Le monstre et sa lignée: Filiations et générations monstrueuses dans la littérature latine et sa postérité
 9782336005782, 2336005786

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Collection KUBABA S é r i e Antiquité

Textes réunis par Jean-Pierre De Giorgio et Fabrice Galtier

LE MONSTRE ET SA LIGNÉE Filiations et générations monstrueuses dans la littérature latine et sa postérité

LE MONSTRE ET SA LIGNÉE Filiations et générations monstrueuses dans la littérature latine et sa postérité

Reproductions de la couverture : La déesse KUBABA de Vladimir Tchernychev Centauresse et son petit, détail du sarcophage : Dionysos découvre Ariane endormie, vers 230-235 ap. J.-C. M. A. 1346. Paris, Musée du Louvre © RMN-Grand Palais (Musée du Louvre) / Hervé Lewandowski Directeur de publication : Michel Mazoyer Directeur scientifique : Jorge Pérez Rey Comité de rédaction : Trésorière : Christine Gaulme Colloques : Jesús Martínez Dorronsorro Relations publiques : Annie Tchernychev, Sylvie Garreau Directrice du Comité de lecture : Annick Touchard Comité scientifique : Sydney Aufrère, Sébastien Barbara, Marielle de Béchillon, Pierre Bordreuil, Nathalie Bosson, Dominique Briquel, Sylvain Brocquet, Gérard Capdeville, Valérie Faranton, Jacques Freu, Charles Guittard, Jean-Pierre Levet, Michel Mazoyer, Alain Meurant, Paul Mirault, Dennis Pardee, Eric Pirart, Jean-Michel Renaud, Nicolas Richer, Bernard Sergent, Claude Sterckx, Patrick Voisin, Paul Wathelet Ingénieur informatique Patrick Habersack ([email protected])

Avec la collaboration artistique de Jean-Michel Lartigaud et de Vladimir Tchernychev.

Ce volume a été imprimé par © Association KUBABA, Paris © L’Harmattan, 2012 5-7, rue de l’École-polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-336-00578-2 EAN : 9782336005782

Textes réunis par Jean-Pierre De Giorgio et Fabrice Galtier

LE MONSTRE ET SA LIGNÉE Filiations et générations monstrueuses dans la littérature latine et sa postérité

Bibliothèque Kubaba (sélection) http://kubaba.univ-paris1.fr/ CAHIERS KUBABA Barbares et civilisés dans l’Antiquité. Monstres et Monstruosités. Histoires de monstres à l’époque moderne et contemporaine. COLLECTION KUBABA 1. Série Antiquité Dominique BRIQUEL, Le Forum brûle. Jacques FREU, Histoire politique d’Ugarit. ——, Histoire du Mitanni. ——, Suppiliuliuma et la veuve du pharaon. Éric PIRART, L’Aphrodite iranienne. ——, L’éloge mazdéen de l’ivresse. ——, L’Aphrodite iranienne. ——, Guerriers d’Iran. ——, Georges Dumézil face aux héros iraniens. Michel MAZOYER, Télipinu, le dieu du marécage. Bernard SERGENT, L’Atlantide et la mythologie grecque. Claude STERKX, Les mutilations des ennemis chez les Celtes préchrétiens. Les Hittites et leur histoire en quatre volumes : Vol. 1 : Jacques FREU et Michel MAZOYER, en collaboration avec Isabelle KLOCKFONTANILLE, Des origines à la fin de l’Ancien Royaume Hittite. Vol. 2 : Jacques FREU et Michel MAZOYER, Les débuts du Nouvel Empire Hittite. Vol. 3 : Jacques FREU et Michel MAZOYER, L’apogée du Nouvel Empire Hittite. Vol. 4 : Jacques FREU et Michel MAZOYER, Le déclin et la chute du Nouvel Empire Hittite. Sydney H. AUFRÈRE, Thot Hermès l’Égyptien. De l’infiniment grand à l’infiniment petit. Michel MAZOYER (éd.), Homère et l’Anatolie. Michel MAZOYER et Olivier CASABONNE (éd.), Mélanges en l’honneur du Professeur René Lebrun : Vol. 1 : Antiquus Oriens. Vol. 2 : Studia Anatolica et Varia.

Sommaire Avant-propos Jean-Pierre De Giorgio et Véronique Léonard-Roques .................................. 9 Introduction Jean-Pierre De Giorgio et Fabrice Galtier .................................................... 13

I. Quand les mythes engendrent les monstres Isabelle JOUTEUR La passion de Pasiphaé (Virgile, Bucolique VI, 45-60 ; Ovide, Art d’Aimer, I, 289-326) .................................................................................................... 23 Karine COTTET Circé et la fabrique des monstres (Ovide, Métamorphoses, livre XIV) ........ 49 Hélène VIAL Filiation, monstruosité et métamorphose dans les Métamorphoses d’Ovide ................................................................. 65 Aurélie DELATTRE La terre africaine et ses monstres dans la poésie latine classique et tardive ....................................................................................................... 91 Marie DUBRANA Filiation monstrueuse et lutte fratricide : l’exercice d’un contre-pouvoir au royaume d’Amycus (Valérius Flaccus Argonautiques 4, 99-343) .............. 105 Sophie MALICK-PRUNIER Maternité monstrueuse, maternité idéale dans l’Alceste de Barcelone ....... 121

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II. Les parents terribles chez Sénèque Emilia NDIAYE Monstruosité, filiation et barbarie : Médée, Phèdre et Hippolyte dans le théâtre de Sénèque .......................................................................... 139 Eszter VALYON Medea superest. Significations métonymiques de la possession dans Médée de Sénèque .............................................................................. 153 Pierre KATUSZEWSKI Les tragédies de Sénèque : quand les fantômes engendrent des monstres.. 169 Nathalie CROS La contagion monstrueuse : à propos du De ira de Sénèque ...................... 189 Guillaume FLAMERIE DE LACHAPELLE Les parents indignes dans l’œuvre philosophique de Sénèque ................... 207

III. Les enfants monstrueux de l’Histoire Blandine CUNY-LE CALLET La question de la filiation monstrueuse dans les discours de Cicéron ........ 219 Marie DALLIES La transmission de la violence chez les empereurs du Haut-Empire .......... 237 Ida Gilda MASTROROSA Naissances monstrueuses des serpents et prémonitions de tyrannie au dernier siècle de la République romaine et sous l’Empire ..................... 251 Fabrice GALTIER La monstruosité néronienne : du uentrem feri au uentrem ferre................. 265

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IV. Les petits-fils de la louve Lorraine DUMENIL Pour en finir avec la filiation : l’Héliogabale d’Antonin Artaud ................ 283 Christine KOSSAIFI L’envers du monstre. Caligula selon Camus .............................................. 299 Muriel LAFOND D’un monstre à l’autre : figures d’Agrippine et de Néron à l’écrit et à l’écran ..................................................................................... 321 Julie GALLEGO La murène et le fils de la Méduse ............................................................... 339 Contributeurs ............................................................................................ 357 Résumés ..................................................................................................... 363 Index des auteurs et abréviations ............................................................ 379

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Avant-propos Jean-Pierre DE GIORGIO Véronique LÉONARD-ROQUES Comment peut-on être le fils d’un monstre ? Ou, pire, lui donner naissance ? À Rome, dans une société où la transmission était au centre des équilibres sociaux, le thème de la violence et de la monstruosité dans la relation parents / enfants est récurrent : il traverse les débats philosophiques, nourrit les imaginaires poétiques, oriente l’écriture de l’histoire. Il transcrit très vraisemblablement un regard politique et idéologique sur la cité. Etait-il l’expression d’une inquiétude collective ou individuelle ? En tout cas, cette question des filiations monstrueuses et des récits qui servent à les penser n’a cessé d’être réinvestie au-delà de l’Antiquité en fonction des besoins du présent et des imaginaires des artistes. Le présent ouvrage1 aborde donc la question du lignage des monstres à Rome en s’intéressant non seulement aux récits des poètes ou des mythographes, mais également à l’historiographie, ainsi qu’à la philosophie, qui a su s’appuyer sur ce thème pour s’interroger sur l’ordre de la nature et celui de la cité. L’idée d’un tel projet est née de recherches déjà nourries consacrées à la réécriture des mythes à l’université Blaise Pascal (ClermontFerrand II)2. Un programme interdisciplinaire et pluri-formations intitulé 1

Le comité de lecture est composé de Jean-Pierre De Giorgio, maître de conférences à l’université Blaise Pascal, Fabrice Galtier, maître de conférences à l’université Paul Valéry, Véronique Léonard-Roques, maître de conférences à l’université Blaise Pascal, Rémy Poignault, professeur à l’université Blaise Pascal. 2 Le CRLMC et le CRCA ont organisé nombre de colloques et publié nombre d’ouvrages sur la question. Citons par exemple : Véronique Gély-Ghedira (dir.), Mythe et récit poétique, Presses Universitaires Blaise Pascal, 1998 ; Marguerite Geoffroy et Alain Montandon (dir.), Marie-Madeleine, figure mythique dans la littérature et les arts, PUBP, 1999 ; Alain Montandon (dir.), Mythes et représentations de l’hospitalité, PUBP, 1999 ; Danièle Perrot (dir.), Don Quichotte au XXe siècle. Réceptions d’une figure mythique dans la littérature et les arts, PUBP, 2003 ; V. Léonard-Roques et Jean-Christophe Valtat (dir.), Les Mythes des avant-gardes, PUBP, 2003 ; Eric Foulon (dir.), Connaissance et représentations des volcans dans l’Antiquité, PUBP, 2004 ; Véronique Gély, Jean-Louis Haquette, Anne Tomiche (dir.), Philomèle. Figures du rossignol dans la tradition littéraire et artistique, PUBP, 2006 ; Viviane Alary et Danielle Corrado (dir.), Mythe et bande dessinée, PUBP, 2006 ; Véronique Léonard-Roques (dir.), Figures mythiques. Fabrique et métamorphoses, PUBP, 2008 ; Virginie Leroux (dir.), La mythologie classique dans la littérature néo-latine, PUBP, 2011. Notons aussi la parution d’une nouvelle collection du CELIS, « Mythographies et sociétés » (Pascale Auraix-Jonchière et Véronique Léonard-Roques, dir.), qui compte déjà les titres suivants : Rose Duroux et Stéphanie Urdician (dir.), Les Antigones contemporaines, PUBP, 2010 ; Florence Fix, Médée, l’altérité consentie, PUBP, 2010 ; Bénédicte Mathios (dir.), Le Cid, figure mythique contemporaine ?, PUBP, 2011.

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« Filiations mythiques : hostilités, violences, perversions », dirigé par Véronique Léonard-Roques en collaboration avec Bertrand Westphal, a réuni à cet effet deux équipes : le CELIS de l’université Blaise Pascal et l’EHIC de l’université de Limoges. Ce programme, en articulation avec les travaux sur la sociopoétique des mythes menés au CRLMC puis au CELIS à l’initiative d’Alain Montandon, s’intéresse à l’étude des relations intergénérationnelles conflictuelles ou perverties telles que les mythes les envisagent, de leurs versions les plus anciennes à leurs réécritures modernes et contemporaines. La sociopoétique des mythes étudie en effet leurs réinvestissements à diverses époques, dans différentes sociétés, en relation avec le contexte socio-culturel et politique, car chaque période et chaque esthétique offrent l’occasion d’une « redistribution des mythèmes », faisant émerger ou occultant au contraire certains éléments du mythe. Ces métamorphoses sont ainsi à mettre en liaison directe avec les représentations et les idéologies3. Par sa surdétermination, le mythe est en effet un matériau privilégié pour décliner, interroger voire dépasser ambiguïtés et différences, dans l’expression de l’envers de l’amour et des formes de dérèglement de celui-ci. Élimination des enfants, destitution des pères (dont témoignent tout particulièrement les mythes de succession), généalogies monstrueuses, bâtardises, perversions relationnelles traduites par les pratiques incestueuses, les ruses ou les tromperies : nombreuses sont les catégories de rapports parents/enfants dominées par la haine et les déviances. Brouillant l’ordre symbolique, violences et perversions se révèlent être fécondes, sinon fondatrices. Dans le cadre des recherches sur les filiations mythiques que nous avons évoquées, plusieurs travaux ont été réalisés ou sont à venir. Orientés dans une perspective synchronique ou diachronique, ils puisent principalement dans les mythes des deux principales aires occidentales que sont la Bible et l’Antiquité gréco-romaine. Deux ouvrages sont déjà parus : Béatrice Jongy, Yves Chevrel et Véronique Léonard-Roques (dir.), Le Fils prodigue et les siens. 20e et 21e siècles, Paris, Cerf, coll. « Littérature », 2009 ; Sandrine Dubel et Alain Montandon (dir.), Mythes sacrificiels et ragoûts d'enfants, actes du colloque international de Clermont-Ferrand (15-17 octobre 2008), PUBP, coll. « Mythographies et sociétés », 2012. Sont encore à paraître dans la collection « Mythographies et sociétés » des Presses Universitaires Blaise Pascal : Mythes de la rébellion des fils et des filles (Véronique LéonardRoques et Stéphanie Urdician, dir.), Autour du Minotaure (Catherine d’Humières et Rémy Poignault, dir.), volume collectif à paraître aux PUBP, 3

Voir notamment Alain Montandon, « Avant-propos », in : Les Mythes de la décadence, Clermont-Ferrand, PUBP, coll. « Littératures », 2001, p. 7 sq., ainsi que Sandrine Dubel et Alain Montandon (dir.), Mythes sacrificiels et ragoûts d’enfants, Clermont-Ferrand, PUBP, coll. « Mythographies et sociétés », 2012, p. 7 sq.

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coll. « Mythographies et sociétés », Eros et filiation : le cas d’AphroditeVénus (Hélène Vial, dir.). Nous remercions vivement le CELIS de l’université Blaise Pascal et Pascale Auraix-Jonchière, directrice du laboratoire, pour son soutien sans faille dans l’élaboration du présent ouvrage4.

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Nous tenons également à remercier M. Mazoyer de nous avoir accueillis dans la collection qu’il dirige, ainsi qu’A. Stoehr-Monjou et S. Wyler, qui ont bien voulu nous aider à relire le manuscrit.

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Introduction Jean-Pierre DE GIORGIO Fabrice GALTIER Lorsqu’on évoque les monstres de l’Antiquité, une image surgit parmi d’autres, celle de la Gorgone Méduse, dont Persée tient la tête tranchée au bout de son bras. Prêtons-lui d’abord quelque attention. Créature repoussante, dont nul ne peut croiser le regard sans périr pétrifié, celle qui vit aux confins du monde, à l’écart des dieux et des hommes, ne paraît se concevoir que dans le hors-champ de l’humanité. Sa constitution organique, dont la chevelure de serpents constitue le trait le plus connu, échappe aux normes de la nature. S’y mêlent les catégories qui distinguent habituellement les êtres, comme le masculin et le féminin, l’humain et le bestial, le mort et le vif. La mort elle-même ne peut mettre fin au pouvoir létal dont sa face est dotée. La décapitation de Méduse constitue d’ailleurs, au-delà de son élimination, l’aboutissement de son destin monstrueux. Séparée de son corps, elle est ramenée à ce qui constitue son essence, ce facies grimaçant et mortifère que l’on nomme gorgoneion et qui représente, pour reprendre les mots de Jean-Pierre Vernant, « l’horreur terrifiante d’une altérité radicale »1. Pourvue des traits parmi les plus marquants de la figure monstrueuse antique, la Gorgone offre un exemple particulièrement frappant des relectures et des questionnements produits par la littérature critique de ces dernières décennies. On a ainsi pu voir en elle un reflet effrayant du sexe féminin, l’incarnation horrible du trépas, ou la figure paradigmatique du désordre2. À l’instar des évocations de Méduse, les textes anciens se référant aux autres figures monstrueuses ont fait l’objet de recherches nourries par la psychanalyse, l’histoire culturelle ou l’anthropologie. L’interprétation des divers types de discours que l’Antiquité a produits sur les monstres a donc été renouvelée grâce à l’appropriation de nouvelles méthodes de recherche. Le rapprochement effectué à l’aide de l’archéologie entre le gorgoneion et une effigie apotropaïque3 a ainsi permis de réinterpréter la trajectoire de la

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Jean-Pierre Vernant, La mort dans les yeux. Figure de l’Autre en Grèce ancienne, Paris, Fayard/Pluriel, 2010 (1ère édition, 1985), p. 82. 2 Voir en particulier Jean Clair, Méduse, contribution à une anthropologie des arts visuels, Paris, Gallimard, 1989. 3 Sylvain Détoc, « La Gorgone Méduse. De l’effigie archaïque à la figure mythique », in : Véronique Léonard-Roques (éd.), Figures mythiques. Fabriques et métamorphoses, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2008, p. 95-115.

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créature tuée par Persée, dont l’un des récits les plus complets nous a été livré par Ovide dans ses Métamorphoses4. De fait, qu’ils soient d’origine mythologique, biologique ou historique, qu’ils aient forme humaine ou fantastique, les monstres qu’a choisis de dépeindre la littérature latine offrent les mêmes possibilités de relecture. En France, les travaux de Florence Dupont5 sur les tragédies de Sénèque, par exemple, ont été parmi les premiers à recourir aux outils que nous avons mentionnés. Étudier les monstres de tragédie a ainsi permis de définir en creux la conception culturelle, à Rome, de ce qui fonde et définit l’humain, par l’exploration du non-humain. Cette approche, associant littérature, anthropologie et ethnologie, a révélé comment le discours des anciens sur le monstrueux jouait le rôle de marqueur d’identité culturelle. Une telle démarche a nourri la recherche sur le sujet tout au long de la précédente décennie. On peut citer en particulier le travail de David D. Gilmore, Monsters. Evil beings, mythical beasts and all manner of imaginary terrors (2003), ou encore l’ouvrage collectif de Catherine Atherton, en 2002, Monsters in Greek and Roman culture6. Parallèlement, le développement de l’étude des philosophies hellénistiques a permis de mieux identifier les origines du discours romain sur le monstre politique et ses enjeux7. Dans le domaine de l’histoire de l’art, Gilles Sauron8 a proposé de voir un conflit idéologique dans les débats philosophiques et esthétiques qui portaient sur la possibilité de représenter des monstres, débats qui voyaient s’affronter intellectuels et écrivains de la fin de la République et du début de l’Empire. Enfin, nous avons pu noter, à propos des origines de Méduse, l’apport des indices archéologiques, ainsi que des outils développés, ces dernières décennies, par l’archéo-anthropologie. C’est dans ce cadre que se situe Philippe Charlier9, qui propose une étude des conditions physiques et sociales de la conception du monstre humain dans l’Antiquité, ainsi que sa prise en charge. Dans le foisonnement de questions que suscite l’examen des discours romains sur le monstre et la monstruosité, il est une interrogation que pose avec une acuité particulière l’étrange destin de cette tête brandie par le héros 4

Ov., M., IV, 604-801 et V, 1-249. Florence Dupont, Les monstres de Sénèque. Pour une dramaturgie de la tragédie romaine, Paris, Belin, 1995. 6 On peut également citer l’ouvrage d’Anna Caiozzo et d’Anne-Emmanuelle Demartini, Monstre et imaginaire social. Approches historiques, Paris, Créaphis, 2008. 7 Blandine Cuny-Le Callet, Rome et ses monstres, naissance d’un concept philosophique et rhétorique, Paris, Editions Jérôme Millon, 2005. 8 Gilles Sauron, L'histoire végétalisée, ornement et politique à Rome, Picard, Coll. « Antiqua », Paris, 2001. 9 Philippe Charlier, Les monstres dans l'Antiquité. Analyse paléopathologique, Paris, Fayard, 2008. 5

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Persée. Lucain, dans la Pharsale, nous y amène directement lorsqu’il évoque la genèse des terrifiants serpents de Lybie, nés, selon la légende qu’il rapporte, des gouttes de sang qui tombèrent du cou tranché de Méduse10. Celle-ci se révèle donc féconde. Sa descendance ne s’arrête d’ailleurs pas là, puisqu’au moment de la décapitation, jaillirent de sa gorge ouverte le cheval ailé Pégase et le guerrier Chrysaor, lui-même père du fameux Géryon. Si cette double naissance est possible, c’est que, selon Ovide, Méduse, avant de devenir le monstre que l’on sait, avait été fécondée par Poséidon, dans un temple d’Athéna. L’épisode de cet accouplement sacrilège, puni par une atroce métamorphose, n’ouvre pas seulement la voie à une postérité multiple, il donne à Méduse un passé, ainsi qu’une parentèle : Phorkys et Kètô. Il l’inscrit donc dans une généalogie et confère une origine, un acte de naissance, à son état monstrueux. On discerne d’emblée les questions que de tels éléments suggèrent : elles touchent à la fabrique des monstres, spécifiquement dans le monde romain, à leur généalogie et à leur capacité d’engendrer eux-mêmes, dans diverses formes de discours. Qu’est-ce qui « fait » le monstre ? La monstruosité se transmet-elle ? Peut-elle devenir un genre ? Quelle relation peut-on établir entre le monstre et l’ordre familial ? Entre le monstre et le problème des origines ? Ces questions semblent pour nous d’un autre temps. Est-ce parce que, pour la pensée commune, et comme le notait Gilbert Lascaux, « l’Antiquité est, en partie, monstrueuse »11 ? Si la Grèce imagine des êtres mythiques et hybrides, liés aux commencements du monde et éloignés par les héros civilisateurs, qui permirent ainsi l’avènement de la culture humaine, Rome apparaît également comme un terrain d’étude idéal de ce point de vue. Lointaine et exotique, cette civilisation considérée comme le berceau de l’humanisme européen est aussi l’« autre moral » du christianisme et de la raison occidentale, où les enfants peuvent être exposés, les mises à mort offertes en spectacle, où les croyances se nourrissent volontiers d’un imaginaire fantastique peuplée de créatures hors-normes. Pourtant, nos sociétés modernes cherchent elles aussi à repérer scientifiquement l’origine du monstrueux pour mieux s’en défendre, si le monstre, pour la pensée commune, désigne bien ce qui est anormal, inquiétant et mérite d’être éloigné. On constate, malgré un perceptible refoulement de la notion de monstre dans le monde moderne, comme l’a souligné Blandine Cuny-Le Callet12, des ségrégations invisibles mais efficaces visant à couper du corps social sain ce qui paraît le menacer, par l’intermédiaire de diagnostics de 10

Luc., IX, 629-733. Nous faisons référence à l’entretien que Gilbert Lascaux a accordé à Isabelle Jouteur, Monstres et Merveilles, créatures prodigieuses de l’Antiquité, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Signets », p. X. 12 Cuny-Le Callet, 2005, p. 20 sq. 11

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plus en plus précoces, souvent présentés comme objectifs. La surveillance13, en particulier, de la naissance des « monstres » physiques (embryons malformés, par exemple) ou moraux (repérage de la délinquance dès un très jeune âge) permet, au nom, pourtant, d’une défense accrue des libertés individuelles, de renforcer des normes qui refoulent toute une série d’individus aux périphéries du monde normal, dans les prisons, les asiles et autres instituts. La bioéthique et la criminologie posent aujourd’hui de près la question du contrôle des origines du monstre. Mais revenons-en aux monstres romains et tout d’abord à la signification du terme monstrum. L’un des sens fondamentaux de ce mot est, d’après Claude Moussy14, celui de « prodige », qui est lié au domaine de la divination. Qu’il soit rattaché au verbe moneo (« avertir ») ou au verbe monstrare (au sens de « donner des leçons »), on a coutume de dire qu’il renvoie à l’avertissement donné par les dieux. Mais il désigne essentiellement « ce qui sort de l’ordinaire ». Avec Lucrèce et Catulle, il se réfère, comme le terme grec teras, dont il partage presque tous les traits sémantiques, à un être mythologique et monstrueux (hybride, métamorphosé). Mais le monstrum, à la même époque, chez Cicéron notamment, est aussi moral : c’est un être criminel et les monstra sont ses actes. Or, de manière significative, à Rome, les premiers propos scientifiques, philosophiques ou poétiques, sur le monstre ou le monstrueux (physique, fantastique ou moral), sont le plus souvent inextricablement liés à la question des origines, mais aussi à celle de la filiation. Son irruption est plus qu’une menace liée à la peur du difforme ou de l’autre absolu : ce sont les équilibres naturels, moraux, sociaux et politiques qui sont aussi en jeu. Avec Lucrèce, apparaît à Rome un discours scientifique et philosophique sur la question, dans le sillage des réflexions hellénistiques. Il développe l’idée selon laquelle15 les monstres sont associés aux anomalies des commencements : ils sont le fruit des premiers enfantements de la terre, résultant d’associations hasardeuses, incapables de se défendre, de se nourrir et de se reproduire. Leur apparition précède les lois de la nature imposant une reproduction generatim, chaque espèce se renouvelant au sein de son propre genre pour assurer sa continuité. Or cette loi naturelle, qui s’impose après les essais chaotiques du commencement, régit aussi le modèle politique de la cité. À Rome, dans cette « cité des pères »16, les fils ont le devoir de refléter l’image de la figure paternelle et les gentes, les familles au 13

Cf. Michel Foucault, Surveiller et punir, naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975. Claude Moussy, « Esquisse de l’histoire de Monstrum », in : RÉL, 55, Paris, 1977, p. 365369. 15 Lucr., V, v. 821-854. 16 Cf. Yan Thomas, « À Rome, pères citoyens et cité des pères », in : La famille dans la Grèce antique et à Rome, Aline Rousselle, Giulia Sissa et Yan Thomas (éd.), Paris, Editions Complexe, 2005 (1ère édition 1986), p. 65-125. 14

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sens large, œuvrent pour assurer la continuité de leur mémoire, de leur nom, nomen, et des traditions, mores. Lorsque Enée descend aux Enfers, c’est son père Anchise qui lui livre les clés de son destin et le savoir indispensable qui lui permettra de guider la communauté des hommes vers la fondation de Rome. Parmi les savoirs qu’il lui délivre, figure, outre les préceptes philosophiques proches du pythagorisme, la certitude de la continuité du nomen latinum : Enée voit défiler depuis une colline ceux qui feront Rome, jusqu’à Auguste, donnant l’illusion d’un lignage, alors que cette succession n’est ni réellement chronologique, ni généalogique stricto sensu17. Ces personnages à venir dans l’histoire de Rome forment une sorte de procession qui rappelle le rituel funéraire réservé aux détenteurs du ius imaginis, le fameux droit au portrait nobiliaire. Sous les yeux des citoyens, les acteurs y portaient des masques de cire représentant les ancêtres, jusqu’au forum, selon la description de l’historien grec Polybe18, comme pour accompagner le défunt dans sa nouvelle condition : c’était l’occasion pour les familles d’affirmer le nomen de la gens aux yeux de leur concitoyens. L’avenir révélé par Anchise n’est pas un temps historique rythmé par des événements (guerres, conquêtes, etc.), mais une succession présentée comme ininterrompue19. Dès lors, si le monstre transgresse les lois de la nature, il est aussi et surtout une menace pour la continuité sur laquelle reposent les équilibres moraux, sociaux et politiques de la cité. Vingt ans après Lucrèce, la diatribe de Vitruve contre la représentation peinte d’êtres fantastiques20 illustre bien le problème. Car le discours sur les monstres ne concerne pas seulement le temps des origines. Le monstrum inquiète aussi le présent et l’avenir. Il effraie et il fascine tout à la fois. Pourquoi, dès la fin de la période républicaine, les programmes décoratifs de certaines demeures nobiliaires intégraient-ils des représentations de végétaux engendrant des êtres hybrides, aux frontières de l’humain, du végétal, de l’animal, en apesanteur, annonçant les grotesques caractéristiques du IVe style pompéien ? Vitruve fustige cette esthétique au nom de la loi du vraisemblable énoncée par Aristote : l’art doit reproduire la nature. Dans le domaine littéraire, Horace et Virgile posent d’ailleurs eux aussi, à la même époque, le problème de l’hybridation. Un genre littéraire, comme dans les 17

Cf. Florence Dupont, Rome, la ville sans origine, L’Enéide, un grand récit du métissage ?, Paris, Le promeneur, 2011, p. 125 sq., et Marine Bretin Chabrol, « Les généalogies d’Enée chez Homère et Virgile : aspects de la mémoire sélective des Romains », in : Latomus, 69 (2), 2009, p. 306. 18 Pol., VI, 53-54. 19 Ce cortège paradoxal, où les héros de Rome sont à la fois morts aux yeux du lecteur contemporain de Virgile, à l’exception notable d’Auguste, et destinés à être vivants aux yeux d’Enée, rappelle peut-être la pompa de la gens Iulia lors des funérailles récentes de Marcellus le Jeune (Dupont, 2011, p. 129). 20 Vitr., VII, 5, 3-4.

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œuvres peintes, doit se conformer aux lois de sa propre espèce21. Mais c’est aussi sans doute au nom des principes qui régissent la cité, fondés sur ceux de la nature, que Vitruve exprimait son indignation. Si l’on suit la démonstration de Gilles Sauron22, cette « esthétique du chaos » semble avoir été prisée par une frange de la noblesse qui, au cœur de ce que l’on a pu appeler la « Révolution romaine », aspirait à de profonds changements politiques. Par cette représentation des origines chaotiques où naissent les monstres hybrides, elle donnait à voir sa propre aspiration à un renouveau politique, qu’elle présentait comme un nouvel âge d’or. Ce que Vitruve condamne, c’est la menace qu’ont fait peser ces monstres rêvés sur l’ordre de la cité et sur le principe de continuité qui la régissait. Auguste, qui se présentait comme celui qui avait mis fin aux guerres civiles et au chaos qui avait ruiné la République, tenta précisément de restaurer une représentation de la cité conforme aux lois de la nature : cela lui permettait de légitimer un lignage politique qui aboutissait à son règne. Sur son autel de la Paix (ara Pacis Augustae), véritable manifeste esthétique et politique, il fit représenter une nature foisonnante mais équilibrée, alliance de classicisme et de naturalisme, sous la forme de rinceaux d’acanthe qui n’engendraient pas d’êtres fantastiques, tandis que, sur le registre supérieur des longues faces externes de l’autel, une procession religieuse était représentée. On y reconnaissait, drapés dans les plis savamment organisés de leurs habits traditionnels, des flamines, des dignitaires de l’État, le princeps lui-même, ainsi que des membres de sa famille, dont les héritiers d’Auguste. Dans cette représentation « végétalisée » de Rome, l’ordre naturel retrouvé et l’ordre de la cité étaient étroitement mis en parallèle, mettant en évidence une continuité historique d’Enée au Prince et à ses héritiers. Pourtant, comme le suggèrent Méduse et les métamorphoses des créatures ovidiennes, le modèle augustéen est loin d’avoir effacé tout risque de dérèglement. Dans un régime qui tend à affirmer la toute-puissance du princeps, un pouvoir considéré à divers égards comme hors-normes appelle la référence à la monstruosité. Aussi, lorsqu’on accuse les princes de transgresser les règles fixées par la communauté des hommes et des dieux, on associe inévitablement cette transgression à un bouleversement des lois naturelles. Les monstres moraux, politiques ou fantastiques proliférèrent donc sous l’Empire. Le problème de leur formation et de leur lignage hante les textes et les images sous le règne des Julio-Claudiens et des dynasties suivantes. Ce n’est pas un hasard si la généalogie du monstre éthico21

Hor., P., 1-13. Sur Virgile et l’hybridation littéraire, voir Séverine Clément-Tarantino, « La poétique romaine comme hybridation féconde : les leçons de la greffe (Virgile, Géorgiques, II, v. 9-82) », Interférences-Ars scribendi 4, 2006, « Transferts », http://ars-scribendi.enslsh.fr/article.php3?id_article=37var_affichage =vf, mis en ligne le 1er juin 2006. 22 Sauron, 2001, p. 132 sq.

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politique est au cœur du discours des tragédies sénéquiennes : l’Agamemnon commence par un prologue où l’ombre de Thyeste communique sa fureur à son descendant, Égisthe, afin qu’il tue le vainqueur de Troie. Dans Thyeste, le crime sacrilège commis par Atrée est placé d’emblée sous les auspices de son grand-père Tantale qu’une des Furies a fait remonter des Enfers. L’atrocité du supplice infligé par Atrée à son frère, mangeant sans le savoir les corps de ses propres fils, révèle aussi la famille comme lieu de manifestation privilégié de la monstruosité. La question de la subversion, voire de la destruction du tissu familial par le souverain monstrueux se retrouve ainsi au centre des préoccupations historiques et biographiques, comme le montre le récit que fait Suétone des divers crimes commis par Caligula, qualifié d’ailleurs de monstrum23. L’image du successeur de Tibère, archétype du tyran, occupe une place importante dans les écrits philosophiques de Sénèque, dont la réflexion sur le pouvoir impérial se nourrit de considérations sur l’exercice de l’autorité paternelle : le bonus pater permet de définir une image du bon empereur et inversement, l’image du père cédant à la colère renvoie à la figure tyrannique. On ne s’étonnera pas de constater que les exempla à travers lesquels l’auteur du De ira met en scène les dérèglements familiaux reflètent des conceptions étroitement liées au stoïcisme. La condamnation de la colère, passion ennemie de la raison et déshumanisante, renforce ainsi l’éloge de la clementia, modération qui implique la maîtrise de ses affects et la conformité avec la nature humaine, encline par essence à la solidarité. Ces dernières remarques permettent de souligner le caractère idéologique de la figure monstrueuse, représentation en négatif de valeurs dont l’essence est affirmée, a contrario, par leur conformité à des normes définies comme naturelles. C’est justement en ce qu’elle correspond à un phénomène éminemment naturel que la filiation crée, dans l’élaboration du monstrueux, une ligne de fracture fondamentale. Ainsi, accorder au monstre la possibilité d’une ascendance ou d’une descendance, c’est prendre le risque de le réinscrire dans l’ordre de la nature, ou de poser la question d’une origine problématique. À l’inverse, si le processus de filiation apparaît lié à une profonde déviance, il devient un marqueur primordial de la monstruosité. Cependant, l’importance et la complexité des liens qui unissent filiation et conception romaine du monstrueux ne sauraient être considérées en quelques lignes. C’est l’objet du présent volume que d’en éclairer divers aspects, à travers les regards croisés de chercheurs spécialisés dans différents genres de la littérature latine, mais également ouverts aux domaines artistiques contemporains. Théâtre, cinéma ou arts graphiques ne cessent en effet de se réapproprier ces créatures d’un autre temps. Méduse peut ainsi renaître sous 23

Suet., Cal., 22, 1.

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nos yeux, d’autant plus étrange qu’elle nous est, en ce début de XXIème siècle, devenue en quelque sorte étrangère, nous qui avons tendance à oublier que nous sommes les enfants de Rome et de ses monstres.

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I. Quand les mythes engendrent les monstres

La passion de Pasiphaé (Virgile, Bucolique VI, 45-60 ; Ovide, Art d’Aimer, I, 289-326)1 Isabelle JOUTEUR Université de Poitiers Le mythe de Pasiphaé s’inscrit bien dans le thème de ces filiations monstrueuses qui ont fasciné les Romains : une reine succombe à une passion zoophile pour un taureau, et le produit hybride de leur union fait éclater au grand jour le scandale des amours maternelles. Cette histoire fameuse, dont le noyau mythique très ancien remonterait à la culture minoenne2, connaît un regain d’intérêt à l’époque augustéenne où les frasques bien connues du personnage surgissent dans la bucolique VI de Virgile, où elle occupe une place remarquée, et dans une séquence de l’Art d’Aimer d’Ovide, où le poète de Sulmone donne une interprétation du mythe bien différente de celle de son célèbre devancier. Le succès d’un sujet si atypique dans la poésie de ce temps, alors même que les sources grecques sont plutôt rares3, trouve une explication dans le mouvement général de ce Ier siècle avant J.-C., traversé par des interrogations nouvelles sur la passion, coïncidant avec la naissance du genre élégiaque. 1

Cet article est la version remaniée d’un article paru dans la revue Vita latina n°174, juin 2006, p 71-92. Trois articles ont été publiés depuis, sur un sujet voisin : Laurent Gourmelen, « Les amours de Pasiphaé: problèmes d’analyse et d’interprétation mythologiques », in : Mythe et fiction, PU Paris Ouest, 2010, p. 383-399 (approche diachronique du mythe de Pasiphaé dans l’Antiquité, avec notamment les sources tardives) ; Franck Collin, « Errabunda bouis uestigia : Pasiphaé, l’irrésistible intuition d’un renversement », in : Actes du colloque « Autour du Minotaure », 13-15 janv. 2010, Clermont-Ferrand, à paraître aux PUBP (sur le consentement volontaire de Pasiphaé à son désir pour l’animal) ; Elisabeth Gavoille, « Pasiphaé : la femme qui voulut être vache », in : Actes du colloque « Autour du Minotaure », 13-15 janv. 2010, Clermont-Ferrand, à paraître aux PUBP (article dont nous n’avons pu prendre connaissance). Notre approche du mythe est centrée sur sa réception et sa signification dans la poésie augustéenne, chez Virgile et Ovide, à une époque charnière qui est celle d’une transition dans le traitement des monstres du répertoire mythologique, avant leur prolifération dans la poésie de l’âge d’argent, au Ier siècle après J.-C. 2 Cf. André Siganos, Le Minotaure et son mythe, Paris, PUF « écriture », 1993, p. 47-48 (sur Pasiphaé, voir le chapitre 7 : « Mythe et désir. L’engendrement du monstre ou Pasiphaé délivrée », p. 73-85) ; et la thèse de Catherine d’Humières, Le monstre en labyrinthe dans les littératures du XXe siècle, Clermont-Ferrand, 2000. 3 Citons Hés., Catalogue des femmes, fr. 145 ; Bacchyl., Dithyr. XXVI ; Soph., Kamikoi ; Eur., Cret. ; A. Rh., Arg. III, 999 ; Apd., I, 9,1; III, 1, 2-4 ; DS, 4,77, 1-6. Andrée Thill, « L’épyllion de Pasiphaé », in : Hommages à J. Cousin, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 1983, p. 145-157, suppose un modèle récent au texte virgilien.

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Les deux auteurs cités ont, l’un dans ses Bucoliques, l’autre, dans l’Art d’Aimer, un projet esthétique différent, mais ils s’accordent, comme la plupart des poètes latins, à voir dans la Crète la terre de tous les mensonges, voire de tous les débordements passionnels : aussi bien les mythes crétois sont-ils toujours associés à quelque tromperie4. Quelle signification les Romains et nos deux auteurs donnent-ils donc à l’invraisemblable aventure de cette souveraine qui s’éprend d’un taureau et satisfait ses pulsions amoureuses grâce à l’invention par Dédale d’une statue bovine en bois, habillée, selon les dires d’Hygin5, du cuir d’une jeune génisse, et au sein de laquelle la reine se cachait pour recevoir la semence du taureau abusé par les apparences ? Histoire que Servius prit plus tard pour exemple pour définir la fabula, car, précisait le grammairien, qu’elle ait eu lieu ou non, elle constituait un fait contre-nature, ressortissant à l’affabulation6. Un autre témoignage, de l’époque augustéenne cette fois, est fourni par Properce qui, de façon symptomatique, axe également sa lecture du mythe sur le mensonge crétois : il s’agit de l’élégie dédiée à la description des inferi par l’eidôlon de Cynthie, où le poète déplace la monstruosité de Pasiphaé sur celle de l’artefact construit par l’ingénieux architecte, « monstre en bois de la trompeuse génisse de la Crète » (Cressae mentitae lignea monstra bouis7), sorte de cheval de Troie érotique destiné à tromper son partenaire. Il est loisible de supposer, avec un peu de bon sens, que le mythe, tel qu’il est perçu alors à Rome, comme sujet de fiction, figure la bestialité du désir, dans son caractère irrépressible. Une souveraine se soumet à la domination d’une bête, abdique non sans scandale son statut, la plus haute position sociale, pour se livrer à son désir le plus brut : ce faisant, elle quitte le rang de l’humanité pour celui de l’animalité : non bene conueniunt nec in una sede morantur / maiestas et amor, commente Ovide à l’orée de sa relation de l’enlèvement d’Europe, l’ancêtre de la dynastie crétoise, dans les Métamorphoses (II, 846-7). La violence de ses pulsions, la perte de tout 4

Ov., Am., III, 10, v. 19-20. L’on se souvient de l’accusation mensongère que formule Phèdre à l’encontre des intentions d’Hyppolite, ou des allégations d’Ulysse lorsqu’il déguise son identité et se fait passer pour voyageur crétois. 5 Hyg., Fab., 40 : is [Dédale] ei uaccam ligneam fecit et uerae uaccae corium induxit, in qua illa cum tauro concubuit ; ex quo compressu Minotaurum peperit capite bubulo parte inferiore humana. Voir aussi Serv., En., VI, 14 : igitur Pasiphae, Solis filia, Minois regis Cretae uxor, tauri amore flagrauit et arte Daedali inclusa intra uaccam ligneam, saeptam corio iuuencae pulcherrimae, cum tauro concubuit, unde natus est Minotaurus, qui intra labyrinthum inclusus humanis carnibus vescebatur. 6 Serv., En., I, 235 : et sciendum est, inter fabulam et argumentum, hoc est historiam, hoc interesse, quod fabula est dicta res contra naturam, siue facta siue non facta, ut de Pasiphae, historia est quicquid secundum naturam dicitur, siue factum siue non factum, ut de Phaedra. Liv., XLI, 13, 2, rapporte de son côté le prodige d’une génisse d’airain arrosée du sperme d’un taureau, en 177 av. J.-C. 7 Prop., IV, 7, v. 57-58.

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contrôle, la poussent à un accouplement hors norme, déviant, honteux. Ce désir irréfléchi engendre le monstre, Minotaure conçu pour la joie des sens et la satisfaction d’un instant, créature porteuse de violence et de destruction. La signification initiale du mythe était pourtant tout autre. Les spécialistes de la civilisation crétoise voient dans ce mythe la trace d’une très ancienne mythologie solaire, où les deux protagonistes, le taureau et la reine, renverraient primitivement au Soleil et à la Lune, puis métaphoriquement à l’autorité royale. La généalogie mythique fait de Pasiphaé une descendante du Soleil, dont elle est la fille, au même titre que Circé et Aétès8. Sur le plan étymologique, son nom rayonne de l’éclat de la lumière et l’apparente à d’autres personnages solaires comme Phèdre, sa fille, ou Phaon, l’amant de Sappho. Son nom pourrait se traduire par « celle qui rayonne pour tous », ou, comme le propose M. T. Camilloni9, auteur d’une étude synthétique sur le personnage, par « la signora della luce », « la dame de lumière ». Pasiphaès désigne d’ailleurs le Soleil dans un hymne orphique (VIII, 14). Un texte de Pausanias l’associe à Ino-Leucothoé, la déesse blanche. Le géographe rapporte qu’il existait sur la route d’Oetylus à Thalames un sanctuaire d’Ino dans la partie découverte de laquelle on pouvait observer deux statues de bronze de Pasiphaé et d’Hélios10. Le voyageur précise que Pasiphaé n’était pas honorée comme divinité locale du peuple de Thalames, mais qu’il s’agissait là d’un titre de la Lune11. D’après la critique italienne, le témoignage de Pausanias atteste l’existence d’un culte du Soleil (Hélios) et de la Lune (Pasiphaé, fille du soleil et surnom de l’astre lunaire) dans cette partie de la Grèce, et invite à voir en eux les représentants d’une religion astrale. Elle ajoute que Pasiphaé était vénérée en Crète sous le nom de Leucothea, déesse de la montagne blanche de Crète, symbole de la lumière naissante puis vénérée comme divinité protectrice de la navigation. Elle est 8

Apd., I, 9, 1 : Φρίξος δὲ ἦλθεν εἰς Κόλχους, ὧν Αἰήτης ἐβασίλευε παῖς Ἡλίου καὶ Περσηίδος, ἀδελφὸς δὲ Κίρκης καὶ Πασιφάης « Phrixus vint chez les Colchidiens dont le roi était Aetès, fils du Soleil et de Perséis, et frère de Circé et Pasiphaé » ; III, 1, 2 : Μίνως δὲ [...] γήμας Πασιφάην τὴν Ἡλίου καὶ Περσηίδος « Minos épousa Pasiphaé, fille du Soleil et de Perseis ». 9 Maria Teresa Camilloni, « Su la leggenda di Pasifae », RCCM, XXVIII, 1986, p. 56. Nous reprenons dans le paragraphe qui suit une grande partie de ses analyses. 10 Paus., III, 26, 1. 11 Paus., III, 26, 1 : « From Oetylus to Thalamae the road is about eighty stades long. On it is a sanctuary of Ino and an oracle. They consult the oracle in sleep, and the goddess reveals whatever they wish to learn, in dreams. Bronze statues of Pasiphae and of Helios stand in the unroofed part of the sanctuary. It was not possible to see the one within the temple clearly, owing to the garlands, but they say this too is of bronze. Water, sweet to drink, flows from a sacred spring. Pasiphae is a title of the Moon, and is not a local goddess of the people of Thalamae » (Σελήνης δὲ ἐπίκλησις καὶ οὐ Θαλαμάταις ἐπιχώριος δαίμων ἐστὶν ἡ Πασιφάη). (trad. W.H.S. Jones, D. Litt, H.A. Ormerod, Cambridge, H. U. P., 1918).

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par ailleurs étroitement associée à Astérios ou Astérion (en rapport, donc, avec l’étoile et les constellations) que l’on dit père adoptif de Minos et roi de Gortyne, ou fils de Minos quand il s’agit de désigner le Minotaure12. La critique de conclure qu’Astérios, utilisé pour désigner tantôt le père tantôt le fils de Minos, a toutes chances d’avoir été un titre dynastique référant à la sphère astrale, synonyme de « divin, céleste », et ayant désigné en Crète les souverains de Gortyne et de Cnossos. Quant à Pasiphaé, que la mythologie présente conjointement comme la fille, l’épouse et la mère d’un taureau (elle engendre le Minotaure, s’unit au taureau envoyé par Neptune, et descend de l’union de Zeus déguisé en taureau et d’Europe), elle hérite d’un titre dynastique qui la désigne comme souveraine, épouse, fille et mère d’un membre de la dynastie, à une époque où l’on vénérait le dieu Velkhanos en forme de taureau, symbole de prospérité et de richesse. D’après P. Faure, auteur de l’article « Crète et Mycènes » dans le Dictionnaire des Mythologies d’Y. Bonnefoy13, le mythe renverrait à un rituel où la souveraine s’accouplait symboliquement sous la forme d’une vache au dieu taureau, substitut du roi Minos ; quand l’année solaire coïncidait avec l’année lunaire, « le roi, grand prêtre ou incarnation du dieu de la cité, venait s’unir à la grande prêtresse, incarnation de la déesse ». Cette hiérogamie destinée à consacrer le culte du taureau dans la Crète de Minos devint, sous le regard des Grecs soumis à l’hégémonie crétoise, sensiblement différente : l’épouse lumineuse du dieu taureau se changea en l’amante succube d’un animal, représentante par sa passion zoophile des mœurs sauvages de ses habitants. Les poètes de l’époque augustéenne héritent de la représentation grecque du mythe, avec son orientation dégradante, à laquelle s’adjoint l’influence déterminante de la pensée lucrétienne, dans le livre IV du De Natura Rerum, où le philosophe épicurien s’emploie à dénoncer avec véhémence les transports de la passion et leurs ravages destructeurs. « L’amour est un abcès qui, à le nourrir, s’avive et s’envenime ; c’est une frénésie que chaque jour accroît »14. Il faut entendre dans cet avertissement que si les plaisirs de la chair peuvent être recherchés sans restriction, l’homme doit absolument se garder de tout investissement sentimental, source de faiblesse qui implique la perte de contrôle et oblige à la dépendance vis-à-vis de l’être aimé. C’est l’ivresse de la possession, la quête effrénée de l’autre qui change l’homme 12

Apd., III, 1, 2 : Εὐρώπην δὲ γήμας Ἀστέριος ὁ Κρητῶν δυνάστης ; « Asterius prince des Crétois, épousa Europe » ; cf. Paus., II, 31. 13 Yves Bonnefoy, Dictionnaire des mythologies et des religions, Paris, Flammarion, 1999, p. 273. 14 Lucr., IV, v. 1068-9 : Vlcus enim uiuescit et inueterascit alendo / inque dies gliscit furor atque aerumna grauescit.

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en animal, le pousse à étreindre, blesser, mordre le corps qui s’offre. Or la passion s’avère un simulacre, car la possession totale, tant physique que spirituelle, est illusoire, et Lucrèce de développer tous les cas de souffrance amoureuse, du cas le plus favorable de l’amour partagé à celui de l’amour exclusif, sans retour : « de la source même du plaisir on ne sait quelle amertume jaillit qui verse l’angoisse à l’amant jusque dans les fleurs »15. Dans ce contexte de défiance à l’égard de la passion génératrice de furor, on notera que Pasiphaé est régulièrement citée par les poètes comme un exemple de la monstruosité du désir féminin. Son nom côtoie celui de criminelles de l’amour dont la liste comporte invariablement à l’époque augustéenne au moins Médée, Scylla et Myrrha. Properce, qui consacre une élégie à « l’inconstance des femmes »16, s’attache à prouver ’qu'elles ne savent garder la mesure, que les premiers freins de la pudeur rompus, leurs emportements sont sans limite. Une première série d’adunata est complétée par un catalogue d’héroïnes mythiques qui se sont signalées par une furiosa libido : Pasiphaé, la première citée, coupable de s’être accouplée avec son taureau, Tyro, fille de Salmonée, coupable d’inceste avec son oncle Sisyphe, Myrrha, coupable d’inceste avec son père, Médée et Scylla qui trahirent leur père pour un bel étranger. Pasiphaé est désignée comme « celle qui ayant essuyé la morgue du taureau crétois revêtit les cornes trompeuses d’une génisse en sapin. »17. On notera l’amalgame qui est fait entre les amoureuses dont le crime est d’avoir été traîtresses à leur patrie (Médée, Scylla), les jeunes femmes coupables d’inceste, et la conduite de Pasiphaé, que le poète représente comme parée d’un accoutrement bizarre, dans un distique où l’élégance érudite signe le ralliement à l’esthétique alexandrine18. Cette association devenue topique entre ces criminelles de l’amour se retrouve dans une inscription de Rome (CIL, VI, 29829) où sont citées Scylla, Canacé, Myrrha, Phèdre, Pasiphaé19, ainsi que dans la liste que donne Ovide dans l’Art d’aimer. Si donc la passion peut conduire chacun de nous à des comportements de folie ou de bestialité, la femme constitue une créature doublement exposée du fait de sa propre sexualité effrayante et de sa propension aux débordements. Telle est l’explication à l’aporie dans laquelle nous devrions nous trouver, car la scabreuse aventure de Pasiphaé se situe 15

Lucr., IV, v. 1133-5 : […] medio de fonte leporum / surgit amari aliquid quod in ipsis floribus angat […]. 16 De feminarum incontinentia (Prop., III, 19). 17 Cretaei fastus quae passa iuuenci / Induit abiegnae cornua falsa bouis (Prop., III, 19, v. 11). 18 Si Properce développe surtout l’exemple de Scylla, amoureuse de Minos pendant le siège de Mégare et qui coupa le cheveu de son père, on observe que le poème forme une boucle qui part de Pasiphaé, femme de Minos jusqu’à Scylla, victime de la cruauté de Minos qui l’attache à la proue de son navire et se clôt sur l’image de Minos, juge des Enfers. 19 Citée par Thill, 1983, p 147.

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davantage sur le pôle du désir, dont on a vu qu’il ne constituait aucunement pour les Latins une aberration (du moins chez les hommes), que sur le pôle plus sentimental de la passion. Si la passion zoophile n’est plus l’indice d’une sexualité déviante mais une métaphore expressive et amplifiée de l’impériosité du désir féminin, de quoi Pasiphaé est-elle criminelle ? L’opprobre concerne-t-il la violence du désir, et d’un désir féminin qui ne peut être logé à la même enseigne que le désir masculin ? Ou la situation d’adultère dans laquelle elle s’engage ? L’indécence de sa conduite est-elle d’avoir pris les devants ? Car si les liaisons mythiques sont nombreuses entre une jeune femme et un fiancé animal qui ne font pas scandale, la particularité du mythe de Pasiphaé est de la mettre en relation non avec une hypostase de Zeus (le cygne de Léda, le taureau d’Europe), mais avec un animal à l’état brut, et d’insister sur les modalités d’une très artificielle insémination, donnant naissance à une créature monstrueuse20... Le regard que les poètes latins portent sur cette scabreuse histoire n’est pas forcément conforme à ce que l’on pourrait en attendre : Virgile manifeste plus de compassion que de sévérité, Ovide plus de détachement que de sérieux. Mais il est notable que tous deux s’engagent dans un travail d’écriture du mythe qu’ils s’attachent à narrer, en exploitant les ressources d’une fiction littéraire dont nous trouvons peu de traces dans l’ensemble du corpus antique. Virgile : la compassion à l’égard d’une victime de dementia La cruelle aventure de Pasiphaé est longuement rappelée par Silène, dans cette sixième bucolique dédiée à la naissance du monde, où le chant inspiré du personnage en transe délivre au fur et à mesure de son déroulement une autre étiologie, celle de l’origine du chant et de l’établissement progressif et nécessaire de l’ordre, de l’harmonie musicale, dans le désordre primordial. Cette cosmogonie, dont la composition hétéroclite a divisé pendant longtemps les commentateurs, Virgile l’a construite en accumulant des fragments mythiques pour suggérer le désordre du chaos primitif21, et après 20

Cf. Laurent Gourmelen, 2010, p. 387, qui note que la séquence de l’accouplement semble à première vue avoir été occultée par les auteurs, tout en reconnaissant prudemment qu’il serait difficile de parler de censure : d’une part, nous ne disposons pas de la totalité des témoignages anciens sur le sujet (notamment les comédies), d’autre part, le paganisme sait volontiers être cru, et nous savons même que le sujet était représenté sur scène : cf. le mime de Decimus Labérius intitulé Cretenses. Luc., Salt., 49 ; Suet., Ner., 12. Sur les termes désignant l’accouplement : Bacchyl. : meixeie ; Hyg., Fab., 40 : ex quo compressu ; Verg., En., VI, 24 : supposta ; Ov., A.A., I, v. 325 : haec impleuit ; Phil., Lois spéciales III, 44, et Clém., Protr. IV, 57, 11, utilisent le verbe epibainô. 21 René Leclerc, Le divin loisir, Essai sur les Bucoliques de Virgile, Bruxelles, Latomus, 1996, p 206.

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les préliminaires consacrés à la formation des éléments, où se mêlent les références à Lucrèce et à Apollonios de Rhodes, suit une sélection de mythes marqués par la folie, la démesure, l’excès, et tissant sur un mode impressionniste une dramatique histoire de l’humanité, aux prises avec les passions. Les désordres passionnels de Pasiphaé s’insèrent dans ce contexte, glissés entre la noyade d’Hylas dans la source des nymphes et la séduction d’Atalante, la métamorphose des sœurs de Phaéton, l’intronisation de Gallus et les monstrueuses histoires de Scylla et de Térée, marquées par la métamorphose et l’horreur. Pasiphaé bénéficie dans cet ensemble d’un traitement exceptionnel de seize vers. Pourquoi ? Une scène pastorale Le mythe de Pasiphaé présente en premier lieu la particularité d’une relation extraordinaire entre une reine et un taureau, et c’est probablement du fait de la capacité singulière de ce mythe à entrer en cohésion avec l’univers bucolique qu’il est développé, du fait de son « potentiel pastoral » : chaque vers est l’occasion d’une thématisation en ce sens, qu’il s’agisse des troupeaux (armenta, v. 45) qui ont fait le malheur de l’héroïne, de son amour pour un taureau (iuuenci, v. 46), des gémissements des Prétides (mugitibus, v. 48), de la charrue (aratrum, v. 50), des cornes des génisses (cornua, v. 51), de la rumination du taureau (ruminat, v. 54), des traces de pas laissés au sol (uestigia v. 58), des étables (stabula, v. 60). Le mythe de Pasiphaé s’inscrit de ce fait dans une relation d’homologie avec le contexte de la bucolique et cet extrait du chant de Silène peut être perçu comme une scène pastorale. On assiste d’ailleurs à une concentration remarquable de légendes bovines, car Virgile a greffé au destin cruel de la reine crétoise une comparaison avec la légende de ces filles d’Argos, les Prétides, qui se prirent pour des génisses, ainsi qu’une exclamation au vers 47 d’un vers de l’Io de Calvus (a uirgo infelix), princesse d’Argos séduite par Zeus et transformée en génisse, et il n’est pas impossible que la blancheur du taureau de Pasiphaé, mentionnée par deux fois, renvoie à la légende d’Europe, transportée sur les flots par Zeus déguisé en un taureau de la couleur de l’écume22. Dans ce contexte, Pasiphaé est assimilée à l’une de ces cavales ou génisses en chaleur qui peuplent la littérature didactique romaine, depuis Lucrèce jusqu’aux Géorgiques de Virgile23, et dont on trouve une image 22

Nous signalons à la fin de l’article une autre possibilité d’interprétation de cette insistance sur la blancheur. 23 Verg., G., III, v. 242-266 : Omne adeo genus in terris hominumque ferarumque, / et genus aequoreum, pecudes, pictaeque uolucres / in furias ignemque ruunt : amor omnibus idem. […] Scilicet ante omnes furor est insignis equarum : « Amour, tout sent tes feux, tout se livre à ta rage ; / Tout, et l’homme qui pense et la brute sauvage, / Et le peuple des eaux et l’habitant des airs. / Amour tu fais rugir les monstres des déserts [exemple des lions, des coursiers, des sangliers]. Des cavales surtout rien n’égale les feux » (trad. J. Delille, éd. F.

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anticipatrice dans les Bucoliques, lorsqu’Alphésibée veut enchaîner à elle Daphnis et l’asservir à l’amour comme peut l’être une génisse : talis amor Daphnim qualis cum fessa iuuencum / per nemora atque altos quaerendo bucula lucos / propter aquae riuum uiridi procumbit in ulua / perdita nec serae meminit decedere nocti24. Le second protagoniste, le taureau tant désiré, objet des convoitises de Pasiphaé, donne lieu à un tableautin, le représentant placidement allongé sur l’herbe tendre. Cette vignette nous ramène à l’étymologie de l’idylle, genre juxtaposant de petits tableaux (eidullia) : ille latus niueum molli fultus hyacintho / Ilice sub nigra pallentes ruminat herbas25. Les effets de couleur (l’opposition contrastée entre le flanc neigeux et les herbes pâles d’une part et la noire yeuse de l’autre), de composition (la posture nonchalante de la bête reposant mollement sur le tapis de fleurs), la sérénité de l’animal, occupé à son activité de ruminant, constituent bel et bien un tableau bucolique. L’irruption de la fleur d’hyacinthe dans cette scène pastorale signale en revanche l’insertion d’une problématique amoureuse, comme ces fleurs que Corydon tisse en offrande à son aimé, mais elle rappelle aussi la légende éponyme de ce héros, Hyacinthe, aimé d’Apollon, qui recevait un culte important dans la Crète minoenne et mycénienne, et dont la mort, sous l’effet d’un geste maladroit d’Apollon, son amant (au cours d’un lancer de disque), aboutit à la naissance d’une fleur de couleur sanguine. Le pourpre26 tranche avec la verdure et la pureté immaculée du pelage, comme la fleur annonce le deuil de la nature : M. Desport rappelle l’existence de fêtes d’Hyacinthe à Sparte pendant lesquelles on chantait des thrènes27. L’image bucolique est donc entachée par les dangers de la séduction et le paysage pastoral abrite en réalité une passion monstrueuse qui fait l’objet de la réprobation du poète. La bestialité ne convient pas à une souveraine. La comparaison de sa folie avec celle des Prétides s’assortit d’un jugement moral : car si les filles du roi d’Argos s’illustrèrent par leur schizophrénie, Dupont, Paris, Gallimard, 1997). Voir aussi dans la littérature épique, les combats de taureaux pour une génisse. 24 Verg., B., VIII, v. 85-90 : « que Daphnis soit en proie au même amour que la génisse qui, lasse de chercher un jeune taureau à travers les bocages et les hauts bois sacrés, tombe épuisée au bord d’un ruisseau sur l’herbe verte sans songer que la nuit la rappelle à l’étable ! qu’il soit en proie au même amour et me trouve insoucieuse de lui porter remède ». 25 « Mais lui, parmi les fleurs, baignant son flanc de neige, dessous le rouvre obscur, rumine l’herbe claire » (v. 53-54 ; trad. P. Valéry). 26 Cf. Verg., B., III, v. 62-63 : suaue rubens hyacinthus. 27 Marie Desport, L’incantation virgilienne, Bordeaux, Delmas, 1952, p. 206-207, chap. « Le chant des jacinthes » : la fleur porte en elle une plainte (qu’il s’agisse d’une exclamation jaillie à la naissance de la fleur (aij...aij), ou du début de son nom), et serait l’expression du deuil de la nature. Elle pourrait représenter le chant incantatoire et / ou lyrique dans la VIe églogue. Dans une épigramme de l’Anthologie Palatine (XII, v. 128), Hyacinthe et Apollon chantent de concert.

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mêlant le réel et l’imaginaire en remplissant les champs de faux gémissements, Pasiphaé concrétise, elle, son accouplement honteux, à la manière des bêtes qui recherchent les turpes pecudum concubitus. La vivacité de l’enchaînement dans la comparaison, au vers 49 (at non tam turpes), le rejet de concubitus au vers suivant, l’emploi d’un intensif tam pour souligner la honte de l’accouplement, alors que l’expression pecudum concubitus eût été en soi assez parlante, traduisent l’incompréhension et la réprobation de la voix narratrice. Virgile, qui est ici censé s’effacer derrière Silène, dont la pruderie n’est habituellement pas l’apanage (il fait partie du cortège de Bacchus), est moins pudique dans l’Enéide : sur le temple d’Apollon érigé à Cumes par Dédale, Enée peut contempler la légende crétoise : hic crudelis amor tauri suppostaque furto / Pasiphae mixtumque genus prolesque biformis / Minotaurus inest, Veneris monimenta nefandae28. L’ellipse de la sixième bucolique est remplacée dans l’épopée par la mention très explicite de la posture dégradante de la reine, supposta, signe d’une soumission scandaleuse, d’une pleine déchéance. La mention de sa descendance (malgré l’ekphrasis, nous sommes dans une épopée, attentive au déroulement du temps), la double désignation du Minotaure comme figure hybride, et sa présentation en chiasme qui mime la double nature de la bête mixtum / biformis, proles / genus, condamnent fermement une Vénus incontrôlée, un amour piégeant qui mène à la conception d’un monstre et à la construction d’une demeure inextricable où règne l’erreur, avec les motifs du lacis et de l’aveuglement29. La représentation de l’amour La présence dans cette bucolique d’un mythe figurant le désir le plus brûlant soulève le problème de la place de l’amour dans ce genre en construction. Si l’amour constituait une composante indispensable de l’idylle théocritéenne, il apporte dans la bucolique virgilienne où il est transplanté le chaos, les tensions, le désordre, contraires à l’esprit d’équilibre qui prime désormais. Le ton est donc celui de la compassion et du lyrisme à l’égard d’une victime qui souffre et pour laquelle il n’est aucun remède. Les premiers mots qui introduisent la légende (et fortunatam si) forment un système irréel, à coloration tragique, par lequel est présenté le bonheur impossible de la reine qui aurait pu être heureuse s’il n’y avait jamais eu de troupeaux. Or son mal vient moins des troupeaux que du seul animal qui 28

Verg., En., VI, v. 24-26 (trad. J. Perret) : « Ici c’est le cruel amour d’un taureau ; en ce furtif accouplement, c’est Pasiphaé, leur sang mêlé, leur fruit biforme, le Minotaure, il est là, monument d’une Vénus affreuse. ». 29 Philippe Heuzé, L’image du corps dans l’œuvre de Virgile, Paris, De Boccard, 1986, p. 457, mentionne l’existence d’une peinture pompéienne dans la maison des Vettii, sur laquelle Dédale montrait une génisse montée sur des roulettes.

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retient son attention, et moins d’une initiative personnelle que de la vindicte divine qui lui insuffle cette passion décalée. De cette origine tragique qui fait le sujet de la pièce aujourd’hui fragmentaire d’Euripide, Les Crétois, et peutêtre de celle perdue de Sophocle, Les Kamikoi, Virgile ne dit rien : chez Euripide, la reine déniait toute responsabilité personnelle après la naissance du Minotaure, mais dénonçait au contraire le parjure de son époux qui n’avait pas tenu sa promesse de consacrer à Poséidon le taureau que le dieu de la mer lui avait envoyé pour lui assurer l’hégémonie sur l’île. Poséidon s’était vengé en inspirant à la reine une passion contre nature envers un autre taureau. Virgile omet la question de la responsabilité de la faute30, mais le souhait que le malheur n’ait jamais eu lieu forme un trait de participation affective du narrateur à la souffrance du personnage, en inaugurant les principes d’une « narration commentée », caractéristique du néoalexandrinisme31. La reine mérite donc consolation. On s’est interrogé sur le sens du vers 46 : il me semble que l’interprétation de J. Perret selon laquelle « les chants de Silène sont destinés à consoler (c’est-à-dire séparer) Pasiphaé de l’amour (ablatif de séparation) qui fait son tourment » fait contre-sens32. J.-M. Frécaut33 fait plus justement de iuuenci un génitif subjectif et traduit « Silène console Pasiphaé (ou bien décrit Pasiphaé consolée) par l’amour (l’acte d’amour) du taureau ». A. Thill se rallie à cette interprétation avec une nuance, en comprenant que Silène apaise la reine par ses incantations, en évoquant dans son chant ses désirs les plus profonds d’union avec le taureau : « il la représente dans son chant comme apaisant sa folie par l’amour qu’elle espère du taureau ». Peut-être pouvons-nous lire plus simplement « il la réconforte à cause de l’amour qu’elle porte pour ce taureau ». Cette lecture a le mérite de ne pas rattacher le substantif amore au verbe mais à la reine qui symbolise ici précisément l’égarement amoureux. La compassion de la voix narratrice atteint un point d’acmé avec l’apostrophe directe au personnage du vers 47 : a ! uirgo infelix, quae te dementia cepit, où l’emploi de uirgo à propos de la reine ne laisserait pas d’étonner — il détonne en tout cas — s’il n’était le rappel d’un vers de Calvus ; l’emploi d’infelix fait écho à l’adjectif fortunatam du début, renchérit sur la fatalité de son mal en l’apparentant à tant d’autres 30 Selon d’autres versions, Pasiphaé avait omis de célébrer le culte d’Aphrodite, ou encore, Pasiphaé payait la faute de son ancêtre le Soleil qui avait surpris et dénoncé les amours d’Aphrodite et d’Arès. Pasiphaé paie pour la faute de son père, de son mari ou pour la sienne propre. 31 Alessandro Perutelli, Studi sull’epillio latino, Pisa, Giardini, 1979, y voit l’estampille de l’épyllion. 32 Jacques Perret, Les Bucoliques, Paris, coll. « Érasme », 1970, n. 46. 33 Jean-Marc Frécaut, « L’épisode de Pasiphaé dans l’Art d’Aimer d’Ovide (1, v. 289-326) », in : Caesarodunum XVII bis, Présence d’Ovide, 1982, p. 17-30.

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infortunées mythiques, comme Philomèle34. Le second hémistiche est l’exacte réplique de l’exclamation que Corydon s’adressait à lui-même35, cet autre amoureux, rustique, que jetait dans la souffrance l’indifférence du bel Alexis, comme il annonce la soudaine démence d’Orphée dans les Géorgiques, sévèrement jugée par l’auteur en IV, 488 : quum subita incautum dementia cepit amantem et par Eurydice même, en IV, 494-5 : quis te perdidit, quis tantus furor. La reprise de cette exclamation pathétique a uirgo infelix, au vers 52, renforce le ton de compassion et le lyrisme du morceau, en créant comme un refrain. Ce refrain s’assortit d’un nouveau couplet sur l’errance de Pasiphaé dans les montagnes à la recherche de l’aimé. Si ce motif peut désigner au premier degré les déambulations de la reine dans les pâturages, aptes à faire écho d’ailleurs au spectacle des troupeaux errants de la bucolique, on admettra que cette errance soit également symbolique et renvoie à l’égarement de l’héroïne en proie à la passion. Gallus aussi erre dans le paysage bucolique de la pièce X. L’errance est erreur. Le caractère elliptique de la scène, l’atmosphère de généralisation, tu nunc in montibus erras, met l’accent sur la représentation lyrique d’une femme perdue. Le dernier « couplet » de ce chant sur Pasiphaé est marqué par une brutale rupture de l’énonciation. On pouvait, dans les vers précédents, avoir des doutes sur l’instance auctoriale, tant les flottements sont grands entre la voix de Silène et celle de Virgile dont on a le sentiment qu’elle prend le dessus. Avec le vers 55, Virgile délègue la parole, sans nous prévenir, à la reine, qui demande aux nymphes la fermeture des barrières pour éviter que le taureau ne lui échappe. Cette intervention du discours direct, caractéristique du style de l’épyllion, achève de compléter le portrait de l’héroïne dont la dementia éclate alors dans toute son ampleur, avec ses obsessions, la violence de son désir, l’irrépressible envie de s’emparer du taureau. S’y ajoute un effet de représentation dans la représentation : les Bucoliques étaient jouées sur scène, et y connurent un grand succès. Imaginons l’actrice au nom évocateur qui remporta ce succès, Cythéris36, jouant Silène dévidant la fontaine d’abondance des mythes, puis mimant la folie de son héroïne : l’effet devait être spectaculaire et l’on eût aimé y assister pour comprendre comment ces ruptures pouvaient être mises en scène. Réduite à des suppositions (si qua forte ; forsitan), Pasiphaé imagine le taureau retenu par l’herbe ou par quelque rivale dont le terme éclate dans toute sa brutalité, uacca, dans une progression qui témoigne de la montée de la folie, car 34

Verg., B., VI, v. 81. Verg., B., II, v. 69. 36 Elle fut la maîtresse d’Antoine et de Gallus. D’après Leclerc, 1996, Virgile aurait voulu que l’on reconnût en Silène Antoine : si l’hypothèse est fondée, Cythéris aurait alors joué le rôle de son amant... 35

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l’évocation des besoins de la bête culmine sur la mention des étables de Gortyne, où Zeus et Europe s’unirent, sous un platane qui fait aujourd’hui encore l’objet d’une vénération (ses feuilles passent pour rendre les femmes fécondes), et qui traduit le désir physique de Pasiphaé. L’appel à l’aide aux nymphes, claudite Nymphae Dictaeae Nymphae, s’assortit d’une autre histoire d’amour malheureux, avec l’évocation de la montagne de Crète Dicté d’où la nymphe Britomartis se jeta pour fuir l’amour de Minos, et la répétition incantatoire de claudite pourrait être une demande d’intercession pour que cesse la folie, aussi bien qu’une allusion métapoétique à cette forme close qu’est la bucolique et dont Silène propose ici un échantillon. L’histoire de Pasiphaé illustre donc la frontière infrangible que Virgile trace entre pastorale et élégie. La pastorale virgilienne exclut de son territoire les soubresauts de la passion. Le sentiment amoureux qui était constitutif de l’idylle théocritéenne où les bergers occupaient leur loisir à moduler leurs tendres amours (le Ménale « entend les bergers qui chantent leurs amours / et Pan, qui le premier fit vibrer les roseaux »37), entre en contradiction avec les valeurs arcadiennes dont les maîtres-mots sont harmonie et sérénité. Aussi la représentation virgilienne de l’amour met-elle l’accent sur la souffrance : c’est Corydon qui souffre de l’indifférence d’Alexis, Damon du mépris de Nisa, Gallus de l’infidélité de Lycoris. Ces désespérés de l’amour, sous l’emprise du furor, souhaitent mourir : Damon à l’agonie adresse aux dieux une prière suprême (B., VIII, 20) et désire se suicider comme Sappho, en se jetant du haut d’une falaise (« Adieu forêts ; je vais du sommet de ce rocher à pic me jeter dans les ondes ; aie ce dernier gage d’un mourant. Cesse ô ma flûte, cesse les vers du Ménale »38) ; Gallus dépérit d’un indigne amour39, et son chagrin suscite les pleurs de la nature en chorus, lauriers, bruyères, Ménale, qui manifestent leur sympathie à l’égard de la malheureuse victime, comme pour un deuil véritable. Daphnis enfin, le représentant le plus éminent de la bucolique, meurt à la suite d’une passion malheureuse, mais connaît ensuite une apothéose qui l’éloigne à jamais des épreuves terrestres. Il y a donc une incompatibilité irréductible entre la violence des désordres passionnels et la sérénité idéale qui anime le décor d’Arcadie mythique où se meuvent les bergers virgiliens. Le poète de Mantoue marginalise alors la passion en la présentant comme un dérèglement des cycles naturels : le trouble de Gallus s’oppose à l’activité tranquille des chèvres qui broutent les tendres arbustes (X, 6-7) ; alors que 37

Verg., B., VIII, v. 23-24 : semper pastorum ille audit amores / panaque, qui primus calamos non passus inertes. 38 Verg., B., VIII, v. 59-60 : Viuite, siluae : / praeceps aerii specula de montis in ondas / deferar ; extremum hoc munus morientis habeto. / Desine Maenalios, iam desine, tibia, uersus. 39 Verg., B., X, v. 10 : Indigno cum Gallus amore peribat.

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les troupeaux à l’heure du midi cherchent l’ombre, que les lézards même se cachent dans les épines, Corydon suit la trace d’Alexis sous un soleil ardent. Virgile amplifie ici une comparaison entre l’ardeur de la passion et celle de l’astre qu’il tire d’une épigramme de Méléagre (II, 8,14). L’exemplum de Pasiphaé s’insère dans cette entreprise de marginalisation de la passion, présentée comme le lieu funeste où peut se révéler la bestialité humaine, où se rencontrent en tout cas l’homme et la bête, également soumises à sa violence : « le même amour est funeste au troupeau et au maître du troupeau »40. Alphésibée souhaite que Daphnis connaisse les transports d’une génisse, qui, « lasse de chercher un jeune taureau à travers les bocages et les hauts bois sacrés, tombe épuisée au bord d’un ruisseau sur l’herbe verte sans songer que la nuit la rappelle à l’étable »41. Pasiphaé n’est qu’une illustration parmi d’autres du caractère dévastateur de l’amour, et contre nature quand il prive la créature sous son emprise de la bienheureuse harmonie qui doit régner dans le cosmos. Et l’on retiendra que Virgile développe l’aventure de la reine crétoise moins comme la fabula d’un désir exacerbé que comme l’exemple d’une passion dont la violence est partagée par tous ceux qui s’aventurent dans les rets de Vénus. N’y a-t-il alors aucun remède, la passion serait-elle une fatalité ? Virgile avance deux solutions, carmen et labor qui permettent la fuite ou la sublimation. Le pouvoir rédempteur de la poésie est un lieu commun que Virgile hérite d’ailleurs de Théocrite, qui ouvrait l’idylle XI sur cette affirmation : « il n’est contre l’amour aucun remède, Nikias, ni onguent à mon avis, ni poudre, hors le commerce des Piérides ». Ce dialogue entre Théocrite et son ami Nikias, médecin et poète auteur de neuf épigrammes conservées et qui avait placé son oeuvre sous l’emblème d’une plante médicinale (une variété de menthe), consacrait la faculté curatrice du carmen, capable de détacher l’amoureux de sa passion pendant le temps du chant du moins (comme le Cyclope qui fait sa déclaration à Galatée) et de dépasser sa souffrance. La bucolique II qui s’inspire visiblement de l’idylle XI de Théocrite, montre de la même façon l’évolution de Corydon qui ouvre son chant sur sa plainte d’amour et l’achève par une exclamation qui marque un retour à la réalité et à la raison : le jeune homme se rend compte qu’il a délaissé la vigne et le tressage de ses corbeilles et se décide à s’y adonner à nouveau, se consolant de la perte d’Alexis en envisageant la quête d’un autre amant. La guérison est intervenue grâce à la magie du chant, qui autorise le 40

Verg., B., III, v. 101 : Idem amor exitium est pecori pecorisque magistro. Verg., B., VIII, v. 85-88. Virgile reprend avec perdita nec serae meminit decedere nocti un vers de Varius cité par Macrobe, VI, 2 à propos d’un chien égaré par l’ardeur de la chasse. Le propos est ici érotisé et participe à cette assimilation entre comportements humains et animaliers, notamment avec l’emploi métaphorique de perdita qui renvoie tout aussi bien à la perte des repères spatiaux qu’à l’égarement amoureux. On a vu ce double sens à propos de l’errance de Pasiphaé.

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renoncement à l’amor au profit du labor, des activités rustiques de vannerie et de récolte. Mais au fur et à mesure de la composition des Bucoliques, lorsque le carmen s’avère impuissant à sauver Damon et Gallus, une ligne de rencontre se crée alors entre la pastorale et l’élégie42, en même temps qu’une relation de concurrence : les deux genres ne chantent-ils pas la souffrance d’amour ? Le paysage qui devrait être tout immobile de bonheur ne change-t-il pas selon la présence ou l’absence de l’être aimé, comme si les vicissitudes d’Eros avaient pouvoir de modifier les règles et le cadre qui président à l’inspiration bucolique ? Dans ce chant amébée de la bucolique VII, Corydon sait que le paysage riant changerait en solitude asséchée si Alexis le quittait, et Thyrsis, qui doit répondre sur le même thème, dépeint le tableau inversé d’un champ d’herbes jaunies par le soleil sous un ciel embrasé, qui ne reverdira qu’à l’arrivée de Phyllis (53-60). Les plaintes de Damon (B., VII), celles de Corydon (B., II) ressemblent à celles d’un poète élégiaque et Gallus en personne, au début de la bucolique X, pastiche de la poésie élégiaque et adieu à la poésie bucolique, présente les Arcadiens comme seuls capables de chanter l’amour : « malgré tout, dit-il, Arcadiens, vous chanterez mes souffrances à vos montagnes ; seuls vous savez chanter, Arcadiens »43. Qu’est-ce à dire ? En quoi le chant bucolique serait-il supérieur au chant élégiaque pour chanter l’amour? La suite de la pièce montre les tentatives de Gallus, poète élégiaque transfuge de son genre d’origine, pour intégrer l’univers bucolique et qui se voit contraint de chanter à l’irréel son désir d’être Arcadien : « Oh que ne suis-je l’un quelconque d’entre vous, conducteur de troupeau, vendangeur de raisin »44. Mais son carmen est impuissant à le sauver, Gallus est possédé par Amor, et contrairement au Corydon de la bucolique II, il doit lui céder : nos cedamus amori. La leçon de la pièce est donc la suivante : chanter l’amour à la façon élégiaque, c’est choisir la plainte qui restera sans remède, tandis que chanter l’amour à la bucolique c’est choisir la célébration d’amours légères. Gallus s’enferre dans un amour qui ne peut plus être dominé et dont les débordements conduisent à la violence du furor, à l’impossible passage en Arcadie. L’Arcadien au contraire chantera la sexualité heureuse dans une nature panique, paradisiaque, en se gardant de la continuelle menace du furor qui rôde aux parages des paysages idylliques et qui contraint par intermittences la bucolique à « flirter » avec l’élégie. 42

Gallus d’ailleurs, qui avait acclimaté le genre à Rome, avait usé du motif du remède à l’amour. 43 B., X, v. 31-34 : Tamen cantabitis, Arcades, inquit, / Montibus haec uestris, soli cantare periti / Arcades. 44 B., X, v. 35-36 : Atque utinam ex uobis unus uestrique fuissem / aut custus gregis aut maturae uinitor uuae (trad. P. Valéry, Gallimard, 1956).

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Aux antipodes de Pasiphaé se situent donc les figures fugaces de ces lasciuae puellae ou de ces delicati pueri que sont Galatée ou Amyntas, qui apparaissent dans de gracieuses vignettes où la rapidité des évocations suggère l’éphémère de la relation : « Damète : Galatée me vise avec une pomme, lascive enfant, et s’enfuit vers les saules et veut auparavant se faire voir. Ménalque : Amyntas mon brûlant désir vient s’offrir de lui-même à mes yeux si bien que déjà Délie n’est pas mieux connue de mes chiens »45.. L’intervention du dieu de la bucolique Pan, en clôture du recueil, auprès de Gallus qu’il invite à modérer son amour (« Vint Pan, le dieu de l’Arcadie, que nous vîmes nous-mêmes, le visage rougi de vermillon et des baies sanglantes de l’hièble : « Quand donc finiras-tu ? dit-il ; l’Amour n’a cure de telles douleurs ; le cruel Amour ne se rassasie point de larmes, non plus que les prés de l’eau des ruisseaux ni les abeilles de cytise ni les chevrettes de feuillage »46) pourrait être la traduction métapoétique de cette relation de concurrence entre élégie et pastorale, que Virgile résout en affichant sa préférence pour les amours légères et sa méfiance pour les passions destructrices, tel Tityre qui, au seuil cette fois du recueil, affirme avoir recouvré sa liberté depuis que Galatée l’a quitté (cf. v. 31 : Galatea me tenebat) et qui désormais module sur sa flûte le nom d’Amaryllis que les bois répètent en écho. Les choix poétiques Le dernier aspect notable de ce chant dédié à la passion de Pasiphaé concerne sa facture, indiscutablement alexandrine. L’avalanche de mythes au sein de laquelle il prend place a toutes les allures d’un hommage rendu aux néotéroi et à une certaine pratique de la poésie. Selon certains critiques, comme E. Paratore47, la sélection opérée par Virgile dans le patrimoine mythique s’expliquerait par son intention de rendre hommage aux Erotica pathemata de Parthénius, ami commun de Virgile et de Gallus. La présence de Gallus, trônant en position centrale dans le poème et se voyant intronisé par une Muse sur l’Hélicon, constitue encore un témoignage d’admiration pour un poète de la nouvelle génération dont on sait qu’il avait composé précisément un épyllion sur le bois de Grynium consacré à Apollon. On a noté aussi au vers 47 un écho à l’épyllion de Calvus sur Io, et l’on observe, à propos de Scylla, la présence de deux vers communs avec la Ciris, dont la 45

B., III, v. 64-67 : Damoetas : Malo me Galatea petit, lasciua puella, / Et fugit ad salices et se cupit ante uideri. Menalcas : At mihi sese offert ultro, meus ignis, Amyntas, / Notior ut iam sit canibus non Delia nostris 46 B., X, v. 26-30 : Pan deus Arcadiae uenit quem uidimus ipsi / Sanguineis ebuli bacis minioque rubentem : / « Ecquis erit modus ? inquit. Amor, non talia curat / nec lacrimis crudelis Amor nec gramina riuis, / Nec cytiso saturantur apes, nec fronde capellae. 47 Ettore Paratore, « Struttura, ideologia e poesia nell’ecloga VI di Virgilio », in : Hommages à J. Bayet, Latomus, Bruxelles-Berchem, 1964, p 509 sq.

