparaissent le langage discursif et le logos philosophique. Il nous oriente vers le dehors de la raison, c'est-à-dire vers l'au-delà des limites de l'histoire, de la dialectique et de l'ontologie, donc vers l'impossibilité même d'être. En ce sens, l'expérience-limite n'est pas une expérience aboutissant à ce qui a été disparu et serait impossible à retrouver, mais plutôt une expérience qui ne commence qu'à partir du moment où cette impossibilité a été reconnue; elle n'est pas une interrogation sur l'impossible absolu, mais se présente plutôt comme une affirmation du possible de l'impossible.

382

Maurice Blanchot, L 'Entretien infini, op. cit., p. 66.

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CHAPITRE III L'expérience comme mode de savoir

Selon Blanchot, la philosophie,«c'est essentiellement la connaissance du non-connu ou, plus généralement, la relation avec l'inconnu383 ». Dans les discours philosophiques canoniques, l'expérience est considérée comme le tetTain privilégié où nous entrons en contact avec le réel, où nous nous rapportons à l'inconnu et où nous développons ainsi notre connaissance. Par conséquent, cette notion doit s'entendre avant tout sur le plan du savoir. Elle est le moyen par lequel nous interrogeons l'objet de notre connaissance aussi bien que notre propre faculté intellectuelle et cognitive. De même, lorsque Bataille perçoit l'expérience comme un non-savoir et l'envisage comme l'accès à l'inconnu au-delà de toute connaissance, il vise également en premier lieu le savoir, mode fondamental de pensée. L'allégorie de la caverne de Platon, mythe fondateur de la culture occidentale, nous offre une conception traditionnelle du savoir. Selon le philosophe grec, c'est le monde des formes intelligibles ou le monde des idées qui constitue l'objet véritable de la connaissance. Pour le connaître, il faut sortir de la caverne où «le vrai n'est absolument rien d'autre que l'ensemble des ombres des objets fabriqués», et regarder directement le soleil«qui régit tout ce qui est dans le lieu du visible». En d'autres termes, il faut entreprendre «la montée vers le haut et la contemplation des choses d'en-haut», soit«la montée de l'âme vers le lieu intelligible», car«dans le connaissable, ce qui est au terme, c'est l'idée du bien [ . . . ] c'est elle, à coup sûr, qui est pour toutes choses la cause de tout ce qu'il y a de droit et de beau, elle qui dans le visible a donné naissance à la lumière et à celui qui en est le maître, elle qui dans l'intelligible, étant maîtresse elle-même, procure vérité et intelligence; et que c'est elle que doit voir celui qui veut agir de manière sensée, soit dans sa vie personnelle, soit dans la vie publique». D'autre part, tout comme les yeux qui nous permettent de contempler le soleil sont en nous, l'intellect qui nous permet de connaître les formes ou les idées fait également partie de notre nature: « [ . . . ] cette puissance 383

Maurice Blanchot, L 'Entretien infini, op. cit., p. 72.

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d'apprendre est présente dans l'âme de chacun, avec aussi l'organe grâce auquel chacun peut apprendre [ . . . ] ainsi c'est avec l'ensemble de l'âme qu'il faut retourner cet organe pour l'écarter de ce qui est soumis au devenir, jusqu'à ce qu'elle devienne capable de soutenir la contemplation de ce qui est, et de la région la plus lumineuse de ce qui est. Or cela, c'est ce que nous affrrmons être le bien384 . » Cette allégorie de la caverne jette les bases de notre savoir, qui consiste en une ascension vers le soleil en tant que vérité universelle, immuable et absolue, ascension également inséparable de notre vision. Bien que chez Planton, celle-ci renvoie plutôt à l'intellect de notre âme qu'à la perception sensorielle de nos yeux, qui sont susceptibles d'être trompés par les illusions de la caverne et aveuglés par l'éclat du soleil, l'expérience visuelle demeure primordiale dans la philosophie occidentale depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours, car savoir équivaut en réalité à voir avec l'œil de l'âme. C'est ce lien entre le voir et le savoir qui constitue le fondement de toute connaissance. Cependant, l'expérience-limite de Bataille semble justement viser à transgresser les principes établis d'une telle tradition. Pour reprendre la métaphore des deux nuits mentionnée précédemment, avec l'expérience, Bataille cherche d'abord à nous amener à la première nuit, à la vérité obscure et maudite du réel qui a toujours été laissée dans les ténèbres. Il s'agit de dénoncer le réel idéalisé, c'est-à-dire irréel ou surréel, pour voir et connaître le réel «en tant qu'il est réel» et dans sa totalité, soit un réel fortement «impossible385 ». Ensuite, en vivant cette expérience, nous sommes poussés vers l'autre nuit, vers le dehors, où l'invisible devient ce que nous ne pouvons cesser de voir, et l'inconnu connaître. Autrement dit, au bout d'une telle expérience serait finalement mise en cause notre vision et rendu impossible le savoir.

111.1. Un savoir du réel impossible : le savoir général 111. l.l. Le réel tel qu'il est : l'informe Si dans la pensée de Bataille, l'expérience intérieure n'est passée au premier plan qu'à partir de son ouvrage éponyme écrit pendant la Seconde Guerre mondiale, en tant qu'esprit de contestation, elle a dès le début caractérisé son écriture. Depuis sa participation à la revue Documents, s'est forgée déjà une pensée qui agressivement transgresse les limites de la philosophie traditionnelle, pensée qui se veut résolument anti-idéaliste. Au lieu de s'élever vers le haut, le beau et le noble, Bataille se tourne vers le bas, le laid et l'ignoble, vers ce qui est généralement exclu du domaine du 384

Platon, La République : du régime politique, trad. de Pierre Pachet, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais», 1993, 515c, 516b, 51To-c, 518c-d, p. 358, 36 0-364. 385 Georges Bataille, « Notes pour L 'Impossible», in OC, III, op. cit. , p. 519.

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savoir et laissé dans l'obscurité. Un tel anti-idéalisme découle du fait que l'idéal s'avère finalement illusoire, et que la vérité absolue autrefois perçue comme résidant là-haut n'est en réalité qu'un leurre. C'est dans le monde d'ici-bas que se trouve ce qui est le plus vrai pour l'homme. Par exemple, en analysant«le langage des fleurs», Bataille indique que notre attention se porte souvent à «la partie extérieure de la plante», parce que«l'aspect des tiges feuillues provoque généralement une impression de puissance et de dignité», et qu'il contribue«à la paix du cœur, à l'élévation de l'esprit et aux grandes notions de justice et de rectitude». Nous aimons surtout à parler de belles fleurs et à leur attribuer des valeurs symboliques, parce qu'«elles paraissent conformes à ce qui doit être, c'est-à-dire qu'elles représentent, pour ce qu'elles sont, l'idéal humain». Mais ironiquement,«la fleur est trahie par la fragilité de sa corolle: aussi, loin qu'elle réponde aux exigences des idées humaines, elle est le signe de leur faillite. En effet, après un temps d'éclat très court, la merveilleuse corolle pourrit impudiquement au soleil, devenant ainsi pour la plante une flétrissure criarde. Puisée à la puanteur du fumier, bien qu'elle ait paru y échapper dans un élan de pureté angélique et lyrique, la fleur semble brusquement recourir à son ordure primitive : la plus idéale est rapidement réduite à une loque de fumier aer1en». D'ailleurs, cette «impression favorable» provenant de « l'impulsion générale de bas en haut» de la plante peut être aisément ébranlée par «la vision fantastique et impossible des racines qui grouillent, sous la surface du sol, écœurantes et nues comme la vermine»: «les racines représentent la contrepartie parfaite des parties visibles de la plante. Alors que celles-ci s'élèvent noblement, celles-là, ignobles et gluantes, se vautrent dans l'intérieur du sol, amoureuses de pourriture comme les feuilles de lumière386 ». Pourtant, c'est justement cette partie inférieure qui nourrit la tige et permet à la fleur de s'épanouir. C'est elle qui fait d'une plante ce qu'elle est. Ce qu'écrit Bataille sur«le gros orteil» offre un autre exemple de son anti-idéalisme flagrant. «Le gros orteil est la partie la plus humaine du corps humain, en ce sens qu'aucun autre élément de ce corps n'est aussi différencié de l'élément correspondant du singe anthropoïde [ . . . ] » C'est le pied avec un tel gros 01teil qui donne«une assise ferme à cette érection dont l'homme est si fier». Cependant,«quel que soit le rôle joué dans l'élection par son pied, l'homme, qui a la tête légère, c'est-à-dire élevée vers le ciel et les choses du ciel, le regard comme un crachat sous prétexte qu'il a ce pied dans la boue». Ainsi, le pied est généralement lié par l'homme à «la saleté la plus écœurante», soumis «à des supplices grotesques qui le rendent difforme et rachitique», et par conséquent dissimulé car il est indécent et immoral de le regarder. Rien de plus aberrant que de penser que «les doigts

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Georges Bataille, « Le langage des fleurs», in OC, !, op. cil. , p. 176-177.

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des mains signifient les actions habiles et les caractères fermes, les doigts des pieds l'hébétude et la basse idiotie387 ». La dénonciation de notre croyance en l'idéal et la revalorisation des choses infâmes sont des thèmes récurrents dans les articles de Bataille écrits pour Documents. L'objectif est de révéler le caractère fallacieux de la vérité en haut et de détourner notre regard vers le bas, où réside le secret très banal mais le plus véridique de l'homme et de la nature. Mais ce qui est intéressant dans ces deux articles mentionnés, c'est que l'auteur discerne, derrière notre aspiration constante à ce qui est supérieur et spirituel, notre désir caché depuis toujours pour le monde inférieur et matériel. Alors que chez Platon, c'est par l'éros ou l'amour que nous tendons à découvrir des choses de plus en plus belles jusqu'à la beauté en soi 388 , aux yeux de Bataille, notre attention portée à la beauté éphémère que représente la fleur manifeste en réalité que «l'amour a l'odeur de la mort » : «Il semble, en effet, que le désir n'ait rien à voir avec la beauté idéale, ou plus exactement qu'il s'exerce uniquement pour souiller et flétrir cette beauté qui n'est pour tant d'esprits mornes et rangés qu'une limite, un impératif catégorique389 . » De même, l'inquiétude suscitée par la laideur et la bassesse du pied «se confond fréquemment avec l'inquiétude sexuelle » : «Dans le cas du gros orteil, le fétichisme classique du pied aboutissant au lèchement des doigts indique catégoriquement qu'il s'agit de basse séduction», qui «s'oppose radicalement à celle que causent la lumière et la beauté idéale390 ». Notre aspiration au beau se mêle invariablement à notre penchant pour ce qui est sale et ordurier. Tout cela prédit les études ultérieures de Bataille sur l'interdit et la transgression, dont l'essence réside dans notre amour de l'ignoble, comme c'est le cas dans l'érotisme. C'est cette part maudite en nous, rarement reconnue et souvent négligée, qui constitue notre humanité la plus authentique, et c'est aussi cette pait souterraine qu'il veut ardemment connaître et mettre en lumière. Ainsi, dans le domaine du savoir, l'opération de Bataille peut être considérée comme un renversement de l'allégorie de la caverne. Elle non seulement ébranle la hiérarchie traditionnelle des choses en valorisant ce qui se trouve au sol ou au sous-sol, tel que le pied et la racine, mais aussi révèle la prédilection perverse de l'homme pour toutes ces 387

Georges Bataille, « Le gros orteil», in OC, !, op. cit., p. 200-202. « Voilà donc quelle est la droite voie qu'il faut suivre dans le domaine des choses de l'amour ou sur laquelle il faut se laisser conduire par un autre : c'est, en prenant son point de départ dans les beautés d'ici-bas pour aller vers cette beauté-là, de s'élever toujours, comme au moyen d'échelons, en passant d'un seul beau corps à deux, de deux beaux corps à tous les beaux corps, et des beaux corps aux belles occupations, et des occupations vers les belles connaissances qui sont certaines, puis des belles connaissances qui sont certaines vers cette connaissance qui constitue le terme, elle qui n'est autre que la science du beau lui-même, dans le but de connaître finalement la beauté en soi.» Platon, Le Banquet, trad., introduction et notes de Luc Brisson, Paris, Flammarion, coll. « GF», 2007, 21 l b-21 l c, p. 1 57-1 58. 389 Georges Bataille, « Le langage des fleurs», art. cit., p. 176-177. 3 90 Georges Bataille, « Le gros orteil», art. cit., p. 201, 204. 388

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choses boueuses et dissimulées dans l'obscurité, ainsi que son attachement à la grotte. Son intérêt à l'homme souterrain, à la fois au sens littéral et symbolique, demeure présent jusqu'à son ouvrage sur les fresques de Lascaux publié en 1955, dans lequel il oppose à l'homme épris de la lumière du jour celui qui peint dans la caverne à la lueur du feu, soit celui qui incarne l'esprit du jeu, de l'art et donc de la transgression, c'est-à-dire celui que nous sommes : «L'on parlait de miracle grec et c'était à partir de la Grèce que l'homme nous paraissait pleinement notre semblable. J'ai voulu souligner le fait que le moment de l'histoire le plus exactement miraculeux, le moment décisif, devait être reculé bien plus haut 39 1 », c'est-à-dire remonter à l'homme de Lascaux. Cependant, Bataille ne se contente pas d'un simple renversement des valeurs. Son intention n'est pas, en dénonçant le monde céleste, d'ériger le monde terrestre et souterrain en un nouvel idéal, mais de mettre en évidence que l'idéal lui-même est illusoire. Cela se manifeste, par exemple, dans sa critique de la notion de matérialisme au sens conventionnel : La plupart des matérialistes, bien qu'ils aient voulu éliminer toute entité spirituelle, sont arrivés à décrire un ordre de choses que des rapports hiérarchiques caractérisent comme spécifiquement idéaliste. Ils ont situé la matière morte au sommet d'une hiérarchie conventionnelle des faits d'ordre divers, sans s'apercevoir qu'ils cédaient ainsi à l'obsession d'une forme idéale de la matière, d'une forme qui se rapprocherait plus qu'aucune autre de ce que la matière devrait être. La matière morte, l'idée pure et Dieu répondent, en effet [ ... ] à une question qui ne peut être posée que par des philosophes idéalistes, à la question de l'essence des choses, exactement de l 'idée par laquelle les choses deviendraient intelligibles392 .

Selon lui, le problème des matérialistes est dû à «leur besoin d'autorité extérieure» pour justifier la matière, à leur incapacité de renoncer à la forme idéale, à ce«devoir être» des choses393 , et à leur impossibilité de voir le réel en lui-même. Ici, nous pouvons discerner l'idée embryonnaire de l'expérience intérieure ou encore de la négativité sans emploi, selon laquelle la contestation des valeurs et des autorités anciennes n'en mène pas à la création de nouvelles. En ce sens, si Bataille s'oppose à l'idéalisme en se tournant aux valeurs basses, il cherche en réalité à évaluer les valeurs, soit à mettre en question le fondement des valeurs établies, ou la valeur créatrice des valeurs qui sert à hiérarchiser les choses. Il s'inscrit ainsi dans le sillage de Nietzsche394 , et également de Dostoïevski395 . L'origine des valeurs que Georges Bataille, Lascaux ou la naissance de l'art, op. cit., p. 9. Georges Bataille, « Matérialisme», in OC, I, op. cit. , p. 179. 393 Ibid. 394 En abordant la question de l'évaluation des valeurs, nous renouons avec celle de la généalogie déjà examinée dans le premier chapitre de cette étude. À ce sujet, nous renvoyons à l'interprétation perspicace proposée par Deleuze, qui correspond à notre analyse de l'entreprise de Bataille : « La notion de valeur en effet implique un renversement critique. D 'une part, les valeurs apparaissent ou se donnent comme des principes : une évaluation 391

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conteste Bataille, c'est la forme que nous imposons généralement au réel et qui nous empêche de réaliser «une interprétation directe, excluant tout idéalisme, des phénomènes bruts396», c'est-à-dire de voir le réel ainsi qu'il est. Bataille écrit : «Il faudrait en effet, pour que les hommes académiques soient contents, que l'univers prenne forme. La philosophie entière n'a pas d'autre but : il s'agit de donner une redingote à ce qui est, une redingote mathématique 397 ». C'est par la forme que les réalités sont ainsi hiérarchisées. Revenons à l'idéalisme platonicien. Le philosophe grec explique que les formes intelligibles ou les idées, qui sont immuables et universelles, que nous ne pouvons pas percevoir par nos sens mais uniquement par notre intellect, et qui constituent l'objet véritable de notre connaissance, sont les réalités les plus élevées, supérieures aux choses du suppose des valeurs à partir desquelles elle apprécie les phénomènes. Mais, d'autre part et plus profondément, ce sont les valeurs qui supposent des évaluations, des ''points de vue d'appréciation", dont dérive leur valeur elle-même. Le problème critique est : la valeur des valeurs, l'évaluation dont procède leur valeur, donc le problème de leur création. L'évaluation se définit comme l'élément différentiel des valeurs correspondantes : élément critique et créateur à la fois. Les évaluations, rapportées à leur élément, ne sont pas des valeurs, mais des manières d'être, des modes d'existence de ceux qui jugent et évaluent, servant précisément de principes aux valeurs par rapport auxquelles ils jugent. C 'est pourquoi nous avons toujours les croyances, les sentiments, les pensées que nous méritons en fonction de notre manière d'être ou de notre style de vie. Il y a des choses qu'on ne peut dire, sentir ou concevoir, des valeurs auxquelles on ne peut croire qu'à condition d'évaluer "bassement", de vivre et de penser "bassement". Voilà l'essentiel : le haut et le bas, le noble et le vil ne sont pas des valeurs, mais représentent l'élément différentiel dont dérive la valeur des valeurs elles-mêmes.» (Nietzsche et la philosophie, op. cil. , p. 1-2.) 395 C 'est Dostoïevski qui, dans Le Sous-sol, met en scène la figure de l'homme souterrain au sens symbolique. C 'est un homme anti-idéaliste et antirationaliste. En contestant toutes les valeurs existantes, il pousse son scepticisme jusqu'à mettre en question le droit naturel d'où procèdent les valeurs. Cela est représenté par exemple dans son refus de l'arithmétique (deux fois deux : quatre) et dans sa réflexion sur sa propre volonté et sur le libre arbitraire de l'homme (deux fois deux : cinq) (cf. Le Sous-sol, in L 'Adolescent, Les Nuits blanches, Le Sous-sol, Le Joueur, L 'Éternel Mari, introd. de Pierre Pascal, traduit et annoté par Pierre Pascal, B. de Schlœzer et S. Luneau, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, « Le sous-sol», § IX, p. 713-714). Ainsi, quand il considère sa souffrance comme une volupté et semble jouir de sa condition « souterraine», cela ne veut pas dire qu'il glorifie la bassesse, mais qu'il évalue, vit et pense « bassement». Il n'est pas un homme du mal, mais plutôt un homme par-delà le bien et le mal. Cette figure a sans doute exercé une influence sur Bataille. Celui-ci mentionne brièvement le récit de l'écrivain russe dans L 'Expérience intérieure (op. cit., p. 56-57). Mais c'est son roman Le Bleu du ciel qui hérite directement d'un tel esprit souterrain. La première scène se déroule a u « sous-sol », scène obscène, orgiaque et extravagante qui, pour employer les mots de l'auteur lui-même, « fut digne de Dostoïevski» (in OC, III, op. cit., p. 385). Et le protagoniste du roman, Hemi Troppmann, est lui-même un homme souterrain, dont la vie pleine d'excès paraît être moins un éloge du mal et de l'ignominie qu'une célébration de la transgression, c'est-à-dire de la contestation des règles sociales elles-mêmes qui distinguent le bien du mal, le noble de l'ignoble. En ce sens, l'homme souterrain est également un surhomme. 396 Georges Bataille, « Matérialisme», art. cil. , p. 180. 397 Georges Bataille, « L'informe», in OC, !, op. cil. , p. 217.

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monde sensible, dont la forme est changeante et particulière et qu'appréhende l'opinion jointe à la sensation39 8 . Cette hiérarchisation s'étend aux réalités sensibles elles-mêmes. Sont considérées comme supérieures celles dont la forme ressemble plus à la forme idéale. Dans le cas du beau, la beauté idéale ou l'idée du beau est «quelque chose de merveilleusement beau par nature» : elle «apparaîtra en elle-même et pour elle-même, perpétuellement unie à elle-même dans l'unicité de son aspect » ; tandis que «toutes les autres choses qui sont belles » sont celles qui «participent de cette beauté399 ». Et « la droite voie » vers «la beauté en soi » ou l'élévation de l'esprit vers le soleil passe elle aussi par la ressemblance des choses sensibles avec l'idée même du beau. Bataille note lui-même que la beauté est «à la merci d'une définition aussi classique que celle de la commune mesure ». Cela revient à dire que la laideur d'une réalité est liée à sa difformité, à sa dissemblance avec le beau. Cependant, suivant cette logique, nous pourrions même affirmer que dans le réel, tout est hideux sauf la beauté idéale, universelle et abstraite, car chaque chose concrète se présente, d'une manière ou d'une autre, comme un « écart » de la commune mesure, caractérisée par sa particularité irréductible : «chaque forme individuelle échappe à cette commune mesure et, à quelque degré, est un monstre400 ». Si chaque chose est monstrueuse en raison de ce qu'elle est naturellement, le mot «monstre» perd alors son sens ordinaire et ne se présente que comme une moquerie vis-à-vis de l 'idée du beau. À ce compte-là, Bataille introduit la notion d'informe, qui constitue le mot-clé de ses articles pour Documents. Il précise que ce terme «n'est pas seulement un adjectif ayant tel sens mais un terme servant à déclasser, exigeant généralement que chaque chose ait sa forme. Ce qu'il désigne n'a ses droits dans aucun sens et se fait écraser partout comme une araignée ou un ver de terre. [ . . . ] affirmer que l'univers ne ressemble à rien et n'est qu'informe revient à dire que l'univers est quelque chose comme une araignée ou un crachat40 1 ». Chaque chose apparaît sous sa forme particulière ou dans son «hétérogénéité inéchangeable», cela signifie que chaque chose est informe. Par cette notion, Bataille nomme donc «la monstruosité 3 98

Dans son long discours, Timée, suite à la distinction qu'il fait entre l'intellect et l'opinion, distingue deux espèces de réalités : « Puisqu'il en est ainsi, il faut convenir qu'il y a une première espèce : la forme intelligible qui reste la même, qui est inengendrée et indestructible, qui ne reçoit pas autre chose venant d'ailleurs en elle-même et qui elle-même n'entre en aucune autre chose où que ce soit, qui est invisible et ne peut être perçue par un autre sens, voilà ce qui a été attribué comme objet de contemplation à ! 'intellection. Il y a une seconde espèce qui porte le même nom que la première et qui lui ressemble, qui est perceptible par les sens, qui est engendrée, qui est toujours en mouvement, qui vient à l'être en un lieu quelconque pour en disparaître ensuite, et qu'appréhende l'opinion jointe à la sensation.» (Platon, Timée, in Timée, Critias, introd., trad. et notes de Luc Brisson, Paris, Flammarion, coll. « GF», 2001, 5 l d-52a, p. 152.) 3 99 Platon, Le Banquet, op. cit. , 210d, 2l lb, p. 157. 400 Georges Bataille, « Les écarts de la nature», in OC, !, op. cit., p. 230. 401 Georges Bataille, « L'informe», art. cit., p. 217.

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imprésentable du tout ». Pourtant, l'informe ne signifie plus simplement ce qui est bas, laid et ignoble, c'est-à-dire ce qui a une certaine«humilité » par rapport à la forme idéale402 , car dire que tout est informe rend caduque la forme même en tant que commune mesure. En ce sens, si Bataille tend à parler de choses déformées, donc hideuses, monstrueuses et horrifiantes prenons l'exemple du corps humain qui, sous sa plume, n'apparaît pas comme une beauté harmonieuse à la manière de la sculpture grecque, mais est voué au contraire à la défiguration, soit avec un doigt arraché ou une oreille coupée, soit sans tête, soit découpé en cent morceaux403 , pourtant «beau comme une guêpe404 » - cela ne signifie pas qu'il a un goût pervers pour le laid, mais qu'il met en cause l'autorité de la forme en fonction de laquelle les choses sont classées comme belles ou laides, et ainsi hiérarchisées. Un objet déformé, tout comme un objet bien proportionné, n'est qu'un fait parmi d'autres. Il n'y a aucune raison de lui imposer une valeur esthétique. Cela répond à l'intention de Bataille en choisissant le titre « documents » pour la revue qu'il anime : «La plate-forme de Documents sera l'opposition au point de vue esthétique, une opposition impliquée dans le titre lui-même. Par définition, un document est un objet dénué de valeur artistique»; «Il restitue le réel en fac-similé, non métaphorisé, non assimilé, non idéalisé. Un document, autrement dit, ne s'invente pas », c'est-à-dire qu'« il n'a pas encore été assimilé par la métaphorisation esthétique 405 », donc doté de la forme. En fin de compte, ce qu'exigent les écrits de Bataille, c'est de voir le réel tel qu'il est, fondamentalement sans forme. Un tel anti-idéalisme est parfaitement illustré dans l'article de Bataille sur «le cheval académique ». Aux yeux des Grecs, le cheval est l'animal qui compte«à juste titre parmi les plus parfaits, les plus académiques», qui est «l'une des expressions les plus accomplies de l'idée, au même titre, par exemple, que la philosophie platonicienne ou l'architecture de l' Acropole». Dans la civilisation grecque, les choses se passent, en effet, comme si les formes du corps aussi bien que les formes sociales ou les formes de la pensée tendaient vers une sorte de perfection 402

Denis Hollier, « La valeur d'usage de l'impossible», in Les Dépossédés : Bataille, Caillois, Leiris, Malraux, Sartre, Paris, Minuit, coll. « Critique», 1993, p. 162, 169. 403 L'homme qui s'arrache un doigt ou se coupe une oreille fait référence aux automutilateurs tels que Gaston F. et Van Gogh, examinés par Bataille dans « La mutilation sacrificielle et l'oreille coupée de Vincent Van Gogh» (art. cit., p. 258-270) ; l'homme décapité renvoie au célèbre dessin de ! 'homme acéphale, créé par André Masson pour la couverture de la revue Acéphale et analysé par Bataille dans « La conjuration sacrée» (in OC, I, op. cit., p. 442-446), article écrit pour le premier numéro de la revue ; l'homme découpé et démembré évoque l'image du supplicié chinois qui obsède Bataille tout au long de sa vie. 404 Cette expression est extraite de la description du supplicié chinois faite par Bataille dans L 'Expérience intérieure : « À la fin, le patient, la poitrine écorchée, se tordait, bras et jambes tranchés aux coudes et aux genoux. Les cheveux dressés sur la tête, hideux, hagard, zébré de sang, beau comme une guêpe.» (Op. cit., p. 139.) 405 Denis Hollier, « La valeur d'usage de l'impossible», art. cit., p. 1 5 5, 173.

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idéale de laquelle toute valeur procéderait ; comme si l'organisation progressive de ces formes cherchait à satisfaire peu à peu à l'harmonie et à la hiérarchie immuables que la philosophie grecque tendait à donner en propre aux idées, extérieurement à des faits concrets. Et toujours est-il que le peuple qui s'est le plus soumis au besoin de voir des idées nobles et irrévocables régler et diriger le cours des choses, pouvait aisément traduire sa hantise en figurant le corps du cheval : les corps hideux ou comiques de l'araignée ou de l'hippopotame n'auraient pas répondu à cette élévation d' esprit406 .

Ce passage correspond à ce que nous avons dit concernant la forme en tant que productrice de valeurs hiérarchisées. Au « style académique ou classique», Bataille oppose alors «tout ce qui est baroque, dément ou barbare», et à la civilisation grecque celle des Gaulois. Cette opposition se manifeste dans leur représentation respective du cheval sur leurs monnaies. Tandis que l'animal revêt chez les Grecs «la forme noble et correctement calculée», son expression gauloise présente des «déformations barbares ». Pourtant, cela ne vise pas à glorifier la sauvagerie. Dans «les chevaux­ monstres imaginés en Gaule», l'auteur perçoit non seulement une lutte contre les «grandes idées directrices qui donnent à des peuples ordonnés la conscience de l'autorité humaine», mais aussi et surtout le rejet de la forme même en tant que génératrice d'autorité: «Il s'agissait, en fait, de tout ce qu'avait paralysé nécessairement la conception idéaliste des Grecs, laideurs agressives, transports liés à la vue du sang ou à l'horreur, hurlements démesurés, c'est-à-dire ce qui n'a aucun sens, aucune utilité, n'introduisant ni espoir ni stabilité, ne conférant aucune autorité [ . . . ]407 » Chez les Gaulois, Bataille observe donc une tendance à accepter le réel tel qu'il est, à accepter le fait qu'il est informe et inclassable, sans chercher à y imposer une mesure et établir un ordre. C'est dans cette même logique que Bataille s'oppose au surréalisme. La revue Documents est elle-même «une machine de guerre anti-surréaliste», réunissant des «transfuges» et des «dissidents » du mouvement surréaliste dont Breton est le pape408 . Elle est «une revue agressivement réaliste409». Il s'agit ainsi de deux attitudes distinctes, voire opposées, à l'égard du réel. Commençons par l'attaque publique de Breton contre Bataille, qui se trouve dans son «Second manifeste du surréalisme» de 1930. Cette attaque se concentre sur deux points. D'abord, selon le pape du surréalisme, «M. Bataille fait profession de ne vouloir considérer au monde que ce qu'il y a de plus vil, de plus décourageant et de plus corrompu410 », et donc nous fait 406 Georges Bataille, « Le cheval académique», in OC, !, op. cit., p. 160-161. 407 Ibid. , p. 1 59-161. 408 Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l 'œuvre, op. cit. , p. 148-149. 409 Denis Hollier, « La valeur d'usage de l'impossible», art. cit., p. 174. 410 Breton ajoute que Bataille « invite l'homme, pour éviter de se rendre utile à quoi que ce soit de déterminé, "à courir absurdement avec lui - les yeux tout à coup devenus troubles et chargés d'inavouables larmes - vers quelques provinciales maisons hantées, plus vilaines que des mouches, plus vicieuses, plus rances que des salons de coiffure " » (« Second manifeste du

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assister«à un retour offensif du vieux matérialisme antidialectique411 », qui n'est que l'inverse de l'idéalisme. Ensuite, il note que peu importe ce que dit Bataille, celui-ci reste toujours assujetti au pouvoir de la raison 41 2 , donc n'atteint pas la hauteur du surréalisme qui, comme le définit Breton, est«en l'absence de tout contrôle exercé par la raison41 3 ». Ce second point, à savoir le paradoxe d'une critique interne de la raison moderne, paradoxe inhérent à la pensée de Bataille, nous l'avons déjà abordé, tout en soulignant la tentative du penseur de le dépasser par l'expérience-limite, et nous l'approfondirons davantage dans la partie ultérieure sur le non-savoir. Quant au premier point, il s'agit d'un préjugé courant à l'égard de Bataille, le considérant simplement comme un pervers et son anti-idéalisme comme une certaine apologie des immondices414 . Mais c'est précisément contre un tel préjugé que Bataille essaie de se défendre dans un article sur «le bas matérialisme». Il réitère que le matérialisme d'après lui n'est pas un éloge de la matière basse, et surtout, n'est pas une tentative d'en faire une nouvelle autorité. C'est

surréalisme», in Manifeste du surréalisme, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais», 1994, p. 132). Breton cite la phrase entre guillemets de « La figure humaine » de Bataille (art. cit. , p. 185). 411 André Breton, « Second manifeste du surréalisme», art. cit. , p. 133. Cette critique vise l'interprétation du matérialisme que donne Bataille dans « Matérialisme» (art. cit., p. 179180). 412 « Le malheur pour M. Bataille est qu'il raisonne : certes il raisonne comme quelqu'un qui a ''une mouche sur le nez", ce qui le rapproche plutôt du mort que du vivant, mais il raisonne. Il cherche, en s'aidant du petit mécanisme qui n'est pas encore tout à fait détraqué en lui, à faire partager ses obsessions : c'est même par là qu'il ne peut prétendre, quoi qu'il en dise, s'opposer comme une brute à tout système. Le cas de M. Bataille présente ceci de paradoxal et pour lui de gênant que sa phobie de "l'idée", à partir du moment où il entreprend de la communiquer, ne peut prendre qu'un tour idéologique. » André Breton, « Second manifeste du surréalisme», art. cit., p. 134. Cette critique vise les propos de Bataille sur Hegel dans « La figure humaine» (art. cil. , p. 183-184, 183n), propos que nous avons déjà analysés. Il convient de rappeler que la querelle entre Bataille et Breton concerne aussi leur attitude différente envers Hegel, dont le poète est un grand admirateur. Certes, Hegel raisonne tandis que Breton rêve. Mais celui-ci apprécie la manière dialectique dont le philosophe allemand transcende les antinomies ou les contradictions du réel pour s'élever vers l'absolu. 413 « Automatisme psychique pur par lequel on se propose d'exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale. » André Breton, « Manifeste du surréalisme », in Manifeste du surréalisme, op. cil. , p. 36. 414 « Il est à remarquer que M. Bataille fait un abus délirant des adjectifs : souillé, sénile, rance, sordide, égrillard, gâteux, et que ces mots, loin de lui servir à décrier un état de choses insupportable, sont ceux par lesquels s'exprime le plus lyriquement sa délectation. Le "balai innommable" dont parle Jarry étant tombé dans son assiette, M. Bataille se déclare enchanté. Lui qui, durant les heures du jour, promène sur de vieux et parfois charmants manuscrits des doigts prudents de bibliothécaire (on sait qu'il exerce cette profession à la Bibliothèque Nationale), se repait la nuit des immondices dont, à son image, il voudrait les voir chargés [ . . . ] » André Breton, « Second manifeste du surréalisme», art. cil. , p. 134-135.

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un matérialisme n'impliquant pas d'ontologie, n'impliquant pas que la matière est la chose en soi. Car il s'agit avant tout de ne pas se soumettre, et avec soi sa raison, à quoi que ce soit de plus élevé, à quoi que ce soit qui puisse donner à l'être que je suis, à la raison qui arme cet être, une autorité d'emprunt. Cet être et sa raison ne peuvent se soumettre en effet qu'à ce qui est plus bas, à ce qui ne peut servir en aucun cas à singer une autorité quelconque.[ ... ] La matière basse est extérieure et étrangère aux aspirations idéales humaines et refuse de se laisser réduire aux grandes machines ontologiques résultant de ces aspirations415 .

Cela revient à dire que si Breton tient le matérialisme de Bataille pour un idéalisme inversé, c'est en raison de son propre attachement à l'autorité, et donc de sa propre pensée de nature idéaliste. Pour Bataille, le réel apparaît comme bas et immonde, tandis que Breton cherche toujours, comme nous allons le voir, à nier et à transcender le réel pour le concevoir et représenter comme ce qu'il n'est pas, ou pour reprendre l'expression employée par Bataille pour qualifier « la plupart des matérialistes », comme ce qu'il « devrait être ». Dans la réplique immédiate et publique de Bataille à l'attaque de Breton, non moins sarcastique et agressive que cette dernière, le poète est décrit comme un « vieil esthète, faux révolutionnaire à tête de Christ41 6 ». Mais ce texte intitulé « Le lion châtré », étant plutôt un tract, n'aborde pas en détail du problème essentiel du surréalisme. Une analyse plus approfondie se trouve dans deux articles posthumes de Bataille : « La valeur d'usage de D.A.F. de Sade » et « La "vieille taupe" et le préfixe sur dans les mots surhomme et surréaliste 41 7 ». Dans le premier, l'auteur développe principalement sa conception de l' « hétérologie », qui, tout comme son bas matérialisme, n'est pas simplement l'inverse d'une certaine « homologie ». C'est une vision du monde qui considère les éléments du réel comme des fragments hétérogènes résistant à l'homogénéisation et à la systématisation. Bien qu'elle « envisage scientifiquement les questions de l'hétérogénéité », elle n'est pas « la science de l'hétérogène » : « Avant tout, l'hétérologie s'oppose à n'importe quelle représentation homogène du monde, c'est-à-dire à n'importe quel système philosophique418 . » En d'autres termes, les choses sont hétérogènes non pas au sens où elles ne sont pas encore ou ne peuvent pas être assimilées par un système homogène et homogénéisant. Elles le sont 415

Georges Bataille, « Le bas matérialisme et la gnose», in OC, !, op. cit., p. 225. Georges Bataille, « Le lion châtré», in OC, !, op. cit., p. 218. De même, le surréalisme est décrit pai Bataille comme une religion servant de refuge à ceux qui ne supportent pas la pleine force destructive de la révolution politique : « L'abominable conscience qu'a n'importe quel être humain d'une castration mentale à peu de chose près inévitable se traduit dans les conditions normales en activité religieuse, cai le dit être humain, pour fuir devant un danger grotesque et gaider cependant le goût d'exister, transpose son activité dans le domaine mythique.» (P. 219.) 417 Ces deux articles, ainsi que certains d'autres du même thème, sont réunis dans le tome II des Œuvres complètes de Bataille sous le titre générique « Dossier de la polémique avec André Breton» (in op. cit. , p. 49-110). 418 Georges Bataille, « La valeur d'usage de D.A.F. de Sade (1) », art. cit., p. 62. 416

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parce que le système lui-même est une illusion. De même, l'hétérologie n'est pas une science visant à classer les hétérogènes en fonction du fait qu'ils sont marginaux, réprouvés et maudits, afin de les systématiquement étudier, sinon elle retomberait dans le piège de l'homogénéité. Il s'agit plutôt de voir le réel dans son état brut, sans lui accorder préalablement aucun sens ni aucune valeur. Dans cette perspective, Bataille s'en prend alors à l'hypocrisie des «apologistes» de Sade, qui l'«adorent en l'exécrant» et le «couvrent d'honneurs en le paralysant étroitement4 19». Plus précisément, l'hypocrisie des surréalistes et smtout de Breton reste dans le fait que, se prétendant libérés de toute contrainte morale, ils sont en réalité tellement pudibonds qu'ils n'osent pas laisser la monstruosité sadienne s'échapper du monde purement fictionnel. Ils ont peur de la force réelle et subversive de l'œuvre du marquis, de sorte qu'ils ont recours à une surréalité artistique pour la justifier420 . De là, Bataille en arrive à la supercherie de la poésie surréaliste engagée dans «les voies d'une conception poétique totale du monde», elle aboutit «obligatoirement à n'importe quelle homogénéité esthétique 42 1 ». Autrement dit, malgré la volonté de Breton, par la révolution surréaliste, de «faire reconnaître à tout prix le caractère factice des vieilles antinomies destinées hypocritement à prévenir toute agitation insolite de la part de l'homme», et de «passer outre à l'insuffisante, à l'absurde distinction du beau et du laid, du vrai et du faux, du bien et du mal422 », sa poésie, tout comme la religion, finit par se constituer en «une réalité supérieure ayant pour mission d'éliminer (ou de dégrader) la réalité inférieure vulgaire», et donc être «réduite au rôle de mesure des choses 423 ». Contrairement à 419

Ibid. , p. 5 5-56. Voici l'hypocrisie des surréalistes que Bataille met en lumière : « Il a paru convenable aujourd'hui de placer ces écrits (et avec eux le personnage de l'auteur) au-dessus de tout (ou de presque tout) ce qu'il est possible de leur opposer : mais il n'est pas question de leur faire la moindre place, aussi bien dans la vie privée que darts la vie sociale, aussi bien darts la théorie que darts la pratique. » Et plus loin : « Les littérateurs ont apparemment les meilleures raisons de ne pas confirmer une apologie brillante, verbale et sans frais par une pratique. Ils pourraient même prétendre que Sade a pris soin le premier de situer le domaine qu'il a décrit en dehors et au-dessus de toute réalité. Ils pourraient facilement affirmer que la valeur fulgurante et suffocante qu'il a voulu donner à l'existence humaine est inconcevable en dehors de la fiction ; que seule la poésie, exempte de toute application pratique permet de disposer dans une certaine mesure de la fulguration et de la suffocation que cherchait à provoquer si impudiquement le marquis de Sade.» (Ibid, p. 55-57.) Cette critique de la lecture surréaliste de Sade se trouve aussi dans Le Bleu du ciel, où le protagoniste Henri Troppmann accuse « ceux qui admirent Sade» d'être des « escrocs», demandant s'ils « avaient mangé de la merde» (op. cil. , p. 428). 421 Georges Bataille, « La valeur d'usage de D.A.F. de Sade (1) », art. cit., p. 62. 422 André Breton, « Second manifeste du surréalisme », art. cit., p. 72, 74. 423 Georges Bataille, « La valeur d'usage de D.A.F. de Sade (1)», art. cit., p. 62. Breton affirme lui-même qu'il entend transcender la réalité par le rêve pour conquérir une certaine « surréalité» : « Je crois à la résolution future de ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité, si 420

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Bataille, pour qui le réel est ce qu'il est, Breton essaie de voir, avec l'aide de l'imagination, ce que le réel«peut être424 », c'est-à-dire de le voir dans son «merveilleux» qui est « toujours beau» : «n'importe quel merveilleux est beau, il n'y a même que le merveilleux qui soit beau425 . » En ce sens, les principes du surréalisme ne sont essentiellement que des «prétentieuses aberrations idéalistes». En donnant une forme esthétique au réel, Breton vise en réalité, par une soi-disant révolution, à y instaurer une nouvelle«autorité supérieure426». Cette tendance à hiérarchiser les choses réelles selon leur valeur esthétique et ainsi morale est la cible principale de critique dans l'autre article de Bataille, qui se situe explicitement dans le contexte de la polémique politique autour du communisme 427 . Le réel examiné dans ce texte est un réel en pleine révolte: la révolution. Celle-ci, avec toute sa démesure et sa violence, doit épouvanter les surréalistes prudes et réservés. C'est ainsi qu'ils tentent de la légitimer en l'idéalisant, c'est-à-dire en la purgeant de son aspect infernal, au lieu de la voir telle qu'elle est réellement. Selon Bataille, ils finissent par «représenter la révolution comme une lumière rédemptrice s'élevant au-dessus du monde, au-dessus des classes, le comble de l'élévation d'esprit et de la béatitude lamartinienne». Il s'agit de forger «des valeurs situées AU-DESSUS de toutes les valeurs bourgeoises ou autres, au-dessus de toutes les valeurs conditionnées par un ordre de choses réel 42 8 ». Si la notion d'aigle s'identifie politiquement à l'impérialisme et métaphysiquement à l'idée429 , les sun-éalistes tendent alors à «faire de la révolution un aigle au-dessus des aigles, un suraigle abattant les impérialismes autoritaires, une idée aussi radieuse qu'un adolescent s'emparant éloquemment du pouvoir au bénéfice d'une illumination utopique. Cette déviation aboutit naturellement à l'échec de la révolution et à l'on peut ainsi dire. C 'est à sa conquête que je vais, certain de n'y pas parvenir mais trop insoucieux de ma mort pour ne pas supputer un peu les joies d'une telle possession. » (« Manifeste du surréalisme», art. cil. , p. 24.) 424 « La seule imagination me rend compte de ce qui peut être, et c'est assez pour lever un peu le terrible interdit ; assez aussi pour que je m'abandonne à elle sans crainte de me tromper (comme si l'on pouvait se tromper davantage). » André Breton, « Manifeste du surréalisme», art. cit., p. 1 5 . 425 Ibid. , p . 24-25. 426 Georges Bataille, « La "vieille taupe" et le préfixe sur dans les mots surhomme et surréaliste», art. cil. , p. 93-94. 427 Comme le manifeste son titre, la référence au marxisme de ce texte est explicite : « la vieille taupe» est la métaphore connue qu'utilise Marx pour décrire la révolution dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. 428 Georges Bataille, « La "vieille taupe" et le préfixe sur dans les mots surhomme et surréaliste», art. cil. , p. 95. 429 « Politiquement l'aigle s'identifie à l'impérialisme, c'est-à-dire avec un libre développement du pouvoir autoritaire particulier, triomphant de tous les obstacles. Et métaphysiquement l'agile s'identifie à l'idée, lorsque l'idée, juvénile et agressive, n'est pas encore parvenue à l'état de pure abstraction, lorsque l'idée n'est encore que le développement outrancier du fait concret déguisé en nécessité divine. » Ibid. , p. 96.

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la satisfaction du besoin éminent d'idéalisme à l'aide d'un fascisme militaire ». Fondamentalement, ce que Bataille dénonce est ce «complexe icarien » - la volonté de quitter la boue d'où l'on est né pour s'envoler vers « la voûte du ciel », vers cette « illumination icarienne » - représenté non seulement dans le préfixe « sur » de « surréalisme », mais aussi dans celui de « surhomme » nietzschéen430 . À ce « sur aigle » qui « parle à travers le ciel, plein d'un respect provocant pour ce ciel et sa foudre, plein de dégoût pour ce monde situé trop bas qu'il croit mépriser - mépriser même plus encore qu'on ne l'a jamais méprisé avant lui », Bataille oppose ainsi, comme la véritable image de la révolution, la « vieille taupe » qui « creuse des galeries dans un sol décomposé et répugnant pour le nez délicat des utopistes43 1 ». Il s'agit d'accepter la révolution en elle-même, en d'autres termes d'accepter le réel dans toute son agitation basse et vulgaire, plutôt que de le mépriser et le délaisser au nom d'une surréalité, ou encore de l'idéaliser au point d'en faire une nouvelle autorité. Si un tel réel chaotique est effrayant, alors soit! Car, étant ce qui est, il correspond en même temps à ce qui est le plus humain. Comme le dit Bataille en conclusion : «La terre est basse, le monde est monde, l'agitation humaine est au moins vulgaire, et peut-être pas avouable : elle est la honte du désespoir icarien. Mais à la perte de la tête, il n'y a pas une autre réponse : un ricanement grossier, d'ignobles grimaces. Car c'est l'agitation humaine, avec toute la vulgarité des petits et des gros besoins, avec son dégoût criant de la police qui la refoule, c'est l'agitation de tous les hommes (hors cette police et les amis de cette police), qui conditionne seules les formes mentales révolutionnaires, en opposition avec les formes mentales bourgeoises432 . » Nous comprenons finalement pourquoi l'écrit de Bataille est si agressivement réaliste. S'il semble délibérément outrager le bon sens et les bonnes mœurs en mettant en scène des choses hideuses, vulgaires et immondes, c'est uniquement parce qu'il ose regarder ce qui nous fait détourner le regard. Cela reflète moins de l'impudence de sa part que notre Ibid., p. 96, 100, 107. Selon Bataille, Nietzsche est certes différent des surréalistes, car il n'hésite pas à « recourir à la boue pour s'y vautrer » : « Le "sens de la Terre", avec Zarathoustra, est une indication précise à cet égard. Il ne faut pas oublier non plus que Nietzsche parlait déjà expressément du fondement sexuel des réactions psychiques supérieures. Il allait même jusqu'à donner à l'éclat de rire la plus grande valeur au point de vue de la vérité philosophique (que toute vérité qui ne vous a pas fait éclater de rire au moins une fois soit regardée par vous comme fausse) [ . . . ] » Cependant, Bataille identifie un problème dans la pensée de Nietzsche, qui consiste à chercher, à travers le surhomme, un certain renversement des valeurs, c'est-à-dire à faire de la terre une nouvelle autorité afin de « combler le vide laissé par Dieu », d'où « une série de valeurs antireligieuses éthérées » et « quelque chose d'élevé, de léger, d'hellénique», tout cela émargeant de la bassesse (p. 102). Cette rare critique de la pensée de Nietzsche faite par Bataille correspond non seulement à ce que nous venons d'analyser dans ce chapitre, mais elle résonne également avec ce que nous avons développé sur « la nuit est aussi un soleil » dans le chapitre précédent. 431 Ibid., p. 107, 96. 432 Ibid., p. 108-109. 430

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propre hypocrisie, mettant ainsi en question notre vision traditionnelle du réel. Nous avons toujours tendance à lui imposer extérieurement un ordre, une autorité pour le juger, mesurer et hiérarchiser, afin de pouvoir le plier à notre goût, alors que Bataille ne le voit que tel qu'il est, en tant qu'informe. Les choses qu'il se représente sont donc beaucoup plus réelles, plus fidèles à ce qu'elles sont que celles à nos yeux, souvent soumises à une certaine idéalité ou surréalité. Ce qu'il réalise, en réponse à l'exigence même de l'expérience intérieure, à celle de ne pas voir les choses du dehors mais du dedans, est un «retour à la réalité» qui «n'implique aucune acceptation nouvelle», mais qui «veut dire qu'on est séduit bassement, sans transposition et jusqu'à en crier, en écarquillant les yeux 433 » : en les écarquillant ainsi devant une réalité plus réelle que jamais, si réelle qu'elle apparaît comme impossible, telle un grouillement de racines, un gros orteil, un crachat, une araignée, un hippopotame, etc. 111. 1.2. Le réel dans sa totalité : le cosmique Voir le réel ainsi qu'il est, c'est accepter le fait qu'il est par nature informe. Un tel réel informe devient alors impossible à nos yeux, car faute de commune mesure qui le rend intelligible, nous ne pouvons plus saisir son sens. Comment comprendre par exemple le crachat, l'excrément ou la pourriture, dont l'existence incongrue seule semble nous déborder? Si nous imaginons maintenant que l'univers entier est comparable à un crachat, est-il encore possible de le soumettre au pouvoir de notre raison? En ce sens, l'ambition de Bataille tout au long de son parcours d'écrivain est de contester notre manière habituelle de voir et de connaître le monde, allant jusqu'à la déconstruire, et en même temps de nous inviter à affirmer le monde en lui-même, en tant qu'impossible. Mais cette affirmation n'est en aucun cas une position passive, considérant le monde impossible par exemple comme le meilleur parmi tous les mondes possibles à la manière de Leibniz. Suivant les traces de Nietzsche, Bataille ne se contente pas d'une simple «affirmation fausse» qui, en réalité, n'est qu'une «assomption» de la véracité du réel434 . Il entend proposer une nouvelle vision du monde, qui est une perspective générale consistant à le traiter dans son ensemble, c'est­ à-dire non seulement à tout voir, mais aussi et surtout à connaître à l'échelle universelle ce que nous voyons. Il semble que seule cette perspective nous permette d'accéder à ce réel impossible, cette fois non pas en le pliant à notre logique, mais au contraire en suivant son propre ordre, ordre réel des choses.

433

Georges Bataille, « Le gros orteil», art. cit., p. 204. « L'affirmation conçue comme assomption, comme affirmation de ce qui est, comme véracité du vrai ou positivité du réel, est une fausse affirmation. C 'est le oui de l'âne.» Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cil. , p. 288.

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Si le savoir au sens traditionnel est une élévation de l'esprit vers le ciel ensoleillé comme le prétendent l'idéalisme, le surréalisme et aussi l'hégélianisme 435 , mouvement homogénéisant laissant de côté tous les éléments qui y résistent, Bataille exige tout d'abord que rien ne soit exclu de notre vision. D'où vient son intérêt à tout ce qui est hétérogène, soit à tout ce qui échappe à la commune mesure de la forme et qui est oublié dans la caverne souterraine comme nous l'avons déjà exposé436 . Ici, nous pouvons discerner un geste nietzschéen de dire oui à tout, de vouloir connaître le réel dans sa totalité437 . Une fois que nous adoptons une telle perspective, les choses se présentent à nous d'une nouvelle manière. Prenons le cas des êtres vivants : non seulement comprenons-nous que les « figures nobles et délicates » sont souvent issues d'«un égout nauséabond », comme le cheval du lourd pachyderme et l'homme du hideux singe anthropomorphe, mais aussi que, étant donné que « certains animaux actuels, hippopotame, gorille, représentent, par rapport à des animaux bien proportionnés, des formes primitives », la nature «devrait être représentée en constante révolte avec elle-même » : «tantôt l'effroi de ce qui est informe et indécis aboutissant aux précisions de l'animal humain ou du cheval ; tantôt, dans un tumulte profond, les formes les plus baroques et les plus écœurantes se succédant. Tous les renversements qui paraissent appartenir en propre à la vie humaine ne seraient qu'un des aspects de cette révolte alternée, oscillation rigoureuse se soulevant avec des mouvements de colère et, si l'on envisage arbitrairement en un temps réduit des successions de révolutions qui ont duré 435

Vers la fin de sa critique du complexe icarien de Breton, Bataille s'en prend aussi à Hegel. Certes, il distingue le poète français du philosophe allemand en ce que celui-ci, à travers le même mouvement d'élévation, cherche « l'abstraction vide» ou « l'être-néant» vide, tandis que celui-là, à travers « un élan verbal» qu'est la poésie, cherche « l'immensité brillante du ciel». Mais c'est la même élévation de l'esprit qui caractérise la pensée de chacun. Ainsi, d'après Bataille, « le passage de la philosophie hégélienne au matérialisme (comme du socialisme utopique et icarien au socialisme scientifique) précise le caractère de nécessité» de la rupture qui selÙe pe1met de « passer de cet infantilisme moral à la subversion libre, à une très basse subversion» (« La "vieille taupe" et le préfixe sur dans les mots surhomme et surréaliste», art. cit., p. 106-108). 436 Dans son article sur la valeur d'usage de Sade, Bataille emploie la notion d'hétérogène pour désigner avant tout ce qui n'a aucune utilité en lui-même, tel que le déchet et l'excrément, donc ce qui échappe à la commune mesure de l'utilité. Mais nous comprenons bel et bien que ! 'hétérogène doit être pensé de manière plus générale, c'est-à-dire comme tout ce qui est dépourvu de sens ou de valeur, que ce soit sur le plan esthétique, économique ou autre. L'hétérogène n'existe que comme la négation de la valeur ou de la commune mesure elle-même, sur laquelle repose tout mouvement homogénéisant, tel que la connaissance scientifique et le jugement esthétique : « Cet élément [hétérogène] lui-même reste indéfinissable et ne peut être fixé que par des négations. » (« La valeur d'usage de D.A.F. de Sade (1)», art. cit., p. 63.) 437 Concernant la revue Documents, Denis Hollier dit : « Il y a quelque chose de nietzschéen dans ce projet de dire oui à tout. De volÙoir ce qui est dans sa totalité. De dire oui sans choisir à ce qu'on n'a pas choisi. De réaffirmer, chose après chose, la totalité de ce qui est dans l'étalage ontologique d'un musée sans réserve. » (« La valeur d'usage de l'impossible», art. cil. , p. 169.)

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sans fin, battant et écumant comme une vague dans un jour d'orage438 . » Tous les êtres vivants sont le produit de la nature. L'apparition d'un être sous une telle ou telle forme n'est qu'un moment dans l'évolution constante du monde, qui n'est pas un mouvement linéaire du bas vers le haut, de l'informe vers la belle forme, mais un mouvement circulaire oscillant entre les deux termes. Tout phénomène qui nous semble complètement absurde, que nous aimerions simplement considérer comme barbare, correspond en réalité à l'ordre naturel des choses. Ainsi, ce sont les lois de la nature qu'il faut vénérer et explorer, au lieu d'interpréter tout ce qui se produit selon notre propre volonté. Il en va de même pour les activités humaines. Prenons l'exemple de l'art primitif. Une idée reçue est que la représentation artistique des êtres humains chez les hommes des temps immémoriaux, par rapport à celle chez les «civilisés adultes », met souvent en scène une certaine grossièreté et donc reflète leur mentalité simple, enfantine voire sauvage. Cependant, « si l'on passe de ces conceptions savamment élaborées à un point de vue beaucoup plus grossier, selon lequel l'art qui n'est appelé primitif que par abus serait simplement caractérisé par l'altération des formes présentées », on constate alors qu'«un tel art a existé avec des caractères très accusés dès l'origine, mais cet art grossier et déformant aurait été réservé à la représentation de la forme humaine», tandis que «les rennes, les bisons ou les chevaux sont représentés avec une minutie si parfaite que si nous pouvions voir d'aussi scrupuleuses images des hommes eux-mêmes, la période la plus étrange des avatars humains cesserait du même coup d'être la plus inaccessible ». Autrement dit, l'art déformant de nos ancêtres est en réalité une «altération volontaire des formes 439 », que nous pouvons aussi trouver chez les plus grands peintres modernes tels que Picasso, Dalî et Mirô440 . Cela révèle que leur esprit artistique, loin d'être puéril et arriéré comme nous l'imaginons d'habitude, est aussi développé que le nôtre. Dans cette perspective, la déformation de la figure humaine que pratiquent les premiers hommes, de même que celle du cheval académique que réalisent les Gaulois, n'est que l'expression spontanée de la nature humaine elle-même, qui témoigne aussi Georges Bataille, « Le cheval académique», art. cit, p. 162-163. Georges Bataille, « L'art primitif», in OC, !, op. cit., p. 247, 251. 440 Dans ses textes écrits pour Documents, Bataille rend hommage ici et là aux peintres de son époque, dont les œuvres sont toutes caractérisées par la déformation volontaire du réel : « J'en arrive à dire, à peu près sans préambule, que les peintures de Picasso sont hideuses, que celles de Dali sont d'une laideur effroyable» (« Le "jeu lugubre"», in OC, !, op. cit., p. 213) ; « Dans la peinture actuelle au contraire la recherche d'une rupture de l'élévation portée à son comble, et d'un éclat à prétention aveuglante a une part dans l'élaboration, ou dans la décomposition des formes, mais cela n'est sensible, à la rigueur, que dans la peinture de Picasso» (« Soleil pourri», in OC, !, op. cit., p. 232) ; « Enfin comme Mir6 lui-même professait qu'il voulait ''tuer la peinture", la décomposition fut poussée à tel point qu'il ne resta plus que quelques taches informes sur le couvercle ( ou sur la pierre tombale, si l'on veut) de la boîte à malices» (« Joan Mir6 : Peintures récentes», in OC, !, op. cil. , p. 2 5 5). 438

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bien d'une tendance à reproduire fidèlement le modèle, donc à suivre une certaine règle, que d'une inclination pour ce qui dévie de la commune mesure, donc pour la transgression d'un ordre établi. Bien que limité à la question de la forme, cet article sur l'art primitif écrit par Bataille en 1930 manifeste déjà son idée embryonnaire de la transgression44 1 . Quand il revient sur ce même sujet une vingtaine d'années plus tard, il conserve toujours la même opinion selon laquelle les hommes des cavernes ne doivent pas être assimilés à l'homme arriéré ou à l'enfant, car toutes leurs activités, en particulier leurs dessins muraux442 , correspondent à notre propre nature: «Ce qui distingue les premiers hommes est d'avoir, il est vrai par l'effort de générations, élaboré seuls un monde humain443 . » Ces deux exemples illustrent clairement que Bataille, en adoptant une perspective générale sur le réel, cherche à valoriser les phénomènes souvent méprisés et négligés par la pensée philosophique traditionnelle, et à leur accorder une place digne au sein de la nature. Le réel à ses yeux n'est donc plus soumis à l'ordre de l'homme, mais obéit à ses propres lois naturelles, universelles et cosmiques. Il s'affirme dans sa propre impossibilité. Cette démarche manifeste une fois de plus l'influence de Nietzsche. Tout comme le généalogiste ou le «philosophe législateur» qui affirme pour évaluer, pour décharger la vie du «poids des valeurs supérieures» et «créer des valeurs nouvelles qui soient celles de la vie444», son disciple tente également d'évaluer le monde à l'échelle de la nature, de l'univers. Derrière la dénonciation de la forme esthétique classiquement imposée au réel se trouve en effet son rejet de toute valeur qui, au nom d'une idéalité, maintient la vie dans une sérénité éternelle et donc la rétrécit, la déprécie et l'appauvrit. Son objectif est de retourner au réel en tant que continuité de l'être, en tant que monde dionysiaque où s'épanouissent les forces exubérantes, torrentielles et 441

Dans une note de bas de page, Bataille écrit : « Le terme d'altération a le double intérêt d'exprimer une décomposition partielle analogue à celle des cadavres et en même temps le passage à un état parfaitement hétérogène correspondant à ce que le professeur protestant Otto appelle le tout autre, c'est-à-dire le sacré, réalisé par exemple dans un spectre.» (« L'art primitif», art. cit. , p. 251n.) L'association de l'altération avec le passage à l'hétérogène et au sacré implique déjà qu'il s'agit d'un acte transgressif, en ce que le sacré est ce qui est intouchable, relève d'un ordre tout autre et est protégé par l'interdit. 442 Bien entendu, les arguments de ces deux textes sont différents. Dans « L'art primitif», l'acte transgressif des premiers hommes consiste à délibérément déformer la figure humaine dans leur art, tandis que dans l'œuvre sur Lascaux, la transgression renvoie à l'acte même de dessiner ou de jouer, c'est-à-dire de se vouer à la dépense improductive au lieu de travailler. 443 Georges Bataille, Lascaux ou la naissance de l'art, op. cit., p. 26. 444 « Affirmer, c'est encore évaluer, mais évaluer du point de vue d'une volonté qui jouit de sa propre différence dans la vie, au lieu de souffrir les douleurs de l'opposition qu'elle inspire elle-même à cette vie. Afjinner n 'est pas prendre en charge, assumer ce qui est, mais délivrer, décharger ce qui vit. Affirmer, c'est alléger : non pas charger la vie sous le poids des valeurs supérieures, mais créer des valeurs nouvelles qui soient celles de la vie, qui fassent de la vie la légère et l'active. Il n'y a création à proprement parler que dans la mesure où, loin de séparer la vie de ce qu'elle peut, nous nous servons de l'excédent pour inventer de nouvelles formes de vie. » Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 289-290.

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illimitées de la vie. C'est un tel réel ne pouvant être mesuré par aucune forme que Bataille désire voir et connaître. Ce réel à la mesure de la nature se présente dans l'un de ses articles sur l'«obélisque» écrit vers la fin des années trente. Un obélisque dressé au centre d'une place publique, avec « une poussière humaine mouvementée et vide gravit[ant] autour de lui à perte de vue », symbolise le besoin de l'homme de dompter la nature informe, de mettre fin au désordre du réel en y introduisant une forme et un ordre : «rien ne répond avec autant d'exactitude aux aspirations désordonnées en apparence de cette foule que les espaces mesurés et tranquilles que commande sa simplicité géométrique. » La construction de la pyramide offre un exemple parfait de cette volonté humaine d'«arrêter l'écoulement du temps » et de«s'acquérir l'immortalité ». Ainsi, une perspective émouvante, figurée par les ombres et les traces des morts sans nombres qui se sont succédé s'étend des rives du Nil à celles de la Seine, des arêtes des pyramides à celles du monolithe érigé devant les palais Gabriel. La longue durée qui va de l'Ancien empire de l'Égypte à la bourgeoise monarchie d'Orléans - qui fit élever l'obélisque sur la place « aux applaudissements d'un peuple immense» - a été nécessaire à l'homme pour achever de fixer les bornes les plus stables au mouvement délétère du temps. L'univers moqueur était lentement livré à la sévère éternité de son Père Tout-Puissant, garant de la stabilité profonde445 .

Une telle interprétation de l'obélisque, et par extension de l'architecture en général, se trouve déjà dans un texte de Bataille rédigé quelques années auparavant pour Documents : «En effet, seul l'être idéal de la société, celui qui ordonne et prohibe avec autorité, s'exprime dans les compositions architecturales proprement dites. Ainsi les grands monuments s'élèvent comme des digues, opposant la logique de la majesté et de l'autorité à tous les éléments troubles : c'est sous la forme des cathédrales et des palais que l'Église ou l'État s'adressent et imposent silence aux multitudes. » D'ailleurs, cette «composition architecturale» est également représentée dans d'autres activités humaines, à savoir le costume, la musique et la peinture, d'où l'on peut inférer«un goût prédominant de l'autorité humaine ou divine » et une « volonté de contraindre l'esprit à un idéal officiel446 ». Cependant, l'agitation humaine, étant le reflet de la démesure de la nature, ne peut pas toujours être contenue dans n'importe quelle forme en vue de maintenir la «stabilité sociale». Par conséquent, dans le domaine de l'art, «pour étrange que cela puisse sembler quand il s'agit d'une créature aussi élégante que l'être humain, une voie s'ouvre - indiquée par les peintres - vers la monstruosité bestiale447 »; et sur le plan social et historique, la révolution - le réel en pleine effervescence - d'une manière symbolique finit 445

Georges Bataille, « L'obélisque», in OC, !, op. cit., p. 503-505. Georges Bataille, « Architecture», in OC, !, op. cit, p. 171. 447 Ibid. , p. 171-172. 446

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toujours par envahir ou renverser les édifices magistraux des villes, comme en témoignent la prise de la Bastille et l'installation d'un échafaud sur la Place de la Concorde 448 . Au monde de « la pierre immuable » Bataille oppose donc le«monde héraclitéen des fleuves et des flammes», soit le monde dionysiaque de la Grèce des temps tragiques où il est «loisible de préférer à la tranquillité le combat, à la stabilité la perte qui se précipite », où l'homme vit en accord avec la violence et reconnaît sa « nature véritable » aux «signes de délire et de mort » figurés par la tragédie. C'est dans ce contexte que Bataille fait entrer dans son discours Nietzsche, qui se sert de la «représentation agressive d'Héraclite» répondant à la «disponibilité à la fois heureuse et sombre de la vie », pour décrire ses propres images de la « mort de Dieu », images « d'une chute totale et cependant éclatante de gloire », manifestant en réalité une « nostalgie du monde perdue ». Fondamentalement, ce que Bataille tente de faire est de dégager le réel de la v1s1on idéaliste établie depuis Socrate qui introduit le principe d '« immuable » dans l' « humanité tumultueuse » et dans le monde dominé par les « combats », vision héritée ensuite par le christianisme qui soumet les choses en perpétuel devenir à la sérénité éternelle et divine, pour le concevoir à une échelle plus vaste, celle de la nature indomptée, soit ramener 448

Concernant la prise de la Bastille, Bataille écrit : « La prise de la Bastille est symbolique de cet état de choses : il est difficile d'expliquer ce mouvement de foule, autrement que par l'animosité du peuple contre les monuments qui sont ses véritables maîtres. » (Ibid., p. 171.) Concernant l'échafaud et l'obélisque de Louqsor qui lui succède sur la Place de la Concorde, Bataille souligne que cet obélisque perd son sens conventionnel de monument magistral ou de p:')'Tamide, mais symbolise au contraire un « espace vide» où s'entend le « brut d'explosions successives» des « temps sans fin», espace ouvert précisément par l'érection d'une guillotine, c'est-à-dire libéré de l'ordre pérenne et souverain par la force révolutionnaire du peuple : « Dans la mesure où l'obélisque est maintenant, avec toute cette grandeur morte, reconnu, il ne facilite plus le glissement de la conscience, il fixe l'attention sur l'échafaud. [ . . . ] C'est le point central du triangle limité par les deux chevaux de pierre et l'obélisque qui marque l'emplacement de l'échafaud, espace vide et ouvert à une circulation rapide.» (« L'obélisque», art. cil., p. 512.) D'ailleurs, en ce qui concerne l'antipathie de Bataille envers l'architecture à la fois au sens littéral et métaphorique, nous renvoyons à l'étude de Denis Hollier, La Prise de la Concorde, qui repose, comme l'indique son titre, sur le caractère anti-architectural de la pensée de Bataille. Pour être plus précis, elle commence par évoquer le tout premier texte publié de Bataille, « Notre-Dame de Rheims», qui est « une méditation, au sens, sous la forme et selon l'esprit le plus religieux de ce terme, sur la cathédrale», et qui a été écrit alors que Bataille était encore un homme très jeune et dévot, pour suggérer ensuite que tout ce qu'il a écrit après avoir rompu avec le catholicisme pourrait être considéré comme une tentative, non seulement de nier ce texte, mais aussi de démolir la cathédrale sous toutes ses formes et dans tous les sens : « Bataille n'écrira que pour ruiner cette cathédrale ; pour la réduire au silence, il écrira contre ce texte. Non pas, dans une fixation fétichiste à ce qui serait une sorte de péché originel, contre ce texte seulement, contre ces six pages rétrospectivement incongrues, mais contre la sourde nécessité idéologique qui le commande, contre cette cathédrale plus secrète et plus vaste dans laquelle il est pris de part en part et qui empêche que ce texte ait été écrit, qui fait qu'écrire ne pouvait avoir lieu qu'après, contre lui, contre l'architecture oppressive des valeurs constructives.» (ln La Prise de la Concorde, suivi de Les Dimanches de la vie : essais sur Georges Bataille, Paris, Gallimard, coll. « Le Chemin», 1993, p. 31-32.)

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la « vision explosante d'Héraclite » centrée sur le « TEMPS », et celle de Nietzsche qui «ne fait qu'arracher à Dieu mort sa puissance totale pour la donner à l'absurdité délétère du TEMPS449 ». Puis, dans l'article qui suit immédiatement « L'obélisque », Bataille nous présente le réel dans une dimension encore plus vaste, cette fois à la mesure de l'univers. Il s'agit d'un monde apparaissant «à la sutface d'un corps céleste », qui « apparaît lui-même en un point quelconque de l'espace vide tel que la nuit en révèle l'immensité - animé d'un mouvement complexe dont la rapidité est vertigineuse ». Ainsi, « il serait dépourvu de sens de se représenter la réalité de la Terre dissociée de cette projection dans l'espace ». Autrement dit, il faut reconnaître que notre monde terrestre n'est qu'une particule minuscule au sein de cosmos infini en perpétuel mouvement « comme une explosion qui tournoie », et donc le voir en tenant compte de ce « mouvement d'ensemble » de l'univers. En ce sens, se dévoile toute l'absurdité de « l'anthropocentrisme naturel à l'homme », des «représentations qui faisaient de l'homme et du sol terrestre, assise en apparence immuable de la vie humaine, le centre et le fondement de toute réalité possible ». Selon Bataille, «toute la vérité que reconnaît l'homme est nécessairement liée à l'erreur que représente le "sol immobile"», et cette vérité erronée le conduit à concevoir le réel selon le principe d' « avidité », car étant bénéficiaire du rayonnement solaire qui nourrit sa vie terrestre, il se croit prétentieusement l'aboutissement de toute énergie cosmique, de sorte qu'il ne suit plus le mouvement d'ensemble explosif et dilapidateur, mais devient au contraire dévoreur de force L'anthropocentrisme se situe au sommet comme un achèvement de cette tendance : l'affaiblissement de l'énergie matérielle du globe terrestre a rendu possible la constitution des existences humaines autonomes qui sont autant de méconnaissances du mouvement de l'univers.[ ... ] l'être humain perd conscience de la réalité du monde sur lequel il est porté - autant que le parasite ignorant les transports de douleur ou de joie de celui dont il tire sa subsistance. Plus encore, cherchant, pour mieux fermer ce monde qui lui est proche, à se représenter le principe de tout ce qui est, il tend à substituer à l'évidente prodigalité du ciel l'avidité qui le constitue : c'est ainsi qu'il efface peu à peu l'image d'un réel céleste dépourvu de sens et de prétention et la remplace par la personnification (de nature anthropomorphe) de l'immuable idée du Bien450 .

