Le paysage pyrénéen dans la littérature de voyage et l'iconographie britannique du dix-neuvième siècle 2738499600, 9782738499608

Cet ouvrage aborde le problème du passage de la perception à la représentation, à partir de textes et de gravures peu co

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French Pages 464 [441] Year 2000

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Le paysage pyrénéen dans la littérature de voyage et l'iconographie britannique du dix-neuvième siècle
 2738499600, 9782738499608

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Le paysage pyrénéen dans la littérature de voyage et

l'iconographie britannique du dix-neuvième siècle

(Ç)L'Harmattan,

2000

ISBN: 2-7384-9960-0

Françoise BESSON

Le paysage pyrénéen dans la littérature de voyage et l'iconographie britannique du dix-neuvième siècle

L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris France

L'Harmattan Inc. 55, me Saint-Jacques Montréal (Qc) CANADA H2Y lK9

L'Harmattan Hongrie Hargita u. 3 1026 Budapest HONGRIE

L'Harmattan Italia Via Bava, 37 10214 Torino ITALlE

Collection Critiques Littéraires dirigée par Maguy Albet et Paule Plouvier

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A mes parents, pour tout ce que vous nI' avez donné et pour tout ce que vous me donnez, pour tout ce que vous m'avez appris, pour tous les sentiers que vous ln' avez appris à reconnaître, mes guides

A V ANT-PROPOS Ce livre parle de la montagne, des routes et des sentiers du voyage. Je le dois à tous ceux qui ont placé des cairns sur mon chemin. Tous, je les remercie. La thèse que j'ai écrite sur "Le paysage pyrénéen dans les oeuvres d'écrivains et d'artistes britanniques du dix-neuvième siècle" a été le point de départ de cet ouvrage. Je tiens à exprimer ma profonde reconnaissance à Monsieur le Professeur Roland Bouyssou qui a dirigé l'étude première et dont les précieux conseils m'ont aidée à tout moment. C'est grâce à sa présence et à sa générosité, à la sûreté de son jugement et à sa constante bienveillance, que j'ai pu mener à bien ce travail. Pour tout ce qu'il m'a appris, pour son regard IUl11ineux et son rayonnement, pour son humanisn1e et son hun1anité, pour sa disponibilité d~ tous les instants, je le remercie. Je remercie aussi ceux qui ont accepté de siéger au jury de ma soutenance de thèse aux côtés de Monsieur le Professeur Bouyssou: Monsieur le Professeur Maurice Lévy, qui m'a conseillée au départ pour définir le cadre de mes recherches et que je remercie particulièrement pour sa présence et son humanité~ Monsieur le professeur Francisque Costa, qui, lorsque j'ai commencé à penser à ce projet, a bien voulu me donner de judicieux conseils; Monsieur le Professeur Louis Gondebeaud, qui a accepté de faire partie de ce jury. Mes remerciements vont aussi à Monsieur le Professeur Roger Decap, pour les précieux conseils qu 'il III'a donnés au départ de mon projet. Je remercie aussi Monsieur Jean Penent, conservateur du Musée Paul Dupuy à Toulouse et Madame Loumagne, responsable du Cabinet des estampes qui m'ont fourni les clichés de documents appartenant aux collections du Musée et m'ont permis de les reproduire dans cet ouvrage. Je remercie Madame Geneviève Marsan, conservateur du Musée Pyrénéen de Lourdes, qui m'a fourni les clichés de certains documents appartenant aux collections du Musée et m'a autorisée à les reproduire ici. Je remercie très vivement Mademoiselle Sylvie Robert, ancienne responsable de la bibliothèque du Musée Pyrénéen. Sa disponibilité, sa constante gentillesse et sa compétence ont consti tué pour moi une aide préci euse.

Je voudrais adresser un remerciement tout particulier à Monsieur le Professeur Michel Serres. Ses mots ont été pour moi un encouragement inespéré et précieux et une grande leçon d 'humili té qui a prolongé l'enseignement lumineux et humain que Monsieur le Professeur Roland Bouyssou, mon guide depuis de nombreuses années, m'a prodigué. Et je remercie très sincèrement tous ceux qui m'ont apporté leur aide, tant matérielle que morale, dans l'achèvement de ce travail, mes parents d'abord, et aussi mes collègues et amis du Département d'Anglais de l'Université de Toulouse-Le Mirai!. Merci à tous mes amis du Collège Paul Langevin de Rouvray dans le Pas-de-Calais. Merci à vous tous qui m'avez montré les chemins du Nord et de I'humanité. Ces pages, je les dois aussi à ceux qui m'ont guidée et qui sont aujourd'hui au-delà de I'horizon, et d'abord mes grands-parents. Je tiens enfin à saluer la mémoire de Monsieur Jean Robert. Avec le dévouement et la générosité qui le caractérisaient, il m'a fait découvrir les richesses du Musée Pyrénéen de Lourdes. Toujours présent pour ceux qui avaient besoin de son aide, il ouvrait les portes du Musée dont il était conservateur en donnant à ceux qui le lui demandaient son temps et ses grandes connaissances. A lui, à Margalide et Louis Le Bondidier, qui ont rassemblé toutes les richesses du Musée Pyrénéen de Lourdes avec passion et ont toujours cherché à conserver la mémoire des Pyrénées, et à Monsieur Joseph Duloum, dont l'ouvrage a été le point de départ de cette étude, et dont les recherches m'ont fourni une aide inestimable, je dois l'existence de ce travail.

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Table

des abréviations Pyrenees. HTP: Amy and Thornton Oakley, Hill 1 Ouvrages Towns of the Pyrenees. the IR: Marguerite Gaston, Images ALP: Paul Wilstach, Along Pyrenees romantiques des Pyrénées. AP: Joseph Duloum, Les Anglais JT: Marianne Colston, Journal of a Tour in France, Switzerland, and dans les Pyrénées... Italy.. . AS : S.R. Crockett, The Adventurer LP: Thomas Clifton-Paris, Letters in Spain. from the Pyrenees. AT: Henry Blackburn, Artistic Travel... LPT: Mariana Monteiro, Legends and Popular Tales of the Basque BH : Charles Dickens, Bleak House. People. BHIV : Thomas Grattan, The Birth of LW : Mary Eyre, A Lady's Walks in Henri IV. BEP: Louisa Stuart-Costello, Bearn the South of France. MA René Daumal, Le Mont and the Pyrenees.... Analogue.. . BP : S. Baring-Gouid, A Book of the Pyrenees. MD: Herman Melville, Moby Dick. MP: John Ruskin, Modern Painters. CBH : Thomas Grattan, Caribert, the Bear Hunter. MM : Stowers Johnson, Mountains and no Mules. CC Hepburn Ballantine, A NPW: Major Leith Hay, A Narrative Crusade into Catalonia. of the Peninsular War... CFP : J.D. Harding, J. Johnston, OML: John Milford, Observations, The Costumes of the French Moral, Literary ... Pyrenees. CPI : George Bentham, Catalogue OP : Ramond de Carbonnières, Observations faites dans les des plantes indigènes des Pyrénées Pyrénées.. . P : Henry Blackburn, The EL: Thomas Grattan, The Exile of Pyrenees.. . the Landes. PAP: Henry Russell, Pau and the EM : Robin Fedden, The Enchanted Pyrenees. Mountains. PDT: Joseph Hardy, A Picturesque EP : Selina Bunbury , Evening s in and Descriptive Tour ... the Pyrenees. PEP: Anonyme: A Peep at the FOP: Henry Russell, A Fortnight in Pyrenees by a Pedestrian. the Pyrenees FP : Reverend Samuel G. Green, P ES: Lady Chatterton, The Pyrenees French Pictures Drawn with Pen with Excursions into Spain. PF: Violet Alford, Pyrenean and Pencil by... FT: Anonyme, The Foreign Tour of Festivals. the Misses Brown, Jones and PP: Caroline Bell, Pictures from the Pyrenees, or Agnes' and Kate's Robinson... . Travels. GP : Charles Packe, A Guide to the P PL: Denys Shyne Lawlor,

-

9

Table des abréviations Pilgrimages in the Pyrenees and VP: Hélène Saule-Sorbé, Le voyage Landes. aux Pyrénées... P PY: Charles Freeston, The Passes of WS: Fred Johnson, Winter Sketches the Pyrenees. in the South of France and the PS: John Milford, Peninsular Pyrenees. Sketches during a Recent Tour. PVI Hélène Saule-Sorbé, Musées, bibliothèques et 2 Pyrénées, voyage par les images. collections PWE: Charles Richard Weld, Th e Pyrenees West and East. BL: British Library. PY: Henry Russell, Pyrenaica. BM: British Museum. RAP: Hamilton Jackson, Rambles in BMP: Bibliothèque Municipale de the Pyrenees. Pau. RC: Daniel Defoe, Robinson Crusoe. BMT: Bibliothèque Municipale de RPVS: F.W. Vaux, Rambles in the Toulouse. Pyrenees or a. Visit in San BNP: Bibliothèque Nationale, Paris. Sebastian. CMB: City Museum and Art Gallery, Birmingham. R S: Anonyme, Roadside Sketches in the South of France.... CP: Collection particulière. SAP: Vicomtesse Satgé Saint-Jean, HC: Holloway College. Sketches among the Pyrenees. KD: Kunstmuseum, Düsseldorf. SP: William Oliver, Scenery of the MAT: Musée des Augustins, Pyrenees. Toulouse. SKP: Mrs Boddington, Sketches in MB: Musée de Bâle. the Pyrenees MBD: Musée des Beaux-Arts, Dijon. SM: Henry Russell, Souvenirs d'un MBR: Musée Boymans- Van montagnard (1888). Beuningen, Rotterdam. SP: Thomas Allom: Souvenirs des MGC: Musée Goya, Castres. Pyrénées ML: Musée du Louvre, Paris. ST: John Barrow, Summer Tours in MPD: Musée Paul Dupuy, Toulouse. Central Europe. MPL: Musée Pyrénéen, Lourdes. SUP: James Erskine Murray, A MSB: Musée Salies, Bagnères-deSummer in the Pyrenees. Bigorre. SSHC: Edward North Buxton, Short NGB: National-Galeri, Berlin. Stalks or Hunting Camps... NGI: National Gallery of Ireland. SSP: H. D. Inglis, Switzerland, the TG: Tate Gallery, Londres. South of France and the Pyrenees VAM: Victoria and Albert Museum. in 1830... SWP: Mrs Ellis, Summer and Winter in the Pyrenees. THP: Harold Spender, Llewellyn Smith, Through the High Pyrenees.

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INTRODUCTION La littérature de voyage est cette forme littéraire de l'éphémère qui traduit la permanence des choses: les pas du voyageur le conduisent à l'intérieur d'un espace inconnu de lui dont il retrouve l'âme en pénétrant au coeur du paysage et de la vie traditionnelle qui en est une part. La nature et le monde des hommes entrent dans un même regard et l'observation des hommes et des choses dans le mouvement du voyage va révéler au voyageur l'essence du lieu. Les routes et les chemins portent en eux la terre dans laquelle ils sont creusés, la vie quotidienne des villages qu'ils relient et les mythes que la mémoire collective transporte. Le voyageur, dans le temps immédiat du voyage, retrouve la mémoire d'un paysage qui devient la page de cette écriture éphémère et toujours renaissante que sont les pas du voyageur sur la terre découverte. Paysage et' page, deux mots à la racine commune se font écho dans la vision du monde regardé et représenté. Michel Serres a, dans La légende des sciences, souligné le lien entre l'espace de papier et les formes du monde. De la vigne plantée à la colonne d'écriture, l'origine du mot révèle le regard du monde. Si tant d'hommes fascinés par les paysages rencontrés lors de leurs voyages ont éprouvé le besoin de les représenter sur la page, de peindre par l'écriture ou le dessin les espaces regardés, c'est que le paysage est nécessaire à l'homme pour comprendre son regard intérieur. Les pages écrites par la nature se changent en représentations esthétiques pour traduire la vision d'un instant. La montagne est un cadre privilégié de la littérature mondiale et elle constitue l'un des paysages mythiques les plus fréquemment peints. Mais les Pyrénées ne sont pas le lieu le plus souvent utilisé dans la littérature ou dans la peinture mondiales. Pourtant, si, dans la deuxième moitié du XVIIIe et au XIXe siècles, les Britanniques ont souvent choisi de se rendre dans les Alpes, il est de nombreux voyageurs d'outre-Manche qui ont préféré les Pyrénées. Beaucoup de ces artistes ne restent dans la mémoire littéraire et artistique que par leur peinture des lieux précis qui, d'un moment particulier, ont fait une parcelle de la mémoire collective de l'humanité. Le paysage est une création humaine. Il n'existe pas en tant que nature. Pourtant, dans la pensée amérindienne, chez le romancier et peintre N. Scott Momaday par exemple, le paysage est un élément, au même titre que l'eau ou la terre. L'homme ne trouve son essence que dans la conscience de la réciprocité du lien qui l'unit au paysage. Il

n'existe que dans la mesure où il a conscience qu'il est intégré à celuici. Momaday écrit dans son autobiographie: The events of one's life take place, take place. How often have I used this expression, and how often have I stopped to think what it means? Events do indeed take place; they have meaning in relation to the things around them. And a part of my life happened to take place at Jemez. I existed in that landscape, and then my existence was indivisible with it 1 .

Et la référence aux Indiens d'Amérique qui émaille plusieurs récits de voyageurs britanniques venus dans les Pyrénées au XIXe siècle, peut être lue comme un message reliant deux images d'une vision du monde essentielle où le voyageur qui marche sur les routes et sentiers pyrénéens a le sentiment de retrouver l'Indien d'Amérique dans un peuple inconnu de lui qui vit en relation étroite avec ses montagnes. Peut-être ces voyageurs, en entrant dans un lieu particulier, à l'intérieur des formes de la montagne et du regard de ses habitants, ont-ils perçu, comme les Indiens, comme les villageois d'un village aranais, leur appartenance commune à "la maison du monde", si souvent masquée par un autre langage: "Pourquoi cette surdité, cette incompréhension, cette étrangeté à ce qui se parle et se chante dans notre maison du monde?" 2. L'étranger face à la montagne pyrénéenne aurait-il retrouvé dans les langues locales et la trace de ses propres pas la voix de la terre et l'âme du lieu dans les gestes de ceux qui y sont unis? Le lien entre la nature et la vision est essentiel à la perception du monde. C'est l'oeil qui perçoit dans l'espace naturel un paysage nécessairement anthropomorphisé. Il l'est d'abord par l'oeil et les références au visible, ensuite par l'esprit et les références culturelles, puis par l'imagination et ses métamorphoses, et enfin par le spirituel et les références au religieux. D'un même espace, naissent des multitudes de paysages recréés par le regard de chacun. Le voyageur, le montagnard verront des formes dans l'invisible ou au contraire, effaceront le visible pour en faire une absence qui ne sera qu'une autre forme de présence. Cette anthropomorphisation du paysage peut se lire dans les références au réel, le voyageur faisant souvent une lecture ethnologique du paysage. Elle peut se lire aussi N. Scott Momaday. The Names, a Memoir, Tucson et Londres: Sun Tracks / University of Arizona Press, 1976. ("Les événements de notre vie ont lieu, ont lieu. Combien de fois ai-je utilisé cette expression et combien de fois me suis-je arrêté pour penser à ce que cela signifiait. Les événements ont bel et bien lieu; leur sens est lié aux choses qui les entourent. Et il se trouve qu'une partie de ma vie a eu lieu à Jemez. l'ai existé dans ce paysage, et mon existence ne pouvait donc être dissociée de lui" . 2 Michel Serres. Nouvelles du monde, Paris: Flammarion, 1997, p. 130.

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dans la création imaginaire. Des paysages unique et multiple à la fois. Ils révèlent une manière d'être dans l'espace et à travers extérieur, une découverte du paysage intérieur

se révèlent manière de cette vision de celui qui

dans un lieu regarder, une de l'espace regarde.

La définition du mot paysage en tant que sujet d'un tableau contient en elle cette relation entre l'univers extérieur et le monde intérieur de l'observateur. Création récente dans le monde occidental, ce terme est l'image même du lien qui existe entre la nature et l'oeil. Yves Luginbühl écrit: le mot paysage apparaît pour la première fois dans les langues européennes à la Renaissance (...). C'est en Hollande que le terme landskap instaure ou affirme un nouveau regard sur l'organisation de la nature dans l'espace, pour désigner une représentation du pays que l'on découvre depuis la fenêtre de sa maison 3 .

Cette nouvelle notion implique que l'espace extérieur est reformulé par le point de vue de l'observateur; il est délimité par la fenêtre, représentation de l'oeil dans l'espace et élément imposant des limites à celui-ci. Le mot et l'utilisation qui en est faite par les artistes de la Renaissance mêlent le sens spatial au sens artistique, ce qui se retrouve dans la plupart des langues. Les mots européens qui désignent le paysage sont centrés sur l'idée de pays 4. Le paysage est une portion de la surface de la terre telle qu'elle est perçue par le regard. Ailleurs qu'en Europe, le lien entre la surface du monde et l'oeil apparaît aussi dans la langue. En nahuatl, l'expression "à la surface de" (-ixco ) se représente par le pictographe de l' oeil5. La langue réunit l'espace et le regard, comme dans les définitions du paysage peint. Pour désigner celui-ci, le polonais utilise un mot qui contient la notion de représentation, krajobraz, obraz 3 Yves Luginbühl. "L'invention du paysage", dans Courrier de la Planète, n017, juin 1993, p. 27. 4 Tous les mots appartenant à des langues romanes comportent la notion de pays: paysage en français, paisaje en espagnol, paesaggio en italien, paisagem en portugais, peisaj en roumain. En langue d'oc, il n'y a pas de terme propre désignant le paysage, le mot pals étant utilisé dans un sens proche. Les termes d'origine anglosaxonne ou scandinave contiennent la même notion du pays comme élément central du paysage: landscape en anglais moderne et landscipe en vieil anglais, landshaft en allemand moderne et lantscap en vieil allemand, landschap en néerlandais moderne et landskap en vieil hollandais, terme utilisé en suédois moderne pour traduire un pays ou une province, de même que le terme landskab en danois. 5 Alain Musset et Carmen Val Julian. "Nommer le paysage du Nouveau-Monde. Toponymie indigène et conquête espagnole au Mexique", Revue des Sciences Humaines, 1988-1, p. 154. 13

désignant une représentation ou un portrait6. Les langues orientales utilisent aussi des mots signifiant à la fois le paysage con1me espace et comme représentation picturale, la notion de paysage étant née en Chine. Le chinois utilise un terme lié aux éléments naturels (la montagne et l'eau) pour désigner le pays et la représentation, et le japonais réunit espace et regard subjectif7 dans ses désignations linguistiques du paysage. La langue est le lien privilégié entre espace naturel et espace artistique. Il y ad' ailleurs des coïncidences entre des ci vilisations aussi éloignées que celles de la Chine et de la Rome antique. S'il n'existe pas de mot en latin pour désigner le paysage, le mot prospectus, désigne à la fois l'action de regarder au loin, la perspective et le lieu élevé, la montagne. Il rejoint l'idée chinoise de l'espace et du point de vue de l'artiste-observateur réunis dans le mot chinois qui désigne le paysage. Le paysage apparaît donc, à travers la langue qui le nomme8, comme le lieu mêlé de la vie naturelle extérieure et du regard intérieur de l'homme qui l'observe. D'où les multiples différences de représentation. Et comme dans les langues qui portent en elles des différences de forme mais qui ont un fond sémantique commun, la représentation du paysage va devenir la lecture de l'âme d'un peuple et de son lieu de vie, lecture guidée par la sensibilité d'un autre peuple. Dans ces représentations britanniques, se révèle la spécificité britannique au service de la découverte des caractéristiques pyrénéennes. Mais ces deux regards localisés forment, une fois réunis, une image universelle. Ce paysage particulier, fait de multitudes de paysages différents, est reconstitué par des voyageurs de passage. Plusieurs regards se superposent: la culture anglo-saxonne, la sensibilité individuelle, le regard "mental" guidé par le voyage, la sensibilité collective d'une partie de cette population d'artistes. Le nombre de représentations britanniques des Pyrénées faites par des femmes mérite d'être mentionné. Cette liberté, ce goût de l'indépendance apparaît rarement dans le reste de l'Europe à cette époque et ces Anglaises écrivains, dessinatrices ou alpinistes sont l'image de toute une époque en Angleterre. Fait de société et image de la culture anglaise, le voyage féminin et le récit qui le relate ou l'image 6 1. Martinet. "Le paysage: signifiant et signifié",Lire le Paysage, Lire les Paysages, Université de Saint-Etienne,1983, pp. 61-67. 7 P. Pelletier: "Paysage et Fudo japonais, éléments pour une analyse géographique libertaire", Lire le paysage, lire les paysages, Travaux XLII, Université de SaintEtienne, 1983, pp. 89-90. 8 De nombreuses langues à tradition orale n'ont pas de mot pour désigner le paysage, (1. Martinet. Art. cité, pp. 66-67). 14

qui le peint, donnent, en même temps qu'une image sensible du paysage pyrénéen, celle d'une société où la femme tient une grande place, tant sur le plan de la vie sociale que de la vie littéraire. Le paysage pyrénéen est le lien entre deux cultures et l'image qui en est donnée est double. Révélatrice de la vie du lieu dépeint, elle l'est aussi du regard de ceux qui révèlent cette vie. Si le paysage est vu autant par le coeur que par les yeux (comme l'a exprimé Amiel pour qui "un paysage est un état d'âme") et varie selon l'état affectif de chacun, il varie aussi dans sa représentation et les approches qui en sont faites révèlent le passage de la perception à la représentation. La perception britannique des Pyrénées apparaît comme un triptyque: au centre, se trouve l'image réelle du récit de voyage, d'un côté, l'image fictive et déformée du roman ou de la poésie et de l'autre, l'image qui s'affirme comme réelle, mais qui est empreinte de signes et de symboles, de la représentation visuelle. Mais il y a des glissements constants d'un type de représentation à l'autre. Le paysage mental de l'écrivain qui joue sur le visuel pour créer son écriture et de l'artiste qui crée l'image en y inscrivant ses signes propres, réunifie un paysage découpé pour être compris. Degas disait: "le dessin n'est pas la forme, mais la façon de voir la forme". La formule du peintre rejoint l'intention de tous ces artistes qui ont dessiné un paysage selon leurs yeux et leur âme et qui ont pourtant retrouvé celle du paysage représenté. C'est à la littérature de voyage et non à la littérature de fiction ou à la poésie que nous nous intéresserons dans cet ouvrage, le voyage apparaissant comme le fil unificateur entre la perception et la représentation d'un paysage. Il nous a paru important de comprendre pourquoi la littérature de voyage, isolée de tout autre genre littéraire et pourtant liée à tous les autres genres, pouvait permettre de comprendre le lien étroit qui existe entre l'homme et le lieu; ce lien, découvert dans le mouvement du voyage, est essentiel dans la pensée de certains peuples, comme les Indiens d'Amérique, étrangement retrouvés dans des images pyrénéennes d'un voyage qui révèle à l'individu venu d'ailleurs cette relation entre l' homme et le paysage, perçue par des peuples autrefois nomades et parqués ensuite dans des réserves. C'est ce lien profond qui génère sans doute l'imagination créatrice et parsème la littérature mondiale de routes et de sentiers et que les auteurs de récits de voyages retrouvent par le texte ou par l'image. Le passage de la vision de l'espace dans le mouvement du voyage à sa représentation par le texte ou l'image révèle une écriture mouvante, chargée de temps et pourtant représentative d'une sorte 15

d'éternité de la forme des choses perçue par le voyageur. Le récit de voyage est cette forme littéraire mêlée qui unit le récit autobiographique et le récit d'exploration, l'espace intérieur et le monde extérieur découvert. Le récit d'ascension, récit de voyage sur des routes verticales, est une forme particulière du récit de voyage qui permettra peut-être de mieux comprendre la relation de l'homme au lieu à travers le mouvement dans l'espace. C'est le passage du regard individuel à l'âme du monde que le voyage révèle à ces montagnards et voyageurs en tous genres et que leurs récits ou leurs dessins nous dévoilent.

16

PREMIÈRE PARTIE UN PAYSAGE RECONNU

CHAPITRE

PREMIER

REMINISCEN DE PAYSAGES

CES

BRITANNIQUES

1. De la ressemblance à l'assimilation: nouvelle image guidée par la mémoire

une

La perception première qu'ont les voyageurs britanniques du paysage pyrénéen semble être guidée par le souvenir des paysages britanniques connus qui se projettent sur les montagnes qu'ils découvrent. Il y a chez eux une volonté de ne pas s'éloigner de la scène naturelle anglaise, écossaise ou irlandaise. C'est sans doute une démarche propre à tout voyageur que de comparer les lieux découverts aux lieux connus. Les récits de voyages qui abondent au XIXe siècle et s'inscrivent dans la grande tradition de la littérature d'exploration et de voyage, en sont le témoignage. Il s'agit pour ces auteurs de faire connaître à leurs lecteurs des lieux inconnus de ces derniers et qu'ils ne pourront donc se représenter qu'en les reliant à des paysages connus. John Moore, auteur lui-même d'un récit de voyage, voit dans cette volonté de comparaison un travers britannique: So'uvent les Anglais dans leurs voyages, choquent les étrangers par une préférence hautaine pour l'Angleterre, et ridiculisent les moeurs, les coutumes et les opinions de toutes les autres nations. Cependant à peine sont-ils de retour dans leur patrie, qu'ils adoptent les manières étrangères, et pendant le reste de leur vie, ils expriment

le plus souverain

111épris pour tout ce qui est anglais9

_

Si la mise en garde de l'auteur explique ces visions comparatives, elle ne s'applique pas à l'ensemble des récits relatant le voyage d'Anglais dans les Pyrénées. Les comparaisons faites avec l'Angleterre sont destinées là à éclairer le lecteur et non à porter sur le pays traversé un jugement de valeur. Et lorsque Henry Russell écrit, pour introduire son récit de voyage, que "les livres de voyages (qui) ne vivent qu'un jour et vieillissent plus vite même que leurs auteurs"10, son jugement ne s'applique pas à ces récits britanniques d'excursions dans les Pyrénées. S'il est vrai qu'un récit de voyage est par définition l'oeuvre personnelle d'un individu relatant un moment précis dans un lieu défini et qu'il est donc apparemment le contraire de l'oeuvre littéraire universelle et éternelle, la manière de regarder peut transformer ces caractéristiques ponctuelles et élargir le point de vue. Dans ce cas, la comparaison du lieu découvert avec le lieu connu, au lieu de rétrécir l'image, peut apporter une VIe nouvelle au paysage décrit. La mémoire individuelle et locale greffée sur un 9 Voyages de John Moore en France, en Suisse et en Allemagne, traduit de l'anglais par Mlle..., 2 tomes, Paris: Perlet, 1806,vol. II, p. 306. 10 H. Russell 16000 Lieues à travers l'Asie et l'Océanie, 2 vol., Paris: Simon Raçon, 1864, vol. J, p. 4.

paysage précis fait de deux localités propres un espace universellement reconnu. Les créateurs d'imaginaire que sont les romanciers utilisent ce procédé. L'universalité des romans de Walter Scott réside dans leur localisation précise en Ecosse comme celle des oeuvres de Joyce est révélée par l'image irlandaise qui la traverse. "Seul le local est universel", a dit William Carlos Williams. Là où les romanciers choisissent l'espace connu de leur vie pour créer un espace imaginaire, les auteurs de récits de voyages utilisent la comparaison puisque l'objet de leur texte est la découverte d'un espace étranger à l'espace connu. La mémoire des paysages entre constamment dans la représentation des espaces découverts, comme pour projeter sur la page un élément de connaissance commun à l'auteur et au lecteur. La comparaison devient un signe de reconnaissance et le paysage est d'abord reconnu dans la mémoire individuelle. Les récits britanniques relatant des voyages aux Pyrénées sont révélateurs de ce type d'approche. La mémoire des lieux connus se réveille à la vue d'autres paysages dans lesquels les voyageurs reconnaissent une part de leurs paysages familiers. Une comparaison a valeur de souvenir. Lorsque John Barrow voit Passages, la structure géographique du lieu fait resurgir devant son regard le Connemara: "Passages (...) is between a narrow cleft in a range of precipitous rocky mountains, like the Killeries in Connemara, on the vast coast of Ireland"(ST, 16-17) Il . Charles Packe, découvrant dans le Val d'Aran l'Estany de Mar se souvient de l'Angleterre: "It seems to be quite unknown, and I have given it the name of Lac de l'Isle. In many respects it reminded me of Wastwater, but it is more desolate and savage"(GP, 132) 12 . Structure et atmosphère des lieux s'unissent dans le regard du voyageur ou du montagnard qui se rencontrent là pour retrouver un paysage britannique dans des Pyrénées qu'ils découvrent et qu'ils veulent faire reconnaître à un lecteur qui ne connaît que les lIes Britanniques et doit voir dans leur texte l'image des Pyrénées. Dans le récit de l'Ecossais James Erskine Murray, vues d'ensemble et descriptions des détails sont influencées par sa mémoire du lieu connu. Du paysage construit par l'homme au paysage naturel des montagnes et des lacs, il voit toujours une projection de son Ecosse. Le plateau qui entoure la forteresse de Mont-Louis "a une ressemblance frappante avec certaines régions montagneuses d'Ecosse"(SUP, I, p. 90). Il ajoute: 11 "Passages (...) se trouve au montagnes rocheuses escarpées, côte d'Irlande". 12 "Il a l'air d'être tout à fait bien des égards, il me rappelait

milieu d'une fissure étroite située dans une chaîne de comme les Killeries dans le Connemara, sur la vaste inconnu, et je lui ai donné le nom de Lac de l'Isle. A Wastwater mais il est plus désolé et sauvage". 22

It is divided into farms of houses; the fields partially inclosed irrigated meadows. The hills which pines and shrubs which cover them the place (90-91) 13 .

considerable extent, with well-built slated by grey stone walls, and abounding with border it are of no great height, and the add greatly to the Scottish appearance of

Le paysage écossais constitue le cadre de l'image qu'il donne du paysage pyrénéen. Partant de la ressemblance avec l'Ecosse pour arriver à l'apparence de l'Ecosse, il introduit le lieu réel pyrénéen dans le souvenir du lieu écossais. La même démarche apparaît lorsqu'il compare les pâturages: "the mountains upon the Canillo side of the ridge are covered with the finest pasture, as beautiful as that upon the Ochills" (157) 14. De même, de la vallée ariégeoise située entre Ax et Tarascon, il écrit: "I thought (it was) not unlike some Highland valleys which 1 have seen, particularly where its mountains are covered with heath, and dotted with patches of cultivation"( 199) 15. Comparant les lieux dans une relation esthétique dans le premier cas, il révèle dans la deuxième comparaison une démarche mentale consistant à chercher la ressemblance dans le souvenir d'un autre paysage, à chercher deux images là où l'oeil n'en voit qu'une. Cela apparaît plus clairement encore dans le parallélisme établi entre des lacs pyrénéens et des lacs écossais à travers une superposition linguistique: "These lakes were, indeed, three "gloomy Glendaloughs" 16 , et une note précise: "name of a lake in the mountains of Wexford, whose loneliness is the theme of one of Moore's melodies" (114)17. Murray effectue une triple projection dans le paysage pyrénéen: projection linguistique à travers le nom celte donné au lac, projection géographique puisqu'il situe le lac en note, et projection imaginaire et littéraire dans la mesure où il opère un glissement de ce lac naturel vers un lac qui fait partie du paysage poétique de l'oeuvre d'un poète irlandais. Mais le point culminant de 13 "Il est divisé en fermes d'une étendue considérable, avec des maisons aux toits d'ardoises bien construites; les champs sont partiellement clôturés de murs de pierres grises, et il y a des prairies irriguées en abondance. Les montagnes ne sont pas très hautes, et les pins ainsi que les arbustes qui les recouvrent contribuent grandement à donner un aspect écossais à ce lieu". 14 "Les montagnes sur le versant de Canillo de la crête sont couvertes des plus beaux pâturages, aussi beaux que ceux des Ochills". 1 5 "Elle n'était pas sans me rappeler certaines vallées des Highlands que j'ai vues, particulièrement là où les montagnes sont couvertes de bruyère et parsemées d'une mosaïque de cultures". 16 "Ces lacs sont en effet de "sombres Glendaloughs" 17 "nom d'un lac dans les montagnes du Wexford, dont la solitude a inspiré l'une des mélodies de Moore". 23

ces parallélismes paysagers est atteint par Murray lorsqu'il voit dans le château de Miglos l'image même du château de Campbell dans la vallée de la Devon: Those who have admired the dark ruin and beautiful situation of Castle Campbell, in the valley of the Devon, and may chance to visit the valley of Vicdessos, will recognize in the ruins of the chateau of Miglos, a most striking resemblance. The same features of hill, and wood, and deep ravine, nay, even the very form of the ruins, are the same in each; and Miglos wants but a pretty village, such as Dollar, to frown upon, to become a Castle Campbell. Many and many a time did I turn upon my way, that I might have another look at this spot, which awakened recollections of other times and distant scenes. From one spot in particular where I halted to take a last look at this chateau, the two places were so very much alike, that I am confident that if any of the old Barons of Argyle had by some magic been transported from the Ochills, and stood upon the spot which I did, and been made to gaze in the same direction, was asked what object they saw, they would have unhesitatingly declared that they recognized their own Castle Campbell (220 )18

Dans le cas du château de Miglos, la projection devient superposition par un glissement littéraire qui semble refléter une communauté d'esprit entre la vallée ariégeoise et l'Ecosse d'origine. Le texte se reformule plusieurs fois pour exprimer une même idée qui superpose un élément de l'architecture pyrénéenne à un élément de l'architecture écossaise. Partant de la notion de ressemblance, l'auteur établit une première superposition en utilisant l'idée de métamorphose. Puis il introduit une autre structure de superposition, celle de la mémoire. Le temps et l'espace se reforment à travers des souvenirs issus d'un autre temps et d'un autre lieu. Le château pyrénéen en est le catalyseur. Il montre au lecteur le lieu réel de l'observation; Castle Campbell permet d' y superposer le lieu fictif de la mémoire. Les choix lexicaux et les structures grammaticales permettent de passer de la 1 8 "Ceux qui ont admiré les sombres ruines et le bel environnement de Castle Campbell, dans la vallée du Devon, et par hasard visiteraient la vallée de Vicdessos, reconnaîtront dans les ruines du château de Miglos une ressemblance des plus frappantes. La colline a les mêmes caractéristiques, le bois, le ravin escarpé, et jusqu'à la forme même des ruines, tout est similaire; et il ne manque à Miglos qu'un joli village, tel que Dollar, que ses lignes menaçantes puissent dominer, pour devenir un Castle Campbell. Maintes et maintes fois je me suis retourné afin de pouvoir regarder encore cet endroit qui éveillait des souvenirs d'un autre temps et de scènes lointaines. D'un endroit en particulier, où je m'arrêtai pour jeter un dernier coup d'oeil à ce château, les deux lieux étaient si parfaitement semblables que si, par quelque magie, n'importe lequel des vieux barons d'Argyle avait été transporté depuis les Ochills, s'il s'était tenu à l'endroit où je me trouvais et s'il avait été conduit à regarder dans la même direction, si on lui avait demandé quelle chose il voyait, il aurait déclaré sans la moindre hésitation qu'il reconnaissait son propre Castle Campbell". 24

distance réelle à la fusion littéraire. L'image de la magie permet une superposition totale à travers le transfert imaginaire des châtelains de Campbell qui vont voir, "reconnaître" même, le château de Miglos comme étant celui de Campbell. De la grammaire à l'imaginaire, Murray reconstruit un paysage architectural et naturel à l'image de ses souvenirs. Le château pyrénéen de Miglos devient, par l'architecture de la phrase, de la mémoire et de l'imagination de l'auteur, le château écossais de Campbell. Si le lecteur britannique voit dans le texte l'image de Miglos, c'est à travers l'architecture du paysage intérieur de l'auteur. La plupart des auteurs britanniques utilisent l'image comparative en fonction de leur mémoire propre mais aussi de celle du lecteur réactivée par le voyageur. L'utilisation conjointe de la mémoire de l'auteur et d'un interlocuteur fictif est matérialisée dans un dialogue où Caroline Bell évoque un paysage pyrénéen en fonction d'un paysage anglais lui-même décrit par un p~rsonnage absent de la scène. Ce dialogue suit l'évocation d'un "pont pittoresque qui franchit le fleuve dont l'écume impétueuse bouillonne sans cesse plusieurs mètres plus bas": "0 Kate is not this like the description Mrs Strickland once gave us, of some place in Wales", said Agnes. I know the place you mean," said Mr Talbot, "but there is much beyond it in grandeur: the place in Wales is called 'The Devil' s Bridge', and the name of the place is somewhat similar, for it is called 'Ie Pont d'Enfer' (the bridge of hell)" (PP, 95)19 .

Le genre du récit pour enfants permet l'utilisation d'un ton didactique qui justifie l'introduction d'un élément connu. Celui-ci doit permettre aux enfants d'apprendre le paysage. La référence à la mémoire introduit un jeu de langage qui devient pour le lecteur la visualisation du paysage à peine décrit une ligne plus haut. L'une des fillettes, en se rappelant, à l'occasion de la découverte de ce pont, la description qu'a fait un autre personnage d'un paysage britannique, introduit par les mots un langage descriptif absent qui va pourtant générer l'image pour le lecteur. A partir de là, resurgit le lieu britannique dans la mémoire de l'interlocuteur du premier personnage. C'est sa mémoire qui a réactivé celle de M. Talbot, et c'est le souvenir de ce dernier qui va réactiver la mémoire du lecteur en prolongeant 19 "0 Kate, est-ce que ceci ne ressemble pas à la description que Mrs Strickland a faite un jour d'un certain endroit au Pays de Galles", dit Agnès."Je sais de quel endroit tu parles", dit M. Talbot, "mais cela le dépasse de beaucoup en majesté: cet endroit au Pays de Galles s'appelle "The Devil's Bridge" (le Pont du Diable), et le nom du lieu est un peu similaire puisqu'il s'appelle "Le Pont d'Enfer"." 25

le jeu de langage par le rapprochement toponymique qui permet aux deux paysages de se rejoindre. Ce sont là les personnages qui se substituent au lecteur pour poser les questions qu'il pourrait se poser et réveiller sa mémoire géographique. Mais un même souvenir peut générer des visions comparatives différentes quoique l'intention des auteurs soit similaire. Là où Murray retrouve dans un paysage pyrénéen un château écossais qui doit révéler au lecteur l'image que lui-même a découverte, Inglis part du paysage écossais remémoré afin de permettre au lecteur d'entrer avec lui dans l'espace pyrénéen. Il utilise les mêmes références que Murray au paysage écossais des Ochills. Il rattache lui aussi un paysage pyrénéen à un paysage écossais. Mais le système de comparaison utilisé n'est pas le reflet subjectif de son paysage intérieur. Il s'affirme objectivement comme un outil destiné au lecteur britannique, une manière d'inclure l'image dans le texte à des fins pratiques. Si l'auteur utilise systématiquement la comparaison pour évoquer le paysage qu'il découvre, il le fait d'une part en soulignant les différences et no.n les similitudes, et d'autre part en utilisant une technique de juxtaposition qui doit permettre au lecteur britannique de visualiser un paysage inconnu en fonction de ses propres références et donc des paysages britanniques qu'il connaît. Si l'écrivain évoque des paysages écossais, ce n'est pas seulement parce qu'ils représentent une image pour lui, le voyageur; c'est parce qu'il suppose ces images connues du lecteur britannique auquel il s'adresse en tant qu'auteur et à qui il tente de montrer le paysage pyrénéen par l'intermédiaire de son texte seul: If this book should chance to be read by anyone who knows the scenery of Scotland, let him recollect the road from Stirling along the foot of the Ochill Hills, and he will then have a better conception of the country through which I am now conducting him, than could be conveyed by a thousand minute descriptions (SSP, II, 97-98)20 .

Al' inverse des autres auteurs de récits de voyages, il ne part pas du paysage observé et donc de la vision objective; il part du paysage remémoré, d'un paysage autre, écossais, celui-là, sur lequel il va superposer l'image de la montagne pyrénéenne. Il est à noter que dans cette introduction à la présentation de la chaîne des Pyrénées vue de la route de Tarbes à Lourdes, aucun terme se rapportant aux Pyrénées, aucune évocation géographique précise n'apparaît avant la dernière phrase du paragraphe, soit vingt-cinq lignes après le début de cette 20 "Si d'aventure ce livre devait être lu par quiconque connaît le paysage écossais, qu'il se souvienne de la route qui part de Stirling et qui longe le pied des Ochills Hills, et il aura une idée plus précise de la région dans laquelle je le mène maintenant, que celle qui pourrait lui être donnée par mille descriptions détaillées". 26

description qui s'affirme comme n'en étant pas une. Il s'ensuit une succession de détails donnés, non pas en référence au paysage évoqué, mais en référence au paysage écossais connu. C'est la mémoire du lecteur qu'il réveille et c'est à son imagination qu'il s'adresse pour cette recréation visuelle du paysage qu'il tente de montrer par l'écriture, dans un voyage par le texte dont il s'intitule le guide, à travers une phrase qui établit une correspondance totale entre le paysage du voyage et le paysage de l'écriture. C'est l'imagination du lecteur qui doit recréer, à partir de cette transposition d'une image sur le texte, le paysage vu par l'auteur: "It is true, his imagination must assist me; he must imagine the Ochills seven or eight thousand feet high,..." .21 A la différence de Murray qui part de la référence à l'autre et à une situation réelle d'un hypothétique lecteur avant de glisser définitivement vers une visualisation par l'imaginaire, Inglis stimule la mémoire du lecteur d'abord, son imagination ensuite, d'un bout à l'autre de l'évocation du paysage. L'auteur-narrateur donne ses consignes à un lecteur actif qui doit voir deux paysages superposés afin de pouvoir par la suite enlever le "paysage-calque" qui lui aura permis de découvrir, en le traçant Iuimême mentalement, le second paysage qui est en réalité le premier, celui du voyage. Il utilise une technique de description originale dans laquelle chaque élément est vu par opposition à un autre élément du paysage de référence, et où cette multitude de différences conduit l'auteur à une affirmation surprenante à la fin d'un tel texte: "With these changes, the resemblance is striking" 22. C'est à travers les différences que se crée la ressemblance visuelle entre les deux paysages, ressemblance qui se traduit à la fin de cette "antidescription" par une superposition totale, mais d'un genre différent de la première. Parti de la superposition objective du départ, l'auteur aboutit à une superposition subjective, une fusion entre les paysages: I recollect at this moment, with a vividness as if the recollection were but of yesterday the beautiful line of the Ochills, seen from the heights in the neighbourhood of Herveston; their woods and shadows, and Castle Campbell' s dark ruin and embowered Alva. And when this image is presented to me, I

21 "C'est vrai, son imagination doit m'aider; il faut qu'il imagine les Ochills, dont l'altitude est d'environ 2000 mètres". 22 "Si l'on prend en compte ces différences, la ressemblance est frappante". 27

see at the same time, the range of Pyrenees as I travelled from Tarbes to Lourdes, with these differences only which I have pointed out 23 (II, 97-98).

La mémoire superpose deux paysages et les confond dans une recréation textuelle de l'image. La subjectivité de cette vision apparaît avec plus de netteté lorsque l'on compare cette évocation avec celle de Murray. Ce sont deux sites différents qui sont montrés au lecteur à partir d'une référence à un même paysage écossais. La démarche des deux auteurs est différente, le paysage qu'ils montrent est différent, et pourtant celui qui leur permet d'en donner une image au lecteur est le même. Un lecteur britannique lisant ces deux ouvrages aurait donc de deux paysages pyrénéens différents une même image. Ceci montre les limites d'une peinture par le texte qui inclut la vision subjective de son auteur. Pourtant, la démarche de Inglis est claire; l'auteur veut donner à son lecteur un maximum d'informations qui lui permettront de reconstituer un paysage qu'il ne peut voir avec les yeux. Son texte donne la clé des multiples références aux paysages anglais tels qu'ils sont souvent évoqués à partir d'une vision du paysage pyrénéen: I never look upon any new or peculiar scene without endeavouring to find a resemblance to some other better known scenes; because in writing a record of a journey, such references and comparisons at once place the scene before the reader. It answers all the purpose of an engraving"24 (SSP, II, 107).

L'auteur montre ici son intention et le mécanisme qui existe entre le texte et l'image mentale. Texte et image graphique se rejoignent à travers l'image mentale du lecteur. C'est le double mécanisme de la référence au paysage anglais et de la mémoire visuelle qui crée l'image dans le texte. Et les rapports entre écriture et image apparaissent aussi dans les représentations de l'univers humain.

23 "Je me souviens en ce moment, aussi précisément que si le souvenir ne datait que d'hier, de la beauté de la chaîne des Ochills vues depuis les hauteurs dans le voisinage d'Herveston; leurs bois et leurs ombres, la ruine sombre de Castle Campbell et Alva dans son berceau de verdure. Et quand cette image se présente à moi, je vois en même temps la chaîne des Pyrénées tandis que j'allais de Tarbes à Lourdes, avec seulement les différences que j'ai soulignées." 24" Je ne regarde jamais aucune de ces scènes particulières sans essayer de trouver une ressemblance avec des scènes mieux connues parce que, lorsque l'on fait le récit d'un voyage, de semblables références et comparaisons permettent au lecteur de visualiser immédiatement la scène. Cela répond à tout ce à quoi vise une gravure". 28

2. Un paysage reconnu dans les différences Pour évoquer un élément du costume pyrénéen, la coiffure des femmes de Bagnères, Inglis écrit: "This is a handkerchief, adjusted to the head in a far more tasteful way than I have ever seen a turban in an English ball-room. It is impossible to describe the manner in which it is put on; it must be seen" (151)25. Alors que ce qui frappe habituellement le voyageur, c'est la ressemblance entre un élément du costume local et un élément des costumes de son pays, pour Inglis, c'est par la différence que se crée l'image. Cette vision du détail de l'habillement semble être la première étape d'une observation de type ethnologique qui consiste à percevoir dans le mode de vie du peuple découvert des différences dans lesquelles le voyageur reconnaît des similitudes avec ses propres traditions, son propre paysage local. Dans la description de Inglis, le costume pyrénéen tente de se dessiner sous sa plume par opposition au paysage mondain d'une salle de bal anglaise. On retrouve dans la description ethnologique le couple théâtral de l' homme du peuple et de l'homme du monde ou de l'aristocrate. Les Sganarelle, Scapin, Sancho Pança de la littérature mondiale introduisent dans le monde de la sophistication et de l'artificiel, l'image populaire du bon sens qui met en valeur tous les comportements humains. Des valets de Molière à ceux de Beaumarchais ou de Marivaux et des paysans de Shakespeare aux vagabonds de Beckett, il se crée dans l'imaginaire universel un paysage humain centré sur le contraste, dans lequel tout homme tente de reconnaître sa propre image. Et c'est dans l'observation ethnologique que naît cette réflexion humaine qui se retrouve dans toutes les littératures. C'est d'abord le costume qui rappelle au voyageur d'autres formes d' habillement, un autre monde, l' humanité. Montesquieu ne disait-il pas: "si vous voyez l'habit d'un homme, vous voyez jusques à son âme"? Il n' y a aucune analyse philosophique dans l'évocation d'Inglis, mais cette perception de la différence, ce besoin de rattacher une image inconnue à une image connue se rattache à la même volonté d'éclairer un lecteur inconnu sur un monde découvert. Là où les auteurs dramatiques ou les romanciers entrent directement dans l'âme des hommes, les voyageurs de passage doivent d'abord arrêter leur regard sur les apparences. L'association entre des paysannes pyrénéennes et des Anglaises dans une salle de bal est inattendue dans le contexte du voyage, mais elle se justifie par le dialogue non affirmé qui se crée entre l'auteur et le lecteur. Le regard du voyageur, en aboutissant à une impossibilité de décrire l'objet évoqué, fixe dans celui du lecteur une 25 "C'est un mouchoir ajusté sur la tête avec beaucoup plus de goût que les turbans que j'ai vus, dans les salles de bal anglaises. Il est impossible de décrire la façon dont il est mis; il faut le voir". 29

représentation créée par la référence à un autre objet dont auteur et lecteur ont une connaissance commune. Il rejette la description pour choisir l'image. En renvoyant l'un contre l'autre les verbes "décrire" et "voir", il fait de l'image la nécessité première. Il écrit un texte et le rejette en même temps dans une invitation au voyage qui naît de la nécessité de parvenir à la représentation d'une image. C'est probablement cette difficulté qu'il éprouve à créer l'image par le texte qui le conduit à montrer des paysages qu'il rend visibles par un rapprochement aussitôt accompagné d'une distanciation. Inglis, s'il rapproche continuellement le paysage pyrénéen du paysage britannique, n'utilise ce procédé qu'en l'accompagnant d'une multitude de restrictions. Lorsqu'il met en parallèle la vallée du Gave et la vallée de Matlock, il écrit: If the mountains that rise from the valley of Matlock were eight or ten times higher than they are; if the river were more a succession of falls and rapids; and if the road were carried sometimes two or three hundred feet above the bed of the river, and at other times, when obstructed by tremendous precipices, were forced to cross the stream, the valley of Matlock might be compared to the valley of the Gave. In Scotland too, the gorge called Cartlane Craigs, might be said to resemble this defile if a road were constructed above the stream half way up the precipices, if the banks above were twenty times higher, and if the river were three or four times larger (107) ~ .