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datation et l’attribution sont certes discutées, mais qui présentent les mêmes orientations poétiques que le chant de Silène, une esthétique de la lime et de l’érudition48. Cette fontaine de mythes, qui forme la deuxième partie du chant de Silène, représenterait donc, davantage qu’un hommage à un poète unique, un aperçu des « lectures favorites » de Virgile, sorte de revue de l’actualité littéraire49, qui renverrait soit globalement à des pratiques d’écriture soit à des poèmes effectivement composés à l’encontre dequels Virgile témoignerait son admiration et ses affinités, en les plaçant dans la bouche d’un Silène inspiré, serviteur de Bacchus et de Phébus. De façon plus précise, Andrée Thill50 a bien démontré que les seize vers consacrés à Pasiphaé non seulement adoptaient le style caractéristique des alexandrins, l’ars parua callimaquéen, conforme à l’annonce liminaire d’un deductum carmen, mais même formaient comme un « épyllion » en réduction. Elle relève quatre procédés formels relevant de l’esthétique de l’épyllion : la technique du récit, allusif, savant, discontinu et incomplet ; l’intervention du poète dans le récit, avec l’apostrophe à l’héroïne ; le discours au style direct de l’héroïne ; et la digression avec l’exemple des Prétides. Selon la critique, Virgile ferait même ici allusion à un texte réel, à un épyllion sur Pasiphaé, contemporain ou suffisamment célèbre pour être repéré des lecteurs. Dans l’impossibilité où nous sommes de valider l’hypothèse, nous retiendrons la facture incontestablement néotérique du passage, son esthétique de la miniature, de l’ellipse, de l’émotion. La présence de cet épyllion dans le discours de Silène confirme l’interprétation réflexive que l’on peut tisser d’une bucolique qui dit l’origine de la poésie en même temps qu’elle narre l’origine du monde. La cosmogonie se double d’une cosmogénèse poétique, qui passe en revue les auteurs et les œuvres qui ont marqué leur temps, depuis les poèmes cosmogoniques jusqu’aux illustrations contemporaines, depuis Hésiode, Empédocle, Orphée, Linus, Théocrite, Lucrèce jusqu’à Gallus, le tout dans une traduction alexandrine. C’est donc l’histoire d’un art poétique dont la maîtrise mène à la création, par l’auteur, d’un carmen dont on a vu les pouvoirs libérateurs : la poésie devient la manifestation d’une pratique hautement spirituelle51, instrument d’une quête de la sérénité qui libère l’homme de ses passions et de ses illusions. En même temps que le poète de 48 Les vers 75-76 de la bucolique sont strictement identiques aux vers 59-60 de la Ciris. Que ce soit Virgile qui cite le poète anonyme, ou s’autocite, ou soit cité par le poète anonyme, l’esthétique commune est celle du centon, comme le prouve le vers 47 de la bucolique VI, ou les autocitations de la bucolique V (v. 86-87). Le texte se construit comme une mosaïque d’emprunts et d’allusions. 49 Tel est l’avis d’Augustin Cartault. 50 Thill, 1983. 51 Sur la spiritualité de la bucolique, voir Dominique Millet-Gérard, Le chant initiatique. Esthétique et spiritualité de la bucolique, Genève, Ad solem, 2000.

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Mantoue développe en Pasiphaé un symbole des passions désordonnées, dans une perspective épicurienne d’édification morale, il dépasse la leçon de Siron52 par l’exercice d’un art qui introduit l’ordre dans le désordre, l’harmonie dans le chaos. Le chant atteint alors les hauteurs de l’indicible et l’esthétique alexandrine de l’allusion savante, obscure, peut se combiner avec la voie d’un hermétisme qui autorise l’élévation de la pensée. Selon Alain Deremetz53, le genre bucolique est redéfini, dans cette pièce qui, à première vue, « dépasse le cadre traditionnel du genre »54, comme un genre originel que les mythes rattachent au cadre sylvestre des premiers temps. La pièce illustrerait donc une tentative pour retrouver un monde originel où la poésie toute neuve chanterait la nature à peine éclose, où Silène, Thalie, et à leur suite, Virgile, répèteraient les chants transmis par les bois, les échos infinis parcourant la nature et la faisant vibrer. Virgile renouerait avec une poésie originaire dont Apollon serait le premier représentant, dieu délien auteur des premiers chants bucoliques. Le poète erre alors à travers les mythes comme les brebis dans leurs pacages. La bucolique décrit sa genèse comme celle d’un chant qui remonte d’échos en échos jusqu’à l’aube de l’humanité. Le poète qui est ce médiateur inspiré résout le mouvement désordonné des mots, l’enferme dans les limites d’une forme close et maîtrise la matière foisonnante des mythes dans un catalogue paratactique qui mime le désordre primordial, l’excès des passions humaines, les métamorphoses mythiques en aulnes, en monstre, en oiseau, pour mieux les dépasser : la force incantatoire du chant témoigne en dernier ressort d’une libération de toutes les pesanteurs et d’une possible maîtrise de la nature par le travail de l’homme. Ovide : défense et illustration de l’adultère La banalisation de l’adultère Avec Ovide, la perspective change notablement, comme on pouvait s’y attendre55. Le poète de Sulmone inscrit l’épisode, comme son prédécesseur, dans la lignée alexandrine des amours violentes, bizarres, monstrueuses. 52

Selon une lecture épicurienne, les mythes s’enchaîneraient à la manière d’une leçon, telle que Siron avait pu la délivrer et Virgile l’écouter effectivement : les pierres de Pyrrha renverraient à la création de l’homme, les saturnia regna au premier homme à l’état sauvage, le vol de Prométhée, à la naissance du feu, Hylas illustrerait la théorie du son et de l’écho, Pasiphaé les passions dans leur excès, et les mythes suivant, différents vices, Atlas, l’avarice, Phaéton, l’ambition, Scylla, la luxure. 53 Le miroir des Muses, P. U. du Septentrion, 1995, voir l’ensemble du chapitre II, 3, p 289317, « le carmen deductum ou le fil du poème », dont nous extrayons une partie des analyses, extrêmement riches. 54 Pierre Grimal, Le lyrisme à Rome, Paris, PUF, 1978, p 158. 55 Le texte a été commenté dans Frécaut, 1982.

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L’histoire de Pasiphaé occupe l’espace d’une longue digression dans le propos pseudo-didactique du livre I de L’Art d’aimer, au cours d’un développement où le poète, en digne héritier du De feminarum incontinentia de Properce, s’attache à prouver que la passion est plus furieuse chez la femme que chez l’homme. Ovide conseille l’apprenti séducteur : puisque les femmes n’ont aucune retenue et que leurs résistances ne sont que feintes, il suffit de tendre ses filets pour être rapidement vainqueur. Le couplet sur l’impulsivité féminine s’assortit de la liste devenue topique des héroïnes qui se sont signalées par leur sexualité effrénée, Byblis, Myrrha, Pasiphaé, Clytemnestre, Aéropé, Phèdre, Médée. De tous ces personnages, que l'excès de libido a menés à des amours monstrueuses, Ovide choisit de développer le plus sauvage, le plus invraisemblable. De cette liaison adultère et zoophile, il tire une conclusion inattendue : le caractère contre nature de cet accouplement atypique lui permet de banaliser la relation adultère d’une femme avec un amant et d’en légitimer la pratique ! Une éthique frondeuse et ironique se met en place : si la nature interdit l’union de deux espèces différentes, elle n’interdit pas l’union de deux représentants d’une même espèce. Le reproche moral ne concerne plus la transgression des lois de la nature, mais le refus d’une soumission à ce qui est présenté comme possible, normal, naturel, loi de nature qui excepte la prise en compte des règles de la société. Pour faire accepter ce message dont on mesure la provocation, certainement encore sensible deux décennies après la promulgation des lois augustéennes contre l’adultère56, Ovide s’abrite plusieurs fois derrière la voix de la tradition, en présentant l’autorité du mythe comme une garantie de véracité et de sérieux : « on raconte que » Pasiphaé coupait du foin pour son taureau, « on raconte qu’ » elle allait dans les bois (fertur v. 300, v. 312). Le narrateur s’exempte ainsi de toute responsabilité quant au caractère scandaleux de ce qu’il raconte et des conclusions qu’il en tire: nota cano ; non hoc centum quae sustinet urbes, quamuis sis mendax creta negare potest (297-298). Il engage alors une réflexion sur les rapports du vrai et du faux. Il place cette invraisemblable aventure, illustration par excellence de la fiction, sous le signe de la véracité totale, avec une formule d’ouverture callimaquéenne nota cano, tout en annonçant son caractère paradoxal : malgré son origine crétoise, dont on a vu qu’elle était synonyme de mensongère, le récit sera véridique. En affichant ce mélange farcesque de vrai et faux, le poète se dédouane habilement de toute responsabilité sur le sérieux de sa narration, et fait savoir au lecteur que le récit sera placé sous le signe de la fiction la plus pure : tel est le paradoxe de la déclaration de

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Les Leges Iuliae de adulteriis coercendis et de maritandis ordinibus dataient de 18 av JC.

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véracité qu’elle se traduit pour le récepteur par son contraire. Où l’on reconnaît ici la duplicité auctoriale caractéristique de l’écriture ovidienne. Ovide présente alors en Pasiphaé l’histoire d’un adultère57. Le taureau est doté du même qualificatif, dont on mesure alors la portée burlesque58. Le terme d’adulter est repris une troisième fois au cours de ce récit, dans une perspective cette fois argumentative, en convenance avec l’orientation parodico-didactique du recueil. Le magister amoris tient à son héroïne ce raisonnement qui repose sur un jeu de mot : si tu veux tromper ton mari (uir), trompe-le avec un homme (uir)59. Ainsi, l’auteur s’auto-représente comme porteur de valeurs morales au moment où il s’apprête à légitimer l’adultère en le relativisant par rapport à la monstruosité d’un accouplement bestial60. Ovide semble ici répondre à Euripide. Chez le dramaturge grec61, Pasiphaé arguait que son absence de responsabilité était visible dans et par la monstruosité même de l’accouplement, et que dans le cas d’un adultère classique avec un partenaire humain, elle aurait été responsable de ses actes. Ovide glose sur le sophisme par une réflexion dont personne ne peut nier le bon sens apparent : il est moins grave de tromper son mari avec un homme qu’avec un taureau ! Or il existait une tradition évhémériste qui voyait dans le « taureau » un général de l'armée, nommé Tauros. Plutarque cite en effet la version de Philochore selon laquelle Minos avait pour rival un certain Tauros, de mauvais caractère, athlète invaincu que tous jalousaient, et qui aurait eu une liaison avec Pasiphaé ; le roi Minos, jaloux de ce concurrent, autorisa la participation de Thésée aux concours gymniques, qui défit son adversaire62. 57

Pasiphae fieri gaudebat adultera tauri (v. 295). Ille adulter (v. 304). Sénèque aussi emploie le terme, dans Phèdre, v. 112-119 : Quo tendis anime ? Quid furens saltus amas ? / Fatale miserae matris agnosco malum : / peccare noster nouit in siluis amor / Genetrix, tui me miseret : infando malo / correpta pecoris efferum saeui ducem / audax amasti ; toruus, impatiens iugi / adulter ille, ductor indomiti gregis / sed amabat aliquid. « À quoi rêves-tu ? / Quel est cet amour furieux des forêts ? / Faut-il y reconnaître la tare héréditaire / Les affreuses tendances de ta mère ? / Car chez nous on découvre les plaisirs coupables dans la sauvagerie des bois / Ma mère, ma pauvre mère / Ton affreuse maladie ! Rien ne t’arrêtait / Tu as séduit le chef d’un troupeau sauvage / Il était furieux et brutal / Il vivait sans frein et guidait une horde sans loi / Un taureau fut ton amant de passage / Mais au moins lui / Il savait faire l’amour » (trad. F. Dupont, Imprimerie nationale, « Le spectateur français », 2004). 59 Siue placet Minos nullus quaeratur adulter ; / Siue uirum mauis fallere, falle uiro (v. 309310). 60 La démarche est parallèle dans Ov., M., IX, v. 735-740. Iphis qui compare son sort à celui de Pasiphaé s’estime plus furieuse (furiosior) et le taureau est qualifié d’adulter. 61 Voir la présentation des fragments de la pièce par François Jouan, dans Tragédies, Fragments d’Euripide, t. VIII, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p 303 sq. 62 Plut., Thes., XIX, 2-3, CUF, 1964 : ὡς δὲ Φιλόχορος ἱστόρηκε, τὸν ἀγῶνα τοῦ Μίνω συντελοῦντος, ἐπίδοξος ὢν ἅπαντας πάλιν νικήσειν, ὁ Ταῦρος ἐφθονεῖτο. καὶ γὰρ ἡ δύναμις αὐτοῦ διὰ τὸν τρόπον ἦν ἐπαχθής, καὶ διαβολὴν εἶχεν ὡς τῇ Πασιφάῃ πλησιάζων. διὸ καὶ τοῦ Θησέως ἀξιοῦντος ἀγωνίσασθαι συνεχώρησεν ὁ Μίνως. ἔθους δὲ ὄντος ἐν Κρήτῃ θεᾶσθαι 58

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En mettant en parallèle par deux fois Minos et le fameux taureau, Ovide semble révéler qu’il connaît cette version, ce qui ferait apparaître encore plus sa mauvaise foi lorsqu’il réactive l’image de l’animal, quand on peut voir en lui un rival amoureux63. Dans cette lecture évhémériste, le taureau apparaît comme l’image de l’amant que recommandent de seuls avantages physiques. Rappelons que, sur le plan iconographique, le monstre était majoritairement représenté comme un homme à tête de bovidé et non comme un taureau à tête humaine64. Voyons justement quel portrait le poète de Sulmone dresse de son taureau. Le récit, inauguré sous le signe de l’incidence (avec un forte qui rappelle le merveilleux des contes de fées) s’ouvre précisément sur la description de cet animal d’exception dont Ovide montre toute la beauté, faite d’une blancheur (candidus, v. 290) qui tranche avec la touffeur des forêts (sub umbrosis nemorosae uallibus Idae, v. 289), une blancheur d’éclat et d’innocence comme le connotent sa position au sein du troupeau (gloria armenti) et la couleur lactée de son pelage (cetera lactis erant). Un trait discriminatoire le distingue cependant des autres, la mention de sa toute petite tache (tenui nigro) qui signale sa singularité, le rend extraordinaire, mais aussi impropre au sacrifice65 . La séduction de ce taureau n’est pas sans rappeler celle de Zeus dans les Métamorphoses au moment de son enlèvement d’Europe, avec sa musculature puissante, ses fanons translucides, son allure bondissante marquant son impatience66. La description avantageuse de ses atouts est ainsi censée expliquer l’attrait qu’il exercera sur la reine, mais l’accent mis sur sa séduction érotique peut faire songer à la lecture évhémériste, d’autant que non sans burlesque, Ovide enchaîne en faisant état du désir des génisses à son approche, ce qui retarde l’arrivée de Pasiphaé dans le récit et contribue à mettre les génisses sur le même plan que la reine. Ovide crée un effet de surprise en prêtant aux bêtes καὶ τὰς γυναῖκας, Ἀριάδνη παροῦσα πρός τε τὴν ὄψιν ἐξεπλάγη τοῦ Θησέως καὶ τὴν ἄθλησιν ἐθαύμασε πάντων κρατήσαντος. ἡσθεὶς δὲ καὶ ὁ Μίνως μάλιστα τοῦ Ταύρου καταπαλαισθέντος καὶ προπηλακισθέντος, ἀπέδωκε τῷ Θησεῖ τοὺς παῖδας καὶ ἀνῆκε τῇ πόλει τὸν δασμόν. « Philochore a une autre version : comme Minos organisait le concours, tout le monde s’attendait à une nouvelle victoire de Tauros et le jalousait. Et de fait, son caractère rendait sa puissance odieuse et on l’accusait d’avoir une liaison avec Pasiphaé ; c’est pourquoi, quand Thésée demanda de concourir, Minos lui donna son accord ; et comme l’usage veut en Crète que les femmes aussi assistent au spectacle, Ariane qui se trouvait là fut frappée à sa vue et saisie d’admiration pour les prouesses athlétiques qui lui avaient donné une victoire totale. Minos ravi aussi, surtout de la défaite et de l’humiliation de Tauros, rendit à Thésée les enfants et libéra Athènes de son tribut. » 63 Minos a boue uictus erat (v. 302) ; falle uiro (v. 310). 64 Et les mosaïques se sont intéressées plus aux lacis du labyrinthe qu'au Minotaure. 65 Le commentaire de Adrian Swayne Hollis, Ovid, Ars Amatoria, book 1, Oxford, 1977, met ce vers en relation avec l’Europe de Moschus, v 84-85. 66 M., II, v. 850-875.

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des sentiments humains alors qu’on attend une déshumanisation de la reine ! Le récit se construit ainsi d’un bout à l’autre par une série d’effets de surprise, trompant l’attente du lecteur : illum Gnossiadesque Cydoneaeque iuuencae / optarunt tergo sustinuisse suo (v.293-294). La solennité de l’hexamètre (v.293), avec la mention claironnante des cités crétoises, qui annonce le grand style, fait brutalement contraste avec la crudité de ce qui est en jeu, sustinuisse tergo (le verbe sera repris dans la périphrase centum quae sustinet urbes, v. 297, qui glose une épithète homérique) et c’est dans cet intervalle que s’immisce le burlesque sous l’égide duquel le récit est tout entier placé. Une femme dévorée par la jalousie Le portrait de Pasiphaé est quant à lui paré de toutes les invraisemblances. Ovide la transforme d’abord en berger qui cueille pour l’animal de tendres herbes, accompagne le troupeau, comme en commentaire ironique à la bucolique virgilienne qui développait les possibilités pastorales du mythe (it comes armentis v. 301). Peut-être y a-t-il là une réminiscence de l’Io de Calvus, comme on en trouve la trace également dans les Métamorphoses I, 632 et 64567. Le tableau de ses errances loin de son mari s’effectue dans une atmosphère propertienne : nec ituram cura moratur coniugis (v. 301-302)68. Et l’auteur des Medicamina faciei qui excelle à décrire les comportements de la séduction, insiste surtout sur la coquetterie déplacée de la reine, occupée à plaire, parée d’habits précieux, tenant un miroir, ajustant sa coiffure, toute élégiaque. Il accuse le contraste comique entre la richesse des parures (pretiosas uestes) et la négligence de mise pour les bergers, dans une opposition entre ville et campagne, richesse et humilité (opes, v. 304/ montana, v. 305) qui n’est pas le propos initial du mythe, et en laquelle se manifeste tout l’artifice d’un poète urbain, poète de la ville et du mot d’esprit. Il cultive donc le motif paradoxal, en dépeignant les vagabondages de Pasiphaé dans la montagne, un miroir à la main et qui cherche en vain les cornes sur son front. La réécriture ironique de la bucolique VI, 51 est ici sensible, car l’on reconnaît l’allusion aux Prétides qui cherchaient des cornes sur leur front lisse. Prenant modèle sur Virgile, l’épigone lance une longue apostrophe à son personnage (v. 303-310). Mais au lieu de la taxer de uirgo infelix, le poète de Sulmone, avec moins de sentiments, la qualifie d’inepta (v. 306), car au lieu d’utiliser le miroir pour parfaire sa beauté, elle devrait regarder la réalité en face ! Le jugement est 67 Frondibus arboreis et amara pascitur herba / Proque toro terrae, non semper gramen habenti / incubat infelix limosaque flumina potat (v. 632-634) ; Decerptas senior porrexerat Inachus herbas. (v. 645). 68 Cf. Prop., 1, 8, v. 1 : nec te mea cura moratur.

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intellectuel et non affectif, et le narrateur s’installe dans une position de supériorité par rapport à son personnage. Le deuxième trait élégiaque de la reine réside dans sa jalousie. Elle n’a que haine à l’égard des génisses, qu’Ovide présente à travers son regard, inuida formosas oderat illa boues (v. 296), avec un adjectif formosus dont on a montré la spécificité érotique par rapport à pulcher69. Lorsqu’Ovide termine son apostrophe pour reprendre le fil du récit, la reine se rend dans les bois : in nemus et saltus thalamo regina relicto / fertur (v. 311-312). Le lecteur s’attend au récit de l’adultère (on notera le redoublement de nemus en saltus, le bois, dont l’homonyme saltus, le saut, peut marquer tout aussi bien l’élan dans les bois, vers l’amant, que renvoyer au verbe salio) et, nouvel effet de surprise, découvre tout autre chose. Sous l’effet de la jalousie, la reine choisit une rivale, uacca (v. 313), et l’envoie à l’autel pour la faire sacrifier. La dementia de Pasiphaé prend chez Ovide toutes les couleurs d’une barbarie inattendue dont on se demande si le modèle était tragique. Le taureau est devenu son dominus (v. 314), et sous couvert de piété, la reine assassine, pour satisfaire en réalité une jalousie aux proportions barbares. Comme le note très justement J.M. Frécaut, Ovide mélange « ce qui ressortit à l’animalité et ce qui relève de la nature humaine »70. Car la jalousie relèvet-elle de l’humanité ou de l’animalité ? Pasiphaé maquille un meurtre en sacrifice et brandit les viscères encore chaudes de ses rivales : « la démarche du conteur relève en partie de l’humour, « un genre d’humour qui consiste dans un délire de la logique »71, apparentée à l’absurde. Une dizaine de vers sont consacrés à l’image de cette Pasiphaé cruelle, dont la monstruosité est décuplée, coupable d’une passion zoophile, et coupable de meurtre par jalousie. En cela, la digression crétoise fait pendant, comme l’a observé J.M. Frécaut, à l’épisode de Procris, victime innocente cette fois de la jalousie, dans un ensemble plus vaste consacré à l’exploration de ce sentiment. Le récit s’achève sur la concrétisation de l’adultère, par le biais de la carcasse d’érable, uacca acerna (v. 325), par laquelle Pasiphaé parvient à ses fins. L’ellipse de la bucolique virgilienne s’oppose à la conclusion ovidienne, qui entérine et notifie la naissance du Minotaure. Ovide évoque d’ailleurs à plusieurs reprises dans son œuvre le moment de la conception, et la progéniture qui en résulte, et les termes choisis sont révélateurs d’une lecture qui met l’accent sur l’adultère72 et le détachement, comme dans ce 69

Cf. Evrard Delbey, Poétique de l’élégie romaine, Paris, Les Belles Lettres, 2001, p. 21 sq., qui montre que formosus indique la beauté sensuelle et érotique, tandis que pulcher la beauté moralement louable. 70 Frécaut, 1982, p 23-24. 71 Frécaut, 1982, p 25. 72 Creuerat opprobrium generis foedumque patebat / Matris adulterium : « L’opprobre de sa race avait grandi ; un monstre par l’étrangeté de sa double forme, dévoilait à tous les yeux l’adultère hideux de sa mère » (Ov., M., VIII, v. 155-6).

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vers élégant qui faisait la fierté de son auteur, semibouemque uirum semiuirumque bouem73 et qui traduit l’hybridité par une écriture mimétique, où l’effet de la représentation prime sur toute considération éthique. Cette hybridité ne caractérise-t-elle pas d’ailleurs cet épyllion en distiques élégiaques qui joue avec brio de l’intrication de références homériques, alexandrines, élégiaques, qui contamine en permanence le style avec des effets de chute en vue d’un propos peu sérieux ? La fabula de Pasiphaé illustre en tout état de cause le bonheur auctorial de narrer, un art de jouer avec les attentes du public et de les déjouer, de raconter le connu pour en tirer les conclusions les plus inattendues. Conclusion L’ancienne dimension sacrée du mythe a disparu des textes augustéens au profit d’une réflexion sur la passion, adaptée aux préoccupations contemporaines de la « révolution élégiaque ». Le Minotaure, fruit de ces amours hors norme, est quasiment évincé de l’espace textuel : dans cette histoire de filiation monstrueuse, les deux poètes ne se focalisent pas sur la naissance du fils mais sur le désir furieux de la mère74. Le soin apporté par nos deux auteurs à la mise en œuvre littéraire de cette passion irrépressible fait figure d’exception dans le maigre ensemble des textes antiques transmis sur ce mythe, lapidaires pour la plupart d’entre eux. La trace du sacré est cependant encore lisible dans deux détails, également repris par Virgile et Ovide : d’une part l’évocation des cornes du taureau que tous les dictionnaires des symboles mettent en relation avec la lune, du fait de leur ressemblance avec le croissant de l’astre, d’autre part la blancheur de l’animal, (niueus chez Virgile, candidus et lactis chez Ovide) que M. T. Camilloni rapproche de cultes égyptiens où les taureaux blancs étaient honorés en vertu de leur qualité de fécondateurs : « nell’Egitto antico 73

A. A., II, v. 24. On connaît l’anecdote rapportée par Sénèque l’Ancien. Ses amis proposèrent à Ovide de choisir trois vers qu'ils pourraient sacrifier et Ovide accepta à condition d'en garder trois absolument indispensables : ce vers fut retenu par les 2 camps! L’impression de facilité disqualifiait le vers aux yeux des amis, mais le choix d’Ovide témoigne d’une esthétique maniériste, qui cultive le paradoxe, les jeux de symétrie et l’hybridité. Dans l’héroïde IV, v. 57-8: Pasiphae mater decepto subdita tauro/ enixa est utero crimen onusque suo, Phèdre met l’accent sur le crime de sa mère et la fatalité qui pèse sur la descendance du soleil. 74 Selon Antoninus Liberalis (Met., 41), Minos était affligé d’un handicap pour le moins pénalisant, puisqu’il éjaculait scorpions, serpents et scolopendres, et toutes les femmes auxquelles il s’unissait mouraient, sauf Pasiphaé, qui était immortelle. D’après Apollodore, cette situation était le fait de la jalousie de Pasiphaé, qui avait jeté un sort à son mari pour l’empêcher de s’unir à d’autres femmes. Mais pour Hygin (Fab., 40), Pasiphaé était seule responsable de sa passion furieuse, parce qu’elle avait négligé pendant plusieurs années de rendre un culte à Vénus, qui s’en était vengée en lui inspirant ces amours monstrueuses.

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quattro specie di tori ricevevano un culto particolare : [...] toro bianco a Hermonthis e Tuphium, detto Bogew (=fecondatore), il Bouchis dei Greci ; toro bianco a Copto e Achmin (la Panopolis greco-romana) sacro al dio MNW (Min) rappresentato sempre vicino ad una specie di giglio, sia virile e itifallico sia come toro »75. Tous ces éléments incitent à penser que le mythe était probablement lié originellement à un rituel de fécondité. Les différentes équations que l’on peut tisser entre la lune et le taureau, Pasiphaé et la lune, le taureau et les rites de fécondité, la lune et les rites de fécondité (l’astre lunaire « préside au retour de phénomènes périodiques, comme la marée », « agit sur la germination des graines»76) pourraient apporter une explication à l’invention de cette très curieuse insémination artificielle77. Mais il s’agit là d’une hypothèse parmi d’autres évoquées par les chercheurs78. Nos poètes latins ne se sont pas interrogés sur l’énigme et la bizarrerie de ce mythe. Ils en ont occulté le monstrueux79 et lui ont donné une signification rationnelle, axée sur la bestialité du désir féminin. En s’accouplant au taureau, Pasiphaé connaît la volupté des bêtes, comme Didon peut regretter de ne l’avoir pas connue. Le mythe de Pasiphaé, note P. Quignard80, qui commente la tombe des taureaux à Tarquinia, et cite, par l’entremise de Suétone, les dérèglements de Tibère, « empereur bouc », de Néron, « empereur lion », et ses « mises en scène de bestialité fictive », illustre « cette métamorphose qui nous fait voir, dans l’animal que nous devenons, ce que nous sommes nous-mêmes »81. Or, si nos auteurs latins traduisent dans ce mythe la violence du désir comme « assaut de l’animalité qui est en nous », voire se focalisent sur la furiosa libido de l’héroïne pour en faire la fable de l’hystérie féminine, il est plus frappant encore qu’ils la traitent généralement sur le mode d’une fable bouffonne, exception faite de l’églogue virgilienne. Le mythe fut populaire aussi bien dans la littérature (dont ne restent à l’époque romaine que des traces diffuses) que dans la peinture et la vie quotidienne ; et c’est même peut-être sous sa dimension 75

Camilloni, 1986, p. 60. Roger Begey, Jean-Paul Bertrand, Jean-Yves Le Fèvre, Dictionnaire symbolique des symboles, Monaco, éd. du Rocher, 2000. 77 Ces équations pourraient-elles expliquer l’emploi curieux de l’adjectif pallentes dans la bucolique VI, 54, à propos des herbes ruminées par le taureau ? Le vers présente un jeu de contraste appuyé entre noir et blanc (nigra pallentes) qui fait songer à la lumière blafarde de la lune dans la nuit. 78 Sur l’ensemble des interprétations modernes du mythe, voir Gourmelen, 2010, p. 391-392. 79 L’ampleur donnée à ce mythe dans l’espace textuel nous semble toutefois révélateur d’un mouvement général de « monstration » tout à fait nouveau dans la littérature ancienne. A ce titre, l’époque augustéenne est celle d’une période de transition avant la prolifération des monstres de la mythologie gréco-romaine dans les épopées flaviennes et les tragédies sénéquiennes, un siècle plus tard. 80 Pascal Quignard, Le sexe et l’effroi, Paris, Gallimard, 1994, p. 185-212 81 Quignard, 1994, p. 194, et, pour la citation suivante, p. 203. 76

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spectaculaire qu’il fut le plus vivant : la fable de Pasiphaé fut mise en scène, à la suite de la bucolique virgilienne, sous la forme de mimes régulièrement joués sous les empereurs82 : Suétone rapporte dans la liste des spectacles donnés par Néron un intermède qui venait égayer la foule, entre diverses représentations de grande ampleur, comme les combats de gladiateurs, les bestiaires, les naumachies, et les pyrrhiques : « entre ces danses, un taureau saillit une génisse de bois, où beaucoup de spectateurs crurent que Pasiphaé était enfermée »83. On sait que la faveur du sujet ne diminua pas et que le mime fut joué sous Domitien, comme l’atteste l’épigramme V du Livre des spectacles de Martial84. Et c’est en héritant de cette dimension bouffonne et spectaculaire qu’Apulée écrit une nouvelle page sur la frénésie de Pasiphaé, en traitant à son tour le mythe dans cet épisode du livre X de L’Ane d’or, où Lucius, métamorphosé en âne, animal symbole de lubricité, peine à satisfaire une Pasiphaé en puissance. Une Corinthienne fort noble et fort riche conçoit une étrange passion pour la créature animale, « nouvelle Pasiphaé amoureuse cette fois d’un âne »85. Elle obtient un rendez-vous nocturne avec l’animal auprès de son propriétaire, destiné à satisfaire « son caprice insensé » (uaesanae libidini). Des eunuques préparent l’alcôve, répandent au sol coussins moelleux et couvertures de pourpre, dans un luxe inégalé. La femme se déshabille, s’oint d’huile, en oint son partenaire, le couvre de baisers. Le récit progresse au rythme des angoisses et des réflexions de l’âne, qui s’indigne de ne pas avoir été consulté et s’inquiète des performances à accomplir. Apulée s’amuse à détailler la relation hybride qui peine à se nouer, l’entremêlement grotesque des deux corps qui vont s’unir, le corps hideux de l’âne, narrateur interne qui livre un autoportrait comique de sa laideur et s’inquiète de sa démesure, et le corps féminin, tendre, clair, pétri de miel, dont il tombe amoureux, avec son regard d’homme, les lèvres mignonnes qu’il effleure de sa large bouche édentée. Le burlesque monte en crescendo : alors que la dame couvre l’animal d’hypocoristiques choisis, l’appelant son moineau, sa colombe, l’âne avoue ses difficultés, malgré les 82

Il avait existé en Grèce des comédies portant sur les fables crétoises, et au moins une Pasiphaé d’Alkaios. 83 Suet., Ner., XII : Inter pyrricharum argumenta taurus Pasiphaam ligneo iuvencae simulacro abditam iniit, ut multi spectantium crediderunt. Suétone rapporte aussi que Galba exposait dans son atrium un arbre généalogique qui le faisait descendre de Jupiter du côté paternel et de Pasiphaé du côté maternel (Galba, II) 84 Mart., De Spectaculis, V : Iunctam Pasiphaen Dictaeo credite tauro: / uidimus, accepit fabula prisca fidem. / Nec se miretur, / Caesar, longaeua uetustas: / quidquid fama canit, praestat harena tibi. « Que Pasiphaé se soit unie d’amour au taureau de Crète, n’en doutez pas ; nous avons vu le fait, l’antique mythologie a reçu confirmation. Que l’antiquité, César, cesse de s’émerveiller d’elle-même : tout ce que la renommée célèbre, l’arène le réalise pour toi » (trad. H. J. Isaac, CUF). 85 Apul., M., X, 19 : ad instar asinariae Pasiphaae.

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dimensions de son organe, à combler la concupiscence de sa partenaire. La nuit blanche et laborieuse s’achève enfin, libérant l’animal priapique de ses obligations. La reine crétoise, qui sert de référent dans toute cette savoureuse scène d’amour, intervient au point d’orgue du coït, lorsque l’âne comprend enfin la nature du plaisir éprouvé par « la mère du Minotaure ». Un petit chef d’œuvre d’humour païen de la part de ce philosophicus platonicus qui ne boudait pas les plaisirs de Vénus. Le récit de cette union pour rire serait-il révélateur d’un point de vue général caricatural sur la féminité86 ? Quoi qu’il en soit, le mythe de Pasiphaé devient tout au plus chez les Romains une scabreuse aventure, symbole des dérives du désir féminin, argument pour ces mimes obscènes qui avaient pour fonction de faire rire le public.

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Sur la menace que représente ce désir zoophile pour la société, cf. Collin, à paraître.

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Circé et la fabrique des monstres (Ovide, Métamorphoses, livre XIV) Karine COTTET Université Stendhal-Grenoble 3 Lorsqu’Ovide met en scène la magicienne Circé au début du livre XIV de ses Métamorphoses, il reprend un personnage bien connu de ses contemporains, notamment pour son méfait le plus célèbre, la transformation en porcs des compagnons d’Ulysse, racontée dans l’Odyssée. Ovide ne manque pas d’y consacrer un long développement1, comportant à la fois la métamorphose des hommes en bêtes et leur retour à la forme humaine, conformément au modèle homérique. Mais le poète fait également intervenir la déesse dans la transformation de Scylla, dotée par ses enchantements d’une ceinture de chiens redoutables2, puis dans celle du roi Picus en pivert, et enfin des compagnons de Picus en bêtes sauvages3. En revanche, il ne fait nulle mention de traditions connues par ailleurs qui font de Circé la mère de héros fondateurs de divers peuples latins ; chez lui, les seules créatures auxquelles l’enchanteresse donne naissance sont des monstres. La violence, indéniablement à l’œuvre dans ces mutations surnaturelles, ne règne toutefois pas uniformément sur l’épisode ; elle peut être mise en relation dans un contraste éclairant avec le caractère étonnamment pacifique et caressant de la meute de fauves qui constituent en quelque sorte la cour de Circé, peut-être eux-mêmes issus de métamorphoses antérieures. Nous nous attacherons donc ici à l’étude de ce qu’Ovide, après Homère et Virgile, apporte à l’élaboration du personnage de Circé, créatrice de monstres, mais également à la part de la violence dans la définition de cette monstruosité et dans le devenir des monstres créés par la magicienne. Descendances de Circé Les sources antiques sont nombreuses à donner à Circé une descendance issue de son union avec Ulysse – des fils destinés pour la plupart à fonder des cités et gouverner des peuples d’Italie. Le plus souvent cité dans les textes antiques est Télégonos, mais figurent également parmi les descendants

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M., XIV, v. 243-440. M., XIII, v. 967- XIV, v. 74. 3 M., XIV, v. 312-415. 2

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de cette union des personnages tels que Latinus, Romos ou Romanos4. Dans l’Énéide de Virgile, dont Ovide offre au livre XIV une retractatio savoureuse, Circé n’apparaît pas directement comme la génitrice d’une telle lignée, mais il est probable que Virgile fasse d’elle l’épouse de Picus, la mère de Faunus et par lui la grand-mère de Latinus ; Virgile suivrait ici une tradition différente de celle proposée par Ovide5, pour qui la magicienne a métamorphosé Picus lorsque celui-ci a refusé de céder à ses avances, préférant rester fidèle à son épouse Canente6. Cela pourrait en particulier expliquer pourquoi Latinus se trouve en possession de chevaux descendants de ceux élevés par Circé, détail signalé par Virgile dans un passage qui place la magicienne sous le signe de la fécondité créatrice : absenti Aeneae currum geminosque iugalis semine ab aetherio, spirantis naribus ignem, illorum de gente, patri quos daedala Circe supposita de matre nothos furata creauit.7 L’adjectif daedala qualifiant Circé est à mettre en relation avec les mentions lucrétiennes donnant le même qualificatif à la terre comme puissance créatrice, notamment en relation avec le pouvoir de Vénus 4

Télégonos : Hés., Th., v. 1011-1014 (trois fils : Télégonos, Agrios et Latinos ; il s’agirait là d’une interpolation remontant à l’Antiquité, cf. Ulrich von Wilamowitz-Möllendorff, « Lesefriichte », in : Hermes n° 34, 1899, p. 610-611) ; Hyg., Fab. 125 (deux fils : Télégonos et Nausithous) ; Apd., Epit., VII, 16 et 36-37 ; DH., IV, 45, 1, dont on peut rapprocher Liv., I, 49, 9, qui ne nomme pas Télégonos mais présente Circé et Ulysse comme les ancêtres d’Octavius Mumilius dont DH. indique qu’il descend d’Ulysse et de Circé). Ulysse et Circé ont encore donné naissance à trois fils, Romos, Antias et Ardias, fondateurs de cités éponymes, d’après l’historien Xénagoras cité par DH. (I, 72, 5) ; ou bien à Romanos, fondateur éponyme de Rome, selon une version rapportée par Plutarque (Rom., 2). 5 Dans une communication récente à la société des Études Latines (février 2011), à paraître prochainement, Mathilde Mahé a bien montré qu’Ovide, pour le traitement de sa Circé, s’est inspiré de sources différentes de celles de Virgile. 6 Virgile ne suit certes pas directement la généalogie hésiodique qui ferait de Latinus le fils de Circé et d’Ulysse – une telle filiation poserait d’ailleurs un problème chronologique dans son récit, comme le fait remarquer Servius (En., VII, 47 et XII, 164, relevé par Richard Moorton, « The Genealogy of Latinus in Vergil's Aeneid », in : TAPhA 118, 1988, p. 256-257). Il présente Latinus comme le fils de la nymphe Marica et de Faunus, lui-même fils de Picus (En., VII, v. 47-48). Toutefois, lorsqu’il indique le triste sort de Picus transformé par Circé, il qualifie la magicienne de capta cupidine coniunx, « épouse ivre de désir » (En., VII, v. 189). Voir Moorton, 1988, p. 253-259, et Nicholas Horsfall, Virgil, Aeneid 7. A Commentary, Leiden / Boston / Köln, Brill, « Mnemosyne », Bibliotheca classica Batava, Suppl., 198, 2000, p. 158-159. 7 Verg., En., VII, v. 280-283 : « À Énée absent [Latinus destine] un char et deux timoniers de céleste semence, soufflant le feu par leurs naseaux, de la lignée de ces fameux sangs mêlés que l’artificieuse Circé obtint d’une jument furtivement accouplée aux chevaux de son père. » (trad. J. Perret pour la CUF. Les éditions utilisées sont celles de la CUF, et les traductions proposées sont des traductions personnelles, sauf mention contraire).

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Genetrix8. Dans une courte allusion qui met singulièrement en relief le champ sémantique de la création et de la génération (semine, de gente, patri, de matre, nothos, creauit), c’est bien à l’enchanteresse qu’est ici attribuée la création de ces hybrides de chevaux divins, et la jument qui a donné naissance aux précieux coursiers n’est mentionnée que comme le moyen de cette filiation placée sous le signe de la tromperie (furata). L’élevage des chevaux en question fait amplement usage de termes souvent employés pour des êtres humains9, et l’insertion stratégique de ce passage dans l’ambassade du Troyen Énée auprès du roi Latinus ne peut manquer de faire penser à la situation du nouvel arrivant, destiné par son mariage à unir les peuples latin et troyen ; il y a en quelque sorte superposition de trois unions fondatrices donnant naissance à des sangs-mêlés, la jument de Circé unie aux chevaux du Soleil, Circé elle-même à Picus, et Lavinia à Énée. Or, cet aspect de la puissance génératrice de Circé est totalement gommé des Métamorphoses. Ovide ne mentionne aucune descendance née de l’union de la déesse avec Ulysse10, ni, a fortiori, de ses rencontres avec Glaucus11 et Picus12 qui refusent de s’unir à elle. De façon significative, la seule « progéniture » de la Circé ovidienne sont les créations monstrueuses13 de son pouvoir magique : un sanglier fictif, des hommes transformés en porcs mais qui gardent leur conscience humaine, d’autres métamorphosés en bêtes sauvages, et, la plus emblématique peut-être, la malheureuse Scylla – Ovide est peut-être d’ailleurs le premier auteur à attribuer à la cruelle enchanteresse la responsabilité de la transformation de Scylla en monstre14. Bêtes sauvages La Circé ovidienne est dès sa première mention dans le poème placée sous le signe du prodigieux voire du monstrueux. La magicienne apparaît en effet au tout dernier vers du livre XIII, lorsque le dieu marin Glaucus décide de lui rendre visite : prodigiosa petit Titanidos atria Circes15. Le lecteur attentif se souviendra opportunément que Glaucus lui-même, quelques vers 8

Voir Charles Segal, « Circean temptations. Homer, Vergil, Ovid », in : TAPhA, n° 99, 1968, p. 436. Sur les six occurrences de l’adjectif chez Lucrèce, trois notamment qualifient la terre produisant à foison : Lucr. I, v. 7-8 (cf. également A. Rh., Arg. I, v. 1142-1143) ; I, v. 227229 ; V, v. 233-234. 9 Notamment furata, supposita, nothos : voir Horsfall 2000 p. 201-203. 10 M., XIV, v. 297-312. 11 M., XIV, v. 68-69. 12 Picus est métamorphosé immédiatement après avoir exprimé son refus. 13 Le substantif monstrum apparaît dans la description de la métamorphose des compagnons de Picus en bêtes sauvages (M., XIV, 414) et dans celle de Scylla (M., XIV, v. 60). 14 Un récit concordant se trouve chez Hygin (Fab. 199), seule autre occurrence de cette version que l’on trouve avant Serv., En., III, 420 et Myth., I, 3 et II, 169. 15 « Il gagne le palais rempli de prodiges de Circé, fille du Titan » (M., XIII, v. 968).

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auparavant, avait employé le substantif prodigium pour se présenter à une Scylla effarouchée16. Il s’efforçait alors, malgré toutes les apparences du contraire, de convaincre la nymphe qu’il n’est justement pas un prodigium : « Non ego prodigium nec sum fera belua, uirgo, / sed deus » inquit « aquae »17. Cet usage de prodigium, dans le contexte où l’emploie le personnage, incite à le rapprocher du sens de « monstre » plus que de celui de « prodige »18, et vient colorer la perception qu’a le lecteur, cinquante vers plus loin, du palais de Circé qui s’annonce ainsi rempli d’êtres surnaturels, voire contre-nature. Le début du livre suivant va contribuer à préciser ce qualificatif en mettant en scène les fauves de Circé qui peuplent ces atria : herbiferos adiit colles atque atria Glaucus Sole satae Circes, uariarum plena ferarum19 La description fonctionne donc comme une amplification de la présentation initiale de la magicienne, doublée d’un éclaircissement : la Titanidos Circes devient plus précisément Sole satae Circes, et ses prodigiosa atria sont emplis de uariarum ferarum. De fait, les trois caractéristiques principales mentionnées dans ces vers (affinité pour la collecte des herbes, généalogie solaire, et proximité avec les bêtes sauvages) vont revenir rythmer toutes les aventures de la Circé ovidienne dont le récit semble se construire par reprise et amplification de ces traits originels. Cette façon de procéder par prolepse répétitive, selon la terminologie de Gérard Genette, a été mise en lumière par Gilles Tronchet20 comme l’un des principes d’écriture chers à Ovide. Elle peut servir d’outil dans une réflexion sur la construction du sens à travers ces jeux de répétition et de reprise – les échos d’une partie à l’autre du récit sont autant d’indices de mise en relation et autant de clés de lecture possibles. La proximité de Circé avec le monde de la sauvagerie, annoncée par la présence de ces fauves autour de la magicienne, est donc réitérée selon ce principe à plusieurs reprises dans l’évocation de ses actions. La cour de son

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Charles Segal, « Black and White Magic in Ovid’s Metamorphoses: Passion, Love, and Art », in : Arion, Vol. 9, n° 3, 2002, p. 19-21. 17 M., XIII, v. 918-919 : « Je ne suis pas un monstre, ni une bête féroce, jeune fille, mais un dieu des eaux, dit-il. »). 18 C’est d’ailleurs l’interprétation que propose la nouvelle édition du Gaffiot pour cette occurrence. 19 M., XIV, v. 9-10 : « Glaucus parvint aux collines couvertes d’herbes et au palais de Circé, descendante du Soleil, peuplé de diverses bêtes sauvages ». 20 Gilles Tronchet, La métamorphose à l'œuvre. Recherches sur la poétique d'Ovide dans les Métamorphoses, Louvain/Paris, Peeters, 1998, p 158.

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palais est remplie d’une foule de bêtes sauvages, dont elle doit fendre les rangs lorsqu’elle décide de quitter les lieux pour aller empoisonner sa rivale : caerulaque induitur uelamina perque ferarum agmen adulantum media procedit ab aula21 Contrairement aux fauves habituels, ceux de Circé sont dépourvus à son égard de toute agressivité, et la flattent même au passage, lorsqu’elle fend leurs rangs. Les bêtes ne sont pas présentes dans la cour comme une troupe désordonnée, une turba, mais comme un agmen, c’est-à-dire un groupe organisé, et prêt à obéir. Le terme n’est employé dans les Métamorphoses pour désigner un groupe d’animaux que dans des contextes très particuliers : la colonne disciplinée des fourmis destinées à donner naissance aux Myrmidons22 ; la meute d’Actéon, mais uniquement lorsqu’elle obéit aux ordres des chasseurs23 ; enfin les bêtes sauvages qui entourent Orphée, lorsqu’elles sont sous le pouvoir de ses carmina24, ce en quoi elles se rapprochent très sensiblement des fauves de Circé. La magicienne apparaît ici comme leur maîtresse, une figure de la Potnia Thèrôn25. Cela ne les empêche pas de représenter une menace conséquente, comme l’indique la réaction des compagnons d’Ulysse à la vue de l’impressionnant comité d’accueil qui les attend à l’entrée du palais, et qui offre à Ovide l’occasion de préciser la nature exacte et le nombre – hyperbolique – des fauves en question : quae simul attigimus stetimusque in limine tecti, mille lupi mixtique lupis ursique leaeque occursu fecere metum […] 26 Ces ferae dont la magicienne aime à s’entourer font une nouvelle apparition dans l’épisode de la métamorphose de la nymphe Scylla en monstre hybride et repoussant, dont les aines se retrouvent entourées d’une 21 M., XIV, v. 45-46 : « Elle se drape de voiles d’azur, traverse les rangs des bêtes sauvages qui l’entourent de leurs flatteries, et quitte le centre de sa cour ». 22 M., VII, v. 624 et 638. 23 M., III, v. 242-243. Par contraste, la meute est qualifiée de turba en M., III, v. 225 et 236 lorsque le récit se focalise sur la poursuite du cerf par les chiens en l’absence d’interaction humaine ; la meute ne redevient agmen qu’avec l’arrivée des compagnons d’Actéon, qui l’excitent à l’hallali. 24 M., XI, v. 20-21. Inversement, à la mort de l’aède qui met fin à l’envoûtement, les ferae redeviennent turba pour le pleurer (M., XI, v. 44). 25 L’enchanteresse est appelée potnia Kirkè par deux fois dans l’Odyssée, en 8, 448 et 10, 394. Voir également Segal 1968, p. 436. 26 M., XIV, v. 254-256 : « Au moment où nous atteignîmes son palais et où nous nous tînmes sur son seuil, mille loups, et mêlés à ces loups des ours et des lionnes, accourant vers nous, provoquèrent notre terreur ».

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ceinture de chiens enragés ; leur férocité ne fait ici aucun doute. Le calme et la tranquillité apparents des lieux où s’est retirée Scylla met en valeur par contraste, comme souvent chez Ovide, la violence de la mutation qu’elle subit, qui s’exprime symboliquement par la sauvagerie des chiens dont elle pense dans un premier temps qu’ils viennent l’attaquer. Le point de vue adopté pour décrire la scène est en effet celui de la nymphe elle-même, qui n’arrive pas à comprendre ce qui lui arrive, et son déchirement psychologique redouble celui de son hybridation physique. Ces ferae sont désignées tout d’abord comme des monstres qui aboient27, puis des chiens dont elle craint les gueules (ora proterua canum, v. 64, et gueules béantes de Cerbères, Cerbereos rictus, v. 65), avant que la férocité et la rage de ces chiens devenus de véritables fauves ne la gagnent elle aussi : statque canum rabie subiectaque terga ferarum inguinibus truncis uteroque exstante coercet28. Elle est alors prête à devenir la dévorante Scylla redoutée des marins depuis Homère. Les chiens avides qui traditionnellement font partie de la description de ce monstre hybride semblent rejoindre ici la description virgilienne qui, unicum dans notre corpus littéraire, le présente comme une jeune femme ceinte de loups et non de chiens29 : les chiens ovidiens, par leur rage et leur aspect infernal, ne sont plus de véritables chiens mais sont finalement qualifiés de ferarum (v. 67)30. Circé a en quelque sorte créé, non pas une fille à proprement parler, mais un double d’elle-même, un monstre à son image, digne représentante de sa cruauté31 : comme elle, Scylla est entourée d’une garde rapprochée de bêtes sauvages, sur lesquelles elle exerce son autorité (coercet). Ovide emploie enfin, dans la dernière métamorphose qu’il attribue directement aux enchantements de Circé, un schéma qui fait de nouveau intervenir les bêtes sauvages et n’est pas sans rappeler la transformation de 27

Latrantibus… monstris (M., XIV, v. 60). « Ce sont ces chiens enragés qui la font tenir debout, et elle garde rassemblés autour d’elle les dos de ces bêtes sauvages qui ont remplacé ses aines mutilées, au-dessous de ses flancs » (M., XIV, v. 66-67). 29 Verg., En., III, 428 (luporum). Le même passage indique néanmoins quelques vers plus bas (En., III, v. 432) que ses rochers résonnent des aboiements de ses chiens céruléens (caeruleis canibus resonantia saxa). 30 La ceinture de chiens de Scylla avait déjà été décrite en prolepse comme étant constituée de feris canibus, de « chiens féroces » (M., XIII, v. 733) ; avec le passage de l’adjectif au substantif les bêtes changent pour ainsi dire d’espèce, le poète leur faisant franchir un palier supplémentaire dans l’évocation de la sauvagerie. 31 Circé est dite dira (M., XIV, v. 278), et la métamorphose de Scylla a pour conséquence immédiate la répulsion de Glaucus qui reproche à la déesse d’avoir usé de trop d’hostilité (nimiumque hostiliter, M., XIV, v. 68). 28

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Scylla. Après avoir changé le roi Picus en oiseau, Circé achève en effet son œuvre en métamorphosant ses compagnons en bêtes sauvages : cuius ab attactu uariarum monstra ferarum in iuuenes ueniunt : nulli sua mansit imago.32 Dans une formule saisissante, Ovide met en scène une prise de possession des jeunes gens par les fauves. Cette expression est inhabituelle dans le répertoire employé par Ovide pour décrire les métamorphoses, comme le note Franz Bömer33 : la transformation est généralement transcrite par un verbe dont le complément (direct ou prépositionnel) indique la nouvelle forme revêtue par l’être qui a subi la métamorphose. Or ici Ovide a fait le choix inverse, et ce sont les fauves qui viennent aux hommes – qui s’en prennent aux hommes. Il s’agit moins là d’une transformation intérieure assortie de répercussions sur l’aspect extérieur que d’une forme d’agression et de prise de pouvoir animale. Littéralement imposée de l’extérieur, la violence de la métamorphose semble physiquement exacerbée. La fin de la description de la métamorphose des compagnons de Picus laisse le lecteur en suspens ; leur apparence a bien changé, mais la narratrice de l’épisode – une servante de Circé34 – ne précise pas s’ils sont véritablement devenus des bêtes ou si, comme nombre de personnages victimes de métamorphoses dans le poème, ils ont conservé leur conscience tout en revêtant le corps d’un animal, ce qui accentue la cruauté de la situation. La question est d’autant plus pertinente ici que c’est apparemment le cas pour les autres victimes des métamorphoses de Circé telles qu’elles ont été rapportées dans l’œuvre : Scylla, Picus et les compagnons d’Ulysse étaient dans ce cas. La situation d’énonciation de ce récit enchâssé, qui fait de Macarée le premier auditeur de l’histoire, n’est d’ailleurs probablement pas anodine, dans la mesure où ce personnage est précisément une ancienne victime d’une telle sorte de transformation dont il avait offert le récit une centaine de vers plus haut35. La violence qui s’exprime dans la description de la métamorphose fait écho à l’agressivité des jeunes gens prêts à frapper la magicienne : uimque ferunt saeuisque parant incessere telis36. La figure de l’hypallage employée par Ovide lui permet d’attribuer la brutalité aux traits et non à ceux qui les lancent ; l’agressivité qu’ils projettent va littéralement se retourner contre eux. Elle illustre la théorie selon laquelle les victimes de métamorphoses 32

M., XIV, v. 414-415 : « Au contact de sa baguette, les apparences monstrueuses de bêtes diverses viennent aux jeunes gens : aucun d’entre eux ne conserva son aspect propre ». 33 Franz Bömer, P. Ovidius Naso. Metamorphosen : Kommentar, Heidelberg, Winter, 1986, t. 7, ad loc., p. 139. 34 M., XIV, v. 310-319. 35 M., XIV, v. 279-304. 36 M., XIV, v. 402 : « Ils emploient la force et s’apprêtent à l’assaillir de traits brutaux ».

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sont châtiées en fonction de leurs penchants ; la virulence de leur réaction est présente dans la violence sous-jacente de leur métamorphose, et, virtuellement, dans leur nouvelle forme animale. Composition circulaire La dernière apparition spectaculaire de Circé dans ses œuvres semble rejoindre son entrée en scène pour former une composition circulaire37 ; les deux scènes sont à lire conjointement et s’éclairent mutuellement. L’écho est manifestement recherché par Ovide à travers l’emploi de deux expressions métriquement interchangeables à la fin du vers, uariarum plena ferarum au vers 10 et uariarum monstra ferarum au vers 414. Un tel dispositif engage le lecteur à superposer les figures transformées des compagnons de Picus à celles des fauves de Circé évoqués au début du livre. Il permet à Ovide, sans toutefois donner explicitement confirmation de cette lecture, de proposer un prolongement poétique à la métamorphose finale, qui pourrait marquer en réalité un retour au début de l’épisode, et donne à voir au lecteur à la fin de son récit une genèse poétique des bêtes mises en scène à l’orée de son texte. Ce faisant, il prend position sur l’interprétation du texte de l’Odyssée qui sert de source à ce passage. Lorsque le premier groupe des compagnons d’Ulysse se présente au palais de la Circé homérique, il est accueilli, tout comme dans le texte ovidien, par des bêtes sauvages au comportement étrange : ἀμφὶ δέ μιν λύκοι ἦσαν ὀρέστεροι ἠδὲ λέοντες, τοὺς αὐτὴ κατέθελξεν, ἐπεὶ κακὰ φάρμακ᾽ ἔδωκεν. οὐδ᾽ οἵ γ᾽ ὡρμήθησαν ἐπ᾽ ἀνδράσιν, ἀλλ᾽ ἄρα τοί γε οὐρῇσιν μακρῇσι περισσαίνοντες ἀνέσταν. ὡς δ᾽ ὅτ᾽ ἂν ἀμφὶ ἄνακτα κύνες δαίτηθεν ἰόντα σαίνωσ᾽, αἰεὶ γάρ τε φέρει μειλίγματα θυμοῦ, ὣς τοὺς ἀμφὶ λύκοι κρατερώνυχες ἠδὲ λέοντες σαῖνον: τοὶ δ᾽ ἔδεισαν, ἐπεὶ ἴδον αἰνὰ πέλωρα.38 37

Voir sur ce point notamment la communication, à paraître prochainement, d’Hélène Vial dans le cadre de la journée de recherches et d’agrégation organisée à Nanterre le 9 mars 2011 : « ‘La fée des métamorphoses’ : Circé au Livre XIV des Métamorphoses ». Le rôle de Circé n’est toutefois pas terminé : elle doit encore, conformément au récit odysséen, donner des conseils à Ulysse pour le trajet du retour (M., XIV, v. 438-439). Elle est enfin évoquée lorsque le récit reprend le cours dessiné par l’Énéide, et qu’Enée et ses compagnons, dûment prévenus par l’édifiant récit de Macarée, décident d’éviter sa demeure (M., XIV, v. 446-447). Concernant la notion de circularité, on pourra noter qu’elle se retrouve dans la disposition des bêtes sauvages qui forment un cercle autour de Circé au début de l’épisode, et lors de la transformation des compagnons de Picus qui au moment de leur métamorphose entouraient la magicienne pour l’attaquer ; elle est également relayée par la ceinture de chiens de Scylla. 38 Hom., Od., X, v. 212-219 (trad. Victor Bérard pour la CUF, remaniée) : « Tout autour, se trouvaient des lions et des loups de montagne, qu’elle avait ensorcelés en leur donnant des

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L’explication homérique donnée au comportement singulier de la meute de Circé, apaisée par l’effet des philtres de la magicienne, a disparu du texte ovidien qui n’en propose aucune explication claire. Les bêtes, chez Homère, ont en effet subi une transformation lorsque Circé leur a donné des drogues pernicieuses, kaka pharmaka (v. 213). Le verbe katéthelxen employé pour décrire ce changement est formé sur le préverbe kata, qui indique une transformation, souvent avec une nuance péjorative, et sur le verbe thélgô, qui veut dire au sens premier « charmer par des enchantements magiques », mais a aussi par extension pris deux autres significations présentes dans le corpus homérique, l’une à connotation positive : « calmer, adoucir, apaiser, charmer », et l’autre à connotation péjorative : « fasciner, séduire, tromper », par des paroles, des mensonges ou des ruses39. De fait, il semble que toutes les acceptions du terme puissent se retrouver dans ce cas précis, puisque les bêtes ont effectivement subi une transformation magique, indiquée par le ἐπεὶ κακὰ φάρμακ᾽ ἔδωκεν du vers 213, ce qui constitue le sens propre du verbe ; mais cette transformation a eu pour effet, en outre, de rendre calmes et familières ces bêtes féroces – elles ont été fascinées et séduites par l’enchanteresse qui les a ainsi soumises à son empire. Toutefois, s’il précise que les bêtes ont été ensorcelées, le texte homérique n’indique pas, du moins à ce stade, que celles-ci sont effectivement des hommes transformées en bêtes. Un certain nombre d’indices incitent cependant à le penser : tout d’abord, l’énigmatique adjectif κακὰ du vers 213, employé pour qualifier les potions employées. Un lecteur ingénu peut se demander en quoi des pharmaka qui après tout pacifient des bêtes féroces peuvent être qualifiées de kaka ; ces drogues pourraient légitimement être considérées comme bénéfiques pour l’homme, dans la mesure où elles ont permis de maîtriser des bêtes qui sont non seulement des fauves, mais même des monstres, comme l’indique la notation qui à la fin du passage les qualifie d’aina pélôra, de « monstres terribles ». Il y a là une discordance, à laquelle le texte homérique apporte de lui-même un commencement d’explication, à travers le personnage d’Euryloque. Celui-ci tente de dissuader Ulysse et le drogues pernicieuses. À la vue de mes gens, loin de les assaillir, ces animaux se levèrent et, de leurs longues queues en orbes, les caressèrent… Tel le maître, en rentrant du festin, voit venir ses chiens qui le caressent, sachant qu’il a toujours pour eux quelque douceur. C’est ainsi que lions et loups aux fortes griffes fêtaient mes compagnons, qui tremblaient à la vue de ces monstres terribles. ». 39 Sur les différents sens du verbe, l’on pourra se rapporter, outre l’article correspondant du TLG, à la mise au point commode fournie par Alain Moreau (Alain Moreau, « Petit Guide à l’usage des apprentis sorciers », in : La Magie, Actes du colloque international de Montpellier, 25-27 mars 1999, t. 1 : du monde babylonien au monde hellénistique, Alain Moreau & Jean-Claude Turpin (éd.), Montpellier, Publications de la Recherche Université Paul Valéry, 2000, p. 11).

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second groupe de ses compagnons de se rendre chez Circé et pour ce faire met en relation l’apparition de ses fauves avec la métamorphose des compagnons en porcs, expliquant le comportement des premiers par l’expérience des seconds40. Le personnage confirme le raisonnement qu’avait pu tenir l’auditoire, validant ici l’interprétation des animaux sauvages pacifiés comme étant en réalité des hommes transformés par magie. Mais le poète se contente de charger l’un des protagonistes de tisser ce lien ; qui plus est, il place cette mise en relation au sein d’un discours qui vaut à son auteur la colère et le mépris d’Ulysse41, sans lui donner de validation auctoriale supplémentaire. C’est néanmoins cette lecture qui sera généralement reprise par les commentateurs, auteurs et artistes antiques, et cela de façon plus nette et explicite que dans le texte source42. Le texte de l’Énéide, notamment, indique sans ambages que les bêtes sauvages de Circé sont issues de métamorphoses humaines43, et lorsqu’il inclut les porcs dans la liste des bêtes transformées44, il se fait l’écho direct de cette tradition. Ovide fait inversement le choix de restaurer l’incertitude fondamentale du texte homérique dans son propre poème, par des moyens comparables sinon similaires et nécessitant un travail d’interprétation de la part de son lecteur. Toutefois, Ovide ne propose pas d’explication à la douceur surnaturelle de leur comportement, contrairement à ce que l’on pouvait comprendre du poème homérique, où l’aménité des fauves était explicitement liée à l’emploi des philtres magiques et où Euryloque sous-entendait (Od. X, 432-434) que l’intention de la magicienne, dans ces transformations, était de s’entourer de créatures qu’elle contraint à garder son palais. Chez Ovide, l’étiologie de l’existence de ces fauves remarquables peut certes être déduite de la composition circulaire de la narration, mais elle demeure incomplète puisqu’elle ne résout pas le mystère de leur caractère affectueux. Évanouissement de la violence Cette question de la douceur des fauves est semble-t-il à replacer dans un contexte plus vaste : les victimes des enchantements de la Circé ovidienne 40

Hom., Od., X, v. 431-437. Hom., Od., X, v. 438-441. 42 Il importe toutefois de noter que la version homérique n’était probablement pas la seule disponible, et que si la question fait l’objet dans l’Odyssée d’un traitement subtil, ce n’est pas forcément le cas dans d’autres traditions qui ont pu influencer la lecture souvent dénuée d’ambiguïté de la tradition postérieure. Mais il semble qu’Ovide ait justement choisi de restaurer cette incertitude du texte homérique ; voir plus bas. 43 Verg., En., VII, v. 19-20. 44 Verg., En., VII, v. 15-18. Les saetigeri sues virgiliens pourraient désigner des porcs ou bien des sangliers – la proximité des deux espèces dans l’Antiquité et l’ambiguïté de leur désignation dans les textes est bien connue, et permet en outre à Virgile d’intégrer les porcs homériques aux fauves déchaînés qui peuplent l’île de Circé. 41

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paraissent en effet être placées sous le double signe de la violence et de son évanouissement. Nous avons déjà vu que la violence initiale qui avait présidé à la transformation de Scylla avait fait l’objet d’une intériorisation45 ; mais l’épilogue du récit qui lui est consacré indique une transformation supplémentaire du monstre. Scylla finit en effet par se métamorphoser en un rocher nettement moins dangereux qu’elle ne l’était sous sa forme hybride, puisqu’Énée et ses compagnons réussissent à l’éviter sans difficulté particulière sous cette forme, contrairement à Ulysse qui perd bon nombre de ses siens lorsqu’ils passent à proximité du monstre dévorant46. Pour ce qui est de Picus, son indignation devant le sort qui lui est réservé commence par s’exprimer dans une attaque aveugle des arbres les plus durs : indignatus auem duro fera robora rostro figit et iratus longis dat uulnera ramis.47 Tout comme dans le cas de Scylla, la colère de la femme rejetée a rejailli sur lui et se traduit par les adjectifs indignatus et iratus ; il devient un oiseau qui ne paie pas de mine, mais qui, plein d’agressivité, parvient à causer des blessures (dat uulnera). Toutefois, le lecteur aura noté que l’autre apparition de Picus sous cette même forme animale est celle qui occasionne le récit de la servante, à savoir la statue remarquée par Macarée, représentant un pic posé sur la tête d’un jeune homme48 ; c’est même sous cette forme qu’il est pérennisé, tout comme si la rage de Picus nouvellement transformé s’était dissoute avec le temps dans le marbre de sa statue, rejoignant en cela Scylla dans sa pétrification. Quant aux bêtes sauvages qui escortent Circé, elles sont peut-être l’exemple le plus clair de cet évanouissement de l’agressivité originelle qui aurait dû les marquer, et la figure de l’oxymore est largement utilisée par Ovide pour rendre compte de cette situation paradoxale. Elle est particulièrement mise en lumière par la juxtaposition des termes ferarum adulantum, « des bêtes sauvages qui entourent [Circé] de leurs flatteries49 », que l’on retrouve développée dans la description de leur comportement lorsqu’elles accueillent les compagnons d’Ulysse :

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Voir supra. Ov., M., XIV, v. 71-76. 47 Ov., M., XIV, v. 391-392 : « [Devenu oiseau,] indigné, il perce de son bec dur les chênes sauvages et dans sa colère il blesse les longues branches. ». 48 Ov., M., XIV, v. 313-317. 49 Voir supra, p. 5. 46

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mille lupi mixtique lupis ursique leaeque occursu fecere metum, sed nulla timenda nullaque erat nostro factura in corpore uulnus ; quin etiam blandas mouere per aera caudas nostraque adulantes comitant uestigia.50 Les caresses des fauves ne sont pas empreintes de connotations immédiatement positives. Le verbe adulare ou adulari (déponent) est certes employé ici par Ovide dans son sens premier, qui s’applique aux chiens et autres animaux qui témoignent de leur affection en remuant la queue51 ; il semblerait d’ailleurs que ce passage des Métamorphoses constitue la première occurrence de ce terme dans son sens propre en poésie52. Mais au sens figuré, le verbe désigne, généralement avec des connotations négatives, les (basses) flatteries ; chez Tite-Live notamment, il sert à gloser la proskunèsis orientale53, la génuflexion devant le roi, coutume qu’il reproche à Alexandre d’avoir adoptée54. S’il s’agit bien des mêmes fauves que ceux dont la métamorphose est décrite à la fin de l’épisode de Picus, leur sauvagerie et leur agressivité se sont singulièrement amoindries, au point qu’ils sont totalement inoffensifs et asservis à la déesse. Au contraire, seuls la position liminaire des fauves et leur aspect farouche peuvent conduire à penser, chez le poète latin, qu’ils sont censés servir de gardiens55. Cette fonction n’est même jamais mentionnée par Ovide ; d’ailleurs, dans l’économie du récit, Circé n’a pas forcément intérêt à ce qu’ils bloquent l’accès des visiteurs. Les bêtes sauvages sont là surtout pour créer une atmosphère étrange, merveilleuse et inquiétante, un avertissement subtil à l’intention des visiteurs ; cela fait d’elles des monstra au sens étymologique que donnaient les Anciens à ce terme56. Le mystère de la 50

Ov., M., XIV, 255-259 : « Mille loups, et mêlés à ces loups des ours et des lionnes, accourant vers nous, provoquèrent notre terreur ; mais aucune de ces bêtes n’était à craindre, et aucune n’avait l’intention de nous blesser physiquement ; bien au contraire, elles agitaient leurs queues caressantes et accompagnèrent nos pas de leurs flatteries ». 51 Voir TLL s.v. adulo / adulor. 52 Lucrèce l’emploie également mais pour désigner les vocalisations tendres des chiens destinées à leurs petits : Lucr. V, v. 1070. 53 Liv., XXX, 16, 4 ; sur la connotation péjorative, voir Liv., XXIII, 4, 2. 54 Liv., IX, 18, 4. Tite-Live suit en cela la tradition des historiens grecs. 55 A l’inverse de ce qui se passe dans l’Odyssée, où Euryloque donne cette interprétation (Od., X, v. 434), et dans l’Énéide où les fauves déchaînés servent clairement de repoussoir aux Troyens. 56 Conformément à la double étymologie du terme monere/monstrare, proposée dès l’Antiquité ; Varron, cité par Servius (En., III, 336), fait dériver monstrum de monere (monstrum, quod monet : « on dit ‘monstrum’, parce qu’il avertit », ou bien ‘monstrum’, ce qui avertit ») ; Cicéron propose de le rattacher à monstrare (Div. I, 93 et Nat. Deor. II, 7) ; Festus (Sur la signification des mots, p. 122, éd. Lindsay, l. 7-10) rapporte une double signification, en citant tout d’abord le grammairien Aelius Stilo, contemporain de Varron et

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fonction de gardiens des fauves, ainsi que leur étrange douceur, pourrait toutefois être rendu plus intelligible par le recours à l’intertexte virgilien probablement sollicité par Ovide à travers le choix des termes uariarum monstra ferarum du vers 414. Monstres infernaux Cette expression ne peut manquer de susciter chez le lecteur contemporain d’Ovide le rapprochement avec un passage célèbre du chant VI de l’Énéide, qui décrit les monstres fantastiques accueillant Énée à l’entrée des enfers et notamment avec le vers 285 qu’il reprend exactement : Multaque praeterea uariarum monstra ferarum : Centauri in foribus stabulant, Scyllaeque biformes57 Parmi les premiers monstres cités par Virgile se trouvent Scylla, qui chez Ovide doit justement sa métamorphose à Circé, mais aussi des centaures qui tout comme les ferae de la magicienne se trouvent dans un espace qui participe à la fois d’une demeure fastueuse (in foribus) et de l’écurie (stabulant), double sens présent dans l’aula circéenne58. Le contexte de cette rencontre présente lui aussi des points communs entre le texte ovidien et l’épopée virgilienne : tandis qu’Énée descend chez Pluton consulter les mânes des morts, chez Ovide, Circé, menacée par les compagnons de Picus, convoque les enfers sur terre59, jusqu’aux âmes légères des morts silencieux que l’on voit voler ça et là60. L’enchanteresse des Métamorphoses n’envoie pas Ulysse chez Hadès comme dans l’Odyssée, elle fait mieux : elle fait confortant son avis : Monstrum, ut Aelius Stilo interpretatur, a monendo dictum est, uelut monestrum : « Monstrum, selon l’interprétation d’Aelius Stilo, vient de monere (avertir), comme si l’on avait monestrum ». Festus poursuit en attribuant à Sinnius Capito une position combinant les deux étymologies : Item Sinnius Capito, quod monstret futurum, et moneat voluntatem deorum, « Sinnius Capito propose la même origine, car le monstre montre l’avenir et avertit de la volonté des dieux ». C’est donc un être ou un événement porteur d’un avertissement divin. Voir Blandine Cuny-Le Callet, Rome et ses monstres : naissance d’un concept philosophique et rhétorique, Grenoble, Horos, 2005, p. 47-48. 57 Verg., En., VI, v. 285-286 « [il y trouve] en outre de nombreuses apparences monstrueuses de bêtes diverses : des centaures séjournaient à l’entrée, des Scylla à la double nature ». 58 Voir citation p. 53 ; voir aussi TLL s.v. aula. La signification la plus courante d’aula en fait un synonyme des atria évoqués à la fin du livre XIII, mais son sens premier renvoie au monde de l’agronomie. Il désigne en effet plus particulièrement le lieu où l’on parque les troupeaux ; les deux occurrences existant chez des poètes augustéens y placent des moutons, chez Properce (III, 13, v. 39-40), et un chien, chez Horace (Ép., I, 2, v. 66). La note de Servius, En., IX, 59 indique que Graeci « aulas » uocant animalium receptacula, « les Grecs appellent aula les endroits qui accueillent les animaux ». 59 Ov., M., XIV, v. 403-411. 60 Ov., M., XIV, v. 411.

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apparaître les enfers dans le monde des vivants61. Et c’est une terreur comparable qui frappe Énée et les compagnons de Picus devant le spectacle effroyable des prodiges infernaux, ainsi d’ailleurs que Scylla devant les gueules de Cerbère qui viennent de la cerner. Mais à y regarder de plus près, les monstres rencontrés par Énée ne sont en réalité que des ombres sans consistance, et, ni docta comes tenues sine corpore uitas admoneat uolitare caua sub imagine formae, inruat, et frustra ferro diuerberet umbras.62 La conclusion de l’épisode virgilien trouve encore une fois des correspondances textuelles dans le poème d’Ovide, non seulement avec les mânes légers qui volent çà et là63, mais également, bien sûr, avec le sanglier imaginaire forgé par Circé, lui aussi nullo corpore64. Le rapprochement peutil être poussé plus loin, et les gardiens du palais de Circé doivent-ils, tout comme ceux des enfers virgiliens, voir leur réalité physique remise en question ? Cela ne serait pas absolument impossible ; remarquons tout d’abord que, si l’aspect des fauves ovidiens est fort impressionnant, le narrateur prend un soin tout particulier à assurer son auditoire qu’aucune atteinte physique n’a été à déplorer (nullaque erat nostro factura in corpore uulnus65). Certes il s’agit là d’une formule classique pour désigner une blessure ; la mention in corpore, sans être exceptionnelle, n’est pas moins significative, surtout lorsqu’elle est mise en relation avec la dialectique des apparences et de la réalité corporelle66 telle qu’elle est thématisée, par exemple, par le sanglier mentionné plus haut. Cette mise en relation entre les fauves de Circé et les monstres de l’Énéide pourrait également permettre de rendre compte de la leçon qui en 61

Voir également les interprétations néopythagoriciennes et néoplatoniciennes du mythe de Circé, qui dans ce cadre est une figure littéraire de la métempsychose (ou de la métensomatose) : au moment de la mort, elle provoque la réincarnation suivante des âmes dans le cycle (la composition circulaire du passage ovidien, ainsi que la convocation des Enfers, facilitent cette lecture). Cf. Félix Buffière, Les Mythes d’Homère et la pensée grecque, Paris, Les Belles Lettres, 2010 (1ère éd. 1956) et Robert Lamberton, Homer the theologian. Neoplatonist allegorical reading and the growth of the epic tradition, Berkeley, University of California Press, 1986, p. 115 sq. 62 Verg., En., VI, 292-295 : « Et, si sa savante compagne ne le prévenait que c’étaient des âmes légères et sans corps qui volaient ça et là sous l’apparence d’images creuses, il se ruerait à leur rencontre et en vain de son épée pourfendrait des ombres. ». 63 Voir Ov., M., XIV, v. 411. 64 Ov., M., XIV, v. 358-360. 65 Ov., M., XIV, 257, traduction donnée à la n. 50. 66 Voir Vial, 2011.

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M., XIV, 10 propose de lire uanarum ferarum67. Cette caractérisation des ferae de Circé comme uanae fait sens dans le cadre d’une lecture critique du modèle virgilien. En effet, les monstra auxquels est confronté le héros troyen sont les représentants répertoriés d’un catalogue classique des monstres de l’antiquité, symboles de ce que l’on ne peut croire68, ayant pour point commun le mélange hybride d’hommes et d’animaux ou bien la démultiplication des membres. Si au sens propre certaines de ces créatures sont effectivement composées pour une part des uariarum ferarum qui introduisent leur catalogue, le terme ferarum n’est pas à prendre chez Virgile au sens habituel de « bêtes sauvages » : il s’agit chez lui d’une liste de monstres plus que de bêtes féroces. En ce sens, le vers d’En., VI, 285 est trompeur, puisque la liste ne comporte aucun animal sauvage dans l’acception la plus ordinaire, non métaphorique, du terme fera. Tout se passe comme si, dans son propre texte, Ovide voulait redonner à l’expression sa valeur propre, les monstres produits par Circé ayant effectivement l’apparence de bêtes sauvages et non d’êtres hybrides fantastiques. Cela ne veut pas dire que les créatures obtenues soient moins glaçantes que celles de Virgile. L’existence des compagnons de Picus transformés en fauves apprivoisés est en un sens comparable à celle des gardiens fantomatiques des enfers virgiliens, dont ils partagent la nature partiellement bestiale, la fonction de monstra – d’avertissement – et le caractère essentiellement inoffensif, voire leur absence de réalité corporelle. Mais contrairement aux monstres virgiliens, ils sont issus d’une métamorphose, et cet élément pèse dans la perception qu’a le lecteur de leur sort. Les fauves ovidiens sont les héritiers de deux sortes de monstres virgiliens : les fantômes gardiens des enfers, et les hommes révoltés de la métamorphose que leur a imposée Circé69. La transformation fait d’eux des visions de cauchemar, plus proches de la mort que de la vie ; mais par rapport à la terreur suscitée par les monstres des enfers, la connaissance de leur nature réelle peut susciter chez le lecteur un effroi mêlé de pitié. Les fauves de la Circé ovidienne ne sont pas si éloignés de ceux que présente Virgile ; il n’est pas inimaginable qu’ils aient pu eux aussi se révolter contre leur sort. En conférant à son traitement du mythe une profondeur temporelle née de la multiplicité des épisodes narrés et de leur superposition, Ovide peut mettre en scène une continuité du sort des êtres 67

Mss M et N1 ; les autres présentent la leçon uariarum. Voir sur ce point notamment Isabelle Jouteur, « Hybrides ovidiens au service de l’imagination créatrice », in : Ovide. Figures de l’hybride, illustrations littéraires et figurées de l’esthétique ovidienne à travers les âges, Hélène Casanova-Robin (éd.), Paris, Champion, 2009, p. 43-58 et notamment p. 55-56 ; Philip Hardie, « The self-division of Scylla », ibid., particulièrement p. 61-64 ; Gilles Sauron, « L’hybride, au cœur de l’actualité politique et esthétique à Rome à la fin de la République et au début du principat », ibid., p. 97-99. 69 Verg., En., VII, v. 15-22. 68

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métamorphosés. Ses monstres ne sont pas saisis sous l’aspect de l’instant, mais d’une progression ; et à la révolte initiale semble succéder une déperdition progressive de l’identité, qui se traduit par une pétrification pour les uns, une existence fantomatique, infernale, pour les autres. La magicienne est féconde, mais elle ne produit que des monstres ; la dimension temporelle du traitement ovidien de cette descendance donne à voir à la fois la violence qui accompagne la naissance de ces monstres, la révolte originelle des victimes des métamorphoses, et la déperdition progressive de celle-ci, dans une situation qui maintient les créatures en lien constant avec leur créatrice : les fauves la couvrent de caresses dans son palais, Picus est statufié chez elle, dans un temple, et Scylla avant d’être métamorphosée en rocher ne songe qu’à assouvir sa soif de vengeance en dévorant les compagnons d’Ulysse qui ont bénéficié de l’aide de la déesse. La coexistence problématique de Circé et de ses créatures, soumise à l’épreuve du temps, conduit à une disparition progressive de la conscience humaine de celles-ci, qui ne supportent pas d’être prises dans cette existence cauchemardesque, redoublant et aggravant la cohabitation elle aussi manifestement impossible entre l’homme et la bête.

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Filiation, monstruosité et métamorphose dans les Métamorphoses d’Ovide Hélène VIAL Université Blaise Pascal-Clermont-Ferrand 2 Grand poème romain de la mythologie, œuvre d’un esprit fasciné par les passions humaines et attaché à décrire les manières dont elles dévorent les âmes au point de s’imprimer dans les corps, les Métamorphoses sont, par leur essence même, à la fois jalonnées d’histoires, souvent cruelles, de filiation et peuplées d’une foule de figures physiquement ou moralement monstrueuses. Or, le motif qui, bien souvent, forme la jonction symbolique et poétique entre ces deux éléments — l’engendrement ou l’enfantement d’une part, la monstruosité physiologique ou métaphorique d’autre part — est celui de la métamorphose, défini dès le proemium comme le sujet du poème1. La relation qui, très vite, se noue ainsi entre filiation, monstruosité et métamorphose prend des formes multiples ; nous nous proposons d’en observer au fil du texte ovidien quelques-unes, parmi les plus remarquables, afin de tenter de dégager les principes fondamentaux de ce lien et surtout de définir sa fonction dans l’œuvre. Notre hypothèse est que, s’il constitue un outil privilégié d’approfondissement de l’exploration ovidienne des passions, il délivre aussi un discours critique sur la manière dont les filiations mythologiques sont, à l’époque d’Ovide, réactivées, transformées et utilisées par le pouvoir. Pour tenter de montrer l’émergence progressive de ce discours dans le perpetuum […] carmen ovidien, nous prendrons pour point de départ l’évocation, au livre I, des premiers temps de l’univers, où se mettent en place et s’articulent entre eux les trois pôles qui nous intéressent ; la dernière image mythique que nous analyserons est celle, au livre XV, du phénix, ce monstrum par excellence qui, éternellement métamorphosé en luimême, constitue aussi un emblème de la piété filiale, d’ailleurs exploité comme tel par le Prince ; entre ces deux sphères où n’existent ni le temps ni l’humanité, c’est toute l’histoire des hommes qui se déroule, ces hommes de l’âge de fer qui, à tout instant, sont susceptibles de violer les lois de la pietas familiale et dont la monstruosité intérieure peut conduire à la transformation, 1 Ov., M., I, 1-4, In noua fert animus mutatas dicere formas / corpora ; di, coeptis, nam uos mutastis et illas, / adspirate meis primaque ab origine mundi / ad mea perpetuum deducite tempora carmen : « Je me propose de dire les métamorphoses des corps en des corps nouveaux ; ô dieux, (car ces métamorphoses sont aussi votre ouvrage) secondez mon entreprise de votre souffle et conduisez sans interruption ce poème depuis les plus lointaines origines du monde jusqu’à mon temps » (Texte et traduction seront ici ceux de Georges Lafaye, CUF).