À ce compte-là, est clair le sens de cet impératif de prendre une perspective cosmologique sur le réel. Il s'inscrit dans le propre projet d'évaluation de Bataille, qui consiste à chercher des vérités nouvelles, en l'occurrence celles de l'univers, et à fonder dans une certaine mesure une connaissance générale du monde en ayant en considération la circulation de toute l'énergie cosmique. Il s'agit de réexaminer les choses qui étaient autrefois classées comme bénéfiques ou maléfiques, positives ou négatives, 449 450

Georges Bataille, « L'obélisque», art. cit. , p. 505, 507-508, 510. Georges Bataille, « Corps célestes», in OC, !, op. cit., p. 514, 516, 518.

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afin d'en effectuer un agencement dans un nouveau système de valeurs, dont le seul but est de privilégier le libre cours de la pulsion vitale et de la force de la vie. Ainsi Bataille opère-t-il, tout comme Nietzsche avant lui, un renversement critique dans le domaine du savoir. Ce qui était « utile », c'est­ à-dire ce qui favorisait « l'acquisition de l'énergie », devient alors «au sein des univers libres » un monde «replié sur lui-même, isolé et enchaîné», où la seule fin des hommes est « celle d'une avidité impossible à assouvir », et où ils sont subordonnés à un mouvement engendrant constamment une «avidité accrue » jusqu'à ce qu'ils ne puissent rien faire que « se condamner eux-mêmes à regarder l'avidité qui les anime comme maudite ». L'utile, au sens radical, finit par stériliser la vie. La seule issue réside dans la perte ou la dépense improductive, accomplie«avec prodigalité». Elle entre en fonction quand «une existence avide arrivée au plus haut degré de sa croissance atteint un point de déséquilibre », et permet à l'homme de «prendre conscience du caractère fêlé et catastrophique de tout ce qui est avare de capter les forces utiles », de retrouver « le mouvement libre de l'univers » et de «danser et tournoyer avec une ivresse aussi délivrante que celle des grands essaims d'étoiles451 ». Cet a1ticle intitulé «Corps célestes » mérite notre attention en ce que, reprenant la notion que son auteur a abordée il y a quelques années, déjà d'une manière innovatrice et visionnaire, il lui donne une dimension nouvelle et plus vaste, et essaie de rendre compte de son sens et sa valeur au sein de l'« espace céleste45 2 », c'est-à-dire dans le contexte du parcours de toute l'énergie cosmique et du processus vital. C'est ainsi que la dépense excède «la limite de l'utile 453 », et «s'affirme comme un gain non quantifiable454 », gain dont la signification échappe à la pensée rationnelle, instrumentale et calculatrice. De plus, ce texte annonce ce que Bataille va publier, quelques années plus tard, au nom de l'«économie à la mesure de l'univers» ou de l'«économie générale455 ». La Part maudite commence elle-même par une conception cosmologique de l'économie par rapport à celle au sens restreint : elle est un «phénomène cosmique», un mouvement qui « se produit à la surface du globe qui résulte du parcours de l'énergie en 451

Ibid. , p. 519-520. C 'est dans « La notion de dépense», publié en 1933, que Bataille décrit l'inclination de l'homme pour deux types d'activités antinomiques, l'activité utile et la dépense improductive. Mais il se limite à discuter l'incompatibilité de ces deux activités au sein même de la vie humaine, qui « a lieu en fait sur un globe isolé dans l'espace céleste» (art. cit., p. 318). En d'autres termes, son attention est davantage axée sur l'inutilité ou l'improductivité, donc sur le non-sens de la dépense pour l'homme et la société. Il n'a pas encore réfléchi à son sens et sa valeur, certes indéfinissables et inavouables, d'un point de vue plus vaste. 453 Sous le titre « La limite de l'utile» sont réunis les fragments d'une version abandonnée de La Part maudite, publiés dans le tome VII des Œuvres complètes de Bataille. 454 Alain Milon, « La dépense est un gain non quantifiable», art. cit., p. 12. 455 « L'économie à la mesure de l'univers» est un texte de Bataille paru en 1946. L'auteur précise qu'il s'agit de « notes brèves, préliminaires à la rédaction d'un essai d'"économie générale", à paraitre sous le titre : La Part maudite» (in OC, VII, p. 7). 452

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ce point de l'univers. L'activité économique des hommes approprie ce mouvement, elle est la mise en œuvre à de certaines fins des possibilités qui en résultent. Mais ce mouvement a une figure et des lois en principe ignorées de ceux qui les utilisent et en dépendent. [ . . . ] Au-delà de nos fins immédiates, son œuvre, en effet, poursuit l'accomplissement inutile et infini de l'univers 45 6 ». En fonction du fait que celui-ci est fondamentalement caractérisé par l'«exubérance», que sa loi est que chaque système produit plus d'énergie qu'il ne peut contenir, l'économie quant à elle, au lieu d'être un système dont le principe est l'«utilité», où priment la production et l'accumulation incessantes de la richesse, devient celui qui vise toujours à perdre sans profit l'énergie excédant la limite de sa croissance. Il s'agit d'une «perte agréable» qui«ne peut à aucun titre passer pour utile», mais dont l'effet bénéfique dépasse la compréhension de la rationalité instrumentale45 7 . Par conséquent, il est nécessaire de renoncer au point de vue «particulier» ou restreint, commandé par la pensée discursive, et d'adopter une perspective«générale» sur le réel. Sous une telle perspective, nous pouvons alors voir le «caractère explosif de ce monde, porté à l'extrémité de la tension explosive dans le temps présent», et également lever la «malédiction» pesant sur la vie humaine, associée à des activités telles que le don, la dépense et la consumation, activités qui étaient autrefois considérées comme constituant la«part maudite458». Tout ce projet de voir le réel dans sa totalité afin d'établir une connaissance générale du monde, dont l'origine remonte aux années trente et qui aboutit à une «histoire universelle» inachevée45 9 , Bataille le mentionne dans l'avant-propos de L'Expérience intérieure: «Ce monde est donné à l'homme ainsi qu'une énigme à résoudre. Toute ma vie [ . . . ] s'est passée à résoudre l'énigme. Je vins effectivement à bout de problèmes dont la nouveauté et l'étendue m'exaltèrent. Entré dans des contrées insoupçonnées, je vis ce que jamais des yeux n'avaient vu.» Il s'agit alors d'une forme de 456

Georges Bataille, La Part maudite, op. cit., p. 28-29. Ibid. , p. 37. Suite à cette thèse, Bataille avance, d'un point de vue presque évolutionniste, que la dépense improductive est le moteur de l'évolution des êtres vivants (p. 38-39). Ainsi conclut-il : « J'insiste sur le fait qu'il n'y a pas généralement de croissance, mais seulement sous toutes les formes une luxueuse dilapidation d'énergie ! L'histoire de la vie sur la terre est principalement l'effet d'une folle exubérance : l'événement dominant est le développement du luxe, la production de formes de vie de plus en plus onéreuses. » (P. 39-40.) En opposant l'évolution de la vie à sa simple croissance, Bataille semble suggérer que la dépense dans le contexte de l'économie générale apporte un gain qualitatif, par rapport au gain quantitatif que préconise l'économie restreinte. 458 Ibid. , p. 44-47. 459 Nous voudrions souligner que Bataille a tenté à plusieurs reprises, d'une manière ou d'une autre, de regrouper sous ce titre « histoire universelle» les grands ouvrages qu'il a écrits après la guerre, qu'ils aient été publiés ou non de son vivant, à savoir La Part maudite, Lascaux ou la naissance de l 'art, L 'Érotisme, Les Larmes d'Éros, Théorie de la religion et La Souveraineté (Cf Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l 'œuvre, op. cit., p. 532-533). Ainsi, La Part maudite n'est en un sens qu'un fragment de ce projet inachevé. 457

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connaissance nouvelle, différente de celle que recherche la philosophie traditionnelle. Elle est décrite comme «un champ de coïncidences entre les données d'une connaissance émotionnelle commune et rigoureuse et celles de la connaissance discursive», avec ses éléments qui, «se perdant les uns dans les autres des diverses formes de dépense [ . . . ] définissaient d'eux­ mêmes une loi de communication réglant les jeux de l'isolement et de la perte des êtres». Nous y discernons la perspective générale dont les principes sont l'exubérance et la dilapidation. Pourtant, Bataille admet qu'il n'éprouve pas «un sentiment de triomphe460 » envers cette connaissance, parce que le réel à l'échelle de l'univers dont il tente de connaître la totalité, «en ses aspects proches ou lointains, n'est jamais qu'un au-delà de la pensée461 », et que le projet de dépeindre une histoire universelle à partir de cette connaissance est donc fondamentalement impossible à achever. Ainsi, le sens de la «révolution copernicienne» que réalise Bataille dans le domaine du savoir, en d'autres termes la mise en cause de la vision anthropocentrique et la mise en œuvre de la vision cosmologique, réside dans la dénonciation du caractère mensonger et fallacieux de toute recherche de l'idéal et de la vérité absolue du réel, et dans l'affirmation de celui-ci dans son infinité, c'est-à-dire dans l'affirmation de l'impossible comme son propre ordre, comme sa seule valeur et autorité. 111. 1.3. Le cas du soleil Voir le réel tel qu'il est et dans sa totalité, cette perspective du réel se manifeste de manière exemplaire dans les écrits de Bataille sur le soleil462 . En fait, nous pourrions même dire que sa pensée est marquée par un certain héliocentrisme, au sens où le soleil le fascine et l'obsède constamment. Pour lui, le soleil n'est évidemment pas le soleil beau, serein et idéal tel que le conçoit la tradition philosophique. De même que Nietzsche qui entreprend le travail du généalogiste à «l'heure du Grand :Midi, de la clarté la plus redoutable463 », Bataille, profitant de ce moment de rupture et de révélation, cherche également à évaluer les valeurs et les autorités que nous avons longtemps tenues incontestables. Et sa cible principale, c'est la source même de cette lumière révélatrice et de notre vision: «L'heure du Grand :Midi est celle qui nous apporte la plus forte lumière; l'air entier est échauffé; le jour est devenu feu; pour l'homme avide de voir, c'est le moment où, regardant, Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cil. , p. 11. Georges Bataille, La Part maudite, op. cil. , p. 29n. 462 Cette étude de la question du soleil chez Bataille, ainsi que celle de sa conception de la vision vers la fin de ce chapitre, s'inspirent de l'ouvrage de Martin Jay (Downcast Eyes: the Denigration of Vision in Twentieth-Century French Thought, Berkeley, University of California Press, 1993, chapitre IV, « The Disenchantment of the Eye: Bataille and the Surrealists », p. 216-236). 463 Friedrich Nietzsche, cité in Maurice Blanchot, Faux pas, op. cil. , p. 47. 460 461

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il risque de devenir plus aveugle qu'un aveugle, une sorte de voyant qui se souvient du soleil comme d'une tache grise, importune464 . » La première tâche de Bataille, c'est de dénoncer la forme idéale que nous avons imposée au soleil, afin de nous inciter à le voir tel qu'il est, comme aveuglant, affolant et dévastateur. C'est ainsi que le soleil devient aussi sombre et sinistre que la nuit, et que le ciel aussi sale et immonde que la terre. Il convient de noter que le rabaissement du soleil et le renversement de l'ordre qu'il symbolise sont des thèmes communs chez les écrivains et les artistes de cette époque. Pour Van Gogh, le ciel ensoleillé est menaçant, suffoquant et écrasant au point de rendre fou celui qui est exposé à sa lumière, le poussant même au suicide465 ; pour Camus, le soleil avec son éblouissement et sa chaleur est complice d'un meurtre de sang-froid466 ; pour Artaud, l'éloge de l'envoûtement de la nuit est en même temps une dénonciation de la société étouffante, aliénante et oppressante construite à la clarté du jour467 ; pour Blanchot, l'écriture dans le silence nocturne est une résistance à la folie du jour et au pouvoir déraisonnable de la raison 46 8 . Cependant, personne ne défigure le soleil de manière aussi radicale que Bataille. Déjà dans un texte écrit en 1927 intitulé «L'anus solaire», il commence à blasphémer le soleil sacré. Il y présente une conception sexuelle du monde où le «mouvement rotatif» de la planète et le «mouvement sexuel» sont des parodies l'un de l'autre, conception qui anticipe ses études 464

Maurice Blanchot, Faux pas, op. cil. , p. 47. C 'est ainsi qu'Artaud décrit la peinture de Van Gogh : elle ouvre sur une autre réalité « énigmatique et sinistre», sur une terre comme un « linge sale, tordu de vin et de sang trempé» sous un ciel « très bas, écrasé, violacé, comme des bas-côtés de foudre», terre sur laquelle pèsent les « menaces d'une suffocation d'en-haut» (Van Gogh, le suicidé de la société, Paris, Gallimard, coll. « L'Imaginaire», 2001, p. 43-4 5). 466 Il est significatif de noter que dans L 'Étranger, le soleil apparait à maintes reprises dans la description du meurtre commis par Meursault. Cela donne l'impression que le protagoniste tue parce qu'il est accablé par la chaleur du soleil (cf Albert Camus, L 'Étranger, in Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 174-176). D'ailleurs, lors de son procès, Meursault avoue lui-même que son crime est « à cause du soleil» (p. 201). 467 Dans son essai sur Van Gogh, lui-même victime de la clarté du jour, Artaud dit qu'« il y a eu des envoûtements unanimes à propos de Baudelaire, d'Edgar Poe, de Gérard de Nerval, de Nietzsche, de Kierkegaard, de Hôlderlin, de Coleridge, et il y en a eu à propos de Van Gogh», envoûtements qui se passent « de préférence en général pendant la nuit». Ces « quelques rares bonnes volontés lucides» sont pourtant la cible de « la venimeuse agressivité du mauvais esprit de la plupart des gens», entourées « de la formidable succion, de la formidable oppression tentaculaire d'une espèce de magie civique», donc suffoquées, marginalisées voire « suicidées» par la société (Van Gogh, le suicidé de la société, op. cil. , p. 32). 468 Épris de nuit sur laquelle ouvre l'écriture, Blanchot évoque, à travers un narrateur qui s'est fait blesser les yeux, « la folie du jour» : « À la longue, je fus convaincu que je voyais face à face la folie du jour ; telle était la vérité : la lumière devenait folle, la clarté avait perdu tout bon sens ; elle m'assaillait déraisonnablement, sans règle, sans but. Cette découverte fut un coup de dent à travers ma vie. » (La Folie dujour, Saint-Clément, Fata Morgana, 1986, p. 2223.) En d'autres termes, il prend soudainement conscience que le monde du jour régi par la raison est insensé et cruel.

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ultérieures sur l'érotisme. Le soleil représenté dans ce texte est celui qui « aime exclusivement la Nuit et dirige vers la terre sa violence lumineuse, verge ignoble ». Et en s'identifiant au soleil, «immonde parodie du soleil torride et aveuglant », Bataille exprime : « Je désire être égorgé en violant la fille à quij'aurai pu dire : tu es la nuit. » Une telle métaphore à la fois lyrique et vulgaire signifie que le soleil est si aveuglant qu'il devrait se fondre dans la nuit, elle-même aussi obscure qu'un trou noir comme l'anus. Ainsi, l' « anneau solaire » devient l '« anus solaire469 ». Trois ans plus tard, Bataille rédige pour Document un article intitulé « Soleil pourri », dans lequel il s'attaque explicitement à l'interprétation idéaliste du soleil. Son argument principal est qu'étant « la conception la plus élevée», le soleil brule en effet les yeux de celui qui le contemple et trouble son esprit. En ce sens, l'assimiler à la beauté sereine d'un côté revient à l'émasculer, à le priver de sa pleine force destructrice et à le réduire à une forme embellie, et de l'autre côté révèle la lâcheté de ceux qui n'osent pas le voir tel qu'il est réellement, c'est-à-dire comme quelque chose de laid, agité et violent : Pour achever de décrire la notion de soleil dans l'esprit de celui qui doit l'émasculer nécessairement par suite de l'incapacité des yeux, il faut dire que ce soleil-là a poétiquement le sens de la sérénité mathématique et de l'élévation d'esprit. Par contre si, en dépit de tout, on le fixe assez obstinément, cela suppose une certaine folie et la notion change de sens parce que, dans la lumière, ce n'est plus la production qui apparaît, mais le déchet, c'est-à-dire la combustion, assez bien exprimée, psychologiquement, par l'horreur qui se dégage d'une lampe à arc en incandescence. Pratiquement le soleil fixé s'identifie à l'éjaculation mentale, à l'écume aux lèvres et à la crise d'épilepsie. De même que le soleil précédent (celui qu'on ne regarde pas) est parfaitement beau, celui qu'on regarde peut être considéré comme horriblement laid470 .

En parcourant la mythologie grecque et romaine, Bataille découvre qu'en réalité, le soleil a toujours été perçu de manière ambivalente : cette source de vie est en même temps une menace de mort ; « le summum de l'élévation se confond pratiquement avec une chute soudaine, d'une violence inouïe ». Cette ambiguïté du soleil s'incarne patfaitement dans le mythe d'Icare : «celui qui luisait au moment de l'élévation d'Icare et celui qui a fondu la cire, déterminant la défection et la chute criarde quand Icare s'est approché trop près. » Cela revient à dire que la représentation négative du soleil, en même temps que sa contrepartie positive, reflète fidèlement le réel. Par conséquent, la déformation et la désacralisation du soleil que réalise Bataille vise en fait à le montrer tel qu'il est authentiquement, à le dégager de l'interprétation biaisée des idéalistes et des surréalistes, qui correspond uniquement à une élévation d'esprit « portée à son comble 47 1 », à un Georges Bataille, « L'anus solaire», in OC, !, op. cil. , p. 82, 86. Georges Bataille, « Soleil pourri», art. cit., p. 231. 471 Ibid. , p. 232. 469

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complexe icarien. Sa conception du soleil est si agressivement réaliste qu'elle en passe paradoxalement pour un dénigrement. Toute cette dépréciation du soleil trouve une représentation littéraire dans le roman Le Bleu du ciel. Cette scène se déroule dans la nuit, sous un ciel étoilé. Or le protagoniste, Henri Troppmann, se rappelle soudainement un jour où il était exposé «en plein soleil» : «Le soleil était tetTible, il faisait songer à une explosion : était-il rien de plus solaire que le sang rouge coulant sur le pavé, comme si la lumière éclatait et tuait?» Et il ajoute ensuite: «Mes yeux ne se perdaient plus dans les étoiles qui luisaient au-dessus de moi réellement, mais dans le bleu du ciel de midi», au point où«je devenais fou de soleil et j'avais envie de rire». Il s'agit donc d'un soleil qui surgit de la nuit, un soleil violent, affolant et destructeur, bien loin de notre conception conventionnelle. Mais ce qui est significatif, c'est que cette dénonciation du soleil idéal est également un moment décisif dans l'évolution du personnage de Troppmann, moment de révélation et aussi de renversement équivalent au grand midi nietzschéen, marquant sa transformation en un homme par-delà le bien et le mal, prêt à contester toute valeur sublime et à transgresser tout ordre établi, donc en un surhomme. Certes, Troppmann est dès le début du roman un débauché, capable de toute sorte d'extravagances. Mais il ne mène pas sa vie libertine sans remords et culpabilité. Il est tiraillé entre trois femmes - Xénie, incarnation de la pureté et de l'innocence; Lazare, symbole de l'idéal révolutionnaire; et Dirty, représentation de la saleté et de l'ignominie comme l'implique son prénom - et il est déchiré par son hésitation. Cela montre qu'il ne renonce pas, malgré tout, à certains principes esthétiques, moraux et politiques qui régissent le monde. Cependant, le moment passé sous un ciel ensoleillé en pleine nuit marque le tournant radical. Non seulement décide-t-il fermement et gaiement d'embrasser les «rêves démesurés de Dirty», mais il rit aussi tout en déclarant : «j'avais ri de la même façon quand j'étais petit et que j'étais certain qu'un jour, moi, parce qu'une insolence heureuse me portait, je devrais tout renverser, de toute nécessité tout renverser472 . » Ce renversement survient vers la fin du texte, lorsque le couple fait l'amour dans un cimetière pendant la nuit, au-dessous d'un ciel étoilé et au­ dessus des tombes. Cette scène mélange presque tous les éléments caractéristiques de l'univers bataillien : la transgression des interdits liés à la sexualité et à la mort («la tetTe, sous ce corps, était ouverte comme une tombe, son ventre nu s'ouvrit à moi comme une tombe fraîche»); l'assimilation du mouvement de la nature à celui du corps (les lumières du «cimetière étoilé» «formaient ainsi un ciel vacillant, aussi trouble que les mouvements de nos corps mêlés»). Mais le plus saisissant, c'est que le ciel se confond avec la tetTe: le protagoniste dit qu'à première vue, le vide du sol rempli de tombes «n'était pas moins illimité, à nos pieds, qu'un ciel étoilé 472

Georges Bataille,Le Bleu du ciel, op. cil., p. 4 5 5 .

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sur nos têtes »; et à la fin de leur union sexuelle sur le sol, il dit qu'ils semblent tomber «dans la nuit », «dans le vide du ciel473 ». Ici, Bataille renverse tout ordre du réel, non seulement la hiérarchie du haut et du bas fondée sur l'idéalisme platonicien, mais aussi, peut-être involontairement, le ciel étoilé et la loi morale kantiens. Nous voyons enfin qu'en dévalorisant le soleil, il entend faire s'effondrer toute autorité que celui-ci symbolise et restituer le réel en lui-même, non esthétisé ni moralisé, soit un réel aussi désordonné, démesuré et bouleversant que le soleil : «Je me représente que la terre tourne vertigineusement dans le ciel. Je me représente le ciel lui­ même glissant, tournant et se perdant. Le soleil, comparable à un alcool, tournant et éclatant à perdre la respiration. La profondeur du ciel comme une débauche de lumière glacée se perdant474 . » Mais comment concevoir alors ce soleil dégagé de la vision idéaliste et rendu réel ? Autrement dit, qu'est-ce que signifie un soleil qui aveugle, affole voire tue ? Ne devient-il pas quelque chose d'impossible qui déborde notre compréhension ? C'est pourquoi il est nécessaire d'adopter une perspective générale et cosmologique. Comme mentionné précédemment, l'objectif de Bataille est de connaître et affirmer le sens de la dépense improductive dans un monde gouverné par la loi de l'univers, monde dont le seul principe est l'exubérance de la vie. Et le soleil joue ici un rôle primordial, car il sert de modèle, d'archétype à l'économie générale. Cela revient à dire qu'en rejetant la conception idéaliste du soleil, Bataille cherche en réalité à découvrir son sens véritable pour notre monde, à établir la prodigalité qu'il incarne comme l'ordre véritable des choses. En un mot, le rayonnement solaire est, du point de vue cosmologique, une dépense sans réserve, sans contrepartie, qui pourtant favorise la prospérité de la vie. Revenons à «Corps célestes». Le soleil décrit ici est une étoile qui «rayonne, c'est-à-dire projette sans cesse, sous forme de lumière et de chaleur, une partie de sa substance à travers l'espace (il est possible que la quantité considérable et pesante d'énergie ainsi dépensée provienne d'un anéantissement intérieur constant de la substance même de l'astre) ». En d'autres termes, «un Soleil prodigue sa force dans l'espace » au prix de sa propre destruction. Une telle auto-consumation, en accord avec le mouvement d'ensemble explosif de l'univers, permet d'échauffer la « Terre froide» et de nourrir les êtres vivants à sa surface 475 . Plus tard, dans l'économie générale que dépeint Bataille au début de La Part maudite, la dépense solaire est également présentée comme son point de départ : en ce qui concerne la vie en général, «l'énergie solaire est le principe de son 473

Ibid., p. 481-482. Nous voudrions ajouter que la raison pour laquelle le cimetière ressemble au ciel étoilé tient au fait que cette scène se déroule le premier novembre, à l'occasion de la Toussaint, à Trèves (p. 479). En Allemagne, il est coutumier de placer des bougies allumées sur les tombes des défunts à cette date. 474 Georges Bataille, « La pratique de la joie devant la m01t», in OC, I, op. cit., p. 5 56. 475 Georges Bataille, « Corps célestes», art. cit., p. 517.

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développement exubérant. La source et l'essence de notre richesse sont données dans le rayonnement du soleil, qui dispense l'énergie - la richesse sans contrepartie. Le soleil donne sans jamais recevoir : les hommes en eurent le sentiment bien avant que l'astrophysique ait mesuré cette incessante prodigalité ; ils le voyaient mûrir les moissons et liaient la splendeur qui lui appa1tient au geste de qui donne sans recevoir». Cela signifie non seulement que la dilapidation d'un soleil explosif est elle-même essentielle au processus vital, mais aussi et surtout qu'elle sert de modèle pour le développement des êtres vivants. Ainsi, à la pensée «pratique» de nos jours qui tient la «production» pour le seul mode d'enrichir le monde, Bataille oppose le «sentiment archaïque» qui célèbre la «gloire improductive», la considérant comme la source de l'exubérance de la vie476 . C'est aussi en suivant cette logique d'un soleil prodigue que Bataille interprète le réel terrestre. Certes, « la Terre froide ne peut pas tenir les atomes de sa surface dans la puissance d'un rayonnement presque nul et le "mouvement d'ensemble" qui se compose autour d'elle a lieu dans un sens contraire à celui du mouvement qui s'ordonne à l'intérieur d'un astre de température élevée477». En d'autres termes, par rappo1t au soleil, la terre, au lieu d'être purement dilapidatrice, est au contraire dévoreuse de force. Cependant, cela ne signifie pas qu'elle est dépourvue d'un mouvement d'explosion et de dépense. Déjà dans le «coït» entre le soleil et la terre représenté dans«L'anus solaire», où le premier est considéré plutôt comme mâle donateur et la seconde femelle donataire, celle-ci est également décrite comme jouissant de sa propre éjaculation ou excrétion : «Le globe terrestre est couvert de volcans qui lui servent d'anus», et il «rejette parfois au­ dehors le contenu de ses entrailles»; «La terre se branle parfois avec frénésie et tout s'écroule à sa surface. » Autrement dit, si le soleil est dans son ensemble comparable à une «verge» ou un «anus» qui évacue continuellement les déchets, la terre, étant un organisme plus complexe, possède elle aussi son propre système excréteur nécessaire à son fonctionnement. C'est la raison pour laquelle Bataille s'intéresse au volcan, qui symbolise «la force d'éruption » inhérente à la terre47 8 : c'est dans «le cratère des volcans» qu'éclate«l'incandescence intérieure de la Terre479 ». En ce sens, la seule vérité de notre monde, qui se présente comme un monde héraclitéen des flammes, c'est qu'il suit un mouvement d'explosion ou de dépense semblable à celui du soleil, mouvement qui inéluctablement aboutit à la mort : «Tout ce qui existe se détruisant, se consumant et mourant, Georges Bataille, LaPart maudite, op. cit., p. 35-36. Georges Bataille, « Corps célestes», art. cit., p. 517. 478 Georges Bataille, « L'anus solaire», art. cil. , p. 85. Nous pouvons ainsi comprendre la parallèle que Bataille établit entre le mouvement d'ensemble du monde et l'activité érotique propre à l'homme. L'idée centrale de ses études sur l'érotisme est que cela ne concerne pas l'activité sexuelle en vue de la procréation, mais plutôt une pure dépense d'énergie, souvent accompagnée de l'éjection inutile des fluides corporels. 479 Georges Bataille, « Propositions», art. cit., p. 472. 476

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chaque instant ne se produisant que dans l'anéantissement de celui qui précède et n'existant lui-même que blessé à mort480 . » Ainsi pouvons-nous dire que la dépense de la terre, tout comme celle du soleil, est une expérience intérieure, au sens où celle-ci est un mouvement délétère qui ronge l'astre jusqu'à son anéantissement ultime. En somme, ce que Bataille semble accomplir avant tout, c'est la restitution du réel dans son état primitif et indompté, dominé par la force illimitée et inconditionnelle de la nature et de l'univers. Ensuite, il cherche à rendre intelligible un tel réel en appliquant la logique de la prodigalité. Cependant, une énigme persiste: comment la dépense, qui paraît n'entraîner que la destruction, pourrait-elle au contraire favoriser l'exubérance de la vie? La consumation du soleil peut encore être justifiée par le fait que, bien qu'elle ne soit en elle-même que « rayonnement, gigantesque perte de chaleur et de lumière, flamme, explosion», l'admirant de loin, les hommes «peuvent - à l'abri - jouir des paisibles fruits de ce grand cataclysme48 1 ». Quant à la consumation terrestre, tout porte à croire que cette dilapidation d'énergie n'a que des effets dévastateurs. Comme le reconnaît Bataille: «Les déflagrations érotiques [ . . . ] volcaniques sont en antagonisme avec le ciel. De même que les amours violents, ils se produisent en rupture de ban avec la fécondité. À la fécondité céleste s'opposent les désastres terrestres, image de l'amour terrestre sans condition, érection sans issue et sans règle, scandale et terreur 482 »; ou encore, «la Terre et ses produits ne se prodiguent et ne se libèrent sans mesure que pour détruire483». Cela signifie que ce monde dionysiaque où prévalent la violence et le combat est si chaotique et catastrophique qu'il semble inévitablement aboutir à la guerre, à la destruction totale de tout. Ainsi Bataille écrit-il juste à la veille de la Seconde Guerre mondiale: «JE SUIS MOI-MÊME LA GUERRE. Je me représente un mouvement et une excitation humains dont les possibilités sont sans limite: ce mouvement et cette excitation ne peuvent être apaisés que par la guerre484 . » Pour résoudre ce problème, il faut une fois de plus se tourner vers la perspective générale. C'est ce que fait Bataille dans La Part maudite. Il essaie de justifier la force destructrice de la prodigalité terrestre en 480

Georges Bataille, « La pratique de la joie devant la mort», art. cit., p. 556. Georges Bataille, « Van Gogh Prométhée», in OC, !, op. cit., p. 498. 482 Georges Bataille, « L'anus solaire», art. cit., p. 86. 483 Georges Bataille, « Propositions», art cit., p. 472. 484 Georges Bataille, « La pratique de la joie devant la mort», art. cit., p. 557. L'imminence de la guerre est un thème récurrent dans les écrits de Bataille vers la fin des années trente. Par exemple, Le Bleu du ciel, achevé en 1935, dont l'intrigue principale se déroule pendant la grève générale révolutionnaire en Espagne de 1934, annonce non seulement la guerre d'Espagne de 1936 à 1939, mais aussi la Seconde Guerre mondiale comme le suggère sa scène finale, qui se passe dans une Allemagne nazie. Ainsi, nous ne pouvons pas nous empêcher de percevoir le lien entre le monde dépeint par Bataille, où tout ordre est renversé, et la guerre qui le guette. 481

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l'analysant dans le contexte de l'économie générale. Il refuse d'envisager le mouvement de l'énergie dans le cadre d'une « entité fondée sur le type des systèmes particuliers». Au contraire, il prend en considération «un jeu de l'énergie qu'aucune fin particulière ne limite: le jeu de la matière vivante en général, prise dans le mouvement de la lumière dont elle est l'effet. À la sutface du globe, pour la matière vivante en général, l'énergie est toujours en excès, la question est toujours posée en termes de luxe, le choix est limité au mode de dilapidation des richesses485 ». En ce sens, la destruction des biens particuliers et la mort des êtres vivants particuliers résultant de la dépense sans réserve, garantissent au niveau général et supérieur le libre cours de l'énergie terrestre et donc la prospérité de la matière vivante dans sa totalité:«Le luxe de la mort, à cet égard, est envisagé par nous [ . . . ] d'abord comme une négation de nous-mêmes, puis, en un renversement soudain, comme la vérité profonde du mouvement dont la vie est l'exposition486 . » Ici, nous discernons l'idée de la continuité fondamentale de l'être, selon laquelle les êtres vivants sont liés les uns aux autres par le flux de force. La mort de l'un, étant la fin de sa propre existence, en est en même temps le commencement d'un autre. Dans cette perspective, la guerre doit être considérée, pour une société accablée par la production et l'accumulation interminable des richesses, comme «une dépense catastrophique de l'énergie excédante». Elle sert de «décongestion» pour une économie chargée d'un «excès de force vive» et entrée dans l'impasse. l\1algré son caractère tragique, elle contribue à rétablir l'ordre réel de la nature, si cruel qu'il nous fait peur. En d'autres termes, «passer des perspectives de l'économie restreinte à celle de l'économie générale réalise en vérité un changement copernicien: la mise à l'envers de la pensée - et de la morale487 ». Il faut reconnaître que notre monde, tout comme le soleil, ne correspond pas à l'idée immuable et sereine du bien, mais se présente plutôt comme une prodigalité à la fois délétère et enrichissante. Cependant, «avant toute autre condition, l'existence humaine exige la stabilité, la permanence des choses, et il en résulte une attitude ambiguë à l'égard de toutes les grandes et violentes dépenses de forces : ces dépenses, aussi bien lorsqu'elles sont le fait de la nature que son fait propre, représentent les plus grandes menaces possibles 488 ». C'est pourquoi les hommes tendent à admirer le soleil de loin de manière prudente; c'est aussi pourquoi ils tendent à oublier la «véritable nature de la vie terrestre, qui exige l'ivresse extatique et l'éclat», et ne savent pas «jouir librement et avec prodigalité de la Terre et de ses produits». Autrement dit, «c'est la méconnaissance de la Terre, l'oubli de l'astre sur lequel ils vivent, l'ignorance de la nature des richesses, c'est-à-dire de l'incandescence qui est 485

Georges Bataille, LaPart maudite, op. cil., p. 30-31. Ibid. , p. 41. 487 Ibid. , p. 33. 488 Georges Bataille, « Van Gogh Prométhée», art. cit., p. 498. 486

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close dans cet astre, qui a fait de l'homme une existence à la merci des marchandises qu'il produit489 », existence qui n'agit que selon les principes d'utilité et d'avidité, établissant ainsi une économie restreinte pour se protéger. À ce compte-là, il faut un Prométhée capable de dérober la vérité incandescente du soleil pour nous en faire don. C'est ainsi que Bataille interprète Van Gogh et son art. Il constate que durant les derniers jours de l'artiste, «toute sa peinture acheva d'être rayonnement, explosion, flamme, et lui-même perdu extatiquement devant un foyer de lumière rayonnant, explosant, en flammes». Cela signifie que les dernières toiles de Van Gogh ne visent plus à représenter le soleil, et surtout pas à le représenter en tant que «stabilité qui constitue l'assise des choses», comme le font les académiques. Au contraire, elles cherchent à devenir elles-mêmes le soleil catastrophique, faisant tout le réel se griser «à son tour de cataclysme, de perte explosive et d'éclat». En même temps, Van Gogh cherche à être le soleil lui-même, se consumant dans sa peinture et dans sa folie jusqu'à la mort. En ce sens, le peintre enseigne à toute l'humanité une leçon par sa propre dépense. Comme le dit Bataille tout en lui rendant hommage Ce n'est pas à l'histoire de l'art, c'est au mythe ensanglanté de notre existence d'humains qu'appartient Vincent Van Gogh. Il compte au nombre des rares êtres qui dans un monde envoûté de stabilité, de sommeil, ont tout à coup atteint le terrible « point d'ébullition», sans lequel ce qui prétend durer devient fade, intolérable et décline. Car un tel « point d'ébullition» n'a pas de sens seulement pour celui qui l'atteint mais pour tous, même si tous n'aperçoivent pas encore ce qui lie la sauvage destinée humaine au rayonnement, à l' explosion, à la flamme et par là seulement à la puissance490 .

Van Gogh est un Prométhée, au sens où le soleil mortel apparaît «à travers le sang dans la main vivante, entre les os qui dessinent l'ombre49 1 ». Nietzsche est un Prométhée, parce que le soleil qui prend la fo1me de la nuit apparaît à travers la main qui écrit avec son sang. Et Bataille semble également aspirer à être un Prométhée. Avec l'économie générale, avec le projet d'une histoire universelle, il paraît s'efforcer de nous révéler la vérité aveuglante et affolante du soleil, vérité aussi impossible que la nuit.

111.2. Un savoir impossible du réel : le non-savoir 111.2. 1. Un rapport au réel autre que le savoir : la fusion En général, le travail qu'a entrepris Bataille durant les années trente et poursuivi après la guerre consiste à dégager le réel de la vision traditionnelle, essentiellement idéaliste, pour le restituer dans la vision cosmologique. Il 489

Georges Bataille, « Propositions», art. cil. , p. 472. Georges Bataille, « Van Gogh Prométhée», art. cit. , p. 499-500. 4 91 Ibid. , p. 499. 490

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établit de cette manière un nouveau mode de compréhension du réel, que nous pouvons considérer comme un savoir général. Grâce à la vision cosmologique, nous parvenons à saisir la loi universelle, à savoir la dépense improductive, qui gouverne l'ensemble du cosmos. Cela semble nous donner la capacité d'expliquer tout phénomène et ainsi de rapporter tout inconnu à notre connaissance. Cependant, ce savoir général du réel, dont le principe est de comprendre le sens de la perte, paraît entrer en contradiction avec l'expérience-limite, qui exige la perte même de sens. Pour reprendre l'expression de Derrida, l'économie générale, en tant qu'écriture scientifique, « n'est pas la perte de sens, mais [ . . . ] "rapport à la perte de sens". Elle ouvre la question du sens. Elle ne décrit pas le non-savoir, ce qui est l'impossible, mais seulement les effets du non-savoir 492 ». Plus précisément, dans le cadre de l'économie générale, Bataille tente toujours de découvrir le sens positif pour autrui d'un acte intrinsèquement négatif, qui est en soi un pur non-sens. La dilapidation d'énergie solaire, par exemple, nourrit la vie terrestre, mais elle n'est elle-même qu'une auto-consumation sans contrepartie et dans le vide ; pareillement, du point de vue de l'homme, l'autosacrifice de Prométhée contribue à la prospérité de toute l'humanité, mais pour les artistes prométhéens tels que Van Gogh et Katka, leur acte revient simplement à imiter le soleil, soit à s'abandonner silencieusement et solitairement au gaspillage de force et de richesse qu'est la création artistique, et à se vouer au mal qui est la transgression des « lois fondamentales de la société active », sans se soucier le moins des valeurs positives que leurs œuvres pourraient avoir pour la postérité 493 . Bref, l'expérience-limite ou l'authentique dépense improductive se caractérise toujours par une perte de soi dans le silence, acte complètement dépourvu de sens. Pourquoi, alors, chercher le sens du non-sens ? Parce que Bataille semble obsédé sans cesse par la volonté de savoir. Par sa propre révolution copernicienne, il renverse le mode conventionnel de savoir. Pourtant, cela n'ébranle pas ce rapport au réel qu'est le savoir même. Tant qu'il parle de la perte comme une forme de connaissance, il ne peut pas éviter de la concevoir positivement, car le savoir lui-même est fondé sur la logique d'acquisition et d'accumulation. Cela revient à dire que sa conception de l'économie générale, au lieu d'être un non-savoir auquel aboutit l'expérience-limite, est Jacques Derrida,L 'Écriture et la différence, op. cit., p. 397. C 'est la thèse centrale de La Littérature et le mal : « La littérature authentique est prométhéenne. L 'écrivain authentique ose faire ce qui contrevient aux lois fondamentales de la société active. La littérature met en jeu les principes d'une régularité, d'une prudence essentielles.» En comparant ! 'écrivain authentique à Prométhée, Bataille suggère sans doute son sens et sa valeur pour le lecteur. Cependant, il insiste surtout sur son propre désir de se consumer silencieusement et solitairement, et de se faire un « coupable» en faisant le mal (« Notes pour La Littérature et le mal», in OC, IX, op. cit. , p. 437-438). Un tel désir se trouve par exemple chez Kafka, qui a voulu que ses œuvres soient brûlées après sa mort, et chez Van Gogh, qui a mis fin à sa vie avant que le monde ne connaisse son nom. 492 493

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en réalité un projet de savoir visant à comprendre cette expérience; elle est, plutôt qu'une dépense improductive, un travail productif sur l'improductivité 494 . Tout ce paradoxe formé par ce qu'il recherche et la recherche elle-même, Bataille l'admet dans l'avant-propos de La Part maudite, affirmant que son livre ne consiste qu'en «l'acquisition d'une connaissance», soit à« accroître la somme des ressources humaines495 ». De plus, contrairement à l'expérience-limite qui est essentiellement anti­ hégélienne, ce savoir général qu'établit Bataille présente des similitudes frappantes avec la philosophie de Hegel. La consumation inutile est l'une des formes de la négativité sans emploi. Mais lorsqu'elle est justifiée dans la dimension cosmique, elle acquiert une certaine signification positive. Ainsi, comment la vision générale est-elle différente de la spéculation dialectique, selon laquelle la négation a un effet positif à un niveau supérieur ? Et les paroles de Blanchot sur l'homme devenu universel et sur l'histoire achevée, ambitions qu'a réalisées Hegel avec le savoir absolu, semblent correspondre 494 Georges Didi-Huberman indique que les écrits de Bataille « sont un travail - fût-il déchiré, filt-il déchirant - sur les mots, les pensées, les images», et que le mot « expérience» chez lui « nomme tout aussi bien une épreuve subie ("faire l'expérience" de la déchirure) que l'expérimentation concertée sur des mots, des pensées ou des images, expérimentation menée aux fins de produire ici, ou de fomenter, quelque chose comme une déchirure "expérimentale" (ainsi qu'on le dirait dans un laboratoire ou dans un atelier : "faire une expérience")». C 'est en suivant cette logique qu'il considère les textes de Bataille écrits pour Documents comme un travail iconographique, visant à systématiquement déchirer la ressemblance : « Mon hypothèse sera que Documents fournit à Georges Bataille l'occasion de faire subir à la notion de ressemblance une épreuve - une expérience, un travail, une métamorphose - théorique et pratique d'altération et de redéfinition radicales. » (« Comment déchire-t-on la ressemblance ?», in Georges Bataille après tout, op. cit., p. 101-102, 105-106.) D 'ailleurs, l'auteur développe cette thèse dans son ouvrage La Ressemblance informe : ou le Gai-Savoir visuel selon Georges Bataille (Paris, Macula, coll. « Vues», 1995). Comme le manifeste ce titre, ce que Bataille écrit pour Documents ne relève pas d'un non-savoir, mais constitue en réalité un gai savoir visuel. Cette idée peut également s'appliquer à l'économie générale. 495 « Dans la mesure où j'envisageais l'objet de mon étude, je ne pouvais me refuser personnellement à l'effervescence où je découvrais l'inévitable fin, la valeur de l'opération froide et calculée. Ma recherche visait l'acquisition d'une connaissance, elle demandait la froideur, le calcul, mais la connaissance acquise était celle d'une erreur impliquée dans la froideur inhérente à tout calcul. En d'autres termes mon travail tendait d'abord à accroître la somme des ressources humaines, mais ses résultats m'enseignaient que l'accumulation n'était qu'un délai, un recul devant l'échéance inévitable, où la richesse accumulée n'a de valeur que dans l'instant. Écrivant le livre où je disais que l'énergie ne peut être finalement que gaspillée, j'employais moi-même mon énergie, mon temps, au travail : ma recherche répondait d'une manière fondamentale au désir d'accroître la somme des biens acquis à l'humanité. » Georges Bataille, La Part maudite, op. cit., p. 20-21. En réalité, ce paradoxe formé par ce dont parle Bataille, c'est-à-dire ce qui transcende la pensée discursive, et sa manière de l'aborder, à savoir le discours objectif et scientifique, constitue un problème persistant de ses ouvrages socio-anthropologiques et politiques d'après-guerre. C 'est un paradoxe fondamental qui le trouble sans cesse mais qu'il n'hésite pourtant pas à souligner. Un autre exemple est que, au tout début de La Souveraineté, œuvre consacrée à « la connaissance de la souveraineté», Bataille parle dans plusieurs pages de ses « considérations sur la méthode », en d'autres termes de l'incompatibilité entre la connaissance et la souveraineté (cf. op. cit., p. 251-261).

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à l'image que Bataille dépeint de l'homme du savoir général : «Ce qui ne signifie pas qu'il n'arrivera plus rien, ni que l'homme, l'individu, n'aura plus à supporter les souffrances et les ignorances de l'avenir ; mais l'homme comme universel est déjà maître de toutes les catégories du savoir, il peut tout et il a réponse à tout [ . . . ]496 » Il est même possible de supposer que, après avoir suivi les cours de Kojève dans les années trente, Bataille cherche à poursuivre à sa manière l'entreprise du philosophe allemand. Il exprime d'ailleurs cette idée dans Le Coupable en disant : «J'aurais dû, sans Hegel, être d'abord Hegel497 . » Le projet d'une histoire universelle, quoiqu'inachevé et inachevable, trahit son obsession d'intégrer ses écrits séparés et fragmentaires dans un système complet, voire de fonder une philosophie complète498 . Cependant, tout cela prend un tournant radical dans La Somme athéologique, en particulier dans L'Expérience intérieure. Ce texte, écrit par Bataille durant la guerre, se démarque complètement de ses autres écrits. Au lieu d'être un livre exotérique et discursif sur la transgression, il est lui­ même une expérience ésotérique et mystique, un «livre autotransgressif»; au lieu d'être un projet, il s'écrit «contre les projets499 ». Et surtout, il ne constitue plus un certain savoir objectif et scientifique, mais une interrogation sur le savoir même ; il n'explore plus ce qui n'est pas encore connu, mais se plonge dans l'inconnu qui transcende toute connaissance. Comme le dit Bataille dans l'avant-propos : après l'achèvement du 496

Maurice Blanchot, L 'Entretien infini, op. cil. , p. 303. Georges Bataille,Le Coupable, op. cit., p. 353. 498 Nous avons mentionné les différents projets inachevés de Bataille d'intégrer ses écrits fragmentaires dans des systèmes complets, surtout dans celui d'une histoire universelle. Sur ce point, Michel Surya souligne que chez Bataille, « aucun livre ne semblait pouvoir se suffire à lui seul, aucun livre avoir en lui l'achèvement qu'il cherchait. [ . . . ] Bataille cherche presque systématiquement à les intégrer à des ensembles desquels il attend que ceux-ci trouvent un sens nouveau, sans doute moins restrictif, certainement plus explicite. On peut être tenté d'y voir une contradiction supplémentaire. Le moins "systématiste" des penseurs aurait eu en tête une "systématicité" à laquelle il ne renonça, à la fin, que faute que le temps lui en fût laissé (son nietzschéisme n'aurait été en ce cas que de façade, dissimulant mal un hégélianisme dominant). [ . . . ] Bataille l'avouera une fois, dans un entretien (en 1954) : "Pour moi, j'éprouve au dernier degré le besoin de sortir par une œuvre assez complète du caractère fragmentaire de ce que j'ai donné jusqu'ici à l'expression de ma pensée." Au dernier degré le besoin de "rendre clair le fait qu'on est en présence non pas seulement d'une poésie autour de la philosophie, mais, malgré tout, d'une philosophie aussi complète, encore qu'elle se veuille une anti-philosophie"» (« Avant-propos», in Georges Bataille, Choix de lettres {1917-1962), op. cit., p. XV). 499 « Premier volume de la Somme athéologique, L 'Expérience intérieure est un livre autotransgressif : ce n'est pas un livre. Elle a mis trop de temps à s'écrire pour cela. Si longtemps que l'on pourrait dire que c'est le temps lui-même qui l'a écrite, qui s'y est inscrit. Bataille l'a écrite avec le temps, contre les projets. Il y a mis du temps, au sens littéral de l'expression. Ce qui interdit de lire ce livre autrement que dans l'espace de l'hétérogénéité textuelle. Les textes qui les composent ne sont pas contemporains : il n'y a jamais entre eux de simultanéité. Ce que leur juxtaposition donne à lire, c'est l'écart qui les fait différer du projet auquel ils répondent.» Denis Hollier, LaPrise de la Concorde, op. cit., p. 90. 497

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«mouvement de la pensée», «je sentis rapidement ce qui m'arrivait comme un poids. Ce qui ébranla mes nerfs fut d'avoir achevé ma tâche: mon ignorance portait sur des points insignifiants, plus d'énigmes à résoudre! Tout s'écroulait! je m'éveillai devant une énigme nouvelle, et celle-là, je le sus aussitôt, insoluble : cette énigme était même si amère, elle me laissa dans une impuissance si accablée que je l'éprouvai comme Dieu, s'il est, l'éprouverait:5 °0 ». En d'autres termes, si la philosophie traditionnelle, animée par la volonté de connaître tout et d'être tout, représente un long chemin vers le sommet de l'intelligence où l'homme peut finalement tout s'approprier en tant que connaissance, chemin qui s'achève dans le savoir absolu, Bataille, avec une expérience-limite conduisant au bout du possible, tente plutôt de réfléchir à ce qui se trouve au-delà de toute connaissance et à notre rapport au réel autre que le savoir. Ainsi nous confronte-t-il à l'inconnu et au non­ savmr. Examinons d'abord la question de cet inconnu. «Connaître veut dire: rapporter au connu, saisir qu'une chose inconnue est la même qu'une autre connue.» Sous l'impulsion de la volonté de savoir, l'esprit atteint, au bout d'un long cheminement, le savoir absolu au sens hégélien, où le «projet de savoir, qui existait, en est venu à ses fins, est accompli», et «rien ne reste plus à découvrir». En ce sens, le philosophe allemand est le seul qui ait pu toucher l'extrême: «personne autant que lui n'a étendu en profondeur les possibilités d'intelligence (aucune doctrine n'est comparable à la sienne, c'est le sommet de l'intelligence positive).» Puisque l'inconnu ne se révèle qu'au bout du possible, c'est-à-dire qu'il est la question ultime que l'homme rencontre lorsque celui-ci parvient à la fin de la pensée discursive et arrive à l'extrême limite du savoir, la confrontation de Bataille avec le système hégélien est ainsi nécessaire. Pour lui, ce système constitue le moyen par lequel il peut atteindre le point culminant de l'intelligence et ainsi affronter l'inconnu. Et c'est précisément en«mimant» le savoir absolu, en suivant le mouvement de la conscience de soi qui tend à «devenir tout», que Bataille en vient à cette question finale sans réponse, à cet inconnu qui ne peut plus être rapporté au connu, qui est un«inconnaissable»«par sa nature» : Si je « mime» le savoir absolu, me voici par nécessité Dieu moi-même [ ... ] La pensée de ce moi-même - de l'ipse - n'a pu se faire absolue qu'en devenant tout. [ ... ] Niais si de cette façon, comme par contagion et par mime, j'accomplis en moi le mouvement circulaire de Hegel, je définis, par-delà les limites atteintes, non plus un inconnu mais un inconnaissable. Inconnaissable non du fait de l'insuffisance de la raison mais par sa nature [ ... ] À supposer ainsi que je sois Dieu, que je sois dans le monde ayant l'assurance de Hegel [ ... ], sachant tout et même pourquoi la connaissance achevée demandait que l'homme [ ... ] et l'histoire se produisent, à ce moment précisément se formule la question qui fait entrer l'existence humaine, divine... le plus avant dans l'obscurité sans retour ; pourquoi faut-il qu'il y ait ce que je sais ? Pourquoi est-ce une nécessité ? Dans 500 Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cil. , p. 11.

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cette question est cachée [ ... ] une extrême déchirure, si profonde que seul le silence de l'extase lui répond501 .

De ce passage, nous pouvons voir que l'inconnu ou cette «extrême déchirure» relève d'un tout autre ordre. Autrement dit, si le savoir absolu marque la fin de la réalisation objective de l'esprit dans le monde, où il s'identifie à Dieu et où, de manière totalisante, il assimile le réel, à ce stade­ là, nous ne rencontrons plus aucun nouvel objet de connaissance, mais nous mettons pourtant en question l'acte même de connaître. Pourquoi chercher à connaître? Pourquoi cette nécessité de tout rapporter à la portée de notre intelligence? Et si en devenant Dieu, nous avons déjà assouvi notre désir de tout saisir, pourquoi «un sentiment nouveau d'insatisfaction essentielle» s'empare-t-il encore de nous 502 ? Ce sentiment d'insatisfaction, d'«insuffisance» ou d'«inassouvissement» auquel Bataille fait constam­ ment référence dans son ouvrage, renferme le secret de l'inconnu. «Il existe à la base de la vie humaine, un principe d' insuffisance503 . » Ce principe signifie que «chaque être ipse», «en même temps qu'il s'enferme dans l'autonomie», «veut devenir le tout de la transcendance; en premier lieu le tout de la composition dont il est partie, puis un jour, sans limite, le tout de l'univers504». Cela équivaut à dire que ce principe d'insuffisance est avant tout ce qui suscite chez l'homme le désir d'être tout, de s'engager dans l'action pour ainsi s'élever vers l'universel, désir que nous avons observé dans l'économie générale et l'histoire universelle de Bataille. lvfais le paradoxe ultime surgit quand tout est atteint, quand le travail en général est achevé et que le savoir dans son ensemble est accompli : la dernière insuffisance ayant été assouvie, l'homme, censé être dénué de désir, ressent toujours en lui un désir qui« ne peut être satisfait et ne désire pas s'unir avec le désiré» pour reprendre les mots de Blanchot505 . C'est là l'extrême du possible auquel aboutit l'expérience-limite, où se dévoile l'inconnu. L'inconnu est la question finale sans réponse, l'insatisfaction que le savoir échoue à apaiser. Il enlève ainsi le sens au savoir, notre rapport au réel qui est gouverné par la volonté de savoir, par le désir d'être tout. Autrement dit, «on aperçoit le caractère insatisfaisant du savoir », soit son impossibilité de répondre en dernière instance à l'attente de l'homme. Dans cette perspective, un tel inconnu ultime touche «le cercle entier» du savoir, révélant sa «contradiction finale» ou son non-sens, à tel point que «le savoir absolu, circulaire» devient lui-même «non-savoir définitif 06». Plus précisément, lorsque l'homme s'engage dans la construction d'un système de savoir, le but d'atteindre le sommet donne un sens à son travail; lorsqu'il 5 01

Ibid. , p. 127-128. 502 Ibid. , p. 126. 5 03 Ibid. , p. 97. 5 ()4 Ibid. , p. 101. 505 Maurice Blanchot, L 'Entretien infini, op. cil. , p. 76. 506 Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cil. , p. 127.

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arrive à tout rapporter à sa connaissance, il plonge momentanément dans la satisfaction de tout posséder. Cependant, une fois la défaillance de ce système découverte, tout le savoir s'effondre, renvoyant alors à un dehors où échoue l'intelligence de l'homme, où seul l'inconnu répond à son cri suppliant. En résumé: «Une connaissance accomplie n'est que le point le plus avancé de la connaissance mais s'il n'y avait, par-delà ce point le plus avancé, plus le moindre inconnu pouvant à son tour devenir connu, ce qui était autrefois inconnu étant décidément rapporté au connu, le connu lui­ même serait, dans cet achèvement, en entier rapporté à l'inconnu507 . » Par conséquent, dans l'expérience-limite, une telle confrontation avec l'inconnu, avec cette insuffisance ultime, insatiable et inapaisable de l'homme, rend absurde le savoir positif, le renverse entièrement et le transforme en non­ savoir. C'est pourquoi la maxime socratique « Je sais que je ne sais rien» apparaît à plusieurs reprises, sous une forme altérée, dans l'ouvrage de Bataille: «Je ne sais qu'une chose: qu'un homme ne saura jamais rien»; «je sais que je ne saurais maintenant rien de plus que je ne sais508 . » Il convient désormais d'expliquer ce non-savoir, maintenant qu'il émerge au bout du cheminement de l'expérience-limite. Tout d'abord, il est essentiel de souligner que le non-savoir ne se réduit pas à la simple négation du savoir, et qu'il «ne retire nullement la validité du savoir, pas plus que le non-sens, incarné momentanément dans l'expérience, ne détourne de ce mouvement agissant par lequel l'homme inlassablement travaille à se donner un sens509». C'est une manière de dire que la dépense improductive ne se résume pas à la simple négation du travail et de la production, tout comme le «non-pouvoir» n'est pas non plus «la simple négation du pouvoir». Le non-savoir, c'est plutôt «l'affirmation de l'impossibilité510». Comme nous venons de montrer, cette impossibilité se présente lorsque l'homme rationnel, à l'extrême limite du possible, se trouve face à l'inconnu, incapable de poursuivre le mouvement de l'intelligence et de satisfaire son dernier désir. Elle est un pur défaut. D'après Bataille, lorsque l'homme prend enfin conscience de cette impossibilité, il ne peut que se réconcilier avec elle, acceptant le fait qu'il ne sait rien, que rien n'est éclairé par la lumière de la raison, et qu'au contraire tout est enveloppé par les ténèbres. Ainsi entre-t-il dans le non-savoir, dans cet autre mode de se rapporter au réel, de «se retenir en un rapport (fût-ce par l'expérience), là où le rapport est "impossible',s 1 1 ». Il s'enfonce dans l'obscurité la plus profonde, comme s'il était égaré dans la nuit. En ce sens, le non-savoir s'apparente à une expérience de la nuit. 5 07

Georges Bataille, « De l'existentialisme au primat de l'économie», art. cit., p. 297. Georges Bataille, L 'Expérience intérieure, op. cit., p. 125, 127. 5 09 Maurice Blanchot, L 'Entretien infini, op. cit., p. 308-309. 5 1 0 Ibid. , p. 73. 511 Ibid. , p. 309. 5 08

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Comment entendre cette nuit du non-savoir ? Pour répondre à cette question, il convient de nous référer à un passage essentiel de Thomas l'obscur de Blanchot, cité par Bataille dans L'Expérience intérieure: La nuit lui parut bientôt plus sombre, plus terrible que n'importe quelle autre nuit, comme si elle était réellement sortie d'une blessure de la pensée qui ne se pensait plus, de la pensée prise ironiquement comme objet par autre chose que la pensée. C'était la nuit même. Des images qui faisaient son obscurité l'inondaient, et le corps transformé en un esprit démoniaque cherchait à se les représenter. Il ne voyait rien et, loin d'être accablé, il faisait de son absence de visions le point culminant de son regard. Son œil, inutile pour voir, prenait des proportions extraordinaires, se développait d'une manière démesurée et, s'étendant sur l'horizon, laissait la nuit pénétrer en son centre pour se créer un iris. Par ce vide c'était donc le regard et l'objet du regard qui se mêlait. Non seulement cet œil qui ne voyait rien appréhendait la cause de sa vision. Il voyait comme un objet, ce qui faisait qu'il ne voyait pas. En lui son propre regard entrait sous la forme d'une image au moment tragique où ce regard était considéré comme la mort de toute image51 2 .

Ce que ce passage met en scène, c'est la nuit où il n'y a plus aucun objet. Comme l'exprime Bataille en utilisant le langage de Levinas, dans cette nuit, il n'y a plus de « ceci » ou de « cela », mais seulement l'« ignorance suprême », la « nuit totale » ou « ce qui est5 1 3». Cela veut dire que l 'inconnu au bout du possible n'est plus un objet quelconque dissimulé dans la nuit, mais qu'il est la nuit même. En parallèle, il n'y a plus aucun objet à voir ou à connaître, mais seulement l'obscurité elle-même qui dissimule tout objet, ou «la dissimulation qui apparaît » pour citer Blanchot514 . Cependant, il est important de souligner que cette phrase «il voyait comme un objet, ce qui faisait qu'il ne voyait pas » ne signifie pas que l'inconnu ou la nuit dans son ensemble devient un nouvel objet que le sujet peut saisir et s'approprier, sinon elle serait substantialisée et le non-savoir deviendrait un autre mode de savoir. Pour employer l'expression de Bataille quand il analyse la pensée de Levinas, le «tout ce qui est [ . . . ] n'est pas chose et peut être nommé l' il y 15 », soit quelque chose d'essentiellement non-substantiel. Autrement dit, dans le non-savoir, nous n'avons plus affaire à aucun objet, à aucune chose, et nous en avons fini avec la connaissance elle-même. Il ne nous reste qu'à affirmer notre impossibilité de connaître et à accepter notre ignorance. Dans cette perspective, il est inévitable que nous nous confrontions à un nouveau problème : une fois affranchis du mode de pensée qu'est le savoir,

«

512 Maurice Blanchot, Thomas l 'obscur, cité in Georges Bataille, L 'Expérience intérieure, op. cit., p. 119-120. Il est certain que Bataille se réfère à la première version du roman de Blanchot, publiée en 1941. La version à laquelle nous nous référons dans ce travail est la deuxième (op. cit.). Ce passage cité par Bataille se situe dans les pages 17-18 de cette deuxième version, avec quelques modifications. 513 Georges Bataille, « De l'existentialisme au primat de l'économie», art. cit., p. 297-298. 514 Maurice Blanchot, L 'Espace littéraire, op. cit. , p. 227. 515 Georges Bataille, « De l'existentialisme au primat de l'économie», art. cit., p. 298.

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comment nous rapportons-nous au réel? Ou bien, si l'inconnu, sous forme de la nuit la plus sombre et terrible, n'est pas un objet substantiel que nous pouvons voir et connaître, quel est alors notre rapport à lui? Bref, qu'est-ce qu'exige le non-savoir? Pour répondre à ces questions, il faut d'abord comprendre ce qu'est le savoir. Fondamentalement, le savoir est une forme de possession. Comme le souligne Blanchot, dans l'acte de connaître, il y a toujours « appropriation de l'objet par le sujet, et de l'autre par le même, et donc finalement réduction de l'inconnu au déjà connu5 1 6 ». En ce sens, le non-savoir vise précisément à renverser cette logique de possession et d'appropriation qui régit notre rapport au réel. Selon Bataille, le non-savoir mène à la«suppression du sujet et de l'objet, seul moyen de ne pas aboutir à la possession de l'objet par le sujet, c'est-à-dire d'éviter l'absurde ruée de l'ipse voulant devenir le tout». Cela revient à dire que dans le non-savoir, le désir de possession ou la volonté de savoir du sujet se transforme en un désir d'abandon, en une volonté de perte: «Le sujet veut s'emparer de l'objet pour le posséder [ . . . ], mais il ne peut que se perdre: le non-sens de la volonté de savoir survient, non-sens de tout possible, faisant savoir à l'ipse qu'il va se perdre et le savoir avec lui [ . . . ] si l'lj)se s'abandonne et le savoir avec soi-même, s'il se donne au non-savoir dans cet abandon, le ravissement commence. » Ainsi, ce à quoi conduit finalement le non-savoir, c'est l'extase ou la perte de soi qui constitue une authentique dépense improductive et qui incarne la négativité sans emploi : «LE NON-SAVOIR DENUDE»; «LE NON-SAVOIR COMMUNIQUE L'EXTASE517 . » Mais il faut préciser que cette extase n'est pas une extase au sens ordinaire, par exemple celle «devant un objet». Ce qui arrive à «celui qui se déshabille du savoir» ou s'abandonne au non-savoir, c'est une «extase dans le vide» ou dans la nuit5 1 8 , extase qui supprime aussi bien l'objet pensé que le sujet pensant. Bataille décrit cette expérience de l'extase en ces termes: il plonge dans «l'obscurité profonde» de l'autre nuit où se trouve «un âpre désir de voir quand, devant ce désir, tout se dérobe». Tout«objet s'efface» et«la nuit est là». C'est à ce moment-là que«je le sais, le devine sans cri, ce n'est pas un objet, c'est ELLE que j'attendais». C'est à ce moment-là que«la nuit s'offre enfin à ma soif» : À contempler la nuit, je ne vois rien, n'aime rien. Je demeure immobile, figé, absorbé en ELLE. Je puis m'imaginer un paysage de terreur, sublime, la terre ouverte en volcan, le ciel empli de feu, ou toute autre vision pouvant « ravir» l'esprit ; pour belle et bouleversante qu'elle soit, la nuit surpasse ce possible limité et pourtant ELLE n'est rien, il n'est rien de sensible en ELLE, pas même à la fin d'obscurité. En ELLE tout s'efface, mais, exorbité, je traverse une 516

Maurice Blanchot, L 'Entretien infini, op. cit., p. 72. Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cit., p. 66-68. 518 Ibid. , p. 144. Avant d'aborder « l'extase dans le vide», Bataille analyse d'abord celle « devant un objet» (cf « Première digression sur l'extase devant un objet : le point», p. 133142). 517

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profondeur vide et la profondeur vide me traverse, moi. En ELLE, je communique avec l'« inconnu» opposé à l'ipse que je suis ; je deviens ipse, à moi-même inconnu, deux termes se confondent en un même déchirement, différant à peine d'un vide - ne pouvant par rien que je puisse saisir s'en distinguer - en différant néanmoins plus que le monde aux mille couleurs519 .

Ce qui est remarquable dans ce passage, c'est que le réel caractérisé par la projection constante de lave et de feu, soit le réel en pleine effervescence et ayant comme principe la prodigalité, que Bataille a autrefois soumis à une vision cosmologique pour le rendre intelligible, cesse d'être quelque chose à connaître. Ce réel inconnu n'est plus un objet dissimulé dans l'obscurité de la nuit, mais il devient le vide, la nuit qui enveloppe Bataille et qui n'est en rien distincte de lui, car ce dernier devient lui-même aveugle et ignorant. Et au lieu de tenter de la saisir, de la posséder et de l'assimiler pour en faire une œuvre, Bataille se livre à un désœuvrement et se laisse envahir par elle. Finalement, il se perd lui-même et fusionne avec elle. En mettant en scène cette extase dans la nuit de non-savoir, il nous dévoile ainsi l'aboutissement de l'expérience-limite, à savoir la suppression ou la fusion du sujet et de l'objet. La fusion dans la nuit de non-savoir, telle que Bataille la propose, constitue un autre mode pour l'homme de se rapporter au réel, qu'il appelle également la communication. Mais il subsiste un dernier problème à résoudre. N'oublions pas que, d'après Bataille, l'expérience de la conscience ou la phénoménologie de l'esprit de Hegel s'achève aussi dans une fusion du sujet et de l'objet. Il réitère cette idée dans Le Coupable, affamant qu'au bout de sa propre expérience, il découvre «la coïncidence de la plénitude intellectuelle et d'une extase», c'est-à-dire la coïncidence de celle-ci et de «la position hégélienne : suppression de la différence entre l'objet - qui est connu - et le sujet - qui connaît5 20». Si le savoir absolu, qui est la fin du projet de savoir, et l'extase, qui est l'aboutissement du non-savoir, signifient tous les deux une certaine suppression ou fusion du sujet et de l'objet, il est alors nécessaire de distinguer ces deux types de fusions. D'une part, comme expliqué précédemment, la fusion chez Hegel est celle qui se produit dans quelque chose de substantiel, dans un objet universel ou en Dieu. Sur ce point, elle est déjà différente de celle qu'entend Bataille, qui n'est pas une absorption par un objet. D'autre part, cette fusion hégélienne ne nécessite pas que le sujet sorte de soi ou se consume jusqu'à l'auto-annihilation. Au contraire, si le sujet renonce à son individualité ou à sa particularité, c'est pour s'élever vers l'universel et s'identifier à Dieu, et par la suite pouvoir tout rapporter à lui. Cette fusion est donc fondée sur le principe de«Même» comme le souligne Blanchot : lorsque le sujet s'occupe de l'objet qui lui est autre pour entrer dans une sorte de fusion avec celui-ci,«ce n'est encore que 51 9 Ibid. , p. 144-145. 520

Georges Bataille,Le Coupable, op. cil. , p. 261.

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comme d'un autre moi-même, ayant, au mieux, égalité avec moi et qui cherche à être reconnu de moi comme Moi (ainsi que moi de lui), dans une lutte qui est tantôt lutte violente, tantôt violence s'apaisant en discours521 ». Autrement dit, la fusion chez Hegel est en réalité une appropriation de l'objet par le sujet, de l'inconnu par le connu et de l'autre par moi, de sorte que tout soit uni dans la totalité qu'est le sujet devenu tout. La phénoménologie de l'esprit est le long cheminement de l'objectivation et de la généralisation de la conscience de soi. En devenant finalement universel, le sujet conscient de soi devient également conscient de tout, parce que tout devient même que lui. Ainsi, la différence entre l'objet connu et le sujet connaissant est supprimée. En fin de compte, la fusion hégélienne résultant de la lutte, c'est-à-dire du rapport agonistique ou dialectique entre le sujet et l'objet, s'avère toujours être une belle œuvre, quelque chose de fondamentalement positif. Cependant, la fusion de Bataille diffère de manière substantielle de celle de Hegel. D'abord, elle est ontologiquement postérieure au savoir absolu, parce que la rencontre avec l'inconnu ne survient qu'après l'achèvement du projet de savoir. Ensuite, elle est par nature négative, parce qu'elle est le résultat de l'affrrmation de l'impossibilité de connaître, affirmation qui n'affirme rien, ou de la négativité sans emploi, négativité de qui n'a plus rien à faire. Ainsi est-elle un mouvement opposé à la possession et à l'assimilation, où le sujet, par la dépense improductive, sort de ses limites et se perd. Elle n'est pas la totalité qui submerge tout, mais la fusion ou la communication entre le sujet et l'objet, ou encore la continuité de l'être, continuité à laquelle la naissance de notre conscience de soi et la construction de notre subjectivité nous an-achent, et que seule la mort nous permet de retrouver5 22 . En un mot, elle ne forme pas un tout, mais constitue au contraire«l'instant miraculeux» où le tout se résout en «RIEN523». Or, 521

Maurice Blanchot, L 'Entretien infini, op. cit., p. 74. Dans l'appendice de Théorie de la religion, Bataille mentionne aussi la coïncidence de la « satisfaction hégélienne » et de la fusion extatique résultant du non-savoir, tout en exprimant simultanément sa réserve à l'égard de cette coïncidence ainsi que le paradoxe inhérent à sa propre conception de la fusion : « Resterait à préciser les correspondances de l'analyse hégélienne et de cette "théorie de la religion" : les différences de l 'une à l'autre représentation me semblent assez facilement réductibles ; la principale touche à la conception qui donne la destruction du sujet comme la condition - nécessairement irréalisable - de son adéquation à l'objet ; sans doute ceci dès l'abord implique un état d'esprit radicalement contraire à la "satisfaction" hégélienne, mais les contraires ici coïncident (ils coïncident seulement, et l'opposition dans laquelle ils coïncident ne peut cette fois être dépassée par aucune synthèse : il y a identité de l'être particulier et de l'universel, et l'universel n'est vraiment donné que dans la médiation de la particularité, mais la résolution de l'individu dans l'individuel ne dépasse la douleur (ou la joie douloureuse) que dans la mort, ou dans l'état d'ataraxie comparable à la mort de la satisfaction achevée ; d'où le maintien de la résolution au niveau antérieur de l'extase, qui n'est pas résolution. . . ).» (Op. cit., p. 358-359.) 523 L'idée centrale de La Souveraineté est que la souveraineté, qui ne se révèle que dans le non-savoir, est « l'instant miraculeux où l'attente se résout en RIEN, nous détachant d'un sol où nous rampions, dans l'enchainement de l'activité utile» (op. cit., p. 254). 522

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cette fusion ou continuité à laquelle nous accédons en nous extasiant, en mourant, est impossible, d'où la raison pour laquelle l'instant de la perte est miraculeux. En nous perdant, nous entrons certes dans la fusion, mais nous ne serons plus là pour l'éprouver; et pour l'éprouver, nous devons demeurer en tant que sujets, mais dans ce cas il n'y aura plus de fusion. Bataille est lui­ même conscient de ce paradoxe: «Dans le ravissement, mon existence retrouve un sens, mais le sens se réfère aussitôt à l'zpse, devient mon ravissement, un ravissement que je ipse, possède, donnant satisfaction à ma volonté d'être tout. Dès que j'en reviens là cesse la communication, la perte de soi-même, j'ai cessé de m'abandonner, je reste là, mais avec un savoir nouveau 524 . » Voilà l'impossibilité de cette fusion extatique, que Nancy décrit comme «la conscience claire à l'extrémité de sa clarté, où être conscience de soi s'avère être hors du soi de la conscience525 ». Bref, la fusion est ce rapport au réel autre que le savoir. Mais fondée sur la perte, elle est fondamentalement impossible. 111.2.2. Un mode de pensée autre que la pensée : la communication En proposant un rapport au réel autre que le savoir, Bataille nous amène à la fusion ou la communication, qui pourrait être considérée dans un sens comme la continuité fondamentale de l'être. Tout d'abord, il faut préciser qu'à ce stade, il ne s'agit plus pour lui de penser et de connaître cette continuité pour ainsi établir, en l'érigeant en seul principe, un savoir objectif et total du monde, comme c'est le cas avec l'économie générale, mais de renoncer à la pensée et d'arriver lui-même à la continuité à travers une expérience intérieure et mystique qui dénude, consume et supplicie le sujet jusqu'à sa ruine526 . Ensuite, nous avons déjà mentionné que la poursuite de cette continuité reste toujours liée à la question de l'être, ne sort pas véritablement de l'ontologie et signifie ainsi l'enfoncement dans la première nuit. Pourtant, ce que nous venons d'expliquer montre que la nuit de non­ savoir décrite par Bataille, aussi bien que la nuit dans laquelle plonge 524

Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cit., p. 68. Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, op. cit., p. 52. 526 Comme le souligne Bataille dans L 'Érotisme, cette continuité de l'être est impossible à connaître par la pensée, mais elle peut être révélée par l'expérience : « De la continuité de l'être, je me borne à dire qu'elle n'est pas selon moi connaissable, mais, sous des formes aléatoires, toujours en partie contestables, l'expérience nous en est donnée. [ . . . ] Elle (l 'expérience mystique) introduit, dans le monde que domine la pensée liée à l'expérience des objets (et à la connaissance de ce que développe en nous l'expérience des objets), un élément qui n'a pas sa place dans les constructions de cette pensée intellectuelle, sinon négativement, comme une détermination de ses limites. En effet, ce que révèle l'expérience mystique est une absence d'objet. L'objet s'identifie à la discontinuité et l'expérience mystique, dans la mesure où nous avons en nous la force d'opérer une rupture de notre discontinuité, introduit en nous le sentiment de la continuité.» (Op. cit. , p. 28.) L'érotisme est une expérience de ce genre, nous permettant de retrouver, même si ce n'est que de manière momentanée voire illusoire, la continuité.