Le paysage comparé est remodelé par la répétition de la formule hypothétique et la modalité de l'éventualité. Celle-ci, placée au centre de l'évocation et encadrée par des hypothèses, révèle une image qui tente de se former en montrant ce qu'elle n'est pas. L'auteur affirme sa volonté de rapprocher le paysage découvert du paysage connu en les éloignant constamment par des structures grammaticales. La distanciation permet d'avoir une vision plus large des choses; certains voyageurs utilisent systématiquement l'opposition pour rattacher le paysage pyrénéen au paysage anglais. Qu'il s'agisse du paysage naturel ou de l'uni vers humain, Sarah Ellis ne les montre que par opposition à ceux qu'elle connaît en Angleterre. En se servant de ses souvenirs, elle fait de sa description un 26 "Si les montagnes qui s'élèvent de la vallée de Matlock étaient huit ou dix fois plus hautes qu'elles ne le sont; si la rivière ressemblait davantage à une suite de cascades et de rapides; et si la route était parfois à soixante ou cent mètres au-dessus du lit de la rivière, et si, à d'autres moments, barrées par de terribles précipices, elle était obligée de traverser le courant, la vallée de Matlock pourrait être comparée à la vallée du Gave. En Ecosse aussi, on pourrait dire que la gorge appelée Cartlane Craigs ressemble à ce défilé si une route était construite au-dessus du fleuve à mi-hauteur des précipices, si les rives au-dessus étaient vingt fois plus hautes, et si la rivière était trois ou quatre fois plus grande". 30

début d'étude ethnologique. Elle montre les différences qu'il Y a entre maisons pyrénéennes et maisons anglaises (SWP, 51), entre le nombre d'enfants par famille en France et en Angleterre ou en Irlande (64). Chacune de ses observations est rapportée, non pas isolément, mais en référence à un lieu similaire ou à une activité correspondante en Angleterre. Elle observe que dans les jardins pyrénéens, contrairement aux jardins anglais, il n'y a pas de buis (135). Elle est frappée par la différence qu'il y a dans la façon de travailler le lin en Angleterre et dans les Pyrénées (350). Jusqu'à la manière de mendier qui est différente dans les Pyrénées et en Irlande (318). La différence crée l'image, mais une image abstraite, issue d'une vision morale et sociale. 3. Reconnaissance d'un paysage social britannique dans le regard moral ou politique Alors que la plupart des autres Britanniques comparent des éléments concrets" Mrs Ellis compare des abstractions: la gravité au Béarn et en Irlande ou la valeur du temps en France et en Angleterre. Son paysage, s'il montre des aspects concrets, se moralise immédiatement. L'image qu'elle donne du costume pyrénéen, au lieu d'être purement descriptive comme chez la plupart des auteurs de récits de voyages, s'accompagne d'un jugement de valeur sur le costume anglais. L'oeil lui-même n'est pas mentionné comme instrument du regard, mais il acquiert des réactions morales: "The eye is never shocked here, as in England, by the slovenly cap, the shabby bonnet, or the mock finery which too frequently disfigures this class of women in our native land" (65)27 . L'auteur parle d'une "classe de femmes" et non simplement de femmes. Elle évoque sans le décrire le costume de la région qu'elle traverse. Les précisions se rapportent aux vêtements anglais. Le costume, le paysage social pyrénéens semblent être prétexte à une critique de son propre paysage social. La description a disparu au profit du jugement. L'image s'efface pour laisser la place à la critique, comme dans une évocation du marché, par Mrs Boddington: "A market in the Pyrenees is the same thing to the country folk as an Irish assize or an English race-meeting to the provincial belles and beaux: all go to it; some for business, others for pleasure, all in their best gear and best

27 "L'oeil n'est jamais choqué ici comme il l'est en Angleterre par une coiffe mise de façon négligente, un bonnet usé ou des fanfreluches fausses qui trop souvent défigurent cette classe de femmes dans notre pays natal". 31

faces"(SKP, I, 222)28 . Le marché n'est pas vu en tant qu'élément de la vie quotidienne mais en tant que catalyseur du comportement humain. Il est présenté en relation avec un type humain. Même s'il ne semble pas y avoir de points communs entre les gens de la campagne pyrénéenne et ces "belles" et "beaux" anglais ou irlandais, le marché, lieu et moment particulier, révèle un type de comportement qui rattache le paysage découvert au lieu d'origine. Et le paysage humain pyrénéen se révèle dans la vision comparative des coutumes et des traditions. Caroline Bell compare les tricoteurs des Pyrénées à ceux du Pays de Galles, d'Ecosse et des Shetlands (P P, 135-136). Henry Blackburn fait un parallèle entre les danses béarnaises et les jigues irlandaises; Louisa Costello et Lady Chatterton rapprochent les airs des chansons basques des mélodies irlandaises. Les ressemblances entre les cultures se font jour à travers la musique, la danse et les jeux, et ceci est perçu par tous les voyageurs. Les traditions locales, la cuisine en particulier, les intéressent en fonction des correspondances qu'ils trouvent avec leur, pays. Sarah Ellis parle de la supériorité de ce qu'elle appelle le "porridge" béarnais sur son homologue britannique (SWP, 209), tandis que Inglis compare les fromages (SSP, II, 177). A partir des éléments de la vie quotidienne vus dans deux pays, apparaissent au lecteur des images mêlées et similaires de la vie simple de régions réunies par leur pauvreté et vues par le regard d'un voyageur bourgeois ou aristocrate qui porte sur un univers inconnu de lui, le regard de l'étranger. Il découvre le paysage populaire pyrénéen exactement comme il a découvert le paysage populaire anglais, écossais ou irlandais quand il s'est enfoncé dans son propre pays. A travers les comparaisons mêmes qu'il établit entre son pays d'origine et celui du voyage, il se présente comme un étranger aux deux paysages sociaux qu'il évoque. Il a rencontré un monde aussi différent du sien en Irlande ou en Ecosse qu'en Béarn ou en Bigorre. Les comparaisons expriment inconsciemment l'appartenance à une autre classe, ce que Sarah Ellis a exprimé consciemment et en toutes lettres. Mais pour beaucoup, les parallélismes n'expriment rien d'autre qu'une nostalgie de l'Angleterre momentanément quittée. Parmi doute celle l'Angleterre architectural

tous ces voyageurs écrivains, Lady Chatterton est sans qui cherche avec le plus d'insistance à voir dans les Pyrénées. Sa joie lorsqu'elle aperçoit un élément aux armes d'Angleterre n'est pas dissimulée lorsqu'elle

28 "Un marché dans les Pyrénées est aux gens de la campagne ce qu'un jugement en Irlande ou des courses en Angleterre sont aux élégantes et aux élégants de Province; tous y vont; certains pour affaires, d'autres pour le plaisir, tous dans leurs plus beaux atours et leur plus belle allure". 32

écrit à propos de la cathédrale de Bayonne: "It is pleasant to see the arms of England still adorning the ceiling of the cathedral" (PES, I, 183)29 . La volonté de Lady Chatterton de retrouver les Anglais partout dans les Pyrénées se traduit dans les faits et dans le voyage par sa visite au cimetière anglais; dans le texte, cela se traduit par son insistance à faire un historique du lieu exclusivement dans sa relation avec l'Histoire de l'Angleterre. Du Prince Noir aux guerres napoléoniennes, Lady Chatterton voit le paysage par le biais de l'histoire de son pays, regrettant les ruines laissées par son peuple et admirant les traces architecturales telles que la cathédrale de Bayonne construite, dit-elle, "sous nos premiers rois". Liant toujours l'aspect politique au paysage, elle effectue un parallèle entre I'habeas corpus britannique et la loi basque en citant les écrits d'un aristocrate britannique dont elle tait le nom (196). Ce regard politique porté sur le paysage découvert n'est pas rare dans les récits de voyages. Louisa Costello effectue aussi une comparaison entre lois anglaises et lois basques. Elle rapproche l'étouffement du l?asque par l'enseignement exclusif du français et la lutte des Gallois pour préserver leur langue maternelle. Le paysage décrit donne lieu à un reportage double sur la situation linguistique, sur l'éducation de deux régions différentes et que deux langues, étouffées toutes les deux par l'enseignement de la langue officielle, vont rapprocher (BEP, II, 256-257). Ces parallèles d'ordre politique donnent au lecteur une image précise de la vie humaine qui anime les paysages traversés. Pourtant parfois, la volonté de trouver à tout prix une trace anglaise dans l'espace pyrénéen donne lieu à des représentations artificielles. 4. Une reconnaissance du paysage par l'image recréée d'une Angleterre artificielle Lady Chatterton, dans son désir de trouver dans le paysage pyrénéen des ressemblances avec l'Angleterre, effectue parfois des comparaisons avec des lieux qu'elle ne connaît pas. De la route ariégeoise conduisant à Carcassonne, elle écrit: "It looked like an artificial line of road, what I fancy the Scotch natural roads near Fort William might be" (PES, II, 239)30 . Elle part d'une comparaison pour arriver à une visualisation imaginée d'un paysage qu'elle veut représenter dans l'esprit du lecteur en lui parlant d'un autre paysage qu'elle affirme imaginer à son tour. Ce jeu entre l'artificiel et le naturel 29 "Il est agréable de voir les armes d'Angleterre orner encore le plafond de la cathédrale" . 30 "Cela ressemblait à une route artificielle, ce que pourrait être, j'imagine, les routes naturelles d'Ecosse près de Fort Williams." 33

dans sa visualisation de certains paysages pyrénéens réapparaît à plusieurs reprises, notamment lorsqu'elle évoque le paysage végétal d'Artiga de Lin en Espagne, ou celui de l'Ossau. Du premier, elle écrit: "Wild flowers grew (...) in such profusion and variety, that it seemed as if all the Conservatories of England had emptied their rich stores in this chosen spot" (1, 361)31 . On retrouve la même image lorsqu'elle parle de l'Ossau et du plateau de BiousArtigues: "fancy all this with the addition of wild flowers more various and lovely than English conservatory can produce" (II, 164)32. Le paysage Ie plus naturel qui soit, le monde des plantes, se trouve transforn1é dans le texte par l'intermédiaire d'une image qui devient une projection de la culture anglaise. Dans la première des cri ption surtout, les fleurs sont comme déversées hors des serres anglaises. La projection mentale se traduit par une projection imagée d'un paysage sur l'autre. Les termes, dépréciatifs pour l'uni vers floral, de "emptied" et "stores" ne sont là que pour exprimer l'admiration de la voyageuse devant une telle luxuriance. Son désir de rendre l'image d'abondqnce végétale qu'elle a devant les yeux claire pour un lecteur anglais, se traduit par une représentation comparative à double sens. Celleci est positive dans son intention, mais elle devient presque humoristique si le lecteur n'a pas à l'esprit la volonté de l'auteur de rendre l'image visuellement claire. Lady Chatterton retraduit son admiration pour le paysage floral de Bious-Artigues en ajoutant que cela vaudrait la peine de venir d'Angleterre pour rester une den1i-heure sur ce plateau. Ce qui COlllpte aux yeux de l'auteur, c'est l'image qu'il va projeter devant le regard du lecteur britannique, même s'il faut pour être clair, inventer une représentation artificielle de l'espace naturel. Mais la plupart du temps, l'auteur choisit de projeter dans le paysage ses impressions, et les comparaisons deviennent alors plus générales et plus vagues sans pour autant perdre de leur caractère évocateur. 5. Le paysage impressionniste

britannique ravivé par une du paysage inconnu

vision

Sur ces récits, se greffent les impressions de voyage de l'auteur mais aussi ses impressions passées qui lui permettent de mieux visualiser les paysages évoqués. Sa peinture devient impressionniste aux deux sens du terme: l'auteur transpose dans son récit ses 31 "Des fleurs sauvages poussaient avec une telle diversité et une telle profusion que l'on aurait dit que toutes les serres d'Angleterre avaient vidé leurs réserves à cet endroit choisi." 32 "Imaginez tout ceci en y ajoutant des fleurs sauvages plus variées et plus belles que tout ce que peuvent produire les serres anglaises."

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impressions et fait du paysage vu à travers elles une représentation dans laquelle l'atmosphère tient plus de place que les lignes et les formes. Et c'est souvent dans le rapprochement entre des paysages pyrénéens et anglais que se révèle cette lecture impressionniste du lieu en fonction du souvenir géographique. Un voyageur anonyme trouve la campagne basque similaire à la campagne anglaise33 tandis que Henry Russell estime que "les parties nues du Pays Basque ressemblent beaucoup aux régions montagneuses de l'Irlande et du Pays de Galles" (SM, 292). La généralité de ces comparaisons s'oppose aux parallèles précis qui permettent au lecteur de visualiser un point particulier du paysage. Celles-ci semblent traduire une atmosphère plus qu'une volonté de plaquer le souvenir du paysage britannique sur le paysage pyrénéen. Il s'agit plus de couleurs, d'impressions, que de références géographiques précises. L'Irlande revient souvent dans cette peinture. Russell, qui est à demi irlandais, traduit plus que d'autres cette vision impressionniste des deux paysages pyrénéen et irlandais qui se confondent dans un même regard. Il voit dans la vallée qui conduit au Lustou "un grand bassin ovale, vert comme l'Irlande" (SM, 198) et dit du vallon de Ramougne que son "ravissant désordre rappelle étonnamment les grands parcs des régions montagneuses de l'Irlande" (230). La vallée d'Ossau rappelle à CliftonParis certaines parties de l'Undercliff dans l'lIe de Wight (LP, 89), tandis que la même lIe de Wight est évoquée par Louisa Costello qui trouve que les falaises de Biarritz ressemblent à celles que l'on trouve là-bas (BEP, II, 225). Inglis rapproche le lac de Lourdes de Grasmere (SSP, II, 100). On peut remarquer dans ces évocations les références à l'aspect général, à la forme d'ensemble, à l'apparence, au temps qu'il fait, à la couleur: autant d'éléments qui sont du domaine de l'impression, non de la description. C'est peut-être dans une image de Russell qu'apparaît avec le plus de force cet impressionnisme dont le voyageur drape le paysage pyrénéen. Henry Russell dit de la vallée de Peramo qu'elle "devient une solitude crépusculaire et romantique rappelant en même temps l'Angleterre et la Suisse" (SM, 406). A travers la structure attributive contenue dans le verbe "devenir", l'écrivain fait d'un paysage précis une abstraction mais aussi un désert (la solitude). Mais il va donner à ce désert des couleurs estompées qui disparaissent progressivement, pour le rapprocher d'une autre abstraction, le romantisme. La mémoire superpose, après la solitude et le romantisme, une troisième impression qui se concrétise dans la référence à deux paysages conjoints. La double référence à l'Angleterre 33 Anonyme. A Peep at the Pyrenees by a Pedestrian, 1867,

p. 19.

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Londres: Whittaker and Co,

et à la Suisse augmente encore cette impression de flou qui remplace une description par une peinture d'atmosphère. C'est une technique que l'on retrouve souvent chez les montagnards qui ont peut-être, plus encore que les voyageurs, l'occasion de ressentir les modifications du paysage. Harold Spender fait d'une évocation comparative de la partie du Val d'Aran comprise entre Lès et Bossost une peinture aussi floue que celle de Russell dans la vallée de Peramo: "a valley edged with lofty hills presenting with its ever-present stream somewhat the same beauty that one sees in the valley of the Scotch Highlands" (THP, 136)34 . La comparaison reste vague, ne mettant sur le même plan que la valeur esthétique des deux paysages et non leurs caractéristiques propres. Plus précis est le rapprochement effectué par Sarah Ellis lorsqu'elle voit le Gave. Exceptionnellement chez cet auteur qui exprime constamment la distance qu'il y a entre des paysages en en montrant les différences, apparaît là une ressemblance entre le Gave et un paysage du Yorkshire: The river (Gave) in this part of our ride, reminded us of the Wharf at Bolton abbey, in Yorkshire, and there are many places where it chafes and struggles through the rocks, like the Strid, of fatal celebrity. But we wanted the green smooth turf which stretches along the banks of the wharf, for here all was more rugged and more wild; though, as a proof of the wide difference between this climate and our own, the hill sides were still covered with vines (SWP, 110)1S .

Même quand elle part d'une ressemblance, Sarah Ellis aboutit à une différenciation, mais celle-ci appartient à une peinture d'atmosphère. Elle rencontre là le regard de ses compatriotes dans un tableau impressionniste. On est loin de la technique de Lady Chatterton qui, par ses multiples rappels historiques, fait appel aux connaissances du lecteur. Mais en se référant continuellement à la mémoire collective de son pays, il lui arrive d'oublier le paysage réel dont elle parle. Son utilisation de la mémoire de l'Angleterre et celle qu'en font ses compatriotes montrent que les impressions peuvent suggérer plus d'images que de références détaillées. Mais leurs techniques se complètent et rappellent qu'un paysage est vu avant 34 "une vallée bordée de hautes collines présentant, avec sa rivière qui coule tout le long, une beauté à peu près semblable à celle que l'on voit dans la vallée des Highlands écossais." 35 "La rivière (Gave) dans cette partie de notre excursion, nous rappelait la rivière Wharf à Bolton Abbey, dans le Yorkshire, et il y a de nombreux endroits où elle bouillonne et lutte à travers les rochers, comme la Strid, de triste réputation. Mais il nous manquait l' herbe verte et douce qui s'étend sur les bords de la Wharf, car ici tout était plus accidenté et plus sauvage; quoique, pour preuve de la grande différence qu'il y avait entre ce climat et le nôtre, le flanc des collines fût encore couvert de vignes."

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d'être connu et que le "regard" de l'imagination du lecteur ne peut être mieux guidé que par le regard objectif du voyageur accompagné de ses impressions. Les paysages naturels se précisent aux yeux du lecteur britannique toujours présent dans l'écriture des voyageurs à travers le vague même de l'impression qui les évoque. Même la pierre, pourtant tracée avec des contours précis dans les représentations iconographiques, est souvent montrée à travers une peinture impressionniste dans les récits. Mais ce n'est pas le cas de toutes les pierres; seules les pierres à l'état de nature entrent dans ces tableaux impressionnistes où se mêlent roches réelles et pierres métaphoriques comme dans cette vision de Russell à qui le Cylindre du Marboré rappelle "ces forteresses inexpugnables et monstrueuses qui surgissent de la mer entre Portsmouth et Ryde" (SM, 323). Le sommet pyrénéen est reconstitué à partir des souvenirs et des impressions de l'auteur. L'image militaire juxtaposée à une référence géographique qui superpose la mer à la montagne et la roche marine anglaise au rocher montagneux pyrénéen fait de cette évocation un paysage impressionniste. Les notions de monstruosité, d'architecture militaire, d'émergence, se rejoignent dans un paysage maritime anglais reconstitué à travers la mémoire pour donner l'image d'un point précis des Pyrénées. Il en va différemment de la pierre architecturale, dressée par l'homme qui, si elle donne lieu à des rapprochements avec la GrandeBretagne, s'insère dans une image clairement délimitée. Le halo impressionniste dont s'enveloppe la nature britannique retrouvée dans la pierre pyrénéenne entoure une autre forme de vision. 6. Mystères du paysage et paysage familier: l'image de la ville Le paysage n'est pas révélateur de mystère, il est le mystère à travers la pierre qui le construit et qui est perçue non en tant qu'élément d'un paysage particulier, mais en relation avec un autre paysage. C'est le lien entre ces deux lieux qui renforce la notion de mystère contenue dans l'espace. Mais c'est surtout dans les maisons, dans l'architecture, que les voyageurs voient des ressemblances et décèlent parfois une origine, comme Louisa Costello: "It is to the Messrs Seguin that France is indebted for these beautiful constructions, the hint of which they are said to have taken in England" (BEP, I, 351) 36. Du mystère des formes à l'histoire de l'architecture, c'est dans cette curiosité très britannique qu'ils trouvent des réponses aux questions que leur pose le 36 "C'est à Messieurs Seguin que la France doit ces belles constructions, dont l'idée, dit-on, vient d'Angleterre." 37

paysage découvert. Les mystères d'un monde inconnu vont leur permettre de révéler à leurs compatriotes des formes nouvelles dont ils donneront l'image en les rattachant à des lieux familiers. Le voyageur montre au lecteur la disposition ou la forme des constructions en essayant de situer le paysage découvert, de le montrer dans sa réalité sans que le lecteur anglais risque d'être dépaysé. Afin de mieux permettre au lecteur de se représenter les bains de Panticosa en Aragon, trois voyageurs mentionnent le fait que leur disposition leur rappelle certains blocs de maisons à Edimbourg (RS, 57). Murray compare des maisons pyrénéennes d' Escaldos à des cabanes irlandaises (S UP, I, 130). Russell trouve que Cambo est: "a lonely and quite English-Ipoking village" (PAP, 66)37. Sarah Ellis évoque la différence qui existe entre les maisons françaises et anglaises (SWP, 51). Cette vision comparative de l'architecture domestique montre que le paysage urbain est important aux yeux du voyageur britannique qui la plupart du temps en est issu. C'est sans doute dans cette origine qu'il faut chercher le rôle de l'image de la ville dans la peinture du paysage pyrénéen chez le voyageur d' outre- Manche. Comme un lien établi par le double regard des yeux et de la mémoire entre les lieux familiers du pays d'origine et les lieux inconnus du pays découvert, l'image de la ville s'introduit dans des évocations de paysages naturels. La superposition des paysages urbain et sauvage paraît d'autant plus étrange lorsque les villes évoquées sont des villes industrielles. Plusieurs auteurs utilisent cette image dans leurs évocations du paysage pyrénéen parfois avec des différences d'approche. S'il semble normal de comparer une ville à une autre ville (Passages et Dartmouth chez Baring-Gould ou les populations d'une cité à celles d'une autre cité (les Anglais de Pau et ceux de Londres, plus précisément de Hyde Park chez Sarah Ellis (SWP, 31», il est plus original de voir l'image de la ville apparaître pour permettre au lecteur de visualiser un paysage naturel. Pourtant celle-ci se retrouve à plusieurs reprises, en particulier dans les Souvenirs d'un montagnard de Henry Russell où la ville prend plusieurs formes. C'est d'abord la ville construite, industrialisée et exclusivement anglaise: Londres et Manchester. Londres, c'est ce que l'auteur voit dans le paysage observé du Pic Long: "Tout le reste était noir et ressemblait à Londres" (SM, 154). Manchester, c'est ce qu'il se représente quand il monte dans les nuages au Canigou: "Ma conscience m'interdit de parler de la vue, car chaque fois, je montai dans les nuages. On aurait pu se croire à Manchester" (279). Outre I'humour qui 37 "un village solitaire à l'apparence très anglaise." 38

se dissimule dans ces brumes de Manchester, apparaît dans la référence à la ville anglaise une autre fonction. Elle surgit au milieu d'un récit situé vers les sommets pyrénéens pour permettre au lecteur de voir ce qu'il est impossible de voir, et de comprendre que le paysage consiste en une absence d'image. La couleur noire dans le premier cas, les nuages dans le second apparaissent comme deux formes d'obstruction du paysage visible. La référence à la pierre construite, la ville, devient la seule image qui surgisse hors de la pierre: dans les nuages, à travers une atmosphère ou une couleur. La civilisation industrielle rejoint la peinture impressionniste dans cette "non-vision" du paysage. De ce néant visuel, émerge l'image la pl us inattendue chez un lecteur qui traverse les voyages et les visions d'un esprit romantique: la ville industrielle. Mais cette ville-là est dissimulée par les nuages comme l'est l'image du paysage pyrénéen à la fois au regard du montagnard et dans le texte de l'écrivain. Et l'image de la ville que la montagne fait surgir en lui, c'est aussi la ville écrasée, détruite; ce sont les ruines d'une ville non ~nglaise, comme Rome ou Palmyre. En choisissant l'image de la cité méditerranéenne antique, Russell en fait le symbole de la destruction d'une civilisation que lui rappelle la pierre chaotique de la montagne. Il voit la ville humaine construite là où il n'existe plus aucun élément humain ou minéral; il voit la ville antique détruite dans la montagne démantelée. Ce chaos, ces formes isolées les unes des autres, le conduisent à donner de la cité une image morcelée, à en détacher les éléments caractéristiques ou symboliques: une salle de conc~rt londonienne, une cathédrale, un cimetière ou une usine indéfinis surgissent dans les paysages des Pyrénées. La vie, la mort et la foi semblent résumées dans cette image de la ville qui prend sa source dans le paysage urbain anglais, puisque c'est celui-là qui apparaît là où le montagnard ne voit aucune des formes de la montagne. De la ville anglaise précise, il passe à la ville mythique, universelle mais détruite et à la ville anonyme mais morcelée. La référence anglaise perdue dans les nuages ou la nuit est là comme un signe que le lecteur doit voir au-delà de l'image. Le paysage s'approfondit dans son invisibilité même. L'allusion anglaise permet seulement de rendre visible l'invisibilité du paysage et d'y ajouter une démarche spirituelle. La présence de la ville, qui apparaît par images dans les textes, se retrouve dans les représentations graphiques où l'on aperçoit, au milieu des costumes pyrénéens qui font partie intégrante du paysage, les costumes de ville des touristes ou des bourgeois palois ou luchonnais en promenade. Le costume introduit dans le paysage de la montagne cette présence de la ville qui est un fait réel mais que les artistes et écrivains soulignent par des références à leur propre ville ou, graphiquement, à 39

leur propre costume. Toutes ces projections de la sensibilité britannique à travers son décor spatial familier se doublent d'une projection littéraire sur le paysage.

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CHAPITRE PROJECTION LITTERAIRE

II

DU PAYSAGE ET ARTISTIQUE

BRIT ANNIQUE SUR LE

PAYSAGE PYRENEEN

1. Sur les traces d'Ann Pyrénées inconnues

Radcliffe

et des mystères

de

Beaucoup de voyageurs britanniques venus faire un séjour dans les Pyrénées sont des intellectuels, professeurs, pasteurs, écrivains ou diplomates. Les femmes notamment sont, comme le personnage d'Emily des Mysteries of Udolpho, de grandes lectrices. Cette culture va nécessairement influencer leur perception des choses. Le paysage devient parfois la projection de leurs lectures et du monde imaginaire qu'elles ont découvert avant de pénétrer au coeur de la réalité des n10ntagnes. Dans ce paysage littéraire qui resurgit au coeur des formes pyrénéennes, c'est Ann Radcliffe, qui, elle, n'est jamais venue dans les Pyrénées et a découvert leurs paysages par la lecture, qui revient le pl us souvent. Plusieurs de ces voyageurs ont des Pyrénées la seule vision qui leur a été donnée par The Mysteries of Udolpho. Ils ont à l'esprit des paysages inquiétants et mystérieux inscrits dans leur imaginaire et que la réalité va modifier. C'est son paysage romanesque que voient d'abord les lecteurs britanniques, voyageurs imaginaires de l'écriture; celui-ci va se transformer lorsqu'ils deviennent des voyageurs réels. Le paysage écrit se refait sous un regard non plus littéraire mais réel, pour devenir un nouveau paysage écrit par l'intermédiaire de la Iittérature de voyage. Lorsque Clifton-Paris approche des Pyrénées pour la première fois, il écrit: My heart beat quick, and a joyous tide ran through my veins, as l hailed for the first time the wild and solitary regions so famous in song and story, from the deeds of Roland the Brave to the tales of the "mighty magician" of The Mysteries oj Udolpho (LP, 29)38.

L'approche que fait le voyageur est intellectuelle. Aucune allusion au paysage proprement dit n'apparaît dans cette première vision, exclusivement mentale. La fiction et l'imaginaire dominent avec des références à des genres Iittéraires, des personnages réels mais passés dans la légende, un titre de roman. Ce qui aurait pu constituer le seul élément de réalité, le nom de l'auteur du roman, est éludé et remplacé par une citation qui est une métaphore issue du lexique de l'irréel. A travers le terme de "magicienne", la romancière devient celle qui métan10rphose le réel. A vant même que le lecteur ait un aperçu des Pyrénées réelles observées par le voyageur, il peut imaginer 38 "Mon coeur battait la chamade et un flot joyeux courait dans mes veines, tandis que je saluais pour la première fois les régions solitaires et sauvages célébrées si souvent dans les récits et les poèmes, depuis les exploits de Roland le Preux jusqu'aux récits de la "formidable magicienne?? des Mystères d'Udolphe.??

leur métamorphose par l'intermédiaire d'un paysage littéraire qui les a rendues célèbres. Ann Radcliffe est certainement l'auteur de fiction qui a Ie plus contribué à la connaissance indirecte des Pyrénées. George Sand raconte qu'elle connaissait les Pyrénées avant de s'y rendre, par la lecture du roman publié en 1809, Les Visions du Château des Pyrénées, qui se présente comme une traduction d'une partie du roman d'Ann Radcliffe, The Mysteries oj Udolph039. Lorsque l'on veut évoquer le caractère inquiétant d'un château, on prend pour référence le décor du roman d'Ann Radcliffe comme le fait Théophile Gautier dans Emaux et Camées 40 . Murray rattache le château de Valmania à l'idée qu'il se faisait d'un château dans les Pyrénées après la lecture du roman d' Ann Radcliffe: It was one of the few places of the kind in the Pyrenees which came up to the idea I had in my boyhood formed of them from the never-to-beforgotten Mysteries of Udolpho. I do not suppose that the authoress ever could have seen this castle of Valmania, but it would be difficult to find a place more suited to the lawless purposes of a feudal chief than a stronghold in this savage and secluded little valley (SUP, I, 77-78) 41 .

A la différence de Clifton-Paris qui ne laisse aucune image réelle dans sa première évocation des Pyrénées guidée par le souvenir de sa lecture romanesque, Murray maintient dans sa peinture des éléments de réalité. La vision du château réactive des souvenirs d'enfance et c'est cette imagination passée guidée par ses lectures que réveille le château réel de Valmania. Mémoire, imagination et paysage littéraire s'imbriquent dans un paysage réel qui apparaît comme le lieu connu de l'espace imaginaire créé par l'enfant lecteur d' Ann Radcliffe. La réalité devient dans l'esprit du voyageur adulte un décor possible pour le monde imaginaire de celle qui lui a fait découvrir des paysages fictifs qu'il reconnaît dans le monde réel. D'autres voyageurs utilisent le même procédé mais en isolant des détails du paysage pyrénéen moins classiques que le château. Mrs Boddington voit dans les prairies du 39 G. Sand. L'Histoire de ma Vie, cité par J. Fourcassié dans Le Romantisme et les Pyrénées, Paris: Gallimard, 1940, p. 359. 40 "Un vrai château d'Ann Radcliffe, / Aux vitraux que le temps ploya, / Aux vitraux rayés par la griffe / Des chauves-souris de Goya", cité par Jean Fourcassié. Op. cité, p.360. 41 "C'était l'un des quelques endroits de ce genre dans les Pyrénées, qui rejoignaient l'idée que je me faisais d'eux dans mon enfance, après avoir lu les inoubliables Mystères d'Udolphe . Je ne crois pas que l'auteur ait jamais pu voir ce château de Valmania, mais il serait difficile de trouver un lieu plus adapté aux desseins illicites d'un chef féodal qu'une forteresse située dans cette petite vallée sauvage et reculée." 44

Languedoc un décor parfait pour un conte d'Ann Radcliffe. Commençant par évoquer la réalité du lieu et le miel du Languedoc, qui est pour elle l'occasion d'une comparaison avec les ruches anglaises, elle glisse progressivement vers le monde imaginaire de la romancière: its boasted compound flavour is less pure and (I thought) less agreeable to the palate than the unmedicated sweets of our hives. (...) The country of honey is remarkable for its aromatic herbage, and from that circumstance, as well as from skilful management, and the custom of often removing the hives to fresh pastures, comes its potent flavour, and its medicinal qualities. What a fairy tale has that immortal Ann Radcliffe made of that same Languedoc! And the odd thing is, that we continue to love her fancy pictures, and almost to believe in them even while we have the dusty reality before our very eyes (SKP, II, 269-270)42 .

Le regard de la voyageuse semble être toujours guidé par ses propres références culturelles. L'originalité de son tableau vient de ce qu'elle mêle la réalité agricole à l'imagination littéraire. Dans les deux cas, la référence à l'Angleterre lui permet de donner du lieu une image reconnaissable pour le lecteur britannique. Le passage de l'apiculture et du goût du miel dans les deux pays au conte de fées qui aurait pu être écrit par Ann Radcliffe, donne une saveur certaine à la référence usuelle faite à la romancière. C'est le mélange de la représentation du miel réel savouré à la représentation d'un récit inexistant qui donne à la référence sa signification. La vision sensuelle et culturelle d'un paysage découvert par son miel et qui se referme sur l'image non réelle qu'Ann Radcliffe aurait pu donner de ce lieu, montre l'influence que peuvent avoir ces paysages de l'imaginaire sur un voyageur cultivé qui ne peut jamais voir la réalité dans la seule vision d'une ruche ou le goût du miel de ses abeilles. Le paysage imaginaire se substitue parfois au paysage réel et devient la réalité choisie par le voyageur. Dans les récits écrits après 1855, l'influence d'Ann Radcliffe n'est guère plus perceptible et certains, comme Frederick Johnson, évoquent même les déformations provoquées sur la vision du pays par ce genre de lecture: 42 "son parfum composé que l'on vante tant est moins pur et (pensais-je) moins agréable au palais que les bonbons sans ajout chimique de nos ruches. (...) Le pays du miel est remarquable pour ses herbages aromatiques; et c'est de là, et aussi de I'habileté du savoir-faire et de la coutume qui consiste à déplacer souvent les ruches dans de nouveaux pâturages, que viennent son parfum puissant et ses vertus médicinales. Quel conte de fées l'immortelle Ann Radcliffe a fait de ce même Languedoc! Et ce qu'il y a d'étrange, c'est que nous continuons à aimer ses tableaux imaginaires et à presque croire en eux, même lorsque nous avons la réalité poussiéreuse devant les yeux." 45

The romance reader of forty years back will remember those terrible old castles in the Pyrenees, whereunto benighted travellers were guided over a drawbridge, then ushered into lofty halls, and after being plundered of all they had, were cast into noisome dungeons; whence a misguided, but repentant female ultimately rescued them from the tyrant's power, or the ghost of some murdered victim revealed to them a way of escape. (...) (...) an over sensitive female friend of ours, whose knowledge of the Pyrenees was derived chiefly from this source, recently expressed her chief dread of the journey to Pau, as arising from a morbid repugnance to the banditti infesting those parts (WS, 142) 43 .

L'ironie de l'auteur témoigne ici de l'attitude de toute une époque. C'est en particulier dans cette perception des paysages, influencés ou non par le romantisme et les lectures de fiction, que les récits de voyages de la première partie du XIXe siècle se distinguent de ceux de la seconde partie. Johnson, en montrant les déformations provoquées par ces lectures rejette la vision d'une époque. La réaction de Lady Chatterton par exemple, qui voit des bandits partout dans les rues de Viella, po.urrait être attribuée à cette influence littéraire (PES, 377). Sa crainte est guidée autant par ses références culturelles que par sa conscience historique; son passage suivant de quelques années seulement les guerres carlistes au cours desquelles de nombreux Aranais avaient été massacrés, elle voit dans ces visages inquiétants les traces des conflits tragiques de toute guerre civile. Elle oppose la perception qu'a d'une guerre civile celui qui en est éloigné par le temps et celui qui entre au coeur d'un pays où les blessures sont encore ouvertes. Il Y a dans son récit des traces des visions angoissantes proposées par Ann Radcliffe. Et lorsqu'elle voit dans l'escalier de la mairie d'imaginaires taches de sang (379), celles-ci rappellent Ann Radcliffe et ses châteaux sinistres dans les escaliers desquels Emily suit des taches de sang. D'autant que cet escalier est prolongé par des portes qui s'ouvrent sur de mystérieuses galeries, des visages menaçants, tout un univers qui lui rappelle une tragédie qu'elle avait vue dans son enfance: "aIl this had such a new, and, to my tired imagination, fearful air, that it put me most disagreeably in mind of a tragedy I saw when a child 43 "Le lecteur de récits romanesques d'il y a quarante ans se souviendra de ces vieux châteaux terribles dans les Pyrénées, où des voyageurs surpris par la nuit étaient guidés sur un pont-levis, puis introduits dans de hautes salles et, après avoir été dépouillés de tous leurs biens, étaient jetés dans des cachots bruyants; d'où une femme égarée mais repentie finissait par les sauver du pouvoir du tyran, à moins que ce ne fut le fantôme de quelque victime assassinée qui leur révélât une voie d'évasion. (...) Une de nos amies hypersensible, dont la connaissance des Pyrénées provient essentiellement de cette source, disait récemment que la crainte principale que lui inspirait un voyage à Pau venait d'une répugnance maladive vis à vis des bandits qui infestaient cette région." 46

representing murder committed in a forest inn"44. Le souvenir littéraire et le regard humain se superposent pour aboutir à une image commune. La déformation s'accompagne d'une lecture humaine profonde qui dépasse les images fantastiques d'Ann Radcliffe dont l'univers imaginaire est humanisé par la vision réelle. Quoiqu'il en soit, Ann Radcliffe donne au voyageur britannique un paysage de référence, qu'il l'adopte ou le rejette. C'est avec ces images littéraires à l'esprit qu'il découvre les Pyrénées réelles. Mais le roman "gothique" n'est pas le seul cadre qui entoure l'image pyrénéenne. Toute la littérature anglaise resurgit dans l'esprit du voyageur, à l'approche des nouvelles régions qu'il découvre. 2. Un paysage retrouvé dans les livres: l'intertexte créateur d'images De Beaumont et Fletcher évoqués par Lady Chatterton à propos d'une nuit passée à Saint-Béat (PES, II, 16) à la littérature de voyage la plus récente, tous 'les siècles défilent à travers une écriture projetée sur une image réelle. Murray, pour évoquer l'erreur de certains esprits mécontents qui, croyant que "tout est bonheur et harmonie hors des limites de leur vallée", allaient chercher ailleurs du travail et des richesses, les compare à Rasselas (SUP, I, 240-241). L'Ecossais ne se contente pas de décrire un fait, il porte un jugement. Pour rendre celuici plus clair, il le rattache à un conte anglais du XVIIIe siècle, suivant ainsi les traces des plus grands auteurs britanniques de fiction qui font une grande utilisation d'un intertexte destiné à guider le lecteur britannique. L'auteur d'un récit de voyage est clair dans ses références et il nomme précisément l'écrivain que lui évoquent certaines scènes. Là où l'auteur de fiction ou le poète laisse un espace blanc dans lequel le lecteur doit inscrire sa propre découverte de la référence, l'auteur de récits de voyages lui donne les éléments culturels qui seront nécessaires à sa perception du voyage de l'autre. La démarche appartient à la même tradition littéraire: un lien s'établit entre les textes et il appartient au lecteur de découvrir le sens de l'oeuvre. Dans la littérature de voyage, si la référence est plus claire, c'est peut-être seulement parce que ce qui doit être vu avant tout, ce n'est pas le récit en tant que texte, mais l'image visuelle qu'il représente, le paysage qui doit se redessiner par les mots. L'allusion littéraire devient plus un guide que la pièce d'un jeu, ce qu'elle est souvent dans les textes de fiction et les poèmes. Dans 44 "Tout ceci avait un air si nouveau et si effrayant pour mon imagination influencée par la fatigue, que cela me rappela de la plus désagréable des façons une tragédie que j'avais vue quand j'étais enfant et qui représentait un meurtre commis dans une auberge en forêt." 47

le texte de Murray, la juxtaposition du paysage imaginaire d'un conte moral anglais et de la réalité de la vie dans une vallée pyrénéenne, permet au lecteur anglais de porter à son tour un jugement, guidé qu'il est doublement par la fiction et la réalité. Mais la plupart du temps, les références littéraires n'ont aucune valeur morale et permettent seulement de mieux visualiser un paysage. C'est dans l'image de l'écriture que se dessine un tableau. Plutôt que d'entrer dans les détails précis d'une description, certains voyageurs préfèrent associer un paysage à un auteur anglais. Inglis montre Cauterets à travers l'image qu'aurait pu en avoir un disciple d'Izaac Walton: "If Cauterets was nothing but a village, (...) how charming a spot would it be for the disciple of Izaac Walton" (SSP, II, 180)45 . Rien de précis, rien de concret n'apparaît ici, que le nom de la ville, Cauterets. Le lecteur est appelé à voir le paysage à travers un écrivain du XVIIe siècle dont l'auteur qui lui parle se présente comme le disciple. La poésie qu'ils perçoivent dans cette région nouvelle à leurs yeux, les voyageurs la traduisent par des références à des poètes. Lady Chatterton, ne pouvant décrire la fenêtre du château de CastelBiell puisqu'il ne reste de celui-ci que les ruines d'une tour, évoque le poème de Keats, "The Eve of Saint Agnes". La seule description qu'aura le lecteur est celle d'une fenêtre imaginée par Lady Chatterton et décrite par Keats évoquant un château imaginaire: "I can imagine the oriel window resembled the one so beautifully described by Keats in "The Eve of Saint Agnes" (PES, I, 306)46. Suit la citation du poète romantique. La description, issue d'un autre lieu, du texte d'un poète romantique, est enchâssée dans la légende d'un lieu pyrénéen précis, puisque le chapitre est constitué de la relation de la légende de Castel Biell et de Saint Bertrand de Comminges. Ce paysage est vu par la voyageuse en un regard multiplié. La première vision est celle de l'observatrice. Mais cette approche est précédée de l'allusion au fait que chaque région a un conte qui lui est propre. Puis l'adjectif "romantic" qui qualifie la vallée de Luchon s'introduit dans le paysage du conte précédemment annoncé. Les ruines prolongent l'image romantique. Et là se juxtaposent deux voix, celle de la narratrice qui a parlé du conte, et celle d'une habitante de la vallée qui lui a fait le récit: "I had a long talk with the lady who told it"47 . Après un certain nombre de phrases appartenant au discours indirect, apparaît une rupture 45 "Si Cauterets n'était qu'un village (...) quel endroit charmant ce serait pour le disciple d'Izaac Walton". 46 "J'imagine que la fenêtre en encorbellement ressemblait à celle qui est si magnifiquement décrite par Keats dans "The Eve of Saint Agnes". 47 "J'eus une longue conversation avec la dame qui m'en fit le récit." 48

dans le récit. la narratrice choisit de ne pas prendre parti et elle place donc une distance entre elle et la narratrice du conte: "As to the truth or falsehood of this theory I shall say nothing, but proceed to relate the lady' s romantic tale before it fades from my mind" (302)48 . La distance dans l'écriture est accentuée graphiquement par l'introduction d'un titre à l'intérieur même du chapitre. Suit l'histoire elle-même, racontée sans qu'il y ait la moindre intervention d'une narratrice qui semble s'être effacée du texte. Elle ne réapparaît qu'avec l'évocation des ruines, de ce château disparu et de la fenêtre en encorbellement imaginée et indirectement décrite par Keats. A cela s'ajoute un dessin annoncé dans le texte: "a distant view of it is here given"49 . On peut en effet remarquer la distance qu'il y a entre cette évocation précise d'une légende, cette description riche, détaillée et fastueuse du poème de Keats, et la sobriété de l'intervention de la narratrice-auteur et de la dessinatrice. Lady Chatterton, dessinatrice, a donné, pour visualiser le lieu, une vue d'ensemble. Elle a montré un paysage au sens .premier du terme; le motif central en est bien le château de Castel Biell. Graphiquement, il occupe le centre exact de la gravure; horizontalement et verticalement, il en est le coeur. Mais il en est aussi l'élément le moins visible, le plus éloigné avant l'arrière-plan formé par les montagnes. Sa visualisation par le dessin le rend presque invisible. On dirait que Lady Chatterton, en mettant face à face la représentation graphique du château vu dans sa réalité, au milieu d'une nature réelle, dominant un village et des personnages réels (bourgeois en promenade et pêcheurs à la ligne) et la représentation textuelle du même château par la légende et par un poème qui concerne un autre lieu, a voulu en souligner le caractère romantique. On dirait qu'elle a voulu faire reconstruire ces ruines réelles par l'imagination d'un lecteur imprégné de littérature romantique anglaise et qui pourrait, grâce à sa culture littéraire, la suivre dans sa description imaginée d'un paysage qui n'existe plus. Ce type de description indirecte guidée par la référence à une oeuvre de la littérature britannique se retrouve lorsque Mrs Ellis, qui regarde un paysage situé aux alentours de Jurançon, ne le décrit pas directement mais le relie à un paysage issu du roman de Walter Scott, Ivanhoe: "This scene strongly reminded me of one in Ivanhoe, from its being the place where the swineherd of the village drives the numerous and noisy animals committed to his care" (SWP, 48 "Quant à la vérité ou à la fausseté de cette théorie, je n'en dirai rien, mais je poursuivrai en rapportant le conte romantique de la dame avant qu'il ne s'efface de ma mémoire." 49 "Une vue de loin est reproduite ici". 49

173 )50 . Plus explicite que la description de Lady Chatterton, cette évocation ne donne malgré tout que peu de détails et la référence essentielle est là encore un paysage littéraire. Mais ces références culturelles visent toujours à clarifier une image aux yeux du lecteur britannique. Clifton-Paris, pour rendre un paysage plus clair, l'accompagne d'une citation de Byron: How well have its mystic freaks and unearthly appearance been described by the magic pen of Byron, "The mists boil up around the glaciers; the clouds Rise curling fast beneath me white and sulphury" (LP, Ill) 51 .