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elle-même souvent monstrueuse, de leur corps, ou l’utiliser pour se donner libre cours. Création du monde et genèse d’une poétique : l’ouverture des Métamorphoses Dans le chaos décrit aux v. 5-20 du livre I, la métamorphose semble régner de manière absolue : nulli sua forma manebat2, écrit Ovide au v. 17. Fondamentalement instables, les formes ne cessent de donner naissance à d’autres formes et cet engendrement universel et permanent se fait sur le mode de la violence : obstabat […] aliis aliud, quia corpore in uno / frigida pugnabant calidis, umentia siccis, / mollia cum duris, sine pondere habentia pondus.3 Cette exacerbation conjointe des principes de transformation et de parenté s’accompagne d’une nature foncièrement monstrueuse que définissent les v. 7-9 (rudis indigestaque moles / nec quicquam nisi pondus iners congestaque eodem / non bene iunctarum discordia semina rerum4) et qu’exprime, dans l’ensemble du passage, la multiplication des formulations négatives. Mais ni la métamorphose, ni la filiation, ni la monstruosité ne se présentent ici sous la forme qu’elles prendront dans l’ensemble du poème, car l’humain en est exclu ; or, ce qui intéresse Ovide dans les Métamorphoses est précisément l’humanité, inscrite dans une temporalité modelée par des passions qui, seules, donnent un sens à ces trois événements : se métamorphoser ou métamorphoser ; naître ou donner naissance ; devenir un monstre ou en créer un. Pour qu’ils puissent se produire, il faut que la confusion convulsive du chaos cède la place à la « contiguïté universelle » définie par Italo Calvino comme le principe du monde des Métamorphoses5 ; c’est le sens du geste inaugural accompli, dans les v. 21-31, par celui qu’Ovide, au v. 57, appelle mundi fabricator6, geste de séparation et d’union7 qui permet à chaque constituant de l’univers de prendre sa juste place en un équilibre dont la beauté s’incarne dans le scintillement nouveau des étoiles (v. 69-71) et la fragilité dans la brutalité 2

« Aucun élément ne conservait sa forme ». « Chacun d’eux était un obstacle pour les autres, parce que dans un seul corps le froid faisait la guerre au chaud, l’humide au sec, le mou au dur, le pesant au léger ». 4 « Ce n’était qu’une masse informe et confuse, un bloc inerte, un entassement d’éléments mal unis et discordants ». 5 Cf. son article « Ovide et la contiguïté universelle » (traduction de « Gli indistinti confini », préface de l’édition italienne des Métamorphoses, Turin, Einaudi, 1979), in : La Machine littérature. Essais, Paris, Seuil, « Pierres Vives », 1984, p. 119-130. 6 « L’architecte du monde ». 7 Cf. les v. 24-25 : Quae postquam euoluit caecoque exemit aceruo, / dissociata locis concordi pace ligauit : « Après avoir débrouillé ces éléments et les avoir tirés de la masse ténébreuse, en attribuant à chacun une place distincte, il les unit par les liens de la concorde et de la paix ». 3

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belliqueuse des vents, toujours susceptibles de « déchirer le monde »8 (v. 5860). Cette beauté et cette fragilité trouvent leur expression ultime dans la création de l’homme (v. 76-88) qui, tout en venant parfaire un ouvrage — le monde, mais aussi le poème — encore marqué par le manque9, installe au sein même de cet ouvrage la source d’une nouvelle instabilité, non plus aveugle et stérile comme celle du chaos, mais motivée par les passions et productrice de formes vouées à l’éternité, que celle-ci soit géographique, biologique, étymologique ou purement littéraire. En effet, avec l’apparition de l’humanité, c’est la métamorphose qui investit la scène poétique, et elle s’oppose en tout au nulli sua forma manebat originel, car elle intervient avec toute l’étendue et la profondeur de ses enjeux, dont fait partie le lien entre filiation et monstruosité, déjà implicitement placé au cœur de l’exposé des quatre âges de l’humanité (v. 89-150) où nous voyons conjointement s’accroître les penchants monstrueux de l’homme et s’altérer le lien de pietas qui l’unissait aux dieux, au monde et aux siens10. La métamorphose est désormais rendue possible, dans son épaisseur existentielle, par l’émergence du temps humain, ce temps qu’Ovide nous montre soumis à un dramatique resserrement au fur et à mesure que les valeurs morales s’effondrent. Mais les trois premiers âges ne connaissent pas la métamorphose : seul aura ce terrible privilège le dernier11, parce qu’il est le plus agressif, le plus tourmenté et le plus vulnérable, mais aussi parce qu’il est celui du narrateur et du lecteur des Métamorphoses. Que nous soyons faits de duro […] ferro, que nous appartenions à la race cruelle et impie qui, née de la Terre fécondée par le sang de ses fils les Géants, exhibera par sa sauvagerie l’ascendance qui est la sienne12 ou encore que nous soyons le genus durum issu des pierres lancées par Deucalion et Pyrrha pour reconstituer après le déluge une humanité meilleure13, peu importe : ces trois formes d’humanité n’en forment en réalité qu’une seule, emportée dans le tourbillon des métamorphoses par les failles et les emportements d’une

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Ovide emploie au v. 60 l’expression lanient mundum. Cf. les v. 76-77 : Sanctius his animal mentisque capacius altae / deerat adhuc et quod dominari in cetera posset : « Un animal plus noble, plus capable d’une haute intelligence et digne de commander à tous les autres manquait encore ». Cf. également les v. 87-88. 10 Cf. en particulier les v. 144-148, qui décrivent la dégradation des relations de type familial. C’est d’ailleurs le renversement d’un père (Saturne) par son fils (Jupiter) qui met fin à l’âge d’or (v. 113-115). 11 De duro est ultima ferro : « l’âge qui a la dureté du fer est venu le dernier » (v. 127). 12 Cf. les v. 151-162 et notamment, au v. 162, l’expression scires e sanguine natos : « on reconnaissait qu’elle avait été créée avec du sang ». 13 Cf. les v. 163-413, qui retracent les crimes de Lycaon, incarnation de la perversion morale de l’humanité (v. 163-252), l’ensevelissement des hommes sous les eaux par Jupiter (v. 253312) et la création d’une race nouvelle par les mains des deux survivants épargnés grâce à leur piété (v. 313-413). 9

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nature qui, très tôt, l’a conduite à perpétrer de monstrueux renversements de l’ordre des choses14. C’est cette histoire humaine que content avant tout les Métamorphoses. D’ailleurs, l’un des épisodes fondateurs de cette histoire, celui de Deucalion et Pyrrha, représente une intéressante association entre les notions de filiation, de métamorphose et de monstruosité : le fils de Prométhée, luimême créateur d’hommes15, et la fille d’Épiméthée ont pour mission d’utiliser les pierres, os de la terre présentée comme une instance maternelle16, pour donner vie à l’humanité nouvelle17. Celle-ci voit le jour par une métamorphose dont le récit18, s’il n’est pas le premier du poème19, est le premier à mettre en scène la fascination d’Ovide pour ce monstrum qu’est, par essence, l’hybride, en attirant l’attention du lecteur sur l’état intermédiaire entre le minéral et l’humain et en associant, par le biais d’une comparaison, cet état à l’entreprise artistique20. Cette forme de la monstruosité se retrouve quelques vers plus loin à peine, quand Ovide évoque les innumeras species21 enfantées par la terre sous l’effet conjugué des eaux du déluge et de la chaleur du soleil, et qu’il observe longuement cet entre-deux captivant et repoussant qui n’est autre que le sujet du poème22. On l’entrevoit déjà, la notion de monstruosité recouvre, dans les Métamorphoses, des réalités multiples : c’est, entre autres, l’abomination 14

Cf. notamment les v. 137-140, qui décrivent la recherche du fer et de l’or comme un viol de la terre. 15 I, 363-364. 16 I, 381-383. 17 I, 365-366. 18 I, 400-415. 19 Il est précédé par celui de la transformation de Lycaon (I, 232-239). 20 Cf., en particulier, les v. 403-406 : Mox, ubi creuerunt naturaque mitior illis / contigit, ut quaedam, sic non manifesta, uideri / forma potest hominis, sed uti de marmore coepta / non exacta satis rudibusque simillima signis : « Puis elles s’allongent, leur nature s’adoucit et on peut y reconnaître jusqu’à un certain point, quoique vague encore, la figure humaine, telle qu’elle commence à sortir du marbre, à peine ébauchée et toute pareille aux statues imparfaites ». Cf. p. 106-109 de notre livre La Métamorphose dans les Métamorphoses d’Ovide. Étude sur l’art de la variation (Paris, Les Belles Lettres, « Études anciennes », 2010). 21 « Des espèces innombrables » (I, 436). 22 Sic ubi deseruit madidos septemfluus agros / Nilus et antiquo sua flumina reddidit alueo / aetherioque recens exarsit sidere limus, / plurima cultores uersis animalia glaebis / inueniunt et in his quaedam modo coepta per ipsum / nascendi spatium, quaedam inperfecta suisque / trunca uident numeris et eodem in corpore saepe / altera pars uiuit, rudis est pars altera tellus : « Ainsi, quand le Nil aux sept embouchures a quitté les champs inondés et ramené ses flots dans leur ancien lit, quand du haut des airs l’astre du jour a fait sentir sa flamme au limon récent, les cultivateurs, en retournant la glèbe, y trouvent un très grand nombre d’animaux ; ils en voient qui sont à peine ébauchés, au moment même de leur naissance, d’autres imparfaits et dépourvus de quelques-uns de leurs organes ; souvent dans le même corps une partie est vivante, l’autre n’est encore que de la terre informe » (I, 422-429).

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morale d’un individu, comme Lycaon, ou d’un genus tout entier, telle l’humanité anéantie par Jupiter sous le déluge, mais c’est aussi l’horror visuellement provoqué par un être physiquement hors normes, comme les Géants ou Python, ou encore l’hybridité qu’Ovide place sous nos yeux avec plus ou moins de précision dans tous les récits de métamorphoses. Celles-ci conduisent elles-mêmes très souvent à la naissance d’êtres hybrides, femmes aux corps d’oiseaux ou roi aux oreilles d’âne, mais aussi ourse, pierres ou plantes renfermant des âmes humaines. Nous ne tenterons pas de réduire cette multiplicité par la définition de catégories que nous explorerions successivement23 : la traitant comme une donnée constitutive à embrasser dans toute sa complexité plutôt que comme un objet théorique à cerner, nous l’observerons au fil du texte ovidien, non pas en tant que telle, mais dans son rapport avec les questions de filiation et le motif de la métamorphose, quand ce rapport nous semblera particulièrement significatif. Les premiers livres ou le vertige de la variatio Ainsi laisserons-nous de côté, au livre I, Daphné, transformée en laurier par son père, le fleuve Pénée, dont elle a invoqué les pouvoirs pour qu’ils la sauvent de la poursuite d’Apollon24 : le moment d’hybridité qu’elle traverse durant sa métamorphose25, s’il a fait l’objet de nombreux traitements plastiques - pensons évidemment à la saisissante représentation qu’en a donnée le Bernin -, est ici très bref et ne met en œuvre qu’une forme fugace de monstruosité, propre à l’immense majorité des récits ovidiens de transformations. Il en va différemment, dans ce même livre, de l’aventure d’Io26, autre fille de fleuve. Sa vie est à jamais bouleversée par sa double métamorphose et son identité traversée par une monstruosité qui, par l’une de ses facettes, croise la question de la filiation. C’est d’ailleurs son père, l’Inachus, que nous rencontrons en premier : absent de la troupe des cours d’eau réunis autour du Pénée, « l’infortuné pleure Io, sa fille, comme s’il l’eût perdue ; il ne sait si elle vit encore ou si elle est chez les mânes ; mais, ne la trouvant nulle part, il croit qu’elle n’est nulle part et il craint pour elle le pire destin »27. Io, qui a été transformée en génisse par Jupiter28, est effectivement, en ce sens, morte à elle-même, au même titre que tous les 23 Une telle démarche, peu pertinente ici, l’est au contraire dans une anthologie comme celle d’Isabelle Jouteur, Monstres et merveilles. Créatures prodigieuses de l’Antiquité, Paris, Les Belles Lettres, « Signets », 2009. 24 Cf. la prière qu’elle lui adresse (I, 545-547). 25 I, 548-552. 26 I, 568-746. 27 … natamque miserrimus Io / luget ut amissam ; nescit uitane fruatur, / an sit apud manes ; sed quam non inuenit usquam, / esse putat nusquam atque animo peiora ueretur (I, 584-587). 28 I, 610-611.

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personnages métamorphosés ; mais, comme eux, c’est une morte vivante et, « pire destin » encore, son âme est restée humaine dans son corps d’animal. Ainsi entre-t-elle à ses propres yeux, même si Ovide souligne sa beauté (Bos quoque formosa est29, écrit-il au v. 612), dans la catégorie des monstres, ce qui nous fait d’ailleurs rencontrer pour la première fois l’image, investie d’une signification esthétique très forte chez Ovide, du beau monstre, que nous retrouverons par exemple avec les centaures Cyllare et Hylonomé, ou dans les discours de Polyphème et de Glaucus30. Or, c’est dans les eaux de son père, lieu de ses anciens jeux mais surtout de ses origines et, de ce fait, miroir le plus fidèle de ce qu’elle est, qu’Io voit pour la première fois sa propre monstruosité31, dont le pressentiment lui a été donné par l’altération de sa voix32. La force du lien entre le père et la fille conduira le premier à manifester de la tendresse à cet étrange animal qui le suit, le caresse et pleure33, et surtout la seconde à exploiter et surmonter par le recours à l’écriture son propre statut de monstrum : Littera pro uerbis, quam pes in puluere duxit, / corporis indicium mutati triste peregit34. La réponse de l’Inachus (v. 651-663), si elle déplore une perte vécue comme plus cruelle que la mort, représente aussi pour Io la réparation de son clivage intérieur et de la blessure infligée par la métamorphose à son ascendance, donc à son identité. Io devra souffrir plus encore, puisqu’elle connaîtra la démence, pire arrachement à soi-même que la métamorphose physique, et sera conduite par elle loin de son pays natal35 ; mais son recours à l’écriture, puis les mots de son père auront indirectement préparé sa deuxième métamorphose (v. 738746), qui lui rendra son apparence humaine sans lui faire oublier sa terrifiante incursion dans la monstruosité physique et mentale36, et la troisième (v. 747), qui fera d’elle une déesse. L’aventure de Phaéthon37 est l’un des épisodes qui portent le plus loin la réflexion d’Ovide sur la question de la filiation, puisqu’elle repose 29

« Même ainsi, elle est belle encore ». Respectivement XII, 303-428 et XIII, 840-853 et 898-968. 31 Venit et ad ripas, ubi ludere saepe solebat, / Inachidas ripas, nouaque ut conspexit in unda / cornua, pertimuit seque exsternata refugit : « Elle se dirigea vers les rives où elle avait coutume de jouer, les rives de l’Inachus ; quand elle aperçut dans l’eau ses cornes nouvelles, prise de terreur, éperdue, elle recula, se fuyant elle-même » (I, 639-641). 32 … et conata queri mugitus edidit ore / pertimuitque sonos propriaque exterrita uoce est : « Elle tenta de se plaindre ; mais il ne sortit de sa bouche que des mugissements ; leur son lui fit horreur et sa propre voix l’épouvanta » (I, 637-638). 33 I, 642-648. 34 « À défaut de paroles, des lettres, que son père a tracées dans la poussière, ont révélé le triste secret de sa métamorphose » (I, 649-650). 35 I, 724-727. 36 Cf. les v. 745-746 : metuitque loqui, ne more iuuencae / mugiat, et timide uerba intermissa retemptat : « mais elle évite de parler, dans la crainte de mugir comme une génisse ; elle essaie timidement de retrouver le langage qui lui a été si longtemps interdit ». 37 De I, 747 à II, 400. 30

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entièrement sur la volonté d’un fils d’être reconnu par son père38 et qu’elle aboutit à l’extinction complète d’une lignée. Mais la relation entre cette question et celles de la métamorphose et de la monstruosité s’y trouve tout entière marquée par le déplacement, voire le décalage. Phaéthon, consumé par la foudre de Jupiter, ne connaîtra pas la métamorphose, et ce sont ses sœurs les Héliades et son ami Cygnus qui, emportés par leur chagrin, se transformeront, les unes en peupliers versant des larmes d’ambre, l’autre en cygne39. Quant aux monstra, habitants de ces zones extrêmes que le Soleil a conseillé à Phaéthon d’éviter40, ils sont omniprésents, mais extérieurs à Phaéthon : ce sont les formes terrifiantes des simulacra ferarum du Zodiaque, ces miracula qu’il est amené à voir lors de son voyage aérien41, puis les adynata provoqués dans l’univers entier par sa course aveugle42, enfin les êtres hybrides que deviennent ses sœurs et son ami. Si les trois éléments qui forment l’objet de notre étude n’entrent quasiment pas en contact les uns avec les autres dans l’épisode de Phaéthon, où ils jouent pourtant, isolément, un rôle majeur, offrant ainsi une variation singulière qui dénote la complexité de la réflexion ovidienne, le livre II met au contraire en scène deux figures féminines qui associent explicitement ces trois éléments. La première est Callisto : métamorphosée, comme Io et en partie pour les mêmes raisons, en un monstrum à l’âme humaine emprisonnée dans un corps de bête sauvage43, elle est finalement enlevée au ciel par Jupiter avec son fils Arcas pour éviter que celui-ci, la prenant pour une ourse, ne la tue44. La seconde est Ocyrhoé, fille du centaure Chiron. Comprenant que c’est en jument et non en centauresse qu’elle est métamorphosée pour avoir abusé de son don de prophétie, elle déplore que les destins lui refusent de devenir un être double comme son père et que son corps subisse une transformation totale qui, tout en étant liée à ses origines, représente une trahison de celles-ci : in equam cognataque corpora uertor. / Tota tamen quare ? pater est mihi nempe biformis.45 Le terme monstra figurera au dernier vers du récit, mais pour qualifier le caractère merveilleux de la métamorphose d’Ocyrhoé46 ; quant à l’avènement de l’hybridité, qui, 38

Cf. le dialogue qui noue le serment fatal entre Phaéthon et le Soleil, II, 33-102. Respectivement II, 346-366 et 373-380. 40 Cf. les v. 129-140. 41 Nous pensons aux v. 193-200 (les termes miracula et simulacra ferarum se trouvent aux v. 194 et 193). 42 Cf. les v. 207-226 et 235-271. 43 Cf. les v. 477-488 et en particulier, v. 485, l’expression Mens antiqua manet (facta quoque mansit in ursa) : « cependant, devenue une ourse, elle est encore animée des mêmes sentiments qu’auparavant ». 44 Cf. les v. 496-507. 45 « Mon corps prend la forme d’une cavale, effet de la parenté ; mais pourquoi tout entier ? Mon père a bien deux formes » (II, 664-665). 46 Cf. les v. 675. 39

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en une remarquable variation, apparaît ici pour la première fois comme un objet de désir47, il n’aura pas eu lieu. Les livres III et IV, essentiellement constitués de légendes thébaines, sont par ce fait même marqués par l’empreinte très forte d’une généalogie destinée à être particulièrement éprouvée : celle de Cadmus, ce prince qui, par pietas envers l’injonction d’un père lui-même « à la fois pieux et cruel »48, est conduit à combattre un serpent monstrueux49 et à faire naître de ses dents, en une prodigieuse métamorphose, un nouveau peuple50. Une fois sa lignée anéantie, il deviendra à son tour serpent51, bouclant ainsi la boucle d’une filiation abondante et glorieuse, mais vouée à côtoyer sans cesse monstruosité et métamorphose et à s’y perdre52. C’est dans cette malédiction familiale, causée par la colère de Junon53, que s’inscrivent explicitement les épisodes d’Actéon (III, 138-252), dont la métamorphose crée un être aussi hybride et désespéré qu’Io et Callisto54 ; de Penthée (III, 511-733), conduit par son impietas envers Bacchus, son propre cousin, dont il ne reconnaît ni la parenté avec lui ni l’omnipotence, à une mort atroce sous les mains de sa mère et de ses tantes, saisies par une sidérante métamorphose intérieure et investies par la divinité d’une sauvagerie qui s’exerce contre leur descendance55 ; ou encore d’Ino et Athamas (IV, 416-562), fille et gendre de Cadmus, poussés à l’infanticide et au suicide par le pouvoir transformateur d’un furor suscité par Junon et incarné par Tisiphone, effrayant précipité de toutes les formes de monstruosité56. C’est aussi dans ce cadre que s’inscrivent deux histoires qui, dans leur principe même, représentent la négation de toute filiation : celles de Narcisse (III, 339-510), dont la passion contre nature57 et par essence stérile, ne peut se résoudre que dans la mort et 47

On retrouve ce désir dans le récit de Glaucus (XIII, 917-965). … facto pius et sceleratus eodem (III, 5). 49 Décrit dans les v. 32-34, mais dont l’immanitas apparaît surtout dans la scène du combat (v. 50-94). 50 III, 101-130. 51 IV, 576-589. 52 Cette circularité est contenue dans l’oracle qu’entend Cadmus après sa victoire sur le serpent : Quid, Agenore nate, peremptum / serpentem spectas ? Et tu spectabere serpens : « Pourquoi, fils d’Agénor, repaître ta vue du serpent que tu viens de tuer ? Toi aussi on te verra devenir un serpent » (III, 97-98). Cf. aussi les v. 131-137. 53 III, 256-259. 54 Cf. les v. 198-203. 55 Il est d’ailleurs significatif que Penthée rappelle leur double filiation à ses concitoyens, descendants du dragon, donc de Mars, mais aussi fils de Cadmus et de ses compagnons (v. 538-539). Plus loin (v. 719-720 et 725), il invoquera en vain le lien familial qui l’unit à ses meurtrières et le souvenir d’Actéon, lui aussi supplicié parce que devenu méconnaissable aux yeux des siens. 56 Cf. son évocation dans les v. 473-511. 57 Son monologue (v. 442-473) dit sa prise de conscience de la monstruosité de son amour ; cf., au v. 463, la très belle formule Iste ego sum (« cet enfant, c’est moi »), qui montre la 48

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la métamorphose, et de Salmacis et Hermaphrodite (IV, 285-388), dont les corps se fondent l’un dans l’autre pour donner naissance à un monstrum infécond et malfaisant, emblème sinistre de la métamorphose définie comme avènement d’un oxymore absolu : neutrumque et utrumque58. Les premiers livres des Métamorphoses représentent donc, en ce qui concerne le lien entre filiation, monstruosité et métamorphose, le champ d’une première forme d’exploration fondée sur la multiplication des points de vue et l’incessante variation des montages symboliques et poétiques. Or, ce qui, dans les différents schémas que nous avons rencontrés, forme la jonction entre les trois éléments est toujours une passion poussée à son paroxysme : un amour impossible, un désir de vengeance, l’hybris sous toutes ses expressions, ou encore la soif de reconnaissance, point d’ancrage de l’épisode de Phaéthon mais aussi clé de voûte de celui de Persée59. Fils de Jupiter et de Danaé, en qui Acrisius refuse de voir son petit-fils60 et vainqueur de deux monstres61, il utilise, pour se réapproprier et imposer son lignage, l’action pétrifiante de la tête de Méduse, hybride lui-même issu d’une métamorphose62. Au cœur du poème : la filiation aux prises avec la puissance ravageuse des passions Ce rôle fondamental des passions dans le devenir des généalogies mythologiques et dans leurs rencontres avec le règne du monstrueux et la loi de la métamorphose continue, dans la suite des Métamorphoses, à se manifester en de nombreuses variantes, dont nous évoquerons les plus pertinentes ; mais surtout, les livres VI à X voient cette question, un temps mise entre parenthèses par la rivalité entre les Muses et les Piérides63, où il s’agit avant tout de démontrer les failles ou la grandeur des dieux tout en surpassant artistiquement le camp adverse, revenir sur le devant de la scène avec une violence et une profondeur accrues. Laissons de côté, au livre VI, Arachné (v. 1-145), dont la monstrueuse métamorphose (v. 139-145), définie par Minerve comme le point de départ parenté entre le tourment de Narcisse, devenu un hybride d’identité et d’altérité, et celui d’Io, de Callisto ou d’Actéon. 58 Cf. sa description dans les v. 378-379 : nec duo sunt sed forma duplex, nec femina dici / nec puer ut possit ; neutrumque et utrumque uidetur : « ils ne sont plus deux et pourtant ils conservent une double forme : on ne peut dire que ce soit là une femme ou un jeune homme ; ils semblent n’avoir aucun sexe et les avoir tous les deux ». 59 De IV, 604 à V, 249. 60 Le récit s’ouvre et se clôt sur ce motif : IV, 607-614 et V, 236-239. 61 Méduse (v. 772-803) et la belua marine qui menace Andromède (v. 689-690 et 706-734). 62 IV, 793-803. 63 V, 294-678.

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de toute une lignée64, est liée à la fois à son ascendance familiale65, à son refus de s’inscrire dans la filiation artistique de Minerve et à la provocation contenue dans sa représentation des engendrements divins66 ; écartons aussi Niobé (v. 146-312), dont la transformation en ce monstrum — spectacle inédit en même temps qu’avertissement — qu’est une pierre versant des larmes, est la conséquence directe de la destruction complète d’une descendance dont elle s’était trop vantée67. Penchons-nous plus attentivement sur l’histoire de Térée, Procné et Philomèle68 qui, elle, repose entièrement et explicitement sur la configuration étudiée ici. Il s’agit avant tout de l’union entre deux lignées que tout oppose a priori : celle des rois d’Athènes, dont Procné est issue, supérieurement civilisée et marquée par la présence tutélaire de Minerve, et celle, barbare malgré sa grandeur, du Thrace Térée, puissant et riche descendant de Mars. Les présages sinistres qui entourent les noces de Procné et de Térée et la conception de leur fils Itys (v. 408-434) condamnent d’emblée cette alliance qui ne peut que produire un fruit maudit et, par là même, briser le cours d’une filiation pervertie par elle. La monstruosité de Térée, qu’Ovide présente comme l’effet de ses origines69, éclatera dans le viol de Philomèle, sœur de Procné70, puis, plus encore, dans sa mutilation, dont le récit71 nous montre, avec une force rarement atteinte auparavant dans le poème, le goût d’Ovide pour le monstrueux et son travail d’élaboration d’une poétique très personnelle de l’horreur. C’est alors Philomèle qui, par une contagion de la barbarie, devient à son tour un monstre, d’abord en tant que femme violée dont la lignée pure et noble a été irrémédiablement souillée et pervertie 64 VI, 137-138 : lexque eadem poenae, ne sis secura futuri, / dicta tuo generi serisque nepotibus esto : « je veux que le même châtiment, pour que tu ne comptes pas sur un meilleur avenir, frappe toute ta race et jusqu’à tes neveux les plus reculés ». 65 Elle tient en partie de son père le don qui la perdra (cf. les v. 8-9 ; d’ailleurs, au v. 133, à l’instant de son châtiment, elle est appelée Idmoniae, « fille d’Idmon »). 66 Cf. la description de sa toile aux v. 103-128. 67 Cf. son discours, VI, 170-201. 68 VI, 412-674. 69 VI, 458-460 : sed et hunc innata libido / exstimulat pronumque genus regionibus illis / in Venerem est, « car les peuples de son pays sont enclins aux ardeurs de Vénus ; le vice de sa race est aussi celui qui le consume ». 70 La scène repose, significativement, sur des images animales : Illa tremit uelut agna pauens, quae saucia cani / ore excussa lupi nondum sibi tuta uidetur, / utque columba suo madefactis sanguine plumis / horret adhuc auidosque timet, quibus haeserat, ungues : « Elle frissonne comme une agnelle épouvantée, qu’un loup au poil gris a blessée et qui, arrachée de sa gueule, ne se croit pas encore en sûreté, ou comme la colombe qui, à la vue de ses plumes trempées de son sang, est saisie d’horreur et redoute encore les serres qui l’étreignaient » (VI, 527-530). Symboliquement, Térée, comme Lycaon, a déjà franchi la frontière qui sépare l’humain de la bête. 71 VI, 549-562 (et notamment les v. 558-560, où la langue coupée, encore vivante et cherchant à rejoindre le corps de Philomèle, est comparée à la queue d’un serpent mutilé).

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(comme le dit admirablement le Omnia turbasti du v. 53772), puis en tant que femme mutilée, privée, comme Io, de la capacité de révéler l’attentat commis contre elle et sa famille. Le stratagème dont elle use pour avertir Procné est d’ailleurs le même que celui qu’inventait Io pour révéler à son père sa métamorphose : l’écriture73, manifestation emblématique de la civilisation, ici utilisée sur « un métier barbare » (Stamina barbarica) et pour dénoncer la barbarie tout en la propageant. C’est en effet Procné qui, à la lecture de l’inscription portée par la toile, est envahie par la monstruosité et, fasque nefasque / confusura74, s’associe à sa sœur pour accomplir le crime suprême, anéantissement existentiel de Térée mais, surtout, de leur filiation commune : tuer Itys et faire manger la chair de l’enfant à ce père à qui il ressemble tant75. Les hésitations de Procné et sa décision sont entièrement motivées par cette question du lien familial76, et c’est pour ne pas « dégénérer » (degeneras, se dit-elle à elle-même au v. 635) qu’elle brise ce lien. Plongée, comme Térée, dans l’animalité — les v. 636-637 la comparent à une tigresse —, elle accomplit avec sa sœur, telle une sanglante cérémonie où se lit à nouveau le goût ovidien de l’horrible, l’acte monstrueux par excellence, avec pour point culminant l’extraordinaire Intus habes quem poscis77 donné en réponse à Térée qui réclame son fils après le repas qui a fait de lui, plus que jamais, un monstre, dévoreur inconscient du fruit de ses entrailles78. Parvenus au comble de la barbarie, coupables et victimes de la désintégration du lien familial, les trois personnages ne peuvent plus que se

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Ainsi s’adresse-t-elle à Térée aux v. 533-538 : « O diris barbare factis ! / O crudelis ! » ait « nec te mandata parentis / cum lacrimis mouere piis, nec cura sororis, / nec mea uirginitas nec coniugalia iura ? / Omnia turbasti ; paelex ego facta sororis, / tu geminus coniunx, hostis mihi debita poena» : « Ô barbare, s’écrie-t-elle, quel n’est pas ton forfait ! Ô cruel, rien n’a donc pu te toucher, ni les ordres de mon père, ni les larmes que lui arrachait sa tendresse, ni le souvenir de ma sœur, ni ma virginité, ni les lois du mariage ? Tu as tout profané ; nous sommes devenus, moi la rivale de ma sœur ; toi, l’époux de deux femmes ; il faudra que je sois châtiée comme une ennemie ». On remarque ici, en particulier, le vocatif barbare du v. 533, qui opère la jonction entre l’origine géographique de Térée et l’horreur de son comportement. 73 VI, 576-578 : Stamina barbarica suspendit callida tela / purpureasque notas filis intexuit albis, / indicium sceleris : « par une ruse habile, ayant suspendu la chaîne d’une toile à un métier barbare, elle tisse à travers ses fils blancs des lettres de pourpre qui dénoncent le crime ». 74 « Prête à violer toutes les lois du bien et du mal » (v. 585-586). 75 « A, quam / es similis patri ! » dixit. « Ah ! s’écrie-t-elle, comme tu ressembles à ton père ! » (v. 621-622). 76 Cf. les v. 624-635. 77 « Tu as avec toi […] celui que tu demandes » (v. 655). 78 Les v. 650-651 résument magistralement l’outrage fait, en cet instant, à l’ordre naturel de la filiation : Ipse sedens solio tereus sublimis auito / uescitur inque suam sua uiscera congerit aluum : « Assis sur le trône élevé de ses ancêtres, Térée consomme ce repas et engloutit sa propre chair dans ses entrailles ».

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métamorphoser (v. 667-674), seule issue et éternelle matérialisation des passions paroxystiques vers lesquelles les a menés leur destin. De nombreuses similitudes unissent Médée, qui domine le livre VII, à Procné ; mais une différence déterminante les sépare : si, dans l’épisode que nous venons de commenter, les motifs qui nous intéressent font l’objet d’un partage et d’un brassage constants entre les trois principaux personnages, la figure de Médée les concentre en elle seule : monstrueuse en soi par son statut même de magicienne79 et par sa cruauté associée au mépris des valeurs morales et familiales, elle détruit ou bouleverse sur son passage tous les liens de filiation (trahissant son père, faisant de celui de Jason un jeune homme, conduisant les pieuses filles de Pélias à égorger celui-ci, tuant ses propres enfants80 et tentant d’empoisonner son beau-fils Thésée) et sème sur son chemin de prodigieuses métamorphoses81. Il est d’ailleurs possible de voir une représentation de la magicienne dans le paysage que la magicienne survole lors de sa fuite vers Athènes après le meurtre de Pélias (v. 351-393) : peuplé de monstra, animé par des histoires de métamorphoses et hanté par le souvenir des souffrances éprouvées par des parents et des enfants, il est modelé et régi, comme Médée — et comme les Métamorphoses ellesmêmes — par la puissance transformatrice des passions. Cette puissance s’approfondit encore de nouvelles variations au livre VIII, où nous voyons Scylla (v. 1-151) métamorphosée pour avoir violé, comme Médée, la pietas due à son père Nisus en le dépouillant du prodigieux cheveu de pourpre qui faisait son pouvoir, et pour avoir offert ces scelerata […] munera82 à Minos. Celui-ci, révolté par l’abomination du noui […] facti83 accompli par amour pour lui, s’adresse à Scylla en des termes qui, tout en désignant la monstruosité de la jeune fille, établissent le lien entre son statut de monstrum et sa métamorphose à venir, représentée comme un bannissement de tous les règnes : Di te summoueant, o nostri infamia saecli, / orbe suo tellusque tibi pontusque negetur ! / Certe ego non 79

Les magiciennes ovidiennes opèrent « à la limite de l’ordre du monde, au point où le désordre et l’irrationnel entrent dans l’ordre », écrit Charles Segal à la p. 52 de son article « Tantum medicamina possunt : la magie dans les Métamorphoses d’Ovide », in : Alain Moreau et Jean-Claude Turpin (éd.), La Magie, Montpellier, Publications de l’Université Paul-Valéry, 2000, t. III, p. 45-70. 80 Ovide évoque en deux vers seulement (396-397) cet épisode, préférant développer dans les Métamorphoses d’autres figures de mères infanticides, celles de Procné au livre VI et d’Althée au livre VIII. D’une manière générale, le poète, néglige ostensiblement certains mythes célébrissimes : pensons à celui d’Œdipe, qui donne aux questions de la filiation et de la monstruosité une force et une profondeur inégalables, mais dont la seule mention tient en trois vers (VII, 759-761) n’évoquant que le combat victorieux contre le Sphinx. 81 Cf. notamment celles des dents du dragon (v. 123-130) et d’Éson (v. 287-293), mais aussi les transformations que Médée dit pouvoir faire subir à l’univers tout entier (v. 192-219). 82 « L’abominable présent » (v. 994-995). 83 « Cet attentat inouï » (v. 996).

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patiar Iouis incunabula, Creten, / qui meus est orbis, tantum contingere monstrum.84 Nous rencontrons là pour la première fois une définition de la métamorphose qui réapparaîtra dans l’épisode de Myrrha et s’avérera essentielle. Scylla fait d’ailleurs, dans le monologue qui précède sa transformation en oiseau (v. 108-142), le constat de l’exclusion universelle à laquelle elle s’est elle-même condamnée, se coupant de sa lignée85 sans parvenir à se rattacher à celle de Minos, dont, dans son furor, elle va jusqu’à contester les origines pour leur conférer une monstruosité qui reflète la sienne86. Ovide ne développe que très peu les potentialités poétiques de la filiation de Jupiter et d’Europe, marquée par l’alliance intime du monstrueux (union de Pasiphaé et du taureau, hybridité du Minotaure) et de la métamorphose (transformation de Jupiter en taureau blanc pour séduire Europe, divinisation d’Ariane par le catastérisme de sa couronne87). Comme souvent, c’est sur des individus moins fameux qu’il préfère, au livre VIII, attirer l’attention du lecteur. Ainsi Méléagre, meurtrier de ses oncles maternels, est-il à son tour tué par sa mère, Althée : après une longue délibération portant exclusivement sur la question de la filiation (v. 445-511), elle voit en ellemême la sœur l’emporter sur la mère88 et jette au feu, avant de se suicider, le morceau de bois où les Parques ont enclos la vie de son fils ; mais, comme dans l’épisode de Phaéthon, le personnage principal ne subit pas ici de transformation, même si, dans sa mort, il est, comme de nombreux êtres métamorphosés, à la fois présent et absent89 : ce sont ses sœurs qui, telles les

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« Que les dieux te bannissent de leur univers, ô honte de notre siècle ; puissent-ils t’interdire la terre et la mer ! Quant à moi je ne souffrirai pas que le berceau de Jupiter, la Crète, qui est mon univers, soit souillée par le contact d’un monstre tel que toi. » (VIII, 9971000). 85 Cf. les v. 115-116 : Patris ad ora [sous-entendu reuertar], / quem tibi donaui ? : « Irai-je me présenter aux regards de mon père ? Je te l’ai livré ». 86 Nous faisons allusion aux v. 120-125 : Non genetrix Europa tibi est, sed inhospita Syrtis, / Armeniae tigres austroque agitata Charybdis. / Nec Ioue tu natus, nec mater imagine tauri / ducta tua est ; generis falsa est ea fabula ; uerus / et ferus et captus nullius amore iuuencae, / qui te progenuit, taurus fuit : « Non, ce n’est pas Europe qui t’a donné le jour, mais la Syrte inhospitalière, des tigres d’Arménie ou Charybde soulevée par l’Auster. Non, tu n’est pas le fils de Jupiter et ta mère n’a pas été séduite par la forme trompeuse d’un taureau ; l’histoire de ta naissance n’est qu’une fiction mensongère ; celui qui t’engendra, ce fut un taureau véritable, un animal sauvage, qui n’éprouvait point d’amour pour les génisses ». 87 Respectivement : VIII, 122-123 et 155-158, II, 843-875 et VIII, 176-182. 88 Cf. les v. 475-477 : Incipit esse tamen melior germana parente / et, consanguineas ut sanguine leniat umbras, / impietate pia est : « Cependant la sœur commence à l’emporter sur la mère ; pour apaiser par son sang les ombres de son sang, elle devient impie par piété ». On note, bien sûr, la contiguïté oxymorique impietate pia. 89 Inscius atque absens flamma Meleagros ab illa / uritur et caecis torreri uiscera sentit / ignibus : « sans en rien savoir et quoique éloigné, Méléagre brûle du même feu ; il sent ses entrailles consumées par ce brasier caché » (v. 515-517).

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Héliades, réaliseront dans la mutation de leur apparence physique le caractère insurmontable de leur deuil (v. 533-546). La métamorphose est au contraire au cœur de l’épisode d’Érysichthon (v. 725-878) ; c’est même elle, sous une forme très spécifique — « le privilège de revêtir successivement plusieurs figures »90 —, qui motive le récit du fleuve Achéloüs (lui-même détenteur, par nature, de ce privilège) et qui le conduit, par l’intermédiaire de Mnestra, pourvue elle aussi de transformia corpora91, à évoquer le destin du père de la jeune fille. Ce destin est entièrement marqué par la monstruosité : de l’impiété qui le pousse à profaner avec rage le bois sacré de Cérès et à abattre un chêne séculaire dont le sang coule, signe du sacrilège accompli (v. 742-776)92, jusqu’à la scène atroce où, rendu fou par la faim, il se dévore lui-même, se suicidant au fur et à mesure qu’il se nourrit (v. 877-878)93, en passant par ce monstrum digne de la Tisiphone du livre IV qu’est la Faim (v. 788-822), mais aussi par la monstruosité morale dont fait à nouveau preuve Érysichthon lorsque, pour alléger un supplice pire encore que celui des Danaïdes94, il pervertit son rôle paternel en exploitant le don de métamorphose de sa fille, « digne d’un autre père »95, et la vend encore et encore sous des formes diverses (v. 843-874). Cette monstruosité intérieure s’impose peu à peu comme le grand sujet des livres IX et X, jalonnés de récits de passions contre nature qui, toutes liées à la question de la filiation, conduisent les individus qui les éprouvent à connaître le « sacrifice du corps »96. Nous en aborderons trois, dont les héroïnes prennent pour objet de leur amour, comme Narcisse dont le drame préfigure le leur, un être trop proche d’elles pour être en mesure d’y répondre. Le premier de ces épisodes (IX, 448-666) est celui de Byblis, amoureuse de son frère jumeau Caunus et conduite par la réaction horrifiée de celui-ci à entrer conjointement dans la démence et dans l’errance avant de se confondre avec son propre chagrin, se métamorphosant en un cours d’eau né de ses larmes97. La monstruosité de la passion de Byblis est énoncée d’emblée par le narrateur : Byblis Apollinei correpta cupidine fratris, / non 90

… in plures ius […] transire figuras (v. 730). « Le don de se métamorphoser » (v. 871). 92 On comparera avec le geste involontaire de Dryope, incarnation de la pietas, arrachée à sa forme humaine et à l’amour des siens pour avoir cueilli des fleurs de lotus (IX, 325-394). 93 … ipse suos artus lacero diuellere morsu / coepit et infelix minuendo corpus alebat : « Érysichthon se mit à déchirer lui-même ses propres membres à coups de dents ; l’infortuné nourrit son corps en le diminuant ». 94 … semperque locus fit inanis edendo, « il fait sans cesse le vide en lui à force de manger » (v. 842). 95 … non illo digna parente (v. 847). 96 Nous citons ici partiellement le titre de l’ouvrage de Rosalba Galvagno, Le Sacrifice du corps. Frayages du fantasme dans les Métamorphoses d’Ovide, Paris, Panormitis, 1995. 97 IX, 655-665. 91

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soror ut fratrem, nec qua debebat, amauit.98 Ovide décrit avec une extrême précision l’évolution de cette passion, qui apparaît d’abord à la jeune fille sous « l’apparence mensongère d’une affection de famille »99 avant de se révéler à elle dans sa vraie nature lors de rêves érotiques (v. 468-486) et de s’imposer enfin à sa conscience dans sa force irrésistible et sa révoltante impossibilité. Le monologue de Byblis (v. 474-516) et sa lettre à Caunus (v. 530-563)100 forment un diptyque entièrement fondé, en lancinantes variations qui reflètent un tortueux parcours intérieur, sur l’intensité du désir de Byblis, sur l’injustice de la réalité sociale (le tabou de l’inceste) et familiale (le fait d’avoir les mêmes parents, donc de ne pas pouvoir avoir les mêmes enfants101) qui, en définissant ce désir comme une monstruosité, en empêche la réalisation et sur la décision de passer outre cet interdit que ne respectent pas les dieux102. Le tremblement de la main de Byblis au moment de révéler à son frère ses insanos […] amores103, ses hésitations (v. 521529), l’espace manquant pour écrire neue merere meo subscribi causa sepulcro104, enfin la chute des tablettes au moment de les donner au serviteur chargé de les transmettre à Caunus (v. 571) sont autant de signes annonciateurs de cette marginalisation universelle, effet de sa uetitae […] libidinis105, qui, dans la folie et l’errance106 puis la métamorphose, attend Byblis. C’est aussi jusqu’aux confins de la folie, puis jusqu’à une métamorphose, mais cette fois heureuse, qu’Iphis (IX, 667-797) sera menée par son amour pour Ianthé, rendu monstrueux, donc impossible, par le fait qu’Iphis et Ianthé sont du même sexe. Or, c’est une histoire de filiation pervertie qui est 98

« Byblis, violemment éprise de son frère, petit-fils d’Apollon, l’aimait comme une sœur n’aime pas son frère et plus qu’elle ne le devait. » (IX, 465-466). 99 … mendaci […] pietatis […] umbra, v. 460. 100 Sur cette lettre, cf. notamment Élisabeth Gavoille, « Rhétorique élégiaque et ruse de la passion dans la lettre de Byblis (Ovide, Met. IX, 454-665) », in : Patrick Laurence et François Guillaumont (éd.), Epistulae antiquae, 4, Louvain-Paris, Peeters, 2006, p. 125-145. 101 Cf. les v. 492-494, qui résument tout le problème et dont les derniers mots rappellent le monologue de Narcisse : Nescio quam facies igitur, pulcherrime, matrem ; / at mihi, quae male sum quos tu sortita parentes, / nil nisi frater eris ; quod obest, id habebimus unum : « Donc je ne sais quelle est la femme que tu dois rendre mère, ô le plus beau des hommes ; pour moi, que mon malheureux sort a fait naître des mêmes parents, tu ne seras jamais qu’un frère ; l’obstacle qui nous sépare est la seule chose que nous aurons en commun ». 102 Cf. notamment les v. 497-499. 103 « Cet amour insensé », v. 519. 104 « Ne t’expose pas à être désigné comme l’auteur de ma mort dans l’inscription de mon tombeau » (v. 563). La notation ovidienne sur la place qui manque et l’utilisation de la marge se trouve aux v. 564-565. 105 « Une passion interdite » (v. 577 ; ces mots sont employés par Caunus). 106 Les deux se confondent et s’expriment en images que le lecteur des Métamorphoses associe à la monstruosité : celle (v. 641-644) des bacchantes, qui, au livre III, ont, dans leur délire, massacré Penthée, et celle (v. 647-648) de Chimère, incarnation de l’hybridité.

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à l’origine du nœud que seule la transformation physique — en l’occurrence le changement de sexe107 — pourra défaire, permettant le mariage d’Iphis et Ianthé et rétablissant potentiellement le cours de la filiation : devant la détermination de son époux à faire mettre à mort l’enfant à naître s’il était de sexe féminin, la mère d’Iphis, encouragée par la déesse Isis vue en songe, a fait passer le nouveau-né pour un garçon, profitant du nom aussi bien masculin que féminin donné par le père, nom qui est aussi celui du grandpère et souligne ainsi la cohésion de la lignée. L’intérêt de l’épisode, outre la joie de son dénouement, qui représente une rareté dans les Métamorphoses, réside surtout dans la définition donnée par Iphis de sa propre monstruosité : qualifiant sa passion de cognita nulli, […] prodigiosa nouaeque / cura […] Veneris108, elle se représente en marge du monde entier, y compris du monde animal (v. 731-734), et, se plaçant au nombre des monstra autrefois portés par la Crète, juge sa propre abomination pire encore que celle de Pasiphaé s’unissant au taureau (v. 735-740) ; en proie à un supplice digne de celui de Tantale109, mais aussi de Narcisse et de Byblis, elle en vient à désirer n’avoir pas existé (Vellem nulla forem110), se montrant ainsi tragiquement loyale au vœu formulé par son père avant sa naissance. Isis se montrera constante dans sa protection ; le miracle aura donc lieu, tout comme dans l’épisode de Pygmalion (X, 243-297) où Vénus permettra, par la métamorphose de l’ivoire en chair, la réalisation de l’amour du sculpteur pour sa créature ; il en va tout autrement pour Myrrha (X, 298502), dont le désir monstrueux se réalise avant la métamorphose et la provoque par sa double violation de la loi humaine de la filiation : l’inceste avec le père et la naissance d’un enfant de cet inceste111. C’est dans l’arbre généalogique même que se trouve, nous dit d’emblée Ovide, la racine du mal, puisque Cinyras, « s’il n’avait pas eu d’enfant, aurait pu être compté parmi les mortels heureux »112. L’horreur du crime, elle, est soulignée dès le début du récit par une variatio synonymique (dira au v. 300, nefas au v. 307, scelus au v. 315) qui, dans la suite de l’épisode, deviendra vertigineuse. Quant à la métamorphose, elle est, elle aussi, annoncée par la mention de la myrrhe au v. 310. Ces trois pôles dessinent un programme narratif qu’Ovide développe ensuite en une structure très fortement dramatisée. C’est d’abord le monologue de Myrrha (v. 320-355), qui rapporte sa passion pour son père à la question de la filiation afin de déterminer si l’amour qu’elle éprouve est ou n’est pas monstrueux. Plus exactement, tout en étant consciente de la 107

IX, 786-791. « Un amour inconnu jusqu’ici, un amour monstrueux et sans exemple » (v. 727-728). 109 Cf. le v. 761 : mediis sitiemus in undis : « nous mourrons de soif au milieu des eaux ». 110 « Je voudrais n’être pas de ce monde » (v. 735). 111 Adonis, dont le bref destin sera lui aussi marqué par la violence et la métamorphose (X, 710-739). 112 … sine prole fuisset, / inter felices […] potuisset haberi (X, 298-299). 108

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monstruosité de ce qu’elle éprouve (Illa quidem sentit foedoque repugnat amori113), la jeune fille cherche dans les lois du monde animal et d’autres peuples des raisons d’effacer cette monstruosité et, avec elle, son supplice, le même que celui de Narcisse, de Byblis et d’Iphis : l’irréductible inaccessibilité d’un objet d’amour trop proche (quia iam meus est, non est meus ipsaque damno / est mihi proximitas ; aliena potentior essem114). Ainsi se dessine un mouvement de balancier115 caractéristique des monologues délibératifs, dont le complément naturel, fortement inspiré de l’écriture tragique, est l’intervention de la nourrice (v. 382-430), qui sauve Myrrha du suicide, l’amène à lui dire la vérité et, après avoir vainement tenté de « bannir […] cet amour abominable »116, décide d’en favoriser la réalisation en faisant passer Myrrha, à la faveur d’un mensonge et de l’obscurité, pour cette aliena qu’elle rêvait d’être vis-à-vis de son père. La monstruosité se met alors en marche, telle une machine infernale, et l’inceste se produit, entouré de sinistres présages et d’une appréhension paralysante (v. 443-461) qui ne suffisent pas à l’empêcher et aggravé par l’emploi, par les amants, des termes mêmes de leur parenté : Forsitan aetatis quoque nomine « filia » dixit ; / dixit et illa « pater », sceleri ne nomina desint.117 Quand, le crime une fois découvert par Cinyras, Myrrha aura été jetée, comme Byblis, dans une errance éperdue, elle trouvera dans la métamorphose la punition parfaite et la matérialisation éternelle de la marginalisation absolue à laquelle l’a condamnée le crime qui, bouleversant les lois de la filiation, a fait d’elle un monstre. La transformation en cet autre monstrum qu’est un arbre en larmes (v. 489-500) et, image plus forte encore, un arbre donnant naissance à un enfant (v. 503-518) viendra exaucer une prière qui, à elle seule, dit la conception ovidienne de la relation entre monstruosité et métamorphose : O siqua patetis / numina confessis, merui nec triste recuso / supplicium ; sed

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« Myrrha le sent bien [que Cinyras est le seul homme qu’elle ne peut pas aimer] ; elle combat son amour infâme » (v. 320). Cf. aussi les v. 345-353 (en particulier le v. 346 : quot confundas et iura et nomina, sentis ? « Sens-tu que de lois et de titres tu confonds ? »), où elle entrevoit la confusion créée dans sa lignée par la réalisation de l’inceste et le châtiment qui l’attendrait si, en s’unissant à son père, elle semait le chaos (c’est le sens de confundas) dans les lois et les noms qui la constituent familialement, socialement et religieusement. 114 « Parce qu’il est déjà mien il n’est pas à moi et tout mon malheur vient de notre parenté même ; si je lui étais étrangère, mes vœux seraient plus aisément satisfaits. » (v. 339-340). Cf. également les v. 356-367. 115 Cf. notamment les v. 321-323 et 345-355, où les derniers mots viennent annuler ce qui vient d’être dit. 116 … ut excuteret diros […] amores (v. 426). 117 « Peut-être même, usant des droits de l’âge, lui dit-il “ma fille” ; peut-être lui dit-elle “mon père” ; ainsi rien ne manque à l’inceste, pas même les noms. » (v. 467-468).

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ne uiolem uiuosque superstes / mortuaque exstinctos, ambobus pellite regnis / mutataeque mihi uitamque necemque negate.118 Des filiations mythiques aux lignées historiques : la discordance à l’œuvre Le livre XI des Métamorphoses constitue, pour le sujet que nous avons choisi, une parenthèse qui contraste très fortement avec le déchaînement de violence et l’approfondissement de grandes figures de la passion propres aux livres précédents et en particulier au livre X. Tout au plus croisons-nous fugacement quelques personnages remarquables : Midas (v. 85-194), que son imprudence et surtout sa parenté affective, religieuse et artistique avec des divinités elles-mêmes liées entre elles (Silène, Bacchus, Pan) conduisent à connaître par deux fois la métamorphose et la monstruosité, d’abord en transformant en or, au risque de mourir de faim, tout ce qu’il touche, puis en se voyant affublé d’oreilles d’âne ; Pélée (v. 221-265) qui, pour accomplir la prédiction de Protée concernant la descendance de Thétis119 et rendre celle-ci mère du héros Achille, doit capturer la déesse malgré ses incessantes métamorphoses et, pour cela, vaincre sa peur des ferae dont elle prend successivement l’apparence ; ou encore Dédalion (v. 266-345), ce père rendu fou de douleur par la mort de sa fille et qui, faute d’obtenir des dieux le droit de se suicider, devient un être hybride, épervier aux sentiments humains « qui, malheureux lui-même, rend les autres malheureux »120. Mais le dernier épisode de ce livre, celui d’Ésaque, petit-fils de Priam (v. 749-795), nous conduit à Troie, lieu de la rencontre entre mythologie et histoire ; il annonce par là même le dernier mouvement des Métamorphoses et, avec lui, un renouvellement radical du thème de la parenté, accompagné d’une réflexion neuve sur la relation entre ce thème et ceux de la monstruosité et de la métamorphose. Car Troie nous conduit évidemment à Rome, c’est-à-dire à ce temps de l’écriture du poème — mea […] tempora121 — qu’Ovide, dans le proemium, a défini comme le terme de son œuvre, et qui est aussi le temps d’Auguste. C’est ce lien généalogique entre le passé de Troie et le présent de Rome, autrement dit entre la gens Iulia et son origine troyenne, qui forme la 118

« Ô dieux, si vos oreilles sont ouvertes aux aveux des coupables, j’ai mérité mon sort et je ne refuse pas de subir un terrible châtiment ; mais je ne veux pas souiller les vivants en restant dans ce monde, ni, morte, ceux qui ne sont plus ; bannissez-moi de l’un et de l’autre empire ; faites de moi un autre être, à qui soient interdites et la vie et la mort » (v. 483-487). 119 « Dea » dixerat « undae, / concipe ; mater eris iuuenis, qui fortibus annis / acta patris uincet maiorque uocabitur illo» : « Déesse de l’onde, il faut que tu deviennes mère ; de toi naîtra un fils dont les exploits surpasseront ceux de son père et qu’on proclamera plus grand encore » (v. 221-223). 120 … aliisque dolens fit causa dolendi (v. 345). 121 « Mon temps » (I, 4).

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trame générale des livres XII à XV, trame dans laquelle la filiation est donc en soi investie d’une fonction centrale. Or, la lecture ovidienne de cette filiation est fondamentalement différente de celle de Virgile. Elle l’est d’abord parce que le lecteur des Métamorphoses, parvenu au livre XII, connaît la puissance dévorante des passions dans l’univers ovidien et sait que, sous l’effet de cette puissance, toute lignée est hantée par la monstruosité et la métamorphose et peut à chaque instant basculer dans l’une ou l’autre, voire l’une et l’autre ; sa perception des derniers livres est donc nécessairement influencée par la spécificité du monde symbolique et poétique effervescent, versatile et pétri de tourments humains qu’ont construit les précédents. Mais si le cheminement poétique ovidien de la guerre de Troie au Principat d’Auguste se distingue de l’Énéide, c’est surtout parce que la filiation qu’il prétend dessiner est constamment interrompue, détournée et mise en question par des récits, apparemment annexes mais, dans la perspective ovidienne, essentiels, où métamorphose et monstruosité ne cessent de se croiser. Ainsi les légendes de la guerre de Troie qui nourrissent le livre XII sontelles très éloignées du modèle homérique, puisqu’elles s’attachent à des personnages secondaires ou même absents de l’Iliade et retiennent d’eux moins les exploits guerriers que les passions dévastatrices. C’est par exemple, pour ne mentionner que ceux qui se rattachent à notre sujet, CénisCénée (v. 146-535), dont le changement de sexe (v. 146-209) puis la transformation en oiseau (v. 522-532) représentent les seules métamorphoses au sein du long récit (v. 201-458), marqué par la fascination poétique pour l’horreur évoquée plus haut, du combat entre les Lapithes et les Centaures, monstra hybrides qui, dans les v. 504-506, vont jusqu’à douter de leur propre lignage devant cet autre monstrum, homme autrefois femme et rendu invulnérable par Neptune, qu’est Cénée ; c’est aussi la figure monstrueuse, car hybride elle aussi, de Fama (v. 39-63), instance visuelle et auditive toutepuissante qui, n’existant que par les passions dont elle se nourrit, les métamorphose avant de les remettre au monde ; c’est enfin Périclymène (v. 536-579), dont la mort, que son prodigieux don de métamorphose multiple n’a pas su empêcher, laisse Nestor seul pour perpétuer la lignée. Le livre XII se définit donc comme un nouveau livre de transition, situé dans une Troie très ovidienne où l’infléchissement de la source homérique et l’effacement des thèmes traditionnels de l’épopée sous les thèmes propres à l’ensemble du poème annoncent une version inédite et audacieuse de l’ascendance d’Auguste. Le livre XIII, qui nous conduit de Troie à la Sicile en passant par le monde grec et introduit Énée, joue un rôle similaire, mais souligne plus que le précédent l’originalité du traitement ovidien de l’élément généalogique et, en particulier, du cheminement qui mène de Troie à Rome et d’Énée à Auguste. Cette originalité se manifeste de deux

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manières. D’une part, nous voyons ici se multiplier à nouveau, mais dans un cadre géographique encore exclusivement troyen et grec, les mythes de filiation, à travers quatre histoires où se mêlent intimement détermination familiale, motif de la métamorphose et présence du monstrueux : le destin d’Hécube (v. 400-575), précipitée par la mort de Polyxène et de Polydore, qui signifie l’extinction complète de sa lignée, dans un furor sanguinaire avant d’être métamorphosée en une chienne à la rage désespérée, incarnation de la monstruosité de ses souffrances et du monstrum qu’elles ont fait d’elle ; la descendance symbolique de Memnon, fils de l’Aurore (v. 576-622), des cendres duquel jaillissent par agglomération et condensation de prodigieux oiseaux, préfigurations du phénix, voués à renaître et à s’entretuer chaque année par piété envers leur « père »122 ; la perte, racontée par Anius, de ses filles (v. 643-674), enlevées par les Grecs désireux d’utiliser à leur profit leur prodigieux pouvoir de tout transformer en blé, en vin et en huile, puis trahies par leur frère, mais sauvées par Bacchus, leur « père »123, qui les métamorphose en colombes ; enfin la miraculeuse résurrection, représentée sur le cratère offert par Anius à Énée, des filles d’Orion qui, après s’être sacrifiées pour leur patrie, reviennent à la vie sous la forme de deux jeunes hommes nés de leurs cendres « pour que leur race ne périsse pas avec elles »124 et, tel le phénix, présentés à la fois comme les deux jeunes filles réincarnées et comme leurs fils respectueux125. Tous ces récits qui mettent en scène la pietas unissant parents et enfants et la montrent aux prises, jusqu’à la métamorphose et la monstruosité, avec la violence des passions, annoncent d’une manière hautement paradoxale l’apparition, au v. 623, du pius Aeneas, symbole par excellence du respect de la filiation et grand ancêtre du peuple romain. Or, si Ovide présente d’emblée Énée comme bon fils et bon père126, c’est pour mieux souligner par contraste l’immense distance qu’il instaure entre son Énée et celui de

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Cf., au v. 616, l’expression seque uiro forti meminere creatas (« et ils se souviennent qu’ils sont nés d’un héros ») ; au vers suivant, Memnon est qualifié d’auctor des Memnonides. 123 Ainsi s’adressent-elles, au v. 669, au dieu qui leur a conféré le don convoité par les Grecs (cf. les v. 650-654) : Bacche pater, fer opem, « Bacchus, ô notre père, […] viens à notre secours ». 124 … ne genus intereat (v. 698). 125 … et cineri materno ducere pompam : « et on les voit conduire le convoi des cendres maternelles » (v. 699). 126 Cf. v. 624-627 : sacra et, sacra altera, patrem / fert umeris, uenerabile onus, Cythereius heros. / De tantis opibus praedam pius eligit illam / Ascaniumque suum : « le héros à qui Cythérée a donné le jour emporte sur ses épaules les images sacrées et ce qu’il a ensuite de plus sacré, son père, vénérable fardeau. Entre toutes les richesses du butin c’est, avec son fils Ascagne, la seule que choisisse le pieux Énée ».

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Virgile127. C’est là le second des traits d’originalité que nous annoncions plus haut : du v. 623 du livre XIII, où il entre en scène, au v. 608 du livre XIV, où se termine le récit de son apothéose, Énée ne domine qu’en apparence la narration. En réalité, Ovide ne cesse de le quitter, et avec lui la trame mythologique, poétique et chargée de signification politique héritée de Virgile, pour préférer à ses aventures, à peine effleurées, des histoires où ce sont les métamorphoses, et les monstra qui les suscitent ou en résultent, qui occupent le premier plan128. La grandeur de l’Énée virgilien se perd dans ce détournement permanent ; et, quand arrive le récit de l’apothéose du héros (v. 581-608), celle-ci, motivée au moins autant par sa qualité de Cythereius — puisque Vénus suscite le prodige et participe à sa réalisation — que par ses hauts faits de heros129 et décrite avec la même abondance de détails physiques que toutes les métamorphoses qui l’ont précédée, apparaît comme une transformation de plus, un monstrum parmi d’autres, dicté davantage par les lois de l’ascendance divine que par le mérite, ce qui, par ricochet, braque sur la gens Iulia tout entière une lumière nouvelle. Cette lumière marquait déjà indirectement, au livre IX, le récit de l’apothéose d’Hercule (v. 239-272), autre figure intégrée à la symbolique augustéenne, qu’Ovide montrait emporté au ciel grâce à la volonté de Jupiter, son père ; nous la retrouvons dans toutes les divinisations qui suivent celle d’Énée130 et que caractérise un double processus, selon nous 127

Sur l’« Énéide ovidienne », cf. notamment Jacqueline Fabre-Serris, Mythe et poésie dans les Métamorphoses d’Ovide. Fonctions et significations de la mythologie dans la Rome augustéenne, Paris, Klincksieck, 1995, p. 115-141. 128 Au livre XIII, ce sont les épisodes des filles d’Anius et d’Orion, mais aussi ceux d’Acis, tué par le Cyclope Polyphème et transformé en fleuve (v. 705-897), et de Glaucus (v. 898968), devenu pour avoir goûté à de mystérieuses plantes une divinité marine dont l’hybridité, belle et admirable à ses propres yeux, étonne Scylla, « ne sachant si elle voit un monstre ou un dieu » (monstrumne deusne / ille sit ignorans, v. 912-913). Au livre XIV, c’est Scylla ellemême qui devient, avec sa ceinture de chiens hurlants, un monstrum terrifiant pour lui-même et pour autrui (v. 1-74) ; ce sont les Cercopes changés en singes par Jupiter (v. 75-100) ; la Sibylle, vouée par sa propre inconséquence à vieillir jusqu’à ce que ne subsiste plus d’elle que sa voix (v. 101-153) ; les compagnons d’Ulysse, poursuivis par la rage de Polyphème ou métamorphosés en porcs par Circé (v. 154-222 et 223-307) ; Picus changé, par Circé encore, en pivert et son épouse Canente dissoute dans les airs par son propre chagrin (v. 308-440) ; un pâtre apulien transformé en olivier sauvage (v. 512-526) ; les vaisseaux d’Énée mués en gracieuses Naïades (v. 527-565) ; Ardée qui renaît symboliquement de ses cendres sous la forme d’un héron (v. 566-580) ; Vertumne, dieu aux infinies métamorphoses qui ne parvient à séduire Pomone qu’en prenant l’apparence éclatante d’un beau jeune homme (623-771) ; Anaxarète, pétrifiée par la dureté de son propre cœur (v. 698-764) ; les eaux d’une source romaine qui, pour arrêter les Sabins, deviennent brûlantes (v. 772-804). 129 Énée est nommé Cythereius heros (« le héros, fils de Cythérée ») au v. 584. Ovide ne fait qu’évoquer en termes généraux sa valeur (v. 581-582) avant de le déclarer tempestiuus […] caelo (« mûr pour le ciel », v. 584). 130 Il s’agit de celles de Romulus (XIV, 805-828), d’Hersilie (XIV, 829-851), d’Hippolyte (XV, 479-551) et de César (XV, 745-851). Nous ne les étudierons pas en détail : d’une part, le

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foncièrement ironique, de réduction à la question de la filiation — ou, pour reprendre l’expression de Jean-Pierre Néraudau, à des « histoires de famille »131 — et de dilatation poétique. Ainsi, après une généalogie albaine (v. 609-804) dépouillée de toute sève poétique et abruptement interrompue par le long excursus concernant Pomone et Vertumne (v. 623-771), l’apothéose de Romulus et de son épouse Hersilie se lit-elle davantage comme une double prouesse poétique, récit de deux foudroyantes ascensions aériennes se combinant l’une à une dissolution, l’autre à un embrasement, que comme la célébration d’une valeur personnelle de peu de poids face à la volonté toute-puissante de Mars, père de Romulus, et à la qualité d’épouse d’Hersilie. Il en va de même, au livre XV, dans la narration de la résurrection d’Hippolyte, transformé par Diane en Virbius au terme d’un processus presque imperceptible qu’Ovide décrit sans le décrire et dénude de toute idée de gloire et d’éclat, puis dans celle de l’accession de César à l’éternité divine et astrale, accession qu’il raconte au contraire avec un luxe de détails et qu’il définit comme l’œuvre de Vénus et de Jupiter, mais aussi de la volonté politique d’Auguste. C’est en effet le Prince qui, écrit-il aux v. 760-761, a dû faire de César un dieu pour affirmer sa propre part de divinité : Ne foret hic igitur mortali semine cretus, / ille deus faciendus erat132. L’apothéose vers laquelle tendent toutes les autres est donc celle d’Auguste lui-même ; or celle-ci, altérée d’avance par le traitement poétique des autres divinisations, se trouve désintégrée tant par sa propre démultiplication133 que par la présence d’éléments qui viennent systématiquement perturber son énoncé : description de la ruine des grandes civilisations (v. 421-430) par Pythagore, qui d’ailleurs dit ne pas croire aux métamorphoses (v. 359) ; éloge d’Auguste (v. 819-839) dont le caractère

motif de la monstruosité ne s’y rencontre pas sous une autre forme que celle du monstrum qu’est en soi la métamorphose ; d’autre part, nous avons consacré aux apothéoses ovidiennes une section de notre livre (2010, p. 317-352) et un article à paraître, « Les transformations du mythe de l’apothéose dans les Métamorphoses d’Ovide », in : Maud Pfaff (éd.), La Fabrique du mythe à l’époque impériale, Paris, Brepols, « Recherches sur les rhétoriques religieuses ». 131 Jean-Pierre Néraudau, Ovide ou les dissidences du poète. Métamorphoses, livre 15, Paris, Hystrix, « Aristée », 1989, p. 140. Cf. également les analyses de Fabre-Serris, 1995, p. 143174. 132 « Le fils ne pouvait pas être issu du sang d’un mortel ; il fallait donc que le père fût dieu ». 133 XV, 448-449 (quo cum tellus erit usa, fruentur / Aetheriae sedes caelumque erit exitus illi : « quand il aura comblé la terre de ses bienfaits, les demeures éthérées jouiront de sa présence ; le ciel sera le terme de sa carrière »), 838-839 (nec nisi cum senior Pylios aequauerit annos, / aetherias sedes cognataque sidera tanget : « enfin, mais seulement après avoir égalé le grand âge du vieillard de Pylos, il entrera au séjour éthéré, au milieu des astres de sa famille ») et 868-870 (Tarda sit illa dies et nostro serior aeuo, / qua caput Augustum, quem temperat, orbe relicto, / accedat faueatque precantibus absens : « retardez, reculez au-delà des limites de ma vie le jour où Auguste, ayant quitté le monde qu’il gouverne, montera au ciel et exaucera de loin les prières des mortels »).

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minutieux et conventionnel134 vise à révéler, plus qu’à les masquer, de légères dissonances135 ; insistance sur le caractère familial d’une apothéose qui mènera le Prince auprès des cognata […] sidera (v. 839) ; ambiguïté des exempla mythologiques censés prouver la supériorité d’Auguste sur César (v. 852-860) ; enfin résonance très forte, au v. 870, du mot absens, qui laisse le lecteur sur l’image non d’une divinisation, mais d’une disparition avec laquelle contraste aussitôt, dans l’épilogue (v. 871-879), la présence vive du poète à travers son œuvre. Le livre XV ne parachève donc le déroulement de la filiation qui conduit d’Énée à Auguste que pour brouiller, tout en les louant136, la pureté, la linéarité et l’homogénéité de cette filiation mise en avant par le pouvoir et enrichie par Virgile d’une incarnation poétique indépassable. Ce brouillage est renforcé par la multiplication, dans ce dernier livre comme dans le précédent, d’histoires qui, tel le lierre de Bacchus, envahissent tout et font ployer l’arbre généalogique du Prince sous la puissance des passions qu’elles mettent en scène, des métamorphoses qu’elles racontent et des monstra qu’elles exhibent137. Les repères chancellent surtout, aux yeux du lecteur, sous l’effet de la vaste parenthèse formée, des v. 75 à 478, par le discours de Pythagore : pour ce personnage hybride, à la fois célèbre philosophe défenseur de la théorie de la métempsycose et du végétarisme qui en découle138 et créature poétique purement ovidienne, rien, même les plus 134

Cf. Fabre-Serris, 1995, p. 163. Cf. par exemple l’ambivalence intrinsèque des rappels historiques (Modène, Philippes, etc.). 136 C’est la coexistence permanente, dans le poème, de ces deux démarches — celle de l’altération et celle de l’éloge — vis-à-vis du pouvoir et de ses figures qui nous a conduite à préférer, dans notre introduction, parler de discours critique plutôt que contestataire ou subversif. Ovide ne ment pas quand, dans les Tristes (II, 63-66), il écrit à Auguste : Inspice maius opus, quod adhuc sine fine tenetur, / in non credendos corpora uersa modos : / inuenies uestri praeconia nominis illic, / inuenies animi pignora multa mei : « Vois ce plus important ouvrage encore inachevé, récit d’incroyables métamorphoses : tu y trouveras l’éloge de toi et des tiens, tu y trouveras maints gages de mon sentiment » (texte et traduction empruntés à l’édition de Jacques André dans la CUF). 137 Cf. les cailloux noirs devenus blancs pour sauver Myscélos, Hippolyte ressuscité en Virbius, Égérie liquéfiée dans ses larmes, Tagès né de la terre, la javeline de Romulus changée en arbre, les cornes de Cipus, Esculape transformé en serpent et César divinisé (v. 12-59, 493-546, 547-551, 552-559, 560-564, 565-621, 622-744 et 745-870), et toutes les métamorphoses évoquées par Pythagore dans son discours (v. 75-478 ; cf. en particulier les mutations animales, v. 356-417). 138 Il explique d’ailleurs la monstruosité de la consommation de viande par la violation des lois familiales : Ergo (ne pietas sit uicta cupidine uentris) / parcite, uaticinor, cognatas caede nefanda / exturbare animas, nec sanguine sanguis alatur : « Donc, ne laissez pas la gloutonnerie l’emporter en vous sur vos devoirs de famille ; gardez-vous, si vous en croyez ma voix prophétique, d’expulser de leur demeure, par d’horribles assassinats, des âmes parentes des vôtres, ne nourrissez pas de sang votre sang » (v. 173-175 ; cf. également 135

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grandes cités, donc même les plus grandes lignées politiques, n’a de permanence139. Surtout, parmi les prodiges qu’il énumère, il insère, en ce qui nous apparaît comme un effet d’ironie, la figure du phénix140, cet oiseau qui, pour l’éternité, se métamorphose en lui-même et que son respect du patrium […] sepulcrum, tombeau et berceau d’un « père » et d’un « fils » qui ne font qu’un, définit, y compris dans l’imagerie augustéenne, comme l’incarnation de la pietas, vertu remise en honneur par le Principat. Cet être unique (una, écrit Ovide au v. 392), monstrum suprême qui concentre en lui et la quintessence de la métamorphose, et l’absolu de la notion de filiation, n’intervient pas par hasard à la fin d’un poème et au sein d’un discours envahis tous deux par les effets de discordance et de distanciation et voués à dire la versatilité d’un monde en proie aux passions, sans cesse menacé par la monstruosité et irréductible à tout autre principe de parenté que celui de la « contiguïté universelle » ; sa place même montre qu’il ne saurait incarner, sinon par antiphrase, la personne du Prince. Un seul autre être a, dans les Métamorphoses, la capacité de « se renouvel et se recrée luimême »141 : le « poète-narrateur »142 tel qu’il se représente audacieusement dans l’épilogue143, dernier des innombrables monstra du poème et les l’allusion au repas de Thyeste, v. 459-462). Ces vers sont immédiatement suivis de l’affirmation de l’universelle versatilité (v. 177-178 : nihil est toto, quod perstet, in orbe ; / cuncta fluunt omnisque uagans formatur imago : « il n’y a rien de stable dans l’univers entier ; tout passe, toutes les formes ne sont faites que pour aller et venir »). 139 Cf. par exemple son Omnia mutantur (« Tout change ») du v. 165. 140 XV, 392-407. Nous ne citerons que les v. 401-407, qui décrivent la renaissance du phénix et la manifestation de sa piété filiale : Inde ferunt, totidem qui uiuere debeat annos, / corpore de patrio paruum phoenica renasci. / Cum dedit huic aetas uires onerique ferendo est, / ponderibus nidi ramos leuat arboris altae / fertque pius cunasque suas patriumque sepulcrum / perque leuis auras Hyperionis urbe potitus / ante fores sacras Hyperionis aede reponit : « Alors du corps paternel renaît, dit-on, un petit phénix destiné à vivre le même nombre d’années. Quand l’âge lui a donné assez de force pour soutenir un fardeau, il décharge du poids de son nid les rameaux du grand arbre et il emporte pieusement son berceau, qui est aussi le tombeau de son père ; parvenu à travers les airs légers à la ville d’Hypérion, il le dépose devant la porte sacrée de son temple ». Pour une analyse plus détaillée de cet épisode, nous renvoyons à notre article « “Poète est le nom du sujet qui se brise et renaît de ses cendres” : le phénix dans les Métamorphoses d’Ovide (XV, 392-407) », Euphrosyne, 36, 2008, p. 119-133. 141 Nous transformons ici légèrement, la traduction de l’expression quae reparet seque ipsa reseminet (v. 392). 142 L’expression est employée par Gilles Tronchet dans La Métamorphose à l’œuvre. Recherches sur la poétique d’Ovide dans les Métamorphoses, Louvain-Paris, Peeters, « Bibliothèque d’Études Classiques », 1998, p. 36. 143 Iamque opus exegi quod nec Iouis ira nec ignis / nec poterit ferrum nec edax abolere uetustas. / Cum uolet, illa dies, quae nil nisi corporis huius / ius habet, incerti spatium mihi finiat aeui ; / parte tamen meliore mei super alta perennis / astra ferar nomenque erit indelebile nostrum ; / quaque patet domitis Romana potentia terris, / ore legar populi perque omnia saecula fama, / siquid habent ueri uatum praesagia, uiuam : « Et maintenant j’ai achevé un ouvrage que ne pourront détruire ni la colère de Jupiter, ni la flamme, ni le fer, ni le

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contenant tous, père et fils de son livre qui, parce qu’il représente « la plus noble partie de -même », lui confère, en une dernière métamorphose suscitée par la plus belle des passions, celle de l’écriture, l’immortalité refusée tant au philosophe qu’au Prince.

temps vorace. Que le jour fatal qui n’a de droits que sur mon corps mette, quand il voudra, un terme au cours incertain de ma vie : la plus noble partie de moi-même s’élancera, immortelle, au-dessus de la haute région des astres et mon nom sera impérissable ; aussi loin que la puissance romaine s’étend sur la terre domptée, les peuples me liront et, désormais fameux, pendant toute la durée des siècles, s’il y a quelque vérité dans les pressentiments des poètes, je vivrai » (XV, 871-879).

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La terre africaine et ses monstres dans la poésie latine classique et tardive Aurélie DELATTRE Université Paris 3 Si l'on se fonde sur l'image que nous en donne la littérature latine, la terre africaine se caractérise avant tout par ses excès : elle est extrêmement féconde, mais elle présente aussi un climat particulièrement rude et inhospitalier, ainsi qu'un certain nombre de dangers tout à fait redoutables. La combinaison de ces deux caractéristiques la rend propice à la présence de monstres, qu'ils sortent de la norme par leur aspect – l'Afrique est aussi une terre exotique, et abrite à ce titre des créatures inconnues à Rome –, leur taille ou leur nombre. L'adéquation entre le milieu africain et les monstres qui l'habitent donne la sensation qu'ils font corps avec cette terre : ils sont indissociables d'un tableau d'ensemble de la région. En ce sens, l'Afrique est, directement ou métaphoriquement, celle qui enfante des monstres de différents types : issus de la mythologie pour certains, animaux monstrueux, ou hommes que les poètes latins excluent de l'humanité. Notre propos consistera à mettre en évidence cette association très étroite entre l'Afrique et les monstres, mythiques ou associés au mythe, qui l'habitent, à travers les exemples de Lucain, Silius Italicus et Corippe1. Ce lien intrinsèque nous permettra de nous interroger sur l'image de l'Afrique qu'il suppose et qu'il implique. Nous verrons aussi qu'il s'explique par des parti-pris qui engagent le poème dans son ensemble, en raison notamment des contraintes qu'impose le choix du genre épique. Les monstres qu'enfante la terre d'Afrique sont des monstres littéraires, qui révèlent un projet auctorial tout autant que l'image que les Romains pouvaient associer à cette région, qui fait figure, au sein du monde romain, de paradigme de la terre de confins, étrangère au plus au point, mal connue et impossible à maîtriser. Le cas de Lucain : les mythes de la terre africaine Dans son épopée sur la guerre civile qui oppose César à Pompée, Lucain ne laisse guère de place à l'intervention divine et veut donner une vision parfaitement rationnelle et historique des événements. Il relate cependant, 1 Pour Lucain et Silius Italicus, nous utilisons l'édition de la CUF. Le texte de la Johannide est celui de l'édition de J. Diggle et F.R.D. Goodyear : Flauii Cresconii Corippi Iohannidos seu de bellis Libycis libri VII, Cambridge, 1970. Les traductions des passages cités sont personnelles.

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dans les épisodes africains de son épopée, deux mythes étiologiques qui mettent en évidence le lien intrinsèque qui unit la terre africaine et un certain nombre de monstres, ou de créatures monstrueuses. Antée Le premier de ces mythes, celui d'Antée, se situe au quatrième chant du poème2. Il est placé dans la bouche d'un habitant de la région, qui explique à Curion, qui vient de débarquer en Afrique, pourquoi l'endroit est appelé Antaei regna. Lucain nous dit qu'Antée a été enfanté par Tellus après les autres Géants et qu'il les surpasse par la force. Responsable d'exactions contre la population, il est combattu par Hercule, qui apparaît dans cet épisode dans son rôle traditionnel de pacator orbis. L'épisode est proche, sur ce plan, de celui de l'affrontement opposant Hercule et Cacus dans l'Énéide, à cette différence près que, chez Lucain, le héros intervient sans avoir préalablement subi de dommage : la présentation qui en est faite est plus « stoïcisée » que chez le poète augustéen. Nous n'étudierons pas en détail ici l'ensemble du passage que Lucain consacre à cet épisode. Si l'on fait abstraction du caractère exceptionnel des deux combattants, l'affrontement d'Hercule et Antée ressemble en tous points à un combat de palestre. L'épisode se distingue cependant par la difficulté particulière qu'Antée pose à Hercule, puisque le Géant possède la faculté de retrouver des forces par simple contact avec la terre. Celle-ci, qui est aussi sa mère, lui transmet son énergie3, ce qui oblige le héros à trouver le moyen d'étouffer le monstre tout en le maintenant hors de contact du sol. La première description de la façon dont la Terre donne sa force à Antée est fort expressive et décrit une quasi-fusion entre elle et son rejeton : Rapit arida tellus sudorem ; calido conplentur sanguine uenae, intumuere tori, totosque induruit artus Herculeosque nouo laxauit corpore nodos4. C'est d'un véritable échange qu'il est question ici, puisque, tout autant que le combattant renouvelle son énergie, la Terre également reprend vie au contact de son fils, en s'abreuvant de sa sueur. À un liquide concret, la sueur, 2

Le passage occupe les vers 589 à 660. Voir Luc., 4, 636–7 : conflixere pares, Telluris uiribus ille, / ille suis (« ils s'affrontèrent dans une lutte égale, l'un grâce aux forces de la Terre, l'autre grâce à ses propres forces »). 4 Luc., 4, 629–632 : « La terre aride absorbe rapidement sa sueur ; ses veines se remplissent d'un sang bouillonnant, ses muscles se gonflent, tous ses membres s'affermissent, et il dénoue avec son corps renouvelé les nœuds dont l'enveloppe Hercule ». 3

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correspond quelque chose d'immatériel, mais de tout aussi indispensable : la chaleur, et la force qui en découle. Un changement réciproque s'opère, puisque la terre desséchée s'amollit tandis que le corps sans nerf s'affermit de nouveau. L'usage de la parataxe au vers 630 permet d'insister sur l'immédiateté de l'effet que produit sur Antée le contact avec la terre. Dans la suite du texte, on trouve d'autres passages consacrés au même phénomène, mais ils sont plus condensés, et Lucain opère un déplacement : le personnage d'Antée s'efface petit à petit, pour laisser place à un affrontement qui oppose Hercule à Tellus elle-même5. La Terre africaine est ainsi la mère qui enfante, mais aussi celle qui nourrit, soigne et protège ; le combat d'Hercule figure ainsi métaphoriquement le combat du monde civilisé contre l'Afrique et les différents monstres qu'elle produit et qui l'habitent. Méduse et les serpents Au neuvième chant de son poème, Lucain évoque un autre mythe lié à l'Afrique : la mise à mort de Méduse par Persée ainsi que les conséquences qui en découlent6. Ce récit, que Lucain ne convoque que parce qu'il n'a pas trouvé d'explication plus satisfaisante du phénomène7, expose l'opinion la plus répandue concernant l'origine des serpents qui pullulent en Afrique. Méduse n'est, par son origine, et à la différence d'Antée, pas directement liée à la Terre : elle est fille de Phorcys et Céto. Cette dernière est cependant ellemême fille de Pontos et Gaia, ce qui fait de Méduse la « petite-fille » de la Terre. Si le lien généalogique n'est pas essentiel dans ce récit, l'aspect chthonien du mythe de Méduse est cependant manifeste de deux manières : par le pouvoir pétrifiant de la Gorgone d'une part, qui lui permet de transformer le vivant en minéral, et par les conséquences de sa mort d'autre part. On note également que la tradition rapportée par Lucain fait du corps de Méduse la première matrice où sont nés les serpents :

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Voir Luc., 4, 643–4 : Quisquis inest terris in fessos spiritus artus / egeritur, Tellusque uiro luctante laborat. (« Tout le souffle vital qui se trouve dans la terre est répandu dans ses membres fatigués, et la Terre peine dans son combat contre le héros »). 6 L'épisode est composé de la manière suivante : le récit mythique – qui comprend la mort de Méduse et l'apparition des serpents, avec une description de chaque espèce – occupe les vers 619 à 733 ; il est immédiatement suivi, aux vers 734 à 838, par le récit des dommages causés par les différents serpents aux troupes de Scipion. 7 Voir Luc., 9, 619–623 : Cur Libycus tantis exundet pestibus aer / fertilis in mortes, aut quid secreta nocenti / miscuerit natura solo, non cura laborque / noster scire ualet, nisi quod uulgata per orbem / fabula pro uera decepit saecula causa. (« Pourquoi l'air de la Libye s'écoule en de si nombreux fléaux, fertile qu'il est en morts diverses, et pourquoi la nature a mêlé à son sol des éléments secrets qui le rendent néfaste, notre soin ni notre recherche ne sont capables de le savoir, hormis le fait que la fable répandue dans le monde a trompé les générations en tenant lieu de cause réelle. »).