525

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Thomas sous la plume de Blanchot et la nuit d'il y a que raconte Levinas partagent toutes les trois des caractéristiques de l'autre nuit, ce qui les renvoie à la présence de l'absence, au dehors et au discontinu. Dans cette perspective, il semble que nous ayons émis une contradiction. À vrai dire, il est difficile de distinguer nettement l'autre nuit de la première nuit, la discontinuité de la continuité. Elles semblent inextricablement liées, toutes les deux émergeant d'une même expérience, d'un même mouvement de transgression. La continuité en est le résultat positif mais impossible, alors que la discontinuité en constitue le moment négatif527 . La continuité de l'être est ce qui nous arrive dans l'instant miraculeux où nous renonçons à connaître et à penser. Elle est un autre rapport au réel, rapport où l'expérience prime sur la pensée et qui ne consiste qu'à être vécu. Mais au niveau même de la pensée, ce renoncement est le moment où nous en venons à son extrême limite, où nous prenons conscience de l'impossibilité de connaître et de penser, et où, en affrrmant cette impossibilité, nous nous détournons vers le dehors de la pensée. En ce sens, nous rompons ainsi avec la pensée continue et nous livrons à la pensée discontinue, ou à un tout autre mode de pensée. En d'autres termes, la continuité de l'être implique en même temps la discontinuité de la pensée. Cette ambiguïté de la continuité est évoquée par Derrida, soulignant que le continuum, «auquel Bataille en appelle sans cesse, comme à la communication», est l'expérience privilégiée d'une opération souveraine transgressant la limite de la différence discursive. Mais - nous touchons ici, quant au mouvement de la souveraineté, au point de la plus grande ambiguïté et de la plus grande instabilité - ce continuum n'est pas la plénitude du sens ou de la présence telle qu'elle est envisagée par la métaphysique. S'efforçant vers le sans-fond de la négativité et de la dépense, l'expérience du continuum est aussi l'expérience de la différence absolue, d'une différence qui ne serait plus celle que Hegel avait pensée plus profondément que tout autre : différence au service de la présence, au travail dans l'histoire (du sens). La différence entre Hegel et Bataille est la différence entre ces deux différences528 _

Plus précisément, entre la fusion et la communication qui sont synonymes chez Bataille, désignant toutes les deux le continuum, nous pouvons percevoir quand même une certaine nuance. La fusion renvoie plutôt à la suppression de la différence entre le sujet et l'objet, au continuum qui n'est pas la plénitude du sens ou la présence qu'envisage la métaphysique, mais le «RIEN» ou la présence absente. Pour cette raison, elle demeure teintée d'une couleur ontologique. Cependant, quand Bataille choisit de la nommer communication, il semble prêter attention, cette fois non pas à la suppression de la différence, mais à la différence absolue qui sépare le sujet et l'objet. 527

Selon Derrida, la discontinuité ou « la neutralité est d'essence négative (ne-uter), elle est la face négative d'une transgression» (L 'Écriture et la différence, op. cit., p. 402). 528 Ibid. , p. 386-387.

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Autrement dit, si le savoir ou la pensée signifie la possession et l'appropriation de l'objet par le sujet, de l'autre par moi, la fusion r eprésente alors un autre rapport entre le sujet et l'objet, entre moi et l'autre, rapport fondé sur la négativité et la dépense, ou encore sur la pe1te. Mais que signifie un tel rapport de perte, perte comme rapport? N'implique-t-il pas en même temps la distance infiniment lointaine entre moi et l'autre qui, de ce fait, semble défaire tout rapport possible, et qui, en fin de compte, n'est que la perte de tout rapport? Et la communication dont le sens converge sur le geste même de s'ouvrir et de s'exposer au dehors, à l'infini, à l'autre, n'est­ elle pas ce rapport du non-rapport, ou ce mode de pensée autre que la pensée elle-même? Pour essayer de comprendre cet autre mode sin gulier de pensée, il faut revenir aux questions de l'inconnu et du non-savoir. En général, la pensée philosophique d epuis Descartes, fondamentalement discursive, repose sur le sujet pensant en tant que première certitude, et donc sur son rapport au monde objectif qui lui est autre, rapport qui peut être qualifié d'agonistique ou dialectique, commandé par le principe de même. Il s'agit d'une lutte entre le sujet et son objet ou moi et l'autre, où le premier tente continuellement de surpasser le second, de le vaincre et de l'assimiler. Dans cette tradition, nous trouvons ainsi deux interprétations de l'objet ou de l'autre sous forme d'inconnu, interprétations différentes mais relevant en réalité du même ordre : une «lecture positiviste du savoir» qui tient l'inconnu pour un futur connaissable et une«lecture théologique du savoir» qui le considère comme un absolument inconnaissable529 . Ainsi, l'inconnu se présente soit comme un objet possible à soumettre au pouvoir du sujet, soit comme un objet qui le transcende. Ces deux lectures de l'inconnu se trouvent déjà chez Kant. En distinguant le phénomène et le noumène dans Critique de la raison pure, il distingue deux types d'inconnus : celui qui peut être saisi par la raison, donc quelque chose qui n'est pas encore connu mais attend d'être assimilé par le sujet dans son expérience, et celui qui est absolument en lui-même et hors de la portée de la raison, donc quelque chose qui est ontologiquement inconnaissable et radicalement étranger au sujet. Chez Hegel, ce dernier type d'inconnu est inclus dans le mouvement dialectique de l'esprit, de sotte qu'il ne reste plus rien de transcendant au­ delà de l'expérience. Tout va être rapporté au connu et, en réalité, tout est assimilé par le sujet dans le savoir absolu. Tandis que chez Kant, l'homme est un être limité face à Dieu qui le dépasse infiniment, chez Hegel, l'homme se réconcilie avec Dieu et la théologie cède la place à l'anthropologie. Si nous n'abandonnons pas de cette logique subjectiviste en lisant les écrits de Bataille, nous risquons alors de mal interpréter l'inconnu, considérant ce qui se situe au bout de toute connaissance comme un nouvel objet au-delà du savoir achevé et devant lequel même le savoir absolu s'avère impuissant. C'est l'erreur que commet Sartre dans sa critique de L'Expérience intérieure. 529

Alain Milon, « L'expérience-limite : le discontinu de la nomination», art. cit. , p. 359.

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Nous avons déjà mentionné cette critique ainsi que la réponse de Bataille. Ce qui est significatif dans cette réponse, c'est que son auteur, sans véritablement riposter à l'attaque de Sartre, se contente de s'en focaliser sur les quelques pages traitant de l'inconnu et du non-savoir pour rédiger une auto-défense530 . Ainsi pouvons-nous voir que selon Bataille du moins, la divergence essentielle entre eux réside dans leur compréhension différente de l'inconnu et du non-savoir. Ou plutôt, leur divergence est en réalité celle entre la pensée et l'autre mode de pensée. En nous concentrant sur le différend entre ces deux penseurs, nous croyons ainsi pouvoir mieux comprendre comment Bataille transgresse les limites de la pensée. Bataille dit: au bout du possible,«je ne sais rien». D'après Sartre,«cela signifie que mes connaissances s'arrêtent, qu'elles ne vont pas plus loin. Au­ delà rien n'existe, puisque rien n'est pour moi que ce que je connais. Mais si je substantifie mon ignorance? Si je la transforme en "nuit de non-savoir"? La voilà devenue positive : je puis la toucher, je puis m'y fondre53 1 ». Cette substantialisation de la nuit ou de l'inconnu démontre que Sartre tord le sens des mots de Bataille. Nous savons déjà que la nuit n'est pas un objet. De même, l'extase dans la nuit n'est pas une fusion avec quelque chose de substantiel, mais plutôt une fusion dans le vide. Bataille précise cela en déclarant: «Je ne sais rien, absolument rien. Je ne puis connaître ce qui est. Je demeure, ne pouvant rapporter ce qui est au connu, égaré dans l' inconnu532 . » Cependant, Sartre peinant à comprendre un tel «ce qui est» et entendant mal la phrase de Blanchot «il voyait comme un objet, ce qui faisait qu'il ne voyait pas», considère le rien, le vide ou la nuit dans son ensemble comme un nouvel objet en face du sujet, comme si le cercle du système hégélien n'était pas encore clos, comme s'il y avait encore quelque chose d'inconnu au-delà du savoir absolu533 . 530

Cf Jean-Paul Sartre, « Un nouveau mystique», art. cit., p. 167-171. Dans sa réponse à Sartre, Bataille cite intégralement ces mêmes pages (cf « Réponse à Jean-Paul Sartre (Défense de L 'Expérience intérieure)», art. cil. , p. 195-198). 531 Jean-Paul Sartre, « Un nouveau mystique», art. cit., p. 169. 532 Georges Bataille, « De l'existentialisme au primat de l'économie», art. cit., p. 293n. 533 Selon nous, la substantialisation de ! 'inconnu, qui est le rien, provient du point de vue subjectiviste que Sartre adopte. Il semble tenir ce rien dont parle Bataille pour le néant, et nous savons déjà que pour lui, la conscience subjective est la condition préalable pour penser le néant ou le non-être. En ce sens, il est inévitable qu'il considère ce rien comme un objet en face du sujet. Cependant, pour Bataille, le rien où se résolvent le sujet aussi bien que l'objet n'est pas le néant : « Inutile de dire que ce RIEN a peu de chose à voir avec le néant. Le néant, la métaphysique l'envisage. Le RIEN dont je parle est donné d'expérience, n'est envisagé que dans la mesure où l'expérience l'implique. Sans doute le métaphysicien peut dire, lui, que ce RIEN est ce qu'il envisage s'il parle de néant. Mais tout le mouvement de ma pensée s'oppose à sa prétention, la réduit à RIEN. Ce mouvement même veut qu'à l'instant où ce RIEN devient son objet, il s'arrête, il cesse d'être, laissant la place à l'inconnaissable de 1 'instant. Bien entendu, j'avoue d'ailleurs que ce RIEN je le valorise, mais le valorisant je n'en fais RIEN. [ . . . ] Parler de RIEN, ce n'est au fond que nier l'asservissement, que le réduire à ce qu'il est (il est utile), ce n'est en définitive que nier la valeur non pratique de la pensée, la réduire, par-delà l'utile, à 1 'insignifiance, à l'honnête simplicité du défaut, de ce qui

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De plus, ce nouvel objet est considéré par Sartre comme relevant de l'ordre transcendant: «à tout coup le non-savoir, qui n'était préalablement rien, devient l'au-delà du savoir. En s'y jetant, M. Bataille se trouve soudain du côté du transcendant. Il s'est échappé: le dégoût, la honte, la nausée sont restés du côté du savoir. » Et il ajoute que «cet inconnu, sauvage et libre, auquel M. Bataille tantôt donne et tantôt refuse le nom de Dieu», est «un pur néant hypostasié», qu'il«a construit de ses mains un objet universel : la Nuit», et qu'«avec les mots de "rien", de "nuit", de "non-savoir qui dénude", il nous a tout simplement préparé une bonne petite extase panthéistique» et nous a conduits vers un«panthéisme noir' 34 ». Rien de plus aberrant que de porter un tel jugement sur l'auteur de La Somme athéologique. Rappelons-nous qu'aux yeux de Bataille, Dieu signifie un arrêt dans le mouvement de l'expérience menant à l'inconnu, qu'il constitue toujours un objet qui entrave notre progression vers la dissolution de tout objet : «De toute façon, Dieu est lié au salut de l'âme - en même temps qu'aux autres rapports de l'imparfait au parfait. Or, dans l'expérience, le sentiment que j'ai de l'inconnu dont j'ai parlé est ombrageusement hostile à l'idée de petfection [ . . . ]535 » Ainsi Bataille dit-il dans sa réponse à Sartre: «Cette expérience pa1ticulière qu'ont les hommes et qu'ils nomment expérience de Dieu, j'imagine qu'on l'altère en la nommant' 36 », car Dieu implique la fin de cette expérience pourtant sans arrêt, et la supplication du salut trahit la lâcheté de l'homme qui cherche à apaiser son angoisse causée par l'impossibilité d'assouvir son dernier désir en se réfugiant en Dieu. Au contraire, pour Bataille, le recours à Dieu est sa propre manière de s'imaginer connaître tout et être tout, afin de pouvoir affronter l'inconnu qui constitue le désespoir ultime: «On ne saisit pas de quelle façon nous devons parler de Dieu. Mon désespoir n'est rien, mais celui de Dieu! Je ne puis rien vivre ou connaître sans l'imaginer vécu, connu par Dieu. Nous reculons, de possible en possible, en nous tout recommence et n'est jamais joué, mais en Dieu : dans ce "saut" de l'être qu'il est, dans son ''une fois pour toutes"? Nul n'irait au bout de la supplication sans se placer dans la solitude épuisante de Dieu537 . » En somme, chez Bataille, l'impossibilité en l'homme ne signifie en aucun cas la possibilité en Dieu, et l'inconnu reste strictement sur le plan d'immanence. Surtout, il refuse d'«envisager le mode de l'immanence par opposition au mode de la transcendance, point de vue que Sartre revendique538». meurt et qui défaille. » (La Souveraineté, op. cil. , p. 259n.) Nous supposons même que par ce « métaphysicien», Bataille fasse allusion à Sartre. 534 Jean-Paul Sartre, « Un nouveau mystique», art. cit., p. 169. 535 Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cil. , p. 16. 536 Georges Bataille, « Réponse à Jean-Paul Sartre (Défense de L 'Expérience intérieure)», art. cil. , p. 196. 537 Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cil. , p. 48. 538 Alain Milon, « L'expérience-limite : le discontinu de la nomination», art. cil. , p. 359.

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Comment comprendre alors cet inconnu immanent à l'homme? Autrement dit, étant ce qui se trouve à l'extrême du possible et que nous ne pouvons jamais saisir, qui révèle donc que nous sommes limités, pourquoi ne relève-t-il pas de l'ordre nouménal et ne constitue-t-il pas un certain être transcendant au sens kantien ? En fait, d'après Foucault, l'expérience de Bataille explorant les limites de l'homme et de la pensée provient précisément de Kant : On peut dire sans doute qu'elle nous vient de l'ouverture pratiquée par Kant dans la philosophie occidentale, le jour où il a articulé, sur un mode encore bien énigmatique, le discours métaphysique et la réflexion sur les limites de notre raison. Une telle ouverture, Kant a fini lui-même par la refermer dans la question anthropologique à laquelle il a, au bout du compte, référé toute l'interrogation critique ; et sans doute l'a-t-on par la suite entendue comme délai indéfiniment accordé à la métaphysique, parce que la dialectique a substitué à la mise en question de l'être de la limite le jeu de la contradiction et de la totalité539 .

En d'autres termes, Kant a certes soulevé la question des limites de la pensée humaine, mais il ne l'a pourtant pas approfondie. Nous voulons dire par là qu'il a affirmé le fait que l'homme est limité, sans pourtant affomer cette limite même. En distinguant le noumène du phénomène, il conjure de notre expérience tout ce qui se trouve au-delà de sa limite, et de cette manière il écarte aussi l'interrogation sur cette limite même. Où se trouve cette limite ? Où s'arrête le pouvoir de notre raison ? Et comment notre propre finitude immanente peut-elle pourtant être affirmée par quelque chose de transcendant, lui-même fondamentalement infini? En poursuivant le chemin de Kant, Hegel ne conçoit alors l'homme que dans toute sa possibilité, et la question de la limite est complètement laissée de côté. Ainsi, «pour nous éveiller du sommeil mêlé de la dialectique et de l'anthropologie, il a fallu les figures nietzschéennes du tragique et de Dionysos, de la mort de Dieu, du marteau du philosophe, du surhomme qui approche à pas de Colombe, et du Retour», qui affrrment notre vie en la portant à son extrême ; il a fallu Bataille et Blanchot qui, par l'expérience-limite, affirment la limite de notre pensée et de notre être en la contestant et en la transgressant, affrrmation que Foucault qualifie de non-positive : Cette philosophie de l'affirmation non-positive, c'est-à-dire de l'épreuve de la limite, c'est elle, je crois, que Blanchot a définie par le principe de contestation. Il ne s'agit pas là d'une négation généralisée, mais d'une affirmation qui n'affirme rien : en pleine rupture de transitivité. La contestation n'est pas l'effort de la pensée pour nier des existences ou des valeurs, c'est le geste qui reconduit chacune d'elles à ses limites, et par là à la Limite où s'accomplit la décision ontologique : contester, c'est aller jusqu'au cœur vide où l'être atteint sa limite et

539

Michel Foucault, « Préface à la transgression», art. cit., p. 239.

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où la limite définit l'être. Là, dans la limite transgressée, retentit le oui de la contestation, qui laisse sans écho le I-A de l'âne nietzschéen540 .

En nous appuyant sur les propos de Foucault, nous pouvons ainsi comprendre que cet inconnu en tant qu'inconnu, tel que décrit par Bataille et Blanchot, nous est immanent parce qu'il signifie l'impossibilité même de connaître ou la limite intrinsèque de notre pensée. Pour le préciser davantage, nous pouvons reformuler l'expression employée par le jeune Proust pour décrire «la défaillance de l'œil» : l'inconnu n'est pas ce que l'on ne connaît pas ni ce que l'on ne peut pas connaître, mais représente le fait que l'on ne connaît pas 541 . Cependant, dire que Bataille et Blanchot affrrment la limite de la pensée, cela ne signifie pas qu'il s'agit d'une limite définie et fixe, d'une ligne de démarcation réelle tracée entre deux ordres, le phénoménal et le nouménal, l'immanent et le transcendant ou encore le possible et l'impossible, sinon elle serait elle-même substantialisée et aurait un sens positif. Au contraire, elle est une limite incertaine, voire inexistante, qui ne mesure rien. Elle ne se manifeste que quand nous mettons en question le fait de connaître, quand nous tentons par la suite de sortir du savoir qui restreint notre pensée dans un mode figé. Cela revient à dire que cette limite n'est pas imposée une fois pour toutes, mais qu'elle évolue en fonction du mouvement de la transgression, puisque celui-ci lui-même n'est pas une donnée figée, mais se répète à l'infini. En résumé, l'inconnu en tant que cette limite intrinsèque en nous est ce que nous rencontrons lorsque nous sommes prêts à dépasser notre subjectivité et à franchir les limites de notre pensée, pour nous livrer à un autre mode de pensée, à cette «blessure de la pensée qui ne se pensait plus, de la pensée prise ironiquement comme objet par autre chose que la pensée». Il est ainsi évident pourquoi Sartre échoue à comprendre cet inconnu en tant qu'inconnu: «Quand une fois l'on s'est trouvé par le cogito, il n'est plus question de se perdre: plus d'abîme, plus de nuit, l'homme s'emporte partout avec soi; où qu'il soit, il éclaire, il ne voit que ce qu'il éclaire, c'est lui qui décide de la signification des choses. » Avec un tel subjectivisme radical et une telle subjectivité omnipotente, il ne peut donc pas accepter l'impossibilité de connaître ou la limite de la pensée inhérente à l'homme. La pensée est selon lui la seule manière dont l'homme se rapporte au réel, à 540

Ibid. , p. 238-239. Vers la fin de Jean Santeuil, Proust, en décrivant une peinture de Monet, dit : « Ici c'est déjà la rivière, mais là la vue est arrêtée, on ne voit plus rien que le néant, une brume qui empêche qu'on ne voie plus loin. À cet endroit de la toile, peindre ni ce qu'on voit puisqu'on ne voit rien, ni ce qu'on ne voit pas puisqu'on ne doit peindre que ce qu'on voit, mais peindre qu'on ne voit pas, que la défaillance de l'œil qui ne peut pas voguer sur le brouillard lui soit infligée sur la toile comme sur la rivière, c'est bien beau. » (In Jean Santeuil, précédé de Les Plaisirs et les jours, éd. établie par Pierre Clarac, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade», 1971, p. 896.) Ici, nous nous inspirons de l'article d'Alain Milon (« Le flou de la nomination : une histoire de l'œil», in Le Flou & la littérature, sous la dir. de François Soulages, Paris, L'Harmattan, coll. « Eidos », 2018, p. 100). 541

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l'objet, à l'inconnu, et le non-savoir, en tant que ce qui est autre que la pensée, lui échappe infiniment. Il déclare ainsi que l'idée de Bataille et de Blanchot s'avère être une«supercherie», que«le non-savoir est immanent à la pensée » et qu'« une pensée qui pense qu'elle ne sait pas, c'est encore une pensée 542 ». Mais pour Bataille et Blanchot, le non-savoir signifie précisément, en affirmant l'infirmité du sujet pensant et en excédant les limites de la pensée, l'accès à une pensée autre que la pensée, qui«dépasse mon pouvoir», qui «dans la mesure même où elle est pensée de moi, est l'absolu dépassement de ce moi qui la pense », et qui « pense plus qu'elle ne pense543 ». Nous en arrivons donc à la pensée discontinue, à la communication qui, en se dégageant du subjectivisme et de la philosophie du même, nous présente une autre manière d'envisager le rapport entre le sujet et l'objet, entre moi et l'autre : J'aboutis à cette notion : que suje� objet, sont des perspectives de l'être au moment de l'inertie, que l'objet visé est la projection du sujet ipse voulant devenir le tout, que toute représentation de l'objet est fantasmagorie résultant de cette volonté niaise et nécessaire (que l'on pose l'objet comme chose ou comme existant, peu importe), qu'il en faut arriver à parler de communication en saisissant que la communication tire la chaise à l'objet comme au sujet (c'est ce qui devient clair au sommet de la communication, alors qu'il est des communications entre sujet et objet de même nature, entre deux cellules, entre deux individus)544 .

Ce passage confirme notre précédente assertion, à savoir que dans le non­ savoir, le sujet et l'objet dépassent leur rapport conventionnel et entrent dans la communication. Le sujet et l'objet sont ici égaux, non pas au sens où ils sont identiques et assimilables l'un à l'autre, mais au sens où ils sont tous les deux irréductibles l'un comme l'autre. L'objet n'existe pas comme chose, comme ce qui peut être possédé ou assimilé par le sujet, mais il devient ce qui est de même nature que le sujet. Une telle communication qui transcende le rapport sujet-objet est approfondie par Bataille dans La Souveraineté. Le rapport de l'autre à moi, tout comme celui de l'objet au sujet, est essentiellement un rapport de subordination, car dans ce rapport l'autre ne se présente que comme la propriété du sujet, comme un objet utile et servile, donc comme une chose545 . Cependant, dans la communication, le rapport de l'autre à moi devient un rapport de « sujet à sujet». L'autre est envisagé par moi comme un « semblable» je le regarde comme un frère, ne voyant plus en lui que le sujet, avec lequel je puis, avec lequel je dois communiquer[ ... ]. Frère, en un sens, désigne un objet 542

Jean-Paul Sartre, « Un nouveau mystique», art. cit., p. 172, 170. Maurice Blanchot, L 'Entretien infini, op. cil. , p. 75-76. 544 Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op cil. , p. 68. 545 Cf Georges Bataille, La Souveraineté, op. cit., p. 283-28 5.

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distinc� mais cet objet précisément porte en lui la négation de ce qui le définit comme objet. C'est un objet pour moi, ce n'est pas moi, ce n'est pas le sujet que je suis, mais si je dis qu'il est mon frère, c'est pour être assuré qu'il est semblable à ce sujet que je suis. Je nie, en conséquence, le rapport de sujet à objet qui m'était d'abord apparu, et ma négation définit, entre mon frère et moi, le rapport de sujet à sujet, qui ne supprime pas mais dépasse le premier rapport546_

Un tel rapport qu'est la communication n'est pas seulement un rapport de dépassement, mais aussi et surtout un dépassement de tout rapport possible, ou plutôt un non-rapport. En fait, rapporter l'autre à moi, c'est fondamentalement l'inclure dans l'intériorité du sujet que je suis, le réduire à mon objet. S'il demeure également un sujet, il doit alors résider en dehors et au-delà de ma subjectivité. C'est un dehors absolu, au-delà de mes limites et devant lequel échoue nécessairement tout rapport. Ainsi l'autre sujet ne peut­ il m'apparaître que comme absolument autre. D'après Blanchot, cet autre doit être entendu comme l' « Autrui » tel que le décrit Levinas : «Autrui, c'est le tout Autre ; l'autre, c'est ce qui me dépasse absolument ; la relation avec l'autre qu'est autrui est une relation transcendante, ce qui veut dire qu'il y a une distance infinie et, en un sens, infranchissable entre moi et l'autre, lequel appartient à l'autre rive, n'a pas avec moi de patrie commune et ne peut, en aucune façon, prendre rang dans un même concept, un même ensemble, constituer un tout ou faire nombre avec l'individu que je suis. » En d'autres termes, en nous affranchissant de la logique dialectique qui nous pousse à concevoir l'autre comme objet, nous nous livrons à un mode de pensée autre que la pensée, qui neutralise et transcende toutes les oppositions et selon laquelle il n'y a plus d'objet en face du sujet, mais seulement l'autre infiniment lointain, ou l '« Étranger » qui est«ailleurs qu' où nous sommes, n'appartenant pas à notre horizon et ne s'inscrivant sur aucun horizon représentable, de sorte que l'invisible serait son "lieu", à condition d'entendre, par là, selon une terminologie dont nous avons quelquefois usé : ce qui se détourne de tout visible et de tout invisible547». Il s 'agit d'un autre dit transcendant, non pas au sens où il est absolument inaccessible et invisible, mais au sens où il se trouve au-delà de tout rapport comme la distance et la vision, relevant ainsi de l'autre nuit, du dehors et du neutre. En conclusion, à partir de l'acte d'inclure la perte dans un rapport (le savoir général du réel fondé sur la continuité de l'être), et en passant par la pe11e comme rapport (le non-savoir menant à la fusion, à la continuité de l'être), nous aboutissons finalement à la perte même de rapport (le non-savoir en tant que communication, en tant que discontinuité de la pensée).

546 547

Ibid. , p. 289. Maurice Blanchot, L 'Entretien infini, op. cit., p. 74-7 5.

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111.2.3. Le cas de la vision Tout ce que nous venons d'exposer est illustré de manière significative dans la réflexion de Bataille sur l'œil et sa mise en question de la vision. Cela n'est guère surprenant, car dans la tradition philosophique, la pensée, dont le savoir constitue le mode de fonctionnement principal, est inséparable de l'exigence optique qui «soumet dep uis des millénaires notre approche des êtres et nous invite à ne penser que sous la garantie de la lumière ou sous la menace de l'absence de lumière». Bref,«il faut penser selon la mesure de l'œil», comme l'indique Blanchot. Voir, c'est essentiellement rapporter un objet à la portée de la vision du sujet, le mettre sous la possession de ce dernier: «Voir, c'est donc saisir immédiatement à distance. [ . . . ] c'est faire l'expérience du continu, et célébrer le soleil, c'est-à-dire, par-delà le soleil: l'Un548 . » Fondé sur la vision, le savoir lui-même n'échappe pas au principe de continu ou de même ni à la logique de l'appropriation. Nous pouvons même déclarer que voir conduit au savoir et finalement au pouvoir. Chez Foucault, dont le rapport de la vision et du pouvoir constitue l'un des axes de recherche et alimente une étude sur le panoptisme dans Surveiller et punir, puisque l'acte de voir confère du pouvoir à celui qui surveille, le «tout­ puissant regard» de l'œil du «souverain sujet» est également considéré comme la force motrice de la « philosophie de la réflexion 5 49 ». Ainsi, lorsque Bataille conteste la philosophie occidentale du même et la pensée continue par une expérience ayant comme principe la perte, expérience qui mène au non-savoir et à la pensée discontinue, l'œil et la vision deviennent naturellement les cibles principales de sa critique. Cette contestation de la primauté de la vision se déroule en deux étapes : d'abord à travers la figure de l'œil pinéal qui ouvre une vision de la perte, ensuite par l'œil révulsé ou arraché qui symbolise la perte de la vision. La notion d'œil pinéal est principalement élaborée par Bataille dans une série de textes datant des années 1930, qui n'ont pas été publiés de son vivant55 0 . Il s'agit de l'imagination d'une vision singulière qui bouleverse profondément notre conception traditionnelle de la manière dont l'œil perçoit le réel. D'après Bataille, «le développement des animaux se situe et tend à se situer sur l'axe horizontal», c'est-à-dire que leurs mouvements 548

Ibid. , p. 38-39. « Dans une philosophie de la réflexion, l'œil tient de sa faculté de regarder le pouvoir de devenir sans cesse plus intérieur à lui-même. Derrière tout œil qui voit, il y a un œil plus ténu, si discret, mais si agile qu'à vrai dire son tout-puissant regard ronge le globe blanc de sa chair ; et derrière celui-ci, il y en a un nouveau, puis d'autres encore, toujours plus subtils et qui bientôt n'ont plus pour toute substance que la pure transparence d'un regard. Il gagne un centre d'immatérialité où naissent et se nouent les formes non tangibles du vrai : ce cœur des choses qui en est le souverain sujet. » Michel Foucault, « Préface à la transgression», art. cit., p. 245. 55 ° Cf Georges Bataille, « Dossier de l 'œil pinéal», in OC, Il, op. cit., p. 11-48. Sous ce titre générique sont regroupés un texte intitulé « Le Jésuve» et quatre textes tous intitulés « L'œil pinéal». 549

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sont«des glissements parallèles aux lignes décrites par la rotation du globe terrestre»; parmi eux,«seuls les êtres humains s'arrachant, au prix d'efforts dont le visage des grands singes exprime le caractère pénible et ignoble, à la paisible horizontalité animale ont réussi à s'approprier l'érection végétale et à se laisser polariser, dans un certain sens, par le ciel55 1 ». Cette idée semble indiquer que l'animal, ne voyant que ce qui se trouve à son niveau, se préoccupe uniquement de satisfaire à ses besoins bas et fondamentaux, tandis que l'homme, capable de regarder ce qui se trouve au-dessus de lui, aspire, plus qu'à une simple existence terrestre et matérielle, au monde spirituel. Ainsi, il semble que nous retombions dans le discours philosophique traditionnel, selon lequel il ne faut pas trop compter sur la vision horizontale de nos yeux physiques, mais il est au contraire nécessaire d'apprendre à voir à travers notre œil de l'âme. Selon Platon, nous sommes susceptibles d'être trompés par le réel imparfait et illusoire si nous voyons avec nos yeux, alors que c'est notre âme qui nous dirige vers l'idéal situé au plus haut, vers la vérité immatérielle et suprême. Une telle vision verticale, incarnation de notre intelligence rationnelle, trouve sa meilleure interprétation dans la notion de glande pinéale chez Descartes, qui se situe au milieu de notre crâne en tant que siège de notre âme, et qui fonctionne comme le seul organe unifiant notre corps et notre esprit, transformant nos expériences sensorielles en connaissances abstraites. Certes, Bataille reconnaît que l'homme ne peut jamais se débarrasser complètement de son animalité, car «les yeux continuent à l'attacher par des liens étroits aux choses vulgaires au milieu desquelles la nécessité a fixé ses démarches552 ». Mais un tel constat ne fait que souligner l'importance de renoncer à notre vision normale et horizontale pour contempler le ciel ensoleillé à travers notre œil pinéal. Ainsi, les propos de Bataille semblent en apparence ne constituer qu'un pendant de la conception traditionnelle de la vision. Cependant, il est essentiel de clarifier à quel ciel et à quel soleil Bataille fait référence. Rappelons-nous que ceux-ci chez Bataille ne renvoient pas à l'idéal noble, serein et lumineux. Le ciel est«beau comme la mort, pâle et invraisemblable comme la mort». De même, «le Soleil situé au fond du ciel» est «comme un cadavre au fond d'un puits [ . . . ] avec l'attrait spectral de la pourriture»; ce soleil «fécal» qui «emprunte son éclat à la mort, a enseveli l'existence dans la puanteur de la nuit55 3». Un tel anti-idéalisme non seulement correspond à ce qu'exprime Bataille dans ses articles écrits presque à la même époque55 4 , mais aussi trouve écho dans L'Expérience 551

Georges Bataille, « L'œil pinéal (1) », art. cit., p. 25-26. Ibid. , p. 26. 553 Ibid. , p. 26-28. 554 « À l'interprétation près toute la conception - et en même temps l'obsession - exprimées par l'image de l'œi/ pinéal et exposées ci-après remontent au début de l'armée 1927, exactement à l'époque où j'écrivis ! 'Anus solaire, c'est-à-dire un an avant que l'œi/ me soit apparu définitivement lié à des images tauromachiques.» Georges Bataille, « Le Jésuve», art. cil. , p. 14. 552

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intérieure achevée une dizaine d'années plus tard555 : l'idéalisation du ciel «ouvre la voie de l'asservissement » à la vie humaine ; plus précisément, « dans la peur de la liberté mortelle du ciel, elle affirme entre elle et l'infini vide le rapport de l'esclave au maître ; désespérément, comme l'aveugle, elle cherche une consolation terrifiée dans un risible renoncement' 56 ». Tout cela signifie que, chez Bataille, la vision verticale ne signifie en aucun cas la poursuite de la vérité sereine et immuable. En fait, il semble que cette poursuite d'après lui n'est en réalité qu'une autre expression de l'horizontalité de la vision de l'homme : «L'axe horizontal de la vision auquel la strncture humaine est restée strictement assujettie au cours d'un déchirement et d'un arrachement de l'homme rejetant la nature animale, est l'expression d'une misère d'autant plus lourde qu'elle se confond en apparence avec la sérénité 55 7 . » En d'autres termes, notre intelligence rationnelle, bien qu'elle nous sépare de l'animal, relève toujours de l'ordre horizontal du globe terrestre, ordre qui assure la conservation de la vie et le bon fonctionnement de tout système, y compris celui de la société humaine. Dans cette perspective, nous pourrions considérer l'axe horizontal qu'entend Bataille comme l'ordre du possible, auquel est également liée la vision verticale traditionnellement conçue. Maintenant que cette ambiguïté a été clarifiée, il faut alors examiner la vision verticale propre à Bataille qui, selon lui, nous conduit vers le ciel sinistre et le soleil pourri. Perpendiculaire à la vision du possible, elle devrait être celle qui s'ouvre sur l'impossible. Et c'est précisément ce que l'auteur entend par l'œil pinéal : L'œil qui est situé au milieu et au sommet du crâne et qui, pour le contempler dans une solitude sinistre, s'ouvre sur le soleil incandescent, n'est pas un produit de l'entendement, mais bien une existence immédiate : il s'ouvre et s'aveugle comme une consumation ou comme une fièvre qui mange l'être ou plus exactement la tête, et il joue ainsi le rôle de l'incendie dans une maison ; la tête, au lieu d'enfermer la vie comme l'argent est enfermé dans un coffre, la dépense sans compter, car elle a reçu à l'issue de cette métamorphose érotique, le pouvoir électrique des pointes. Cette grande tête brûlante est la figure et la lumière désagréable de la notion de dépense[ ... ] 558 .

Il est évident qu'un tel œil fantastique chez Bataille, différent de la glande pinéale cartésienne, ne consiste pas à mettre en avant la supériorité de l'esprit. Au contraire, il est étroitement lié aux fonctions corporelles, inférieures, voire animales de l'homme, celles qui ne constituent qu'une consumation d'énergie. Fondé sur le principe de dépense improductive, cet 555 Dans L 'Expérience intérieure, Bataille reprend l'essentiel de la notion d'œil pinéal qu'il a largement développée dans le « Dossier de l'œil pinéal», sans pourtant jamais employer le terme d'« œil pinéal» (cf op. cit., p. 92-94). 556 Ibid. , p. 94. 557 Georges Bataille, « L'œil pinéal (1) », art. cit., p. 26-27. 558 Ibid. , p. 25.

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œil n'est ni un organe de perception comme les yeux physiques, ni un organe d'assimilation et d'intellectualisation comme l'œil de l'âme, mais plutôt un organe d'excrétion et d'éjaculation comme l'anus et le pénis. Bataille explique que par «la possibilité déconcertante de l'œil pinéal», il n'a pas d'autre intention que de «représenter des dégagements d'énergie au sommet du crâne aussi violents et aussi crus que ceux qui rendent si horrible à voir la protubérance anale de quelques singes55 9»; pour lui, cet œil «n'est qu'un grand pénis rose (ignoble) ivre de soleil» qui vomit du «sang fade560». De plus, un tel œil nous évoque aussi la scène célèbre de Madame Edwarda, où le protagoniste, en contemplant les «guenilles» de la prostituée, a l'impression d'être regardé par elles561 . En introduisant l'œil pinéal, Bataille renverse donc à la fois l'ordre horizontal de la vision oculaire normale et l'ordre vertical de la vision idéaliste, tous les deux relevant de la conception traditionnelle de la vision. Mais pourquoi est-il nécessaire d'imaginer une telle vision caractérisée par la perte? Comme nous l'avons déjà indiqué, le réel selon Bataille est un réel impossible, régi par le principe de perte. C'est un réel aussi éblouissant et brûlant que le soleil, réel qui aveugle et affole celui qui ose le regarder avec ses yeux, qui en d'autres termes échappe au sens commun. Pourtant, en adoptant cette vision fondée sur l'œil pinéal, qui fonctionne de la même manière érnptive et explosive que le réel lui-même, il paraît alors que nous devenions capables de contempler et d'appréhender ce réel impossible: Je me représentais l'œil au sommet du crâne comme un horrible volcan en éruption, justement avec le caractère louche et comique qui s'attache au derrière et à ses excrétions. Or l'ceil est sans aucun doute le symbole du soleil éblouissant et celui que j'imaginais au sommet de mon crâne était nécessairement embrasé, étant voué à la contemplation du soleil au summwn de son éclat. L'imagination antique attribue à l'aigle en tant qu'anima! solaire la faculté de contempler le soleil face à face. Aussi bien l'intérêt excessif porté à la simpie représentation de l'œil pinéal est interprété nécessairement comme une envie irrésistible de devenir soi-même soleil (soleil aveuglé ou soleil aveuglant, peu importe). Dans le cas de l'aigle comme dans le cas de ma propre imagination l'acte de regarder en face équivaut à l'identification562

De ce passage, nous pouvons constater que d'un côté, la vision de la perte est pour Bataille un moyen de rendre intelligible le réel inintelligible. En comparant son œil pinéal à l'aigle doté de la faculté de s'approcher de la vérité suprême d'un réel possible, il aspire lui-même à voir et à saisir la 559

Georges Bataille, « Le Jésuve », art. cit., p. 19. Georges Bataille, « L'œil pinéal (1) », art. cit., p. 27. 561 « Les deux mains agrippées à la table, je me toumai vers elle. Assise, elle maintenait haute une jambe écartée : pour mieux ouvrir la fente, elle achevait de tirer la peau des deux mains. Ainsi les "guenilles" d'Edwarda me regardaient, velues et roses, pleines de vie comme une pieuvre répugnante. » Georges Bataille, Madame Edwarda, op. cit., p. 20-21. 562 Georges Bataille, « Le Jésuve », art. cit., p. 14-1 5. 560

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vérité maudite d'un réel impossible avec l'aide de cet œil magique. Ainsi naît-il tout un savoir sur la part maudite de l'homme et du monde, savoir connu sous le nom d'économie générale. De l'autre côté, cependant, une telle vision de la perte, plutôt qu'une expérience en tant que connaissance objective et scientifique, est une expérience vécue ou subie, expérience personnelle, subjective et mystique qui mène au-delà des limites de toute connaissance. Par l'imagination d'un «œil extraordinaire», «je faisais sans aucun doute, dit Bataille, une part excessive à la nécessité de sortir d'une façon ou de l'autre des limites de notre expérience humaine et je m'arrangeais d'une façon assez trouble pour que la chose du monde la plus improbable (la plus bouleversante aussi, quelque chose comme l'écume aux lèvres) m'apparaisse en même temps comme nécessaire563 ». Cette idée est ensuite reprise dans L'Expérience intérieure: «C'est seulement par le moyen d'une représentation maladive - un œil s'ouvrant au sommet de ma propre tête - à l'endroit même où la métaphysique ingénue plaçait le siège de l'âme - que l'être humain [ . . . ] accède tout à coup à la chute déchirante dans le vide du ciel», au «mouvement libre, indépendant de toute conscience» vers«une absence de bomes564». Autrement dit, l'invention de l'œil pinéal est un moyen pour Bataille, cette fois non pas de voir et de connaître le soleil, mais de s'y projeter et de s'y identifier, c'est-à-dire de se représenter et d'imiter le mouvement d'ensemble explosif et vertigineux de l'univers qui est une dépense sans réserve, pour ensuite essayer de dépasser ses propres limites et se perdre. Ainsi, la vision de la perte nous amène finalement à l'extase. Une telle vision ou expérience extatique est décrite par Bataille comme une «méthode», ou mieux encore, comme une pratique qu'il appelle «dramatisation»: «on n'atteint des états d'extase ou de ravissement qu'en dramatisant l'existence en général 565 . » Il s'agit, comme le montrent les différentes pratiques religieuses telles que le sacrifice, de regarder une scène représentant la pure dépense improductive, à savoir l'immolation d'un être vivant, scène horrifiante qui tend à nous déborder et nous faire détourner les yeux, pour nous y projeter et nous y identifier, c'est-à-dire nous laisser contaminer par son effet dévastateur. En d'autres termes, «si nous ne savions dramatiser, nous ne pourrions sortir de nous-mêmes 566 ». La crucifixion chrétienne aussi bien que le supplice chinois servent à Bataille d'exemples de dramatisation. Dans son discours sur «la renonciation de l'ipse à soi-même» et sur la fusion ou la communication qui n'est possible 563

Ibid. , p. 15. Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cil. , p. 93. 565 Ibid, p. 22. Dans le troisième chapitre intitulé « Principes d'une méthode et d'une communauté » de la première partie de L 'Expérience intérieure, Bataille évoque de différentes pratiques, y compris la dramatisation et le yoga, par lesquelles l'homme peut renoncer à la pensée discursive et au langage pour accéder à l'e},,tase (cf. p. 22-29). 566 Ibid. , p. 23. 564

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que «dans la mesure où l'existence se dénude successivement de ses moyens termes», il fait une«digression sur l'extase devant un objet» où il compare le supplice subi par le Christ à celui d'un Chinois capturé en photo. D'après lui, tous les deux fonctionnent comme des drames pour les spectateurs, qu'ils soient réels ou imaginaires : De toute façon, nous ne pouvons projeter le point-objet que par le drame. J'ai eu recours à des images bouleversantes. En particulier, je fixais l'image photographique - ou parfois le souvenir que j'en ai - d'un Chinois qui dut être supplicié de mon vivant.[ ... ] À la fin, le patient, la poitrine écorchée, se tordait, bras et jambes tranchés aux coudes et aux genoux. Les cheveux dressés sur la tête, hideux, hagard, zébré de sang, beau comme une guêpe. J'écris « beau» ! ... quelque chose m'échappe, me fuit, la peur me dérobe à moi­ même et, comme si j'avais voulu fixer le soleil, mes yeux glissent567 .

De ce passage, il est clair que le supplicié chinois chez Bataille est dépourvu de sens religieux, historique et esthétique. Tout comme Sade, il ne possède d'autre valeur que «la valeur d'usage 56 8 ». Cela revient à dire qu'avec l'effet éblouissant, bouleversant et subversif produit par sa cruauté et son horreur extrêmes, il sert, de même qu'un soleil brûlant, aveuglant et destructeur, à ruiner celui qui y fixe les yeux et s'y projette. Un tel objet est en réalité«la projection d'une perte de soi dramatique». Il fo1me«un point vertigineux censé intérieurement contenir ce que le monde recèle de déchiré, l'incessant glissement de tout au néant569 ». Autrement dit, il constitue un moyen par lequel le sujet qui le contemple sans détourner les yeux pourrait se perdre, sortir de ses limites et accéder à l'extase. Cependant, comme nous l'avons déjà mentionné, cette extase devant un objet rendue possible par le processus de dramatisation n'est pas celle dans le vide ou dans la nuit à laquelle aboutit le non-savoir, c'est-à-dire qu'elle ne mène pas nécessairement à la fusion ou à la communication. Elle demeure en quelque sorte un simulacre. En recourant au point-objet, nous ne pouvons que nous représenter l'état d'extase, au lieu de nous y abandonner, car une telle dramatisation est elle-même fondée sur la présence du sujet et de l'objet. C'est dans ce sens-là que Bataille critique le «disciple de saint Ignace» cherchant à « sortir de lui-même» en«dramatisant tout exprès » le Christ crucifié : «Mais n'ayant pas encore une vie proprement intérieure, avant d'avoir en lui brisé le discours, on lui demande de projeter ce point dont j'ai parlé, semblable à lui - mais plus encore à ce qu'il veut être - en la 561 Ibid. , p. 135, 139. 568

Par « la valeur d'usage », Bataille entend celle d'« une irruption des forces excrémentielles » (« La valeur d'usage de D.A.F. de Sade (1) », art. cit., p. 56), soit celle de la dépense improductive ou de la consumation, qui pourrait libérer l'homme de sa subjectivité close et catalyser une révolution au sein de la société. Mettant plutôt l'accent sur la destruction inutile d'une chose, cette notion diffère ainsi considérablement de la valeur d'usage telle que comprise par les économistes, qui désigne l'utilité d'une chose. 569 Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cit., p. 137. 199

personne de Jésus agonisant. La projection du point, dans le christianisme, est tentée avant que l'esprit ne dispose de ses mouvements intérieurs, avant qu'il ne se soit libéré du discours. » C'est dans le discours que nous continuons à distinguer «un objet perçu d'un sujet qui perçoit » ; c'est à partir de «la position du point » que «l'esprit est un œil». En d'autres te1mes, sans excéder le «cadre optique» de notre expérience, nous ne pouvons jamais en faire un mouvement intérieur conduisant à la dissolution du sujet et de l'objet et au dépassement de leur différence. Comme le souligne Bataille, «l'appareil de la vision (l'appareil physique) occupe d'ailleurs dans ce cas la plus grande place. C'est un spectateur, ce sont des yeux qui recherchent le point, ou du moins, dans cette opération, l'existence spectatrice se condense dans les yeux570 ». Ainsi, d'une vision de la perte qui nous présente le principe de perte du réel et nous représente fictivement notre propre perte, il faut que Bataille parvienne à la perte de la vision qui seule nous permet réellement de nous perdre et d'entrer dans la nuit de non­ savoir5 71 . La perte même de la vision est toujours impliquée dans la pensée de Bataille. L'œil pinéal, qui ressemble davantage à un organe excréteur ou sexuel qu'à un organe de perception, marque déjà dans une certaine mesure son rejet de la vision. Mais tant que l'œil persiste, il semble impossible pour lui d'en finir avec la volonté de voir. C'est pourquoi, vers la fin des années trente, son obsession pour un œil qui s'ouvre au sommet du crâne est remplacée par celle d'une figure acéphale. Autrement dit, l'œil pinéal finit par«manger la tête», soit par faire disparaître les yeux aussi bien que par se détruire. Notre description précédente de la nuit de non-savoir révèle déjà la défaillance du mécanisme optique et visuel. La nuit dépeinte dans Thomas l'obscur n'est pas seulement la cause de l'absence de la vision, mais elle est aussi et surtout la vision même. Cela signifie qu'elle n'est pas seulement ce que nous ne voyons pas ou ce qui nous empêche de voir, mais aussi et surtout le fait même que nous ne voyons pas, que nous sommes aveugles. Elle ne surgit que quand nous renonçons à la volonté de voir et, par conséquent, à celle de savoir. C'est seulement de cette manière que nous pouvons entrer dans la fusion ou la communication. De même, pour rendre compte du non-savoir, cette fois Bataille ne recourt plus à la force magique d'un œil singulier, mais à la « tache aveugle » inhérente à l'œil Il est dans l'entendement une tache aveugle : qui rappelle la structure de l'œil. [ ... ] Dans la mesure où l'entendement est auxiliaire de l'action, la tache y est 570

Ibid. , p. 139, 144. Cependant, Bataille n'ignore pas la nécessité de la vision de la perte, c'est-à-dire de l'extase devant un point-objet : « Si j'avais ignoré l'extase devant l'objet, je n'aurais pas atteint l'extase dans la nuit. Mais initié comme je l'étais à l'objet - et mon initiation avait représenté la pénétration la plus lointaine du possible - je ne pouvais, dans la nuit, que trouver une extase profonde. Dès lors la nuit, le non-savoir, sera chaque fois le chemin de l'extase où je me perdrai. » (Ibid. , p. 144.)

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aussi négligeable qu 'elle est dans l 'œil. Mais dans la mesure où l 'on envisage dans l 'entendement l 'homme lui-même, je veux dire une exploration du possible de l 'être, la tache absorbe l 'attention : ce n 'est plus la tache qui se perd dans la connaissance, mais la connaissance en elle. L 'existence de cette façon ferme le cercle, mais elle ne l 'a pu sans inclure la nuit d'où elle ne sort que pour y rentrer. Comme elle allait de l 'inconnu au connu, il lui faut s 'inverser au sommet et revenir à l 'inconnu572_

En d'autres termes, tandis que le savoir est le produit de l'entendement, le non-savoir, quant à lui, ne résulte que de l'entendement réduit à son impossibilité. Pour revenir à la métaphore de l'œil, si le savoir provient de l'œil clairvoyant et représente tout son pouvoir, nous pouvons alors dire que le non-savoir, né de la tache aveugle de l'œil, ne représente que sa cécité. Dans la nuit de non-savoir, nous n'avons plus affaire à un œil écarquillé qui voit, mais au contraire à un œil révulsé qui ne voit pas, révulsé comme ce qui nous arrive lorsque nous nous laissons submerger par une douleur ou une jouissance extrême à l'apogée d'une auto-consumation, par exemple au moment de la petite mort ou de la mort réelle ; ou mieux encore, comme le souligne Foucault, à un œil exorbité, voire arraché, symbolisant le « sujet philosophant » jeté « hors de lui-même, poursuivi jusqu'à ses confins573 ». Toute la réflexion de Bataille sur la vision, à savoir la vision de la perte et la perte de la vision, trouve une illustration frappante, presque fantasmagorique, dans Histoire de l'œil, récit marqué par la présence constante de la figure de l'œil pinéal qui se mêle vers la fin à celle de l'œil arraché574 , récit qui de cette façon renverse violemment le centrisme oculaire 572

Ibid. , p. 129. « Le mouvement est inverse chez Bataille : le regard en franchissant la limite globulaire de l 'œil le constitue dans son être instantané ; il l'entraîne en ce ruissellement lumineux (source qui s'épanche, larmes qui coulent, sang bientôt), le jette hors de lui-même, le fait passer à la limite, là où il jaillit dans la fulguration aussitôt abolie de son être et ne laisse plus entre les mains que la petite boule blanche veinée de sang d'un œil exorbité dont la masse globulaire a éteint tout regard. Et à la place où se tramait ce regard, il ne reste que la cavité du crâne, un globe de nuit devant qui l'œil, arraché, vient de refermer sa sphère, le privant du regard et offrant cependant à cette absence le spectacle de l 'infracassable noyau qui emprisonne maintenant le regard mort. En cette distance de violence et d'arrachement, l'œil est vu absolument, mais hors de tout regard : le sujet philosophant a été jeté hors de lui-même, poursuivi jusqu'à ses confins, et la souveraineté du langage philosophique, c'est celle qui parle du fond de cette distance, dans le vide sans mesure laissé par le sujet exorbité. » Michel Foucault, « Préface à la transgression», art. cit., p. 245. 574 Ce récit de Bataille a été achevé en 1928, année même où l'œil lui est, pour reprendre ses propres mots déjà cités plus haut, « apparu définitivement lié à des images tauromachiques», plus précisément à celles d'un œil arraché à un matador. Autrement dit, c'est dans ce récit que sa réflexion sur l 'œil pinéal a été complétée par celle sur l'œil arraché. Mais il faut noter que les « images tauromachiques » remontent en réalité à une époque antérieure : Bataille avait été témoin de la mort du jeune torero Manolo Granero dans les arènes de Madrid le 1 7 mai 1922 (cf Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l 'œuvre, op. cil. , p. 60). C 'est cette scène qu'il a représentée, six ans plus tard, dans le chapitre X intitulé « L'œil de Granero» d'Histoire de l 'œil (cf in OC, I, op. cit., p. 52-56). 573

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de la culture occidentale. Cette œuvre est surtout connue, outre son contenu ostensiblement érotique, ou plutôt pornographique et sacrilège, pour sa transformation métaphorique de l'œil. Le globe oculaire y est associé aussi bien à des objets banals tels que l'œuf et l'assiette de lait du chat, qu'à des choses sexuelles telles que le testicule, l'urine et le sperme. Mais il faut souligner, pour reprendre l'idée de Barthes, qu'il s'agit d'« une métaphore parfaitement sphérique : chacun des termes y est toujours le signifiant d'un autre terme (aucun terme n'y est un simple signifié), sans qu'on puisse jamais arrêter la chaîne ; [ . . . ] c'est l'équivalence même de l'oculaire et du génital qui est originelle, non l'un de ses termes : le paradigme ne commence nulle part575 ». Cela revient à dire que ce récit, bien qu'il raconte une histoire de l'œil, n'accorde pas à celui-ci l'importance primordiale. En ce sens, il ébranle déjà, sur le plan textuel, la position privilégiée attribuée à la vision dans la philosophie traditionnelle et dans notre pensée. D'ailleurs, dans la scène finale qui est celle d'une grande violence et obscénité, l'œil est décrit comme étant tiré de son orbite et inséré successivement dans les orifices anal et vaginal. Il est privé de sa fonction supérieure et visuelle et chassé de son siège spirituel, pour être lié aux fonctions inférieures et corporelles et doté d'une qualité matérielle. Nous sommes alors confrontés à des images à la fois bouleversantes et fascinantes : celle d'un anus ou d'un sexe qui voit (un anus qui voit est littéralement un «œil de bronze ») et celle d'un œil qui jouit, urine et éjacule576 . De cette scène surgissent ainsi simultanément une vision extraordinaire et un rejet de la vision. 575

Roland Barthes, « La métaphore de l'œil», in Essais critiques, in Œuvres complètes, éd. établie et présentée par Éric Marty, Paris, Seuil, 1993-1995, t. I, p. 1348. Dans le récit de Bataille, Barthes relève d'abord deux chaînes métaphoriques, l'une fondée sur la blancheur et la rotondité que partagent l'œil, l'œuf, l'assiette de lait du chat, les testicules de taureau, etc., et l'autre composée des liquides que produisent ces objets, à savoir les larmes, le jaune mollet de l'œuf, le lait, le sperme, l'urine, etc. Ensuite, le commentateur indique que l'auteur échange ces deux chaînes d'une manière métonymique, ce qui entraîne une transgression des règles syntaxiques. Par exemple, nous passons des expressions comme « casser un œuf» et « crever un œil» à celles comme « casser un œil» et « crever un œuf». Ainsi dit-il en conclusion : « à la transgression des valeurs, principe déclaré de l'érotisme, correspond - si elle ne la fonde - une transgression technique des formes du langage [ . . . ] » (P. 1351.) Cependant, alors que Barthes se focalise uniquement sur la dimension linguistique du récit de Bataille, nous voulons mettre en lumière, comme nous allons le voir, « la transgression des valeurs » que ce récit réalise par rapport à la pensée philosophique traditionnelle. En d'autres termes, il n'est pas simplement un jeu de langage, mais une représentation fidèle du réel tel que Bataille le perçoit. 576 Bataille décrit ainsi, à la fin d'Histoire de l 'œil, la scène qui représente à la fois un sexe qui voit et un œil qui urine : « je vis exactement, dans le vagin velu de Simone, l 'œil bleu pâle de Marcelle qui me regardait en pleurant des larmes d'urine. Des traînées de foutre dans le poil fumant achevaient de donner à cette vision lunaire un caractère de tristesse désastreuse. Je maintenais ouvertes les cuisses de Simone qui étaient contractées par le spasme urinaire, pendant que l'urine brûlante ruisselait sous l'œil sur la cuisse la plus basse.» (Op. cit., p. 69.) Quant à « l'œil de bronze», Bataille l'évoque dans « L'œil pinéal (1) », où il associe cet organe d'excrétion à d'autres choses qui ont la même fonction, à savoir le volcan, la bouche humaine et finalement l'œil pinéal (cf. art. cit., p. 31-35).

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D'une part la vision extraordinaire. Il s'agit indubitablement de la vision de la perte qu'ouvre l'œil pinéal. Ne reposant plus sur les yeux oculaires mais sur les organes excréteur et sexuel, elle ne consiste plus en l'appropriation des choses, mais au contraire en une pure dépense, mouvement qui correspond à celui de tout l'univers. En d'autres termes, nous possédons cette vision lorsque nous commençons à voir, non pas avec nos yeux, mais avec notre corps. Le plus important est que Bataille ne se contente pas de mettre en scène une telle vision dans le récit, mais il écrit tout le texte à la lumière de cette vision. Ainsi, nous pouvons considérer toute cette histoire de l'œil, ce1tainement pinéal, comme une histoire racontée par quelqu'un qui voit à travers son propre œil pinéal, œil pour ainsi dire«fou». C'est la raison pour laquelle le réel y apparaît extravagant et troublant, profondément impossible: un tel œil «revendique le renversement du cours des choses, seul moyen d'effleurer l'inconnu et le discontinu. [ . . . ] Il n'a pas pour finalité d'unifier les choses ou de leur donner une cohérence. Il instaure plutôt une expérience intérieure dont la mission essentielle est de faire tomber l'ordinaire des choses, leurs limites», c'est-à­ dire qu'en voyant, il «déchire et décompose les choses5 77 ». Cependant, il faut souligner que si les choses se présentent comme telles sous le regard fou de Bataille, cela ne veut pas dire qu'elles constituent, comme le pense Barthes, une image surréaliste5 7 8 . Si pour nous, lecteurs innocents, le réel représenté dans le récit est un réel totalement sexualisé, aux yeux (ou plutôt «à l'œil») Bataille, le réel est sexuel par nature. Pour lui, il ne s'agit pas d'un réel métaphorique et métaphorisé, mais d'un réel tel qu'il est, soit un réel en constante éruption et explosion, régi par le principe de perte. «J'ai été élevé très seul et aussi loin que je me rappelle, j'étais angoissé par tout ce qui est sexuel5 79 . » Cette phrase, avec laquelle Bataille ouvre son récit, est également, par hasard, la toute première phrase de ses Œuvres complètes. «Des deux, elle est l'incipit idéal580 . » D'autre part le rejet de la vision. Le réel sexuel est ce que l'œil pinéal nous permet de voir. Mais il semble que la simple contemplation d'un tel réel ne nous suffise pas pour accéder à l'extase. L'essentiel est d'intérioriser le mouvement éruptif et explosif de ce réel, ce qui entraîne inévitablement la perte de notre vision et de notre conscience subjective. Ainsi, le récit de Bataille, qui représente le réel impossible vu à travers un œil fou, finit, en déconstruisant complètement la notion d'œil, par nous amener à désapprendre de voir. Dans la scène finale du récit, l'héroïne jouit non pas en raison de ce que ses yeux voient, mais littéralement en raison du toucher d'un œil énucléé du cadavre d'un prêtre. Nous avons donc un globe oculaire arraché à son orbite où il fonctionne comme l'organe visuel, pour devenir un 577

Alain Milon, « Le flou de la nomination : une histoire de l'œil», art. cil. , p. 107-108. Cf Roland Barthes, « La métaphore de l'œil », art. cit. , p. 1350. 579 Georges Bataille, Histoire de l 'œil, op. cit., p. 13. 580 Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l 'œuvre, op. cil. , p. 123. 578

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pur et simple objet avec lequel nous pouvons jouer5 81 . Si, dans les scènes précédentes, l'œil, l'œuf et le testicule sont associés l'un à l'autre d'une manière métaphorique, dans cette scène, ils deviennent réellement interchangeables; et si cette scène est décrite de manière fantasmagorique et hallucinatoire, Bataille n'hésite pas, dans la dernière partie du récit intitulé «Coïncidences», où il fait coïncider la fiction avec des faits autobiographiques, à lier directement le testicule et l'œuf respectivement à l' œil sanglant arraché à la tête d'un matador et aux yeux blanchâtres de son père aveugle 5 82 . De toute façon, l'œil dans ce récit finit par évacuer définitivement et radicalement «tout champ de vision» pour se transformer en un objet sexuel, voire en un «organe charnel» ou un «organe sexuel», dont le « toucher » seul permet la jouissance : « l'extase n'est pas proportionnelle à ce que l'œil donne à voir. Quand il donne à voir, il ne donne à voir que ce qu'il ne peut accomplir sexuellement. Par contre, dès qu'il s'accomplit sexuellement, dès qu'il passe à l'acte diraient les psychanalystes, sa perte de conscience le mène à l'extase, l'inconnu, l'inachèvement et la folie583 . » Cela revient à dire que l'expérience extatique qu'envisage Bataille est, qu'une expérience visuelle et donc médiatisée et spéculative, davantage une expérience immédiatement et corporellement vécue. Ou en d'autres termes, nous ne pouvons entrer dans la nuit de non­ savoir que quand, par le rejet de la vision, nous cessons aussi de penser; quand, confrontés à l'impossibilité de voir et de savoir ou à la limite de la vision et de la pensée, nous affirmons cette impossibilité ou cette limite par l'acte de transgression. En conséquence, dans notre étude de l'expérience, il faut que nous passions finalement de la question du savoir à celle de l'être, que nous quittions le plan de la connaissance pour nous tourner vers celui de l'existence.

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« L'Histoire de l 'œil, c'est vraiment l'histoire d'un objet.» Roland Barthes, « La métaphore de l'œil», art. cit., p. 1346. 582 Cf Georges Bataille, Histoire de l 'œil, op. cit., p. 74-76. 583 Alain Milon, « Le flou de la nomination : une histoire de l'œil», art. cit., p. 108-109.

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CHAPITRE N L'expérience comme mode d'exister

En faisant une expérience qui aboutit au non-savoir, au renoncement à la pensée, Bataille passe de la dimension du savoir à celle de l'existence. Nous pouvons dire que l'expérience pour lui est avant tout une expérience vécue, que lorsqu'il parle de l'expérience, son intérêt principal ne réside pas tant dans notre connaissance du monde que dans notre existence dans le monde. Est-il besoin de souligner que le mode d'existence qu'il recherche n'est pas l'action ni le travail, comme le suggère la célèbre conclusion «il faut cultiver notre jardin» du conte de Voltaire? Sa critique de la connaissance découle du fait qu'elle n'est que le«résultat d'un effort se poursuivant sur le mode du calcul, sur le mode d'une opération utile à quelque fin»; «connaître est toujours s'efforcer, travailler, c'est toujours une opération servile, indéfiniment reprise, indéfiniment répétée. Jamais la connaissance n'est souveraine [ . . . ]» Au contraire, la «manière d'aller à rebours dans les voies de la connaissance - pour en sortir, non pour en tirer un résultat que d'autres attendent - conduit au principe de la souveraineté de l'être et de la pensée, qui sur le plan où je suis à l'instant placé a ce sens: que la pensée, subordonnée à quelque résultat attendu, tout entière asservissement, cesse d'être en étant souveraine, que seul le non-savoir est souverain584 ». De même, en ce qui concerne l'existence, Bataille refuse de la considérer comme un projet à accomplir ou une œuvre à réaliser, c'est-à-dire comme une opération utile et servile. Par l'expérience-limite, il vise à atteindre la souveraineté de l'existence, qui signifie précisément l'au-delà de l'utilité et de la servilité5 85 . Ce que nous allons explorer dans ce chapitre, ce sera donc le chemin qu'il trace vers l'existence souveraine de l'homme. 584

Georges Bataille,La Souveraineté, op. cit. , p. 253, 258. « La souveraineté dont je parle a peu de choses à voir avec celle des États, que définit le droit international. Je parle en général d'un aspect opposé, dans la vie humaine, à l'aspect servile ou subordonné.» « Réciproquement, est souveraine la jouissance de possibilités que l'utilité ne justifie pas (l 'utilité : ce dont la fin est l'activité productive). L'au-delà de l'utilité est le domaine de la souveraineté. » Ibid. , p. 247-248.

585

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En un mot, ce chemin peut se résumer en le passage du monde profane au monde sacré. Selon Bataille, ce sont :Mauss et Kojève qui définissent d'une manière fondamentale la façon d'être de l'homme dans le monde profane. En même temps, ce sont aussi leurs deux pensées qui constituent ses principales cibles de critiques. D'un point de vue socio-anthropologique, :Mauss découvre chez l'homme le besoin prédominant d'échange; d'une perspective onto-anthropologique, Kojève considère la négativité active comme la force motrice de l'activité humaine. Dans une certaine mesure, nous pourrions dire que dans sa conception de la société et de l'histoire humaines, Kojève privilégie le rôle de la confrontation agonistique entre deux consciences, qui n'est qu'un type particulier d'échange parmi d'autres chez :Mauss. Néanmoins, que l'homme vive par l'échange des dons avec son rival ou par la lutte à mort avec son adversaire, son existence reste gouvernée par l'impératif d'utilité et subordonnée à l'ordre des choses. Tandis que Bataille note chez l'homme le fait qu'il est également capable de la dépense improductive, et qu'il est régi non moins par la négativité sans emploi. Autrement dit, l'homme est toujours possible de transgresser les limites du monde profane pour accéder au monde sacré, où il peut retrouver la souveraineté de son existence. Cependant, il s'avère qu'une telle dépense et une telle négativité sont pleines d'ambiguïtés, qu'elles ne peuvent se maintenir qu'en étant actives et productives. Pour cette raison, le monde sacré reste toujours une illusion et la souveraineté est à jamais impossible à atteindre. C'est ce qu'entend Bataille lorsqu'il qualifie son expérience de voyage au bout du possible. Dans les pages suivantes, ce que nous allons d'abord faire, ce sera représenter ce voyage, c'est-à-dire analyser l'ambiguïté et ainsi l'impossibilité du sacré586 . Mais notre exploration ne s'arrêtera pas là. Dans les parties précédentes, nous avons dépeint non seulement l'expérience menant à l'extrême limite du possible, mais aussi et surtout celle qui commence à partir de cette limite. Quand nous abordons la question de la souveraineté chez Bataille, notre objectif est toujours de passer de la pensée continue à la pensée discontinue, de la quête vaine de la continuité de l'être, de ce mode d'exister impossible, à la réflexion sur la discontinuité de l'être, sur «le mode d'exister de l'homme en tant qu'exister est impossible» pour reprendre l'expression de Blanchot5 87 . Il s'agit d'une autre manière de voir les choses, qui ne tient pas la souveraineté pour le privilège du sacré, quelque chose transcendant absolument toute possibilité de l'homme mais ne cessant pas de le fasciner et séduire, et ainsi son existence pour la poursuite interminable de sa liberté impossible, un déchirement éternel entre sa servitude dont il ne peut pas entièrement se délivrer et son autonomie dont il n'est pas intellectuellement 586

Notre analyse de l'ambiguïté et de l'impossibilité du sacré s'inspire en partie de l'ouvrage de Leslie Hill (Bataille, Klossowski, Blanchot: Writing at the Limit, Oxford, Oxford University Press, 2001, chapitre II, « Sacrificing Sacrifice», p. 23-100). 587 Maurice Blanchot, Faux pas, op. cit., p. 48.

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et humainement capable; mais qui considère la souveraineté comme l'attribut de l'homme qui s'affirme en affrrmant son impossibilité d'acquérir une fois pour toutes sa souveraineté absolue, qui continue à exister activement après avoir admis qu'exister est intolérable et impossible. Une telle souveraineté se manifestant à travers une affirmation qui n'affirme rien, semble finalement répondre à ce que réitère Bataille tout au long de son ouvrage consacré à cette notion: la souveraineté n'est rien, est «l'instant miraculeux où l'attente se résout en RIEN588». Et par une telle expérience souveraine, il semble que nous puissions finalement sortir de la dialectique de la servitude et de la maîtrise, du profane et du sacré et du possible et de l'impossible, et ainsi de l'aporie existentielle.