Contrairement à Lady Chatterton, qui laisse à Keats toute la responsabilité de la description d'un paysage qu'elle imagine, CliftonParis utilise les mots de Byron pour ajouter un élément supplémentaire à sa propre description. Comme Byron, il insiste sur le mouvement de la brume: "sweeping bodily towards him in wild and tumultuous colours"52. Il donne ainsi à 1"évocation une amplitude très romantique. Cependant, aussitôt après la citation, il semble rejeter l'envol romantique pour choisir, en bon scientifique, le regard optique et non le regard imaginaire: "Yet it is requisite to view them with the eye rather than the imagination, to become fully impressed with the strangeness of their appearance"53 . Mais dans la rupture même, on sent un mouvement de va-et- vient entre l'observateur qui veut rester objectif et l'écrivain imprégné de littérature romantique. Son objectivité même est destinée à favoriser une impression, au sens littéral du terme. De même, dans le récit de son ascension à la Brèche de Roland par le Marboré (179), l'ascension et les références réalistes à la fatigue, aux difficultés, ou les conseils aux montagnards qui viendraient là, se trouvent interrompus par une allusion à Shelley dans le texte, correspondant, dans la réalité du voyage, à un coup d'oeil sur le paysage qui lui permet d'admirer les cascades du Cirque de Gavarnie et le torrent:

50 "Cette scène me rappelait beaucoup une scène d' Ivanhoe, car c'était l'endroit où le porcher du village conduit les nombreux et bruyants animaux dont il a la charge." 51 "Quelle belle description la plume magique de Byron a faite de ces monstres mystiques et de cette apparence surnaturelle: "Les brumes bouillonnantes montent autour des glaciers; les nuées I Rapidement s'élèvent en tourbillonnant au-dessous de moi, blanches et sulfureuses." 52 "s'avançant vers lui pour l'envelopper dans ses teintes sauvages et tumultueuses." 53 "Pourtant il est nécessaire de les voir avec les yeux plutôt qu'avec l'imagination pour être totalement impressionné par l'étrangeté de leur apparence." 50

The tresses of the fair nymph thus floating recalled to my mind the imaginary of Shelley "She leapt down the rocks With her rainbowlocks Streaming among the streams" (179) 54- .

apart from each other

Plus rien de réel n'apparaît dans ce qui veut être une visualisation du paysage tel qu'il est perçu. L'auteur, au lieu de le montrer dans sa réalité, utilise une première image destinée à en évoquer la forme ("tresses"), puis une seconde issue de la panoplie romantique et antique, et qui n'est là que pour embellir le tableau ("fair nymph"). Ces deux images aboutissent à un souvenir de lecture traduit par un extrait d'un poème de Shelley, introduit par le terme "imagery" qui situe ce paysage naturel directement au coeur du paysage littéraire. Une double métaphore conduit le lecteur au terme technique qui les englobe toutes, pour donner, à travers les mots choisis par Shelley, qui, lui, n'utilise qu'une métaphore (celle des boucles, reprise par les "tresses" de Clifton-Paris), l'image de ce qu'il voit. Dans ce cas, le paysage littéraire prend tant d'importance qu'il couvre le paysage naturel évoqué, dont il ne reste strictement rien de réel, sinon les rochers et les courants de Shelley qui viennent d'un autre paysage. La démarche semble inversée par rapport à ces voyageurs qui, à l'instar de Mrs Boddington, au lieu de saisir dans le paysage une image issue d'un autre texte, voient le paysage se couvrir littéralement des héros de la littérature mondiale ou de leurs créateurs. C'est la pensée romantique, l'univers abstrait et inexistant de sa création qui se substitue au paysage qui l'a engendrée. Le paysage n'est plus seulement recouvert d'une image extraite d'une autre description de paysage; il devient exclusivement le paysage littéraire. Mrs Boddington, découvrant la Maladetta, greffe sur sa vision de la montagne les rêveries d'Oberman, les pensées de Rousseau, les créations imaginaires de Manfred ou de Faust (SKP, II, 179). Rousseau, seul être réel présent dans ce tableau littéraire par lequel se dessine la Maladetta, se trouve entouré de tous les personnages romantiques qui peuplent l'esprit des voyageurs d' outreManche. La partie la plus haute des Pyrénées est visualisée par un monde imaginaire où le "Grand Tour" semble se reconstituer par ses héros romantiques et non par ses paysages réels: Oberman, "l'homme des hauteurs", le héros du Français Sénancour, Manfred, le héros de l'Anglais Byron et Faust, le héros de l'Allemand Goethe, reconstituent dans un seul paysage le voyage imaginaire de ces Anglais partis à la découverte de l'Europe, de l'Allemagne jusqu'à la France, et venus 54 "Les boucles de la blonde nymphe qui flottaient, séparées les unes des autres, me rappelaient l'imaginaire de Shelley - "En quelques bonds elle descendit des rochers I Ses boucles d'arc-en-ciel I Flottant sur les flots." 51

visiter ses montagnes. Alpes et Pyrénées se télescopent dans cette apparition de Manfred sur une Maladetta où il aurait pu reconnaître la nature secrète de la Jungfrau. L'auteur sait que, si tous les Britanniques n'ont pas vu les Pyrénées, ceux à qui s'adressent ces ouvrages ont lu les auteurs évoqués directement ou par l'intermédiaire de leurs créations. Mrs Boddington, dans cette évocation d'un paysage qui n'apparaît pas, résume la démarche de tous les voyageurs britanniques. Comme le héros de Sénancour qui se juge "étranger dans la nature réelle ", ils découvrent en étrangers un monde inconnu d'eux. Mais, carnIne OberInan qui crie "je veux savoir", ils font de leur voyage une recherche continuelle au coeur de ces montagnes qu'ils découvrent avec à l' espri t les théories de Rousseau et le destin imaginaire de Manfred et de Faust. Leur vision rOlllantique vient d'abord des Iivres et le paysage découvert, celui qui a engendré la pensée romantique semble devenir parfois, comme dans ce texte de Mrs Boddington, une illustration du paysage abstrait que la lecture leur a fait découvrir. Le lecteur va à son tour découvrir une nature reco~stituée par les livres, mais celle-là sera réelle, même si sa perception est d'abord guidée par l'univers de l'écriture. Quelles que soient les différences dans la manière de représenter les paysages et dans la manière d'utiliser les références littéraires, ces voyageurs ont un but commun: celui de fournir au lecteur la meilleure visualisation possible d'un paysage et le fond commun que constitue la littérature semble être pour eux la première étape. L' intertextuali té permet au paysage de se reconstruire dans l'esprit du lecteur. C'est l' intertexte qui crée l'image à l'intérieur du texte. Le poème d'un auteur anglais devient l'image du paysage pyrénéen. Mais parfois, la référence prend à ce point le pas sur l'image qu'il ne reste plus que ce décor littéraire. Le paysage est absent en raison de l'abondance d'ornements littéraires. L'insistance avec laquelle Clifton-Paris fait allusion aux Voyages de Gulliver, en se répercutant d'écho en écho dans l'esprit du lecteur, ne laisse devant ses yeux que le Inonde de Gulliver. Lorsqu'il parle des "dÎ111ensions lilliputiennes" d'un château dans le panorama que l'on a en grimpant (LP, 91), ou que le même adjectif, "lilliputien", qualifie des pins, on peut admettre que cet adjectif est entré dans le langage courant, devenant une métaphore figée et perdant sa valeur d'ilnage. Mais lorsque, en entrant dans une auberge d 'Irun, il di 1: "Here then, thought I, sleeps the Brobdingnag ''55, on a tendance à voir plus un humour intellectuel qu'une Î111age réelle. L'auberge d'Irun disparaît et seuls restent présents aux yeux du lecteur le pays des géants et le souvenir des Voyages de Gulliver. Le lecteur anglais verra 55 "Ici alors, pensai -je, dors le Brobdingnag",

52

rapidement le rapport et comprendra l'intention de l'auteur à défaut de se représenter clairement le lieu. La référence aux Voyages de Gulliver est généralelnent teintée d' hUlnour et on retrouve le clin d'oeil littéraire provoqué par une scène pyrénéenne dans la fiction aussi: Grattan utilise la même image, pour dépeindre sa réaction devant des bergers landais montés sur leurs échasses: "I may safely say, that since Gulliver was in Brobdignag, no traveller had reason to think less of himself" (EL, 115)56. La référence littéraire comlnune permet aux voyageurs de se rencontrer, sinon dans le voyage réel, du moins, sur le sentier littéraire où la fiction rejoint le récit autobiographique. Pour que la représentation de la réalité soit claire, l'auteur du récit de voyage réel, Clifton-Paris, ajoute une référence artistique. L'introduction de l'art cité au coeur de l'art en cours de réalisation fait partie de la recréation d'un paysage en fonction des références culturelles du voyageur.

3. Un paysage retrouvé artisti'q ue anglaise

dans la mémoire

Clifton-Paris, pour dépeindre la différence qui existe entre l'approche des Eaux-Bonnes et celle des Eaux-Chaudes, écrit: No just parallel can be instituted between the approach to Eaux-Chaudes and that to Eaux-Bonnes, for they are entirely distinct in feature and character; the one adapted for the genius of a Salvador Rosa, the other for the pencil of a Wilson (L?, 101)57 .

La présentation des deux villes se fait sur le mode de l'opposition, par un parallélisme négatif. Celui-ci introduit une évocation qui ne prend forme qu'à travers la distinction établie entre deux styles: celui d'un peintre napolitain connu pour la fougue contenue dans ses oeuvres, et celui d'un peintre anglais plus classique, aux oeuvres d'une facture un peu sèche, moins empreintes de passion que celles de l'Italien. La différence s'établit à tous les niveaux: il s'agit de deux époques, de deux écoles différentes, de deux styles opposés. Mais surtout, le point culminant de cette peinture par le contraste réside dans l'opposition entre un tenne abstrait ("genius") et un terlne concret ("pencil"). L'un a le génie de la peinture, l'autre n'a que l'instrument du dessin. C'est la seule itnage de l'approche des deux 56 "Je puis dire en toute sécurité que, puisque Gulliver était à Brobdignag, nul voyageur n'avait de raison d'avoir une impression moindre en ce qui le concernait.." 57 "On ne peut établir de parallèle exact entre l'approche des Eaux-Chaudes et celle des Eaux-Bonnes, car elles sont totalement distinctes, en apparence et en caractère; l'une convient au génie d'un Salvador Rosa, l'autre au crayon d'un Wilson." 53

villes pyrénéennes qu'a d'abord le lecteur. S'il y a une référence au visuel, elle est là encore purement intellectuelle. L'auteur se réfère à un art visuel pour rendre visible un paysage qu'il ne montre pas. Il s'agit bel et bien d'une adaptation de l'image, comme le verbe "adapted" le suggère. Cette technique de référence à des artistes du visuel, peintres ou graveurs, revient constamment chez Clifton-Paris. Il dit de la route de la gorge de Cauterets: "It has been constructed within last year or two, and is executed with the genius of a Telford" (122)58 . Clifton-Paris choisit ce procédé pour donner l'image d'une route. La référence picturale lui permet de relier le paysage réel au paysage représenté par cette route invisible qu'il insère dans sa propre représentation du lieu, comme un chemin que le lecteur britannique n'a plus qu'à suivre. Aucun élément concret ne rend la route visible. Seule, l'allusion au génie de Telford peut évoquer au lecteur une image. La distanciation peut être plus grande encore lorsque, dans les Souvenirs d'un montagnard, Russell, pour décrire des falaises aperçues dans la nuit, choisit de citer l'un des plus grands critiques d'art anglais, Ruskin: "Ces falaises en deuil, entourées de silence et de glace, sous les lueurs de l'hiver, avaient l'aspect féroce de précipices bronzés par les tourmentes polaires. Ruskin les eût appelés "des fragments de la nuit" (SM, 178). Ici, contrairement aux évocations de Clifton-Paris, la référence ne se substitue pas à la description, elle s'y ajoute. Pourtant, dans cette peinture, le lecteur a devant lui un paysage montré par une métaphore et surtout un clair-obscur où "les précipices bronzés" prolongent d'un éclat métallique et inquiétant les "lueurs de l' hiver". L'écriture et la peinture se superposent dans une figure explicitée par la référence écrite à un observateur de l'art pictural. Ce type de distanciation guide le lecteur en lui révélant, comme dans les évocations de Mrs Boddington, une image romantique qui peut même se teinter d'une coloration fantastique, comme dans la référence au peintre Füssli faite par Clifton- Paris. Lorsqu'il se dirige vers Gavarnie pour avoir un panorama du Marboré, il introduit la montagne par l'évocation de projets teintés de références picturales: (...) planning all the while gigantic projects in the true spirit of Fuseli, who, as his biographers tell us, would sketch colossal groups in his mind's eye as he went dreamily along, uttering ever and anon the exclamation of

58 "Elle a été construite il y a un ou deux ans et elle est exécutée avec le génie d'un Telford." 54

"Michael Angelo", whereas our cry was "Mont Perdu", or "Pic d' Anetho" (lP, 175)5J .

Avant même de parler du panorama qui est l'objet de la course, l'auteur évoque les projets. Il introduit déjà une distance entre le paysage qui va être vu et celui qui est envisagé. Mais sa peinture n'est pas ici un placage culturel comme elle l'est parfois en d'autres occasions. L'ironie qui se greffe sur la référence culturelle superpose tant de niveaux que le lecteur, à la fin de la phrase, quand il se retrouve face à des noms pyrénéens, s'il oublie le paysage, sait que le but n'était pas de le lui montrer. Et il sourit. La distanciation est multiple: elle réside d'abord dans la notion de projet qui introduit une distance entre le temps de la réflexion et celui de la réalisation. Ensuite, elle s'agrandit avec la référence à un peintre suisse, et surtout à un peintre connu pour sa peinture de l'étrange, du surnaturel, pour son imagination fantastique, un peintre non anglais mais appartenant au paysage pictural romantique qu'aiment les Brit.anniques de la première moitié du XIXe siècle. Pour se rapprocher du paysage réel, l'auteur s'affirme dans l'état d'esprit d'un peintre du fantastique; il affirme indirectement que sa vision, lorsqu'elle existera, sera déformée. Et pour donner plus de réalité à la référence, il cite les biographes. Mais pour éloigner de nouveau le paysage réel du paysage mental qu'il va se forger, il parle à propos de Füssli de "mind' s eye", prolongeant cette image par l'adverbe "dreamily". La distance par rapport au réel semble à son maximum lorsqu'il cite l'exclamation du peintre, grand admirateur de Michel-Ange, et qu'il le met en parallèle avec le cri des montagnards, Michel-Ange se trouvant associé au MontPerdu et au Pic d'Aneto. La culture de Clifton-Paris lui permet ce genre d'humour que tout lecteur peut comprendre. S'il n'y a pas ici de paysage représenté, CIifton- Paris montre avec brio le mécanisme intellectuel d'un montagnard ou d'un voyageur qui part à la découverte d'un paysage dont il a déjà une image mentale qui influence sa perception, comme Michel-Ange influençait la peinture de Füssli. Si Clifton-Paris n'a jamais autant de talent que quand sa plume devient humoristique, il n'est jamais aussi clair que lorsqu'il montre les distances qui existent entre la vision mentale et la vision optique. Peut-être toutes ces références à la peinture démontrent-elles que la représentation, parce qu'elle est l'aboutissement de la perception, ne peut être que subjective, et que la vision est 59 "(...) envisageant pendant tout ce temps de gigantesques projets dans le véritable esprit de Füssli, qui, comme nous le disent ses biographes, esquissait des groupes colossaux dans son esprit tandis qu'il marchait en rêvant, prononçant de temps en temps l'exclamation de "Michel-Ange", tandis que notre cri était "Mont Perdu ", ou "Pic d'Aneto"." 55

obligatoirement différente de la vue. En faisant parfois de ce paysage naturel une reproduction d'un paysage littéraire précis ou d'un style de peinture, l'écrivain donne au lecteur un point de repère mental qui peut lui permettre d'entrer dans le paysage qu'il veut lui montrer par le texte. Le paysage littéraire anglais connu, que le voyageur retrouve dans le paysage pyrénéen est destiné à rendre visible le paysage naturel pyrénéen inconnu. Différente est la fonction du paysage légendaire. Il s'agit là davantage d'une double découverte de l'écrivain que d'une partie de la relation entre l'auteur et le lecteur. L' écri vain anglo-saxon semble retrouver une part de sa culture dans ce paysage légendaire qu'il découvre et reconnaît.

56

CHAPITRE

III

LE PAYSAGE LEGENDAIRE: LEGENDAIRE ET LEGENDAIRE

CELTE PYRENEEN

D'un bout à l'autre de la chaîne, les légendes pyrénéennes se multiplient. Mais avant même de connaître l'existence de ces légendes locales, les voyageurs britanniques voient dans le paysage lui-même des reflets du légendaire d'outre-Manche et surtout du légendaire celtique. Certes, les Celtes ont vécu sur cette terre pyrénéenne, et il est normal d' y retrouver des vestiges de leur ci vilisation. Mais c'est pl us spécifiquement dans les légendes irlandaises et écossaises que les Britanniques trouvent des échos. Et la langue est sans doute le moyen de liaison par excellence qui permet au voyageur d'établir un lien entre la réalité qu'il découvre et le monde légendaire qu'il connaît. 1. La langue celte, lien entre les cultures à l'intérieur du paysage Les Britanniques portent un grand intérêt aux langues pyrénéennes et leur observation de ces dernières peut influencer leur perception du paysage. Et avant d'entrer dans l'âme d'un peuple inconnu à travers sa langue, ils retrouvent d'abord, à l'intérieur même du paysage, celle qui leur évoque leurs propres lieux. La langue, qui entre dans le paysage par l'intermédiaire des noms de lieux issus du paysage, projette dans l'esprit britannique cette reconnaissance du mot qu'il va recréer à partir de son propre univers. La toponymie est donc un lien essentiel entre les deux paysages: le paysage inconnu qui s'étend devant le voyageur et le paysage connu absent. Certains noms de lieux apparaissent comme des repères permettant un décodage qui n'a rien de scientifique mais qui devient la projection de la mémoire culturelle et affective. La Garonne en est le signe, elle qui traverse le paysage naturel pyrénéen en portant dans son nom toute la culture celte: un vocable, "onna", cours d'eau, et le nom d'une divinité, le dieu Gar, que l'on retrouve dominant la vallée de son pic "aux sept pointes calcaires" selon les mots de Heredia60. Lady Chatterton, en entrant dans la vallée remarque l'origine commune du fleuve et de la montagne: "Before us, the Pic du Gar came into view; both it and the river Garonne derive their names from Gar, a deity of the Gauls" (PES, 13)61. Paysage naturel et paysage mythologique se confondent dans le nom celte du fleuve pyrénéen. Nombreux sont les noms qui évoquent au voyageur britannique les échos d'une langue qu'il connaît. Les exemples de termes celtes dans la toponymie pyrénéenne sont multiples. Cette abondance de noms étrangers à la 60 Cité par Jean Cazalbou dans Fos, mémoire d'un village pyrénéen, Toulouse: Privat, 1982, p. 124. 61 "Devant nous apparut le Pic du Gar; lui comme la Garonne tirent leur nom de Gar, divinité des Gaulois."

langue d'Oc et plus proches de l'irlandais que du gascon, attire l'oeil et l'oreille d'un voyageur qui a rencontré cette toponymie en d'autres lieux. Le village de Berdun, par exemple, lui rappellera la colline celte, "dun" ou "dunum" qu'il a souvent rencontrée dans la toponymie anglaise. La ville de Cambo au Pays Basque peut lui évoquer un autre Cambo, dans le Northumberland ou Cambois, dans le Northumberland également. Le Montcalm, dont le nom peut étonner un francophone, surprend peut-être moins un Britannique qui reconnaîtra le terme celte signifiant "un haut plateau dénudé". Les multiples noms faisant référence à des sites rocheux ("car" ou "ker" en celte) rappellent des noms anglais ayant la même origine. Arsouins, les Arres d'Anie, le rocher du Ker, le Tuc de Quer Ner ont en effet la même étymologie que les villes anglaises de Cargo, Carham ou Carhampton. Les termes se rapportant à des hauteurs, à des lieux escarpés ("pene" ou "penne" issus du celte "penn") évoquent aux Britanniques leur origine. Mrs Boddington retient le nom de Penne de l'Heris, en précisant que ce lieu a gardé son nom .celte (SKP, 109). Les noms pyrénéens désignant des cuvettes par leur nom celte sont nombreux aussi: le lac d'Oule, les oulettes de Gaube peuvent rappeler aussi des noms anglais aux voyageurs: Holloway, Hollyn ou Hollowell ont la même origine (le mot celte "oule" et le mot anglais "hollow" sont très proches). Les pentes prennent des noms qui varient avec leur aspect, la langue celte se projetant ainsi dans le paysage naturel. Une "pale" désigne une pelouse à pente raide (Pic de la Pale), tandis qu'une "raillère" désigne une pente d'éboulis (la Raillère de Cauterets). Et tous les pitons escarpés portant des noms tels que Tuque de Montarqué, Tuquerouye, Tuque d'Arriouné ou Pic Tuca de l'Estan sont désignés d'après un terme provenant du lexique celte, "tuc" et peuvent encore évoquer au Britannique des souvenirs linguistiques. Quant à l'eau, elle coule d'un paysage à l'autre à partir d'une transformation linguistique. Le terme "ur" (qui signifie "eau" ou "source" en celte et qui est proche aussi du terme basque signifiant l'eau) se transforme en "00" (Lac d'Oo) ou reste "ur", dans le village d'Urdos. Un Anglais, passant dans le village espagnol du nom de "Ur", s'arrête sur ce nom et précise que, selon les gens du coin, il s'agit de l'ancien nom désignant les eaux, ajoutant que cela ne l'étonnerait pas étant donné la quantité d'eau qu'il y a là (AS). Le Britannique ne fait pas lui-même le rapprochement avec le mot celte "ur", que les habitants, eux, ont conservé dans leur mémoire collective. Etonnante projection que celle d'une langue qui survit dans la mémoire collective grâce à la légende orale et qui donne l'impression à un étranger dont la langue est en partie issue de cet idiome-là, qu'il s'agit d'un imaginaire qui se rattache bien à la réalité du paysage naturel. C'est le paysage linguistique qui donne ici au voyageur la conscience 60

du paysage naturel. Pour d'autres voyageurs, c'est le paysage naturel qui fait resurgir le paysage linguistique. C'est ce qui se passe la plupart du temps. Clifton-Paris, lorsqu'il découvre le Gave de Pau, le rattache à la terminologie celte: "Gave which signifies water in the celtic language is the generic term for all Pyrenean torrents" (LP, 82)62. Les gaves pyrénéens, qui ont leur écho dans le paysage anglais avec le terme "Avon", (comme le fait remarquer un autre voyageur63 qui évoque à la fois l'étymologie du mot et la correspondance entre les deux termes), font de cette rivière nommée un lien linguistique entre le voyageur et le lieu du voyage. C'est le cas de bien d'autres mots se référant à des parties précises du paysage, comme le mot "gourg" (Pic des Gourgs Blancs par exemple), référence celte à des lacs profonds, qui évoque le paysage réel à celui qui connaît la langue qui le nomme. Et c'est le cas de la plupart des Ecossais et Irlandais et de nombreux Anglais venus dans les Pyrénées. Des éléments plus ponctuels du paysage entrent dans cette découverte de la montagne par une langue venue du pays d'où l'on est originaire: les bruyères désignées par le nom de "lanes", les quèbes ou abris sous roches (Pic de la Québotte, Quèbe de Mondeilh) et les cairns, éléments si précieux aux montagnards, petits tas de pierres permettant de trouver son chemin et qui constituent une utilisation détournée du vieil irlandais "carn", désignant un tas de pierre bien particulier, le "carn" irlandais marquant l'emplacement d'un tumulus. Dans ce croisement des langues sur les chemins de la nature et des hommes, se rencontrent la vie et la mort dans un même signe, dans un même terme qui permet à deux cultures de se rencontrer par le biais d'un mot, au coeur d'un même paysage. La localisation elle-même prend des consonances celtes: le village de Louvie-Juzon ou celui de Juzet rappellent que le terme celte "juzoo" signifie "en bas", et le col de Suzon, qui mène au Pic du Midi d'Ossau rappelle que "suzoo" est le mot celte opposé qui signifie "en haut". Tous ces mots font partie du paysage pyrénéen général. Et le voyageur britannique qui découvre celui-ci montre au lecteur un paysage double: celui qu'il voit et qui est réel, et celui qu'il a l'impression de reconnaître et qu'il recrée à partir d'éléments linguistiques qui lui donnent une piste d'observation. En même temps, l' anglicisation du paysage est double. Il y a la première étape, l'entrée de la langue gaélique dans celui-ci à travers des éléments propres à la montagne; et la deuxième étape est constituée par 62 "Gave, qui signifie eau dans les langues celtiques, est le terme générique pour tous les torrents pyrénéens". 63 Le Révérend Samuel G. Green fait remarquer la similitude des deux termes et l'origine celte du mot "gave" (FP, 137). 61

la vision britannique, le voyageur effectuant lui-même le rapprochement entre deux paysages. La projection linguistique se prolonge par la projection mentale. S. Baring-Gould voit dans le nom de la Cerdagne et dans celui de Céret la même origine que dans le nom gallois de Cardigan: Cerdagne is the country of the Ceretani of Pliny, and the same people occupied the Valespir, and have left their name in the town of Ceret. The race was not Iberic, but purely Celtic, and their name is the same as that given to Ceretica or Ceredigion, Cardigan in Wales (BP, 10)M .

Un lien linguistique se fait jour entre deux paysages, à travers le paysage lui-même, mais aussi à travers la langue parlée en ces lieux. Michael H. Mason reconnaît dans le mot basque désignant le béret la racine gaélique: "Apparently the Basque word for these things is boira, which must have a common root with the Scottish Gaelic boireid (bonnet). Moreover I have an idea that there is an Irish Gaelic word bairead approximating

to beret"65

.

La reconnaissance de la langue d'origine des lIes Britanniques dans les formes mêmes du paysage pyrénéen naturel ou dans les éléments du paysage quotidien se double d'une reconnaissance d'un genre qui a aussi ses racines dans l'esprit collectif. Et la reconnaissance de la langue dans les noms mêmes du paysage qu'ils traversent, guide les voyageurs vers une nouvelle perception d'un monde où les formes et l'oralité se rejoignent dans la construction d'un paysage bâti par le légendaire. 2. Des échos entendus dans le paysage légendaire Le voyageur retrouve souvent dans le paysage pyrénéen le légendaire celte des lIes Britanniques. Cette reconnaissance se manifeste dans le texte de son récit soit par un parallélisme métaphorique, soit par des rapprochements plus réels qu'il découvre dans la légende locale. Et les pas des voyageurs britanniques vont suivre une chaussée des géants pyrénéennes. 64 "La Cerdagne est la région des Ceretani de Pline, et le même peuple a occupé le Valespir et a laissé son nom à la ville de Céret. Ce n'était pas une race ibère mais une pure race celte et son nom est le même que celui qui a été donné à Ceretica ou Ceredigion, c'est-à-dire Cardigan au Pays de Galles." 65 "Apparemment le mot basque qui désigne ces coiffures est boira, qui doit avoir une racine commune avec le gaélique écossais boireid (bonnet). De plus, il me semble qu'il y a un mot gaélique irlandais, bairead, qui se rapproche de béret". Michael H. Mason. Spain Untroubled, (1932) Londres: Hodder and Stroughton, 2ème édition, 1936, pp. 8-9

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La métaphore des géants que l'on retrouve souvent dans les descriptions de roches ou de montagnes semble être le reflet de souvenirs peuplés de légendes d'un autre lieu, qui se projettent dans un paysage recréé par l'imaginaire du montagnard. Cette métaphore apparaît en particulier chez Henry Russell; ses origines irlandaises donnent à l'image du géant une autre valeur que la représentation de la grandeur terrifiante que l'on peut voir dans certaines formes minérales. Lorsque Russell écrit que les rochers, à mesure que l'ombre les envahit, "ressemblent aux pierres tombales d'un cimetière de géants" (SM, 30), qu'il parle de ces "géants disloqués de granit" (123), qu'il compare le Mont-Perdu à "un géant livide et mort" (144) ou qu'il évoque "ces géants funèbres et silencieux de granit et de glace" (147), que dans les Souvenirs d'un montagnard, reviennent les colosses et les titans, on voit dans ces géants que le montagnard aperçoit dans le paysage minéral, le reflet des légendes irlandaises, peuplées de ces êtres gigantesques dont l'imaginaire collectif veut conserver une trace dans le monde réel, le paysage minéral justement, comme en témoigne le nom donné à la Chaussée des Géants en Irlande du Nord. Dans de nombreuses légendes celtes apparaissent ces êtres effrayants qu'un héros doit combattre: la légende de la "portion du champion" ou celle de "la comtesse de la fontaine" en sont des exemples et, Jack, le héros des Cornouailles, le tueur de géants, est l'un des personnages imaginaires les plus célèbres des lIes britanniques66 . Les voyageurs d'outre-Manche retrouvent dans les Pyrénées, des traces légendaires comparables, comme le "château des géants" au Pays Basque, près du village d'lspoure67 . Le voyageur britannique rencontre dans le paysage, surtout dans la pierre, naturelle ou bâtie, un légendaire qu'il connaît et qu'il projette dans l' écriture. Un lien est établi à la fois entre les régions de montagne et le monde merveilleux et surnaturel créé par leurs populations dans leur légendaire, et entre paysages et légendes des lIes Britanniques et du Pays Basque. Mariana Monteiro, dans son recueil de légendes basques destiné à un public anglais, fait cette relation: It is a recognized fact that the people inhabiting mountainous countries are all, more or less, given to believe in the marvellous or the supernatural, because nature presents herself in those lands under forms of greater beauty and grandeur, and thus offers to the imagination of the simple dwellers a more free scope for the marvellous. (...) The tract or range of land and mountains which comprises the Basque 66 Voir Frank Delaney. Legends of the Celts, Londres: Hodder and Stroughton, 1989. 67 La tradition attribue aux géants de la mythologie basque, les Mairiak (bâtisseurs légendaires qui transportent à bout de bras les pierres des dolmens de la vallée) la construction de ce château. 63

Provinces contains mountains similar to those of Scotland, hills as green as may be found in Ireland, rivers with shores as rugged as are those of Germany, with bleak coasts as huge and inhospitable as are the coasts of the Hebrides. This country, topographically so similar to the above-mentioned nations, possesses a people dowered with an imagination as vivid as theirs, inclined to create fantastic beings(...) (LPT, 14-17)Π.

L'imaginaire collectif est étroitement lié au paysage qui le fait naître. Les correspondances entre le monde légendaire celte des lIes britanniques et le monde pyrénéen ont leurs racines dans cet univers physique qui génère les créations de l'imagination. Les voyageurs britanniques ne peuvent qu'être intéressés par cet univers qui leur rappelle les créations mentales et les superstitions de leur propre pays. La légende du peuple découvert entre dans la réalité du voyage par l'intermédiaire du paysage qui l'évoque. Certains d'ailleurs mêlent imaginaire et réalité en transcrivant la légende de manière factuelle. S. Baring-Gould évoque ainsi les géants de Vizos: Now 'it is a curious fact that according to tradition Vizos, near Luz, was occupied by a race of giants called Empresous, les Preux, and that representatives of them remained on there till the end of the "eighteenth (f) century" (BP, 169) .

Dans ce cas précis, la tradition n'est pas présentée comme une légende mais comme un fait, ce qui est étayé par des références à des faits tangibles et réels: les Archives et le cimetière d'où furent enlevés des os humains "d'une taille extraordinaire". L'auteur rattache volontairement la réalité à la légende car cette relation suit une phrase évoquant brièvement les hauts-faits légendaires de Roland dont il écrit: "(...) at St. Savin he was said to have fought with giants" (169)70 . Certes, cette expression vague, "on dit", cet impersonnel propre à la 68 "C'est un fait reconnu que les gens qui habitent les régions montagneuses sont plus ou moins portés à croire au merveilleux ou au surnaturel parce que la nature se présente dans ces pays sous des formes d'une plus grande beauté et d'une plus absolue grandeur, et elle offre ainsi à l'imagination des habitants simples le champ libre au merveilleux. (...) L'étendue de terre ou la chaîne de montagnes qui comprend les Provinces Basques contient des montagnes similaires à celles d'Ecosse, des collines aussi vertes que celles que l'on peut trouver en Irlande, des rivières aux bords aussi déchiquetés que celles d'Allemagne, et des côtes désolées aussi immenses et inhospitalières que les côtes des Hébrides. Cette région si semblable dans sa topographie aux nations mentionnées ci-dessus, possède un peuple doué d'une imagination aussi vive que la leur, enclin à créer des êtres fantastiques (...)" 69 "Or il est un fait curieux: selon la tradition, Vizos, près de Luz, fut occupé par une race de géants appelés Empresous, "les Preux", et des représentants de cette race restèrent là jusqu'à la fin du "dix-huitième siècle"." 70 "(...) A St Savin, on dit qu'il s'est battu avec des géants".

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relation orale légendaire, est contrebalancé quelques lignes plus loin par le mot "record" et surtout par l'allusion à la provenance de ce témoignage, les Archives de Luz qui attestent de sa véracité. Mais elle est aussi précédée du terme "legends" ("legends of Roland"). Roland rejoint les héros de la mythologie celte britannique combattant des géants. Et l'auteur rattache cette légende plus clairement encore au légendaire le plus célèbre de son pays, la légende du roi Arthur. De Roland dans les Pyrénées, il écrit: "He occupies there the place that King Arthur does in England, Scotland, and Wales"(169)71 . Même lorsque le voyageur adopte le langage objectif du guide, il montre les faits en relation avec cet univers légendaire que le lecteur doit reconnaître mais vers lequel sa propre subjectivité le guide. Et la Brèche de Roland, paysage minéral réel, se trouve projetée, dans l'écriture et par sa propre légende, entre la légende du roi Arthur et les Archives de Luz, entre l'univers légendaire britannique et l'histoire locale d'un petit village pyrénéen. Cet encadrement par l'écriture résume le cheminement du voyageur qui observe la légende du pays qu'il découvre et qui cherche le lieu en s'aidant du légendaire du pays qu'il connaît. Cette image de la légende devient l'illustration même de ce qu'est un paysage pictural: "la représentation du pays que l'on découvre depuis la fenêtre de sa maison", le pays étant dans ce cas défini par ses légendes et la maison étant l'Angleterre, dont la fenêtre devient dans le récit l'écriture du voyageur. La légende entre réellement dans le paysage naturel et littéraire à la fois comme le révèle cette évocation de la légende de Roland, introduite dans une chasse à l'ours près de l'abbaye de Roncevaux. Le récit de la légende, Roldan's BugleHorn (LPT, 125-149), est inclus dans un premier cadre formé de la réalité de considérations météorologiques sur la faible fréquence des chutes de neige en Espagne d'une part, et d'autre part, du récit d'une chasse à l'ours sanglante. A l'intérieur de ce récit, apparaît un deuxième cadre, appartenant à la réalité lui aussi et constitué par une fenêtre gothique. Surgissent alors dans l'esprit du lecteur anglais toutes les fenêtres gothiques de la poésie romantique et du roman "gothique". Le passage du monde réel au monde de l'imagination qui va déboucher sur le récit légendaire se fait dans un décor qui est familier au lecteur anglais. Le paysage que découvre le personnage et qui va permettre à la légende orale d'entrer dans le domaine de l'écrit est ainsi décrit:

71 "Il occupe là la place que le Roi Arthur occupe en Angleterre, en Ecosse et au Pays de Galles". 65

(...) the moon was illumining with her cold white beams the landscape covered with snow, and not the smallest cloud could be perceived on the horizon to obscure her pure light. I opened a window and stood contemplating the spectacle before me. If on reaching the monastery I had formed to myself the illusion that I was visiting one of the feudal castles of the Middle Ages, full of pages, ladies, and knights, that illusion began to assume a greater reality the moment I found myself at the Gothic window. In front of me lay a vast field mantled by hard snow, which beneath the moonbeams appeared like a spotless white carpet, the congealed icicles glistening in the moonlight as though the ground was studded with brilliants, topazes, and emeralds. Further on, half hidden by a slight mist, could be seen the houses of the town of Burgete. To the right rose up the lofty peaks of the Iru and other mountains which form that severe cordillera, until they were lost in the deep blue of the atmosphere. To the left the scene was still more surprising. Immense aged oaks, pines of many years' growth, stripped of leaves, could be seen moving their snow-laden tops at the weak breath of the icy breeze. Their black trunks stood out in relief against the white background of the snowy plains, while their gigantic branches appeared like the unearthly arms of some colossal phantoms (LPT, 131-132)72 .

Suit l'évocation des visions imaginaires du personnage qui voit se reconstituer dans le paysage les scènes de combat des armées de Charlemagne contre les Navarrais (131-132). Le langage des sens remplace celui de l'illusion puisque le personnage affirme "entendre" le cliquetis des lances, le hennissement des chevaux et tous les bruits du combat. Ce glissement du paysage réel, avec ses formes naturelles, ses villages et ses maisons, vu par la fenêtre gothique, au paysage imaginaire issu du passé du lieu, se fait autour d'une vision métaphorique double. Les pierres précieuses qui remplacent la glace blanche et transparente en un tapis féérique que l'on retrouve dans toutes les visions des Pyrénées par ces voyageurs d'outre-Manche, 72 "(...) la lune illuminait le paysage couvert de neige de ses rayons d'une froide blancheur, et on ne pouvait apercevoir le moindre nuage à I'horizon pour obscurcir sa lumière pure. l'ouvris une fenêtre et je contemplai le spectacle qui s'offrait à moi. Si, en arrivant au monastère, j'avais formé l'illusion de visiter l'un des châteaux féodaux du Moyen-Age, rempli de pages, de dames et de chevaliers, cette illusion commença à prendre davantage forme au moment où je me trouvai à la fenêtre gothique. Devant moi s'étendait un vaste champ recouvert d'un manteau de neige dure, qui, sous les rayons de la lune, apparaissait comme un tapis blanc immaculé, les glaçons congelés étincelant au clair de lune comme si le sol était parsemé de brillants, de topazes et d'émeraudes. Plus loin, à moitié cachées par une légère brume, on pouvait voir les maisons de la ville de Burgete. A droite, s'élevaient les hauts sommets de l' Iru et des autres montagnes qui forment cette sévère cordillère, jusqu'à ce qu'elles se fussent perdues dans le bleu profond de l'atmosphère. A gauche, le spectacle était encore plus surprenant. On pouvait voir de vieux chênes immenses, des pins très vieux, dépouillés de feuilles et d'aiguilles, qui balançaient leur faîte chargé de neige dans le souffle léger de la brise glacée. Leurs troncs noirs se détachaient sur le fond blanc de la plaine neigeuse, tandis que leurs gigantesques branches apparaissaient comme les bras surnaturels de quelques fantômes colossaux." 66

laissent la place à des "fantômes colossaux". Le monde du merveilleux fait place à l'univers fantastique, autour de la notion de gigantisme qui devient l'image du légendaire connu. L'adjectif neutre "gigantic" se prolonge dans la métaphore pour créer un nouveau paysage d'où surgit la légende de Roland, comme elle surgit de la réalité des Archives de Luz et de la légende arthurienne dans le récit de BaringGould. Le texte devient le reflet de la vision locale à travers celle du voyageur. L'ombre de Roland qui "erre dans ces lieux solitaires" (139) apparaît dans le regard du personnage-narrateur comme elle semble surgir de la représentation iconographique où Roland, projetant une pierre, se dresse dans un paysage pyrénéen fait d'ombres et de lumières inquiétantes. L'image reproduit à la fois l'écriture et le regard du personnage, la légende locale et le regard extérieur. Gigantesque devant des montagnes que la perspective rabaisse, il est l'image de tous ces êtres fantastiques qui peuplent l'imaginaire collectif des Cornouailles au Pays Basque. Son image ravivée par la référence connue à ces êtres imaginaires venus. des légendes ou des romans anglo-saxons, il introduit dans les paysages naturel et humain réunis une réalité transformée, faite de références à une histoire précise teintée de superstitions et de créations imaginaires. Le langage factuel de la description et la langue métaphorique de l'image se mêlent pour établir une relation entre le paysage réel et le monde légendaire. L'image du géant devient le lien entre le paysage et la légende comme il l'est entre le monde imaginaire des Pyrénées et celui des lIes Britanniques. Comme Henry Russell dans son récit d'ascensions ou comme Mariana Monteiro dans son recueil de légendes, Inglis utilise la métaphore du géant pour peindre un paysage naturel particulier. Dans sa description du Marboré et de ses alentours, se côtoient la roche réelle et la référence au légendaire. Il évoque d'abord la paroi qui se situe autour de la Brèche de Roland à deux reprises en la qualifiant de "gigantic barrier" (SSP, 169) et compare le Marboré à "d'énormes tours de guet". L'auteur, utilisant ensuite une métaphore filée, prolonge l'image militaire par une image mythologique et légendaire: "the whole has the appearance of such a fortification as gods might have raised, and garrisoned with giants"73 . Il opère un glissement du gigantisme naturel représenté par un adjectif neutre, à l'image militaire de la force protectrice, puis à une image double issue du monde légendaire et mythique et qui trouve ses références dans un espace total: le ciel des dieux et de la mythologie et la terre des géants et de la légende. Il rejoint là un autre Celte qui dépasse, lui, le stade de la métaphore 73 "L'ensemble avait l'aspect de fortifications telles que des dieux pourraient ériger, dans lesquelles des géants seraient en garnison". 67

en

pour introduire dans le paysage qu'il découvre, le géant comme personnage légendaire. Murray décrit ainsi les lacs proches du Montmalùs sur la route de l'Andorre: The walls which inclosed these lakes shot up even more slender and perpendicular than usual; and hence the appearance of ruin which they presented. The storms of ages had torn and rent them into a thousand peaks and forms. I could have supposed, that the giant of the mountains, laughing at the structure of human hands, had in derision, carved out his own ideas of architecture upon the walls of his lonely bath. Those lakes were, indeed, three "gloomy Glendaloughs" (SUP, I, 113-114) 74 .

Dans cette intervention du légendaire au coeur de la description d'un paysage montagneux, référence doublée d'une citation d'un poète irlandais 75 et d'un vocable irlandais, l'esprit celte irlandais semble se projeter à l'infini. Le paysage se remodèle à travers une impression qui rappelle à l'observateur le légendaire celte, à savoir le rôle des géants dans la construction du paysage irlandais 76, qui débouche sur un nom irlandais issu d'un. poème irlandais donné à des lacs pyrénéens. Mais dans cette correspondance de deux paysages légendaires précisément localisés au coeur d'un paysage particulier, se retrouve l'imaginaire universel. Dans cette illusion du voyageur qui se représente un géant des montagnes se moquant des structures humaines, apparaissent à la fois les géants illusoires du combat de Don Quichotte et le géant fou que Henry Miller voit derrière la construction de Boston77 . Ce paysage pyrénéen remodelé par la mémoire légendaire et l'imagination d'un voyageur écossais du XIXe siècle semble porter en lui toute la mémoire collective de l'humanité. Ce géant pyrénéen retrouvé dans l'imagination d'un voyageur celte dans des montagnes, se 74 "Les parois qui entouraient ces lacs se dressaient, plus minces et perpendiculaires encore que d'habitude: d'où l'apparence de ruines qu'elles présentaient. Les tempêtes des siècles les avaient déchirées et fendues en un millier de pics et de formes diverses. J'aurais pu supposer que le géant des montagnes, se moquant des structures réalisées par la main de l' homme, avait, par dérision, projeté ses propres notions d'architecture en sculptant les parois de sa baignoire solitaire. Ces lacs étaient en effet trois "sombres Glendaloughs" . 75 Il s'agit de Thomas Moore, cité en note à propos des "gloomy Glendaloughs" pour ses mélodies dont l'une chante la solitude d'un lac des montagnes du comté de Wexford. 76 La chaussée des géants ou la grotte de Fingal entre autres sites, auraient été formées, selon le légendaire irlandais, à partir de combats entre géants qui se seraient jeté des pierres. 77 Après être passé devant des entrepôts, des usines, le narrateur, écrit: "It was like following in the wake of a demented giant who had sown the earth with crazy dreams." (Henry Miller. The Air-Conditioned Nightmare, 1945) ("C'était comme si l'on suivait la trace d'un géant fou qui aurait semé sur la terre ses rêves déments"). 68

fait l'écho des êtres imaginaires d'un romancier espagnol du XVIe siècle et annonce un romancier américain du XXe. La montagne pyrénéenne revue par un écrivain écossais retrouve les formes imaginaires des anciens moulins à vent espagnols et de la ville américaine moderne. Tous les paysages, toutes les époques semblent étrangement se retrouver derrière le rire de ce géant imaginé devant un lac pyrénéen. Et dans cette reconnaissance du lieu par le souvenir d'une tradition localisée qui rejoint la mémoire imaginaire collective, dans ce paysage particulier et universel où toutes les racines se rencontrent au coeur de l'univers littéraire, le paysage est rendu visible aux yeux du lecteur par sa recréation poétique qui passe par les mots d'un autre poète, insérés au coeur de l'image locale. Du paysage réel, le voyageur écossais glisse progressivement vers le paysage légendaire pour parvenir à un paysage poétique qui n'est pas le sien mais qu'il revendique comme l'image de sa vision d'un monde minéral, inconnu auparavant, et que son imaginaire recrée dans sa formation même par le biais du paysage légendaire connu. C'est un paysage en formation que nous montrent les mots de Murray. Mais l'écrivain substitue à la formation géologique une formation purement légendaire et poétique. Il ne décrit pas le paysage, ill' écrit. Il est à noter que le paysage présenté comme étant en train de s'écrire est lié au légendaire celte oral, puisque la légende appartient à l'imaginaire collectif et à la culture orale des peuples. Des personnages légendaires britanniques sont retrouvés par les voyageurs au coeur des Pyrénées. Le lien entre le paysage et les êtres surnaturels appartenant au légendaire pyrénéen et dans lequel les voyageurs britanniques voient des échos de leurs propres légendes apparaît dans les récits de voyages comme dans les oeuvres de fiction. Dans The Birth of Henry /V , Thomas Grattan évoque, à partir des sons entendus, les êtres surnaturels des histoires racontées par les paysans des Highlands écossais: "The sounds were close to me, yet I saw no one; and I thought of the stories of Brownies, Kelpies, and other supernatural beings of whose joyous revels I had many times heard from the peasants of the Scotch Highlands" (BH/V, 291)78. Ce rapprochement entre le paysage pyrénéen et ces personnages légendaires des lIes Britanniques a été souligné par des folkloristes comme Violet Alford qui, dans un ouvrage du XXe siècle 78 "Les sons étaient proches, et pourtant, je ne voyais personne: et je pensais aux histoires de Brownies, de Kelpies, et autres créatures surnaturelles dont les joyeux ébats m'avaient été évoqués de nombreuses fois par les paysans écossais des Highlands" . 69

consacré aux fêtes pyrénéennes, basque à ces "brownies":

compare

des éléments

du légendaire

Who Basa Andreak , the Wild Ladies are, it is hard to say. They belong to the woods, people say, looking upwards. They are Basque supernatural beings called Laminak, who live on the mountains, notably on Mondarrain, who like English Brownies work for those they like, but who must have maize bread and a slice of ham left in the chimney corner as a reward (PF, 154)

'l)

.