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hoc primum natura nocens in corpore saeuas eduxit pestes ; illis e faucibus angues stridula fuderunt uibratis sibila linguis. ipsa flagellabant gaudentis colla Medusae, femineae cui more comae per terga solutae surgunt aduersa subrectae fronte colubrae uipereumque fluit depexo crine uenenum8. Cette description met bien en évidence le caractère monstrueux de Méduse, par la tension que Lucain introduit entre les éléments traditionnellement attachés à la féminité – en l'occurrence la chevelure – et la forme qu'ils prennent chez Méduse – des serpents. La collocation Medusae femineae, respectivement en fin et début de vers, accentue cette opposition : alors que la description de la chevelure d'une femme permet de mettre en évidence sa beauté, le schéma est inversé dans la description de Méduse, qui n'est que laideur et monstruosité. Après cette description du monstre, Lucain relate sa mise à mort par Persée, puis le retour de celui-ci, en possession de la tête de la Gorgone, destinée à Athéna. Le poète nous indique alors les précautions qui sont prises pour éviter que des hommes ne soient pétrifiés par le regard de Méduse, qui a conservé son pouvoir par-delà la mort. C'est la Libye qui est choisie comme route pour le héros, puisqu'il s'agit d'une terre désertique et inféconde. Or, quand le sang de Méduse touche le sable libyen, une réaction se produit, qui provoque le surgissement de serpents de toutes sortes : Illa tamen sterilis tellus fecundaque nulli arua bono uirus stillantis tabe Medusae concipiunt dirosque fero de sanguine rores, quos calor adiuuit putrique incoxit harenae9. Ce passage, qui est suivi par l'accumulation redoublée des différents types de serpents que l'on trouve en Afrique – ce qui insiste sur leur nombre et leur variété –, met bien en évidence le paradoxe que constitue l'apparition de ces animaux. L'insistance initiale sur l'infécondité de la terre libyenne, suivie de la description du sang de Méduse comme poison rend d'autant plus 8

Luc., 9, 629–635 : « C'est dans ce corps que pour la première fois la nature malfaisante a produit ces cruels fléaux ; c'est de cette gorge que les serpents ont répandu leurs sifflements stridents en faisant vibrer leur langue. Ils fouettaient le cou même de Méduse enchantée, pour qui, à la manière de la chevelure d'une femme dénouée dans le dos, des couleuvres se dressent sur le devant de son front et le venin de la vipère coule quand elle peigne sa chevelure ». 9 Luc., 9, 696–9 : « Cependant cette terre stérile, ces champs qui ne sont féconds en rien de bon reçoivent le poison de la tête de Méduse qui dégoutte de sanie, et cette funeste rosée issue du sang du monstre, que la chaleur a activée et dont s'imbibe le sable désagrégé ».

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improbable la naissance d'êtres vivants, annoncée par le verbe concipiunt, fortement thématisé en tête du vers 698. Ce verbe, au-delà de son sens premier de « recevoir », peut en effet faire allusion à une conception, ou à une fécondation. Lucain emploie ensuite la métaphore de la cuisson pour expliquer la réaction qui s'opère, sous l'effet de la chaleur, entre le sang du monstre et le sable totalement aride et stérile. On a ici la fécondation d'une matrice stérile par du sang qui s'avère être empoisonné. L'union de deux facteurs de mort – la terre, puisqu'aucun être ne peut y vivre, et le sang parce qu'il est un poison – produit ainsi une forme de vie, qui est ainsi d'emblée définie par son caractère néfaste et mortifère. Tout autant que Méduse, les serpents d'Afrique sont donc des êtres monstrueux, capables de naître et de vivre dans un environnement totalement défavorable, et eux-mêmes porteurs de mort. Ils sont indissociablement liés à la terre sur laquelle ils ont surgi, puisque la scène que décrit Lucain s'apparente en tous points à une fécondation. Ce récit renforce le caractère chthonien traditionnellement attaché aux serpents – ne serait-ce que par leur mode de déplacement, qui les place en contact permanent avec le sol. Il confère aussi à la terre africaine une fécondité paradoxale et monstrueuse : de son infertilité même peuvent naître des créatures qui se distinguent par leur capacité de destruction. Chez Lucain, les deux grands récits mythiques africains, par leur caractère étiologique, sont les prodromes de la confrontation d'un personnage, dont l'héroïsme est soit réel – dans le cas de Caton –, soit illégitime et illusoire – dans le cas de Curion –, à l'Afrique : celle-ci apparaît comme l'aune à laquelle sont jugées les qualités d'un héros. Silius Italicus : le serpent du Bagrada et la question de l'émergence du héros Dans les Punica, Silius Italicus choisit de traiter le sujet purement historique de son épopée sans renoncer à l'usage du merveilleux épique, ni à l'insertion d'éléments qui participent du mythe. C'est ainsi qu'au sixième chant, il relate un affrontement qui oppose, en Afrique, Régulus et son armée – personnages incontestablement historiques – à un monstre serpentiforme qui vit sur les bords du Bagrada. Le récit de cet épisode n'est pas pris en charge par le poète lui-même, mais est délégué au personnage de Marus, un vétéran ayant servi sous les ordres de Régulus, qui s'adresse en l'occurrence au propre fils du général, Serranus10.

10 Le discours de Marus dans son ensemble occupe les vers 118 à 550 ; les vers 140–293 sont consacrés au monstre du Bagrada.

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Le récit et ses caractéristiques Sur le plan de l'organisation narrative, l'épisode s'articule en deux phases principales : dans un premier temps, Marus rencontre de façon fortuite le monstre avec quelques compagnons, il parvient à s'échapper et avertit Régulus ; commence alors le deuxième temps du récit : celui de la préparation des troupes romaines puis de l'affrontement proprement dit, qui, comme c'est souvent le cas dans l'épopée, débute par une déroute des soldats, que Régulus rappelle au combat avant de porter le premier coup au monstre. L'affrontement n'est donc pas un duel : il prend, du côté romain, la forme d'une bataille rangée traditionnelle. Les principales thématiques dont Silius use dans son récit sont présentes dès la première présentation du monstre. Sont ainsi soulignés son lien avec la terre, sa capacité de destruction, ainsi que la dimension infernale qui lui est associée, ainsi qu'à son environnement : monstrum exitiabile et ira telluris genitum, cui par uix uiderit aetas ulla uirum, serpens centum porrectus in ulnas letalem ripam et lucos habitabat Auernos11. Silius insiste ici, comme attendu, sur la taille exceptionnelle du monstre, mais aussi sur son origine chthonienne : il en fait un rejeton de la terre – ira telluris genitum – qu'il faut sans doute considérer ici comme la puissance divine, mais qui représente aussi, nécessairement, la région où se trouve le monstre, et donc l'Afrique. Le monstre du Bagrada est associé au monde chthonien par deux autres aspects : d'une part, son caractère serpentiforme, et, d'autre part, l'aspect infernal de son environnement, qui fait l'objet d'une description dans les vers qui précèdent le passage cité ci-dessus : Lucus iners iuxta Stygium pallentibus umbris seruabat sine sole nemus, crassusque per auras halitus erumpens taetrum expirabat odorem. Intus dira domus curuoque immanis in antro sub terra specus et tristes sine luce tenebrae12. 11 Sil., Pun., 6, 151–4 : « un monstre funeste, enfanté par la colère de la terre, dont aucune génération humaine ne pourrait voir un semblable, un serpent long de cent brasses habitait cette rive porteuse de mort et ces bois dignes de l'Averne ». 12 Sil., Pun., 6, 146–150 : « Près de là, des frondaisons immobiles cachaient de leurs ombres pâles un bois stygien qui ne voyait jamais le soleil ; la vapeur épaisse qui s'échappait dans les airs exhalait une odeur horrible. À l'intérieur se trouvait le sinistre repaire, la caverne monstrueuse, située dans une grotte creuse sous la terre, les ténèbres qui ne voient jamais la lumière. ». Ce passage est très proche, sur le plan textuel autant que pour la tonalité générale, d'Aen., 6, 237–241 : Spelunca alta fuit uastoque immanis hiatu, / scrupea, tuta lacu nigro

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Outre la dimension infernale, que renforce le parallèle virgilien, et qui est récurrente dans l'ensemble du récit, l'image de pestilence qui se trouve dans ces vers permet au poète d'insister sur la capacité destructrice du monstre. Plus loin dans le texte, une comparaison épique introduit deux autres thématiques qui sont par ailleurs fréquemment développées dans l'ensemble de l'œuvre : Quantis armati caelum petiere Gigantes anguibus, aut quantus Lernae lassauit in undis Amphitryoniadem serpens, qualisque comantis auro seruauit ramos Iunonius anguis13. L'allusion à la Gigantomachie est traditionnelle dans l'épopée pour désigner le combat contre une force qui s'oppose à l'ordre établi14. Elle est justifiée ici par l'aspect du monstre du Bagrada et par son lien avec la Terre. Dans le reste du poème, Silius l'emploie comme comparant pour l'entreprise d'Hannibal – qui est une atteinte à l'ordre15 puisqu'elle trouve son origine dans la rupture d'un traité de paix –, par exemple au chant 12, dans la scène dite d'Hannibal ad portas, où Junon dit au chef punique : Cede deis tandem et Titania desine bella16. Les deux autres comparants employés dans ce passage sont, de même, rattachés au monstre par la thématique du serpent, mais, tout comme l'allusion à la Gigantomachie, ils prennent également place dans un réseau thématique plus vaste, qui parcourt l'ensemble du poème. La geste herculéenne – convoquée de façon illégitime par Hannibal17 nemorumque tenebris, / quam super haud poterant impune uolantes / tendere iter pennis : talis sese halitus atris faucibus effundens supera ad conuexa ferebat (« Il était une caverne profonde, monstrueuse par l'immensité de son ouverture, rocailleuse, protégée par un lac noir et les ténèbres des bois, au-dessus de laquelle les oiseaux ne pouvaient sans dommage faire route à coups d'aile : si puissante était la vapeur qui s'exhalait de ces gorges noires pour gagner la voûte céleste. »). 13 Sil., Pun., 6, 181–184 : « Ce sont des serpents aussi grands dont s'étaient armés les Géants quand ils voulurent gagner le ciel, aussi grande était l'hydre qui, dans les marais de Lerne, fatigua le fils d'Amphitryon, semblable, le serpent de Junon, qui protégeait les rameaux chargés d'or ». 14 Pour l'emploi qui est fait de la Gigantomachie dès l'époque grecque dans la littérature et les arts figurés, voir Francis Vian, La Guerre des Géants. Le mythe avant l'époque hellénistique, Paris, Klincksieck, 1952. L'usage n'est guère différent chez les auteurs latins que nous citons. 15 Sur cet aspect, voir Anne-Laure Gigout, « Hannibal dans les Punica de Silius Italicus : le désordre au service de l'ordre divin ? », in : Camenulae, n° 5, juin 2010. 16 Sil., Pun., 12, 725 : « Incline-toi enfin devant les dieux et renonce à une guerre digne des Titans ». 17 On pourrait citer de nombreux exemples où le chef punique revendique l'émulation avec Hercule, l'épisode le plus marquant étant peut-être le franchissement des Alpes au chant 3, qui est un renouvellement du précédent herculéen.

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– est en effet, dans l'optique d'une conception stoïcienne de la figure d'Hercule et du héros épique, associée aux différents chefs successifs de l'armée romaine, scandant ainsi les progrès de leurs vertus héroïques18. Proposition d'interprétation La présence, dans l'épisode du monstre du Bagrada, de ces thématiques qui sont, par ailleurs, également appliquées au récit principal de l'œuvre, nous invite à nous interroger sur la manière dont on peut lire ce passage et sur la place qu'il faut lui accorder dans l'économie générale du récit épique. Régulus apparaît en effet dans les Punica comme l'un des héros « incomplets » qui constituent la lignée au terme de laquelle émerge Scipion, dont la progression vers l'héroïsme épique est décrite dans l'ensemble de l'œuvre. Le lien entre ces différents héros romains est renforcé par la récurrence des thématiques que nous avons mentionnées. Silius décrit ici l'affrontement qui oppose Régulus au monstre comme une véritable bataille épique, avec tous les aspects guerriers que l'on attend de ce genre de scène : ce n'est pas uniquement un héros qui terrasse un monstre, c'est l'armée de Rome, conduite par un héros, qui remporte la victoire sur le serpent mythique. L'épisode préfigure ainsi les combats qui mettront aux prises les armées romaine et carthaginoise ; il représente aussi, comme le suggère le lien, souligné par Silius, entre le monstre et la terre africaine, une opposition métaphorique entre Rome et l'Afrique. Celle-ci est à la fois la terre qui enfante des monstres particulièrement terribles et une entrée des Enfers ; l'épisode qui précède la bataille présente en effet le cheminement des soldats à travers le bois qui entoure le repaire du monstre comme une sorte de descente aux Enfers, qui annonce celle de Scipion au chant 13. Les similarités entre le cheminement de Régulus et celui de Scipion sont donc grandes. Le général de la première guerre punique, cependant, bien qu'il apparaisse dans la suite du récit comme un modèle de vertu stoïcienne – ce qui correspond encore à l'évolution que Silius fait suivre à Scipion –, ne connaît pas le succès de son successeur : s'il parvient à vaincre le monstre du Bagrada – et donc une forme d'incarnation métaphorique de l'Afrique –, et à montrer sa force d'âme en restant inflexible lors de son retour à Rome, il ne parvient pas à remporter une victoire réellement décisive contre l'ennemi punique. L'échec de l'entreprise de Régulus est d'ailleurs annoncé par les vers qui closent le récit de la confrontation : Erupit tristi fluuio mugitus et imis 18

Pour la question de l'émergence du héros épique dans les Punica, voir François Ripoll, La morale héroïque dans les épopées latines d'époque flavienne : tradition et innovation, Louvain-Paris, Peeters, « Bibliothèque d'études classiques », 1998, et notamment les p. 112 à 131 qui traitent spécifiquement de la figure d'Hercule dans l'œuvre.

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murmura fusa uadis, subitoque et lucus et antrum et resonae siluis ulularunt flebile ripae. Heu quantis luimus mox tristia proelia damnis, quantaque supplicia et qualis exhausimus iras ! Nec tacuere pii uates famulumque sororum Naiadum, tepida quas Bagrada nutrit in unda, nos uiolasse manu seris monuere periclis19. Ces vers présentent l'acte de Régulus comme impie, puisqu'il a tué le serviteur des divinités du Bagrada. Les plaintes de Marus, qui rappelle les malheurs qu'ont connus les Romains à la suite de cet épisode, font écho à celles des nymphes et des lieux eux-mêmes. Si l'expression de la tristesse de la nature à la nouvelle de la mort de tel ou tel héros ou de tel ou tel de ses habitants n'est pas rare, elle est plus étrange ici, si on la compare à la description initiale du lieu et du monstre, qui étaient associés à la pestilence et à la mort. Ce paradoxe apparent s'explique de deux manières. D'une part, le monstre du Bagrada incarne métaphoriquement la nature africaine dans son ensemble. Silius n'a guère l'occasion d'en donner une description précise dans son poème, puisque seule une partie fort restreinte de l'action épique se déroule sur le sol africain. Ce passage lui permet d'en livrer une image conforme à la topique traditionnelle, et qui est tout à fait proche de ce que l'on observe dans l'épisode de la Guerre civile cité plus haut. Le monstre du Bagrada présente en effet les mêmes caractéristiques que les serpents de Lucain, à cette différence près que c'est sa taille qui est exceptionnelle, et non le nombre comme chez le poète néronien. L'Afrique silienne est associée à l'excès et à la mort. Cet épisode de la geste de Régulus représente la confrontation – qui n'a pas lieu dans le reste de l'épopée – du héros avec le milieu africain. L'action de Régulus est, en ce sens, comparable à celle de Caton, qui donne la preuve de sa valeur lors de sa traversée du désert libyen. Il n'est au demeurant guère surprenant que Silius donne de l'Afrique une image tout aussi négative que celle qu'il donne des Carthaginois : c'est la terre dont est originaire Hannibal, qui incarne dans l'œuvre le plus haut degré de perversion des valeurs héroïques. D'autre part, si l'on considère que c'est l'Afrique que Régulus viole en tuant le monstre du Bagrada, c'est qu'il faut considérer que Scipion, qui intervient après lui dans la lignée héroïque mise 19

Sil., Pun., 6, 283–290 : « Un mugissement retentit du fleuve en deuil, des murmures se répandirent du plus profond des ondes et soudain le bois, la caverne, les rives renvoyant les sons grâce à leurs forêts firent entendre des hurlements affligés. Hélas ! Par quels malheurs avons-nous bientôt expié ces funestes combats, quels supplices, quelles colères avons-nous subis ! Les justes devins ne se sont pas tus et ils nous ont averti que c'est sur le serviteur des sœurs Naïades que le Bagrada nourrit de son onde tiède, que nous avions porté nos mains sacrilèges, nous avertissant trop tard des dangers ».

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en place dans l'œuvre, et qui réussit à vaincre Carthage, a, pour que cela lui soit « permis », franchi une étape supplémentaire dans la progression vers le statut héroïque. Les parallèles textuels que nous avons soulignés entre la présentation du bois où vit le monstre et la description, chez Virgile, des débuts de la descente aux Enfers d'Énée fournissent, nous semble-t-il, une hypothèse d'interprétation. La descente aux Enfers métaphorique est effectuée, dans l'épisode de Régulus, non par le général lui-même, mais, en premier lieu, par Marus et ses compagnons. En outre, le héros s'attaque au monstre infernal par la force militaire : la description du combat sous forme de bataille rangée le met en évidence, et constitue un cas unique dans les récits qui relatent la mise à mort d'un monstre par un héros20. Sa victoire n'entre donc pas dans les canons du combat héroïque et, à ce titre, Régulus contrevient aux lois de l'héroïsme épique, tel que le conçoit Silius. C'est la confrontation directe avec la mort, par le biais de la catabase, qui permet à Scipion de franchir une étape décisive dans sa progression – l'autre épisodeclef est l'apparition de Virtus et Voluptas au chant 15 –, et qui doit précéder toute confrontation victorieuse à la terre infernale qu'est l'Afrique. L'épisode du monstre du Bagrada peut donc être interprété comme une préfiguration métaphorique de la confrontation directe qui verra Scipion triompher d'Hannibal sur le sol africain. Cette préfiguration est cependant incomplète : Régulus commet ici une transgression, car il n'a pas encore suffisamment progressé sur le plan moral pour pouvoir remporter une victoire contre l'Afrique. Ce n'est qu'après la descente aux Enfers, et, donc, après la confrontation à la mort, dont l'Afrique est l'une des manifestations, qu'une victoire pleine sur cette terre sera possible. Corippe : quand l'histoire devient mythe au service de la politique Chez Silius, un certain nombre de guerriers africains sont présentés comme monstrueux, au-delà même de ce que l'on peut considérer comme la monstruosité morale d'Hannibal21. Corippe, qui livre son épopée panégyrique sur la victoire de Jean Troglita contre les populations maures révoltées quelques mois seulement après la fin du conflit, ne peut pas, comme l'a fait son prédécesseur flavien, mettre en scène une confrontation avec un monstre mythique. En outre, comme l'action de l'épopée se déroule entièrement sur le sol africain, Corippe n'a pas besoin de concentrer dans une scène à portée métaphorique l'ensemble des souffrances qu'impose au héros 20

La geste herculéenne, fréquemment convoquée par Silius comme point de comparaison pour ses héros, en fournit un excellent exemple. En outre, dans la perspective stoïcienne qui est celle de notre poète, seul un affrontement opposant l'« aspirant-héros » seul à des forces de désordre peut marquer une progression vers le statut de héros parfaitement accompli. 21 Voir par exemple Sil., Pun., 5, 434–441 et 7, 681–690.

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le milieu hostile de la région. Il reprend donc un certain nombre des thématiques que Silius associait à l'entreprise d'Hannibal pour les appliquer au conflit qu'il relate, et, grâce à ce réseau de comparaisons et d'assimilations, il donne aux Maures rebelles une dimension monstrueuse indissociable de leur identité africaine. Les thématiques employées : Gigantomachie et monde infernal Comme Silius, Corippe emploie des thématiques qui lui permettent de désigner la révolte maure comme une atteinte à l'ordre établi, et qui établissent un lien très fort entre l'Afrique et le monde chthonien. Répondant à ces deux objectifs, la thématique gigantomachique est toujours associée au personnage de Jean Troglita, assimilé à Jupiter pour sa puissance et l'effroi qu'il suscite chez l'ennemi22. Dans le droit fil de ce thème, on trouve, au chant 6 de la Johannide, une comparaison qui assimile les Maures à Antée. Le fils de Tellus, dont le combat contre Hercule est relaté par Lucain, s'il n'entre pas stricto sensu dans la guerre des dieux et des Géants, présente néanmoins de nombreux points communs avec ces derniers. Il offre même au poète des possibilités plus intéressantes, dans la mesure où il lui permet de lier très fortement les Maures et la terre africaine : Victus ut Herculeis Antaeus saepe lacertis contacta lassum reparabat corpus harena, sponte cadens, uictor donec Tirynthius artem nosceret et summis complexus uiribus hostem pensasset pronum cum magno pondere corpus guttura saeua premens : ut terram tangere matrem non potuit, uictrix miseri mors lumina clausit : sic uictus uires Carcasan innouat omnes Syrtibus a propriis, sic et moriturus in hostem nescius arma parat. Tunc liquit pectora terror Martis et obscurae tot saeua pericula noctis23. 22

Voir Cor., Ioh., 6, 656–660 : Ipse inter medios ductor mucrone coruscat / fulmineo, hostiles arcens terrore phalanges. / Carmine non aliter referunt per bella Gigantas / armatum tremuisse Iouem, cum fulminis ictus / perderet horribiles flagranti uulnere fratres (« Au milieu des hommes, le général en personne étincelle avec son épée qui semble jeter des éclairs, tenant les phalanges ennemies éloignées par la terreur qu'il inspire. Les poèmes relatent semblablement que les Géants tremblaient de crainte devant Jupiter en armes, quand en lançant sa foudre il anéantissait par la blessure du feu leurs frères redoutables »). On pourra voir aussi Ioh., 1, 450–9 et 5, 155–8. 23 Ioh., 6, 210–220 : « De même que, vaincu par les bras d'Hercule, Antée souvent régénérait son corps fatigué au contact du sol, se laissant volontairement tomber, jusqu'à ce que le Tirynthien, vainqueur, comprenne sa ruse et, ayant enserré son ennemi de toutes ses forces, compense de son grand poids le corps penché en avant, tout en pressant sa gorge cruelle : quand il ne put plus toucher la terre sa mère, la mort victorieuse ferma les yeux du misérable ;

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Corippe condense ici le récit de Lucain et en reprend les mêmes éléments : les chutes volontaires d'Antée, puis le moyen mis en œuvre par Hercule pour triompher. La comparaison est quant à elle étayée par des reprises textuelles et thématiques dans ses deux parties : ainsi le participe uictus, ou encore l'idée de mort, victorieuse dans le cas d'Antée, à venir dans celui de Carcasan. Comparant et comparé ne se correspondent pas parfaitement ici, dans la mesure où Corippe insiste sur la défaite d'Antée, tandis qu'il n'évoque, d'autre part, que la renaissance des troupes maures. L'annonce de la victoire à venir des Byzantins lui donne cependant une valeur d'anticipation. L'intérêt de cette comparaison est qu'elle met en évidence la rapidité avec laquelle la révolte berbère ressurgit après sa première défaite : dans les vers qui servent à introduire le catalogue avorté qui précède immédiatement le passage cité, Corippe insistait déjà sur la vitesse de rassemblement et le nombre des ennemis. Le premier hémistiche du vers 218, Syrtibus a propriis, désigne le milieu naturel africain comme l'origine des forces maures : de même que la force d'Antée, les rebelles semblent jaillir du sol, comme enfantés par le milieu sauvage dans lequel ils vivent. Il leur suffit de fuir dans cet environnement pour qu'ils retrouvent leur vigueur et que la révolte reprenne. La solution – qui sera adoptée par Jean – consistera à les couper de cette matrice en les poussant à fuir dans le désert, c'est-à-dire dans une région non féconde. La thématique infernale est également bien présente chez Corippe. Elle permet notamment l'assimilation des rebelles maures aux différentes créatures monstrueuses qui peuplent les Enfers : Tunc euocat ille rebelles uoce ciens : cursu rapido Maurusia turba confluit et nigrae facies tentoria complent : ut quondam Ditem moturum proelia diuis concilium fecisse ferunt et mille per amplas monstra uias uenisse, Hydram tristemque Megaeram, ac Carona senem deserta currere cumba, Tisiphonem ualidam flammis et pondere pinum quassantem, Alecto tortis saeuisse chelydris, quaeque sub ingenti facies monstrantur Auerno24. de même, vaincu, Carcasan renouvelle l'ensemble de ses forces dans ses Syrtes natales, et, de même, sur le point de mourir, il prépare, inconscient, ses armes contre l'ennemi. Alors ont quitté son cœur la peur de Mars et les nombreux dangers de la nuit obscure ». 24 Ioh., 4, 319–328 : « Alors il appelle les rebelles par ses cris : dans une course rapide la foule maure afflue et des visages noirs remplissent la tente : comme autrefois, Dis, sur le point de susciter une guerre contre les dieux, a, comme on le dit, réuni un conseil, et mille monstres sont venus par les larges voies ; l'Hydre, la sinistre Mégère et le vieux Charon, ayant abandonné sa barque, ont accouru ; Tisiphone agitant sa torche puissante par son poids et ses

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La comparaison se fonde sur la noirceur des visages maures, qui appelle l'obscurité traditionnellement attachée au monde infernal. La reprise de facies, dans un sens différent, permet de clore le tableau dans une sorte de Ringkomposition. On note en outre que les détails mêmes que Corippe donne dans sa peinture du « concile de l'Averne » trouvent une correspondance dans l'image qu'il donne des Maures ou de l'Afrique. Ainsi, l'idée de la profusion des monstres fait écho au verbe complent, mais aussi, plus généralement, à l'impression, fréquemment mise en évidence par Corippe, que l'ennemi est innombrable. De la même manière, les serpents associés à Alecto renvoient à ce qui est l'un des fléaux africains par excellence depuis Lucain. La torche de Tisiphone correspond pour sa part à l'image d'incendie général qui se présente à Jean alors qu'il s'approche des rivages africains. La scène ici décrite par Corippe est, d'autre part, une forme de variation sur le thème de la gigantomachie puisqu'il s'agit des débuts d'une révolte contre les dieux d'en-haut. Là encore, la correspondance avec l'image que Corippe cherche à donner de la révolte maure est parfaite : il s'agit d'une rébellion contre l'ordre établi. La thématique infernale enrichit cette thématique d'une opposition de l'ombre – incarnée par les Maures, et associée au désordre, à la barbarie, à la sauvagerie et au paganisme – et de la lumière, du côté de laquelle il place les Byzantins, et qui correspond au respect de l'ordre, à la civilisation et au christianisme. Un objectif différent de Silius : le rôle de la dimension politique Alors que la présentation que Lucain et Silius font des monstres de la terre d'Afrique repose essentiellement sur des partis pris esthétiques et sur des choix qui concernent la composition du poème et correspond à la transposition dans l'épopée de la doctrine stoïcienne, la Johannide répond à de tout autres impératifs. Corippe relate en effet dans son épopée des faits contemporains, et son œuvre, présentée à Carthage en présence des principaux protagonistes du récit, possède une dimension panégyrique, et donc politique25. L'opposition des Byzantins et des Maures doit en être d'autant plus marquée : il n'est guère envisageable de proposer une vision mitigée des événements. Cela explique la manière dont Corippe construit son poème, en juxtaposant souvent des scènes qui ont lieu dans le camp byzantin et d'autres qui se déroulent dans le camp maure, afin de souligner le plus efficacement possible à quel point tout les oppose. Les procédés flammes, et Alecto avec ses chélydres enroulées sont entrées en furie, ainsi que toutes les créatures qui se montrent dans l'Averne immense ». 25 Les différents enjeux, poétiques et politiques, de la Johannide, et la question du genre littéraire à laquelle elle se rattache sont bien exposés par Vincent Zarini dans l'ouvrage de synthèse qu'il a consacré à la Johannide : voir Vincent Zarini, Rhétorique, poétique, spiritualité : la technique épique de Corippe dans la Johannide, Turnhout, Brepols, « Recherches sur les rhétoriques religieuses », 2003.

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d'amplification épique sont mis au service de ce dessein et Corippe présente ainsi les Maures rebelles comme des personnages monstrueux et totalement étrangers à la civilisation. Leur attachement à la terre africaine, ou, plus précisément, au milieu naturel de cette région et l'image de filiation métaphorique qui transparaît dans la reprise de la thématique gigantomachique permettent également à Corippe de les distinguer d'une troisième catégorie de population, les Afri, c'est-à-dire les Africains romanisés, qui sont présentés comme les victimes des rebelles, et dont l'appartenance à l'Empire n'est jamais remise en question26, puisque c'est leur souffrance, qui, au début du poème, justifie la décision de Justinien d'intervenir sur le sol africain. La confrontation au milieu africain, qui était capitale pour la formation ou l'émergence du héros épique dans la perspective stoïcienne de Lucain ou Silius, ne l'est plus pour Corippe. Jean, en effet, est, dès le début de l'œuvre, un héros déjà accompli27 : cela permet au poète de chanter ses exploits antérieurs, conformément aux exigences du panégyrique. La victoire remportée par Jean contre les « monstres » que sont les Maures rebelles représente la victoire des forces positives de l'Empire, de la civilisation et du christianisme sur la barbarie et le paganisme. Ainsi, le poète suscite dans le public le consensus qui accompagne nécessairement le panégyrique. Certes, les projets littéraires de Lucain, Silius et Corippe ne sont pas les mêmes, et la présentation qu'ils livrent des monstres enfantés par la terre africaine s'en trouve modifiée. Un point commun important rassemble cependant ces trois œuvres : l'Afrique et les monstres, quels qu'ils soient, qu'elle produit et qui la peuplent, jouent un rôle essentiel dans l'économie générale du récit, comme lieu de l'exercitatio qui permet l'émergence du héros ou fournit la preuve par l'exemple de ses qualités et de son statut.

26 Sur cette question, voir Vincent Zarini, « Mauri, Romani, Afri : le regard de Corippe sur l'Afrique byzantine et l'identité de ses populations », in : Claude Briand-Ponsart (éd.), Identités et cultures dans l'Algérie antique, Rouen-Le Havre, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2005, p. 407–422. 27 Les vers 48 à 109 du chant 1 de la Johannide sont consacrés au rappel des exploits antérieurs de Jean Troglita, notamment contre les Parthes. On peut se référer également aux vers 52–57 du même chant, où Justinien, préoccupé par les souffrances des Afri, cherche celui qui pourra y mettre un terme et arrête son choix sur Jean, ou encore aux vers qui concluent ce passage et qui en résument bien les différents aspects : Hos uersans princeps animo tunc saepe labores / hunc solum Libyam oppressam defendere posse/ matura pietate probat (Ioh., 1, 110–2 : « Le Prince, rappelant alors souvent à son esprit ces exploits, estime que lui seul est capable de porter secours à la Libye accablée »).

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Filiation monstrueuse et lutte fratricide : l’exercice d’un contre-pouvoir au royaume d’Amycus (Valérius Flaccus Argonautiques 4, 99-343) Marie DUBRANA Université Paris 4 Au chant IV des Argonautiques, l’épisode de l’escale des Argonautes au royaume d’Amycus est encadré par l’annonce de la libération de Prométhée et la levée de la punition de Phinée. Le passage qui nous intéresse se situe dans la première partie de l’œuvre, au moment où, avant d’arriver en Colchide, les Argonautes mettent un terme aux châtiments décidés par Jupiter ainsi qu’aux manifestations monstrueuses d’un monde archaïque (mort d’Amycus, immobilisation des Symplégades), auquel le roi des dieux veut substituer un nouvel ordre. L’épisode s’ouvre sur une brève présentation par le narrateur du comportement cruel d’Amycus1, dont le père Neptune, plein de tristesse, annonce la mort prochaine. Le poète raconte ensuite l’arrivée des Argonautes, leur conversation avec Dymas, épargné par Amycus. Ce dernier survient et provoque les Argonautes. Pollux relève alors le défi du combat de cestes et remporte la victoire au terme d’une lutte acharnée, qui se clôt sur la mort du monstre. L’évocation de la joie des Argonautes et des sacrifices offerts à Jupiter conclut le passage. Les critiques qui se sont intéressés à cet épisode se sont surtout concentrés sur le rapport entretenu par Valérius avec ses modèles2 (Homère, Théocrite, Apollonios, Virgile), c’est-à-dire sur la question de l’aemulatio, symbolisée selon certains par le combat de boxe entre deux adversaires d’âge différent3. Nous nous proposons d’étudier ce passage en nous penchant sur les rapports qui lient filiation4 et monstruosité et de considérer de plus 1

Amycus tue les étrangers parvenus dans son royaume, en les précipitant du haut d’une falaise ou en imposant aux plus forts d’entre eux de l’affronter. Il sort toujours vainqueur de ces combats singuliers grâce à sa force et sa stature extraordinaires. 2 Anja Bettenworth, « Giganten in Bebrykien : die Rezeption der Amykos-geschichte bei Valerius Flaccus », in : Hermes, n° 131 (3), 2003, p. 312-322. 3 Anne Maugier-Sinha, « Combattre ou s’incliner. Le combat de boxe comme métaphore de l’aemulatio dans les Argonautiques de Valérius Flaccus et la Thébaïde de Stace », in : Mosaïque, n° 3, mars 2010, p. 87-108. 4 Nous nous inscrivons ici dans la lignée des travaux de Debra Hershkowitz, Valerius Flaccus’Argonautica. Abbreviated Voyages in Silver Latin Epic, Oxford, Clarendon Press, 1998, p. 78 sq. et de François Ripoll, La morale héroïque dans les épopées latines d’époque

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près l’éclairage politique que Valérius donne à sa réécriture de l’épisode. En effet, le poète fait de la lutte entre Pollux et Amycus, qui incarnent sur terre le pouvoir de Jupiter et de Neptune, un combat entre deux dynasties rivales, aux principes de gouvernement opposés. Il livre ainsi au lecteur une réflexion sur l’opposition entre monarchie et tyrannie, qui était d’actualité à l’époque flavienne. Une monstruosité inscrite dans la filiation des textes précédents Pour composer cet épisode, Valérius pratique aemulatio et uariatio. Les critiques ont déjà bien montré que le poète reprend principalement divers passages virgiliens (rencontre d’Achéménide au pays des Cyclopes, épisode de Cacus), qui réécrivent eux-mêmes des épisodes de l’Odyssée et des Argonautiques grecs (histoires du Cyclope, du combat entre Amycus et Pollux). Mais la monstruosité du fils de Neptune est beaucoup plus développée chez Valérius que chez son modèle hellénistique. La construction du passage, fortement dramatisée, crée un effet d’attente et permet de mettre en exergue cet aspect, de façon différente à chaque fois. Après l’introduction du narrateur5 et l’annonce de la mort d’Amycus par Neptune6, la parole est laissée à Dymas. Mais son récit laisse les Argonautes impassibles7. Ce n’est que lorsqu’il montre la grotte où Amycus entrepose les cadavres de ses victimes que la troupe grecque est saisie par la crainte8. Enfin, l’arrivée d’Amycus finit de terrifier les héros9. Cette construction en crescendo se retrouve également dans la peinture des réactions des personnages : d’abord maîtres d’eux-mêmes, les Argonautes sont bientôt habités par la peur10 puis par l’effroi. La mention de l’horror11, éprouvée flavienne : tradition et innovation, Louvain-Paris, Peeters, « Bibliothèque d’études classiques », 1998, p. 74 sq. 5 v. 99-113. 6 v. 114-32. 7 v. 133-75. Voir notamment les v. 174-5 : haec ubi non ulla iuuenes formidine moti/accipiunt « comme les jeunes gens écoutaient ce récit sans effroi et sans émotion ». La traduction, sauf mention contraire, est celle de Jean Soubiran, Valérius Flaccus. Argonautiques, LouvainParis-Dudley, Peeters, « Bibliothèque d’études classiques », 2002. 8 v. 175-89. Voir notamment les v. 187-9 : Hospitis hic primum monitus rediere Dymantis/et pauor et monstri subiit absentis imago/atque oculos cuncti inter se tenuere silentes « De Dymas l’étranger leur revinrent alors les avertissements, pour la première fois, la peur ; du monstre absent surgit en eux l’image. Tous se regardent sans rien dire. » 9 v. 199-248. 10 Exprimée soit par le terme générique metus (v. 181, 186, 201), soit par pauor (v. 188, 226) et formido (v. 174, 197), qui expriment une peur plus intense. Pour l’expression de la peur dans l’épopée, voir Aline Estèves, Poétique de l’horreur dans l’épopée et l’historiographie latines, de l’époque cicéronienne à l’époque flavienne : imaginaire, esthétique, réception, Thèse soutenue en décembre 2005, sous la direction du professeur J. Dangel, Université Paris IV, p. 73-83, 104-26.

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devant un événement insoutenable qui échappe à l’expérience commune, marque l’acmé de cette montée de la monstruosité et de l’horreur. Le poète insiste particulièrement sur la monstruosité physique du personnage. La grande taille, la musculature très développée d’Amycus sont évoquées à plusieurs reprises, associées à des termes négatifs comme informibus12. L’énormité, du fait de son caractère extraordinaire et excessif, est un signe du monstrum. Ce terme est d’ailleurs employé aux vers 155 et 188 pour désigner le personnage. Sa taille immense rapproche Amycus d’êtres monstrueux comme les Cyclopes, ce que soulignent deux comparaisons convoquant le texte homérique en arrière-plan13 ainsi que de nombreux échos précis au passage de l’Odyssée14. Un rapprochement avec les Géants était déjà esquissé chez Apollonios, au moyen d’une comparaison qui assimile Amycus à Typhée et Pollux à une étoile15. Valérius choisit d’accentuer cet aspect et de faire du gigantisme une caractéristique essentielle du personnage, comme le suggèrent le terme gigas, employé au vers 20016 et la reprise de la comparaison avec Typhée17. La description physique du personnage, assimilé par sa taille à un Géant, permet de faire le lien avec son impiété et son statut d’opposant au règne jovien. Son attitude de provocation impie à l’égard de Jupiter rapproche en effet Amycus de ces personnages, qui luttent contre les dieux olympiens pour renverser l’ordre établi. En outre, Valérius accentue la monstruosité d’Amycus au point de lui faire perdre toute humanité18. Par là, le personnage se trouve coupé des autres Bébryces, comme le suggère la comparaison des vers 202 et 203 : instar scopuli, qui montibus altis summus abit longeque iugo stat solus ab omni19. 11

v. 245. v. 245. Voir notamment les v. 149 (uasto qui uertice nubila pulset « colosse dont la tête aux nuages se heurte »), 244 (ingentes umeros spatiosaque pectoris ossa/protulit horrendosque toris informibus artus « il exhibe, avec des épaules énormes, un torse à la vaste ossature, les muscles monstrueux de ses horribles membres ») et 320 (tenditur ille ingens hominum pauor « il gît de tout son long, ce géant, terreur des humains »). 13 v. 104-9, 285-8. 14 Hershkowitz, 1998, p. 81 et Bettenworth, 2003, p. 313-6. 15 A. Rh., Arg. 2, 38-42. 16 Hershkowitz, 1998, p. 84-5 et Bettenworth, 2003, p. 317-20. 17 v. 236-8. Non aliter iam regna poli, iam capta Typhoeus/astra ferens Bacchum ante acies primamque deorum/Pallada et oppositos doluit sibi uirginis angues. « Ainsi Typhée, qui se croyait déjà roi du ciel et maître des astres, souffrit, devant l’armée des dieux, au premier rang, de se voir opposer Bacchus avec Pallas, et les serpents de la déesse vierge. » 18 Mortalia nusquam/signa manent (v. 201-2). « Nulle part ne subsiste en lui un signe d’humanité » (traduction Gauthier Liberman, CUF, 1997). Bettenworth, 2003, p. 318-20, reprend les différentes traductions proposées pour les vers 201-2 dont elle donne une interprétation métatextuelle. 12

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L’isolement du pic par rapport au reste de la chaîne est mimé par la répartition des mots dans le vers : stat solus est comme mis à l’écart, placé au milieu des termes désignant la chaîne. La comparaison fait écho, tout en la développant, à la présentation du Cyclope chez Homère20. Là où Homère insiste sur le fait que Polyphème se coupe des autres Cyclopes et en profite pour fomenter des projets criminels, Valérius met en avant la différence de nature entre Amycus et les autres hommes, symbolisée par la stature gigantesque du pic par rapport au reste de la chaîne. Cette présentation du personnage, à l’écart des hommes dont il ne partage pas la nature, fait suite à l’évocation de la grotte de ce dernier, décrite, de façon impressive plus que réaliste (topothésie), comme une enclave d’épouvante21 : Litore in extremo spelunca apparuit ingens, arboribus super et dorso contecta minanti, non quae dona deum, non quae trahat aetheris ignem, infelix domus et sonitu tremibunda profundi. At uarii pro rupe metus : hic trunca rotatis bracchia rapta uiris strictoque immortua caestu, ossaque taetra situ capitum maestissimus ordo per piceas, quibus aduerso sub uulnere nulla iam facies nec nomen erat ; media ipsius arma sacra metu magnique aris imposta parentis22. Grâce à l’utilisation de motifs topiques (laideur, noirceur, démesure), le poète fait de la grotte un lieu horrifiant, exact contraire du locus amoenus. Depuis Virgile, la thématique infernale est étroitement associée à celle-ci23. La grotte est tellement menaçante qu’elle suffit à faire voir aux Argonautes le spectre d’Amycus, ce que le récit de Dymas n’était pas parvenu à faire24. Valérius n’a pas repris l’épisode homérique du Cyclope, où une étable confortable abrite les troupeaux de Polyphème, ni l’épisode apollonien, où la 19

« Il ressemble à un pic qui, des hautes montagnes, se détache et culmine, dominant seul, au loin, l’ensemble de la chaîne. » 20 Od. 9, 190-2. 21 v. 177-186. 22 « A l’extrémité du rivage apparut une grotte immense que dominaient un couvert d’arbres et une croupe menaçante ; inapte donc à recevoir le don des dieux, le feu du ciel, c’est une sinistre demeure, qu’ébranle le fracas des profondeurs marines. Mais devant le rocher, divers objets d’effroi : bras coupés, arrachés à des corps tournoyants, sans vie sous le ceste attaché, os affreux et pourris, sinistre alignement de têtes au milieu des épicéas, qu’une blessure en pleine face laissait sans visage et sans nom ; au milieu, les armes du roi que fait maudire la frayeur, déposées sur l’autel du père, le grand dieu. » 23 Estèves, 2005, p. 226-30. 24 v. 187-188.

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demeure d’Amycus n’est pas décrite, mais la description virgilienne de l’antre de Cacus25. Comme son prédécesseur, le poète flavien a recours à une écriture de l’euidentia26, visant à donner à voir une grotte qui reflète la monstruosité de celui qui l’habite. Le contact avec la mer27, associée dans l’Antiquité au monde infernal, donne au lieu un aspect effrayant. Valérius reprend aussi à Virgile l’idée de l’obscurité, autre caractéristique du locus horrendus. Elle témoigne du fait que la demeure du monstre n’est pas soumise aux lois naturelles mais est isolée du reste de l’univers, comme Amycus l’est de l’humanité. Alors que, dans l’antre de Cacus, des têtes humaines en putréfaction sont clouées aux portes28, chez le poète flavien, le seuil de la grotte est jonché des restes des victimes du personnage. La description, en insistant sur la mise à mal du corps humain, démembré et défiguré, met en avant la cruauté et le sadisme d’Amycus : ce dernier prend un plaisir certain à ôter à ses adversaires leur identité29 (en mutilant leur visage) ainsi que leur intégrité (en morcelant leur corps), et à contempler les restes putréfiés des corps, qu’il se plaît à ranger et à exposer de façon raisonnée, comme le souligne ordo, mis en exergue à la fin du vers 183. Le scandale de cette exhibition morbide est souligné par l’emploi de l’adjectif au superlatif maestissimus. Ces pratiques sont blâmables parce qu’elles ne respectent pas le corps de l’adversaire et que la violence consiste en des blessures considérées comme choquantes dans l’Antiquité romaine30 : le morcellement du corps, l’atteinte à la cervelle31, la décapitation, les mutilations du visage. En reprenant l’évocation de la mise à mal du corps des compagnons d’Ulysse32 et celle des victimes du Cyclope ou de Cacus chez Virgile, Valérius insiste donc de façon très frappante sur la déviance morale d’Amycus, dont les pratiques témoignent d’un usage perverti de la uirtus guerrière : son goût pour le combat et ses victoires illustrent surtout le sadisme du personnage, dépourvu de grandeur héroïque. Par rapport à ses prédécesseurs, le poète développe et complexifie donc la peinture de la monstruosité physique et morale d’Amycus. Mais son innovation principale réside dans le lien qu’il établit entre ce thème et celui de la filiation. 25

En., 8, 193-7. Hershkowitz, 1998, p. 81. Grâce notamment aux jeux sur les sonorités, à l’omission des verbes, à l’accumulation de termes précis se référant à l’anatomie. 27 Infelix domus et sonitu tremibunda profundi « c’est une sinistre demeure, qu’ébranle le fracas des profondeurs marines » (v. 180). 28 Valérius s’est sans doute aussi inspiré d’En., 12, 509-12. 29 James E. Shelton « The Argonauts at Bebrycia. Preservation of identity in the Latin Argonautica », in : CJ, n° 80, 1984, p. 18-23. 30 Estèves, 2005, p. 410-28, 471-3. 31 [furit] tandem ut misero lauet arma cerebro « sa furie n’a de cesse qu’il n’ait enfin trempé ses armes dans la cervelle des victimes » (v. 153). 32 Od., 9, 288-93. 26

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Filiation monstrueuse et filiation civilisée Dans cet épisode, le poète, à la différence d’Apollonios, insiste sur le statut de fils de Neptune33. Au début du passage, il met en scène le dieu, pleurant la mort future de son fils et rapprochant le sort de ce dernier de celui qu’a connu un autre de ses fils, Orion34. Le passage, dans lequel Neptune oppose sa descendance, appelée à la mort et au malheur, à celle de Jupiter, comporte plusieurs termes évoquant les liens familiaux : natus (v. 115, 125), prolem (v. 120), opibusque… paternis (v. 125), sanguine nostro (v. 126), suorum (v. 127), pater (v. 132). Les tournures comparatives et l’opposition de nostro et suorum35 marquent la rivalité entre les deux dieux, qui se reporte sur leurs enfants. Jupiter sape en effet le pouvoir de son frère en massacrant les enfants de ce dernier et en laissant la première place aux siens. L’écho au passage homérique de la mort de Sarpédon36, grâce à la mention de la pluie de sang37, souligne l’affection unissant père et fils et complète la tonalité pathétique du passage, qui place les relations familiales au premier plan. Dans la suite du récit, Amycus mentionne à plusieurs reprises le lien de parenté qui l’unit au dieu de la mer : il ne se présente pas aux Argonautes par son nom mais par celui de son père et assimile son royaume à celui du dieu de la mer38. Les étrangers qu’il tue sont présentés comme des victimes offertes à son père39. Aux vers 185-6, l’image des armes d’Amycus, déposées sur l’autel de son père souligne elle aussi que les adversaires tués lors des combats de cestes tiennent lieu d’offrandes, destinées à honorer Neptune. Le rapport de filiation est souligné pour mieux être associé à la monstruosité. En effet, c’est parce qu’il est le fils de Neptune qu’Amycus se livre à des pratiques barbares, conséquences de sa pietas paternelle. Certes, le personnage prend plaisir à accomplir ces actes cruels mais ces derniers sont avant tout motivés par le culte qu’il voue à son père. Engendrer un monstre, dont la violence élimine toute résistance humaine, est donc la solution que Neptune a trouvée pour faire perdurer son pouvoir 33

Hershkowitz, 1998, p. 83. v. 118-27. 35 Iam iam aliae uires maioraque sanguine nostro/uincunt fata Iouis, potior cui cura suorum est. « Dès à présent, d’autres forces triomphent, et plus puissants que notre sang sont les destins de Jupiter, qui se soucie plutôt des siens. » (v. 126-7). 36 Il., 16, 459-61. 37 Abstulit inde oculos, natumque et tristia linquens/proelia, sanguineo terras pater adluit aestu. « Détournant alors ses regards, abandonnant ses fils et ses tristes combats, d’un flux de sang le père a baigné cette terre. » (v. 131-2). Dans l’Iliade, Zeus répand une averse de sang pour rendre hommage à son fils Sarpédon. 38 Sin errore uiae necdum mens gnara locorum,/ Neptuni domus, atque egomet Neptunia proles. « Mais si vous êtes égarés, si vous ignorez encore où vous êtes, c’est la demeure de Neptune, et de Neptune, moi, je suis le rejeton. » (v. 208 et 213). 39 Voir en particulier les v. 109-110, où sacrifici est mis en relation étroite avec parenti. 34

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sur terre, face à celui de Jupiter. Dès lors, on comprend mieux la récurrence dans notre passage des images d’isolement pour désigner Amycus et sa demeure. Son royaume est une sorte d’enclave dans l’univers régi par Jupiter : il en est séparé physiquement mais aussi juridiquement dès lors que les lois qui régissent d’ordinaire les rapports humains en sont absentes40. Les valeurs favorisées dans ce royaume sont à l’opposé de celles que partagent le reste des hommes : l’hospitalité est par exemple niée ou tournée en ridicule41, la pitié, habituellement accordée à un suppliant, refusée42, la uirtus dévoyée pour se mettre au service de la barbarie et de l’inhumanité. La pietas au nom de laquelle Amycus commet les pires atrocités est également pervertie : les mises à mort n’ont rien de rituel et n’obéissent à aucun cérémonial mais sont plutôt une occasion pour le personnage de laisser libre cours à sa cruauté. Amycus prend ainsi le contre-pied des principes prônés par Jupiter et incarnés par Pollux. Il affirme haut et fort son mépris pour les dieux, et notamment pour Jupiter dont il refuse de reconnaître le pouvoir et dont il cherche à saper le projet d’ouverture des mers43 : (…) aliis rex Iuppiter oris. Faxo Bebrycium nequeat transcendere puppis ulla fretum, et ponto uolitet Symplegas inani44. Comme le dit F. Ripoll45, « Amycus représente chez Valérius Flaccus une force de subversion morale et métaphysique d’autant plus dangereuse qu’elle s’appuie sur un système autonome concurrent de l’ordre divin ». Ainsi, la Bébrycie est un royaume où s’exerce un contre-pouvoir, concurrent de celui de Jupiter, qui y est moqué et défié. Mais à cette filiation monstrueuse s’oppose une autre filiation, incarnée par Pollux. Comme l’ont montré plusieurs critiques46, le jeune homme s’oppose point par point à Amycus et incarne des valeurs associées au progrès et à la civilisation. Il fait preuve de uirtus en ayant l’initiative de relever le défi lancé par le monstre ; son courage est associé à l’audace47 et à 40

v. 102-3. v. 204-5, 215-6. 42 v. 218. 43 v. 219-2. 44 « Zeus ne règne pas sur ces bords. Je vous réponds qu’aucun navire ne pourra dépasser le détroit bébrycien, et que dans une mer déserte s’agiteront les Symplégades. » 45 Ripoll, 1998, p. 75. 46 Ripoll, 1998, p. 74-5, 77-9 et A. Zissos, « Spectacle and elite in the Argonautica of Valerius Flaccus », in : A. J. Boyle, W. J. Dominik (éd.), Flavian Rome. Culture, Image, Text, Leiden, Brill, 2003, p. 667. 47 v. 284. 41

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l’intrépidité48, qui lui permettent d’avoir le dessus sur la brutalité et la force aveugle du monstre. Sa victoire marque la fin des sacrifices humains, qu’il remplace par un hommage appuyé à son père, consistant en des sacrifices d’animaux et des libations, offerts à Jupiter49. Dans le cas de Pollux aussi, le rapport de filiation est souligné à plusieurs reprises : le vers 227 fait brièvement référence à Jupiter en tant que père de Pollux. Mais c’est surtout après sa victoire que le personnage affirme avec force son nom et son ascendance50 : « Pollux ego missus Amyclis et Ioue natus » ait ; « nomen mirantibus umbris hoc referes : sic et memori noscere sepulcro »51. Enfin, ses compagnons, voyant dans sa victoire la confirmation de son ascendance divine, le congratulent52 : « Salue, uera Iouis, uera o Iouis » undique « proles » ingeminant (…)53. Ce sont deux lignées, l’une associée à la monstruosité, l’autre à la civilisation, qui s’affrontent pour exercer le pouvoir, comme le montrent les vers 255-6 où cette opposition est présentée de façon très expressive par un chiasme : atque incensa mente feruntur in medium sanguis Iouis et Neptunia proles54. Pour mettre un terme à la domination de son frère en Bébrycie et le remplacer par le sien, le roi des dieux éradique la descendance de ce dernier. Il s’agit donc d’une lutte pour le pouvoir entre les deux frères divins, qui se fait, pour ainsi dire, par descendants interposés, et qui trouve sa conclusion dans la soumission de Neptune au pouvoir de Jupiter. Or, l’opposition éthique des deux lignées en recouvre une autre, envisagée en termes politiques, celle d’une opposition entre deux régimes, la tyrannie d’un côté et la bonne royauté de l’autre. 48

v. 190. v. 337-43. 50 v. 312-3. 51 « "Je suis Pollux," dit-il, "envoyé d’Amyclées et fils de Jupiter ; tu rediras ce nom aux ombres étonnées, ta tombe aussi en gardera mémoire, et ainsi te fera connaître". » 52 v. 327. 53 « "Hourra ! vrai rejeton, vrai rejeton de Zeus", répètent-ils de tous côtés ». 54 « L’esprit en feu, ils se portent au centre, le sang de Jupiter et l’enfant de Neptune. » 49

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La filiation monstrueuse : une image du pouvoir tyrannique Dans ce contexte, les allusions aux Géants prennent tout leur sens. Le recours au mythe de la gigantomachie dit de façon imagée la lutte de deux lignées cherchant à prendre le pouvoir. Or, ce mythe a été utilisé dès l’époque hellénistique dans la littérature et les arts figurés pour illustrer la victoire du souverain sur le chaos que voulaient imposer ses adversaires55. Valérius oriente dans cette direction ses références aux Géants, ainsi qu’en témoigne la comparaison avec Typhée56. Si elle souligne, comme chez Apollonios, la monstruosité d’Amycus, elle met surtout en évidence les obstacles rencontrés par celui qui cherche à s’emparer illégitimement du pouvoir de Jupiter, désigné par les termes regna poli, astra. L’association étroite de la monstruosité à la tyrannie va dans le même sens. Amycus est d’abord désigné par le terme rex, au vers 101. Bien que le terme possède parfois le sens de « héros » dans l’épopée, il désigne ici indubitablement le pouvoir royal du personnage. Peut-être n’est-il pas complètement incongru d’entendre résonner les connotations négatives associées au mot à Rome, d’autant que le terme est utilisé à deux reprises dans ce vers. Cette hypothèse est d’autant plus recevable que le narrateur désigne, au vers 751, le personnage au moyen du terme sans équivoque de tyrannus57. Valérius accompagne en outre le récit de notations qui renvoient à l’image traditionnelle du tyran telle qu’elle a pu être développée en particulier dans la tragédie, la rhétorique et la philosophie grecques et latines. On a déjà noté que le poète insistait beaucoup plus lourdement qu’Apollonios sur la cruauté du dirigeant, sur son manque d’hospitalité, sur son mépris des dieux. Valérius évoque aussi d’autres traits tyranniques du personnage, qui relèvent moins de la morale que du politique, qui concernent moins ses valeurs que son mode de gouvernement. En premier lieu, le gouvernement d’Amycus se caractérise par son arbitraire : le tyran établit, selon son bon plaisir, des normes caractérisées par leur cruauté et leur injustice. Les uns sont épargnés, les autres achevés, au gré de ses caprices. L’emploi du terme lex au vers 20958 est particulièrement significatif, dès lors que la seule loi existant dans ce royaume se confond avec le bon vouloir cruel du roi. En effet, le poète a précédemment évoqué l’absence de législation en Bébrycie59 : 55

Voir Philip Hardie, « Some themes from gigantomachy in the Aeneid », in : Hermes, n° 111, 1983, p. 311-3. 56 v. 236-8. 57 A quelques exceptions près où il est synonyme de rex, tyrannus est employé chez Valérius Flaccus pour désigner des personnages comme Pélias, Laomédon et Éétès. 58 Hic mihi lex caestus aduersaque tollere contra/bracchia, « La loi, ici, c’est de lever les cestes contre moi, les bras pour me frapper ». 59 v. 102-3.

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non foedera legum ulla colunt placidas aut iura tenentia mentes60. Ce passage rappelle la description homérique du pays des Cyclopes, avec une différence toutefois : chez Homère, des règles régissent au moins la vie familiale61 alors que, chez Valérius, Amycus n’a fixé aucune loi ou règle pour son peuple, pas même des lois répressives qui permettraient d’éliminer les effets nocifs des passions. Le roi bébryce établit des normes pour assouvir son sadisme, non pour donner à la communauté les moyens de vivre en conformité avec la justice. L’égalité est aussi absente de ce royaume, comme le montre le traitement différencié réservé par le personnage à ses victimes. Valérius s’intéresse également aux rapports entre Amycus et ses sujets. L’arrivée du monstre aux vers 200 et 201 donne l’occasion au poète de décrire les Bébryces qui l’accompagnent : quem nec sua turba tuendo it taciti secura metus62. Les hommes de main d’Amycus ne sont pas sans évoquer les satellites qui entourent d’ordinaire le tyran. En outre, l’accent est mis sur la crainte qui les habite. C’est un aspect que l’on retrouve souvent dans les traditions littéraire et philosophique pour caractériser le régime tyrannique63. Au contraire, la bonne royauté se fonde sur l’affection des sujets pour leur roi : c’est une garantie de stabilité et de durée, qui évite au souverain de recourir à la force pour asseoir son autorité64. De surcroît, les Bébryces semblent contaminés par la cruauté de leur souverain. Ce dernier, en leur ordonnant de rechercher activement des adversaires à lui opposer, oblige ses sujets à participer à ses actes barbares. Il s’agit là encore d’un thème assez répandu : le mauvais exemple du tyran pervertit ceux qui lui sont soumis. La comparaison des Bébryces avec les Cyclopes enragés65 est significative de la perversion de ceux que le tyran gouverne, ainsi que de la violence à laquelle il les pousse. Valérius réécrit en effet l’épisode homérique en inventant une scène absente de l’épopée grecque, celle des Cyclopes guettant des proies 60

« Ils n’ont pas de contrats fondés sur des lois ou de règles maintenant les esprits dans le calme » (notre traduction). 61 Od., 9, 106 et 112-5. 62 « Même son escorte, à le voir, ne va point sans trembler d’une crainte muette. » 63 Par exemple, Plat., Rsp. 578a, Xén., Hier. 1,37-8, Acc., Trag. 203 R3, Sen., Oed., 242-3, 699 sq. 64 Xén., Hier., 11, 8-15 ; Cyr., 8, 2, 1-4, 7-9, 13, 15-23. 65 v. 104-9.

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humaines pour Polyphème. Il surenchérit ainsi dans la peinture de la cruauté par rapport à la source homérique. On a déjà évoqué la comparaison du monstre avec le pic montagneux. Elle souligne la différence de nature entre le roi et ses sujets, la supériorité physique et politique du roi sur ces derniers ainsi que son isolement66. L’isolement d’Amycus fait écho à un autre trait bien connu de la peinture du tyran dans la littérature gréco-romaine : la solitude du tyran67, haï et craint de tous. Cet aspect est confirmé par le comportement des Bébryces après la mort d’Amycus68 : Bebrycas extemplo spargit fuga : nullus adempti regis amor ; montem celeres siluamque capessunt69. Alors que, chez Apollonios, les Bébryces se battent avec les Argonautes, à la mort de leur roi, chez Valérius, le peuple s’enfuit, sans chercher à venger son souverain ou à lui offrir une sépulture décente. L’absence de lien entre le roi et ses sujets est explicitement soulignée par la voix narrative. La réaction des Bébryces se situe à l’opposé de celle des Dolions, dont les lamentations sont longuement évoquées après la mort de leur roi Cyzique70. S’il est vrai que le portrait d’Amycus renvoie à celui du tyran tel qu’il est représenté au théâtre, en rhétorique ou en philosophie, celui de Pollux peut évoquer l’image du bon roi que l’on trouve dans cette même tradition. Certes, Pollux n’est jamais appelé rex ou dux dans notre épisode. Néanmoins, le héros apparaît comme l’opposant, voire le double inversé du tyran Amycus : leurs valeurs, on l’a dit, sont antithétiques. Or, cette présentation en diptyque des deux personnages rappelle un couple antithétique, fréquent dans les textes anciens : celui du bon roi et du tyran. Dès lors, puisque Amycus présente bon nombre d’aspects tyranniques et que le poète l’oppose strictement à Pollux, on peut considérer le héros comme un chef doté de caractéristiques positives. D’autant que, pour décrire Pollux, le poète a recours à des images, présentes dans la tradition pour désigner le bon roi, et utilise un vocabulaire qui rappelle celui de l’idéologie impériale. La comparaison des vers 195-198 assimile Pollux au taureau entraînant derrière lui le reste du troupeau : qualiter ignotis spumantem funditus amnem 66

Voir Ripoll, 1998, p. 76. Plat., Rsp., 567b-c ; Xén., Hier., I, 37-38 ; III 1-9 ; Lettre d’Aristée, 230 et 265. 68 v. 315-6. 69 « La fuite sur-le-champ disperse les Bébryces : pour leur roi mort, point d’affection ; ils gagnent vivement et montagne et forêt. » 70 A. Rh., Arg., 3, v. 280-3. 67

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pandit iter, mox omne pecus formidine pulsa pone subit, iamque et mediis praecedit ab undis71 Face au spectacle épouvantable qu’offre la grotte, Pollux ne se laisse pas aller à la peur mais montre sa détermination à faire cesser les crimes d’Amycus. Son attitude redonne du courage à ses compagnons, qui se déclarent désormais prêts à affronter le monstre. Or, la comparaison avec le taureau, qui dirige le reste du troupeau, et réussit, par son seul exemple, à en effacer la crainte est une image du bon chef. Le taureau est en effet associé à la royauté, comprise dans un sens positif : dès l’Iliade72, la comparaison d’Agamemnon avec cet animal met en avant de façon laudative l’autorité du roi. Chez Virgile et Stace73, le taureau est associé à la bonne royauté alors que le lion est plutôt le symbole d’une royauté sanguinaire74. La comparaison rend donc particulièrement perceptible l’exemplarité de Pollux, qui devance ses compagnons, y compris le chef Jason, et qui, par son seul charisme, les sort de la crainte paralysante dans laquelle ils se trouvaient. Cette présentation du personnage est confirmée aux vers 222-225 : plusieurs Argonautes sont prêts à relever le défi du combat, mais Pollux, le premier à se mettre torse nu, les précède tous, une fois de plus. Une seconde comparaison insiste encore sur les qualités de chef du personnage. Alors qu’il vient de commencer à décrire le combat contre Amycus, le poète compare ce dernier à une tornade harcelant le jeune héros75. Quant à Pollux, il est évoqué en position de retrait et de défense, cherchant à anticiper les coups, et rapproché d’un pilote empêchant le navire de sombrer malgré la tempête76 : (...) Spumanti qualis in alto Pliade capta ratis, trepidi quam sola magistri cura tenet, rapidum uentis certantibus aequor intemerata secat, Pollux sic prouidus ictus seruat, et Oebalia dubium caput eripit arte77. 71 « C’est ainsi qu’en un fleuve dont les eaux inconnues écument jusqu’au fond, un taureau le premier s’engage et, méprisant la crue, ouvre la voie ; bientôt toute crainte bannie, le troupeau en masse le suit, voire, dès le milieu, le précède déjà. » 72 Il., 2, v. 480-483. 73 Stace reprend d’ailleurs la comparaison de Valérius (Th., VII, 436-40). 74 Sylvie Franchet d’Esperey, Conflit, violence et non-violence dans la Thébaïde de Stace, Paris, Les Belles Lettres, « Collection d’études anciennes », 1999, p. 155-64, 185-90. 75 v. 261-5. 76 v. 268-72. 77 « Comme au large, parmi l’écume, le bateau pris par la Pléiade que tient seul le souci d’un pilote affairé, dans le conflit des vents fend la mer démontée sans subir d’avarie, ainsi Pollux prévoit les coups, est sur ses gardes, et avec son art d’Oebalien leur soustrait sa tête mobile. »

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Le poète s’est inspiré d’une comparaison d’Apollonios78 afin d’anticiper, dès le début du combat, la victoire de la prévoyance et de la vigilance de Pollux sur la brutalité désordonnée d’Amycus. Mais l’image du pilote n’est pas anodine : elle est utilisée depuis longtemps comme une image du bon gouvernant, qui sait orienter le navire qu’est l’État et le préserver des tempêtes qui le menacent79. Valérius a donc recours à une comparaison topique, qui ajoute à la coloration politique de l’épisode et amène le lecteur à associer Pollux au bon roi, par opposition au tyran Amycus. En outre, le poète insiste sur les qualités du héros : il fait preuve de cura (v. 270), de prouidentia (v. 271), d’ars (v. 272). Or, la cura et la prouidentia sont deux qualités du prince, fréquemment mises en avant dans l’idéologie impériale. La cura désigne la préoccupation de celui qui veille avec vigilance80 et dévouement sur les affaires publiques, ici symbolisées par le bateau81. La prouidentia désigne la prévoyance surnaturelle du prince, capable d’anticiper et de savoir comment assurer la conservation de l’État en prenant les mesures nécessaires82. Elle est aussi un signe que le pouvoir est protégé par les dieux. Les deux termes, utilisés dans la comparaison avec le pilote, rendent encore plus plausible une lecture métaphorique de celle-ci. De plus, la victoire remportée sur Amycus procure à Pollux la gloria, symbolisée par les rameaux de laurier que Castor offre à son frère, par les louanges que lui adressent ses compagnons, par le chant d’Orphée. Dans cet épisode, la gloire est donc étroitement associée au thème de la uictoria, que le narrateur rapporte au père de Pollux, à Jupiter lui-même, appelé uictor, au vers 343. Nous sommes là encore en présence de deux thèmes importants associés à la figure du princeps dans l’idéologie impériale. La gloire naît des exploits guerriers et des victoires militaires, exclusivement attribués au Prince sous l’Empire, puisque celui-ci est le seul à avoir le droit de célébrer le triomphe83. Enfin, le lien étroit qui unit Pollux à Jupiter, le fait que le combat du héros soit guidé par la raison et que sa victoire révèle son ascendance divine84, rappelle une autre caractéristique du bon roi, présente dans la tradition philosophique : celui-ci est l’image de Jupiter sur terre, il 78

A. Rh., Arg., 2, 70-73. Hés., Th., 667-680 ; Eschyl., Sept., 1-3, 62-3 ; Plat., Rsp., 488-489, Pol., 296-300 ; Cic., Rep., II, 29. 80 Voir l’adjectif uigil (v. 265). 81 Jean Béranger, Recherches sur l’aspect idéologique du principat, Basel, F. Reinhardt, « Schweizerische Beiträge zur Altertumswissenschaft », 1953, p. 186 sq. 82 Béranger, 1953, p. 210 sq. Jean-Pierre Martin, Prouidentia deorum. Recherches sur certains aspects religieux du pouvoir impérial romain, Rome, CEFR, 1982. 83 Jean Gagé, « La théologie de la victoire impériale », in : Rev. Hist., n° 171, 1933, p. 1-43. 84 Ripoll, 1998, p. 77-9 voit en lui le « dépositaire de la volonté jovienne », « l’instrument de la volonté organisatrice du dieu suprême ». 79

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est une parcelle de la raison divine qui organise le monde. Son action rationnelle reflète celle du principe organisateur de l’univers (prouidentia). L’insistance sur l’ascendance divine de Pollux permet ainsi de le rapprocher encore du bon roi. En puisant à des lieux communs de la littérature et de l’idéologie impériale, le poète associe les deux adversaires aux personnages du tyran et du bon roi. Cet épisode offre au lecteur l’image de l’installation d’une nouvelle dynastie, fondée sur des valeurs positives, après un règne tyrannique, caractérisé par sa monstruosité et sa cruauté. Les lecteurs de l’époque flavienne, imprégnés du fonds culturel que nous avons évoqué et habitués aux thèmes véhiculés par l’idéologie impériale, devaient sans doute percevoir les rapprochements effectués entre les personnages et le tyran ou le bon roi. La réflexion que livre ici le poète devait donc interpeller le lecteur d’une époque où, après la guerre civile de 69, les Flaviens cherchaient à installer une nouvelle dynastie et à restaurer une monarchie qu’ils voulaient différente de celle des Julio-Claudiens. Il serait pourtant excessif de proposer une lecture à clés de ce passage, en raison notamment des difficultés que les critiques ont rencontrées pour dater avec précision l’œuvre et établir sous quel empereur elle a été écrite. De plus, Valérius a recours à des lieux communs de la description du tyran et du bon chef, si bien que sa réflexion reste générale et ne vise pas telle ou telle figure historique. Le poète envisage simplement la possibilité d’une royauté, fondée sur des valeurs et sur des principes de gouvernement humains, différant de la tyrannie. Cette dernière est acceptable si le roi possède certaines caractéristiques morales et s’il gouverne, à l’inverse du tyran, en bonne entente avec son peuple. Cet épisode traduirait donc les préoccupations d’une génération pour laquelle le pouvoir impérial s’était définitivement affirmé comme monarchique, avait montré ses tares sous les Julio-Claudiens et n’avait pu empêcher une nouvelle guerre civile. Certes, la victoire de Pollux – et donc de Jupiter – sur les forces monstrueuses et tyranniques, représentées par Amycus et Neptune, promet un nouveau règne, où l’ordre, l’humanité et la piété domineront. Mais la sentence prononcée par Jason au vers 15885 suggère aussi les désillusions du personnage, et, sans doute, de l’auteur. Le reste de l’œuvre met d’ailleurs en doute le caractère optimiste du passage : le monde des Argonautiques est un univers où domine la tyrannie et où les dieux, y compris Jupiter, sont caractérisés par leur violence et leur cruauté. Dans cet épisode de l’escale des Argonautes en Bébrycie, Valérius a donc largement développé par rapport à Apollonios les thématiques de la 85

melior uulgi nam saepe uoluntas « car souvent sont meilleurs les sentiments du peuple [par rapport à ceux du roi] ».

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monstruosité et de la filiation. En les mettant en relation avec la thématique du chef charismatique et du tyran abhorré, il donne une dimension beaucoup plus large à l’épisode. Le mythe revisité sert ici à poser des questions tout historiques, qui étaient d’actualité à l’époque de la rédaction de l’œuvre : celle de la lutte pour le pouvoir entre deux membres d’une même famille, celle de la succession des dynasties, celle de la possibilité de restaurer un règne fondé sur un système éthique positif, après le chaos d’un gouvernement tyrannique.

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Maternité monstrueuse, maternité idéale dans l’Alceste de Barcelone Sophie MALICK-PRUNIER chercheur associé au Laboratoire d’Études sur les Monothéismes (UMR 8584, CNRS, EPHE, Paris-IV) L’Alceste dite de Barcelone, poème anonyme datant probablement de la deuxième moitié du IVe siècle de notre ère, est un texte à la fois étonnant et problématique. L’editio princeps de R. Roca-Puig1, en 1982, a fait découvrir un ensemble de cent vingt-deux hexamètres, figurant sur un papyrus d’origine sans doute égyptienne et conservé dans la capitale catalane. Les éditions et les études critiques successives2 se sont heurtées à des difficultés de restitution à vrai dire insolubles, puisque la copie du codex, quoique réalisée peu de temps après la composition de l’original, est particulièrement altérée3. Le rattachement du texte à un genre précis n’est guère plus aisé4. Rédigés en scriptio continua, les vers présentent une série de dialogues, liés par les interventions d’une sorte de récitant qui retrace l’épisode fameux du sacrifice d’Alceste, épouse dévouée qui accepte de mourir à la place de son mari Admète. On peut y voir un exemple d’epyllion5, sans que la possibilité

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Ramon Roca-Puig, Alcestis. Hexàmetres Llatins. Papyri Barcinonenses, inv. n°158-161, Barcelone, Grafos, 1982. 2 Voir notamment l’édition avec introduction, commentaire et traduction anglaise de Miroslav Marcovich, Alcestis Barcinonensis. Text and Commentary, Leyde, Brill, 1988 (Mnemosyne, suppl. 103), ainsi que l’édition avec introduction, commentaire, traduction italienne et bibliographie de Lorenzo Nosarti, Anonimo. L’Alcesti di Barcellona, Bologne, Patron, 1992. La revue Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik a consacré de nombreux articles à ce texte ; voir en particulier Wolfgang Dieter Lebek, « Die Alcestis Barcinonensis. Neue Konjekturen und Interpretationen », in : Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik, n° 70, 1987, p. 39-48 et Miroslav Marcovich, « The Alcestis Papyrus Revisited : Addendum. I, Notes on the Text ; II, On the Date of the Poem », in : Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik, n° 69, 1987, p. 231-236. 3 Francis Richard David Goodyear parle d’un texte « désespérément corrompu », « Notes on the Alcestis of Barcelona », in : Liverpool Classical Monthly, n°9, 1984, p. 28. Gauthier Liberman ajoute que le scribe, qui travaillait sans doute à partir d’une version déjà altérée, connaissait mal le latin, « mais trop encore, semble-t-il, pour ne pas se permettre de modification », « L’Alceste de Barcelone », in : Revue de Philologie, n° 72, 1998, p. 220. 4 Le mélange des genres est, du reste, caractéristique de toute la littérature tardive, comme le montre notamment Jacques Fontaine, Études sur la poésie latine tardive d’Ausone à Prudence, Paris, Les Belles Lettres, 1980. 5 Wolfgang Dieter Lebek, « Postmortale Erotik und andere Probleme der Alcestis Barcinonensis », in : Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik, n° 76, 1989, p. 19-26.

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de représentations scéniques, proches des pantomimes6, soit exlue ; certains commentateurs ont souligné par ailleurs que le discours d’Alceste devait être replacé dans le contexte codifié des éloges funèbres7. Seule certitude : le poète, plutôt talentueux et maîtrisant parfaitement la métrique autant que la rhétorique8, témoigne de la vitalité de la culture et de la formation classiques dans l’Antiquité tardive. L’Alceste, à ce titre, peut être considérée comme une éthopée habile, tant elle porte les marques d’une tradition littéraire savamment entretenue. Si l’on se fonde sur un terminus ante quem placé à la fin du IVe siècle, qui est la datation communément admise, le poème a en effet été composé au cœur de ce que l’on a coutume d’appeler le « grand siècle » de la poésie latine tardive. L’auteur anonyme de l’Alceste de Barcelone fut vraisemblablement le contemporain d’Ausone, Ambroise, Claudien ou Prudence, dont on a pu dire qu’après eux, « la muse latine n’a jamais retrouvé le lustre du IVe siècle, en particulier dans sa deuxième moitié9 ». Les principes esthétiques de cette époque sont marqués, entre autres, par un goût prononcé pour les réécritures de modèles illustres. Jean-Louis Charlet a ainsi rappelé que « la renouatio était le mot-clef de la renaissance constantinothéodosienne, et [qu’] elle impliquait un retour aux sources classiques10». Cette tendance « néo-classique11» remet au premier plan les textes canoniques : Virgile, essentiellement, dont l’étude faisait partie de toute formation intellectuelle dans l’Antiquité tardive, mais aussi tous les classiques, de Catulle à Juvénal, sans oublier le riche héritage grec, en particulier Homère et les tragiques. Ce goût pour les œuvres passées repose sur le principe bien connu de l’aemulatio. Il ne s’agit pas seulement d’imiter les modèles prestigieux, mais aussi de les surpasser, « en mettant en œuvre des éléments déjà élaborés par une tradition aussi ancienne et féconde que possible, en reprenant chaque fois non seulement les formes les plus belles mais aussi les plus beaux sujets, les plus beaux thèmes de poésie12». Cette esthétique de la réécriture, « idée maîtresse de la théorie littéraire

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Gian Franco Gianotti, « Forme di consumo teatrale : mimo e spettacoli affini », in : Oronzo Pecere et Antonio Stramaglia (éd.), La letteratura di consumo nel mondo greco-latino, Cassino, Università degli Studi, 1996, p. 282. 7 Notamment Roca-Puig, 1982 et Lebek, 1987, qui propose de nombreux parallèles avec des textes relevant de l’épigraphie funéraire. 8 Peter J. Parsons, Robin George Murdoch Nisbet, Gregory O. Hutchinson, « Alcestis in Barcelona », in : Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik, n° 52, 1983, p. 31-36. 9 Jean-Louis Charlet, « Æsthetic Trends in Late Latin Poetry (325-410) », in : Philologus, n°132, 1988, p. 74 (c’est nous qui traduisons). 10 Charlet, 1988, p. 77. 11 Charlet, 1988, p. 74. 12 Jacques Perret, Virgile, Paris, Éditions du Seuil,1959, p. 24.

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antique13 », reste plus que jamais de mise dans l’Antiquité tardive, qui établit une sorte de koinè poétique où textes classiques et créations originales se répondent. Le fait que le poème de Barcelone puise son inspiration dans l’Alceste d’Euripide se comprend dès lors aisément. La première partie reprend, en la simplifiant, la trame du mythe : après un dialogue entre Admète et Apollon, qui lui révèle son imminent trépas (v. 1-20), Admète cherche d’abord à convaincre son père, Phérès, de se substituer à lui (v. 21-42). La deuxième partie du poème est construite sur l’opposition entre le discours de la mère d’Admète, absente de la tragédie grecque, et celui d’Alceste (v. 42-103), avant que les derniers vers du poème n’évoquent les préparatifs des funérailles et les derniers instants d’Alceste (v. 103-122). L’épisode d’Héraklès ramenant Alceste des Enfers est donc supprimé14, ce qui place l’acmé au niveau des discours en contrepoint des deux femmes. L’absence de la figure comique du demi-dieu opère également un resserrement de la tonalité d’ensemble, nettement pathétique. Le principe de réécriture du modèle grec ne se limite donc pas à une simple récapitulation appliquée, si talentueuse fût-elle : de la tragédie au poème tardif s’opère un véritable changement de paradigme et la prédominance accordée aux deux figures féminines s’inscrit dans des enjeux esthétiques et idéologiques propres à l’Antiquité tardive. Sur le thème de la femme, les auteurs tardifs ont en effet radicalisé une tendance déjà ancienne à la catégorisation en figures idéalisées ou monstrueuses : la plupart des textes apparaissent comme le support de jugements de valeur distribués entre modèles et contre-modèles15. Ce dualisme à la fois esthétique et moral, souvent sans nuances, est à mettre en rapport avec une pensée de type binaire, qui apparaît comme un principe fondamental de l’anthropologie antique. La mère d’Admète et Alceste correspondent en ce sens aux types parfaitement identifiables que sont la mère monstrueuse et l’épouse modèle ; mais au regard de la place accordée aux enfants dans le discours d’Alceste, ce double portrait antithétique s’articule autour du motif central de la maternité, dans son expression hyperbolique comme dans son dévoiement. L’étude successive des discours du vieux Phérès, de Périclymèné et d’Alceste permet de mettre en lumière les modalités d’élaboration de ce 13

Perrine Galand-Hallyn, Le reflet des fleurs. Description et métalangage poétique d’Homère à la Renaissance, Genève, Droz, 1994, p. 538. 14 La plupart des éditeurs s’accordent pour dire que le poème est sans doute complet. 15 Voir par exemple la Psychomachie de Prudence, édition de Maurice Lavarenne, revue et corrigée par Jean-Louis Charlet, Paris, Les Belles Lettres, CUF, 1992, où le combat entre vices et vertus est rendu par des figures allégoriques exclusivement féminines. Si Prudence n’est pas le premier à avoir utilisé ce procédé, son usage était particulièrement en vogue au IVe siècle.