IV.1. Un mode d'exister impossible : le sacré IV. 1.1. La dépense improductive et son ambiguïté : le cas du potlatch L'Essai sur le don, sous-titré «forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques», est l'ouvrage que Mauss consacre à l'étude de l'échange des dons, qui selon lui définit le comportement fondamental de l'homme primitif. Tout type d'échange ou de «système des prestations totales» pour reprendre ses propres mots5 89 , du plus élémentaire et pacifique au plus complexe et agonistique, c'est-à-dire au «potlatch», institution présente dans les sociétés indiennes du nord-ouest américain5 90, est régi par le principe de réciprocité. De ce fait, nous pouvons alors extraire trois principales caractéristiques de l'échange. D'abord, tout échange est un acte utile dont la finalité lui est extérieure. Il est évident que dans la transaction marchande non monétaire, ou le troc, et la transaction marchande monétaire, on donne toujours en vue de recevoir une contrepartie équivalente. Dans l'échange des dons de type non ou moins agonistique qui est selon Mauss différent du troc, c'est-à-dire qui est en réalité un échange rituel des biens équivalents ou identiques, la prestation et la contre-prestation «s'engagent sous une fo1me plutôt volontaire», bien qu'elles demeurent «au fond rigoureusement obligatoires ». Un tel type d'échange montre la complémentarité et «la collaboration des deux moitiés de la tribu5 9 1 ». Cela veut dire que dans ce cas, on donne non pas pour recevoir, mais plutôt pour Georges Bataille,La Souveraineté, op. cit. , p. 254. Marcel Mauss, Essai sur le don : forme et raison de l 'échange dans les sociétés archaïques, Paris, PUF, coll. « Quadrige», 2012, p. 69. 5 90 « Nous proposons de réserver le nom de potlatch à ce geme d'institution que l'on pourrait, avec moins de dartger et plus de précision, mais aussi plus longuement, appeler : prestations totales de type agonistique. » Ibid, p. 71. Mauss indique d'ailleurs que le potlatch n'est qu'une forme rare et particulière de la prestation totale. La plupart des types d'échanges daris les sociétés archaïques sont en fait les « formes intermédiaires» situées entre celui « à l'émulation plus modérée» et celui « à rivalité exaspérée» (cf p. 71-72). 5 91 Ibid. , p. 69. 588

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maintenir l'organisation «bipartite» du monde selon le terme de Caillois, c'est-à-dire l'équilibre de la société et l'ordre de l'univers fondés sur l'alliance des deux groupes rivaux et solidaires, équilibre et ordre bénéfiques aussi bien à l'autre qu'à soi-même592 . Cependant, il semble que le potlatch échappe au principe d'utilité, car il est l'occasion où l'on offre simplement des cadeaux de grande valeur sans l'intention de recevoir un contre-don, où l'on va patfois jusqu'à la destruction purement somptuaire des richesses : «La consommation et la destruction y sont réellement sans bornes. Dans certains potlatch on doit dépenser tout ce que l'on a et ne rien garder. » Ce sont donc au contraire les principes de dépense et de générosité qui y sont présents. Mais ici, ce qui est en jeu n'est pas le bien matériel. Le but n'est pas l'acquisition et l'accumulation de richesses, mais la conquête du prestige social. Autrement dit, le potlatch est au fond une «lutte de générosité». On dépense toujours «pour écraser, pour "aplatir" son rival. Non seulement on se fait ainsi progresser soi-même, mais encore on fait progresser sa famille sur l'échelle sociale593 ». Gagnera plus d'honneur et de pouvoir celui qui se montre plus dépensier et généreux. Ainsi, il s'agit d'une dépense réelle des richesses en échange des valeurs intangibles et symboliques, dépense elle­ même inscrite dans «l'économie des biens symboliques» pour reprendre l'expression de Bourdieu594 . Ensuite, tout échange est une interaction entre un sujet et son objet. Dans les autres cas, il revêt une forme plus pacifique et équilibrée. Dans le cas du potlatch, il s'agit d'une compétition ou lutte entre deux rivaux, où l'un cherche à être reconnu comme supérieur par l'autre. Puisque celui qui en sort victorieux acquiert un prestige social, il faut encore que la compétition soit vue par toute la société. Mauss n'insiste pas explicitement sur ce point, mais tout ce qu'il énonce le suggère, car le potlatch se présente en réalité comme «une perpétuelle fête: banquets, foires et marchés, qui sont en même temps l'assemblée solennelle de la tribu 595 ». Enfin, en tant qu'acte ayant une finalité externe, tout échange est en même temps une opération dont le sens est remis à l'avenir. Même dans les types d'échanges caractérisés par l'instantanéité, ce qui importe n'est pas l'instant même où se déroule l'action de donner, mais plutôt le résultat qui en découle. Dans le potlatch, ce délai est d'autant plus significatif car c'est lui qui instaure la domination et crée la hiérarchie. Bourdieu souligne «le rôle déterminant de l'intervalle temporel entre le don et le contre-don, le fait que, pratiquement dans toutes les sociétés, il est tacitement admis qu'on ne rend pas sur-le-champ ce qu'on a 592

Cf Roger Caillois, L 'Homme et le sacré, op. cit., troisième partie, chapitre I, « L'organisation du monde», p. 81-104. 5 93 Marcel Mauss, Essai sur le don : forme et raison de l 'échange dans les sociétés archaïques, op. cit., p. 134, 137n2, 137. 594 Cf Pierre Bourdieu, Raisons pratiques : sur la théorie de l 'action, Paris, Seuil, coll. « Points. Essais», 2014, chapitre VI, « L'économie des biens symboliques», p. 173-212. 5 95 Marcel Mauss, Essai sur le don : forme et raison de l 'échange dans les sociétés archaïques, op. cil. , p. 70.

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reçu 596 ». C'est ce laps de temps, durant lequel le donateur genereux et dépensier n'est pas encore surpassé par son donataire avec un contre-don plus somptuaire, qui confère au premier la supériorité sur le second597 . Dans la conclusion de son essai, Mauss soutient que le système de prestations totales relève des «faits sociaux totaux», c'est-à-dire qu'il n'est pas une simple opération économique, mais constitue l'un des phénomènes qui «mettent en branle [ . . . ] la totalité de la société et de ses institutions », et à travers l'étude desquels nous pouvons comprendre le fonctionnement des «systèmes sociaux entiers598». En d'autres termes, c'est bel et bien le va-et­ vient du don qui définit la façon d'être fondamentale de l'homme dans les sociétés archaïques. L'homme n'est véritablement homme, n'est être social que quand il agit selon le principe d'échange ou bien de réciprocité, et ce principe, en créant un état d'interdépendance entre les hommes et entre leurs clans, permet au lien social de se maintenir et de se renouveler. En un sens, nous pouvons considérer que la notion de dépense de Bataille constitue un contre-don à la théorie du don de Mauss. Mais paradoxalement, cette fois c'est en revenant à l'en-deçà des choses que le donataire va au-delà du donateur. De plus, il s'agit d'un cadeau empoisonné qui vise à briser le cercle de l'échange. Dans «La notion de dépense», Bataille ne retient que ce qui dans l'ouvrage de Mauss concerne les potlatchs, surtout celui à destruction. Cela montre déjà qu'il s'intéresse moins aux rites manifestement échangistes qui profitent à chacune des parties sociales. Et la seule phrase citée de l' Essai sur le don est celle-ci: «L'idéal, indique Mauss, serait de donner un potlatch et qu'il ne fût pas rendu599 . » Si nous revenons au texte original, nous pouvons voir que ce que son auteur entend ici, c'est que mis à part le cas extrême où la cérémonie consiste en la destruction des biens, et où la supériorité du chef d'un clan est déjà reconnue, on est toujours obligé de rendre «de façon usuraire». D'ailleurs, même ces destructions qui paraissent être des dépenses sans profit, sont en réalité «sacrificielles et bénéficiaires pour les esprits» qui en retour bénissent le chef00 , sans parler 5 96

Pierre Bourdieu, Raisons pratiques : sur la théorie de l'action, op. cit., p. 177. Sur ce point, nous renvoyons à la présentation qu'écrit Florence Weber pour Essai sur le don de Mauss, « Vers une ethnographie des prestations sans marché», dans laquelle l'auteure explique : « C 'est ce laps de temps qui permet au donateur à la fois de faire violence au donataire - contraint de rester le débiteur du donateur pendant ce temps - et de masquer cette violence sous une apparence de générosité sans calcul. Bourdieu s'inscrit ainsi dans une des pistes ouvertes par Mauss, celle de la fiction et du mensonge social. C 'est aussi cet intervalle de temps qui rapproche le don de la dette : le donataire entre dans la dépendance du donateur, devient son obligé.» (In Marcel Mauss, Essai sur le don : fonne et raison de l 'échange dans les sociétés archaïques, op. cit., p. 19.) 5 98 Marcel Mauss, Essai sur le don : forme et raison de l 'échange dans les sociétés archaïques, op. cit., p. 234, 236. 5 99 Ibid. , p. 1 50n6 ; cité in Georges Bataille, « La notion de dépense», art. cit., p. 310. 600 « L 'obligation de rendre est tout le potlatch, dans la mesure où il ne consiste pas en pure destruction. Ces destructions, elles, très souvent sacrificielles et bénéficiaires pour les esprits, n'ont pas, semble-t-il, besoin d'être toutes rendues sans conditions, surtout quand elles sont 5

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du fait qu'elles renforcent aussi son prestige social. Bref, un tel idéal chez Mauss ne représente que la maximisation du profit dans l'échange. Pourtant, ce n'est pas du tout ce qui intéresse Bataille. Pour lui, l'idéal est que le don soit entièrement détruit et ne soit rendu d'aucune manière, pour qu'il devienne une pure peite, un gaspillage, une consumation. Il se concentre uniquement sur l'aspect de la «dépense inconditionnelle» des institutions économiques primitives 60 1 . Dans cette perspective, bien que la dépense bataillienne dérive du don maussien, elle en dévie complètement. Ou mieux, elle constitue un excès que le système d'échange ne peut pas contenir ou une transgression des règles mêmes de l'échange. Il s'agit d'une opération dont la fin est en elle-même, qui n'a pas besoin d'être reconnue et dont le sens ne réside que dans l'instant même où elle a lieu 602 . Une telle dépense improductive est par exemple impliquée dans le texte de Bataille sur Sade déjà mentionné, où se trouve sa première référence au potlatch603 . Le terme de «dépense» n'y apparaît qu'une seule fois. Mais il est évident que la division des«deux impulsions humaines polarisées, à savoir l'EXCRÉTION et l' APPROPRIATION 604 », sur lesquelles reposent respectivement le monde hétérogène et le monde homogène, correspond à celle des deux types d'activités humaines, «dépenses dites improductives» et celle qui est «réductible à des processus de production et de conservation 605 ». L'excrétion est une dépense improductive en ce qu'elle «n'amorce pas l'attente de quoi que ce soit en retour», et qu'elle est «le simple besoin endogène d'être ou de se mettre hors de soi», n'exigeant pas «d'être reconnue606 ». Un autre modèle par excellence est la dépense solaire que l 'œuvre d'un chef supérieur dans le clan ou d'un chef d'un clan déjà reconnu supérieur. Mais normalement, le potlatch doit toujours être rendu de façon usuraire et même tout don doit être rendu de façon usuraire. » Marcel Mauss, Essai sur le don : forme et raison de l 'échange dans les sociétés archaïques, op. cit., p. 1 5 0-151. 601 Georges Bataille, « La notion de dépense», art. cil. , p. 305. 602 Comme l'indique Denis Hollier, « à la différence du don, en effet, la dépense, dans sa définition la plus simple, ne fait pas intervenir ! 'intersubjectivité. Scénario à un personnage, en tant que dépense, il ne met en jeu que celui qui dépense. C 'est une expérience solitaire qui, en toute rigueur, n'a besoin de personne d'autre pour avoir lieu. À la différence du don, la dépense ou la perte n'ont pas besoin d'être reconnues» (« Pour le prestige : Hegel à la lumière de Mauss», in Critique, n° 788-789 (Georges Bataille, d'un monde l 'autre), op. cit., p. 12). 603 Dans ce texte écrit deux ans avant « La notion de dépense », Bataille ne mentionne pas le nom de « potlatch». Mais en parlant des impulsions de l'homme de gaspiller ses forces, il les compare aux « grandes destructions rituelles de produits de la Colombie britannique» (« La valeur d'usage de D.A.F. de Sade (1) », art. cit., p. 66). 604 Ibid. , p. 58. 605 Georges Bataille, « La notion de dépense», art. cit., p. 305. 606 « Ce qu'il met en jeu, c'est le simple besoin endogène d'être ou de se mettre hors de soi. En d'autres termes, cette expulsion, cette dépense ne sont pas ciblées, elles ne sont dirigées sur personne, ne sont pas directionnelles. La valeur d'usage en tant qu'elle se manifeste dans la dépense n'attend pas d'être reconnue ; elle ne demande ni ne promet rien à personne, n'amorce pas l'attente de quoi que ce soit en retour ; elle est inconditionnelle (Bataille aime

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nous avons aussi analysée. Le soleil rayonne solitairement dans le vide spatial sans rien recevoir. Sa prodigalité est un acte qui, pour son propre compte, ne concerne rien d'autre et ne bénéficie à rien d'autre. C'est sur une telle dépense archétypale que fonde Bataille sa théorie de l'économie générale, et c'est aussi grâce à une telle opération indépendante de toute utilité et de toute intersubjectivité que l'homme peut entrer dans le monde sacré et retrouver la continuité de l'être. Mais aussitôt surgit une ambiguïté. Dire que la dépense permet d'accéder au sacré, n'est-ce pas considérer le sacré comme le résultat de la transgression, le substantialisant et le réduisant à une certaine acquisition telle qu'un prestige ou un pouvoir? Du même coup, cela n'implique-t-il pas que la dépense, loin d'être une fin en soi, est un moyen et s'inscrit toujours dans la logique de l'échange? Sur ce point, il est notable que Bataille emploie lui-même le terme de «dépense symbolique» pour qualifier certains types de dépenses à un moment de son discours. Ce terme sert à désigner les activités a1tistiques telles que la sculpture, la peinture, la littérature et le théâtre qui, différemment du gaspillage réel de ressources matérielles, n'engendrent que des pertes symboliques. Pourtant, cela ne signifie-t-il pas que le gain lui-même puisse aussi être symbolique? En fait, l'activité artistique, tant qu'elle est entendue comme la création d'une œuvre, matérielle ou immatérielle, ne peut pas éviter d'être chargée de «significations extérieures607». En d'autres termes, toute fo1me de dépense, qu'elle soit réelle ou symbolique, est toujours d'une manière ou d'une autre engagée dans l'économie des biens symboliques. Elle peut se présenter comme une consumation ou une perte, mais elle ne constitue pas moins une production ou une acquisition de sens et de valeurs positifs. Ainsi est-il également significatif que Bataille cherche à développer à partir de la dépense une économie générale. Comme nous l'avons déjà souligné, toute économie est nécessairement restreinte. En ce sens, la différence entre parler d"'insubordination"), et ne répond pas de soi autrement que par son auto-affirmation. » Denis Hollier, « Pour le prestige : Hegel à la lumière de Mauss», art. cit., p. 13. L'auteur mentionne d'ailleurs que dans son article sur Sade, Bataille n'a pas fait « la moindre référence, même allusive, à la dimension intersubjective du rapport de maîtrise et de servitude, à la dialectique de la subjectivité et de l'ob jectivité qui est pourtant essentielle au scénario sadomasochiste» (p. 12). 607 « Au point de vue de la dépense, les productions de l'art doivent être divisées en deux grandes catégories dont la première est constituée par la construction architecturale, la musique et la danse. Cette catégorie comporte des dépenses réelles. Toutefois la sculpture et la peinture, sans parler de l'utilisation des lieux à des cérémonies ou à des spectacles, introduisent dans l'architecture même le principe de la seconde catégorie, celui de la dépense symbolique. De leur côté la musique et la danse peuvent facilement être chargées de significations extérieures. ,i Sous leur forme majeure, la littérature et le théâtre, qui constituent la seconde catégorie, provoquent l'angoisse et l'horreur par des représentations symboliques de la perte tragique ( déchéance ou mort) ; sous leur forme mineure, ils provoquent le rire par des représentations dont la structure est analogue mais qui excluent ce1tains éléments de séduction. » Georges Bataille, « La notion de dépense», art. cit., p. 307. 211

l'économie restreinte et l'économie générale est en réalité une différence d'échelle, et non de nature. La première ne connaît que la croissance des biens matériels, et entend que «tout effort particulier doit être réductible, pour être valable, aux nécessités fondamentales de la production et de la conservation60 8 ». Elle exclut donc tout type de dépense improductive. Au contraire, la seconde est fondée sur «la nécessité de perdre sans profit l'excédent d'énergie qui ne peut servir à la croissance du système609». Mais puisque la perte est une nécessité, elle entraîne nécessairement un effet positif. Autrement dit, dans l'économie générale, la dépense joue un rôle primordial parce qu'elle est une activité indispensable au libre cours des énergies cosmiques et à l'évolution des êtres vivants dans leur ensemble, qui constituent les principes fondamentaux de ce système économique. À ce compte-là, bien que l'économie générale ne connaisse aucune limitation immédiate comme l'économie restreinte, elle est en réalité limitée par la loi de la sphère cosmique, et plus précisément par celle de la sphère terrestre ou de la biosphère : «La limitation immédiate, pour chaque individu, pour chaque groupe, est donnée par les autres individus, par les autres groupes. Mais la sphère tetTestre (exactement la biosphère, qui répond à l'espace accessible à la vie) est la seule limite réelle. L'individu ou le groupe peut être réduit par l'autre individu, par l'autre groupe. Mais le volume global de la nature vivante n'en est pas changé: en définitive, c'est la grandeur de l'espace tetTestre qui limite la croissance globale610 . » Cela revient à dire que l'économie générale a comme principe, non pas la conservation de la richesse matérielle, mais la conservation de l'énergie naturelle et sociale. Elle constitue, plutôt qu'un système économique des choses réelles, une économie des biens symboliques. Cependant, une telle économie dans laquelle la dépense est justifiée et imprégnée de sens et de valeurs positifs, ne trahit-elle pas la dépense archétypale et authentique sur laquelle elle repose, celle qui en théorie ne peut pas être justifiée, est purement endogène et itTationnelle et ne connaît ni d'objet ni de fin externe, à l'image de la prodigalité solaire? Alors pourquoi existe-t-il une telle ambiguïté dans la pensée de Bataille, et que nous révèle-t-elle? Nous avons dit que la recherche du sens du non­ sens découle du fait que Bataille ne renonce pas à la pensée discursive. D'ailleurs, l'objectif de son texte consacré à la notion de dépense est précisément de raisonner le sens de ce non-sens, soit sa «fonction insubordonnée» pour la société qui oublie progressivement l'effet bénéfique de la prodigalité sans mesure: «Aux pertes ainsi réalisées se trouve liée [ . . . ] la création de valeurs improductives, dont la plus absurde et en même temps celle qui rend le plus avide est la gloire.» C'est pourquoi ce texte, dans l'espoir que «l'espèce humaine cesse d'être isolée dans la splendeur sans 608 Ibid. , p. 303. 609 Georges Bataille, LaPart maudite, op. cit., p. 28. 610 Ibid. , p. 36.

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condition des choses matérielles 611 », pourrait être considéré comme les prémices de sa conception de l'économie générale. Cependant, tout discours rationnel et scientifique est générateur de sens, est un projet visant à enrichir notre connaissance du monde. Tant que nous ne nous en écartons pas, nous ne pouvons concevoir la dépense que positivement. Mais la pensée humaine est fondamentalement discursive, et la société est fondée sur l'utilité et la rationalité. Ce que montre l'étude de Mauss, c'est que les hommes dits primitifs, bien que leur esprit diffère du nôtre, sont organisés et structurés eux-mêmes par un lien contractuel sous forme de donner-recevoir-rendre, lien soumis à une certaine raison primitive. Dans cette perspective, nous pourrions soutenir que la dépense authentique n'est jamais possible, qu'elle est radicalement incompatible avec la nature humaine. Même dans les sociétés archaïques où semblent se pratiquer le gaspillage et la destruction démesurés, la perte est toujours inscrite dans la trame de l'échange. Bataille paraît lui-même fortement conscient du paradoxe inhérent à la dépense, à la perte. Concernant le terme de poésie, il dit qu'il « peut être considéré comme synonyme de dépense : il signifie, en effet, de la façon la plus précise, création au moyen de la perte». Cela manifeste que la poésie, comme tous les autres arts, est également une dépense impure. Cependant, Bataille ajoute aussitôt qu'il existe un « élément résiduel de la poésie », que pour ceux qui en disposent, la dépense poétique cesse d'être symbolique dans ses conséquences : ainsi, dans une certaine mesure, la fonction de représentation engage la vie même de celui qui l'assume. Elle le voue aux formes d'activité les plus décevantes, à la misère, au désespoir, à la poursuite d'ombres inconsistantes qui ne peuvent rien donner que le vertige ou la rage. Il est fréquent de ne pouvoir disposer des mots que pour sa propre perte, d'être contraint à choisir entre un sort qui fait d'un homme un réprouvé, aussi profondément séparé de la société que les déjections le sont de la vie apparente, et une renonciation dont le prix est une activité médiocre, subordonnée à des besoins vulgaires et superficiels612 .

Un tel « résidu » poétique paraît renvoyer à la pure perte, à l'instar de l'excrétion de l'homme et de la dilapidation du soleil. Toutefois, l'auteur admet en même temps qu'il est «extrêmement rare », que seuls «les rares êtres humains » peuvent en disposer613 . Ainsi, tout porte à croire qu'aux yeux de Bataille, la véritable dépense n'est presque qu'une « ombre », qu'elle ne se trouve presque nulle part dans la société et qu'elle est donc fondamentalement impossible. C'est cette impossibilité de la dépense authentique qui se dévoile, par exemple, à travers sa propre analyse du potlatch. Comme précédemment indiqué, dans «La notion de dépense », ce qui distingue Bataille de Mauss est son intérêt particulier à la perte dans le Georges Bataille, « La notion de dépense», art. cit., p. 319-320. Ibid. , p. 307-308. 613 Ibid. , p. 307. 611

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potlatch. Il n'hésite pas à l'associer à « l'excrétion qui elle-même est liée à la mort », c'est-à-dire à ce type idéal de dépense. Et il poursuit en disant : « Les conséquences dans l'ordre de l'acquisition ne sont que le résultat non voulu - du moins dans la mesure où les impulsions qui commandent l'opération sont restées primitives - d'un processus dirigé dans un sens contraire61 4 . » Néanmoins, outre cet aspect de pure perte, son interprétation de cette institution n'est pas différente de celle que donne Mauss615 . Il insiste sur le fait que le potlatch « ne peut jamais être disjoint d'une fête », et indique qu'il est « constitué par un don considérable de richesses offertes ostensiblement dans le but d'humilier, de défier et d'obliger un rival ». De là découle la « valeur d'échange du don » : « le donataire, pour effacer l'humiliation et relever le défi, doit satisfaire à l'obligation, contractée par lui lors de l'acceptation, de répondre ultérieurement par un don plus important, c'est-à­ dire de rendre avec usure ». C'est donc admettre que la donation dans le potlatch n'est pas une dépense, mais au contraire un acte ayant besoin d'être reconnu, une opération utile dont la fin lui est extérieure et dont le sens se trouve à l'avenir. Même le potlatch le plus somptuaire, où ont lieu « des destructions spectaculaires de richesse », constitue une manière de « défier des rivaux ». D'ailleurs, ce type de potlatch « rejoint le sacrifice religieux, les destructions étant théoriquement offertes à des ancêtres mythiques des donataires 616 ». Cela revient à dire que même le gaspillage réel qui s'y pratique est un acte avec une certaine intentionnalité et un certain destinataire. Il paraît ainsi que Bataille, malgré son intérêt à la dépense improductive, ne peut pas véritablement la trouver dans le potlatch. Elle va toujours à l'encontre des activités humaines qui sont fondamentalement utilitaires et rationnelles, et donc se trouve constamment en quelque sorte compromise. Dans ce sens-là, au lieu de dire que Bataille voit immédiatement la pet.te authentique et idéale dans cette institution primitive,

Ibid. , p. 310. Cependant, nous voulons souligner que la différence essentielle entre Mauss et Bataille réside en ceci : bien que tous les deux reconnaissent que la perte est inextricablement liée à l'échange, il semble que Mauss considère comme force motrice des activités humaines le besoin d'échange, tandis que Bataille la volonté de perte. C'est pourquoi l'objet de l'étude sur la dépense de ce dernier est la fonction sociale de la perte. Sur le potlatch, Bataille dit : « C'est la construction d'une propriété positive de la perte - de laquelle découlent la noblesse, ! 'honneur, le rang dans la hiérarchie - qui donne à cette institution sa valeur significative. [ . . . ] la richesse apparaît comme acquisition en tant qu'un pouvoir est acquis par ! 'homme riche mais elle est entièrement dirigée vers la perte en ce sens que ce pouvoir est caractérisé comme pouvoir de perdre. C 'est seulement par la perte que la gloire et l'honneur lui sont liés. [ . . . ] La forturie n'a donc en aucun cas pour fonction de situer celui qui la possède à l 'abri du besoin. Elle reste au contraire fonctionnellement, et avec elle le possesseur, à la merci d'un besoin de perte démesurée qui existe à l'état endémique dans un groupe social. » (Ibid., p. 310-311.) Ces propos déplacent le centre de gravité du potlatch. En d'autres termes, d'après Bataille, ! 'échange n'est que la forme extérieure du potlatch. C'est la perte qui constitue son essence. 616 lbid. , p. 309. 614 615

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il serait plus convenable de dire qu'il l'entrevoit à travers elle, qu'il cherche en vain l'impossible dans le possible. Puis, dans La Part maudite, Bataille reprend sa réflexion sur le potlatch et parle davantage de l'impossibilité de la dépense improductive. Si dans «La notion de dépense», la pure perte n'est que suggérée de manière plus ou moins indirecte et inconsciente dans le cas du potlatch, cette fois-ci, l'auteur affronte ouvertement l'ambiguïté de cette institution, c'est-à-dire son aspect utile et échangiste, en la décrivant explicitement comme vouée à une «destruction partielle617», pour ainsi déduire qu'il n'existe pas de véritable gaspillage. C'est dans cette perspective qu'il présente le don: «Nous devons d'une part donner, perdre ou détruire. Mais le don serait insensé (en conséquence nous ne nous déciderions jamais à donner) s'il ne prenait le sens d'une acquisition. Il faut donc que donner devienne acquérir un pouvoir. Le don a la vertu d'un dépassement du sujet qui donne, mais en échange de l'objet donné, le sujet approprie le dépassement: il envisage sa vertu, ce dont il eut la force, comme une richesse, comme un pouvoir qui lui appartient désormais. Il s'enrichit d'un mépris de la richesse et ce dont il se révèle avare est l'effet de sa générosité. » Un tel don semble donc incompatible avec la dépense, la perte ou la destruction « complète», et en apparaît plutôt comme une forme altérée et dégradée. Comme Bataille le souligne, le sujet«ne pourrait acquérir seul un pouvoir fait d'un abandon du pouvoir : s'il détruisait l'objet dans la solitude, en silence, nulle sorte de pouvoir n'en résulterait, il n'y aurait dans le sujet, sans contrepartie, que détachement du pouvoir ». Et il dit plus loin: «En un sens, la consumation authentique devrait être solitaire mais elle n'aurait pas l'achèvement que l'action qu'elle a sur l'autre lui confère. Et l'action exercée sur autrui constitue justement le pouvoir du don, que l'on acquiert du fait de perdre618 . » Cette acquisition que l'on fait de la perte, ou cet usage que l'on fait de l'inutile, constitue alors la raison pour laquelle Bataille relève dans le potlatch «l'ambiguïté et la contradiction» : celui qui y gaspille «fait du gaspillage même un objet d'acquisition»; «il utilise à contresens la négation qu'il fait de l'utilité des ressources qu'il gaspille». Il s'agit d'une contradiction qui réside non seulement dans son propre comportement, mais aussi et surtout dans «l'existence de l'homme»: «Celle-ci dès lors entre dans une ambiguïté où elle demeure: elle place la valeur, le prestige et la vérité de la vie dans la négation de l'emploi servile des biens, mais au même instant fait de cette négation un emploi servile ». Le problème ultime est qu'elle« tente de saisir ce qu'elle voulut elle-même insaisissable, d'utiliser ce dont elle refusa l'utilité». Ainsi Bataille affirme-t-il en conclusion : «En effet, la contradiction du potlatch ne se révèle pas seulement dans toute l'histoire, mais plus profondément dans les opérations de pensée. C'est que 617 618

Ibid. , p. 310. Georges Bataille, LaPart maudite, op. cil. , p. 72.

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généralement, dans le sacrifice ou le potlatch, dans l'action (dans l'histoire) ou la contemplation (la pensée), ce que nous cherchons est toujours cette ombre - que par définition nous ne saurions saisir - que nous n'appelons que vainement la poésie, la profondeur ou l'intimité de la passion. Nous sommes trompés nécessairement puisque nous voulons saisir cette ombre619 . » En ce sens, de même que«La notion de dépense», La Part maudite nous révèle également que la consumation pure et authentique dépasse fondamentalement les limites de l'homme, de la société et de l'histoire. Certes, le potlatch qui se pratique dans les civilisations archaïques nous permet de l'entrevoir 620 . Cependant, une telle fête suspendant le temps profane où nos ancêtres travaillent et vivent selon les principes d'échange et de réciprocité, fête qui voit toute la société au contraire s'abandonner à une agitation frénétique et se livrer à une dilapidation des richesses, demeure caractérisée par l'ordre des choses62 1 . Et à mesure que l'histoire se déroule, l'homme s'éloigne de plus en plus de sa part maudite, de sorte que «la société actuelle est une immense contrefaçon, où cette vérité de la richesse est passée sournoisement dans la misère622 ». Mais ce n'est pas tout. La dépense improductive dépasse aussi et surtout les limites de notre pensée. Nous ne pouvons même pas la concevoir sans la compromettre. Comme l'admet Bataille, cet«objet ultime de la connaissance», nous ne pourrions y accéder «sans que la connaissance fût dissoute, qui le veut ramener aux choses subordonnées et maniées623 ». En d'autres termes, pour l'accueillir il Ibid. , p. 75-76. Dans la conclusion de la partie sur le potlatch, Bataille indique que malgré tout, le potlatch « est néanmoins la fonne complémentaire d'une institution dont le sens est de retirer à la consommation productive. [ . . . ] les dons du potlatch, en principe, mobilisent des objets dès l'abord inutiles. L'industrie de luxe archaïque est la base du potlatch : cette industrie dilapide évidemment les ressources représentées par les quantités de travail humain disponibles». Ainsi, « on pourrait même dire que le potlatch est la manifestation spécifique, la forme significative du luxe». Et ce qui y luit « prolonge l'éclat du soleil et appelle la passion : [ . . . ] c'est le retour de l'immensité vivante à la vérité de l'exubérance» (ibid., p. 78). C 'est une autre manière de dire qu'à travers le potlatch, nous pouvons entrevoir l'ombre qu'est la dépense purement improductive. 621 Concernant l'ambiguïté de la fête, Bataille dit dans Théorie de la religion : « La fête assemble des hommes que la consommation de l'offrande contagieuse (la communion) ouvre à un embrasement toutefois limité par une sagesse de sens contraire : c'est une aspiration à la destruction qui éclate dans la fête, mais c'est une sagesse conservatrice qui l'ordonne et la limite. D 'un côté, toutes les possibilités de consumation sont réunies : la danse et la poésie, la musique et les différents arts contribuent à faire de la fête le lieu et le temps d'un déchaînement spectaculaire. Mais la conscience, en éveil dans l'angoisse, incline, en un renversement commandé par une impuissance à s'accorder au déchaînement, à le subordonner au besoin qu'a l'ordre des choses - enchaîné par essence et de lui-même paralysé - de recevoir une impulsion du dehors. Ainsi le déchaînement de la fête est-il en définitive, sinon enchaîné, borné du moins aux limites d'une réalité dont il est la négation. C'est dans la mesure où elle réserve les nécessités du monde profane que la fête est supportée. » (Op. cit., p. 313-314.) 622 Georges Bataille, LaPart maudite, op. cit., p. 78. 623 Ibid. , p. 76. 619

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faut le non-savoir, qui est lui-même un mouvement de perte aboutissant à l'extase, à la fusion. Cependant, comme nous l'avons déjà souligné, l'extase ou la fusion ne saurait se maintenir. Cela revient à dire que la consumation n'est jamais possible: «une dilapidation d'énergie est toujours le contraire d'une chose, mais qu'elle n'entre en considération qu'entrée dans l'ordre des choses, changée en chose. » Un tel paradoxe, que Bataille considère lui­ même comme la «base assez ambiguë» des principes de son économie générale624 , dévoile alors quelque chose de très significatif. Contrairement au non-savoir qui est une expérience-limite, l'économie générale est une connaissance positive, une expérience limitée. Au lieu d'être une opération souveraine qui va au-delà des limites du possible, elle est une opération utile qui consiste à retenir l'au-delà au sein même du possible. Bien que la dépense solaire constitue son origine, sa source, elle trouve «une valeur privilégiée» dans le potlatch, dans cette«consommation pour autrui» (nous savons déjà que suivant les principes de l'économie générale, Bataille cherche à justifier le gaspillage d'énergie du soleil, acte insensé en lui­ même, en soulignant son bénéfice pour la sphère terrestre). Au fond, cette économie générale exige «une action en deux sens contraires : nous devons d'une part dépasser les limites proches où nous nous tenons d'habitude, et de l'autre faire rentrer par quelque moyen notre dépassement dans nos limites»; elle se veut une «possibilité pour l'homme de saisir ce qui lui échappe, de conjuguer les mouvements sans limite de l'univers avec la limite qui lui appartient625 ». Par conséquent, cette théorie de l'économie générale que fonde Bataille, tout comme celle de la fête qu'établit Caillois, ne fait en réalité que limiter une expérience par nature illimitée626 . Ibid. , p. 7ln2. Ibid. , p. 72-73. 626 Caillois développe, dans la quatrième partie de L 'Homme et le sacré, cette « théorie de la fête». Il y considère la fête comme la transgression volontaire de l'ordre profane et la manière dont l'homme entre dans le monde sacré. La fête est décrite comme pleine d'excès, dont la dilapidation des ressources matérielles constitue une forme. Cependant, l'auteur s'attèle constamment à justifier les différents types d'excès et à démontrer leurs sens et leurs fonctions pour la société. Par exemple, l'« outrance» dont témoigne la fête est pourtant « féconde». En citant Mauss, Caillois dit que « l'échange des cadeaux a pour effet de produire l'abondance des richesses», qu'il est destiné « à revigorer l'existence cosmique et à retremper la cohésion de l'existence sociale». Ainsi, « l'économie, l'accumulation, la mesure, définissent le rythme de la vie profane, la prodigalité et l'excès celui de la fête, de l'intermède périodique et exaltant de vie sacrée qui la coupe et qui lui rend jeunesse et santé» (op. cit., p. 160). En somme, la dépense et la transgression lors de la fête ont pour finalité de réparer et restaurer l'ordre profane qui s'use, et donc se présentent comme des activités non moins nécessaires et utiles. Ainsi, la fête en tant qu'institution sociale ne se soustrait pas au principe d'utilité. Elle est organisée et alterne avec le temps profane car elle permet de revigorer la société, et l'alternance du sacré et du profane assure la pérennité de la société. Comme l'indique Denis Hollier, il s'agit pour Caillois « de dépasser la contradiction entre ordre et désordre en construisant, d'une manière en quelque sorte structuraliste, un ordre complexe ou général - au sein duquel le désordre lui-même aurait sa place, un ordre qui - comme le montre la théorie de la fête - ferait entrer le désordre lui-même dans l'ordre des choses, un 624 625

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IV.1.2. La négativité sans emploi et son ambiguïté : le cas du sacrifice Outre l'interprétation anthropologique de lVCauss, une autre interprétation aussi bien anthropologique qu'ontologique du fonctionnement de la société et du déroulement de l'histoire, qui a une influence considérable sur Bataille et que celui-ci cherche également à transcender, quoique non sans peine, est la célèbre dialectique du maître et de l'esclave de Hegel introduite par Kojève lors de son cycle de conférences627 . Si pour lVCauss, c'est l'échange, qu'il soit pacifique ou agonistique, qui définit de manière fondamentale la façon d'être de l'homme dans la société, pour Kojève, l'homme en tant qu'être social émerge précisément dans la confrontation agonistique avec un autre homme, avec une autre conscience. D'abord, bien que très brièvement, Kojève esquisse la distinction entre l'animal,« Sentiment de soi», et l'homme,«Conscience de soi». C'est par le «Désir» qu'un être se rend compte qu'il est un «Moi» opposé à un «non-Moi», un sujet à un objet. Pour satisfaire son désir, il est poussé à l'action, qui est en réalité la«négation», c'est-à-dire«la destruction ou tout au moins la transformation de l'objet désiré». Autrement dit, par cette «action négatrice qui satisfait le Désir en détruisant, transformant et "assimilant" le non-Moi désiré», cet être parvient à nier la réalité naturelle d'un objet pour le transformer en une chose qui lui est utile, comme ce qui se manifeste dans la fabrication et l'utilisation d'outils et dans le travail. Cependant, selon Kojève, cela ne suffit pas à faire de cet être un homme, une conscience de soi. Il faut encore que son «Désir porte sur un objet non­ naturel, sur quelque chose qui dépasse la réalité donnée. Or la seule chose qui dépasse ce réel donné est le Désir lui-même». Ainsi, c'est ce«Désir qui porte sur un autre Désir, pris en tant que Désir» qui crée «un Moi essentiellement autre que le "Moi" animal». Et «c'est ce Moi, et ce Moi seulement, qui se révèle à lui-même et aux autres en tant que Conscience de soi62 8 », en tant qu'homme. En ce sens,«la réalité humaine ne peut être que sociale». L'homme existe toujours en interaction avec un autre homme, une autre conscience de soi, un autre désir. Voilà le passage, pour employer les propres termes de Bataille, du monde naturel et animal au monde profane. Ensuite, au sein du monde profane ou de la société humaine, l'interaction entre deux hommes ou deux désirs prend la forme d'une confrontation agonistique. Le fait de porter sur un autre désir signifie essentiellement ordre capable du désordre» (« De l'équivoque entre littérature et politique», in Les Dépossédés : Bataille, Caillois, Leiris, Malraux, Sartre, op. cit. , p. 128). 627 Cf G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l 'esprit, op. cil. , chapitre IV, A. « Subsistance-par­ soi et non-subsistance-par-soi de la conscience de soi ; maîtrise et servitude », p. 263-277 ; Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel : leçons sur la Phénoménologie de l'esprit professées de 1933 à 1939 à /'École des hautes études, réunies et publiées par Raymond Queneau, Paris, Gallimard, coll. « Tel», 1980, en guise d'introduction, p. 11-41. 628 Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel : leçons sur la Phénoménologie de l'esprit professées de 1933 à 1939 à / 'École des hautes études, op. cit., p. 13-1 5.

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vouloir «"posséder" ou "assimiler" le Désir pris en tant que Désir», soit vouloir «être "désiré" ou "aimé" ou bien encore : "reconnu" dans sa valeur humaine, dans sa réalité d'individu humain»: «l'histoire humaine est l'histoire des Désirs désirés». Cela veut dire que dans la rencontre entre différents désirs, chaque désir s'efforce d'exercer le pouvoir de la négation sur son adversaire, pour le vaincre et se faire reconnaître par lui. En outre, «pour que l'homme soit vraiment humain, [ . . . ] il faut que son Désir humain l'emporte effectivement en lui sur son Désir animal», qui est«en dernière analyse une fonction du désir qu'il a de conserver sa vie». Ainsi,«l'homme ne "s'avère" humain que s'il risque sa vie (animale) en fonction de son Désir humain». Ces considérations nous amènent à la conclusion que la confrontation entre deux hommes ou deux désirs ne peut alors être qu'une «lutte à mort» pour la «reconnaissance» : «tout Désir humain, anthropogène, générateur de la Conscience de soi, de la réalité humaine, est, en fin de compte, fonction du désir de la "reconnaissance". Et le risque de la vie par lequel "s'avère" la réalité humaine est un risque en fonction d'un tel Désir. Parler de l"'origine" de la Conscience de soi, c'est donc nécessairement parler d'une lutte à mort en vue de la "reconnaissance". » Le résultat d'une telle lutte est que les deux adversaires se constituent en tant qu'inégaux. L'un «doit avoir peur de l'autre, doit céder à l'autre, doit refuser le risque de sa vie en vue de la satisfaction de son désir de "reconnaissance"», c'est-à-dire qu'il «doit abandonner son désir et satisfaire le désir de l'autre: il doit le "reconnaître" sans être "reconnu" par lui. Or, le "reconnaître" ainsi, c'est le "reconnaître" comme son �ître et se reconnaître et se faire reconnaître comme Esclave du �ître». En résumé, à son état naissant, l'homme n'est jamais homme tout court. Il est toujours, nécessairement et essentiellement, soit Maître, soit Esclave. Si la réalité humaine ne peut s'engendrer qu'en tant que sociale, la société n'est humaine - du moins à son origine - qu'à condition d'impliquer un élément de Maîtrise et un élément de Servitude, des existences « autonomes» et des existences « dépendantes». Et c'est pourquoi parler de l'origine de la Conscience de soi, c'est nécessairement parler « de l'autonomie et de la dépendance de la Conscience de soi, de la Maîtrise et de la Servitude629 _

Cette récapitulation de la dialectique du maître et de l'esclave interprétée par Kojève nous permet de saisir ses caractéristiques principales. En fait, la confrontation agonistique entre deux consciences ne diffère pas beaucoup de l'échange entre deux tribus dont parle �uss. Elle est également une opération utile et servile, visant à acquérir un bien symbolique, à conquérir un pouvoir sur le rival. Kojève lui-même définit cette lutte à mort entre deux hommes comme «une lutte de pur prestige menée en vue de la "reconnaissance" par l'adversaire630 ». Certes, cette reconnaissance en tant 629 630

Ibid., p. 16-19. Ibid., p. 22.

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que prestige diffère légèrement de celle chez Mauss. La première entend la «reconnaissance par un» tandis que la seconde la «reconnaissance par tous 63 1 ». Mais il est incontestable que la lutte n'est pas un acte solitaire comme la dépense improductive, qui a lieu dans le silence sans objet ni spectateur. De plus, cette confrontation est aussi un mouvement complètement orienté vers l'avenir. Elle est un«projet humain » dont le but est la domination de l'autre. Mais l'autre aplati, dégradé et ainsi réduit à l'esclave, attend également l'occasion de renverser cette domination et de devenir lui-même le maître. En ce sens, l'esclave ne fait que différer sa victoire. Et l'histoire humaine, enchaînée à cette dialectique du maître et de l'esclave, est nécessairement un mouvement vers un «terme final », où finalement se produit la «suppression dialectique» du maître et de l' esclave632 . Toutes ces trois caractéristiques sont intrinsèquement liées à la négativité, qui constitue le cœur et le moteur de la dialectique. L'homme se distingue de l'animal parce qu'il détient le pouvoir de nier. Mais nier un objet, ce n'est pas pour l'anéantir, car sinon il ne resterait rien d'utile au sujet. Comme le souligne Kojève, « l'action négatrice n'est pas purement destructive ». Au contraire, «toute "négativité négatrice" par rapport au donné est nécessairement active » : «si l'action qui naît du Désir détruit, pour le satisfaire, une réalité objective, elle crée à sa place, dans et par cette destruction même, une réalité subjective. » De même, dans la lutte à mort entre deux hommes, «pour que la réalité humaine puisse se constituer en tant que réalité "reconnue", il faut que les deux adversaires restent en vie après la lutte633». Il importe de nier sans tuer, sinon il n'y aurait personne pour reconnaître la maîtrise du vainqueur. Du fait de nier naît un rapport de force inégal, générant le prestige et le pouvoir du maître. Dans cette perspective, nous pourrions dire que la négativité hégélienne diffère fondamentalement de la simple négation. Cette dernière est un pur négatif, « Avec le don cérémoniel, en effet, comme le rappelle Marcel Hénaff, ''il importe que l'action soit connue et vue par tous, spectaculaire si possible. [ . . . ] Tenter ce défi, le soutenir devant tous, voilà ce qui donne prestige et gloire dans le rapport de reconnaissance (dont on comprend qu'il est à l'opposé de la lutte pour la reconnaissance selon Hegel)". Cette greffe de Mauss sur Hegel transformée en greffe de Hegel sur Mauss introduit une équivoque en étendant le registre de la reconnaissance de l'être reconnu (phénoménologie de la conscience de soi) à l'être connu (médiologie du prestige), de la reconnaissance par un à la reconnaissance par tous. » Denis Hollier, « Pour le prestige : Hegel à la lumière de Mauss», art. cit. , p. 16-17. Cependant, il faut noter que selon Kojève, la reconnaissance, dans le cas idéal, doit apparaitre comme une reconnaissance par tous : « l'homme, pour être vraiment, véritablement "homme", et se savoir tel, doit donc imposer l'idée qu'il se fait de lui-même à d'autres que lui : il doit se faire reconnaitre par les autres (dans le cas limite idéal : par tous les autres). Ou bien encore : il doit transformer le monde (naturel et humain) où il n'est pas reconnu, en un monde où cette reconnaissance s'opère. » (Ibid. , p. 21-22.) 632 Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel : leçons sur la Phénoménologie de l'esprit professées de 1933 à 1939 à !'École des hautes études, op. cit., p. 22, 19. 633 lbid. , p. 14, 18. 631

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s'opposant au positif et refusant toute tentative de synthèse. En revanche, la négativité évoque davantage l'antithèse, qui n'est qu'un moment dans le processus dialectique, et qui ne supprime pas réellement mais attend toujours d'être sublimée dans la synthèse. La négation véritable entraîne inévitablement la mort, et cette «action meurtrière» est appelée «négation abstraite» par Hegel. Celle-ci «n'est pas la négation [effectuée] par la conscience, qui supprime de telle façon qu'elle garde et conserve l'entité­ supprimée et par cela même survit au fait-d'être-supprimée634». Une telle «suppression dialectique», Kojève la décrit de la manière suivante « Supprimer dialectiquement» veut dire : supprimer en conservant le supprimé, qui est sublimé dans et par cette suppression conservante ou cette conservation supprimante. L'entité supprimée dialectiquement est annulée dans son aspect contingent (et dénué de sens, « insensé») d'entité naturelle donnée (« immédiate») : mais elle est conservée dans ce qu'elle a d'essentiel (et de signifiant, de significatif) ; étant ainsi médiatisée par la négation, elle est sublimée ou élevée à un mode d'être plus « compréhensif» et compréhensible que celui de sa réalité immédiate de pure et simple donnée positive et statique, qui n'est pas le résultat d'une action créatrice, c'est-à-dire négatrice du donné. Il ne sert donc à rien à l'homme de la Lutte de tuer son adversaire. Il doit le supprimer « dialectiquement». C'est-à-dire qu'il doit lui laisser la vie et la conscience et ne détruire que son autonomie. Il ne doit le supprimer qu'en tant qu' opposé à lui et agissant contre lui. Autrement dit, il doit l'asservir635 .

Nous avons parlé de la façon dont Bataille cherche à dépasser la pensée de Mauss. C'est de la même manière qu'il tente d'aller au-delà de la philosophie hégélienne et surtout de la pensée de Kojève. Dans une certaine mesure, nous pouvons considérer aussi comme une lutte la relation entre lui, le disciple, et son maître, lutte d'où il essaie de sortir triomphant. Cependant, pour ce faire, il recomt paradoxalement à ce qui ne fait rien. En d'autres termes, si Bataille va plus loin que Kojève dans la question de l'existence humaine, ce n'est pas parce qu'il en arrive à un mode d'être supérieur dans la dialectique grâce à une négativité active encore plus puissante, mais parce qu'il crée une fissure dans le « système fermé de Hegel» par une négativité sans emploi 636 . Celle-ci s'inscrit dans le prolongement de la dépense improductive. Elle est la réinterprétation ontologique de cette notion anthropologique. La négativité sans emploi signifie littéralement la G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l 'esprit, cité in ibid, p. 25. Cette citation, avec de légères modifications, se situe à la page 269 de la version de l'ouvrage de Hegel à laquelle nous nous référons dans ce travail (op. cit., chapitre IV, A. « Subsistance-par-soi et non­ subsistance-par-soi de la conscience de soi ; maîtrise et servitude »). 635 Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel : leçons sur la Phénoménologie de l'esprit professées de 1933 à 1939 à !'École des hautes études, op. cit., p. 25. 636 « J'imagine que ma vie - ou son avortement, mieux encore, la blessure ouverte qu'est ma vie - à elle seule constitue la réfutation du système fermé de Hegel. » Georges Bataille, Choix de lettres (1917-1962) , op. cit., p. 132. 634

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négativité de qui n'a rien à faire. Elle est donc une négation pure, une destruction qui n'entraîne aucune transformation, c'est-à-dire qui ne produit aucun effet positif. Tout comme la dépense improductive qui, différente du don, n'a pas pour but de recevoir un contre-don, la négativité sans emploi, différente de la négativité active, n'est pas non plus en vue de la reconnaissance. Ainsi Bataille dit-il dans sa lettre à Kojève: «je me suis souvent dit qu'au sommet de l'existence il pourrait ne rien y avoir que de négligeable: personne, en effet, ne pourrait "reconnaître" un sommet qui serait la nuit. Quelques faits - comme une difficulté exceptionnelle éprouvée à me faire "reconnaître" (sur le plan simple où les autres sont "reconnus'') m'ont amené à prendre sérieusement mais gaiement, l'hypothèse d'une insignifiance sans appel637 . » La négativité sans emploi répond à ce qui est négligeable et insignifiant au sommet de l'existence. De même que la dépense improductive, elle ne traduit que l'impulsion endogène de l'homme à se consumer dans le silence, impulsion purement négative qui le ruine progressivement jusqu'à son anéantissement. Mais quel est alors le sens de cette négativité? Dans la conception de Kojève, la société, la culture et l'histoire humaines naissent de la servitude. Même le maître dépend de la vie et la reconnaissance de son esclave pour maintenir sa maîtrise. Cela implique qu'il est lui-même, en un sens, également un être servile. Cependant, avec la négativité sans emploi, Bataille essaie précisément de restituer la souveraineté de l'existence humaine. Du monde profane où nous sommes asservis, il cherche à nous faire passer au monde sacré, où nous devenons souverains. Si sa conception du sacré remonte bien avant sa «confrontation» avec Kojève, c'est pourtant dans Théorie de la religion, œuvre rédigée en 1948 mais inachevée et posthume, qu'il dépeint d'une manière systématique le développement de l'homme en trois phases : l'animal, le profane et le sacré. Différent de ses écrits des années trente, en particulier ceux du Collège de sociologie, ce texte, qui commence par une longue citation de l'introduction à la lecture de Hegel en tant qu'épigraphe63 8 , s'inscrit explicitement dans le sillage de Kojève. Cela révèle aussi bien l'influence considérable de ce dernier sur Bataille que sa volonté de la dépasser. La transition de l'animalité à l'humanité est en réalité la réinterprétation de la dialectique hégélienne. D'après Bataille, «l'animalité est l'immédiateté, ou l'immanence». Tous les animaux sont«semblables» l'un à l'autre. Il arrive qu'un animal en mange un autre. Mais dans ce cas,«il n'y a pas transcendance de l'animal mangeur à l'animal mangé». Ils sont «de force inégale, mais il n'y a jamais entre eux que cette différence Ibid. Cf Georges Bataille, Théorie de la religion, op. cit. p. 283. La citation provient du début d'Introduction à la lecture de Hegel, où Kojève parle de la distinction de l'homme et de l'animal, c'est-à-dire de l'action négatrice par laquelle l'homme satisfait son désir, et que nous avons partiellement cité (cf. op. cit., p. 13-14).

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quantitative ». Ainsi, «il n'est rien dans la vie animale qui introduise le rapport du maître à celui qu'il commande, rien qui puisse établir d'un côté l'autonomie et de l'autre la dépendance » ; et « tout animal est dans le monde comme de l'eau à l'intérieur de l'eau». Autrement dit, pour l'animal, il y a «continuité du monde et de lui-même ». Puis naît l'homme, qui transcende l'immanence en la niant. La fabrication et l'utilisation d'outils témoigne de cette capacité de nier la réalité naturelle d'un être dont la fin est en soi, pour le transformer en une chose subordonnée à une finalité externe, un objet au sujet ou un esclave au maître : « Seul un monde où les êtres sont indistinctement perdus est superflu, ne sert à rien, n'a rien à faire et ne veut rien dire : il a seul une valeur en lui-même, non en vue de quelque autre chose, cette autre chose pour une autre encore et ainsi de suite. » Au contraire, l'objet«a un sens qui rompt la continuité indistincte, qui s'oppose à l'immanence ou à l'écoulement de tout ce qui est - qu'il transcende639 ». Cependant, ce monde humain et profane créé par la négativité active est aussi un monde de misère où règne la servilité, où les êtres sont réduits à des choses discontinues et où l'homme perd son intimité d'autrefois avec la nature. Comme le dit Bataille : D'une façon générale, le monde des choses est senti comme une déchéance. Il entraîne l'aliénation de celui qui l'a créé. C'est un principe fondamental : subordonner n'est pas seulement modifier l' élément subordonné mais être modifié soi-même. L'outil change en même temps la nature et l'homme : il asservit la nature à l'homme qui le fabrique et l'utilise, mais il lie l'homme à la nature asservie. La nature devient la propriété de l'homme mais elle cesse de lui être immanente. Elle est sienne à la condition de lui être fermée. S'il met le monde en son pouvoir, c' est dans la mesure où il oublie qu'il est lui-même le monde : il nie le monde mais c' est lui-même qui est nié640 .

Ici se manifeste une différence dans la manière dont Bataille et Kojève conçoivent la distinction entre l'animalité et l'humanité. L'être asservi, aliéné et réduit à la chose n'est pas l'être naturel. Ce dernier jouit de l'autonomie absolue dans le monde immanent, tandis que la chose, emprisonnée dans la servitude, est la victime de la transcendance641 . Cela Georges Bataille, Théorie de la religion, op. cit., p. 291-292, 295, 298, Ibid, p. 305. Kojève est lui-même conscient que l 'homme et le monde naturel sont inséparables : « l 'homme n' est réel que dans la mesure où il vit dans un monde naturel. Ce monde lui est, certes, "étranger" ; il doit le "nier", le transformer, le combattre pour s 'y réaliser. Mais sans ce monde, en dehors de ce monde, l 'homme n' est rien. » (Introduction à la lecture de Hegel : leçons sur la Phénoménologie de l ' esprit professées de 1933 à 1939 à / 'École des hautes études, op. cit., p. 24.) 641 Dans son interprétation de la dialectique hégélienne, Kojève semble considérer l ' être réduit à la chose comme un être retourné à la nature. La raison pour laquelle il juge que le désir de l 'homme doit porter sur un autre désir, c ' est que « le Moi du désir est un vide » attendant d' être complété par « un contenu positif réel », qui, « constitué par la négation, est une fonction du contenu positif du non-Moi nié. Si donc le Désir porte sur un non-Moi ''naturel", le Moi sera ''naturel" lui aussi. Le Moi créé par la satisfaction active d' un tel Désir aura la même nature que les choses sur lesquelles porte ce Désir : ce sera un Moi "chosiste", un Moi 639

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revient à dire qu'en se séparant de la nature, l'homme s'inflige en même temps un mal. C'est pourquoi Bataille, tout en assimilant l'essentiel de la dialectique historique de Hegel enseignée par Kojève, cherche non moins à la surpasser. Comme tout interdit contient en lui-même la possibilité d'être transgressé, le système hégélien fe1mé, bien qu'il soit déjà exhaustif, qu'il incarne déjà la vérité universelle et absolue, implique nécessairement un excès ou un dehors. C'est précisément cela qui intéresse Bataille. Qu'est-ce que cet excès ou ce dehors ? Pour Bataille, il constitue le monde sacré qui est la négation du monde profane. Mais cette fois, il ne s'agit plus de nier en vue de créer. Le sacré surgit, non pas grâce au pouvoir de la négativité active, mais au non-pouvoir de la négativité sans emploi. Celle-ci, au lieu d'œuvrer et de produire, désœuvre et détruit. Ainsi, le passage du profane au sacré semble être à l'inverse du passage de l'animal au profane, soit du mouvement dialectique. C'est un mouvement qui, contrairement à la « suppression dialectique » définie par Kojève, mène de l'essentiel au contingent, du médiat à l'immédiat et du transcendant à l'immanent. Et étant l'aboutissement de ce mouvement, le sacré se présente, non pas comme un nouveau monde que l'homme fait à partir du profane, mais plutôt comme ce qui reste d'un monde après que l'homme a défait le profane. Dans une certaine mesure, il peut être considéré comme la résurrection de la nature refoulée, de l'immanence niée et de la continuité perdue : « La continuité, qui pour l'animal ne pouvait se distinguer de rien d'autre, qui était en lui et pour lui la seule modalité possible de l'être, opposa chez l'homme à la pauvreté de l'outil profane (de l'objet discontinu) toute la fascination du monde sacré642 . » Celui-ci devrait être le monde dont les maux causés par notre action négatrice sont réparés, qui se réunit en un après s'être fractionné en objets, en choses utiles et serviles suite à l'apparition de notre conscience subjective. Cependant, le sacré n'est pas le retour véritable du seulement vivant, un Moi animal». En d'autres termes, Kojève tient le non-moi nié pour un non-moi naturel, alors qu'en réalité, le non-moi nié est déjà un être arraché à l'ordre immanent et naturel. De même, il envisage l'esclave qui cède à son désir de conserver la vie comme égale à un être naturel et animal : « Cette "Conscience" est ! 'Esclave qui, en se solidarisant avec sa vie animale, ne fait qu'un avec le monde naturel des choses. En refusant de risquer sa vie dans une lutte de pur prestige, il ne s'élève pas au-dessus de l'animal. » C'est pourquoi selon Kojève, « l'attitude de Maître est donc une impasse existentielle» : « si l'homme ne peut être satisfait que par la reconnaissance, l'homme qui se comporte en Maître ne le sera jamais», puisqu'il est reconnu par une chose naturelle, que « son Désir porte en fin de compte sur une chose, et non - comme il semblait au début - sur un Désir (humain) » (Introduction à la lecture de Hegel : leçons sur la Phénoménologie de l'esprit professées de 1933 à 1939 à l 'École des hautes études, op. cil. , p. 14, 27, 30). Son problème est de prendre l'esclave pour un animal, tandis que l'esclave est en réalité un homme asservi. Autrement dit, Kojève a raison de souligner l'impasse existentielle du maître, car ce dernier, une fois devenu maître, n'a paradoxalement plus une autre conscience autonome pour reconnaître sa maîtrise. Mais son adversaire, réduit à l'esclave, devient une chose servile plutôt qu'une chose naturelle. 642 Georges Bataille, Théorie de la religion, op. cil., p. 302.

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monde immédiat et immanent, et y accéder ne signifie pas que l'homme abandonne son humanité et redevient animal, sinon il serait conforme à la fin de l'histoire conçue par Kojève643 . En fait, Bataille propose la notion de négativité sans emploi justement parce qu'il se représente différemment l'achèvement de l'histoire644 . Ce n'est pas le moment où « disparaît » la négativité devenue inutile, mais où elle « subsiste » en tant que telle 645 . Autrement dit, contrairement à ce qu'imagine Kojève, Bataille pense que l'homme ne disparaît pas à la fin du temps humain, mais existe volontairement dans un état négatif. Et le sacré représente précisément ce mode d'être de l'homme. Ainsi dit-il dans La Souveraineté: le sacré diffère profondément du donné naturel, que l'action créatrice des choses a d'abord nié. Le sacré est bien en un sens le donné naturel. Mais c'est un aspect du donné naturel qui se révèle après coup dans le monde de la pratique, où il est nié, par des effets qui ont échappé à l'action négatrice du travail, ou qui détruisent activement la cohérence établie dans le travail. C'est en outre un aspect aperçu par des esprits que l'ordre des choses a formés à ces exigences bien définies qui ordonnent la cohérence de ce monde : même celui qui refuse ces exigences ne les ignore pas, et l'animal seul les ignore646 .

Cela revient à dire que le sacré n'est pas la continuité originelle avant la naissance de l'homme, mais plutôt une réminiscence de cette continuité qui revient « après coup » à sa conscience claire. Il n'est pas le jardin d'Éden avant la chute, mais plutôt le paradis que rejoint l'homme après avoir expié tous ses méfaits. Or tout ce discours sur la négativité sans emploi et le sacré est évidemment plein d'ambiguïtés. Il s'agit des mêmes ambiguïtés que nous avons déjà relevées dans les écrits de Bataille sur la dépense improductive et l'économie générale. Le sacré, en principe, devrait être l'état où se dissolvent l'objet aussi bien que le sujet, où a lieu leur fusion ; et la négativité sans emploi, par définition, devrait être une pure négation qui échappe à la dialectique, qui n'a aucun sens et ne produit rien. Cependant, il s'avère qu'à tous les niveaux, ce que dit Bataille trahit ce qu'il conçoit. Tout d'abord, il y a ce paradoxe constant de son utilisation du projet contre le projet, c'est-à­ dire cette contradiction fondamentale entre d'un côté l'insaisissable et de Selon Kojève, la fin de l'histoire est le moment où a lieu « la disparition de l'Homme». Celle-ci ne signifie pas « une catastrophe cosmique :le Monde naturel reste ce qu'il est de toute éternité» ; ni « une catastrophe biologique : l'Homme reste en vie en tant qu'animai qui est en accord avec la Nature ou ! 'Être donné». Ce qui disparaît, « c'est l'Homme proprement dit, c'est-à-dire l'Action négatrice du donné et ! 'Erreur, ou en général le Sujet opposé à ! 'Objet.» (Introduction à la lecture de Hegel : leçons sur la Phénoménologie de l'esprit professées de 1933 à 1939 à ! 'École des hautes études, op. cit., p. 509n.) 644 « J'admets (comme une supposition vraisemblable) que dès maintenant l'histoire est achevée (au dénouement près). Je me représente différemment les choses [ . . . ] » Georges Bataille, Choix de lettres (191 7-1962), op. cil. , p. 131. 645 Ibid. 646 Georges Bataille,La Souveraineté, op. cil. , p. 264. 643

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l'autre la volonté de le saisir par la pensée discursive, contradiction que nous avons mentionnée à maintes reprises. Et Théorie de la religion n'y fait pas exception. Prendre le sacré pour l'objet d'un discours ou la fin d'un mouvement téléologique risque de le substantialiser et de lui attribuer une forme positive. En d'autres termes, le sacré en tant que continuité indistincte est incompatible avec la pensée discursive fondée sur la distinction de la subjectivité et de l'objectivité. Il finit inévitablement, soit par être compromis par elle, soit par la compromettre en dissolvant le sujet pensant et l'objet pensé. Bataille est pleinement conscient de cette contradiction. Il indique au tout début de l'ouvrage que pour former un livre, «le travail du maçon, qui assemble, est le plus nécessaire»; mais un tel assemblage se révèle impuissant face au «mouvement ouvert et impersonnel»; ainsi, «en ce lieu de rassemblement, où la violence sévit, à la limite de ce qui échappe à la cohésion, celui qui réfléchit dans la cohésion aperçoit qu'il n'est plus désormais de place pour lui647 ». Ensuite, en ce qui concerne précisément sa conception du sacré, le même paradoxe persiste chez Bataille. Il affrrme que le sacré n'est pas l'état naturel et animal. Cela soulève alors une question : si le sacré signifie la dissolution du sujet et de l'objet, en quoi diffère-t-il de l'indistinction primordiale; ou, si la transcendance est le résultat de la suppression dialectique de l'immanence, comment pouvons-nous attendre un résultat autre que l'immanence originelle lorsque nous inversons le mouvement dialectique et défaisons la transcendance? La réponse donnée par Bataille est que l'homme doit se maintenir présent face à la violence et à la destruction de la négation absolue. Cela sous-entend que le sacré doit être une expérience vécue par l'homme, ou que dans le monde sacré l'homme doit être conservé. Cependant, n'est-ce pas retomber dans cette suppression conservante qu'est la dialectique? Et si l'homme est conservé, cela ne signifie-t-il pas que l'ordre profane est également en quelque sorte maintenu, et donc que le sacré dans une certaine mesure constitue toujours une chose acquise ou créée, équivalant à un prestige ou un pouvoir ? Bataille est lui-même conscient de cette contradiction interne du sacré. Il souligne que«ce qui est sacré, n'étant pas fondé sur un accord logique avec soi-même, n'est pas seulement contradictoire par rapport aux choses mais, d'une manière indéfinie, est en contradiction avec soi-même. Cette contradiction n'est pas négative: à l'intérieur du domaine sacré, il y a, comme dans le rêve, une contradiction sans fin qui se multiplie sans rien détruire. Ce qui n'est pas une chose (ou, formé à l'image de la chose, un objet de science), est mais en même temps n'est pas, est impossible et cependant est là64 8». Bref, nous pourrions dire que le sacré est dans la mesure où il n'est pas, ou qu'il n'est possible que dans la mesure où il est impossible. 647 648

Georges Bataille, Théorie de la religion, op. cit., p. 28 5. Georges Bataille,La Souveraineté, op. cit. , p. 263.