Cette double coïncidence entre le légendaire pyrénéen et le légendaire celtique britannique qui apparaît dans la réalité trouve un écho dans la fiction avec Thomas Grattan. Dans Caribert, un "vrai" Ossian dans le texte de fiction fait face à un Ossian imposteur dans un récit autobiographique: il s'établit entre les textes et les auteurs un jeu entre le vrai et le faux, dans un décor pyrénéen qu'Ossian est soudain venu peupler de références légendaires et littéraires, orales et écrites. Mais les échos entre deux univers peuvent parfois être plus sourds, plus mystérieux aussi. Transmis oralement, perdu durant des siècles, un mythe peut réapparaître sous une autre forme. Vidé de son contenu païen, il peut revivre au coeur de la foi chrétienne. Les mythes vont ainsi se croiser au coeur du paysage pyrénéen. Les divers témoignages liés aux sanctuaires des Pyrénées et aux apparitions mariales mettent en lumière un certain nombre de correspondances entre le légendaire celte et la foi populaire chrétienne. Le voyage pyrénéen d'un Irlandais catholique, Denys Shyne-Lawlor, suit pas à pas toutes les relations de faits surnaturels qui accompagnent les sanctuaires de la région. Dans son récit, apparaît le lien qu'ont parfois les relations orales avec un légendaire venu d'ailleurs, le légendaire celte dans ce cas précis, et plus particulièrement irlandais. Le thème de l'oiseau lié à l'apparition d'un être surnaturel revient souvent et l'auteur raconte par exemple la légende liée à la construction du sanctuaire de Notre-Dame d'Réas. Six bergers avaient voulu voler une statue de la Vierge à Notre-Dame de la Pinède. Réveillé par une voix surnaturelle, un vieux villageois avait été averti du vol. Partis à la poursuite des bergers, les villageois récupérèrent la statue et, leur colère étant tombée 79 "Qui sont Basa Andreak, les Dames Sauvages, il est difficile de le dire. Elles appartiennent aux bois, dit-on en regardant en l'air. Ce sont des créatures surnaturelles basques appelées Laminak, qui vivent sur les montagnes, notamment sur le Mondarrain, qui, comme les Brownies en Angleterre, œuvrent pour ceux qu'elles aiment, mais à qui on doit laisser du pain de maïs et une tranche de jambon au coin de la cheminée en guise de récompense". 70

au moment où ils l'avaient voleurs80 . Le pèlerin irlandais

retrouvée, ils ne s'attaquèrent pas aux poursuit l' histoire en ces termes:

The zeal which inspired the men of Héas to appropriate to themselves the property of others no doubt was ill-regulated and unjustifiable, but it was not unrequited. Their dear patroness loved their simplicity and devotion and resolved to reward them, and tradition tells the manner in which she did so. Some shepherds who were watching their flocks in the pastures of the plateau which lies at the foot of Aguilaa, were one day surprised to see two doves circling in the sky. Having made several rounds in the air, they perched themselves near a fountain, which ever since has been called La Fontaine de Notre-Dame - 'Our Lady's Well '. (...) The shepherds drew near cautiously to the spot where the doves had alighted, and for some time continued to look at and admire them. They were of dazzling whiteness, and while they gazed upon them, they felt their hearts excited by the most tender emotions, resembling a religious ecstasy, which they could not explain. They remained as if spellbound; they could not turn their eyes away from the doves nor yet approach them, until a~ length these marvellous birds took flight and disappeared (PPL, 193)81 .

Les bergers, revenus au même endroit le lendemain, revirent les deux colombes qui, après s'être posées au bord de la fontaine, reprirent leur vol vers la vallée d'Réas. L'une d'elles se posa sur le toit de la chapelle; l'autre poursuivit son vol et on la vit le soir dans la vallée d'Azun sur une colline au-dessus d'Arrens. C'est à cet endroit que l'on construisit l'église dédiée à Notre-Dame de Poey-Lahun. Les montagnards virent dans l'itinéraire des colombes un signe de l'union spirituelle qui devait exister entre les deux sanctuaires. 80 Cette légende a été transcrite pour la première fois en 1864, d'après le témoignage "des vieillards qui habitaient Héas", et elle a été publiée à nouveau en 1931 par l'abbé Laporte. 81 "Le zèle qui inspira aux hommes d' Héas de s'approprier le bien d'autrui était sans aucun doute mal dirigé et injustifiable, mais il ne fut pas dénué de récompense. Leur chère protectrice, qui aimait leur simplicité et leur dévotion, résolut de les récompenser; et la tradition raconte de quelle manière elle le fit. Des bergers qui surveillaient leur troupeau dans les pâturages du plateau qui se trouve au pied de l'Aguilaa, furent un jour surpris de voir deux colombes décrire des cercles dans le ciel. Ayant fait plusieurs rondes dans les airs, elles se perchèrent près d'une fontaine qui, depuis ce jour, s'appelle La Fontaine de Notre-Dame - 'Our Lady's Well'. (...) Les deux bergers s'approchèrent avec précautions de l'endroit où étaient posées les colombes, et pendant quelque temps, ils continuèrent à les regarder et à les admirer. Elles étaient d'une blancheur éblouissante, et tout en les regardant, ils sentirent leur coeur troublé par les plus tendres émotions; cela ressemblait à une extase religieuse qu'ils ne pouvaient pas expliquer. Ils restèrent ainsi, comme retenus par un charme; ils ne pouvaient ni détourner les yeux des colombes ni les approcher, jusqu'à ce qu' enfin, les merveilleux oiseaux s'envolent et disparaissent". 71

Le thème de l'être féminin surnaturel lié à l'oiseau se retrouve dans un certain nombre de récits d'apparitions mariales faits au XIXe siècle dans les Pyrénées centrales. Or, dans le monde celtique, comme dans d'autres civilisations, l'oiseau est en général l'auxiliaire et le messager des dieux et de l'autre monde. Le cygne en Irlande, la grue et le héron en Gaule, l'oie dans toutes les lIes Britanniques, ont cette fonction. Le thème de la femme-oiseau plus précisément appartient au légendaire gaélique, en particulier au légendaire irlandais. Le monde celte voue une grande vénération à l'oiseau. La déesse galloise Rhiannon utilise des oiseaux pour réveiller les morts et endormir les vivants par la suavité de leur chant. La déesse irlandaise de la guerre, Morrigan, apparaît alternativement sous la forme d'une femme, d'un oiseau ou d'un autre animal. La fée irlandaise, qui se confond avec la femme messagère d'un autre monde, voyage souvent sous la forme d'un oiseau. Qu'il y ait convergence entre l'oiseau irlandais et la colombe chrétienne dans la symbolique pyrénéenne liée aux apparitions mariales n'est pas surprenant; l'oiseau est le symbole le plus clair de l'union entre la terre et le ciel. L'oiseau messager du ciel n'est pas un symbole propre au légendaire celtique82 . En revanche, on peut voir dans le thème de la femme-oiseau, qui apparaît dans les visions des enfants de Ségus et d'Ossun, une résurgence propre à la tradition irlandaise, ce qui est plus troublant et ne peut manquer d'intéresser les Britanniques qui en ont connaissance. En effet, du 24 au 30 juin 1858, des enfants de ces deux villages proches de Lourdes, dirent qu'ils voyaient "une belle chose". Les témoins "ne faisaient que courir comme qui donne la chasse à un papillon... à travers les rues, les maisons d'Ossun...L'apparition allait sur une corniche, sur une pente"83. A Celles, le récit d'une apparition faite à Jean Gaudeilh le 28 mai 1686 fait mention d'un pigeon blanc qui devient la Vierge Marie. Cette métamorphose mêle un archétype celte au symbolisme chrétien de la colombe. Ici profondément enracinée dans la foi religieuse populaire, cette croyance du déplacement dans les airs de figures féminines subsistait dans toute l'Europe occidentale. Et le caractère purement légendaire de ces apparitions se retrouve aussi dans les Pyrénées avec les "Blanquettes" citées par Louisa Stuart-Costello: "those charming

82 Ce symbolisme de l'oiseau intermédiaire entre la terre et le ciel se retrouve dans la tradition chrétienne et la mythologie celtique, mais aussi dans de nombreuses autres civilisations comme celles des Touareg ou des Indiens d'Amérique. 83 Lamentin. Lourdes, Documents authentiques, Paris: Lethielleux, 1957, tome II, p. 82. Témoignages de l'abbé Dulac et de Jean-Pierre Dulac, d'après l'enquête Gros. 72

mountain fairies who roam along the peaks singing mournful songs" 84 . Le guide raconte à la voyageuse anglaise ce qu'il a vu: "figures in white, like women, in a circle round the entrance of a cavern" 85 . Il précise que les fées font partie d'une vieille histoire que croient certaines personnes, mais qu'il n'a vu, quant à lui, que des ombres (BP, II, 119). Il n'en reste pas moins que les termes de la vision du guide rappellent ceux de Hector Boethius, conteur de vieilles légendes écossaises du début du XVIe siècle. Celui-ci, se faisant l'écho de cette croyance en des figures féminines se déplaçant dans les airs, se faisant aussi l'écho du Canon Episcopi, très connu du XIe au XVIe siècle, écrit dans son Histoire des Ecossais: "Soudain, au milieu d'une plaine, apparaissent trois êtres à l'apparence de femmes qui vinrent à eux, le visage voilé d'une manière inhabituelle" 86 . Il Y a une étonnante ressemblance textuelle entre les "êtres à l'apparence de femmes" du conteur écossais qui apparaissent soudain dans la plaine, et les "silhouettes blanches à l'apparence de femmes" du guide pyrénéen qui, elles, apparaissent à l'entrée d'une grotte. Mêlées ici au légendaire païen, mêlées à Celles, Héas, Poëy-Lahun à la mythologie chrétienne, ces figures féminines venues des airs sont présentes sur toute la chaîne, montrant que dans la campagne du XIXe siècle, subsistent des croyances héritées d'une autre civilisation et du paganisme. La tradition orale a certainement maintenu ces croyances jusqu'au XIXe siècle. Et les récits de ces apparitions qui mêlent le surnaturel chrétien au légendaire celte montrent à quel point l'imaginaire collectif peut être imprégné d'images véhiculées depuis des siècles et pourtant officiellement disparues du monde mythique dans lequel ces populations pyrénéennes se déplacent. Les mythes se rejoignent au lieu de s'exclure; et l'apparition de Lourdes au milieu du XIXe siècle, profondément ancrée dans la foi chrétienne, fait resurgir cette mythologie celte. Si les termes de ces récits font écho aux mots d'un conteur écossais du XVIe siècle, cela montre peut-être symboliquement l'importance de la tradition orale. A travers ces témoignages où la spiritualité se visualise dans les mots poétiques de ces montagnards qui, pour la plupart, ne savaient pas lire, se retrouvent des images vieilles de plusieurs siècles et jamais disparues. Le légendaire celtique resurgit au coeur de la foi chrétienne 84 "ces charmantes fées des montagnes qui vagabondent sur les sommets en chantant des chants mélancoliques". 85 "des silhouettes vêtues de blanc, comme des femmes, formant un cercle autour de l'entrée d'une caverne". 8 6 Cité par Xavier Decroix: "Récits d'apparitions mariales {Pyrénées Centrales)", Revue du Comminges, tome CI, 1988, premier, deuxième et troisième trimestres. 73

en un écho étrange aux premières apparitions du thème de la femmeoiseau au Moyen-Orient, lieu de naissance à la fois du mythe celtique et du christianisme. Que les mots d'un conteur écossais du XVIe siècle se retrouvent dans les témoignages authentiques de villageois touchés pour certains par une foi profonde, démontre la continuité de l'imaginaire collectif: du Moyen-Orient à l'Ecosse et aux Pyrénées, des légendes du Moyen-Age aux apparitions mariales du XVIe siècle, et de cette foi chrétienne imprégnée de références celtes à la description de la femme-oiseau, empreinte de l'imaginaire païen, faite par un écrivain irlandais du XXe siècle utilisant un vocabulaire religieux, l'imaginaire survit et se métamorphose, dans la création littéraire et la foi. Plus visibles que la tradition orale, sont les convergences des cultures dans la pierre, qui prolongent, par la rencontre du monde mystérieux celtique dans le paysage pyrénéen, les mystères retrouvés dans la pierre construite qui rappellent un paysage familier. Un certain nombre de pierres mystérieuses se trouvent dans les Pyrénées et éveillent, dans l'esprit des voyageurs britanniques des souvenirs des mystères que le paysage celte offre à leurs yeux. Il ne s'agit plus des interrogations posées par un monde inconnu que leurs propres références vont leur permettre de voir comme un paysage familier; il s'agit de mystères communs aux deux cultures. Ainsi se trouve dans les Pyrénées Atlantiques, entre Izeste et Buzy, une roche couchée dans un pâturage, qui marquait le début d'un ancien chemin ossalois menant à Pont-Long, près du dolmen de Téberne. Cette dalle porte des groupes de figures uniques dans les Pyrénées: des cercles concentriques dont certains sont dotés de cornes ou d'antennes. On ne trouve des dalles semblables qu'à Gavrinis en Bretagne, sur certains rochers gravés du Valais, à Loch Crew en Ecosse et à Drogheda en Irlande87. Or cette dalle, aperçue par S. Baring-Gould lors d'un voyage qu'il fait dans les Pyrénées en 1850, l'étonne; et, dans le récit qu'il publie de nombreuses années plus tard, il effectue une comparaison entre cette pierre et les vestiges bretons et irlandais: At Buzy, near the entrance to the Val d'Ossau, is a fine dolmen. I saw it first in 1850; it had been recently dug out by a treasure-seeker. A peasant told me that the man who had rifled it had found a bar of gold so soft that he could bend it. In fact, it consisted of pure gold without alloy. Near the dolmen lay a slab of red sandstone with circles carved on it, some concentric, much

87 Bernard Duhourcau. 31-33.

Guide des Pyrénées mystérieuses,

74

Editions Tchou, 1985, pp.

like the carvings on the stones of Gavrinis in Brittany, covered way at Drogheda in Ireland" (BP, 10) ~ .

and in the great

N'ayant pas de carnet à dessin, il reproduit le motif sur ses manchettes. Cette découverte au coeur du paysage pyrénéen inconnu de motifs connus appartenant à la mémoire artistique celte des origines intéresse le voyageur qui essaie de conserver par le dessin la mémoire objective de cette trace commune à sa culture et à celle qu'il découvre. C'est la même démarche que l'on retrouve chez Louisa StuartCostello qui, découvrant d'autres vestiges celtes dans les Pyrénées, établit elle aussi un parallèle avec le paysage des lIes Britanniques: The singular-sounding name of Peyre- Hourade has the meaning of pierced stone, and comes from a Druidical monument in the neighbourhood. These remains are rare in the Pyrenees, though so frequently met with in other parts of France. In a meadow, not far removed from the high-road, is a block of granite, nearly flat, of great height, standing upright on the narrowest end: there is no quarry of similar stone in this part of the country, and its isolation and' quality render it a subject of surprise - as much so as the unexplained wonders on Salisbury Plain. The fairies, no doubt, if any fortunate individual could make friends with them now, could set the matter at rest(BEP, II, 219)W.

De ce paysage de pierre bâtie et mystérieuse au monde imaginaire et à l'univers poétique il y a une étrange proximité que ces voyageurs britanniques, imprégnés du légendaire celte, découvrent toujours. De la langue au monument religieux, de la pierre minérale à la pierre rituelle et du paysage pyrénéen au paysage britannique, se dessine un monde inanimé et vivant à la fois où se rejoignent les 88 "A Buzy, près de l'entrée de la Vallée d'Ossau, se trouve un beau dolmen. Je l'ai vu pour la première fois en 1850; il avait été récemment mis au jour par un chercheur de trésors. Un paysan me dit que l' homme qui avait pillé l'endroit, avait trouvé une barre d'or si molle qu'il avait pu la plier. En fait, elle était faite en or pur sans alliage. Près du dolmen, se trouvait une dalle de grès rouge sur laquelle étaient gravés des cercles; certains d'entre eux étaient concentriques et ressemblaient beaucoup aux gravures que l'on voit sur les pierres de Gavrinis en Bretagne et dans la grande voie couverte de Drogheda en Irlande". 89 "Le nom à l'étrange consonance de Peyre-Horade signifie "pierre percée", et il vient d'un monument druidique qui se trouvait dans le voisinage. Ces vestiges sont rares dans les Pyrénées, alors qu'on en rencontre si fréquemment dans les autres régions de France. Dans un pré, pas très éloigné de la route principale, se trouve un bloc de granit, presque plat, d'une grande hauteur, qui se dresse droit sur son extrémité la plus étroite: il n'y a aucune carrière de ce genre de roche dans cette partie du pays; et son isolement ainsi que sa qualité en font un objet d'étonnement au même titre que les merveilles inexpliquées de la Plaine de Salisbury. Nul doute que les fées, si quelque individu avait la chance de devenir ami avec elles maintenant, pourraient régler la question". 75

cultures. De la pierre sauvage constituée par ces rocs comparés à des géants à la pierre dressée par la main de l'homme en un ensemble de symboles mystérieux, se construit un paysage minéral fait de signes où l'univers légendaire celte vient se projeter sur la nature pyrénéenne, dans les récits britanniques et aussi dans les légendes locales, en un chant inconnu reflété dans la pierre, comme cet air entendu dans les Pyrénées d'un récit romanesque: It was a tune quite in the style of those wild and heart-moving airs which make the traveller in Ireland so often stop and listen: they prompt him to look round at the desolate grandeur of the scenery and the rustic songster, and wonder how strains so exquisite had birth in so rude a land, or found expression from so rough a tongue (EL, 169)~ .

Et le voyageur britannique s'arrête et semble écouter le chant de la pierre pyrénéenne à travers le souvenir de sa terre celte.

"Voyager, c'est traduire", écrit Lamartine, " c'est traduire à l'oeil, à la pensée, à l'âme du lecteur, les lieux, les couleurs, les impressions, les sentiments que la nature ou les mouvements humains donnent au voyageur"91. Ces pierres gravées dans lesquelles le voyageur britannique reconnaît la civilisation celte sont peut-être le signe dans le paysage de cette traduction essentielle dont parle Lamartine et que constitue le voyage, traduction d'un lieu dans la perception d'un voyageur qui va déchiffrer la langue muette du paysage. Voyager, c'est d'abord lire l'écriture du monde, comme le fait ce voyageur britannique devant la pierre pyrénéenne qui lui parle des Celtes, qui lui parle peutêtre de ses racines. Le récit de voyage devient alors lui-même voyage, voyage aux sources de l'homme, voyage au coeur du monde, voyage au fond de ses origines. Jean Viviès définit ainsi le voyage et le récit qui en est fait:

90 "C'était une mélodie tout à fait dans le style de ces airs sauvages et émouvants qui conduisent le voyageur en Irlande à s'arrêter si souvent pour écouter: elles l'amènent à regarder autour de lui la grandeur désolée du paysage et du chanteur rustique, et à se demander comment des accords si exquis ont pu naître sur une terre si rude, ou ont pu s'exprimer dans une langue si rauque". 91 Alphonse de Lamartine. Souvenirs, impressions, pensées et paysages pendant un voyage en Orient 1832-1833 ou Notes d'un voyageur, Paris: Charles Gosselin-Furne et Cie, 1845, I, p. 127. 92 Jean Viviès. Le récit de voyage en Angleterre au XVIIIe siècle. De l'inventaire à l'invention, Toulouse: Presses Universitaires du Mirail, 1999, p. 42. 76

Voyager revient dès lors à vérifier le livre du monde, à en tourner les pages sur le terrain pour confirmer celle-ci, corriger celle-là. Voyager, c'est éprouver un texte antérieur au feu du réel traversé, en comparer les pages avec celles, largement ouvertes, du monde. Le récit de voyage s'analyse dès lors comme le passage du monde comme livre au livre sur le monde 92 .

C'est peut-être cette double vision, vision intérieure née de la culture du pays d'origine et vision extérieure d'une culture étrangère découverte, qui entraîne une perception qui ne peut pas être une. Ceci se traduit par la représentation d'un paysage fragmenté et parfois fracturé. L'univers naturel se décompose par le regard en paysages isolés les uns des autres, donnant lieu souvent à une identification minutieuse de chacune de ses composantes, et ce n'est qu'à travers cette fragmentation première que le paysage réel va pouvoir se reconstituer dans sa représentation.

77

DEUXIÈME PARTIE

LE PAYSAGE IDENTIFIE

CHAPITRE L'UNITE

PREMIER

DU PAYSAGE DANS SON

MORCELLEMENT

ESTHETIQUE

La représentation que fait le voyageur britannique du paysage pyrénéen fonde son unité paradoxalement sur le morcellement. Le découpage peut être d'ordre purement technique dans le cas du dessinateur ou du peintre ou donner lieu à une fragmentation descriptive chez l'écrivain qui utilise la division de son récit pour montrer une peinture apparemment morcelée. Pour montrer l'unité d'un paysage multiple, l'artiste a recours à une structure fragmentaire, ce qui n'est qu'une reformulation par l'art des lois de l'optique. C'est à partir de cette fragmentation du monde par la couleur que se crée l'unité de la couleur. De même, c'est en montrant les paysages différents qui constituent un panorama général que l'auteur révèle son unité car c'est dans cette vue du détail qu'il retrouve la composition du lieu, comme l'observe Pascal: "Une ville, une campagne de loin est une ville et une campagne; mais à mesure qu'on s'approche, ce sont des maisons, des arbres, des tuiles, des feuilles, des fourmis, des jambes de fourmis, à l'infini. Tout cela s'enveloppe sous le nom de campagne"! . C'est en découvrant l'infiniment petit au coeur d'u'n ensemble que l'observateur voit le paysage dans sa totalité. La campagne ne demeure qu'une abstraction si les feuilles et les pattes de fourmis restent invisibles. C'est ce qu'ont perçu tous ces voyageurs d'outre-Manche qui représentent les Pyrénées. Dans le cas de l'écriture comme dans celui du dessin, l'unité du paysage n'apparaît qu'à travers une décomposition première de celui-ci. 1. L'atmosphère

retrouvée

dans le jeu des couleurs

L'eau et les arbres jouent un rôle essentiel dans cette décompositionrecomposition du paysage. La décomposition par la couleur est utilisée dans l'image comme dans le texte, mais la coloration du paysage est différente dans les oeuvres iconographiques et littéraires. Les représentations iconiques utilisent essentiellement les bruns, jaunes, verts et bleus, qui leur permettent de présenter une vue apparemment objective et paisible d'un paysage la plupart du temps statique. Ce sont ces couleurs qui dominent les aquatintes de Joseph Hardy. Mais il n' y a rien d'idéalisé dans sa représentation des Pyrénées. La lumière naturelle et les éléments réels de la nature contiennent en eux cette palette de couleurs que le peintre fixe sur la toile ou le papier, la technique de l'aquatinte s'accordant peut-être mieux que la peinture à l' huile à la représentation de la transparence de l'atmosphère, de la brume, des nuages ou des cascades, comme celle de l'aquarelle, l'utilisation technique de l'eau étant particulièrement propice à sa représentation à l'état 1 Pascal. cité dans Lire le Paysage, XLII, 1983, p. 249.

lire les Paysages,

Université

de Saint-Etienne,

Travaux

de nature. Ruskin relie l'art pictural et le paysage naturel lorsqu'il évoque les teintes de la montagne, prolongeant une approche technique des couleurs par une énumération de celles-ci dans les fleurs alpines2 . Il semble que toute la palette du peintre se trouve pour l'artiste dans le paysage végétal alpestre. Et dans la représentation iconique, la couleur permet, en morcelant le plan de l'image, de créer une perspective et de rendre ainsi l'unité du paysage premIer. La plupart des aquarellistes utilisent la technique des trois couleurs, héritée des Hollandais du XVIIe siècle: les bruns chauds pour les premiers plans, les verts pour les seconds plans et les bleus pour les lointains. Toutes les aquatintes de Hardy utilisent cette technique, que l'on retrouve aussi dans une aquarelle de Harlowe représentant les Eaux-Chaudes ("Entrée des EauxChaudes"). L'écrivain, lui, ne se sert pas de la couleur pour recréer une perspective mais plutôt pour traduire une atmosphère. Les teintes utilisées sont donc différentes. Il introduit dans son texte une image souvent plus violente où domine le rouge. Dans les représentations iconiques, les touches de rouge sont infimes et ne concernent que les taches formées par les vêtements, dans les peintures de paysages pyrénéens de William Oliver, par exemple: la cape du montagnard dans "The Chaos of Gavarnie" (SP), les gilets dans Amphitheatre of Gavarnie ou les jupes des femmes dans "Les Eaux-Bonnes"3 . Le rouge dans ce cas est objectif. En revanche, dans l'oeuvre littéraire, il dépasse souvent cette fonction descriptive objective pour devenir symbolique; d'où les multiples références au sang dans les Souvenirs d'un montagnard de Henry Russell. Un coucher de soleil devient "une soirée sanglante" (SM, 406) et Russell parle des "masses neigeuses et théâtrales des Monts-Maudits ensanglantées par le soleil couchant" (411). Le paysage se recompose par l'écrit dans un tableau qui projette sur la page un univers de passions et de lumière traduit par le rouge et l'or dans des montagnes "où le soleil, descendant sur des brumes écarlates, sombrait dans un océan d'or, de pourpre et de montagnes en feu" (405). Toutes les nuances du rouge se retrouvent dans cette peinture à l'opposé des paisibles pastels de Hardy. "Les vapeurs vermeilles de l'Aragon" (391) se mêlent aux "rougeurs du soir" dans un paysage dont la couleur enveloppe à la fois l'espace 2 John Ruskin. Modern Painters, a Volume of Selections, Londres: Thomas Nelson and Sons, Vol. IV, 51, p.272-274. 3 Les lithographies de William Oliver qui seront commentées ici figurent dans l'album Scenery of the Pyrenees, celles de Thomas Allom, dans l'album Souvenirs des Pyrénées, et les aquatintes de Joseph Hardy illustrent son récit, A Picturesque and Descriptive Tour in the Mountains of the High Pyrenees.

84

(1'Aragon) et le temps (le soir). Le Vignemale devient "un manteau de pourpre"(393). Le lexique lui-même entre dans cette multiplication à l'infini de la couleur puisque la pourpre fait place aux "lueurs purpurines"(407). Du rouge de la couleur primaire à sa représentation métaphorique par le sang, Russell peint par les mots des couchers de soleil qui traduisent sa vision de la nature autant que la réalité de la lumière. Et si les autres couleurs dominantes du paysage pyrénéen peint par le texte littéraire sont le violet et le noir, c'est peut-être là encore une manière pour l'écrivain de recomposer par la couleur ou son absence le paysage morcelé par les ombres. Le violet et le noir, couleurs négatives parce qu'elles absorbent la lumière, pratiquement absentes des représentations iconographiques en couleurs, sont fréquentes dans les descriptions textuelles. Russell parle des "nuages violets, opaques et tumultueux" et d'une "fumée noire et bleue qui s'échappait (du Pic des Gourgs-Blancs)" (SM, 239). La couleur noire, la couleur violette reviennent souvent dans ses évocations, rivalisant avec les paysages de feu que le rouge peint dans le texte. C'est la couleur de la lumière qui s'en va et que le texte seul semble pouvoir représenter, car l'image visuelle ne peut fixer qu'un moment arrêté. Liée à la couleur, la lumière, elle aussi, diffère. Toutes les vues de paysages apparaissent sous un soleil doux où les ombres n'ont guère d'importance. Ce qui compte, ce sont les éléments tangibles de l'espace. Différente est l'utilisation de la lumière dans le texte car, dans presque toutes les oeuvres littéraires, cette lumière visuellement absente crée des formes terrifiantes ou sublimes qui vont donner lieu à toute une symbolique de la montagne, ayant des racines doubles: racines culturelles dans la perception qu'a le dix-huitième siècle des montagnes (où l'admiration se mêle à la terreur), et racines populaires locales dans la peur des populations devant un inconnu apparemment inaccessible auquel sont donnés des noms traduisant cette terreur (MontsMaudits, Pic d'Enfer). Cette vision-là ne se retrouve pas dans le paysage pyrénéen peint ou dessiné par le voyageur anglais.

2. Perception directe la recherche du réel

et indirecte

des paysages:

Peut-être la réponse à l'interrogation que suscite cette différence entre le texte et l'image dans le paysage pyrénéen tel qu'il est perçu par les Britanniques, se trouve-t-elle dans le choix des sujets. Ces peintres et dessinateurs d'outre-Manche, qu'ils soient venus ou non dans les Pyrénées, montrent les mêmes paysages. Guidés par la mode pour les uns, par le

85

pittoresque pour les autres, par la recherche de la beauté absolue pour la plupart, ils représentent presque tous Gavarnie, le château de Pau, les EauxBonnes, le Pont d'Espagne. Les représentations des stations thermales à la mode sont destinées à un public britannique qui apprécie ce type de tourisme, raillé par Thackeray dans The Newcomes, mais très pratiqué. Certains châteaux constituent l'étape obligatoire du voyageur et celui de Pau semble être l'image de ralliement des Britanniques installés à Pau, ou de passage dans la capitale béarnaise. Pour le reste, le choix du peintre est guidé par son appréciation personnelle de la beauté ou de l'intérêt humain de telle ou telle représentation. Les choix coïncident entre les artistes et correspondent à la sensibilité du public britannique. Ces choix sont plus perceptibles dans les représentations iconographiques que dans les textes, pour des raisons pratiques aussi: la représentation visuelle implique la sélection d'un point précis tandis que la représentation textuelle permet de tout représenter. Les artistes isolent les vues qui leur paraissent révélatrices, effectuant ainsi un premier morcellement par le choix. D'autre part, la perception première du paysage est différente selon qu'elle concerne le paysage réel ou le paysage représenté, car il y a dans ce cas un dédoublement du regard qui peut transformer la réalité. La plupart du temps directe, la perception du lieu passe parfois par un intermédiaire. Un certain nombre d'artistes effectuent leurs dessins, non d'après nature mais à partir des croquis ou des esquisses d'autres dessinateurs. Henry Gastineau réalise ses dessins à partir des esquisses de R.E. Young, James Duffield Harding fait son ouvrage sur les costumes des Pyrénées françaises à partir des dessins faits sur place par Johnston, et David Cox réalise un dessin aqUarelléreprésentant le lac de Gaube à partir d'une esquisse faite par J.H. Bland. Mais le regard indirect de celui qui ne voit qu'un paysage déjà représenté conserve au lieu toute son authenticité. Même si les paysans de Harding sont des personnages rapportés dans un décor, naturel mais posé, tel un décor de théâtre en arrière-plan afin de situer le personnage, ils ont une authenticité plus grande que les Pyrénéens, presque toujours identiques, gardant parfois la pose pendant deux jours, qui sont représentés dans les lithographies de Marianne Colston. Pourtant, cette dernière a vu ces scènes rurales et les a dessinées d'après nature. Le regard double de Johnston qui a vu la scène et de Harding qui entre dans le regard de son compatriote, lui restitue sa vérité. Là où Marianne Colston arrête son regard sur un élément pittoresque qui lui plaît, le peintre qui doit retrouver la vie d'un lieudans sa représentation va au-delà de ce regard premier. C'est parce que le regard est dédoublé que la vision est plus profonde. 86

Ces paisibles scènes de la vie quotidienne montagnarde dévoilent le rapport qui existe entre la vérité première et la façon dont l'artiste la perçoit. Les peintres les plus attachés à la réalité profonde des choses choisissent parfois de la regarder au travers de l'oeil d'un autre. Francis Bacon, qui est allé au plus profond de la vérité humaine dans ses figures monstrueuses, travaillait à partir de photographies, souvent d'actualités, qui lui offraient une vision du réel prétendue objective mais qui contenait déjà le point de vue du photographe. C'est peut-être dans ses représentations d'une humanité déforn1ée qu'il retrouvait le plus authentiquement la violence que l'objectif photographique montrait sans la révéler totalement. Il écrivait: Mon grand désir est d'apprendre à changer et à refaire la réalité. Je voudrais que mes toiles soient inexactes et irrégulières de telle sorte qu'elles deviennent des mensonges, si vous voulez, mais des 111ensonges qui soient plus vrais que la vérité littérale4 .

En faisant éclater la réalité comme Bacon ou en superposant deux visions de l'image réelle dans une représentation de la vie quotidienne, COlnme Harding et Johnston, l'artiste tente d'aller au-delà de ~~la vérité littérale". L'image la plus torturée comme l'image la plus simple traduisent la vérité humaine. Chez tous les voyageurs, l'identification du paysage passe par le regard porté sur l'univers humain qui l'habite. 3. Du peintre inclus dans le par des parcelles de nature

paysage

au paysage

recréé

Des silhouettes similaires apparaissent au premier plan de la plupart des représentations de paysages par les voyageurs britanniques. Il existait des peintres de personnages chargés de meubler le sujet paysager de quelques silhouettes conventionnelles. Au morcellement naturel du regard s'ajoutait une fragmentation technique puisque le sujet paysager et le sujet humain étaient réalisés de manière séparée dans certains cas. Mais même lorsque le dessinateur réalise seul la totalité du tableau, apparaissent ces silhouettes conventionnelles. On retrouve dans ces représentations pyrénéennes des paysans et des bourgeois, séparés en groupes distincts, comme dans la lithographie de George Barnard représentant Saint-Savin, ou comme ces personnages qui traversent le Gave sur les dessins ou peintures représentant le pont de Pau. Ces silhouettes humaines sont là pour donner plus de vie au dessin, plus de réalisme aussi, mais leur passage nécessaire par un 4 Francis Bacon, cité par John Russell dans Francis Bacon, Chêne,

87

1979, p.53.

dessinateur attitré en fait parfois, comme dans les lithographies de Marianne Colston, des images artificielles. Sur cette représentation technique de l'univers humain, se greffe le regard romantique: si ces personnages apparaissent comme de minuscules silhouettes alors qu'ils sont au premier plan, c'est qu'ils illustrent le regard d'une époque. On retrouve cette vision d'un homme minuscule devant des montagnes grandioses chez tous les artistes: de William Oliver dont les petits personnages soulignent la grandeur du Cirque de Gavarnie à Joseph Hardy, qui place deux observateurs admiratifs, les bras levés au ciel, devant un Cirque de Gavarnie théâtral et grandiose, de Thomas Allom dont les représentations sont empreintes du romantisme le plus pur à Clifton-Paris qui porte souvent un regard malicieux sur les choses, tous représentent l'homme au premier plan d'un paysage en inversant la technique classique. Dans les représentations anciennes, lorsqu'un personnage apparaît en premier plan, il occupe la plus grande partie de l'espace iconographique. Si un paysage figure au' dernier plan, il est souvent vague, artificiel, et destiné seulement à faire ressortir le personnage. Dans les peintures flamandes et les peintures italiennes de la Renaissance, si les paysages des derniers plans prennent plus d'ampleur, ils sont encore là pour donner du relief au personnage dont on fait le portrait. Dans la peinture moderne, les paysages qui apparaissent en dernier plan, souvent monochromes, sont aussi destinés à faire ressortir un personnage ou une idée, comme les ciels derrière les fenêtres des tableaux de Magritte qui, s'ils représentent la définition exacte du mot paysage tel qu'il est apparu à la Renaissance, excluent le paysage terrestre, c'est-à-dire le seul vrai paysage, si l'on s'en tient à son origine étymologique. Dans les représentations du XIXe siècle, c'est le paysage qui devient le sujet principal, les personnages n'étant là que pour souligner sa beauté. La représentation que fait Hardy du Cirque de Gavarnie (PDT) est révélatrice de cette approche et rejoint l'image que donne Clifton-Paris du Marcadau où l'on voit trois minuscules personnages au pied d'une montagne impressionnante par sa dimension et par les ombres qui la rendent encore plus écrasante (LP, 133). Le dessinateur souligne la petitesse de l'homme face à la grandeur de la montagne dans sa représentation de la Brèche de Roland: devant le Brèche qui semble gigantesque, apparaissent quatre personnages. Leur marche est matérialisée par les pas dans la neige, minuscules points noirs qui sont les traces des montagnards dans l'univers naturel peint par le dessinateur et des points de suspension dessinés par l'auteur au coeur de son image pour illustrer le caractère dérisoire de l'homme face au monde naturel qu'il veut vaincre (181). L'homme seul face 88

à la nature immense se représente comme Clifton-Paris face à la Brèche de Roland (184). Car, parmi les silhouettes conventionnelles qui reviennent dans ces images des Pyrénées, se trouve le dessinateur ou la dessinatrice en personne.C'est peut-être une manière de réunifier cette abondance de regards différents que de se représenter au coeur du paysage dessiné, le crayon à la main dans l'action de la représentation. Ce procédé n'est pas nouveau et nombreux sont les peintres qui se représentent dans un groupe de personnages jouant le rôle de l'un de ceux qu'ils peignent. Dans les images des Pyrénées dessinées ou peintes par les Anglais, le dessinateur apparaît sans déguisement, avec son matériel de peintre, à la manière de Hogarth dans "La Porte de Calais" (TG) ou de Richard Wilson dans "The Palace of Maecenas, Tivoli, and distant View of Rome" (NGI). Le goût de l'autoportrait est en partie responsable de ces représentations de l'artiste dans son paysage. La représentation de l'Allemand Melling qui ouvre sa série de planches sur les Pyrénées en se représentant en médaillon, assis dans la montagne dont les 'sommets apparaissent au loin, le carton à dessins sous le bras, apparaît comme un autoportrait dans lequel le paysage donne au peintre son existence5 . Uni à sa création dès la page de titre, il illustre la volonté romantique de se fondre avec le monde naturel par la représentation artistique. Nombre de peintures pyrénéennes britanniques pourraient laisser supposer, par leur utilisation de ce procédé, qu'il s'agit d'un besoin chez l'artiste de se projeter dans son oeuvre et même de s'y intégrer, ce qui est sans doute plus vrai chez ces peintres qui donnent à un de leurs personnages leur propre visage. Il est incontestable que l'artiste romantique, qui désire avant toute chose atteindre une communion totale avec la nature, veut parvenir aussi à une unité parfaite entre lui et son oeuvre. Le regard du montagnard, exprimé par Alfred Tonnelé qui écrit: "l'artiste n'exprime pas les choses, mais sa propre pensée vis-à-vis des choses", rejoint celle du peintre Degas. Dans les images pyrénéennes peintes par les Britanniques, l'artiste qui s'inclut dans le paysage rétablit entre lui et le monde qu'il peint l'unité qu'un regard déformé par un morcellement excessif aurait pu rompre. Celui qui a peint le paysage et qui, feuille et crayon à la main, se projette sur son propre dessin apparaît souvent au bord de la route (dans le temps du voyage) ou au bord d'un ruisseau (dans le temps de la contemplation). Le paysage en train d'être représenté entre dans le paysage représenté, mêlant espace réel et espace créé dans une mise en abyme graphique. Marianne Colston apparaît dans plusieurs de ses lithographies, au milieu de son paysage, la tête baissée 5 I.A. Cervini, Antoine-Ignace Melling. Voyage Pittoresque dans les Pyrénées françaises dans les départements adjacents, Paris, chez l'auteur, 1826-1830.

89

et

sur sa feuille à dessin. L'une des trois touristes de l'album humoristique The Foreign Tour of the Misses Broyvn, Jones and Robinson, devenant la dessinatrice possible du voyage de Miss Brown et de ses amies, placée dans la ville d'Argelès qu'elle dessine, est incluse dans une parenthèse du paysage: elle se trouve dans un renfoncement du mur qui borde la route et qui apparaît là comme pour laisser à la dessinatrice la place de s'introduire dans son dessin (ill.l) (FT, 19). La mise en abyme visuelle apparaît comme un jeu sur le temps, morcelé lui aussi: le temps de l'observation du lieu par l'artiste se projette dans le temps de l'observateur de l'oeuvre d'art. Le paysage est le même, mais de naturel, il est devenu représenté, comme le souligne la petite silhouette munie des instruments qui ont permis à ce paysage de se recréer sur le papier. Cette mise en abyme graphique, qui montre deux paysages en un seul (paysage réel et paysage peint) se retrouve dans un texte de Henry Russell qui montre dans son récit des femmes en train d'écrire un autre texte: et sous nos pieds au fond d'un précipice plus vertical que ceux de la nature, voici des toits, des rues, des magasins, des arbres et des jardins, où, assises sur des bancs, seules ou non seules, de jeunes Anglaises lisent ou font des romans. Encore une fois, où sommes-nous6?

Dans cette représentation du paysage "urbain" des montagnes, faite sous la forme d'une devinette, Russell opère une mise en abyme aux sens propre et littéraire du terme. Les jeunes Anglaises sont mises dans l'abîme spatial pour une mise en abyme littéraire où Russell nous montre ce phénomène du temps: l'écriture féminine en Grande-Bretagne. Les voyageuses britanniques sont nombreuses. Toutes ou presque ont rapporté de leurs voyages un récit ou un album de dessins. Cela correspond à un fait de société du dix-neuvième siècle. Les romancières féminines ont un grand succès (Ann Radcliffe, Mary Shelley, les soeurs Brontë, Jane Austen, Elizabeth Gaskell, pour ne citer que les plus célèbres). Les auteurs de récits de voyages ne s'arrêtent pas à cette création d'un été et sont souvent des écrivains féconds: Sarah Ellis a publié plusieurs ouvrages sur la famille ou les femmes en Angleterre. Lady Chatterton et Selina Bunbury ont écrit chacune une trentaine d'ouvrages. Il y a en Grande-Bretagne une grande créativité féminine liée, parfois à une volonté moralisatrice dans le cas de Sarah Ellis, mais le plus souvent à un désir de découverte et d'aventure. Plusieurs de ces voyageuses sont d'excellentes alpinistes, telles Ann Lister (première parmi les excursionnistes, après les guides Guillembet et Cazaux, à atteindre le sommet du Vignemale le 7 août 1838), ou Miss Swan (qui 6 Henry Russell. "Une Ascension charmante et inédite" dans Pyrenaica, Vignancour, 1902, p. 50. 90

Pau: imp.

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1 - ANONYME "They spend a week at Argelès. Miss Brown does a little sketching" Dessin, extrait de The Foreign Tour of the Misses Brown, Jones and Robinson..., Londres: Bickers and Son, vers 1880. Collection particulière

~.

accompagnait souvent son frère dans ses ascensions et a fait partie d'expéditions organisées par Russell). Nombre d~entre elles vont à la découverte des pays lointains (Ann Lister mourut dans le Caucase). Certaines font partie d'une expédition familiale, telle qu'elle est décrite dans Little Dorritt de Charles Dickens, dans The Robertses on their Travels de Frances Trollope ou The Dodd Family ab road de Charles Lever. D'autres accompagnent leur mari, comme Mrs Ellis, qui conseille aux femmes de rester chez elles et de s'occuper de leur famille avant toute chose. Mais il en est beaucoup qui font le voyage seules et qui matérialiseront leurs souvenirs par un ouvrage littéraire ou artistique. C'est ce fait de société que nous montre Russell par une image. Au fond de l'abîme évoqué par l'observateur, se trouvent d'autres observateurs qui lisent le texte d'un autre ou écrivent leur propre texte. L'écriture se multiplie à l'infini en se décomposant pour arriver à la simple question géographique: "où sommes-nous"? La question perd son caractère métaphysique pour conduire le lecteur à la découverte d'un paysage qui appaitient à la montagne tout en ayant des caractéristiques urbaines: le Parc et le château de Pau. Le paysage se compose par cette vision morcelée d'une représentation multiple. La correspondance linguistique qu'il y a entre le paysage et sa peinture se prolonge dans la technique picturale. De nombreux procédés tirent leur matière de l'espace qu'ils représentent. C'est aussi une façon de réunifier l'univers naturel et l'univers artistique que d'utiliser les éléments dispersés du premier pour le représenter dans son unité au coeur du second. Comme un clin d'oeil de la technique humaine à la nature dont elle veut montrer la grandeur, c'est la lithographie et l'aquarelle qui sont le plus souvent utilisées dans la peinture des paysages de montagne. La pierre et l'eau sont empruntées par touches et par plaques à un espace qu'elles reconstituent grâce à l'oeil de l'artiste.Chaque technique permet de reproduire un aspect du paysage. La nature devenue outil s'adapte à la nature sauvage ou humanisée qu'elle montre aux regards de ceux qui ne l'ont pas vue. Gilpin dit de l'encre de Chine que l' "on peut avec elle donner des lointains si clairs qu'ils conviennent aux lointains les plus reculés"7 , tandis que le lavis "est particulièrement apte à rendre les lumières et les ombres" (PVI, 81). Hélène Saule Sorbé analyse ainsi le rapport entre la technique utilisée et le paysage représenté: "le crayon étoffe les objets de hachures ou d'aplats, plus ou moins sombres, unifiés au doigt tandis que la gouache, opaque, vient éclairer les zones de neige, les brillances de l'eau, l'expansion des 7 W. Gilpin. Trois Essais sur le beau pittoresque, (cité in PVI, p. 81).

92

1792, réédition

du Moniteur,

Paris, 1982,

nuages" (82). Quant à l'aquarelle, procédé très pratiqué par les Anglais, elle donne à l'espace sa transparence, elle offre la possibilité de rendre l'atmosphère. C'est ce qui permet sans doute au peintre d'aller au plus profond de la nature. Des dessinatrices qui sillonnent les Pyrénées avec leur matériel de peinture aux officiers topographes, et des grands peintres paysagistes aux amateurs, les Britanniques utilisent la technique de l'aquarelle. A cela s'ajoutent les peintures à l'huile, les dessins à la plume, au fusain, les gravures sur bois, à l'eau-forte, et les nombreuses lithographies qui vont constituer des albums recherchés par le public anglais. Toutes les techniques de la peinture et du dessin se croisent sur les chemins des Pyrénées, chacune étant réservée à un paysage particulier. John-Claude Nattes préfère la finesse de la plume pour traduire les lignes des jardins pyrénéens et le lavis pour montrer la lumière qui se dégage de l'eau d'une cascade. Joseph Hardy, préfère rendre l'atmosphère des montagnes en utilisant l'aquatinte tandis que le capitaine Batty montre avec la précision de l'officier, des paysages finement dessinés dans des gravures à l' eau-forte. Pourtant tous retrouveront un même paysage dans ces techniques différentes. Le monde végétal que Ruskin voit dans la montagne et par lequel la nature lui montre l'univers des couleurs se retrouve dans la technique comme un signe. La nature découpée en teintes et nuances se recompose dans les tableaux grâce à la matière végétale (comme le pastel), animale (sépia ou pourpre) ou minérale (ocre ou terre de Sienne) qui la recrée sur un espace devenu artistique et qui n'est fait que de réel. Mais cette réalité-là a la mouvance du regard de l'artiste et les peintures textuelles donnent aux paysages représentés un dynamisme différent du mouvement suggéré par l'image graphique. 4. L'unité découpé

du paysage

retrouvée

dans un pays

Le montagnard qui raconte ses courses, le romancier qui crée une aventure fictive ou le dessinateur qui représente un paysage particulier voient une nature différente. Si les paysages iconiques paraissent, dans la plupart des cas, plus objectifs et plus statiques que les paysages textuels, il s'agit, plus que d'un contraste abstrait entre objectivité et subjectivité, d'une différence d'altitude. La montagne change continuellement, les ombres bougent, les couleurs se transforment, et la perception ne peut être une et définitive, tandis que la rue d'un village, un pont, un ensemble de maisons, conservent une certaine stabilité. Les positions en témoignent: le 93

dessinateur, dans les vues de villes ou de villages, près des structures humaines, est généralement représenté assis tandis que r écrivain-narrateur décrit un paysage au fur et à mesure du déroulement de sa course, donc en marchant (1'auteur de High- Ways and By- Ways se qualifie comme: "a walking gentleman"8 ). Le mouvement se dédouble dans ce cas puisqu'il y a d'une part la progression du narrateur, et d'autre part, celle des nuages, de la lumière du soleil, des éléments. Le réalisme de la démarche naît de la décomposition cinétique du mouvement. Celle-ci s'adapte bien à la forme littéraire du récit de voyage qui introduit la notion de fragmentation par sa structure même. Le récit apparaît rarement d'une seule pièce et, même lorsque c'est le cas, le découpage géographique du voyage entraîne un morcellement du récit. Celui-ci peut être clairement traduit dans l'espace de l'ouvrage par un découpage en chapitres, eux-mêmes divisés dans la table des matières en scènes ou en thèmes isolés les uns des autres. Les limites de l'espace réel du paysage observé se projettent sur l'espace du récit. Celui-ci est le plus souvent fragmenté en suivant le découpage géographique

du voyage. Chacun

des chapitres représente soit une ville, soit une vallée, soit une ascension, soit, le plus souvent, la route qui conduit d'un endroit à un autre, comme en témoignent la plupart des titres de chapitres. Le découpage spatial qui dirige le voyage semble guider le touriste vers une vision unifiée où la route et le temps du déplacement relient les lieux et les hommes. Et parfois, à l'intérieur de ce premier découpage, en apparaît un autre, matérialisé par l'introduction de l'image historique ou légendaire. Au coeur de ces chapitres géographiques, surgissent des peintures humaines, des légendes, des récits historiques, tout un monde venu du passé ou situé hors du temps qui se reconstitue au fil de la route dans le temps du récit. Cette fragmentation temporelle qui s'imbrique dans le découpage spatial apparaît plus particulièrement dans la littérature féminine du voyage. Les femmes britanniques perçoivent le paysage d'abord à travers l'Histoire. La voyageuse devient historienne et projette ses lectures sur les éléments du paysage. Dans la plupart des récits de voyages féminins, sont enchâssés des récits historiques qui donnent du paysage une vision éclatée: il n'est plus vu dans son ensemble, mais à travers une église, un château, une tour, ou simplement une pierre. Dans le détail du paysage construit, l'auteur retrouve l'histoire du lieu. Le château d'!rtubi, sur la route de Saint-Sébastien devient pour Lady Chatterton l'occasion de raconter l' histoire du comte de Montreal et la venue de Louis XI dans ce château (PES, I, 215-258). Le château 8 "un

marcheur".