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double modèle et de préciser la définition de la monstruosité, dans son rapport avec la maternité. Le discours de Phérès : une paternité monstrueuse ? Les premiers vers du poème rapportent la prière enfiévrée qu’Admète, désireux de savoir quand les dieux ont fixé le terme de sa vie, adresse à Apollon. Conformément à la légende, Phébus lui annonce sa mort prochaine, mais aussi la possibilité de la racheter grâce au sacrifice d’un proche : Sed ueniat pro te qui mortis damna subire possit et instantis in se conuertere casus, tu poteris posthac alieno uiuere fato. Iam tibi cum genitor, genetrix cum cara supersit et coniux natique rudes, pete lumina pro te qui claudat fatoque tuo tumuloque prematur16. Admète, éploré, supplie donc son père d’accepter l’échange. Son discours se fonde sur une habile définition de ce que l’on pourrait appeler une paternité idéale : […] Sed reddere uitam tu genitor, tu sancte potes si tempora dones si pro me mortem subitam tumulosque subire digneris natoque tuo concedere lucem17. L’adverbe sancte, associé à la répétition pressante du pronom personnel de la deuxième personne, fonde la paternité sur un lien de type religieux. C’est en conformité avec le droit divin que le père pourrait accepter de mourir à la place de son fils. L’argument se trouve déjà chez Euripide : le sacrifice du vieillard permettrait le respect du principe archaïque selon lequel ce sont les enfants qui doivent pleurer leurs parents et leur rendre les 16 Alc. Barc., v. 15-20 : « Mais que vienne qui pourra à ta place subir le dommage de la mort et détourner sur lui les malheurs qui te menacent, et tu pourras ensuite vivre avec le destin d’un autre. Puisque ton père, ta chère mère sont encore vivants et que tu as une femme et de jeunes enfants, cherche parmi eux qui à ta place fermera ses yeux et sur qui pèseront et ton destin et ton tombeau. » En raison de l’altération du texte, le choix de l’édition utilisée entraîne des variations parfois importantes. Aucune version ne prétendant être définitive, nous avons choisi la recension et la traduction les plus récentes, dues à Gauthier Liberman, « L’Alceste de Barcelone », in : Revue de Philologie, n°72, 1998, p. 219-232, qui présente en outre une synthèse commode des propositions de restitution antérieures. 17 Alc. Barc., v. 28-31 : « Mais toi, saint auteur de mes jours, tu pourrais me rendre la vie si tu me donnais ton temps, si à ma place tu daignais aller soudainement à la mort et au tombeau, et céder à ton fils la lumière. »

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honneurs funèbres, et non l’inverse18. C’est donc sur le fas plus que sur le ius que s’appuie la demande d’Admète. L’intervention du poète récitant, qui introduit la réponse de Phérès, reprend la même idée, assortie d’un jugement de valeur sans ambiguïté : Hic genitor, non ut genitor19. Reprise d’un passage d’Euripide20, la formule, particulièrement expressive, développe l’idée que le devoir d’un père est de donner la vie, fût-ce une seconde fois. L’abnégation attendue ne fait que renforcer l’égoïsme de la réponse. Après des protestations de bonne volonté, Phérès, qui assure qu’il sacrifierait avec joie ses yeux ou sa main pour sauver son fils, manifeste surtout sa crainte devant le néant absolu que représente la mort : Nil ero, si quod sum donauero. Quanta senectae, nate, meae superest, minimam uis tollere uitam ?21 Cet attachement effréné à la vie chez un vieillard, qui révèle un élan vital incoercible, est la reprise d’un motif classique, que l’on trouve par exemple chez Lucrèce22 et Sénèque23 : la tradition philosophique qui condamne l’élan vital parce qu’il engendre l’angoisse se trouve dès lors gauchie. Le prix absolu accordé à un seul instant devient, pour Phérès, non pas le résultat d’un art de vivre, fruit de la ratio qui prépare à accepter la mort sereinement, mais une soif de vie irraisonnée, la marque d’une recherche de plaisir compulsive. D’ailleurs, le vieillard ajoute que, s’il a cédé sans difficulté son trône et son pouvoir à son fils, c’est la douceur24 de la vie qui la rend en revanche incessible. La triple répétition, en début de vers25, de la tendre apostrophe nate n’y fait rien : le rejet est ferme, à défaut d’être violent,

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Phérès, rendant hommage à Alceste pour son sacrifice, souligne surtout le bonheur de garder un fils qui puisse soutenir sa vieillesse, Eur., Alc., v. 614-628. 19 Alc. Barc., v. 32 : « Alors le père de dire, nullement comme un père. » 20 Eur., Alc., v. 636-638 (CUF) : οὐκ ἦσθ᾽ ἄρ᾽ ὀρθῶς τοῦδε σώματος πατήρ, / οὐδ᾽ ἡ τεκεῖν φάσκουσα καὶ κεκλημένη / μήτηρ μ᾽ ἔτικτε… « N’étais-tu donc pas le vrai père de ma chair, et celle qui se dit et qu’on nomme ma mère ne m’a-t-elle pas mis au monde ? » 21 Alc. Barc., v. 36-37 : « Je ne serai plus rien, si je te donne mon être. La quantité de vie qui reste à ma vieillesse, toute petite, tu veux, mon fils, me l’enlever ? » 22 Voir en particulier la fameuse prosopopée de la Nature, qui réprimande le vieillard se lamentant sur sa mort prochaine, Lucr., II, v. 952-965, ou encore III, v. 1077. 23 La lettre CI de la correspondance, tout en exhortant Lucilius à profiter de chaque journée comme d’une vie entière, rappelle le vœu déraisonnable exprimé par Mécène dans ses vers : « Fais de moi un infirme, un manchot, estropié d’une jambe, boiteux ; campe sur mon dos une énorme bosse ; ébranle et fais tomber mes dents : tant que la vie me reste, tout est bien. Même en croix, sur le pal, conserve-moi la vie. » Sén., Ad Luc., CI, 11 (CUF). 24 Alc. Barc., v. 39-40 : Contentus tantum uitae, qua dulcius una / nil mihi : « Je me contente seulement de la vie, qui est ce que j’ai de plus doux. » 25 Alc. Barc., v. 34, v. 37 et v. 41.

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comme chez Euripide26. Admète est bien « rejeté », pulsus27, et c’est alors qu’il se tourne vers sa mère. La figure paternelle, dans l’Alceste de Barcelone, apparaît globalement simplifiée par rapport au modèle tragique. La brièveté de l’échange, qui est composé en réalité de deux longues répliques se répondant, bien éloignées des stichomythies28 nerveuses d’Euripide, explique sans doute le manque de relief d’un personnage qui ne fait que préparer les discours décisifs de la mère et de l’épouse. La crainte viscérale de mourir que manifeste Phérès n’est que l’expression d’un égoïsme défensif, sans agressivité, et le dialogue avec Admète ne recèle pas la violence qui sourd dans le lien maternel. Discours de la violence, discours du corps : une maternité monstrueuse Le passage à la deuxième partie du poème, où apparaît la mère d’Admète, donne lieu à un infléchissement notable du ton et à un accroissement manifeste de la tension dramatique. Éconduit par son père, Admète se jette aux pieds de sa mère : […] genitricis uoluitur ante pedes, uestigia blandus adorat inque sinus fundit lacrimam29. Il est d’abord frappant de constater que la prière d’Admète est accompagnée de manifestations physiques exacerbées de son chagrin, absentes de l’épisode paternel et substituant au langage verbal un langage du corps, ce qui suggère la spécificité du lien maternel. Périclymèné, qui n’apparaît dans le manuscrit que sous la désignation de mater, fait par ailleurs au corps des références multiples dans sa réponse ; accusant son fils d’un égoïsme monstrueux, elle enchaîne reproches et admonestations : […] Oblitus mente parentum tu, scelerate, potes maternam quaerere mortem, tu tumulis gaudere meis ? Haec ubera flammae diripiant, uterumque rogi uis ultimus ignis consumat, quod te peperit, hostis genetricis, hostis, nate, patris30. 26

L’égoïsme du vieillard, dans la tragédie, va déclencher chez Admète une fureur haineuse à laquelle répond le mépris ironique du père, Eur., Alc., v. 629-740. 27 Alc. Barc., v. 42. 28 Eur., Alc., v. 710-729. 29 Alc. Barc., v. 42-44 : « Il se roule aux pieds de sa mère, les embrasse avec dévotion et épanche ses larmes sur son sein. »

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La substitution de l’apostrophe scelerate à nate, ainsi que l’anaphore comminatoire du pronom tu, suggèrent d’abord une révolte de la chair devant l’anéantissement de la mort et la syntaxe bousculée traduit tout à la fois la colère et l’indignation. La présence du champ lexical de la fécondité, avec sinus, ubera, uterum, peperit et genetricis, introduit néanmoins un thème plus complexe : paradoxalement, c’est celle dont le discours est le plus saturé de références à la maternité qui incarne la maternité la plus dévoyée. Tout comme il l’avait fait pour le père, le poète ne manque pas de le souligner, avec une insistance plus marquée : […] Fugit illa rogantem nec pietate parens nec uincitur inproba fletu, haec super inproperans31. La mention de la désobéissance au devoir de pietas, tout en stigmatisant le mépris affiché pour la proposition d’Apollon, joue également de la référence au devoir et à l’affection maternels, qui sont niés. La dureté de cette mère mauvaise, inproba, loin d’en faire une mulier uirilis capable de transcender la faiblesse traditionnellement attribuée au sexe féminin, comme ce sera le cas pour Alceste, en fait une figure monstrueuse, qui sape les fondements de la famille. L’examen plus précis de ses principaux griefs le confirme : ses reproches se fondent sur un retournement complet des codes traditionnels de la plainte maternelle, tels qu’on les retrouve par exemple dans l’épopée, notamment virgilienne. Comme l’a bien montré Laurence Beck-Chauvard32, il existe, dans l’Énéide, une « spécificité féminine du lamento33 », discernable dans les figures de la plainte, qu’elle soit maternelle ou amoureuse. L’exemple de la mère d’Euryale est particulièrement éclairant : alors que le cadavre du jeune héros troyen, tué lors d’une expédition nocturne, est ramené à sa mère, avec un hurlement de femme, femineo ululatu34, s’arrachant les cheveux, scissa comam, privée de raison, amens35, elle emplit le ciel de ses plaintes, 30 Alc. Barc., v. 46-51 : « Oublieux de ce que tu dois à tes parents, tu peux, scélérat, demander la mort de ta mère, tu peux te réjouir de ma mise au tombeau ? Ce sein, tu veux que les flammes l’emportent et que le feu suprême du bûcher consume le ventre qui t’a engendré, ennemi de ta mère, ennemi de ton père, toi, un fils ! » 31 Alc. Barc., v. 44-46 : « Elle se dérobe à sa demande et, mère indigne, ne se laisse fléchir ni par le sentiment maternel ni par les pleurs, mais ajoute ces reproches. » 32 Laurence Beck-Chauvard, « Plainte amoureuse et plainte maternelle dans l’Énéide », in : Revue des Études Latines, n° 79, 2002, p. 104-125 ; voir également A.M. Keith, Engendering Rome. Women in Latin Epic, Cambridge, Cambridge University Press, 2000. 33 Beck-Chauvard, 2002, p. 106. 34 Verg., En., IX, v. 477. 35 Verg., En., IX, v. 478.

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questibus36. Outre le caractère paroxystique de sa réaction, typique des manifestations du deuil féminin, la violence exacerbée de son discours est essentiellement liée à l’évocation de son sort malheureux : Tune ille senectae / sera meae requies potuisti linquere solam, / crudelis ? 37. L’apostrophe crudelis à l’adresse du défunt est donc motivée, dans l’épopée, par une solitude vécue comme un abandon et s’accompagne d’un appel à la mort qui, seule, pourra la délivrer d’une vie dès lors privée de sens. Si la mère d’Admète est bien une figure monstrueuse, de celles qui renversent l’ordre établi, c’est parce que sa réaction contre-nature lui fait accepter la mort de son fils, pour prix de sa survie, au lieu d’y voir la cause de sa propre disparition, préférable à la solitude d’une mère endeuillée. Significativement, après une série de considérations sur le caractère inéluctable de la mort, qui sont une déclinaison de motifs lucrétiens38, et la réitération de son refus de descendre aux Enfers, qui est une réminiscence virgilienne39, la mère d’Admète se réclame de précédents illustres. Le principe d’auto-justification par recours à des figures mythologiques n’est pas rare. Mais ces exemples de mères ayant perdu leur fils sont en réalité ceux de femmes monstrueuses ayant tué leurs propres enfants : Althée40, mère de Méléagre, qu’elle fait périr sous l’effet de la colère, Agavé41, mère de Penthée, victime d’un diasparagmos bachique, sa sœur Ino42, qui tue son fils dans un égarement voulu par Héra, et Procné43, tuant Itys pour le servir à la table de son mari infidèle. La mère d’Admète, dans sa propre argumentation comme dans les commentaires du récitant, incarne une maternité faite de violence et d’égoïsme. Cette figure ambiguë, dont le discours inverse les motifs topiques de la plainte maternelle, se nourrit de lieux communs philosophiques autant qu’elle confère à l’ensemble une coloration très théâtrale, notamment avec l’image du ventre maternel détruit par celui qu’il a engendré44. Sa longue 36

Verg., En., IX, v. 480. Verg., En., IX, v. 481-483 (CUF) : « Est-ce toi, tardif repos de ma vieillesse, qui as pu me laisser seule, cruel ? » 38 La mention des contrées éloignées où Admète pourrait en vain chercher refuge rappelle le passage hoc se quisque modo fugit, Lucr., III, v. 1068. L’interrogation Cur metuis mortem, cui nascimur ?, « Pourquoi crains-tu la mort, pour laquelle nous sommes nés ? » (Alc. Barc., v. 53) reprend également Lucrèce (III, v. 1076) et Sénèque (Ad. Luc., I, 4, 9). 39 Voir Geoffrey Harrison et Dirk Obbink, « Vergil, Georgics I 36-39 and the Barcelona Alcestis (P. Barc. Inv. No. 158-161) 62-65 : Demeter in the Underworld », in : Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik, n° 63, 1986, p. 75-81. 40 Alc. Barc., v. 67. 41 Alc. Barc., v. 66. 42 Alc. Barc., v. 67. 43 Alc. Barc., v. 68. 44 Ce détail n’est pas sans rappeler la mort d’Agrippine chez Tacite, An., 14, 10 (CUF) : Ventrem feri, « Frappe au ventre. » Environ un siècle après l’Alceste de Barcelone, le poète Dracontius reprend le motif, en l’inversant, dans la mise en scène du meurtre de Clytemnestre 37

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réplique, véritable rhèsis, prépare ainsi le discours antithétique d’Alceste, dans un retournement dont les enjeux sont maintenant à préciser. Alceste, figure superlative du dévouement conjugal et maternel La structuration du passage, soigneusement élaborée par le poète, fait d’Alceste l’incarnation d’un triple idéal : conjugal, amoureux et maternel. Contrairement aux échanges avec Phérès et Périclymèné, c’est avant même que son mari ne le lui demande qu’Alceste, au spectacle de son chagrin, s’écrie : Me, inquit, trade neci, me coniux, trade sepulcris exclamans, concedo libens, ego tempora dono Admete, uentura tibi, pro coniuge coniux. Sic uinco matrem, uinco pietate parentem ; si morior, laus magna mei post funera nostra45. L’anaphore du pronom de la première personne me renforce l’idée que le sacrifice de soi repose sur la revendication d’un idéal conjugal, perceptible dans la répétition polyptotique du terme coniux, qui est une reprise d’Ovide46. Alors que la mère veillait jalousement à son intégrité physique, le sacrifice d’Alceste est un don, dono, qui symbolise l’oblation volontaire du corps au profit de la gloire, comportement de type héroïque et donc masculin. Alceste devient dès lors une véritable mulier uirilis, comme le suggèrent la métaphore du combat, avec l’anaphore de uinco, ainsi que l’expression laus magna. Elle ajoute même : Non ero, sed factum totis narrabitur aeuis et coniux pia semper ero. Non tristior atros accipiam cultus, non toto tempore flebo, aut cineres seruabo tuos. Lacrimosa recedat uita procul : mors ista placet47. par Oreste (Drac., Orestis tragoedia, v. 739-740, CUF) : Parens (…) / orabat natum, “per haec, puer, ubera, parce !” , « La mère (…) suppliait son fils : “au nom de ce sein, mon enfant, épargne moi !” » 45 Alc. Barc., v. 72-76 : « Envoie-moi à la mort, mon époux, envoie-moi au tombeau, dit-elle. Je te cède volontiers, je te donne, moi, Admète, mon temps à venir, présent d’une épouse à son époux. Ainsi, ma piété dépasse celle d’une mère, dépasse celle d’un père ; si je meurs, une grande gloire pour moi suivra mon trépas. » 46 Ovide, Mét., VII, v. 589 : Pro coniuge coniux. 47 Alc. Barc., v. 77-81 : « Je ne serai plus, mais tous les temps raconteront mon geste et je serai pour toujours une pieuse épouse. Je ne prendrai pas, trop éplorée, les habits sombres, je ne pleurerai pas tout le temps et je ne garderai pas tes cendres. Loin de moi une vie de larmes : cette mort m’agrée. »

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Le refus du deuil, posture classique de la mère comme de l’épouse dans l’épopée, symbolise la gloire et la geste héroïques auxquelles aspire Alceste, considérées comme une forme de survie supérieure à celle du corps. Il marque également une rupture nette avec la figure de Périclymèné. L’utilisation récurrente du futur dans ce passage, suivie d’un présent péremptoire, avec mors ista placet, complète ce portrait d’une femme capable de se projeter dans l’avenir, posture pourtant de type masculin dans le code épique48. La suite du discours précise ce portrait d’épouse, grâce à un intéressant rebondissement, introduit par l’adverbe tantum : Hoc tantum moritura rogo, ne post mea fata dulcior ulla tibi, uestigia ne mea coniux carior ipsa legat49. L’orgueil exclusif que manifeste Alceste se déploie dans sa demande insistante de rester à jamais l’unique épouse d’Admète : à l’idéal de la femme uniuira, épouse d’un seul homme, abondamment illustré dans l’épigraphie funéraire50, elle substitue l’exigence d’un mari époux d’une seule femme. Cette prière inattendue opère une transition vers une tonalité nouvelle, sensiblement érotique, dans le discours de celle qui entend bien rester l’amante de son époux. […]Et tu ne nomine tantum me cole meque puta tecum sub nocte iacere. In gremio cineris nostros dignare tenere nec timida tractare manu, udare fauillas unguento titulumque nouo praecingere flore. Si redeunt umbrae, ueniam tecumque iacebo. Qualiscumque, tamen coniux ne deserar a te51.

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Beck-Chauvard, 2002, p. 118. Alc. Barc., v. 83-85 : « Avant de mourir, je ne te demande qu’une chose ; qu’après ma mort, aucune femme plus chère à ton cœur, aucune épouse plus aimée de toi ne marche sur mes pas. » 50 Bärbel von Hesberg-Tonn, Coniux carissima. Untersuchungen zum Normcharakter im Ercheinungsbild der römischen Frau, Stuttgart, 1983 ; Marjorie Lightman et William Zeisel, « Uniuira : An Example of Continuity and Change in Roman Society », in : Church History n°46, 1977, p. 19-32. 51 Alc. Barc., v. 85-91 : « Et toi ne cultive pas seulement ma mémoire, mais pense que je m’étends à tes côtés la nuit. Daigne sur ton sein tenir ma cendre et la toucher d’une main dépourvue de crainte, l’humecter de parfum et entourer de fleurs fraîches ma pierre tombale. Si les Ombres reviennent, je viendrai m’étendre à tes côtés. Si réduite que je sois, je resterai ton épouse. » 49

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Les détails sensibles de la main qui caresse, des parfums précieux et des couronnes de fleurs sont des reprises de motifs élégiaques bien connus, mais utilisés dans un contexte inédit52. L’utilisation du terme gremium, pourtant réservé habituellement au giron maternel, pour désigner la poitrine d’Admète, semble également préciser un transfert de genre dans le couple et achève le brouillage des codes masculins et féminins. Dans un troisième mouvement, Alceste insiste enfin sur le réconfort que représentent ses enfants : Ante omnes commendo tibi pia pignora natos, pignora quae solo de te fecunda creaui. De te sic nullas habeat mors ista querellas. Non pereo nec enim morior : me, crede, reseruo, quae tibi tam similes natos moritura relinquo53. Le champ lexical de la maternité, avec pignora, natos, fecunda et creaui, prend donc le relais de celui de l’épouse, ou plutôt se confond avec lui. L’image traditionnelle de la survie des parents grâce à leur descendance achève le portrait d’Alceste qui, après avoir défendu l’idée d’immortalité dans une gloire de type héroïque, évoque celle qui s’incarne dans les enfants, avec la redondance non pereo nec morior. Le texte joue sur ce point d’une référence virgilienne : l’image de la ressemblance des enfants qui permet d’oublier la perte d’un parent n’est pas sans rappeler la tristesse de Didon, qui ne peut ainsi se consoler du départ d’Énée54. Illustrant le goût tardoantique pour les contrastes marqués, le discours d’Alceste est bien l’exacte antithèse de celui de Périclymèné : alors que la vieille femme fonde sa survie sur la mort de son fils, la jeune mère se réjouit d’y parvenir par sa descendance même. L’expression des pia pignora résonne également comme un écho à une formule conventionnelle des épithalames : les vœux d’une heureuse fécondité couronnent en effet tout poème nuptial, à l’occasion de ce que les 52

On s’est beaucoup interrogé sur la nature du titulum entouré de fleurs, au vers 89. Wolfgang Lebek rejette la traduction par « pierre tombale » et défend l’idée d’une urne avec inscription, ce qui pourrait convenir à l’évocation de ce « moment érotique » (Lebek, 1989, p. 21-22). Miroslav Marcovich voit davantage dans les cineres d’Alceste une statuette pouvant la représenter, ce qui légitimerait l’idée d’étreinte, en accord avec l’Alceste d’Euripide où, aux vers 348-354, Admète renonce aux plaisirs et jure qu’il fera reposer à côté de lui une statue de sa femme. (Marcovich, 1988) 53 Alc. Barc., v. 93-97 : « Avant tous les autres, je te recommande les gages de notre pieuse affection, nos enfants, ces enfants que je mis au monde fécondée par toi seul. Qu’ainsi cette mort ne t’offre aucun sujet de lamentation. Je ne m’en vais ni ne meurs en effet : crois-moi, je me garde en vie en te laissant, avant de mourir, des enfants si ressemblants. » 54 Verg., En., IV, v. 327-330.

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rhéteurs appellent l’adlocutio sponsalis55, discours adressé aux fiancés, souvent par une divinité, juste avant la nuit de noces56. À la même époque que la rédaction de l’Alceste de Barcelone, dans un poème composé en l’honneur de Sabine, son épouse défunte, Ausone insiste également sur l’importance des enfants, gages de la fides conjugale, qui atténuent la douleur de la perte57. En somme, le poète semble se plaire à fixer les traits de la mère idéale, qui allie corps fécond et souci de la transmission. L’ultime adresse à sa fille, l’exhortant à imiter son exemple, le confirme plus loin : […] Et tu pro coniuge, nata, disce mori, disce ex hoc exemplo pietatis58. Le dernier mot de la tirade ne laisse guère de doute sur ses enjeux : la piété, dont Alceste devient l’incarnation par excellence, lie le respect dû à l’époux et à la mère, en un idéal unique propre à garantir la pérennité familiale. Les derniers vers du poème sont enfin l’occasion, pour le poète appliqué, d’évoquer avec force le moment où la tension dramatique est à son comble : après avoir elle-même préparé, joyeuse, laeta59, ses propres funérailles, Alceste s’étend sur son lit funèbre pour attendre l’issue fatale. La description de la mort prenant possession du corps de la jeune femme est sans doute le seul passage du poème qui sacrifie au goût de l’époque pour un certain « baroquisme60 », faisant la part belle à la métamorphose et à l’illusion : Torpebantque manus, rigor omnia corripiebat : caeruleos ungues oculis moritura notabat algentisque pedes ; fatali frigore prensa Admeti in gremium refugit fugientis imago61. 55

Voir par exemple le traité de Ménandre, édité, traduit et commenté par Donald Andrew Russel et Nigel Guy Wilson, Menander rhetor, Oxford, Oxford University Press, 1981. 56 Voir par exemple, pour l’antiquité tardive, l’épithalame de Paulin de Nole en l’honneur de Julien et Titia, Carmen 25, v. 11, édition d’Andrea Ruggiero, I carmi. Testo latino con introduzione, traduzione italiana, note e indici, Naples, Rome, LER, 1996 ; ou encore celui de Dracontius en l’honneur de Jean et Vitula, Carmen 7, v. 121, édition d’Étienne Wolff, Œuvres, t. IV, Poèmes profanes VI-X, Paris, Les Belles Lettres, CUF, 1996. 57 Parentalia, 9, v. 26 : Liquisti natos, pignora nostra, duos, « Tu m’as laissé deux enfants, gages de notre amour. » (Traduction de Max Jasinski, Ausone, Œuvres en vers et en prose, t. I, Paris, Garnier frères, « Classiques Garnier », 1935). 58 Alc. Barc., v. 101-102 : « Et toi, ma fille, apprends, apprends à mourir pour ton époux en t’inspirant de l’exemple de piété que je t’offre. » 59 Alc. Barc., v. 109. 60 Fontaine, 1980, p. 5. Voir également Charlet, 1988, p. 77 sq. 61 Alc. Barc., v. 116-119 : « Et ses mains étaient engourdies, la roideur s’emparait de tous ses membres ; sur le point de mourir, elle constatait du regard le bleuissement de ses ongles et le

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La description tire son expressivité du souci de témoigner de la présence conjointe de la vie et de la mort au sein d’un même corps : encore consciente de l’instant, Alceste observe directement les progrès de la mort sur son propre corps, dans une lucidité tout à la fois contre-nature et merveilleuse. Le double mouvement refugit fugientis imago n’est d’ailleurs pas sans suggérer un ultime sursaut du corps, comme si Alceste voulait inverser le mouvement de la mort pour rechercher une dernière étreinte avec l’homme aimé, avant de s’abandonner au trépas. À mi-chemin de la vie et de la mort, entre conscience aiguë et immobilité pétrifiée, Alceste trouve encore la force de s’écrier : […] Dulcissime coniux exclamat, rapior, uenit, mors ultima uenit, infernusque deus condit iam membra sopore62. Le triomphe de la mort s’inscrit pour ainsi dire dans les derniers vers du poème, qui multiplient les références aux expressions figées du discours funéraire épigraphique, comme dulcissime coniux et condit membra sopore, formules récurrentes des épitaphes romaines63. Conclusion Par les personnages qui la composent comme par les motifs qui fondent leurs discours, l’Alceste de Barcelone s’articule tout entière sur les notions de maternité, de paternité et de filiation. Des deux couples qui s’y opposent, ce sont surtout les figures féminines qui concentrent les traits les plus saillants : alors qu’Admète et le vieux Phérès sont des personnages centraux du modèle euripidien, ils ne sont plus, chez l’auteur anonyme du poème tardif, que de pâles figures, prétextes à l’affrontement de deux femmes, qui sont surtout deux mères. La mise en tension de ce double portrait se fonde sur le discours de chacune, ainsi que sur l’image du corps qui s’en dégage. L’insistance sur la fécondité commune de ces deux corps féminins souligne d’autant plus la nature antithétique des deux rhèseis. Le travail argumentatif et littéraire propre à l’éthopée amplifie cette vision duelle de la maternité. La mère indigne, par la violence agressive de ses plaintes, refuse la mort dans gel de ses pieds ; saisie par le froid de la mort, cette ombre fuyante se réfugie dans les bras d’Admète. » 62 Alc. Barc., v. 120-122 : « Mon très doux époux, s’exclame-t-elle, je suis emportée, la mort dernière est arrivée, elle est arrivée, et le dieu des enfers plonge à présent mon corps dans le sommeil. » 63 Dans le poème 1436 des Carmina Latina Epigraphica, Anthologia Latina, éd. Franciscus Buecheler, Alexander Riese et Ernst Lommatzsch, Leipzig, 1895, on retrouve par exemple dulcissime coniux au vers 5 et claudit mea membra sopore au vers 3, cf. Lebek, 1987, p. 43.

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un sursaut égocentrique, faisant du sacrifice sollicité par son fils un matricide déguisé. L’épouse fidèle, au contraire, va au-devant de la mort et, victime consentante, assure la survie de son époux autant que la cohésion familiale. La place des enfants dans son discours le confirme : s’y esquisse une maternité idéale, où le don de la vie est inséparable de la transmission de certaines valeurs fondatrices de l’idéal féminin antique, notamment la fides et la pietas. L’intellectuel anonyme qui a composé le poème, en homme de son temps, affiche ainsi le souci appliqué de lier utilitas et dulcedo, instruction morale et plaisir de parcourir un texte brillant, saturé de références intertextuelles, qui se veut véritable morceau de bravoure. Que penser de cette vision clivée de la maternité et, plus largement, de la féminité ? La radicalisation des traits, qui peut sembler manquer de finesse, rejoint d’abord une tendance générale de toute la production littéraire tardive, où le souci du particulier, du singulier et de l’exception réaliste s’efface au profit de types symboliques et fortement uniformisés. La nature parfaitement conventionnelle de ces portraits ne doit pas non plus faire oublier dans quel contexte ce poème à double visage, bifrons pour ainsi dire, a été composé. On peut distinguer, au sein de la production littéraire tardoantique, trois sources principales de discours portant sur la maternité : les epyllia64, les textes épigraphiques ainsi que les épithalames. Nés à l’époque alexandrine, en réaction contre la « grande » épopée, les epyllia représentent un genre complexe, où les modèles classiques sont adaptés à une esthétique nouvelle, fondée non plus sur une fonction de célébration, mais sur la mise en scène des passions humaines. On y relève un goût prononcé pour les analyses de type psychologique des ravages de l’amour, du désir ou de la haine65. L’héritage tragique y est prégnant, mêlé aux influences de l’épopée, de l’élégie ou de la bucolique. La mère d’Admète, dans l’Alceste de Barcelone, reflète le même questionnement incessant sur la violence, toujours susceptible de faire basculer dans la monstruosité. En se plaçant elle-même dans la lignée d’Althée, Agavé, Ino et Procné, elle incarne ce que la maternité peut engendrer de pire : le désir de retirer à son enfant la vie qui lui a été offerte, mettant en péril l’équilibre de la famille et de la société tout entière.

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Créé par la philologie allemande, le terme d’epyllion a été souvent contesté, dans la mesure où il ne s’agit pas d’un genre littéraire reconnu comme tel dans l’Antiquité ; il est pourtant conservé par les philologues actuels, essentiellement pour son aspect commode. Étienne Wolff le définit comme « une forme du genre narratif […], poème fini, d’une longueur relativement brève, écrit en hexamètres dactyliques, empruntant son sujet à la mythologie ou aux cycles épiques. » (Recherche sur les epyllia de Dracontius, Th. Doc. Ét. Lat., Paris 10, 1987, p. 248). 65 Voir par exemple les figures de Médée ou de Clytemnestre dans les Romulea de Dracontius, éd. Wolff, 1995 et 1996, CUF.

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A contrario, des topoi épigraphiques et des conventions des éloges funèbres comme des épithalames, la figure d’Alceste a tout repris : expression parfaite des valeurs traditionnelles de la morale romaine, elle perd également en traits singuliers ce qu’elle y gagne en exemplarité. Son dévouement à son époux, associé à une heureuse fécondité66, devient le support d’un discours d’édification aux intentions parfaitement explicites : célébrer une féminité faite d’abnégation et de piété, fondement de l’ordre social. L’originalité de l’Alceste de Barcelone, du fait même de son indétermination générique, tient du mélange de cette riche intertextualité. Il apparaît ainsi clairement, en accord avec les enjeux propres à la littérature tardo-antique, que l’exploitation du motif de la maternité monstrueuse n’est que le prétexte à cette volonté d’édification67. Le triomphalisme confiant d’Alceste, en consacrant la victoire d’une forme de maternité sublime sur la violence des instincts, relève de cette esthétique particulière à la fin du IVe siècle, où la lumière triomphe des ténèbres. En tout cas, cette poikilia, ou variété des genres, au sein de la même œuvre, est la source, autant que d’importantes difficultés d’étude, d’un plaisir de lecture toujours renouvelé.

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Voir par exemple l’épitaphe C.E. 676, stèle datant de la deuxième moitié du IVe siècle, où l’épouse défunte est célébrée par son mari pour sa fidélité (fides, v. 3), sa générosité envers lui (generosa mihi coniux, v. 7) et les trois enfants qu’elle lui a laissés (trium subolum mater, v. 9). 67 Cet encouragement à la vertu n’est pas marqué par un positionnement religieux. La question du christianisme de l’auteur de l’Alceste ne se pose d’ailleurs guère. La plupart des poètes de la fin du IVe et du Ve siècle ayant composé des poèmes à sujet mythologique étaient chrétiens, comme Dracontius, ou écrivaient pour des cours chrétiennes, comme Claudien (voir par exemple Le Rapt de Proserpine, édition Jean-Louis Charlet, Œuvres, t. I, Paris, Les Belles Lettres, CUF, 1991.) Dans tous les cas, il n’y a plus, à cette époque, de concurrence entre l’esthétique classique et les exigences de la foi.

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II. Les parents terribles chez Sénèque

Monstruosité, filiation et barbarie : Médée, Phèdre et Hippolyte dans le théâtre de Sénèque Emilia NDIAYE Université d’Orléans Dans la perspective ouverte par Florence Dupont avec son ouvrage Les monstres de Sénèque1, nous nous proposons de revenir sur trois des personnages tragiques, Médée, Phèdre et Hippolyte, selon l’optique choisie ici, celle de la filiation monstrueuse, pour la lier à la notion de barbarie. À la fin de son ouvrage, Florence Dupont écrit : « Idéologiquement la figure du monstre sert à cerner l’humanité de l’extérieur, en disant ce qu’elle n’est pas, en marquant les limites indépassables. Pour penser l’homme il faut penser le non-homme, c’est-à-dire à Rome le monstre, car ni le sauvage, ni l’esclave ne peuvent y incarner l’altérité radicale »2. Qu’en est-il quand le personnage est un barbare ? Médée est l’archétype de la barbare et, devenue monstrum, elle supprime sa descendance. Épouse du roi d’Athènes, Phèdre n’est pas d’origine barbare3 mais dans sa sauvagerie érotique4 elle se rêve en Amazone, dans les forêts sur les traces du chasseur Hippolyte : ce fantasme est le résultat de sa filiation, la fille de Pasiphaé répétant les amours maternelles monstrueuses. Qualifié de monstrum par son père5, Hippolyte, fils de l’Amazone Antiope, est barbare par sa filiation maternelle. Il se trouve, en outre, dans une situation originale par rapport aux autres monstres des tragédies de Sénèque : le scelus nefas qui lui est imputé et qui justifie l’accusation de Thésée n’existe pas. Ou plutôt il n’existe que par le mensonge de Phèdre qui a porté, sur les conseils de la Nourrice, une fausse accusation contre son beau-fils. Mais cela n’empêche pas qu’il meure car il est coupable d’un autre nefas, celui que lui a légué sa mère. Nous nous proposons d’essayer de cerner cette monstruosité barbare, en rapport avec la filiation, en la replaçant dans l’œuvre du philosophe et en situant les trois personnages les uns par rapport aux autres. Autrement dit : en quoi la barbarie de Médée, de Phèdre et d’Hippolyte correspond-elle à la

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Les monstres de Sénèque, Paris, Belin, 1995, en particulier p. 53-83. Nous renvoyons à l’ensemble de l’ouvrage sur lequel s’appuient nos analyses. 2 Dupont, 1995, p. 243 3 Mais deux passages l’associent à des barbares, 166-168 et 226-227, voir infra. 4 Voir Dupont, 1995, p. 168-169. 5 Plus précisément, c’est son acte qui est qualifié de tel : quod monstrum intuor ?, « quel forfait monstrueux entrevois-je ? » (898) : les traductions des pièces sont de François-Régis Chaumartin, CUF, que nous modifions légèrement parfois.

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manière dont Sénèque envisage les barbares par ailleurs, et qu’apporte à leur monstruosité le fait qu’ils soient peu ou prou barbares ? Le barbarus dans les œuvres philosophiques, entre uanitas et feritas Sénèque totalise 29 occurrences du mot barbarus, auxquelles on peut ajouter les quatre de son doublet barbaricus6. Ces occurrences sont quasiment toutes dévalorisantes, ce qui est le cas chez tous les auteurs latins7, et font ressortir de façon équivalente soit la uanitas8 (15) soit la feritas (14) des barbari9. Une petite moitié de ces occurrences se trouvent dans son théâtre (15) où elles se répartissent de manière équivalente entre les deux valeurs (six vers la feritas, sept vers la uanitas). Le dramaturge s’intéresse donc autant au barbarus que le philosophe et l’envisage sous le même angle. Depuis Cicéron ou César, les risques encourus chez ces peuples ennemis servent d’étalon du danger pour mesurer le degré de sauvagerie de tel ou tel. Plusieurs références dans les écrits en prose de Sénèque évoquent les barbares, en général ennemis, et leur férocité, comme dans Ben., 5, 7, 5, ou Ep., 95, 70. Dans la Consolation à Helvia (7, 1) le point de vue se veut plus philosophique, l’auteur développe l’idée du mouvement perpétuel qui anime les objets célestes comme les hommes, dont la nature est de changer de lieu d’habitation. Le terme de barbarus a une valeur générique et le trait de la sauvagerie est facilement décelable par l’isotopie que mettent en place les deux adjectifs ferus et indomitus10, et comme les exemples choisis sont pour la plupart en rapport avec des guerres ou des conquêtes, de celles d’Alexandre aux invasions des Gaulois ou des Cimbres, on associe facilement l’étranger barbare à un ennemi.

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La proportion est comparable, par exemple, aux 92 occurrences dans toute l’œuvre de Cicéron. 7 Pour le détail de l’analyse des emplois du terme et son évolution sémantique depuis le barbaros grec, voir Émilia Ndiaye Un nom de l’étranger : barbarus, étude lexico-sémantique, en latin, des origines à Juvénal, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2003. 8 La feritas englobe tous les traits sémiques du côté de la violence et de la sauvagerie, par opposition à la uanitas, qui englobe ceux qui concernent l’incompétence et la faiblesse des barbares. Voir Émilia Ndiaye, « L’étranger ‘barbare’ à Rome : essai d’analyse sémique », in : L’Antiquité classique, n° 74, 2005, p.119-135. 9 Il reste quatre occurrences qui sont neutres ou laudatives. 10 Et plus bas on a : feritatem accolarum, « la sauvagerie des indigènes », puis : trucibus et inconditis […] populis, « farouches et grossières peuplades » (7, 8) : les traductions des œuvres en prose sont de René Waltz, CUF, revue par Paul Veyne, Sénèque, Entretiens et Lettres à Lucilius, coll. Bouquins, Paris, Laffont, 1993. Nous les avons parfois légèrement modifiées.

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Caractérisés par leur feritas, les barbari11 le sont autant par leur uanitas : la perspicacité du stoïcien décèle l’impotentia du barbarus sous sa ferocia. Sénèque souligne cette uanitas dans des contextes variés qui reprennent les poncifs et préjugés établis depuis au moins deux siècles de littérature12. Paul Veyne le note ainsi : « On sait que Sénèque approuve patriotiquement l’impérialisme romain ; les Barbares sont des êtres impulsifs et dépourvus de toute sagesse ; ils ne méritent pas le respect des sages »13. Plusieurs facettes de l’inconsistance des barbares apparaissent. En Ep., 81, 30, une occurrence souligne leur absence de civilisation urbaine ; leur ignorance en Ben., 5, 20, 2, et dans la Consolation à Marcia (7, 3), où les barbari en proie au chagrin sont mis sur le même plan que les femmes ; leur superstition en Apoc., 8, 3. La barbarie du langage des Corses ressort de la dernière phrase de la Consolation à Polybius (18, 9) et, de manière plus générale, la conclusion du De la clémence (3, 21, 5) reprend l’image des barbari qui ne peuvent qu’être vaincus. C’est encore leur incompétence militaire qui est évoquée en Vit., 26, 3, et qui sert de référence à une comparaison sur l’inconscience et le manque de prévoyance des hommes quant à leurs biens. Mais c’est le De Ira14 qui nous rapproche du théâtre par son sujet voisin du furor tragique15. Au moment où les Furies la décident à opter pour l’infanticide, c’est : Ira, qua ducis, sequor16 que dit Médée à l’Erinys (Med., 953). Dès le début du traité (Ir., 1, 11, 1), Sénèque souligne les conséquences néfastes de la colère, même dans un contexte guerrier. À l’objection supposée arguant de l’efficacité de ce sentiment contre les ennemis, il oppose la nécessaire rigueur des attaques et au moment où il semble créditer les barbari d’une supériorité, vigueur et résistance physiques, qui pourrait les rendre dangereux, il met en avant leur point faible, c’est-à-dire leur propension à se laisser emporter par la colère. S’ensuivent l’évocation des Cimbres et des Teutons, anéantis par Marius car leur colère leur tenait lieu de courage, ou l’exemple des Espagnols et des Gaulois, massacrés à cause de leur irascibilité par des troupes auxiliaires d’Asie et de Syrie, pourtant médiocres guerriers. De la même manière, les cruautés commises par les rois, Xerxès ou Darius, et surtout par Alexandre (Ir., 3, 17, 1), sous l’effet de

11 Cette feritas se retrouve bien entendu chez les individus, comme la mère thrace d’Antisthène (Const., 19, 1). 12 Sur l’image du barbare, voir la bibliographie que j’ai proposée in : Vita Latina, n° 179, déc. 2008, p. 125-127. 13 Veyne, 1993, p. 154. 14 Cette œuvre comporte quatre occurrences, autant que l’ensemble des Lettres à Lucilius. 15 André Arcellaschi, Médée dans le théâtre latin, Rome, Ecole française de Rome, 1990, p. 385-387 et p. 403, donne plus de poids à l’ira du personnage qu’à son furor. 16 « Ma rage, là où tu me mènes, je te suis ».

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la colère, sont signes de l’inculture de ces rois étrangers, auxquels aucune des valeurs de l’humanitas romaine n’a été inculquée. La perspective stoïcienne ne se distingue donc en rien de l’image générale qu’ont les Latins des barbari, c’est-à-dire des êtres proches de l’animalité, dominés qu’ils sont par leurs instincts : omnes istae feritate liberae gentes leonum luporumque ritu ut seruire non possunt, ita nec imperare : non enim humani uim ingenii sed feri et intractabilis habent ; nemo autem regere potest nisi qui et regi17 (Ir., 2, 15, 4). A propos du dernier membre de la phrase, Paul Veyne rappelle qu’il s’agit là du « grand principe de presque toute la pensée politique antique »18. De son côté Pierre Grimal affirme que c’est à l’imperium romain d’« apporter aux Barbares les conditions indispensables pour assumer leur condition d’hommes, êtres raisonnables »19, car, dans l’optique romaine, les barbares sont « récupérables »20, ils peuvent sortir de leur condition de sous-hommes et devenir civilisés. Si le De ira insiste sur la violence de la colère barbare, le rapport de consécution entre la uanitas réelle (versatilité, ignorance, passivité, désordre, manque de réflexion, etc.) et la feritas apparente est souligné : Sénèque pointe moins la menace que constituent ces peuples – les conquêtes romaines faisant de facto de ces peuples des ennemis de moins en moins dangereux, à quelques exceptions près – qu’il ne met en évidence, après d’autres, le mécanisme de leur fonctionnement21. Notons que cette vision des barbares n’exclut pas les nuances. Le traité fait une large place aux exemples tout aussi déplorables de colères grecques ou romaines. Au début du livre 3, le philosophe indique que ce fléau est universel atteignant aussi bien les Grecs régis par le droit, que les Barbares qui ne comptent que sur leurs forces (Ir., 3, 2, 1). Et, en effet, les personnages tragiques sujets au furor sont loin d’être tous des étrangers barbares. De même en 3, 18, 1, c’est l’opposition entre Romains et barbari qui est minimisée, Sénèque déplore l’influence des exemples étrangers sur la

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« Tous ces peuples dont la sauvagerie fait l’indépendance ressemblent aux lions et aux loups : ils ne peuvent servir sans doute, mais pas davantage commander ; la vigueur qui les caractérise n’est pas celle qui est propre à l’homme, mais celle d’un être sauvage et intraitable ; or pour pouvoir gouverner, il faut savoir aussi se gouverner ». 18 Veyne (1993), p. 142. 19 Pierre Grimal, Sénèque, Paris, Fayard, 1978, p. 159. 20 Gérard Freyburger, « César face aux barbares, sens et emplois du mot barbarus dans le De Bello Gallico et le De Bello Ciuili », in : Bulletin de la Faculté de Lettres de Mulhouse, n° 8, 1976, p. 18. Sur la question du racisme ou « proto-racisme » dans l’Antiquité, voir Benjamin Isaac, The invention of Racism in Classical Antiquity, Princeton, Princeton University Press, 2008, p. 14-38. 21 La quatrième occurrence en Ir., 3, 2, 6, souligne que parmi les passions, seule la colère atteint non seulement les individus mais aussi les masses.

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« cruauté » (saeuitia) et la « barbarie » (barbaria) précisément des mœurs romaines22. Qu’en est-il de cette image du barbare dans les tragédies, et plus précisément dans les cas qui nous occupent ? Monstrum tragique, filiation, barbarie et uanitas Sénèque reprend dans son théâtre les deux facettes de la barbarie. Dans l’Hercule furieux (468-476), c’est le côté efféminé des étrangers qui est souligné, dont leurs vêtements témoignent. Les adjectifs barbarus et barbaricus qualifient non pas le furor du héros, mais les ornements orientaux qu’il a revêtus chez la reine de Lydie. Ici, barbarus est l’antonyme de ferox. Le même mépris se décèle dans les premières paroles d’Agamemnon qui rappelle la défaite des Troyens, similaire à celle des peuples barbares soumis par les Grecs (Ag., 782-785). Clytemnestre manifeste également du mépris pour ces étrangers troyens, mais dans une autre perspective : l’adjectif s’applique aux captives qui détournent Agamemnon du combat (Ag., 182-186). Barbarus participe de cette isotopie du plaisir, caractérisés que sont les barbares par leur incapacité à résister aux passions, en particulier sexuelles23. Les choses se confirment dans le contexte du furor. D’abord celui de Phèdre24. La Nourrice souligne la singularité de la relation entre Phèdre et son beau-fils, inconnue même des peuples les plus éloignés de la civilisation : nefasque quod non ulla tellus barbara commisit unquam, non uagi campis Getae nec inhospitalis Taurus nec sparsus Scythes25 (166-168). L’incapacité à se dominer est reconnue par Phèdre elle-même : Vicit ac regnat furor / potensque tota mente dominatur deus26 (184-185). Si la 22 Vtinam ista saeuitia intra peregrina exempla mansuisset nec in Romanos mores cum aliis aduenticiis uitiis etiam suppliciorum irarumque barbaria transisset, « plût au ciel que cette cruauté s’en fût tenue aux exemples étrangers et que la barbarie des supplices et des colères n’eût passé dans les mœurs romaines avec d’autres vices exotiques » (18, 1). De la même manière, en Ep., 70, 26, l’occurrence est très proche de celle qui concerne le courage des gladiateurs dans les Tusculanes (2, 41) et comme pour Cicéron, la violence du barbarus est ici preuve de courage. L’animalité de la nature n’est pas toujours dépréciative. Un exemple d’occurrence objective au simple sens d’étranger en Ot., 5, 2. 23 Voir aussi la uanitas en Th., 662-664. 24 Nous renvoyons l’analyse de Dupont, 1995, p. 165-172. 25 « Acte impie que n’a jamais commis aucune terre barbare, ni les Gètes errant par les plaines, ni le Taurus inhospitalier, ni le Scythe dispersé ».

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Crétoise n’est pas à proprement parler d’origine barbare, nous l’avons dit, le registre militaire qu’elle emploie, bien qu’il soit habituel pour parler d’amour, peut rappeler l’incapacité des barbares à vaincre, leur propension à être vaincus. La sauvagerie désirée par Phèdre est trompeuse, elle est loin d’être telle une Amazone et ne peut que subir son sort : Laeua se pharetrae dabit, hastile uibret dextra Thessalicum manus : talis seueri mater Hippolyti fuit : qualis relictis frigidi Ponti plagis egit cateruas Atticum pulsans solum Tanaitis aut Maeotis et nodo comas coegit emisitque, lunata latus protecta pelta, talis in siluas ferar27 (396-403). La forme passive du verbe ferar à elle seule indique l’écart entre la farouche Amazone et la marâtre. Ses différentes postures lors de l’aveu à Hippolyte renforcent cette impuissance28. De la barbarie elle n’a retenu que l’impotentia muliebris. Cette impuissance face à sa passion résulte du mal fatal hérité de sa mère qu’elle évoque dès le début : Fatale miserae matris agnosco malum29 (113). La monstruosité de la fille dépasse même celle de la mère par la dimension incestueuse30 de son désir, comme le souligne la Nourrice :

26 « Ma passion a vaincu et règne, tout mon esprit est dominé par un dieu tyrannique » ; également : Amoris in me maximum regnum puto, « l’Amour exerce sur moi une royauté toute-puissante, j’en suis convaincue » (218). 27 « Ma main gauche s’occupera du carquois, ma droite brandira la javeline thessalienne. Telle fut la mère de l’austère Hippolyte. Comme la fille du Tanaïs ou du Palus Méotide quittant les froides régions du Pont et emmenant ses troupes fouler le sol de l’Attique, retint sa chevelure par un nœud et la laissa flotter, en protégeant ses flancs d’un bouclier à échancrure, ainsi je serai emportée dans les forêts ». 28 Miserere amantis, « prends pitié de celle qui t’aime ! » (671), mei non sum potens, « je ne suis pas maîtresse de moi-même » (699), hac amens agar, « là je serai poussée par ma démence » (702) Sur l’ensemble de cette scène, voir Dupont, 1995, p. 110-114. 29 « Je reconnais le mal fatal de ma misérable mère ». Repris en 127-128 et 698. 30 C’est sans doute pour cette raison qu’Hippolyte place Phèdre au-dessus de Médée, considérée pourtant comme la référence absolue de la sauvagerie : Colchide nouerca maius hoc, maius malum est, « c’est un fléau plus grand, plus grand que la marâtre colchidienne » (697). Sur les implications incestueuses ou non de l’amour de Phèdre pour Hippolyte, voir Paulette Ghiron-Bistagne « Phèdre ou l’amour interdit », in : Femmes fatales, Cahiers Gita, n° 8, Montpellier, 1995, p. 39-41 et surtout Jean-Baptiste Bonnard, « Phèdre sans inceste », in : Revue Historique, n° 304 (1), 2002, p. 94, qui conclut que la relation n’est pas incestueuse, et l’emploi d’incesta (1185) est analysé comme l’antonyme de casta au vers précédent.

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Quid domum infamem aggrauas superasque matrem ? Maius est montro nefas : nam monstra fato, moribus scelera imputes31 (142-144). Que son scelus nefas la situe tout entière du côté de la uanitas barbare, dont la perfidie est une des facettes, son accusation mensongère en est une preuve supplémentaire : Falsa memoraui et nefas, quod ipsa demens pectore insano hauseram mentita finxi32 (1192-1194). La monstruosité de Phèdre, due à sa filiation, est ainsi amplifiée par la sauvagerie fantasmée qu’elle y ajoute, son scelus étant révélateur de la uanitas – impuissance, impotentia, impiété, mensonge – de celle qui se veut barbare. Accusé injustement d’avoir violenté sa marâtre, Hippolyte est présenté également comme incapable de résister à ses pulsions sexuelles par sa barbarie qui cependant, chez lui, est congénitale. La Nourrice le dit indirectement : illae feroces sentiunt Veneris iugum ; / testaris istud unicus gentis puer33 (576-577). C’est Thésée qui insiste longuement sur cet aspect : Vnde ista uenit generis infandi lues ? Hunc Graia tellus aluit an Taurus Scythes Colchusque Phasis ? Redit ad auctores genus stirpemque primam degener sanguis refert. Est prorsus iste gentis armiferae furor, odisse Veneris foedera et castum diu uulgare populis corpus. O tetrum genus nullaque uictum lege melioris soli ! Ferae quoque ipsae Veneris euitant nefas, generisque leges inscius seruat pudor34 (905-914). 31 « Pourquoi rends-tu plus odieuse encore une maison infâme et surpasses-tu ta mère ? Plus grave qu’un acte monstrueux est un acte impie ; car les actes monstrueux sont imputables au destin, les crimes à nos dispositions intérieures ». 32 « J’ai proféré des calomnies et le crime impie, dont ma propre démence avait conçu l’idée insensée, est le produit d’un mensonge que j’ai forgé ». 33 « Ces femmes farouches éprouvent, elles aussi, le joug de Vénus. Tu en portes témoignage, toi, l’enfant mâle de leur race ». 34 « D’où vient ce fléau, cet être d’une race infâme ? Est-ce la terre grecque qui l’a nourri ou les Taures de Scythie et le Phase de Colchide ? Une race a des retours vers ses fondateurs et un sang indigne de sa race reproduit sa souche première. On a bien là toute la folie de cette race guerrière : haïr les lois de Vénus et prostituer à tout venant un corps demeuré longtemps chaste. Ô race hideuse que n’a domptée aucune loi d’une terre moins perverse ! Les fauves

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La barbarie innée n’a pas été supprimée par l’éducation reçue en Grèce, et le fils reste sauvage, comme s’il était demeuré sur des terres barbares : le naturel (genus, sanguis) l’emporte sur l’acquis – ce barbare-là ne semble pas « récupérable »35. Thésée développe l’argument de la perversité barbare qui se plaît dans des amours illégitimes : le jeune homme est génétiquement voué à l’impotentia des barbares. S’y ajoute une autre facette de cette uanitas barbare, l’hypocrisie de ses apparences chastes. Thésée reprend donc ici à son compte le schéma d’une feritas guerrière (gentis armiferae) mais qui masque une uanitas intrinsèque – et la comparaison avec les fauves n’est pas sans rappeler l’assimilation faite souvent entre barbari et ferae. Réunis donc dans une monstruosité dont la sauvagerie est reçue en héritage direct pour l’un, fantasmée pour l’autre, Hippolyte et Phèdre se retrouvent du côté de la uanitas. Mais le cas d’Hippolyte est plus complexe : on l’a dit, les accusations proférées contre le fils de l’Amazone ne sont pas justifiées pour le motif sur lequel elles portent, mais elles le sont pour l’autre nefas du jeune homme, antithétique, son refus des femmes – qui le rapproche de l’autre monstrum barbare qu’est Médée. Monstrum tragique, filiation, barbarie et feritas La violence de ce « théâtre de la cruauté »36 ne peut manquer de rappeler celle des barbares et nous retrouvons la mention des terres ou peuples lointains comme étalon de la violence, que le contexte soit guerrier ou non. En Ag., 596-604, le contexte reste guerrier comme en Oct., 41-44, à propos du sort de l’empereur Claude. La sauvagerie barbare en dehors de la guerre est affirmée en pleine scène du furor de Médée, qui se glorifie de commettre enfin un acte dont la violence caractérise les cités barbares comme pélasgiennes : Si quod Pelasgae37, si quod urbes barbarae nouere facinus quod tuae ignorent manus, nunc est parandum38 (Med., 127-129). même évitent, par instinct, dans leurs amours le crime impie et une pudeur inconsciente leur fait observer les lois du sang ». 35 Voir supra note 20. 36 La référence à Artaud est reprise par Sylvie Ballestra-Puech, Yan Brailowsky, Philippe Marty, Agathe Torti-Alcayaga, Zoé Schweitzer, Théâtre et violence, Atlande, 2010, p. 11-13 ; voir aussi p. 35-51 sur la représentation de la violence. 37 On a un effet de double énonciation, le point de vue adopté est à la fois celui de Médée, pour qui les Pélasges sont des étrangers, et celui du spectateur, pour qui les barbari (dont fait partie Médée) sont des étrangers. Sur les Pélasges, « ce nom désigne ici les Grecs par opposition aux barbares », Charles Guittard, Sénèque, Médée, Paris, Garnier-Flammarion, 1997, note 2 ad loc.

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Elle énumère ses propres crimes pour récapituler ainsi : funestum impie / quam saepe fudi sanguinem39 (134-135), réactivant l’image du barbare sanguinaire. Inutile d’insister sur la sauvagerie de l’infanticide qui la place entièrement du côté de la feritas. Autant Phèdre met en avant sa passivité, autant Médée, véritable « forcenée »40, revendique d’être sujet actif de son acte. Devenue l’incarnation du Furor (395-39641) puis la proie des Furies vengeresses (966), elle exécute « la danse du furieux »42 et prête son bras aux divinités infernales43 pour offrir ses fils en victimes sacrificielles. Ni les scrupules des vers 925-948, où elle souligne l’innocence des enfants, ni son impuissance (952) face à la force de l’Erinys ne tiennent. La responsabilité est non seulement assumée mais revendiquée avec jubilation44, comme en témoignent l’emploi de la première personne verbale, du singulier ou du pluriel emphatique45, et les célèbres formules : Medea nunc sum ; creuit ingenium malis (909-910) et meus dies est46 (1017). La monstruosité de cette barbarie, si elle ne résulte pas d’une faute héréditaire, a toutefois à voir avec la filiation, pour ainsi dire a contrario. Même si Médée justifie l’infanticide par la culpabilité des enfants héritée de leur père (925), sa cruauté consiste à supprimer toute descendance pour Jason, à souhaiter même faire disparaître d’éventuels fœtus qui seraient dans ses entrailles (1011-1013). Les odes argonautiques du chœur dans Médée évoquant l’expédition des Argonautes47 rappellent « les rives barbares » (613) de ses origines. Appartenant à un monde non perverti par la civilisation, la Colchidienne se venge des bouleversements créés dans sa vie d’abord par Jason, puis par Créon. Par son infanticide, qui devient un rituel 38 « S’il est un forfait connu des cités pélasgiennes, connu des cités de peuples barbares, et ignoré de tes mains, l’heure est venue de le mettre en œuvre ». 39 « Que de fois j’ai répandu avec impiété un sang funeste ». 40 Georges Barthouil, « Cohérence psychologique de la Médée de Sénèque », in : Dioniso, n° 52, 1981, p. 505. Alain Moreau, Le mythe de Jason et Médée, Le va-nu-pied et la sorcière, Paris, Les Belles Lettres, 1994, p. 213-215, emploie aussi l’adjectif « forcenée », pour souligner que Médée « est devenue puissance du mal ». André Arcellaschi, « La violence dans la Médée de Sénèque », in : Pallas, n°45, 1996, 173-190, insiste sur la virilité de sa violence (robur uirile, 268), p. 187. 41 Également en 406, 445, 673, 806, 852, 864, 930. 42 Dupont, 1995, p. 134 et Florence Dupont, Médée de Sénèque ou comment sortir de l’humanité, Paris, Belin, 2000, passim. 43 Voir le vers 953 signalé supra. 44 Voir François-Régis Chaumartin, « Mise au point sur quelques problèmes relatifs à la Médée de Sénèque », in : Pol Defosse (éd.), Hommages à Carl Deroux. 1, Poésie, Bruxelles, Latomus, 2002, p. 111-112. 45 En 994, 1006, 1010, 1013, 1017. 46 « Maintenant je suis Médée : ma nature s’est épanouie dans le mal », « c’est mon jour ». 47 Sur la thématique des Argonautes qui est soumise, chez Sénèque, « au thème de l’audacia et à la construction du personnage tragique de Médée », voir Jean-Noël Michaud, « Le chœur Audax nimium (Sénèque, Médée, 301-379) », in : Vita Latina, n° 162, 2001, p. 54-55.

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de réintégration, elle rétablit l’ordre divin ancestral ou « archaïque »48 de son monde, celui où le sacré de la nature est respecté, l’harmonie avec les forces naturelles préservée et dans lequel la conquête, au sens quasi colonial du terme, de la Toison a causé une rupture49. La mort de ses fils rétablit « l’équilibre des pertes »50 entre la Colchide et la Grèce, par une sorte de compensation. Pour celle qui se réjouit d’avoir retrouvé sa virginité (984), on a pu parler même de « reconquête de l’innocence perdue » par cette transgression, de rétablissement de l’ordre divin par la punition des actes impies des Argonautes dont les effets sont réduits à néant51. La cruauté barbare de l’infanticide trouverait ainsi une justification. La feritas des barbares se retrouve dans Phèdre à travers la figure de l’Amazone évoquée par la Nourrice. Quand Phèdre dit espérer le pardon de son époux, elle lui rappelle la cruauté de Thésée qui n’a pas hésité à tuer son épouse Antiope, au cours du combat avec les Amazones venues la rechercher : immitis etiam coniugi castae fuit : experta saeuam est barbara Antiope manum52 (226-227). Vue la réputation de ces guerrières farouches, filles d’Arès et originaires du Pont-Euxin, l’adjectif est devenu une épithète homérique accolée aux Amazones pour souligner leur feritas d’ennemies étrangères, même si ici l’agressivité et la violence sont du côté de Thésée et qu’Antiope en est la victime53. L’essentiel est dans le rappel de l’ascendance d’Hippolyte, sur lequel la Nourrice revient en 232 : conubia uitat : genus Amazonium scias54. L’argument de Thésée est retourné et la filiation prouve ici la feritas du jeune homme.

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Ballestra-Puech et alii, 2010, p. 113 ; Giovanna Galimberti Biffino, « La Médée de Sénèque, une tragédie annoncée », in : Aurora Lopez, Andrés Pociña (éd.), Medeas, Versiones de un mito desde Grecia hasta hoy, vol. 1, Granada, Universidad de Granada, 2002, p. 527, parle d’« infrastructure culturelle archaïque » ; Barthouil, 1981, p. 495, fait de Médée la « maîtresse de forces naturelles ». 49 Voir Florence Fix, Médée : l’altérité consentie, Clermont-Ferrand, PU Blaise Pascal, 2010, p. 123-125 ; Michel Menu, « Médée entre avoir et être », in : Pallas, n° 45, 1996, p. 131, parle de « chaos originel ». 50 Fix, 2010, p. 71. 51 Chaumartin, 2002, p. 118-119. 52 « Il fut impitoyable, même envers une épouse chaste : la barbare Antiope a éprouvé la cruauté de son bras ». 53 Stace, en Theb., 12, 535-539, propose, sur la même Amazone, l’image d’une barbare intégrée, sorte d’écho inversé de la tirade de Phèdre qui s’isole des Athéniennes en se voulant Amazone (105-111). 54 « Il évite les rapports sexuels : reconnais bien la race des Amazones ! ».

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C’est ce que démontre la violence extrême de sa haine des femmes manifestée face à l’aveu : detestor omnis, horreo, fugio, execror55 (566). Hippolyte se place ainsi hors du cadre de la cité. Par son activité unique et incessante, la chasse56, par son culte exclusif à Diane, par son refus de l’amour, il est en dehors des lois naturelles, religieuses et sociales. Au lieu de faire de la politique ou la guerre quand il faut, de faire l’amour et de vivre dans la cité, dont il convient d’honorer les divinités (en l’occurrence Athéna), il contrevient aux rites de l’éphébie qui incluent les jeunes hommes dans ce cadre civique57. Il se veut le digne fils de sa mère, l’Amazone – pour laquelle seule il avoue avoir éprouvé de l’amour (577-578). Refusant de s’inscrire dans l’ordre social qu’il perturbe, il ne peut qu’être exclu : « la virginité prolongée est aussi une faute »58. Son acte monstrueux supposé sert de révélateur à sa vraie monstruosité, son dirus furor (567). Les arguments de la Nourrice sur la nécessité naturelle à procréer (443482) peuvent relever d’une sagesse populaire davantage que d’une réflexion philosophique59, mais la réponse qu’il leur oppose n’est pas suffisante pour le disculper. Le fils de l’Amazone tient le même raisonnement que le chœur dans Médée et argue longuement (483-564) de son innocence, par son respect des anciens rites et des iura du monde de l’âge d’or60. Contre ce droit, les forces du furor humain ont introduit toutes sortes de crimes, dont les pires sont perpétrés par les femmes, « cette sinistre race » (dirum genus, 564) – et c’est Médée qui en est l’emblème. Dans cette logique et pour rester fidèle à lui-même, Hippolyte n’éprouvera de tendresse pour une femme que quand les poules auront des dents. Mais, contrairement au dénouement de 55

« Je les maudis toutes, je les ai en horreur, je les fuis, je les exècre ». Voir aussi le réseau lexical du crime, de l’impudicité des femmes en général : scelerum artifex (559), incesti stupris (560), dirum genus (564) et sur Phèdre : 670, 678, 684-689, 704, 707, 718. 56 À propos de son monologue d’ouverture, Dupont, 1995, p. 167-169, parle de « chasseur excessif ». Sur l’importance du thème de la chasse qui structure la pièce, voir Anton D. Leeman, « Seneca’s Phaedra as a stoic tragedy », in : Jan Maarten Bremer (éd.), Miscellanea Tragica in honorem J. C. Kamerbeek, Amsterdam, Hakkert, 1976, p. 203-204. 57 Concernant son non-respect des traditions de l’éphébie en Grèce, voir Alain Moreau, « Arrière-plan mythique et culture personnelle dans l’Hippolyte porte-couronne d’Euripide, II », in : Connaissance hellénique, n° 102, janv. 2005, p. 44, Bonnard, 2002, p. 97-98. Olivier Thévenaz, « Rationaliser l’irrationnel ou raisonner la déraison ? Autour de Phèdre et d’autres héros tragiques de Sénèque », in : Valérie Naas (éd.), En deçà et au-delà de la ratio, actes des journées d’étude, Université de Lille III, 28 et 29 septembre 2001, Villeneuve-d’Ascq, Université Charles-de-Gaulle-Lille III, 2004, p. 76, souligne la limite de la raison que franchit Hippolyte par son attitude. 58 Moreau, 2005, p. 44. 59 Voir Jean-Michel Croisille, « Lieux communs, sententiae et intentions philosophiques dans la Phèdre de Sénèque », in : Revue des Etudes Latines, n° 42, 1964, p. 280-281. 60 L’occurrence de barbarus, dans la bouche d’Hippolyte qui qualifie les eaux du Pont-Euxin où se purifier (715-716) donne également l’image de la pureté des terres barbares : on a ici, bien évidemment, le point de vue du barbare et non du Romain. Même point de vue troyen en Tro., 780-782, dans la bouche d’Andromaque.

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Médée qui voit l’envol de l’infanticide vers les hauteurs sur le char du Soleil, la mort du chasseur vient punir cette misogynie radicale61, feritas qui exclut la part du féminin dans le monde. Hippolyte se met ainsi en dehors de l’ordre de la nature62, au sens stoïcien du terme, en se voulant « homme-loup » qui reproduit « la danse des rois barbares » ou celle des gladiateurs exotiques des uenationes dans les jeux du cirque63. Il en paye le prix fort, puisque la pièce se termine sur les efforts faits par Thésée pour rassembler les parties éparses de son corps, devenu « une charogne »64, qu’il faut précisément « remettre en ordre » (in ordinem dispone, 1257). Conclusion Les Romains, et parmi eux Cicéron en particulier, se sont efforcés de définir leur humanitas de ciuis Romanus par opposition aux barbari, dont ils ont construit l’image stéréotypée et antithétique d’un être inhumanus, pétri de uanitas et/ou de feritas65. Dans ses écrits philosophiques, Sénèque ne se démarque en rien de cette vision de l’étranger barbare66. Et il reprend les mêmes stéréotypes dans son théâtre mais, pour les besoins de la cause dramatique, les renforce. « Pour penser l’homme il faut penser le non-homme, c’est-à-dire à Rome le monstre, car ni le sauvage, ni l’esclave ne peuvent y incarner l’altérité radicale », rappelions-nous en introduction. Médée, Phèdre et Hippolyte aident à « penser le non-homme » en ajoutant donc leur barbarie à la monstruosité de leurs filiations. La distance que Sénèque prend vis-à-vis des versions d’Euripide est révélatrice de ses choix. Pour le tragique grec, Médée de barbare est devenue civilisée, ayant « appris la justice et à vivre avec la loi au lieu des caprices de la force »67, et sa vengeance, colère contre laquelle sa volonté ne peut rien (1079-1080), s’accomplit « avec justice » (endikôs, 1232) comme conséquence de l’injustice dont elle est victime de la part de Jason (1372,

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Croisille (1964), p. 298 parle de « misogynie infantile prolongée ». Sur la difficile définition du furor d’Hippolyte et du terme natura, voir Thévenaz (2004), p. 74. Pour un aperçu global sur la nature pour les stoïciens, voir la synthèse de Paul Veyne, Sénèque, Paris, Taillandier, 2007, p. 82-105. 63 Dupont, 1995, p. 170. 64 Dupont, 1995, p. 172. 65 Voir Émilia Ndiaye, « Le ‘caractère’ romain comme avers antithétique du barbare », in : Michel Niqueux (éd.), Le caractère national, mythe ou réalité ?, Cahiers de la Maison de la Recherche en Sciences Humaines, n° 48, PU de Caen, 2007, p. 49-55. 66 Même s’il admet que la barbarie peut être contagieuse : la monstruosité caractérise d’ailleurs dans son théâtre davantage de héros grecs que barbares. 67 ... δίκην ἐπίστασαι / νόμοις τε χρῆσθαι μὴ πρὸς ἰσχύος χάριν (Med., 537-538) : trad. Louis Méridier, CUF, légèrement modifiée. 62

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1391-1392)68. La Phèdre de l’Hippolyte couronné est moins audacieuse que l’héroïne de la première version de la pièce et « rêve d’être un modèle de sôphrosunè »69. Jamais ne sont qualifiés de barbaroi ni Hippolyte70, ni sa mère71, ni son pays72, et quand le jeune homme ou son père évoquent l’hérédité qui justifierait sa perversité, ils la situent du côté paternel73 donc non barbare – sans parler du dénouement qui réhabilite le personnage dans sa pureté. Le tragique latin a accentué la monstruosité de ces personnages, et leur barbarie, réelle ou fantasmée, est un élément non négligeable dans cette transformation74. Le scelus nefas de la Colchidienne, qui en fait « l’anti-nature »75 en la sortant de l’humanité76, s’inscrit dans sa nature même de magicienne aux coutumes venues d’ailleurs ; Médée revendique sa monstruosité barbare et par son infanticide, acte de cruauté barbare, elle supprime toute idée de filiation. Phèdre, autre figure de femme par qui le scandale arrive77, éprouve, par malédiction familiale, un désir sauvage, qui se voudrait barbare et libéré des entraves de la condition féminine antique, mais qui de fait révèle l’impotentia commune aux femmes et aux barbares. Ces deux figures de l’altérité que sont les femmes permettent de « penser le non-homme », et 68

La barbarie de la Médée ovidienne n’est pas non plus si féroce, voir Arcellaschi, 1990, p. 280-290. 69 Nicole Loraux, « La gloire et la mort d’une femme », in : Sorcières, Les femmes vivent, n°18, Paris, Stock, 1979, p. 53. 70 C’est nothos, c’est-à-dire « bâtard », qui le désigne en 309 (la Nourrice), 962 (Thésée), 1083 (lui-même). 71 Sur l’intertextualité dans cette pièce et le traitement fait par Sénèque de l’hérédité maternelle, celle de Phèdre comme celle d’Hippolyte, voir Anthony J. Boyle, Roman tragedy, London and New York, Routledge, 2006, p. 201-202. 72 Thésée parle à deux reprises de « terre étrangère » avec l’adjectif ce/noj (898, 1049), et les adieux du jeune homme à Athènes insistent sur son lien avec cette terre grecque où il a été élevé (1094-1099). 73 En 938-939, 943, 1379-1384 (voir note ad loc.). 74 Voir Dupont, 2000, p. 96 : « Il ne s’agit pas de trouver une signification humaine aux récits mythologiques mais, par un mouvement inverse, de réfléchir sur des réalités humaines à partir des fables mythologiques, et par conséquent d’élargir l’humanité à une problématique de l’inhumanité. […] Le nefas tragique en permettant de penser ce que nous appelons un crime symbolique, crime contre l’humanité et à l’intérieur d’elle-même, met en corrélation ce nefas et l’entropie du monde ». 75 François-Régis Chaumartin Sénèque, Tragédies, Paris, Les Belles Lettres, t. 1, 1996, p. 152. 76 Voir le titre de Dupont, 2000. Voir aussi Charles Segal, « Euripides’ Medea : vengeance, reversal ans closure », in : Pallas n°45, 1996, p. 41-42. 77 Phèdre témoigne de la « conjonction impossible de la femme en son épanouissement et de l’homme grec qui sait répartir les femmes dans les cases d’un jeu bien réglé », Loraux, 1979, p. 56. Le scandale de Médée réside dans sa « revendication d’un statut égal à celui des hommes », d’autant plus s’il s’agit d’une « féminité savante » selon Jacques Boulogne, « Pour une approche systémique de la mythologie grecque. Le cas de Médée », in : Jacques Boulogne (éd.), Les systèmes mythologiques, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 1997, p. 222 et 227.

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pour cause : en leur ajoutant une dimension sauvage Sénèque amplifie leur altérité et donc leur monstruosité. Le cas d’Hippolyte nous semble encore l’accentuer. Son personnage, par les deux scelera nefas qui le caractérisent, présente une forme de synthèse pour se révéler en quelque sorte l’idéal du monstrum. Hippolyte n’hérite pas d’une faute familiale, comme Phèdre ou d’autres, mais c’est la barbarie même de sa mère qui est présentée comme une fatalité et qui le prédispose par filiation monstrueuse à « sortir de l’humanité ». Il le fait en commettant deux crimes impies qui correspondent aux deux faces de la barbarie : le nefas réel, révélateur de sa feritas naturelle, et le scelus supposé, rendu crédible par l’impotentia inhérente aux barbares. Sénèque utilise ainsi dans son théâtre l’image du barbarus construite par les Latins, et qu’il reprend à son compte par ailleurs, pour accentuer la monstruosité de ses personnages. Et parmi ceux-ci, le jeune homme qui dans la pièce d’Euripide affirme sa vertu78, voué à être doublement monstrum dans la pièce latine, devient donc la figure de l’altérité la plus radicale et semble bien être en fait parmi les pires de ses monstres79.

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οὐκ ἔνεστ᾽ ἀνὴρ ἐμοῦ, / [...] σωφρονέστερος γεγώς, « il n’existe point d’homme / […] né plus vertueux que moi » (Hipp. 994-995). On connaît le vers qu’en tire Racine : « Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur » (Phèdre, v.1112). 79 Comme autre version des mêmes personnages mais qui seraient sortis de l’humanité par le haut, Médée, Phèdre et Hippolyte peuvent être considérées comme d’anciennes divinités déchues ou leurs hypostases, voir, pour Médée, Paulette Ghiron-Bistagne, « Les avatars de la légende de Médée dans la tragédie post-euripidéenne et à l’époque gallo-romaine », Cahiers Gita, n° 2, 1986, p. 126, et pour Phèdre et Hippolyte, Ghiron-Bistagne, 1995, p. 30-32 et 44.

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Medea superest. Significations métonymiques de la possession dans Médée de Sénèque Eszter VALYON Université de Debrecen, Hongrie Suivant la conception de Catulle et de Virgile, l’Argo, le navire mythique figure, chez Sénèque, comme la métaphore de la fin de l’âge d’or saturnien : l’harmonie naturelle, l’ordre établi du monde resteront bouleversés pour toujours par le désir de Jason pour la toison d’or, symbole du pouvoir et de la réputation sociale1. Cette réputation et ce pouvoir tant désirés ne causent que du mal : quod fuit huius / pretium cursus ? aurea pellis / maiusque mari Medea malum, / merces prima digna carina (v. 360-63)2. Comme l’expédition de Jason change l’image saturnienne du monde, le désir de posséder de Médée détruira les rôles traditionnels de l’homme et de la femme3. Cette force destructrice, qui a privé Médée de sa famille, de son pays et de son statut social, a pour résultat l’objectivation de Jason : l’homme, le possesseur devient possédé par une femme barbare. Isolée, humiliée par son amant et exclue de la communauté corinthienne, Médée, ne pouvant plus contrôler ses émotions et son désir de posséder l’homme aimé4, se livre consciemment5 à la violence la plus cruelle, au meurtre de ses propres fils. 1

Sen., Med., v. 604-15. Les traductions de Médée dans cet article sont celles de Danielle de Clercq, 2005. 2 « Quel fut le prix de cette course ? La Toison d’or et Médée, mal plus grand que la mer, récompense digne de ce premier navire. » 3 Cindy Benton, « Bringing the other to center stage : Seneca’s Medea and the anxieties of imperialism », in : Arethusa 36, 2003, p. 271-284, p. 271. 4 Sénèque considère plusieurs fois la vengeance comme le développement du comportement cruel, provenant de la fureur, voir par exemple Ir., IV. 2, 1 ; II. 5, 3. Sur la possible nature divine de la vengeance de Médée, voir l’hypothèse de Valérie Faranton : « Médée justicière divine ? Réinterprétation de Sénèque au regard des Héroïdes d’Ovide », in : Actes du colloque « Le serment : religion et linguistique », vendredi 9 mars 2012, ENS Ulm, à paraître. 5 Comme le souligne I. Opelt, Sénèque, contrairement aux tragédies de destin du théâtre grec, élabore un nouveau type dramatique, la tragédie du mal (Tragödie des Bösen), où le protagoniste choisit consciemment le crime ; voir Ilona Opelt, « Senecas Konzeption des Tragischen », in : E. Lefèvre (éd.), Seneca, W.B.G., 1972, p. 93. C. Segal, pour sa part, reprend cette théorie en remarquant que la dimension tragique du théâtre de Sénèque consiste, avant tout, dans le conflit entre le bien et le mal dans l’âme de l’individu. C’est le mal qui, dans le cas de Médée, remporte la victoire, et l’héroïne tragique finira par se donner à sa

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Aliénation et violence : la problématique du théâtre de Sénèque Dans une période de réévaluation des valeurs et des vertus traditionnelles, alors que la hiérarchie des mérites sociaux s’est trouvée complètement bouleversée, on a cherché plutôt à saisir l’essentiel de l’existence au niveau de l’individu : au lieu des affaires publiques, extérieures, l’attention est plutôt portée sur la sphère privée, intérieure. Les relations interpersonnelles de l’époque sanglante des Julio-claudiens, l’échelle de la bureaucratie impériale, les précarités de la carrière, le caractère illusoire de la liberté contribuèrent à la réévaluation de cette mise en valeur de la sphère intérieure. Sénèque, pour sa part, met en scène la catastrophe issue des essais inutiles et vains du protagoniste, qui ne voulait que suivre ses bons instincts et ses sentiments6. Quand le héros fait l’expérience de la désillusion complète, renonçant à croire à la grandeur du monde, il se concentre sur les valeurs internes, et il finira par reconsidérer les valeurs individuelles comme la sagesse, le courage et l’autarcie (contrôle interne de soi), les vertus principales du stoïcisme7. La philosophie de Sénèque propose un combat continu pour maintenir une cohérence entre l’action et l’âme8, et dans les tragédies, Sénèque présente les personnages suivant ce précepte. Toutefois, les connections thématiques entre la philosophie stoïcienne et la représentation des passions des personnages ont pour résultat un univers particulier qui ne correspondra pas aux interprétations stoïciennes des passions et à la psychologie du crime. Au lieu de choisir le chemin de la vertu, les protagonistes de Sénèque, dominés par les passions destructrices, finissent par commettre des crimes abominables. Le théâtre de Sénèque accentue, par tous les moyens de la création artistique, l’importance de l’individu tragique ; cette réévaluation de l’ego consiste, entre autres, dans l’expression de l’aliénation de l’individu par rapport aux valeurs centrales de la culture. Pour cette raison, Sénèque donne à voir ce processus d’aliénation sociale par le choc de la violence physique, la forme la plus simplifiée de la violence. Ses protagonistes, exclus de la société, tourmentés par l’expérience de la méprise et de la détresse, se livrent monstruosité interne. Voir Charles Segal, « Boundary violation and the landscape of the self in Senecan tragedy », in : J. G. Fitch (éd.), Seneca. Oxford Readings in Classical Studies, Oxford, Oxford University Press, 2008, p. 140. 6 Voir Sen., Thy., v. 446. 7 Il faut, en même temps, souligner que le stoïcisme ne constituait pas la seule réponse de l’époque aux questions fondamentales du genre humain : l’on doit se rendre compte de plusieurs sortes d’individualismes développés par la crise politique, morale et sociale de la République. Pour Sénèque, le stoïcisme servait de base intellectuelle : ce courant philosophique lui fournissait un point de vue décisif, et, en même temps, il lui permettait de mettre en valeur ses techniques rhétoriques pour projeter les émotions personnelles dans un univers cosmique. Voir Segal, 2008, p. 137. 8 Cf. Sen., Ep., 120, 21-22.

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à une violence sans bornes. Cependant, les combats violents se produisent, presque sans exception, dans l’âme, dans le monde intime des héros9 : les héros de Sénèque préfèrent les conflits intérieurs au lieu de combattre le pouvoir divin, ils ont plutôt le choix d’entrer en confrontation avec les principes moraux universels et de déconstruire l’ordre du monde (Sen., Med., v. 868-9) : frenare nescit iras / Medea, non amores ; / nunc ira amorque causam / iunxere10. Médée, digne compagne d’Œdipe, de Thyeste et des grands solitaires du théâtre de Sénèque, à la périphérie de la société corinthienne, trouve sa seule consolation et la seule possibilité de survivre dans l’amour de Jason, dans cet environnement hostile. Cet univers fondé uniquement sur l’amour conjugal sera donc complètement ruiné par la perfidie de Jason et par l’idée de nouvelles noces plus conformes aux exigences de la société. Il n’est pas étonnant que Médée, contrairement à la conception stoïcienne, ne puisse se soumettre à l’impératif catégorique du contrôle de soi11 et se livre à la vengeance la plus terrible. Son outrage et sa fureur proviennent du fait qu’elle a toujours été fidèle à Jason, et qu’elle a immolé, en vain, tout ce qu’elle possédait en ce monde pour l’amour d’un homme. Accablée par la douleur du sacrifice inutile, cette femme isolée, renfermée en elle-même, par son courage dépasse ses propres limites pour s’engager dans l’intrigue et pour articuler son propre mythe. Jeu de l’amour et de la possession La Médée de Sénèque peut être considérée comme la tragédie de la possession : certes, c’est le dysfonctionnement des deux relations fondamentales de la possession qui provoque la catastrophe. Ces deux relations-clés sont le mariage/l’amour (Médée et Jason) et la maternité (Médée et ses enfants). Tandis que la validité de la première ne se limite qu’à la durée proprement dite de la relation amoureuse, la maternité aura pour résultat une relation indissoluble et strictement fermée, qui perdure même après la mort de ses participants. La structure élémentaire de la relation de possession figure un système de caractère bipolaire, c’est-à-dire qu’elle postule un possesseur et au moins un possédé, liés l’un à l’autre. Cette structure implique alors une stricte hiérarchie entre ses éléments constitutifs. Dans le premier cas (amour), cette hiérarchie provient directement du statut social de la femme dans les sociétés de l’Antiquité. La

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Christopher Star, « Commanding constantia in the Senecan tragedy », in : TAPA 136, 2006, p. 207-244, p. 209. 10 « Ainsi Médée ne sait maîtriser ni sa rage, ni son amour. L’amour et la rage conspirent dans son cœur. » 11 La différence est grande entre tolérer la douleur et se l’imposer. Cf. Sen., cons. ad Marc., 8, 3 : Nunc te ipsa custodis ; multum autem interest utrum tibi permittas maerere an imperes.