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En fait, avant d'aborder la question du sacré à la lumière de la dialectique hégélienne, Bataille s'est déjà rendu compte de son ambiguïté ou impossibilité. Durant les années du Collège de sociologie, lui et Caillois, ils ont déjà trouvé, en suivant les études de l'anthropologue Robert Hertz, que le sacré oscille toujours entre deux formes: gauche et droite, c'est-à-dire impure et pure, néfaste et faste649 . «Dans l'ensemble, ce qui est gauche entraîne la répulsion et ce qui est droit l'attraction65 0 . » Pour être plus précis, le sacré gauche représente les éléments hétérogènes et éloignés du centre, tandis que le sacré droit témoigne d'une force homogénéisante et centripète. En un sens, ces deux aspects du sacré manifestent ses deux tendances que nous venons de décrire, à savoir celle de supprimer et celle de conserver65 1 . Et d'après Bataille et Caillois, elles ne sont pas nettement séparées l'une de l'autre, mais vont toujours de pair et peuvent même se transformer l'une en l'autre: «Il ne suffit pas à notre main gauche de savoir ce que donne la droite: tortueusement, elle tâche à le reprendre652 . » Ainsi, le sacré est par essence ambigu et risque toujours de s'objectiver et de se réifier653 . Bataille mentionne brièvement le sacré gauche et le sacré droit dans un texte pour le Collège de sociologie (cf. « 5 février 1938», in OC, Il, op. cit., p. 329-330). Quant à Caillois, il les développe dans une section intitulée « Opposition des deux pôles du sacré» de son ouvrageL 'Homme et le sacré (cf op. cit., p. 55-57). 650 Georges Bataille, « 5 février 1938 », art. cit., p. 330. 651 Ces deux tendances du sacré, à savoir celle de se stabiliser et de se concrétiser d'une part, et celle qui conduit à l'insaisissable et à l'évanescent d'autre part, se manifestent, par exemple, à travers le langage. Comme le note Caillois : « dans le domaine indo-européen, une racine unique exprime l'idée de droit dans les différentes langues. Au contraire, le côté gauche est désigné par des mots multiples et instables, des expressions contournées où la métaphore et l'antiphrase jouent un grand rôle.» (L 'Homme et le sacré, op. cit., p. 56.) 652 Georges Bataille, LaPart maudite, op. cit., p. 75. 653 Il faut souligner que ce qui intéresse Bataille et Caillois, c'est plutôt le sacré gauche, c'est­ à-dire tous les éléments hétérogènes qui sont refoulés et expulsés par la société capitaliste hautement homogène et homogénéisante. La raison en est que le sacré droit vénéré dans la société moderne est un sacré en quelque sorte déjà contaminé par l'utilité et la servilité, ne servant qu'à consolider l'ordre profane des choses. Au contraire, c'est le sacré gauche qui semble encore permettre d'entrevoir le monde avant sa déchéance. C 'est pourquoi Bataille est fasciné par le bas, l'abject et l'ignoble et, durant les années d'avant-guerre, avait un intérêt particulier au fascisme. Concernant ce dernier, ce qu'il voulait faire, c'est voir comment les nationalistes avaient su « utiliser l'aspiration fondamentale des hommes à l'exaltation affective et au fanatisme » et l'asservir « à la conservation sociale et aux intérêts égoïstes des patries», et ainsi se servir des « armes créées par le fascisme» contre lui, de mettre l'exaltation « au service de l'intérêt universel des hommes» (« "Contre-Attaque" : Union de lutte des intellectuels révolutionnaires», in OC, I, op. cit., p. 382). Mais le problème réside dans le fait que le sacré ne peut pas être nettement divisé en gauche et droite, et sa part apparemment souveraine a toujours tendance à devenir utile et servile. Cela se manifeste clairement dans le fait que le fascisme a pu émerger des éléments hétérogènes de la société, et que ceux-ci ont aussi pu être mis au service d'un autre intérêt, nationaliste et totalitaire. Bataille lui-même s'est rapidement rendu compte de ce dilemme et a demandé : « Comment savoir si un mouvement qui se donnerait au premier abord comme antifasciste n'évoluera pas, plus ou moins rapidement, vers le fascisme ? » (« Vers la révolution réelle», in OC, I, op. cit., p. 424-425.) 649

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Mais quand Bataille revoit cette question en la situant dans le cadre de la dialectique, surgit alors un problème plus essentiel : il se pourrait que la négativité sans emploi ne soit jamais telle que Bataille la conçoit, ou bien qu'elle, tout comme la dépense improductive, soit fondamentalement impossible et ne se présente donc que comme une ombre. La négativité, pour être véritablement sans emploi, doit devenir la négation «abstraite» ou absolue qui n'entraîne que la mort solitaire. Mais une telle négation ne peut pas se maintenir. Pour subsister, il faut qu'elle demeure en tant que négativité. Cependant, toute négativité est intrinsèquement active. Cela revient à dire que la négativité sans emploi, tout comme le sacré qui est son « résultat », est possible à l'unique condition d'être impossible. Ce paradoxe se présente par exemple dans la question de l'art à la fin de l'histoire. Selon Kojève, si l'histoire s'achève, l'activité artistique de l'homme serait privée de sa propre essence et redeviendrait un besoin naturel ou un instinct animal65 4 . Au contraire, Bataille pense qu'à la fin de tout, elle subsisterait en tant que négativité sans emploi. Pourtant, il précise dans sa lettre à son maître : «Le plus souvent, la négativité impuissante se fait œuvre d'art : cette métamorphose dont les conséquences sont réelles d'habitude répond mal à la situation laissée par l'achèvement de l'histoire. [ . . . ] Mais le fait [ . . . ] qu'une négativité se détournant de l'action s 'exprime en œuvre d'art n'en est pas moins chargé de sens quant aux possibilités subsistant pour moi. Il indique que la négativité peut être objectivée 655 . » Cela signifie que la négativité qui n'a rien à faire, qui ne fait que nier, ne peut être incarnée par aucune œuvre, sinon elle serait une négativité avec emploi et l'histoire continuerait. Mais comment une telle négativité qui détruit toute œuvre pourrait-elle se maintenir? Son seul aboutissement ne serait-il pas la mort, rien d'autre que la mort656 ? Autrement dit, quand l'histoire arrive à son teime, l'homme «est devant sa propre négativité comme devant un mur. Quelque malaise qu'il en éprouve, il sait que rien ne pourrait être écarté désormais, puisque la négativité n'a plus d'issue657», ou plus d'autres issues « Si ! 'Homme re-devient un animal, ses arts, ses amours et ses jeux doivent eux aussi re­ devenir purement "naturels". Il faudrait donc admettre qu'après la fin de ! 'Histoire, les hommes construiraient leurs édifices et leurs ouvrages d'art comme les oiseaux construisent leurs nids et les araignées tissent leurs toiles, exécuteraient des concerts musicaux à ! 'instar des grenouilles et des cigales, joueraient comme jouent les jeunes animaux et s'adonneraient à l'amour comme le font les bêtes adultes. [ . . . ] Il faudrait dire que les animaux post-historiques de l'espèce Homo sapiens (qui vivront dans l'abondance et en pleine sécurité) seront contents en fonction de leur comportement artistique, érotique et ludique, vu que, par définition, ils s'en contenteront.» Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel : leçons sur la Phénoménologie de l'esprit professées de 1933 à 1939 à ! 'École des hautes études, op. cit., p. 5 09-S! 0n. 655 Georges Bataille, Choix de lettres (1917-1962) , op. cit., p. 132-133. 656 C 'est ce que démontre le titre de la biographie de Bataille écrite par Michel Surya, « la mort à l'œuvre». La mort ne constitue pas seulement le thème central de l'œuvre de Bataille, mais aussi et surtout son aboutissement, voire ! 'aboutissement de toute œuvre. 657 Georges Bataille, Choix de lettres (1917-1962) , op. cil., p. 134. 654

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que lui-même. Voilà le secret inavouable que «reconnaît» Bataille. Pour s'émanciper de la servitude et devenir souverain, l'homme n'a d'autres choix que de mourir et ne peut que mourir. Seule la mort répond à la fin du temps humain, au sacré : «il n'y a rien de plus important pour l'homme que de se reconnaître voué, lié à ce qui lui fait le plus horreur, à ce qui provoque son dégoût le plus fort658 . » La négativité sans emploi est ce qui se trouve au bout du possible, à l'extrême limite de l'expérience humaine. Et en raison de son impossibilité, l'homme ne peut jamais obtenir la souveraineté de son existence. Soit il a toujours quelque chose à faire, à dialectiquement supprimer, et dans ce cas, l'histoire ne s'achève pas et le sacré reste une illusion ; soit il en arrive à la fin de l'histoire et accède au sacré, mais alors, refusant de vivre à quatre pattes comme animal, il ne peut que mourir debout en tant qu'homme. D'un point de vue général, toute l'œuvre de Bataille constitue un aveu de cet inavouable: La Somme athéologique représente son expérience personnelle d'être supplicié par lui, tandis que l'«Histoire universelle» dépeint l'échec de tout effort humain face à lui. Les ouvrages tels que La Part maudite, L'Érotisme, Théorie de la religion et La Souveraineté partagent la même structure, qui évoque celle des œuvres de Nietzsche65 9 . Ils commencent tous par un tableau global de la splendeur du monde sacré pourtant inaccessible, monde en tant que perte irrécupérable, pour ensuite se tourner vers la description de la misère du monde profane, de l'histoire humaine en-deçà des limites de la raison où sévissent l'utilité et la servilité. Ce qu'ils représentent, c'est plutôt la dégradation de l'être humain au fil des vicissitudes de l'histoire. C'est ainsi que Bataille conclut la première partie de Théorie de la religion: «Un mouvement de consumation aussi intense répond à un sentiment de malaise en créant un malaise plus grand. Ce n'est pas l'apogée d'un système religieux, c'est plutôt le moment où il se condamne [ . . . ]. Le primat de la consumation ne put résister à celui de la force militaire660 . » Et la seconde partie est alors consacrée à l'analyse du sacré constamment compromis par l'ordre profane, c'est-à-dire par le pouvoir militaire et politique. Tout comme son économie générale qui essaie d'inclure la dépense improductive, telle que celle du soleil, dans un système d'échange, une telle«théorie» veut, ou plutôt ne peut finalement que retenir la négativité sans emploi dans les limites de l'histoire, rendant ainsi possible l'impossible, et désacralisant le sacré. 658

Georges Bataille, « 5 février 1938 », art. cit., p. 320. Certaines œuvres de Nietzsche, telles que La Naissance de la tragédie et La Généalogie de la morale, qui s'ouvrent par la célébration de l'esprit dionysiaque, dépeignent comment les Européens modernes l'ont progressivement oublié et perdu au fil du temps. Bataille partage cette idée selon laquelle l'humanité connaît un déclin au fil des siècles. Or selon lui, cette dégradation ne commence pas à l'époque classique de la Grèce antique comme le soutient Nietzsche, mais à l'époque préhistorique, au tout début de la distinction entre l'homme et l'animal. 660 Georges Bataille, Théorie de la religion, op. cit., p. 318. 659

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L'impossibilité de la négativité sans emploi trouve sa meilleure représentation dans le sacrifice. C'est dans celui-ci que se cache, selon Bataille, le secret le plus profond de l'existence humaine : « La négativité sans emploi détruirait qui la vivrait : le sacrifice illuminera l'achèvement comme il éclaira l'aurore de l 'histoire66 1 . » Ou encore : « De la question du sacrifice, il est nécessaire de dire qu'elle est la question dernière. Réciproquement, il est clair que toute proposition voulant répondre à la question dernière doit résoudre en même temps l'énigme du sacrifice. Un discours sur l'être, une métaphysique n'ont pas de sens s'ils ignorent les jeux que la vie fut obligée de jouer avec la mort662 . » Pour cette raison, le sacrifice a obsédé Bataille tout au long de son parcours intellectuel, constituant à la fois la première et la dernière question de son œuvre663 . Déjà dans « La notion de dépense », il présente le sacrifice comme un rite incarnant « le principe de la perte ». Cela veut dire que le sacrifice est l'une des formes principales de la dépense improductive, ou bien de la négativité sans emploi apparue dans le glossaire de Bataille quatre ans plus tard. l\1ais la définition que l'auteur lui donne manifeste aussi son ambiguïté inhérente : « Le sacrifice n'est autre, au sens étymologique du mot, que la production des choses sacrées 664 . » Étant une activité consistant à détruire, il produit pourtant un bien symbolique, un certain prestige ou pouvoir ; au lieu d'être une opération dont la fin est en soi, il n'est en réalité qu'un moyen, un acte utile. Cette contradiction du sacrifice le rapproche alors du potlatch, rapprochement que nous pouvons constater dans la section de La Part maudite consacrée aux sacrifices humains chez les Aztèques. La conception du monde de ceux-ci, écrit Bataille, « s'oppose de façon diamétrale et singulière à celle qui joue en nous dans nos perspectives d'activité. La consumation n'avait pas une moindre place dans leurs pensées que la production dans les nôtres. Ils n'étaient pas moins soucieux de sacrifier que nous ne le sommes de travailler». Les prisonniers de guerre tués dans les rites sacrificiels sont dédiés au soleil, qui se consume sans relâche. Ainsi, il paraît qu'aux yeux de Bataille, le sacrifice aztèque est une consumation improductive dont le modèle par excellence est la prodigalité solaire. Et c'est en suivant cette logique qu'il interprète ensuite le sacrifice en général : celuiGeorges Bataille,Le Coupable, op. cit., p. 289. Georges Bataille,La Limite de l 'utile, op. cit., p. 264. 663 En tant que rituel collectif par lequel l'homme entre dans le monde sacré et communie avec le divin, le sacrifice est un thème récurrent dans les premiers textes de Bataille des années trente ; en tant qu'expérience individuelle menant au bout du possible, il constitue le titre d'un court texte que Bataille a achevé en 1933 et publié en 1936 (cf. « Sacrifices», in OC, I, op. cit., p. 89-96 ; repris sous le titre « La mort est en un sens une imposture» in L 'Expérience intérieure, op. cit. , p. 83-90). Après la guerre, le sacrifice demeure toujours un centre d'intérêt de Bataille et se trouve omniprésent dans ses ouvrages. Le dernier livre publié de son vivant se termine littéralement par le sacrifice (cf. Les Larmes d'Éros, op. cit., p. 627). 664 Georges Bataille, « La notion de dépense», art. cit., p. 306. 661

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ci«restitue au monde sacré ce que l'usage servile a dégradé, rendu profane. L'usage servile a fait une chose (un objet) de ce qui, profondément, est de même nature que le sujet, qui se trouve avec le sujet dans un rapport de pa1ticipation intime». Tandis que dans la consumation sacrificielle, «la destruction est le meilleur moyen de nier un rapport utilitaire entre l'homme et l'animal ou la plante. [ . . . ] Ce que le rite a la vertu de retrouver est la participation intime du sacrifiant à la victime, à laquelle un usage servile avait mis fin». En d'autres termes, dans le sacrifice, dans la destruction «dont l'essence est de consumer sans profit ce qui pouvait rester dans l'enchaînement des œuvres utiles», «l'homme est dès l'abord à la recherche d'une intimité perdue665 ». Le sacrifice est la manière dont il se dépouille de ce qui fait de lui un être transcendant et discontinu, pour revenir à l'immanence et à la continuité de l'être, au monde qui ne connaît que l'exubérance de la force vitale. Pourtant, il s'avère que le sacrifice aztèque dévie des principes du sacrifice en tant que pure consumation, qu'il n'en est pas moins régi par l'utilité. Le texte du missionnaire franciscain Bernardino de Sahagûn, qui constitue la source principale de l'étude de Bataille, révèle en réalité que le culte du soleil des Mexicains est une forme d'échange avec l'astre du jour. Bataille souligne qu'en principe, «la victime du sacrifice ne peut être consommée de la même façon qu'un moteur utilise un carburant». Mais ce que font les Aztèques dans leur sacrifice, c'est exactement tuer les prisonniers de guerre pour alimenter le soleil: «La plupart des victimes étaient des prisonniers de guerre, ce qui justifiait l'idée des guerres nécessaires à la vie du soleil: [ . . . ] les Mexicains pensaient que, si elles cessaient, le soleil cesserait d'éclairer666 . » Il s'agit donc de«donner à boire au soleil le sang» des ennemis667 , pour qu'il ne s'épuise pas et continue toujours à noun-ir la ten-e avec ses énergies. Et ce n'est pas tout. Selon Bataille, le sacrifice aztèque a subi une certaine dégradation dans son développement, passant du «primat de la religion au primat de l'efficacité militaire», parce que la mise à mort réservée aux esclaves aurait dû être destinée au roi: « l'extrême importance de l'activité guen-ière avait entraîné pour les Aztèques un changement marquant, qui allait dans le sens de la raison de l'entreprise [ . . . ] opposée à la cruelle violence de la consumation. [ . . . ] Nous ne pouvons nous y tromper, c'était un sacrifice de substitution. Un adoucissement avait rejeté sur autrui la violence intérieure, qui est le principe moral de la consumation. [ . . . ] La substitution d'un prisonnier au roi est une atténuation évidente, sinon conséquente, de cette ivresse de sacrifice. » Ainsi Bataille dit-il en conclusion: «il est clair que, dès le temps des informateurs de Sahagun, ces orgies de mort étaient tolérées parce Georges Bataille, La Parl maudite, op. cil. , p. 52, 61-63. Ibid. , p. 61, 5 5 . 6ôl Bernardino d e Sahagun, Histoire des choses de l a nouvelle Espagne, cité in Georges Bataille,La Parl maudite, op. cil. , p. 58. 665

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qu'elles frappaient des étrangers. [ . . . ] le sacrifice est fait d'un mélange d'angoisse et de frénésie. La frénésie est plus puissante que l'angoisse, mais à la condition d'en détourner les effets au-dehors, sur un prisonnier étranger. » Par conséquent, tout porte à croire qu'il existe un sacrifice originel et authentique, celui qui n'a pas encore été compromis par « l'avarice et le calcul froid de l'ordre réel» et ne se présente pas comme un échange avec les dieux, et dont la force destructrice se dirige à l'intérieur même du groupe social et aboutit au roi. L'immolation de celui-ci peut alors «donner à la marée montante des meurtres la valeur d'une consumation illimitée668 ». Mais est-ce qu'un tel sacrifice idéal échappe vraiment à la rationalité instrumentale et calculatrice? Puisque son principe est la négativité sans emploi, il est inévitablement enlisé dans la même aporie. Si nous l'examinons de plus près à travers différents textes de Bataille, nous découvrons qu'il n'est rien de plus qu'une ombre, qu'une illusion. Toujours dans La Part maudite, l'auteur dit: «Il n'est pas nécessaire que le sacrifice détruise à proprement parler l'animal ou la plante dont l'homme dût faire une chose à son usage. Il les faut du moins détruire en tant que chose, en tant qu'ils sont devenus des choses669 . » Et la partie sur le sacrifice de la Théorie de la religion commence par un passage similaire: «Le principe du sacrifice est la destruction, mais bien qu'il aille parfois jusqu'à détruire entièrement (comme dans l'holocauste), la destruction que le sacrifice veut opérer n'est pas l'anéantissement. C'est la chose - seulement la chose - que le sacrifice veut détruire dans la victime. Le sacrifice détruit les liens de subordination réels d'un objet, il arrache la victime au monde de l'utilité et la rend à celui du caprice inintelligible670 . » Ce qui se révèle ici, c'est que le sacrifice, tout comme la négativité active chez Hegel et Kojève qui nie sans supprimer, consiste à sacrifier sans tuer. En ce sens, il n'est rien de plus qu'une autre forme de la dialectique. Et il est donc remarquable que Bataille l'emploie parfois comme synonyme de dialectique et le considère comme ce qui illumine non seulement «l'achèvement», mais aussi «l'aurore de l'histoire», soit comme ce qui marque non seulement le passage du profane au sacré, mais aussi la transformation de l'animal en homme: le sacrifice « introduit avec le souci des résultats et de la force efficace un commencement d'humanité 671 »; ou bien, «du sacrifice, je puis dire essentiellement, sur le plan de la philosophie de Hegel, qu'en un sens, l'Homme a révélé et fondé la vérité humaine en sacrifiant : dans le sacrifice, il détruisit l'animal en lui-même, ne laissant subsister, de lui-même et de l'animal, que la vérité non corporelle que décrit Hegel, qui, de l'homme, fait - selon l'expression de Heidegger - un être pour la mort (Sein zum Tode), ou Georges Bataille, LaPart maudite, op. cil. , p. 60, 6 5-66. Ibid. , p. 61. 670 Georges Bataille, Théorie de la religion, op. cit., p. 307. 671 Georges Bataille, La Part maudite, op. cil. , p. 60.

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- selon l'expression de Kojève lui-même - "la mort qui vit une vie humaine',672». Ainsi, tout comme la lutte à mort chez Hegel et Kojève, le sacrifice chez Bataille introduit à l'homme la conscience de la mort, qui n'est pourtant pas la mort véritable. Une telle équivoque l'amène à écrire les mots suivants, qui trahissent toute l'ambiguïté de sa conception du sacrifice: «La puissance qu'a la mort en général éclaire le sens du sacrifice, qui opère comme la mort, en ce qu'il restitue une valeur perdue par le moyen d'un abandon de cette valeur. Mais la mort ne lui est pas nécessairement liée et le sacrifice le plus solennel peut n'être pas sanglant. Sacrifier n'est pas tuer, mais abandonner et donner 673 . » Tant que le sacrifice donne une certaine valeur, que ce soit par le moyen de l'abandon, il n'est pas la consumation sans limite; tant que la victime reste en vie pour recevoir le don, elle n'est pas entrée dans le sacré674 . L'ambiguïté ne s'arrête pas là. Bataille semble ne se contenter pas d'un tel sacrifice partiel et inachevé, qui n'a pas poussé jusqu'au bout la violence de la force destructrice. Nous savons déjà que pour lui, l'homme ne peut pas atteindre le sacré sans mourir. Ainsi, il arrive que notre auteur considère le sacrifice aussi comme une véritable mise à mort de la victime. Mais dans ce cas, il se trouve alors confronté à l'impossibilité du sacré, à savoir que le sacré est le royaume de la mort, mais « qu'il vive ou qu'il meure, l'homme ne peut connaître immédiatement la mo1t». Il s'agit du même paradoxe rencontré par Hegel et Kojève en considérant la négativité comme le fondement de l'humanité, de l'ordre profane, à savoir qu'en niant, l'homme prend conscience de la mort, mais il ne peut garder cette conscience qu'en vivant. C'est la raison pour laquelle Bataille se tourne vers l'aspect rituel et fictif du sacrifice, c'est-à-dire vers le sacrifice non pas comme la mise à mort de soi, mais en tant que représentation ou spectacle de la mort d'autrui : Georges Bataille, « Hegel, la mort et le sacrifice», art. cit., p. 335. Georges Bataille, Théorie de la religion, op. cit., p. 310. 674 Pour expliciter davantage ce point, en affirmant que le sacrifice constitue à la fois un don et un abandon, Bataille entend ici que dans le sacrifice, les participants, en abandonnant des biens matériels, sont donnés en retour la possibilité de passer du monde profane au monde sacré (cf ibid., p. 310). Et il ajoute ensuite que le don « ne peut être un objet de conservation pour le donataire : le don d'une offrande la fait passer précisément dans le monde de la consumation précipitée. C'est ce que signifie "sacrifier à la divinité", dont l'essence sacrée est comparable à un feu. Sacrifier est donner comme on donne la houille à la fournaise. Mais la fournaise a d'ordinaire une indéniable utilité, à laquelle la houille est subordonnée, tandis que, dans le sacrifice, l'offrande est dérobée à toute utilité» (p. 311). Néanmoins, toute cette explication ne fait qu'accentuer l'ambigtüté de sa conception du sacrifice. D 'une part, quoi qu'il en soit, le sacrifice sous sa plume sert à faire passer la victime d'un état à l'autre, à la transformer. Il demeure en ce sens un mouvement téléologique. Comment peut-il alors constituer une opération dont la fin est en soi ? Et le don qu'est le sacré, bien qu'il ne soit pas une chose, semble toujours constituer une certaine acquisition, un bien symbolique tel que décrit ici. D 'autre part, nous avons déjà souligné que l'homme ne peut entrer dans l'immanence ou dans la continuité sacrée que soit comme animal vivant, soit comme homme mort. Si après le sacrifice, il reste toujours un homme en vie, il n'est pas sorti de l'ordre profane. 672 673

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La manifestation privilégiée de la Négativité est la mort, mais la mort en vérité ne révèle rien. C'est en principe son être naturel, animal, dont la mort révèle l'Homme à lui-même, mais la révélation n'a jamais lieu. Car une fois mort, l'être animal qui le supporte, l'être humain lui-même a cessé d'être Pour que l'homme à la fin se révèle à lui-même il devrait mourir, mais il lui faudrait le faire en vivant - en se regardant cesser d'être. En d'autres termes, la mort elle-même devrait devenir conscience (de soi), au moment même où elle anéantit l'être conscient. C'est en un sens ce qui a lieu (qui est du moins sur le point d'avoir lieu, ou qui a lieu d'une manière fugitive, insaisissable), au moyen d'un subterfuge. Dans le sacrifice, le sacrifiant s'identifie à l'animal frappé de mort. Ainsi meurt-il en se voyant mourir, et même en quelque sorte, par sa propre volonté, de cœur avec l'arme du sacrifice. Mais c'est une comédie ! 675

De ce passage, nous pouvons voir que le sacrifice tel que Bataille le conçoit ne sort toujours pas de la dialectique. Certes, considérer le sacrifice comme spectacle ou représentation permet de contourner l'aporie de la mort : le sacrifié y est tué, mais tous ceux qui y participent, à savoir le sacrifiant et les spectateurs, peuvent jouir de l'effet de la mort sans la risquer. Ils peuvent ainsi retrouver la continuité sacrée de l'être sans perdre la vie: «C'est toujours la question du sacrifice de faire la part de la ruine, de préserver le reste d'un danger mortel de contagion. Tous ceux qui touchent au sacrifice sont en danger, mais sa forme rituelle, limitée, a régulièrement pour effet d'en garantir ceux qui le donnent676 . » En fait, quand Bataille parle de l'intimité qu'entraîne la cérémonie sacrificielle, il n'entend pas celle à laquelle accède seul le mort, mais celle de la victime et du «bourreau» ou du«sacrificateur677 », soit celle qui signifie par extension une sorte d'ivresse collective submergeant tous les participants. Il n'y a plus de séparation entre Georges Bataille, « Hegel, la mort et le sacrifice», art. cit, p. 336. La même idée se trouve également dans l'introduction de L 'Érotisme : « l'humanité s'est efforcée dès les premiers âges d'accéder en dehors de ces hasards à la continuité qui la libère. Le problème s'est posé en face de la mort, qui précipite apparemment l'être discontinu dans la continuité de l'être. Cette manière de voir ne s'impose pas dès l'abord à l'esprit, cependant la m01t, étant la destruction d'un être discontinu, ne touche en rien la continuité de l'être, qui existe en dehors de nous, généralement. ( . . . ) J'insiste sur le fait que, la continuité de l'être étant à l'origine des êtres, la mort ne l'atteint pas, la continuité de l'être en est indépendante, et même, au contraire, la mort la manifeste. Cette pensée me paraît devoir être la base de l'interprétation du sacrifice religieux. ( . . . ) Dans le sacrifice, il n'y a pas seulement mise à nu, il y a mise à mort de la victime (ou si l'objet du sacrifice n'est pas un être vivant, il y a, de quelque manière, destruction de cet objet). La victime meurt, alors les assistants participent d'un élément que révèle sa mort. Cet élément est ce qu'il est possible de nommer, avec les historiens des religions, le sacré. Le sacré est justement la continuité de l'être révélée à ceux qui fixent leur attention, dans un rite solennel, sur la mort d'un être discontinu. Il y a, du fait de la mort violente, rupture de la discontinuité d'un être : ce qui subsiste et que, dans le silence qui tombe, éprouvent des esprits anxieux est la continuité de l'être, à laquelle est rendue la victime. Seule une mise à mort spectaculaire, opérée dans des conditions que déterminent la gravité et la collectivité de la religion, est susceptible de révéler ce qui d'habitude échappe à l'attention.» (Op. cit., p. 27.) 676 Georges Bataille, LaPart maudite, op. cit., p. 64. 677 Cf ibid., p. 56-58 ; Georges Bataille, Théorie de la religion, op. cit., p. 307-308. 675

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les êtres, entre les individus, séparation due à la naissance de la conscience de soi et à l'établissement de l'ordre profane par la négativité active. Cependant, face à la mort qui n'a pas de sens en elle-même, Bataille cherche à reconnaître son sens pour autrui. Cela ne contredit-il pas la négativité sans emploi qui refuse d'être reconnue, et donc en fait une négativité avec emploi? Ne retombons-nous pas dans la dialectique qui consiste à nier sans tuer, à supprimer en conservant? N'est-ce pas tenir l'accès au sacré plutôt pour l'acquisition d'un certain bien symbolique? Comme Bataille l'admet: «Le sacrifice est la chaleur, où se trouve l'intimité de ceux qui composent le système des œuvres communes. La violence en est le principe, mais les œuvres la limitent dans le temps et dans l'espace; elle se subordonne au souci d'unir et de conserver la chose commune. Les individus se déchaînent, mais un déchaînement qui les fond et les mêle indistinctement à leurs semblables contribue à les enchaîner dans les œuvres du temps profane678 . » D'ailleurs, nous pouvons encore demander si de cette manière limitée et fictive, le sacrifiant et les spectateurs peuvent réellement entrer dans le sacré. Bataille réitère que celui-ci est l'aboutissement d'une «consumation définitive», est le domaine où la violence «règne sans partage»; et celui qui y accède ou«l'offrande consacrée ne peut être rendue à l'ordre rée/679 ». Cela revient toujours à dire qu'il n'y a pas de continuité sans mort. C'est pourquoi le sacrifice en tant que cérémonie ou fête pour tous n'est qu'un «subterfuge», ou un «simulacre» pour employer l'expression de Klossowski680 . Comme le dit Bataille lui-même : «La victime sera seule, en effet, à sortir entièrement de l'ordre réel, en ce qu'elle est seule portée jusqu'au bout par le mouvement de la fête. Le sacrificateur n'est divin qu'avec réticences. L'avenir est en lui lourdement réservé, l'avenir est sa pesanteur de chose68 1 . » Ainsi, la fête sacrificielle n'est en réalité qu'une «solution limitée» au «problème incessant posé par l'impossibilité d'être humain sans être une chose et d'échapper aux limites des choses sans revenir au sommeil animal682». À ce compte-là, pourrions-nous dire que le sacrifice originel et authentique n'a jamais existé et qu'il est fondamentalement impossible? Car pour être pur, il doit être une mise à mort de soi dans la solitude et dans le silence qui ne laisse rien subsister. Pour cette raison, bien qu'il conduise au sacré, personne n'est là pour l'éprouver: «Si le sujet n'est pas vraiment détruit, tout est encore dans l'équivoque. Et s'il est détruit l'équivoque se résout, mais dans le vide où tout est supprimé 683 . » Le sacrifice ne peut donc être qu'un subterfuge : «Ainsi faudrait-il, à tout prix, 678 Georges Bataille, LaPart

maudite, op. cil. , p. 64. Ibid. , p. 63. 680 Cf. Pierre Klossowski, « À propos du simulacre dans la communication de Georges Bataille», in Critique, n° 195-196 (Hommage à Georges Bataille), op. cil. , p. 741-750. 681 Georges Bataille, LaPart maudite, op. cil. , p. 6 5 . 682 Georges Bataille, Théorie de la religion, op. cit., p. 313. 683 Georges Bataille, « L'art, exercice de cruauté», in OC, XI, op. cil. , p. 485.

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que l'homme vive au moment où il meurt vraiment, ou qu'il vive avec l'impression de mourir vraiment684 . » Pourtant, tant que le sacrifice demeure une représentation ou un spectacle, il n'est que l'«adoucissement» ou l'«atténuation» de la consumation sans limite. Dans ce cas, le sacré qu'il présente à tous n'est qu'un simulacre, une ombre, ou plutôt une «chose sacrée». L'histoire humaine poursuit bien le second chemin, et le sacrifice est constamment institutionnalisé, inclus dans le système économique et soumis à l'ordre utilitaire. Sa dégradation au fil du temps, comme le souligne Bataille, est inévitable: «La faiblesse du sacrifice était de perdre à la longue sa vertu et finalement d'ordonner un ordre des choses sacrées, non moins servile que celui des objets réels. » Et plus loin : «Dès lors est donné sans contrepartie un empire de l'ordre réel qui est une souveraineté de la servitude. Un monde est défini où la libre violence n'a de place que négative685 . »

IV.2. Un mode d'exister en tant qu'exister est impossible : la souveraineté IV.2. 1. L'existence comme fin en soi : l'action spontanée En principe, la souveraineté n'est rien. Mais pour qu'elle soit ce que nous pouvons penser, ce à quoi nous pouvons aspirer, il faut qu'elle se substantialise et s'objective en un bien symbolique, en un prestige ou un pouvoir. De même, ce que nous venons de dire concernant la dépense improductive et la négativité sans emploi montre qu'elles ne peuvent se maintenir sans conserver ou produire quelque chose. Voilà l'aporie de la pensée de Bataille. Cela nous amène à croire qu'il impose, au-delà de l'achèvement possible de l'histoire humaine, une nouvelle fin impossible à atteindre. Un tel existentialisme, qui se résume à la recherche vaine de la souveraineté impossible, paraît donc toujours enlisé dans la logique de la dialectique et confiné dans le cadre de l'ontologie. Cependant, la pensée de Bataille n'est pas un système clos. Elle porte en elle-même une virtualité de dépasser ses propres limites, virtualité qui constamment la mine, la dévaste et la fait cesser d'être elle-même, allant même jusqu'à la dépouiller de son statut de pensée. En d'autres termes, si l'expérience-limite constitue la préoccupation centrale de Bataille, elle ne consiste alors pas seulement à franchir les limites du profane pour accéder au sacré, mais aussi et surtout à transgresser les limites mêmes de la dialectique du profane et du sacré; si cette expérience aboutit au dehors, celui-ci ne renvoie pas seulement à la continuité de l'être où se trouve la souveraineté absolue et impossible de l'homme, mais aussi et surtout à un mode d'être discontinu de l'homme, soit 684 685

Georges Bataille, « Hegel, la mort et le sacrifice», art. cit., p. 337. Georges Bataille, Théorie de la religion, op. cit., p. 328-329.

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une volonté de persévérer à exister après avoir affirmé qu'il est impossible d'exister. Seule une telle existence ou un tel mode d'exister pourrait être qualifié de souverain. Plus précisément, de même que le savoir absolu constitue le « sommet » du système hégélien686 , la souveraineté est également le point culminant de la pensée de Bataille, point que l'homme atteint pourtant à travers la chute, c'est-à-dire en défaisant le monde et en se défaisant lui-même, qui est donc ontologiquement impossible à atteindre. Cependant, tandis que le savoir absolu marque le point final de la phénoménologie de Hegel, la souveraineté qui se situe au bout de l'expérience de Bataille se présente plutôt comme des points de suspension. Elle ne se ferme pas, mais s'ouvre. Cette ouverture pourrait être envisagée comme une tout autre manière pour l'homme de se rapporter à l'impossible, ou mieux encore, comme un rapport du non-rapport dans lequel l'impossible se maintient. Il s'agit pour l'homme de le traiter en tant qu'impossible, soit d'affirmer l'impossibilité de s'émanciper de la servitude, et ainsi de faire de cette affirmation le nouveau point de départ de son existence, ou en d'autres termes, de ne pas considérer sa vie comme une quête de la souveraineté impossible, mais plutôt de simplement la vivre tout en acceptant cette impossibilité. Comme l'exprime Blanchot : « En cette affirmation qui s'est libérée de toutes les négations (par conséquent de tous les sens), qui a relégué et déposé le monde des valeurs, qui ne consiste pas à affrrmer - à porter et supporter - ce qui est, mais se tient au-dessus, en dehors de l'être et ne relève donc pas plus de l'ontologie que de la dialectique, l'homme se voit assigner, entre être et néant et à partir de l'infini de cet entre-deux accueilli comme rapport, le statut de sa nouvelle souveraineté, celle d'un être sans être dans le devenir sans fin d'une mort impossible à mourir 687 . » Par cette « nouvelle souveraineté », Blanchot n'entend certainement pas le privilège du sacré, de ce mode d'exister absolument impossible, mais plutôt l'attribut du mode d'exister en tant qu'exister est impossible. Cela revient à dire que seule cette existence comme affirmation non-positive est souveraine. Nous avons déjà dit que l'opération souveraine est celle qui n'a ni fin extérieure ni besoin d'être Le terme de « sommet» que nous employons ici provient de la partie sur le désir d'être tout de l'homme dans L 'Expérience intérieure, partie qui constitue subtilement une critique de l'entreprise hégélienne. Selon Bataille, « chaque être ipse veut devenir le tout de la transcendance ; en premier lieu le tout de la composition dont il est partie, puis un jour, sans limite, le tout de l'univers.» Ainsi l'existence humaine est-elle un « labyrinthe», où « chaque sentier conduit au sommet, mène au désir d'un savoir absolu, est nécessité de puissance sans limite». Pourtant., le sommet est impossible à atteindre : « Nous ne pouvons dire en vérité du sommet qu'il se situe ici ou là. (Il n'est même en un certain sens jamais atteint.)» D'ailleurs, tout sommet renferme en lui-même la possibilité d'être renversé : « La nécessité du renversement est si importante qu'elle eut jadis sa consécration : il n'est pas de composition sociale qui n'ait en contrepartie la contestation de ses fondements ; les rites le montrent : les saturnales ou la fête des fous renversaient les rôles. » (Op. cit., p. 101-102, 107.) 6ffl Maurice Blanchot, L 'Entretien infini, op. cit., p. 31 O. 686

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reconnue, complètement vouée à l'instant présent. Par conséquent, se pose la question de savoir comment cette affirmation non-positive répond à ces trois aspects688 . Examinons d'abord pourquoi la pure affirmation est une fin en soi. La question fondamentale concernant la négativité sans emploi, c'est comment elle peut se maintenir tout en demeurant purement négative. Et lorsque Blanchot la renomme l'affirmation qui n'affinne rien, soit montre le fait qu'elle est en réalité un actif non-positif, il semble en quelque sorte offrir une réponse à cette question. Pourtant, il ne s'agit certainement pas d'une solution qui la clôture, car étant une aporie, elle est à jamais impossible à résoudre. Sa réponse s'ouvre plutôt à une autre manière non dialectique d'aborder cette question. Plus précisément, si l'affirmation non-positive se maintient, cela ne signifie pas qu'elle se perpétue en tant qu'œuvre, c'est-à­ dire se conserve en conservant la vie, mais plutôt qu'elle se renouvelle éternellement en tant que désœuvrement, c'est-à-dire se consume même si cette consumation aboutit à la mort, et réaffinne cette attitude active dans l'éternel retour du moment décisif de prendre une attitude. Bref, il s'agit de dire oui spontanément et gaiement à la vie en dépit de toute sa misère, ou d'accepter la misère comme source même du plaisir et de la jouissance de la vie, comme ce qui la rend digne d'être vécue, chaque fois que la question se pose. C'est dans un tel mode d'exister exalté par Nietzsche que réside la souveraineté authentique de l'homme, souveraineté qu'il ne peut ni acquérir ni obtenir, mais qu'il « se voit assigner » quand il renonce à la considérer comme le sens et la valeur ultimes de son existence et cesse de la poursuivre, quand il affirme l'impossibilité de l'acquérir et obtenir, donc quand il ne fait plus de sa vie une réaction à la misère mais au contraire une action spontanée dans la misère. Alors trois points méritent clarification. D'abord, il est manifeste que chez Nietzsche, cette affirmation, cette attitude active ou ce oui de Tout ce que nous venons de dire est affirmé d'une autre manière par Bataille dans une brève récapitulation de la différence entre sa pensée et celle de Hegel : « La différence de ma pensée dialectique et de celle de Hegel est difficile à formuler, puisque la contradiction peut reprendre sans cesse le développement de l'une et de l'autre. Il n'est rien que je ne suive dans l'ensemble du mouvement que la pensée de Hegel représente à mes yeux. Mais l'autonomie du "savoir absolu" de Hegel est celle du discours se développant dans le temps. Hegel situe la subjectivité non dans l'évanouissement (toujours recommencé) de l'objet, mais dans l'identité que le sujet et l'objet atteignent dans le discours. Mais à la fin, le "savoir absolu", le discours où s'identifient le sujet et l'objet se dissout lui-même dans le RIEN du non-savoir, et la pensée évanouissante du non-savoir est, elle, dans l'instant. D'un côté, il y a identité du savoir absolu et de cette pensée évanouissante ; d'un autre côté, cette identité ne se retrouve pas dans la vie. Le "savoir absolu" se ferme, alors que le mouvement dont je parle s'ouvre. Partant du "savoir absolu", Hegel ne pouvait éviter que le discours ne s'évanouît, mais il s'évanouissait dans le sommeil. La pensée évanouissante dont je parle est l'éveil et non le sommeil de la pensée : elle se retrouve dans une égalité - et dans la communication - avec les moments souverains de tous les hommes, dans la mesure où ceux-ci ne veulent pas les prendre pour des choses.» (La Souveraineté, op. cit., p. 403.) 688

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Zarathoustra relève exclusivement de la morale de maîtres, ou en d'autres termes, pour éviter toute confusion avec celle chez Hegel, de la morale de souverains. Est souverain celui qui agit spontanément, soit sous une «impulsion irraisonnée» provenant de son intérieur 6 89 , au lieu de réagir uniquement à l'excitation extérieure. Est le moment souverain l'instant où «toutes les sensations miraculeuses, fastes ou néfastes » liées à cette «effusion », se laissent «en un seul point aftluer librement, abondamment 690 ». Ensuite, seule une telle action spontanée est une opération souveraine parce qu'elle constitue un actif qui n'est pourtant ni positif ni productif. Mais il faut préciser qu'être improductif et sans emploi ne signifie pas ne rien produire, car cela s'avère déjà impossible, mais n'être en vue de rien quel que soit le résultat. Comme le dit Bataille, «non seulement l'opération souveraine ne se subordonne rien, elle est indifférente aux effets qui en peuvent résulter691 ». C'est uniquement en tant que telle qu'une action pourrait être une fin en soi. Enfin et surtout, l'action spontanée implique une toute autre attitude envers la mort, à savoir la gaieté. Cela veut dire qu'il ne faut pas chercher le sens de l'existence dans son rapport à la mort, et pour cette raison retenir la mort au sein du possible, de l'économie du sens, mais l'accepter gaiement comme le non-sens absolu, comme ce qui est infiniment étranger, comme «une mort impossible à mourir» selon les mots de Blanchot. Pour reprendre l'idée de Derrida lorsqu'il analyse la pensée de Bataille, il faut pouvoir en rire, seul geste qui excède «la dialectique et le dialecticien», car le rire «n'éclate que depuis le renoncement absolu au sens, depuis le risque absolu de la mort, d ep uis ce que Hegel appelle négativité abstraite692 ». C'est seulement ainsi que nous pouvons exister activement. Dans cette perspective, la recherche du sacré ou la quête de la souveraineté dans la mort n'est en réalité qu'une opération servile et ne s01t pas de la dialectique du maître et de l'esclave, de cette tentative de conquérir la maîtrise ultime et absolue, car elle constitue malgré tout un mouvement téléologique qui se subordonne l'homme. Autrement dit, s'engager dans la poursuite de l'impossible est toujours un mode d'exister passif, car il s'agit de réagir à la condition servile de l'homme et de tenter d'échapper à la subordination en recourant au pouvoir de la mort. En revanche, exister souverainement, c'est vivre activement en affirmant l'impossibilité de sortir de la servitude pour trouver la liberté dans la mort. Afin de mieux comprendre tout cela ainsi que la manière dont l'action spontanée dépasse les limites de la dialectique hégélienne, il faut revenir à la réflexion de Bataille menée sur cette dialectique interprétée par Kojève, mais cette fois à la lumière de Nietzsche. 689 « Le plus clair était qu'essentiellement, une impulsion irraisonnée donnait la valeur souveraine au miracle, celui-ci fût-il malheureux.» Ibid, p. 260. 690 Ibid. , p. 277-278. 691 Georges Bataille,Méthode de méditation, op. cit., p. 216. 692 Jacques Derrida,L 'Écriture et la différence, op. cil. , p. 376.

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Dans la philosophie de Hegel, la mort occupe une place centrale. C'est ce que reconnaissent aussi bien Kojève que Bataille. Mais il faut demander quelle est attitude du philosophe allemand face à la mort. Selon Kojève, «la philosophie "dialectique" ou anthropologique de Hegel est, en dernière analyse, une philosophie de la mort ( ou ce qui est la même chose: de l'athéisme) 693 ». L'homme se sépare de l'animal en niant la nature. Mais «nier la Nature, c'est nier l'animal qui sert de support à la Négativité de l'Homme694 ». En ce sens, l'homme est«un être qui est toujours conscient de sa mort, l'accepte souvent librement et, en connaissance de cause, se la donne parfois volontairement lui-même 695 ». Pourtant, comment la mort, cette négativité pure ou abstraite, peut-elle être à la base de toute la réalité humaine? Il faut faire de l'angoisse ou l'horreur de la mort la force motrice de l'action. Ainsi Bataille explique-t-il : «Mais si l'homme est "la mort qui vit une vie humaine", cette négativité de l'homme, donnée dans la mort du fait qu'essentiellement la mort de l'homme est volontaire (dérivant de risques assumés sans nécessité, sans raisons biologiques), n'en est pas moins le principe de l'action. Pour Hegel, en effet, l'Action est Négativité, et la Négativité, Action 696 . » En d'autres termes, toute l'histoire humaine se présente comme un rapport paradoxal à la mort. Le travail confronte l'homme à la mort, mais il est en même temps«un travail forcé, stimulé par l'angoisse de la mort697 », lui permettant de conserver la vie. Ce paradoxe trouve aussi son expression dans la dialectique du maître et de l'esclave, en pa1ticulier dans la personne de l'esclave. Le maître est celui qui, dans la lutte à mort avec son adversaire, ose risquer sa vie et affronter la mort. Mais une fois devenu maître, il «n'a plus qu'à jouir de la chose que l'Esclave a préparée pour lui, et de la "nier", de la détruire, en la "consommant"». Par conséquent, «le Maître est figé dans sa Maîtrise. Il ne peut pas se dépasser, Alexandre Kojève, « L'idée de la mort dans la philosophie de Hegel », in Introduction à la lecture de Hegel : leçons sur la Phénoménologie de l'esprit professées de 1933 à 1939 à ! 'École des hautes études, op. cit., appendices Il, p, 633 ; cité in Georges Bataille, « Hegel, la mort et le sacrifice», art. cit., p. 327. 694 « Ainsi la Négativité humaine, le désir efficace que l'Homme a de nier la Nature en la détruisant - en la réduisant à ses propres fins : il en fait par exemple un outil et l'outil sera le modèle de l'objet isolé de la Nature - ne peut s'arrêter devant lui-même : en tant qu'il est Nature, l'Homme s'expose lui-même à sa propre Négativité. Nier la Nature, c'est nier l'animal qui sert de support à la Négativité de l'Homme. » Georges Bataille, « Hegel, la mort et le sacrifice», art. cit., p. 332. 695 Alexandre Kojève, « L'idée de la mort dans la philosophie de Hegel », art. cit., p. 633. 696 Georges Bataille, « Hegel, la mort et le sacrifice», art. cit., p. 327. La phrase de Bataille est une reforrnulation de la conclusion que Kojève donne à sa conférence sur la conception de la mort chez Hegel, conclusion que Bataille cite dans la même page et selon laquelle l'« idée centrale et dernière de la philosophie hégélienne», c'est « l'idée que le fondement de la source de la réalité objective (Wirklichkeit) et de l'existence empirique (Dasein) humaines sont le Néant qui se manifeste ou se révèle en tant qu'Action négatrice ou créatrice, libre et consciente d'elle-même» (ibid. , p. 674). 697 Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel : leçons sur la Phénoménologie de l'esprit professées de 1933 à 1939 à !'École des hautes études, op. cit., p. 36. 693

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changer, progresser. Il doit vaincre - et devenir Maître ou se maintenir en tant que tel - ou mourir». Au contraire, «dans l'angoisse mortelle», l'esclave est toujours «prêt au changement; dans son être même il est changement, transcendance, transformation, "éducation"; il est devenir historique dès son origine, dans son essence, dans son existence même». Et cela est précisément grâce au travail stimulé par l'angoisse de la mort: «en travaillant, l'Esclave devient maître de la Nature. Or, il n'est devenu l'Esclave du Maître que parce que - au prime abord - il était esclave de la Nature, en se solidarisant avec elle et en se subordonnant à ses lois par l'acceptation de l'instinct de conservation. En devenant par le travail maître de la Nature, l'Esclave se libère donc de sa propre nature, de son propre instinct qui le liait à la Nature et qui faisait de lui l'Esclave du Maître. En libérant l'Esclave de la Nature, le travail le libère donc aussi de lui-même, de sa nature d'Esclave: il le libère du Maître 69 8 . » Ainsi Kojève dit-il en résumé: «L'Histoire est l'Histoire de l'Esclave travailleur699 . » La vérité historique réside dans la maîtrise de l'esclave. Cependant, cette manière dont l'esclave acquiert la maîtrise est une ruse pour contourner le défi de la mort. En travaillant, en niant la nature, il prend conscience de la mort sans pourtant se l'infliger lui-même. En se libérant de la nature, il devient le maître sans pourtant risquer la vie dans la lutte à mort. Ainsi, une telle maîtrise n'est en réalité qu'une forme de servitude, car elle n'est rien d'autre qu'une tentative d'échapper à la mort. Hegel considère celle-ci comme négativité abstraite, un néant pur, quelque chose d'absolument étranger. Mais ce qu'il fait est d'engager l'homme dans un rapport avec ce qui est hors de tout rapport, rapport qui s'appelle la dialectique. Par la«ruse de la raison», la dialectique permet à l'homme de faire œuvre de mort et d'en tirer du sens, c'est-à-dire d'en faire la force motrice de son action. Si l'homme se la donne «volontairement», c'est parce qu'il a besoin de la mort, ou plutôt de l'angoisse mortelle pour pouvoir agir. En ce sens, son action n'est en fait qu'une réaction, et pour cette raison il ne peut jamais réellement s'émanciper de sa condition servile, étant donné qu'il demeure toujours subordonné à une finalité extérieure, celle de conserver la vie. Comme le souligne Derrida : «Garder la vie, s'y maintenir, travailler, différer le plaisir, limiter la mise en jeu, tenir la mort en respect au moment même où on la regarde en face, telle est la condition servile de la maîtrise et de toute l'histoire qu'elle rend possible700 . »

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Ibid. , p. 28, 32-34. « L'homme intégral, absolument libre, définitivement et complètement satisfait par ce qu'il est, l'homme qui se parfait dans et par cette satisfaction, sera ! 'Esclave qui a "supprimé" sa servitude. Si la Maîtrise oisive est une impasse, la Servitude laborieuse est au contraire la source de tout progrès humain, social, historique. L 'Histoire est l'histoire de ! 'Esclave travailleur. » Ibid. , p. 31. 700 Jacques Derrida,L 'Écriture et la différence, op. cit., p. 375. 699

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C'est pourquoi Bataille préfère la figure du maître, celui qui regardait «en face» la mort«au prime abord», qui était reconnu comme maître par l'esclave. Il y voit même sa propre conception du souverain. Le maître, tel que Kojève le décrit, est celui qui ne fait rien d'autre que de nier, détruire, consommer, et qui est ainsi destiné à la mort70 1 . Et le maître par excellence est le sage à la fin de l'histoire qui acquiert la maîtrise absolue et devient «un Homme en vérité». C'est l'homme qui détient la véritable liberté, indépendance ou autonomie comme « le plein développement de l'être et la totalité de son devenir», et qui, par conséquent, «occupe une situation souveraine702 », parce qu'ayant achevé toute œuvre, il n'a désmmais plus rien à faire, parce qu'il peut réellement s'élever«à hauteur de mort, quelque angoisse qu'il en ait7°3 ». Et pour donner tout son sens à cette formule, Bataille cite immédiatement après un passage d'une «importance capitale» de la Phénoménologie de l'esprit: La mort - si nous voulons nommer ainsi cette irréalité - est ce qu'il y a de plus terrible et maintenir l'œuvre de la mort est ce qui demande la plus grande force. La beauté impuissante hait l'entendement, parce qu'il l'exige d'elle ; ce dont elle n'est pas capable. Or, la vie de !'Esprit n'est pas la vie qui s'effarouche devant la mort, et se préserve de la destruction, mais celle qui supporte la mort et se conserve en elle. L'esprit n'obtient sa vérité qu'en se trouvant soi-même dans le déchirement absolu. Il n'est pas cette puissance (prodigieuse) en étant le Positif qui se détourne du Négatif, comme lorsque nous disons de quelque chose : ceci n'est rien ou (ceci est) faux et, l'ayant (ainsi) liquidé, passons de là à quelque chose d'autre ; non, !'Esprit n'est cette puissance que dans la mesure où il contemple le Négatif bien en face (et) séjourne près de lui. Ce séjour-prolongé est la force magique qui transpose le négatif dans l'Être-donné704 .

Ce qui intéresse véritablement Bataille dans la pensée de Hegel, ce n'est pas un certain subterfuge par lequel l'homme contourne la mort pour la transformer en «la cause et des effets de ses mouvements», et ainsi faire progresser l'histoire. C'est le fait qu'il ose saisir«l'horreur de la mort» tout

« Puisque le Maître ne transcende le Monde donné que dans et par le risque de sa vie, c'est uniquement sa mort qui "réalise" sa liberté. Tant qu'il vit, il n'atteint donc jamais la liberté qui l'élèverait au-dessus du Monde donné. » Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel : leçons sur la Phénoménologie de l'esprit professées de 1933 à 1939 à l 'École des hautes études, op. cit., p. 40. 702 « Seule l'histoire achevée et l'esprit du Sage (de Hegel), dans lequel l'histoire révéla, puis acheva de révéler, le plein développement de l'être et la totalité de son devenir occupe une situation souveraine [ . . . ] ». Georges Bataille, « Hegel, la mort et le sacrifice», art. cit., p. 329. 703 « [I]l ne peut y avoir authentiquement de Sagesse (de Savoir absolu, ni généralement rien d'approchant) que le Sage ne s'élève, si j'ose dire, à hauteur de mort, quelque angoisse qu'il en ait.» Ibid. , p. 330. 7 ()4 G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l 'esprit, cité in ibid., p. 331. Ce passage cité par Bataille provient de la traduction de Jean Hyppolite. Dans la version à laquelle nous nous référons dans ce travail, il se situe dans la page 106 avec des modifications (op. cil. , préface). 701

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«en soutenant et en regardant l'œuvre de la mort bien en face705 », puisque c'est la mort qui seule peut délivrer l'homme de la servitude et l'amener à la souveraineté. Cependant, assimiler la souveraineté à la maîtrise absolue implique qu'elle partage aussi le paradoxe inhérent à cette dernière: à la fin de l'histoire, soit l'homme proprement dit disparaît et le monde retombe dans le sommeil animal, soit l'homme ne redevient pas animal mais ne fait que mourir. Ce paradoxe, que nous avons analysé dans la section précédente, réside dans le fait que la souveraineté n'est possible qu'à la condition d'être en même temps impossible706 . D'ailleurs, nous pouvons demander si cette contemplation de la mort en face constitue vraiment une attitude active envers la mort. Comme nous l'avons déjà souligné, l'onto-anthropologie de Bataille et celle de Hegel-Kojève sont symétriques. La première va dans le sens inverse de la seconde. Mais cela ne signifie-t-il pas qu'elles partagent la même logique interne et aboutissent au même «déchirement»? De même que la recherche de la maîtrise à travers le travail, la quête de la souveraineté à travers la consumation est aussi une réaction à la mort. La première est plutôt commandée par une force centrifuge par rapport à la mort, tandis que la seconde une force centripète. Mais il s'agit toujours de maintenir la mort dans un rapport réel et possible, de la considérer comme productrice du sens. Dans cette perspective, la souveraineté n'en constitue pas moins l'œuvre finale et impossible de la mort, et le chemin vers elle n'en est pas moins un grand projet qui se réalise pomtant à travers le désœuvrement. C'est ainsi qu'il faut passer de la poursuite de l'impossible absolu à l'affirmation de l'impossible en tant qu'impossible, et c'est ainsi qu'il faut faire intervenir le oui décisif de Nietzsche, soit «l'expérience à la fois la plus angoissante et la plus riche, qui ne se limite pas d'elle-même au déchirement, qui s'ouvre au contraire, ainsi qu'un rideau de théâtre, sur un au-delà de ce monde-ci, où le jour qui s'élève transfigure toutes choses et en détruit le sens borné». En d'autres termes, si toute tentative de faire œuvre de mort, que ce soit «recule[r] d'horreur devant la mort» ou soutenir et regarder la mort en face 707 , constitue une réaction à la mort, peut-être faudrait-il, pour sortir de l'impasse de la dialectique, adopter une tout autre 7 05

« Mais, si la Négativité de l'Homme le porte au-devant du danger, s'il fait de lui-même, du moins de l'animal, de l'être naturel qu'il est, l'objet de sa négation destructrice, la condition banale en est l'inconscience où il est de la cause et des effets de ses mouvements. Or, ce fut essentiel pour Hegel de prendre conscience de la Négativité comme telle, d'en saisir l'horreur, en l'espèce l'horreur de la mort, en soutenant et en regardant l'œuvre de la mort bien en face.» Georges Bataille, « Hegel, la mort et le sacrifice», art. cit., p. 341. 706 Dans un autre article publié juste après « Hegel, la mort et le sacrifice», Bataille analyse principalement la maîtrise hégélienne tout en l'identifiant à sa propre conception de la souveraineté. Il en relève ainsi des ambiguïtés et des paradoxes, lesquels nous avons examinés de près dans la section précédente. Voir « Hegel, l'homme et l'histoire » (in OC, XII, op. cit., p. 349-369 .) 7 07 Georges Bataille, « Hegel, la mort et le sacrifice», art. cit., p. 338, 340.

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attitude envers la mort, celle qui est radicalement active70 8 , caractérisée par le plaisir, la gaieté ou encore la jouissance. D'après Bataille, ce qui distin gue sa pensée de celle de Hegel, c'est précisément le plaisir que le philosophe allemand exclut de la contemplation de la mort : «Hegel, de cette manière, s'oppose moins à ceux qui "reculent", qu'à ceux qui disent: "ce n'est rien". Il semble s'éloigner le plus de ceux qui réagissent gaiement». Et Bataille se considère comme appartenant à ce dernier groupe. Or la gaieté éprouvée face à la mort ne répond pas au« souhait de nier l'existence de la mort». Comme il le souligne: «Il ne s'agit pas, si j'envisage la mort gaiement, de dire à mon tour, en me détournant de ce qui effraie: "ce n'est rien" ou "c'est faux". Au contraire, la gaieté, liée à l'œuvre de la mort, me donne de l'angoisse, elle est accentuée par mon angoisse et elle exaspère cette angoisse en contrepartie: finalement l'angoisse gaie, la gaieté angoissée me donnent en un chaud-froid l "'absolu déchirement" où c'est ma joie qui achève de me déchirer, mais où l'abattement suivrait la joie si je n'étais pas déchiré jusqu'au bout, sans mesure709 . » Cette gaieté pourrait certes être entendue comme une joie passive ou réactive, similaire au plaisir de se libérer de la servitude et de trouver la délivrance dans la mort. Mais ici chez Bataille, elle semble plutôt signifier que l'homme accepte et affirme finalement la pure étrangeté, irréalité ou impossibilité de la mort, soit son altérité ou son impersonnalité absolue710 . Cette gaieté constitue, d'après Derrida, ce point où la destruction, la suppression, la mort, le sacrifice constituent une dépense si irréversible, une négativité si radicale - il faut dire ici sans réserve qu'on ne peut même plus les déterminer en négativité dans un procès ou dans un système : le point où il n'y a plus ni procès ni système. Dans le discours (unité du procès et du système), la négativité est toujours l'envers et la complice de la positivité. On ne peut parler, on n'a jamais parlé de négativité que dans ce tissu Selon Deleuze, le problème fondamental de la dialectique hégélienne réside dans le fait qu'elle est une forme vide d'opposition ou de contradiction : « Elle ignore l'élément réel dont dérivent les forces, leurs qualités, et leurs rapports ; elle connaît seulement de cet élément ! 'image renversée qui se réfléchit dans les symptômes abstraitement considérés. » Cet élément réel est l'actif, l'affirmatif ou encore le créatif provenant de soi, que Nietzsche résume en la notion de volonté de puissance et qui s'incarne dans la figure du surhomme. Au contraire, « ce sont les forces réactives qui s 'expriment dans l 'opposition, c'est la volonté de néant qui s 'exprime dans le travail du négatif» (Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 247, 250). 7 œ Georges Bataille, « Hegel, la mort et le sacrifice», art. cil., p. 341-342. 710 Bataille exprime également cette idée par exemple dans La Limite de l 'utile : « Le changement physique qui résulte de la mort frappe beaucoup plus que d'autres changements naturels : il rejette entre terre et ciel. Nous mesurons en un seul temps la rapidité du mouvement qui nous emporte. La présence sensible de ce mouvement donne le vertige et prive de réalité celui qui regarde un mort autant que le mort lui-même. S 'il voit son semblable mourir, un vivant ne peut plus subsister que hors de soi. ,i À l'instant de la mort disparaît la solide réalité que nous imaginions posséder. Il n'existe plus qu'une présence à la fois lourde et fuyante, violente et inexorable. C 'est cette présence d'une réalité différente de celle où nous vivons d'habitude que traduisent les personnifications divines de la mort. Ou plus simplement c'est elle que nous évoquons si nous parlons de la mort comme d'une force impersonnelle. » (Op. cit, p. 245.) 708

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du sens. Or l'opération souveraine, le point de non-réserve n'est ni positif ni négatif. On ne peut l'inscrire dans le discours qu'en biffant les prédicats ou en pratiquant une surimpression contradictoire qui excède alors la logique de la philosophie711 .

Autrement dit, en «pratiquant la joie devant la mort», l'homme cesse de faire de son existence une réaction, une quête de sens dans la mort, donc un projet ou un travail, et commence à la considérer comme une action spontanée, comme une affirmation de l'impossibilité de se justifier, donc comme une pure prodigalité7 12 . C'est un tel mode d'exister qui mérite d'être appelé souverain. Cette souveraineté n'est pas celle que l'homme obtient uniquement dans la mort, qui a une « identité», est « soi, pour-soi, à soi, auprès de soi», donc se subordonne l'homme 7 13 , qui est absolument impossible. Elle est celle que l'homme se voit assigner quand il cesse d'être «la mort qui vit une vie humaine», quand il commence à «vivre souverainement» au lieu de «mourir humainement714 », soit à exister après avoir affirmé qu'il est impossible d'exister. Tel paraît être le sens véritable de tout ce qu'écrit Bataille sur la transgression. La civilisation, dont le principe est la conservation de la vie, 711 7 12

Jacques Derrida,L 'Écriture et la différence, op. cit., p. 380. Dans cet article intitulé « La pratique de la joie devant la mort», que nous avons précédemment mentionné, Bataille représente le monde comme une prodigalité sans limite, dont le modèle est le soleil. D 'après lui, l'existence humaine n'est rien d'autre qu'une telle prodigalité qui ne connaît aucune fin extérieure, soit une vie qui s'épanouit jusqu'à la mort. 7 13 « Car la souveraineté n'a pas d'identité, n'est pas soi, pour-soi, à soi, auprès de soi. Pour ne pas commander, c'est-à-dire pour ne pas s'asservir, elle ne doit rien se subordonner (complément direct), c'est-à-dire ne se subordonner à rien ni personne (médiation servile du complément indirect) : elle doit se dépenser sans réserve, se perdre, perdre connaissance, perdre la mémoire de soi, ! 'intériorité à soi ; contre l'Erinnerung, contre l'avarice qui s'assimile le sens, elle doit pratiquer l'oubli, l'aktive Vergesslichkeit dont parle Nietzsche et, ultime subversion de la maîtrise, ne plus chercher à se faire reconnaître. » Jacques Derrida, L 'Écriture et la différence, op. cil. , p. 389. Cet oubli actif est ce qu'aborde Nietzsche dans La Généalogie de la morale, qui relève de la morale de souverains : « La tendance à l'oubli est bien davantage une faculté d'entrave active, positive au sens le plus rigoureux, qui fait que tout ce que nous vivons, expérimentons, absorbons parvient tout aussi peu à notre conscience durant la phase de digestion (on pourrait l'appeler "inspirituation") que l'ensemble du processus aux mille facettes suivant lequel s'effectue notre nutrition corporelle, ce qu'on appelle "incorporation"». Sans cette tendance à l'oubli, « il ne saurait y avoir de bonheur, de gaieté d'esprit, d'espérance, d'orgueil, de présent» (op. cit. , second traité, § 1, p. 118-121). 7 14 « Si nous vivons souverainement, la représentation de la mort est impossible, car le présent n'est plus soumis à l'exigence du futur. C 'est pourquoi, d'une manière fondamentale, vivre souverainement, c'est échapper, sirion à la mort, à l'angoisse de la mort du moins. Non que mourir soit haïssable - mais vivre servile est haïssable. L'homme souverain échappe à la mort en ce sens : il ne peut mourir humainement. Il ne peut vivre dans une angoisse susceptible de l'asservir, de décider en lui du mouvement de fuite devant la mort qui est le commencement de la servitude. Il ne peut mourir en fuyant. Il ne peut laisser la menace de la mort l'abandonner à l'horreur d'une fuite éperdue - impossible néanmoins. Ainsi échappe-t-il en un sens à la mort, en ceci qu'il vit dans ! 'instant. » Georges Bataille, La Souveraineté, op. cit., p. 267.

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oppose «de nombreuses limites aux ravages de la mort». Mais comme Bataille l'indique aussitôt: «nous devons néanmoins apercevoir que les limites opposées par la civilisation aux mouvements immédiats de la passion ne sont pas des limites absolues. Ces limites sont là afin que la civilisation dispose des conditions sans lesquelles elle ne pourrait être. Mais il suffit qu'elle en dispose assez souvent. Si la situation apparaît claire, tout se passe comme si les limites étaient là pour être transgressées 7 15 . » Une telle inévitabilité, voire nécessité de la transgression, pourrait certes être interprétée de manière dialectique, comme le fait parfois Bataille lui-même: «La transgression diffère du "retour à la nature": elle lève l'interdit sans le supprimer716 . » En ce sens, toute la théorie de la transgression rejoint celle de la fête développée par Caillois, selon laquelle«la transgression organisée», c'est-à-dire sous une forme institutionnalisée et ainsi limitée, «forme avec l'interdit un ensemble qui définit la vie sociale717». Cela revient à considérer la transgression comme alternant avec l'interdit, constituant ainsi une opération utile qui vise à permettre à la société d'entrer dans le temps sacré pour se remettre de l'usure causée par le temps profane et se renouveler. Cependant, cela suggère qu'il doive également exister une forme de transgression non limitée. Mais il faut clarifier que celle-ci n'est pas une transgression illimitée qui cherche à libérer une fois pour toutes la société de l'interdit et de l'ordre profane, car cela entraînerait la désintégration de la société et la domination de la mort. De plus, cette transgression illimitée est non moins utile en ce qu'elle, pour émanciper la société de sa condition servile, recourt à la mort réelle, qu'elle amène le monde à sa destruction, par exemple à la«guerre totale718», en vue de guérir sa misère. 7 15

Ibid. , p. 268. Bataille exprime cette même idée également dans L 'Érotisme : « Toujours une limite est donnée à laquelle s'accorde l'être. Il identifie cette limite à ce qu'il est. L'horreur le prend à la pensée que cette limite peut cesser d'être. Mais nous nous trompons prenant au sérieux la limite et l'accord que l'être lui donne. La limite n'est donnée que pour être excédée. La peur (l 'horreur) n'indique pas la décision véritable. Elle incite au contraire, en contre-coup, à franchir les limites.» (Op. cil. , p. 143.) 7 16 Georges Bataille, L 'Érotisme, op. cit., p. 39. Dans la note de bas de page, Bataille fait explicitement référence à la dialectique hégélienne : « Inutile d'insister sur le caractère hégélien de cette opération, qui répond au moment de la dialectique exprimé par le verbe allemand intraduisible aufheben (dépasser en maintenant). » 7 17 Ibid. , p. 68. En analysant la théorie de la fête de Caillois, Bataille indique que la transgression « ouvre un accès à l'au-delà des limites ordinairement observées, mais elle réserve ces limites. La transgression excède sans le détruire un monde profane, dont elle est le complément. La société humaine n'est pas seulement le monde du travail. Simultanément ou successivement - le monde profane et le monde sacré la composent, qui en sont les deux formes complémentaires. Le monde profane est celui des interdits. Le monde sacré s'ouvre à des transgressions limitées. C 'est le monde de la fête, des souverains et des dieux» (p. 70). 7 18 Dans son ouvrage consacré à la recherche du sacré, Caillois en arrive, dans la dernière partie, à cette dangereuse « mystique de la guerre» : « La guerre présente ainsi un ensemble de caractères tout extérieurs qui invitent à en faire comme le pendant moderne et sombre de la fête. On ne s'étonnera pas qu'elle ait entraîné dans la conscience, sitôt qu'elle est devenue une institution d'État, un ensemble de croyances qui tendent à l'exalter, à l'instar de celle-ci,

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Non, la transgression non limitée ne signifie pas la simple «négation passive» de la limite, mais la «révolte active»; elle ne consiste pas à recevoir passivement la mort, mais à l'accueillir activement en liquidant «toutes les défaillances liées à la mort7 19 »; elle ne constitue pas une étape nécessaire à la synthèse dialectique ou un processus nécessaire à l'économie du sens, mais une action complètement irraisonnée et gratuite, n'ayant en vue aucun résultat ultérieur. Autrement dit, si la limite elle-même exige d'être transgressée, cette exigence ou nécessité ne provient pas seulement du dehors, du système social voire de la biosphère, mais aussi et surtout du dedans, de l'impulsion endogène de l'homme à agir. Seule cette transgression spontanée est souveraine, car elle est« l'approbation de la vie jusque dans la mort» pour reprendre l'expression de Bataille qualifiant l'érotisme720 , car elle ne consiste pas à chercher le sens de la vie dans son rapport à la mort, mais à affirmer la volonté de vie comme quelque chose qui échappe à toute logique, à la raison elle-même. Si nous revisitons maintenant les écrits socio-anthropologiques de Bataille à la lumière de cette action spontanée, il devient évident que derrière ses interprétations scientifiques des faits sociaux, historiques et politiques, où il tente toujours de saisir les effets bénéfiques de la transgression pour la société et la nature, son intérêt véritable réside dans le désir humain insensé et injustifiable de l'excès, qui seul rend la vie digne d'être vécue. Lorsqu'il considère l'apparition du comme une sorte de principe cosmique et fécondant.» (L 'Homme et le sacré, op. cit., p. 228229.) L'auteur poursuit son analyse en examinant de près, un peu plus loin, la « guerre totale » propre à la société moderne ( cf p. 233-235). 719 La « révolte active» renvoie, en l'occurrence, au meurtre : « C 'est que l'homme a beau s'imposer à lui-même - ou, s'il le peut, imposer à d'autres hommes - de devenir une chose, cela ne peut aller bien loin. Cette tentation se heurte d'abord au fait que, passivement, malgré lui, ne serait-ce que par la mort qui le décompose et, soudain, en donne un aspect affreux, il lui serait impossible de se subordonner sans réserve à la nécessité (la mort passivement reçue, et le révélant autre qu'il n'est, à elle seule annonce que l'homme n'est pas une chose). Mais au-delà de cette négation passive, la révolte active est facile et il est inévitable qu'elle ait lieu finalement : celui que le monde de l'utilité tendit à réduire à l'état d'une chose étrangère à la m01t, en conséquence au memtre, exige à la fin la violation de l'interdit qu'il avait accepté. À ce moment, il échappe par le meurtre à la subordination qu'il refuse, et il se défait violemment d'un aspect d'outil ou de chose qu'il n'avait assumé que pour un temps.» (Georges Bataille, La Souveraineté, op. cit, p. 269 .) Certes, une telle fascination pour la violence est dangereuse, et peut facilement nous pousser à associer Bataille à une tendance fasciste. Cependant, elle n'est dangereuse que dans la mesure où nous essayons de justifier le meurtre et de lui attribuer un sens, comme s'il s'agissait de la mise à mort nécessaire dans le rite sacrificiel de nature utilitaire. En revanche, ce que souligne Bataille, c'est plutôt le non-sens absolu du meurtre, par lequel il vise à changer notre manière habituelle de concevoir la mort : « Le meurtre n'est pas le seul moyen de retrouver la vie souveraine, mais la souveraineté se lie toujours à la négation des sentiments que la mort commande. [ . . . ] Toujours, la souveraineté impose la liquidation, par la force de caractère, de toutes les défaillances liées à la mort, et la domination du tremblement profond. [ . . . ] Le monde souverain a sans doute une odeur de mort, mais c'est pour l'homme subordonné ; pour l'homme souverain, c'est le monde de la pratique qui sent mauvais [ . . . ] » (P. 269-270.) 720 Georges Bataille, L 'Érotisme, op. cit., p. 1 7.