94

d'Orthez permet à Louisa Stuart-Costello de raconter les événements dont il a été le théâtre, et d'évoquer la mort du fils de Gaston Phoebus, incluant dans son propre texte le récit de Froissart (BP, II, 170-206). Mrs Boddington évoque l' histoire de Henri IV et celle de Bernadotte lorsqu'elle fait le récit de son passage à Pau (SK P, I, 204-208). En opérant par le récit un démantèlement du paysage, l'auteur revient à l'origine même de l'image qu'elle reconstruit dans le temps. Ces récits historiques se doublent parfois de références à l'imaginaire collectif à travers des légendes locales rapportées dans le texte (dans les récits de Mrs Boddington, de Lady Chatterton et de Mary Eyre). Celles-ci non seulement fragmentent le temps réel en introduisant des éléments passés au coeur d'un présent vu subjectivement mais ré-objectivé par les références à l'histoire, mais elles élargissent aussi l'élément temporel à travers la référence au temps mythique du légendaire, temps éternel et irréel qui projette sur le paysage réel une autre image. Ce morcellement du récit de voyage par des récits historiques, des légendes, des poèmes, transformé l'image donnée au lecteur, qui ne voit pas un paysage dans la continuité de la vision première, mais voit une succession d'images appartenant à des siècles différents et recréées par le récit. La démarche est différente quand I'histoire a été vécue par celui qui la raconte, comme dans les récits d'officiers ou de soldats ayant eu des Pyrénées la vision que les campagnes du début du siècle leur ont donnée. Le découpage géographique s'accompagne alors d'un découpage militaire. L'espace est vu en fonction des batailles, de la progression et des haltes9 . Un autre genre de découpage géographique apparaît dans les récits de pyrénéistes tels que les Souvenirs d'un montagnard de Henry Russell. Le récit est toujours divisé en chapitres apparents, mais ceux-ci reprennent les ascensions de l'auteur et chacun d'entre eux peut être isolé des autres. La progression se fait à l'intérieur de chaque chapitre et non, comme dans les récits de voyages, d'un chapitre à l'autre. Le morcellement est d'autant plus marqué qu'il y a une rupture totale entre les chapitres. De plus, la forme de l'oeuvre semble être au départ celle d'un journal, et suit un découpage chronologique; mais celui-ci est reconstruit en un tout fait de parties isolées où la chronologie n'a plus de place. La fragmentation demeure dans la présentation mais le paysage global d'un récit soudé par le monde intérieur de l'écrivain montre un texte unifié par sa fragmentation même. C'est le cas aussi des textes dont les auteurs ont choisi la fiction du style épistolaire pour 9 Sur la perception des Pyrénées par les officiers et soldats britanniques lors des guerres napoléoniennes, on peut se référer au chapitre de notre thèse sur "le paysage fracturé par l'image de la guerre". 95

évoquer leur voyage aux Pyrénées, comme Clifton-Paris. Il intitule son récit Letters from the Pyrenees et rappelle au lecteur qu'il s'agit bien de lettres, par des adresses à un correspondant fictif à la fin de certains chapitres.

Quelle que soit sa présentation, le récit de voyage est morcelé. Chez les dessinateurs, se retrouve le même type de fragmentation: le découpage est là aussi la plupart du temps d'ordre géographique. Peu de dessinateurs ont pratiqué une division thématique. S'ils choisissent un thème, ils en font la base de l'album, comme Harding et Johnson qui ont choisi de faire un album sur le costume; ayant isolé une partie du paysage pyrénéen, ils introduisent ce thème à travers un découpage qui reprend le schéma géographique classique. Parmi les rares dessinateurs britanniques à ne pas morceler leur album en suivant la progression spatiale du voyage, se trouve le dessinateur anonyme du voyage de Miss Brown et de ses deux compatriotes. La succession logique des dessins apparaît comme un récit par l'image, une des premières "bandes dessinées". Dans tous les cas, l'auteur donne une image morcelée du paysage à travers la technique même de sa présentation. Mais cette fragmentation formelle s'accompagne d'un morcellement d'un genre différent. L'unité apparente de la représentation iconographique laisse voir une fonction différente donnée à chacun des éléments qui composent le paysage. Dans le texte, cette impression de fragmentation vient de la représentation des éléments du paysage, de la distance qui apparaît entre les mots, l'image montrée au lecteur et l'image pensée. Mrs Boddington voit dans les formes révélées par un coucher de soleil, dans la dissociation de chacun des éléments qui composent sa vision, une image religieuse que l'art peut dévoiler: o the landscapes that I have seen after sunset in the skies - the bright and lonely ones! - heaven-touched, and leaving in the mind such images as even the beautiful earth could have offered to it. And once I saw an ascension, the figure mounting upwards; and at each side an old man in long garments, kneeling as if on the point of a rock that seemed joined to the earth, - the one with both arms extended, the other with the whole body stretching after the ascending figure; the world below with the gloom of twilight gathering over it - the red evening sky making the background, with the reallight of heaven on it. This seems like a dream, but my eyes saw it, and so did other eyes; and the clouds to whose fantastic groupings this singular personification was owing, remained stationary long enough to have enabled me, had I been a painter, to have sketched the whole; and then (supposing that I had been a

9E

great one) I should have made a picture, before which the wavering heart would have knelt down worshipping (SKP, I, 200-201)10 .

De l'union apparente de la terre et du ciel, de la vision globale, naît le regard de l'observation artistique minutieuse. L'image simple et réelle du coucher de soleil se transforme en une multitude de visions distinctes qui vont recréer une autre image, irréelle cette fois. Le regard du peintre imaginaire que devient l'écrivain morcelle la scène de façon à en faire une étude artistique et à décomposer le paysage par sa recomposition picturale imaginaire. Le lexique de la peinture s'introduit dans le paysage réel pour le reconstituer par une fausse représentation iconographique donnant lieu à un culte illusoire d'un objet inexistant sinon dans le regard d'un peintre qui n'existe pas. Le paysage éclate, montrant au lecteur la vision morcelée du voyageur qui lui permet d'isoler chaque composante de la nature pour en montrer l'unité. Le détail crée la vue d'ensemble et cela apparaît dans le rôle du paysage végétal:

10 "Oh, les paysages que j'ai vus après le coucher du soleil dans les cieux! ces paysages étincelants et solitaires, touchés par le ciel, et laissant à l'esprit des images que même la terre dans toute sa beauté n'a pas pu lui offrir. Et un jour, je vis une ascension, la silhouette qui s'élevait; et de chaque côté un vieil homme vêtu de longs habits, agenouillé comme s'il était sur la pointe d'un rocher qui semblait uni à la terre: l'un avait les deux bras étendus, l'autre avait tout son corps étiré derrière la silhouette qui montait; le monde en contrebas voyait l'obscurité du crépuscule qui devenait plus dense au-dessus de lui; le ciel rouge du soir constituait l'arrière-plan et la réalité de la lumière du ciel l'éclairait. Cela ressemble à un rêve, mais mes yeux l'ont vu, et d'autres yeux également; et les nuages dont les regroupements fantastiques avaient généré cette singulière personnification restèrent immobiles assez longtemps pour me permettre, si j'avais été peintre, de dessiner l'ensemble; et puis (en supposant que j'eusse été un grand artiste) j'aurais fait un tableau devant lequel le coeur chancelant se serait agenouillé en l'adorant". 97

CHAPITRE UN PAYSAGE VEGETAL

II FRAGMENTE

PAR LE REGARD DE L'OBSERVATEUR ET DU PEINTRE

1. L'imaginaire

dans la réalité

végétale

Des vignes et des oliviers de la poésie biblique aux forêts qui sont le théâtre de la légende du roi Arthur, des multiples jardins représentant le Paradis aux forêts féeriques des contes ou du Songe d'une nuit d'été, l'univers végétal entoure la création littéraire, comme les guirlandes de fleurs entourent les motifs des vitraux ou les tapisseries, et comme les feuilles d'acanthe ou de lotus entourent les chapiteaux sculptés. De la Grèce à la Palestine, de la Chine au Japon, où les estampes sont ornementées de branches d'arbres fleuries, des motifs floraux couvrant des mosaïques romaines aux pêchers en fleurs du cinéaste japonais Kurosawa, la création artistique s'entoure du monde des plantes. Les poètes métaphysiques euxmêmes bâtissent leurs images sur un univers végétal reformulé, où la racine de mandragore de Donne, empruntée au monde réel, devient signe de l'impossible dans la recréation poétique. Au dix-neuvième siècle, l'admiration de l'homme pour la nature conduit le créateur d'imaginaire à utiliser ces espaces profonds où les arbres dissimulent et suggèrent en même temps et ces vastes étendues couvertes de bruyères qui portent en elles l'image de la liberté créatrice. Thomas Hardy invente son univers romanesque à partir des vraies forêts anglaises d' un Wessex fictif et le monde imaginaire d'Emily Brontë naît dans la lande du nord de l'Angleterre. La poésie romantique, quant à elle, naît de la perception de la nature et la végétation y tient une grande place. Dans les poèmes de Wordsworth et de Keats, le monde des plantes joue un grand rôle et participe de la création de la pensée de toute une époque. Quant au roman "gothique", il fait une grande utilisation des forêts sombres, porteuses de mystère et de dangers. La vision détaillée de la flore, comme de la faune, ajoute au récit de fiction cet élément de vie dont le fantastique peut parfois le priver. Elle permet au lecteur, en lui faisant retrouver un univers qui lui est familier, celui de la nature, de sentir l' hésitation nécessaire à sa perception justement de ce qui est irréel dans le roman. Elle lui permet de saisir l'élément fantastique. Dans le récit de voyage, les références au monde végétal réel révèlent ce rapport entre l'imaginaire et le monde des plantes que l'on trouve dans l'art mondial. La fonction du paysage végétal n'est pas simplement ornementale. Le monde des végétaux tel qu'il est vu par les Britanniques dans les Pyrénées est bien partie d'un décor. Mais sa représentation est d'abord le reflet de la réalité naturelle. Mrs Boddington résume ce lien étroit entre le caractère réaliste de l'élément végétal dans la vision qu'en a le

voyageur et son utilisation artistique. C'est parce qu'elle trébuche sur la racine d'un arbre qu'elle est conduite à évoquer l'utilisation des plantes dans l'art des grandes civilisations: I might have perhaps passed its knotted roots unobserved, but for the stumble which brought me into close contact with the convoluted fibres, that struck their grapples sturdily into the earth, and enwreathed each other in fine serpent-like folds. Such a tree may have suggested to the sculptor the idea of the Laocoon, as the Chinese found an alphabet in the fibres of plants, and Christians an architecture in the green aisles of the forest (SKP, I, 200)11 .

De la réalité la plus terre-à-terre (un faux pas), surgissent les mythes et les religions du monde et l'art de la planète. L'arbre se transforme, devenant métaphoriquement l'image d'un serpent. Le serpent conduit la voyageuse à la mythologie et à l'histoire antique puis à l'ère chrétienne, en englobant dans ses formes sinueuses la pensée mythique universelle et en devenant aussi instrument de l'écriture (à travers cet alphabet découvert par les Chinois dans les fibres des plantes), et expression artistique de la pensée religieuse. Cette racine que heurte son pied devient celle de l'art et de l'écriture à la fois, de la pensée universelle et de son expression. C'est de la réalité végétale que naît la création dans ce contact brutal de la voyageuse avec la nature qu'elle parcourt. Et l'insistance avec laquelle certains auteurs de récits de voyages décrivent le paysage végétal semble avoir pour but essentiel de créer une impression de réalisme alors que les romanciers, comme Ann Radcliffe ou Thomas Grattan, en font souvent une partie de l'ornementation romantique et lui attribuent une valeur de symbole. Quant aux dessinateurs, s'ils l'utilisent aussi de façon réaliste et symbolique, ils s'en servent en même temps comme d'un outil technique destiné à mettre en place les lignes de leur dessin avant que celui-ci ne se transforme en une image de la réalité. On retrouve cette distance dans le texte de Mrs Boddington qui, elle, est victime du cliché. Elle prend pour support le paysage végétal pour montrer la distance qui existe entre le paysage que son imagination s'était représenté et celui que la réalité lui dévoile lors de son arrivée au Port de Vénasque:

Il "l'aurais pu peut-être passer à côté de ses racines noueuses sans les remarquer si, en trébuchant, je n'étais entrée en contact étroit avec les fibres convolutées, qui enfonçaient solidement leurs grappins dans la terre, et s'enroulaient les unes dans les autres telles des guirlandes en se pliant comme des serpents. C'est un arbre de ce genre qui a pu suggérer au sculpteur l'idée du Laocoon, de même que les Chinois ont trouvé un alphabet dans les fibres des plantes, et les Chrétiens une architecture dans les vertes allées de la forêt".

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How rejoiced I was to find myself there! and then, after the first glance, how disappointed! yet I scarcely knew what I had expected: perhaps thirty degrees of Réaumur, sunny vales, citron groves, convent spires, towered cities in the distance, and spreading cork-trees on the foreground. I cannot say, in short, what my visions may have been; but the reality was the austere and mighty Maladetta (worth, some might think, all that my inordinate fancy had put together) with its mantle of snow and its zone of glaciers~ its lofty head veiled in clouds, and at its base a valley covered with their herbage, with other valleys issuing from it; a scattering of dark pines, a limited horizon, and bleak peaks, white as itself. The other side of the mountains, the Spanish versant, had always seemed to me to carry with it a summer sound; a dateand-fig and lemon odour; but an aspect of nature so unexpected, startled me out of my Southern visions (SKP, II, 176-177)12 .

La narratrice construit par le texte une image double: celle que son imagination avait bâtie et celle que la réalité lui met devant les yeux. Le cliché de l'Espagne riante et ensoleillée encadre l'image réelle d'une nature plutôt hostile. Mais l'écrivain ajoute un second cadre qui introduit une autre distance: celle qui existe entre la voyageuse victime d'un cliché et l'écrivain qui a de la première une vision moqueuse. Il y a de l' autodérision dans ce tableau. L'image de l'Espagne religieuse qui surgit dans la perspective de ces monastères et de leurs clochers attendus au coeur de la montagne tend à montrer que l'auteur, d'une manière très anglaise, se moque d'elle-même. Pour bien marquer cette distance, elle choisit de construire un cadre fait seulement de deux mots. Le texte se trouve pris entre les substantifs "glance" évoquant ce premier aperçu de l'Espagne et "visions" qui traduit les images que ses lectures et son imagination lui avaient données des pays du sud; entre le regard et la vision, surgit aux yeux du lecteur le paysage imaginé fait de citronniers et de chênes-lièges; l'image de ce paysage du sud est renforcée par les odeurs de dattes, de figues et de citrons, une nature riche en fruits de toutes sortes qui encadre le paysage réel fait d' "herbages" et de " pins sombres et éparpillés". Le paysage végétal ainsi présenté est le reflet de ce passage d'un imaginaire fait de clichés à la réalité de la nature: comme les arbres fruitiers sont remplacés par une végétation rare faite d'herbe et de conifères, la pierre se transforme. La pierre architecturale ("convent spires", "towered cities"), se change en "pics lugubres". Les couleurs riantes des 12 "Combien je me réjouissais de me trouver là! et puis, après le premier coup d'oeil, quelle déception! pourtant je savais à peine ce à quoi je m'attendais: peut-être trente degrés Réaumur, des vallées ensoleillées, des bois de citronniers, des clochers de couvents, des cités flanquées de tours dans le lointain et une prolifération de chênes-lièges au premier plan. Je ne peux pas dire, en bref, ce qu'ont pu être mes visions: mais la réalité était l'austère et puissante Maladetta (qui valait, pourraient penser certains, tout ce que mon imagination immodérée avait assemblé) avec son manteau de neige et sa zone de glaciers; son haut sommet voilé par les nuages, et à sa base une vallée couverte d'herbages, qui s'ouvre sur d'autres vallées; des pins sombres éparpillés, un horizon limité, et des pics lugubres, aussi blancs qu'elle. De l'autre versant des montagnes, le versant espagnol, il m'avait toujours paru émaner un air d'été; un parfum de datte et de figue et aussi de citron; mais un aspect de la nature aussi inattendu m'ôta mes visions du sud en m'effrayant". 103

fruits imaginés et des vallées ensoleillées disparaissent pour laisser la place au noir des sapins et au blanc d'une Maladetta" austère et puissante". Le paysage se transforme jusque dans la langue, puisque ce versant espagnol tant attendu devient dans l'écriture un "versant" français, l'auteur ayant choisi le terme français, écrit en italiques, pour évoquer la nouvelle image qu'elle a du versant espagnol: ironie multipliée, à l'égard d'une vision imaginaire et intellectuelle à la fois, qui est la sienne en tant que voyageuse et qu'elle va recréer dans sa réalité en utilisant l'uni vers végétal essentiellement pour montrer au lecteur la distance qui existe entre la perception de l'oeil et celle de l'esprit. Le travail de l'esprit peut aussi entraîner une vision inverse du paysage. Les lectures de Mrs Boddington lui font voir dans le vallon de l' Esera une végétation que son regard réduit, justement parce qu'il n'en a qu'une vue d'ensemble qui s'oppose à ce que son esprit attendait. Al' opposé, la connaissance scientifique de Hepburn Ballantine qui fait du paysage une lecture botanique, le conduit à voir dans la même vallée un paysage différent parce qu'il y repère chaque détail: The valley below the RencIusashowed itself indeed a paradise of flowers and ferns, oak fern and beech fern, the parsley fern and beautiful tufts of the Asplenium veride. And in the less open parts there were yet to be seen many heads of the iris, with its purple and yellow splashed bloom rising from a smaIl sheath of deep metallic green (CC, 130)13.

C'est paradoxalement la vision d'ensemble de Mrs Boddington qui montre une vue restrictive dans ces arbres éparpillés et dans ces maigres herbages, tandis que le regard fragmentaire du botaniste présente de ce même paysage une vue exhaustive. Le détail crée une image plus juste qui acquiert une réalité visuelle dans la mention des couleurs et la disposition des plantes. Il n'y a pas là le côté pédant que l'on peut parfois ressentir chez certains voyageurs. Ballantine montre seulement la joie du savant qui trouve dans la nature qu'il aime arpenter une immense variété d'espèces de la plante qu'il connaît le mieux. D'où cette énumération de toutes les fougères rencontrées là, qui apparaissent comme autant d'exclamations de joie et non comme une nomenclature austère. Si un nom latin se glisse au milieu des noms populaires, ce n'est pas un acte de vanité intellectuelle; cela montre seulement l'intérêt qu'il porte à la plante. Voici ce qu'il écrit au sujet d'une fougère rare: "I will not betray the whereabouts of this treasure, nor will I mention its name. It has no English name, and its botanical one is not 13 "La vallée située au-dessous de la RencIuse se révélait en effet un paradis de fleurs et de fougères, fougères de chênes, fougères de hêtres, fougères persil, et de belles touffes d' Asplenium veride. Et dans les zones moins dégagées, on pouvait voir encore de nombreuses têtes d'iris, dont les fleurs violettes et jaunes faisaient jaillir leurs taches de couleur sur de petites gaines d'un vert métallique soutenu".

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interesting, although it does describe one quality of the small grey-green fronds - their rare fragrance" (111) 14 . On retrouve la démarche du botaniste avec George Bentham dont la représentation des Pyrénées est guidée par les espèces végétales qu'il rencontre et dont la cueillette et l'identification dirigent son voyage (CPl). Dans le texte de Ballantine, le nom n'apparaît que lorsque la fougère est visible à ses yeux; c'est par son identification qu'il en donne l'image: "Near the foot of the mountain, on which thirty years ago it was certified to grow, I found a dripping rock, steep and overhanging and veiled with a delicious growth of a beautiful maidenhead fern, Adiantum capillus-veneris"(CC, 111)15. Le paysage végétal se mêle au paysage livresque dans une description qui commence au coeur de la nature visible, qui se poursuit dans le langage abstrait des livres et dans un autre temps, puis à nouveau dans la nature, pour s'achever sur l'identification de la plante par son nom populaire qui en fait une image et par son nom latin. L'identification dans le langage botanique fait partie de la description aux yeux du scientifique qui, s'il est imprégné de connaissances botaniques, peut aussi voir la nature avec l'oeil de l'écrivain qui la métamorphose en un monde imaginaire afin de la rendre plus visible. C'est dans ce monde réel des plantes que, comme les romanciers et les peintres, il trouve la source de la création artistique. Avant de présenter les différentes espèces de fougères, Ballantine écrit: "Luchon is like the Enchanted Ground"(111)16 . Cette terre enchantée voit surgir aussitôt après l'univers détaillé des fougères qui, si elles ne montrent pas la totalité du lieu, en donnent une image nette. D'autres auteurs préfèrent mettre en valeur l'esthétique du paysage végétal. Le travail de l'esprit, matérialisé par les connaissances scientifiques, est alors remplacé par la projection sur le texte de la technique du peintre. 2. Une recomposition

artistique

du

paysage

végétal

Le goût du XIXe siècle pour l'art végétal conduit les voyageurs à s'attarder sur la qualité picturale du monde des plantes dans l'univers qu'ils traversent. L'art entre dans le monde végétal par l'intermédiaire du jardin, et l'affection particulière qu'ont les Anglais pour l'art des jardins se traduit dans les textes ou les images par une tendance à reformer l'univers des plantes 14 "Je ne trahirai pas l'endroit où se cache ce trésor et je ne mentionnerai pas non plus son nom. Il n'a pas de nom anglais et son nom botanique est sans intérêt bien qu'il décrive une caractéristique de ses petites feuilles gris-vert, leur parfum rare". 15 "Près du pied de la montagne, sur laquelle il est avéré qu'on la trouvait il y a trente ans, je trouvai un rocher dégoulinant, raide et surplombant et recouvert d'un ravissant massif de belles capillaires, Adiantum capillus-veneris". 16 "Luchon est semblable à la Terre Enchantée".

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comme s'il s'agissait d'un tableau à composer. Dans le domaine pictural, le goût pour le paysage végétal structuré se traduit par le choix de certains peintres et dessinateurs: William Oliver, se démarquant de la plupart des dessinateurs qui représentent l'abbaye de Saint-Savin au coeur d'un paysage sauvage où elle reste dans le lointain (George Barnard, Frédéric Mialhe), préfère le jardin à la française qui se trouve à l'intérieur ("Abbey of SaintSavin") (ill. 5). C'est par ce choix d'un monde végétal construit comme premier plan, que le peintre entre au coeur de sa représentation tout en donnant du monde humain qu'il découvre l'image de son rapport artistique au monde végétal. La conjonction de l'art et du paysage végétal!' aide dans son entreprise. John-Claude Nattes, pour peindre la même église de Saint-Savin, l'entoure du monde végétal qui se trouve près d'elle mais qui lui donne dans le dessin une vie différente de celle représentée par son compatriote (MP). Là où Oliver choisit le jardin intérieur à la française, Nattes préfère l'arbre sauvage sur le bord du chemin d'où son clocher semble surgir. Il préfère la végétation désordonnée qui met en relief les structures de l'église dans une aquarelle où l'architecture se développe sur fond de montagne, derrière un premier plan fait de buissons et de petits arbres qui l'incluent dans l'univers sauvage où elle est dressée. Nattes aime à peindre la végétation sauvage, y compris dans les jardins pyrénéens. Dans la région de Cauterets, il dessine plusieurs maisons et leurs jardins. L'escalier de l'entrée des bains de Bruzaud se trouve entouré d'arbres et de branchages un peu à la manière des estampes japonaises (ill. 2)17 . La finesse du trait dans le dessin des feuilles leur donne cette double fonction de signes du réel et de cadre artistique qui, dans le dessin de Nattes conserve un aspect sauvage par les formes et la structure du dessin, que n'ont pas les représentations orientales. Le dessin reconstitue sur l'espace du papier le jardin paysager que l'artiste aime à rechercher dans l'espace réel. La représentation des Pyrénées passe, pour Nattes, par cet univers humain mêlé au monde végétal qu'il reforme selon une image artistique dans laquelle il cherche à retrouver des parcelles de vie sauvage. Nattes a du jardin une vision très anglaise dans laquelle il recherche d'abord le naturel pur dans le végétal domestiqué. C'est sans doute ce rapport entre l'homme et la nature que l'Anglais veut retrouver dans sa

17

Le japonisme

dans les représentations

tard avec l'influence Pittoresque.

(Voir

des représentations

des Pyrénées

fait cependant

son apparition

plus

publiées par certaines revues dont le Magasin

Hélène Saule Sorbé, PVI, p.178).

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vision du jardin paysager 18. D'où les multiples représentations de jardins, de promenades devant des maisons, de maisons vues à partir de jardins, que l'on trouve dans les dessins de Nattes. Le monde végétal domestiqué est revu par le regard anglais qui le replace dans son contexte sauvage en incluant presque toujours, à l'arrière-plan du jardin, une montagne estompée. A l'inverse, d'autres auteurs introduisent dans leur peinture d'une nature végétale sauvage des éléments picturaux qui insèrent l'art au coeur du paysage naturel. C'est un procédé que l'on rencontre essentiellement dans les textes. C'est sur la qualité picturale d'un tableau que se fondent les descriptions de Lady Chatterton qui fait ressortir la profusion des fleurs et leurs couleurs, ou celles de Inglis qui énumère les variétés d'arbres rencontrés: "walnut-trees, ash and fruit-trees" (SSP, II,102)19, "oak, ash, fir and other trees, various in their tints as in their names, are scattered, single or in clumps, over the little fields" (109)20 . En associant la précision de l'identification à la couleur du tableau, Inglis glisse du récit vers l'image, qu'il choisit défini'tivement lorsqu'il écrit: "the yellow harvest chequers the landscape" (102)21 . Entre le paysage végétal sauvage et le paysage agricole, redessiné par l' homme, on perçoit la différence vue par le voyageur: une différence dans le dessin, à savoir la géométrie contenue dans le verbe "chequers". Celle-ci introduit, par l'image, l'idée que la main de l'homme a modifié le paysage. La même image géométrique apparaît dans le texte de Joseph Hardy, le voyageur adepte de l'observation scientifique et le peintre se retrouvant ainsi dans une recomposition similaire de l'espace végétal. De la Vallée d'Auzun, Hardy écrit: The whole scene has the appearance of one vast piece of mosaic: patches of the bright yellow blossom of the broom, the rich brown of the ripening harvest, the pale green of the beautiful meadows, skirted by noble trees, are all so enchantingly

18 H. Saule Sorbé analyse particulièrement travaillée entre l'homme et la nature. la nature sauvage à laquelle 19 "des noyers, des frênes

cette conception du jardin: "(...) la conception du jardin paysager, par les Anglais, entraîna une réflexion inédite sur les rapports Ce type de jardin peut être considéré comme une transition vers ont été empruntées nombre de figures", (PVI, 27).

et des arbres fruitiers". 20 "des chênes, des frênes, des sapins et d'autres arbres, aussi variés dans leurs teintes que dans leurs noms, sont éparpillés, seuls ou en bouquets, sur les petits champs". 21 "la moisson dessine un damier jaune sur le paysage".

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mingled, that the spectator (PDT, 24-25)22 .

feels absolutely

bewildered

with the splendid

profusion

Le paysage sauvage des genêts et le paysage agricole des moissons et des prairies se mêlent en une composition artistique, une "mosaïque", recréée par l'artiste dans un texte qui suit la composition du paysage. Chaque tache de couleur est représentée dans l'écriture par un groupe nominal construit chaque fois de la même façon. L'écrivain adopte la technique du peintre. Hardy, le peintre aquarelliste, recompose le tableau végétal qu'il a devant les yeux par l'intermédiaire d'une écriture picturale qui utilise la structure grammaticale pour rendre compte des formes, et le lexique pour représenter les couleurs. En revanche, le paysage végétal cultivé, ces champs qui créent la mosaïque du texte de Hardy, deviennent, chez Russell, l'image d'une "maladie de peau":"la civilisation s'obstine à ne pas disparaître, et pour un montagnard, toujours épris de la stérilité, il y a trop de champs cultivés; c'est utile, mais hideux...On dirait des blessures ou des taches: un champ m'a l'air d'une maladie de peau" (SM, 254). Un paysage à peu près identique est perçu par deux artistes de façon radicalement opposée: l'un y voit l'image de la beauté classique dans la géométrie et les couleurs; l'autre, voyageur aussi, mais surtout montagnard, épris de nature sauvage, y voit une image de la laideur. Aux taches de couleur du peintre s'opposent les taches de la maladie. Pour rendre son affirmation objective plus claire encore, il la visualise aux yeux du lecteur en un diagnostic médical qui s'oppose à ses peintures esthétiques de la nature non transformée par l'homme, dans lesquelles on retrouve la mosaïque de la peinture de l'aquarelliste. Il écrit de la région du Bisouri: "Des pâturages du vert le plus exquis alternent dans ces parages avec des terres tout à fait écarlates, et forment de saisissants contrastes" (291). Le paysage, selon qu'il est découpé par la nature ou par la main de l' homme, prend une valeur esthétique différente. Mais si la perception diffère, la représentation par la texte marque la volonté de la part de l'auteur de visualiser l'image qu'en a l'artiste. Qu'il veuille représenter la beauté ou la laideur, il rend la subjectivité de son appréciation objective par l'image qu'il en donne: son impression, en devenant image, rend le paysage visible. Et si la subjectivité de la vision déforme le paysage aux yeux du lecteur, la métaphore le reforme. Les deux artistes, pour évoquer deux impressions opposées, choisissent la métaphore de la tache. Il appartient au lecteur de voir dans la mosaïque des champs de 22 "Toute la scène a l'aspect d'une vaste mosaïque: des taches d'un jaune éclatant faites par les fleurs des genêts, le brun profond de la moisson qui mûrit, le vert des belles prairies bordées par des arbres à l'allure noble, tout ceci est mélangé de manière si enchanteresse que le spectateur se sent abasourdi par une profusion d'une telle splendeur".

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Hardy et dans la "maladie de peau" de ceux de Russell une même réalité, celle du paysage agricole. Les Pyrénées agricoles, grâce au quadrillage des chalnps, permettent ce travail de recolnposition par la peinture, luais elles intéressent lTIoins le voyageur que les Pyrénées sauvages qui donnent lieu à plus de descriptions précises. La vue du détail va parfois jusqu'à l'identification de la plante par son nom latin qui relTIplace chez le scientifique la mosaïque chez le peintre. Mais cette démarche n'a pas toujours la même fonction. Si chez Ballantine, l'énumération des fougères semble couler de source dans un texte où le bonheur du naturaliste donne l'impression de se concrétiser dans le nom des plantes, chez d'autres, l'identification des plantes peut conduire à une iInage artificielle du paysage.

3. Nature le regard

et artifice dans le monde végétal vu par scientifique

Si le problème de l'identification des espèces ne se pose pas dans le domaine iconographique ailleurs que dans les flores, les textes des voyageurs britanniques contiennent souvent des références botaniques précises qui peuvent transfonTIer l'image du paysage d'ensemble. Clifton-Paris donne le nOIn latin des plantes qu'il rencontre, explique dans quels lieux on les trouve, et se réfère à Linné (LP, 147). Il parsème son texte des noms vulgaires des plantes ("myosotis", "gentians", "crocus", "dark blue iris", "nettles") et de leurs noms scientifiques ("gentiana", "dianthus") renforcés par le lnot "genera"(146», il s'attarde sur la "Parnassia Palustris". Il morcelle son récit par l'isolement de certains détails du paysage végétal et par l'introduction du latin comme langue scientifique à l'intérieur de ce qui est présenté comme des lettres. Il joue le rôle du guide. Il s'éloigne du genre littéraire de départ pour faire basculer son texte vers une écriture fonctionnelle et didactique. Il n'y a pas dans ce choix la spontanéité du naturaliste que l'on trouve chez Ballantine où les mots latins s'imbriquent parfaitement dans les descriptions littéraires du paysage. Clifton-Paris, lorsqu'il choisit l'écriture scientifique, annonce les textes que l'on trouvera dans la seconde moitié du siècle, des récits destinés à fournir des informations, tel celui de Charles-Richard Weld (PWE ) ou telle guide de Charles Packe (CP ). Ce qui paraît artificiel dans un texte qui s'affirme comme récit littéraire devient l'image exacte de la nature dans ce genre d'ouvrage où le morcellement du monde présenté permet la vision globale.

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Le guide est nécessairement fragmenté: géographiquement (régions, massifs, itinéraires d'ascensions), temporellement (le calcul du temps par rapport aux distances), thématiquement (minéraux, faune et flore). Packe, comme Ballantine et Clifton-Paris, donne les noms latins des plantes, mais son but s'affirme comme étant celui du guide. Il reconstitue le paysage avec l'exactitude du scientifique, afin que le voyageur sache à quoi ressemble ce paysage. Sa démarche est différente de celle de son ami Russell qui, s'il évoque lui aussi des ascensions en scindant l'espace, n'utilise pas les éléments du paysage à la manière du guide. Dans ses Souvenirs d'un montagnard, il évoque rarement le monde végétal. Mais quelques allusions disséminées dans le texte montrent, par leur isolement même, la vision qu'il en a et celle qu'il veut donner au lecteur. Russell refuse l'approche scientifique de la nature. Peut-être considère-t-il que la surabondance de détails scientifiques cache l'image de la plante. Du paysage végétal pyrénéen qu'il traverse toute sa vie, Russell montre dans les Souvenirs essentiellement des arbres, la plupart du temps des pins morts, qui n'appartiennent plus complètement au paysage naturel, mais s'intègrent à un paysage symbolique qui fait ressortir des formes plus qu'il n'évoque des espèces. Très peu de fleurs sont mentionnées. Quelques fleurs du Vignemale apparaissent: "sans doute leurs épithètes font grelotter: c'est si souvent du nivalis, du glacialis, du Groenlandica: mais elles ont des couleurs et se couvrent même de charmants papillons" (SM, 94). A travers cette énumération scientifique et latine, Russell montre son point de vue sur la vision scientifique de la nature. Il critique la fragmentation par la fragmentation, le morcellement de la vision scientifique, qui donne le nom mais cache l'image, qui supprime le rôle des sens, par la fragmentation de l'écriture: il choisit de retenir l'adjectif et d'éluder le nom. C'est l'épithète qui le fait grelotter et non les neiges qui entourent ces fleurs dont le lecteur ne connaît rien, sinon ces adjectifs donnés par les scientifiques et qui semblent interchangeables, et l'image donnée par l'écrivain, la plus simple qui soit: "elles ont des couleurs et se couvrent même de charmants papillons". De cette phrase, morcelée par sa construction, par le choix des mots (le champ lexical de la grammaire, les mots latins, les adjectifs qualificatifs dépourvus du nom qu'ils devraient qualifier et qui, ainsi isolés, ne représentent plus rien qu'une fonction grammaticale), jaillit l'ironie de Russell à l'égard de l'observation scientifique qui découpe un paysage et court le risque de l'effacer. En le regardant dans sa totalité, Russell y remet les couleurs et la vie. Pourtant, cette totalité se forme de détails, mais ils sont d'une nature différente de ceux qu'il préfère laisser de côté: le détail ne 110

vient plus du livre, c'est-à-dire du regard de l'esprit; il vient de l'oeil, du regard naturel. Il ne rejette pas le regard du scientifique si celui-ci tend à donner une vision plus complète de la vie qui anime la montagne. D'ailleurs, la phrase est suivie d'une énumération de plantes désignées par leur nom latin. Mais il ne la prend pas à son compte. Elle apparaît comme un hommage à celui qui a trouvé ces fleurs et qui a donc pu les reconnaître et les voir: aux noms plus doux. M. Vallet m'ayant D'ailleurs il y en a d'autres généreusement autorisé à publier la liste des plantes qu'il a trouvées entre le col du Cerbillonas (inclusivement) et la cime du Vignemale, en voici quelques-unes: Hutchinsa alpina: draba ai'zoides: draba frigida: s ilene acaulis: cerastium alpinum: saxifraga oppositi-folia: saxifraga muscoides: saxifraga iratiana: androsace ciliata: Oxyria digyna, etc. etc. etc.: une mousse aussi, non fructifiée: 14lichens, dont un nouveau, Lecidea Valloti "(94).

Russell tient à montrer tout ce qui vit sur le Vignemale. Mais le triple "etc.", abréviation d'une expression latine qui rime avec les plantes nommées, s'intercale comme un mot d'humour révélant le point de vue de l'auteur sur la question23 . Une voyageuse qui n'a pas grand chose de commun avec Russell, qui fait des voyages à but alimentaire, mais a malgré tout l'objectivité de chercher à connaître un lieu qu'elle n'aime pas, rejoint le montagnard dans sa vision du paysage végétal et sa relation au regard scientifique: I hate those Latin names, and though Shakespeare does say that 'the rose by any other name would smell as sweet,' the common names of plants are much more poetical and descriptive than the Latin ones. The word snowdrop awakens a thousand associations, but what poet could write about the 'Galanthus nivalis?' Dr. Walter Johnson, of Malvem, once told me that he was walking one day with the Laureate, when they found a flower the latter was unacquainted with, he inquired its name. 'I don't want this,' said the poet, 'what I want is the common name the ploughmen and milkmaids give it' (L W,43)24 .

23 Il évoque plus loin son point de vue sur la position du scientifique: "Je suis jaloux de ceux que la géodésie, l'anatomie des pics et l' éclimètre, passionnent autant que la voix des torrents, la pourpre des précipices, et l'incendie des neiges au coucher du soleil. Mais à chacun son rôle...Le mien fut de marcher et de sentir" (SM, 283). 24 "Je déteste ces noms latins, et bien que Shakespeare dise que "la rose, même si elle portait tout autre nom, sentirait aussi bon", les noms communs des plantes sont beaucoup plus poétiques et descriptifs que les noms latins. Le mot "perce-neige" suscite mille associations, mais quel poète pourrait écrire sur le "Galanthus nivalis"? Le Docteur Walter Johnson, de Malvem, m'a dit un jour qu'il marchait avec le Poète Lauréat, lorsqu'ils trouvèrent une fleur inconnue de ce dernier; il demanda son nom. "Ce n'est pas celui-ci que je veux", dit le poète, "ce que je veux, c'est le nom commun que les laboureurs et les trayeuses lui donnent".

111

Mais même si Mary Eyre rejoint Russell dans son appréciation du regard scientifique matérialisé par le mot latin, leur perception du monde végétal est différente. Celle de Russell est sensitive, rien ne vient s'interposer entre son regard et la fleur de montagne. Mary Eyre, elle, a une vision intellectuelle. Elle rejette le mot latin, mais elle encadre son rejet de deux citations. Elle recherche la poésie de l'univers végétal, mais elle l'exprime par référence à des poètes. Shakespeare vient s'interposer dans sa vision du paysage. Elle retrouve la poésie de la fleur identifiée par son nom populaire, mais ces paysans qui nomment l'univers végétal qu'elle découvre apparaissent dans une citation et non dans la réalité. Il y a une certaine ironie dans la rencontre de Russell et de Mary Eyre autour des noms latins. Le nom latin qu'elle choisit pour évoquer l'impossibilité pour le poète d'écrire à partir d'une fleur identifiée par son nom latin est "Galanthus nivalis", une de ces fleurs dont l'adjectif qui les nomme fait grelotter Russell, qui a donc une réaction de poète devant ce mot. Malgré les multiples différences qui ressortent de cette rencontre par les points de vue, il est un élément sur lequel Russell et Mary Eyre se rejoignent vraiment: c'est la poésie qu'ils voient dans la montagne et dans chacun de ses éléments. Le regard du coeur et celui de l'esprit se rejoignent autour d'un même mot latin rejeté qui donne au lecteur l'occasion de voir dans l'univers végétal des Pyrénées un paysage poétique que les mots cherchent à reconstituer. Ces mots latins du scientifique qui perturbent le regard du poète deviennent pour lui une langue étrangère à la montagne. Alors, lorsque Russell évoque sous son nom latin une plante isolée, on peut se demander s'il n'y a pas quelque contradiction dans sa façon de percevoir le monde des plantes: "Sur les bords sablonneux des étangs du Carlitte, on trouve une plante rare en Europe, bien que commune en Sibérie: c'est la Subularia Aquatica"(SM, 275). Si Russell donne ici un nom latin qu'il prend à son compte et qu'il accompagne d'une phrase qui pourrait être extraite d'un manuel de botanique, cela ne signifie pas qu'il a choisi d'adopter le regard du scientifique. La suite clarifie son choix: "La Mongolie et ses horreurs reviennent à ma mémoire. Mais traversant alors le village d'Eyne dont la vallée est un Eden de fleurs, (...) je trouvai une nature plus riante" (275). La référence à la Sibérie rejoint le souvenir de la Mongolie qui accompagne la vision de "l' horizon stérile de la Cerdagne". Mêlant l'élément scientifique au souvenir de voyage, il les associe dans cette référence à une fleur dont la nom latin renforce l'image de stérilité. Lorsqu'il adopte le langage scientifique pour évoquer le paysage végétal, Russell s'en sert comme d'une image, une image de stérilité et de froid, de nature absente. La nature refait son apparition dans le texte à travers 112

la métaphore de l' "Eden" où le monde végétal est fait simplement de fleurs sans que l'auteur éprouve le besoin d'en donner le nom. Révélateur encore de sa vision, un autre terme latin apparaît dans le texte de Russell. D'une petite fleur rencontrée près des précipices de Gavarnie et qu'il nomme "androsace ciliata", il écrit: mais aussi comment dire l'émotion et la joie qui me firent un instant oublier tout le reste de la terre, quand j'aperçus, dans l'endroit le plus noir et le plus infernal de mon sauvage couloir, une petite fleur cramoisie, souriant là comme un ange tombé du Paradis (137).

De la fragmentation naturelle à la fragmentation linguistique, Russell donne du paysage la vue d'ensemble qu'il a, en passant d'une référence scientifique à des impressions. Le nom précis de la fleur est remplacé par les sentiments de l'observateur. La vision est fragmentaire puisqu'elle s'isole du temps et de l'espace global. D'un espace totalement morcelé, jaillit ce qu'il nomme maintena~t "une petite fleur cramoisie". L'adjectif latin est remplacé par deux épithètes simples indiquant la taille et la couleur de la fleur, donnant son image. Celle-ci est renforcée par la double métaphore humaine et religieuse du sourire de l'ange; image romantique sans doute, mais qui surtout révèle une émotion devant la beauté absolue d'une créature vivante au milieu d'un univers de glace et de stérilité. La même impression de vie est traduite dans l'évocation des renoncules glaciales associées à la sensation des montagnards: (...) nous descendîmes à toute vitesse, écrasant cruellement sous nos pas des fleurs décolorées qui grelottaient comme nous... Pauvres renoncules glaciales! A quoi aura servi leur passage si rapide sur la terre? Quels yeux, quels coeurs ont-elles charmées (475)?

Il Y a bien plus ici que du romantisme. La fleur, nommée au centre du paragraphe, entre une affirmation et deux interrogations, devient le reflet même du paysage intérieur du montagnard. Ces pieds qui écrasent "cruellement" des fleurs qui "grelottent" peuvent faire sourire, et c'est là l'un des objectifs de cette association entre le frisson de la renoncule et celui de Russell. Celui-ci semble devancer un sourire qui pourrait être moqueur à l'égard de ses mots, en provoquant volontairement le sourire à l'aide de ses mots. Passant de la description la plus sèche à la métaphore et à l'humour, puis à l'identification scientifique pour parvenir à des questions d'ordre métaphysique, Russell montre le cheminement du montagnard qui sait reconnaître la vie sous ses pas. Du paysage montagneux, le récit ne retient que des pas qui écrasent une fleur et montrent ainsi la fragilité de l'existence 113

et la vanité de la vie terrestre. Partant d'un "sourire" de l'écriture, Russell nous donne, dans la représentation de la renoncule décolorée et écrasée par l'homme, l'image de la tragédie de l'existence. Il accepte le nom de la fleur, mais il s'en sert comme d'un signe; un signe qui montre que, quelle que soit la vision, celle du scientifique contenue dans ce nom, celle du romantique qui apparaît dans la métaphore, ou la vision simple qu'entraînent les pas du montagnard, on peut arriver à une image une: celle de la vie. Et tous ceux qui passent sur une renoncule glaciale ne voient peut-être pas plus la vie que contient la fleur que la fleur elle-même, le sens de l'existence que la couleur de la renoncule: c'est ce que Russell semble dire en isolant ces renoncules du paysage de l'ascension. La précision de la représentation textuelle du paysage végétal ne se retrouve pas dans l'iconographie. Dans certaines oeuvres, les couleurs laissent deviner l'espèce florale qui apparaît sur le dessin. Dans l'aquarelle de F.D. Harlowe représentant "l'entrée des Eaux-Chaudes", Hélène Saule Sorbé reconnaît dans la végétation des "scabieuses, des méconopsis du Pays de Galles et des pâquerettes" (VP, 154). Mais ce qui est mis en valeur dans la représentation iconographique est davantage l'atmosphère du lieu que les espèces végétales qui s' y trouvent. Pourtant ces fragments de nature repérés dans un espace déterminé permettent au dessinateur de construire son image. 4. Le monde végétal

bâtisseur

de regards

L'univers des plantes occupe une grande place dans les représentations iconographiques des Pyrénées et les lignes végétales deviennent les traits de base dans l'espace du dessin. La réalité végétale génère les formes picturales. Le paysage se reconstruit avec l'appui technique des végétaux et de l'eau. Le paysage végétal, l'arbre plus particulièrement, joue un rôle technique essentiel. L'arbre entre d'abord dans le code de composition. Ces peintres paysagistes utilisent un cadre rectangulaire. Il s'agit là du code classique: ce cadre est le symbole de la fenêtre qui s'ouvre sur le paysage représenté et qui va imposer un ensemble de lignes dans un plan binaire. L'arbre est un élément pratique dans le paysage, qui permet la création de ce cadre. La composition prend une valeur à la fois implicite et explicite. La fenêtre figurative s'ouvre sur une fenêtre symbolique qui débouche sur un code culturel que doit percevoir le spectateur. Dans la représentation du "Pont d'Espagne" de Thomas Allom (ill. 3), le cadre rectangulaire appelle les lignes qui vont s'entrecroiser. L'image est partagée en son milieu par la

114

ligne horizontale du pont qui tient le rôle titre et se trouve présenté au regard du spectateur par le seul fait qu'il est le sujet de la représentation. S'opposent à lui les lignes verticales des sapins, des montagnes, de la gorge et des personnages. Les sapins dressés fournissent un cadre au pont à l'intérieur du cadre premier. Toutes les lignes qui apparaissent permettent dans un premier temps la reconstruction objective du paysage. Mais le spectateur perçoit dans cette image d'autres indices qui inscrivent le tableau

dans le code culturel d'une époque. Le pont de bois objectif se double d'un paysagerempli de signes et de symbolesqui l'intègrent au code romantique. Les lignes elles-mêmes deviennent signes à travers le rôle conjoint de l'arbre et de l'eau. Si les lignes verticales des arbres figurant en premier plan constituent d'abord un cadre, une fenêtre dans le paysage à l'intérieur de la fenêtre composée par les limites de la gravure, d'autres lignes verticales prennent une dimension symbolique. Dans les lignes verticales qui s'éloignent et s'estompent pour se rapprocher du ciel, trois plans sont apparents: les sapins du premier plan; au second plan, des sapins moins nets, dans une brume qui traduit leur éloignement. Ceux-là se rapprochent spatialement de la limite du cadre de l'image et du ciel; et à l'arrière-plan, la ligne verticale de la montagne, floue, se confond presque avec le ciel. L'éloignement spatial des lignes verticales se conjugue avec la diminution de la netteté et, en rapprochant du ciel ces lignes issues de la terre, permet au spectateur de percevoir la symbolique romantique de l'union de la terre et du ciel. Cette ligne verticale magnifiée dans l'agrandissement qui va jusqu'à la ligne lointaine des montagnes, apparaît aussi avec les êtres vivants dont le petitesse s'oppose à la grandeur des sapins et des montagnes. Le parallélisme des lignes accentue les différences de tailles, renforcées par l'isolement de deux figures et leur opposition tant spatiale que chromatique: un musicien vêtu de noir sur le fond blanc de l'écume du torrent et un héron blanc sur le fond noir de l'eau statique. Ils apparaissent là comme deux personnages déplacés, sortis d'un autre contexte, empruntés à la panoplie romantique pour être déposés, plaqués même, sur un paysage réel. Le violoniste vêtu d'un habit de troubadour est projeté hors d'un autre temps, tandis que le héron est projeté hors d'un autre espace. Tous deux sont artificiellement rattachés à l'eau, à deux représentations de l'eau réelle qui devient symbolique grâce à leur présence: l'eau mouvante et agitée, blanche et vive, et l'eau noire et stagnante, symbole des profondeurs psychiques, et dont le symbolisme se renforce par cette trouée de lumière au-delà de l'eau noire dans l'espace vertical qui sépare les rochers sous le pont. L'eau est parsemée d'arbres morts, lignes diagonales qui constituent un cadre secondaire à 115

l'intérieur du cadre premier; le violoniste et le héron sont tous deux encadrés par des arbres abattus, l'un d'entre eux se prolongeant du violoniste au héron, associant ainsi les deux figures en même temps que l'eau blanche et l'eau noire que relie cet arbre mort. Sur la gauche, l'arbre abattu se prolonge par un autre arbre mort, le seul qui soit debout, constituant une ligne symbolique qui, partant du centre du tableau, traverse la ligne du pont pour parvenir jusqu'à l'extrémité supérieure de la gravure. Cet arbre est le seul parmi les arbres du premier plan qui atteigne l'espace découvert du ciel. Par le jeu des lignes, le dessinateur établit une symbolique romantique de la vie et de la mort, de la communion de l'homme avec la nature, de sa petitesse face à la grandeur de la montagne. La fenêtre géométrique devient une fenêtre mystique où l'eau noire débouche sur une lumière que regarde un oiseau blanc, tandis que l'arbre mort entre en communion avec le ciel. L'arbre, associé à l'eau, assume ici une fonction technique et symbolique. On retrouve souvent cette fonction picturale de l'arbre et de l'eau dans les représentations britanniques des Pyrénées. Il y a d'abord l'aspect réaliste d'un paysage naturel dans lequel lacs, torrents et cascades, forêts et arbres isolés, tiennent une grande place. Mais la plupart des dessinateurs ajoutent à cette valeur réaliste de la représentation de l'eau ou de l'arbre, vivant ou mort, une fonction stratégique ou symbolique. L'arbre prolonge le regard romantique. Il construit le dessin tout en devenant l'image dans la nature du regard du peintre. Cette importance stratégique donnée à l'arbre et en particulier à l'arbre mort apparaît comme un reflet dans l'univers naturel des ruines dans l'univers construit. Le thème de la mort est introduit dans cette note funèbre de la nature qui, par sa réalité la plus simple, fournit au peintre romantique l'image que son regard cherche. La vie symbolisée par l'arbre devient image de mort, mais une mort toujours reliée à un élément qui la transcende: l'eau ou la nature vivante qui l'entoure et le ciel vers lequel se dirigent les lignes. Dans la gravure d'Allom qui représente le château et la vallée d'Oo ("Castle and Valley d'Do"), apparaît l'arbre, symbole du regard romantique. Un arbre chétif met en valeur le cavalier issu d'un autre siècle, qui conduit le regard dans la ligne diagonale du château. Comme le troubadour du pont d'Espagne, ce cavalier venu du passé construit l'image romantique avec l'aide de l'arbre sauvage. Le passé et la nature se conjuguent comme dans ces fenêtres gothiques le long desquelles grimpe du lierre. Celui-ci devient le lien végétal entre le monde de la nature et le monde des hommes, entre l'image naturelle de la ruine contenue dans l'arbre mort et la ruine architecturale du monument 116

2 - John-Claude NATTES "Entrée des Bains de Bruzaud et vue prise du Pavillon à Cauterets. Juillet 1822".