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femme, en effet, figure comme l’objet du désir, un désir proprement masculin12 ; cette objectivation cognitive reste présente même dans la manière de penser de Jason, dont la vie est due à l’amour d’une femme. Cette interprétation a pour résultat que la femme n’aura que peu d’occasions pour révéler son propre personnage ou bien pour faire connaître sa propre identité. Le territoire, en tout cas, est retenu pour les hommes : dans l’esprit du mos maiorum, c’est lui qui impose des règles, qui donne et redistribue le droit de parler, qui conduit et dirige la formation de la relation amoureuse. Ce territoire possédé par les hommes est presque sans limites : l’homme jouit d’une autonomie exceptionnelle. Il peut disposer à sa guise de son espace vital, de son temps, tandis que l’attitude et le droit de parler de la femme sont restreints par un grand nombre de règles infranchissables ou par l’ensemble des coutumes considérées comme infranchissables13. La pensée grecque et romaine, fondée sur la hiérarchie traditionnelle des valeurs, explique la relation amoureuse comme étant une relation de possession. Dans cette structure, la femme (la possédée) remplit le rôle d’un objet dont la fonction consiste à servir les plaisirs et les divertissements des hommes, et à incarner leurs fantaisies érotiques, et évidemment, à mettre au monde des enfants légitimes pour assurer la perpétuation de la famille14. Dans ce paradigme traditionnel, le pouvoir de possession n’appartient donc qu’à l’homme. Il ne s’agit ainsi d’aucune égalité entre les membres du couple : la femme, en tant que pure objectivation des désirs de l’homme, ne peut pas prendre part, d’une manière active, à la relation d’amour15. Cette hiérarchie sera bouleversée par « l’excès de pouvoir » de Médée qui, négligeant le rôle imposé par les normes de la société, s’arroge la position du possesseur, la fonction traditionnelle du kyrios / dominus. Cette fonction lui est due à juste titre : c’est elle qui a sauvé la vie de Jason, c’est seulement par son aide qu’il a pu remporter la toison d’or. Rien ne réussira sans Médée. Même Jason ne serait pas en vie sans elle (v. 465-77) ; suivant cette logique, elle a « acheté » la vie de cet homme, et par cette transaction elle a acquis le droit de disposer de lui. Si Jason refuse d’accepter cette relation de possession réarrangée – or, il est prêt, avec ses nouvelles noces avec Créuse, de recouvrer son statut social et de créer une union où les rôles

12 Maria Wyke, The Roman mistress : ancient and modern representations, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 158. 13 Wyke, 2002, p. 162. 14 Ellen Greene, The erotics of domination : male desire and the mistress in latin love poetry, Baltimore & London, Johns Hopkins University Press, 1998, pp. 112-113. Voir encore : Karen L. Raber, « Murderous Mothers and The Family /State Analogy in Classical and Renaissance Drama », in : Comparative Literature Studies, vol. 37, no. 3, 2000, p. 306-8. 15 Carlos A. André, « Entre o despeito e o respeito : a mulher em Ovídio », in : Humanitas 58, 2006, p. 105.

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sont répartis de manière traditionnelle –, la punition terrible ne manquera pas d’arriver : quaere poenarum genus haud usitatum iamque sic temet para : fas omne cedat, abeat expulsus pudor16. Et comment punir cet homme qui ne vit que pour posséder ? Rien ne vaut mieux que de le priver de tout ce qu’il possède ou qu’il cherche à posséder en lui laissant seulement la vie : mihi peius aliquid, quod precer sponso manet : uiuat (…)17. Si la possession implique que le possesseur dispose de son objet, Médée cherche, à tout prix, à posséder Jason le plus parfaitement, même si cette possession contredit l’indépendance masculine traditionnelle, l’ordre naturel de la société de l’époque18. Ce désir, cette volonté inflexible pousse Médée à acquérir une domination totale sur Jason et sur tout ce qui appartient à l’homme bien-aimé, fût-ce au prix de la violence19. La vie de Jason : c’est tout ce que Médée peut posséder ; c’est sa dot qu’elle obtint par le sang aux dépens de sa famille, de sa chasteté et de son pays natal : nil exul tuli nisi fratris artus : hos quoque impendi tibi ; tibi patria cessit, tibi pater, frater, pudor

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Sen., Med., v. 899-900 : « Invente pour lui un châtiment extraordinaire, qui sera pour toimême un témoignage de ta puissance. Brise les liens les plus sacrés ; étouffe tout remords. » 17 Sen., Med., v.19 : « Pour moi, il y a quelque chose de pire que je souhaiterais comme mal à l’époux : qu’il vive. » 18 Dans la pensée romaine, le caractère masculin est défini non seulement par la performance sexuelle (uirilitas), mais par le principe d’autarcie, par le contrôle de soi interne (le contrôle des émotions) et externe (liberté politique). Ce principe, qui mène à la construction genrée de la société romaine, se manifeste non seulement dans les relations des sexes, mais dans les interactions du pouvoir et dans les identités (esclavage, classe, race). Cf. Alison Sharrock, Gender and sexuality, in : Ph. Hardie (éd.), The Cambridge Companion to Ovid, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 95. Suivant le principe d’autarcie, le citoyen libre romain préfèrerait la mort, plutôt que de soumettre sa propre volonté à une autre volonté, issue d’une femme, ou d’un étranger, voir : Cic., Phil., XI. 24 ; Att., IV, 6, 1-2. 19 Sen., Med. : « Je n’ai rien emporté dans ma fuite que les membres de mon frère ; encore était-ce pour toi. Ma patrie, mon père, mon frère, ma pudeur, je t’ai tout sacrifié : ce fut ma dot. » Cf. Eur., Med., v. 1354-55 : σὺ δ΄οὐκ ἔμελλες τἄμ΄ ἀτιμάσας λέχη / τερπνὸν διάξειν βίοτον ἐγγελῶν ἐμοί· (« Tu n’allais pas après avoir déshonoré ma couche poursuivre une vie agréable en me tournant en ridicule »).

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hac dote nupsi (…) 20. L’amour possessif de Médée, l’inversion des fonctions, la confrontation avec les normes de la société de Corinthe provoquent la révolte de Jason, qui cherche à récupérer son rôle dominant21, son rôle de possesseur perdu, soit par la rupture avec Médée, soit par les noces nouvelles avec Créuse, l’antithèse totale de Médée. La fille de Créon, soumise au pouvoir de son futur mari, le consentement de Créon pour les noces royales pourraient garantir le rétablissement du statut social de Jason (v. 105-6) et la vie des enfants nés du premier lit (v. 434-9), qui prendront leur part, évidemment, du futur oikos de leur père. Certes, Jason a grand besoin de cette garantie royale pour défendre la vie des fils qui lui sont plus chers que la vie : Parere precibus cupere me fateor tuis ; pietas uetat : namque istud ut possim pati, non ipse memet cogat et rex et socer. Haec causa uitae est, hoc perusti pectoris curis leuamen. Spiritu citius queam carere, membris, luce22. Il voulait éduquer ses enfants d'une manière digne de sa maison royale en donnant des frères aux fils nés de Médée pour leur accorder le même statut. Il avait pour but de s'assurer une vie heureuse en y associant sa famille23. Ce père dévoué ne vit que pour ses enfants ; ces derniers ne vivent que par lui. Il a donc le droit de disposer de la vie des petits. Toutefois, la maternité implique aussi un pouvoir de possession de la part de la mère. Certes, c’est Médée qui donna la vie aux enfants : par cette fonction de créatrice, elle obtient le droit de disposer de leurs vies. Cette disposition, suivant la terrible logique de Médée, ne se réduira pas forcément 20

Sen., Med., v. 486-9. Cf. Eur., Med., v. 475-90. Chez Euripide, Jason prétend que son attitude est motivée par l’objectif de protéger Médée et les enfants (cf. Eur., Med., v. 547-65 ; v. 593-7), mais ce sont ses propres paroles qui le trahissent : il ne veut qu’avoir des fils légitimes et acquérir le trône de Corinthe pour ses descendants (cf. Eur., Med., v. 597 : φῦσαι τυράννους παῖδας). Cependant, comme avertit Médée, ce mariage mettra les enfants en position désavantageuse : 490-1: παίδων γεγώτων· εἰ γὰρ ἦσθ΄ ἄπαις ἔτι͵ / συγγνώστ΄ ἂν ἦν σοι τοῦδ΄ ἐρασθῆναι λέχους. (« alors que nous avons eu des enfants!... Si tu étais encore sans enfant, on te pardonnerait de vouloir à tout prix ce lit »). 22 Sen., Med., v. 544-9 : « Je voudrais pouvoir consentir à ce que vous me demandez, je l'avoue, mais l'amour paternel me le défend. Créon lui-même, tout roi qu’il est, et mon beaupère, n’obtiendrait jamais de moi un pareil sacrifice. Mes enfants sont les seuls liens qui m’attachent à la vie, la seule consolation de mes affreux tourments. Je renoncerais plutôt à l’air que je respire, à mes propres membres, à la lumière du jour. » 23 Voir Eur., Med., 559-65. 21

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à la prescription des attitudes à suivre. Si la mère donne la vie aux enfants, c’est elle qui a le droit de l’arracher : le meurtre des fils, pour terrible qu’il soit, n’est plus que la récupération d’une possession à juste titre : habeat incolumes pater, dum et mater habeat urguet exilium ac fuga : iam iam meo rapientur auulsi e sinu, flentes, gementes osculis pereant patris periere matris24. De ce point de vue, Médée ne cherche qu’à réaliser la seule attitude possible pour éviter la position de vaincue dans ce jeu de pouvoir. Si elle ne peut éduquer (posséder) ses enfants, il faut que Jason soit aussi privé du droit de disposer de la vie de ses fils. Cependant, la motivation de l’infanticide surpasse les cadres d’une simple contre-attaque dans le jeu de pouvoir entre les deux anciens amants : par la violence, Médée acquiert l’occasion de réaliser la vengeance la plus parfaite de tous les temps pour prouver la supériorité de son ingenium. La prolifération de la signification de Jason Pour accomplir totalement sa vengeance, Médée se rend compte de ses sacrifices : le pays natal, le rang, la réputation sociale, la chasteté – et la vie du jeune frère innocent, dont le spectre sanglant revient de temps en temps dans ses chimères : Quem trabe infesta petit Megaera ? Cuius umbra dispersis uenit incerta membris ? Frater est, poenas petit dabimus, sed omnes. Fige luminibus faces, lania, perure, pectus en Furiis patet. Discedere a me, frater, ultrices deas manesque ad imos ire securas iube : mihi me relinque et utere hac, frater, manu quae strinxit ensem - uictima manes tuos placamus ista25. 24

Sen., Med., v. 946-51 : « Vivez pour votre père, pourvu que vous viviez pour votre mère. Mais la fuite et l’exil m’attendent. Bientôt on va les arracher de mes bras, pleurant et gémissant. Ils sont perdus pour leur mère ; que la mort les dérobe aussi aux embrassements paternels. » 25 Sen., Med., v. 963-70 : « Quelle victime Mégère va-t-elle frapper avec cette poutre horrible ? Quelle est cette ombre qui traîne avec effort ses membres disloqués ? C'est mon frère ; il demande vengeance : il sera vengé. Enfonce toutes ces torches dans mes yeux ;

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Évidemment, s’il est immolé pour l’amour de Jason, Jason doit payer par sa vie. Toutefois, une seule mort ne pourrait pas satisfaire Médée qui a tout perdu par amour. Personne ne pourra être tué deux fois – le fait que l’on ne dispose que d’une vie ici-bas ne facilite pas la vengeance recherchée pour rendre justice à la mort du jeune frère et pour soulager la détresse de la princesse de Colchide : Vtinam esset illi frater ! Est coniunx : in hanc / ferrum exigatur. Hoc meis satis est malis ?26 Le caractère unique de la vie humaine explique le fait que le meurtre ne pourra s’effectuer qu’une seule fois : si posset una caede satiari haec manus / nullam petisset27. Que faire donc si la mort « simple » ne suffit pas pour la transmission du message : « Tu ne pécheras point contre la fidélité conjugale » ? Pour rendre conscient Jason de la gravité de sa perfidie, il faut lui répéter ce message ; et si la répétition du meurtre nécessite plusieurs Jasons, il faut donc multiplier les porteurs de la signification de Jason par l’opération de la métonymie (créateur – chose créée). Cette opération, en tant que transmission de signification, se produit par la contiguïté des espaces mentaux. Quintilien, qui distingue plusieurs possibilités de contiguïté ayant pour résultat une métonymie, attire notre attention sur une espèce spécifique de métonymie, dans laquelle l’un des termes constitutifs de cette relation est l’inventeur, le créateur ou le possesseur de l’autre : la contiguïté se fonde, alors, sur le fait que la deuxième chose est au pouvoir du premier28. La métonymie, comme tous les tropes, se définit par un écart paradigmatique, avec le remplacement d’un terme propre par un mot différent, sans que pour l’autant l’interprétation du texte soit nettement différente. Il s’agit alors d’une opération de sélection29. Ce choix est limité, d’une part, par la situation concrète à laquelle la proposition fait référence, et d’autre part, par la signification des éléments précédents de la chaîne parlée. Les métonymies consistent dans la désignation d’un objet par le nom d’un autre objet qui constitue comme lui un tout absolument à part, mais qui lui doit ou à qui il doit lui-même plus ou moins d’éléments, soit pour son existence, soit pour sa manière d’être. La relation métonymique est donc une déchire, brûle : j’ouvre mon sein aux Furies. Dis à ces divinités vengeresses de se retirer, ô mon frère ; dis-leur qu'elles peuvent retourner sans crainte au fond des Enfers. Laisse-moi avec moi-même, et repose-toi sur cette main qui a déjà tiré l’épée. Voici la victime qui doit apaiser tes mânes. » 26 Sen., Med., v. 126-7 : « Ah, s’il avait un frère ! Il a une épouse : qu’en elle soit plongée mon épée ! Cela est-il assez pour mes malheurs ? » 27 Sen., Med., v. 1009 : « Si j’avais pu me contenter d'une seule victime, je n’en aurais immolé aucune. » 28 Quint., VIII, 6, 23-25: inuentas ab inuentore et subiectas res ab obtinentibus significat […] a possessore quod possidetur ; Tryph., 195, 24. 29 Michel Le Guern, Sémantique de la métaphore et de la métonymie. Paris, Larousse, 1973, p. 23.

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relation entre objets du monde, c’est-à-dire entre réalités extralinguistiques, révélée par une expérience commune, établie indépendamment des structures linguistiques qui peuvent servir à l’exprimer. Ce processus mental de la création de la métonymie aura pour résultat un Jason « multiplié » au niveau sémantique qui permettra à Médée de punir l’époux perfide plusieurs fois et d’accomplir la vengeance à la perfection. Par l’opération de la métonymie, les deux fils figurent comme deux Jasons potentiels : la transmission de la signification de leur père les rendra capable de remplir la fonction du moyen de la punition : me coniugem optet quoque non aliud queam peius precari, liberos similes patri similesque matri - parta iam, parta ultio est : peperi30. A part la relation de paternité, relation potentiellement métonymique, la maternité, en tant que relation fondamentale du mythe de Médée, peut être ramenée à l’une des relations de contiguïté ayant pour résultat une métonymie. Dans ce cas-là, les parties constitutives (les deux champs cognitifs en contiguïté), la mère et l’enfant figurent le possesseur et son possédé : la puissance de la première, qui a le pouvoir de donner la vie, lui garantit le droit de disposer de la vie de l’enfant. Cependant, comme Médée ne manque pas de le remarquer, l’enfant (le possédé) porte la signification de leur père ; par l’opération de la métonymie (parent – enfant) la signification de Jason est donc transmise sur les enfants. Si les enfants représentent leur père, s’ils portent cette signification, ils deviendront équivalents de Jason. Cette équivalence invite, en même temps, à les identifier avec le père : leurs tourments et leurs supplices seront ceux de Jason. Fussent-ils nés de Créuse, le crime de l’infanticide ne serait pas si difficile à commettre ; comme les hésitations de Médée le montrent, elle ne combat pas facilement ses instincts maternels. Toutefois, c’est Jason qui les a engendrés, la transmission métonymique de la signification « créateur – chose créée / père – fils » sera donc si puissante qu’elle dominera les instincts maternels : ex paelice utinam liberos hostis meus aliquos haberet - quidquid ex illo tuum est, Creusa peperit. Placuit hoc poenae genus, meritoque placuit: ultimum, agnosco, scelus animo parandum est - liberi quondam mei, uos pro paternis sceleribus poenas date31. 30

Sen., Med., v. 22-25 : « Je ne pourrais rien souhaiter de pire, qu’il désire ses enfants semblables à leur père et à leur mère. Elle a déjà été engendrée, elle a été engendrée, ma vengeance : j’ai engendré. »

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Cette transmission de signification est mise en valeur par l’absence de nom pour les enfants. Le nom, par la force de la tradition, reflète la caractéristique « principale » du sujet nommé ; cette capacité d’encoder le caractère implique, en même temps, que le nom est étroitement lié à la possession de cette caractéristique. L’anonymat ne désigne alors que le manque de caractère particulier. Cette fonction archaïque du nom jouit d’un rôle particulier dans l’interprétation métonymique du rôle des enfants engendrés de Jason. Ni Sénèque, ni Euripide, son prédécesseur n’attribuent aucune importance aux noms de ces deux fils : effectivement, ils les laissent dans l’anonymat. Les garçons, sans aucune indication du moindre caractère individuel, ne peuvent donc figurer que comme simples accessoires de la tragédie, sans être individualisés par le nom. Leur anonymat révèle qu’ils ne disposent d’aucune caractéristique particulière, sauf qu’ils sont nés de Jason : ainsi, ils ne sont que de simples dérivés de celui-ci. En ne mentionnant pas les noms, Sénèque suggère cette fonction de dérivation, et en même temps, il met en valeur la relation métonymique entre le père et les fils, qui motive la vengeance de Médée. D’après un passage des Corinthiaques, attribué à Eumelos de Corinthe, l’infanticide de Médée est tout involontaire, issu d’une pratique magicorituelle qui avait pour objectif d’assurer l’immortalité aux fils. Toutefois, le scholion 264 suggère que l’héroïne n’est pas coupable de la mort des enfants : le meurtre est attribué aux habitants furieux de Corinthe32. Euripide reprend le thème de l’infanticide, mais dans ce cas-là, c’est Médée ellemême qui commet consciemment le crime par jalousie33. Il ne s’agit donc pas d’une version totalement originale, mais, contrairement à la tradition littéraire et mythique, Euripide adapte une position novatrice : l’infanticide correspond à un geste volontaire, désespéré pour venger l’infidélité d’un mari hypocrite. La version de Sénèque nous propose une interprétation peutêtre moins complexe que celle d’Euripide, mais elle offre encore certains aspects intéressants pour le développement du mythe de Médée. Évidemment, l’arrière-plan stoïcien nous permet d’expliquer cette tragédie 31 Sen., Med., v. 920-5 : « Plût au ciel que mon parjure époux eût quelques enfants de ma rivale ! Mais ceux que tu as de lui, suppose qu'ils sont nés de Créuse. J’aime cette vengeance, et c’est avec raison que je l’aime : car c’est le crime qui doit couronner tous mes crimes. Médée, prépare-toi. Enfants, qui fûtes autrefois les miens, c’est à vous d'expier les forfaits de votre père. » 32 Cf. Paus., 2, 3, 6 et Parméniscos, schol. 264. Voir encore les versions de Didime et celle de Créophile de Samos – ce dernier introduit le motif d’infanticide : Médée est accusée à tort d’avoir tué ses fils. 33 Comme Luísa de Nazaré Ferreira le souligne, l’originalité de la tragédie d’Euripide consiste en une réinterprétation de la tradition dans l’esprit de la Poétique d’Aristote (1453b 25-29). Cf. Luísa de Nazaré Ferreira, « A fúria de Medeia », in : Humanitas, vol. XLIX, 1997, p. 6164, p. 65.

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comme exemple des passions destructrices qu’il faut contrôler34. C’est pourquoi Sénèque, outre les capacités surnaturelles de la princesse magicienne, met en valeur l’expression des émotions violentes, comme ira, amor ou furor, dont l’intensité dépasse les dimensions « humaines » et qui mènent Médée à la monstruosité la plus cruelle. Ces émotions si réprouvées par le stoïcisme transforment la force positive de la reproduction (maternité) en un acte violent d’infanticide, la destruction la plus perverse. L’on constate, dans les versions précédentes du mythe, que Médée est toute consciente de son statut et qu’elle est capable d’articuler son propre mythe. Toutefois, chez Sénèque, la tragédie culmine au moment où Médée décide de tuer ses fils : Medea nunc sum ; creuit ingenium malis35. C’est la révélation de son caractère par l’acte de l’infanticide en tant que manifestation de son potentiel le plus extrême36. La magicienne, en jouant donc le rôle de Médée (comme la self-theatricalization le vérifie)37, devient une véritable barbare, qui retrouve sa satisfaction dans la violence, dans le meurtre de Créon et de Créuse. Cette vengeance terriblement cruelle culmine dans la mort de deux fils de Jason. Tuer les enfants, c’est plus qu’un meurtre : c’est un geste symbolique. Dominée par la fureur de la vengeance, Médée les tue en tant que porteurs primaires de la « signification de Jason » pour provoquer l’anéantissement total de l’époux perfide38. En évoquant un parallèle entre la cruauté de Médée et le désir des Romains de l’époque de mettre en scène des spectacles pleins de violence constituant une réflexion sur le pouvoir, Sénèque suggère que la société romaine, par certains aspects, ne se distingue pas des tribus barbares. Ce parallèle s’articule même par l’usage de termes techniques liés aux munera de gladiateurs, à propos du 34

José Pedro Serra, « A sabedoria estóica : paixão e razão na Medeia de Séneca », in : Bajo el signo de Medea – Sob o signo de Medéia, Coimbra-Valladoid, Imprensa da Universidade de Coimbra, 2006, p. 135-150, p. 138. 35 Sen., Med., v. 910 : « Maintenant, je suis Médée ; mon génie s'est développé dans le crime. » 36 Emma Griffiths, Medea. Londres-New York, Routledge, 2006, p. 98. 37 Médée est plus qu’un « simple protagoniste » de la tragédie ; elle se présente comme l’auteur du drame et de son propre mythe. Voir Marianne Hopman, « Revenge and Mythopoiesis in Euripides’ Medea », in : TAPA 138, 2008, p. 155-183, p. 156. Par contre, Jason est essentiellement une victime passive au lieu de remplir le rôle de l’agent des événements ; cette passivité est accentuée même par sa dépendance du destin : évidemment, ce dernier est toujours mauvais, puisqu’il s’agit d’une pauvre victime d’une magicienne barbare (v. 431-32) : o dura fata semper et sortem asperam / cum saeuit et cum parcit ex aequo malam. 38 Comme Benton le remarque, le plaisir de Médée sur les réactions de Jason voyant la mort des enfants est la réminiscence d’une histoire de Caligula qui, pour voir les réactions d’un père en détresse, sous le prétexte d’un dîner, invita un homme à assister à l’exécution de son propre fils (Sen., Ir., II, 33, 3-4 ; et voir : Breu., 13, 7 ; Ben., II. 5, 1), cf. Benton, 2003, p. 280. Les spectacles violents nous permettent de les associer aux excès de la tyrannie, cf. Sen., Ir., II, 5, 4-5 ; II, 3, 18 et 3, 20.

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supplice des enfants39. La douleur de Médée s’apaise, et sa joie devient plus intense en regardant les souffrances de Jason forcé d’assister au spectacle horrible de l’infanticide. Si l’essentiel, dans la condition de barbare, comme Sénèque le suggère, est de trouver du plaisir dans la douleur d’autrui, Médée devient une véritable barbare en justifiant alors les préjugés des Corinthiens. Pour accomplir la monstrueuse vengeance jusqu’au bout, Médée décide de supprimer les preuves encore existantes de leur union, qui la lient encore au mari perfide40 ; elle même veut tuer le rejeton conçu de Jason qu’elle porterait dans son sein : in matre si quod pignus etiamnunc latet, scrutabor ense viscera et ferro extraham41. Le terme pignus, généralement utilisé pour l’enfant qui constitue une alliance indissoluble entre les époux, est un gage d’amour et de fidélité conjugale. Par ce terme, Médée combine les sens littéral et métonymique du lien qui l’attache, pour toujours, à Jason. Si elle porte encore un enfant de Jason, il faut qu’il ne naisse jamais de cette union malheureuse. Médée interprète sa fertilité comme le moyen le plus efficace de la vengeance 42. Selon la terrible logique de la vengeance, si les enfants portent, d’une façon métonymique, la signification de leur père, plus d’enfants Médée conçoit de lui, plus de fois elle pourra tuer Jason et détruire leur amour : si posset una caede satiari haec manus, nullam petisset. Vt duos perimam, tamen nimium est dolori numerus angustus meo 43. Accablée par le ressentiment, elle ne se gêne pas pour envier Niobé avec ses quatorze enfants à sacrifier : utinam superbae turba Tantalidos meo 39 Anthony James Boyle, Tragic Seneca : an essay in the theatrical tradition, Londres-New York, Routledge, 1997, p. 132. 40 Cf. Eur., Med., v. 1236-41 : φίλαι͵ δέδοκται τοὔργον ὡς τάχιστά μοι / παῖδας κτανούσῃ τῆσδ΄ ἀφορμᾶσθαι χθονός͵ / καὶ μὴ σχολὴν ἄγουσαν ἐκδοῦναι τέκνα / ἄλλῃ φονεῦσαι δυσμενεστέρᾳ χερί. / πάντως σφ΄ ἀνάγκη κατθανεῖν· ἐπεὶ δὲ χρή͵ / ἡμεῖς κτενοῦμεν͵ οἵπερ ἐξεφύσαμεν. (« Amies, mon plan est arrêté : le plus rapidement possible, mes enfants... les tuer et fuir cette terre... Non, ne pas y traîner ni provoquer le meurtre de mes petits par une autre main trop hostile. De toute façon, ils n'ont pas d'autre alternative que de mourir. Et puisque c'est comme ça, c'est moi qui les tuerai, moi qui les ai mis au monde... »). 41 Sen., Med., v. 1012-13 « Je vais fouiller mon sein pour voir s’il ne renferme pas quelque autre gage de notre hymen, et le fer l’arrachera de mes entrailles. » 42 Segal, 2008, p. 145. 43 Sen., Med., v. 1009-11 : « Si j’avais pu me contenter d'une seule victime, je n’en aurais immolé aucune. C'est même trop peu de deux pour assouvir mon ressentiment. »

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exisset utero bisque septenos parens natos tulissem! 44. Creuit ingenium malis : l’ultima ratio de l’infanticide Par son appel initial aux dieux du matrimonium, Médée s’identifie comme la femme légitime de Jason (v. 143-46 ; 494-5)45. Même si la légitimité de cette union est plus que douteuse46, les raisons de cet attachement sont bien évidentes de la part de Médée : elle s’est séparée de sa famille pour toujours (v. 483-9), elle a commis des crimes abominables (v. 129-36) et elle a suivi son amant à Corinthe, au prix d’un isolement total et d’une puissante détresse : (…) discedo, exeo, penatibus profugere quam cogis tuis. At quo remittis? Phasin et Colchos petam patriumque regnum quaeque fraternus cruor perfudit arua ? Quas peti terras iubes ? Quae maria monstras ? Pontici fauces freti per quas revexi nobilem regum manum adulterum secuta per Symplegadas ? paruamne Iolcon, Thessala an Tempe petam ? Quascumque aperui tibi uias, clausi mihi47. 44

Sen., Med., v. 954-6 : « Plût au ciel que mon sein eût été aussi fécond que celui de l'orgueilleuse fille de Tantale, et que je fusse mère de quatorze enfants ! » 45 Médée, princesse barbare, liée à Jason par un acte de mariage dont la validité est très douteuse, n’est plus qu’une simple concubine étrangère (παλλακή) dont Jason peut se délivrer sans aucune obligation légale ou éthique. La concubine, même si elle figure comme une partie intégrante de l’oikos de son kyrios – c’est-à-dire que sa vie est soumise à la même règlementation qui prescrit l’attitude de la mère, de la femme, de la sœur ou de la fille du kyrios (cf. Dem., Naer., 23, 53) – ses enfants ne seront pas considérés comme héritiers légitimes de leur père. Par contre, Créuse, princesse de Corinthe, est prête à représenter l’archétype de la gynaikè parfaite, et ses enfants conçus de Jason seront légitimes selon toutes les règles familiales et civiles de la société corinthienne. Voir : Delfim F. Leão, « Os desencantos de Medéia : uma xene privada de kyrios, de oikos e de polis », in : Bajo el signo de Medea – Sob o signo de Medéia. Coimbra-Valladolid, Imprensa da Universidade de Coimbra, 2006, p. 67-82, p. 68. Voir encore Stephen A. Nimis: « Autochthony, Misogyny, and Harmony : Medea 824-45 », Arethusa, 40, 2007, p. 397-420, p. 403. 46 Comme Hygin l’atteste, les noces improvisées de Jason et de Médée manquent de tous les détails importants d’un mariage (engynesis). Il n’y a pas de consentement des parents, personne n’accompagne la mariée à la maison de son nouveau kyrios dans la cérémonie d’ekdosis. Cependant, ce n’était pas le désir des deux amants fugitifs qui servit de motivation pour « consommer le mariage » le plus rapidement possible : Jason aurait dû rendre la princesse fugitive aux parents s’ils l’avaient trouvée encore vierge. 47 Sen., Med., v. 449-58 : « Mais en me chassant de ton palais, où veux-tu que j'aille ? Vers le Phase, en Colchide, dans le royaume de mon père, dans ces plaines arrosées du sang de mon

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Cependant, Médée se considère comme la femme légitime, loyale de Jason, mais répudiée pour un nouveau mariage « plus conforme » aux exigences de la société (v. 143-46, 494-95). Évidemment, Médée ne se considère pas comme barbare ; elle descend d’un haut, noble et divin lignage, et beaucoup de jeunes prétendants cherchaient à conquérir son amour : Quamuis enim sim clade miseranda obruta, expulsa supplex sola deserta, undique afflicta, quondam nobili fulsi patre auoque clarum Sole deduxi genus […] generosa, felix, decore regali potens fulsi : petebant tunc meos thalamos proci48. Pour obtenir le statut désiré de femme légitime, Médée abandonna tout ce que Jason voulait acquérir à l’aide de Médée : la terre, la famille, la réputation sociale et le pouvoir : (…) erepto patre patria atque regno sedibus solam exteris deserere durus? merita contempsit mea qui scelere flammas uiderat uinci et mare? adeone credit omne consumptum nefas ? incerta vaecors mente non vaesana feror partes in omnes; unde me ulcisci queam ? 49 A plusieurs reprises, le chœur attire l’attention sur l’altérité de Médée, en mentionnant son statut d’exilée, en la comparant aux bêtes sauvages et aux frère ? En quel pays m’ordonnes-tu de porter mes pas ? Quelles mers faut-il que je traverse encore ? Le détroit de l’Euxin, par où j'ai ramené toute une armée de héros en suivant un amant adultère à travers les Symplégades ? Est-ce l'humble Iolchos ou les vallons de la Thessalie que tu me donnes pour séjour ? Toutes les voies que je t'ai ouvertes, je me les suis fermées. » 48 Sen., Med., v. 207-10, 217-18 : « En effet, bien que je sois écrasée par un lamentable désastre, expulsée, suppliante, seule, abandonnée, de partout abattue, jadis j’ai brillé d’un père illustre et de mon aïeul le Soleil, j’ai tiré une glorieuse naissance. […] Noble, heureuse, puissante, je brillais de l’éclat royal ; recherchaient alors mon lit les prétendants que l’on recherche maintenant. » 49 Sen., Med., v. 118-24 : « Après qu’il m’a arraché mon père, ma patrie et mon royaume, seule en un pays étranger, il m’abandonne, le cruel ? Il a méprisé mes services, lui qui avait vu les flammes et la mer vaincues dans le crime ? Croit-il à ce point que toute mon impiété a été épuisée ? Mal assurée, hors de mon cœur, l’esprit furieux, je suis transportée en tous sens ; d’où pourrais-je tirer ma vengeance ? » Voir encore v. 134-36 ; 207-20 ; 274-80 ; 982-86.

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ménades ; pour les Corinthiens, la princesse n’est que barbare, cruelle et dangereuse (v. 103-15 ; 849-78). C’est Médée, dans cette perspective, qui ruine l’ordre social et qui dégrade les institutions de la civilisation : elle trahit son père, elle choisit son mari par amour, puis elle refuse de concéder que sa relation avec Jason n’avait aucune légitimité50. Cependant, comme Créon le remarque, Jason reste innocent de tout crime : nullus innocuum cruor contaminauit, afuit ferro manus proculque uestro purus a coetu stetit51. Médée se justifie en faisant appel à son amour ; si elle commit ces crimes, ce fut par dévotion : illi Pelia, non nobis iacet ; fugam, rapinas adice, desertum patrem laceratumque fratrem, quidquid etiam nunc nouas docet maritus coniuges, non est meum : totiens nocens sum facta, sed numquam mihi52. Comme Benton le remarque53, l’usage de la voix passive suggère que Médée, par nature, n’avait aucune inclination pour le crime ; c’est quelque chose que Jason lui a enseigné. Fût-elle barbare, cruelle, aliénée de tous : c’est juste pour l’amour de Jason54 ; il lui faut donc arracher cette passion du cœur, et reconquérir sa dignité perdue. Pour « devenir Médée » de nouveau et affirmer sa supériorité, elle doit d’abord surmonter ses instincts maternels et, au prix du sang de Créuse, de Créon et de ses propres enfants, punir l’artisan de sa ruine. Par la mort de Créuse, Médée s’arroge le statut de la femme légitime de Jason, comme elle le justifie au moment de son triomphe (v. 1021) : coniugem agnoscis tuam ?55 50

Benton, 2003, p. 276. Sen., Med., v. 263-5 : « [Jason] innocent, aucun sang / ne l’a souillé, sa main était loin du glaive, / et il est resté pur loin de vos intrigues. » Voir encore v. 278-280 ; 498-503. 52 Sen., Med., v. 276-80 : « C’est pour lui que Pélias est mort, pas pour nous ; ajoute la fuite, les vols, un père abandonné et un frère mis en morceaux, tout ce qu’encore maintenant mon mari enseigne à ses nouvelles épouses ; cela n’est pas à moi : toutes ces fois, je me suis rendue coupable, mais jamais pour moi. » 53 Benton, 2003, p. 277. 54 Médée accuse son mari d’avoir bénéficié de ses crimes, cf. v. 465, 500; 531-37; 933. 55 J. G. Fitch et S. McElduff proposent plusieurs interprétations de ce vers à cause de la complexité du thème: « Finis-tu par me rendre la reconnaissance que j’ai bien méritée ? » ou « Ne reconnais-tu pas que je suis ta véritable femme ? » ou « Reconnais-tu enfin le caractère particulier de ta femme ? » Cependant, le rôle de femme n’est plus qu’un « masque vide », puisque la relation qui donnait sa substance n’existe plus. Voir John G. Fitch, Siobhan 51

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Médée finit par commettre le crime : l’infanticide se transforme, petit à petit, en une nécessité absolue pour se délivrer des chimères du passé. Tuer les enfants, c’est plus qu’un meurtre : c’est donc un geste symbolique. Cependant, l’explication métonymique de la fonction des enfants ne se concentre pas uniquement sur la substitution de leur père, mais ils représentent, par une autre opération métonymique, les crimes commis pour acquérir et s’assurer l’amour de Jason : ils incarnent le mal qui dominait le cœur et l’esprit de leur mère : scelus est Iason genitor et maius scelus Medea mater - occidant, non sunt mei ; pereant, mei sunt […]56. Leur mort ne s’interprète pas seulement comme la libération de l’amour d’un époux perfide, mais comme la seule possibilité de se délivrer de la monstruosité et de la terreur de la culpabilité qui dévore la vie de Médée. Le processus du « devenir Médée », permettant de survivre et de tout surpasser (superesse) est alors, en fait, une simplification radicale accomplie par la volonté intrépide de la princesse-magicienne : il détruit les derniers liens de la relation complexe qui lie Médée à Jason. L’ingenium de Médée, sa volonté puissante, figure un retour à une identité antérieure : elle redevient la vierge Colchide, libre de l’amour de Jason, libre du désir de posséder : iam iam recepi sceptra germanum patrem, spoliumque Colchi pecudis auratae tenent ; rediere regna, rapta uirginitas redit.57

McElduff, « Construction of the self in Senecan drama », in : Seneca. Oxford Readings in Classical Studies, J. G. Fitch (éd.),Oxford, Oxford University Press, 2008, p. 169. 56 Sen., Med., v. 933-4 : « Leur crime, c'est d’avoir Jason pour père, et surtout Médée pour mère. Qu’ils meurent, car ils ne sont pas à moi ; qu’ils périssent, car ils sont à moi. » 57 Sen., Med., v. 982-4 : « J’ai enfin recouvré mon sceptre, mon frère et mon père. La Colchide a reconquis sa toison d'or. Je reprends ma couronne et ma virginité ravie. »

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Les tragédies de Sénèque : quand les fantômes engendrent des monstres Pierre KATUSZEWSKI Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3 Les tragédies de Sénèque sont des histoires de monstres, pour reprendre le titre d’un ouvrage de référence sur le sujet1, et de filiations monstrueuses : pour devenir le monstre qu’il est dans la mémoire mythologique, parcours obligé d’un héros de tragédie romaine, celui-ci doit accomplir un crime. Au cours de la tragédie, pour se convaincre d’accomplir ce crime tragique (nefas), le héros invoque ses ancêtres monstrueux et s’inscrit ainsi dans une filiation dont il garantira la continuité par la réalisation d’un crime plus monstrueux que celui de son ancêtre. Dans la plupart des tragédies, cet appel à la lignée prend la forme d’une évocation du passé. Mais, dans certaines tragédies, un processus inédit se met en place : l’ancêtre vient transmettre lui-même ce « goût » du crime à sa progéniture. Ces personnages, ayant déjà accompli le crime qui a fait d’eux des héros mythologiques, et étant morts depuis, interviennent ainsi en tant que fantômes sur la scène de théâtre. Les spectateurs assistent alors en direct à la transmission de la filiation monstrueuse, c’est-à-dire que les fantômes sortis des Enfers mettent littéralement au monde mythologique leurs descendants, ce monde inhumain où la lignée se perpétue par le crime. Après avoir rappelé les principales caractéristiques du théâtre romain et notamment les étapes du parcours de la transformation d’un personnage en monstre, nous examinerons en détail, par l’analyse des textes et de nos connaissances sur la performance théâtrale tragique romaine, les interventions de plusieurs ombres sénéquiennes, en nous focalisant sur la façon dont elles établissent leur filiation monstrueuse au cours de la performance. Le théâtre romain : les règles du jeu Des histoires fictives pour une société fictive Le théâtre romain, cela n’est plus à prouver2, est un théâtre du jeu, un théâtre ludique si l’on s’en tient à l’étymologie, au terme qui le désigne en 1 Florence Dupont, Les Monstres de Sénèque. Pour une dramaturgie de la tragédie romaine, Paris, Belin, 1995. 2 Nous renvoyons ici aux travaux de Florence Dupont, notamment ibid. et L’Acteur-Roi, Paris, Les Belles Lettres, 2003 [1985].

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latin : ludi scaenici. Un théâtre du jeu est un théâtre où le moyen devient une fin, où ce qui est présenté sur la scène ne représente en rien le monde extrathéâtral, en d’autres termes, ne dit rien du monde, ne se pose pas en miroir (déformant ou non) de ceux qui sont face à lui. Et ce que l’on appellera la communauté (communitas) des spectateurs est elle-même à Rome une fiction, un rassemblement identifiable seulement au moment où il a lieu, une communauté éphémère créée par l’abolition temporaire des distinctions sociales : les spectateurs sont ces milliers de Romains qui, jusqu’au règne d’Auguste, « regardent en même temps, depuis un cercle, symbole d’égalité, le spectacle qui est au centre »3. Ainsi, la société tout entière regarde et jouit du spectacle d’un même point de vue. Face à cette société fictive, un spectacle, répétons-le, qui l’est tout autant et plus encore : les histoires présentées – et le spectacle qui les fait voir – n’ont aucune fonction édificatrice, il ne s’agit en aucun cas d’élever moralement, spirituellement, politiquement ou philosophiquement la communauté rassemblée, mais de lui procurer du plaisir esthétique. Car le théâtre romain est un rituel destiné à faire plaisir aux dieux et « le plaisir des hommes est le signe du plaisir des dieux »4. Ce plaisir, obtenu après avoir aboli les liens qui unissent les Romains les uns avec les autres, ne peut advenir qu’en oubliant le monde et ne peut pas être sérieux5. Rien de mieux alors que de présenter des histoires n’ayant strictement rien à voir avec l’extra-théâtralité. Les Romains prennent pour prétexte à leurs tragédies des histoires de nourrices, des histoires grecques qu’ils adaptent à leur code théâtral, ils inventent un monde nouveau dont un équivalent contemporain pertinent serait le cinéma fantastique. Le préalable à toute analyse du théâtre romain est posé : c’est un monde clos, un système fermé dont il faut connaître les présupposés à partir desquels la compréhension de tout ou partie du système s’avère possible. C’est un monde spécifiquement théâtral qui a ses propres règles, ses propres contraintes et qui, en quelque sorte, se suffit à lui-même. Avant d’entrer dans le vif du sujet, il convient donc de rappeler ses règles, les règles du jeu pourrait-on dire, le cadre référentiel à partir duquel les filiations monstrueuses engendrées par les umbrae sénéquiennes sont compréhensibles et deviennent opérantes. Mode d’emploi pour devenir un monstre Les tragédies de Sénèque et, on peut le supposer, d’autres tragédies romaines perdues, présentent « le spectacle d’une métamorphose d’un

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Dupont, 1995, p. 25. Ibid., p. 27. 5 « Car une chose était impossible, montrer au public romain un théâtre "sérieux" », ibid., p. 32. 4

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homme en monstre »6, c’est-à-dire le passage pour un héros d’un temps qui, par commodité, pourrait être qualifié d’« humain » au temps mythologique. Par « commodité », car le temps humain n’est en rien la représentation du temps extra-théâtral, du temps de la société romaine « hors-jeu ». Le théâtre romain présente en effet des histoires dans un temps hétérogène à celui de l’humanité : le temps des récits mythologiques. Un temps « faux » dans lequel les héros sont pris initialement, et qui peut être défini de la façon suivante : c’est le temps des personnages qui n’ont pas encore accompli leur tragédie. En effet, la tragédie romaine est le lieu, l’espace-temps où et pendant lequel un héros connu des Romains depuis l’enfance7 (Phèdre, Œdipe, Thyeste, Médée etc) accomplit l’histoire qui fait de lui le héros, connu dans la mythologie : Médée tue ses enfants, Œdipe découvre qu’il est l’assassin de son père et qu’il a couché avec sa mère et c’est à ce moment-là qu’il se crève les yeux, Thyeste ingurgite ses enfants en croyant que ce sont des viandes sacrifiées rituellement. Initialement, les héros sont dans le temps humain, à la fin du spectacle, ils sont définitivement pris dans le temps mythologique. Entre les deux, l’alternance est de mise, le héros passe d’un temps à un autre, car il hésite, il hésite à commettre ce qui le fera définitivement entrer dans la mémoire : le crime tragique, le nefas. Précisons que cette hésitation n’est ni psychologique ni destiné à instaurer un quelconque suspense narratif du côté des spectateurs. Les spectateurs romains connaissent les histoires à l’avance et savent très bien qu’Atrée sacrifiera ses neveux et les fera avaler à leur père Thyeste. Si suspense il y a, il est uniquement spectaculaire : les acteurs seront-ils performants ? Le texte du poète sera-t-il meilleur que celui de ses rivaux ? Le rituel sera-t-il accompli correctement ? Car, du point de vue du parcours du héros, une autre « règle » supplémentaire et essentielle régit la tragédie à Rome : l’histoire n’est « rien » dans le théâtre romain8, c’est-à-dire qu’elle n’a pas lieu d’être en dehors du spectacle. S’il existe un parcours du héros qu’il est possible de qualifier de narratif (et dont nous préciserons les modalités), il est indissociable du spectacle. Le spectacle est tout, c’est le spectacle, codifié à outrance, qui doit être bien accompli pour que les spectateurs (donc les dieux) soient « satisfaits », sa réussite étant le signe de la pax deorum9, donc de la bonne continuation de la société (cette fois-ci extra-théâtrale). 6

Ibid., p. 55. Cf. Ibid., p. 44-46. 8 « Les poètes et les acteurs doivent donner un beau spectacle sans chercher à convaincre ou à édifier moralement », ibid., p. 32. 9 « Toute cette puissance symbolique du théâtre à Rome tient à sa ritualité, parce que les jeux scéniques sont un piaculum, un rituel expiatoire qui a pour fonction de réconcilier les dieux et les hommes, en créant temporairement […] une collectivité déstructurée où tout le monde peut entrer, et de restaurer ainsi la pax deorum », ibid., p. 27. 7

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À chaque étape de l’histoire correspond un protocole spectaculaire singulier. Ainsi, quand le héros navigue entre le temps humain et le temps mythologique, quand il n’a pas encore définitivement plongé dans le temps qui sera finalement le sien, c’est entre l’immobilité et la danse qu’il hésite, entre un spectacle verbal ou les mots délivrés par la voix de l’acteur font le spectacle, et un spectacle de corps qui dansent, accompagnés de la voix du cantor et de la musique de la tibia10. Non pas qu’il y ait une hiérarchie des goûts entre l’une et l’autre forme de spectacle ; c’est seulement qu’il faut arriver au terme du spectacle, donc du rituel, et que pour cela, il est indispensable que les acteurs se mettent à danser. Le parcours du héros est le suivant : il commence dans un état de dolor, une « douleur » due à un deuil (Œdipe et Hécube sont en deuil de leur cité : Thèbes est ravagée par la peste, Troie est en ruines après la guerre éponyme), un malheur (Phèdre est éperdument éprise d’Hippolyte) ou encore un exil (Thyeste est éloigné du pouvoir par son frère Atrée) ; aucune consolation ne peut faire sortir le héros du dolor, le seul moyen d’en sortir est de passer dans un autre état, le furor, cette « folie furieuse » qui atteint le héros et qui le mènera à commettre le nefas, le « crime tragique », ultime étape l’enfermant éternellement dans le catalogue des monstres mythologiques. Dolor, furor, nefas, telles sont les trois étapes constituant le parcours d’un héros de tragédie romaine11. Questions de temps et de filiation Passage du temps humain au temps mythologique : tel est le lot des héros du théâtre tragique romain. Ces deux temps peuvent être définis en termes de filiation, puisque le temps humain (tragique) est un temps qui se constitue par la lignée, c’est-à-dire par la succession des naissances (Médée a mis au monde ses enfants, tout comme Thyeste ; Laïos est le père d’Œdipe etc), tandis que dans le temps mythologique, la naissance est remplacée par le crime. Ainsi, la succession des nefas construit la ligne du temps. La lecture de la tragédie romaine, et a fortiori, des tragédies de Sénèque, peut donc se faire en termes de temps et, partant, en termes de filiation. Pour entrer dans le temps mythologique et donc en maintenir la pérennité, le héros doit commettre un crime pire encore que celui accompli par son ancêtre12. Et 10 Sur les conditions de représentation, cf. Jean-Christian Dumont et Marie-Hélène FrançoisGarelli, Le Théâtre à Rome, Paris, Librairie Générale Française, 1998, p. 21-23. Pour une analyse précise des différentes acceptions du verbe cantare, cf. Maxime Pierre, « Quand chanter n’est pas chanter », in : Claude Calame, Florence Dupont, Bernard Lortat-Jacob, Maria Manca (dir.), La Voix actée. Pour une nouvelle ethnopoétique, Paris, Kimé, 2011, p. 277-288. 11 Pour une description précise de chacune de ces étapes, cf. Dupont, 1995, p. 55 sq. 12 Par exemple, « Atrée et Thyeste vont rejoindre Tantale, en constituant une lignée qui se perpétue non par la naissance mais par le crime. Même si Tantale est leur grand-père parmi

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c’est au cours de l’auto-persuasion qu’il formule à plusieurs reprises afin d’agir qu’il s’inscrit dans une filiation monstrueuse. Une fois le crime effectué, la filiation est concrètement réalisée. Le héros, en commettant le crime tragique, perpétue la lignée monstrueuse et complète l’arbre généalogique des familles mythologiques. Ces points ont été longuement établis et expliqués par Florence Dupont dans son ouvrage sur la tragédie sénéquienne, Les Monstres de Sénèque. Tous les personnages principaux des tragédies sont donc concernés. Cependant, pour certains d’entre eux, que l’auteure ne fait qu’évoquer et auxquels nous nous intéresserons ici, le protocole est quelque peu différent. Ces personnages sont des umbrae, des ombres ou encore des fantômes pour parler en termes contemporains. Dans trois des tragédies de Sénèque conservées, cinq fantômes sont présents. Ces fantômes – qui n’ont rien à voir avec les imagines du monde romain extrathéâtral13 –, interviennent soit directement sur la scène dans le prologue de la tragédie, soit dans le récit d’un autre personnage. Surtout, leur nom est celui d’un héros et pas celui d’un personnage secondaire (nourrice ou messager) et, qui plus est, le nom d’un personnage mythologique, c’est-à-dire le nom d’un monstre : l’ombre de Thyeste surgit ainsi dans Agamemnon, celle de Tantale dans Thyeste, celle de Laïos dans Œdipe, celles d’Achille et d’Hector dans Les Troyennes. Ces fantômes sont, c’est la proposition que nous formulons ici, des personnages spécifiquement théâtraux qui n’ont pas d’autre raison d’être que d’avoir été vivants dans une tragédie, d’être morts ensuite et de revenir en tant qu’ombre dans une autre tragédie. C’est le cas, par exemple, de Thyeste qui est vivant dans Thyeste et fantôme dans Agamemnon. Cette définition exclusivement théâtrale du fantôme est difficilement compréhensible aujourd’hui où ce qui fait la spécificité du théâtre est précisément sa fonction de représentation. C’est la raison pour laquelle le peu de commentaires existant sur les umbrae sénéquiennes – dus à des spécialistes du latin ou du théâtre (praticiens et théoriciens) – concernent uniquement la fonction narrative de ces personnages et omettent leur intérêt spectaculaire. Les analyses qui suivent ont pour but de pallier ce manque en réinscrivant les fantômes dans la performance théâtrale romaine. En effet, à Rome, le théâtre est un monde clos, auto-suffisant, qui n’a pas la nécessité d’en référer au monde extra-théâtral pour exister : les fantômes théâtraux romains sont fabriqués par le théâtre et ils n’ont aucun rapport avec la mort et le monde des morts des Romains ; bref, le théâtre ne nous renseigne en rien sur les rapports qu’entretenaient les Romains avec la mort, les hommes, il ne devient leur ancêtre mythologique qu’après le banquet cannibale des deux frères », ibid., p. 70. 13 Pour une démonstration de ce point, cf. Pierre Katuszewski, Ceci n’est pas un fantôme. Essai sur les personnages de fantômes dans les théâtres antique et contemporain, Paris, Kimé, 2011, p. 18-19.

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l’au-delà et tout ce qui s’ensuit14. Pourquoi des fantômes au théâtre ? Quel est l’intérêt spectaculaire de leur intervention ? Comment s’inscrivent-ils dans le code théâtral romain ? En effet, dans son rôle de vivant, le héros a nécessairement déjà franchi les étapes faisant de lui un monstre, il a forcément évoqué et invoqué ses ancêtres monstrueux. Les fantômes font-ils jouer à nouveau la filiation monstrueuse ? Les umbrae sénéquiennes : un supplément de spectacle Le prologue L’ombre de Tantale et l’ombre de Thyeste interviennent donc dans les prologues, respectivement de Thyeste et d’Agamemnon15. Avant d’analyser leur fonctionnement et la façon dont ils continuent à travailler la filiation monstrueuse, il convient de rappeler le fonctionnement du prologue dans le cas de la tragédie romaine. Le prologue constitue une scène bien particulière dans l’agencement et dans l’avancement d’une tragédie. En effet, dans un théâtre du jeu, il n’a rien à voir avec les scènes dites « d’exposition » du théâtre classique, il n’a rien d’informatif. Le prologue ici est performatif, il participe à la création du spectacle : il permet pour les spectateurs le passage (encore une question de temps) entre le temps civique et le temps théâtral, il crée en quelque sorte le public en lui rappelant sa fonction spectatrice, pas directement comme cela peut se faire chez certains auteurs contemporains renouant avec cette pratique antique16, mais par l’intermédiaire de personnage comme les fantômes qui deviennent eux-mêmes spectateurs de la fiction qui suit le prologue17. Il crée aussi le décor en identifiant la toile peinte (a priori tendue en fond de scène) représentant un palais « anonyme »18. Il présente 14

Pour cela, d’autres sources sont disponibles, cf. François Hinard (dir.), La Mort, les morts et l’au-delà dans le monde romain, Caen, Presses Universitaires de Caen, 1987 ; Gherardo Gnoli et Jean-Pierre Vernant (dir.), La Mort, les morts dans les sociétés anciennes, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 1982 et John Scheid, Quand faire, c’est croire. Les rites sacrificiels des Romains, Paris, Aubier, 2005, p. 161 sq. 15 Les récits de personnages vivants dans lesquels interviennent des fantômes n’ont pas lieu dans les prologues des tragédies mais au cours de celles-ci. Nous y reviendrons. 16 Dans Orgia, Pier Paolo Pasolini écrit un prologue prononcé par un pendu qui parle et qui s’adresse directement aux spectateurs. Pour une analyse détaillée de ce prologue, cf. Katuszewski, 2011, p. 75-84. 17 À la fin du prologue de Thyeste, la Furie invite en effet l’ombre de Tantale à assister au spectacle qui va suivre : non noui sceleris tibi / conuiua uenis. Liberum dedimus diem / tuamque at istas soluimus mensas famem : / ieiunia exple, mixtus in Bacchum cruor / spectante te potetur (v. 62-66), « Tantale, tu es invité / Tu as l’habitude de ces horribles repas / Si nous t’avons donné un jour de permission / C’est pour que tu viennes assouvir ta faim à ce banquet / Mange autant que tu veux / Prends ta revanche sur le jeûne / Et assiste au spectacle » (116). 18 Cf. Dupont, 1995, p. 30.

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également les personnages, les futurs héros de la tragédie qui commencera dès qu’il aura quitté la scène, car le fantôme n’intervient que dans le prologue. Le prologue met donc en place les éléments spectaculaires19 dans un endehors de la fiction. Le théâtre romain est un théâtre pour lequel l’histoire ne peut pas commencer comme si de rien n’était, le quatrième mur n’existant absolument pas. Une scène comme le prologue est significative de ces théâtres, les théâtres du jeu, pour lesquelles il n’y pas d’illusion, mais seulement un jeu affirmé avec le théâtre. En extrapolant, on pourrait dire qu’un double sens était entendu par les spectateurs romains. Quand l’ombre de Tantale désigne le palais devant lequel va se jouer la tragédie, c’est une façon de dire aux spectateurs : « Ce soir, la maison peinte sur la toile sera le palais de Pélops ». La mise au monde des futurs monstres Mais avec le fantôme, le jeu va plus loin. Il n’est pas seulement présent pour installer la théâtralité dans l’espace scénique et pour établir le lien avec les spectateurs en les créant comme co-énonciateurs du spectacle. En effet, la question du retour du fantôme dans l’espace scénique se pose d’emblée : pourquoi un héros ayant déjà effectué son parcours tragique revient-il sur la scène de théâtre ? N’est-ce pas ce qu’il faut entendre quand au début du prologue, l’ombre de Tantale se demande20 : « Qui ? Qui m’a arraché du fond des Enfers ? Qui m’a sorti du malheur ? Quel dieu mauvais ramène Tantale devant ce qui fut sa maison ? J’avais la bouche ouverte Tendue vers la nourriture qui s’offrait Ma bouche s’est refermée sur du vide Tout avait disparu » (111)21

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« Le prologue […] est l’installation de la théâtralité tragique », Florence Dupont, L’Orateur sans visage. Essai sur l’acteur romain et son masque, Paris, Presses Universitaires de France, 2000, p. 189. 20 Sénèque, Thyeste, in : Florence Dupont, Sénèque. Théâtre complet (vol. I), Paris, Imprimerie Nationale, 1995, p. 103-206. Les numéros de pages sont indiqués entre parenthèses. Nous choisissons de citer la traduction française des tragédies de Sénèque dans le corps du texte et le texte latin en note car nos analyses doivent beaucoup à cette traduction de Florence Dupont qui tient particulièrement compte des conditions de représentation. 21 Quis me inferorum sede ab infausta extrahit ? / Quis male deorum Tantalo uisos domos ostendit iterum ? / Auido fugaces ore captantem cibos ? (v. 1-3)

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Ces questions n’ont pas de sens si elles ne sont pas insérées dans le contexte du spectacle. Ce n’est pas un sentiment d’angoisse que l’ombre exprime ici et les questions posées ne portent pas sur le fait pour un mort de revenir dans le monde des vivants : « Tantale, sans comprendre qui l’a provoqué, déplore avec douleur et angoisse un retour vers le monde des humains », peut-on lire dans la notice d’une traduction récente de Thyeste22. Ce type d’interprétation s’en tient à la dimension narrative et littéraire des personnages et omet systématiquement leur potentiel spectaculaire. Ces questions sont tout d’abord un moyen pour l’acteur de présenter son rôle, en effet, le masque porté par l’acteur, s’il permet aux spectateurs de reconnaître le héros, est le même qu’il soit vivant ou mort23. « Ce soir, je joue un fantôme » entendaient sans doute les spectateurs quand l’acteur leur présentait son masque dans les tous premiers vers des prologues. C’est là une singularité des fantômes : l’umbra se crée elle-même en tant que fantôme24. De même, quand, dans la suite du texte, l’ombre se demande si elle va subir un supplice pire que le sien, il n’est pas question d’angoisse existentielle, mais d’un questionnement sur le spectacle en train d’être joué : « La pierre de Sisyphe qui tombe et qui roule Porterai-je sa pierre sur mon dos ? […] Dans quel cachot ? Dans quelle chambre de torture va-t-on me transférer ? Vous les juges terribles qui inventez les supplices pour que chaque mort en ait sa part Un peu d’imagination ! Ajoutez à ma peine Jusqu’à faire hurler d’horreur le gardien de la prison des morts »25 Ici, les spectateurs romains n’attendent aucune révélation métaphysique de la part de Sénèque, mais entendent certainement une question sur le rôle de l’ombre dans la performance : « Que va-t-on me faire jouer, à moi 22

François-Régis Chaumartin, Sénèque. Tragédies II, Paris, Les Belles Lettres, 1999, p. 102. Cf. Dupont, 2000, p. 155-156. 24 Il en est de même quand l’ombre de Thyeste dit : Opaca linquens Ditis inferni loca, / adsum profundo Tartari emissus specu, / […] Thyestes (v. 1-3) / « Je sors de l’ombre / Je viens d’en-bas / De chez le roi des morts / Me voici / Surgissant du Tartare et des gorges profondes / Moi Thyeste » (317). 25 Sisyphi numquid lapis / gestandus umeris lubricus nostris uenit ?[…] / In quod malum transcribor ? O quisquis noua / supplicia functis durus umbrarum arbiter / disponis, addi si quid ad poenas potest / quod ipse custos carceris diri horreat, / quod moestus Acheron paueat, ad cuius metum / nos quoque tremamus, quaere (v. 6-18). 23

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Tantale, alors que mon histoire est terminée ? » Avec l’introduction de ces ombres, Sénèque introduit une variation au code établi – une de ces variations dont les Romains étaient particulièrement adeptes26 – les spectateurs attendent alors de voir comment l’auteur va organiser sa pièce afin d’aboutir, malgré tout, à l’accomplissement du parcours tragique. Le suspense spectaculaire est à son comble. C’est donc à un supplément de spectacle que les fantômes invitent les spectateurs. Un supplément lors duquel la filiation monstrueuse ne va plus être simplement évoquée, mais mise en acte, en direct, elle correspondra à la « naissance » des futurs héros de la tragédie. Une étape reste à accomplir : présenter les futurs monstres qui sont, dans le cas de Tantale, ses petits-enfants Thyeste et Atrée, dans le cas de Thyeste, son fils Égisthe et, pour Laïos, Œdipe27. Mais ce procédé va au-delà d’une simple désignation. Car si les fantômes surgissent des Enfers, où Tantale est damné et subit le fameux supplice, où Thyeste est éternellement enceint de ses enfants que son frère monstrueux lui a fait ingurgiter lors d’un banquet soi-disant réconciliateur et où Laïos reste sans assassin clairement désigné, s’ils reviennent dans le monde des vivants, c’est pour faire du spectacle avant même que le spectacle ne commence. La présentation de la progéniture constitue un véritable spectacle, de mots et de corps dans le cas de Tantale, simplement de mots pour Thyeste et Laïos ; ce spectacle étant dans tous les cas celui d’une naissance, monstrueuse. La filiation monstrueuse en jeu, études de cas : Tantale, Thyeste et Œdipe Comment se réalisent sur la scène de théâtre ces naissances monstrueuses, ces mises au monde mythologique des futurs héros tragiques, acteurs masqués attendant d’entrer en scène ? Si un code général sous-tend la tragédie romaine, chaque spectacle se singularise par des variations, des inventions, des innovations inédites – par exemple, le fantôme de Laïos surgit des Enfers dans Œdipe. Nous détaillerons alors chacune de ses partitions tragiques sénéquiennes mettant en scène des umbrae afin d’approcher au plus près la filiation monstrueuse en œuvre dans le théâtre romain.

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Cf. Pierre Letessier, La Composition musicale dans un théâtre rituel, la comédie de Plaute, thèse soutenue en 2004 à l’université de Paris 3. 27 Dans Les Troyennes, le fantôme d’Achille met au monde mythologique son fils Pyrrhus et le fantôme d’Hector sa femme Andromaque. Pour une analyse de ce processus, nous renvoyons à Katuszewski, 2011, p. 41-48.

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Tantale (Thyeste) : l’ombre fait des enfants à sa maison L’ombre de Tantale est accompagnée tout au long du prologue d’une Furie28, elle répond aux questions que l’ombre a posées sur son devenir en lui dictant son rôle. Ce n’est donc pas un nouveau supplice qui l’attend (Tantale ne sera jamais Sisyphe), et ce n’est donc pas au niveau narratif que les questions de Tantale trouveront une réponse, mais au niveau spectaculaire. La Furie lui dit : « Avance, ombre maudite ! Va et fais claquer ta fureur ! Que ta folie réveille la maison aux sacrilèges ! »29 Le mot est prononcé : furor est une des étapes du parcours tragique des héros vivants. L’ombre va de nouveau accomplir ce parcours spectaculaire, non plus dans le but de commettre un nefas, ce qui est réservé aux personnages encore vivants, mais dans celui de « Réveiller la maison aux sacrilèges », c’est-à-dire de transmettre le furor à sa maison, en d’autres termes, à celui qui y règne désormais – son petit-fils Atrée – et à celui qui va y revenir dès le début de la pièce – son autre petit-fils, Thyeste. Cette transmission correspond à ce que nous proposons de nommer une seconde naissance, mythologique ; en effet, si Thyeste et Atrée sont nés dans le temps humain et y ont pour grand-père Tantale, ce dernier va les mettre au monde une seconde fois, dans le prologue de la tragédie, dans le temps mythologique, c’est-à-dire un temps du désordre où l’inversion et la perversion sont les maîtres-mots30. La Furie opère le passage entre le temps humain, où Atrée et Thyeste sont deux frères liés par la naissance, au temps mythologique, où ils seront deux frères liés par le crime : « Il y aura deux frères L’un sera roi et perdra son trône L’autre sera banni puis le lui reprendra […] Parricides, incestueux, cannibales Le frère terrorisera son frère Le père terrorisera son fils Le fils terrorisera son père

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Personnification d’origine littéraire de la fureur tragique, elle est la traduction poétique des Érinyes grecques mais elle n’a pas de réalité religieuse à Rome. 29 Perge, detestabilis / umbra, et penates impios Furiis age (v. 23-24). 30 « Le nefas de chaque tragédie de Sénèque est fabriqué à partir d’un ou de plusieurs rituels pervertis appartenant à la religion romaine », Dupont, 1995, p. 189.

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Leurs enfants mourront d’une mort affreuse Mais leur naissance sera pire encore »31 Mais cette annonce ne suffit pas, la naissance mythologique doit se réaliser concrètement sur la scène. Ainsi, quand la Furie enjoignait à l’ombre de « réveiller » sa maison, elle lui ordonnait, en fait, de lui faire des enfants : « Dans cette demeure qui fut la tienne Apporte le désordre Apporte la haine, le sang, la mort Que ta maison soit grosse de toi Qu’elle soit pleine de Tantales ! »32 Faire des enfants à sa maison est contraire au modèle humain. Il s’agit bien d’une naissance inversée et pervertie qu’annonce la Furie, une naissance monstrueuse. L’acte pervers a lieu peu après dans le prologue, ce que clame la Furie : « La maison a senti que tu la pénétrais Touchée par un intouchable Elle a frémi d’horreur »33 Mais l’ombre, et cela fait partie du code, n’entre pas en furor immédiatement après l’injonction de la Furie. Cette dernière doit « insister » fortement. Cette exhortation d’une trentaine de vers commence par l’annonce au futur des nefas à venir : « On décorera les portiques et leurs hautes colonnes Aux portes on accrochera des lauriers Ce sera la fête Un grand feu brillera pour célébrer ta venue […] Que fait l’oncle Atrée ? Il a encore les mains vides Et Thyeste a les yeux secs Quand va-t-il pleurer ses fils ? Quand le massacre va-t-il commencer ? Je veux qu’on allume un grand feu dans la cuisine 31 Superbis fratribus regna excidant / repetantque profugos / […] Fratrem expauescat frater et gnatum parens / gnatusque patrem, liberi pereant male, / peius tamen nascantur (v. 32-42). 32 Misce penates, odia, caedes, funera / accerse et imple Tantalo totam domum (v. 52-53). 33 Sensit introitus tuos / domus et nefando tota contactu horruit (v. 103-104).

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Je veux qu’on mette l’eau à bouillir dans les chaudrons Qu’on découpe les viandes humaines Que le sang de ses neveux coule et profane le foyer de leur oncle Je veux qu’on dresse la table »34 La Furie provoque ici le furor de Tantale, mais elle s’adresse aussi aux futurs héros de la pièce et donc aux acteurs – à Rome, l’acteur ne disparaît pas derrière son masque, une double énonciation est sans cesse activée35 – la naissance mythologique correspond ainsi à la naissance théâtrale des personnages. Remarquons que depuis le début du prologue les annonces de la Furie sont au futur et que le spectacle de cette transformation d’humains en monstres ne peut avoir lieu avant que l’ombre de Tantale n’ait engendré « scéniquement » ses monstres de petits-fils. La filiation monstrueuse est énoncée par la Furie, elle est l’objet d’un spectacle de mots, puis elle devient spectacle du corps : une fois « imprégnée » des paroles de la Furie, l’ombre devient furieuse et se met à danser. Car transmettre le furor, c’est danser. L’ombre en une seule scène, le prologue, passe de l’immobilité du dolor, causé ici par sa condition de supplicié, à la danse du furor. La transmission de la folie furieuse correspond à la transmission d’une catégorie dramaturgique (le furor) et, partant, à l’inscription des héros dans le temps mythologique, temps spécifiquement théâtral puisque c’est sur la scène que vont se réaliser les histoires transformant les héros en monstres mythologiques. Dans ce temps inédit, la danse, une forme de spectacle, donc, est le signe de la filiation monstrueuse. Si l’ombre de Tantale intervient pour ce prologue dans le temps des vivants, c’est pour faire démarrer le spectacle en mettant au monde mythologique et théâtral les futurs héros de la tragédie, c’est pour réaliser en direct, sous les yeux des spectateurs, une filiation monstrueuse. Une fois la danse effectuée, la Furie renvoie en effet l’ombre aux Enfers : « Cela suffit Le mal est fait Retourne aux Enfers dans ta grotte Va patauger dans ta fameuse rivière

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Ornetur altum columen et lauro fores / laetae uirescant ; dignus aduentu tuo / splendescat ignis, […]./ Dextra cur patrui uacat ? / Nondum Thyestes liberos deflet suos : / ecquando tollet ? Ignibus iam subditis / spument aena, membra per partes eant / discerpta, patruos polluat sanguis focos, / epulae instruantur (v. 54-62). 35 Cf. Dupont, 2000, p. 154-160.

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La terre ne supporte plus que tu poses les pieds sur elle »36 Le prologue est terminé, la tragédie commence. Thyeste (Agamemnon) : un ventre bien rempli Dans Agamemnon, l’ombre de Thyeste qui prononce le prologue n’est pas accompagnée d’une Furie. Elle est seule sur la scène, ou presque, puisque Thyeste est éternellement enceint de ses propres enfants qu’il a avalés malgré lui lors de l’abominable banquet de réconciliation organisé par son frère dans Thyeste. Après avoir lui aussi identifié la toile peinte comme étant le palais de Pélops37, la maison à laquelle son grand-père fit des enfants, il rappelle cette filiation monstrueuse, ce qui active d’emblée le temps mythologique : « Mais ce vieux Tantale est un bien petit criminel comparé à moi »38 Pour entrer dans l’éternité mythologique, il a dû à son tour réaliser un nefas, mais ce crime fut encore plus monstrueux que celui de ses prédécesseurs : « Vous les connaissez Tous ceux qui ont plongé leurs mains dans l’horreur Tous ceux qu’a condamnés le tribunal de Minos Eh bien, moi Thyeste Je revendique la première place Je veux être le premier des damnés Moi Thyeste je me laisserais dépasser par mon frère ! Il est vrai que c’est lui qui a enfoui mes trois fils morts dans mon ventre Mais c’est quand même moi qui ai dévoré goulûment la chair de ma chair »39 Le temps mythologique est en marche grâce à ce rappel du passé qui déroule l’arbre généalogique de cette famille monstrueuse que constituent les Tantalides. Pour que le spectacle commence, il reste à Thyeste à inclure son 36

Actum est abunde. Gradere ad infernos specus / amnemque notum ; iam tuum maestae pedem / terrae grauantur (v. 105-107). 37 Hoc est uetustum Pelopiae limen domus (v. 7). 38 Sed ille nostrae pars quota est culpae senex ? (v. 22). 39 Reputemus omnes quos ob infandas manus / quaesitor urna Gnosius uersat reos ; / uincam Thyestes sceleribus cunctos meis / a fratre uincar. Liberis plenus tribus / in me sepultis uiscera exedi mea (v. 23-27).

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descendant (Égisthe, l’un des héros de la pièce) dans cet arbre, branche encore plus « pourrie » puisque pour y obtenir définitivement sa place, il devra commettre un crime pire encore que ceux commis par Tantale et Thyeste. Contrairement à ce qui s’était passé dans le prologue de Thyeste, l’ombre de Thyeste ne dansera pas et la naissance d’Égisthe ne sera pas le fruit d’un accouplement avec le Palais. La mise au monde d’Égisthe est énoncée, elle est verbale. Elle coïncide avec sa naissance humaine qui était déjà pervertie puisque fruit d’un inceste : « Et la Fortune ne s’est pas arrêtée là Elle n’a pas voulu d’une demi-souillure D’une moitié de crime ‘‘Thyeste encore un effort ! Le père cannibale doit coucher avec sa fille’’ Impavide j’ai écouté ses paroles Impavide j’ai commis l’inceste qu’elle m’ordonnait Pour que moi et tous mes enfants nous ne formions qu’une seule et même chair Ma fille comme ses frères S’est soumise aux destins Et porta un enfant de moi Dans un ventre bien digne du mien »40 L’accouplement pervers a déjà eu lieu dans le temps humain – c’est la raison pour laquelle l’ombre ne danse pas –, en énoncer la dimension incestueuse, c’est-à-dire criminelle, c’est faire d’Égisthe un crime, fils d’un crime. L’espace scénique est désormais « contaminé » par le temps mythologique. La dernière étape du prologue a lieu alors : l’ombre s’adresse directement aux personnages de la tragédie afin qu’elle commence : « Agamemnon est de retour Et sa femme va l’égorger […] Égisthe Voici venu le jour Pour lequel tu es né Tu as honte ? 40 Nec hactenus Fortuna maculauit patrem / sed maius aliud ausa commisso scelus / gnatae nefandos petere concubitus iubet. / Non pauidus hausi dicta sed cepi nefas. / Ergo ut per omnis liberos irem parens, / coacta fatis gnata fert uterum grauem, / me patre dignum (v. 2834).

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Alors pourquoi cette triste figure ? Ta main tremble Tu veux ou tu ne veux pas ? »41 Cette fois-ci encore, les personnages naissent dans le temps théâtral, le spectacle peut commencer. Laïos : un fantôme qui sort de la bouche de Créon Tantale et Thyeste sont deux ombres « en prologue » jouées par des acteurs. Un deuxième type d’ombres – également initiateur de filiation monstrueuse – existe dans les tragédies de Sénèque : les ombres qui interviennent dans le récit d’un personnage. Laïos en fait partie. Dans la scène V d’Œdipe, Créon rapporte l’apparition de l’ombre de Laïos grâce à une nécromancie. Il crée par les mots, dans un long récit de 129 vers (530659), une image du prodige au cours duquel Laïos apparaît, après avoir décrit le lieu de l’apparition – près de la fontaine de Dircé42 –, un rituel de nécromancie se déroule qui permet la sortie de terre d’une multitude de morts thébains et enfin, de Laïos, celui pour qui la nécromancie a été « organisée ». En effet, depuis le début de la tragédie, Œdipe est en proie au dolor, causé ici par l’effroyable peste qui ravage sa ville, Thèbes. Tout a été tenté pour le faire sortir de ce dolor : sa femme Jocaste n’a pas réussi à le consoler et une scène d’haruspicine (sacrifice divinatoire) menée par le devin Tirésias, afin de résoudre l’énigme lancée par la Pythie de Delphes à Créon, n’a rien donné. Tant que le nom du meurtrier du roi Laïos ne sera pas connu, la ville ne sera pas débarrassée de la peste. Tirésias conseille alors à Œdipe de désigner quelqu’un pour aller consulter le fantôme de Laïos, ce sera Créon. L’histoire est ici celle bien connue de l’Œdipe de Sophocle, à la seule différence que Sénèque invente le fantôme, seul susceptible de dévoiler le nom de son meurtrier. Tout ceci relève de l’histoire, de la trame narrative qui est, à Rome, indissociable du spectacle. Ainsi, suivant la dramaturgie sénéquienne et le code spectaculaire, le dolor d’Œdipe correspond à l’immobilité de l’acteur. Il doit en sortir afin que le spectacle puisse avoir lieu. Tous les moyens employés pour le faire sortir de cet état ont donc pour fonction d’animer l’image fixe initiale d’un Œdipe pétrifié au milieu des ruines de Thèbes. On l’aura compris : les différents échecs décrits précédemment pour extraire le héros de sa douleur sont autant d’impossibilités pour le spectacle de commencer. Jusqu’à la scène V de la tragédie, tout est immobile, le 41

Agamemnon […] / adest – daturus coniugi iugulum suae / […]Causa natalis tui, / Aegisthe, uenit. Quid pudor uultus grauat ? / Quid dextra dubio trepida consilio labat ? (v. 48-50). 42 Le lieu du passé mythologique de Thèbes.

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processus tragique est bloqué. Ce qui constitue un cas à part dans le théâtre de Sénèque. Ces cinq scènes font en quelque sorte office de prologue – si on compare la situation avec celle des prologues de Thyeste et d’Agamemnon – et le fantôme, image virtuelle créée par les paroles de Créon, est le personnage qui débloque la situation en désignant Œdipe comme étant son assassin. L’acteur qui joue Créon annonce donc la sortie de terre de Laïos : « Lui, Laïos – le dire me hérisse d’horreur : Il était là, affreux à voir Le corps ruisselant de sang Les cheveux collés par des caillots et de la boue La bouche déformée par la rage il hurlait »43 Puis, il change de voix et prend celle de Laïos afin, dans un premier temps, de nommer son meurtrier aux Thébains, présents lors de la nécromancie : « C’est le roi aux mains rouges C’est ton roi qui t’assassine Il avait tué sauvagement, sans raison Et maintenant il a le sceptre Le sceptre de son père Maintenant il a le lit Le lit de son père Un joli fils que je hais ! Mais comme père encore pire ! »44 Œdipe est désigné. Le passage entre le passé humain et le passé mythologique d’Œdipe s’effectue ici par la qualification, en termes de crime, de la naissance d’Étéocle et Polynice, les deux fils qu’Œdipe conçut avec sa mère : « Il est revenu peser sur le ventre de sa mère Une seule fois ne lui suffisait pas Il est revenu dans le ventre d’où il était sorti Et il a refait des enfants à sa mère Enfants du désordre, enfants du scandale Même les bêtes sauvages hésitent à en faire autant 43

Laius.– Fari horreo: / stetit per artus sanguine effuso horridus, / paedore foedo squalidam obtectus comam / et ore rabido fatur (v. 623-626). 44 Sed rex cruentus, pretia qui saeuae necis / sceptra et nefandos occupat thalamos patris ; / inuisa proles, sed tamen peior parens / quam gnatus, utero rursus infausto grauis (v. 634637).

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Il s’est fait des frères tout seul »45 Œdipe est un père monstrueux et, en tant que fils, il a commis un parricide, faisant de lui un monstre parfait. D’un point de vue strictement narratif, les nefas ont eu lieu avant la pièce de théâtre, mais les personnages ne le savent pas46. C’est seulement au moment de l’énoncé par le fantôme du parricide et de l’inceste qu’ils l’apprennent. L’énonciation des crimes les rendent donc d’emblée efficaces. Ainsi, Œdipe est immédiatement « transformé » en monstre, ce qu’indique Créon, toujours avec la voix de Laïos : « Un monstre Un monstre plus compliqué Une énigme plus tortueuse Une devinette plus torturée Que les chansons de la Sphinge »47 Que se passe-t-il d’un point de vue spectaculaire ? Si Œdipe, après les révélations de son père, est désormais le monstre connu de tous, les spectateurs ne verront-ils pas le passage du dolor au furor et l’accomplissement d’un nouveau nefas, comme le code le prescrit ? Ce serait manquer la pax deorum et compromettre l’équilibre de la communauté. Un dernier nefas reste en effet à accomplir, annoncé par le fantôme de Laïos : « Il se traînera sans savoir où aller Cherchant son chemin avec un bâton Comme un vieillard abandonné des siens »48 Œdipe, pour être tout à fait Œdipe, doit se faire le visage d’Œdipe, en d’autres termes, il doit en passer par l’état de furor et se crever les yeux. Ce qui sera rapporté par un messager aux vers 914-979. L’ombre de Laïos, en désignant Œdipe comme étant un parricide et un père incestueux, active la filiation monstrueuse dans le but d’animer la scène de théâtre et de permettre au rituel d’être correctement accompli. Même 45 Egitque in ortus semet et matri impios / fetus regessit, quique uix mos est feris, / fratres sibi ipse genuit ! (v. 638-640). 46 « […] le nefas a été commis, du moins en partie, avant que ne débute l’action scénique. Mais comme nul ne le sait au début de la pièce, c’est comme si ce nefas n’existait pas encore, pour ceux qui vont en devenir ses sujets, Œdipe et Jocaste. Donc l’invention du nefas va coïncider avec la découverte des crimes commis par Œdipe, le parricide et l’inceste. Dire le nefas ou l’accomplir revient au même », Dupont, 1995, p. 173. 47 Implicitum malum / magisque monstrum Sphinge perplexum sua (v. 640-641). 48 Repet incertus uiae / baculo senili triste praetemptans iter (v. 656-657).

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située au cœur de la tragédie et non plus dans le prologue, la filiation monstrueuse provoquée par le fantôme est nécessaire au bon déroulement du spectacle, elle est un des moyens employés par Sénèque pour faire sortir le héros du dolor et ainsi faire danser l’acteur. Les filiations monstrueuses en spectacle Les umbrae sénéquiennes effectuent en scène la naissance mythologique et théâtrale de leur progéniture, promise à un avenir monstrueux. Bien loin de toutes velléités discursives, puisque le théâtre romain n’est résolument pas un espace de discours, ces filiations monstrueuses ne nous apprennent donc rien sur la civilisation romaine et sur ses histoires de famille. Elles sont le prétexte à un spectacle, de corps et de mots, dansé et chanté – à condition, bien sûr, de ne pas céder aux tentations interprétatives purement littéraires, peu convaincantes car tout à fait fantaisistes et en tous points anachroniques49. Revenir à une analyse des textes en fonction de la pratique théâtrale romaine, c’est-à-dire adopter une démarche anthropologique et plus seulement littéraire, permet de redécouvrir les potentialités spectaculaires du théâtre romain et de ne pas céder à l’anachronisme, trop souvent utilisé à mauvais escient par la grande majorité des metteurs en scène contemporains. Si les conditions du théâtre ont radicalement changé depuis l’époque romaine – à Rome, le théâtre est codifié et rituel, c’est un théâtre du jeu, de nos jours, le théâtre est dé-codifié, déritualisé, c’est un théâtre de la représentation – il nous semble nécessaire de ne pas négliger ce qui, en d’autres temps, faisait la spécificité du théâtre, le plaisir du jeu pour le jeu, et l’établissement d’une connivence entre le public et la scène par l’exhibition et l’aveu du fait théâtral lui-même, ce qui est essentiellement mis en œuvre par les personnages de fantômes. En passer par l’analyse de pratiques théâtrales autres, éloignées dans le temps ou dans l’espace, est un moyen de rethéâtraliser le théâtre, de le sortir d’un trop-plein d’interprétations dramaturgiques qui aboutissent à des spectacles où le théâtre en vient à disparaître et tend à devenir un espace de lecture50, laissant de côté des

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Julie Recoing qui a monté Phèdre de Sénèque en 2008 au théâtre des Amandiers de Nanterre déclare ainsi par exemple : « Pour moi, Phèdre est l’histoire d’une femme qui se rend maîtresse de son destin grâce à la tragédie. C’est en imitant sa mère dans ses amours monstrueuses, en courant vers une mort certaine qu’elle se libérera de son histoire, de sa condition sociale, de sa famille, de ses peurs ». Consulté le 10 février 2011. URL : http://www.nanterre-amandiers.com/ Publish/ spectacle/79/presse_phedre.pdf. 50 Rappelons ici deux mises en scène récentes de comédies de Plaute par Brigitte JacquesWajeman et la mise en scène des Troyennes par Farid Paya en 1994. Tous deux ont tenté de renouer de façon convaincante avec le code théâtral romain.