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besoin de transgresser la limite comme le signe de la naissance de l'homme, il entend montrer que celui-ci, en se livrant à la consumation des énergies telle que le fait un homme de Lascaux en peignant tout seul dans l'obscurité silencieuse de la grotte, n'a aucune autre intention que celle de simplement vivre; lorsqu'il privilégie le gaspillage des biens dans le potlatch, il souhaite également montrer le besoin endogène de l'homme de manifester sa volonté de puissance, besoin que le principe d'échange ou de réciprocité échoue à expliquer. Ce qui est vraiment improductif et donc souverain, ce n'est pas de dépenser passivement, c'est-à-dire de dépenser pour réagir au défi de l'autre, acquérir un prestige social, voire accéder au sacré et obtenir la souveraineté, mais de dépenser activement sans se soucier du résultat de la dépense, ou malgré le fait qu'elle ne puisse être que soit une production, soit un élan vers la mort. Dans cette perspective, la théorie de la transgression de Bataille transgresse les limites mêmes de l'interprétation socio-anthropologique du comportement humain et de l'organisation sociale, que celle-ci se résume en système de prestations totales chez Mauss, en théorie de la fête chez Caillois ou en théorie de l'alliance chez Lévi-Strauss721 , parce qu'elle ne conçoit pas Si nous disons que la pensée de Bataille dépasse celles de Mauss, de Caillois et de Lévi­ St:rauss, cela découle de notre propre lecture de l'œuvre de Bataille. Celui-ci n'a pas explicitement exprimé de critique envers ces trois anthropologues. C 'est nous qui, à travers ses écrits socio-anthropologiques inscrits la plupart du temps dans leur propre logique, discernons un aspect qui semble excéder les limites de leurs études, aspect fondamentalement antisystématique et antirationnel. Nous pourrions même aller jusqu'à dire qu'avec cet aspect, Bataille transcende les limites mêmes de la science humaine et sociale qu'est la socio­ anthropologie. Pour Mauss, Caillois et Lévi-Strauss, leurs études sur le comportement humain et l'organisation sociale demeurent strictement scientifiques. Elles visent à analyser rationnellement les faits sociaux afin de comprendre les mécanismes qui permettent à la société humaine de s'établir, se développer et se perpétuer. Ainsi, tous les trois se situent du côté du possible. Bataille, quant à lui, va parfois au-delà du cadre de la science sociale et s'interroge sur ce que l'homme pourrait être, sur son devenir qui serait peut-être intellectuellement, humainement et socialement impossible. Nous avons déjà parlé des cas de Mauss et de Caillois. En ce qui concerne Lévi-Strauss, Bataille s'appuie sur son ouvra�e Les Structures élémentaires sur la pqrenté pour aborder l'interdit de l'inceste dans L 'Erotisme (cf ibid. , deuxième partie, « Etudes diverses sur l'érotisme», études IV, « L'énigme de l'inceste», p. 196-217). En général, Bataille partage la théorie de l'alliance de Lévi-Strauss et tente de la développer dans le cadre de sa propre économie générale, c'est-à-dire en tenant compte du mouvement d'ensemble de l'interdit et de la transgression. Pourtant, examiner la transgression de cette manière, c'est toujours la situer au sein d'un système à une échelle plus grande, la regarder comme indispensable à la conservation de ce système et ainsi la réduire à une opération utile. En revanche, ce que nous proposons ici, c'est de considérer la transgression comme une action spontanée et souveraine, comme une expérience-limite qui, vue du dehors, serait peut-être toujours contenue dans un système, mais qui, vue du dedans, deviendrait une impulsion échappant à toute logique économique. Comme le souligne Bataille, le moment souverain n'est donné que dans « l'expérience subjective» et ne peut apparaitre que « du dedans» (La Souveraineté, op. cit., p. 280). Cela nous rappelle ce qu'il dit sur l'expérience elle-même, à savoir qu'elle ne peut pas être pensée du dehors, mais seulement vécue du dedans. En ce sens, la transgression se présente alors comme une possibilité qui va non seulement au-delà de l'économie générale, mais aussi du structuralisme. Plus précisément, selon Saussure, la langue est un système clos 7 21

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l'être humain comme soumis aux lois universelles, extérieurement imposées et scientifiquement justifiables. De même, c'est aussi dans cette action spontanée, dans cette pratique de la joie devant la mort, que se trouve le sens véritable du sacrifice. Bien que Bataille insiste beaucoup sur l'aspect utile du sacrifice, sur la fonctionnalité de ce rite de plus en plus institutionnalisé au fil du temps, il semble que sa vraie intention soit d'y discerner l'expression de la souveraineté authentique de l'homme, non pas celle en tant qu'œuvre faite de la mort passivement reçue, mais celle en tant qu'affirmation active de la vie donnée dans le moment où l'angoisse de la mort coïncide avec le plaisir. C'est dans ce sens­ là qu'il déclare que«l'homme du sacrifice maintient sa vie essentiellement. Il la maintient non seulement dans le sens où la vie est nécessaire à la représentation de la mort, mais il entendait l'enrichir». En d'autres termes, le sacrifice est certes un « faux-fuyant » dont l'homme se sert pour parvenir à sa fin, c'est-à-dire pour entrer sans mourir dans la communion, dans la continuité sacrée de l'être. Mais au-delà de cette logique utilitaire, Bataille perçoit aussi et surtout dans le sacrifice la manifestation de la volonté endogène et spontanée de l'homme de se dépenser sans limite, de vivre sa vie sans réserve jusqu'à la mort, soit la manifestation de« la forme naïve de la vie», de«toute existence dans le temps présent » et de«ce que l'Homme esi'22 ». Quand il appelle le sacrifice une comédie, il paraît non seulement souligner son caractère fictif, mais aussi et surtout révéler le fait qu'il met en scène la pure irréalité de la mort ou son non-sens absolu, toujours risible723 . où tout signe n'est défini que négativement, c'est-à-dire par son rapport aux autres signes, par sa valeur différentielle et non par sa propre qualité. De même, selon l'anthropologie structurale, la société est également un système où l'homme n'existe que passivement, c'est­ à-dire en étant gouverné par son rapport aux autres et ainsi par les lois générales du système dépassant la conscience individuelle. Cependant, la transgression en tant qu'action spontanée nous propose une autre manière de concevoir l'homme. Bien entendu, cela ne signifie pas pour autant que l'homme est ainsi positivement défini, c'est-à-dire doté d'une essence propre. Bien au contraire, la transgression dont il est capable marque le fait qu'il ne peut jamais être défini, qu'il est toujours possible de vivre activement, c'est-à-dire de manifester sa propre volonté et d'entrer dans le devenir. 722 Georges Bataille, « Hegel, la mort et le sacrifice», art. cit., p. 338, 342, 340. 723 En ce sens, la conception bataillienne de la mort rejoint celle de Levinas : « L'inconnu de la mort qui ne se donne pas d'emblée comme néant, mais qui est corrélatif d'une expérience de l'impossibilité du néant signifie non pas que la mort est une région dont personne n'est revenu et qui par conséquent demeure, en fait, inconnue ; l'inconnu de la mort signifie que la relation même avec la mort ne peut se faire dans la lumière ; que le sujet est en relation avec ce qui ne vient pas de lui. Nous pourrions dire qu'il est en relation avec le mystère. » En d'autres termes, la mort est l'inconnu en tant qu'inconnu, l'impossible en tant qu'impossible. Ce qu'elle annonce est une étrangeté absolue. On ne peut ainsi en aucun cas faire œuvre de mort, car « la mort n'annonce pas une réalité contre laquelle nous ne pouvons rien, contre laquelle notre puissance est insuffisante ; des réalités dépassant nos forces surgissent déjà dans le monde de la lumière. Ce qui est important à l'approche de la mort, c'est qu'à un certain moment nous ne pouvons plus pouvoir ; c'est en cela justement que le sujet perd sa maîtrise même de sujet». Par conséquent, ce qu'indique l'approche de la m01t est que « nous sommes en relation avec quelque chose qui est absolument autre, quelque chose portant

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Pour cette raison, le sacrifice est aussi une opération souveraine en ce qu'il constitue une célébration de la vie fondée sur le renoncement à la recherche du sens dans la mort. Selon Bataille, c'est le « discours » qui corrompt le sacrifice, lui « donne des fins utiles [ . . . ] "après coup" » : « :rvfais l'intelligence, la pensée discursive de l'Homme se sont développées en fonction du travail servile. Seule la parole sacrée, poétique, limitée au plan de la beauté impuissante, gardait le pouvoir de manifester la pleine souveraineté. Le sacrifice n'est donc une manière d'être souveraine, autonome, que dans la mesure où le discours significatif ne l'informe pas. Dans la mesure où le discours l'informe, ce qui est souverain est donné en termes de servitude. » Le discours implique « l'attitude du Sage » dont Hegel est la représentation par excellence, réduisant le sacrifice « de l'état de fin» à « celui de simple moyen 724 », profanant ainsi le sacré et asservissant la souveraineté. En revanche, en tant qu'opération souveraine, en tant qu'action spontanée, le sacrifice nécessite en réalité et en fin de compte le sacrifice de la pensée, de la logique de la philosophie, de tout ce qui l'instrumentalise. C'est dans ce sens-là que Bataille fait intervenir la pensée de Nietzsche : Je parle du discours qui entre dans la nuit et que la clarté même achève de plonger dans la nuit (la nuit - c'est le silence définitif). Je parle du discours où la pensée menée à la limite de la pensée exige le sacrifice, ou la mort, de la pensée. C'est selon moi le sens de l'œuvre et de la vie de Nietzsche. Il s'agit de marquer dans le dédale de la pensée les voies qui mènent, en des mouvements de gaîté violente, à ce lieu de mort où l'excessive beauté appelle la souffrance excessive, où se mêlent enfin tous les cris qui jamais ne seront entendus, et dont l'impuissance, dans l'éveil, est notre magnificence secrète725 .

Cette « magnificence secrète » renvoie sans doute à la souveraineté de la pensée et de l'être de l'homme. Cela revient à dire que le sacrifice conduit finalement au non-savoir, à ce mode de penser et d'être qui ne se subordonne à rien ni ne se subordonne rien, qui n'engage plus l'homme dans le mouvement téléologique et totalisant de la subjectivité, mais « l'ouvre aux autres et le sépare violemment de lui-même » pour reprendre les mots de Blanchot 726 , exigeant ainsi la communication et la communauté des souverains.

l'altérité» (Le Temps et l 'autre, op. cit. , p. 56, 62-63), d'où découle la question de la communauté que nous allons étudier dans la section suivante. 7 24 Georges Bataille, « Hegel, la mort et le sacrifice», art. cit., p. 342-343. 725 Georges Bataille,La Souveraineté, op. cit. , p. 404. 7 26 « Sacrifice : notion obsédante pour Georges Bataille, mais dont le sens serait trompeur s'il ne glissait pas constamment de l'interprétation historique et religieuse à l'exigence infinie à laquelle il s'expose dans ce qui l'ouvre aux autres et le sépare violemment de lui-même.» Maurice Blanchot,La Communauté inavouable, op. cit., p. 30.

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IV.2.2. L'existence comme connaissance de l'autre : la communauté des souverains Nancy identifie lui aussi le sacrifice de la pensée dans l'obsession et la fascination de Bataille pour le sacrifice727 . Il indique que ce dernier «ne voulut pas seulement penser le sacrifice, il voulut penser selon le sacrifice, et il voulut le sacrifice lui-même, en acte, et à tout le monde il ne cessa de présenter sa pensée comme un nécessaire sacrifice de la pensée». Cependant, le paradoxe réside dans le fait que, l'acte de sacrifier la pensée discursive qui nourrit toute la conception utilitaire et donc l'aliénation du sacrifice ne peut que s'inscrire lui-même dans la logique du sacrifice, dans cette pensée discursive, car il n'existe pas une alternative, pas un autre sacrifice gratuit, pas une autre pensée an-économique. Ainsi, Nancy souligne que la pensée de Bataille est «peut-être moins, à la limite, une pensée du sacrifice, qu'une pensée impitoyablement tendue, déchirée, par l'impossibilité de renoncer au sacrifice », et qu'il «ne peut sacrifier le sacrifice qu'en sacrifiant encore au sacrifice 72 8 ». Cette même idée se retrouve également dans La Communauté désœuvrée. Certes, Nancy reconnaît, à un certain moment, la tentative de Bataille de transcender le rapport sujet-objet et d'accéder à un rapport du non-rappo1t. :Mais il pense qu'en général, Bataille n'a jamais réussi à se dégager de la logique sacrificielle, surtout en ce qui concerne sa réflexion sur la question de la communauté. Il critique sa nostalgie permanente d'un «être communie! » qui n'est rien d'autre que «le désir d'une œuvre de mort », et ainsi sa conception de la communauté comme une fusion communielle des êtres finis réalisée à travers le sacrifice. C'est«l'absurdité totale », qui est « au fond un excès de sens, une concentration absolue de la volonté du sens 729 ». Autrement dit, Nancy discerne chez Bataille aussi bien les cendres du christianisme que l'influence de l'hégélianisme. Bien que ce dernier tente de m « La pensée de Bataille ne se marque pas seulement par un intérêt particulier pour le sacrifice : elle en est obsédée, et fascinée. » Jean-Luc Nancy, Une Pensée finie, Paris, Galilée, coll. « La Philosophie en effet», 1990, p. 70. 728 Ibid. , p. 70, 86, 89. 729 « Mais outre le mépris que lui inspira aussitôt la bassesse des meneurs et des mœurs fascistes, Bataille fit l'épreuve de ce que la nostalgie d'un être communie! était en même temps le désir d'une œuvre de mort. Il fut hanté, on le sait, par l'idée qu'un sacrifice humain devrait sceller le destin de la communauté secrète d'Acéphale. Il comprit sans doute alors, comme il l'écrivit plus tard, que la vérité du sacrifice exigeait en fin de compte le suicide du sacrificateur. En mourant, celui-ci pourrait rejoindre l'être de la victime plongé dans le secret sanglant de la vie commune. Il comprit ainsi que cette vérité proprement divine - la vérité opératoire et résurrectionnelle de la mort - n'était pas la vérité de la communauté des êtres finis, mais qu'elle précipitait au contraire dans l'infini de l'immanence. Ce n'est pas l'horreur, c'est encore au-delà de l'horreur, c'est l'absurdité totale - ou pour ainsi dire la puérilité désastreuse - de l'œuvre de mort de la mort, considérée comme œuvre de la vie commune. Et c'est cette absurdité, qui est au fond un excès de sens, une concentration absolue de la volonté du sens, qui dut dicter à Bataille de se retirer des entreprises communautaires. » Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, op. cit., p. 46-47.

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dépasser la conception de l'homme en tant que possibilité unitaire, sa pensée trahit une soif de la transcendance, dont l'excès est « voulu, présenté (simulé) et institué dans l'immanence ». Une telle absurdité qui se manifeste dans ses entreprises communautaires d'avant-guerre se retrouve également dans ses écrits d'après-guerre, où le motif de la communauté s'estompe. Sa recherche de la souveraineté dans l'immanence irrécupérable de l'homme ou dans la continuité impossible de l'être, laisse toujours percevoir son aspiration à un certain idéal communautaire avec lequel communient les êtres et où ils se perdent. Cela engendre ainsi le « paradoxe d'une pensée aimantée par la communauté, et pourtant réglée par le thème de la souveraineté d'un sujet». Plus précisément, ce que Bataille appelle la fusion du sujet et de l'objet en tant que lieu de communication reste déterminé, d'après Nancy, comme « présence-à-soi730». En ce sens, la communauté qui y est fondée n'est que l'aboutissement de la dialectique de la subjectivité, où l'autre n'est jamais véritablement autre mais toujours l'objet du sujet, et finit par être identifié à ce demier731 . Dans une certaine mesure, Nancy a raison. À maintes reprises, nous avons mis en lumière les ambiguïtés internes de la pensée de Bataille. Il est ainsi naturel que Nancy, parmi d'autres, la considère avec une attitude plutôt critique. Cependant, ce n'est pas la seule lecture possible de cette pensée. Dans La Communauté inavouable, Blanchot en propose une autre, assez différente 732 . Tandis que Nancy perçoit l'idée du sacrifice chez Bataille comme profondément liée à son désir de faire œuvre de mort et de fonder la communauté sur la fusion communielle, la qualifiant ainsi de totalement absurde, Blanchot, quant à lui, dit pourtant Était-ce absurde ? Oui, mais pas seulement, car c'était rompre avec la loi du groupe, celle qui l'avait constitué en l'exposant à ce qui le transcendait sans que cette transcendance puisse être autre que celle du groupe, le dehors qui était l'intimité de la singularité du groupe. Autrement dit, la communauté, en organisant elle-même et en se donnant pour projet l'exécution d'une mort sacrificielle, aurait renoncé à son renoncement à faire œuvre, celle-ci fût-elle de mort, voire simulation de la mort. L'impossibilité de la mort dans sa possibilité la plus nue (le couteau pour trancher la gorge de la victime qui tranchait dans le Ibid., p. 48, 60-61. « L'autre d'une communication devenant objet - même et surtout peut-être comme "objet supprimé ou concept" - d'un sujet, ainsi qu'il en va en effet (sauf à entreprendre, avec Bataille et au-delà de lui, une torsion de la lecture) dans le rapport hégélien des consciences, c'est un autre qui n'est plus un autre, mais un objet de la représentation d'un sujet (ou, de manière plus retorse, l'objet représentant d'un autre sujet pour la représentation du sujet. . . ). La communication et l'altérité qui en fait la condition ne peuvent par principe avoir qu'un rôle et qu'un rang instrumental, non ontologique, dans une pensée qui rapporte au sujet l'identité négative mais spéculaire de l'objet, c'est-à-dire de l'extériorité sans altérité.» Ibid., p. 62. 732 Pour une étude plus exhaustive et approfondie de l'échange entre Nancy et Blanchot concernant la question de la commUflauté, voir Leslie Hill, Blanchot: Extreme Contemporary, Londres, Routledge, 1997, p. 195-209. 730 731

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même mouvement la tête du « bourreau»), suspendait jusqu'à la fin des temps l'action illicite où se serait affirmée l'exaltation de la passivité la plus passive733 .

Ce passage extrêmement abstrait et obscur semble indiquer que Blanchot envisage le sacrifice chez Bataille non pas comme un moyen de faire œuvre de mort et de lui donner un sens au profit d'un sujet communautaire, mais plutôt comme une manière de révéler et d'affirmer l'impossibilité de la mort, soit son extériorité ou altérité absolue. Le sacrifice représente la tendance du sujet à s'ouvrir, voire à s'abandonner au dehors, c'est-à-dire à s'exposer à l'autre non pas en tant que son objet, mais en tant qu'absolument-autre. Il est en ce sens un don de l'abandon. En réinterprétant à sa propre manière l'idée de Bataille selon laquelle le sacrifice est«abandonner et donner», Blanchot souligne que le sacrifice, c'est s'abandonner et se donner : se donner sans retour à l 'abandon sans limite. Voilà le sacrifice qui fonde la communauté en la défaisant, la livrant au temps dispensateur qui ne l'autorise, ni ceux qui se donnent à elle, à aucune forme de présence, et les renvoyant ainsi à la solitude qui, loin de les protéger, les disperse ou se dissipe sans qu'ils se retrouvent eux-mêmes ou ensemble. Le don ou l'abandon est tel qu'à la limite il n'y a rien à donner ni rien à abandonner et que le temps lui-même est seulement une des manières dont ce rien à donner s'offre et se retire comme le caprice de l'absolu qui sort de soi en donnant lieu à autre que soi, sous l'espèce d'une absence. Absence qui, d'une manière restreinte, s'applique à la communauté dont elle serait le seul secret, évidemment insaisissable734 _

Ce que Blanchot relève chez Bataille, c'est essentiellement ce «mouvement de contestation» qui ne signifie rien d'autre que «le glissement hors des limites» du sujet et l'ouverture à «l'infinité de l'altérité», ou cette expérience extatique qui est paradoxalement nommée l'expérience intérieure. En d'autres termes, malgré toutes les ambiguïtés qui

Maurice Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 29-30. Il convient de noter que la cible de la critique de Nancy et de l'analyse de Blanchot est la communauté secrète d'« Acéphale», où le sacrifice joue un rôle central. Or il serait judicieux de considérer leurs propos davantage comme leur propre interprétation générale de la notion de sacrifice et de celle de communauté chez Bataille. Cela s'explique, d'une part, par l'impossibilité d'émettre un avis objectif et juste à l'égard d'Acéphale en raison de son caractère légendaire et mystique, et d'autre part, par le fait que ce passage de Blanchot contredit sa compréhension de cette communauté secrète présentée dans L 'Entretien infini, qui se rapproche de celle de Nancy : « C 'est que cet acte de suprême négation, que nous venons de supposer et que la recherche d'Acéphale a sans doute quelque temps représenté pour Georges Bataille, appartient toujours au possible. Le pouvoir peut cela, qui peut tout, même se supprimer comme pouvoir (l 'explosion du noyau même, l'une des pointes du nihilisme). Un tel acte ne nous ferait nullement accomplir le pas décisif, celui qui nous remet - et en quelque sorte sans nous - à la surprise de l'impossibilité, en nous laissant appartenir à ce non-pouvoir qui n 'est pas seulement la négation du pouvoir.» (Op. cit., p. 309-310.) 734 Maurice Blanchot, La Communauté inavouable, op. cil. , p. 30-31. 733

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caractérisent la pensée de son ami, Blanchot y discerne en fin de compte son sens véritable : la«connaissance» de«ce qui ne peut être connu735 ». À nos yeux, la vérité du rapp01t à l'autre, de la communication et de la communauté conçus par Bataille réside dans cette connaissance de l'inconnu, qui diffère fondamentalement de la reconnaissance de et par l'autre. La lutte pour la reconnaissance en tant que fondement du lien social est à l'origine de la servilité, car elle engendre l'interdépendance entre le sujet et l'objet, entre le maître et l'esclave. L'un reconnaît l'autre et en même temps se fait reconnaître par lui, cela implique qu'ils se subordonnent à la fois l'un l'autre et l'un à l'autre. L'équivoque de la pensée communautaire de Bataille, que critique Nancy, découle en partie de son attachement à cette reconnaissance au sens hégélien, qui instaure un certain «lien» de nature «intersubjective» entre les individus73 6 . Poursuivre la souveraineté, c'est la considérer comme un sens, une œuvre ou un bien symbolique, comme ce qui, de même que la maîtrise, doit être reconnu. Ainsi la souveraineté de chacun devient-elle non seulement ce qui paradoxalement l'asservit, mais aussi ce qui asservit les autres. Finalement, lorsqu'elle s'avère n'exister que dans la continuité de l'être, où se perdent et se fusionnent les êtres finis, c'est l'immanence communautaire qui l'emporte sur tout et se subordonne tout. On en arrive donc à la souveraineté d'un seul sujet, celui de la communauté elle-même. Cependant, ce qu'exige la pensée discontinue, c'est l'affinnation non-positive qui signifie renoncer à reconnaître la souveraineté, à la tenir pour une présence, qu'elle soit une présence toujours absente et donc ontologiquement impossible, et essayer de la connaître, de l'affirmer en tant qu'absence même, en tant qu'impossible, en tant que ce qui est tout autre. C'est dans ce sens-là que nous sortons du rapport sujet-objet et regardons l'autre non pas comme l'objet de notre subjectivité, mais comme notre semblable, comme un sujet qui nous est égal et donc comme un authentique souverain. Du même coup, nous devenons nous-mêmes aussi de véritables souverams. Bataille n'aborde pas ce point de manière très explicite. l'vlais ses écrits révèlent qu'il est conscient lui-même des ambiguïtés de sa pensée, et qu'il se représente parfois une certaine communauté où chaque individu existe en tant que sujet, en tant que souverain, sans chercher à reconnaître l'autre ni à se faire reconnaître par lui. Prenons un exemple: lorsque Bataille analyse le développement historique de la souveraineté, il décrit d'abord sa forme archaïque - la royauté - comme étant «la souveraineté de l'exception» : Ibid. , p. 33-34. « La communication, dans ces conditions, n'est pas un "lien". La métaphore du "lien social" superpose malencontreusement à des "sujets" (c'est-à-dire à des ob jets) une réalité hypothétique (celle du "lien"), à laquelle on s'efforce de conférer une douteuse nature ''intersub jective", qui serait douée de la vertu d'attacher ces objets les uns aux autres. Ce sera aussi bien le lien économique que le lien de la reconnaissance. » Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, op. cit., p. 74.

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«un sujet seul» possède «la valeur souveraine» «en partage avec tous les hommes». Dans ce cas, «l'individu de la masse ne voit plus dans le souverain l'objet qu'il doit d'abord être à ses yeux, mais le sujet. À la rigueur, il en est de même généralement de ses semblables, surtout de ceux qui sont d'une même communauté. Mais, d'une manière privilégiée, le souverain est pour lui l'existence intérieure - la vérité profonde - à laquelle se rapporte une part de son effort, cette part qu'il rapporte à d'autres que lui. D'une certaine manière, le souverain est l'intermédiaire entre un individu et les autres. Il assume aux yeux de l'individu le sens des autres737 ». Il s'agit là d'une communauté idéale fondée sur la souveraineté d'un seul sujet, communauté où, en principe, chaque individu pourrait s'ouvrir aux autres, qui évoque donc la continuité de l'être. Mais paradoxalement, cette souveraineté du roi ne peut reposer que sur la reconnaissance des autres : «Communément, la magnificence royale ne rayonne pas dans la solitude. La reconnaissance de la multitude, sans laquelle le roi n'est rien, implique la reconnaissance des plus grands, de ceux qui pourraient aspirer à leur compte à la reconnaissance des autres. Mais le roi, qui n'aurait pas l'entière magnificence s'il n'était reconnu par les plus grands, doit reconnaître ces derniers pour tels. La magnificence souveraine a toujours l'aspect d'une composition ordonnée qu'elle revêt dans les "cours"73 8 . » La reconnaissance engendre inévitablement la hiérarchie, la division en rangs et, par conséquent, la servilité. Examinée à la lumière de la dialectique hégélienne, cette souveraineté se présente alors comme «la forme voisine» de la maîtrise. Autrement dit, la souveraineté conçue initialement comme un« pur prestige» ou une «beauté impuissante», est destinée à devenir celle «devant laquelle s'inclinent les autres hommes», et finit par être réduite à un «pouvoir » réel, utile et puissant; et le roi, étant souverain en principe pour«ce qu'il est», ne peut pas éviter d'être reconnu comme supérieur pour «ce qu'il fait 739 ». C'est ainsi que «la seule véritable révolte» est nécessaire. Elle commence au moment où«la personne du roi est en jeu, où l'homme de la multitude décide de ne plus aliéner en faveur d'un autre, quel qu'il soit, la part de souveraineté qui lui revient. C'est à ce moment seulement qu'il assume en lui-même, en lui-seul, l'entière vérité du sujet740 ». En d'autres termes, la véritable révolte signifie ne plus associer la souveraineté absolue à un seul sujet, par exemple au roi, voire abandonner la poursuite même de la souveraineté absolue. Bien que Bataille n'exprime pas explicitement cette idée, il semble suggérer ici qu'il faut renoncer au désir de Georges Bataille,La Souveraineté, op. cit. , p. 285-286. Ibid. , p. 292-293. Dans la note de bas de page, Bataille précise qu'il emploie le mot de reconnaissance au sens hégélien : « Pour Hegel, ce qui n'est en nous que dans la mesure où cela nous apparaît tel, n'est vraiment qu'à partir du moment où les autres le reconnaissent pour tel : ainsi est-il évident, par exemple, que nul n'est roi avant que les autres ne l'aient reconnu pour tel. » 739 Georges Bataille, « Hegel, ! 'homme et ! 'histoire », art. cil. , p. 351-353. 740 Georges Bataille,La Souveraineté, op. cit. , p. 296. 737

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reconnaître l'autre et de se faire reconnaître par lui, soit affirmer l'impossibilité de se rapporter d'une façon interdépendante à l'autre, afin de pouvoir l'affirmer en tant qu'inconnu, dehors, autrui. C'est ainsi que l'homme peut devenir lui-même un souverain indépendant de l'autre, et considérer simultanément l'autre également comme un souverain qui lui est semblable, mais qui est séparé de lui par une distance infinie et infranchissable. Il reste toutefois un point à clarifier. Lorsque nous disons qu'il est nécessaire de passer de la reconnaissance de l'autre à la connaissance de l'inconnu, nous ne faisons pas référence à un mouvement intellectuel d'acquisition. Cette connaissance ne relève pas de la pensée discursive, mais plutôt de«la pensée qui ne se laisserait pas penser sur le mode du pouvoir et de la compréhension appropriatrice». Elle est «la passion du Dehors même». C'est là, selon nous, l'essentiel de la lecture blanchotienne de la pensée de Bataille. Blanchot approfondit ce que son ami n'a pas explicitement formulé mais aurait voulu dire, en y introduisant la notion d'autrui de Levinas. Cette idée se manifeste non seulement dans son ouvrage consacré à la question de la communauté, mais aussi dans L'Entretien infini publié une quinzaine d'années plus tôt. Selon Blanchot, la connaissance de l'inconnu ou cette«pensée qui pense plus qu'elle ne pense est Désir», c'est­ à-dire«désir de ce qui ne nous manque pas, désir qui ne peut être satisfait et ne désire pas s'unir avec le désiré: il désire cela dont celui qui désire n'a nullement besoin, qui ne lui fait pas défaut et qu'il ne désire pas atteindre, étant le désir même de ce qui doit lui rester inaccessible et étranger - désir de l'autre en tant qu'autre, désir austère, désintéressé, sans satisfaction, sans nostalgie, sans retour». Ou en d'autres termes, c'est le «désir de ce avec quoi l'on n'a jamais été uni, désir du moi, non seulement séparé, mais heureux de sa séparation qui le fait moi, et pourtant ayant rapport avec ce dont il reste séparé, dont il n'a aucun besoin et qui est l'inconnu, l'étranger: autrui74 1 ». La connaissance de l'inconnu est cette passion, qui n'est pas le désir sous la plume de Kojève, désir ardent, avide et insatiable de la reconnaissance réciproque et fondateur de tout lien social, mais celui de s'ouvrir à autrui à condition d'avoir affirmé son infinité et son altérité, soit sa «hauteur 742 ». Ainsi, cette connaissance correspond au «pa1tage», à Maurice Blanchot, L 'Entretien infini, op. cil. , p. 73, 76. Selon Blanchot, ce qu'il faut retenir de la pensée de Levinas, « c'est que le privilège que je dois reconnaitre à autrui et dont seule la reconnaissance m'ouvre à lui, reconnaissance de la hauteur même, est aussi cela seul qui peut m'apprendre ce qu'est l'homme et l'infini qui me vient de l'homme en tant qu'autrui. Que résulte-t-il d'une telle affirmation ? Nous discernons qu'elle pourrait nous engager dans la dénonciation de tous les systèmes dialectiques, et aussi bien de l'ontologie, et même de presque toutes les philosophies occidentales, de celles du moins qui subordonnent la justice à la vérité ou ne tiennent pour juste que la réciprocité des relations» (ibid. , p. 82-83). Évidemment, Blanchot n'emploie pas le terme de reconnaissance au sens hégélien et kojévien, mais plutôt pour signifier l'affirmation non-positive, soit

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l'« exposition » que tient Nancy pour l'essentiel même de la communauté pourtant sans aucune essence743 . Ce qui intéresse véritablement ce dernier, ce n'est pas tant la communauté proprement dite, mais le préfixe «co» qui représente une façon d'être singulière. Il s'agit d'une sorte de coprésence de moi et de l'autre que Nancy désigne comme la «com-parution744 ». En ce sens, la connaissance de l'inconnu qu'exige l'expérience-limite de Bataille et de Blanchot peut être considérée comme la co-naissance de moi et de l'autre, et donc rejoint la propre conception de la communauté de Nancy, rejoint cet «être-ensemble» ou«être-avec», ce qui«a lieu toujours par autrui et pour autrui », espace «des je, qui sont toujours des autruF45 », ou encore, pour employer les mots de Levinas,«collectivité "moi-toi"746». Revenons finalement à la propre notion de communauté de Bataille. Après avoir dissipé toutes les ambiguïtés, il semble que cette notion chez lui renvoie non seulement à la communauté archaïque et sacrée où chacun est lié à la continuité immanente de l'être, donc subordonné à la souveraineté communautaire, mais aussi et surtout à la communauté des souverains où chacun incarne en soi-même«la souveraineté sans prise sur rien747», qui est donc maintenue dans le non-rapport entre moi et l'autre. Ce non-rapport diffère de la fusion impossible en ce qu'il n'est pas un rapport disparu et introuvable, ou une présence absente, mais plutôt la disparition ou l'absence même qui se fait présente. C'est sur cette présence de l'absence que fonde Bataille la communauté. En d'autres te1mes, l'essentiel de la communauté telle qu'il l'entend ne réside pas seulement dans la négation de tout rapport possible, mais aussi et surtout dans l'affirmation de l'impossible, ou encore dans le possible de l'impossible. Cela constitue, d'après nous, le secret caché de sa pensée communautaire. Comme il l'exprime : «Le sujet est l'être comme il apparaît à lui-même de l'intérieur; le sujet peut aussi nous apparaître du dehors : ainsi l'autre nous apparaît-il, au commencement, comme extérieur à nous, mais en même temps il nous est donné, par une « l'affirmation de l'impossibilité (ce non-pouvoir qui ne serait pas la simple négation du pouvoir)» (p. 73). 743 « Le partage répond à ceci : ce que la communauté me révèle, en me présentant ma naissance et ma mort, c'est mon existence hors de moi. Ce qui ne veut pas dire mon existence réinvestie dans ou par la communauté, comme si celle-ci était un autre sujet qui prendrait ma relève, sur un mode dialectique ou sur un mode communiel. La communauté ne prend pas la relève de lafinitude qu'elle expose. Elle n 'est elle-même, en somme, que cette exposition. » Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, op. cit., p. 68. 744 « Mais l'ordre de la corn-parution est plus originaire que celui du lien. Elle ne s'instaure pas, elle ne s'établit pas ou n'émerge pas entre des sujets (objets) déjà donnés. Elle consiste dans la parution de l'entre comme tel : toi et moi O 'entre-nous), formule dans laquelle le et n'a pas valeur de juxtaposition, mais d'exposition. Dans la corn-parution se trouve exposé ceci, qu'il faut savoir lire selon toutes les combinaisons possibles : ''toi (e(s)t) (tout autre que) moi". Ou encore, plus simplement : toi partage moi. » Ibid. , p. 74. 745 Ibid. , p. 39, 42. 746 Emmanuel Levinas,Le Temps et l 'autre, op. cit., p. 89. 747 Georges Bataille,La Souveraineté, op. cit. , p. 299.

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représentation complexe, de la même façon qu'il apparaît à lui-même, au dedans, et c'est comme tel que nous l'aimons, comme tel nous nous efforçons de l'atteindre748 . » Il existe toujours chez Bataille cette volonté endogène de s'exposer au dehors, de connaître l'autre tout en affirmant la distance infinie qui le sépare de nous, et c'est une telle action spontanée, un tel effort qui rendrait possibles des rapports tels que l'amour, l'amitié, la communication et la communauté, mais possibles dans la mesure où ce type de rapport ne peut se maintenir qu'en tant qu'impossible, toujours prêt à se muer en absence de rapport749 . En conclusion, pour reprendre l'expression de Blanchot, «l'absence de communauté n'est pas l'échec de la communauté: elle lui appaitient comme à son moment extrême ou comme à l'épreuve qui l'expose à sa disparition nécessaire750 ». IV.2.3. L'existence comme inachèvement : l'instant présent La communauté n'existe qu'au moment de sa disparition, cela revient à dire qu'elle n'est possible que dans l'instant présent, instant miraculeux où l'attente se résout en rien. Elle reste ainsi perpétuellement inachevée, éternellement inachevable. Comme le souligne Nancy, « l'inachèvement est son "principe"75 1 ». Ainsi en arrivons-nous à la question du temps dans notre étude sur la souveraineté. Étant une action spontanée sans rien avoir en vue, surtout la reconnaissance, l'existence souveraine signifie une façon d'être sin gulière dans le temps : ne pas suspendre la vie, ne pas différer l'existence, dénoncer la trêve, être sans délai. Selon Bataille, «il est servile d'envisager d'abord la durée, d'employer le temps présent au profit de !'avenir». Au contraire, le «moment souverain», c'est le moment où «rien ne compte, sinon le moment lui-même. Ce qui est souverain en effet, c'est de jouir du temps présent sans rien avoir en vue sinon ce temps présent75 2». En ce sens, la souveraineté apparaît comme un non catégorique au travail, au projet, à ce Ibid. , p. 283-284. « Mais, si le rapport de l'homme à l'homme cesse d'être le rapport du Même avec le Même mais introduit l'Autre comme irréductible et, dans son égalité, toujours en dissymétrie par rapport à celui qui le considère, c'est une tout autre sorte de relation qui s'impose et qui impose une autre forme de société qu'on osera à peine nommer "communauté". Ou on acceptera de l'appeler ainsi en se demandant ce qui est en jeu dans la pensée d'une communauté et si celle-ci, qu'elle ait existé ou non, ne pose pas toujours à la fin l'absence de communauté.» Maurice Blanchot,La Communauté inavouable, op. cit., p. 12-13. 750 Ibid. , p. 31. 751 « Aussi bien n'y a-t-il pas d'entité ni d'hypostase de la communauté parce que ce partage, ce passage est inachevable. L'inachèvement est son "principe" - mais au sens où il faudrait prendre l'inachèvement comme un terme actif, désignant non l'insuffisance ou le manque, mais l'activité du partage, la dynamique, si on peut dire, du passage ininterrompu par les ruptures singulières. C 'est-à-dire, à nouveau, une activité désœuvrée, et désœuvrante. Il ne s'agit pas de faire, ni de produire, ni d'installer une communauté ; il ne s'agit pas non plus d'y vénérer ou d'y redouter une puissance sacrée - mais il s'agit d'inachever son partage.» Jean­ Luc Nancy,La Communauté désœuvrée, op. cit., p. 87. 752 Georges Bataille,La Souveraineté, op. cit. , p. 248. 748

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mode d'exister téléologique dans le temps linéaire et continu, au désir ardent de l'homme d'achever l'être et le monde. Chez Bataille, un tel non à l'idée de l'achèvement se manifeste sous deux aspects, théologique et historique. D'une part, il s'agit de dénoncer l'éternité que l'homme croit pouvoir trouver dans un monde idéal, homogène et achevé, monde dont le modèle par excellence est le royaume de Dieu. L'existence humaine est marquée par la précarité, l'instabilité et la finitude. Selon Bataille, ces traits qui suscitent du malaise, de la douleur et de l'angoisse, constituent pourtant ce qui est humainement glorieux. Dans cette perspective, «la volonté de fuir, dans l'ascèse, un état où la fragilité, la non-substance, est douloureuse », ne représente rien d'autre que la propre « misère » du christianisme : celui-ci «atteint la gloire en fuyant ce qui est (humainement) glorieux. Il doit se figurer d'abord la mise à l'abri de ce qui, face à la fragilité des choses de ce monde, est substantiel753 . » Autrement dit, «la longue et inexpiable lutte de Dieu contre le temps» et«le combat de la "souveraineté établie" contre la folie brisante et créatrice des choses » qui se résument dans les principes chrétiens, ne s'avèrent en réalité qu'un mensonge, trahissant à la fois la peur de l'homme face à l'imprévisibilité du réel et au «mouvement délétère du temps75 4 », ainsi que son aspiration à un au-delà où lui est promis le repos absolu. Inscrit dans la lignée d'Héraclite et de Nietzsche, Bataille cherche, comme nous l'avons déjà relevé dans ses premiers textes, à refuser l'idée de l'achèvement de l'homme dans la pérennité divine et à restituer pleinement sa possibilité dans l'écoulement du temps, c'est-à-dire à le faire sortir de l'être pour le faire entrer dans le devenir. Ainsi Bataille le formule-t-il : «La théologie maintient le principe d'un monde achevé, de tout temps, en tous lieux, et jusque dans la nuit du Golgotha. Il suffit que Dieu soit. Il faut tuer Dieu pour apercevoir le monde dans l'infirmité de l'inachèvement. Il s'impose alors à la pensée qu'à tout prix, il faudrait achever ce monde, mais l'impossible est là, l'inachevé : tout réel se brise, est fêlé, l'illusion d'un fleuve immobile se dissipe, l'eau dormante écoulée, j 'entends le bruit de la cataracte prochaine755 . » Nous en venons ainsi à l'autre versant de cette contestation de l'idée de l'achèvement : il s'agit de dénoncer l'aspiration frénétique de l'homme, une fois délivré de l'illusion de l'éternité théologique où règnent la stabilité et l'immobilité absolues et abandonné dans le mouvement historique où il est confronté au changement perpétuel et infini, à apprivoiser la force délétère et chaotique du temps pour en devenir maître et le conduire à son achèvement, aspiration qui trouve une parfaite expression dans la dialectique totalisante de Hegel 756 . Sa phénoménologie de l'esprit n'est plus une manière Georges Bataille,Le Coupable, op. cil. , p. 259. Georges Bataille, « L'obélisque», art. cit. , p. 505. 755 Georges Bataille,Le Coupable, op. cil. , p. 262. 756 Comme le note Kojève, le « Moi» qui se sépare de la nature, qui existe en tant que « négativité-négatrice», et qui « se révèle à lui-même et aux autres en tant que Conscience de 753

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d'échapper à l'instable, à l'imprévisible et à l'incontrôlable du réel, mais constitue au contraire un projet grandiose visant à les surmonter et les maîtriser par la science et la raison, afin d'achever l'histoire dans le savoir absolu. Cependant, selon Bataille, un tel projet ne peut qu'échouer, car même si l'existence humaine « atteindrait sa possibilité extrême, elle ne pourrait trouver la satisfaction, tout au moins celle des exigences vivant en nous. [ . . . ] inachèvement, mort et désir inapaisable sont à l'être la blessure jamais fermée 75 7 ». Comme nous l'avons souligné précédemment, l'expérience-limite représente l'insatisfaction ultime de l'homme satisfait de tout; elle est l'expérience de l'inconnu au-delà de tout connu. Et ce que Bataille reproche à Hegel, c'est de se refermer dans son système après avoir touché l'extrême pour se dérober à son dernier inassouvissement, pour l'annuler, d'être un homme qui tourne le dos à l'impossible. En ce sens, l'achèvement de l'histoire qu'il poursuit n'est guère différent de la cessation du temps à laquelle aspire un chrétien, en ce que tous les deux constituent un arrêt dans le mouvement toujours orienté vers le dehors, un repos dans l'illusion de l'unité, que ce soit sous la forme de savoir absolu ou de Dieu. Tandis que l'expérience-limite est le mouvement qui ne connaît aucune fin, qui n'est rien d'autre que l'inachèvement même : «De la pente vertigineuse que je monte, je vois maintenant la vérité fondée sur l'inachèvement (comme Hegel la fondait, lui, sur l'achèvement), mais il n'y a plus là d'un fondement que l'apparence! J'ai renoncé à ce dont l'homme a soif. Je me trouve glorieux - porté par un mouvement descriptible, si fort que rien ne l'arrête, et que rien ne pourrait l'arrêter. C'est là ce qui a lieu, qui ne peut être justifié, ni récusé, à partir de principes : ce n'est pas une position, mais un mouvement maintenant chaque opération possible dans ses limites75 8 . » Mais comment alors comprendre l'existence humaine en tant que mouvement inachevable? Au cœur de la pensée de Bataille, réside cette idée que l'homme, pour paraphraser Rousseau, est né servile et partout il est dans les fers. Pour s'en libérer, il doit rejeter toute autorité extérieure qui se le subordonne, et ainsi faire de son existence une quête de sa souveraineté à travers la dépense, la consumation et le désœuvrement. Pourtant, soi», autrement dit, le « Moi» proprement humain, sera « devenir», et sa « forme universelle» sera « non pas espace, mais temps» : « Son maintien dans l'existence signifiera donc pour ce Moi : "ne pas être ce qu'il est (en tant qu'être statique et donné, en tant qu'être naturel, en tant que « caractère inné») et être (c'est-à-dire devenir) ce qu'il n'est pas». Ce Moi sera ainsi son propre œuvre : il sera (dans l'avenir) ce qu'il est devenu par la négation (dans le présent) de ce qu'il a été (dans le passé), cette négation étant effectuée en vue de ce qu'il deviendra. Dans son être même, ce Moi est devenir intentionnel, évolution voulue, progrès conscient et volontaire. Il est l'acte de transcender le donné qui lui est donné et qu'il est lui-même. Ce Moi est un individu (humain), libre (vis-à-vis du réel donné) et historique (par rapport à soi-même). » (Introduction à la lecture de Hegel : leçons sur la Phénoménologie de l'esprit professées de 1933 à 1939 à /'École des hautes études, op. cil. , p. 15.) 7 57 Georges Bataille,Le Coupable, op. cit., p. 260. 7 58 Ibid. , p. 261.

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l'émancipation définitive n'est possible que dans la mort. Cela revient à dire que le mouvement de son existence en tant que poursuite de l'autonomie, tant qu'il est en vie, ne peut jamais prendre fin, jamais s'achever. À ce compte-là, l'homme tel que le décrit Bataille se rapproche du héros du Château sous la plume de Kafka, de celui qui est poussé par l'insatisfaction à «aller toujours plus loin, à ne jamais dire oui, à garder en soi une part réservée, secrète, que nulle promesse visible ne peut combler», qui «choisit l'impossible» et «a été exclu de tout le possible», qui «a été banni du monde, de son monde, condamné à l'absence du monde, voué à l'exil où il n'y a pas de séjour véritable» de sorte qu'«errer, c'est là sa loi», son«seul espoir» et sa «seule vérité qu'il ne doive pas trahir et à laquelle il demeure fidèle avec une persévérance qui fait alors de lui le héros de l'obstination inflexible759 ». Cependant, une telle manière d'interpréter l'existence comme un inachèvement perpétuel, ne signifie-t-elle pas que l'homme est subordonné à cette errance même, à la recherche de la souveraineté impossible? N'est-ce pas imposer une autre fin inatteignable au-delà de l'achèvement théologique ou historique, inatteignable certes, mais en même temps tout aussi obsédante et captivante que le grand château ? Il semble ainsi nécessaire de passer du non au oui, de la contestation à l'affirmation. En d'autres termes, il ne faut pas vivre en vue du résultat de la contestation qui se trouve toujours dans l'avenir, mais vivre tout en affumant l'impossibilité d'obtenir ce résultat et de saisir cet avenir, donc en affirmant le fait que le sens de l'existence converge entièrement vers l'instant même de la contestation, vers le geste même de transgression. C'est là que réside la souveraineté véritable et authentique de l'homme. Pour reprendre ce que nous avons dit sur la transgression, il est courant de se concentrer sur ses conséquences et ainsi sur sa fonction au sein d'un système. Cette approche de l'examiner du dehors, d'un point de vue scientifique, est celle qu'adopte un sociologue ou un anthropologue. Mais ce qu'exige Bataille, c'est de vivre la transgression du dedans, comme si toute son intensité se convergeait vers le moment même où la limite est franchie, comme si c'était en «cette minceur de la ligne» que se manifestait «sa trajectoire en sa totalité, son origine même» ou «tout son espace». Sur ce point, l'interprétation la plus perspicace serait peut-être celle que donne Foucault : «la transgression franchit et ne cesse de recommencer à franchir une ligne qui, derrière elle, aussitôt se referme en une vague de peu de mémoire, reculant ainsi à nouveau jusqu'à l'horizon de l'infranchissable. » Il s'agit d'une opération dépourvue de tout sens positif et de tout contenu substantiel, opération si formelle et superficielle que «la limite et la transgression se doivent l'une à l'autre la densité de leur être: inexistence d'une limite qui ne pourrait absolument pas être franchie; vanité en retour d'une transgression qui ne franchirait qu'une limite d'illusion ou 759

Maurice Blanchot, De Kafka à Kafka, op. cil., p. 1 5 0-151.

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d'ombre760 ». Étant une action pure et insensée, la transgression ne constitue alors rien d'autre qu'un jeu dont tout le sens réside dans l'instant où il se produit. C'est là que se trouve la souveraineté authentique de l'homme, car son existence n'est pas remise au futur. Dans cette perspective, la transgression, en contestant la limite, affirme en même temps la souveraineté de l'être limité. Mais elle ne le fait qu'un seul instant, donc finit par ne rien affirmer. Et la souveraineté, qui n'est donnée que dans une telle affirmation non-positive et fugace, se révèle également comme rien, c'est-à-dire qu'elle ne se subordonne à rien ni ne se subordonne rien. Comme le dit finalement Foucault: La transgression n'est donc pas à la limite comme le noir est au blanc, le défendu au permis, l'extérieur à l'intérieur, l'exclu à l'espace protégé de la demeure. Elle lui est liée plutôt selon un rapport en vrille dont aucune effraction simple ne peut venir à bout. Quelque chose peut-être comme l'éclair dans la nuit, qui, du fond du temps, donne un être dense et noir à ce qu'elle nie, l'illumine de l'intérieur et de fond en comble, lui doit pourtant sa vive clarté, sa singularité déchirante et dressée, se perd dans cet espace qu'elle signe de sa souveraineté et se tait enfin, ayant donné un nom à l'obscur761 .

En somme, l'instant de la transgression est celui où« l'attente se résout en RIEN. C'est en effet l'instant où nous sommes jetés hors de l'attente, de l'attente, misère habituelle de l'homme, de l'attente qui asservit, qui subordonne l'instant présent à quelque résultat attendu. Justement, dans le miracle, nous sommes rejetés de l'attente de l'avenir à la présence de l'instant, de l'instant éclairé par une lumière miraculeuse, lumière de la souveraineté de la vie délivrée de sa servitude762». Ainsi pouvons-nous enfin comprendre ce que signifie l'existence souveraine en tant qu'inachèvement. Cela ne veut pas dire que l'homme souverain est enchaîné au temps linéaire et continu qui ne connaît pas de fin, à la succession infinie de moments homogènes, mais plutôt qu'il n'existe qu'à l'instant où il brise cette chaîne, instant hétérogène et discontinu qui se présente comme une fêlure dans le continuum de la durée, mais qui se relance lui-même infiniment. Autrement dit, cet instant miraculeux surgit chaque fois que l'homme éteint son désir pour l'avenir, chaque fois qu'il cesse de se soumettre au résultat ultérieur. C'est dans ce sens-là que Bataille se représente différemment la fin de l'histoire. En analysant l'interprétation de Kojève, il reconnaît que la fin de l'histoire est «une vérité quelconque», «une vérité établie» : «La condition essentielle en est claire, c'est seulement le passage des hommes à la société homogène; la cessation du jeu par lequel ces hommes s'opposaient entre eux, et réalisaient tour à tour des modalités humaines différentes. [ . . . ] L'histoire humaine cessera quand l'Homme cessera de Michel Foucault, « Préface à la transgression», art. cit., p. 236-237. Ibid. , p. 237. 762 Georges Bataille,La Souveraineté, op. cit. , p. 257. 760 761

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changer, et de cette façon de différer de lui-même763 . » Il se pourrait que l'homme, en tant que négativité active, parvienne au bout de son travail, réalise tous ses projets et ainsi achève l'histoire. Cependant, selon Bataille, l'homme est caractérisé par la « duplicité » : il est capable d'une part de « l'emploi des ressources, à la croissance en nombre et en puissance », et d'autre part de «la consommation improductive ». Tandis que «le souci de croître » pourrait éventuellement cesser de jouer, l'homme peut pourtant toujours « vivre glorieusement », c'est-à-dire affirmer « la vie souveraine, ou divine dans l'instant 764 ». C'est ce qu'entend Bataille en déclarant que l'homme subsiste à la fin de l'histoire en tant que négativité sans emploi. En d'autres termes, si selon Kojève, la fin du temps est marquée par la disparition de l'homme proprement dit, Bataille pense que l'homme ne peut en aucun cas disparaître765 . Le temps historique lui-même pourrait s'achever, Georges Bataille, « Hegel, l'homme et l'histoire», art cil. , p. 363. Cela réaffirme ce que dit Kojève sur la fin de l'histoire : « En fait, la fin du Temps humain ou de ! 'Histoire, c'est-à­ dire l'anéantissement défin itif de l'Homme proprement dit ou de ! 'Individu libre et historique, signifie tout simplement la cessation de l'Action au sens fort du terme. Ce qui veut dire pratiquement : - la disparition des guerres et des révolutions sanglantes. Et encore la disparition de la Philosophie ; car l'Homme ne changeant plus essentiellement lui-même, il n'y a plus de raison de changer les principes (vrais) qui sont à la base de sa connaissance du Monde et de soi. » (Introduction à la lecture de Hegel : leçons sur la Phénoménologie de l'esprit professées de 1933 à 1939 à / 'École des hautes études, op. cil. , p. 509n ; cité in Georges Bataille, « Hegel, l'homme et l'histoire», art. cit., p. 361.) 7 64 Georges Bataille, « Hegel, ! 'homme et ! 'histoire », art. cit., p. 367. 765 Sur ce point, il semble que Kojève reconnaisse finalement, dans une certaine mesure, l'idée de Bataille, c'est-à-dire qu'il admette la possibilité pour l'homme d'exister en tant que négativité sans emploi. À la note de la première édition de son Introduction à la lecture de Hegel, note dans laquelle il interprète la fin de ! 'histoire au sens hégélien et marxiste, il ajoute, pour la seconde édition de son ouvrage, un long développement de son interprétation originale, développement fondé sur les actualités de son temps. Il dit qu'il a compris, en 1948, que « la fin hégélo-marxiste de ! 'Histoire était non pas encore à venir, mais d'ores et déjà un présent », que « l'American way of life était le genre de vie propre à la période post­ historique, la présence actuelle des États-Unis dans le Monde préfigurant le futur "éternel présent" de l'humanité tout entière. Ainsi le retour de l'Homme à l'animalité apparaissait non plus comme une possibilité encore à venir, mais comme une certitude déjà présente». Cependant, « c'est à la suite d'un récent voyage au Japon (1959) que j'ai radicalement changé d'avis sur ce point». Il indique que la société japonaise était une société post-historique. « Or, l'existence des Japonais nobles, qui cessèrent de risquer leur vie (même en duel) sans pour autant commencer à travailler, ne fut rien moins qu'animale. » Il a observé ce fait surtout dans le snobisme japonais : « tous les Japonais sans exception sont actuellement en état de vivre en fonction de valeurs totalementfonnalisées, c'est-à-dire complètement vidées de tout contenu "humain" au sens d'"historique". Ainsi, à la limite, tout Japonais est en principe capable de procéder, par pur snobisme, à un suicide parfaitement "gr atuit" [ . . . ], qui n'a rien à voir avec le risque de la vie dans une Lutte menée en fonction de valeurs "historiques" à contenu social ou politique. » Ainsi, « vu qu'aucun animal ne peut être snob, toute période post-historique 'japonisée" serait spécifiquement humaine» (op. cit, p. 510-51 l n). Le snobisme japonais, tel que Kojève le décrit, semble partager des similitudes avec la négativité sans emploi : cette manière de vivre en fonction de valeurs formalisées ne rappelle-t-elle pas la transgression pure et superficielle que nous venons d'analyser ? Et le suicide gratuit n'évoque-t-il pas le 763

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mais l'existence humaine, quant à elle, ne s'achève pas, car il est toujours possible pour l'homme de vivre souverainement, et vivre souverainement, c'est fondamentalement exister en dehors du temps, au-delà du souci de l'avenir, soit exister dans l'instant miraculeux du présent.

meurtre dont parle Bataille, acte qui ne consiste pas à faire œuvre de mort mais à le considérer comme le non-sens absolu ?

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CHAPITRE V L'expérience comme écriture

Dans notre travail sur l'expérience-limite, la dernière grande question qu'il faut étudier est celle de l'écriture, car l'écriture, ou par extension, l'activité artistique en général, est le terrain privilégié de l'expérience-limite. Bien que Bataille, tout au long de sa vie, ait été intéressé par les diverses formes d'expérience, il réserve toujours à la littérature une place, sinon centrale, au moins indispensable dans son univers, lui consacrant de nombreux essais critiques et s'adonnant lui-même à l'écriture littéraire. La raison en est que la création artistique est une dépense improductive par excellence et incarne plus que d'autres activités humaines la négativité sans emploi. Selon Bataille, elle n'est pas une réponse à une certaine exigence extérieure, notamment au «parti pris», aux «mots d'ordre» ou à la «propagande», mais constitue au contraire une fin en soi. En ce sens, la littérature est souveraine, «se refuse de façon fondamentale à l'utilité. Elle ne peut être utile étant l'expression de l'homme - de la part essentielle de l'homme - et l'homme, en ce qu'il a d'essentiel, n'est pas réductible à l'utilité». Mais toute opération qui n'est ni utile ni servile, qui n'a pas pour but de produire ni de conserver, consume et détruit. Ainsi, «l'écrivain authentique» ne peut être que celui qui est obligé d'aimer «cette liberté hardie, fière d'elle et sans limites, qui fait quelquefois mourir, qui même fait aimer de mourir»; il est quelqu'un qui «n'est pas à la remorque des foules» et qui «sait mourir dans la solitude 766 ». En d'autres termes, l'écriture est la manière dont l'homme affronte l'impossible de son existence. Pourtant, le paradoxe de l'expérience-limite réside dans le fait qu'elle est un mouvement de transgression qui, émanant du sujet, cherche sans relâche à dépasser ses limites, et dont la racine se trouve dans le désir du sujet de s'ouvrir en dehors et de communiquer avec l'autre. Dans cet aspect, la littérature semble également correspondre parfaitement à l'expérience, car «la littérature est communication». D'après Bataille, il s'agit d'une 766

Georges Bataille, « La littérature est-elle utile ?», in OC, XI, op. cit., p. 12-13.

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«communication intense» fondée sur les«complicités dans la connaissance du :Mal». Dans notre monde régi par le principe d'utilité, où«l'action seule a les droits», tout ce qui ne s'engage pas dans l'action, mais au contraire se livre à la consumation sans réserve et détient donc « la valeur souveraine », passe pour «coupable767 ». Dans cette perspective, le mal est bel et bien synonyme d'impossible, et la littérature, beauté impuissante qui plonge dans la part maudite de l'homme et en devient l'expression, constitue la communication de l'impossible. La littérature authentique est l'écriture de l'impossible, voilà la réponse que donne Bataille lorsqu'il interroge l'essence de la littérature ou la raison d'écrire. Cela nous conduit naturellement à la question suivante: comment écrire, et donc à la question du langage dans l'écriture. Sur ce point, Bataille reste fidèle au principe de non-servilité, en ce qu'il rejette toute conception instrumentale du langage, c'est-à-dire qu'il refuse d'en faire le véhicule du sens et renonce ainsi radicalement à sa fonctionnalité. Cependant, cela semble l'amener à une aporie fondamentale : si l'écriture en tant que communication est privée de tout son pouvoir de diffuser l'information ou de transmettre l'idée, elle est inéluctablement vouée au silence. Autrement dit, écrire n'est alors plus possible. C'est précisément là qu'intervient la proposition de Blanchot, selon laquelle «écrire, c'est prendre en charge l'impossibilité d'écrire 76 8 ». Il s'agit d'une nouvelle façon de concevoir l'écriture, de la considérer comme n'étant possible qu'à partir de l'affirmation de sa propre impossibilité, soit une façon d'explorer la possibilité du langage lorsqu'il ne se1t plus à nommer, à dévoiler ou à représenter. Ainsi, nous en arrivons à une écriture impersonnelle, qui semble être la seule à pouvoir accueillir l'impossible. Nous allons aborder tous ces points dans les pages suivantes. :Mais avant de commencer, il est important de noter que ce mode d'écrire envisagé par Bataille et développé par Blanchot constitue en quelque sorte une réponse à une autre conception de la littérature de leur époque: la littérature engagée sartrienne. À bien des égards, la littérature souveraine va à l'encontre de la littérature engagée. Certes, cette opposition n'a jamais donné lieu à un véritable débat, et outre sa critique virulente de L'Expérience intérieure, Sartre ne s'est jamais attaqué directement à la pensée de Bataille. Néanmoins, l'animosité mutuelle entre ces deux écrivains transparaît çà et là dans leurs écrits, en particulier dans ceux portant sur la question de l'écriture. Ainsi, étudier la conception de la littérature de Bataille tout en la confrontant à la littérature engagée de Sartre permettrait, à notre avis, de mieux comprendre la sin gularité de la première et donc de l'expérience­ limite en tant qu'écriture, une écriture à la fois de la limite et à la limite.

7 o1

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Georges Bataille, La Littérature et le mal, op. cil. , p. 171-172. Maurice Blanchot, De Kafka à Kafka, op. cil., p. 93.

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V.1. Éclire pour affronter l'impossible Au lendemain de la guerre, face à l'imminence de nouvelles crises sociales et politiques, Sartre a proposé la notion de littérature engagée comme un appel aux écrivains à se préoccuper de la réalité concrète et à s'y engager par le biais de la création littéraire, au lieu de faire de la littérature une tour d'ivoire dans laquelle ils s'enferment. Dans l'article inaugural des Temps modernes, il exprime l'idée que les écrivains depuis un siècle ont succombé à «la tentation de l'irresponsabilité», en faisant «des ouvrages qui ne servent à rien» et en se désintéressant aux affaires du monde. Curieusement, ce type d'écrivain est qualifié de «pur consommateur» qui ne produit rien769 . Alors qu'est-ce qu'un écrivain engagé et que signifie la littérature engagée? Au sens littéral, «engager» signifie«mettre ou donner en gage», et«engagement » un certain «contrat entre diverses parties, [ . . . ] entre plusieurs instances mises en relation». Ainsi, un écrivain engagé est «celui qui a pris, explicitement, une série d'engagements par rapport à la collectivité, qui s'est en quelque sorte lié à elle par une promesse et qui joue dans cette partie sa crédibilité et sa réputation», et la littérature engagée, quant à elle, est inscrite dans «un processus qui la dépasse», servant à «quelque chose d'autre qu'elle-même». En somme, il s'agit pour l'écrivain de«faire le choix de s'impliquer dans une entreprise, de se mettre dans une situation déterminée, et d'accepter les contraintes et les responsabilités contenues dans ce choix» et de les remplir à travers son écriture770 . Comme le souligne Sartre, «puisque l'écrivain n'a aucun moyen de s'évader, nous voulons qu'il embrasse étroitement son époque; elle est sa chance unique: elle s'est faite pour lui et il est fait pour elle»;« l'écrivain est en situation Jean-Paul Sartre, « Présentation des Temps modernes», in Situation II: Littérature et engagement, Paris, Gallimard, 1948, p. 9. Ici, les principales cibles de critiques sont « les théoriciens de l 'Art pour l'Art et du Réalisme ». Selon Sartre, ces deux types d'écrivains « ont le même but et la même origine» : « L'auteur qui suit l'enseignement des premiers a pour souci principal de faire des ouvrages qui ne servent à rien : s'ils sont bien gratuits, bien privés de racines, ils ne sont pas loin de lui paraître beaux. Ainsi se met-il en marge de la société ; ou plutôt il ne consent à y figurer qu'au titre de pur consommateur : précisément comme le boursier. Le Réaliste, lui aussi, consomme volontiers. Quant à produire, c'est une autre affaire : on lui a dit que la science n'avait pas le souci de l'utile et il vise à l'impartialité inféconde du savant. Nous a-t-on assez dit qu'il "se penchait" sur les milieux qu'il voulait décrire. Il se penchait ! Où était-il donc ? En l'art ? La vérité, c'est que, incertain sur sa position sociale, trop timoré pour se dresser contre la bourgeoisie qui le paye, trop lucide pour l'accepter sans réserves, il a choisi de juger son siècle et s'est persuadé par ce moyen qu'il lui demeurait extérieur, comme l'expérimentateur est extérieur au système expérimental. Ainsi le désintéressement de la science pure re joint la gratuité de l'Art pour l 'Art. » Même Flaubert et les Goncourt n'échappent pas à la critique impitoyable de Sartre. Ils sont à ses yeux les représentants de ces deux types d'écrivains irresponsables, qui en réalité ne font qu'un : « Ce n'est pas par hasard que Flaubert est à la fois pur styliste, amant pur de la forme et père du naturalisme ; ce n'est pas par hasard que les Goncourt se piquent à la fois de savoir observer et d'avoir l'écriture artiste.» (P. 9-10). 770 Benoît Denis, Littérature et engagement : de Pascal à Sartre, Paris, Seuil, coll. « Points. Essais», 2000, p. 30-31. 769

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dans son époque: chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi77 1 ». En faisant partager sa conception de l'engagement littéraire, Satire souhaite se féliciter de ce que «la littérature soit redevenue ce qu'elle n'aurait jamais dû cesser d'être: une fonction sociale772». Le choix et la responsabilité, tels sont les deux éléments essentiels dans l'existentialisme de Sartre; il est nécessaire de faire un choix et d'assumer la responsabilité qui en découle, voilà l'exigence de l'engagement sartrien. Pourtant, cet engagement doit être compris à deux niveaux différents. Selon Sartre, l'homme est limité a priori par des contraintes, ce qui constitue sa condition métaphysique insupportable773 . Il est libre, mais sa liberté n'a de sens que lorsqu'il répond à cette condition en faisant son choix. C'est la raison pour laquelle il est condamné à être libre, et que son choix est inévitable: «On ne fait pas ce qu'on veut et cependant on est responsable de ce qu'on est: voilà le fait; l'homme qui s'explique simultanément par tant de causes est pourtant seul à porter le poids de soi-même. En ce sens, la liberté pourrait passer pour une malédiction, elle est une malédiction. » Cependant, Sartre pense que l'homme est en même temps un être historiquement situé, et cette fois-ci il doit répondre à sa propre situation concrète en choisissant sa manière d'affronter la réalité et d'agir: «L'homme n'est qu'une situation [ . . . ] mais pour que cette situation soit un homme, tout un homme, il faut qu'elle soit vécue et dépassée vers un but pa1ticulier», qu'une liberté humaine la charge d'un certain sens et qu'un homme se choisisse en elle en choisissant sa signification; «Et c'est de ce choix qu'il est responsable. Non point libre de ne pas choisir: il est engagé, il faut parier, l'abstention est un choix. Mais libre pour choisir d'un même mouvement son destin, le destin de tous les hommes et la valeur qu'il faut attribuer à l'humanité. [ . . . ] Tel est l'homme que nous concevons: homme total. Totalement engagé et totalement libre774 . » Si nous interprétons ces deux engagements d'une autre façon : en premier lieu, nous sommes a priori 77 1

Jean-Paul Sartre, « Présentation des Temps modernes», art. cit., p. 12-13. Cette responsabilité sociale devient donc le critère unique pour Sartre, du moins pour le Sartre qui prêche activement la littérature engagée, pour juger les écrivains : « On regrette ! 'indifférence de Balzac devant les journées de 48, l'incompréhension apeurée de Flaubert en face de la Commune ; on les regrette pour eux : il y a là quelque chose qu'ils ont manqué pour toujours. [ . . . ] Je tiens Flaubert et Goncourt pour responsables de la répression qui suivit la Commune parce qu'ils n'ont pas écrit une ligne pour l'empêcher. Ce n'était pas leur affaire, dira-t-on. Mais le procès de Calas, était-ce l'affaire de Voltaire ? La condamnation de Dreyfus, était-ce l'affaire de Zola ? L'administration du Congo, était-ce l'affaire de Gide ? Chacun de ces auteurs, en une circonstance particulière de sa vie, a mesuré sa responsabilité d'écrivain. » (P. 12-13.) 772 Ibid. , p. 16. 773 « Pour nous, ce que les hommes ont en commun, ce n'est pas une nature, c'est une condition métaphysique : et par là, nous entendons l'ensemble des contraintes qui les limitent a priori, la nécessité de naître et de mourir, celle d'être fini et d'exister dans le monde au milieu d'autres hommes.» Ibid., p. 22. 774 Ibid. , p. 26-28.

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engagés dans notre condition métaphysique qui constitue en quelque sorte notre dette première, originelle et innée. Il faut que nous sachions répondre volontairement et activement à cette dette par notre choix, ce qui correspond d'ailleurs au sens étymologique du mot«responsable». En second lieu, en ce qui concerne ce choix même, nous devons alors nous engager dans la lutte concrète pour une cause sociale spécifique. Dans ce cas, la responsabilité que nous devons assumer est la dette seconde qui nous est imposée a posteriori et extérieurement lorsque nous établissons le contrat avec la société et choisissons de travailler en faveur de son bien-être775 . Il n'y a rien à reprocher concernant ces deux types d'engagements. Est homme libre et souverain celui qui répond activement et spontanément au fait d'être conditionné; est intellectuel celui qui est obligé de prendre sa responsabilité sociale et de défendre publiquement les valeurs humaines. Cependant, le problème avec Sartre est qu'il considère ces deux engagements comme une seule et même chose, estimant que l'engagement métaphysique implique nécessairement l'engagement historique et politique. Ce problème devient particulièrement flagrant lorsqu'il aborde la question de la littérature. Voici le principe directeur de la littérature engagée: «bien que la littérature soit une chose et la morale une tout autre chose, au fond de l'impératif esthétique nous discernons l'impératif moral776 . » Cela est vrai si la littérature est une façon pour l'écrivain de s'engager dans l'existence de l'homme. Pourtant, Sartre la considère également, et surtout, comme un moyen de s'acquitter de la dette seconde. Il est une chose, pour répondre à sa condition existentielle, de choisir de s'impliquer lui-même dans les affaires sociales par son écriture, et dans ce cas, celle-ci doit servir à une fin qui la dépasse. Mais il en est une autre de faire d'un tel choix une obligation pour tous les écrivains, ce qui contredit la liberté intrinsèque de l'homme. Sartre dit: le «silence est un moment du langage; se taire ce n'est pas être muet, c'est refuser de parler, donc parler encore»; «ainsi de quelque façon que vous y soyez venu, quelles que soient les opinions que vous ayez professées, la littérature vous jette dans la bataille; écrire c'est une certaine façon de vouloir la liberté; si vous avez commencé, de gré ou de force vous êtes engagé 777 . » C'est une autre manière de dire que «l'abstention est un choix», et que l'engagement est une nécessité. Mais cela n'est une vérité incontestable que si nous entendons ici le fait de parler et d'écrire, le choix et l'engagement, non pas dans leur sens secondaire et banal, mais dans leur sens premier et métaphysique. En d'autres termes, sur le plan de l'existence, nous ne pouvons pas ne pas choisir, ne pas nous engager, et il faut donc faire de ce choix, de cet engagement un acte actif et spontané. Dans chaque 775

En ce qui concerne la dette première et la dette seconde, nous nous inspirons de l'article d'Alain Milon, « La dépense est un gain non quantifiable» (art. cit. , p. 20-22). 776 Jean-Paul Sartre, Qu 'est-ce que la littérature ?, in Situation II : Littérature et engagement, op. cit., p. 111. 777 Ibid. , p. 75, 114.

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situation concrète cependant, nous avons la liberté de nous abstenir et de nous désengager, tant que ce geste émane de notre volonté endogène et ne trahit pas notre promesse faite à l'existence. Ainsi, il se pourrait que les écrivains et les artistes choisissent librement et volontairement le silence comme leur propre façon de prendre la responsabilité de leur existence, qu'ils se désengagent pour mieux s'engager, c'est-à-dire maintiennent une certaine distance vis-à-vis du monde pour«mieux l'interroger et faire peser sur lui un questionnement sans réponse, qui est le seul capable de porter véritablement atteinte au donné778 ». La distinction de ces deux engagements est nécessaire, car elle nous permet de mieux comprendre la querelle autour de la littérature engagée entre Sartre et ses contradicteurs, en particulier Bataille, et d'appréhender plus clairement la position de chacun. Si Bataille juge d'emblée que la littérature est incompatible avec l'engagement, ce jugement repose non pas sur la présupposition que la littérature n'est qu'un divertissement frivole, totalement indifférente à la détresse métaphysique de l'homme et incapable d'y répondre, mais sur le fait qu'elle ne peut pas et ne doit pas être instrumentalisée pour servir une cause extérieure et concrète La vie, d'un côté, est reçue dans une attitude soumise, comme une charge et une source d'obligation : une morale négative alors, répond au besoin servile de la contrainte, que personne ne pourrait contester sans crime. Dans l'autre sens, la vie est désir de ce qui peut être aimé sans mesure, et la morale est positive : elle donne exclusivement la valeur au désir et à son objet. Il est commun d'affirmer une incompatibilité de la littérature et de la morale puérile (on ne fait pas, dit-on, de bonne littérature avec de bons sentiments). Ne devons-nous pas afin d'être clairs marquer en contrepartie que la littérature, comme le rêve, est l'expression du désir, - de l'objet du désir, - et par là de l'absence de contrainte, de l'insubordination légère779 ?