3 - Thomas ALLOM "Le Pont d'Espagne" Gravure sur acier extraite de France Illustrated, Londres: Fischer, 1841. Collection particulière

autour desquels il s'enroule aussi. Ceci est particulièrement perceptible dans les représentations du Pont de Sia, dont Ramond remarquait déjà l'accord parfait qui apparaissait entre cet édifice et le monde naturel25 . Ce pont, l'un des monuments les plus représentés dans l'iconographie pyrénéenne, apparaît comme l'image même du regard romantique dans le paysage, que le monde végétal permet de souligner. Dans la gravure sur acier d'Allom, l'arbre joue un rôle important. Le pont, placé au coeur de l'image, est encadré par un paysage totalement végétal: des arbres à dominante noire apparaissent à sa gauche, d'autres, plus clairs, à sa droite, et d'autres encore constituent la limite inférieure du torrent. Seule la ligne supérieure du cadre n'est pas constituée par des arbres, mais par les montagnes, dans un camaïeu de gris qui rejoint presque le blanc du ciel. L'eau que le pont enjambe part se perdre dans ces montagnes qui atteignent, semble-t-il, le ciel. La scène pastorale du premier plan, à laquelle s'ajoutent les maisons qui prolongent la ligne verticale formée par les deux bergers, donne à cette image de nature sauvage l'humanité d'une communion romantique de l'homme avec la nature. L'être humain, en n'occupant qu'un côté du dessin, provoque une rupture dans les lignes de la montagne sauvage, et c'est cette rupture technique et visuelle qui crée l'unité thématique de l'image. On retrouve cette image dans la lithographie de Marianne Colston, qui introduit l'élément humain par la présence d'un berger au premier plan, de paysans avec leur mulet et de touristes sur le pont et sur le sentier qui y mène. Hardy, lui, préfère au pastoralisme la note paisible d'un pêcheur à la ligne qui se détache sur les eaux écumantes du torrent. Le pont, à l' arrièreplan, semble illuminer la scène de couleurs orangées qui, conjuguées à la lumière du soleil dans les feuilles des arbres, donne à cette image une vie lumineuse que le pont semble générer. Dans la représentation de ce disciple d'Izaac Walton qu'est l'unique personnage du tableau, le pont de Sia est représenté sans le moindre ornement végétal. Il s'agit là, avec le dessin de Nattes qui, lui, met l'accent sur l'architecture du pont, des seules représentations britanniques du lieu dans lesquelles le lierre est

25 "Le Pont lui-même, antique et dégradé, revêtu de lierre qui pend de sa voûte en rustiques festons, a pris, en quelque sorte, l'uniforme de la nature, et a cessé d'être dans ce sauvage tableau, un objet étranger", Ramond de Carbonnières. Observations faites dans les Pyrénées pour servir de suite à des Observations sur les Alpes... Paris: Belin libraire, 1789.

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4 George BARNARD de Sallabran, vallée de Campan". Lithographie des Voyages Pittoresques... de Taylor et Nodier, Musée Pyrénéen de Lourdes Réf. MP E. 543.

"Grottes extraite

1833-1837.

arraché de l' image26 et où l'arbre se rattache plus au monde de la lumière qu'à la nature sauvage représentée par ses zones d'ombre végétale. Mais c'est toujours le lien de I'homme à la nature qui apparaît dans ces images. Là où les uns choisissent l'image réelle et apaisante d'un personnage lié au monde naturel par son activité, les autres préfèrent la suggestion d'un élément végétal qui s'introduit dans l'univers construit par l'homme. Les deux visions se complètent et l'homme et la nature sont intimement liés, ce qui apparaît dans la structure de la gravure d' Allom et dans celle de George Barnard. Dans la lithographie de Barnard, l'arbre romantique encadre le sujet; là aussi apparaît une scène pastorale au premier plan et des personnages occupent le pont. Un arbre encore constitue la limite inférieure et horizontale du torrent. Mais il y a dans l'image une différence de représentation. Si le paysage végétal est important dans la gravure d'Allom, il n'occupe que la partie inférieure du dessin, laissant de la partie supérieure l'image de grandeur propre à la vision romantique. La lithographie de Barnard, elle, semble envahie par l'univers végétal. L'arbre forme le cadre du dessin avec, comme chez Allom, les lignes verticales: la ligne noire des feuillus et des sapins dans l'ombre du côté gauche et la ligne claire des mêmes arbres au soleil du côté droit; la ligne horizontale de l'arbre couché en travers du torrent et la diagonale des sapins sur le versant de la montagne au-dessus du pont. Mais à ce cadre formel s'ajoute l'intrusion du végétal dans le sujet lui-même. Les arbustes et plantes grimpantes viennent recouvrir le pilier droit du pont, tandis que deux sapins cachent le pilier gauche. Un arbre mort jaillit d'un buisson pour se diriger vers la première arche, recouverte d'un lierre qui, en pendant au-dessus de l'eau, renforce l'image romantique de la représentation. Hardy, lui, éloigne le pont, et son aquatinte semble envahie par l'eau, mise en valeur par la végétation lumineuse. Les deux éléments réunis ne laissent au pont, sujet du tableau, qu'une place infime dans l'espace iconique. C'est la couleur qui, grâce à une

26 John Aikin soulignait ce lien entre le lierre et l'architecture gothique: "The ivy is creeping along Gothic arches, and forming a verdant lattice across the dismantled casements, bushes starting across the chasms of the rifted tower, and wild flowers embracing its battlements, are the fantastic strokes of nature working upon patterns of art, which all the refinement of magnificence cannot imitate." ( "Le lierre rampe le long des arches gothiques, et forme un treillage verdoyant d'un côté à l'autre des croisées démantelées; des buissons qui poussent à travers les trous béants de la tour lézardée, et des fleurs sauvages qui épousent ses créneaux sont les touches fantastiques que la nature pose sur les motifs de l'art, et que toute la magnificence la plus raffinée ne peut pas imiter", John Aikin. Letters from a Father to his Son (1793), 3éme édition, Londres, 1796, p. 266; cité par Maurice Lévy dans Le roman "gothique "anglais (1764-1824), Paris: Albin Michel, 1995, p. 220).

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rupture dans la gamme chromatique de la miniature, donne au pont la place thématique que l'espace semble lui avoir enlevée. Cette tache rose au fond d'un tableau dominé par le brun des rochers, le vert et l'ocre des végétaux, le gris et le blanc de l'eau, se détache sur un espace de ciel bleu où elle apparaît comme une tache de lumière dans une représentation dont l'élément végétal accentue le caractère romantique. Cette invasion végétale se retrouve, plus maladroitement, dans la lithographie de Mariane Colston représentant un pont de la région d'üo ("A Bridge over the Torrent d'ü (sic) and village of Trebons".). La géométrie de sa construction juxtapose tant de lignes droites que le paysage semble quadrillé par les arbres et que le regard ne perçoit plus le paysage naturel d'origine, mais ne voit que les lignes de l'ébauche de sa reconstitution. Les arbres de Marianne Colston deviennent artificiels par un excès de volonté réaliste, ce qui n'est pas le cas dans les représentations de Barnard qui sait, comme Hardy ou Allom, faire du monde végétal un élément réaliste et un outil technique. La végétation introduit dans l'image le regard d'une époque et la vision structurante du dessinateur. C'est dans ce mélange de technique graphique et de vision romantique qu'apparaît un univers de l'inconnu vers lequel le paysage végétal conduit le regard de l'observateur. Réalisme et mystère se trouvent réunis et l'artiste retrouve la profondeur du monde dans les lignes végétales. Dans une lithographie représentant la grotte de Sallabran (ill. 4), Barnard fait jaillir d'un monde presque uniquement minéral des arbustes, qui sortent à la fois du sol et de la voûte, encadrant ainsi tout l'espace. Cette oeuvre est d'autant plus intéressante que les représentations de l'intérieur des grottes sont rares chez les peintres britanniques qui illustrent les Pyrénées. Bien que la grotte soit un élément essentiel de la pensée universelle, sa représentation dans la peinture est relativement récente puisque la première représentation que l'on connaisse date de 154527 . Mais au XIXe siècle, la caverne a fait son entrée dans l'espace pictural européen. Pourtant, alors que c'est un peintre anglais, John-Robert Cozens, qui, avec d'autres paysagistes du XVIIIe siècle, introduit la grotte dans la peinture comme sujet à part entière de compositions picturales, alors que c'est un autre Anglais, John Martin, qui donne à la représentation de la grotte ses lettres de noblesse dans l'illustration qu'il fait du Paradis Perdu de Milton, alors que les grottes artificielles connaissent une grande vogue dans les jardins anglo-chinois au 27 Il s'agit de la Sainte-Baume, en Provence qui figure dans la Cosmographie universelle de tout le Monde publiée à Amsterdam en 1545 (voir Pierre Minvielle, Cavernes et Abîmes, Musée des Beaux-Arts, Pau, 1983, cité par Hélène Saule Sorbé, PVI, p. 253).

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XVIIIe siècle, alors que le pyrénéiste d'origine britannique le plus célèbre, Henry Russell, fait creuser sept grottes au Vignemale, alors que la grotte est donc un élément indissociable de la culture anglaise des XVIIIe et XIXe siècles, peu de Britanniques choisissent de représenter les grottes pyrénéennes. Si la grotte naturelle se retrouve dans le regard esthétique comme dans le regard visionnaire du peintre, si la grotte construite apparaît de l'espace artificiel du jardin à l'espace sauvage des montagnes dans la vision anglaise, elle est presque absente de l'iconographie britannique des Pyrénées. La représentation de Barnard se rattache donc au goût de ses compatriotes tout en constituant une exception dans la représentation britannique des Pyrénées. Dans sa lithographie, le monde végétal accentue l'impression de profondeur donnée par la grotte. Ce sont les végétaux qui donnent à l'image sa perspective. La profondeur est rendue par le contraste des couleurs ainsi que par la succession des courbes qui traduisent plusieurs niveaux dans le rocher. Celles-ci sont soulignées par un certain nombre de plantes qui permettent au regard de séparer les différents niveaux dans cette vue télescopique de la grotte. Ce mouvement vers la profondeur inscrit dans le paysage le mouvement vers l'inconnu, vers le mystère, en une technique graphique qui annonce la technique de la photographie dans laquelle la lentille réduit le champ de vision et permet de rapprocher ce qui restait inconnu à l'oeil. Dans cette vision de la grotte, chaque voûte semble constituer l'image de la voûte suivante, éclairée par le regard du dessinateur qui rapproche ce monde mystérieux pour tenter de le révéler au regard du spectateur. Les personnages présents devant ce monde minéral qui se prolonge à l'infini vers des profondeurs inconnues (matérialisées par la dernière tache noire) opposent leur rigidité aux courbes du rocher, marquées par un groupe de végétaux, et aux plantes dont la suspension indique la souplesse. Ce contraste donne plus d'importance au sujet paysager qu'au sujet humain: l'image trouve son unité dans le mouvement du rocher prolongé par son morcellement même qui lui donne sa profondeur grâce à la représentation conjointe de l'eau et de l'élément végétal. Le dessinateur travaille avec l'élément naturel qui est image et outil. A ce jeu de la représentation qui peut exister dans le dessin entre élément minéral et élément végétal, on peut opposer une gravure de William Oliver qui peint le "chaos de Gavarnie" en nous montrant un monde minéral presque totalement isolé de l'univers végétal. Dans cette lithographie, les rochers agressent le regard, à tel point que l'on remarque à peine les personnages bien que l' homme soit vêtu de rouge et que les mulets soient parés d'une couverture jaune. Ceux-ci, au lieu d'apporter une note humaine à la 122

représentation de ce paysage, le rendent encore plus angoissant en soulignant l'écrasement de l'homme et de l'être vivant en général par cette nature qui apparaît comme un chaos des origines. De l'univers végétal, apparaissent un petit arbuste qui pointe timidement ses branches et des mousses qui recouvrent les rochers. Cette mousse, au lieu de jouer le rôle d'élément de vie qui est en général celui des végétaux, donne aux rochers une apparence plus inquiétante encore. Lorsque Oliver veut exprimer soit la grandeur, soit l'aspect terrifiant de la montagne, il en supprime l'élément végétal ou ne laisse du monde des plantes que les espèces les moins visibles, celles qui s'imbriquent dans la roche et donnent une image de mort plus qu'une image de vie. Dans sa vision du cirque de Gavarnie, ne restent du monde végétal que deux minuscules sapins au premier plan et quelques petits sapins disséminés sur le flanc du rocher ainsi qu'un petit arbuste. Ce qui importe, c'est ce paysage de rocs, d'eau et de neige, où le monde végétal n'a plus sa place. Pourtant cet univers végétal existe bel et bien à Gavarnie: Archibald Robertson, dans une des premières représentations du cirque, datant du dernier quart du XVIIIe siècle, en fait même un élément essentiel de sa composition (reproduite in PVI, 242). Les arbres du premier plan forment les lignes d'un triangle qui, dans un jeu de miroirs, reproduit l'image inversée du cirque. Celui-ci, sortant de l'ombre réelle du soleil et de l'ombre chromatique des arbres, semble se projeter vers le ciel: le jeu des lignes végétales donne une autre image de la grandeur du cirque. Le monde végétal existe dans le cirque et ses caractéristiques tant réelles que picturales sont soulignées dans l'ouvrage de Blackburn: As these cascades appear to better advantage from a distance, it is scarcely worth the trouble of scrambling over the rocks to approach their base, excepting for the purpose of searching for fossils or rare botanical specimens, which are often to be found near this spot; but it is worth waiting until the evening, near the cabin shown in the last illustration (G. Doré), to see the sun's rays upon the spray, when the snow is lighted up with a rose-coloured hue, and the dark masses of fir-trees and the shadows cast across the cirque, make a sombre foreground28 .

28 "Comme ces cascades paraissent plus à leur avantage lorsqu'elles sont vues de loin, cela ne vaut guère la peine de grimper sur leurs rochers pour s'approcher de leur base, sauf si c'est dans le but de chercher des fossiles ou des spécimens botaniques rares, que l'on trouve souvent près de ce genre d'endroit; mais cela vaut la peine d'attendre jusqu'au soir, près de la cabane que l'on voit dans la dernière illustration (G. Doré), pour voir les rayons du soleil dans les embruns, lorsque la neige est éclairée d'une teinte couleur de rose et que la masse sombre des sapins et les ombres projetées de l'autre côté du cirque créent un premier plan obscur", Henry Blackburn. The Pyrenees. A Description of Summer Life at French Watering Places with upwards of one hundred illustrations by Gustave Doré, Londres: Sampson Low, Son and Marston, 1867, 2ème édition, p. 187.

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Ce texte met en lumière le double rôle du végétal: le réalisme de la variété botanique se conjugue au rôle esthétique de l'arbre dont la valeur picturale est soulignée. Il y apparaît dans un jeu d'ombre et de lumière similaire à celui que l'on voit dans la représentation iconographique de Robertson. En dépouillant le cirque de Gavarnie de son élément végétal, Oliver, comme Hardy et comme Allom, souligne sa grandeur par l'intermédiaire d'une image plus romantique que réaliste. Mais Oliver ne regarde pas le cirque du même point de l'espace que Hardy et Allom. On peut donc penser que, s'il a quasiment supprimé les arbres, il ne l'a pas fait en transformant la réalité, mais seulement en isolant une partie de celle-ci. Il utilise la même technique que dans sa représentation du chaos de Coumelie où il a coupé le paysage pour ne laisser dans l'image représentée que sa partie stérile. Le chaos de Coumelie n'est, pas plus que le cirque de Gavarnie, dépourvu de végétation, comme le laisse supposer cette lithographie. Mais les arbres et les plantes qui poussent sur le flanc de la montagne dans la réalité ont été volontairement effacés par le rétrécissement d'un paysage dont le dessinateur a isolé une partie afin de souligner les caractéristiques terrifiantes d'un univers minéral dépourvu de la vie de la nature telle qu'elle est figurée par les arbres ou les fleurs. C'est ce rétrécissement de l'image perçue qui donne à l'image représentée le sens de la perception de l'artiste et l'unité du tableau. Dans sa représentation du lac de Gaube, c'est au contraire une vue élargie qui crée l'impression. La grandeur du massif du Vignemale derrière le lac met celui-ci en valeur. Sur cette image qui apparemment se borne à traduire la réalité géologique du lieu, apparaissent des sapins en lignes parallèles, à peine visibles. Leur présence timide n'ajoute aucune impression de vie à cette étendue d'eau bleu sombre à laquelle succède un univers d'ombre et de neige, et que précèdent, au premier plan, des rochers couverts de mousse qui accompagnent la tombe des deux jeunes Anglais noyés. La tombe devient une partie de ce chaos: elle se confond par sa forme avec les rochers, par sa couleur avec le lac, et projette sur l'ensemble du paysage l'image de la mort agrandie à la dimension de la nature, libérée de ces barreaux de fer pour contaminer tout le paysage. Ces sapins ordonnés ont valeur de signe: ils forment un ensemble de lignes qui convergent vers le lac et, si l'on prolonge la diagonale formée par les rangées de sapins sur le versant ensoleillé, on voit que ceux-ci conduisent à la tombe. Le dessinateur guide le regard par une ligne végétale et lumineuse, empruntée à la réalité de la nature et transférée, dans l'espace du dessin, dans une image où la mort à peine montrée et partout représentée laisse au paysage la paix et la lumière réelles d'un lac de montagne, mais peut-être 124

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5 William OLIVER "Monastère of St Savin. Vallée d' Argelès" Lithographie aquarellée extraite de Scenery of the Pyrenees, 1843. Musée Paul Dupuy, Toulouse.

6 - William OLIVER "Castle and Chapel of Saint Aventin". Lithographie aquarellée extraite de Scenery of the Pyrenees, 1843. Musée Paul Dupuy, Toulouse.

aussi une paix et une lumière d'un autre ordre. Oliver accorde une grande importance à la représentation du paysage religieux et au sentiment reIlgieux qui l'accompagne. Le paysage végétal lui permet d'exprimer sa perception d'une chapelle ou d'un monastère et de montrer par les lignes du dessin comment le regard religieux se retrouve dans les formes végétales. La paix religieuse émane des cyprès qui se dressent devant le monastère de Saint-Savin dans le même mouvement que le clocher (ill. 5). La géométrie rigoureuse du jardin à la française s'opposant à la végétation luxuriante et sauvage du bois qui entoure le vinage traduit la réalité; mais la place qu'occupe l'élément végétal est aussi un signe: l'ordre y apparaît face à la nature sauvage, mais cet ordre a la forme d'une croix devenant la projection, sur le plan horizontal et l'espace végétal, de l'image du monastère et du symbole qui le représente, non dessiné dans sa réalité mais représenté symboliquement dans un espace recréé. De cet ordre paysager devenu ombre de la pensée religieuse, jaillissent les cyprès; le premier dépasse le clocher pour rencontrer, dans l'espace de l'image, le ciel. Peut-être encore plus claire est la représentation du paysage végétal dans l'image que donne Oliver de la chapelle de Saint-Aventin (ill.6). L'univers végétal est scindé là en deux parties distinctes, placées de part et d'autre du torrent (la valeur symbolique de l'eau est, dans le domaine de l'image, étroitement liée à sa fonction graphique). Du côté de la chapelle, se trouve la vie, représentée par des personnages en prière, d'autres qui attendent avec les mulets et, derrière eux, des arbres penchés dans la direction de la chapelle. Les personnages sont sur un sentier ascendant. Du côté opposé, là où le sentier bifurque pour descendre, n'apparaît aucun personnage. L'espace est occupé par des troncs coupés et des arbres aux feuilles jaunies qui tranchent avec les feuilles vertes des arbres situés de l'autre côté. Ces arbres-là sont tournés dans la direction opposée à la chapelle et aux autres arbres, et tous ont un tronc sinueux évoquant le serpent. Le paysage végétal, en se scindant ainsi en deux parties qui reflètent la vie et la mort, la mort accompagnée de l'image du serpent face à la construction chrétienne de la foi, traduit symboliquement la lutte entre les forces du bien et celles du mal, entre Satan et Dieu. Paysage naturel et paysage religieux se rejoignent dans la réalité topographique comme dans la représentation de cet espace réel qui devient symbolique grâce à quelques modifications des éléments naturels. Oliver aime exprimer les contrastes à l'aide du paysage végétal et surtout des arbres. Une vue des Eaux-Bonnes montre une rue animée où des groupes bavardent. La rue est bordée par quelques arbres touffus et verticaux, en harmonie avec la scène. Mais au premier plan, cachant presque les maisons, 126

se trouve un amas d'énormes blocs de pierres d'où surgit un arbre à l' horizontale, dans un mouvement échevelé et effrayant qui semble traduire l' horreur du vide qui se reproduit à l'infini dans le mouvement d'arbres à la position identique contrastant avec ceux qui sont dressés paisiblement à l'intérieur du village. Par ces deux mouvements, il donne deux images de la montagne: la paix et l'harmonie d'une part, la terreur et l'inconnu d'autre part; tout est contenu dans le mouvement de ces arbres, dans la rupture que provoque l'irruption d'un arbre à l'horizontale au milieu d'un dessin dominé par les lignes verticales. L'arbre permet de traduire par les lignes naturelles l'attitude de l' homme face au monde: une terreur de type religieux dans ce cas, la terreur de la nature sauvage dans d'autres représentations, comme celle de ce passage en Espagne ("Pass into Spain from Cauterets to the Baths of Panticouse"(sic)). Dans cette lithographie, les arbres découpent l'image et semblent interminables. Au premier plan, se trouvent des personnages: l'un tient un fusil, l'autre l'a posé près de lui. La vision conjointe du fusil et de ce paysage végétal fait de troncs si imbriqués les uns dans les autres qu'il ne semble y avoir aucune issue possible, illustre l'idée que l'on pouvait se faire d'un passage de France en Espagne. Le repos des deux personnages se reflète dans le paysage à travers la mousse et les fougères qui épousent le sol comme eux. Le danger que le fusil évoque se répercute dans ces pins aux allures fantastiques. L'espace est comme barré par ces troncs formant une prison mystérieuse et végétale d'où les personnages doivent sortir. Le détail naturel isolé de la perception d'ensemble objective, réunit, à travers sa représentation graphique et les lignes qu'il crée dans l'espace iconographique, la traduction objective de la réalité, l'élément végétal d'un paysage naturel, et le reflet subjectif de la perception de l'artiste. Oliver voit dans la plupart des vallées pyrénéennes une paix absolu. En isolant les villages, les scènes humaines, les bouquets d'arbres créent dans la montagne des îlots de paix. L'harmonie du monde et la communion avec la nature sont perçus dans le monde végétal. Un certain nombre de représentations iconographiques montrent des scènes quotidiennes dont l'aspect humain est souligné par les formes et les mouvements de la nature et en particulier, du monde des plantes. Dans la représentation du château de Beaucens d'Oliver, au premier plan, les jeunes gens qui parlent sur le pont semblent isolés du monde extérieur par un demicercle d'arbres. Le village de Gèdre, lui, semble tout entier protégé par un bouquet d'arbres d'où il surgit. Il en va de même pour Saint-Béat, pour les Eaux-Chaudes, pour tous ces villages pyrénéens d'où la terreur des montagnes semble absente et remplacée par une harmonie, une communion 127

totale avec une nature vivante qui les protège. Dans la représentation du "Château de Croase" (sic) l'impression générale de calme et d'harmonie est renforcée par la présence de l' eau. Non pas l'eau tumultueuse des torrents et des cascades, mais l'eau paisible d'un étang ou d'un large bras du fleuve, d'un bleu pâle apaisant qui semble refléter le gris-bleu des toits d'ardoises des maisons et du château, littéralement posés dans un berceau de verdure. Les arbres autour des constructions trouvent en premier plan un écho chromatique dans les roseaux et l'herbe qui forment des îlots dans la rivière, comme le village semble en former un dans la montagne. La scène pastorale du troupeau de moutons et des bergers au bord de l'eau, auxquels s'ajoutent quelques vaches isolées, tranquillement installées dans l'eau, renforce cette harmonie. Les montagnes ne sont plus effrayantes, et leur teinte claire, dans un lointain qui se confond avec le ciel, participe de cette harmonie générale. On retrouve dans les aquatintes de Hardy cette utilisation du groupe d'arbres traduisant l'harmonie de la nature. Dans la plupart de ses tableaux, les couleurs automnales des feuilles se conjuguent avec l'eau et le bleu du ciel et des lointains pour refléter la paix romantique d'une nature habitée. Mais même lorsque les artistes traduisent un même sentiment, la représentation met en lumière les nuances qui existent dans la perception. Dans l'aquatinte de Hardy et la lithographie de William Oliver représentant le château de Lourdes, les deux artistes peignent un même lieu et les éléments naturels se retrouvent. Il y a cependant une différence dans les couleurs et dans les lignes. Le monde végétal est plus présent dans la lithographie d'Oliver: des arbres aux feuilles vert sombre et vert plus clair traduisent en premier plan le jeu de l'ombre et de la lumière, mais en même temps, sa dominante sombre met en valeur le vert doux de la prairie du promontoire sur lequel se dresse le château. Comme un écho au château sur la montagne, une petite île végétale est posée sur l'eau devant un bouquet d'arbres aux couleurs claires. Les nombreuses courbes du paysage, le vert tendre qui domine le centre du sujet, l'eau bleue et le sujet humain donnent clairement l'image graphique, chromatique et thématique de la paix. Dans l'aquatinte de Hardy, la perception première semble être la même (ill. 7): un bouquet d'arbres au bas du promontoire laisse filtrer les jeux d'ombre et de lumière dans des frondaisons où le noir de l'ombre met en valeur le vert lumineux des feuilles éclairées par le soleil. Une prairie ensoleillée renforce cette image appuyée au premier plan par la représentation des travaux des champs, figurés par une charrette chargée de foin. L'eau bleu clair du Gave participe de cette vision d'harmonie. Mais la partie supérieure de l'image semble y opposer un contraste: contrairement à la lithographie 128

-

7 Joseph HARDY "Castle of Lourdes". Aquatinte extraite de A Picturesque and Descriptive High Pyrenees, 1825, p. 20. Collection particulière.

Tour in the Mountains

of The

d'Oliver, le promontoire a des lignes plus abruptes, du type de celles que l'on retrouve dans une aquarelle plus tardive de George Hart Taylor ("Citadelle de Lourdes"), qui utilise la végétation, davantage pour souligner l'aspect militaire du château fort dont les lignes se dégagent clairement du paysage végétal tout en donnant l'impression de prolonger le promontoire. Cette vision d'une architecture militaire surgie du paysage naturel est perçue également par le peintre romantique qui l'inclut malgré tout dans une image dominée par l'harmonie. Cependant, les courbes de la lithographie d'Oliver, sont remplacées par des lignes. Cette image rappelle les arrière-plans de certains tableaux primitifs où apparaissent, derrière une fenêtre, des montagnes stylisées. Elle s'apparente aussi à certains tableaux du XVIe siècle, notamment l'un des premiers paysages de montagne29 , "Arco ou L'Ermitage Fenedier" d'Albrecht Dürer (ML), où, d'une montagne stylisée, surgit la construction architecturale. Si Hardy utilise dans cette représentation de Lourdes des lignes proches de ces représentations fragmentaires des. premiers paysages, c'est pour donner de la nature une image double. L'univers végétal lui permet de souligner l'harmonie des choses, car le bouquet d'arbres constitue un berceau d'où surgit le promontoire; mais en même temps, le caractère aride du piton rocheux dirige le regard vers des formes plus dures. Aux collines vert tendre de la lithographie d'Oliver, se substituent des montagnes d'un bleu qui, en reflétant les nuages, prennent une allure inquiétante et transforment l'atmosphère paisible de la partie inférieure de l'aquatinte. Le château, qui se trouve dans la partie supérieure, semble pris dans cette atmosphère que le caractère paisible et harmonieux du monde végétal dont il semble émerger fait ressortir et qui devient la vision essentielle. D'un même paysage et d'une perception qui au départ semble identique, les deux artistes font une représentation différente en isolant des éléments particuliers. Et chez Hardy comme chez Oliver, c'est l'univers végétal qui, tout en montrant l'image

29 Les Flamands étaient particulièrement habiles dans la peinture de paysages: "en Italie, certains d'entre eux peignaient les fonds de tableaux de grands maîtres", écrit Jean Viard (Le tiers espace, essai sur la nature, Paris: Méridiens Klincksieck, 1990, p. 47). Mais le terme de paysage appliqué à une peinture particulière apparaît pour la première fois à Venise (comme le fait remarquer Ernst Gombrich, dans Ecologie des images, Flammarion, cité par Jean Viard, op. cité, p. 46). Jean Viard ajoute: "le paysage, en tant que genre, se forme progressivement, au cours du XVIe, pour devenir autonome (...) au XVIIe". Carus (qui donne cette définition du paysage: "Le paysage est la représentation de la vie de la terre") évoque: "Claude Lorrain et Ruysdael avec lesquels naquit le premier art véritable du paysage" (C.G. Carus et C.D. Friedrich. De la peinture de paysage dans l'Allemagne romantique, Klincksieck, cité par J. Viard, p. 45). 130

d'ensemble réelle, révèle les nuances de la perception de l'artiste. Pour Hardy, même lorsqu'il représente l'harmonie de la montagne, la perception de la peur qu'elle engendre domine; pour Oliver, c'est la paix de la nature qui prend le dessus. Mais cette harmonie peut aussi transparaître dans le regard d'un artiste qui observe la ville d'un autre point de vue. Supprimant l'élément naturel, Nattes voit une partie de Lourdes, le donjon du château apparaissant discrètement derrière un ensemble de maisons qui reflètent, non plus la vie de la nature, mais la vie quotidienne. Le caractère paisible des fenêtres ouvertes et de ces maisons pyrénéennes vues dans leur simplicité donne aux lignes une fonction unificatrice. On est loin de l'étonnante représentation française parue dans Le Monde Illustré (MPD), montrant un château fantaisiste, comme sorti des romans d' Ann Radcliffe, auquel ni la réalité d'un premier plan fait d'une végétation abondante, ni l'arrière-plan fait des montagnes, ni l'église, ne donnent l'apparence d'un paysage réel. On ne trouve pas ce genre de fantaisie dans les peintures britanniques des Pyrénées. Les Anglais projettent leur regard dans le dessin, mais ils ont toujours le souci de représenter la réalité du paysage premier. C'est sans doute une des raisons pour lesquelles le paysage végétal constitue pour eux un élément privilégié de construction esthétique: le goût de l'observation puis de l'identification des plantes leur permet de rester attachés à une réalité que leur regard reforme en lui conservant sa vérité première. Le paysage vu est agrandi par la vision double de la réalité et du regard intérieur30 et la démarche du peintre rejoint celle du botaniste qui, comme lui, observe le détail de la feuille pour lui restituer son image authentique, figurée par le nom exact chez le botaniste, par la ligne et la couleur chez le peintre, mais dans tous les cas, reflet d'une harmonie réelle entre le monde regardé et celui qui l'observe. Cette harmonie, soulignée dans le paysage naturel de la lithographie d'Oliver et dans le paysage architectural du dessin de Nattes représentant Lourdes, se retrouve dans la vision conjointe de l'univers humain et du monde de la nature telle qu'elle apparaît dans une lithographie d'Oliver représentant Saint-Sauveur. Le premier plan y est constitué d'une

30 Bachelard, qui nomme le botaniste "l'homme à la loupe", évoque ce regard agrandissant du botaniste: "L'homme à la loupe barre- bien simplement - le monde familier. Il est regard frais devant objet neuf. La loupe du botaniste, c'est l'enfance retrouvée. Elle redonne au botaniste le regard agrandissant de l'enfant. Avec elle, il rentre au jardin, dans le jardin. (...). Ainsi le minuscule, porte étroite s'il en est, ouvre un monde. Le détail d'une chose peut être le signe d'un monde nouveau, d'un monde qui, comme tous les mondes, contient les attributs de la grandeur. La miniature est un des gîtes de la grandeur". (G. Bachelard. La Poétique de l'espace, Quadrige/Presses Universitaires de France, 1992, p 146).

~~ 1

jeune femme portant son enfant dans les bras; elle est suivie de son mari dans l'ombre, à dos de mulet. Tous les éléments du paysage reproduisent la courbe formée par le mouvement de l'enfant dans les bras de sa mère. Chacune des lignes de l'espace naturel reprend cette ligne courbe: les arbres du premier plan puis ceux du second plan. C'est ce mouvement qui fait ressortir les courbes de terrain suivantes: une ligne d'arbres encore, les prairies des deux versants et enfin la jonction dans l'espace des deux chaînes de montagne. C'est l'insistance du dessinateur à souligner les courbes présentes dans le paysage, qui met celui-ci en relation directe avec ce personnage de premier plan dont l'enfant, dans son mouvement paisible et son lien avec sa mère, est projeté dans le paysage naturel. L'univers végétal devient le catalyseur de cette harmonie entre la mère et l'enfant. De même, dans la représentation que fait Oliver de Bagnères-de-Luchon, où les deux personnages principaux sont des militaires, les arbres suivent, comme les personnages, deux lignes parallèles; le paysage végétal reproduit la rigueur du mouvement militaire, comme il reproduit, dans la peinture de SaintSauveur, la tendresse du mouvement maternel. L'élément réel devient symbolique parce qu'il traduit une perception intérieure en même temps qu'un regard extérieur. Et si l'univers végétal prend une telle importance, c'est peut-être en raison de sa fonction symbolique dans l'iconographie romantique où la vie de la nature et l'oeil du peintre se retrouvent dans le mouvement de l'eau et la ligne de l'arbre. On ne trouve pas chez les peintres britanniques des Pyrénées les eaux géométriques et fantaisistes d'un Lory peignant les cascades des Alpes ni la profondeur d'un Turner peignant les chutes de Reichenbach ou un paisible lac alpin. Mais dans les représentations du paysage pyrénéen, comme dans toutes les peintures alpestres, lacs, torrents et cascades abondent. L'eau étale des lacs bleus et profonds, l'eau regard de la nature qu'elle reflète31 avant d'être regardée par l'oeil romantique qui devine en elle des profondeurs insondables qui le rapprochent du fond de son être ou de la mort, c'est celle du lac de Gaube d'Oliver ou encore du lac du Portillon d'Do de Charles Packe, qui reflète les vagues réalistes mais effrayantes des glaces et des 31 Thoreau voit dans le lac l'oeil de la terre et le miroir dans lequel l'homme peut mesurer la profondeur de sa propre nature: "A lake is the landscape's most beautiful and expressive feature. It is the earth' s eye; looking into which the beholder measures the depth of his own nature", ( "Un lac est l'élément le plus beau et le plus expressif du paysage. C'est l'oeil de la terre; et en regardant au fond, l'observateur mesure la profondeur de sa propre nature" ) H.D. Thoreau.Walden, in Walden and other Writings, New York, Bantam Books, 1979, p. 243. Et Théodore de Banville écrit: "Il existe une ressemblance effrayante entre le regard des lacs et celui des prunelles humaines", Revue fantastique, tome II, 15 juin 1861, cité par G. Bachelard dans La poétique de la rêverie, PUF, 1978, p. 160.

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rochers. Mais l'eau mouvante, l'eau tourbillonnante et vive des torrents et des cascades est plus souvent représentée et son mouvement est généralement associé à l'arbre statique, comme dans l'aquatinte de Hardy représentant la cascade d'Escoubous. Celle-ci est littéralement révélée par un immense sapin au premier plan. Sa couleur sombre contraste avec l'eau blanche de la cascade, un contraste qui se lit à tous les niveaux: le mouvement de la cascade est mis en valeur par l'aspect statique du paysage qui l'entoure, rochers, montagne, et surtout ce sapin aux branches parallèles. L'harmonie de l'image vient de l'opposition entre le mouvement ascendant de l'arbre presque noir qui va à la rencontre du petit triangle de ciel que les montagnes laissent voir, et le mouvement descendant de la cascade claire qui plonge dans une eau pleine de vie. Le sapin révèle le sens physique et symbolique de l'eau tout en construisant l'image. Dans l'aquatinte, "Cascades and Village of Grip", Hardy fait de l'eau vivante l'axe de sa peinture. La première cascade jaillit dans le prolongement du sommet qui se trouve au centre de l'image. Dans un jeu dynamique où le mouvement n'est plus représenté dans les tourbillons de l'eau, trop lointaine dans le dessin, une cascade apparaît sur la droite, déplaçant le regard dans le paysage, dans le mouvement graphique et non plus seulement dans le mouvement naturel. Puis l'on revient à l'axe central, avec une cascade que la perspective rapproche avant de conduire vers un univers qui n'est pas le monde inquiétant et gris de la haute montagne, mais l'univers végétal doré et ensoleillé de prairies qui entourent en même temps le village et l'eau bouillonnante de la cascade qui arrive vers un spectateur projeté dans l'image, au coeur d'une vague végétale qui semble reproduire en gros plan un tourbillon de l'eau. L'eau bouillonnante se retrouve dans les représentations du cirque de Gavarnie où elle prend un aspect différent selon le mode de représentation choisi. De la gravure sur acier d'Allom, jaillissent des traits de lumière qui irradient le cirque, tandis que Hardy représente une eau presque rigide comme le rocher, et dont le bouillonnement terminal paraît reproduire les neiges du cirque. Marianne Colston trace des traits maladroits devant un gigantesque arbre mort. Ses cascades sont des lignes d'où toute vie est absente, comme semble le suggérer cet arbre. Oliver donne du cirque l'image inquiétante du rocher gris et de l'eau profonde et l'image vivante de la cascade dont la perspective est rendue par les prairies vertes du premier plan. L'eau ne semble prendre sa valeur réelle et symbolique dans l'image que lorsque le monde végétal l'accompagne par ses lignes et ses couleurs. C'est le découpage graphique opéré sur la montagne qui permet de l'identifier d'abord comme part du réel, ensuite comme signe de vie. L'arbre, symbole de vie, qui souligne cette 133

double fonction de l'eau, devient le cadre d'une image qu'il construit et dont il est le sujet.

Un certain nombre de représentations iconographiques introduisent à l'intérieur du sujet un cadre fictif emprunté à l'univers de la nature. Ce sont souvent les arbres qui réintroduisent ainsi le paysage tel qu'il apparaît dans ses premières représentations, comme un espace perçu à partir d'une fenêtre; mais la fenêtre fait elle-même partie du paysage représenté. Un dessin de Nattes fait des arbres le cadre de l'image d'une cascade dans la vallée de Gaube ("Cascade dans la vallée de Gaube"). L'eau à peine ébauchée semble jaillir de ce cadre naturel où chaque arbre a un rôle essentiel dans la construction du dessin. L'eau et l'arbre romantiques se réunissent pour être alternativement cadre et sujet d'une image qui est le reflet de la réalité et de la vision du peintre. Ce rôle de cadre, l'arbre le tient souvent dans la représentation des Pyrénées par les Britanniques. Il est cette fenêtre ouverte sur le monde naturel, cette fenêtre qui crée l'univers pictural. Cela apparaît bien dans les dessins et croquis de John-Claude Nattes, qui a beaucoup représenté Cauterets, mais un Cauterets découpé, d'où il isole chaque lieu. Parfois l'image elle-même se fragmente en une multitude de cadres qui donnent au dessin sa perspective, comme dans ce paysage peint de l'intérieur d'une maison (ill. 8). Il Y a dans ce lavis une correspondance parfaite entre l'espace naturel et l'espace iconographique. Le cadre du dessin se dédouble dans une représentation de la balustrade, du pilier et de la poutre au premier plan. Derrière ce cadre introduit dans le dessin et qui apparaît comme une fenêtre réelle dans la fenêtre qu'est l'image, se succèdent des multitudes d'autres cadres: ceux des fenêtres, de la porte, des poutres et piliers qui semblent se projeter à l'infini. Dans un second plan, apparaît la ligne formée par les murs des maisons, qui encadre à son tour un paysage végétal formé d'arbres, dont les premiers constituent le cadre naturel d'un escalier de pierre et conduisent à d'autres arbres qui en encadrent d'autres encore, et ainsi de suite, jusqu'à ce que l'on arrive de nouveau à la limite supérieure de la fenêtre, avec la poutre, qui forme aussi la limite du dessin. L'arbre découpé par la main de l'homme devient le cadre naturel de l'arbre vivant, comme il est le cadre-objet, intériorisé dans le dessin, qui représente sur son propre espace l'objet qui généralement le projette comme oeuvre d'art. Le cadresujet et le cadre-objet s'interpénètrent dans l'espace iconographique comme dans l'espace naturel à travers ce jeu entre le bois, sujet vivant, et le bois objet. La même technique apparaît dans une gravure sur bois de Clifton-Paris (il1.9). Le dessinateur nous montre une fenêtre ouverte sur un balcon, 134

laissant apparaître quelques arbres, le toit d'une petite maison et les reflets de l'eau devant les montagnes. Dans cette vue à partir de l'intérieur de la chambre, se succèdent aussi plusieurs cadres: celui du dessin se confond avec l'embrasure de la porte-fenêtre, le relief étant donné par un second cadre constitué par les volets ouverts de l'intérieur. Suit le châssis dont le rectangle est dédoublé par le balcon qui partage en deux poutres égales l'espace de la fenêtre, la partie supérieure ayant la forme exacte d'un tableau dont le cadre serait celui de la fenêtre et du balcon et le sujet, la montagne et les arbres dont l'un occupe la moitié de l'espace extérieur. L'image est renforcée par le texte qui constitue le cadre écrit du cadre de la représentation iconographique: The locality of the window was most appropriate. Immediately opposite rolled the torrent, sparkling like silver in the beams of the moon, and backed by a dark belt of shrubs, from which rose one of Claude's fairy-like trees, with every leaf thrown out in strong relief against the sky, whilst beyond stretched a broad valley with soft undulating mountains bathed in the purest light; the whole forming a scene of such exquisite beauty, that we both allowed, although continuing our boisterous merriment, that the spot was alone adapted for the tender converse of a Romeo and Juliet (209-210)32 .

Le texte prolonge l'image et insiste sur les détails picturaux du tableau naturel vu de la fenêtre: le mouvement, la lumière, les couleurs, la référence à l'imaginaire et aux grands maîtres de la peinture, le relief et la perspective. Dans ce paysage peint par l'écriture, apparaît le cadre naturel des buissons, invisible presque dans l'image où le rôle essentiel est joué par le cadre de la fenêtre et du balcon qui, à son tour, se projette dans le texte avec la référence à Roméo et Juliette. Les cadres se multiplient et se complètent: un cadre culturel se forme autour du cadre écrit qui lui-même entoure, dans l'espace de la page comme dans les mots, le cadre reconstruit par l'image d'une fenêtre qui s'ouvre sur un paysage naturel où un arbre domine pour réapparaître dans un lexique de l'imaginaire au coeur d'un texte qui peint l'image. On retrouve dans cette fenêtre ouverte sur un paysage les fenêtres romantiques de Keats ou les fenêtres gothiques des romans noirs, qui s'ouvrent sur des paysages naturels tout en appartenant au monde du mystère. Ici, seuIl' imaginaire pictural est réactivé, mais il s'inscrit dans ce 32 "La situation de la fenêtre était des plus appropriées. Immédiatement à l'opposé, coulait le torrent, étincelant comme de l'argent dans les rayons de la lune, avec pour fond une noire ceinture d'arbustes, d'où s'élevaient un de ces arbres féeriques de Claude (Le Lorrain), chaque fleur se détachant en relief sur le ciel, tandis que, au-delà, s'étendait une large vallée avec des montagnes aux douces ondulations baignées de la lumière la plus pure; l'ensemble formant une scène d'une beauté si exquise que nous ne pûmes qu'admettre tous deux, tout en continuant cependant à nous amuser bruyamment, que cet endroit était seul adapté aux tendres rapports d'un couple comme Roméo et Juliette".