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personnages aussi fascinants que les fantômes qui, justement, ne supportent aucune lecture, mais n’agissent qu’en fonction du spectacle. En revenir ainsi au théâtre romain comme jeu, comme performance, c’est permettre aux metteurs en scène contemporains qui s’empareraient des tragédies de Sénèque, d’en faire des spectacles où le plaisir du jeu aurait toute sa place, où une communitas éphémère composée d’acteurs et de spectateurs partagerait des émotions et un objet esthétique communs, sans en passer nécessairement par un discours psychologique, philosophique ou politique. Les filiations monstrueuses sénéquiennes ne sont pas destinées à être prolongées après la fin du spectacle ; émettrices d’émotions fortes, elles se vivent en direct au moment où elles s’accomplissent, par les acteurs qui en font une performance et par les spectateurs qui sortiront du théâtre, ni ébranlés, ni édifiés, mais soluti, « détendus ».

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La contagion monstrueuse : à propos du De ira de Sénèque Nathalie CROS Lycée Descartes, Tours La dynastie des Julio-Claudiens, envisagée comme une lignée maudite, fait l’objet d’une lecture rétrospective enrichie en particulier par la présentation qu’en donne Tacite dans ses Annales ; isolant et éclairant la sphère souveraine comme une famille royale, il la place au nombre de celles qui constituent le matériau tragique, conformément à la définition qu’en donne Aristote dans la Poétique : « Les plus belles tragédies sont composées sur l’histoire d’un petit nombre de maisons (…) à qui il est arrivé de souffrir ou de causer de terribles malheurs »1. Une telle lecture implique donc tout d’abord l’importance des idées de filiation, d’engendrement, dans une problématique de continuité et de rupture d’une part, de permanence et d’extinction d’autre part. Elle suppose en outre que l’on considère ces familles les unes par rapport aux autres, comme relevant d’un même univers ; qu’elles possèdent des traits communs qui permettent de les reconnaître, comme participant d’une nature sinon commune, du moins similaire, et que caractérise un nom générique : les Julio-Claudiens, les Labdacides, les Atrides. Le rapprochement avec la tragédie superpose donc à la généalogie un autre type de filiation, qui relève de l’imaginaire. Mais comment ces deux types de lignée se tissent-ils l’un à l’autre et quelles sont leurs interactions ? La figure de Caligula offre, semble-t-il, une perspective d’exploration pour cette question : empereur tyrannique, cruel, dément, il concentre en lui-même toutes les caractéristiques qui permettent de parler d’un monstre, et c’est en tant que tel qu’il laisse une marque dans l’histoire, ce que confirment de nombreux témoignages historiques et littéraires. Parmi ceux-ci, le De ira de Sénèque, qui le connut et faillit en être la victime, étudie longuement les modalités de la monstruosité politique dont Caligula constitue une sorte de paradigme2. Dans cette perspective, le propos philosophique rejoint la mise en œuvre littéraire, tragique en particulier. En effet, si la pensée du stoïcien imprègne son théâtre, c’est que des zones 1

Arstt., Poétique, 1453a. La haine de Caligula pour Sénèque est bien connue : Tac., An., XII, 8 et XIII, 3 ; DC., LIX, 19, 7. A propos du De ira : Janine Fillion-Lahille, Le De ira de Sénèque et la philosophie stoïcienne des passions, Paris, Klincksieck, 1984 ; et « La production littéraire de Sénèque sous les règnes de Caligula et de Néron, sens philosophique et portée politique : les Consolations et le De ira », ANRW II, 36, 3, 1989, p. 1606-1938.

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d’ombre et des questions demeurées sans réponse trouvent dans les situations tragiques un espace d’exploration, que le discours philosophique, volontiers dogmatique et systématique, peut être tenté de laisser de côté. Réciproquement, les dialogues philosophiques sont influencés par une écriture et des motifs exploités dans les tragédies. Le De ira analyse ainsi le phénomène de la colère dans le domaine politique, comme la passion qui définit le tyran : isolant une passion destructrice, la colère, relevant du furor, il en fait pour ainsi dire l’élément de définition du monstre politique. Il s’agira donc de définir, dans un premier temps, la nature monstrueuse du tyran : si Caligula, Néron et Tibère ont des traits communs, cela est moins dû à leur appartenance à une même famille, qu’à la participation de chacun, à un degré plus ou moins grand, à une même nature monstrueuse qui est celle des tyrans. La famille maudite, au sein de laquelle l’exercice pervers du pouvoir se transmet comme une tare, devient dès lors l’expression imagée d’une réalité qui la déborde. Dès lors, le tyran s’inscrit dans une lignée qui n’est plus ou plus seulement celle de la généalogie, mais qui relève de représentations mythologiques et littéraires, et au sein de laquelle les ancêtres et les descendants s’organisent selon une logique qui leur est propre. La parentèle monstrueuse : Caligula et les tyrans La notion de filiation implique celle de la participation à une nature commune : les membres de la fratrie ou de la famille se ressemblent, des traits physiques et psychologiques établissent des liens qui se laissent irrésistiblement reconnaître, ce fameux « air de famille », aussi indéfinissable qu’incontestable. Il semble qu’il en soit ainsi pour les monstres. Quand Atrée, dans la tragédie de Sénèque, révèle à son frère la réalité de l’horrible festin, il accompagne le dévoilement d’un geste particulièrement dramatique, découvrant la tête des enfants et appelant ironiquement les embrassements paternels : Expedi amplexus, pater : / uenere : gnatos ecquid agnoscis tuos ? La réponse de Thyeste est alors pleine de signification. La reconnaissance à laquelle le mènent les restes mutilés n’est pas celle des victimes, ses enfants qu’il a dévorés sans le savoir, mais bien celle de l’acte monstrueux par lequel son frère se définit pour lui désormais : Agnosco fratrem.3 Les traits des enfants sont méconnaissables, mais laissent apparaître, dans une évidence violente, ceux de leur bourreau. C’est donc bien la nature monstrueuse qui constitue l’élément de reconnaissance ultime, et qui prend le pas sur la commune nature « familiale » ou généalogique. 3

Sen., Th., 1004-1005 : « AT. – Donne-leur tes embrassements, ô père. / Les voici ! Reconnais-tu là tes fils ? / TH. – Je reconnais mon frère ! »

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Mais comment définir cette nature ? Et plus précisément, qu’est-ce qui fait de Caligula un monstre ? La réponse, double, que l’on peut proposer est la suivante : ses actes qui manifestent sa monstruosité, et le traitement de ses actes, qui la signifient. Si les premiers relèvent de données sinon objectives, du moins factuelles, la manière dont ils sont traités et racontés les connecte, pour les rendre intelligibles, à des catégories préexistantes qui renvoient à l’imaginaire des récepteurs. Autrement dit, c’est la monstruosité qui relie Caligula à des figures mythiques ou devenues légendaires. Or, le De ira de Sénèque fait de la colère un élément constitutif de la monstruosité, puisque l’étude qu’il en mène tout au long du traité associe trois caractéristiques principales qui concourent à définir un monstre comme un être contrenature, insolite et effrayant. Le monstre peut être la cause et la conséquence du bouleversement de l’ordre naturel : en effet, une manifestation contraire aux lois de l’univers peut être le signe que ces lois ont été violées par un acte impie (nefas), ou constituer le signe avant-coureur de désordre et de chaos. Par son existence même, le monstre transgresse les lois et met en péril l’harmonie du cosmos, qu’il faut rétablir par son élimination. Et c’est donc la raison, principe directeur de l’âme qui, en accord avec le principe organisateur du monde, commande le châtiment ou l’élimination du monstre. Tel est le principe énoncé dans le De ira : Portentosos fetus exstinguimus, liberos quoque, si debiles monstrosique editi sunt, mergimus4. La manifestation monstrueuse, ainsi définie comme bouleversement des lois de la nature, peut être de plusieurs ordres, principalement l’inversion et l’hybridation : les éléments de la nature ne sont plus à leur place, ils ne s’associent plus comme ils le devraient. L’homme en colère, tel que Sénèque le présente à son destinataire, apparaît bien comme un mélange monstrueux entre un homme et une bête sauvage, et est soumis à un mécanisme d’inversion de l’humain en inhumain. Plus précisément, hybridation et inversion sont les deux faces d’un même phénomène : l’homme acquiert certains traits de sauvagerie lorsque la colère le rend contraire à lui-même. Le phénomène trouve son expression dans les portraits de l’homme en colère que l’on peut lire aux livres I et III : la passion, conformément à la conception stoïcienne, affecte l’âme mais se marque par des symptômes 4

Sen., Ir., I, 15, 2 : « Nous étouffons les petits monstres, nous noyons même les enfants, quand ils sont venus chétifs et anormaux » (traduction d’A. Bourgery, C.U.F., revue par Paul Veyne, Sénèque. Entretiens, Lettres à Lucilius, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1993). P. Veyne note à ce propos que l’élimination des enfants malformés constituait même une obligation du père de famille dans le droit ancien.

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physiques. Parmi ceux-ci, la perte du langage est un signe manifeste de déshumanisation. Ainsi dans le premier portrait, au début du livre I : Spiritus coactus ac stridens, articulorum se ipsos torquentium sonus, gemitus mugitusque et parum explanatis uocibus sermo praeruptus5. Le second portrait, au livre III, reprend les mêmes motifs (perte d’intelligibilité du langage articulé, passage au cri et au sifflement) : Adice (…) anhelitus crebros tractosque altius gemitus, instabile corpus, incerta uerba subitis exclamationibus, trementia labra interdumque compressa et dirum quiddam exsibilantia6. La comparaison qui conclut le second portrait de l’homme en colère, au livre III, confirme la monstruosité de la colère et précise la référence aux bêtes sauvages : Ferarum mehercules, siue illas fames agitat siue infixum uisceribus ferrum, minus taetra facies est, etiam cum uenatorem suum semianimes morsu ultimo petunt, quam hominis ira flagrantis. Age, si exaudire uoces ac minas uacet, qualia excarnificati animi uerba sunt !7 Ainsi, la colère envisagée par Sénèque n’est pas un phénomène de régression vers des pulsions primitives, mais une évolution vers un au-delà de l’humain, une transgression qui en fait un être inouï, insolite, et donc terrifiant. Le motif de l’inversion est très présent dans la tragédie, dans les actes des personnages (les rituels pervertis), et dans les manifestations qu’ils déclenchent ou annoncent (l’inversion de la course des astres, la nuit en plein

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Sen., Ir., I, I, 4 : « la respiration est gênée et sifflante, les articulations, en se tordant, craquent, aux gémissements, aux mugissements se mêlent des lambeaux de phrases indistinctes… » 6 Sen., Ir., III, IV, 2 : « Ajoute (…) le halètement de la respiration, les longs gémissements, l’instabilité du corps, les mots indistincts coupés d’exclamations brusques, les lèvres tremblantes, parfois serrées et laissant échapper une sorte de sifflement sinistre. » 7 Sen, Ir., III, IV, 3 : « Les bêtes, ma foi ! que la faim les agite ou un fer fixé dans les entrailles, ont une tête moins hideuse, même quand à demi mortes elles cherchent à infliger au chasseur une dernière blessure, que l’homme brûlant de colère. Ecoute, si tu en as le loisir, les cris et les menaces ; ne sont-ce pas là les accents d’une âme torturée ? »

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jour). Ce principe fait de la colère un équivalent du furor8, au cœur de la constitution des personnages de criminels tragiques dont l’œuvre de Sénèque donne de nombreux exemples, et contribue à éclairer le paradoxe sur lequel se fonde la critique de la théorie péripatéticienne9. La sagesse, conformément à la doctrine stoïcienne classique, consiste en effet à adhérer à l’ordre de la nature, organisée selon un principe dont la raison constitue le reflet ou l’émanation. Naturam sequi, suivre la nature, est donc l’attitude philosophique, celle qui rejette le désordre, et tout particulièrement celui des passions. De ce point de vue, le monstre est celui qui s’éloigne le plus du sage, il en est l’opposé absolu, le négatif. Or, il y a dans l’essence même de la colère, telle que la définit Sénèque, quelque chose de paradoxal : elle est à la fois propre à l’humanité, et elle déshumanise celui qu’elle affecte. Elle tient à la nature de l’homme, tout en n’étant pas naturelle. Sénèque en effet démontre que la colère est une passion qui concerne la seule humanité, et qu’il n’est pas opportun, n’en déplaise aux poètes, de parler de la colère d’un sanglier : Sed dicendum est feras ira carere et omnia praeter hominem ; nam cum sit inimica rationi, nusquam tamen nascitur nisi ubi rationi locus est10. Et pourtant, la colère n’est pas naturelle : Nunc quaeramus an ira secundum natura sit, et an utilis atque ex aliqua parte retinenda11. Dans une série d’antithèses nettes, Sénèque oppose les caractéristiques de la nature humaine – douceur, sociabilité, concorde, solidarité –, à celles de la colère : violences, discordes, rivalités. Par exemple, le plaisir pris au châtiment est contraire à la nature humaine, portée à son point d’excellence dans la personne du sage : procul est enim a sapiente tam inhumana feritas12. Or, la colère est auida poenae13, poenae appetens14. La conclusion du 8

L’équivalence est établie à plusieurs reprises, par exemple Sen., Ir. . I, I ; XIII, 3 ; II, XXXVI, 5 ; III, XXI, 5. 9 Fillion-Lahille, 1984, p. 203 sq. 10 Sen., Ir., I, III, 4 : « Ce qu’il faut dire, c’est que la colère est inconnue des bêtes sauvages et de tous les êtres à l’exception de l’homme ; en effet, quoiqu’elle soit l’ennemie de la raison, elle ne peut naître pourtant que là où il y a place pour la raison. » 11 Sen., Ir. I, V, 1 : « Cherchons maintenant si la colère est dans la nature, si elle est utile et s’il faut en garder quelque chose. » 12 Sen., Ir., I, VI, 4 : « loin du sage une pareille barbarie ». 13 Sen., Ir., I, V, 3. 14 Sen., Ir., I, VI, 4.

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raisonnement qui fonctionne par syllogismes est nettement formulée : Ergo non est naturalis ira15. La colère est donc une passion monstrueuse au plein sens du terme, et sa puissance d’inversion s’exerce non seulement sur l’homme dont elle s’empare, mais sur les actes qu’elle engendre. Ainsi, elle rend la paix semblable à la guerre : pacem enim similem belli effecit16. Suivant la même logique d’inversion que celle qui préside au bouleversement de l’ordre naturel, le monstre fait son quotidien de l’inouï. A propos de Caligula, dans le livre III, Sénèque précise cette caractéristique de la colère, justifiant ainsi la multiplication des exemples de sa cruauté : Quam superba fuerit crudelitas eius ad rem pertinet scire, quamquam aberrare alicui possimus uideri et in deuium exire; sed hoc ipsum pars erit irae super solita saeuientis17. Ainsi, l’usage du fouet sur les sénateurs devient usuel (solet fieri), les exécutions ont lieu la nuit, contre toute coutume, les cris des suppliciés sont rentrés dans leur gorge. Ces inventions inouïes suscitent la stupéfaction : quod tanto opere admiraris isti beluae cotidianum est ; ad hoc uiuit, ad hoc uigilat, ad hoc lucubrat18. Mais la peur et l’horreur sont évidemment les sentiments les plus partagés, car la colère est effrayante en elle-même, comme en témoigne sa représentation allégorique au livre II : Quales sunt hostium uel ferarum caede madentium aut ad caedem euntium aspectus, qualia poetae inferna monstra finxerunt succincta serpentibus et igneo flatu, quales ad bella excitanda discordiamque in populos diuidendam 15

La psychologie stoïcienne résout la contradiction apparente qu’il y a à faire de la colère une passion tout à la fois spécifique à l’homme et contre-nature : elle donne en effet au logos, au iudicium, un rôle décisif dans le développement de la passion : la colère ne devient passion, et donc irréfrénable, que si, à un moment, la raison a donné son assentiment au mouvement de l’âme involontaire, qui en constitue, en quelque sorte, le germe ou la promesse. La raison est donc tout à la fois la condition de la colère et son ennemie la plus efficace, qui seule peut l’empêcher de devenir la passion destructrice contre laquelle elle sera impuissante. 16 Sen., Ir. I, XII, 5. 17 Sen., Ir. III, XIX, 1 : « Combien fut tyrannique sa cruauté, il est bon de le savoir, bien que nous ayons l’air de nous écarter quelque peu du sujet et de nous perdre dans les digressions ; mais cela fait partie de la colère, celle qui se déchaîne sous une forme inaccoutumée. » 18 Sen., Ir. III, XIX, 3 : « Ce qui t’étonne tant n’est que le tout-venant journalier chez ce monstre : c’est pour cela qu’il vit, pour cela qu’il veille, pour cela qu’il songe la nuit. »

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pacemque lacerandam deae taeterrimae inferum exeunt, talem nobis iram figuremus…19 Ici, Sénèque convoque explicitement les ressources de la poésie, et en particulier de la tragédie telle qu’il la conçoit. Ces monstres, ces furies ceintes de serpents et ces souffles de feu trouvent un écho dans la furie qui tourmente l’ombre de Tantale20, dans les incantations de Médée21 ou les imprécations de Junon furieuse22. C’est pourquoi loin de faire de la colère l’aiguillon de la vertu, Sénèque préconise d’en montrer la laideur par l’aspect effrayant de l’homme en colère : Necessarium est itaque foeditatem eius ac feritatem coarguere et ante oculis ponere quantum monstri sit homo in hominem furens quantoque impetu ruat non sine pernicie sua perniciosus et ea deprimens quae mergi nisi cum mergente non possunt.23 Le miroir ne devient pas pour autant auxiliaire de sagesse : il est trop tard, lorsque la colère a opéré ses modifications sur la physionomie, pour revenir en arrière. Le processus d’inversion est irrémédiablement enclenché, l’atroce est recherché au lieu de la beauté24. Caligula peut encore être cité en exemple, lui dont le miroir n’est plus le témoin mais le moyen de la transformation. Suétone raconte qu’il s’applique à rendre son visage aussi horrible qu’il le peut, déformant ses traits pour les rendre conformes à l’aspect de son âme25. C’est ainsi qu’il peut en faire, parmi d’autres, un instrument de supplice : significativement, Sénèque fait du visage de Caligula le sommet d’une énumération des objets sinistres par lesquels il torture26.

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Sen., Ir. II, 35, 4-5 : « Comme est l’aspect des ennemis ou des bêtes sauvages dégouttants de sang ou allant en verser ; comme les poètes ont dépeint les monstres infernaux, ceints de serpents et soufflant du feu, comme les pires dieux de l’enfer sortent pour susciter la guerre, semer la discorde entre les peuples et déchirer la paix ; telle il faut nous figurer la colère… » 20 Sen., Th., v. 24 sq. 21 Sen., Med., v. 740 sq. 22 Sen., H. F., v. 75 sq. 23 Sen., Ir., III, III, 2 : « Il est donc nécessaire de révéler sa laideur et sa férocité, de mettre sous les yeux quel monstre est l’homme en fureur contre l’homme, avec quelle fougue il se rue à sa perte autant qu’à celle des autres, plongeant dans l’abîme ce qui ne peut s’engloutir sans qu’il soit aussi englouti. » 24 Sen., Ir., II, XXXVI, 1-3. 25 Suet., Cal., L, 1-3. 26 Sen., Ir., III, XIX, 1.

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Le De ira associe donc la colère, le crime et la monstruosité dans ses trois aspects : contre-nature, insolite, effrayant. Les exemples les plus développés et les plus complets sont des figures de tyrans, parmi lesquelles Caligula se détache nettement. Une ascendance mythique et littéraire Caligula n’est jamais évoqué, dans le De ira, en tant que membre de la famille julio-claudienne. La gloire d’Auguste, les espoirs portés un temps par Germanicus, pour ne citer que les ancêtres les plus consensuels, auraient pu permettre de mesurer la dégradation du modèle impérial, et souligner ainsi la perversion des valeurs politiques. Mais la perspective familiale est moins signifiante que celle qui met en relation l’empereur romain et les despotes devenus légendaires de l’orient et de l’ancienne Grèce. Lorsque père et fils sont envisagés, comme Darius et Xerxès, c’est moins pour leur lien effectif de parenté que pour ce que révèlent leurs actes : c’est cette similitude qui apparaît également entre ces souverains et Caligula. Il s’inscrit dès lors moins dans une lignée dynastique que dans une ascendance mythique et littéraire, porteuse de sens, et dont le trait commun est la colère, ressort de la monstruosité politique. Celle-ci se manifeste, à son degré le plus élevé, de deux manières principalement. La particularité de cette passion est en effet de s’attaquer aux individus et aux collectivités : l’orgueil, l’amour, la cupidité s’exercent sur l’individu, la colère est aussi une passion de masse27 : au niveau collectif, c’est la guerre civile, où éclate le furor destructeur des chefs rivaux, mais aussi de la collectivité en armes28. Alors qu’au cours d’une guerre extérieure, menée contre des ennemis de Rome, des hostes, les combattants exercent les vertus du citoyen (courage, discipline, endurance), la guerre civile est le lieu où toute valeur est annulée au profit d’une forme de rage et de possession transgressives29. Ces actes de cruauté résultent de la colère qui envahit les partisans des guerres civiles, colère qui se propage comme une folie collective. La guerre civile relève de cet aspect contre-nature, puisqu’elle fait s’affronter les membres d’une même communauté, d’une même famille : la présentation que fait Lucain dans le prologue de la Pharsale des bella plus quam ciuilia30 illustre parfaitement la notion de furor, essentielle dans le 27

Sen., Ir., III ; II, 2-3. Paul Jal, La Guerre civile à Rome. Etude littéraire et morale, Paris, P.U.F., 1963, p. 421425. 29 Le terme devient même un quasi-synonyme de bellum ciuile. Dans le De ira on trouve plusieurs références aux différentes guerres civiles, illustrant cette équivalence entre ira et furor : la clémence de César à l’égard de Pompée (Sen., Ir., II, 9, 3-4 ; II, 23, 4 ; III, 18, 1-2 ; III, 34, 3). 30 Luc., I, v. 1-32. 28

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processus qui mène à la monstruosité, et qui mène à une lecture de l’histoire que les schèmes tragiques rendent intelligibles. Au niveau de l’individu, la colère est au cœur de la monstruosité du tyran. Les exempla relatifs à des rois ou souverains cruels sont nombreux dans le De ira, qui envisage la manière d’exercer et de conserver de pouvoir, bien plus que la question de l’accession à celui-ci. La dimension politique de la pensée de Sénèque sous le règne de Claude fait une place importante à cette figure du tyran d’exercice, qui constitue l’opposé absolu de l’idéal à atteindre, et sur la voie duquel le philosophe espère conduire les empereurs de Rome, successivement Claude et Néron : le De clementia se présentera à la fois comme un « miroir du prince » et comme un modèle de gouvernement à visée programmatique, le De ira se rapproche quant à lui d’une forme de « préceptorat » princier31. A l’appui de la démonstration et au service de l’édification, l’exemplum est un procédé rhétorique que le philosophe emploie, pour son efficacité persuasive, avec toutes les ressources dramaturgiques du poète tragique. C’est toutefois l’histoire qui offre à Sénèque la plupart de ses ressources : il puise ainsi dans un répertoire traditionnel hérité de la Grèce ancienne, en convoquant Apollodore, Phalaris ou Hippias ; ses souvenirs plus ou moins exacts de la lecture d’Hérodote lui font citer des figures perses et orientales, Cambyse, Harpage, Darius et Xerxès ; des personnages historiques plus complexes, tels Alexandre, permettent de préciser et d’approfondir la réflexion32. Plus proche dans l’espace et dans le temps, les références à Sulla, avec le souvenir des proscriptions, articulent les domaines individuel et collectif en inscrivant la tyrannie dans le contexte des guerres civiles. Les exempla, on le voit, sont nombreux et variés, mais parmi eux, le plus souvent cité est l’empereur Caligula, dont la mort, vraisemblablement, précède de peu la rédaction du De ira. Le souvenir encore récent des excès du règne, en particulier des purges effectuées parmi les sénateurs, sa fin violente et la rupture que Claude tenta d’incarner expliquent certainement en partie la récurrence des exemples référant à Caligula. La structure binaire de la relation de Suétone sera, elle aussi, significative de l’image laissée par cet empereur : Hactenus de principe, reliqua ut de monstro narranda sunt.33 Orgueil démesuré, débauches, inceste, cruauté, sont les divisions de la narration ainsi annoncée : ainsi la nature monstrueuse de ses actes, ajoutée à l’inscription du

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L’expression est de Janine Fillion-Lahille, 1984, p. 273. Sénèque cite ainsi un geste d’Alexandre, qui, bien que sujet à l’emportement, sut faire preuve de sagacité et de tempérance en ne prêtant pas foi aux accusations que sa mère faisait porter sur son médecin Philippe (Sen., Ir., II, XXIII). Mais c’est ce même Alexandre qui tua dans un accès de colère son ami Clitus (Sen., Ir., III,XVII, 1). 33 Suet., Cal., 22 : « J’ai parlé jusqu’ici d’un prince ; je vais parler d’un monstre. » 32

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règne dans l’histoire récente dont le prince en place entend se démarquer, expliquent cette prépondérance. La cohérence de l’œuvre de Sénèque, et les nécessaires relations qui se laissent établir entre ses écrits philosophiques et dramatiques apparaissent alors nettement : car si les tragédies sont imprégnées de philosophie, qu’elles en montrent les limites ou les questions irrésolues, certains thèmes et procédés nourrissant les pratiques poétiques ne sont pas étrangers aux dialogues. Si les exempla exploités dans le De ira appartiennent à l’histoire et non au mythe, le traitement de nombre d’entre eux les rapproche de personnages de tragédie. Ils font en effet l’objet d’une stylisation, leur portrait se réduit à quelques traits significatifs, dans des scènes choisies pour leur caractère exemplaire et significatif : ces vignettes, qui renvoient le lecteur à un imaginaire qu’il connaît bien, tendent à figer ces histoires, souvent vieilles de plusieurs siècles, dans une intemporalité qui les rapproche de celle du mythe. Cambyse est le type du tyran fou34, Darius et Xerxès représentent la cruauté impitoyable des barbares35. La véracité de l’épisode important moins que sa signification, c’est son rôle argumentatif qui est ainsi mis en valeur. Une telle analyse vaut surtout pour les exemples les plus anciens et les plus lointains, l’éloignement dans l’espace et le temps favorisant ce type de traitement, mais aussi pour Caligula, qui se démarque à cet égard des exempla empruntés à l’histoire plus récente pour se rapprocher de ces figures anciennes et typiques : il leur est du reste régulièrement associé dans les propos de Sénèque, pour qui il constitue un contre-modèle de choix à l’appui de la réflexion politique. Ainsi, dans le De tranquilitate animi, Caligula est appelé « nouveau Phalaris »36. Il est également, à plusieurs reprises, comparé à Xerxès, que son orgueil et sa démesure aveugles ont fait entrer dans la légende, et qui est devenu un personnage de la seule tragédie grecque à sujet historique qui nous soit parvenue. Suétone fait lui aussi le lien entre Caligula et Xerxès, que le prince admirait au point de vouloir le surpasser37. Enfin, dans le De clementia, c’est à Atrée que Caligula est comparé, par le biais d’une citation de la tragédie d’Accius38 : c’est bien que ce prince a acquis, particulièrement chez Sénèque, la dimension exemplaire du type ou du mythe. Plus précisément, il s’opère dans le De ira un rapprochement significatif entre Caligula et Atrée. Ce dernier, associé à son frère Thyeste, inspire

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Sen., Ir., III, 14. Sen., Ir., III, 16, 3-4 et 17, 1 : Haec barbaris regibus feritas in ira fuit quos nulla eruditio, nullus litterarum cultus imbuerat. 36 Sen., Tranq., XIV, 4. 37 Suet., Cal., 4, 19. 38 Sen., Clem., II, 2. 35

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particulièrement la tragédie grecque et romaine39, puisqu’une vingtaine de pièces avaient pour arguments les affrontements des Pélopides, et tout particulièrement la cena thyestea, au cours de laquelle Atrée, feignant de sceller leur réconciliation, sert à son frère le corps de ses enfants au cours d’un horrible festin. Seuls le fragmentaire Atrée d'Accius et le Thyeste de Sénèque nous sont parvenus, mais ils nous permettent de montrer que le rapprochement de Caligula et Atrée se fonde sur trois points d’appui, dont le premier est d’ordre visuel : Caligula et l’homo iratus se ressemblent, on l’a vu précédemment, quand leur physionomie révèle les désordres de leur âme et fait éclater le furor qui les habite. Dès son entrée en scène, Atrée se définit comme iratus, l’épithète complétant l’identité à la quelle il aspire40. Par la suite, le portrait d’Atrée que dessine le messager, pendant son récit du meurtre des enfants de Thyeste, n’est pas sans rappeler certains traits de l’homme en colère tel que le présente le De ira : le regard torve et oblique, toruum et obliquum, évoque la folie et le dérèglement des organes, à l’instar des dents qui s’entrechoquent ou de la respiration qui s’accélère41. La comparaison épique au tigre des forêts du Gange, amorcée aux vers 707 et redoublée au vers 732, rappelle la mention des fauves qui suit systématiquement les trois portraits de l’homo iratus dans le dialogue : sangliers, taureaux, lions et serpents dans le livre I, ferarum aspectus plus généralement dans le livre II, sanglier aiguisant ses défenses dans le livre III. L’iratus Atreus et Caligula partagent donc, en premier lieu, un aspect terrifiant qu’ils cultivent tous deux, et qui témoigne du furor qui les habite. C’est, deuxièmement, un épisode qui, traité de manière récurrente, tisse des liens étroits entre Caligula et Atrée. Il s’agit du dîner de Pastor, variation sur le festin de Thyeste. On rencontre dans le De ira plusieurs exempla dont la thématique se rapproche de celle du festin de Thyeste ou de Tantale : ces anecdotes horrifiantes sont, pour la plupart, des histoires perses et orientales, souvenirs parfois approximatifs de la lecture d’Hérodote, et dont le caractère légendaire est accentué par les inexactitudes de Sénèque. Les dates, les rois, font l’objet de quelques confusions, mais on retrouve de manière récurrente le motif du festin sanglant, du père dévorant ses enfants sur ordre du tyran42. Ainsi au livre III, Cambyse, en réponse aux conseils de Prexaspe, qui l’invite à moins boire, lui prouve la sûreté de son bras en plantant une flèche dans le cœur du fils de son ami. Un banquet qui sert de cadre à un supplice constitue 39

Andrés Pociña, « Virtualités dramatiques d’un banquet effroyable : Thyeste dans la tragédie romaine », in : Pallas, n° 61, 2003, p. 57-61. 40 Sen., Th., v. 180. 41 Sen., Th., v. 705-713. 42 Le motif de l’enfant dévoré fait partie du répertoire habituel des controuersiae et suasoriae (Sen., Contr. I, 1, 21-23 par exemple), et de la poésie, elle même imprégnée de rhétorique (Ov., Met., v. VI, 651). On peut donc voir aussi dans l’exploitation de ce « mythème » par Sénèque un reflet de sa formation et de l’inspiration en cours au Ier siècle.

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en lui-même une monstrueuse inversion. Mais le motif de l’enfant dévoré s’esquisse comme en arrière-plan, dans le commentaire que Sénèque donne de l’épisode. Prexaspe en effet réagit par un éloge de l’adresse du roi, étouffant sa colère et, pour reprendre un terme particulièrement lourd de sens, « dévorant l’affront » : Potest dici merito deuorasse uerba43. Ensuite, pour montrer que les bons conseils sont dangereux à donner : Potest, inquam, uideri sapientius se in illo casu gessisse quam cum de potandi modo praeciperet quem satius erat uinum quam sanguinem bibere…44 On voit ici comment l’intertexte tragique est présent, mais de manière métaphorique et indirecte. Le paragraphe suivant redouble l’exemple, qui se rapproche de bien plus près du motif mythologique : Harpage, ayant mécontenté, on ne sait pourquoi, son maître, est invité à un repas où on lui sert ses enfants à manger. Pire, le malheureux est contraint de donner son avis sur la réception : Apud regem, inquit, omnis cena iucunda est45. Le récit est ici bien plus resserré, en un paragraphe condensé et qui s’achève sur une chute qui laisse le lecteur en suspens au bord d’un abîme de monstruosité : Quid hac adulatione profecit ? Ne ad reliquias inuitaretur.46 Ces deux exemples amènent l’apologie du suicide comme recours ultime contre la tyrannie, et l’on sait à quel point Sénèque tenait la mort volontaire comme une issue noble, sinon enviable. Ce qui importe ici est que le thème du festin monstrueux, du père dévorant ses enfants, contribue à donner la dimension de ce qu’est la tyrannie et de son caractère inhumain. C’est sans doute là qu’il faut chercher le sens d’une anecdote rapportée dans le livre II, et pour laquelle Sénèque est notre seule source. Il y est question d’un chevalier du nom de Pastor, qui nous est par ailleurs inconnu47. Ce chevalier est invité à un banquet le jour même où son fils est exécuté pour des motifs futiles. La concomitance de la mise à mort et du banquet donne lieu à des comparaisons qui invitent à un rapprochement avec le festin de Thyeste : ainsi, Pastor boit le vin qu’on lui tend « comme si on lui faisait boire le sang de son fils » (non aliter quam si filii sanguinem biberet48). De plus, la description du vieillard alourdi de vin, et chargé de couronnes et de parfum, peut faire penser à celle de Thyeste que son frère contemple avant de lui révéler l’horreur de son crime49. La différence, essentielle, réside dans l’attitude opposée des deux 43

Sen., Ir., III, 14, 5 : « On peut dire à bon droit qu’il dévora l’affront. » Sen., Ir., III, 14, 6 : « Il peut, dis-je, paraître s’être plus sagement conduit en cette circonstance que quand il donnait des conseils de sobriété ; car mieux valait pour Cambyse boire du vin que du sang. » 45 Sen., Ir., III, 15, 1 : « Chez un roi, tout repas est agréable ». 46 Sen., Ir., III, 15, 2 : « Que gagna-t-il à cette flatterie ? De ne pas être invité à manger les restes. » 47 Anthony A. Barrett, Caligula. The Corruption of Power, Routledge, Londres, 2000, p. 156. 48 Sen., Ir., II, 33, 4. 49 Sen., Ir., II, 33, Th. 909-913. 44

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hommes : Thyeste vautré dans l’ivresse et l’ignorance, sous le regard haineux d’Atrée, inspire horreur et dégoût ; Pastor ne laisse aucun signe trahir sa douleur et reste totalement maître de lui-même. Cette anecdote, dont l’exactitude est plus que douteuse, apparaît comme une variation sur un motif traditionnel dont les épisodes de Perxaspe et Harpage sont d’autres exemples. La dramatisation du récit rappelle le traitement du premier, et l’effet final de chute celui du second : Cenauit tamquam pro filio exorasset. Quaeris aure ? Habebat alterum50. Pastor comme Harpage dissimule sa colère pour ne pas affronter un surcroît d’horreur, mais c’est l’amour paternel qui motive ses actes, alors qu’Harpage pourrait recourir à une mort libératrice. Ainsi, Caligula intervient dans l’un des trois exempla qui apparaissent comme une variation sur le thème de la cena thyestea, ce qui contribue à lui donner la valeur exemplaire et signifiante qui le rapproche du personnage tragique. Enfin, en faisant sienne la citation de l’Atrée d’Accius : Oderint dum metuant, Caligula assume sa ressemblance avec le personnage tragique, il la revendique même en s’appropriant ses mots. « Quid ergo? non aliquae uoces ab iratis emittuntur quae magno emissae uideantur animo » ueram ignorantibus magnitudinem, qualis illa dira et abominanda « oderint, dum metuant ». Sullano scias saeculo scriptam. Nescio utrum sibi peius optauerit ut odio esset an ut timori. (...) Magno hoc dictum spiritu putas? Falleris; nec enim magnitudo ista est sed immanitas51. Le commentaire de la citation soutient la réflexion politique : un pouvoir stable ne saurait se fonder sur la crainte. La parole du monstre le résume et le révèle, tout comme la parole sublime du prince clément condense comme une intuition lumineuse toutes les promesses du règne à venir : c’est du moins comme cela que Sénèque présentera, dans le De clementia, le fameux mot de Néron sur le point de signer la condamnation à mort de deux brigands : Vellem litteras nescirem ! 52 50 Sen., Ir., II, 33, 4 : « Il dîna comme s’il avait obtenu la grâce de son fils. – Pourquoi ? demandes-tu. – Il en avait un autre. » 51 Sen., Ir., I, 20, 4 : « Comment ? N’y a-t-il pas des paroles, prononcées par des gens en colère, et qui semblent émaner d’une grande âme ? C’est plutôt l’avis de ceux qui ignorent ce qu’est la véritable grandeur, par exemple, sur ces paroles sinistres et abominables : « Qu’ils haïssent, pourvu qu’ils craignent ». Sache qu’elles ont été écrites du temps de Sulla. Je ne sais ce qu’on peut souhaiter de pire, de la haine ou de la crainte. (...) Tu penses que cette phrase est d’une grande âme ? Tu te trompes : ce n’est pas de la grandeur, mais de la férocité. » 52 Suet., Ner., 10 ; Sen., Clem., II, 2, 1.

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Alors qu’il est justement question des liens du sang, que le tyran peut déchiqueter à son gré, le « doux jeune homme » s’inscrit, par les crimes que lui inspire sa colère, dans un tout autre type de filiation : il est de la nature des cambyses, des tyrans légendaires et des criminels mythologiques. Le tyran, en tant que monstre politique, se comprend dans une lignée qui n’est pas celle de sa famille mais qui commence dans le mythe et se poursuit dans l’histoire. Contagion et fabrication : la descendance du monstre L’historiographie a pu dessiner dans la dynastie julio-claudienne une sorte de famille maudite, dans laquelle les crimes se succèdent selon un engrenage fatal rappelant la mécanique des tragédies. L’élément dynastique intervient a posteriori, dans une construction qui engloberait de façon cohérente les membres de la famille jusqu’à son dernier représentant, Néron. Sans exclure une lecture si riche de la période, on peut semble-t-il trouver également du sens dans la redéfinition de la filiation induite par la lecture du De ira : si, au-delà ou en plus de l’ascendance « familiale », le tyran se laisse comprendre par rapport à des prédécesseurs qui contribuent à le définir, et qui partagent avec lui une nature commune, comment, à l’autre extrémité de la chaîne, peut-on envisager la descendance du monstre ? Il n’est guère question, dans le De ira, de la progéniture des tyrans : Xerxès est évoqué juste après Darius, sans qu’un lien de parenté soit explicitement mentionné53. En revanche, plusieurs modalités de l’engendrement monstrueux se laissent entrevoir. En premier lieu, le tyran fait des monstres, il les fabrique en quelque sorte, comme Lysimaque, ce général d’Alexandre, réservant à son ami le Rhodien Télesphore un traitement qui en fait un monstre : les mutilations du visage et mauvais traitements conduisent à une déshumanisation méthodique. Télesphore n’a d’abord plus rien d’humain dans son aspect, puis dans son comportement général, au point de devenir d’abord un objet de curiosité, un « animal extraordinaire et inconnu » (uelut nouum animal et inuisitatum), avant de basculer dans l’étrangeté absolue, au point qu’il ne peut même plus inspirer la pitié, c’est-à-dire la reconnaissance par autrui de sa qualité d’être sensible et souffrant : factusque poena sua monstrum misericordiam quoque amiserat54. La mutilation du visage, et en particulier du nez, pour les Grecs et les Romains, appartient à l’horizon des barbares55. 53

Sen., Ir., III, 16, 4-5. Sen., Ir., III, 17, 4 : « devenu monstre par son châtiment, il avait cessé même d’inspirer la pitié. » 55 Un autre exemple est cité un peu plus loin : Ir. III, 20. Sur les mutilations du nez et leur signification pour les Anciens : Annalisa Paradiso, « Mutilations par voie de justice à 54

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C’est l’exhibition irréversible de la monstruosité, qui ajoute le ridicule à l’horreur et introduit une distance irréversible entre le supplicié et la commune humanité. Le commentaire de Sénèque établit le lien étroit que le monstre tisse avec sa créature. D’abord au sujet de Télesphore : Tamen cum dissimillimus esset homini qui illa patiebatur, dissimilior erat qui faciebat. Le supplice a donc pour conséquence paradoxale que, faisant perdre à la victime tout caractère humain, il la rapproche de fait de son bourreau. La même idée est reprise, de manière plus frappante encore, à propos du supplice de Marcus Marius Gratidianus, neveu de Marius par adoption et déchiré dans les supplices sur ordre de Sylla par Catilina : Dignus erat Marius qui illa pateretur, Sulla qui iuberet, Catilina qui faceret56. La violence et la cruauté du tyran, suscitées par sa colère, lui font, finalement, créer des monstres à son image, des créatures qui ont avec lui un rapport comparable avec celui de la filiation : elles lui ressemblent dans l’inhumanité qu’il leur inflige, et elles lui doivent cette nouvelle identité monstrueuse. En second lieu, la monstruosité se transmet, pourrait-on dire, par contamination. En particulier, elle pervertit les liens du sang, la filiation dont elle usurpe la place et le rôle. Depuis Œdipe on sait que le meurtrier est un pharmakos, qu’il apporte la peste à son peuple et qu’il faut le chasser. Sénèque a d’ailleurs traité le mythe dans l’une de ses tragédies, qui fait la part belle au motif de la peste et de la contagion57. L’apport du De ira consiste en ce que la contagion monstrueuse qui émane du tyran affecte précisément les liens de filiation. La contagion n’est pas la conséquence, mais la cause de la perversion de ces liens : Cambyse, lorsqu’il plante une flèche dans le cœur du fils de son censeur, détruit les liens filiaux en contraignant le père à approuver le meurtre dont il a été « le témoin et la cause »58. Le tyran rend donc les pères coupables du massacre de leurs fils, en une inversion du don de la vie qui répond bien à la définition de la monstruosité que nous avons précédemment rappelée : inouïe, contre-nature, effrayante, telle est l’action des pères sous l’emprise des tyrans. C’est ainsi que le noble Oeobaze, demandant à Darius l’exemption du combat de deux de ses trois fils, obtient en fait la mort de tous. Xerxès est deux fois le fils de son père, lorsqu’il agit d’une manière similaire : le fils de Pythius, immolé comme une victime animale destinée à purifier l’armée, périt victime de son père qui l’avait choisi pour être dispensé de combat59. Ainsi, par l’action du Byzance », in : Jean-Marie Bertrand, La violence dans les mondes grec et romain, actes du colloque international, Paris, 2-4 mai 2002, Publications de la Sorbonne, Paris, 2005, p. 317318. 56 Sen., Ir., III, 18, 2 : « Marius méritait son supplice, Sylla de l’ordonner, Catilina de l’exécuter. » 57 Sen., Œd., v. 110-201. 58 Sen., Ir., III, 14. 59 Sen., Ir., III, 16, 4.

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tyran, la filiation devient monstrueuse, les pères participent à des festins lorsque leurs fils sont menés à la mort, ils précipitent leur perte en tentant de les préserver, et se voient même contraints d’approuver et d’applaudir la cruauté qui s’abat sur eux. La filiation monstrueuse se comprend enfin dans l’engendrement infini de crimes, ouverture éternelle laissée au tyran qui ne se voit pas imposer les limites de la légende attestée. Si Caligula renouvelle avec Pastor la transgression de Thyeste, en lui faisant symboliquement boire le sang de son fils, il y ajoute un degré supplémentaire. Pastor est conscient de ce qu’il fait, les couronnes pèsent sur lui comme l’accable le vin qu’il ne boirait même pas pour célébrer la naissance d’un de ses enfants. Le dispositif de surveillance installé autour de lui épie ses moindres gestes, et le tyran peut ainsi se repaître de la gaîté forcée de son hôte déchiré entre la douleur d’avoir perdu un fils et l’angoisse d’en préserver un autre. Le supplice est cruel, mais pas seulement : Caligula remporte ici la palme d’Atrée, que son crime laisse un moment insatisfait : Hoc quoque exiguum est mihi. (…) uerba sunt irae data / dum propero60. Son regret est que Thyeste n’ait pas eu conscience de l’horreur que constituait son repas au moment du festin : Omnia haec melius pater / fecisse potuit ; cecidit in cassum dolor : / scidit ore natos impio, sed nesciens, sed nescientes61. Et bien que le désespoir de Thyeste semble redonner à Atrée sa victoire, et la légitimité de sa progéniture, le regret demeure en suspens d’une vengeance pas tout à fait accomplie. La colère en effet est insatiable et ne connaît pas d’assouvissement, la cruauté qui procède d’elle ne connaît pas de satisfaction : Hoc est, quare uel maxime abominanda sit saeuitia, quod excedit fines primum solitos, deinde humanos, noua supplicia conquirit, ingenium aduocat, ut instrumenta excogitet, per quae uarietur atque extendatur dolor, delectatur malis hominum62. Caligula réalise ainsi le souhait d’Atrée, laissé insatisfait par son crime : C’est Pastor qui a vraiment senti le goût du sang de son fils dans la coupe de 60 Sen., Th., v. 1053, 1056-1057 : « Même ceci est encore trop peu pour moi »… « Je me suis payé de mots dans ma hâte excessive ». 61 Sen., Th., v. 1065-1068 : « Mais tout cela eût encore été mieux fait par leur père : sa douleur s’est dépensée en vain : il a bien déchiré d’une bouche impie ses fils, mais sans qu’il le sache et sans qu’eux le sachent. » 62 Sen., Clem., I, 25 : « La principale raison qui rend la cruauté détestable, c’est qu’elle passe les bornes ordinaires d’abord, ensuite les bornes humaines : elle recherche des supplices nouveaux, elle fait appel à l’imagination créatrice pour inventer les instruments propres à diversifier et à prolonger la douleur. »

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vin qui lui était tendue. À la fixité du mythe, le tyran substitue l’ouverture infinie de l’inventivité cruelle, ouverture laissée béante par l’existence du second fils. Figure exemplaire de tyran, Caligula s’inscrit dans la lignée de personnages largement légendaires : sa monstruosité se révèle dans le De ira, mais aussi dans d’autres œuvres, en particulier le De beneficiis. Dans un passage crucial du dialogue63, Sénèque pose la question de l’ingratitude face au tyran. Il cite alors des exemples traditionnels, Apollodore et Phalaris. Mais l’évocation sanglante des exactions du tyran, manifestations de sa cruauté maladive, rappelle un passage du livre IV dans lequel il était question de Caligula, maître du monde, et avide du sang qu’il faisait ruisseler devant lui comme pour étancher sa soif64. La rage meurtrière, l’assassinat des enfants devant leurs parents, l’évocation, dans le reste de l’énumération, de leur cuisson éventuelle65, est conforme à l’image de Caligula telle qu’elle apparaît dans les autres dialogues, mais aussi telle qu’on l’a reconnue dans le personnage d’Atrée. Finalement, c’est Atrée, et non Germanicus, le père de Caligula. Le refus de l’inouï, de quelque chose qui échapperait autrement à toutes catégories de pensée, et dans le même temps le besoin de dire la singularité du monstre, ne serait-ce que pour le tenir à distance, peuvent contribuer à expliquer un tel traitement. Echappant à la filiation humaine ordinaire, le tyran dit sa monstruosité et se dote d’une intelligibilité. Par-delà les généalogies, qui ne se laissent toutefois jamais anéantir, se tisse un système d’ascendances et de filiations dans lequel les monstres trouvent leur place et se laissent appréhender.

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Sen., Ben., VII, 19, 5 – 20, 3. Sen., Ben. IV, 31, 2. 65 Sénèque, Ben. VII, 19, 8. 64

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Les parents indignes dans l’œuvre philosophique de Sénèque* Guillaume FLAMERIE DE LACHAPELLE Université Michel de Montaigne, Bordeaux 3 Le théâtre de Sénèque regorge de pères, de mères et d’enfants dénaturés : incestes, fratricides, infanticides émaillent en effet des tragédies qui, pour cela même, ont tout à la fois fasciné et scandalisé1. Mais ces thèmes ne sont pas non plus absents des traités philosophiques du Cordouan : ici, certes, la sobriété de l’analyse supplante les outrances de la dramaturgie et la prosaïque banalité de la réalité ne saurait rivaliser avec la monstruosité mythologique, mais Sénèque ne recule pas à l’occasion devant la narration d’anecdotes sanglantes et saisissantes qui auraient pu avoir leur place sur une scène. Ces exempla, loin d’être rapportés pour eux-mêmes, servent généralement une réflexion sur le nécessaire bannissement de tout excès monstrueux dans le cadre familial. Il ne nous est pas possible, dans les limites de cet article, de nous attacher à toutes les manifestations de cette monstruosité au sein de la familia : nous nous bornerons à étudier la condamnation qui y est faite de parents dénués des sentiments de mansuétude et de bienveillance qui devraient normalement les animer envers leurs enfants. L’emprise croissante, au cours du XXe siècle, de la psychologie et de la psychanalyse dans des domaines qui leur étaient a priori étrangers pourrait inviter à une approche biographique du point que nous nous sommes proposé d’étudier : en quoi la vie de Sénèque, fils de bonne famille parfois en conflit avec son père2, puis rapidement témoin de tant de drames familiaux sordides et violents à la cour impériale, expliquerait sa propre construction d’un (contre-) modèle de parenté à bannir ? Mais, bien que certains s’y soient essayés par le passé3, il ne nous semble pas possible d’emprunter une telle voie : les informations dont nous disposons sur l’enfance du philosophe sont * Nous suivons les textes et les traductions de la Collection des Universités de France ; l’abréviation SVF désigne les Stoicorum Veterum Fragmenta collectés par Hans von Arnim, Leipzig, Teubner, « Bibliotheca Teubneriana », 1903-1924 ; les sigles des périodiques sont empruntés à L’Année philologique. 1 Voir, dans le présent recueil, les contributions de Émilia N’Diaye et Pierre Katuszewski. 2 Sen., Ep., 108, 22 : philosophiam oderat (« Il haïssait la philosophie »), écrit-il à propos de son père. 3 Cf. en particulier les premiers chapitres de Marc Rozelaar, Seneca. Eine Gesamtdarstellung, Amsterdam, Hakkert, 1976, dont l’entreprise a généralement suscité des réserves, comme le montrent les comptes rendus de Karlhans Abel, in : REL, 57, 1979, p. 487-488, et de Miriam T. Griffin, in : CR, 30, 1980, p. 29-30.

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trop éparses4, nous ne savons rien de ses sentiments pour sa progéniture5 et l’amour filial qu’il exprime dans la Consolation à Helvie – œuvre qui aurait pu nous être précieuse – ne révèle qu’un attachement somme toute convenu à sa mère et à son père6. Aussi préférons-nous traiter la question en examinant les œuvres seules, sans tenir compte de l’éventuelle influence des sentiments personnels du philosophe. Pour ce faire, nous étudierons le rôle qu’ont pu avoir trois facteurs, sans nous dissimuler que ceux-ci, par nous distingués pour la clarté de l’exposé, se combinent très souvent – et nous ne manquerons pas de signaler ces interactions. Il s’agit de la doctrine stoïcienne, en premier lieu ; de la tradition romaine, en deuxième lieu ; de l’émergence de la figure de l’empereur comme bonus pater, empreint de douceur, en troisième lieu. L’indignité parentale au regard de la doctrine stoïcienne La perpétuation de l’espèce est considérée par les stoïciens comme un acte conforme à la nature, et, par là même, vertueux7. Honte soit donc à celles qui, gênées par leur maternité, rejettent la grossesse et les inconvénients qu’elle comporte. Helvie, la mère de Sénèque, fut à cet égard bien différente des matrones confites dans leur égoïsme : Numquam te fecunditatis tuae, quasi exprobaret aetatem, puduit ; numquam more aliarum, quibus omnis commendatio ex forma petitur, tumescentem uterum abscondisti quasi indecens onus, nec intra uiscera tua conceptas spes liberorum elisisti8. 4

Pierre Grimal, Sénèque ou la conscience de l’Empire, Paris, Les Belles Lettres, « Collection d’études anciennes », 1978, p. 58 : « Des premières années de Sénèque, nous ignorons à peu près tout » ; Miriam T. Griffin, Seneca, a Philosopher in Politics, Oxford, Clarendon Press, 19922 [1976], p. 34. On consultera cependant avec profit l’analyse pleine de finesse et de prudence de Monica Guerra, « L’infanzia et l’adolescenza di Seneca », in : Italo Lana (éd.), Seneca e i giovani, Venouse, Edizioni Osanna, 1997, p. 29-54. 5 Sénèque perdit un fils peu avant son exil (cf. Helu., 2, 5 ; Griffin, 19922, p. 57-59). 6 Cf. cependant Guerra, 1997, p. 34-39 (relations de tendresse entre Sénèque et sa mère). 7 Sen., Ep., 9, 17 ; aussi Ben., I, 1, 11 ; cf. DL., VII, 121 (= SVF, I, 270) : « Le Sage prendra femme et procréera » (καὶ γαμήσειν [i.e. τὸν σόφον] καὶ παιδοποιήσεσθαι). Sen., Ben., I, 1, 10, traduit en revanche une forme de déception dans le fait d’avoir des enfants (liberi [...] spem fefellerunt), mais il s’agit sans doute d’une réflexion personnelle plutôt que de la traduction d’une opinion stoïcienne ; au demeurant, on peut, bien sûr, être vertueux sans engendrer (Ep., 74, 28). — N’oublions pas par ailleurs que l’engendrement n’obéit pas seulement à une norme morale, mais aussi patriotique (Ben., III, 33, 4). 8 Sen., Helu., 16, 3 : « Jamais tu n’as rougi de ta fécondité comme d’un affront qui révélait ton âge ; bien différente de celles qui ne savent tirer gloire que de leurs charmes, jamais tu n’as caché tes grossesses comme un fardeau disgracieux ni rejeté le fruit formé dans tes entrailles ». Les derniers mots semblent faire référence à l’avortement : si tel est le cas, ici, il

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Aux yeux d’un stoïcien, c’est dans ce rejet d’une loi naturelle fondamentale que peut commencer l’indignité parentale9. À la naissance succède la vie de famille. Pour les adeptes du Portique, d’une façon générale, les hommes sont faits pour s’entraider et pour se porter une affection mutuelle10 : cette conception se vérifie bien évidemment dans le cadre de la cellule familiale11. Depuis sa naissance, l’enfant est en conséquence entouré d’affection par ses parents. Les bienfaits qu’un père accorde à son fils ne s’arrêtent donc pas à la procréation : il est abject de cesser de chérir sans raison celui qu’on a procréé12. Le Sage ne proportionne pas son affection pour ses semblables à leur puissance, à leur beauté ou à leurs richesses : aussi bien, seuls les mauvais parents aiment leurs enfants en fonction de leur prestance ou de leur vigueur, au lieu de leur dispenser une affection égale pour tous13. Cette affection doit, bien entendu, être exempte de toute recherche d’intérêt particulier, qui est le fait de géniteurs indignes14, prêts à prostituer leurs enfants si cela peut faut considérer que c’est moins le stoïcien que le Romain qui s’exprime ; si, en effet, la vie ne commence qu’avec le contact du fœtus avec l’air pour les stoïciens (cf. Enzo Nardi, « Credo stoico e portata delle leggi Cornelia e Pompeia sull’omicidio », in : Studi in onore di Giuseppe Grosso, Turin, Giappichelli, 1968-1969, t. I, p. 313-319), pour les Romains du Haut Empire en revanche, l’avortement était entouré d’une réprobation quasi unanime (cf. H. Willer Laale, « Abortion in Roman Antiquity : Monarchy to Early Empire », in : CML, 13, 1992-1993, p. 297-308). 9 Sen., Clem., I, 13, 5, montre cependant de la compréhension pour ceux qui rechignent à procréer à cause des malheurs qui frappent l’État (publicis malis). 10 Sen., Ir., I, 5, 2 ; Clem., I, 3, 2 ; Ben., VII, 1, 7 ; Ep., 95, 52. 11 Sen., Ben., IV, 17, 2, expliquant qu’il serait superflu qu’une loi oblige les parents à avoir de la tendresse pour leurs enfants, puisqu’ils sont naturellement enclins à de telles dispositions ; cf. dans ce sens l’exposé du stoïcien Caton dans Cic., Off., III, 62-63 ; aussi DL., VII, 120 (= SVF, III, 731) : « Les Stoïciens soutiennent que l’amour envers ses enfants est un phénomène naturel chez les êtres vertueux, mais non chez les êtres vicieux » (Φασὶ δὲ καὶ τὴν πρὸς τὰ τέκνα φιλοστοργίαν φυσικὴν εἶναι αὐτοῖς [i.e. τοῖς σπουδαίοις] καὶ ἐν φαύλοις μὴ εἶναι) ; il est possible que, dans la mesure où l’enfant est, suivant la génétique stoïcienne, comme une part de ses géniteurs, aimer ses enfants revient à s’aimer soi-même (cf. Plut., Mor., 1038 b ; Brad Inwood, « L’oikeiôsis sociale chez Épictète », in : Keimpe A. Algra, Pieter W. van der Horst & David T. Runia (éd.), Polyhistor : Studies in the History and Historiography of Ancient Philosophy, Leyde, Brill, « Philosophia antiqua », n° 72, 1996, praes. p. 253-259 ; Valéry Laurand, La Politique stoïcienne, Paris, P.U.F., « Philosophies », n° 185, 2005, p. 2829). 12 Cf. Sen., Ben., II, 11, 5 ; V, 18, 4-5. 13 Sen., Ep., 66, 26. — On peut néanmoins citer une tradition polémique anti-stoïcienne : selon celle-ci, arguant de ce que, dans la République de Zénon, seuls les sages sont citoyens, parents et enfants seraient conduits à se haïr mutuellement s’ils ne sont pas vertueux (Cassius le sceptique, apud DL., VII, 32-33) ; que ces reproches soient ou non fondés (ils s’adresseraient d’ailleurs à la tendance cynique, plutôt que stoïcienne, de Zénon), il appert que Sénèque n’encourt pas ce genre de blâme. 14 Sen., Helu., 14, 2, contre les mères qui cherchent à travers leurs enfants la réussite dont elles sont exclues par leur sexe ; Clem., I, 14, 2, contre ceux qui font passer leurs intérêts particuliers avant les enfants. — Poussée à son paroxysme, la figure du parent indigne

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prolonger leur vie de quelques jours15 ; mais il faut même se garder du travers commun qui consiste à tourner la tête de sa progéniture par des vœux de succès bassement matériels ; ceux-ci, effectivement, nuisent à l’accomplissement de l’être moral16. Au sein de la philosophie stoïcienne, il existe, au reste, des préceptes enseignant à l’homme comment élever correctement ses enfants17. Dans ces conditions, on ne saurait tenir pour de l’ingratitude le rejet par ses enfants d’un père dénaturé, bafouant toutes les règles que nous venons d’énoncer. C’est la raison pour laquelle dans le De Beneficiis, Sénèque fait clairement allusion à une loi de la nature permettant aux jeunes gens de renier des pères par trop inhumains : Quid ? non tam duri quidam et tam scelerati patres sunt, ut illos auersari et eiurare ius fasque sit18. Dans la vie familiale de tous les jours, le père doit observer les principes du Portique, au premier rang desquels on peut citer l’inaccessibilité aux passions ; or il est permis à chacun de constater combien, à l’intérieur d’une famille, les relations sont enflammées, les passions exacerbées (les tragédies de notre auteur en fournissent d’ailleurs maints exemples)19 : pensons en particulier à la colère et au chagrin. En ce qui concerne la colère, le bon père se définit d’abord comme celui qui, au-delà d’une tolérance péniblement maîtrisée devant les excès de sa progéniture, est tout simplement « incapable de haïr »20. Ce rejet absolu du courroux amène Sénèque à approuver, en dehors même de la stricte relation parent-enfant, des comportements qui pourraient nous paraître odieux et monstrueux : Caligula, après avoir fait exécuter le fils d’un certain Pastor, s’incarne dans le personnage de Médée, qui se flatte de faire de ses enfants les instruments de sa terrible vengeance (Sen., Med., 24-26). 15 Sen., Ep., 101, 15 : Multi peiora adhuc pacisci parati sunt : etiam amicum prodere ut diutius uiuant et liberos ad stuprum manu sua tradere ut contingat lucem uidere tot consciam scelerum (« Beaucoup sont prêts pour des pactes encore plus dégradants : prêts même à trahir un ami afin de conserver l’existence, à livrer de leur main leurs enfants à la prostitution afin de jouir d’une lumière témoin de tous ces crimes »). 16 Sen., Ep., 60, 1 ; aussi 94, 54. 17 Sen., Ep., 94, 1 et 3 ; 95, 37 et 45 ; 99, 12 ; Ben., II, 18, 1-2. 18 Sen., Ben., VI, 4, 2 (« Hé quoi ! n’est-il pas des pères si durs, si criminels, que les lois divines et humaines autorisent à n’en plus vouloir et à les renier ? ») ; cf. Plut., Sol., 22, 1 et 4. — Nous ne savons à quelles lois Sénèque fait ici allusion ; nous avons consulté sur ce point Mme le professeur Michèle Ducos, spécialiste de droit romain, qui juge qu’il n’y a pas là référence à un cadre juridique précis (les relations interfamiliales n’étant pas régies par des lois) : s’agirait-il d’un écho des thèmes de certaines controverses pratiquées dans les écoles de rhétorique ? 19 Cf. aussi Sen., Ir., I, 2, 2 ; II, 9, 3 ; II, 36, 5 ; III, 5, 3 ; III, 28, 1. 20 Sen., Clem., I, 15, 2 : is pater [...] qui odisse non poterat, en parlant de Tarius.

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chevalier romain, l’invita à participer à un festin ; Pastor s’y rendit, et y fit bonne figure : Sénèque n’est pas loin d’admirer cette impassibilité et cette résistance aux passions (colère, chagrin) qui auraient pu l’accabler21. Comme la colère, le chagrin doit être, en tant que passion, exempt des sentiments paternels : Sénèque prône ainsi, après la mort d’un enfant, non un deuil et une peine sans mesure, mais l’acceptation d’un coup du sort qui ne saurait affecter le sapiens22. Car le chagrin excessif n’est pas naturel, le monde animal le montre : seul l’homme pleure son fils indéfiniment23. Il n’y a donc nulle inhumanité à garder les yeux secs devant la mort de sa progéniture, mais simplement la marque d’une maîtrise de soi fort louable. Ainsi, au nom du stoïcisme, Sénèque blâme des parents dénaturés, pour qui les enfants sont des fardeaux inutiles, des objets de haine ou d’intérêt ; mais, au nom de ce même stoïcisme, il ne condamne pas des comportements qui pourraient choquer, comme l’absence de rancœur face au meurtrier de son fils ou encore le manque de chagrin devant la perte d’un enfant. La tradition romaine et l’indulgence paternelle Pour Sénèque, qui suit là une éthique romaine fort traditionnelle, le mauvais pater familias dilapide son patrimoine au lieu de le léguer à sa descendance24, déshérite ses enfants par caprice25, ou, pire, transmet des conflits qu’il a lui-même suscités à ses enfants, les impliquant dans un cycle de violence inconnu du règne animal26. Mais plutôt qu’à ces lieux communs, qui sont peut-être des échos de mésaventures dont ce riche provincial fut témoin parmi son entourage, c’est surtout à la question de l’indulgence et de la sévérité du père de famille que nous nous attacherons à présent. À Rome, il semble y avoir eu deux modèles paternels distincts, qui eurent chacun des défenseurs : un père seuerus d’une part, intraitable sur la moralité privée (le Déméa des Adelphes en fiction, les Torquati dans l’histoire, en sont des exemples) ; un père clemens d’autre part, représenté notamment par un Micion. Sénèque, en bon hériter du mos maiorum, prend soin de combiner ces deux modèles. En effet, il souligne parfois que le père, dont la rigueur a du 21

Sen., Ir., II, 32, 3-4 ; cf. Gerard B. Lavery, « Sons and Rulers : Paradox in Seneca’s De Ira », in : AC, 56, 1987, p. 280-281. 22 C’est le thème de la Consolation à Marcia : cf. e.g. 3, 3-4 ; 13, 1-3 ; aussi Helu., 16, 1 ; Pol., 11, 2-3 ; Const., 6, 5 ; Ep., 74, 2 ; 76, 20 ; 99, 1. 23 Sen., Marc., 7, 2 ; Ep., 99, 24. 24 C’est ce qu’on peut déduire de Sen., Ep., 64, 7 ; 123, 11 ; dans Ben., IV, 27, 5, le philosophe blâme pareillement les pères de famille qui remettent leur patrimoine entre des mains notoirement malhonnêtes ou incapables. 25 Sen., Clem., I, 14, 1 : cela relèverait de l’insania. 26 Sen., Ep., 95, 31.

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bon27, doit infliger des punitions à ses enfants afin de les améliorer28 ou afin d’éliminer un rejeton trop ignoble pour s’amender29 ; il signale d’ailleurs, sans le réprouver, que son propre père était d’un antiquus rigor30. Pour autant, Sénèque insiste également sur la douceur indispensable aux rapports pères-enfants. Sous sa plume, les pères trop durs, qui ont constamment recours aux châtiments corporels, sont l’objet de la réprobation publique : Nonne pessimus pater uidebitur qui adsiduis plagis liberos etiam ex leuissimis causis conpescet31 ? L’un des exemples les plus nets est peut-être celui de Trichon, qui se situe sous Auguste : Trichonem equitem Romanum memoria nostra, quia filium suum flagellis occiderat, populus graphiis in foro confodit ; uix illum Augusti Caesaris auctoritas infestis tam patrum quam filiorum manibus eripuit32.

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Sen., Prov., 1, 5 ; 2, 5-6 ; Ben., V, 5, 2 (admonitiones, seueritas) ; VI, 24 (ce que les enfants perçoivent à tort comme une marque de dureté est en réalité un bienfait : la uis et la seueritas sont nécessaires face à des adolescents rebelles). Chrysippe, au demeurant, n’était pas opposé à la manière forte en matière d’éducation (apud Quint., Inst. or., I, 3, 14 = SVF, III, 736) et, dans le De Clementia, Sénèque rappelle bien que, loin de s’opposer, seueritas et clementia sont deux vertus, par là même complémentaires (Clem., I, 2, 2 ; II, 4, 3 ; cf. déjà Cic., Off., I, 88). — Sur les principes d’éducation de Sénèque, cf. les synthèses d’Eugène de Saint-Denis, « Sénèque et la noblesse de l'enseignement », in : IL, 5, 1953, p. 182-191 ; Georges Pire, Stoïcisme et pédagogie. De Zénon à Marc-Aurèle ; de Sénèque à Montaigne et J.-J. Rousseau, Paris-Liège, Dessain et Vrin, 1958, praes. p. 68-125 ; Aurelio Valeriani, « Seneca e l’educazione », in : Aldo Setaioli (éd.), Seneca e la cultura, Naples, Ed. scientifiche italiane, 1991, p. 131-135 ; Marcella Gugliemo, « L’educazione dei giovani secondo Seneca », in : Italo Lana (éd.), Seneca e i giovani, Venouse, Edizioni Osanna, 1997, p. 55-90 (praes. p. 7074, sur l’indispensable coexistence de la rigueur et de la douceur, notamment dans le cadre familial). 28 Sen., Ir., II, 27, 3 ; Const., 12, 3. Pour la valeur d’amélioration que doit comporter la punition, idée d’inspiration platonicienne, cf. Michèle Ducos, « La réflexion sur le droit pénal dans l’œuvre de Sénèque », in : Helmantica, 44, 1993, p. 448-451, dont les conclusions peuvent être adaptées au cadre domestique. 29 Sen., Ben., VI, 32, 2, à propos d’Auguste et de sa fille adultère. 30 Sen., Helu., 17, 3. 31 Sen., Clem., I, 16, 3 (« Ne passera-t-il pas pour le plus mauvais, le père qui réprimera ses enfants en les frappant continuellement même pour les raisons les plus futiles ? ») ; dans son commentaire de 1532 (repr. Leyde, Brill, « Renaissance Text Series », n° 3, 1969), Calvin paraphrase judicieusement ce passage : Est enim pater naturae prodigium, qui affectum illum amoris non gerit erga filios, quem natura etiam omnibus animantibus indidit. 32 Sen., Clem., I, 15, 1 (« Trichon, chevalier romain de notre temps, parce qu’il avait fait mourir son fils à coups de fouet, le peuple romain le transperça sur le forum avec des stylets ;

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Plusieurs éléments sont intéressants dans ce passage : le droit de Trichon à mettre son propre33 fils à mort n’est pas remis en cause, puisque c’est une faculté que lui permettait sa patria potestas34. Le rejet de cet acte obéit donc à un sentiment moral et non à des considérations légales ; Sénèque, employant le terme populus, au lieu de turba ou uulgus, lui confère en tout cas une réelle légitimité : il émane spontanément du cœur des citoyens, puisqu’on larde Trichon de coups à la première occasion qui se présente (quand il vient à passer sur le forum), avec les armes qu’on a sous la main ; enfin, ce rejet est unanime, car le philosophe précise au moyen d’une structure binaire (tam [...] quam) qu’il procède des fils – les premiers concernés35 – mais aussi des pères eux-mêmes, lesquels réprouvent l’attitude de leur semblable. En bref, donc, pour Sénèque, le populus Romanus est spontanément porté à l’indulgence dans les rapports pères-fils, ce que confirme l’admiration que s’attirera Tarius pour sa clementia à l’endroit de son fils qui voulut le tuer36, et ce qui paraît d’ailleurs être, au-delà d’un exemplum mobilisé pour servir la rhétorique du précepteur de Néron, une réalité historique37. Le principe, courant à Rome, qui vaut au jeune âge des enfants une excuse38, se retrouve souvent dans l’œuvre de Sénèque39. Seules des situations d’exception, dans lesquelles la cité est pour ainsi dire prise dans une folie collective, changent la donne : les guerres civiles, qui marquèrent tant le père de Sénèque, donnent ainsi à voir des pères tuant leurs enfants, et se faisant gloire de cette abomination40. Les pères dégénérés qui l’autorité de César Auguste eut peine à l’arracher aux mains hostiles des pères aussi bien que des fils »). 33 On peut d’ailleurs penser avec Susanna Braund, Seneca, De Clementia. Edited with Text, Translation and Commentary, Oxford, Clarendon Press, 2009, p. 319, que le déterminant suum ajoute une touche d’horreur au passage. 34 Synthèse dans Richard P. Saller, Patriarchy, Property and Death in the Roman Family, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. 114-117, qui souligne cependant que, au vu de l’imprécision générale du récit de Sénèque, il est difficile d’être certain que Trichon agit bien en vertu de sa uitae necisque potestas (p. 116-117). 35 Et qui doivent, souvent, ne pas tenir compte du dur traitement que leur inflige leur père, celui-ci pouvant leur être, en fin de compte, profitable, selon Sen., Ir., II, 30, 1. 36 Sen., Clem., I, 15, 2 ; cf. infra [p. 00]. 37 Cf. Yan Thomas, « Vitae necisque potestas. Le père, la cité, la mort », dans Du Châtiment dans la cité. Supplices corporels et peine de mort dans le monde antique, Rome, École française de Rome, « Collection de l’École française de Rome », n° 79, 1984, p. 545. L’utilisation de la uitae necisque potestas était d’ailleurs sans doute exceptionnelle à cette époque : Trichon fut à cet égard un cas isolé, selon William V. Harris, « The Roman Father’s Power of Life and Death », in : Roger S. Bagnall et William V. Harris (éd.), Studies in Roman Law in Memory of A. Arthur Schiller, Leyde, Brill, « Columbia Studies in the Classical Tradition », n° 13, 1986, p. 91. 38 Cf. e.g. Plaut., Most., 1157 ; Ter., Hec., 737 ; Ad., 470 ; Cic., Cael., 43 ; Sall., Cat., 52, 33 ; Liv., II, 18, 10 ; XXXI, 11, 13. 39 Sen., Ir., III, 24, 3 ; Clem., I, 1, 4 ; I, 9, 3 ; I, 15, 7 ; II, 7, 2. 40 Sen., Ben., V, 15, 5.

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agissent de la sorte se placent d’eux-mêmes en dehors de la tradition romaine : il y a là une dérogation évidente au mos ancestral habituellement en vigueur. Aussi les pères indignes appartiennent-ils bien souvent à des nations étrangères. C’est le cas dans un célèbre exemplum qui illustre la réflexion du troisième livre du De Ira : Prexaspe, conseiller du roi Cambyse, eut le malheur de dire à son monarque qu’il buvait trop ; ce dernier, pour lui prouver le contraire, frappa d’une flèche en plein cœur le fils de Prexaspe ; le courtisan eut alors assez de bassesse pour féliciter le souverain de son habileté, ce qui suscite l’indignation de Sénèque41. Quant à Harpage, à qui le roi des Perses donna ses propres enfants à manger, il aurait dû choisir la mort plutôt que de subir pareille ignominie42 : ainsi, Sénèque va chercher à l’étranger la monstruosité qu’il puise, dans le cas de ses tragédies, au monde des mythes (on pense évidemment à Thyeste). Pour finir, il faut prendre garde à ne pas tomber dans une conception humanitariste qui serait tout à fait anachronique. Certaines concessions que Sénèque fait au mos romain justifient en effet un comportement des pères qui pourrait nous paraître atroce : le philosophe accepte ainsi que l’on noie les enfants chétifs ou anormaux, sans discerner dans cette pratique aucune marque de cruauté43. Le père indigne comme trahison du modèle impérial Sénèque, pour inviter le princeps à la clementia, use du syllogisme suivant : un bon père de famille n’est sévère qu’en dernier recours44 ; or l’empereur est à son peuple ce que le pater est à sa familia 45 ; par conséquent, l’empereur doit être clément46 – Sénèque adapte là une conception bien ancienne du chef d’État comme bonus pater47. 41

Sen., Ir., III, 14, 2-3 ; cf. Lavery 1987, p. 281. Sen., Ir., III, 15, 1-4. 43 Sen., Ir., I, 15, 2 ; sur la légalité de cette pratique à Rome, cf. notamment Max Radin, « The Exposure of Infants in Roman Law and Practice », in : CJ, 20, 1925, p. 337-343 (peu courante mais nullement remise en cause) ; William V. Harris, « The Theoretical Possibility of Extensive Infanticide in the Graeco-Roman World », in : CQ, 32, 1982, p. 114-116, réagissant à des chercheurs ayant mis en doute sa réalité ; id., art. cit. [n. 37], praes. p. 93-95. 44 Sen., Clem., I, 14, 1. 45 Sen., Clem., I, 14, 2. À ce sujet, cf. notamment les remarques de Lucia Beltrami, « Il De Clementia di Seneca : un contributo per l’analisi antropologica del valore della clementia », in : Giusto Picone (éd.), Clementia Caesaris. Modelli etici, parenesi e retorica dell’esilio, Palerme, Palumbo, « Letteratura classica », n° 31, 2008, p. 33-34. 46 Sen., Clem., I, 14, 3. 47 Pour une généalogie de la conception (ancienne dans le stoïcisme : SVF, III, 323) qui fait du bon chef d’État un bon père, cf. notamment Walter K. Lacey, « Patria potestas », in : Beryl Rawson (éd.), The Family in Ancient Rome. New Perspectives, Ithaca, Cornell University Press, 1986, p. 121-144 ; Tom R. Stevenson, « The Ideal Benefactor and the Father 42

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Dans ce raisonnement, la bonté du pater familias et son absence totale de cruauté sont des postulats que Sénèque présente comme des évidences : c’est clairement le cas dans le De Clementia, où le philosophe définit le bon père comme un être qui, sans renoncer à user occasionnellement de la rigueur, emploie avant tout la manière douce48. C’est que, de même que dans une familia, les enfants sont les membra d’un organisme dont le pater est la tête, dans le Principat, l’empereur ne se débarrassera de ses concitoyens qu’en dernier recours, car c’est alors lui-même qu’il ampute en agissant de la sorte49 ; au demeurant, un père colérique capable de tuer son propre enfant s’infligera lui-même la peine du deuil50. En somme, dans ces deux domaines que sont la famille et l’empire, le dirigeant cruel n’est pas seulement mauvais moralement : il est aussi mal avisé, car il s’attire par son intransigeance la haine de ceux dont il a la charge51 : si Auguste pardonne à Cinna comme un père pardonne à un parricida52, c’est justement pour mettre fin à la succession des complots qui visent sa perte. Mais la relation que nous venons de définir (le bon prince imitant le bon père) peut parfois s’inverser : le bonus pater n’est plus le modèle que doit suivre l’empereur ; c’est le pater familias qui doit imiter la retenue du bonus princeps. Occasionnellement en effet, l’empereur doit éviter au pater familias de devenir saeuus. Le De Clementia nous en donne un bon exemple avec une affaire de parricide. Un certain Tarius découvre que son propre fils complote contre lui pour le tuer ; ne sachant que faire, il invite Auguste à siéger parmi le consilium qui doit l’aider, dans le cadre de la juridiction

Analogy in Greek and Roman Thought », in : CQ, 42, 1992, praes. p. 425-427 ; Stéphane Benoist, « Le prince en sa ville : conditor, pater patriae et divi filius », in : Nicole Belayche (éd.), Rome, les Césars et la ville aux deux premiers siècles de notre ère, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2001, p. 23-49 ; Matthew B. Roller, Constructing Autocracy. Aristocrats and Emperors in Julio-Claudian Rome, Princeton, Princeton University Press, 2001, p. 233-247 ; Georges Pieri, « Pouvoir paternel et politique ou patria potestas et politique (à propos du De Clementia de Sénèque) », in : Mémoires de la Société pour l’Histoire du Droit et des Institutions des anciens pays Bourguignons, comtois et romands, 58, 2001, p. 255-263 (approche plus juridique que philosophique, mais les deux sont complémentaires). 48 Sen., Clem., I, 5, 4 ; I, 14. 49 Sen., Breu., 4, 6. 50 Sen., Ir., III, 5, 4. 51 Sur les dangers de susciter la haine à l’intérieur de sa propre domus, cf. ainsi Sen., Ep., 105, 4 : Timeri autem tam domi molestum est, quam foris ; tam a seruis, quam a liberis. Ce mot liberis a été diversement analysé : à la traduction de Pintrel [apud Nisard], François & Pierre Richard [Garnier], Richard M. Gummere [Loeb] ou Henri Noblot [CUF], qui comprennent « personnes de condition libre », nous sommes tenté de préférer l’interprétation de Charles Du Rozoir [Panckoucke], qui entend « enfants » ; quoi qu’il en soit, même si l’on retient la première hypothèse, il est clair que les enfants sont inclus dans ces « personnes de condition libre ». 52 Le terme se trouve dans Sen., Clem., I, 9, 14.

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domestique53, à déterminer la peine adéquate. Auguste se fonde alors, non sur les faits bruts, mais sur la personnalité du juge, memor non de quo censeret sed cui in consilio esset [...]54. Pour juger d’un même crime, un père doit donc être moins sévère qu’un individu qui serait extérieur à la famille ; il serait par conséquent déshonorant pour un pater familias de ne montrer aucun signe de bonté à l’endroit de son fils, dans un monde où l’empereur, pater patriae indulgent pour tous ses sujets, s’efforce d’insuffler la clementia à chacun de ses concitoyens. Concluons. En stoïcien, Sénèque stigmatise l’indignité des parents qui, au lieu de chérir leur descendance, la rejettent et la traitent sans humanité ; tout aussi condamnables, sur le plan théorique, sont les géniteurs qui cèdent à la colère ou à l’apitoiement dans les relations familiales. Ces considérations philosophiques sont renforcées par la morale romaine traditionnelle que Sénèque fait souvent sienne : bien que la seueritas soit incontestablement une vertu louable, les pères trop durs et trop inflexibles s’exposent au blâme et à la condamnation de la part du populus Romanus, garant d’une logique de bienveillance entre parents et enfants. Dans ces conditions, toute communauté doit avoir à sa tête un chef qui se conduira comme un bonus pater, qu’il s’agisse de la cellule familiale ou de l’Empire, sous peine de basculer dans la tyrannie, un mauvais prince étant à son peuple ce qu’un père indigne est à sa descendance ; au sein de son Empire, le princeps aura d’ailleurs la tâche d’éradiquer les postures par trop rigoureuses que pourraient adopter des particuliers dans l’exercice de leur patria potestas.

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Sur le fonctionnement de cette institution, apparemment fort active à Rome (Cambridge Ancient History, IX, 19942, p. 499-500), cf. Yan Thomas, « Remarques sur la juridiction domestique à Rome », in : Jean Andreau & Hinnerk Bruhns (éd.), Parenté et stratégies familiales dans l’Antiquité romaine, Rome, École française de Rome, « Collection de l’École française de Rome », n° 129, 1990, praes. p. 456-459. 54 Sen., Clem., I, 15, 7 : « ayant en mémoire non celui sur lequel il se prononçait, mais celui au conseil duquel il participait » ; on peut aussi comprendre quo comme un neutre, et la traduction serait alors : « ayant en mémoire non l’affaire sur laquelle il se prononçait [...] ».