« On voit donc qu'il serait vain d'opposer à la littérature engagée une littérature dégagée. Tout au plus, et ce n'est pas jouer sur les mots, peut-on avancer qu'il existe une possibilité de désengagement, qui consisterait pour ! 'écrivain à choisir le silence. Il s'agirait là d'une volonté d'échapper au monde et à ses déterminations par l'adoption d'une attitude de retrait et d'impassibilité qui excepte ! 'écrivain de la condition commune des hommes. C 'est d'ailleurs là la tentation fondamentale de la littérature moderne, laquelle, de Flaubert à Kafka en passant par Mallarmé, n'a cessé de caresser le rêve d'un retrait idéal de !'écrivain hors du monde et d'une littérature totalement désituée. C 'est aussi pourquoi les contradicteurs de Sartre, à commencer par Roland Barthes, ont constamment cherché à montrer que ce désengagement de ! 'écrivain était en fait la forme la plus authentique de l'engagement littéraire, celle par laquelle la littérature réalise pleinement sa fonction primordiale : se retrancher intégralement (pour paraphraser Mallarmé) du monde, suspendre en quelque manière sa réalité, pour mieux ! 'interroger et faire peser sur lui un questionnement sans réponse, qui est le seul capable de porter véritablement atteinte au donné. » Benoît Denis, Littérature et engagement : de Pascal à Sartre, op. cit. , p. 36. 779 Georges Bataille, « Lettre à René Char sur les incompatibilités de ! 'écrivain», in OC, XII, op. cit., p. 21-22. 778

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Cette distinction entre la morale négative et la morale positive correspond à celle que nous avons établie entre la dette seconde et la dette première. Est littérature authentique celle qui transgresse les principes de la morale négative, soit la morale sociale et politique, et qui est donc vouée au mal, mais qui, en même temps, obéit à la morale positive, c'est-à-dire qui provient de l'exigence intérieure de l'écrivain et manifeste son désir ou sa passion d'affronter le problème existentiel: «Le sommet [moral] répond à l'excès, à l'exubérance des forces. Il porte au maximum l'intensité tragique. Il se lie aux dépenses d'énergie sans mesures, à la violation de l'intégrité des êtres. Il est donc plus voisin du mal que du bien780 . » C'est la raison pour laquelle l'écriture en tant que crime, d'après Bataille, « ne commande pas l'absence de morale», mais exige«une "hypermorale"». Tout cela revient à dire que la littérature dépourvue de fonction sociale n'est pas pour autant irresponsable, car«la littérature est l'essentiel, ou n'est rien78 1 ». L'art«ne peut servir d'autre fin que lui-même», mais cela ne signifie pas qu'il est «ornemental» et réservé aux«dilettantes détachés de la société». Pour ces derniers, l'art constituant simplement un moyen d'«échapper aux préoccupations d'une société qui s'[est] donnée des buts étrangers à la pure souveraineté», société étouffante et aliénante où seuls l'action et le travail ont de } 'importance, ne fait que refléter leur attitude passive et réactive face à la misère de l'existence. Au contraire, l'art n'aura de sens plein que s'il assume «directement l'héritage de la souveraineté», c'est-à-dire s'il se présente comme une réponse spontanée et active à la dette première de l'homme. Comme le dit Bataille, là«il ne s'agit plus de dilettantisme: l'art souverain accède à l'extrémité du possible782». Ainsi comprenons-nous la raison pour laquelle Bataille réfute fermement la critique de la poésie de Baudelaire faite par Sartre. Pour résumer, celui-ci accuse le poète de s'enfermer dans le monde enfantin et de se réjouir de«la création délibérée du Mal», afin d'éviter d'entrer dans le monde adulte et de se soustraire à ses devoirs sociaux. Cette accusation est toujours formulée Georges Bataille, Sur Nietzsche, op. cit., p. 42. Georges Bataille, La Littérature et le mal, op. cil. , p. 171. 782 Georges Bataille, La Souveraineté, op. cit., p. 446-447. Ici, la critique de Bataille vise en réalité l'art pour l'art et rejoint ainsi le point de vue de Sartre. Il met en évidence la différence entre ce type d'art et l'art authentique et souverain. Par conséquent, bien qu'il s'oppose à la littérature engagée de Sartre, il ne prône pas pour autant un art absolument gratuit et réduit au pur dilettantisme. Cette idée se trouve également dans sa lecture de Kafka : « jamais Kafka ne voulut s'évader vraiment. Ce qu'il voulait, c'était vivre dans la sphère - en exclu. [ . . . ] Il se conduisait simplement de manière à se rendre insupportable au monde de l'activité intéressée, industrielle et commerciale, il voulait demeurer dans la puérilité du rêve. » Ce qui caractérise cette position, c'est « un sentiment de culpabilité profonde, de violation d'une indestructible loi, c'est la lucidité d'une conscience de soi sans pitié». Au contraire, l'évadé envisagé dans « les chroniques littéraires» est un « dilettante» : « il est satisfait d'amuser ; il n'est pas encore libre, il ne l'est pas au sens fort du mot, où la liberté est souveraine. » (La Littérature et le mal, op. cit., p. 276-277.) En somme, ce qui définit un écrivain authentique, c'est toujours son attitude active et affirmative vis-à-vis de son existence. 780 781

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dans le cadre de la morale négative. Cependant, nous ne pouvons nous empêcher de nous demander s'il est légitime d'accuser le poète de ne pas vouloir à aucun prix faire «l'expérience de sa terrible liberté», c'est-à-dire d'avoir peur d'affronter l'angoisse existentielle783 . En réalité, cette critique montre que Sartre conçoit l'homme d'une manière unidimensionnelle. Il croit que l'homme appartient uniquement au monde du travail et que s'engager dans ce monde implique également prendre la responsabilité de son existence. C'est pourquoi, selon Sartre, la littérature ne peut être que profane et laïque et doit occuper des affaires concrètes du monde. Au contraire, d'après Bataille, quand l'horreur d'une liberté impuissante engage virilement le poète dans l'action politique, il abandonne la poésie. Mais dès lors il assume la responsabilité de l'ordre à venir, il revendique la direction de l'activité, l' attitude majeure : et nous ne pouvons manquer de saisir à le voir que l'existence poétique, où nous apercevions la possibilité d'une attitude souveraine, est vraiment l'attitude mineure, qu'elle n'est qu'une attitude d'enfant, qu'un jeu gratuit. La liberté serait à la rigueur un pouvoir de l'enfant : elle ne serait plus pour l'adulte engagé dans l'ordonnance obligatoire de l'action qu'un rêve, un désir, une hantise784 .

Cela revient à dire que faire l'expérience poétique signifie exercer la liberté dans une tout autre dimension, celle de la morale positive ou de l'hypermorale, et que la littérature relève du domaine sacré et souverain, ne répondant qu'à la condition métaphysique de l'homme. Un tel«monde de la poésie» est fondamentalement incompatible avec «le monde prosaïque de l'activité». Être fidèle au premier implique nécessairement tourner le dos au second. Pour mieux dire, l'écrivain est celui qui cherche inlassablement à s'arracher au monde auquel il appartient. En ce sens, si«Baudelaire a choisi d'être en faute, comme un enfant», c'est parce qu'il s'est consacré à la poésie, parce qu'un tel choix est intrinsèquement «celui de la poésie785 ». C'est une telle épreuve existentielle qui définit le poète dans toute sa sin gularité. Sur cette incompatibilité, Bataille se montre tout aussi intransigeant que l'est Sartre sur l'obligation d'engager la littérature dans la sphère sociale et politique: «Jamais homme engagé n'écrivit rien qui ne fût mensonge, ou ne dépassât l'engagement. [ . . . ] S'il y a quelque raison d'agir, il faut la dire le moins littérairement qu'il se peut7 86 . » Alors pourquoi ces deux mondes sont-ils incompatibles? Pourquoi est-il absurde, comme le fait Sartre, de définir l'écriture littéraire en termes de l'action? Ces questions nous ramènent à la différence foncière entre le Cf Jean-Paul Sartre, Baudelaire, cité in Georges Bataille, La Littérature et le mal, op. cit., p. 189-190. 784 Georges Bataille, La Littérature et le mal, op. cit., p. 191-192. 785 Ibid. , p. 192-193. 786 Georges Bataille, « Lettre à René Char sur les incompatibilités de l'écrivain», art. cit. , p. 23. 783

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profane et le sacré, entre le servile et le souverain, et surtout entre la pensée discursive et le non-savoir. Dans le monde du travail, l'immanence est toujours déterminée par opposition à la transcendance. Celle-ci est, comme le dit Sartre qui hérite sans doute la dialectique historique de Hegel, la «détermination du présent par le futur, de l'existant par ce qui n'est pas encore». Cela signifie que dans le monde du travail, l'homme tourne constamment son regard vers ce qui n'est pas encore connu et accompli, parce que le sens de son existence ne dépend que de la réalisation future de ses buts. Pourtant, cela implique en même temps que son existence est sans cesse remise à plus tard, qu'asservi à une autorité extérieure, il tend à s'oublier, à oublier de vivre sa vie dans l'ici et maintenant, de vivre souverainement. Nous avons indiqué précédemment que Sartre adhère uniquement à un tel mode téléologique et utilitariste de penser et d'être, et qu'il le préconise assidûment. C'est la raison pour laquelle sa critique envers Baudelaire vise principalement le fait que celui-ci, au lieu de contempler les objets transcendants pour s'oublier comme nous autres le faisons dans notre expérience quotidienne, «ne s'oublie jamais» mais «se regarde voir» et «regarde pour se voir regarder» dans son expérience poétique, et que la mission immédiate des choses décrites par lui est de «renvoyer à la conscience de soi 7 87 ». C'est une manière de dire que la poésie baudelairienne est une sorte d'amusement narcissique trahissant un manque de volonté de faire face à la réalité. Mais Bataille en pense différemment. Le monde de la poésie est précisément ce monde où l'homme «ferm[e] souverainement les yeux», où il n'aspire plus aux objets transcendants et ne se perd plus dans le futur. Ainsi peut-il voir «ce qui vaut la peine d'être regardé 7 88 ». Autrement dit, c'est un monde reposant sur le «primat du présent» où l'homme ne se détourne plus de lui-même, où il n'est plus soumis à ce qui n'est pas mais plonge pleinement dans ce qui est, donc où il vit souverainement sa propre existence. Cependant, ce qui mérite d'être regardé n'est pas la conscience subjective de l'homme et vivre souverainement son existence ne signifie pas non plus se replier sur soi­ même et s'y enfermer. Il ne s'agit ni de narcissisme ni de dilettantisme. D'après Bataille, dans le monde de la poésie a lieu la «participation mystique» ou l'«identification du sujet et de l'objet», monde auquel se voue le poète de tout son être: «l'essence de la poésie de Baudelaire est d'opérer, au prix d'une tension anxieuse, la fusion avec le sujet (immanence) de ces objets, qui se perdent à la fois pour causer l'angoisse et la réfléchir. » Mais cette fusion ne signifie ni l'oubli du sujet dans les objets, ce qui conduirait à l'asservissement aux exigences extérieures et aux illusions futures, ni l'oubli des objets, ce qui se traduirait par un jeu gratuit et 7 ITT Jean-Paul Sartre, Baudelaire, cité in Georges Bataille, La Littérature et le mal, op. cit., p. 193-194. 788 René Char, cité in Jean-Paul Sartre, Baudelaire, cité in Georges Bataille, La Littérature et le mal, op. cit., p. 193.

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superficiel.«La fusion de l'objet et du sujet veut le dépassement de chacune des parties au contact de l'autre. » C'est cette participation qui est « actuelle 7 89 ». L'opération poétique, qui est une opération souveraine, implique donc la dissolution du sujet et de l'objet dans le présent. C'est une rupture radicale avec notre mode habituel de penser et d'être dominé par la raison, nous offrant ainsi une voie pour nous émanciper de l'aliénation du monde du travail. Il est vrai que cette participation dans l'ici et maintenant, caractéristique de l'écriture littéraire et poétique, peut sembler éloignée de la réalité concrète et être accusée d'être désengagée. Mais comme Blanchot le souligne avec justesse à propos du surréalisme, «la littérature la plus dégagée est en même temps la plus engagée, dans la mesure où elle sait que se prétendre libre dans une société qui ne l'est pas, c'est prendre à son compte les servitudes de cette société et surtout accepter le sens mystificateur du mot liberté par lequel cette société dissimule ses prétentions 790 ». Par conséquent, lorsque Bataille met l'accent sur l'incompatibilité entre l'engagement et la littérature, son véritable objectif est de recommander une littérature engagée dans le sens profond, qui«n'est pas le résultat d'un choix [ . . . ] répond[ant] à un sentiment de responsabilité ou d'obligation, mais l'effet d'une passion, d'un insurmontable désir, qui ne laissèrent jamais le choix791 ». Cela dit, une telle liberté issue de la fusion s'avère pourtant impossible comme nous l'avons déjà indiqué à maintes reprises, ce qui fait de la poésie «le royaume de l'impossible792 ». En d'autres termes, l'engagement au sens premier et fort, qu'est l'opération poétique, ne peut être qu'«un engagement manqué» pour reprendre l'expression de Barthes793 , engagement qui ne peut pas grand-chose, ne peut jamais être aussi efficace et retentissant que l'engagement social et politique. Ainsi en arrivons-nous à la seconde différence entre le travail et la littérature. Tout ce que nous avons montré jusqu'à présent, c'est que celle-ci n'est pas gratuite, mais constitue pour 789 7 90

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Georges Bataille, La Littérature et le mal, op. cil. , p. 195-196. Maurice Blanchot, La Part dufeu, op. cil. , p. 101-102. Georges Bataille, « Lettre à René Char sur les incompatibilités de ! 'écrivain», art. cit. , p.

« Mais la fusion du sujet et de l'objet, de l'homme et du monde, ne peut être feinte [ . . . ] Or elle est, semble-t-il, impossible ! [ . . . ] mais de toute façon la synthèse de l'immuable et du périssable, de l'être et de l'existence, de l'objet et du sujet, que recherche la poésie, la définit sans échappatoire, elle la limite, elle en fait le royaume de ! 'impossible, de ! 'inassouvissement. » Georges Bataille, La Littérature et le mal, op. cil. , p. 196. 793 « C 'est pourquoi il est dérisoire de demander à un écrivain d'engager son œuvre [ . . . ] Ce qu'on peut demander à ! 'écrivain, c'est d'être responsable ; encore faut-il s'entendre : que ! 'écrivain soit responsable de ses opinions est insignifiant ; qu'il assume plus ou moins intelligemment les implications idéologiques de son œuvre, cela même est secondaire ; pour ! 'écrivain, la responsabilité véritable, c'est de supporter la littérature comme un engagement manqué, comme un regard moïséen sur la Terre Promise du réel (c'est la responsabilité de Kafka, par exemple).» Roland Barthes, « Écrivains et écrivants », in Essais critiques, op. cil. , p. 1279. 792

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}'écrivain la façon principale d'assumer sa responsabilité, de donner une réponse à sa condition servile. Or cette réponse n'est rien d'autre que l'acte même de répondre. Elle n'est point une solution comme l'engagement au sens banal. Elle nous rappelle le fameux «je préférerais ne pas » qui revient systématiquement dans la bouche de Bartleby sous la plume de Melville, phrase qui constitue certes une réponse mais qui ne manifeste aucun désir d'action, même celui de refuser de copier. Nous y lisons seulement une ferme volonté de retrait de la vie sociale, de désœuvrement, et y percevons ainsi une « ligne de fuite ». Comme le dit Deleuze, « si Bartleby refusait, il pourrait encore être reconnu comme rebelle ou révolté, et avoir encore à ce titre un rôle social. Mais la formule désamorce tout acte de parole, en même temps qu'elle fait de Bartleby un pur exclu auquel nulle situation sociale ne peut plus être attribuée794 . » De même, Barthes affirme que Kafka donne une réponse similaire. En se basant sur le commentaire de Marthe Robert, il indique que l'acte d'écrire de l'écrivain juif«se propose au monde sans que nulle praxis vienne le fonder ou le justifier : c'est un acte absolument intransitif, il ne modifie rien, rien ne le rassure»; que ses œuvres ne constituent que«des signes sans signifiés», une«interrogation au monde», une « allusion 795 ». Cela revient à dire que l'écriture littéraire est une dépense improductive, une négation sans emploi796 , non seulement au sens où elle «dilapide le patrimoine» et «gaspille les ressources », mais aussi et surtout dans la mesure où elle répond uniquement à la «passion qui ronge sans autre fin qu'elle-même, sans autre fin que de ronger797 ». Bien qu'elle Gilles Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe», 1993, p. 95. Roland Barthes, « La réponse de Kafka», in Essais critiques, op. cit., p. 1271-1272. C'est dans le même sens que Deleuze interprète la réponse de Bartleby ainsi que l'écriture des écrivains tels que Melville, Kafka et Dostoïevski : « L'acte fondateur du roman américain, le même que celui du roman russe, a été d'emporter le roman loin de la voie des raisons, et de faire naître ces personnages qui se tiennent dans le néant, ne survient que dans le vide, gardent jusqu'au bout leur mystère et défient logique et psychologie. Même leur âme, dit Melville, est un "vide immense et terrifiant", et le corps d'Achab est une "coquille vide". S 'ils ont une formule, elle n'est certes pas explicative, et le JE PRÉFÈRE NE PAS reste une formule cabalistique, autant que celle de l'Homme au souterrain, qui ne peut pas empêcher que 2 et 2 fassent 4, mais qui ne s'y RÉSIGNE pas (il préfère ne pas 2 et 2 faire 4). Ce qui compte pour un grand romancier, Melville, Dostoïevski, Kafka ou Musil, c'est que les choses restent énigmatiques et pourtant non-arbitraires : bref, une nouvelle logique, pleinement une logique, mais qui ne nous reconduise pas à la raison, et saisisse l 'intirnité de la vie et de la mort. Le romancier a l'œil du prophète, non le regard du psychologue.» (Ibid., p. 105.) Rappelons qu'à un moment donné de ce travail, nous avons fait référence à l'homme souterrain de Dostoïevski, le considérant comme quelqu'un qui défie les valeurs établies non pas pour en ériger de nouvelles, mais simplement pour déjouer le système existant des valeurs et dépasser toutes les règles du jeu de la société. 796 Deleuze, quant à lui, parle de « négativisme au-delà de toute négation» à propos de la formule de Bartleby (Critique et clinique, op. cit., p. 93). m « Quiconque dirige l'activité utile, - au sens d'un accroissement général des forces, assume des intérêts opposés à ceux de la littérature. Dans une famille traditionnelle, un poète dilapide le patrimoine, et il est maudit ; si la société obéit strictement au principe d'utilité, à ses yeux, ! 'écrivain gaspille les ressources, sinon il devrait servir le principe de la société qui 794 7 95

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effleure la souveraineté, cette beauté impuissante n'a ni pour but ni le pouvoir de prendre en charge la libération de l'homme de sa misère, sinon elle tomberait de nouveau dans le piège de la dialectique et n'en serait que le moment négatif. Elle n'est certes pas gratuite, mais complètement inutile. C'est dans cette même direction que va également la lecture bataillienne de Kafka. Celui-ci est, tout comme Baudelaire, l'homme qui en choisissant la littérature choisit de vivre en exclu, de s'engager dans son existence de la manière authentique et souveraine. Mais pour tous les deux, il s'agit d'un engagement manqué : pour le poète, « la poésie peut verbalement fouler aux pieds l'ordre établi, mais elle ne peut se substituer à lui » ; de même, le romancier «n'eut jamais l'intention d'abattre cette autorité [de la société paternelle], pas même de s'y opposer. Il ne voulut pas s'opposer à ce père qui lui retirait la possibilité de vivre, il ne voulut pas être, à son tour, adulte et père 798 ». Ici, nous discernons l'exigence de l'expérience-limite, qui consiste non seulement à contester toute autorité existante, mais aussi à mettre en question l'idée même de l'autorité. Tout cela nous amène à conclure que l'écriture littéraire, en tant que poursuite de la souveraineté, est finalement le terrain où l'homme affronte l'impossible, que la souveraineté est elle-même impossible. Pareille à un idéal social et politique, la souveraineté semble être, aux yeux de ceux qui sont emprisonnés dans le monde servile de l'action, une «terre promise » pour laquelle il faut travailler ensemble et lutter. Mais à la fin de toute lutte, «jeu de la rivalité», il doit y avoir un «vainqueur» qui, refusant la contrainte, «à son tour, devient, pour lui-même aussi bien que pour autrui, semblable à ceux qu'il combattit, qui se chargent de la contrainte ». En ce sens, la vie puérile, le caprice souverain, sans calcul, ne peuvent survivre à leur triomphe. Rien n'est souverain qu'à une condition : ne pas avoir l'efficacité du pouvoir, qui est action, primat de l'avenir sur le moment présent, primat de la terre promise. Assurément, ne pas lutter pour détruire un adversaire cruel est le plus dur, c'est s'offrir à la mort. [ ... ] ce qui est souverain ne peut durer, sinon dans la négation de soi-même [ ... ], ou dans l'instant durable de la mort. La mort est le seul moyen d'éviter à la souveraineté l'abdication. Il n'y a pas de servitude dans la mort ; dans la mort, il n'y a plus rien799 .

En lisant Kafka, Bataille en arrive donc au paradoxe de la souveraineté, celui dont nous avons abondamment discuté dans le chapitre précédent : le nourrit. [ . . . ] l'esprit de la littérature est toujours, que ! 'écrivain le veuille ou non, du côté du gaspillage, de l'absence de but défini, de la passion qui ronge sans autre fin qu'elle-même, sans autre fin que de ronger. Toute société devant être dirigée dans le sens de 1 'utilité, la littérature, à moins d'être envisagée, par indulgence, comme une détente mineure, est toujours à l'opposé de cette direction. » Georges Bataille, « Lettre à René Char sur les incompatibilités de ] 'écrivain», art. cit., p. 25-26. 798 Georges Bataille, La Littérature et le mal, op. cil. , p. 191, 277. 799 Ibid. , p. 278-279.

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«elle ne peut se donner que le droit de mourir». La mort est certes un «vertige délivrant» qui suscite la «joie» ou le «plaisir»; mais elle entraîne également la disparition complète de tout ce qui existe, engendrant ainsi l'«angoisse» de la «condamnation 800 » : «Comme le château de Kafka, le sommet n'est à la fin que l'inaccessible. [ . . . ] Le sommet, par essence, est le lieu où la vie est impossible à la limite80 1 . » L'idée similaire est aussi affirmée par Blanchot dans «La littérature et le droit à la mort» : celle-ci est «la possibilité de l'homme», «sa chance», «le plus grand espoir des hommes, leur seul espoir d'être hommes»; mais«le paradoxe de l'heure dernière», c'est que«nous qui mourons, nous quittons justement et le monde et la mort». En d'autres termes, ce que supprime la mort, c'est précisément la possibilité de se délivrer du poids de l'existence; elle inspire l'«hon-eur» parce qu'elle signifie l'«impossibilité de mourir». Une telle quête de la souveraineté insaisissable, soit de la mort inatteignable, représente la condition de l'homme à laquelle répond l'écriture romanesque de Kafka. Écrire, c'est donc s'engager dans l'existence obscure et inhumaine qui est condamnée à ne pas aboutir à une fin heureuse: «L'écrivain se sent la proie d'une puissance impersonnelle qui ne le laisse ni vivre ni mourir: l'in-esponsabilité qu'il ne peut surmonter devient la traduction de cette mort sans mort qui l'attend au bord du néant; l'immortalité littéraire est le mouvement même par lequel, jusque dans le monde, un monde miné par l'existence brute, s'insinue la nausée d'une survie qui n'en est pas une, d'une mort qui ne met fin à rien802 . » Dans cette perspective, l'écriture littéraire est tout à fait comme sacrifice: d'un côté, elle est comparable à cette opération où l'on«concentre l'attention sur la dépense, au compte de l'instant présent, de ressources qu'en principe le souci du lendemain commandait de réserver», où l'on devient pour cette raison «égal à ce qui est (à la totalité indéfinie que nous ne pouvons connaître)803 »; de l'autre côté, cependant, elle nous confronte à une aporie similaire, celle de devoir rester en vie au moment même où l'on meurt. Déchiré entre l'aspiration à l'émancipation et l'hon-eur de l'anéantissement, l'écrivain est ainsi inévitablement condamné au malheur. Face à l'impossibilité même d'exister, son engagement littéraire est destiné à l'échec.

V.2. Écrire pour communiquer l'impossible En tant que voyage au bout du possible, l'écriture est vouée à la solitude. Les propres œuvres de Bataille, certaines composées dans le silence, certaines parues clandestinement sous des pseudonymes et certaines restant 800 Ibid. , p. 282. 801 Georges Bataille, Sur Nietzsche, op. cit., p. 57. 802 Maurice Blanchot, « La littérature et le droit à la mort», art. cit. , p. 52, 56. 803 Georges Bataille,La Littérature et le mal, op. cit., p. 205, 2 5 5 .

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inédites de son vivant, révèlent une part de lui qui refuse d'être reconnue et cherche à être rejetée. Peut-être est-ce dû au fait que ce qu'il avoue dans ses livres est inavouable, résistant à toute communication réduite à l'échange804 . Cependant, nous avons dit dans le chapitre précédent que l'expérience-limite est un mouvement qui va de la reconnaissance de et par l'autre à la connaissance de l'autre, qu'elle exige en fin de compte la communication et la communauté. Comme le souligne Blanchot, l'impossible qu'a affronté Bataille dans son écriture, qui était «le plus personnel», «ne pouvait se garder comme un secret propre à un seul, puisqu'il rompait les bornes de la personne et exigeait d'être partagé, mieux, s'affirmait comme le pa1tage même ». Une telle communication n'est certainement pas la «communication diurne» mais la «communication nocturne», celle qui consiste en «une solitude vécue en commun» et qui ordonne à «une responsabilité inconnue (vis-à-vis de l'inconnu) » ; et cette communauté, sans doute différente de la communauté conçue par Nancy qui s'ouvre à tous, est plutôt une «communauté littéraire » : «un petit nombre d'amis, chacun singulier, et sans rapport obligé des uns avec les autres, la composent en secret par la lecture silencieuse qu'ils partagent en prenant conscience de l'événement exceptionnel auquel ils sont confrontés ou voués 805 . » Cela constitue l'idée centrale de La Littérature et le mal, selon laquelle l'écriture est une quête de complices, c'est-à-dire des lecteurs qui connaissent le mal, s'abandonnent à la pure dépense et vivent comme souverains, tout comme l'auteur lui-même. En ce sens, pour l'écrivain la littérature n'est pas seulement une façon d'affronter l'impossible, mais aussi une manière de le communiquer : «La littérature est communication. Elle part d'un auteur souverain, par-delà les servitudes d'un lecteur isolé, elle s'adresse à l'humanité souveraine806 . »

« Il y a de même un rapport direct entre ce que Bataille a reconnu et le fait qu'il n'ait pas été ou du moins qu'il ait eu le sentiment de ne pas avoir été reconnu : ce qu'il a reconnu était inavouable O 'inavouable), quelque chose que la communication ne peut pas prendre en charge, à la fois parce que cela résiste à la communication (ne désire pas se communiquer) et parce que la communication - ou du moins une communication qui serait réduite à l'échange - ne peut pas s'y prêter.» Denis Hollier, « Pour le prestige : Hegel à la lumière de Mauss», art. cit., p. 18. Sur ce point, nous renvoyons également à l'avant-propos rédigé par Michel Surya pour le Choi.x de lettres de Bataille. S 'interrogeant sur la raison pour laquelle la correspondance de celui-ci n'atteint que rarement la hauteur de son œuvre, l'auteur dit : « il n'y avait pas de destinataire que Bataille ne voulût soustraire à ce qu'avait de lourd le secret qu'il portait. Un secret trop lourd pour que personne l'eût en propre. ,i Que personne ne l'eût en propre veut dire ceci : la vérité à laquelle Bataille s'est toute sa vie tenu, et à laquelle, à la fin, on l'identifie, était telle qu'il ne lui imaginait de destinataire qu'anonyme. [ . . . ] Ce qui dessine de Bataille un trait de caractère sans doute incontestable : il s'en remet de l'aveu qu'il fait à qui n'est pas fait pour lui répondre. C'est-à-dire, il soustrait cet aveu à toute réciprocité possible. Il le destine au silence.» (Art. cit., p. X-XI.) 805 Maurice Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 37, 39. 806 Georges Bataille,La Littérature et le mal, op. cit., p. 300. 804

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Si l'écriture est la communication de l'impossible, elle doit alors être la représentation du mal ou bien l'« exercice de cruauté ». Une telle idée sur la littérature et sur l'art en général a toujours été présente chez Bataille d epuis le début de sa carrière d'écrivain. Les thèmes qu'il abordait dans ses articles pour Documents, tels que le bas, l'informe et le matériel, ainsi que ses premiers récits érotiques et violents, laissaient déjà présager chez lui un certain attrait pour l'inavouable et le maudit. Après qu'il a commencé à méditer sur l'expérience conduisant à l'impossible, à la fusion du sujet et de l'objet où l'homme retrouve sa liberté souveraine, la littérature mettant en scène la destruction à la fois effrayante et attirante devient aussi l'un de ses centres d'intérêt. D'après lui,«ce qui nous attire dans l'objet détruit (dans le moment même de la destruction) c'est qu'il a le pouvoir de mettre en cause et de ruiner - la solidité du sujet807 ». Cela revient à dire que l'écriture, étant la manière dont l'auteur entrevoit la mort inaccessible, doit en même temps être capable d'amener le lecteur à sa propre ruine, que «toute "communication" participe du suicide et du crime808 ». Il est ainsi naturel que Bataille approfondisse l'étude du mal dans la littérature, et qu'il porte une attention particulière aux œuvres de Genet. l\1ais encore une fois, son interprétation va à l'encontre de celle de Sartre. Il est d'abord intéressant de constater que les deux hommes soulèvent la même question du mal chez Genet tout comme chez Baudelaire, mais cette fois leurs positions sont inversées. Dans l'attachement de Genet au mal, Sartre perçoit d'emblée une révolte contre «notre abjecte société809». Mais selon Bataille, «ce n'est pas la société qui est abjecte, c'est lui-même: il définirait justement l'abjection par ce qu'il est, par ce qu'il est passivement ­ sinon fièrement»; et s'il«veut l'abjection», c'est parce que«le souci de la souveraineté, d'être souverain, d'aimer ce qui est souverain, de le toucher et de s'en imprégner envoûte Genet», et que l'abjection constitue «la seule voie» pour atteindre la souveraineté ou«la sainteté du l\1al». Cependant, le problème avec Genet est que cette souveraineté n'est pas la souveraineté authentique à laquelle aboutit l'expérience-limite en contestant toute valeur, mais«une souveraineté dérisoire» rep résentant«la valeur suprême», celle semblable à la «dignité royale8 1 0». D'après Bataille, le penchant de Genet pour le mal ne traduit pas un caprice ou une intransigeance enfantine face à la servilité de l'existence comme chez Baudelaire, mais plutôt une certaine condescendance et une sorte de narcissisme, comme si en devenant le roi du mal, il pouvait tout dédaigner et nier, tant la société qui l'a exclu que les

807 Georges Bataille, « L'art, exercice de cruauté», art. cit. , p. 484. 808 Georges Bataille, Sur Nietzsche, op. cil. , p. 49. 809 Jean-Paul Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, cité in Georges Bataille, La Littérature et le mal, op. cit., p. 290. 810 Georges Bataille,La Littérature et le mal, op. cil. , p. 290-293.

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interdits sans lesquels la transgression n'aurait pourtant plus de sens 811 . En d'autres termes, Bataille semble suggérer que ce qui manque à Genet est précisément l'engagement véritable et métaphysique, que l'écriture pour lui est un jeu plus ou moins gratuit. Ce premier problème entraîne naturellement un second, à savoir qu'il «n'a ni le pouvoir ni l'intention de communiquer avec ses lecteurs » : «l'idée de la communication, qui implique la dualité, mieux la pluralité, de ceux qui communiquent, appelle, dans les limites d'une communication donnée, leur égalité. [ . . . ] Genet lui-même se place, sinon au-dessus, en dehors de ceux qui sont appelés à le lire. Il prévient, en prenant les devants, le mépris possible [ . . . ] » En conséquence, « l'indifférence à la communication de Genet est à l'origine d'un fait certain : ses récits intéressent, mais ne passionnent pas 81 2 », c'est-à-dire qu'ils n'ont pas le pouvoir singulier que recherche Bataille dans la littérature, celui d'aller jusqu'à la ruine, la destruction ou la mort d'une part, et celui de contaminer les lecteurs par la représentation du mal d'autre part. Qu'est-ce donc ce genre spécifique de communication littéraire qui vise à compromettre les lecteurs ? Dans les pages suivantes, Bataille dit : «La communication, au sens où je voudrais l'entendre, n'est en effet jamais plus forte qu'au moment où la communication au sens faible, celle du langage profane (ou, comme dit Sartre, de la prose, qui nous rend à nous-mêmes - et qui rend le monde - apparemment pénétrables) s'avère vaine, et comme une équivalence de la nuit. » Et plus loin : « [ . . . ] il existe une opposition fondamentale entre la communicationfaible, base de la société profane (de la société active - au sens où l'activité se confond avec la productivité) et la communication forte, qui abandonne les consciences se réfléchissant l'une l'autre, ou les unes les autres, à cet impénétrable qui est leur "en dernier lieu" 81 3 . » Nous constatons ici que pour mettre en lumière cette communication forte dont la poésie est le modèle par excellence, Bataille l'oppose à celle qui est fondée sur la fonction instrumentale du langage et dont la prose constitue l'exemple typique, opposition qui rejoint celle entre la consumation et la production, le sacré et le profane ou encore le souverain et le servile. Selon lui, la littérature est le terrain privilégié de cette communication nocturne et poétique. Et en proposant une telle conception de la communication littéraire, Bataille se situe de nouveau aux antipodes de Sartre, pour qui l'écriture littéraire est principalement destinée à la Bataille indique que la transgression de Genet est « une transgression illimitée» conduisant à « ! 'impasse» : « La volonté de Genet [ . . . ] exige une négation généralisée des interdits, une recherche du Mal poursuivie sans limitation, jusqu'au moment où, toutes barrières brisées, nous parvenons à l'entière déchéance. [ . . . ] En d'autres mots, le Mal est devenu un devoir, ce qu'est le Bien. Un affaiblissement illimité commence ; il ira du crime désintéressé au calcul le plus bas, au cynisme ouvert de la tralrison. Nul interdit ne lui donne plus le sentiment de l'interdit et, dans ! 'insensibilité des nerfs qui le gagne, il achève de sombrer.» (Ibid., p. 298-300.) 812 Ibid. , p. 300, 302, 305. 813 Ibid. , p. 311-312. 811

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communication diurne et prosaïque. Ainsi, afin de mieux comprendre la perspective de Bataille, il est nécessaire, une fois de plus, de faire un détour par la vision littéraire de Sartre. L'idée la plus célèbre de Qu'est-ce que la littérature ? est la distinction entre la prose et la poésie, célèbre parce qu'elle suscite la polémique et ne cesse d'être contestée. En un mot, la différence fondamentale entre ces deux types de communications réside dans la manière dont le prosateur et le poète se rapportent au langage. Selon Sartre, le premier caractère du langage est qu'il est composé de signes : « [ . . . ] les mots ne sont pas d'abord des objets, mais des désignations d'objets. Il ne s'agit pas d'abord de savoir s'ils plaisent ou déplaisent en eux-mêmes, mais s'ils indiquent correctement une certaine chose du monde ou une certaine notion. » Cela revient à dire que le langage est essentiellement un instrument qui sert à nommer et à désigner les choses. Ce qui importe avant tout, ce n'est pas le langage en lui-même, son propre être, mais le sens qu'il véhicule. Fondée sur la pure fonctionnalité du langage, la prose est donc « utilitaire par essence» et le prosateur «un homme qui se sert des mots». Sa tâche consiste à rendre le monde «pénétrable» pour employer le mot de Bataille, ou «comme le verre au travers du soleil». Sa préoccupation n'est pas la manière dont il parle et écrit, mais bien le contenu de ses mots : «il s'agit de savoir de quoi l'on veut écrire: des papillons ou de la condition des Juifs. Et quand on le sait, il reste à décider comment on en écrira. Souvent les deux choix ne font qu'un, mais jamais, chez les bons auteurs, le second ne précède le premier 81 4 . » Au contraire, les mots, la poésie «ne s'en sert pas du tout», mais plutôt «les sert. Les poètes sont des hommes qui refusent d'utiliser le langage» : «En fait, le poète s'est retiré d'un seul coup du langage-instrument; il a choisi une fois pour toutes l'attitude poétique qui considère les mots comme des choses et non comme des signes. » Autrement dit, le poète est celui qui ne veut pas traverser le signe «comme une vitre et poursuivre à travers lui la chose signifiée», mais cherche à «tourner son regard vers sa réalité et le considérer comme objet815 ». Quoi qu'il en soit, il est indéniable que l'interprétation de la poésie faite par Sartre est très pertinente, qu'il en comprend patfaitement la nature. Et dans les pages suivantes qui en constituent une analyse critique approfondie, il montre, en comparant le rapport du poète aux mots à celui du peintre aux couleurs et celui du musicien aux sons, que la poésie a affaire plutôt à la matérialité des mots, à l'être même du langage81 6 . Cependant, il l'exclut du champ de la communication littéraire parce que celle-ci, à ses yeux, se limite à transmettre des idées, que l'écriture est, pour reprendre le terme de

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Jean-Paul Sartre, Qu 'est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 70-71, 76. Ibid. , p. 63-64. 816 Cf ibid., p. 6 5-70. 815

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Barthes, «transitive81 7 ». C'est la raison pour laquelle il considère comme l 'écrivain par excellence le prosateur, voire le « parleur » qui «désigne, démontre, ordonne, refuse, interpelle, supplie, insulte, persuade, insinue818 ». En revanche, il condamne le fait que le poète tend à juxtaposer les mots à volonté et aux dépens de leur signification, de la même manière dont un maçon utilise des briques ou un potier de l'argile, par exemple en écrivant « cheval de beurre819 ». Il s'agit, selon lui, d'une maladie du langage. Ainsi formule-t-il le devoir de l'écrivain de la façon suivante : La fonction d'un écrivain est d'appeler un chat un chat. Si les mots sont malades, c'est à nous de les guérir. Au lieu de cela, beaucoup vivent de cette maladie. La littérature moderne, en beaucoup de cas, est un cancer des mots. Je veux bien qu'on écrive « cheval de beurre» mais, en un sens, on ne fait pas autre chose que ceux qui parlent des États-Unis fascistes ou du national-socialisme stalinien.[ ... ] Notre premier devoir d'écrivain est donc de rétablir le langage dans sa dignité. Après tout nous pensons avec des mots. Il faudrait que nous fussions bien fats pour croire que nous recélons des beautés ineffables que la parole n'est pas digne d'exprimer. Et puis, je me méfie des incommunicables, c'est la source de toute violence. Quand les certitudes dont nous jouissons nous semblent impossibles à faire partager, il ne reste plus qu'à battre, à brûler ou à pendre820 _

Cet appel à l'écrivain reflète que selon Sartre, la littérature doit d'emblée être synonyme de prose dont la matière est signifiante. C'est seulement ainsi qu'elle peut être engagée. Au contraire, étant le genre le plus indifférent au pouvoir référentiel des mots, la poésie ne doit occuper qu'une place secondaire dans la littérature. Il est catégoriquement défendu au poète de s'engager. Mais pourquoi Sartre développe-t-il cette conception de la littérature transitive? Outre la «situation » socio-historique particulière qui la nourrit, nous pouvons relever trois raisons principales, qui font d'ailleurs écho à notre critique de sa pensée dans ce chapitre et tout au long de ce travail. D'abord, Sartre considère l'homme comme un être unidimensionnel, entièrement transparent. Sa méfiance envers l'ineffable et l'incommunicable trahit son refus de reconnaître l'existence d'une part opaque et inconnue en l'homme. Tout est clair et pénétrable. Il n'y a rien qui se dérobe à la raison et résiste au langage. C'est pourquoi il n'envisage la communication que 817 Cf Roland Barthes, « Écrivains et écrivants », art. cit., p. 1277-1282. Selon Barthes, l'écrivant (l'écrivain engagé au sens sartrien) emploie les mots d'une manière transitive, tandis que 1'écrivain les emploie de manière intransitive. 818 J ean-Paul Sartre, Qu 'est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 70. 819 « On a dit qu'ils [les poètes] voulaient détruire le verbe par des accouplements monstrueux, mais c'est faux ; car il faudrait alors qu'ils fussent déjà jetés au milieu du langage utilitaire et qu'ils cherchassent à en retirer les mots par petits groupes singuliers, comme par exemple "cheval" et "beurre" en écrivant "cheval de beurre". » Ibid. , p. 64. Ici, Sartre fait référence à 1'exemple qu'utilise Bataille en parlant de la poésie dans L 'Expérience intérieure (op. cit., p. 157). 820 J ean-Paul Sartre, Qu 'est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 304-305.

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comme diffusion d'informations, et estime que le poète qui réduit les mots à de simples objets ne fait rien d'autre que s'enfermer dans son propre univers pour s'amuser. Il échoue à voir qu'il s'agit d'une manière de communiquer ce que sont incapables d'exprimer les mots en tant que signes, et donc ce qui ne se laisse pas penser. Il est certes indéniable que pour lui, comme pour Bataille, la littérature est communication. D'un côté elle doit, bien entendu, communiquer l'impossible, c'est-à-dire dévoiler la condition insoutenable de l'être humain. Mais de l'autre côté, elle doit le faire de manière la plus explicite, à travers un discours rationnel, au point de paraître parfois comme une leçon donnée telle que «l'enfer, c'est les Autres». Ainsi naît-il le théâtre dit«à thèse», où chaque personnage n'est qu'un prosateur, un porte­ parole d'une certaine idée ou idéologie. Ensuite, sous l'influence sans doute du marxisme, Sartre accorde une confiance aveugle au pouvoir de transformer le monde du langage : «La parole est un certain moment particulier de l'action et ne se comprend pas en dehors d'elle»; «Parler c'est agir: toute chose qu'on nomme n'est déjà plus tout à fait la même, elle a perdu son innocence82 1 . » Il est donc nécessaire d'appeler un chat un chat et de guérir la maladie du langage. C'est la seule possibilité pour l'écrivain, en dévoilant directement et clairement la situation dans laquelle il est engagé, de la changer. Enfin, en cherchant à éliminer toute obscurité de la littérature, il est évident que Sartre vise à la désacraliser, laïciser et démocratiser, afin de la rendre accessible à tous. Après avoir réfléchi à la question «pour qui écrit-on», il en arrive, dans la dernière partie de son texte, à la conclusion que la littérature doit être créée pour la masse. Cela l'amène jusqu'à dénoncer l'«inertie» du livre et à recourir au pouvoir du «mass media822 », ce qui correspond d'ailleurs à son éloge du reportage dans «Présentation des Temps modernes» : «Il nous paraît, en effet, que le reportage fait partie des genres littéraires et qu'il peut devenir un des plus importants d'entre eux823 . » Son véritable objectif est d'arracher la littérature à son champ isolé, hermétique et sacré pour la réintégrer dans le monde commun, transparent et profane, pour la transformer en une pratique sociale pa1mi d'autres. Cependant, n'est-ce pas en même temps déconstruire la sin gularité ou l'essence même de la littérature? C'est la raison pour laquelle l'histoire de la littérature française d'après-guerre connaît de nouvelles tendances qui s'opposent radicalement à la littérature engagée et qui reprennent, dans une certaine mesure, le chemin tracé par les grands écrivains modernes tels que 821

Ibid. , p. 71-72. « Comment agréger à notre public en acte quelques-uns de ces lecteurs en puissance ? Le livre est inerte, il agit sur qui l'ouvre, mais il ne se fait pas ouvrir. [ . . . ] Donc recourir à de nouveaux moyens : ils existent déjà ; déjà les Américains les ont décorés du nom de ''mass média" ; ce sont les vraies ressources dont nous disposons pour conquérir le public virtuel : journal, radio, cinéma.» Ibid. , p. 290. 823 Jean-Paul Sartre, « Présentation des Temps modernes», art. cit., p. 30. 822

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Flaubert et Baudelaire, tendances parmi lesquelles se trouvent le nouveau roman et le théâtre de l'absurde. Dans les deux cas, on constate le retour de la préoccupation pour la forme littéraire et artistique, préoccupation parfois excessive qui conduit à la création d'œuvres extrêmement incompréhensibles. Mais il s'agit bien, pour des auteurs tels que Beckett et Ionesco, de communiquer l'étrangeté épouvantable du monde qui ne peut pas simplement être réduite à une idée concrète et transmissible. Bien que leurs œuvres puissent paraître insolites et donc inintelligibles, elles les lient à «la totalité de la condition et du destin de l'homme» : «En exprimant mes obsessions fondamentales, dit ce dernier, j'exprime ma plus profonde humanité» et ainsi «rejoins tout le monde 824 ». De plus, une telle dramaturgie constitue également une façon de revendiquer l'autonomie inaliénable de la littérature. Toujours selon Ionesco qui n'hésite jamais à exprimer son hostilité envers le théâtre didactique de Sartre, quand une œuvre est créée, elle dépasse ce que son auteur a voulu en faire et devient une création vivante, «un être autonome». Au contraire, «un auteur à thèse est un faussaire» parce qu'il dirige ses personnages «vers un but déterminé» comme s'ils étaient des marionnettes. En ce sens, il «aliène la liberté de ses propres personnages et de sa propre création ». Par conséquent, le théâtre ne doit pas être un lieu où les«apôtres» et les«pions» défendent une idéologie, mais au contraire«le lieu de la plus grande liberté825 ». Nous y retrouvons la même exigence que celle de l'expérience-limite, selon laquelle l'expérience elle-même est seule autorité et conduit où elle mène. Suivant cette logique, nous pouvons même demander ce que serait alors la différence entre la littérature, une fois détrônée et rendue profane, et d'autres formes d'expression comme le journalisme, la publicité et même la propagande politique et idéologique qui sont tous fondés sur le langage courant et ne sont que des opérations serviles. Comme le dirait Bataille, la littérature bornée à la communication faible perdrait sa souveraineté et se soumettrait à des commandements extérieurs. Bien que cela ne soit probablement pas l'intention initiale de Sartre, son geste n'entraînerait-il pas le même résultat que ce qui arrive à l'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, à savoir la perte de son aura où existe pourtant son unicité? Dès lors, la littérature deviendrait une chose que la technique peut utiliser, l'économie exploiter et la politique manipuler. Comme le souligne avec justesse Adorno dans son analyse du théâtre de Sartre, la littérature telle qu'il la conçoit risque de dégénérer en simple produit de l'industrie culturelle. Si elle n'est qu'un instrument, elle pourrait être employée par n'importe qui, voire devenir une arme contre l'idéologie qu'elle incarne et ainsi s'abîmer dans l'enfer contre lequel elle se révolte826 . 824

Eugène Ionesco, Notes et contre-notes, Paris, Gallimard, coll. « Idées», 1966, p. 52, 87. Ibid., p. 31, 40, 83. 826 « Grâce à une intrigue solidement ficelée alliée à une idée non moins solide, bien assimilable, Sartre a connu un très grand succès et a pu se faire accepter ainsi par l'industrie 825

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Tout cela est pour dire que l'essence de la littérature ne réside pas seulement dans les idées qu'elle transmet. Pour nous référer encore une fois à Benjamin, ce que « communique » l'ancien art du récit n'est pas « le pur en-soi de l'événement », mais la « trace » laissée par le conteur, « comme la main du potier sur le vase d'argile ». Il s'agit de l'expérience authentique qui ne se présente pas comme un objet de la conscience claire, mais que permettent d'éprouver « les cultes avec leurs cérémonies et leurs fêtes 827 ». C'est aussi le point de vue de Bataille, pour qui la littérature est le terrain même de l'expérience-limite, quelque chose de fondamentalement « impénétrable », d'impossible à saisir par la pensée et à exprimer en langage discursif. Elle ne relève que du non-savoir et ne se révèle que dans la représentation mystique et poétique828 . Autrement dit, contrairement à la communication faible visant à « établir d'humbles vérités qui coordonnent à celles de nos semblables nos attitudes et notre activité », la littérature est et ne peut être qu'une communication forte qui est intransitive et consiste en « le sentiment de la subjectivité commune829 », à relier les sujets les uns aux autres dans une expérience partagée, créant ainsi une communion. Dans cette perspective, elle participe intégralement au sacré et peut être comparée à une forme de religion dans la société moderne, profane et laïque : « Aujourd'hui le jeu littéraire est recherche de réalités dernières, d'une vérité sacrée, qui peut à la rigueur être comique mais que le langage commun (discursif) ne peut exprimer. [ . . . ] dès l'instant où la littérature cessait d'être à la religion ce qu'au maître est le parent pauvre, ou le serviteur, elle en héritait le pouvoir et culturelle, très certainement contre sa volonté d'homme intègre. Le haut niveau d'abstraction de la pièce à thèse l'a amené à situer quelques-uns de ses meilleurs ouvrages, comme le scénario du film Lesjeux sont faits ou sa pièce Les Mains sales, dans le milieu des dirigeants politiques et non parmi les victimes obscures : mais c'est bien de la même manière que l'idéologie courante, que Sartre haïssait pourtant, prenait les actions et les peines de ces stéréotypes du chef pour l'histoire objective. Remettre la décision à des hommes qui disposent du pouvoir et non à la machine anonyme, affirmer qu'il y a encore de la vie dans les hautes sphères sociales du commandement, c'est apporter sa pierre à l'édifice mystificateur de la personnalisation ; les personnages à moitié crevés de Beckett en disent long là-dessus. L'entreprise de Sartre l'empêche de reconnaître l'enfer contre lequel il se révolte. Certains de ses mots pourraient être rabâchés par ses ennemis mortels [ . . . ] » Theodor W. Adorno, « Engagement», in Notes sur la littérature, trad. de Sibylle Muller, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais», 1984, p. 291. 827 Walter Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens», art. cit., p. 335. 828 Ici, l'idée de Bataille s'oppose à celle de Sartre. Ce dernier, dans sa critique du poète, affirme : « Faute de savoir s'en servir comme signe d'un aspect du monde, il voit dans le mot l'image d'un de ces aspects. [ . . . ] bref, le langage tout entier est pour lui le Miroir du monde. Du coup, d'importants changements s'opèrent dans l'économie interne du mot. Sa sonorité, sa longueur, ses désinences masculines ou féminines, son aspect visuel lui composent un visage de chair qui représente la signification plutôt qu'il ne l'exprime.» (Qu 'est-ce que la littérature ?, op. cit. , p. 66.) Ce que veut dire Sartre, c'est que la littérature consiste avant tout à exprimer, mais non pas à représenter. Pourtant, selon Bataille, la force de la littérature, nous allons le voir, réside précisément dans le fait qu'elle est une représentation ou un spectacle de l'impossible. 829 Georges Bataille, La Littérature et le mal, op. cit., p. 311.

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la charge830 . » C'est grâce à un tel statut privilégié que la littérature assure aussi bien sa singularité que sa souveraineté. Plus précisément, Bataille fait la distinction entre la prose, ou le discours, et la poésie de la même façon que Sartre, mais inverse complètement les valeurs qui leur sont attribuées. Pour lui, la poésie ne constitue pas un jeu gratuit, mais elle est réservée à la communication de l'incommunicable, de l'ineffable et de l'inavouable, profondément dédaignés par Sartre. Bataille affirme qu'il subsiste en nous «une part muette, dérobée, insaisissable», ignorée dans«la région des mots, du discours». Il s'agit des«mouvements intérieurs vagues» que seul le «silence» peut révéler83 1 . Pourtant, la poésie permet d'accéder à cette part maudite et sacrée, tout à fait inconnue en nous, car elle équivaut à une consumation au sein du langage et incarne ainsi le silence : «De la poésie, je dirai maintenant qu'elle est, je crois, le sacrifice où les mots sont victimes». En d'autres termes, elle est une opération qui, quoique fondée sur les mots, n'en fait pas«les instruments d'actes utiles», mais au contraire consiste à les arracher aux«rapports efficaces» dans «un délire», c'est-à-dire à les détruire en tant que signes. En ce sens,« la poésie mène du connu à l'inconnu. Elle peut ce que ne peuvent le garçon ou la fille, introduire un cheval de beurre. Elle place, de cette façon, devant l'inconnaissable. Sans doute ai-je à peine énoncé les mots que les images familières des chevaux et des beurres se présentent, mais elles ne sont sollicitées que pour mourir. En quoi la poésie est sacrifice [ . . . ] 832 ». Étant «le simple holocauste des mots», la poésie est bel et bien une maladie du langage; mais puisqu'elle est capable de mener à l'inconnu, à l'impossible, elle est la maladie que tout écrivain authentique doit volontairement contracter. Comme le dit Bataille, la littérature n'est rien «si elle n'est poésie» : «le langage littéraire - expression des désirs cachés, de la vie obscure - est la perversion du langage un peu plus même que l'érotisme n'est celle des fonctions sexuelles. D'où la "terreur" sévissant à la fin "dans les lettres", comme la recherche de vices, d'excitations nouvelles, à la fin de la vie d'un débauché833 . » Une telle «terreur» émanant de «la hantise du 830

Georges Bataille, « Conrad - Breton», in OC, XI, op. cit., p. 268. Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cit., p. 27. 832 Ibid. , p. 1 56-157. Ici, Bataille donne l'exemple de « cheval de beurre» pour dire que la poésie n'emploie pas les mots de la même manière que le discours, et donc n'est pas un mouvement de l'intelligence et ne relève pas de la sphère pratique : « Que des mots comme cheval ou beurre entrent dans un poème, c'est détachés des soucis intéressés. Pour autant de fois que ces mots : beurre, cheval, sont appliqués à des fins pratiques, l'usage qu'en fait la poésie libère la vie humaine de ces fins. Quand la fille de ferme dit le beurre ou le garçon d'écurie le cheval, ils coflflaissent le beurre, le cheval. La coflflaissance qu'ils en ont épuise même en un sens l'idée de connaître, car ils peuvent à volonté faire du beurre, amener un cheval. La fabrication, l'élevage, l'emploi parachèvent et même fondent la coflflaissance (les liens essentiels de la connaissance sont des rapports d'efficacité pratique ; connaître un objet, c'est, selon Janet, savoir comment on s'y prend pour le faire). » (P. 157.) 833 lbid. , p. 158, 173. 831

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silence834», terreur dont la force ultime réside dans la mort, est donc ce que la littérature doit avant tout mettre en scène. Ici, Bataille paraît établir un lien entre la perte de soi à laquelle aboutit l'expérience-limite et la perte de toute signification des mots, lien qui nous permet de comprendre pourquoi la poésie est la communication de l'impossible et pourquoi la littérature a «droit à la mort». Nous revenons finalement à la question de la littérature en tant que communication ou représentation du mal, question que nous avons posée au début de cette section. En fait, quand Bataille compare la littérature au sacrifice, il met l'accent non seulement sur le fait qu'elle est immolation des mots, mais aussi et surtout sur le fait qu'elle est un spectacle de cette immolation, et de l'immolation en général, c'est-à-dire de tout ce qui est violent, cruel et horrible. l\,fais comment comprendre une telle conception de la littérature ? Nous trouvons la réponse, par exemple, dans l'article « Hegel, la mort et le sacrifice » que nous avons déjà cité à maintes reprises. D'après Bataille, notre impossibilité de connaître directement la mort «annonce la nécessité du spectacle, ou généralement de la représentation, sans la répétition desquels nous pourrions, vis-à-vis de la mort, demeurer étrangers, ignorants, comme apparemment le sont les bêtes ». Et il explicite davantage : L'Homme ne vit pas seulement de pain mais des comédies par lesquelles il se trompe volontairement. Dans l'Homme, c'est l'animal, c'est l'être naturel qui mange. Mais l'Homme assiste au culte et au spectacle. Ou encore, il peut lire : alors la littérature prolonge en lui, dans la mesure où elle est souveraine, authentique, la magie obsédante des spectacles, tragiques ou comiques. Il s'agit, du moins dans la tragédie, de nous identifier à quelque personnage qui meurt, et de croire mourir alors que nous sommes en vie. Au surplus, l'imagination pure et simple suffit, mais elle a le même sens que les subterfuges classiques, les spectacles ou les livres, auxquels la multitude recourt835 .

Dans ce passage, deux points méritent notre attention. D'une part, en comparant la littérature au sacrifice, Bataille entend souligner son aspect dramatique et ainsi son pouvoir singulier de contagion, pouvoir qui en fait une communication fmte : le sens du mot « dramatiser », c'est « la volonté, s'ajoutant au discours, de ne pas s'en tenir à l'énoncé, d'obliger à sentir le glacé du vent, à être nu. D'où l'ait dramatique utilisant la sensation, non L'expression provient de Sartre, qui l'utilise pour critiquer L 'Étranger de Camus et va même jusqu'à y déclarer, en reprenant les termes de Paulhan, un certain effet du « terrorisme littéraire» (« Explication de L 'Étranger», in Situation I : Essais critiques, op. cit., p. 103). Cette même expression se trouve aussi dans sa critique de la haine du discours et du langage de Bataille (« Un nouveau mystique», art. cit., p. 136). Une fois de plus, nous constatons que la divergence entre Bataille et Sartre ne consiste pas en ce qu'ils conçoivent différemment les choses, mais en ce qu'ils leur attribuent des valeurs inversées. Comme nous l'avons déjà mentionné, dans la lignée de Nietzsche, Bataille cherche à réévaluer les valeurs anciennes. Le silence et la terreur littéraires que dénonce Sartre sont ainsi ce qu'il défend. 835 Georges Bataille, « Hegel, la mort et le sacrifice», art. cit., p. 337. 834

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discursive, s'efforçant de frapper, pour cela imitant le bruit du vent et tâchant de glacer � comme par contagion : il fait trembler sur scène un personnage836 ». Ce pouvoir de la littérature consiste en ce qu'elle peut, en représentant la mort d'autrui et en nous permettant de nous y identifier, nous faire éprouver quelque chose d'impossible à saisir par la pensée discursive et à communiquer par le langage. De cette façon, elle peut détruire notre subjectivité solide et nous amener à la fusion sacrée, exactement comme ce qui se passe dans les fêtes sacrificielles: «Mais la littérature ne fait que prolonger le jeu des religions, dont elle est l'héritière essentielle. Elle a surtout reçu le sacrifice en héritage : cette aspiration à perdre, à nous perdre et à contempler la mort en face a trouvé tout d'abord dans le rite du sacrifice la satisfaction que lui donne encore la lecture des romans : ce fut en un sens un roman, un conte illustré de manière sanglante. [ . . . ] il s'agissait toujours de plonger l'assistance dans l'angoisse liée à un sentiment de destruction vertigineuse, contagieuse, qui fascinait en atterrant837 . » Une telle conception de la littérature, qui oppose Bataille aux écrivains tels que Sartre et Camus, le rapproche des dramaturges avant-gardistes comme Ionesco et Beckett, et surtout d'Artaud, dont le théâtre de la cruauté, tout aussi violent et ensorcelant, semble correspondre dans une certaine mesure à cette forme de communion quasiment religieuse qu'il préconise 838 . Nous pouvons y Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cit., p. 26. Georges Bataille,L 'Histoire de l ' érotisme, in OC, VIII, op. cit. , p. 92. 838 Nous avons déjà exposé la différence entre le théâtre à thèse de Sartre et de Camus, qui vise à dévoiler une certaine vérité objective et à l'exprimer à travers un langage discursif, et le spectacle selon Bataille. Quant au théâtre de l'absurde, il ne se sert pas du discours pour communiquer le connu, mais cherche à mettre en scène l'inconnu ineffable en rendant creux les mots, ce qui le rapproche de la conception de la représentation de Bataille. Toutefois, il existe une différence notable : le théâtre de ! 'absurde paraît caractérisé par un effet de « distanciation», contraire à ce que recherche Bataille. Malgré son hostilité envers le théâtre épique, fortement engagé et didactique de Brecht, Ionesco, par exemple, en caricaturant délibérément ses personnages et en rendant insolite tout ce qui se déroule sur scène, essaie d'empêcher les spectateurs de s'identifier aux rôles, afin qu'ils puissent maintenir une distance critique vis-à-vis du spectacle et en rire. Seul le théâtre de la cruauté d'Artaud semble se rapprocher de l'art dramatique envisagé par Bataille. Tous ces deux écrivains cherchent à représenter la cruauté inhérente à l'existence et à la communiquer aux spectateurs par contagion, comme s'il s'agissait d'une véritable « peste», afin de les conduire vers le sacré, vers la continuité de l'être. Le principe de son théâtre que formule Artaud nous rappelle effectivement la conception de la littérature que propose Bataille : « Le théâtre ne pourra redevenir lui-même, c'est-à-dire constituer un moyen d'illusion vraie, qu'en fournissant au spectateur des précipités véridiques de rêves, où son goût du crime, ses obsessions érotiques, sa sauvagerie, ses chimères, son sens utopique de la vie et des choses, son cannibalisme même, se débondent, sur un plan non pas supposé et illusoire, mais intérieur. » (Le Théâtre et son double, in Œuvres complètes, t. IV, Paris, Gallimard, 1964, p. 109.) D 'ailleurs, Derrida souligne aussi dans son commentaire sur le théâtre de la cruauté que, celui-ci « est un théâtre hiératique. La régression vers l'inconscient échoue si elle ne réveille pas le sacré, si elle n'est pas expérience "mystique" de la "révélation", de la ''manifestation" de la vie, en leur affleurement premier. [ . . . ] "Et je veux [ ailleurs Artaud dit "Je peux"] avec ! 'hiéroglyphe d'un souffle retrouver une idée du théâtre sacré".» (L 'Écriture et la différence, op. cit., p. 356-357. 836

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entendre l'écho de la tragédie grecque telle que conçue par Nietzsche, d'où Artaud, comme Bataille, hérite sans doute de la même volonté de vie. D'autre part, la littérature ressemble au sacrifice parce que tous les deux sont fictifs. Comme nous l'avons déjà mentionné, en tant que simulacre le sacrifice permet aux spectateurs d'affronter la mort sans véritablement mourir et d'en jouir. C'est exactement comme telle que Bataille regarde la littérature: «le caractère de fiction du roman aide à supporter ce qui, réel, pourrait dépasser nos forces et nous déprimer. Nous avons avantage à vivre par procuration ce qui nous n'osons pas vivre nous-mêmes. Entendons bien que la question n'est pas de suppo1ter le malheur sans faiblir: nous devons, l'endurant sans trop d'angoisse, jouir du sentiment de perdre ou d'être en danger qu'il nous donne. » C'est précisément ce caractère fictif qui confère à la littérature sa force intrinsèque : «Ce n'est pas une mise à mort réellement dangereuse, ou coupable, ce n'est pas un crime, mais sa représentation, c'est un jeu839 . » Ainsi, la fiction, dépourvue de toutes les contraintes de la réalité, a le pouvoir d'amener le lecteur à l'extrême du possible. Autrement dit, la littérature authentique ne devrait être vouée qu'au mal, car se situant dans une sphère entièrement indépendante du monde profane, elle a la prérogative d'explorer ce qui est maudit sans risquer de rien compromettre. De cette façon, elle peut, «nous jetant sur la voie d'une entière disparition - et nous y laissant pour un temps suspendu - propose[r] à l'homme un ravissement sans repos 840 ». Cela nous rappelle la tragédie grecque sous la plume de Nietzsche, qui n'est essentiellement qu'une illusion, mais qui joue un rôle crucial dans la vie des Grecs, leur permettant de supporter la douleur imposée par la nature, de trouver un sens à leur existence et de les transporter dans une extase sacrée. C'est pourquoi Bataille affirme, dans l'avant-propos du Bleu du ciel, que l'auteur d'un récit ou d'un roman est Les mots d'Artaud proviennent du Théâtre et son double, op. cil. , p. 182, 163.) Il s'agit de transformer le théâtre en un rite magique, visant à sauver l'homme moderne de l'individualisation et de l'atomisation, et ainsi à guérir la vie. En ce sens, Bataille et Artaud qui ont une vision littéraire différente de celle de Camus, peuvent pourtant être considérés comme le Caligula sous sa plume, tyran qui agit avec démesure dans le but d'atteindre l'impossible et de le communiquer : « Caligula est, de façon systématique, consciente, adonné au plaisir de nier les lois : il a la toute-puissance et, se révoltant contre la limite, à laquelle se heurte communément la vie, il veut du moins faire voir au monde ce qu'est dans sa plénitude un homme libre : c'est pourquoi, selon son caprice, il commence, autour de lui, à tuer. Il tue et il humilie, il bafoue ses victimes : il est le déchaînement souverain des passions, qu'un pouvoir absolu rend possible. » (Georges Bataille, « La morale du malheur : "La Peste", art. cil. , p. 241.) En d'autres termes, le monde littéraire et fictionnel conçu par Bataille et Artaud ressemble à l'Empire romain sous le règne de Caligula, monde impossible où se déchaînent librement et souverainement les passions. Cependant, nous allons voir qu'Ionesco, Beckett et Artaud semblent tous aller encore plus loin que Bataille. Pour ce dernier, le langage littéraire reste toujours un moyen de représenter l'impossible, tandis que pour les autres, le langage théâtral lui-même devient une matière brute à modeler et donc le corps même de l'impossible. 839 Georges Bataille, L 'Histoire de l ' érotisme, op. cit., p. 91-92. 840 Georges Bataille, « L'art, exercice de cruauté», art. cil. , p. 485.

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« contraint » de révéler les «possibilités excessives » et d'atteindre la « vision lointaine », afin de libérer ses lecteurs des « proches limites imposées par les conventions » ; c'est aussi pourquoi ses propres écrits romanesques regorgent de «monstrueuses anomalies 841 », à la fois vertigineuses et contagieuses. Cependant, la littérature, tout en partageant les avantages du sacrifice, partage également ses limitations. Nous avons précédemment indiqué que la dramatisation n'est qu'un compromis, ne pouvant pas nous conduire à la véritable nuit mais nous donnant seulement le sentiment d'être perdus, et que dans ce sens-là le sacrifice reste toujours une opération utilitaire, nous permettant de frôler la mort sans être détruits par elle. Il en va de même pour la littérature. D'après Bataille, «si la poésie est la voie qu'en tous temps suivit le désir ressenti par l'homme de réparer l'abus fait par lui du langage », elle demeure néanmoins confinée à « l'expression ». C'est pourquoi la poésie, « si elle mène du connu à l'inconnu, s'attache cependant au connu qui lui donne corps, et bien qu'elle le déchire et déchire la vie dans ce déchirement, se maintient à lui. D'où il s'ensuit que la poésie est presque en entier poésie déchue, jouissance d'images il est vrai retirées du domaine servile (poétiques comme nobles, solennelles) mais refusées à la ruine intérieure qu'est l'accès à l'inconnu842 ». Cela revient à dire que l'inconnu, étant ce qui se dérobe à la raison et donc au langage, reste inaccessible pour la littérature qui, par nature, est prisonnière des mots. Dans cette«haine de la poésie 843 », nous pouvons constater chez Bataille quelque chose qui le 841

Georges Bataille,Le Bleu du ciel, op. cil. , p. 381-382. Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cil. , p. 170. 843 « La Haine de la poésie » était le titre original qu'a donné Bataille à un livre paru en 1947 réunissant ses trois récits. Mais lors de sa réédition en 1962, l'auteur a choisi de le renommer « L'Impossible». Dans la préface de cette deuxième édition, Il explique la raison de ce changement de titre, ce qui nous permet de mieux comprendre sa mise en question de la poésie : « Il y a quinze ans j'ai publié une première fois ce livre. Je lui donnai alors un titre obscur : La Haine de la poésie. Il me semblait qu'à la poésie véritable accédait seule la haine. La poésie n'avait de sens puissant que dans la violence de la révolte. Mais la poésie n'atteint cette violence qu'évoquant l'impossible. À peu près personne ne comprit le sens du premier titre, c'est pourquoi je préfère à la fin parler de L 'Impossible. » (L 'Impossible, op. cit., p. 101.) La haine de Bataille envers la poésie, telle qu'elle est exprimée, est probablement due à son aversion pour la poésie au sens étroit, en particulier la poésie surréaliste qui célèbre le beau, l'idéal et l'absolu. Mais cette haine peut également être interprétée comme une méfiance envers la poésie au sens large, c'est-à-dire envers la littérature qui ne peut pas se passer du langage signifiant et discursif. Dans cette perspective, la poésie se présente plutôt comme un obstacle dans le mouvement de l'expérience-limite, entravant l'homme dans sa quête de l'impossible. Ainsi Bataille dit-il : « Je ne puis m'arrêter aux expressions poétiques de la possibilité épuisante du mouvement. Le langage détruit ou désagrégé répond au côté suspendu, épuisant, de la pensée, mais il n'en joue que dans la poésie. La poésie qui n'est pas engagée dans une expérience dépassant la poésie (distincte d'elle) n'est pas le mouvement, mais le résidu laissé par l'agitation. Subordonner l'agitation infinie de l'abeille à la récolte, à la mise en pot du miel est se dérober à la pureté du mouvement ; ! 'apiculture se dérobe, et elle dérobe le miel à la fièvre des abeilles.» (Le Coupable, op. cil. , p. 350.) Dans cet extrait, nous 842

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rapproche, contre son gré, de Sartre. Tous les deux hommes considèrent le langage comme un système de signes. Pour ce dernier, différent du peintre et du musicien, l'écrivain est quelqu'un comme le prosateur qui a affaire aux «significations 844 ». Il se sert des mots comme un moyen d'accéder à la réalité commune, concrète et tangible, qu'il prend pour la vérité absolue, l'essence du monde ou la chose même. C'est ainsi que sa fonction consiste à appeler un chat un chat. Quant à Bataille, il soutient que l'écrivain est quelqu'un comme le poète qui immole les significations des mots, et qui par cette mise à mort symbolique fait à ses lecteurs vivre une expérience de la mort. I\,iais n'est-ce pas toujours une manière, quoique maladive et perverse, de se rapporter aux significations, et donc une manière d'utiliser les mots pour atteindre une certaine réalité qui est certes obscure, évasive et ineffable, mais qui se présente non moins comme la vérité, l'essence ou la chose, tout comme le sacrificateur amène les participants à la communion sacrée, à la continuité de l'être en tuant la victime ? Il semble que Bataille, en fin de compte, échoue à reconnaître le langage littéraire comme un être autonome que sert le poète, mais plutôt comme un instrument dont il se sert, et ainsi considère la littérature non pas comme une fin en soi, mais comme quelque chose d'utilitaire, d'où proviennent ses infirmités. C'est pourquoi à ses yeux, si un écrivain aspire à accomplir«le sacrifice achevé, sans équivoque, sans réserve», il ne peut qu'abandonner l'écriture à l'instar de Rimbaud 845 . Autrement dit, au bout du possible nous ne pouvons que nous taire et il n'y a que le silence qui sévit; au bout du possible il n'y a plus aucune possibilité d'écrire.

V.3. Écrire pour prendre en charge l'impossibilité d'écrire En tant qu'expérience personnelle, l'écriture n'est qu'un engagement manqué, ne pouvant pas émanciper définitivement l'auteur de sa détresse pouvons observer encore une fois la volonté de Bataille de mettre à mort toute œuvre. Une œuvre se maintient toujours en mots, tandis que l'impossible qui ne peut être atteint que par la mort ne se maintient pas en tant qu'œuvre. De là vient la similarité entre la poésie et le sacrifice, qui sont tous les deux en quelque sorte impuissants : « certains de l'impuissance où les sacrifices d'objets sont de nous libérer vraiment, nous éprouvons souvent la nécessité d'aller plus loin, jusqu'au sacrifice du sujet. Ce qui peut n'avoir pas de conséquences, mais s'il succombe, le sujet lève le poids de l'avidité, sa vie échappe à l'avarice. Le sacrificateur, le poète, ayant sans relâche à porter la ruine dans le monde insaisissable des mots, se fatigue vite d'enrichir un trésor littéraire. Il y est condamné : s'il perdait le goût du trésor, il cesserait d'être poète.» (L 'Expérience intérieure, op. cit., p. 172.) 844 « On ne peint pas les significations, on ne les met pas en musique ; qui oserait, dans ces conditions, réclamer du peintre ou du musicien qu'ils s'engagent ? ,r L 'écrivain, au contraire, c'est aux significations qu'il a affaire. Encore faut-il distinguer : l'empire des signes, c'est la prose ; la poésie est du côté de la peinture, de la sculpture, de la musique. » Jean-Paul Sartre, Qu 'est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 63. 845 Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cit., p. 171.