135

vaste cadre culturel qui fait de la fenêtre un élément architectural indispensable à la recréation du paysage qu'elle découpe dans le regard de l'artiste. Cet arbre isolé par le cadre de la fenêtre réelle, créateur de l'image esthétique qui donne au tableau une profondeur imaginaire se greffant sur la représentation du réel, cet arbre sujet, est souvent utilisé dans le dessin pour donner à l'image sa profondeur spatiale. Le dessin de Henry Swinburne, "Pass at Bellegarde" (reproduit dans AP, 50), qui date du dernier quart du XVIIIe siècle, trouve sa perspective grâce à un pin parasol et à un arbre mort au premier plan. De ce paysage aux courbes d'une régularité monotone, ne ressortent que les deux arbres et les deux personnages qui abattent l'arbre vivant. Le réalisme de l'activité des bûcherons coïncide avec la graphie du dessin. La même technique est utilisée par R.E. Young dans l'esquisse du dessin de Gastineau représentant la vallée de Gripp. C'est un sapin placé à droite de l'image qui joue le rôle de repoussoir, technique que l'on retrouve jusque dans un dessin stylisé comme celui de Clifton-Paris représentant les Eaux-Bonnes (LP, 94). C'est ce sapin noir qui permet au regard de se situer. Le paysage naturel est essentiel dans les oeuvres des dessinateurs et des peintres: ils travaillent avec cet élément végétal pris isolément dans l'espace naturel, pour reconstruire l'image globale du paysage. L'arbre a dans le dessin un langage qu'il n'a pas dans le texte, langage graphique autant que symbolique et qui redevient élément naturel par l'intermédiaire de l'oeuvre d'art achevée. Le peintre retrouve dans son dessin cet alphabet vu dans les fibres de l'arbre dont parle Mrs Boddington. Les lignes et les mots se rejoignent dans un monde végétal détaillé par le regard du scientifique ou de l'artiste. Si le roman noir utilise les forêts sombres et inquiétantes pour conduire le lecteur vers la notion de danger ou de mystère, comme Oliver nous montre des personnages paisibles entourés d'arbres aux allures angoissantes, la forêt littéraire n'a pas la même importance technique que l'arbre graphique. L'effet de réel et le symbolisme apparaissent dans les deux cas, mais le regard guidé par les mots ne peut pas être tout à fait semblable au regard dirigé par les lignes. Pourtant la loupe du naturaliste et les points tracés sur le support de l'image ont quelque lien. Dans les deux cas, le geste est guidé par un désir d'identifier des points particuliers de l'espace: l'identification botanique rejoint la délimitation de l'espace à représenter graphiquement et l'observation des détails guide ce regard fragmentaire porté sur le réel. Par des techniques diverses, le paysage végétal est d'abord fragmenté par l'artiste qui utilise les détails que sa perception lui fait découvrir pour reconstituer une image une. C'est de cette identification 136

première que naît la composition artistique et le monde du vivant tout entier entre dans la technique de la création. Car l'univers animal se trouve lui aussi isolé du paysage d'ensemble dans une vision première, mais sa fonction est différente dans sa représentati on du réel.

8

"Galerie

de la maison,

Gravul'e

- John-Claude NATTES

Monsieur Labbat Cadet à Cauterets, Dessin rehaussé au lavis. Musée Pyrénéen de Lourdes. Réf. MP 1992-18..23.

9 - Thomas CLIFTON-PARIS Fenêtre ouverte. SUI' bois dans le texte, exb'aite de Letterj'frolll Collection particulière.

137

Hautes-Pyrénées,

the Pyrenees,

1822".

1843, p. 210.

CHAPITRE L'UTILISATlON,

III

DE L~ANIMAL

DANS LA REPRESENTATION PAYSAGE

PYRENEEN

DU

1. Réalisme animale

et romantisme

autour

de l'image

Dans le texte, l'Î1TIage de l' anÎ1TIal diffère selon que l' écri vain est voyageur ou n10ntagnard. Le voyageur s'attache à décrire ou à lTIentionner les anÏ1TIaux des vallées, troupeaux, ITIulets, chevaux, ânes et chiens, qui font partie de la vie quotidienne des villages. Le troupeau pern1et de faire jaillir "l'extraordinaire de l'ordinaire"31 , de faire surgir dans l'image un paysage minéral en n10uvement d'un paysage vivant statique. Dans une gravure sur acier de TholTIaS AlloITI représentant le cirque de Gavarnie, celuici surgit COlTIlTIe en une apparition d'une scène pastorale figurant des bergers et leur troupeau de chèvres au premier plan. Au-delà de la courbe faite d'arbres et de rochers qui lTIarque la lin1ite de la représentation quotidienne, se dressent les parois du cirque dont les SOlTIlTIetsdéchiquetés dessinent une Ï1TIagerOlTIantique renforcée par les nuages d'où ils jaillissent. Les cascades jettent un éclat IulTIineux qui fait de ce paysage une vision projetée dans la nature. Le n10ntagnard, lui, peut évoquer la faune sauvage qu'il rencontre en alti tude et qui reste inaccessi ble à l'autre voyageur. Con1n1e le n10nde végétal, l'univers anÜTIal est isolé de la vision d'enselTIble. L'Î111age donnée est avant tout descriptive et l'auteur, par les allusions à l'élément zoologique, donne l'impression de chercher à peindre d'abord la réalité. Les all usions à l'isard dans des oeuvres de fiction COl11meThe Mysteries of Udo/pho ou Lucile d' O\V'en Meredith n'ont pas d'autre but. A quelques exceptions près, r animal sauvage apparaît dans la littérature britannique pyrénéenne con1n1e la 111anifestation visible de la réalité vivante des n10ntagnes. Mais, alors que les dessinateurs français évoquent en in1ages la faune pyrénéenne, soi t pour introduire une note de réalisme (dans les représentations de Gustave Doré ou du COlnte Bouillé), soit pour révéler une Inontagne angoissante (dans des gravures de Tirpenne ou de Latour), un nombre infÎlne de peintres ou dessinateurs britanniques Inontrent des animaux sauvages. On en trouve des représentations dans les illustrations par WhYlnper des récits de chasse d'Edv\lard North Buxton, où l' anÎ111altient une place centrale, et chez un voyageur non chasseur, Clifton-Paris, dans l'ouvrage duquel figure la représentation d'un ours. Le souci de réel n'est pas seul à guider la représentation de l' anÎ111al dans l'iconographie britannique. Il est peu probable que les voyageurs 31 H. Saule Sorbé, "Représenter Gavarnie au XIXe siècle, le peintre au défi", P:vrénées, n0170-171, n02-3 - 1992, p. 326.

n'aient jamais aperçu d'oiseaux. Or, sur la plupart des représentations iconographiques britanniques, aucun oiseau ne figure sinon un héron au milieu de l'eau sous le pont d'Espagne dessiné par Allom, à un endroit où il est peu probable qu'il y ait eu ce type d' oiseau32. L'un des seuls oiseaux qui apparaisse dans le paysage pictural pyrénéen vu par les Britanniques semble y avoir été posé par erreur, ou par fidélité au code romantique et à l'imagerie d'une époque33 . En constatant ce vide, on peut se souvenir que Mrs Boddington est frappée par l'absence d'oiseaux dans certains lieux (SKP, I, 110; II, 362). Dans l'ouvrage relatant en images le voyage de trois Anglaises, un vol d'oiseaux indéfinissables apparaît dans la représentation des Eaux-Bonnes (FT, 16). Si le texte de Mrs Boddington peut donner une réponse réaliste à la question que l'on se pose sur la quasi-absence de l'oiseau dans l'iconographie britannique des Pyrénées, l'image de l'auteur du récit du voyage de Miss Brown et de ses amies pourrait y donner une réponse pratique. Peut-être cette ellipse naturelle vient-elle d'un choix technique. Alors que le paysage végétal, par ses lignes et son épaisseur, permet la création d'une image, le détail que constitue l'animal sauvage est trop infime pour ajouter quelque chose à la vue d'ensemble. De plus, la vision de l'oiseau est fugitive et ne peut être captée dans sa réalité. Sa représentation la plus fidèle dans le regard romantique est peut-être donc l'absence, le regard du peintre reconnaissant par là son incapacité à figer le vol de l'oiseau, ce qui constitue une forme de communion avec le monde vivant de la nature dont il refuse d'arrêter le mouvement. Alors, le dessinateur inclut l'oiseau dans son paysage au point de l'y fondre en l'éliminant de la représentation. On est loin des représentations de la montagne d'un dessinateur humoristique comme Samivel qui, un siècle plus tard, donnera aux choucas le rôle central d'observateurs ironiques des montagnards34. On en est loin dans l'image, car dans le texte, la réalité de l'oiseau est manipulée à des fins artistiques. 32 Un groupe de grimpereaux de muraille, dessinés par Lodge, apparaît aussi dans le texte de Buxton; mais ces oiseaux constituent plutôt l'illustration d'une fiche technique et ils sont isolés du paysage d'ensemble qui n'apparaît pas (E. North Buxton. Short Stalks or Hunting Camps, North, South, East and West, Londres: Edward Stanford, 1893). 33 On voit souvent des aigrettes ou autres échassiers dans les représentations de paysages du temps. Dans l'ouvrage de Buxton, une vue des Rocheuses montre en premier plan un lac dans lequel des aigrettes se lissent les plumes ("The Tetons from Buffalo Fork" par Whymper). Dans un dessin de K. Girardet d'après M.C. de Folin, le pandanus de l'Ile du Prince (arbre rare), représenté dans le dessin, jaillit de l'eau où se trouvent en premier plan quelques aigrettes (Le Magasin Pittoresque, 1ère livraison, 1852, p. 121). L'échassier fournit à l'iconographie romantique un premier plan vivant qui reflète une réalité naturelle ou culturelle. 34 Samivel. Sous L'oeil des choucas, ed. Delagrave.

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2. La fonction l'oiseau

esthétique

et symbolique

de

Alors que l'absence d'oiseaux dans des régions parcourues par Mrs Boddington est le reflet d'une certaine réalité, l'absence de quelques catégories seulement dans le texte des trois voyageurs anonymes a une fonction précise dans l'écriture et la représentation textuelle du paysage. Ils écrivent au sujet de la région de Panticosa: "There are no singing birds, either here or indeed anywhere, except quite in the valleys, where you may sometimes hear a chirp or two: eagles are not uncommon, and other birds, it is said, are seen, as bustards, etc..." (RS, 59)35 . Le côté impersonnel et vague de l'existence des oiseaux dans le paysage donne à la phrase le rythme du guide mais elle n'en a pas la précision. La seule référence précise aux oiseaux que l'on trouve chez ces voyageurs des plaines est une allusion aux rapaces qui transforment la perception première qu'ils ont du paysage. Parfois, l'oiseau invisible devient créateur d'image. La référence au cri de l'aigle dans une évocation de Gavarnie devient source de recréation artistique du paysage par la rupture qu'elle provoque dans la narration. Le cri de l'aigle est la seule référence à un être vivant dans un passage descriptif sur le cirque de Gavarnie; il en est le centre exact, ce qui souligne son rôle dans la construction esthétique du tableau: The geological structure here is well worthy of attention, and it becomes even more so as you penetrate the Cirque de Gavarnie. There are several large basins, now dried and bleached rocks, which must at one time have been the bed of lakes of no inconsiderable size. The cirque itself is entered by one narrow pass, and is composed of perpendicular precipices, some nearly 1,500 feet in height, in the form of an amphitheatre. Not a vestige is to be seen of any living thing around; the wild cry of the eagle alone is heard. The solitude is complete and intense; and, standing beneath these black, gloomy ramparts of nature, it strikes the imagination as a fitting place for thInferno of Dante, or the Walpurgis Night36 in Faust, for the howling and gusty wind suggests the spirit voices and unholy melodies; and the ev er-

35 "On n'entend aucun chant d'oiseau, que ce soit ici ou à n'importe quel autre endroit, sauf au coeur même des vallées où l'on peut parfois entendre un gazouillement ou deux: les aigles ne sont pas rares, et on voit d'autres oiseaux, dit-on, comme des outardes, etc... 36 La double allusion chrétienne et païenne est présente dans cette référence. La fête de Sainte Walpurgis se célébrait le 1er mai. Or ce jour était resté célèbre pour le souvenir des fêtes païennes. Les légendes populaires disaient que la "nuit de Walpurgis" était celle où sorcières et démons se donnaient rendez-vous sur le Brocken ou Brocksberg. L'allusion se multiplie encore dans l'espace car le Brocken est célèbre pour le phénomène optique qui s'y produit fréquemment, le spectre de Brocken, qui consiste à voir sa propre image agrandie dans les nuages.

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changing, fantastic forms of the mist are driven violently, torn and whirled in fragments as weird-like as anything that can be conceived" (81)37 .

La référence à la vie animale partage l'image écrite du cirque. La première représentation du site est exclusivement géologique. Aucune référence à la vie n'y apparaît. Puis l'oeil du lecteur pénètre dans le cirque en même temps que le voyageur. A partir de là, le cirque se décompose géologiquement en bassins, constitués de rochers, vestiges du lit d'un lac. La perception à travers le récit est elle-même morcelée en deux temps: le temps présent de l'observation, et le temps passé de la formation géologique. La forme même du cirque est décomposée par la ligne horizontale du passage qui y conduit et les lignes verticales perpendiculaires des précipices. Mais ce morcellement géologique est interrompu dans la description par l'introduction du monde animal, l'apparition du vivant au coeur d'un paysage inanimé. C'est l'oiseau, invisible mais présent par son cri, qui transforme la représentation du cirque et fait des lignes géologiques un tableau artistique. La rupture se fait d'abord par la négative; L'aigle, seul élément vivant du paysage, est encadré par deux propositions indiquant l'absence de toute forme de vie. Mais cet aigle, surgi dans la perception auditive au coeur d'une description visuelle d'un monde sans vie, fait basculer la représentation du cirque. Avant la référence à l'aigle, l'absence de vie est suggérée dans un langage quasi scientifique. Après la référence à l'aigle, le langage change: les termes concrets de "vestige" et "living thing" sont remplacés par le terme abstrait de "solitude" qui fait passer le texte de la représentation scientifique à la représentation romantique. Le cri de l'aigle est le signal naturel qui déclenche le changement de l'écriture. Les précipices concrets sont remplacés par des "remparts de la nature noirs et tristes", image typiquement romantique que l'on retrouve chez de nombreux poètes et notamment chez John Malcolm parlant des Pyrénées. Ce rempart coupe dans le récit deux mondes qui n'en font qu'un: l'univers géologique naturel décrit sur le mode scientifique, et la montagne imaginaire et imaginée. 37 "La structure géologique ici est vraiment digne d'attention, et elle le devient encore plus au fur et à mesure que l'on pénètre dans le Cirque de Gavarnie. Il y a plusieurs grands bassins, des rochers maintenant séchés et blanchis, qui ont dû être à une époque le lit de lacs d'une taille considérable. On entre dans le cirque lui-même par un col étroit; il est composé de précipices perpendiculaires, dont certains atteignent presque 500 mètres de hauteur, et l'ensemble a la forme d'un amphithéâtre. On ne voit pas à l'entour la moindre trace d'êtres vivants, on n'entend que le cri sauvage de l'aigle. La solitude est totale et intense; et se dressant sous ces remparts de la nature noirs et tristes, il frappe l'imagination et apparaît comme un lieu approprié pour l'Enfer de Dante ou les Nuits de Walpurgis de Faust, car le hurlement et les rafales de vent suggèrent la voix des esprits et des mélodies impies; et les formes fantastiques et toujours changeantes de la brume sont poussées dans des tourbillons violents, déchirées en fragments aux allures plus surnaturelles que tout ce que l'on peut concevoir" .

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L'oiseau introduit la coupure par le texte et par l'image du rempart et c'est lui, peut-être en raison de son invisibilité dans ce décor grandiose, qui introduit dans le monde réel l'univers de l'imagination. Les termes abstraits eux-mêmes se modifient. A l"'attention" du début de la description, se substitue l' "imagination", et au cirque découpé en rochers et en strates géologiques se substituent l'enfer littéraire de Dante et les nuits païennes de Faust. Le cri de l'aigle introduit une perception de sons venus de la nature et représentés par l'imagination. Du monde naturel précédant l'incursion du paysage animal, ne restent que les termes concrets de "wind" et "mist" qui, au lieu de redonner à la nature sa réalité première, métamorphosent la perception. Le vent transforme la perception auditive et la brume transforme la perception visuelle. La magie et le fantastique envahissent la nature dans l'écriture. L'évolution du texte du concret à l'abstrait, puis du réel à l'irréel, montre aussi une évolution de la perception de plus en plus guidée par une imagination qui semble peu à peu enlever à l'observateur la conscience du paysage réel. Le. monde des sorcières entre linguistiquement dans cette phrase qui décrit la recréation mentale du paysage; le terme de "weird-like", en introduisant l'image du surnaturel, apparaît comme un écho, incorporé dans le paysage naturel, aux nuits de Walpurgis, et au paysage littéraire que l'imagination y avait associé. La référence aux nuits de Walpurgis contient en elle-même cet écho. L'allusion chrétienne et païenne tout à la fois, évoque implicitement une autre montagne, le Brocken où se déroulaient ces cérémonies. Or, le phénomène auquel celui-ci est associé, le spectre de Brocken, introduit dans le paysage naturel, en filigrane et non plus en référence directe, une image fantastique. Et cette image du spectateur projetée dans les nuages et agrandie, utilisée dans la littérature fantastique, (notamment par James Hogg dans The Private Memoirs and Confessions of a Justified Sinner) agrandit la métaphore de départ. L'allusion littéraire est morcelée, dans l'esprit du lecteur, et se transforme en une multitude d'images: l'image chrétienne d'une sainte, l'image païenne des nuits de Sabbat, mais aussi l'image de l'espace accueillant ces sorcières et démons, une montagne là encore, qui devient la projection imaginaire de la montagne décrite, tout en étant le lieu naturel idéal de la projection d'un objet dans le ciel à travers un phénomène optique. La projection dans le texte se démultiplie et se prolonge jusque dans l'espace invisible de l'atmosphère qui devient le lieu de la projection fantastique d'une montagne accueillant un monde fantastique introduit par le cri de l'aigle, origine de la modification de la perception et intermédiaire entre le monde réel auquel il appartient et l'imaginaire inquiétant auquel son cri le rattache. Les images enchevêtrées 145

font éclater la représentation du cirque pour la reconstituer en un tableau aussi exact que possible. Suivant le même mécanisme, les "mélodies impies" du vent sont un autre écho dans la nature à l'Enfer de Dante. Le cri de l'aigle, en brisant la description du paysage minéral, décompose la perception de l'observateur, qui va reconnaître dans l'univers naturel des parcelles du monde légendaire ou mythique. Le paysage, désintégré sur le plan concret, se recompose paradoxalement par l'intermédiaire de ces "fragments aux allures surnaturelles" révélés par la brume. Le paysage naturel voilé par le brouillard se découvre dans une perception similaire chez des voyageurs et artistes aussi différents que les trois voyageurs anonymes, voyageurs de la plaine à qui l'univers des montagnes déplaît souvent, et Henry Russell, voyageur de la montagne à laquelle il voue une admiration totale. Quelle que soit la différence d'approche, Russell voit, dans le paysage du Casque de Marboré, lors d'une nuit passée à la Brèche de Roland, la même image que celle vue par ces trois voyageurs dans le cirque de Gavarnie: "On pourrait voir comme des fragments de fantômes, sous un mystérieux clair de lune, les blanches parois du Casque, quand le vent déchirait le brouillard en sifflant dans la Brèche"(SM, 132). La même image de déchirure réunit le brouillard et le vent, éléments naturels invisibles ou cachant le monde visible, qui reforment une image mentale représentée par des "fragments de fantômes". C'est le clair de lune qui transforme la perception première du lieu en faisant d'un paysage géologique une représentation fantastique, découpée par la lumière qui métamorphose cette vision nocturne. C'est le même procédé qui apparaît dans la vision des voyageurs anonymes, à cette différence près que c'est la perception auditive et non plus la perception visuelle, qui les conduit à une représentation imaginaire. L'originalité de leur description vient de cette utilisation de l'animal et de la perception auditive dans la représentation visuelle du lieu. C'est ce cri qui éclaire la scène d'une autre lumière et joue le rôle de la lune dans le tableau de Russell. Les deux images se croisent et Russell lui aussi mêle le monde des sons à l'univers du visible. L'image des "fragments de fantômes" reproduit des formes dans le brouillard, tandis que l'allitération en Ifl imite le sifflement du vent et l'étouffement des sons par la brume. L'image de l'écriture devient celle de la nature par sa forme même, comme la référence littéraire du voyageur anonyme devient la reconstitution de l'image du cirque. Comme le clair de lune de Russell, l'aigle fait basculer l'amphithéâtre géologique vers le théâtre littéraire d'un spectacle de Dante ou 146

de Goethe. Le paysage animal a décomposé le paysage minéral pour le reconstruire, comme dans le texte de Russell, par l'intermédiaire de l'image du fragment: fragments de personnages imaginaires issus de la nuit qui apparaissent comme un écho aux "fragments de nuit" que Ruskin voit dans les montagnes. Puis l'observateur revient sur l'uni vers physique des glaciers dont la décoloration évoque pour lui la neige, symbole de pureté, "l'emblème perdu" dans la réalité de la couleur qui conduit la description vers le langage scientifique du géologue: "Black as these rocks are, they are nevertheless mostly of chalk and limestone, and there are fine specimens of fossils occasionally collected here" (RS, 82)38. L'écriture, en se transformant, donne l'impression que la vision n'a fait que passer; c'est une image éphémère comme le cri de l'aigle, qui laisse du cirque une représentation double, unifiée par cet être isolé du paysage animal qui métamorphose l'image dans laquelle il demeure invisible. L'aigle est l'image absente qui reforme l'image et lui donne son unité, et parfois le regard de l'aigle et celui de l'artiste ne font qu'un. Apercevant un aigle à la Fausse Brèche, Clifton-Paris écrit: "I also made a sketch of the Fausse Brèche, while an eagle soaring above me appeared to be taking considerable interest in my operations" (LP, 82)39 . Le narrateur se représente de dos, dessinant la Fausse Brèche. L'image donne au lecteur l'impression d'être celle observée par l'aigle. Celui-ci est absent de l'image alors qu'il a été présenté dans le texte comme le seul observateur de la scène. Cette absence de l'oiseau dans la représentation du paysage par les Britanniques est plusieurs fois exploitée: lien entre le réel et l'imaginaire dans le texte des trois voyageurs, l'aigle absent est, avec Clifton-Paris, le lien entre le texte et l'image et entre le regard du voyageur observateur et celui de l'artiste interprète de l'observation. Le texte est plusieurs fois interrompu, d'abord par la référence au dessin dans l'écriture, ensuite par le dessin lui-même. L'humour contenu dans l'image de cet aigle curieux fait de lui le spectateur du tableau en train de se représenter. Présent dans l'image naturelle perçue par le montagnard, présent dans l'image écrite de la scène, il disparaît de l'image dessinée, projetant l' humour de l'écrit dans la représentation graphique dont il devient le premier spectateur. Ce lecteur des airs dédouble le regard de l'artiste qui voit le paysage minéral, qui voit l'aigle au-dessus de lui, mais qui ne peut se voir lui-même et va laisser 38 "Pour si noirs que soient ces rochers, ils sont néanmoins essentiellement constitués de craie et de calcaire, et, de temps en temps, on ramasse ici de beaux spécimens de fossiles". 39 "J'ai fait aussi une esquisse de la Fausse Brèche, tandis qu'un aigle qui volait au-dessus de moi semblait trouver un intérêt considérable à mes opérations".

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cette tâche à son imagination et à celle du lecteur. L'aigle regardé devient le regard de l'artiste et donne à l'image son existence. On retrouve cet échange de regards créateur d'image, ce regard humain et ce regard animal qui se croisent, dans une anecdote rapportée par Russell. L'observateur humain est là aussi observé par l'animal: Aux cabanons de Thoue, deux oiseaux noirs tournèrent autour de moi, en m'inspectant avec encore plus d'étonnement que ces mystérieux habitants de Barèges. Ayant été plusieurs fois entouré, à Calcutta, par des milans qui m'arrachèrent les cheveux, je me méfiais. Mais les oiseaux français sont bien élevés (surtout dans les montagnes) et ceux-ci s'éloignèrent poliment sans rien faire. C'étaient probablement des gentlemen (SM, 168).

Le regard est doublement morcelé puisque sur l'observation, se greffent des références humaines au comportement social, britannique de préférence, qui fragmentent le récit en une vision faite de réalisme et d'humour. Il s'y ajoute le regard de la mémoire, du souvenir exotique, qui renforce la vision. humoristique, avec l'aide d'un jeu de mots glissé entre parenthèses qui introduit le paysage alpin dans l'éducation francobritannique. Ces oiseaux qui "inspectent avec étonnement Russell" ressemblent à l'aigle qui "semble prendre un grand intérêt" aux activités de Clifton-Paris. Ils transforment l'image grave d'un paysage naturel vu objectivement en une image malicieuse créée par le double regard de l'artiste et de l'oiseau. Le rôle esthétique de l'oiseau qui peut reformer le tableau ou devenir le regard de l'artiste, se prolonge parfois jusqu'à faire de l'oiseau l'image de la beauté absolue, de l'harmonie parfaite. Mrs Boddington voit dans un faucon volant dans le ciel pyrénéen cette figure de la perfection: As we entered (a wooded valley), a hawk flew above our heads, and turning its yellow wings to the sun, floated over the woods like an autumn leaf. Old Vestris said beautifully of Taglioni, "Elle ne tombe pas, elle descend", and certainly no artificial movements ever emulated the type which nature has given us in her winged creation, so happily as hers do: but my hawk lies upon the air as even Taglioni cannot; and its broad-winged downward flight, in which the will seems to

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act almost without muscular exertion, is grand and graceful beyond all human imitation (SKP, I, 248)40 .

La référence au vol harmonieux du rapace est classique, mais elle acquiert ici une certaine originalité. Dans cette évocation, c'est l'image du vol du rapace plus que l' animal lui-même qui semble troubler la voyageuse. Son image réelle et mouvante est encadrée aux dimensions naturelles de l'univers, par la lumière du soleil et les bois; et l'image littéraire mêle le mouvement de la nature représenté par la comparaison avec la feuille d'automne, et l'art humain d'une chorégraphie identifiée par la référence à deux des plus grands danseurs de l'époque, Marie-Sophie Taglioni et Gaetan Vestris. Ce vol naturel, perçu comme I'harmonie absolue, est pourtant découpé par l'écriture; et le mouvement ample de la description de son vol réel est interrompu brutalement par la référence au monde humain et à la chorégraphie. Une citation introduit une autre voix qui s'intercale dans le paysage naturel entre plusieurs propositions ayant la même structure. Dans la première propo~ition, le faucon est situé par rapport aux spectateurs. La lumière du soleil qui s'interpose dans l'écriture entre cette référence au vol de l'oiseau et la suivante, y apporte une modification. Le vol est remplacé par le flottement qui donne plus de légèreté encore au mouvement. Celui-ci se situe non plus par rapport aux spectateurs, mais par rapport à la terre, à la nature. Le verbe "to float" et la référence aux bois semblent appeler l'image de la feuille, qui apparaît comme le reflet terrestre de cette chorégraphie du ciel qui trouve un écho dans l'allusion à la danse. Puis l'observatrice s'approprie le faucon qui devient "my hawk", c'est-à-dire sa vision personnelle. Mais surtout les verbes de mouvement "flew" et "floated" sont remplacés par le verbe "lies". Le passage au présent dans cette nouvelle perception s'accompagne d'un passage à l'immobilité; et le mouvement n'existe plus par rapport à la terre mais par rapport à l'air, à l'élément qui porte l'oiseau, qui crée son mouvement et son harmonie. L'immobilité apparaît comme l'image de la perfection atteinte par le mouvement, et le vol chorégraphique de l'oiseau joue le rôle de la danse peinte sur l'urne grecque de Keats. Cette immobilité devient la vision de la perfection absolue fixée 40 "Comme nous entrions (dans une vallée boisée) un faucon volait au-dessus de nos têtes, et, tournant ses ailes jaunes en direction du soleil, il flottait au-dessus des bois, semblable à une feuille d'automne. Le vieux Vestris avait cette belle formule pour parler de la Taglioni: "Elle ne tombe pas, elle descend", et il est certain que nul mouvement artificiel n'a jamais rivalisé avec le genre de mouvement que la nature nous a donné dans ses créatures ailées, avec autant de bonheur que les gestes de la danseuse: mais mon faucon flotte sur l'air d'une façon que même la Taglioni ne peut égaler; et lorsque ses larges ailes le conduisent vers le sol, son vol, dans lequel la volonté semble agir presque sans effort musculaire, est grandiose et gracieux et dépasse tout ce que l'être humain peut imiter".

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dans le paysage céleste et dans l'espace de la page où ce "mouvement immobile" se trouve encerclé par le vol au-dessus de la terre et le vol piqué vers la terre; par le mouvement des ailes vers le soleil et le mouvement des ailes vers la terre. Le moment d'immobilité capté par le regard devient comme le point invisible de jonction entre la terre et le ciel par l'intermédiaire du vol harmonieux d'un faucon isolé du paysage de la vallée pour y projeter l'image de l'harmonie de la nature. Le rapace est pour la voyageuse de la plaine le symbole vivant de la perception de la montagne, de ce que l'observateur voit en elle d'invisible, mais aussi de ce que son imagination redessine à partir des formes premières. Un paysage est présenté au lecteur à travers l'aigle qui le survole: nothing sufficiently occupying to make us for a moment insensible to the night and power of the scene around us, or to the solemn and accordant movement of the eagle who wheeled slowly round, sometimes in ample, sometimes in diminished circles, over our heads; at one moment lowering his majestic flight as if welcoming us to his dreary domain, then soaring upwards and resting on the air, sustained and still, like a throned cloud to which fancy had given form (SKP, II, 173)41 .

Rien n'est décrit: le seul élément concret montré au lecteur est l'aigle. Le paysage n'est présenté qu'à travers les abstractions qu'il suggère et qui se répercutent dans le vol de l'aigle. A l'invisibilité du paysage présenté, s'oppose une description détaillée du vol de l'aigle. Le paysage tout entier est contenu dans ce mouvement; et les cercles concentriques qui se rétrécissent conduisent l'oeil de l'observateur vers un point précis, un point qui est l'aigle et qui va devenir l'image même de la perception du paysage. Car avec le rétrécissement des cercles tracés par l'oiseau, apparaît un changement de vision. L'aigle, en se rapprochant de l'oeil du spectateur, introduit la notion d'interprétation, par l'intermédiaire de la tournure "as if' et le point de vue humain contenu dans la notion de bienvenue. L'aigle, après cette descente vers la terre, qui transforme la perception de l'observatrice, dans un nouveau mouvement ascendant, se rapproche de la vision imaginaire à laquelle la narratrice a préparé le lecteur. Dans la comparaison finale, l'aigle est devenu immobile, alors que jusque là, c'est un paysage en mouvement qui a été montré. Cette dernière image efface définitivement le paysage réel pour le remplacer par une recréation modelée 41 "Rien ne nous occupait suffisamment pour nous rendre indifférents l'espace d'un moment, à la nuit et à la puissance de la scène qui nous entourait ou au mouvement solennel, en accord avec cette scène, de l'aigle qui tournoyait en décrivant lentement des cercles, tantôt amples, tantôt plus petits, au-dessus de nos têtes; à un moment, il vola plus bas dans son vol majestueux comme s'il nous souhaitait la bienvenue dans son domaine lugubre, puis s'éleva rapidement pour se reposer, porté par l'air et immobile, comme un nuage surmonté d'un trône, auquel l'imagination aurait donné forme". 150

par l'imagination. L'aigle réel disparaît pour être reInplacé par une image surprenante qui reprend à la fois les abstractions de la présentation initiale et le Inouvelnent aérien de l'oiseau, pour en faire une création imaginaire: le 1110uvelllent de l'aigle devient nuage, et l'abstraction est relnplacée par l'objet concret qui la symbolise, le trône; Inais ce trône-là apparaît sous la forme d'un participe passé, c'est-à-dire d'un trône passif qui n'existe que par le nuage qu'il qualifie, par l'Ünage même de l'Ünlnatérialité. Ce n'est plus l'Ï1nage écrite qui devient Ünaginaire Inais l'aigle vivant qui apparaît comme une création de l'imagination. La narratrice reforme un paysage qu'elle ne décrit pas, à travers le mouvement harn10nieux d'un aigle qui efface le Inonde qui l'entoure et devient le seul paysage représenté. C'est ce regard esthétique qui crée le tableau de l'aigle et Inétalnorphose l' anÎlnal en un sYlnbole de l'hanllonie du monde. L'Ünagination et la pensée se rejoignent au coeur du monde réel transformé en une image destinée à représenter son modèle, l'aigle réel, et le symbole qui se dessine dans le ciel pyrénéen. L'oiseau insère au coeur du paysage le monde littéraire qui le recrée en un tableau, tandis qlle, à l'opposé, les insectes l110ntrent le détail. 3. Le monde représentation

de l'infiniment du réel

petit

au

service

de

la

La fonction des insectes dans le paysage grandiose de la montagne n'est pas toujours la Inême. L'inforlnation peut être d'ordre pratique et traduire des réactions, COlnme l' agacelnent des trois voyageurs devant l'abondance de l110ustiques et de puces (RS, 54; 74). Les vers luisants qui s'ajoutent à ce tableau d'une nature "agressive" ne constituent qu'une information supplémentaire permettant de mieux visualiser un paysage, plutôt senti que vu dans cette approche qui oscille entre l'agacement et l'ironie. Mais les insectes et papillons ne sont guère Inentionnés à l'exception de ces moustiques, puces et vers luisants, de quelques sauterelles évoquées par Clifton-Paris (LP, 208), ainsi que d'une espèce rare de papillon qu'il identifie en joignant à sa description le nOIn scientifique et l'Îlnage visuelle: "The Apollo ( papilio, Doritis Apollo) is one of the n10st striking species that frequent the country, floating in the air like an autumnal leaf, and resembling a piece of fine gauze, ~Tith its ,,,hite stationary \\lings dotted \\'ith scarlet ocelli" (190-191)42. Du détail pratique 42 HL' Apollo (papilio) Doritis Apollo) est l'une des espèces les plus frappantes parmi celles qui fréquentent la région: ce papillon flotte dans l'air comme une feuille d'automne et ressen1ble à un 1110rCeau de fine gaze, avec ses ailes blanches immobiles tachetées d'ocelles écarl ates ".

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fourni par les trois voyageurs, on passe à la représentation scientifique. Les termes entomologiques encadrent les cOInparaisons littéraires. La réduction de l' iInage pennet de la recomposer. Cette réduction peut être d'ordre visuel ou sonore Illais aussi d'ordre narratif en prenant la forme de l'anecdote. 4. De l'inventaire

à l'anecdote

Le choix de l'anecdote au coeur du récit consti tue une réduction de la vision d'enseInble. L'anecdote dans le récit joue un peu le rôle de l'insecte dans le paysage. Elle est le détail emprunté au réel qui permet à l'image globale de se recoIllposer autour d'une note de vie. Cette évocation d'un fait particulier se double parfois d'un panorama de la vie anÏ1nale qui semble superposer le détail zoologique révélé par un inventaire précis de la faune du lieu et le Inoment d'une rencontre entre l'hoInIne et l'animal. L'écrivain retrouve dans le règne anÜnal les 1nots et les images. Vie humaine et vie animale s'interpénètrent dans une recomposition du paysage par les êtres vi vants qui l' habitent. Dans les Souvenirs d'un lnontagnard, Russell, qui transforme le paysage au fil d'une recréation totale des forInes, Russell dont l'in1agination reInodèle constan1Inent la roche, la glace, la neige et les nuages, voit le monde vivant, animal et végétal, dans sa réalité la plus siInple. Alors que l'ensemble du paysage est perçu avec un regard de visionnaire, les animaux et les végétaux sont identifiés par le regard de l'observateur. Il nous montre deux paysages vivants: le premier vit d'une vie cachée que sa vision nous révèle~ la vie du second est claire et la simple observation, la description des faits suffisent à nous la faire découvrir. Russell s'attache à montrer, sans ornements, toute la vie animale qu'il côtoie. La description d'une rencontre sous la forme d'une anecdote réduit nécessaireInent le paysage présenté puisque toute la vision est centrée sur un ou plusieurs animaux pris en particulier. Mais c'est cette réduction qui pennet la reconstruction d'une image globale. De même que la plupart des voyageurs, pour donner un tableau fidèle de la réali té des vallées pyrénéennes, utilisent des anecdotes relatant leurs rencontres hUInaines, de Inême Russell se sert de ses rencontres animales pour reconsti tuer la vie de la montagne. Il présente ainsi le monde animal du Vignemale: Quant au règne anilnal, depuis que je me suis fixé sur le Vignemale, et qu'on y trouve de quoi manger, il y a pris une certaine extension. Ce n'est plus un désert. Sans parler des isards, j'ai vu, tout au son1111etdu pic, un can1pagnol des neiges. lIne abeille m'a tenu compagnie quelque temps. J'ai vu des mouches ainsi qu'une araignée. Les vautours et les aigles me regardent, n1ais de loin. Les indolentes coccinellas (bêtes du bon Dieu) sont très communes. Enfin j'ai pu si bien apprivoiser trois chers petits pinsons, qu'ils ne me quittaient plus. Ils passaient tout

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leur temps à me faire les yeux doux, à sautiller sur le glacier, à s'y laver et à manger devant ma porte. Ils s'envolaient le soir sous un rocher voisin, et revenaient me dire bonjour au lever du soleil. C'étaient toujours les mêmes: je leur avais donné des noms et je me mis vraiment à les aimer. Ils n'avaient qu'un défaut, ils ne chantaient jamais. Ce n'était pas le cas de dire "gai comme un pinson". S'ils avaient eu un peu de voix, nous aurions pu organiser quelques trios, pour les grands jours de réceptions extraordinaires. Peut-être que le silence de la nature leur faisait peur...C'est contagieux (SM, 95).

A travers cette série d'observations, Russell fragmente le paysage animal dans une énumération précise de chacune des espèces présentées. Le regard lui-même est découpé en trois regards différents. D'abord, le regard du naturaliste montre des faits bruts. Il y a presque la sécheresse du discours scientifique, ce qui frappe d'autant plus le lecteur de ce disciple de Chateaubriand. Des phrases courtes et des expressions verbales simples marquent une rupture dans l'élan poétique qui participe généralement de sa présentation de la montagne. Ce n'est pas un hasard si cette rupture dans le style se rattache au monde animal. En faisant une incursion dans le regard de l'observateur qu'il est, au lieu de montrer le paysage extérieur qui l'entoure, Russell indique une façon de regarder le paysage; d'où l'importance du champ lexical de la vision. Cette notion est renforcée par l'utilisation de termes scientifiques ("le règne animal"), d'un nom latin accompagné du nom populaire d'un insecte ("coccinellas" et "bêtes du bon Dieu"), comme s'il s'agissait d'un répertoire inclus dans un livre de zoologie. Cependant Russell, l'observateur précis, reste l'écrivain, et au regard sec et minutieux du scientifique, est superposé très vite un regard plus fantaisiste. Il se manifeste d'abord dans l'observation réciproque, le croisement du regard humain et du regard animal. L'expression "j'ai vu" introduit cette faune variée; le sujet est l'observateur humain, mais c'est le regard animal qui clôt l'énumération. Russell voit plusieurs bêtes, mais il est regardé par les aigles et les vautours. L'oeil intervient encore dans la présentation des pinsons, mais cette fois, il ne s'agit plus d'un regard d'observateur uniquement, mais d'un regard plus subjectif, puisque ces oiseaux "passaient tout leur temps à (lui) faire les yeux doux". C'est cette vision anecdotique de l'animal qui transforme le récit. Le changement dans le regard animal entraîne le changement de ton du récit. De la même façon qu'il est passé des rapaces observateurs aux pinsons attendris, Russell change de ton et nous montre des animaux, non plus sous l'angle objectif du naturaliste, mais dans le regard subjectif du montagnard solitaire trouvant dans ces oiseaux une présence vivante et amie. La description est toujours précise, mais ce ne sont plus des êtres appartenant seulement au "règne

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animal" qui nous sont présentés; ce sont des êtres vivants. Ce n'est plus leur nom qui importe, c'est chacun de leurs gestes, ce sont leurs habitudes, leur contact avec cet autre être vivant qu'ils ont rencontré. Et de la description de la vie quotidienne de trois petits oiseaux, le ton glisse tout naturellement vers l'humour, par associations d'idées. Leur "défaut" qui se révèle être le silence, lui rappelle une expression familière qui les prend pour modèle: "gai comme un pinson". Par un jeu de langue, il oublie la description précise des animaux pour passer à une phrase humoristique dont les trois pinsons deviennent le support. Suivant le cheminement inverse de Lewis Carroll qui crée des images et construit des personnages animaux à partir d'expressions populaires (comme le "Cheshire cat"), qui fait du langage une image, Russell retrouve l'expression populaire à travers l'image de l'oiseau. Il retrouve par la négative le langage populaire des hommes dans l'absence de langage de ces trois oiseaux. Leur absence de chant lui rappelle une expression de la langue française qui le reconduit vers le chant, donc vers la musique. Mais il rejette aussitôt ce ton pour revenir au silence, ou plutôt à une explication de ce silence, à la notion de peur devant la montagne silencieuse qui ne fait que rapprocher davantage ces oiseaux isolés et la scène d'où ils sont issus. D'animal en animal, bâtissant le texte sur le silence, Russell opère un glissement de la zoologie à la littérature. La zoologie lui montre le détail, une coccinelle ou un oiseau, que l'oeil de l'écrivain inclut dans le paysage pour en faire l'image de la montagne. L'inventaire de la faune fournit les mots dans lesquels le regard du poète retrouve les images d'un moment. L'anecdote animale devient le lien entre le regard objectif et le regard subjectif. Elle apporte une rupture dans le déroulement du récit, rupture qui va permettre à l'image de se reconstituer, non plus par rapport à l'oeil de l'observateur seul mais par rapport à la montagne tout entière. Sans cesse présent, l'observateur découvre la vie à laquelle il s'attache de telle façon que son regard ne peut conserver seulement l'objectivité du scientifique. Ces oiseaux qu'il présente d'abord comme une petite partie du monde animal qui gravite autour de lui, deviennent ses compagnons. Et, à plusieurs reprises dans les Souvenirs, on retrouvera les petits pinsons. Une fois la présentation objective faite, c'est à travers une relation affective que Russell montre le monde animal. Apercevant un oiseau, il écrit: "M'avait-il vu l'année dernière? Se souvenait-il de moi? Me reconnaîtra-il l'année prochaine?" (SM, 81). A travers ces questions, s'établit une relation affective qui, d'un bout à l'autre de ses voyages pyrénéens, le lie aux animaux. Il donne à l'oiseau les mêmes vertus qu'à l'être humain: le don de 154

l'observation, la mémoire, la capacité de reconnaître un compagnon de voyage. L'humanisation de l'animal est ici d'ordre affectif. Les événements démontrent au montagnard que ces interrogations purement sentimentales rejoignent la réalité objective. Lors de son retour au Vignemale, il retrouve l'un des oiseaux qu'il espérait revoir et dont il parlait en ces termes: "Si j(e) remonte encore (au Vignemale), puissé-je y retrouver des nuits pures, silencieuses et dorées, la poésie et la blancheur des aurores sibériennes, et le petit oiseau qui m'a fait battre le coeur" (88). L'oiseau fait partie de son univers de sérénité et de poésie, mais par cette référence aux battements de son coeur, il le place dans le cadre subjectif auquel la vision objective l'a conduit et c'est par l'introduction de l'élément affectif qu'il recrée l'atmosphère des montagnes. 5. L'animal

sauvage,

lien entre

réel et imaginaire

L'animal sauvage tient une place privilégiée dans certains paysages peints, notamment quand il s'agit d'images inventées. Les animaux parfois semblent générer le paysage d'où ils surgissent et qui n'est qu'un reflet de l'imagination de l'artiste lorsqu'il est composé autour de la présence d'une figure animale qui est restée invisible à ses yeux. Il y a dans la perception de l'animal sauvage et de l'ours en particulier ce mélange d'imagination et de vision réelle qui rejoint toutes les croyances et les superstitions. L'ours réel qui s'attaque aux troupeaux ou sauve une jeune femme perdue dans la montagne se mêle dans l'imaginaire collectif à toute une mythologie qui en fait le centre d'une imagerie mythique que l'on retrouve dans de nombreux pays43 . Dans une gravure sur bois de Clifton-Paris, une image montrant un ours au clair de lune révèle un paysage engendré par l'image que l'auteur se fait de l'ours et qui montre le lien que l'animal peut créer entre la réalité 43 L'ours est symbole de la perpétuation de la vie dans de nombreuses civilisations et il est parfois considéré comme l'ancêtre de l'espèce humaine: les anciens Finnois, les Indiens Tlingit, Kwakiutl, Nutka, les Algonquins, les Koriaks en Sibérie, les Aïnous de l'île Hokhaïdo au Japon, perpétuent des rites où l'ours est présent dans des cérémonies d'initiation; en langue aïnou, l'ours est désigné par un terme qui signifie "être supérieur qui vit au milieu des montagnes", (Dictionnaire des Symboles, p. 716-717, et L'Univers du Vivant, n09, avril 1986). La notion de supériorité de l'ours se retrouve dans les langues celtes: le mot qui signifie "l'ours", l'irlandais art, le gallois arth et le breton arzh, issus de la racine commune artos, se retrouve dans le nom du roi Arthur (Artoris). Il est là le symbole de la classe guerrière. Et la présence, lexicale et mythique, de l'ours dans l'espace cosmique avec les constellations polaires de la Grande Ourse et de la Petite Ourse (ce que l'on retrouve dans la légende kiowa de l'enfant métamorphosé en ours dont les sept soeurs sont emportées dans le ciel pour former la Grande Ourse), prolonge le rôle primordial de l'ours dans l'imaginaire collectif et le lien universel qu'il trace entre le monde réel et l'imagination humaine.

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naturelle et l'imagination de celui qui la perçoit (ill. 10). Cette image romantique est d'autant plus surprenante que le romantisme n'est pas un élément très perceptible dans l'oeuvre de ce rationaliste. L'image coupe la référence écrite à un événement réel mais non montré en incluant dans le texte l'image graphique d'un ours romantique et irréel mais visualisé (LP, 286). L'image illustre dans le texte le récit du meurtre d'un Français dont le souvenir est perpétué au Port de Castanèze par une croix. La représentation que fait Clifton-Paris de cette histoire est triple. Il y a d'abord la présentation d'un paysage typiquement romantique: The view from the Port de Castanèze is particularly dreary; not a shrub or tree of any kind relieves the vast expanse of green or rocky mountains, whose grim chasms and falls of black earth might be imagined the abode of evil genii; and as we looked around I am sure we should not have felt surprised had we, like Aladin in the Arabian tale, discovered some mystical entrance to conduct us to a store of mineral treasures. Apropos to our encountering such fierce-looking shepherds on this dreary spot, I must tell you that there is placed within the port a rude cross surrounded by a few scattered stones, that marks the last resting-place of an unfortunate Frenchman who was treacherously murdered here two years ago"(285-286)44.

S'intercale entre la présentation textuelle du paysage et l'histoire de cet homme que lui raconte le guide Alzaro, l'image de la croix dans le port. Celle-ci coupe totalement le texte, partagé entre une description romantique et imagée où le côté réellement effrayant du paysage ("dreary", "grim chasms", "dreary spot") est contrebalancé par les références au monde de l'imagination ("evil genii" , "Aladin"): un uni vers imaginaire mêlant fantastique et merveilleux pour conduire à une ouverture mystérieuse et cachée ("mystical entrance") débouchant sur le monde minéral lumineux et coloré des pierres précieuses des Mille et une nuits. La référence à ces pierres imaginaires est à son tour coupée par un mot français qui fait glisser le récit vers le monde réel de l'événement historique tragique. Le narrateur revient au paysage sinistre que représente l'adjectif "dreary" repris dans le texte; et le mot, à travers l'insistance que constitue sa répétition, semble recouvrir étymologiquement le paysage naturel du sang de la victime 44 "La vue que l'on a du Port de Castanèze est particulièrement lugubre: pas un arbuste ni un arbre pour égayer cette vaste étendue de montagnes vertes ou rocheuses dont les gouffres menaçants et les cascades de terre noire pourraient apparaître à l'imagination comme la demeure de génies du mal; et tandis que nous regardions autour de nous, je suis sûr que nous n'aurions pas été surpris si nous avions découvert, comme Aladin dans le conte des Mille et une nuits, quelque entrée mystérieuse nous conduisant jusqu'à un monticule de trésors minéraux. A propos de notre rencontre avec de tels bergers à l'air féroce dans cet endroit lugubre, je dois vous dire que, à l'intérieur du port, se trouve une croix rudimentaire entourée de quelques pierres éparses, qui indique la dernière demeure d'un infortuné Français qui fut traîtreusement assassiné ici il Y a deux ans".

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10 - Thomas CLIFTON-PARIS Vue du Port de Castanèze Gravure sur bois extraite de Letters from the Pyrenees..., 1843, p. 286. Collection particulière.

évoquée par le texte45 . L'étymologie, le sens caché et originel du mot, crée la visualisation de l'image. Les pierres précieuses s'effacent de ce paysage-là pour laisser la place à quelques pierres disséminées qui entourent une croix. Le glissement des "trésors minéraux" issus des contes aux pierres tombales d'une tragédie réelle s'interrompt à son tour par le passage du texte à l'image où entre en scène un ours. Le paysage représenté ici montre au premier plan la croix, objet du récit qui va suivre; elle apparaît dans un paysage de sommets déchiquetés à la manière romantique, penchés vers des nuages qui dissimulent en partie une lune qui donne à la scène son éclairage romantique. Dans l'axe de la lune mais près de la croix, se trouve un ours, totalement absent du texte. Il apparaît comme l'élément animal sauvage et terrifiant indispensable au paysage nocturne d'une montagne dont l'image traditionnellement adoptée est faite de terreur et de beauté, deux éléments contenus dans le rocher déchiqueté à la lumière de la lune. Cette image est d'autant plus marquante que Clifton-Paris est un dessinateur fidèle à la réalité des lieux et que cette image romantique que lui suggère la tragédie évoquée dans le compte rendu simple qui suit, apparaît comme un écart de style qui semble montrer l'intention de l'auteur de faire reconnaître le mode de représentation d'une époque plus que l'image d'un lieu. Le paysage réel s'estompe dans ce clair de lune, au profit d'un paysage codé. C'est la présence inopinée de l'ours qui semble fournir la clé de ce code. Cet ours en image et irréel semble être un écho à l'ours réel du texte écrit qui apparaît dans la région de Cauterets (LP, 129-130). Le nom du lieu, le "Pas-del'Ours", pennet au voyageur d'évoquer la légende sur le ton du conte: Once upon a time, says the legend, there lived a methodical old bear in the forest above, who was wont when pinched by hunger to descend from his fastness, to step leisurely across the cascade, and having selected a luckless sheep from the flock that might be grazing there, to walk as deliberately back to his den46 .

Puis ce qui a été présenté comme la légende est interrompu par un narrateur à l'esprit positif, qui entre dans le texte de la légende à travers le paysage, en changeant la langue du nom de lieu, qui devient "the Step of the Bear". Le changement de langue indique le changement de point de vue et le 45 L'étymologie de "dreary", issu du vieil anglais "dreorig"("sanglant"), et de "dreor", ("le sang qui coule") (voir The Concise Oxford Dictionary of Word Origins, in The Oxford Library of Words and Phrases, Guild Publishing London, Oxford University Press, 1986, vol. III), était certainement présente à l'esprit de cet universitaire à la culture immense. 46 "Il était une fois, dit la légende, un vieil ours méthodique qui vivait dans la forêt au-dessus et qui avait coutume, lorsqu'il était tenaillé par la faim, de descendre de son repaire, de traverser la cascade d'un pas tranquille et, après avoir choisi un malheureux mouton dans le troupeau qui paissait éventuellement là, de retourner d'un pas aussi posé dans son antre".

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retour à une réalité qui va jouer par le langage sur les faits rapportés par la légende: "The Step of the Bear is some twenty feet across, so Bruin must have been a wonderful beast, a fit inhabitant of this colossal region, which might well be fancied the abode of giants of "mighty bone and bold empire"47 . L'auteur emprunte à la légende son langage pour restituer, sur le ton de l'ironie, l'histoire du Pas-de-l'Ours dans la réalité. Cette réalité se précise comme une fiche technique de l'ours augmentée d'un commentaire sur son extermination: "Throughout the wild mountains of the Pyrenees, this animal reigns supreme, although of late years, it has become scarce from the extermination war that is waged against it" (130)48 . Suit une allusion aux battues à l'ours, battues semblables à celle qui est évoquée dans Ie roman de Grattan, Caribert, the Bear Hunter, et Ie voyageur termine sur une anecdote racontée par le guide des Eaux-Bonnes qui l'accompagne et lui relate comment un muletier espagnol franchissant la frontière au Port de Vénasque avait été attaqué par un ours et comment il avait tué l'animal au couteau. Le récit de Clifton-Paris se découpe: c'est la toponymie qui déclenche la référence au monde animal. La réalité la plus sèche, un nom, fait glisser le texte vers la légende, rejetée sur le ton de l'ironie pour être remplacée par l'image de la relation de force entre l'homme et l'ours. L'auteur signale au passage la raréfaction de l'espèce, en scientifique consciencieux. On est loin du "il était une fois" de départ, relayé dans la dernière partie de cette image écrite de l'ours par: "mon guide m'a raconté" . De la légende au récit oral du guide, le texte écrit fonde l'image de l'ours sur l'oralité qui est le principal élément de connaissance de l'animal pour le voyageur. L'image complète de l'ours apparaîtra cent pages plus loin avec un ours imaginé qui illustre cependant l'image dans le texte de l'ours réel présenté ici. Le monde réel de la nature et le paysage imaginé se rejoignent dans cette figure d'un ours penché sur une croix au clair de lune, qui fait écho à un événement réel dont un ours véritable a été le centre. Et Clifton-Paris semble profiter de cette présence imaginaire d'un ours pour rester un moment dans le monde animal en donnant une fiche signalétique du loup:

47 "Le Pas de ['Ours a quelque six mètres de large, aussi, Bruine a dû être une bête merveilleuse, un habitant approprié de cette région colossale, que l'on aurait bien pu imaginer être la demeure de géants "à l'ossature puissante et à l'empire vigoureux".

48 "Dans toutes les montagnes sauvages des Pyrénées, cet animal règne avec suprématie, bien que, ces dernières années, il soit devenu rare en raison de la guerre d'extermination est menée contre lui".

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qui

Besides the bear, the wolf and izard inhabit these mountains. The former is the Lupus Lycaon, the black wolf or lobo of Spain: it is stronger in the limbs and shoulders than the common species - and is generally found in rocky and elevated ranges. They are exceedingly shy and ferocious, and formerly frequented in vast numbers the passes of the Pyrenees, where they have been seen bounding from bush to bush by the side of a string of mules, watching an opportunity to select a victim ( 131 )49 .

Cet animal qui surgit dans l'anecdote de l'ours, semble projeté hors d'un manuel de zoologie. Le ton, le singulier générique, le passif et l'adverbe "generally" font de son image le croquis d'un individu d'une espèce. A cela s'ajoute sa fragmentation linguistique: le nom général, le nom scientifique latin, le nom populaire anglais, à l'intention du lecteur, de celui qui appartient à l'espace de la page par l'intermédiaire de l'espace de la lecture, le destinataire, et le nom populaire espagnol, qui se réfère à celui qui appartient à l'espace naturel d'origine. Tout est là: la description morphologique du loup et son biotope. Puis la science bascule vers un autre ton avec un passage du singulier générique au pluriel, qui s'accompagne de références subjectives puisqu'elles concernent le caractère de l'animal. Pour bien marquer le changement de registre, l'auteur ajoute à cette nouvelle image une image sonore, avec des allitérations qui font écho à la description. Clifton- Paris fragmente le paysage animal dans l'écriture pour le montrer dans sa totalité. L'animal donne au texte son unité parce qu'il devient, ainsi isolé dans le paysage, le reflet de la perception qu'en a l'auteur, un reflet fait de souvenirs personnels, de parcelles d'histoire locale, d'informations scientifiques et d'imagination. L'ours retrouvé dans la mémoire du guide et l'ours peint devant la croix au Port de Castanèze sont tous deux invisibles dans l'espace réellement parcouru par le voyageur; c'est son imagination qui rend Ie souvenir et l'image de l'ours visibles; c'est l'imagination de l' artiste qui rend la réalité pyrénéenne visible, qui recrée par l'image le paysage qu'il a perçu dans le monde de la parole. De la littérature de fiction à la littérature de voyage, apparaît l'animal sauvage: celui, issu de la réalité, qui est reproduit dans une image scientifique au coeur d'un texte précis mais aussi l'animal issu des croyances populaires ou des références culturelles qui se rejoignent dans l'image double de l'ours que donne l'auteur d'un récit de voyage comme Clifton49 "Outre l'ours, le loup et l'isard sont les habitants de ces montagnes. Le premier est le Lupus Lycaon, le loup noir ou lobo en Espagne; il est plus fort des membres et des épaules que l'espèce commune, et on le trouve généralement dans les chaînes rocheuses et élevées. Ces loups sont excessivement sauvages et féroces et ils fréquentaient autrefois en très grand nombre les cols des Pyrénées, où on les a vus bondir d'un buisson à l'autre à côté d'une file de mulets, guettant l'occasion de choisir une victime".

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Paris. Là où Erskine Murray cOInpare deux formes de chasse, où Victor Brooke et Ed\\'ard North Buxton évoquent leur "sport", CIifton- Paris parle, en scientifique, de la raréfaction d'une espèce et Grattan décrit, en poète et en satiriste à la fois, la triste fin d'un être vivant à l'attitude humaine abattu par des êtres humains au regard sauvage50 : le paysage est le Inêlne 11lais le regard change. Le point de vue de l'écrivain non chasseur, comme CIiftonParis, ou chasseur d'occasion, comme Grattan ne peut être le même que celui du chasseur, COlnme Murray, Brooke ou Buxton. L'expérience vécue guide le regard: l'image de l'animal-cible donne aux textes des chasseurs leur réalité, tandis que les textes des écrivains qui ne pratiquaient pas la chasse "sporti ve" sont colorés de leur expérience littéraire. L' anitnal, con1pIice ou in1age, trouve dans l'écriture une place prépondérante qui lui permet de recréer le paysage pyrénéen dans sa réalité, grâce à l'imagination de l'artiste. C'est la silhouette précise de l'animal sauvage qui crée l'atmosphère des montagnes, à l'image de cet ours pensif devant la croix du Port de Castanèze. Mais pour les voyageurs des plaines, la création d'une atmosphère ne peut passer par le détail zoologique et la vision affective d'une vie sauvage qu'ils ne rencontrent pas. C'est donc l'anÜnal domestique qui leur permettra de recréer l'image de la vie de la montagne telle qu'ils la perçoi vent. 6. Le rôle de l'animal domestique: création d'une atmosphère et humour Dans l'iconographie britannique sur les Pyrénées, l'animal tient une place moindre que celle qu'il tient dans la Iittérature. Certains peintres ou dessinateurs suppriment l'image animale de leurs représentations. Il est des artistes chez qui l'animal domestique même disparaît du paysage dont il est pourtant un élément essentiel. Sur les trente représentations de costumes pyrénéens par Johnston et Harding, seul apparaît un chien près d'une paysanne ariégeoise. Et sur les vingt-quatre aquatintes de Hardy, on ne peut distinguer qu'un mulet sur le pont du Gave de Betharram. Dans ce cas, l'absence animale peut être attribuée au genre choisi, la miniature. La petite dimension de l'image oblige le peintre à élitniner certains détails de la représentations. L'absence de l'animal domestique participe à la création in1pressionniste d'une at1nosphère. Ce que veut montrer l'artiste, c'est un 50 Joseph Duloum consacre une partie de son ouvrage, Les Anglais dans les Pyrénées et les débuts du tourisme pyrénéen,( 1739-1896) aux oeuvres de fiction et poèmes ayant pour cadre les Pyrénées, et l'analyse du paysage pyrénéen dans la fiction et la poésie est développée dans le quatriènle chapitre de notre thèse.

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paysage dont il cherche à représenter toutes les variations, tant sur le plan de la lumière que des couleurs. Le pinceau du peintre tente de s'approcher de ce que voit son oeil, une image à ce point mouvante que l'image perçue disparaît au fur et à mesure que l'image représentée se crée: "Regarde la lumière et admire la beauté. Ce que tu as vu n'est plus. Ce que tu verras n'est pas encore", disait Léonard de Vinci. L'art du peintre consiste à présenter au spectateur un paysage qu'il rend visible tandis que son propre regard en capte tous les éléments au fur et à mesure qu'ils deviennent invisibles ou se métamorphosent. Pour celui qui veut peindre cette atmosphère changeante, ce monde fluide et impalpable, l'animal domestique constitue un fragment de vie quotidienne qui apparaît au contraire comme l'image de la stabilité, de la continuité: l'élément pastoral constitue le lien entre tous les temps et n'est donc pas l'image la mieux adaptée à cette représentation d'un temps en mouvement perpétuel qui donne au paysage ses couleurs et le transforme de minute en minute. C'est ce choix que fait Hardy dans ses représentations de Pyrénées d'où l'animal est absent mais où l'atmosphère des montagnes est rendue par les multiples couleurs que lui donne le soleil dans sa course. Le choix pictural du coloriste trouve sa correspondance dans le texte. De sa première vision des Pyrénées, Hardy écrit: What a superb scene! the whole mid landscape in a deep sombre tint, fleecy clouds skirting the apparent horizon, about which broke the glittering pinnacles of the snow-capped mountains, their eastern sides, of a rosy tinge, showing out most forcibly by their violet shadows (PDT, 9-10)51 .

Ce texte éclaire l'intention du peintre paysagiste et explique l'absence quasi totale du détail et l'élimination de la présence animale. Le texte de Hardy est essentiellement pictural; et le vocabulaire choisi définit l'esprit de l'image. Le terme "scene" est relayé par l'objet de la perception, le paysage ("landscape") qui, à travers une succession d'éléments exclusivement picturaux, débouche sur la représentation: l'affirmation sèche de la présence d'une planche et surtout cette information essentielle, à savoir qu'il présente "une petite esquisse de l'effet produit". De la scène, le voyageur est passé à l'effet produit par le paysage qu'il a sous les yeux. Les formes disparaissent du texte pour laisser la place à une impression faite de couleurs, d'ombre et de lumière. Le monde animal ne peut être présent dans une telle image car la vue du détail contredirait la vision impressionniste. L'absence animale, chez 51 "Quelle vue superbe! toute une moitié du paysage était d'une teinte sombre et profonde, des nuages floconneux longeaient I'horizon apparent, autour duquel se brisaient les pinnacles étincelants des montagnes couronnées de neige, dont les versants orientaux, d'une teinte rosée, soulignés par leurs ombres violettes, se détachaient avec une force particulière".

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Hardy, participe d'une volonté esthétique. Ce paysage animal qui résume une grande partie de la vie montagnarde ne semble pas s'accorder avec le code romantique tel qu'il apparaît dans l'art de la miniature. En revanche, les scènes pastorales constituent un premier plan privilégié pour nombre de peintres romantiques, qui insistent moins que Hardy sur les jeux naturels de l'atmosphère et préfèrent traduire l'ambiance de la vie montagnarde et non plus seulement l'atmosphère de la nature alpine. La présence des troupeaux révèle la différence qu'il y a entre la représentation de la vie de la montagne et celle de la vie à la montagne. L'animal domestique introduit la présence humaine au coeur de la nature: les deux personnages présents dans l'aquatinte de Hardy ne sont que des spectateurs éphémères, comme la lumière, extérieurs à la montagne qui les entoure alors que les bergers et les troupeaux sont une partie de la montagne, comme l'a si bien senti Victor Hugo faisant du lieu géologique "le pâtre promontoire" . Le paysage réel est retrouvé dans la représentation des scènes pastorales, qui ont toujours été importantes dans la représentation de la nature. Des textes de Virgile aux tableaux du XVIIIe siècle représentant des paysages animés par la présence de troupeaux, les écrivains, les artistes ont fait du pastoralisme une image esthétique privilégiée. Dans la représentation des Pyrénées par les Britanniques, les troupeaux acquièrent parfois une valeur différente. Il n'y a pas seulement l'image paisible suggérée par la scène pastorale. Il s' y ajoute, dans les textes surtout, un jeu sur le mouvement traduisant la réalité de la montagne qui se retrouve dans le mouvement des troupeaux. Thomas Allom utilise fréquemment les scènes pastorales. Il peint le détail de cette vie rurale faite essentiellement d'élevage, en incluant au premier plan de ses gravures des scènes pastorales ou des images de l'animal dans la vie quotidienne. Il montre l'animal là où il se trouve: des chiens dans une auberge, un cheval et des chiens de chasse dans la vallée d' 00, un troupeau de moutons et un chien de bergers au pont de Sia. En règle générale, les troupeaux qui apparaissent dans l'iconographie britannique des Pyrénées se détachent sur un paysage sauvage pour créer l'image d'une vie quotidienne paisible et animée, locale et universelle, représentée tant dans le texte que dans l'image, mais avec des variantes. Les albums et les vues isolées représentent pour la plupart des animaux statiques: les chèvres de Barnard ou les moutons d'Allom près du Pont de Sia, les moutons d'Oliver qui paissent tandis que des vaches boivent dans le gave près du château de Coarraze, les chèvres de Marianne Colston près de la cascade de Cerizet, les 163

attelages d'Oliver, de Lady Chatterton ou d'Allom, sont vus dans une activité diurne qui demande une immobilité nécessaire au dessin. Ceux qui paissent ou boivent sont vus dans une attitude statique qui apparaît dans la représentation; ceux qui font partie d'un attelage, même s'ils sont vus en mouvement, sont représentés à l'arrêt. C'est la technique de la représentation qui semble engendrer l'attitude des animaux et non l'inverse. Le texte, en revanche, en les isolant du reste du paysage, donne un mouvement à la fois à l'image qu'ils représentent et à l'écriture. Peu décrits en règle générale, ils ont une valeur particulière dès qu'ils sont vus dans le détail. Henry Blackburn évoque ainsi la réaction des êtres vivants à l'approche de l'orage: The women left the fields, the men their work in the forests, the birds were silent, the dogs disappeared, the cattle of their own accord drew away to shelter, higher up in the valley, and even the pigs (who sleep in companies by the roadside) roused themselves for once and shuffled home. Down the narrow street of the little village, a herd of goats are hustling and struggling, under the heels of a sullen grey pony, who, with hi s forefeet planted firmly in the ground, and his mane and tail spread out by the wind, stands immoveable, without a purpose apparently but destruction (P, 147)52 .

A travers la discrimination de chaque être vivant, se dessine une image dont la principale caractéristique est le mouvement: celui de tous les animaux qui vont s'abriter, des porcs qui se lèvent, des chèvres qui descendent la rue du village; tous ces mouvements précipités s'opposent à l'immobilité absolue d'un animal, ce poney qui clôt la scène animalière en interrompant brusquement le mouvement général. Celui-ci est rendu par la structure même de la phrase: les propositions courtes juxtaposées indiquant la précipitation du monde vivant sont interrompues par une longue phrase au mouvement ample qui, humoristiquement, traduit l'immobilité soudaine de l'un de ces animaux. Le changement est renforcé par le passage du passé au présent, qui fait glisser la scène de la narration à l'observation. Et lorsqu'un troupeau est évoqué dans un texte, c'est souvent une image comique qui en est donnée. La vision humoristique va animer l'image et recréer l'atmosphère pastorale. Une des principales originalités de la vision qu'ont ces voyageurs britanniques des Pyrénées réside dans la perception humoristique du 52 "Les femmes quittaient les champs, les hommes laissaient leur travail dans les forêts, les oiseaux étaient muets, les chiens disparaissaient, les troupeaux partaient s'abriter de leur propre chef, plus haut dans la vallée, et même les porcs (qui dorment en groupes près du bord de la route) s'activaient pour une fois et rentraient d'un pas traînant. Le long de l'étroite rue du petit village, un troupeau de chèvres se bouscule et lutte sous le joug d'un poney gris maussade qui, les pattes avant fermement plantées dans le sol, la crinière et la queue agitées par le vent, se tient inébranlable, sans avoir apparemment d'autre but que de détruire". 164

troupeau. Là où la plupart des peintres et des poètes donnent du troupeau une image arcadienne ou romantique, font de la scène pastorale une représentation éthérée qui semble se détacher de la réalité rurale, certains voyageurs britanniques portent sur le troupeau un regard malicieux par lequel ils restituent l'atmosphère pastorale réelle. Voici comment Frederic W. Vaux décrit une rencontre avec un troupeau près de Gèdre: the animals having ascertained that the boy had some bread in his pocket, from his having bestowed a morsel upon one of the number, a general rush of the whole flock was made to obtain a similar indulgence. Not content with surrounding poor Corydon, they leapt upon his shoulders and rubbed their noses against him in all directions (RPVS, 48)53 .

Ce passage, qui succède à une vision des troupeaux comme une "scène vraiment arcadienne", prend toute sa saveur humoristique dans le mélange du genre pastoral, avec la référence moqueuse au berger des Bucoliques, et de la représentation d'une mêlée générale ayant pour centre précisément le berger désigné par son nom mythique. Les verbes et substantifs de mouvement et les références à la totalité désignent humoristiquement le berger comme la victime du troupeau. L'animation rendue par la représentation de ce spectacle comique, loin de fausser l'image réelle, restitue la vie du lieu dans ce qu'elle a de pittoresque et d'authentique à la fois. On retrouve ce type de scène dans les Souvenirs d'un montagnard où Russell choisit la métaphore militaire et présente sa rencontre sur les pentes du Cotiella avec un troupeau de moutons sur le mode héroï-comique: ils hâtaient le pas en me prenant pour centre de leurs opérations. J'allais être investi (...). Ils tramaient un complot, et ils étaient maintenant en pleine insurrection. Ils allaient me charger...Leurs huit mille yeux jetaient des flammes. "Echappez-vous !" me criaient les bergers. Mais mon honneur, ma dignité m'obligeaient de rester, je levai pompeusement le bras droit, comme la statue d'un conquérant. Alors le calme se rétablit, et le silence se fit dans ces quatre mille poitrines, comme si j'allais prendre la parole. Mais un discours sans sel ne valant rien, je n'en fis pas, car les bergers m'apprirent qu'il ne fallait qu'un peu de sel pour calmer ces brebis irritées, qui n'en avaient pas eu depuis quinze jours, et qui s'imaginaient qu'un illustre visiteur était venu leur en porter (SM, 358).

Russell choisit aussi le mélange des genres mais il n'y a rien de pastoral dans sa peinture sinon les personnages, bergers et brebis. Le troupeau est d'abord présenté dans une image en partie militaire, en partie 53 "les animaux ayant vérifié que le garçon avait du pain dans sa poche, puisqu'il avait offert un morceau à l'un d'eux, tout le troupeau se précipita comme un seul homme afin d'obtenir une semblable gâterie. Non content d'entourer le pauvre Corydon, ils sautaient sur ses épaules et frottaient leur museau contre lui de toutes parts". 165

politique, qui, par contamination, va se projeter sur un Russell héroïque qui arrête l'insurrection en se métamorphosant en statue avant même d'avoir accompli son exploit. Le conquérant est prêt à prendre la parole devant la foule des moutons; l'image humaine qui peint le troupeau est superposée au monde animal qui devient son image ironique. Mais la statue vivante ne parle pas autrement que dans le texte, ce qui lui permet, par un jeu de mots, de passer de la scène comique à la peinture de la réalité à travers le double sens de l'expression "sans sel". L'absence du discours "sans sel" de l'homme politique fait glisser le sel des propos vers le chlorure de sodium bien réel; et le texte devient très réaliste avec la seconde entrée en scène de bergers dont le cri, inclus dans le premier mouvement, n'avait rien changé à la scène mais au contraire l'avait stimulée, tandis que leurs propos rapportés redonnent à l'image sa réalité, tout en lui conservant, à travers l'illusion des moutons, sa touche d'humour. Russell qui, devant le troupeau, est passé successivement du rôle d'ennemi à celui de combattant à l'honneur menacé, puis à celui de statue et de conquérant tout à la fois, devient l'illustre visiteur dans l'image qu'ont de lui les brebis. L'humour de la scène vient de ce que tout est décrit à travers la perception imaginaire des moutons, qu'il traduit en un texte contrastant avec la scène pastorale paisible classique, puisqu'il naît à travers l'image d'une scène de guerre. Il y a donc comme un écho entre le morcellement d'un paysage qui isole non plus un animal mais un groupe d'animaux (eux-mêmes morcelés puisque Russell ne parle pas de quatre mille brebis mais de "huit mille yeux" et "quatre mille poitrines") et la multiplicité d'un texte composé d'images qui, en se succédant ou en s'opposant, vont donner au lecteur la représentation de la réalité. C'est une caractéristique du regard britannique sur la réalité pyrénéenne: l'humour tient une grande place dans nombre de tableaux auxquels il donne une vie intense, et l'animal est souvent le centre de cette vision humoristique de l'univers rural. Dans ce monde où l'animal domestique joue un rôle essentiel dans la vie de l'homme, le voyageur voit un paysage en mouvement, et son regard est guidé très souvent par les pas de l'animal. Si les troupeaux font partie du paysage regardé, les chevaux, mulets et ânes sont des créatures essentielles dans le paysage traversé. Et si ces animaux sont plus fréquemment mentionnés que les animaux sauvages, c' est peut-être parce qu'ils font partie intégrante du voyage. Le lien entre l'homme et l'animal apparaît dans la traversée d'un paysage et le déplacement du regard offerts par l'animal qui se trouve au coeur du voyage.

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Si le Voyage avec un Ane dans les Cévennes de Stevenson ne trouve pas d'équivalent dans les Pyrénées, le mulet, l'âne et les diverses montures sont loin d'être négligés par ceux qui les montent. Ils apparaissent dans la plupart des représentations iconographiques au même titre que les troupeaux; ils sont la part de vie quotidienne que le voyageur croise ou utilise régulièrement dans la nature pyrénéenne. Le comportement animal devient l'image d'un échange. Les scènes pastorales sont fréquentes dans l'image des villages et de leurs alentours, mais le mulet, ayant une relation plus étroite avec le voyageur, bénéficie, surtout dans la littérature, d'un traitement descriptif de faveur. Essentiel dans la vie pyrénéenne quotidienne et même dans l'histoire, son rôle prend un caractère symbolique; et il a même une place de premier plan dans le titre d'un ouvrage anglais écrit après la seconde guerre mondiale et où son rôle est expliqué dès l'introduction. Stowers Johnson écrit dans le récit intitulé Mountains and no Mules: The mountains are there still and so are the mules - the mules that have been toiling with merchandise so much more profitable than tourists, and now, still with their secret memories of carrying odd Germans into Spain, have once again obstinately turned to re-Iearn the task of taking tired pleasure-seekers through the passes (MM, 7)54 .

Ce rôle tour à tour alimentaire, touristique et politique n'apparaît pourtant pas directement dans la littérature britannique du XIXe siècle où le mulet est perçu essentiellement en fonction des sensations qu'il provoque chez celui qui le monte. Bien sûr, dans sa présence apparaît sa fonction capitale dans la vie de la montagne. Mais le voyageur s'attache davantage à montrer quelle a été sa perception du voyage à travers les mouvements du mulet qu'à le représenter dans son cadre premier, au coeur de la vie quotidienne. Des voyageurs peuvent avoir une vision très différente de ces animaux; mais dans tous les cas, celle-ci est guidée par les sensations éprouvées lors du voyage. Ainsi, deux réactions opposées se font jour dans le récit de Mrs Boddington et dans celui des trois voyageurs anonymes. L'une semble faire une confiance absolue au mulet, tandis que les autres trouvent cet animal si audacieux que cela provoque dans leur récit un agacement angoissé. Le même mouvement, la même image de départ engendrent deux représentations opposées. Ces mulets sont pris comme 54 "Les montagnes sont là, tranquilles, et les mulets aussi, les mulets qui ont porté des marchandises tellement plus profitables que les touristes, et maintenant, chargés encore de leurs souvenirs secrets, lorsqu'ils transportaient d'étranges Allemands en Espagne, ont une fois encore obstinément fait demi-tour pour réapprendre la tâche de faire passer les cols à des hédonistes fatigués".

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référence par Mrs Boddington qui vante leur sagacité; il est vrai que, contrairement à ses trois compatriotes, elle circule en chaise à porteurs. Mais pour montrer la confiance qu'elle a dans le choix des hommes qui la transportent, elle les compare aux mulets andalous, après les avoir comparés aux isards: Like that animal (the izard), they can balance themselves on the point of a precipice; spring from one loose stone to another, which appears to preserve its equilibrium only by the transient pressure of the foot; run up perfectly smooth, and all but perpendicular rocks, and down again with such rapidity, that to sit steadily in their chair requires the aplomb of a Dutch burgomaster; pick their way through granite fragments with the sagacity of an Andalusian mule (SKP, I, 355)55 .

En comparant ces porteurs de chaise aux mulets andalous qui, à leur tour, prennent une caractéristique humaine, Mrs Boddington relie l'homme et l'animal dans cet échange métaphorique et humoristique que l'on retrouvera chez les trois voyageurs anonymes dans une situation différente: (The .mules) have necessarily to make frequent halts for breathing time, and these untoward animals invariably choose the most dangerous points to do so; and as they generally stand a little on one side to rest themselves, they also invariably incline over the precipice by preference" (RS, 80)56 .

La multitude des formes adverbiales semble refléter dans le texte l'agacement des voyageurs qui insistent avec une ironie inquiète sur le côté abrupt des lieux de halte des mulets. Ceux-ci, loin d'avoir le comportement attendu de l'animal domestique, et ayant pour seule caractéristique l'indocilité, se voient attribuer un libre-arbitre qui les rapproche du monde humain. L'idée de choix est ironiquement renforcée par le verbe "incline" qui semble être un jeu de mots. Il a d'abord son sens physique que lui contère la proposition qui suit, mais il a peut-être aussi son deuxième sens, qui fait référence à un choix: Ils se penchent au-dessus du précipice mais en même temps, ils penchent vers cette solution. Cette image inverse celle de Mrs Boddington. Les hommes qui prennent les caractéristiques animales des mulets pour illustrer la confiance que leur fait la voyageuse et les mulets qui prennent des caractéristiques humaines pour illustrer l'image d'inquiétude 55 "Comme cet animal (l'isard), ils peuvent se tenir en équilibre en haut d'un précipice, bondir d'une pierre branlante à l'autre, qui ne semble rester en équilibre que par la pression éphémère du pied; ils peuvent escalader en courant d'un pas parfaitement uni les rochers presque perpendiculaires et redescendre avec une telle rapidité que pour rester assis en étant stable dans leur chaise, il faut avoir l'aplomb d'un bourgmestre hollandais; ils peuvent choisir leur chemin dans les blocs cassés de granit avec la sagacité d'un mulet andalou". 56 "(Les mulets) doivent nécessairement faire des haltes fréquentes pour respirer, et ces animaux fâcheux choisissent invariablement les endroits les plus dangereux pour le faire; et tandis qu'ils restent debout en se tenant en général un peu de côté pour se reposer, ils se penchent aussi invariablement au-dessus du précipice de préférence".

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ironique des trois voyageurs révèlent la perception première de ces touristes. Plus complexe est la représentation de ces animaux dans la bande dessinée qui retrace le voyage de Miss Brown et de ses compagnes. Mulets, ânes et chevaux sont utilisés là à des fins à la fois réalistes et caricaturales et le lien du voyage qui unit le touriste et sa monture se déplace: l'échange se prolonge au-delà du voyage dans une caricature du tourisme et du touriste. La caricature de l'homme est guidée par les mouvements de sa monture. Dans le récit du voyage de Miss Brown et de ses compagnes, les montures se succèdent et se croisent au rythme du voyage et de l'allusion littéraire conjugués qui, en fragmentant la vision première donnée par l'image, construisent la caricature. C'est l'animal qui met en relief la représentation humoristique du touriste britannique. Pendant une grande partie du voyage, Miss Brown, Miss Jones et Miss Robinson sont transportées par des chevaux. Ceux-ci apparaissent dans deux images mêlant humour et vision catastrophique. Dans l'une d'elles, les animaux s'embourbent dans un chemin détrempé par l'orage et dans l'autre, c'est dans la neige qu'ils s'enfoncent profondément, comme l'une des touristes, le parallélisme des positions entre la cavalière à quatre pattes et le cheval qui tente de se dégager de la neige introduisant l'humour dans une vision dont les éléments de départ sont empruntés au tragique5? . De même, la présentation des chevaux en train de se débattre dans la boue, en raison du décalage qui existe entre le ton presque mondain d'une présentation et l'image dramatique, fait basculer le genre en même temps que la voiture. Car le passage du ton humoristique de l'album à une scène qui, isolée de son contexte pourrait être tragique, éclaire le point de vue d'un auteur qui va utiliser chacune des montures des touristes pour caricaturer celles-ci. Ces pauvres chevaux qui se débattant et qui ne font en réalité que promener les touristes dans la région de Cauterets, apparaissent comme l'écho de ces autres chevaux en difficulté sur une route inondée et qui, eux aussi, promenaient nos touristes anglaises. La succession des images et le retour d'un même thème à des endroits cruciaux laissent penser que l'auteur a quelque intention ironique et laisse à l'imagination de son lecteur le soin de reconnaître l'objet de sa moquerie. Ce n'est pas une image seule qui montre l'intention, c'est un ensemble de représentations déterminées dont l'ordre, la place dans l'ouvrage, acquièrent valeur d'image. Ainsi, c'est parce que la dessinatrice - ou le dessinateur - passe de la vision catastrophique des 57 Il Y a là probablement une référence aux représentations de chevaux enlisés dans la boue ou la neige dans les gravures illustrant les guerres sont évoquées dans une légende de l'album.

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napoléoniennes,

dont les tristes séquelles

chevaux dans la neige à une image paisible de rêverie insouciante au milieu de la nature en fleurs que le lecteur perçoit non plus deux images ponctuelles mais une succession de clichés romantiques qui encadrent la caricature. Les trois touristes sont représentées en train de cueillir des fleurs aux alentours du lac d'Qo. Ayant abandonné la calèche et les chevaux qui s'éloignent au bout du chemin, les trois Anglaises encerclent littéralement la route sur laquelle avance, avec une rigidité qui contraste avec les mouvements du paysage, un touriste coiffé d'un chapeau melon. Cette vision englobante du touriste anglais omniprésent sur les routes pyrénéennes, cadre du paysage et coeur du paysage à la fois constitue une autre trait caricatural; l'image du touriste britannique semble être tirée par l'attelage au bout du dessin comme est tirée la calèche au bout du chemin. Le cliché romantique de la communion avec la nature est renforcé par la légende d'une vue très fidèle du lac d'Qo. Quatre vers extraits du roman d'Qwen Meredith, Lucile, accompagnent cette image. L'image scrupuleusement exacte rappelle au lecteur la vision première, celle du paysage vu dans son ensemble. Le texte emprunté à un poète y prend valeur de signe et détourne l'objectif en montrant un paysage revu par le prisme de l'imagination et du romantisme, lui-même présenté en images par cette succession de représentations dont les chevaux enlisés sont le point d'ancrage autour duquel tourne la satire romantique qui accompagne la caricature du touriste issu du romantisme. La vision humoristique est renforcée par l'entrée en scène des mulets et des ânes à Gavarnie. Leur apparition est fidèle à la réalité du lieu d'autant qu'ils apparaissent dans une scène de marché, ce qui intensifie l'intention réaliste (ill. 12). La calèche tirée par les chevaux semble s'effacer, ne serait-ce que par la taille et la technique du dessin: le dessin représente "(a) view of the "Brèche de Roland" from Gèdres", et la calèche, si elle occupe en principe la moitié supérieure de la page, ne couvre en réalité qu'un petit tiers de cette moitié-là. Une image stylisée de la Brèche sert d'arrière-plan à un premier plan fait d'un pont sur lequel passe la calèche occupée par les touristes et tirée par trois chevaux, tous dessinés comme de minuscules silhouettes vues dans le lointain. Au contraire, l'image qui suit et qui couvre la seconde moitié de la page représente tout le petit monde de Gavarnie, hommes et bêtes, vus en gros plan et dessinés de façon détaillée (FT, 24). La calèche et ses chevaux s'éloignent graphiquement pour laisser la place au monde agité de Gavarnie à l'affût des touristes. C'est là que commence une bande dessinée ayant pour centre le mulet et l'âne. La caricature se construit au pas des animaux dont chaque mouvement est détaillé, animant le dessin. Elle se

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bâtit par associations d'idées, caricature du tourisme mais aussi caricature d'une vision littéraire qui sublime une aventure.

Les associations ont toutes pour point de départ des ânes. Les ânes évoquent à la dessinatrice la monture de Sancho Pança; Sancho Pança la mène à Don Quichotte, et de Don Quichotte, elle passe à Rossinante. De monture réelle en monture littéraire, elle a accompli un cercle qui enferme cette mince aventure dans l'histoire du héros de Cervantes lorsqu'elle précisant que "Thomas s'est procuré une belle Rossinante". La légende la plus plate qui soit sur le plan syntaxique, jointe à tout un ensemble d'images, constitue une représentation parodique. Introduisant ainsi Don Quichotte par le biais de sa monture, l'auteur peut, grâce au chevalier de la Manche, se rapprocher de l'Espagne. Celle-ci se trouve en effet, dans l'espace représenté, de l'autre côté de la montagne, mais aussi, dans l'espace de la représentation, elle apparaît sur la page à travers l'image triplée de trois femmes sur leur monture respective, cachées derrière une ombrelle qui rappelle immanquablement le tableau de Goya, L'Ombrelle, d'autant plus qu'à la page suivante, l'image du cirque, c'est-à-dire l'image naturelle de la frontière, est suivie de la représentation de montagnards "from the Spanish side"58. L'Espagne se rapproche malicieusement par l'intermédiaire des multiples clins d'oeil qui caricaturent des formes de sublimation autres que l'idéal de Don Quichotte. Ce début de satire réside dans le décalage qu'il y a entre le vocabulaire hyperbolique utilisé et l'action à laquelle il se rapporte. Et lorsque le touriste est représenté en train de frapper l'animal, ou de l'aiguillonner, les coups, qui sont donnés dans l'image originale à l'âne, sont destinés, dans l'image représentée, au maître. C'est l'ensemble des images centrées sur les ânes qui permet au lecteur de déceler la caricature. Dne fois donné le coup de griffe au tourisme de Gavarnie à travers la démultiplication de l'image de l'âne, du touriste et de l'ombrelle, on revient à la monture première, et là aussi, le petit cheval est l'occasion d'une scène de genre. C'est jour de marché. Les paysannes sur leur âne sont accompagnées de quelques chèvres; la scène est empreinte de réalisme mais un détail s'y ajoute. Au premier plan, sont représentés côte à côte une chèvre et un âne qui porte dans chacun de ses bâts une chevrette dont la tête dépasse. L'image double de cet animal à trois têtes vu isolément et de ce même animal vu conjointement avec la chèvre, apparaît comme un ensemble de signes malicieux. Le premier clin d'oeil réside dans l'apparition de ces deux petites têtes de chevrettes qui encadrent la tête de l'âne qui les 58 "du versant espagnol".

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porte. La représentation de ce couple malicieux d'une chèvre et d'un âne portant deux chevrettes qui s'en vont au marché, comme n'importe quel couple de paysans, apparaît alors non pas comme une satire du monde paysan représenté mais beaucoup plus comme la caricature de la perception que des touristes peuvent avoir de cette vie quotidienne dont l'image là encore est donnée par un âne. Ceci est eXplicité graphiquement. Cette scène de vie pyrénéenne est incorporée au coeur d'une page concernant exclusivement la promenade équestre de Miss Brown et de Miss Jones. Cette image extraite de la réalité interrompt leur promenade touristique, c'est -à-dire leur manière de voir le paysage qu'elles traversent. Leur promenade se trouve pour ainsi dire barrée par l'image d'une autre sortie qui est celle qui conduit les paysans vers le marché. Leur randonnée touristique est reprise par bonds, sous la forme de vignettes représentant une Miss Brown écuyère accomplissant de délicates figures équestres sous l'impulsion d'un cheval ayant perdu son calme. L'animal apporte ce point de vue intérieur de celui qui est inclus dans,le paysage parcouru, un point de vue intérieur qui apporte cependant la distance qui peut exister entre le regard humain et le regard animal. Parce que c'est un animal qui souligne ainsi le comportement du touriste anglais moyen, le tableau est plus comique, et la caricature plus teintée d'humour que de critique agressive. A la fois générateur du tableau, centre du tableau et regard vivant appartenant au paysage, l'animal qui transporte le touriste ou qui le croise crée l'image humoristique d'un espace en mouvement sur lequel le touriste essaie de fixer son regard, comme Miss Brown essaie de stabiliser son cheval. Après cette séance de figures équestres, tout le monde repart "triomphalement" ("in triumph"), l'expression résumant toute l'ironie contenue dans la scène. Et toujours par association d'idées, l'auteur enchaîne sur une autre image de la procession. Les trois demoiselles ne louent qu'un cheval et elles sont représentées les unes derrière les autres en une caravane parodique: la première est à cheval, la deuxième est accrochée à la queue du cheval de la première et la troisième à la robe de la deuxième. Là encore, à travers cette unique monture, apparaît une caricature du tourisme à Gavarnie et de ses caravanes de voyageurs épris de sensations fortes qui ont comme vision du paysage pyrénéen le dos de la monture et du touriste qui les précèdent. Le cheval, le mulet et l'âne, qui sont essentiels dans la vie réelle du village de Gavarnie, trouvent une place non moins importante dans la vision caricaturale qui est donnée de ceux qui traversent cette région. Dans cette image, c'est la position des animaux qui crée l'image du sentier, qui reforme le décor, montagnes comprises, dans l'imagination du spectateur. Celui-ci a l'impression que le sentier a été 172

dessiné puis effacé, mais il l'imagine toujours grâce au mouvement des animaux. Ce sont eux qui recréent le paysage en recréant l'image du touriste. Et l'absence de décor visuellement perceptible donne à la caricature son universalité. C'est dans l'identification, non plus des éléments qui constituent le paysage réel, mais des êtres importés dans celui-ci et identifiés par ceux qui les côtoient et qui font partie du site, les animaux de Gavarnie, que se recrée le paysage en même temps que le regard sur celui qui le voit. Le regard est doublement intérieur puisque, si l'auteur appartient au pays des touristes caricaturés, il bâtit son tableau avec la complicité d'un certain nombre d'animaux domestiques qui, eux, font partie du paysage visité. Ce sont eux qui créent les images, ce sont eux qui soulignent les activités des touristes, ce sont eux qui transforment le paysage auquel ils appartiennent pour le montrer tel que le voient les touristes qu'ils accompagnent. Et l'on revoit les montures tout au long de l'album: elles portent les trois jeunes femmes sur des pentes raides, enfoncées avec les touristes dans la neige, en file indienne vers le lac d'Go. Et la dernière image de leur périple pyrénéen avant qu'elles ne rejoignent la gare donne encore au cheval un rôle de premier plan. L'image montre, en premier plan effectivement, un guide à cheval qui, comme le souligne la légende, encore extraite de Lucile, est le sujet de la représentation. Celle-ci apparaît comme un hommage au guide qui a fait visiter les Pyrénées à ces trois Anglaises. Mais même l' hommage se teinte d'ironie car dans le texte, le guide réel n'apparaît que dans une parenthèse expliquant brièvement que les trois demoiselles ont loué ses services. La vision romantique du guide décrit en détail dans les six vers d'un poète rejette le guide réel dans une simple parenthèse. Ce jeu graphique résume l'attitude des touristes qui retiennent de la vie pyrénéenne une image sublimée et mettent entre parenthèses la vie réelle occultée par ce défaut de vision. Cette parenthèse du texte se trouve renforcée par la place donnée au cheval. Son mouvement lui donne un relief qui lui permet de garder le rôle de premier plan au détriment du guide qui le monte. De plus, son allure décidée et fière contraste avec l'air penaud des deux chevaux de Miss Brown et de Miss Jones, qui regardent avec envie et confusion, en restant poliment en arrière, leur fier congénère. Dernière image équestre de l'album, cette représentation réunifie toutes les vignettes de ce dessin animé par le cheval et l'âne, en leur donnant le rôle naturel de caricaturiste en mouvement. Car ce sont eux qui, par leurs mouvements imprévus, provoquent chacun des gestes qui permettent aux dessinatrices de s' autocaricaturer ou au dessinateur anonyme de caricaturer l'ensemble des touristes de la montagne tout en mettant en place une critique en images du récit de voyage. 173

Alors que le troupeau n'apparaît pas dans cet album ailleurs qu'au marché où il s'individualise pour se vendre, la monture multipliée dans la réalité et dans le dessin crée l'unité de la bande dessinée. Cette différence de traitement de l'univers animal des Pyrénées ici est sans doute due au fait que le cheval, le mulet et l'âne, étroitement liés au comportement humain, au voyage comme à la vie quotidienne rurale, sont propices à la démarche caricaturale. C'est l'animal qui crée l'image comique de l'homme et fait d'un touriste qui traverse un village pyrénéen particulier l'image du tourisme britannique d'abord, du comporten1ent humain de l'étranger en pays inconnu ensuite. Les ânes et les chevaux de Gavarnie transforment ce regard particulier sur un paysage localisé précisément en une vision universelle. Le mouvement du voyage s'accompagne du déplacement du regard qui part de la vision du paysage par l'étranger qui le parcourt pour arriver à la vision, par un auteur aidé de complices animaux inclus dans le paysage, du regard de l'étranger devant cet univers nouveau. La caricature universelle rejoint la peinture du lieu précis et c'est l'animal qui conduit peu à peu le voyageur vers le monde humain sans lequel il ne peut comprendre l'espace parcouru. Quelle que soit la vision qu'en a le voyageur, vision scientifique ou romantique, simple observation ou vision humoristique, l'animal est le détail qui crée le ton du texte ou donne à l'image sa dimension esthétique; il est le lien qui unit les éléments d'une image ou la rupture qui transforme un paysage statique en lui donnant le mouvement, le paysage quotidien en y introduisant une note sauvage, ou à l'inverse, la note sauvage en y introduisant une image de vie quotidienne. La fonction de l'image animale diffère de celle du monde végétal, plus technique et plus symbolique aussi dans l'iconographie en particulier. Pourtant l'animal acquiert dans le texte un rôle capital qui peut transformer totalement la perception première du paysage. L'identification de l'animal réel s'accompagne de l'identification par l'animal imaginaire des travers humains que des situations quotidiennes lui permettent de découvrir. Il est celui qui conduit tout naturellement le voyageur vers le monde des hommes, comme les mulets ou les chevaux qui les transportent d'un lieu à l'autre. Le paysage animal tel qu'il est perçu par le voyageur qui traverse les Pyrénées, définit un mode de vie. L'animal, peut-être parce que sa relation avec l' homme est plus étroite, qu'il s'agisse d'une relation de vie (avec les troupeaux) ou de mort (avec la chasse), permet à l'auteur de reconstruire sa propre vision du monde humain qui l'entoure. Peut-être parce qu'il est le lien entre l'homme et la nature, entre la vie quotidienne et la vie sauvage, sa

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