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métaphysique; en tant que communication de cette expérience, elle n'est qu'un moyen limité, ne permettant pas aux lecteurs de s'affranchir réellement de leur misère existentielle. Dans cette perspective, écrire est s'embarquer dans un voyage dont la destination reste toujours hors de portée et qui ne peut jamais se terminer, voyage exactement comme l'errance désespérée et insensée à laquelle est condamné le héros du Château; et !'écrivain est alors celui qui est éternellement guetté par le silence, hanté par le désir de renoncer à parler. Nous en arrivons donc à un silence total et absolu, qui rend creux tous les mots et qui exclut toute possibilité d'écrire. Cependant, est-ce que ce silence constitue véritablement l'issue de l'écriture? Ce que nous avons révélé à propos de l'expérience-limite, c'est qu'elle se présente, en dernier ressort, comme un possible de l'impossible, c'est-à-dire un mode de penser et d'être pour l'homme une fois qu'il a affirmé l'impossibilité de penser et d'être. Il en va de même pour l'écriture, qui ne prend réellement vie qu'à partir du moment où elle s'avère impossible. En ce qui concerne l'écriture comme une expérience impossible, il est vrai qu'en elle ne se trouve aucune promesse de salut. D'ailleurs, si elle est considérée comme une lutte pour la libération, elle n'est alors en rien différente d'une opération servile. Mais cette perspective repose sur le fait que nous la concevons comme un mode passif d'exister, comme une réaction à la misère de l'homme, comme une poursuite effrénée de la délivrance dans la mort. Les choses prennent un autre sens si nous prenons en compte la propre volonté d'écrire de l'écrivain. Autrement dit, malgré le fait qu'écrire signifie affronter l'impossible, un écrivain authentique tel que Kafka choisit volontairement de le faire. Il est pleinement conscient du poids de ce choix, mais il en est néanmoins heureux. Certes, «l'heureuse exubérance de l'enfant» que Bataille observe dans son œuvre romanesque«se trouve dans le mouvement de libe1té souveraine de la mort», c'est-à-dire renvoie à la joie que lui apporte la mort en tant que son émancipation de la triste et insupportable vie sociale, joie qui se manifeste, par exemple, à la fin du Verdict: «quand le parapet est franchi, l'élan est celui de l'enfance vagabonde. L'attitude souveraine est coupable, elle est mallteureuse: dans la mesure où elle tente de fuir la mort, mais à l'instant même de mourir, sans défi, le mouvement éperdu de l'enfance se grise à nouveau de liberté inutile 846 . » Cependant, étant donné que Kafka est également l'auteur du Château, roman qui décrit cette errance douloureuse sans que la m01t ne puisse jamais arriver et dont le héros ne se sent jamais content et satisfait, il semble ainsi qu'une telle interprétation de la joie soit trop superficielle, ne touchant pas à l'essence de la gaieté qui jaillit ici et là dans son journal intime.

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Georges Bataille, La Littérature et le mal, op. cil. , p. 283-284.

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Comment comprendre alors cette heureuse exubérance chez Kafka? En fait, si la réponse que nous allons proposer n'est pas celle que donne Bataille dans son commentaire sur l'écrivain juif, elle est celle qu'il paraît suggérer, car pour lui l'expérience-limite est fondamentalement une affirmation non­ positive. Nous voulons dire que Kafka est quand même différent de ses personnages. Il n'est ni celui qui se jette dans les eaux pour mettre fin à son malheur, ni celui qui ne s'arrête jamais mais toujours impatient de trouver une certaine consolation dans un but proche, qui donc finit par tomber dans «la faute essentielle 847 ». En tant qu'artiste, en tant que poète, Kafka est «celui pour qui il n'existe pas même un seul monde, car il n'existe pour lui que le dehors, le ruissellement du dehors éternel» comme le dit Blanchot848 . En d'autres termes, il sait qu'écrire, c'est faire face à l'étrangeté de la mort, soit à l'impossibilité de lui donner un sens et d'en faire œuvre; c'est s'engager dans une lutte destinée à l'échec. Il reconnaît et accepte cette condition désespérée, mais il continue néanmoins à écrire spontanément et volontairement, et se réjouit même de cette expérience. Ce qui compte pour lui n'est pas la victoire finale à laquelle il aspire, mais l'instant présent de lutter à travers l'écriture, où il éteint toutes ses attentes et trouve une joie profonde, où la lutte elle-même devient pour lui «l'unique chose qui soit à faire849 ». La souveraineté n'est pas le grand château qu'il ne peut jamais atteindre en tant qu'écrivain, mais le bonheur qu'il ressent lorsqu'il décrit cette etTance interminable et impossible. Il n'est souverain que chaque fois qu'il prend sa plume, qu'il se voue entièrement à la littérature tout en affrrmant la futilité de celle-ci. Tel est ce que nous entendons en premier lieu par l'écriture comme prise en charge de l'impossibilité d'écrire. En second lieu, il faut aussi réexaminer la question de l'écriture en tant que communication de l'expérience impossible. Est-ce que la littérature n'est vraiment qu'un moyen? Est-elle incapable d'accueillir en elle-même l'impossible? Alors que Bataille, se méfiant du langage en raison de sa nature utilitaire, dénonce l'infirmité de toute écriture, Blanchot offre une réponse différente. Ce dernier, comme son ami, se situe aux antipodes de Sartre. :Mais il va encore plus loin jusqu'à contester toute la réalité extérieure que la littérature est conventionnellement censée nommer, dévoiler ou « [ . . . ] l'arpenteur tombe sans cesse dans la faute que Kafka désigne comme la plus grave, celle de l'impatience. L'impatience au sein de l'erreur est la faute essentielle, parce qu'elle méconnaît la vérité même de l'erreur qui impose, comme une loi, de ne jamais croire que le but est proche, ni que l'on s'en rapproche : il ne faut jamais en finir avec l'indéfini ; il ne faut jamais saisir comme l'immédiat, comme le déjà présent, la profondeur de l'absence inépuisable.» Maurice Blanchot, De Kafka à Kafka, op. cil. , p. 124. 848 Ibid. , p. 131. 849 « . . . ce n'est pas la victoire que j'espère, ce n'est pas la lutte qui me réjouit, ce n'est qu'en tant que l'unique chose qui soit à faire qu'elle peut me réjouir. Comme telle la lutte me remplit en effet d'une joie qui déborde ma faculté de jouissance ou ma faculté de don et ce ne sera peut-être pas à la lutte, mais à la joie, que je finirai par succomber. » Franz Kafka, Journal intime, cité in Georges Bataille, La Littérature et le mal, op. cit. , p. 280. 847

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représenter : « le silence, le néant, c'est bien là l'essence de la littérature, "la Chose même". » Selon Blanchot, les mots qu'emploie l'écrivain ne sont pas des signes. Il ne s'en sert pas pour désigner des objets, mais les sert en tant qu'objets. Sa mission unique consiste à restaurer le langage, cette réalité interne de la littérature, comme la valeur propre de celle-ci. En proposant cette conception du langage littéraire que Sartre reconnaît mais méprise et que Bataille semble échouer à reconnaître, Blanchot parvient ainsi à justifier la littérature : .. ] cette maladie est aussi la santé des mots. L'équivoque les déchire ? Heureuse équivoque sans laquelle il n'y aurait pas de dialogue. Le malentendu les fausse ? mais ce malentendu est la possibilité de notre entente. Le vide les pénètre ? Ce vide est leur sens même. Naturellement, un écrivain peut toujours se donner pour idéal d'appeler un chat un chat. Mais ce qu'il ne peut pas obtenir, c'est de se croire alors sur la voie de la guérison et de la sincérité. Il est au contraire plus mystificateur que jamais, car le chat n'est pas un chat, et celui qui l'affirme n'a rien d'autre en vue que cette hypocrite violence : Rolet est un fripon850 .

Autrement dit, en recentrant l'intérêt de la littérature sur le langage lui­ même, sur sa propre intériorité, Blanchot l'émancipe de sa dépendance à l'égard de ce qui lui est extérieur et restitue sa souveraineté. Plus précisément, en quoi consiste cette santé ou bien la possibilité des mots ? Pour répondre à cette question, il convient tout d'abord de souligner que l'idée de la distinction des deux langages, Blanchot en hérite directement de la transposition poétique de Mallarmé. Celui-ci, dans son fameux texte « Crise de vers », sépare « le double état de la parole, brut ou immédiat ici, là essentiel». Dans le premier, la parole est utilisée « commercialement », c'est-à-dire qu'elle est simplement considérée comme « une pièce de monnaie » servant à « échanger la pensée humaine ». Dans cet usage, la parole n'existe pas pour elle-même, mais constitue seulement le substitut creux des choses qu'elle représente. « Narrer », « enseigner», « décrire », tout cela relève d'une telle « fonction de numéraire facile et représentatif», où la parole est assimilable au «reportage». Au contraire, l'état essentiel de la parole consiste en ce que la poésie transpose « un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole » pour qu'en émane «la notion pure ». Il s'agit d'une transposition du concret à l'abstrait, de la chose à l'idée, qui se réalise à travers la matérialité vibratoire du mot. En d'autres termes, le vers «refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire» afin que la notion se cristallise dans la « sonorité » du mot. Ainsi, la parole poétique est une fin en soi. « Par

850

Maurice Blanchos « La littérature et le droit à la mort», art. cit. , p. 21-23.

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nécessité constitutive d'un art consacré aux fictions, sa virtualité851 », elle constitue la préoccupation même du poète en quête de la notion pure. Blanchot se livre à une interprétation continue ce texte extrêmement riche, dense et hermétique tout au long de son œuvre. Il s'inscrit dans cette lignée de Mallarmé, tout en lui apportant certaines nuances, pour développer sa propre conception du langage littéraire. Parmi ses nombreux commentaires sur ce double état de la parole, nous nous concentrons sur «La littérature et le droit à la mort», car celui-ci analyse non seulement la littérature à la lumière de la mort, mais constitue aussi une réplique à la vision littéraire de Sartre. La réflexion de Blanchot commence par une interrogation sur la fonction du langage brut ou du langage commun. Celui­ ci possède certes un aspect purement utilitaire. Il tend à disparaître derrière les choses auxquelles il fait référence, tout comme un objet utile tel que la monnaie s'efface dans son usage. Mais il détient en même temps le pouvoir de nommer, par lequel il se rapproche du langage essentiel, ce qui constitue un déplacement par rapport à la conception mallarméenne de la parole poétique. Qu'est-ce que fait un mot quand il nomme un être? «Le mot me donne ce qu'il signifie, mais d'abord il le supprime. [ . . . ] Le mot me donne l'être, mais il me le donne privé d'être. Il est l'absence de cet être, son néant, ce qui demeure de lui lorsqu'il a perdu l'être, c'est-à-dire le seul fait qu'il n'est pas.» À partir de l'instant de la nomination,«le chat cess[e] d'être un chat uniquement réel, pour devenir aussi une idée». Ici, Blanchot fait explicitement référence à la dialectique hégélienne qui fascine Mallarmé et dont hérite Sartre. Il place le langage qui nomme du côté du travail, de l'action, de la puissance de négation qui consiste à supprimer dialectiquement un objet, c'est-à-dire à le transformer en le niant. En ce sens, «mon langage signifie essentiellement la possibilité de cette destruction», ou bien «quand je parle, la mort parle en moi 852 ». C'est ce pouvoir d'abstraction que Mallarmé lui-même attribue à la parole essentielle et poétique: «Je dis : une fleur! et, hors de l'oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d'autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l'absente de tous bouquets 853 . » Selon Blanchot, pourtant, cette absence du «fait de nature» constitue le fondement de toute communication courante et faible, car une fois mort et transformé en idée, un être ne change plus et élimine pour cette raison toute ambiguïté et tout malentendu de son royaume. Ainsi, la nomination met fin à l'ère des choses, des êtres et donc du chaos, et inaugure celle du sens, de l'être et donc de la certitude:

851 Stéphane Mallarmé, Variations sur un sujet, in Œuvres complètes, éd. établie et annotée pat Hemi Mondor et G. Jean Aubry, Paris, Gallimatd, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1945, p. 366, 368. 852 Maurice Blanchot, « La littérature et le droit à la mort», art. cit. , p. 36-37. 853 Stéphane Mallarmé, Variations sur un sujet, op. cit., p. 368.

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Nommer le chat, c'est, si l'on veut, en faire un non-chat, un chat qui a cessé d'exister, d'être le chat vivant, mais ce n'est pas pour autant en faire un chien, ni même un non-chien.[ ... ] la non-existence du chat une fois passée dans le mot, le chat lui-même ressuscite pleinement et certainement comme son idée (son être) et comme son sens : le mot lui restitue, sur le plan de l'être (l'idée), toute la certitude qu'il avait sur le plan de l'existence. Et même cette certitude est beaucoup plus grande : à la rigueur, les choses peuvent se transformer, il leur arrive de cesser d'être ce qu'elles sont, elles demeurent hostiles, inutilisables, inaccessibles ; mais l'être de ces choses, leur idée, ne change pas : l'idée est définitive, sûre, on la dit même éternelle854 .

Évidemment, cela montre que la fonctionnalité et l'utilité du langage réside dans son pouvoir de nomination, et c'est vers ce « mouvement de négation par lequel les choses sont séparées d'elles-mêmes et détruites pour être connues, assujetties, communiquées », qu'est tournée « la prose significative », dont « le but est d'exprimer les choses dans un langage qui les désigne par leur sens 855 ». Ainsi, pour quelqu'un qui tient la prose pour la forme idéale de la littérature, « mal nommer un objet, c'est ajouter au malheur de ce monde » comme le dit Camus 856 . Cependant, d'après Blanchot, le pouvoir du langage littéraire consiste justement à mal nommer les choses. Si « le mot chat n'est pas seulement la non-existence du chat, mais la non-existence devenue mot, c'est-à-dire une réalité patfaitement déterminée et objective », le langage littéraire voit là « une difficulté et même un mensonge », parce qu'il ne peut pas transposer « l'irréalité de la chose » dans sa propre réalité, parce que « l'absence infinie de la compréhension » ne peut pas « accepter de se confondre avec la présence limitée et bornée d'un mot seul ». Ainsi, il devient nécessaire de mal nommer le chat, c'est-à-dire de perturber la relation convention­ nellement établie entre un mot et le néant qu'il désigne, car de cette façon un mot cesse d'être une prison du néant, lequel il est pourtant incapable de contenir, et devient un accès aux possibilités infinies que représente ce néant : « voici ouvert l'accès d'autres noms, moins fixes, encore indécis, plus capables de se concilier avec la liberté sauvage de l'essence négative, des ensembles instables, non plus des termes, mais leur mouvement, glissement sans fin de "tournures" qui n'aboutissent nulle part. Ainsi naît l'image qui ne désigne pas directement la chose, mais ce que la chose n'est pas, qui parle du chien au lieu du chat 857 . » Un tel pouvoir du langage littéraire est ce que signifie l'autre formule de Blanchot dans L'Entretien infini : « Dans chaque mot, tous les mots 85 8 . » C'est aussi ce qu'entend Bataille par l'expression « cheval de beurre ». Il s'agit en réalité de 854

Maurice Blanchot, « La littérature et le droit à la mort», art. cit. , p. 38-39. Ibid. , p. 44, 47. 856 Albert Camus, « Sur une philosophie de l'expression», in Œuvres complètes, op. cit., t. 1, p. 908. 857 Maurice Blanchot, « La littérature et le droit à la mort », art. cit. , p. 39-40. 858 Maurice Blanchot, L 'Entretien infini, op. cit., p. 39. 855

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suspendre le rapport pratique entre les mots et les idées reçues qu'ils sont censés désigner ainsi que leur fonction utilitaire, afm de les faire entrer dans un nouvel ordre où ils peuvent représenter tout l'imaginaire. En d'autres termes, nommer le chat, c'est le mettre à mort pour en posséder le cadavre en tant que connu; le mal nommer, c'est au contraire le sacrifier pour que son cadavre ouvre la voie vers l'inconnu. Dans cette perspective, différemment de ce que pense Sartre, l'écrivain a pour fonction de toucher «l'informulé dans le connu du mot», d'interroger«l'informulé de la nomination859 ». Pourtant, si la littérature s'arrête là, elle n'a toujours affaire qu'à la mort ou à l'absence des choses. On admet en général qu'aucun langage ne peut voir le jour sans l'acte de nommer. Si nommer une chose implique inévitablement sa mise à mort, le langage, même celui de la littérature, ne peut alors exister qu'après la mort de toute chose: «Dans la parole meurt ce qui donne vie à la parole; la parole est la vie de cette mort, elle est "la vie qui porte la mort et se maintient en elle".» Ainsi paraît-il que l'écrivain ne puisse jamais, sans renoncer à parler et se vouer totalement au silence, faire renaître le chat dans son être. Voilà l'aporie ultime à laquelle est confronté Blanchot. De plus, mal nommer le chat pour renvoyer à ce qu'il n'est pas, n'est-ce pas quand même considérer les mots comme signes et recourir à leur pouvoir de désigner et de représenter une (ir)réalité extérieure, que ce soit une présence stable ou indécise, donc s'en servir en tant que moyen et faire de la littérature un instrument? Voilà l'impossibilité d'écrire à laquelle aboutit la pensée de Bataille: le «cheval de beurre», en mal nommant le cheval et le beurre, renvoie à une multitude de choses irréelles qui dépassent l'idée ou le sens unique des mots«cheval» ou«beurre». Mais il s'agit tout de même d'utiliser les mots, d'une manière maladive, pour signifier quelque chose d'i.tTéel. Or selon Blanchot, c'est à partir de cette impossibilité ontologique que commence la tâche la plus essentielle de la littérature: «Le langage de la littérature est la recherche de ce moment qui la précède. Généralement, elle le nomme existence; elle veut le chat tel qu'il existe, le galet dans son parti pris de chose». La référence à la poésie de Ponge n'est pas simplement une évocation de sa propre manière de mal nommer les choses, c'est-à-dire de rompre avec les lieux communs du langage en tant que système référentiel. C'est surtout parce que Blanchot y voit l'espoir d'atteindre, par la parole, 859

« Si le mot est aisément identifiable par sa définition et par l'usage que l'on en fait, il n'en reste pas moins un lieu d'incertitude mettant au jour des souterrains menant vers d'autres souterrains et cela sans fin. En fait, ce n'est pas l'usage ordinaire de la langue qui rend la nomination impossible, mais son usage littéraire. Si la langue commune fait un usage mesuré du mot qui conserve une valeur stable que la définition confirme, la langue littéraire, au contraire, nous permet de concevoir et de toucher l'infonnulé dans le connu du mot. En entrant littérairement dans la nomination, autrement dit dans ce que la langue tente de nommer, l'écrivain construit un véritable travail d'écriture qui devient son style, sa grammaire de création. Et c'est à ce niveau que l'écrivain interroge l'informulé de la nomination.» Alain Milon, « L'expérience-limite : le discontinu de la nomination», art. cil. , p. 356.

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l'existence des choses «qui est le fondement de la parole et que la parole exclut pour parler». Où réside alors cet espoir? Dans la matérialité du langage, dans ce fait que les mots aussi sont des choses, une nature, ce qui m'est donné et me donne plus que je n'en comprends. Tout à l'heure, la réalité des mots était un obstacle. Maintenant, elle est ma seule chance. Le nom cesse d'être le passage éphémère de la non-existence pour devenir une boule concrète, un massif d'existence ; le langage, quittant ce sens qu'il voulait être uniquement, cherche à se faire insensé. Tout ce qui est physique joue le premier rôle : le rythme, le poids, la masse, la figure, et puis le papier sur lequel on écrit, la trace de l'encre, le livre. Oui, par bonheur, le langage est une chose : c'est la chose écrite, un morceau d'écorce, un éclat de roche, un fragment d'argile où subsiste la réalité de la terre. Le mot agit, non pas comme une force idéale, mais comme une puissance obscure, comme une incantation qui contraint les choses, les rend réellement présentes hors d'elles-mêmes860 .

Nous voyons ici réapparaître l'ombre de :Mallarmé, qui écrit des vers non avec des idées, mais avec des mots sonores. L'existence des choses se matérialise dans le corps du langage. Les mots ne sont plus de simples signes, quelque chose d'utile. Ils ne servent plus à désigner et à représenter les choses, mais ils deviennent eux-mêmes les choses et se contentent d'être là : «La littérature, en se faisant impuissance à révéler, voudrait devenir révélation de ce que la révélation détruit. Effort tragique. Elle dit : Je ne représente plus, je suis ; je ne signifie pas, je présente861 ». Mais il faut encore souligner que, cette existence qui s'incarne dans la réalité des mots n'est pas l'être particulier et concret des choses. Quoi qu'il en soit, le mot « chat » ne peut pas véritablement concrétiser, dans son propre corps d'encre, le corps vivant d'un chat avec ses pattes, sa fomrure et son miaulement. Ainsi est-il évident que la littérature dont nous parlons, si elle présente les choses, est différente du calligramme d'Apollinaire. :Mais cette existence n'est pas non plus l'unité, la plénitude ou la continuité de l'être qui ne peut être retrouvée que dans la mort, ou la première nuit qui engloutit tous les êtres. Tout cela est, comme nous l'avons dit, absolument impossible, ne pouvant en aucun cas être touché ni présenté dans le langage. Il s'agit de la présence qui est toujours absente. En revanche, l'existence qu'entend Blanchot est « la présence des choses, avant que le monde ne soit, leur persévérance après que le monde a disparu, l'entêtement de ce qui subsiste quand tout s'efface et l'hébétude de ce qui apparaît quand il n'y a rien ». C'est « un moment de l'anonymat universel, une affirmation brute, la stupeur du face-à-face au fond de l'obscurité862 »; c'est l'autre nuit qui n'est

Maurice Blanchot, « La littérature et le droit à la mort», art. cit. , p. 41-42. Ibid. , p. 43. 862 Ibid. , p. 42. 860 861

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ni jour ni nuit, mais qui est rejetée par l'un et hantée par l 'autre863 ; ou bien c'est l' « existence vague, indéterminée, insaisissable, où rien n'apparaît, sein de la profondeur sans apparence », qui est « privée de sens », « sans l'être864 ». En somme, il s'agit du courant impersonnel de l'être, de l'être en tant que silence, vide, néant, de la présence de l'absence. Puisque }'écrivain est à la recherche de cette présence ou existence étrange, selon Blanchot, « la littérature est alors le souci de la réalité des choses, de leur existence inconnue, libre et silencieuse ; elle est leur innocence et leur présence interdite, l'être qui se cabre devant la révélation, le défi de ce qui ne veut pas se produire au-dehors. Par là, elle sympathise avec l'obscurité, avec la passion sans but, la violence sans droit, avec tout ce qui, dans le monde, semble perpétuer le refus de venir au monde865 ». Qu'est-ce que donc cette littérature plus précisément ? Une littérature qui sert les mots en tant que choses et dont la fin réside moins dans l'idée qu'exprime son langage que dans la matérialité de celui-ci, littérature qui « fait alliance avec la réalité du langage » et qui « en fait une matière sans contour, un contenu sans forme, une force capricieuse et impersonnelle qui ne dit rien, ne révèle rien et se contente d'annoncer, par son refus de rien dire, qu'elle vient de la nuit et qu'elle retourne à la nuit ». En d'autres termes, les mots que cette littérature fait apparaître comme son essence et sa valeur, « ne signifient plus l'ombre, la terre, ils ne représentent plus l'absence de l'ombre et de la terre qui est le sens, la clarté de l'ombre, la transparence de la terre : l'opacité est leur réponse ; le frôlement des ailes qui se referment est leur parole ; la lourdeur matérielle se présente en eux avec la densité étouffante d'un amas syllabique qui a perdu tout sens866 ». Une telle littérature est celle qui renaît de l'effondrement à la fois comique et tragique du langage commun et de la communication courante et qui répond au vide béant derrière, effondrement et vide mis en scène par exemple dans La Cantatrice chauve et La Leçon d'Ionesco. Elle est celle que recherche par exemple Beckett dans En attendant Godot, dont le langage se fait en se faisant, dont le sens converge sur l'attente même de l'achèvement de la construction de son langage pourtant toujours en cours. Il s'agit d'une littérature dont le geste de dire précède le dit, dont la valeur consiste en le devenir, ou en la « virtualité » pour reprendre le terme de Mallatmé, de sa parole. Ainsi en arrivons-nous à une écriture complètement neutre, qui se passe de l'écrivain aussi bien que du monde, qui n'est qu'une expérience même du langage, lui-même devenu la matière du néant : « On écrit des phrases, pour que la visibilité des phrases recouvre et préserve le privilège « Elle n'est pas la nuit ; elle en est la hantise ; non pas la nuit, mais la conscience de la nuit qui sans relâche veille pour se surprendre et à cause de cela sans répit se dissipe. Elle n'est pas le jour, elle est le côté du jour que celui-ci a rejeté pour devenir lumière. » Ibid. 864 Ibid. , p. 4 5-46, 49. 865 Ibid. , p. 45. 866 Ibid. 863

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d'invisibilité et le pouvoir de récusation et d'effacement qui ne laisse pas "écrire" être autre chose qu'un mot neutre 867 . » Cette écriture est celle d' Artaud, qui «ne se soumet pas aux qualités fonctionnelles que le langage revendique, l'agencement formel de ses embrayeurs notamment», qui«revendique l'interruption, la rupture en permanence comme elle n'accepte pas un langage à parité fixe», qui «se trouve hors du langage comme pour revendiquer sa matérialité et sa capacité à exister sans se laisser prendre par la captation forcée du sens 86 8 », qui se manifeste donc, par exemple, dans ce « langage physique et concret», ce « langage matériel et solide» du théâtre de la cruauté voulant se passer du «langage de la parole 869 ». Nous aboutissons ainsi à «la clôture de la représentation» comme le dit Derrida, à cette écriture qui redevient «gestes», où «on dénude la chaire du mot, sa sonorité, son intonation, son intensité, le cri que l'articulation de la langue et de la logique n'a pas encore tout à fait refroidi, ce qui reste de geste opprimé dans toute parole, ce mouvement unique et irremplaçable que la généralité du concept et de la répétition n'ont jamais fini de refuser870 ». Maurice Blanchot, L 'Entretien infini, op. cil. , p. 493. Alain Milon, Sous la langue, Artaud : la réalité en folie, Paris, Encre marine, 2016, p. 12. 869 Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, op. cil. , p. 45-46. Le langage physique et matériel renvoie à tous les éléments non verbaux présents sur la scène. Voici l'explication que l'auteur en donne et la raison pour laquelle il souhaite se passer du langage parlé, raison qui pourtant nous permet également de percevoir la matérialité de ce dernier : « Il [le langage physique et matériel] consiste dans tout ce qui occupe la scène, dans tout ce qui peut se manifester et s'exprimer matériellement sur une scène, et qui s'adresse d'abord aux sens au lieu de s'adresser d'abord à l'esprit comme le langage de la parole. (Je sais bien que les mots eux aussi ont des possibilités de sonorisation, des façons diverses de se projeter dans l'espace, que l'on appelle les intonations. Et il y aurait d'ailleurs beaucoup à dire sur la valeur concrète de l'intonation au théâtre, sur cette faculté qu'ont les mots de créer eux aussi une musique suivant la façon dont ils sont prononcés, indépendamment de leur sens concret, et qui peut même aller contre ce sens, - de créer sous le langage un courant souterrain d'impressions, de correspondances, d'analogies ; mais cette façon théâtrale de considérer le langage est déjà un côté du langage accessoire pour l'auteur dramatique, et dont, surtout actuellement, il ne tient plus du tout compte dans l'établissement de ses pièces. Donc passons.)» (P. 46.) 870 Jacques Derrida, L 'Écriture et la différence, op. cit., p. 352. Son commentaire sur le théâtre artaudien est intitulé « Le théâtre de la cruauté et la clôture de la représentation». D 'ailleurs, il est intéressant de voir que dans ce texte, Derrida oppose le théâtre de la cruauté à celui de l'absurde : « Est sans aucun doute étranger au théâtre de la cruauté : [ . . . ] tout théâtre privilégiant la parole ou plutôt le verbe, tout théâtre de mots, même si ce privilège devient celui d'une parole se détruisant elle-même, redevenant geste ou ressassement désespéré, rapport négatif de la parole à soi, nihilisme théâtral, ce qu'on appelle encore théâtre de l'absurde. Non seulement un tel théâtre serait consumé de parole et ne détruirait pas le fonctionnement de la scène classique, mais il ne serait pas, au sens où l'entendait Artaud (et sans doute Nietzsche) affirmation. » (P. 358.) Il est certes discutable de mettre le théâtre de l'absurde du côté de celui de la cruauté, car pour Ionesco et Beckett, le théâtre répond plutôt à l'impossibilité même de la vie, tandis que pour Artaud, le théâtre est fondamentalement une affirmation de la vie en ce qu'elle a d'irreprésentable : « Le théâtre doit s'égaler à la vie, non pas à la vie individuelle, à cet aspect individuel de la vie où triomphent les CARACTÈRES, mais à une sorte de vie libérée, qui balaye l'individualité humaine et où l'homme n'est plus Sol

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Une telle écriture qui ne représente pas mais présente, qui ne se sert pas des mots mais les sert, semble absente dans la conception de la littérature selon Bataille. Cependant, il ne paraît pas l'ignorer, mais la réserve plutôt à l'art, à la peinture moderne qui est marquée par la rupture avec la tradition de la représentation et qui fait apparaître l'être même de sa matière constitutive. Dans son ouvrage consacré à Manet, rédigé durant ses demières années, Bataille dit qu'il reconnaît dans les œuvres du peintre une certaine impersonnalité et que celui-ci est guidé dans sa recherche artistique par un «tourment impersonnel». En évoquant L'Exécution de Maximilien, il affmne que ce tableau est «la négation de l'éloquence, il est la négation de la peinture qui exprime, comme le fait le langage, un sentiment», qu'il supprime toute «signification» et est imprégné d'une«apathie profonde». Cela nous permet de voir qu'il parle d'un art privé de ses fonctions traditionnelles d'expression et même de représentation: «Manet dérange et ne veut pas satisfaire: il cherche même à décevoir. Il conteste la possibilité de représenter que la toile lui donne: il la tient sous sa brosse, mais sous la brosse elle se retire871 .» Cet art a souvent pour sujet la mort, mais l'artiste la peint d'une manière«insensible» et«insignifiante», cherchant à enlever tout son sens, à supprimer sa force violente et destructrice, à la fois vertigineuse et contagieuse. Tout ce que manifeste cet art n'est qu'un «désir de nier - ou de surmonter - l'horreur et de la réduire à la nai\reté de la lumière». Ainsi semble-t-il transcender la littérature que conçoit Bataille, celle en tant que simulacre fascinant et terrifiant de la souveraineté absolue mais inaccessible. Au contraire, de ses «taches de couleur» qui «ne chantent pas» émanent une «plénitude pesante», un «poids» «essentiels à ce que l'homme moderne est souverainement, en silence, s'il rejette un verbiage grandiloquent, qui ordonne l'existence commune, qui fausse les sentiments de tous, qui les engage dans de risibles servilités 872 ». Autrement dit, il s'agit d'un art qui incame dans son propre corps l'existence muette, impersonnelle et impossible, soit la souveraineté authentique. Tout cela est particulièrement visible dans Olympia. Selon Bataille, de même que L'Exécution de Maximilien qui se détache du«récit [. . . ] de l'événement tragique de Querétaro», ce tableau efface tout «texte»: ce qu'il «signifie n'est pas le texte, mais l'effacement». La femme que peint Manet,«dans son exactitude provocante», n'est«rien»;«sa nudité (s'accordant il est vrai à celle du corps) est le silence qui s'en dégage»; «ce qu'elle est, est !"'horreur sacrée" de sa présence - d'une présence dont la simplicité est celle de l'absence». Ainsi Bataille paivient-il à un art qui non seulement s'oppose à la prose que préconise Sartre, mais qui dépasse aussi la qu'un reflet.» (Théâtre et son double, op. cit., p. 139.) Cependant., les deux théâtres selon nous se rapprochent l'un de l'autre en ce qu'ils abandonnent tous les deux l'aspect référentiel du langage, considèrent la parnle comme un geste et prennent les mots pour une matière plastique. Nous jugeons qu'il n'est pas très juste de dire que le théâtre d'Ionesco et surtout de Beckett « ne détruirait pas le fonctionnement de la scène classique». 871 Georges Bataille, Manet, in OC, IX, op. cit., p. 123, 132-133, 156. 872 Ibid. , p. 133-134. 301

poésie qu'il envisage lui-même: «l'v1anet se sépare du réalisme en ceci que le réalisme de Zola situe ce qu'il décrit: le réalisme de l'v1anet - celui du moins de !'Olympia - eut une fois le pouvoir de ne le situer nulle part, ni dans le monde sans charme que révèle le mouvement du langage prosaïque, ni dans l'ordonnance convulsive de la fiction. » En fin de compte, ce qui importe dans les toiles de l'v1anet, c'est une «vibration pure et suraiguë qui s'est rendue indépendante de la signification prêtée», «vibration de la lumière 873 ». En conclusion, nous pouvons affirmer que dans la peinture de l'v1anet et dans l'art moderne en général, Bataille voit la possibilité d'une écriture impersonnelle et silencieuse, qui accueille dans le cmps des mots, des couleurs ou des matières brutes l'impossible souveraineté du neutre874 . Avec cette conception de l'art, Bataille et Blanchot le ramènent ainsi à lui­ même. C'est un art auquel il importe seulement l'être de sa propre matière brute. Une telle affirmation de la finalité interne à l'art ne provient pas d'un souci formel et esthétique, mais d'une hantise ontologique. Cependant, cette conception ne constitue toujours pas une réponse ultime à l'aporie de la littérature, de cette«vie qui porte la mort et se maintient en elle». Certes, cette forme de littérature parvient à réaliser la présence de l'absence à travers la réalité de son langage. l'v1ais il s'agit du «langage particulier d'une œuvre particulière». Comment une telle réalité peut-elle accueillir pleinement l'existence brute et indéterminée des choses, elle-même équivalente à la trace d'une disparition? Dans ce sens-là, cette littérature digne du nom de poésie n'est pas différente de la prose, dont le langage est lui-même «un monstre à deux faces, réalité qui est présence matérielle et sens qui est absence idéale». Une telle aporie, Blanchot l'appelle«ambiguïté»:«Pourquoi y a-t-il de l'ambiguïté dans le monde? L'ambiguïté est sa propre réponse. On ne lui répond qu'en la retrouvant dans l'ambiguïté de la réponse, et la réponse ambiguë est une question au sujet de l'ambiguïté875 .» Cela revient à dire qu'écrire est fmalement impossible, quoi qu'il en soit. Néanmoins, face à cette ambiguïté, l'écriture ne devient-elle pas plutôt une épreuve existentielle pour l'écrivain, ou une attitude, un geste? Un geste de s'ouvrir à la pluralité, à l'altérité, à la différence absolue. En d'autres termes, écrire n'est possible qu'une fois que se révèle le pouvoir de néantisation du langage, et consiste en la poursuite sans fm à travers les mots de Ibid. , p. 142, 156-157. Cette tendance de la peinture moderne est universellement reconnue et acceptée. Par exemple, Deleuze identifie dans les tableaux de Bacon une tentative similaire d'« isoler la Figure », qui est « le moyen le plus simple, nécessaire quoique non suffisant, pour rompre avec la représentation, casser la narration, empêcher l'illustration, libérer la Figure : s'en tenir au fait» (Francis Bacon : Logique de la sensation, Paris, Seuil, coll. « L'Ordre philosophique», 2002, p. 12). Les figures isolées et libérées chez Bacon nous rappellent la femme dans Olympia, existant dans une impersonnalité totale. Ce neutre semble correspondre à la « sensation» dont parle Deleuze dans son ouvrage, qui est étrangère à tout sentiment mais constitue un simple « être au monde», et qui remonte à la peinture de Cézanne (cf. p. 39-40), lui-même héritier de Manet. 875 Maurice Blanchos « La littérature et le droit à la mort», art. cit. , p. 54, 57. 873

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ce néant pourtant toujours fuyant. Bien sûr, on pourrait être tenté de rapporter une telle écriture à«la perversité de quelque folie» comme l'on le fait patfois avec Artaud qui, dans ses derniers écrits, se livre à l'invention des vocables cotporels. Cependant, écrire est fondamentalement un acte insensé, car c'est se vouer à l'espace neutre des mots, à «l'Autre de la parole», à «ce manque même»; c'est entrer «à notre tour, en aveugles, dans cette navigation qui ne trouve pas son terme dans quelque port ni dans quelque naufrage : tous livrés, avec plus ou moins d'emphase ou de simplicité, au jeu du déplacement sans place, du redoublement sans doublement, de la réitération sans répétition, ces procédés qui s'enroulent et se dés enroulent infiniment et immobilement les uns dans les autres, comme si par là pouvait s'épuiser le mot qui est de trop876». Il est également tentant d'attacher à cette écriture un certain hermétisme comme l'on le fait parfois avec l\1allarmé, qui est constamment obsédé par l'ambition impossible d'écrire un poème absolu, de réunir l'être et le néant dans un seul mot. Cependant, écrire est bel et bien un geste mystique, car c'est se consacrer à l'expérience-limite du langage; c'est s'efforcer d'écrire après avoir affnmé l'impossibilité d'écrire, d'écrire qu'il est impossible d'écrire: «À quoi tend l'écriture? À nous libérer de ce qui est. [ . . . ] La littérature a pour loi ce mouvement vers autre chose, vers un au-delà qui pourtant nous échappe, puisqu'il ne peut être [ . . . ] c'est vers l'absence absolue qu'il s'oriente, c'est le silence qu'il appelle. [ . . . ] c'est, au contraire, la singularité et le prodige du langage de donner une valeur de création, une puissance de foudre à rien, au vide pur, au néant dont il s'approche, s'il ne l'atteint, comme de sa limite et de ses conditions [ . . . ] 877 .» Cette limite, «point central», est l'accès à «l'espace littéraire». l\1ais la littérature elle-même, dans toute son essence, n'est rien de plus que le mouvement d'«approche» de ce point ou de cet espace, mouvement d'un langage qui est toujours en train de se faire878 . Maurice Blanchot, L 'Entretien infini, op. cil. , p. 495-497. Maurice Blanchot, LaParl dufeu, op. cil. , p. 46-47. 878 Le deuxième chapitre de L 'E ace littéraire intitulé « Approche de l'espace littéraire» est sp entièrement consacré à « l'expérience de Mallarmé» (op. cil. , p. 33-52). Dans ce chapitre, Blanchot donne de nouveau une interprétation assez complète du « double état de la parole» que sépare Mallarmé, et elle correspond à l'analyse de différents niveaux de l'écriture que nous avons faite dans cette section. Finalement, l'auteur en arrive au « point central», qui est « celui où l'accomplissement du langage coïncide avec sa disparition, où tout se parle [ . . . ], tout est parole, mais où la parole n'est plus elle-même que l'apparence de ce qui a disparu, est l'imaginaire, l'incessant, l'interminable» ; il est le moment où « l'œuvre, en lui, s'engage dans l'épreuve de ce qui toujours par avance ruine l'œuvre et toujours en elle restaure la surabondance vaine du désœuvrement ». C 'est ce point que l'auteur nomme « ambiguïté». Il s'agit d'un point impossible à atteindre. Dans ce sens-là, l'écriture devient l'expérience d'un langage qui est toujours en train d'avoir cours, le mouvement qui tourne éternellement autour de ce point : « Écrire commence seulement quand écrire est l'approche de ce point où rien ne se révèle, où, au sein de la dissimulation, parler n'est encore que l'ombre de la parole, langage qui n'est encore que son image, langage imaginaire et langage de l'imaginaire, celui que personne ne parle, murmure de l'incessant et de l'interminable auquel il faut imposer silence, si l'on veut, enfin, se faire entendre. » (P. 46, 48, 51-52.) 876

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CONCLUSION

«Ceci [l'expérience] atteint comme une extrémité du possible, il va de soi que la philosophie proprement dite est absorbée, qu'étant déjà séparée du simple essai de cohésion des connaissances qu'est la philosophie des sciences, elle se dissout. Et se dissolvant dans cette nouvelle façon de penser, elle se trouve n'être plus qu'héritière d'une théologie mystique fabuleuse, mais mutilée d'un Dieu et faisant table rase 879 . » Ce passage extrait de l'ouvrage de Bataille consacré à la notion d'expérience résume succinctement ce qu'il essaie de réaliser avec elle. D'une certaine manière, il résume aussi ce que nous devons retenir de son œuvre et de sa pensée. En d'autres termes, quel est l'héritage de cette«somme» qui englobe tout mais en même temps se résout à rien, somme construite mais aussi défaite autour de l'expérience-limite? Quelle leçon pouvons-nous en tirer? C'est précisément «cette nouvelle façon de penser» qui se présente, comme nous l'avons proposé dès le début et constamment démontré tout au long de cette étude, à la fois comme une interrogation et une affirmation, interrogation sur le possible et affrrmation de l'impossible. Pour revenir à l'idée de Blanchot, à laquelle nous avons fait référence dans l'introduction, le mode d'expression qu'est la philosophie est fondamentalement une interrogation, refusant de croire en une vérité universelle et osant tout mettre en question. C'est aussi la définition que donne Bataille à l'expérience, qui n'est rien d'autre qu'un mouvement de contestation. En ce sens, bien que l'expérience chez lui ne soit pas un concept philosophique développé d'une manière cohérente et systématique et qu'elle diffère dans tous les aspects de l'expérience entendue par les philosophes traditionnels, elle renferme néanmoins la quintessence même de la philosophie. En réalité, c'est en s'éloignant de la philosophie en tant que pensée discursive qu'elle se rapproche de la philosophie en tant qu'esprit d'interrogation et de contestation. Cela ne signifie pas, bien sûr, que la philosophie sous forme de compréhension du monde par la réflexion rationnelle et critique manque de pouvoir d'interrogation. Mais si nous réduisons la philosophie à une simple opération intellectuelle, nous risquons de nous consoler dans l'omnipotence de la raison, d'interroger seulement 879

Georges Bataille,L 'Expérience intérieure, op. cil. , p. 21.

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pour renforcer notre unique croyance en la production, l'acquisition et l'accumulation de connaissances et de richesses, en le développement technologique et en le progrès scientifique, qui sont rendus possibles par la raison, et de finalement rétrécir la pensée, assécher la vie et exténuer, étouffer et fractionner la société. C'est ce dont témoigne le courant historique depuis les Lumières, dont la devise, selon Kant, est précisément «Sapere aude, aie le courage de te servir de ta propre intelligence! 880» Les problèmes sociaux et politiques auxquels l'Europe a été confrontée au milieu du XXe siècle, qui pourraient aussi être, sous de nouvelles formes, les nôtres aujourd'hui, sont en grande partie les conséquences d'un surdéveloppement de la rationalité instrumentale et d'une hyper-intellectualisation de la pensée. Cependant, Bataille se méfie de la philosophie en tant que science rigoureuse et rejette la figure du sage, de l'homme universel attribuée par Hegel au philosophe. Il refuse de se soumettre au pouvoir de la raison, qu'il perçoit comme totalitaire et aliénante. C'est ainsi qu'il défend l'état de minorité de l'homme, comme nous pouvons le voir dans ses analyses de Baudelaire et de Kafka. Cette minorité n'est pas celle que dénonce Kant, où l'homme, par «paresse» et«lâcheté», se soumet à ses «tuteurs» au lieu de «penser par lui-même», devenant donc comme des «animaux domestiques 881 ». Au contraire, chez Bataille, la minorité équivaut à l'état de sacré, où l'homme jouit de sa pleine souveraineté. Cela veut dire qu'être mineur n'est pas retourner au sommeil animal, mais plutôt réfléchir, en tant que majeur, au fait même d'être majeur. Il s'agit d'une manière pour l'homme d'émanciper sa pensée de l'autorité de l'intelligence et de la raison, qui ont tendance à concevoir positivement les choses et qui s'orientent vers le possible du monde. Ainsi, l'homme peut exercer sa libe11é totale d'interrogation et aller vers l'impossible. Cette nouvelle façon de penser est ce que Bataille qualifie d'expérience, qui ne cherche plus les lumières mais se tourne vers les ténèbres. Sur le plan du savoir, cette expérience nous conduit à la connaissance d'un réel impossible. Il s'agit de dénoncer toutes les formes extérieures et transcendantes que l'on impose au réel, pour le voir en lui-même, tel qu'il est, comme fondamentalement informe. Ainsi pouvons-nous comprendre son ordre interne et immanent, qui régit toute la nature et tout l'univers, et établir 880

« Les lumières sont ce qui fait sortir l 'homme de la minorité qu'il doit s 'imputer à lui­ même. La minorité consiste dans l'incapacité où il est de se servir de son intelligence sans être dirigé pat autrui. Il doit s 'imputer à lui-même cette minorité, quand elle n'a pas pour cause le manque d'intelligence, mais l'absence de la résolution et du courage nécessaires pour user de son esprit sans être guidé pat un autre. Sapere aude, aie le courage de te servir de ta propre intelligence ! voilà donc la devise des lumières. » Emmanuel Kant, « Réponse à cette question : qu'est-ce que les lumières ?», in Éléments métaphysiques de la doctrine du droit (première paitie de la Métaphysique des mœurs), suivis d'un Essai philosophique sur la paix perpétuelle et d'autres petits écrits relatifs au droit naturel, traduit pat Jules Baini, Patis, A. Durand, 1853, p. 281. 881 Ibid. , p. 281-282.

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un nouveau savoir appelé l'économie générale. Pourquoi ce réel est-il impossible? Parce que la vérité que nous en découvrons est quelque chose d'insensé, maudit et inavouable, qui heurte le bon sens et que nous avons du mal à appréhender : ce qui permet le libre cours des énergies cosmiques et l'exubérance des forces vitales est paradoxalement la consumation, la perte, la mort. Sur le plan de l'être, l'expérience nous conduit à un mode d'existence impossible. Il s'agit de dénoncer le principe d'échange, en particulier de celui de type agonistique qui prétend commander toute activité humaine, ainsi que le travail, la production et l'accumulation fondés sur ce principe qui asservissent et aliènent l'homme. Ainsi pouvons-nous nous livrer à la dépense improductive et à la négation sans emploi, seules manières de vivre souverainement. �is un tel mode d'existence est impossible, car il mène inéluctablement à la mort et ne peut se réaliser pleinement que dans la mort. Voilà la nature obscure de l'homme et du monde que l'expérience, en interrogeant les lois que la philosophie traditionnelle a tenues pour incontestables et en sondant les ténèbres qu'ont dissipées les lumières de la raison, nous présente. Cependant, nous avons souligné dans cette étude que l'expérience, en tant que mouvement d'interrogation, constitue quand même un mouvement d'intelligence, que le travail ou le projet auquel Bataille s'est consacré tout au long de son parcours intellectuel et qui trahit déjà son opposition au travail et au projet, vise à lutter contre le règne de la raison en utilisant le pouvoir de la raison, à combattre le mal par le mal. La minorité qui naît de la négation de la majorité n'est pas la minorité originale, mais plutôt un état nouveau et supérieur. Ne s'agit-il pas toujours d'une logique dialectique? En ce sens, l'impossible auquel aboutit l'expérience ne fait que révéler l'aporie interne de la critique autoréférentielle de la raison. Digne de son nom, il reste hors de portée de l'homme qui ne peut exister qu'en tant qu'être rationnel. De plus, nous avons également indiqué le danger de la poursuite effrénée de l'impossible, c'est-à-dire le désir de le faire venir coûte que coûte dans le monde du possible, de le considérer comme une panacée contre tous les problèmes sociaux. La moindre aspiration à l'impossible risque de l'ériger en une nouvelle autorité tout aussi asservissante mais plus horrible. Il permet certes d'émanciper l'homme de la servitude, de revigorer la société et d'enrichir la vie dans son ensemble, mais au prix de désordre, de violence et de mort, voire d'une guerre totale qui paradoxalement anéantirait tout. Autrement dit, ce que recherche Bataille par l'expérience est non seulement intellectuellement, humainement et socialement impossible, mais en principe ne se1t à rien et ne doit servir à rien. Toute son œuvre ne s'avère finalement que comme un désœuvrement. Que signifie alors cette nouvelle façon de penser? En d'autres termes, si l'expérience est fondamentalement non-utilitaire, quelle «utilité» pourrait­ elle encore avoir pour nous? Pour répondre à cette question, nous devons passer de son aspect interrogatif à son aspect affirmatif. Il s'agit d'affirmer 307

l'impossible en tant qu'impossible, c'est-à-dire affirmer que nous sommes intrinsèquement limités, que notre savoir et notre être sont, à leur limite, impossibles. C'est une manière pour nous de détourner notre attention de ce qui est à connaître et à faire, afin de commencer à réfléchir au fait même de connaître et de faire, et à prendre à tâche d'imaginer, d'inventer et d'élaborer le savoir et l'être dans une nouvelle perspective, donc à entrer dans le devenir. Comme nous l'avons dit dans cette étude, l'expérience en tant qu'affirmation nous conduit d'abord à nous ériger, aussi bien au niveau épistémologique qu'ontologique, en sujets souverains. Il faut nous affranchir d'un mode réactif de penser et d'être et faire au contraire de notre existence une action volontaire et spontanée, manifestant notre volonté endogène de vivre. Ensuite, l'expérience nous amène à repenser notre rapport à l'autre. Il ne s'agit plus de le considérer comme un objet face à notre sujet, mais comme un autre sujet, un autre souverain qui nous est égal mais qui est séparé de nous par une distance infinie, donc comme ce qui nous est absolument étranger. Enfin, l'expérience signifie également pour nous un rapport singulier au temps. Cela veut dire que nous ne devons pas nous enchaîner au cours du temps, mais plutôt jouir pleinement de l'instant miraculeux du présent, instant qui ne se perpétue pas mais qui se répète chaque fois que nous transgressons la limite, qui donc se relance infiniment. En somme, une telle affirmation semble ne plus relever de la philosophie en tant qu'une science positive ou une doctrine rigoureuse, mais plutôt s'apparenter à une attitude active à l'égard de l'existence. Elle paraît en ce sens similaire à cette « attitude de modernité » dont Foucault, en se référant à la pensée de Baudelaire, parle dans sa propre réflexion menée sur la tradition des Lumières 882 . Cette attitude, désignée comme un « éthos » ou une À partir du texte de Kant, Foucault explique ainsi cette attitude de modernité : « En me référant au texte de Kant, je me demande si on ne peut pas envisager la modernité plutôt comme une attitude que comme une période de ! 'histoire. Par attitude, je veux dire un mode de relation à l'égard de l'actualité ; un choix volontaire qui est fait par certains ; enfin, une manière de penser et de sentir, une manière aussi d'agir et de se conduire qui, tout à la fois, marque une appartenance et se présente comme une tâche. Un peu, sans doute, comme ce que les Grecs appelaient un éthos. » (« Qu'est-ce que les Lumières ?», in Dits et écrits : 19541988, op. cit., t. IV, p. 568.) D 'ailleurs, ses analyses de l'attitude de modernité de Baudelaire semblent correspondre à nos analyses de l'attitude affirmative de Bataille, surtout en ce qui concerne le rapport de ! 'homme au temps, au réel et à soi-même : « Mais, pour lui [Baudelaire], être moderne, ce n'est pas reconnaître et accepter ce mouvement perpétuel ; c'est au contraire prendre une certaine attitude à l'égard de ce mouvement ; et cette attitude volontaire, difficile, consiste à ressaisir quelque chose d'éternel qui n'est pas au-delà de ! 'instant présent, ni derrière lui, mais en lui. La modernité se distingue de la mode qui ne fait que suivre le cours du temps ; c'est l'attitude qui permet de saisir ce qu'il y a d'"héroïque" dans le moment présent. La modernité n'est pas un fait de sensibilité au présent fugitif; c'est une volonté d"'héroïser" le présent.» « Pour l'attitude de modernité, la haute valeur du présent est indissociable de l'acharnement à l'imaginer, à l'imaginer autrement qu'il n'est et à le transformer non pas en le détruisant, mais en le captant dans ce qu'il est. La modernité baudelairienne est un exercice où l'extrême attention au réel est confrontée à la pratique d'une liberté qui tout à la fois respecte ce réel et le viole. » « L'homme moderne, pour Baudelaire, 882

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«attitude limite», transforme la critique qui consistait autrefois à déterminer les limites de la raison pour nous y assujettir, en une pratique qui fait de nous des sujets autonomes à déterminer dans la transgression éventuelle des limites Cet éthos philosophique peut se caractériser comme une attitude limite. Il ne s'agit pas d'un comportement de rejet. On doit échapper à l'alternative du dehors et du dedans ; il faut être aux frontières. La critique, c'est bien l'analyse des limites et la réflexion sur elles. Mais si la question kantienne était de savoir quelles limites la connaissance doit renoncer à franchir, il me semble que la question critique, aujourd'hui, doit être retournée en question positive : dans ce qui nous est donné comme universel, nécessaire, obligatoire, quelle est la part de ce qui est singulier, contingent et dû à des contraintes arbitraires. Il s'agit en somme de transformer la critique exercée dans la forme de la limitation nécessaire en une critique pratique dans la forme du franchissement possible883 .

C'est pourquoi Foucault, dans ses écrits tardifs, commence à aborder les «arts d'existence», les « techniques de soi » ou les «esthétiques de l'existence» chez les Grecs884 . De même, dans son ouvrage sur Nietzsche, n'est pas celui qui part à la découverte de lui-même, de ses secrets et de sa vérité cachée ; il est celui qui cherche à s'inventer lui-même. Cette modernité ne libère pas l'homme en son être propre ; elle l'astreint à la tâche de s'élaborer lui-même.» (P. 569-571.) 883 Ibid. , p. 574. 884 La pensée tardive de Foucault est marquée par un revirement, c'est-à-dire un passage du champ socio-politique, ou mieux biopolitique, au champ individuel, passage qui correspond dans une ce1taine mesure à celui que nous discernons darts la pensée de Bataille (bien entendu, Foucault reconnaît lui-même ce déplacement théorique nécessaire darts ses études, tandis que la nécessité de passer de l'interrogation sur l'impossible à l'affirmation du possible de l'impossible est une interprétation de la pensée de Bataille que nous, en nous appuyant principalement sur la pensée de Blanchot, proposons). Nous pouvons observer ce revirement de Foucault, par exemple, darts son Histoire de la sexualité : darts le premier tome, La Volonté de savoir, ainsi que darts ses ouvrages précédents tels que Surveiller et punir, ! 'homme est présenté plutôt comme le résultat d'un assujettissement. Ce sont les normes extérieures, sociales et politiques auxquelles il est contraint qui le construisent en tant que sujet. Mais dans le deuxième tome, L 'Usage des plaisirs, l'auteur aborde l'homme comme le résultat d'une subjectivation. Il s'intéresse aux pratiques par lesquelles l'homme se construit lui-même comme sujet. C'est dans ce contexte-là qu'il parle de la critique que nous venons de mentionner : « Mais qu'est-ce donc que la philosophie aujourd'hui - je veux dire l'activité philosophique - si elle n'est pas le travail critique de la pensée sur elle-même ? Et si elle ne consiste pas, au lieu de légitimer ce qu'on sait déjà, à entreprendre de savoir comment et jusqu'où il serait possible de penser autrement ? Il y a toujours quelque chose de dérisoire dans le discours philosophique lorsqu'il veut, de l'extérieur, faire la loi aux autres, leur dire où est leur vérité, et comment la trouver, ou lorsqu'il se fait fort d'instruire leur procès en positivité naïve ; mais c'est son droit d'explorer ce qui, darts sa propre pensée, peut être changé par l'exercice qu'il fait d'un savoir qui lui est étranger. L'"essai" - qu'il faut entendre comme épreuve modificatrice de soi-même dans le jeu de la vérité et non comme appropriation simplificatrice d'autrui à des fins de communication - est le corps vivant de la philosophie, si du moins celle-ci est encore maintenant ce qu'elle était autrefois, c'est-à-dire une "ascèse", un exercice de soi, dans la pensée.» (Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires», 1984, p. 14-15.) Cette critique, comme une possibilité de penser autrement qui correspond sans doute à la « pensée du dehors» de Blanchot, comme un essai qui correspond 309

Deleuze critique la critique kantienne, soulignant que son objectif est de nous conditionner et nous faire obéir à la raison, au lieu de nous laisser sonder notre propre genèse interne885 . Selon lui, le but véritable de la critique pourrait au contraire se résumer ainsi : «non pas les fins de l'homme ou de la raison, mais enfin le surhomme, l'homme surmonté, dépassé. Dans la critique, il ne s'agit pas de justifier, mais de sentir autrement : une autre sensibilité 886 . » Cela nous amène alors à interpréter l'expérience-limite de Bataille comme une sorte de pensée éthique et sélective, comme une certaine morale de surhomme ou une hypermorale pour employer son propre terme. Il s'agit de prendre une attitude ou un geste toujours actif vis-à-vis des limites de notre existence, de faire de notre existence une œuvre d'art plastique dans le jeu de transgression, et de nous engager dans le processus du devenir qui non seulement change constamment, mais ne cesse de s'intensifier. En d'autres termes, ce que propose finalement Bataille, c'est de transformer l'expérience vers la limite en une expérience à la limite. Pour lui, l'expérience-limite ne se limite pas à une manière intellectuelle et scientifique d'interroger notre possible pour en arriver ensuite à l'absolument-impossible, mais elle constitue aussi et surtout une volonté endogène et impérieuse d'affirmer le possible de l'impossible en nous. Voilà peut-être le sens de l'expérience-limite pour la philosophie, pour la pensée. Toutefois, d'après Baudelaire, l'attitude de modernité est réservée plutôt à l'art887 . Et Blanchot, à sa manière, dit aussi que l'affirmation est ce qui nous est apporté par la littérature, surtout par la poésie888 . Dans cette sans doute à l'expérience de Bataille, est une approche éthique, une manière pour l'homme de modifier son mode de penser et de vivre afin de se constituer comme sujet moral ( ou sujet souverain, pourrions-nous dire). Et les pratiques par lesquelles l'homme se modifie, Foucault les appelle « arts d'existence», « techniques de soi» ou « esthétiques de l'existence» : « Par là il faut entendre des pratiques réfléchies et volontaires par lesquelles les hommes, non seulement se fixent des règles de conduite, mais cherchent à se transformer eux-mêmes, à se modifier dans leur être singulier, et à faire de leur vie une œuvre qui porte certaines valeurs esthétiques et réponde à certains critères de style.» (P. 16-17.) En somme, il s'agit, tant pour Foucault que pour Bataille, de faire de notre existence une matière à travailler, donc de nous faire entrer dans le devenir. 885 Cf Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 141-14 5. 886 Ibid., p. 147. Nous voulons souligner que cette référence à l'étude de Deleuze sur Nietzsche n'est pas anodine. Sa lecture du philosophe allemand, en particulier de la volonté de puissance, se concentre non pas sur le plan historique et politique, moins sur le plan physique, mais plutôt sur le plan éthique. Selon lui, la leçon de Nietzsche n'est pas un certain principe de pratique pour une communauté donnée, mais plutôt une morale individuelle, une attitude active et affirmative envers la vie. Cela correspond à notre propre lecture de Bataille. sv « Enfin, j'ajouterai un mot seulement. Cette héroïsation ironique du présent, ce jeu de la liberté avec le réel pour sa transfiguration, cette élaboration ascétique de soi, Baudelaire ne conçoit pas qu'ils puissent avoir leur lieu dans la société elle-même ou dans le corps politique. Ils ne peuvent se produire que dans un lieu autre que Baudelaire appelle l'art.» Michel Foucault, « Qu'est-ce que les Lumières ? », art. cit. , p. 571. 888 « Que nous apporte la poésie ? Une pure affirmation : pure, elle précède le sens même de l'affirmation. Que nous apporte plus généralement la littérature ? L'espace de ce qui n'affirme pas,

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perspective, il nous semble que l'écriture de Bataille, malgré son croisement avec la philosophie et les sciences sociales, se rapproche davantage de l'expression littéraire ou poétique. Tous ses écrits se produisent, ou mieux se consument, autour d'un«point central» qui est l'impossible. Niais ce centre se trouve toujours au dehors. En ce sens, son écriture peut être considérée alors comme un mouvement tournant infiniment autour d'un vide, d'un trou noir, mouvement dont le seul effet est, tout en affirmant ce vide en tant qu'impossible, de s'affirmer lui-même889 . Ainsi, il vaut mieux ne pas tenir l'écriture de Bataille pour un discours scientifique générateur de sens et de valeurs, et si nous consentons à dire qu'elle est une expérience, pour celle qu'entendent les philosophes, qui aboutit à une certaine vérité positive. En revanche, elle est «elle-même et pour elle-même son expérience, et le point central ne peut jamais être trouvé à la manière d'un trésor, ni isolé au moyen d'images ou de concepts ingénieux : il est le tout de l'expérience, la vérité de ce qui ne s'affinne que par le temps - historique ou non historique - de la question890 ». En somme, il s'agit d'une écriture qui ne fait qu'affirmer, qui n'est rien de plus qu'une pure affirmation, qui pourrait donc être qualifiée de poétique. Ensuite, il nous paraît que cette affmnation constitue non seulement l'essence de l'écriture de Bataille, mais aussi celle de l'écriture littéraire et de l'activité artistique en général. Bien que la littérature ait, nous l'avouons, un aspect utilitaire et puisse remplir certaines fonctions sociales, son sens premier et véritable se trouve ailleurs. Elle ne consiste pas seulement à nommer une chose, désigner une réalité et dévoiler une vérité, pour ensuite les représenter et les montrer aux autres. À nos yeux, elle n'a pas prioritairement affaire au possible. Au contraire, elle doit être avant tout la façon dont l'écrivain affronte et communique l'impossible. Niais puisque celui-ci est toujours au dehors et ne se divulgue jamais, la littérature, dans ce sens-là, n'est rien d'autre que n'interroge pas, où toute affirmation disparaît et cependant revient - ne revient pas encore - à partir de cette disparition.» Maurice Blanchot:, « L'étrange et l'étranger», art. cil., p. 673. 889 Sur ce point, nous nous référons à la description formidable que fait Blanchot de la pensée en tant que pure affirmation qui n'affirme rien de positif, description qui à nos yeux ne correspond pas seulement à la manière de penser et d'écrire de Bataille, mais aussi et surtout à celle de Blanchot lui-même : « Nous devons nous former l'idée d'un écrivain en qui l'affirmation et l'interrogation seraient essentiellement unies. Apparemment, il ne fait rien qu'affirmer, cette affirmation ne se développe pas en m progrès logique, elle refuse même ce développement cohérent:, chaque affirmation est comme posée l'une à côté de l'autre ; mais l'ensemble tourne autour d'un même point, lequel n'est approché que par la maîtrise d'une extrême patience et ne se divulgue jamais réellement ; ce point, quoique paraissant fixe, se déplace incessamment par la force du mouvement circulaire qui s'accomplit autour de lui. La pensée serait affirmative, si elle pouvait affirmer ce point central (centre qui est aussi bien situé infiniment au dehors), mais elle ne peut que tourner autour de ce qu'elle n'affirme pas, et surtout elle le meut et le change par les variations nécessaires de son questionnement. C'est là le propre d'une pensée non religieuse : ce qui est en question appartient au mouvement infini du questionnement:, comme le questionnement lui appartient. Le devenir est leur commune vérité. » (Ibid, p. 674.) 890 Ibid.

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l'affirmation de son propre mouvement. En d'autres termes, ce qui importe à }'écrivain est sa volonté endogène d'écrire, l'instant même où il prend sa plume. Cependant, une telle attitude, une telle prise de position à l'égard de la littérature risque de la réduire à un jeu gratuit et irresponsable, tandis que nous entendons toujours un appel à l'impossible dans les plus grandes œuvres littéraires. Comment pourrait-elle alors, comme le demande justement Blanchot, «avoir jamais rapport avec ce qui lui serait définitivement étranger » ? La réponse qu'il donne, qui semble être aussi, de manière plus indirecte et implicite, celle de Bataille, est que ce rapport pourrait se réaliser dans le langage même : «Ce rapport, dans le non-rapport, existe pourtant. Le langage de l'art nous le fait pressentir. Ce avec quoi nous n'avons pas de rapport, c'est de cela qu'il y a parole. Ce que nous ne pouvons exprimer, voilà ce qui s 'affmne. Le tranchant de l'affmnation est la parole poétique. La poésie est affmnation de ce qui ne peut s'exprimer, pure affrrmation qui précède son sens, lequel cherche à acclimater l'étrangeté de l'affrrmation en la livrant à l'expérience assimilatrice de la pensée89 1 .» Il s'agit, non pas de représenter par le sens des mots le connu du monde, mais d'essayer de présenter dans leur matérialité l'inconnu, le neutre, le dehors, d'accueillir dans le corps du langage ce qui transcende le logos philosophique. Un tel usage de la langue, c'est-à-dire renoncer à son pouvoir de conceptualiser les choses, et ainsi la faire sortir de son statut de majeur où elle n'est qu'un moyen dont nous nous servons de notre intelligence, serait fondamentalement « mineur ». Par là nous en arriverions à une «littérature mineure» pour employer le terme de Deleuze et Guattari, littérature en tant que révolution «au sein de celle qu'on appelle grande (ou établie) 892 », en tant qu'affrrmation de ce qui ne peut s'exprimer par un système prédéterminé de signes, pure affmnation qui affrrme l'expérimentation, l'invention et donc « un devenir-autre de la langue893 ». C'est peut-être par cette littérature mineure et révolutionnaire, qui est en même temps sacrée et souveraine, que nous pourrions finalement nous libérer du joug de la pensée discursive et faire l'expérience de l'impossible ; c'est peut-être elle qui constituerait, en fin de compte, ce que nous appelons le possible de l'impossible. 8 91

Ibid. , p. 675. « Autant dire que "mineur" ne qualifie plus certaines littératures, mais les conditions révolutionnaires de toute littérature au sein de celle qu'on appelle grande (ou établie). » Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka : pour une littérature mineure, op. cit. , p. 33. En se penchant sur la mirlorité de l'écriture de Kafka, Deleuze et Guattari se concentrent sur sa manière de s'émanciper de sa langue et sa culture, celles de la majorité. Ils cherchent à comprendre comment Kafka résiste à la langue et la culture allemandes normatives, et comment il saisit les lignes de fuite au sein de celles-ci pour inventer une nouvelle littérature. Cette nouvelle littérature est ancrée dans la langue et la culture dominantes, mais elle les pourtant révolutionne. 893 « Ce que fait la littérature dans la langue apparaît mieux : comme dit Proust, elle y trace précisément une sorte de langue étrangère, qui n'est pas une autre langue, ni un patois retrouvé, mais un devenir-autre de la langue, une minoration de cette langue majeure, un délire qui l'emporte, une ligne de sorcière qui s'échappe du système dominant.» Gilles Deleuze, Critique et clinique, op. cit., p. 15. 892

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TABLE DES MATIÈRES

REMERCIEMENTS PRÉFACE INTRODUCTION

............. 7 .. 9 ..... 17

CHAPITRE I La généalogie de l'expérience-limite

..... 25

I.1. L'expérience intérieure de Bataille I.1.1. Un mouvement de contestation I.1.2. Un voyage au bout du possible ....... ....................... I.2. L'expérience-limite de Blanchot. ............... I.2.1. Une affirmation non-positive I.2.2. Une écriture de l'impossible .. I.3. La pensée de la discontinuité I.3.1. Le discontinu en tant que discontinu .................... I.3.2. Une nouvelle origine pour la pensée ..................... CHAPITRE II Une expérience de la non-expérience

.... 25 ..... 25 29 ..... 35 ..... 35 .... 41 ..... 46 46 55 ..... 61

II. 1. L'absence de l'objet .. ..... 63 II. 1. 1. Une expérience qui n'a pas d'objet comme certitude finale ..... 63 II.1.2. Une expérience qui n'est pas l'objet pensé ........... ............... .... 75 II.2. L'absence du sujet ..... 8 1 II.2.1. Une expérience qui n'a pas de sujet comme première certitude ....... .... 8 1 II.2.2. Une expérience qui supprime le sujet pensant ..... 87 II.3. La présence absente . . 94 II.3.1. L'impossible : la continuité de l'être ................ ..... 94 II.3.2. La communauté dionysiaque.......... ................ 99 II.3.3. L'il y a ..................... ..... 102 II.3.4. L'aura ou l'expérience authentique .................... ..... 107 II.4. La présence de l'absence ..... ................ ............... ... 1 14 II4. 1. Le possible de l'impossible : la discontinuité de l'être ..... 1 14 II.4.2. Le oui de Zarathoustra.. .... 124 II.4.3. L'absolument-autre ...... .... 129 II.4.4. La constellation dans la nuit et la nuit même ..... 134

319

CHAPITRE III L'expérience comme mode de savoir

.... 143

III 1. Un savoir du réel impossible • le savoir général. III. l . l . Le réel tel qu'il est • l'informe ............ III. l .2. Le réel dans sa totalité • le cosmique ................. III.1.3. Le cas du soleil ............... III.2. Un savoir impossible du réel • le non-savoir ...... III.2.1. Un rapport au réel autre que le savoir • la fusion ..... III.2.2. Un mode de pensée autre que la pensée • la communication III.2.3. Le cas de la vision CHAPITRE IV L'expérience comme mode d'exister

... 144 .... 144 ..... 157 ..... 166 .... 174 ..... 174 .... 185 ..... 194 ..... 205

IV. 1. Un mode d'exister impossible • le sacré ..... 207 IV. 1.1 . La dépense improductive et son ambiguïté • le cas du potlatch ......... 207 IV.1.2. La négativité sans emploi et son ambiguïté • le cas du sacrifice .... ... 218 IV.2. Un mode d'exister en tant qu'exister est impossible • la souveraineté ..... 236 IV.2.1. L'existence comme fin en soi • l'action spontanée ..... 236 IV.2.2. L'existence comme connaissance de l'autre • la communauté des souverains ..... 251 IV.2.3. L'existence comme inachèvement • l'instant présent .... .... 258 CHAPITRE V L'expérience comme écriture.

.... 265

V.1. Écrire pour affronter l'impossible V.2. Écrire pour communiquer l'impossible ...................... V.3. Écrire pour prendre en charge l'impossibilité d'écrire

..... 267 .... 277 ..... 291

CONCLUSION ................

.... 305

BIBLIOGRAPHIE

.... 313

320

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q� LA QUESTION DE L'EXPÉRIENCE-LIMITE CHEZ GEORGES BATAILLE Qu'est-ce que l 'au-delà de l 'extrême limite de notre pensée et de notre vie ? Telle est la question que pose Bataille en s'engageant dans une expérience menant au bout du possible, notion centrale de son œuvre que Blanchot, à j uste titre, rebaptise l 'expérience-limite. Il s'agit d'un mouvement de contestation qui, en dénonçant toute vérité établie, aboutit à l'impossi ble du monde. Cependant, comment l 'homme subsiste-t - i l dans l'état où toutes les possi bil ités viri les s'épuisent ? N 'implique-t-il pas q ue la méditation de Batai lle ne peut fi nalement q ue sombrer dans une aporie 7 C'est là que se dévoile l 'autre versant de l 'expérience-limite, celui d'une pure affi rmation. Elle renvoie à un geste de continuer à exister une fois que nous avons affi rmé l'i mpossi bi l ité même de notre existence, soit à une affi rmation du possible de l'impossi ble. D 'un voyage orienté vers la limite à un voyage débutant à la limite, voilà l 'expérience-limite de Bataille que c e travai l met en lumière. Pour c e fai re, i l analyse cette expérience singulière, après l 'avoir située dans le contexte de la philosophie moderne pour la confronter à d 'autres conceptions du même concept, successivement sur trois plans différents : le savoir, l 'existence et l 'écriture. L'enjeu est de comprendre comment ! 'écrivain de la l i mite transgresse les limites mêmes de la tradition philosophique occidentale, et comment sa notion d'expérience représente pour la pensée comme une nouvelle origine. Tianshu Zhao, titulaire d'un doctorat en esthétique de /'Université Paris-Nanterre, d'un master en littérature comparée de /'Université Paris-Sorbonne et d'une licence de /'Université de Pékin, occupe actuellement un poste de chercheur postdoctora/ à /'Université Tsinghua en Chine. Il Georges Bataille et de Roger Caillois en chinois.

Illustration de couvertu re : Cosiddetto Carpe Diem, l " siècle de notre ère, Italie, Pompéi - Squelette avec deux cruches à vin (asko·,1, mosaïque romaine - Naples, Museo Archeologico Nazionale di Na poli, 9978

ISBN : 978-2-336-41 3 88-4

33 €

est

égaiement traducteur de

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