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III. Les enfants monstrueux de l’Histoire

La question de la filiation monstrueuse dans les discours de Cicéron Blandine CUNY-LE CALLET Université Paris Est-Créteil L'œuvre de Cicéron est hantée par la figure de la bête de forme humaine, qui lui permet de fixer l'idée d'une dénaturation permanente et irréversible de l'homme, et de donner corps à la notion de monstruosité. Dans les traités philosophiques, cette figure est incarnée par le tyran, ou par le peuple déchaîné, bête aux corps multiples dont la violence est censée illustrer les dérives du système démocratique1. Dans les discours, la bête humaine est l'adversaire politique, présenté comme fou furieux ayant atteint le dernier degré de la dénaturation passionnelle, un révolutionnaire ayant pour objectif la plus grave transgression qui soit : le renversement de la République2. La conception cicéronienne de la hiérarchie des devoirs, inspirée de celle des Stoïciens, définit en effet la préservation de la patrie comme le premier devoir du citoyen3. Pour Cicéron, cette exigence s'impose en premier lieu au citoyen romain, car il est le seul parmi tous les peuples à vivre dans un système politique en parfait accord avec la raison, un optimum statum4. Dans le De republica, Cicéron affirme, par la bouche de Scipion, que la 1

Voir : Cic., Rep., II, 48 ; II, 68 ; Off., III, 32 ; Off., III, 82. À cet égard, Verrès peut paraître marginal par rapport aux autres monstres cicéroniens, que Cicéron accuse de soutenir les visées révolutionnaires du parti populiste. Verrès, membre de l'aristocratie et préteur corrompu de Sicile, ne remet nullement en cause la République oligarchique ; au contraire, il profite de façon éhontée du système. Pourtant, alors que les actes de Verrès ne peuvent être comparés à ceux des autres monstres, ni dans l'intention qu'ils recèlent, ni dans leurs répercussions politiques, on constate la présence dans les Verrines de tous les thèmes qui seront développés, dans la suite de la carrière de Cicéron, au sujet des autres monstres : Verrès se comporte en tyran, en ennemi du peuple romain ; il méprise et inverse les valeurs de la République. Mais surtout, Verrès apparaît aux yeux de Cicéron comme le symptôme scandaleux d'une attitude générale de la classe sénatoriale qu'il juge dangereuse pour la stabilité de la République. En multipliant les abus de pouvoir et en couvrant les malversations de certains de ses membres, en se montrant elle-même incapable de maîtriser ses passions, l'aristocratie s'écarte de son rôle directeur et régulateur des passions populaires ; elle mine, de l'intérieur, l'équilibre de la République aussi sûrement que les révolutionnaires populaires qui s'attaquent frontalement aux institutions (Verr., act. 1, 38-39). Aux membres du parti aristocratique qui, par esprit de caste, se font les ardents défenseurs de Verrès, Cicéron adresse le message suivant : s'ils tolèrent qu'un des leurs pousse aussi loin ses exactions, leur ordre perdra de son prestige aux yeux du peuple, qui refusera de leur confier la conduite des affaires (Verr., act. 1, 49). C'est donc bien l'ensemble du système que la dépravation de Verrès met en danger, et c'est à ce titre que Cicéron le considère comme un hostis rei publicae aussi monstrueux que les autres. 3 Voir : Cic., Off., I, 57. 4 Sur ce point, voir Cic., Rep., II, 29-30, où Cicéron s'exprime par la bouche de Scipion. 2

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République romaine est le seul système accordant le pouvoir non aux plus forts, aux plus riches ou aux plus nombreux, mais aux plus raisonnables5. Ses institutions, issues de la raison et prises en charge par des hommes vertueux, offrent aux citoyens des conditions optimales pour mener une vie en accord avec la nature, c'est-à-dire, pour exprimer pleinement leurs potentialités rationnelles. Le monstre ayant totalement renié sa nature d'être rationnel, constitutive de son humanité, il n'est pas étonnant qu'il s'attache à détruire un système politique considéré comme la plus belle expression de la raison, en même temps que son meilleur garant. La monstruosité n'en demeure pas moins une énigme : comment des monstres peuvent-ils surgir au sein d'une société censée garantir à la raison des conditions optimales de développement ? Par quelle aberration un système aussi parfait peut-il produire des êtres qui sont sa négation même ? Cette communication s'attachera dans un premier temps à exposer comment Cicéron explique la genèse de la monstruosité chez son adversaire politique, et particulièrement, quel rôle il accorde dans le processus aux éléments liés à la filiation : une « mauvaise nature » dont le monstre aurait hérité de ses parents à la naissance, l'éducation reçue par le monstre, les exemples auxquels il a été exposé durant sa jeunesse. Puis nous examinerons dans un deuxième temps quels liens le monstre, être de transgression par excellence, entretient avec la notion de filiation, considérée par Cicéron comme un fondement essentiel de la société romaine. Enfin, nous verrons comment la question des rapports entre le monstre et son fils induit chez Cicéron un changement de perspective, et un infléchissement pessimiste de son discours sur la filiation monstrueuse. Le père du monstre est-il responsable de la monstruosité de son fils ? Cicéron évoque à de multiples reprises l'enfance et la jeunesse du monstre. Cette démarche est à la fois philosophique et rhétorique. On sait l'attention portée par la philosophie hellénistique aux tendances et aux comportements observés dans l'enfance, son souci de décrire depuis l'origine le développement moral des individus. Sur le plan rhétorique, le De inuentione insiste sur l'importance des considérations rétrospectives sur la vie de l'accusé6. Il s'agit de mettre en évidence les éléments de sa vie passée susceptibles d'expliquer – mais non d'excuser – les fautes de l'accusé, et de montrer qu’il a déjà commis dans le passé un certain nombre d'actions répréhensibles7. Mais au-delà du désir d'accabler le monstre, en le présentant 5

Voir : Cic., Rep., I, 69-71. Voir : Cic., De inv., II, 29. 7 Voir : Cic., De inv., II, 32 sq. 6

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comme un être ayant précocement fait le choix des passions, il s'agit pour Cicéron de rechercher dans l'enfance et la jeunesse du monstre des éléments permettant d'expliquer qu'il soit devenu un tel dégénéré. L'examen lui permet d'aborder la question du rôle du père – et plus généralement, de la famille du monstre – dans ce processus catastrophique de dégénérescence passionnelle. Cicéron s’emploie à montrer que dès son jeune âge, le monstre a été agité de nombreuses et violentes passions. Il s'est rapidement révélé un être avide et dépensier, débauché, corrupteur. Cicéron évoque ainsi dès la Première action contre Verrès les « souillures et les ignominies » de la jeunesse de Verrès8, thème qui sera développé dans le livre I de la Seconde action contre Verrès lors d'une remarquable prétérition9. Dans un passage particulièrement virulent des Philippiques, Cicéron examine le comportement d’Antoine a puero, pour y dénoncer ses gaspillages, les dettes énormes qu'il a contractées, sa dépravation et sa vénalité, qui l'ont conduit à se prostituer10. On retrouve les mêmes accusations (avidité, gaspillage, homosexualité passive, prostitution) dans le tableau de l'adolescence de Clodius et de Gabinius11. Bien entendu, tout ce que Cicéron rapporte de la jeunesse du monstre constitue davantage une reconstitution rétrospective, à la lumière de son comportement moral d’adulte, qu’une description conforme à la réalité « historique ». Pour preuve, la façon dont Cicéron décrit sous un jour favorable la jeunesse de Marc-Antoine dans la première Philippique, avant de prendre l'exact contre-pied dans la suite des discours. Mais cette restitution déformée de la jeunesse du monstre nous renseigne néanmoins très précisément sur la façon dont Cicéron entend « théoriser » cette monstruosité : en présentant le monstre comme un être précocement soumis à des passions particulièrement violentes, en le montrant comme un corrupteur entraînant dans sa débauche d'autres jeunes citoyens12, Cicéron entend mettre en valeur une remarquable continuité dans les orientations morales du monstre. Ce qu'il est devenu à l'âge adulte n'est que le développement catastrophique de tendances déjà bien affirmées dans sa jeunesse. On doit maintenant s’interroger sur les causes d'un tel déchaînement passionnel chez un être si jeune. A-t-il été provoqué par des facteurs identifiables ? Doit-on accuser l'éducation que le monstre a reçue de son père, les mauvais exemples auxquels il aurait été exposé dans sa jeunesse ? 8

Cic., Verr., act. I, 11 : adulescentiae maculas ignominiasque. Cic., Verr., act. I, 32-33. 10 Cic., Phil., II, 44-46. 11 Voir : Cic., Dom., 126 ; Sen., 11 à propos de Gabinius ; Har. Resp. 42 à propos de Clodius. 12 Antoine est ainsi accusé d'avoir entraîné Curion dans une passion scandaleuse à laquelle sa « victime » ne parvient pas à renoncer. 9

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Cicéron a pleinement conscience des effets désastreux d'une mauvaise éducation, qui transmet à l'enfant des préjugés, forge en lui des opinions erronées sur les choses bonnes ou mauvaises, et contribue à favoriser les passions13. On pourrait s'attendre à ce qu'il insiste sur l’éducation déplorable reçue par le monstre, montrant qu'on a dès son enfance mal orienté son jugement, ce qui l'a rendu incapable de résister aux passions. Il n’en est rien. Au contraire, Cicéron met fréquemment l'accent sur le prestige et l’honorabilité de la famille du monstre : l’aïeul de Catilina était un parfait citoyen14, tout comme le père de Clodius15, qui compte par ailleurs parmi ses ancêtres le fameux Appius Claudius Caecus. Antoine a pour parent l’orateur Antonius, très admiré de Cicéron. Issu de la noble famille des Calpurni Pisones, connue pour son austérité, Pison a longtemps bénéficié des préjugés favorables que lui conféraient ses prestigieuses origines16 Quant au père de Verrès, Cicéron le présente comme un homme scandalisé par la conduite de son fils17. Rien ne permet donc de supposer que le monstre a reçu une éducation négligée ; au contraire, il n'a jamais manqué durant son enfance et sa jeunesse d'exemples prestigieux sur lesquels il pouvait régler sa conduite. Le fait que le monstre ait dès sa jeunesse développé des conduites passionnelles, à un âge où sa nature encore tendre aurait pu facilement s’imprégner des exemples honorables qui s’offraient à lui, prouve un refus précoce de se soumettre à tout conseil raisonnable pour adopter un mode de vie dominé par la passion. Après avoir mis hors de cause l'éducation dispensée au monstre par sa famille, on peut maintenant s'interroger sur la nature du monstre, cette nature particulière qui, selon Cicéron, détermine le tempérament, le caractère de chaque individu18. Cicéron le reconnaît, tous les hommes ne naissent pas avec les mêmes capacités de résistance aux passions. Il existe des natures plus ou moins bonnes, plus ou moins susceptibles de succomber aux passions : « Il y a une différence entre ceux qui ont l'esprit aiguisé et les imbéciles ; ceux qui ont l'esprit vif sont face à la maladie de l'âme comme le bronze de Corinthe face à la corrosion : ils y tombent après avoir longtemps 13

Sur ce point, voir : Cic., Tusc., III, 2-3. Voir : Cic., Cat., III, 10. 15 Voir : Cic., Dom., 84. 16 Voir : Cic., Sest., 21-22. 17 Voir : Cic., Verr., V, 137. Dans un autre passage (Verr., III, 160), Cicéron fait allusion à la fraude électorale et au vol dont se serait rendu coupable dans le passé le père de Verrès ; mais c'est pour affirmer aussitôt que ces manquements n'ont pu influencer de façon notable le développement moral de Verrès. La débauche de Verrès est jugée bien plus grave, car elle a des conséquences catastrophiques sur le développement moral de son fils. 18 Sur ce point, voir Off., I, 107 : Cicéron développe la métaphore des deux « personnages » que la nature attribue à chaque être humain : un personnage commun à tous - celui d'être rationnel -, et un personnage particulier, exprimant sa personnalité propre, sa singularité. 14

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résisté, et ils s'en relèvent assez vite. Ce n'est pas le cas des imbéciles. Par ailleurs, chez l'homme intelligent, l'âme n'est pas sujette à toutes les maladies et passions indifféremment, car ses passions n'ont pas un caractère de sauvagerie et de bestialité. »19. Le monstre serait-il donc un être affligé d'une nature particulièrement déficiente, sorte de fardeau reçu à la naissance, l'ayant entraîné malgré lui à succomber aux passions ? Plusieurs éléments pourraient venir étayer une telle interprétation. Tout d'abord, Cicéron met fréquemment l’accent sur les faibles capacités intellectuelles du monstre. Il le présente comme un être borné, incapable de raisonner, de comprendre, d’anticiper, se laissant, comme l’animal, porter par l’instant20. Le monstre est inculte ; il ne s’intéresse pas aux choses de l’esprit. Lorsqu’il tente de le faire, il ne parvient qu’à révéler encore un peu plus sa faiblesse intellectuelle. Ainsi la conversion à l’épicurisme de Pison est-elle mise sur le compte d’un contresens : apprenant que les Épicuriens faisaient du plaisir le plus grand des biens, Pison se serait immédiatement converti à leur doctrine, pensant qu'elle approuvait ses débauches ; il n'a pas compris, parce qu’il en est incapable, toutes les subtilités de la théorie épicurienne du plaisir21. Le monstre est donc présenté comme un abruti, au sens propre du terme, ce qui pourrait expliquer qu'il ait facilement succombé aux préjugés, aux erreurs de jugement, et mène sa vie morale sans le moindre discernement. Cicéron va même jusqu'à suggérer, quand il ne l'affirme pas explicitement, que l'état de dégénérescence passionnelle du monstre relève d'une tare héréditaire. L'orateur rappelle ainsi la folie dont était atteint l'un des ancêtres d'Antoine, qui jetait de l’argent du haut des rostres, en insinuant que les gaspillages effrénés auxquels se livre son ennemi sont peut-être une manifestation de cette tare familiale22. Mais c'est à propos de Pison que les considérations sur l'hérédité se font les plus virulentes : sa nature vicieuse serait liée à une résurgence du sang gaulois hérité de sa mère, qui aurait « contaminé » le sang romain de sa lignée paternelle23. Faut-il pour autant en déduire que Cicéron admet que le monstre subit le poids de son hérédité, et celui d'une mauvaise nature dont il ne saurait être 19 Cic., Tusc., IV, 32 : Inter acutos autem et inter hebetes interest, quod ingeniosi, ut aes Corinthium in aeruginem, sic illi in morbum et incidunt tardius et recreantur ocius, hebetes non item. Nec uero in omnem morbum ac perturbationem animus ingeniosi cadit. Non enim multa ecferata et immania. 20 Il emploie, au sujet de Pison, les expressions egestas animi (Pis., 24), infirmitas ingeni (Pis., 24), tarditas ingeni (Pis., 1) ; il souligne la mentis imbecillitas de Clodius (Dom., 105) et parle d’Antoine comme d'une bête vivant au jour le jour (Phil., V, 25). Sur la comparaison du monstre à une bête brute - bétail, troupeau, âne - voir notamment : Pis., 19, 73, frag. 12 ; Sen., 14 ; Phil., II, 30. 21 Sur ce point, voir : Cic., Pis. 69, Sest. 22, Post Red. in Sen. 14. 22 Cic., Phil., III, 16. 23 Voir notamment : Cic., Sen., 15 ; Pis., 9, 53, 67 ; Sest., 21.

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tenu pour responsable ? Il faut se garder de conclure trop rapidement en ce sens. En effet, cette bêtise tant reprochée au monstre apparaît moins comme l'expression de sa nature propre que comme la conséquence de son dérèglement. Cicéron conçoit l'abandon aux passions comme un long processus d'autodestruction de la raison, d'étouffement de l'intelligence, durant lequel les phases d'apathie et d'abrutissement alternent avec les phases d'hyperactivité, durant lesquelles le monstre exprime une vive intelligence, totalement dévoyée. Il est alors capable de se montrer rusé, retors, extrêmement ingénieux, et d'autant plus dangereux qu'il met son intelligence au service du mal - autant de caractéristiques qui conduisent à réévaluer le fondement des attaques visant sa bêtise : cette bêtise est une manifestation de l'instabilité du monstre ; elle ne s'explique pas par sa nature originelle, mais doit être considérée comme le symptôme de son dérèglement passionnel. Quel poids Cicéron reconnaît-il donc à la nature ou à l'hérédité dans le processus de développement des passions ? La question est précisément abordée dans les traités philosophiques : tout en admettant que les hommes possèdent, en fonction d'une nature individuelle plus ou moins bonne, une capacité de résistance aux passions plus ou moins développée, Cicéron refuse de considérer ces différences comme déterminantes ; elles sont négligeables face à l'aptitude à la raison présente en chaque être humain : « La raison, écrit-il au livre I du De legibus, la seule faculté qui nous rende supérieurs aux bêtes, qui fait de nous des êtres capables de réfléchir, d'argumenter, de réfuter, d'exposer un sujet, de tirer des conclusions, la raison est, c'est certain, commune à tous les hommes : même si l'éducation qu'ils reçoivent entraîne des différences, leur faculté d'apprendre est assurément la même »24. À l'instar des Stoïciens, Cicéron reconnaît à tous les hommes une égale aptitude à la raison. Il admet néanmoins qu'en fonction de la culture et de l'éducation, cette aptitude ne se développe pas également en chacun : chez certains, la raison se réalise de façon sinon parfaite, du moins optimale ; chez d'autres, elle est presque complètement étouffée par une éducation et un mode de vie inappropriés. Mais il considère que la nature propre à un individu ne saurait orienter de manière significative le cours de sa vie morale, car elle n'a aucun poids face à l'autonomie de sa volonté, qui lui permet en toutes circonstances d'exercer sa raison. Ainsi, même une nature à l’origine très mauvaise, pétrie de préjugés, peut, par la seule force de sa volonté, devenir vertueuse, et même totalement sage. C’est le cas de Socrate, au sujet duquel Cicéron raconte l’anecdote suivante : Socrate s’est soumis à l’examen du physiognomoniste Zopyre, qui a conclu, d’après la conformation de son crâne, à une nature fondamentalement vicieuse. Socrate 24

Cic., Leg., I, 30 : Etenim ratio, qua una praestamus beluis, per quam coniectura ualemus, argumentamur, refellimus, disserimus, conficimus aliquid, cunus certe est communis, doctrina differens, discendi quidem facultate par.

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ne conteste pas la pertinence de ce jugement ; mais il affirme que grâce à la volonté et à l’exercice, il a pu surmonter ce handicap. Et Cicéron de conclure : « Ces vices-là étaient bien innés en lui, mais sa raison l’en avait débarrassé. »25. Il n'y a donc aucune pertinence à rechercher dans une hypothétique « mauvaise nature » du monstre les causes de sa monstruosité : l'autonomie de la volonté transcende toute forme de déterminisme lié à l'hérédité. Chacun, affirme Cicéron, est maître d'orienter sa vie morale dans le sens qu'il l'entend. Chacun est entièrement responsable des passions qu'il éprouve26. La monstruosité d'un être n'a donc rien à voir avec sa filiation ; elle n'est due qu'à sa mauvaise volonté27. Ces considérations permettent d'évaluer la portée des attaques dans lesquelles Cicéron suggère que l'état de dégénérescence passionnelle du monstre relève d'une tare héréditaire. Rien dans la conception cicéronienne d'une raison soutenue par une volonté autonome, rien dans sa conception universaliste de l'homme comme être rationnel, ne permet de donner un fondement théorique à ces attaques. Il s'agit plutôt d'une exploitation rhétorique destinée à flatter la xénophobie de son auditoire. Cicéron use abondamment de ce procédé dans ses discours28, mais il n'y a recours que de façon extrêmement marginale en ce qui concerne le monstre. Il y a une logique à cela : entendant démontrer la pleine et entière responsabilité du monstre dans son état de dérèglement passionnel, Cicéron a finalement peu intérêt à invoquer l'hérédité, ce qui reviendrait à décharger le monstre d'une part de cette responsabilité. L'examen de l'enfance du monstre, de son ascendance, de son éducation permet donc d'évacuer toute idée de mise en cause du lien de filiation dans l'état passionnel du monstre. Rien dans les discours de Cicéron ne permet d'affirmer que le monstre soit à l'origine doté d'une mauvaise nature. Il le présente au contraire comme un être qui aurait pu, s'il l'avait voulu, devenir un prestigieux citoyen, mais qui y a renoncé, pour travailler à sa propre déchéance. Dès l’enfance, le monstre a fait le choix délibéré d’une inversion du processus assurant une vie vertueuse, donnant, envers et contre tout, la

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Cic., Tusc., IV, 80 : Illa sibi insita, sed ratione a se deiecta. La même anecdote est rapportée dans Fat., 10-11. 26 Sur ce point, voir : Cic., Tusc., III, 64 ; III, 82-83 ; IV, 76 III, 64 ; IV, 79. 27 Sur cette volonté permanente de s'opposer à la nature en se jetant dans la folie, voir par exemple : Cat., I, 4 ; 1, 25 ; IV, 17 ; Phil., VIII, 5. Sur la question complexe de la notion de volonté chez Cicéron, voir Carol Lindsey Begley, Voluntas in Cicero, Diss. Univ. of North Carolina at Chapel Hill, 1988. 28 Sur l'importance de la xénophobie dans la rhétorique cicéronienne, voir Guy Achard, Pratique rhétorique et idéologie politique dans les discours « optimates » de Cicéron, Leiden, E. J. Bill, 1981, p. 201-220.

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primauté à ses appetitus contre sa raison. Il ne fera qu’amplifier et développer cette tendance dans le restant de son existence29. Le monstre et le mépris des liens filiaux La foncière mauvaise volonté du monstre le conduit à se détourner de tout ce qui pourrait orienter sa vie morale dans le sens de la vertu. Il n'est donc pas étonnant de le voir systématiquement se démarquer de l'honorable lignée dont il est issu, mépriser le lien filial qui l'attache à son père, à sa mère et, au-delà, à l'ensemble de ses ancêtres30. Marc-Antoine humilie sa mère en l'obligeant à se déplacer à la suite de sa maîtresse31. Il se montre hostile envers son oncle, présenté comme un père de substitution32. En s'introduisant clandestinement dans les cérémonies célébrant les mystères de la Bona dea, ou en permettant l'irruption des esclaves dans le théâtre au milieu d'un spectacle donné lors des fêtes en l'honneur de Cybèle, Clodius rompt de façon impie avec les rites instaurés par les ancêtres, dont son propre père et son oncle ont été les garants33. Cicéron affirme que jamais son père, s'il était encore de ce monde, ne l'aurait laissé en vie34. Après s'être fait donner par la ville de Syracuse une statue de prix, Verrès en réclame également une pour son père, jouant par pur opportunisme la comédie de la piété filiale, afin de pousser plus loin ses extorsions35. Quant à Pison, son comportement manifeste un constant reniement de ses ancêtres paternels : 29 Concernant le rôle de la volonté dans la naissance des passions, on doit relever entre les traités philosophiques et les discours un net infléchissement de la pensée cicéronienne. Dans les Tusculanes, l'affirmation d'une totale responsabilité de l'homme dans ses passions se nuance du thème de la puissance de l'erreur et de la faiblesse de la raison humaine : l'homme peut se tromper sur le bien et le mal, vouloir le bien mais sombrer dans l'erreur et les passions. La thématique de l'erreur volontaire est donc adoucie par les considérations sur la puissance de l'illusion et la fragilité humaine. Ces considérations sont totalement absentes des discours, qui affirment la pleine et entière responsabilité du monstre dans sa dénaturation, sans qu'aucune « circonstance atténuante » ne puisse être invoquée. On assiste à un durcissement dogmatique de la pensée cicéronienne. Sur ce point, voir les analyses développées par Christopher Gill dans son article « Passion as madness in Roman Poetry », in : Christopher Gill et Susanna Morton Braund (éds.), The passions in Roman Thought and Litterature, Cambridge University Press, 1997, p. 213-241. Gill met en évidence une radicalisation stoïcisante de la théorie des passions dans la rhétorique cicéronienne, et une polarisation du jugement moral autour du couple raison-folie. 30 Dans le De Officiis (I, 116), Cicéron explique que se savoir le descendant d'ancêtres prestigieux est pour les jeunes aristocrates un puissant stimulant : une certaine émulation les pousse à tenter d'imiter leurs aïeux. Certains même parviennent à les surpasser. Le monstre exprime, évidemment, des aspirations inverses. 31 Cic., Phil., II, 58. 32 Cic., Phil., I, 99. 33 Cic., Dom., 105 ; Har. Resp. 26. 34 Cic., Dom., 84. 35 Cic., Verr., II, 145.

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« Sombre ordure, salaud, lui lance Cicéron, tu oublies la race de ton père, et c'est tout juste si tu te souviens de celle de ta mère ! »36. Le monstre méprise sa famille, la provoque, lui fait honte. C'est un être en rupture avec la tradition familiale, un reflet inversé de ses prestigieux ancêtres : Antoine, s'adressant à la foule aux Lupercales de 44 pour l'encourager à accorder la royauté à César, n'est que le double dénaturé de son aïeul, le célèbre orateur Antonius37 ; l’aveuglement qui obscurcit l’esprit de Clodius est un reflet de l’aveuglement, physique, d'Appius Caecus. Pour dramatiser ce divorce, Cicéron imagine les reproches qu'adresseraient au monstre son père ou son aïeul, s'ils en avaient la possibilité. Il développe ainsi une longue prosopopée du père de Verrès, consterné par le comportement de son fils en Sicile38. Il emploie le même procédé dans les attaques dirigées contre Clodia – la sœur de Clodius, qu'il considère comme le double féminin de son monstrueux frère – en ressuscitant cette fois-ci l'ancêtre de Clodia, Appius Claudius Caecus : après avoir rappelé à Clodia qu'à chaque génération, sa famille a compté des consuls parmi ses représentants, Caecus évoque les femmes de la gens Claudia – Claudia Quinta, la vestale Claudia – sur lesquelles elle aurait dû régler sa conduite. Il présente la dépravation de Claudia comme un détournement de ce qu'il a lui-même accompli au service de la cité : Claudia se pavane avec ses amants sur la route qu'il a fait rénover, et à laquelle il a donné son nom, la via Appia ; Claudia utilise l'eau de l'aqueduc dont il a ordonné la construction pour se laver après ses coucheries ; alors que luimême a empêché la signature d'un traité de paix désavantageux pour Rome, Claudia fait de son lit un champ de bataille où se concluent des traités déshonorants39. S'accaparer ainsi la parole du père ou de l'ancêtre du monstre permet à Cicéron d'adjoindre à la force de son discours le poids de leur autorité morale, mais aussi de produire de façon rhétorique un « choc des générations », la vertu des ascendants contrastant de façon saisissante avec la dépravation de leurs indignes descendants. Cicéron tente – sans trop y croire – de susciter chez le monstre un sursaut, en lui proposant un modèle qui l'aide à se ressaisir. « Regarde tes ancêtres », demande-t-il à Marc-Antoine, à un moment où il espère encore le ramener dans le droit chemin40. Mais il s'agit surtout de faire constater à l'auditoire l'indifférence et le mépris du 36

Cic., Pis., 62 : O tenebrae, o lutum, o sordes, o paterni generis oblite, materni uix memor ! Voir également : Pis., frag. 12 ; 1. 37 Cic., Phil., II, 111. En Phil., XI, 36, Cicéron affirme qu'Antoine et son frère jettent la honte et l'opprobre sur leur famille. 38 Cic., Verr., V, 137. 39 Voir : Cic., Cael., 34. Sur le contraste entre la vertu de Claudia Quinta et la dépravation Clodia, voir également : Har. Resp., 27. 40 Cic., Phil., I, 35.

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monstre pour sa famille – mépris d'autant plus scandaleux qu'il aurait toutes les raisons d'admirer les siens et de les prendre pour guides. L'exemple le plus éclatant de ce reniement est celui de l'adoption de Clodius, dont Cicéron dénonce à maintes reprises le scandale. Désirant se faire élire au tribunat de la plèbe, Clodius a eu recours à une manœuvre lui permettant de quitter sa famille patricienne : il s'est fait adopter par un plébéien41. Cicéron présente cette adoption comme un sacrilège : selon lui, elle a été rendue possible en vertu d'une loi adoptée malgré des auspices défavorables ; en cela, elle est symptomatique du désordre de la République, que dénoncent de nombreux prodiges42. Cicéron fait par ailleurs remarquer que Clodius est plus âgé que le plébéien qui l'a adopté, ce qui marque symboliquement la dimension contre-nature de cette adoption, et met en évidence la manœuvre politique qui l'a rendue possible43. Mais au-delà du défi aux lois de la nature, cette adoption est présentée comme reniement sacrilège du culte domestique de la gens Claudia, pieusement transmis jusqu'ici de génération en génération. Du fait de son adoption, Clodius va le laisser en déshérence, sans pour autant envisager d'assurer le culte domestique de sa famille adoptive. Il y a donc là une double insulte à la filiation : insulte à sa famille d'origine dont il renie l'héritage cultuel, insulte à sa famille adoptive dont il n'assume pas pleinement l'héritage44. Dans son discours Sur sa maison45, Cicéron n'hésite pas à présenter l'adoption de Clodius comme la préfiguration d'une catastrophe : si l'on continue à faciliter l'adoption de patriciens par des plébéiens afin de leur permettre l'accès au tribunat de la plèbe, on aboutira non seulement à un abandon des cultes familiaux des patriciens, mais encore, à une vacance des

41 Pour plus de détails sur les circonstances de cette adoption et sur les motivations de Clodius, voir William Jeffrey Tatum, The patrician tribune. Publius, Clodius Pulcher, University of North Carolina Press, 1999, chapitre 4, « From Patrician to Plebeian », p. 87113. 42 Voir Cic., Har., 44 ; Dom., 39. Dénoncer la validité de l'adoption de Clodius revient à invalider l'ensemble des actions menées par Clodius durant son tribunat, dont le vote de la loi d'exil qui a frappé Cicéron en 58. 43 Voir : Cic., Dom., 34-35. 44 Voir : Cic., Har., 57 ; Dom., 35. Sur cette question, voir Tatum, 1999, p. 106. Il montre que cette adoption n'a pas empêché Clodius de se revendiquer comme un membre de la famille Claudia ; il souligne son attachement à la conservation de son nom - malgré une légère modification orthographique – et précise que les enfants de Clodius ont continué à porter le nom des Claudii. (La conservation par l'adopté du nom de sa gens d'origine est du reste attestée dans d'autres cas, par exemple celui de D. Brutus). Par ailleurs, Clodius semble bien avoir refusé d'abandonner son culte domestique, malgré la sacrorum detestatio – en l'occurrence purement formelle – qu'impliquait la procédure d'adoption. 45 Cic., Dom., 37-38.

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magistratures et sacerdoces qui leur sont réservés46. À terme, c'est la disparition complète des familles patriciennes qu'il faut envisager, et avec elles, l'effondrement des institutions, l'écroulement de la société entière. On voit comment, par un effet d'amplification, un événement résultant, certes, d'une manœuvre politique, mais sans conséquences majeures pour la famille de l'adopté – Clodius n'ayant ni abandonné son nom ni, selon toute vraisemblance, le culte de ses ancêtres –, se trouve ici érigé au rang d'une impiété aux conséquences politiques catastrophiques pour la cité. Cette dramatisation qui peut sembler outrancière – et qui fut jugée telle par nombre d'auditeurs de Cicéron – ne relève pourtant pas exclusivement de la rhétorique. Si l'orateur accorde une telle importance au respect du lien de filiation, à la préservation de l'héritage patrimonial et cultuel au sein des familles aristocratiques, c'est qu'il reconnaît à ces dernières un rôle fondamental dans la survie du système politique romain. Dans le De Republica, Cicéron, par la bouche de Scipion, présente les Romains comme le seul peuple s'étant montré capable d'instaurer un système politique en parfait accord avec la raison, un optimum statum : « Je le reconnais volontiers : ce ne sont pas des disciplines importées d'outre-mer, mais les qualités propres à notre peuple, qui sont à l'origine de notre culture. Tu en prendras bien plus facilement conscience en constatant les progrès de notre constitution, en la voyant cheminer et évoluer naturellement jusqu'à atteindre la perfection. »47. Cicéron prend soin d'insister sur deux points : d'une part, le caractère indigène de cette constitution, invention propre au peuple romain ne devant rien à des apports extérieurs ; d'autre part, la durée nécessaire à son élaboration : pour arriver à un parfait équilibre institutionnel, il a fallu l'action successive de plusieurs générations. C'est grâce à un travail collectif et patient que Rome est parvenue à exprimer dans ses institutions la perfection de la raison48. Une fois cette perfection atteinte, 46 Tatum (1999, p. 106), souligne l'extravagance d'une telle « prophétie ». Il met en évidence le fait qu'aucun des arguments avancés par Cicéron n'a convaincu ses contemporains ; aux yeux des Romains, l'adoption de Clodius était valide. 47 Cic., Rep., II, 29-30 : At facile patior non esse nos transmarinis nec in portatis artibus eruditos sed genuinis domesticisque uirtutibus. Atqui multo id facilius cognosces (...) si progredientem rem publicam atque in optimum statum naturali quodam itinere et cursu uenientem uideris. 48 La certitude cicéronienne de l'existence de cette perfection naît de l'idée que la société crée des conditions permettant à la rationalité humaine de s'exprimer selon des modalités originales, qui n'existent pas en dehors des structures sociales. Une société bien organisée permet un dépassement des égoïsmes particuliers. Elle ne se réduit pas à être la somme des individus qui la composent : l'exercice en commun de la raison humaine permet l'expression d'une rationalité supérieure, qui transcende la fragilité rationnelle de chaque individu. C'est pourquoi la société permet aux hommes de parvenir ensemble à une perfection qu'aucun d'entre eux ne pourrait atteindre seul. Sur ce point, voir : Cic., Rep., II, 2 où Cicéron affirme que l'originalité et la supériorité de la constitution romaine tient à ce qu'elle n'a pas été élaborée par un législateur unique, mais par une collectivité.

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il ne reste plus qu'à la maintenir, en reproduisant fidèlement le modèle mis en place par les ancêtres, ce fameux mos maiorum qu'il revient à chaque génération de recueillir comme un précieux héritage, de préserver, puis de transmettre à la génération suivante. Or la famille, particulièrement la famille aristocratique, joue un rôle essentiel dans ce mécanisme de transmission : parce qu'ils ont pris en charge la conduite de la cité et la préservation de ses institutions, parce que certains de leurs prestigieux ancêtres ont incarné le mos maiorum, les aristocrates ont à la fois un devoir d'exemplarité, et un devoir de transmission. Devoir d'exemplarité, car seules leurs qualités morales peuvent justifier la place éminente qui est la leur. La perfection du système romain réside dans le fait qu'il est censé confier aux individus les plus raisonnables le soin de diriger l'État. Seules les qualités morales des représentants de la noblesse peuvent justifier la prééminence qui leur est accordée sur le plan politique. Ils se doivent d'incarner cette rectitude morale qui les définit en tant que classe. C'est donc à eux qu'il revient en priorité de préserver et de transmettre le mos maiorum – patrimoine institutionnel et moral reçu de leurs pères. Ce devoir leur est sans cesse rappelé par le poids de leur filiation, par les figures tutélaires de leurs ancêtres, qui s'offrent à eux comme autant de modèles et de censeurs49. Aux yeux de Cicéron, la rupture introduite par le monstre va donc bien au-delà d'un conflit personnel ou générationnel entre un père et un fils. Il ne s'agit pas d'un problème d'ordre privé, mais bien d'un problème politique concernant l'ensemble des citoyens : la révolte du monstre contre sa famille, son refus du lien filial, ne sont pas dissociables de son refus des institutions et de ses menées révolutionnaires. Ils procèdent d'un même mouvement de reniement intégral de la raison. Il est d'ailleurs significatif que Cicéron assimile les menées révolutionnaires du monstre à un parricide. Pour lui, le lien qui unit chaque citoyen à sa patrie est un lien filial jugé supérieur au lien de filiation biologique. Pour chaque citoyen romain, la patrie est une mère, car elle offre un cadre institutionnel permettant à chacun d'accomplir sa nature d'être rationnel de façon optimale. Voilà pourquoi le devoir du citoyen est de conserver et de soigner le corps de la République, comme il doit respecter et protéger ses parents50. Le monstre qui, au contraire, cherche à détruire ce cadre n'est rien d'autre qu'un parricide, un assassin de la mère patrie. Il enfonce son arme dans le corps de la République, se gorge de son sang, lui arrache les entrailles ; il se précipite sur son corps expirant51. 49

Sur l'utilité sociale de la noblesse, voir, par exemple : Cic., Sest., 21. Voir Cic., Off., I, 85. 51 Voir : Cic., Pis., 25 ; Dom., 124 ; Pis., 28 ; Sest., 54. Sur le monstre comme parricide de la patrie, voir également : Cat. I, 17, à propos de Catilina ; Dom. 133, à propos de Clodius ; 50

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On sait que le parricide était considéré par les Romains comme un crime particulièrement abominable, compté au nombre des prodiges officiellement reconnus. Le criminel était puni de la peine du sac : il était cousu dans un sac avec plusieurs animaux vivants, et jeté à la rivière52. Tous les commentateurs s'accordent pour reconnaître dans ce châtiment une forme de procuration du prodige que constitue le parricide53. Il y a dans ce supplice à la fois l'application du droit pénal (exécution d'un criminel), et la mise en œuvre d'une procédure de procuration au cours de laquelle l'impie est expulsé de la cité. J. Scheid rappelle notamment que le fait de jeter un être à la mer procède d'une démarche purificatrice : il s'agit bien de « mettre radicalement à l'écart, en purifiant la communauté, le monstrueux parricide »54. En développant le thème du monstre assassin de sa mère-patrie, Cicéron entend donc définir une forme politique du crime de parricide, en inscrivant l'action révolutionnaire du monstre dans une perspective religieuse55. L'horreur suscitée par le parricide, prodigium dont le responsable est considéré comme un monstre, une souillure pour la cité, touche aussi les adversaires politiques traités par Cicéron de parricidae. La monstruosité se définit donc, fondamentalement, comme reniement du lien filial : celui qui rattache le monstre à sa famille biologique, porteuse des valeurs du mos maiorum, expression la plus haute de la raison humaine ; celui qui le rattache à sa mère patrie. De fait, toutes ces transgressions sont liées : c'est le même mouvement de refus de la raison qui pousse le monstre à renier son père, ses ancêtres et sa patrie, car tous participent, à des niveaux divers, d'un processus d'affirmation de la raison. Jamais, nous l'avons vu, Cicéron n'impute la dénaturation de son adversaire monstrueux à sa filiation ; elle relève de sa seule responsabilité : le monstre est une anomalie, un être doté d'une exceptionnelle mauvaise volonté brutalement surgi au sein du corps social. Au lieu de s'insérer dans Phil., II, 17 ; IV, 5 ; XI, 29, à propos de Marc-Antoine et de ses complices. Sur les sens latin du mot parricida, voir André Magdelain, « Paricidas », in : Yann Thomas (éd.), Du châtiment dans la cité. Supplices corporels et peine de mort dans le monde antique, Rome, École Française de Rome (79), 1984, p. 549-571. 52 Cicéron évoque ce châtiment dans le Pro Roscio Amerino (§ 30), où il défend un homme accusé de parricide. 53 Voir : John Scheid, « Le délit religieux dans la Rome tardo-républicaine », in : John Scheid (éd.), Le délit religieux dans la cité antique, E.F.R., Palais Farnèse, 1981, p. 117-171, p. 147 ; Joël Le Gall, Recherches sur le culte du Tibre, Paris, P.U.F., 1953, p. 92-93 ; Eva Maria Lassen, « The ultimate crime. Parricidium and the concept of family in the late roman republic and early empire », in : C et M 43, 1992, p. 147-161, p. 150-151 (sur le cas de Roscius). Sur la peine du culleus, voir Cic., Amer., 71-72, qui met bien en évidence le caractère expiatoire du châtiment. 54 Scheid, 1981, p. 147, note 113. Voir également Louis Gernet, « Sur l'exécution capitale », in : Anthropologie de la Grèce antique, Paris, Maspéro, coll. « Textes à l'appui », 1968, p. 327-328. 55 Sur ce point, voir : Lassen, 1992, p. 155-158.

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un lien de filiation (biologique ou symbolique), il s'en dégage, affirmant l'autonomie de sa raison dévoyée. Ce constat ne clôt par pour autant la question de la filiation monstrueuse chez Cicéron. Car si la pleine et entière responsabilité du monstre est clairement affirmée – le père du monstre étant corrélativement dégagé de toute responsabilité –, il n'en va pas de même lorsque Cicéron examine la relation existant entre le monstre et son propre fils. Le fils du monstre : vers une contamination monstrueuse du corps social Dans les Verrines, Cicéron évoque longuement le cas du fils de Verrès, que son père a choisi d'emmener avec lui en Sicile durant sa préture. Là, sans égard pour son jeune âge, Verrès en aurait fait le témoin de ses débauches – Cicéron n'hésite pas à suggérer qu'il l'aurait même entraîné à y participer. Il affirme – sans entrer dans les détails – que le jeune homme s'est comporté en Sicile de façon aussi répréhensible que son père. Quel lien établit-il, précisément, entre la dépravation du père et celle du fils ? La réponse est fournie par un long passage56 dans lequel Cicéron détaille les conséquences de l'éducation dispensée par Verrès à son fils. Ce passage confirme qu'il n'existe pas pour Cicéron de déterminisme biologique de la monstruosité : si Verrès avait consenti à offrir à son fils une bonne éducation, soucieuse de transmettre aux jeunes générations les instituta maiorum, il aurait offert à la République un citoyen honnête et prêt à la servir57. Cicéron évoque ce service rendu à la patrie comme une sorte d'hommage du vice à la vertu : ayant fait pour son compte le choix de la déraison, Verrès aurait pu malgré tout choisir pour son fils une autre voie. Mais bien sûr, il n'en a rien été, et le monstre a imposé à son enfant une éducation à la mesure de sa propre dépravation : à force d'être continuellement exposé à de mauvais exemples, et poussé à les suivre, le fils de Verrès est devenu la réplique exacte de son père, « un autre Verrès », peut-être même pire que son père, car il a « bénéficié » en la personne de Verrès d'un mauvais exemple que Verrès luimême n'avait pas eu58. 56

Cic., Verr., III, 160-161. Cic., Verr., III, 161 : « C'est la connaissance des institutions ancestrales et l'instruction civique que tu devais leur inculquer, pas tes dépravations et tes turpitudes. À un père indolent, malhonnête et vicieux, aurait succédé un fils énergique, sage et honnête. L'État aurait reçu de toi ce service. » Eos instituere atque erudire ad maiorum instituta, ad ciuitatis disciplinam, non ad tua flagitia neque ad tuas turpitudines debuisti : esset ex inerti atque improbo et impuro parente nauus et pudens et probus filius, haberet aliquid abs te res publica muneris. 58 Cic., Verr., III, 161 : « Mais à présent, Verrès, c'est un autre toi-même que tu offres à la patrie. À moins que ton fils ne soit pire, si c'est possible ; car toi, tu en es arrivé là sans avoir été élevé par un débauché... » Nunc pro te Verrem substituisti alterum ciuitati; nisi forte hoc deteriorem, si fieri potest, quod tu eius modi euasisti non in hominis luxuriosi [...] disciplina educatus. 57

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Cicéron présente le fils de Verrès comme une victime de son père : Verrès a choisi de le mêler à ses turpitudes en toute connaissance de cause, sachant que cela le mènerait immanquablement à lui ressembler. C'est donc à lui qu'il faut imputer la dépravation de son fils : « Je n'évoquerais pas la façon dont ton jeune fils s'est comporté dans la province, si j'estimais que ce comportement est imputable au fils, et non au père. Tu savais quel genre d'homme tu étais, quel genre de vie tu menais, mais tu as tout de même choisi d'emmener avec toi en Sicile ton fils adolescent, afin que – quand bien même la nature de cet enfant le détournerait de s'inscrire dans la lignée de son père en imitant ses vices –, son style de vie et son éducation l'empêchent de dégénérer !59 Admettons qu'il soit fait du même bois, qu'il ait le même caractère qu'un Caius Laelius ou qu'un Marcus Caton, que peut-on attendre, que peut-on faire d'un garçon si intimement mêlé à la vie débauchée de son père qu'il n'a jamais vu un repas se déroulant dans la décence et la sobriété, d'un garçon qui, déjà pubère, s'est trouvé trois années durant quotidiennement mêlé à des femmes lascives et des hommes dépravés, n'a jamais entendu de son père rien qui soit susceptible de le rendre plus honnête ou meilleur, n'a jamais vu son père lui fournir – c'est cela le plus ignoble – le moindre exemple susceptible, lorsqu'il le suivrait, d'amener les gens à penser qu'il ne ressemblait pas à son père. »60. Cicéron met en évidence le caractère implacable du processus : quand bien même le fils de Verrès aurait été doté par la naissance d'une nature exceptionnelle, l'éducation et le style de vie que lui a imposés son père, à un âge où sa jeunesse le rendait malléable, ne pouvaient qu'en faire un monstre semblable à lui, à une différence près : le père est monstrueux de par sa propre volonté ; le fils l'est de par la volonté de son père. L'exemple du fils de Verrès montre qu'il existe bien aux yeux de Cicéron une possibilité de filiation monstrueuse : la mauvaise influence du monstre, Cicéron suggère à plusieurs reprises que le fils de Verrès est associé à la monstruosité de son père : il évoque leurs statues, figurant côte à côte sur l'arc de triomphe érigé en l'honneur de Verrès (Verr., II, 154) ; décrivant Verrès allongé dans un banquet à côté de son fils, il affirme que ni l'un ni l'autre ne mérite d'être compté parmi les hommes (Verr., V, 81). 59 Cicéron développe ici une grinçante ironie : l'inversion des valeurs opérée par le monstrueux Verrès est telle qu'il considère un comportement vertueux comme une forme de dégénérescence. 60 Cic., Verr., III, 160 : Vester iste puer praetextatus in prouincia quem ad modum fuisset non dicerem si pueri esse illam culpam ac non patris existimarem. Tune, cum te ac tuam uitam nosses, in Siciliam tecum grandem praetextatum filium ducebas, ut, etiamsi natura puerum a paternis uitiis atque a generis similitudine abduceret, consuetudo tamen eum et disciplina degenerare non sineret ? Fac enim fuisse in eo C. Laeli aut M. Catonis materiem atque indolem : quid ex eo boni sperari atque effici potest qui in patris luxurie sic uixerit ut nullum umquam pudicum neque sobrium conuiuium uiderit, qui in epulis cotidianis adulta aetate per triennium inter impudicas mulieres et intemperantis uiros uersatus sit, nihil umquam audierit a patre quo pudentior aut melior esset, nihil umquam patrem facere uiderit quod cum imitatus esset non, id quod turpissimum est, patris similis putaretur ?

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la destruction systématique de ce qui peut favoriser un développement moral conforme à la raison, étouffe totalement chez son fils l'autonomie de la volonté, qui ne peut plus correctement s'exercer. Le fils du monstre est un monstre à son tour, non par choix, mais par fatalité. Ce processus apparaît d'autant plus horrifiant que la mauvaise influence du monstre dépasse largement, chez Cicéron, le cadre de la relation père-fils. Le monstre est en effet présenté comme un être foncièrement corrupteur, qui s'attaque aux autres familles, mêlant à ses orgies des matrones et des jeunes gens libres, exerçant sa violence ou sa séduction sur de jeunes nobles dont il fait ses complices61. Cicéron évoque une forme de contamination monstrueuse gangrenant la société romaine, une pestis répandue par le monstre : des citoyens succombent à la monstruosité insufflée par le monstre comme un malade succombe à une épidémie62. Cicéron opère ici un retournement : après avoir clamé l'autonomie de la volonté et l'entière responsabilité du monstre, il affirme que la volonté ne peut résister lorsqu'elle est confrontée à des situations « extrêmes » ; soumise à l'influence perverse d'une éducation dévoyée, elle est immanquablement étouffée. Le monstre, éducateur pervers, transmet donc sa monstruosité à son fils. Il fabrique de façon quasi-mécanique un nouveau type de monstre : un monstre irresponsable. Comment un tel retournement est-il possible ? Si l'on se penche sur les considérations développées dans les Tusculanes, on constate que Cicéron accorde à l'aide reçue de l'extérieur une importance fondamentale pour le bon développement de la vie morale individuelle. Les fragilités intrinsèques de la raison humaine (sujette aux préjugés inculqués par l'éducation, aux erreurs de jugement) sont sans cesse palliées par l'intervention des amis et de la famille, qui aident l'individu à former des jugements droits, à calmer ses passions. La société même joue dans le processus un rôle fondamental, car elle fournit à chaque citoyen des exemples de vertu susceptibles d'orienter convenablement sa vie morale. Ces considérations permettent d'éclairer le scandale de la filiation monstrueuse : si le monstre parvient à fabriquer d'autres monstres et à répandre dans le corps social son influence corruptrice, c'est, affirme Cicéron, que la société ne joue plus son rôle moralisateur ; c'est qu'elle est devenue incapable de proposer des modèles assez puissants pour contrebalancer l'action délétère du monstre. Cicéron envisage cette situation de crise inédite en terme de décadence de la société romaine : si la société tolère la présence du monstre au lieu de mettre fin à ses agissements, si elle le laisse corrompre les citoyens au lieu d'affirmer haut et fort les valeurs de la raison, c'est qu'elle est désormais incapable de sauvegarder le modèle 61

Sur ce point, voir par exemple : Cic., Cat., I, 13 ; II, 22-23 ; Phil., II, 105 ; III, 31. Sur le monstre comme pestis du corps social, voir par exemple : Cic., Dom., 2 ; Prov., 3 ; Sest., I, 135 ; Phil., II, 51; III, 3 ; IV, 3 ; VI, 6 ; VIII, 15 ; XIII, 19 ; XIV, 20. 62

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magnifique d'organisation politique et de civilisation que lui ont légué ses ancêtres. Tel est le constat pessimiste que livre Cicéron, au début de livre V du De Republica (§ 1-2) : comparant la constitution romaine à une magnifique peinture léguée à sa génération par les générations passées, il affirme que ses contemporains ont négligé d'en prendre soin et de la restaurer, au point qu'elle est désormais presque totalement effacée. Cette incurie a entraîné une décadence, et un quasi-effondrement de la société dont il affirme que sa génération doit se considérer comme entièrement responsable63. De fait, Cicéron lie explicitement la décadence politique – dont la présence du monstre est le terrible symptôme – à un reniement par l'ensemble des citoyens de leur héritage et de leur filiation. Aussi le voyonsnous s'en prendre à P. Scipion Nasica, un des chefs du parti aristocratique, ardent défenseur de Verrès. Rappelant que Verrès a fait main basse sur une statue de Diane portant une inscription honorifique à la mémoire de Scipion l'Africain, Cicéron remarque que la piété filiale voudrait que P. Scipion Nasica se fasse l'accusateur de Verrès, et non son défenseur64. C'est aussi en invoquant la « dette » qu'il doit payer à ses ancêtres (quid reddere maioribus tuis debeas), que Cicéron rappelle à Marcus Glabrio, un des juges chargés d'instruire le procès de Verrès, que les prestigieux exemples d'intégrité fournis par les membres de sa famille doivent l'inciter à faire à son tour preuve d'intégrité, et d'une impitoyable sévérité à l'égard de l'accusé65. Des Verrines aux Philippiques, Cicéron développe ce leitmotiv : les instances politiques et juridiques, la société en général, et les nobles en particuliers, sont coupables d’avoir laissé le monstre s’imposer66. Contrairement à leurs ancêtres, qui ont toujours su réagir lorsqu'un de leurs concitoyens mettait en 63

Cette décadence est également évoquée dans les Tusculanes, où Cicéron dresse la liste de tous les éléments susceptibles de fausser l'esprit du jeune romain en l'emplissant de préjugés : après avoir évoqué l'influence néfaste des nourrices, des maîtres et des poètes épiques, Cicéron ajoute : « Mais lorsque survient là-dessus le peuple, comme s'il était le maître suprême, et avec lui toute la multitude – qui malgré sa diversité est toujours d'accord pour approuver les vices – alors, nous sommes entièrement corrompus par les opinions fausses, et nous rompons avec la nature. » (Cic., Tusc., III, 2-3 : Cum uero eodem quasi maxumus quidam magister populus accessit atque omnis undique ad uitia consentiens multitudo, tum plane inficimur opinionum prauitate a naturaque desciscimus...). Cicéron prend donc acte du fait que désormais, les hommes politiques règlent leurs jugements sur celui de la multitude, alors que dans la constitution voulue par les ancêtres, les hommes politiques s'efforçaient, au contraire, de réguler les jugements de la foule pour l'orienter dans le droit chemin. L'irruption des populistes sur la scène politique est explicitement présentée comme une rupture avec la raison (donc avec l'ordre naturel) qu'incarnait la constitution romaine. Sur la décadence de la société romaine, voir également Cic., Off. II, 65 où Cicéron déplore que les magistrats de son époque n'aient plus, comme ceux d'autrefois, la connaissance du droit civil. 64 Cic., Verr., IV, 79. 65 Cic., Verr., act. 1 51-52. 66 Voir par exemple : Cic., Cat., I, 30 ; Sest., 100 ; Phil., VIII, 22.

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danger la République67, ils se réfugient, par lâcheté ou aveuglement, dans une inertie coupable qui met en danger l’existence même de la société et constitue une faute morale impardonnable à l'égard des ancêtres. C'est le sens du reproche adressé dans les Philippiques à Calenus, ardent défenseur de Marc-Antoine : condamnant son indulgence coupable, Cicéron lui conseille de prendre exemple sur son propre père, qui approuvait l'élimination de Tiberius Gracchus par Scipion Nasica68. Dans cette conscience aiguë de l'inertie coupable de ses concitoyens, Cicéron ne cesse d'osciller entre espoir et désespoir. Tantôt il considère qu'il est encore temps de réagir, et il invite les sénateurs à se replacer dans la droite ligne du mos maiorum en éliminant le monstre69. Tantôt il considère qu'il est trop tard, et que l'inertie de ses concitoyens est la preuve que le monstre a déjà triomphé. Quelle que soit l'issue envisagée par Cicéron, la question de la filiation monstrueuse dépasse de très loin l'examen de la responsabilité personnelle du monstre ou de l'influence de sa famille ; elle concerne l'ensemble du corps social, collectivement responsable de la présence du monstre. Le monstre n'est pas le seul à renier sa famille et, à travers elle, le mos maiorum. En supportant le monstre et en le laissant opérer une contamination monstrueuse, c'est la société entière qui adhère à son reniement, consacrant la destruction de tout lien filial, et abolissant toute possibilité de préserver l'optimum statum si patiemment élaboré par les anciens Romains.

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Sur ce point, voir par exemple Cic., Cat., I, 4, où Cicéron rappelle que Caius Gracchus, soupçonné de sédition, fut exécuté avant d'avoir eu le temps de nuire, « malgré l'immense prestige de son père, de son grand-père, de ses ancêtres » (clarissimo patre, auo, maioribus). 68 Cic., Phil., VIII, 13. 69 Voir, par exemple Cic., Cat., II, 3 où Cicéron rappelle que l'élimination d'un citoyen coupable de vouloir renverser les structures de l'État est conforme au mos maiorum. Cicéron n'exclut pas que les victimes de la « contamination monstrueuse » puissent revenir à la raison. Il envisage cette possibilité - tout en précisant qu'elle reste peu probable - pour le fils de Verrès, arraché à la mauvaise influence de son père et remis entre de bonnes mains (Verr., III, 162).

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La transmission de la violence chez les empereurs du Haut-Empire Marie DALLIES Université de Franche-Comté L’histoire du Haut-Empire romain est marquée par une alternance de « bons » et de « mauvais » empereurs, dont la tradition nous a gardé trace. La liste des premiers, assez canonique, a été fixée dès l’Antiquité, notamment par l’Histoire Auguste, qui les énumère au début de la vie d’Elagabal : Auguste, Vespasien, Titus, Trajan, Hadrien, Antonin le Pieux et Marc Aurèle1. Les autres, par conséquent, sont identifiés comme de mauvais empereurs. Mais cette identification se fait par défaut, par rapport à la liste des bons. Toute la difficulté réside donc dans la validité des critères sélectifs2. Le plus commun, et le plus englobant, est celui de la violence : hormis Claude, dont c’est plutôt la folie supposée et la soumission au jeu et aux femmes qui furent mises en exergue3, tous les empereurs du Haut-Empire ont fait preuve d’une cruauté exacerbée. Nous nous attacherons tout particulièrement au portrait de six d’entre eux qui nous paraissent exemplaires pour notre étude : Caligula, Néron, Domitien, Commode, Caracalla et Elagabal. Outre le fait que leur vie est bien documentée, ils ont en commun d’avoir suscité l’interrogation des auteurs quant à l’origine de leur cruauté. Un survol rapide de leur biographie chez Suétone ou dans l’Histoire Auguste révèle qu’ils sont cruels « par nature »4. La cruauté serait donc chez eux une qualité innée et non acquise, ce qui en fait des monstra, des êtres dépourvus 1

H. A., Hel., 1, 2 (in : André Chastagnol (éd.), Histoire Auguste. Les empereurs romains des IIe et IIIe siècles, Paris, éd. Robert Laffont, « Bouquins », 1994). La définition du bon empereur est attribuée à Marc Aurèle (H. A., Auid., 8, 3). 2 Pour un exemple de typologie, on peut se référer à Yves Roman, Empereurs et sénateurs. Une histoire politique de l’Empire romain. Ier-IVe siècles, Paris, Fayard, 2001, p. 38 sq. 3 DC., LX, 2, 3 (in : Dio’s Roman History, trad. par Earnest Cary, Londres-Cambridge, éd. Heinemann, « Loeb Classical Library », 1968-1970, 9 vol.). Sénèque souligne cependant qu’il ordonna des exécutions de citoyens, ce que confirment Dion Cassius et Orose (Sen., Apoc., XIV, 1 ; DC., LX, 14-16 ; Oros., Hist., VII, 6, 18). Mais l’auteur grec semble en quelque sorte l’en exonérer, en en faisant porter la responsabilité sur son entourage et en montrant un Claude se repentant de ces exécutions (LX, 14, 1). 4 Caligula est caractérisé par sa natura saeua (Suet., Calig., 11, 1), tout comme Domitien (Suet., Dom., 3, 3) ; la cruauté de Néron fait partie de ses naturae uitia (Suet., Ner., 26, 1) ; Commode fut cruel dès sa plus tendre enfance (H. A., Comm., 1, 7), Caracalla est défini comme omnium durissimus (H. A., Carac., 1, 5). Quant à Elagabal, il est placé dans la lignée de Caligula, de Néron et de Vitellius (H. A., Hel., 1, 1-2). Les extraits de Suétone sont tirés des Vies des douze Césars, CUF, 1964-1967 (2e éd.).

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de nature humaine et qui suscitent l’horreur à cause de leur attitude morale infâme5. Ce caractère monstrueux est notamment décrit dans nos textes par l’assimilation de certains de ces empereurs à des serpents : c’est à cet animal que Tibère compare Caligula6, c’est lui qui, selon la rumeur publique, protège Néron, caractérisé par son immanitas naturae7, tandis que Commode apparaît sous la forme de cet animal dans un rêve fait par sa mère avant sa naissance8, s’insérant ainsi dans la lignée des prodigiosi que clôt Elagabal9. Se crée donc, dans la littérature romaine, l’image d’empereurs monstrueux par nature. Or, si cette cruauté leur est innée, on peut légitimement supposer qu’elle est héréditaire, due à leur filiation. Pourtant, à lire les textes, il n’en est rien : tous, à l’exception de Néron, naissent d’hommes considérés comme bons (nous reviendrons sur le rôle des mères). Comment expliquer alors ce paradoxe ? En effet, les Anciens, dans leur tentative de comprendre l’origine de cette monstruosité, ont pu se trouver démunis, ce qui les a amenés à l’interpréter autrement que par la généalogie attestée : ils ont ainsi pu rapporter des rumeurs de liaisons adultérines avec des hommes mauvais pour justifier l’apparition de cette violence, ou l’attribuer aux changements de l’adolescence. Il faudra donc se demander comment les auteurs antiques ont représenté la transmission de la cruauté chez ces six empereurs. Cette réflexion nous amènera à envisager si cette violence se retourne contre les géniteurs : un fils violent commet-il un acte de violence contre ses parents ? Plus particulièrement dans le cas d’empereurs, ou de futurs empereurs, se retourne-t-elle aussi, dans un mouvement plutôt horizontal cette fois, contre la fratrie, considérée comme un danger potentiel pour accéder au pouvoir ou le conserver ? Nous étudierons en dernier lieu l’éventuelle transmission de cette cruauté à une troisième génération. Nous chercherons ainsi à établir l’image que les Anciens pouvaient concevoir des « mauvais » empereurs, et la représentation qu’ils en donnaient pour expliquer leur émergence, afin de voir si cette filiation monstrueuse, ou cette absence de filiation, peut faire émerger dans l’Antiquité un portrait-type du mauvais empereur.

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Emile Benvéniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, t. 2, Pouvoir, droit, religion, Paris, éd. de Minuit, 1969, p. 257, complété par Claude Moussy, « Esquisse de l’histoire de monstrum », in : REL n° 55, 1977, p. 345-369, particulièrement p. 362 sq., où il développe l’acception morale du terme. 6 Suet., Calig., 11, 2. 7 Suet., Ner., 7, 3. 8 HA, Comm., 1, 3. 9 HA, Hel., 1, 3.

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Une violence héréditaire ? Le cas de Néron Dès sa naissance, Néron est placé sous de mauvais auspices : en le voyant, son père s’écrie : quicquam ex se et Agrippina nisi detestabile et malo publico nasci potuisse10. Si, selon Domitius, les tares semblent provenir des deux parents, Suétone insiste plutôt sur l’histoire familiale paternelle pour expliquer la monstruosité de Néron : son récit accumule et détaille les exemples de la cruauté dont ont fait preuve ses ancêtres11. Au vu de cette filiation, les Anciens ne pouvaient que conclure au caractère héréditaire de la barbarie de Néron : Pluris e familia cognosci referre arbitror, quo facilius appareat ita degenerasse a suorum uirtutibus Nero, ut tamen uitia cuiusque quasi tradita et ingenita rettulerit12. Deux théories se mêlent ici pour expliquer la violence du dernier Julio-Claudien : la première en fait une fin de race, un être décadent par rapport aux vertus de sa lignée. Elle souligne donc, avec le verbe préfixé degenerasse, la corruption des mœurs familiales jusqu’à un stade ultime de dégénérescence que représenterait Néron13. Mais le système corrélatif restrictif met davantage l’accent sur l’explication fournie par la seconde théorie, celle de la transmission atavique des vices de ses aïeuls. Ainsi, la violence de Néron se justifierait principalement par l’inscription dans son sang d’un gène de la cruauté14, qui serait propre aux mâles de la famille et se transmettrait de génération en génération. Si l’hérédité est très clairement mise en avant dans le cas de Néron pour éclaircir l’origine de sa violence, cette raison n’est guère invoquée pour les autres empereurs choisis pour notre étude. Bien au contraire, la mention de la filiation révèle une situation paradoxale, puisqu’ils naissent d’hommes désignés comme bons : Caligula de Germanicus, Domitien de Vespasien, Commode de Marc Aurèle, Caracalla de Septime Sévère15 – le père 10

Suet., Ner., 6, 2 : « Rien n’avait pu naître d’Agrippine et de lui qui ne fût abominable et funeste pour l’Etat ». Cette assertion est reprise par DC., LXI, 2, 3. 11 Suet., Ner., 2-5. 12 Suet., Ner., 1, 6 : « Je pense qu’il importe de faire connaître plusieurs membres de sa famille, afin de montrer plus facilement que si Néron a dégénéré de leurs vertus, il reproduisit par ailleurs les vices de chacun d’eux comme s’ils lui avaient été transmis par le sang ». 13 On pourrait rapprocher cette théorie de la conception faisant évoluer l’humanité d’un âge d’or à un âge de bronze corrompu : la décadence familiale s’inscrirait alors dans une loi pour ainsi dire naturelle. 14 Si la formule est anachronique, elle résume toutefois l’intuition de Suétone, pour qui la transmission se faisait par le sang (ingenita). 15 Sur Germanicus, voir par exemple l’hagiographie dans Suet., Cal., 1-6 ; Vespasien et Marc Aurèle sont tous deux sancti selon Aurelius Victor (Caes., 9, 1, in : Aurelius Victor, Livre des Césars, CUF, 1975) et l’Histoire Auguste (H. A., Aur., 1, 1). Quant à Septime Sévère, les louanges furent unanimes après sa mort (H. A., Seu., 19, 6).

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d’Elagabal n’est pas mentionné par les sources anciennes. De plus, en reprenant l’arbre généalogique de chacun, on remarque que d’une manière générale, l’exception concerne le monstre plutôt que l’excellence paternelle. Comment donc expliquer l’irruption, à un moment donné, de la violence dans des familles caractérisées par leur vertu16 ? Deux pistes semblent avoir été privilégiées par les Anciens : la première fait intervenir l’ascendance maternelle, rejetant la faute sur une mère le plus souvent adultérine, la seconde justifie l’apparition de la cruauté par les changements qui se produisent à l’adolescence. Un héritage adultérin En règle générale, les mères des empereurs sont assez peu évoquées, que ce soit dans les biographies ou dans les œuvres des historiens mentionnant l’enfance des futurs dirigeants, comme si la conception antique ne leur faisait avoir qu’un rôle passif dans la gestation, et leur déniait la possibilité de transmettre quoi que ce soit à leur progéniture. Ainsi, quand il évoque les ancêtres de Caracalla, l’auteur de l’Histoire Auguste renvoie à la biographie de Sévère : or, le premier chapitre de la Vie de Sévère mentionne uniquement l’ascendance du futur empereur et non celle de sa femme. De Julia Domna, on sait seulement qu’elle le fit devenir père17. Par conséquent, on ne s’étonnera pas de voir que le caractère violent des empereurs ne soit guère imputé à leur mère. La seule exception aurait pu être Agrippine la Jeune : le portrait au vitriol qu’en dresse Tacite, qui inspira les écrivains postérieurs18, et surtout la phrase prononcée par Domitius Ahénobarbus à la naissance de Néron, commentée plus haut, laisserait accroire à la participation d’Agrippine dans le caractère violent de son fils. Pourtant, Suétone fait le choix de ne souligner que l’influence de la branche paternelle pour expliquer ce trait de sa personnalité, niant ainsi toute implication d’Agrippine19. On en revient donc au paradoxe initial : comment un monstre peut-il naître d’un père vertueux ? Si la mère ne transmet aucun trait héréditaire, il faut alors concevoir que le père officiel d’un monstre ne soit pas en réalité 16

Cette contradiction a d’ailleurs été notée par les Anciens. Cf. H. A., Seu., 20, 5 : et reputanti mihi, Diocletiane Auguste, neminem facile magnorum uirorum optimum et utilem filium reliquisse satis claret : « A bien y réfléchir, Dioclétien Auguste, il m’apparaît clairement que personne sans doute parmi les grands hommes ne laissa un fils très bon et utile ». Ce paradoxe est même élevé au rang de « loi de la nature » par Aurélius Victor (Caes., 3, 5 : quasi naturae lege, quae crebro, tanquam ex industria, malos e bonis (…) gignit). Il s’agit en fait d’un topos rhétorique qui remonte à Homère (Od., II, 276-277). 17 H. A., Seu., 3, 9 : ex qua statim pater factus est. 18 Sur le portrait d’Agrippine transmis par les Anciens, cf. en dernier lieu Mette Moltesen, Anne Marie Nielsen (éd.), Agrippina Minor : Life and Afterlife, Copenhague, Ny Carlsberg Glyptotek, 2007. 19 Régis F. Martin, Les douze Césars. Du mythe à la réalité, Paris, Les Belles Lettres, 1991, p. 74-76.

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son père biologique, mais que sa mère ait commis un adultère avec un être mauvais, expliquant alors l’apparition de la violence. Cette explication est avancée pour deux empereurs : Commode et Elagabal. Commode est officiellement le fils de Marc Aurèle et de son épouse Faustine, mais se démarque tant de son père par sa cruauté qu’Aurélius Victor affirme qu’il forme un contraste frappant avec ses ascendants20. L’auteur de l’Histoire Auguste invoque alors un adultère commis par Faustine avec un gladiateur21, le justifiant par l’attirance qu’elle éprouve pour les marins et les gladiateurs : ainsi s’explique que « le fils d’un prince si intègre eut un comportement que n’eut nul laniste, nul histrion, nul gladiateur, nul homme enfin formé d’un ramassis d’infamies et de crimes »22. L’énumération du comparant, et l’insistance en particulier sur le monde de la gladiature, n’est pas choisie au hasard : Commode passera une grande partie de son principat à combattre dans le cirque. Ainsi se dessine l’image d’un fils adultérin qui aurait reçu de son père le goût pour les jeux du cirque et son corollaire, la cruauté. Si cette histoire est très certainement inventée, le biographe lui fournit une certaine légitimité (quod uerisimile uidetur), car elle offre un argument crédible pour justifier le caractère cruel de l’empereur. Quant à Elagabal, son père officiel n’est guère connu23 et se trouve même rejeté dans l’ombre au profit d’un homme qui aurait engendré Elagabal lors d’un adultère avec Julia Soaemias : Caracalla. En effet, l’ensemble des sources s’accorde sur cette version24, qui est d’ailleurs, selon Dion Cassius et Hérodien, utilisée par sa mère pour favoriser son accès au pouvoir en rappelant aux soldats le souvenir d’un empereur qu’ils avaient aimé. L’adultère est donc doté dans ces textes d’une fonction politique, tout comme dans l’Histoire Auguste où il sert à justifier qu’Elagabal ait pris le 20

Aur. Vict., Caes., 17, 1 : maiorum controuersam memoriam. H. A., Aur., 19, 1-7. 22 H. A., Aur., 19, 6 : Tam sancti principis filius his moribus fuit, quibus nullus lanista, nullus scaenicus, nullus arenarius, nullus postremo ex omnium dedecorum ac scelerum conluuione concretus. Le chiasme présent dans l’expression sancti principis filius his moribus souligne l’opposition entre le père et son fils, qui ont des comportements diamétralement différents. 23 Son nom est donné par DC., LXXVIII, 30, 2. On ne connaît qu’une inscription le mentionnant : CIL X, 6569 = ILS 478 = IG XIV, 911 = IGR I, 402. Cf. Helmut Halfmann, « Zwei syrische Verwandte des severischen Kaiserhauses », Chiron n° 12, 1982, p. 217-235, en particulier p. 226 sq. ; Michel Christol, « Gouverneurs de Numidie sous les Sévères : Q. Cornelius Valens et Sex. Varius Marcellus », in : Attilio Mastino, L’Africa Romana. Atti del IV convegno di studio, Sassari, 12-14 dicembre 1986, vol. 2, Sassari, Università degli studi di Sassari, 1987, p. 493-507. 24 H. A., Hel., 1, 4-5 ; 2, 1 ; Macr., 9, 4 ; Carac., 9, 2 ; Ps. Aur. Vict, Epit., 23, 1 (CUF, 1999) ; DC., LXXVIII, 32, 2-3 ; Hdn., V, 3, 10-11 ; 4, 3-4 ; 7, 3 (in : Herodian, trad. par Charles Richard Whittaker, Londres-Cambridge, éd. Heinemann, « The Loeb Classical Library », 1969-1970) ; Eutr. VIII, 22 (CUF, 1999). Aurélius Victor (Caes., 23, 1) le présente même comme fils de Caracalla (Bassiano genitus), sans mentionner un possible adultère. 21

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nom d’Antonin. Mais il apparaît également comme un motif de propagande : son biographe résume la vie de Caracalla par ses crimes, en particulier le fratricide et l’inceste. Prendre ce nom, c’était en quelque sorte revendiquer une filiation marquée par le crime. Convoquer une relation adultère de la mère de ces empereurs, même non avérée, constituait donc aux yeux des Anciens un moyen d’expliquer le paradoxal engendrement par un homme vertueux d’un monstre. Cependant, l’adultère est difficilement imputable à des femmes dont la réputation n’est pas ou peu flétrie – nous pensons ici à Agrippine l’Ancienne ou à Julia Domna. Une troisième voie fut alors proposée pour justifier l’existence de cette violence : les changements accompagnant le passage à l’adolescence. Des facteurs endogènes et exogènes : la puberté et les mauvais conseillers Les Anciens avaient conscience du moment particulier que constitue l’adolescence, puisqu’elle représentait dans les diverses théories sur le déroulement de l’existence l’un des quatre âges de la vie. Elle constitue notamment un moment de transition, entre l’enfance et l’âge adulte, qui se manifeste en premier lieu par des changements physiologiques25, mais également par des modifications psychologiques, qui n’échappaient pas aux auteurs antiques : Aurelius Victor formule ainsi une « loi de la jeunesse », selon laquelle la vertu qui peut exister chez un enfant se laisse corrompre à la puberté par la licence26. Le biographe énonce cette hypothèse dans la vie de Néron : il est ainsi la seule source ancienne à refuser le caractère héréditaire de la violence de Néron pour en faire un dérèglement de ses mœurs à l’adolescence. Suivant cette règle, Domitien n’a commencé à manifester de la cruauté qu’à l’adolescence. Bien plus, Suétone note que le sang lui faisait horreur27, même si cette « clémence » n’est que temporaire et laisse rapidement place à la cruauté28. De même, Caracalla enfant ne peut supporter la vue d’une exécution, détournant le regard et pleurant29, tandis que le phénomène s’inverse quand il sort de l’adolescence (egressus pueritiam, 2, 1). Son attitude générale et son expression se modifient, tout comme cela avait été le cas pour Caligula, qui passe subitement de la

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Sur ces questions, on consultera avec profit l’article de Emiel Eyben, « Antiquity’s View of Puberty », Latomus n° 31, 1972, p. 677-697. 26 Aur. Vict., Caes., 5, 3 : « adolescentiae quasi legem ». Cette idée est également exprimée dans les réflexions que prête Hérodien à Marc Aurèle qui, parvenant au seuil de sa vie, craint que Commode ne se laisse entraîner, à cause de sa jeunesse, vers « de détestables pratiques » (ἐς φαῦλα ἐπιτηδεύματα, Hrd, I, 4, 3). 27 Suet., Dom., 9, 1 : ab omni caede abhorrebat. 28 Suet., Dom., 10, 1. 29 H. A., Carac., 1, 4-5. Notons que l’auteur de la Vie emploie également le terme de clementia pour caractériser son attitude.

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gentillesse à la cruauté30. Un parallèle est ainsi créé entre ces deux empereurs, même si ce changement pour Caligula est mis sur le compte d’une maladie qui l’aurait touché au début de son règne31. L’adolescence a donc représenté pour ces trois empereurs un tournant : c’est le moment où leurs vices se sont manifestés, à cause des changements endogènes apportés par cette période symbolique de l’existence humaine. Quant à Commode, sa violence est selon Hérodien et Dion Cassius à mettre en relation avec la présence dans son entourage de mauvais conseillers, qui ont profité de la mort de son père pour prendre le dessus. Il s’agit donc de l’intrusion d’éléments exogènes, qui font se modifier la nature profonde du jeune homme. Le texte de Dion Cassius à cet égard est remarquable : Οὗτος πανοῦργος μὲν οὐκ ἔφυ, ἄλλ’ εἰ καί τις ἄλλος ἀνθρώπων ἄκακος, ὑπὸ δὲ δὴ τῆς πολλῆς ἁπλότητος καὶ προσέτι καὶ δειλίας ἐδουλεύσε τοῖς συνοῦσι, καὶ ὑπ´αὐτῶν ἀγνοίᾳ τὸ πρῶτον τοῦ κρείτοννος ἁμαρτὼν ἐς ἔθος κἀκ τούτου καὶ ἐς φύσιν ἀσελγῆ καὶ μιαιφόνον προήχθη32. Ce passage s’ouvre et se clôt sur la notion de phusis et donne ainsi l’impression que Commode est doté d’une double nature, d’abord dépourvue de méchanceté et ensuite cruelle, ou du moins d’une nature qui se modifie en fonction de son entourage. Tout se passe donc comme si la disparition de son père et des bons conseillers, remplacés par de mauvais33, avait entraîné une modification de ses qualités innées. Finalement, l’explication faisant appel aux changements induits par la puberté ou l’introduction d’agents exogènes complexifie la théorie héréditaire : il semble que, ne pouvant se résigner, malgré le topos littéraire auquel ils se réfèrent, à envisager qu’un monstre soit engendré par un homme bon, les Anciens aient considéré pour ainsi dire une détérioration d’une nature honnête. Reste à savoir comment une nature vertueuse peut à ce point dégénérer qu’elle se transforme en son contraire. La cohabitation des 30

Phil., Leg. ad Caium, 66-67 (in : Philon d’Alexandrie, Legatio ad Caium, trad. par André Pelletier, Paris, éd. Cerf, 1972) ; Aur. Vict., Caes., 3, 9. 31 Pour un rappel des différentes pathologies qui ont été avancées à propos de cette maladie subite, cf. Martin, 1991, p. 345-347. 32 DC., LXXII, 1, 1 : « Il n’était par nature pas méchant, mais ingénu plus que tout autre ; cependant, à cause de sa grande simplicité ainsi que de sa lâcheté, il fut l’esclave de ceux qui l’entouraient ; et ce sont eux qui, dans l’ignorance où il était du bien, le poussèrent à commettre des actes de débauche et à devenir meurtrier, d’abord par habitude et ensuite par nature ». 33 Hdn., I, 6, 1.

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deux était inenvisageable, car elle aurait remis en cause l’idée même de natura ; par conséquent, pour résoudre, même partiellement, cette dichotomie, les Anciens ont fait appel à la notion d’hypocrisie, qui apparaît à deux reprises pour qualifier l’attitude de Caligula et de Domitien34. Elle permet d’envisager la nature amicale de l’enfance uniquement comme un masque : ce qu’on prenait pour une qualité innée ne serait donc qu’une apparence, qui dissimulerait la nature profonde de ces êtres. Les Anciens ont donc tenté d’expliquer l’apparition de la violence chez Caligula, Néron, Domitien, Commode, Caracalla et Elagabal. Si le facteur héréditaire fut facilement invoqué pour Néron, la situation paradoxale des autres, nés de pères vertueux, a entraîné d’autres pistes d’explications, faisant appel à une généalogie adultérine ou à des facteurs exogènes révélant la nature profonde. Il convient à présent de se demander comment cette violence se manifeste au sein de la famille de ces empereurs : en effet, si le meurtre les caractérise, le premier cercle de leur entourage ne peut y échapper. Cette violence est-elle retournée contre les géniteurs ou est-elle plutôt dirigée contre les frères et sœurs ? Les manifestations de la cruauté : le parricidium35 Parricide, matricide : faut-il tuer le « père » ? Sans chercher à entrer dans des considérations psychanalytiques complexes et anachroniques, il nous paraît intéressant d’étudier comment se manifeste la violence au sein de la famille de nos six empereurs, à cause de leur fonction même : tuer le père quand on est le fils (biologique ou adoptif) de l’empereur régnant, n’est-ce pas une possibilité d’accéder plus vite au pouvoir ?

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Caligula : Suet., Cal., 10, 4 (dissimulatione) ; Aur. Vict., Caes., 3, 7 (diu immania animi pudore ac parendi specie obtexerat) ; Tac., An., VI, 20, 1 (subdola modestia tegens, in : Tacitus, trad. par Maurice Hutton, Robert Ogilvie, Eric Warmington, William Petterson, Michael Winterbottom, 5 vol., Londres-Cambridge, éd. Heinemann, « The Loeb Classical Library », 1980-1996) ; Phil., Leg. ad Caium, 22 (ἀγριότητα τῷ πλάσματι τῆς ὑποκρίσεως). Domitien : Ps. Aur. Vict., Epit., 11, 2 (clementia simulans) ; Suet., Dom., 2, 4 (simulauit) ; Tac., H., IV, 86, 4 (simplicitatis ac modestiae imagine) ; Agr., 42, 4 (paratus simulatione). Sur l’usage de la dissimulation par les empereurs dans Tacite, cf. François Bérard, « Arcana, incerta, occulta, subdola, ou l’histoire cachée chez Tacite », in : Hélène Olivier, Pascale Giovanelli-Jouanna, François Bérard (éd.), Ruses, secrets et mensonges chez les historiens latins et grecs, Actes du colloque tenu les 18 et 19 septembre 2003, Lyon, éd. Université Jean Moulin Lyon 3, Paris, De Boccard, « CÉROR » n° 28, 2006, p. 113-129 et surtout p. 115 sq. 35 Le sens en latin est beaucoup plus large qu’en français, et recouvre non seulement le meurtre du père, mais celui des « parents », incluant notamment la mère et les collatéraux. Pour un exposé complet sur la question, cf. Yan Thomas, « Parricidium », in : Mélanges de l’Ecole Française de Rome. Antiquité n° 93 (2), 1981, p. 643-715, en particulier p. 679 sq.

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S’il est aujourd’hui admis qu’aucun des six empereurs n’a causé la mort de son prédécesseur, il convient de noter que cette hypothèse n’a pas laissé les auteurs antiques indifférents. En effet, leur participation à la mort (provoquée) de leur père est pour certains évoquée. Ainsi, Caligula, fils adoptif de Tibère, est suspecté par Suétone d’avoir précipité la mort de l’empereur en lui donnant un poison ou en l’étouffant sous des couvertures, faute dont il est exonéré par Tacite, qui rejette la responsabilité sur Macron36. Il faut cependant noter la prudence avec laquelle Suétone rapporte ce fait, qu’il impute à une rumeur (sunt qui putent ; ut quidam opinantur) : faire de Caligula un assassin participait de sa légende noire, mais était peu crédible37. Le ton du biographe est tout autre concernant la mort de Claude : il affirme en effet qu’elle représente le premier parricide de Néron, car si ce dernier n’en fut pas l’auteur, il en fut le complice38. Pourtant, il ne mentionne aucunement dans la Vie de Claude à propos de cet épisode une quelconque responsabilité de Néron, alors qu’il fait part des différentes rumeurs sur les responsables de l’empoisonnement : il ne cherche ici qu’à noircir le portrait du dernier Julio-Claudien, ce dont s’abstient même Tacite, son plus grand pourfendeur39. Mais dans le cas de Néron, c’est le matricide qu’il commet contre Agrippine qui est le plus intéressant40 : en effet, elle éleva Néron au pouvoir par ses manigances et durant les premières années de son règne, chercha à imposer la politique qu’il devait suivre. Par conséquent, le matricide représentait la fin de l’autorité parentale et une liberté totale pour gouverner : c’était, symboliquement, tuer le père, car Néron avait pu accéder au trône grâce à elle ; elle représentait donc l’autorité à éliminer. Enfin, on remarquera que, parmi toutes les sources, seul Dion Cassius accuse Commode d’avoir fait assassiner son père en lui faisant donner du poison par les médecins41 : même si ce crime est l’objet d’une rumeur (ὡς ἐγὼ σαφῶς ἤκουσα), l’emploi de l’adverbe σαφῶς montre la certitude de l’historien 36

Suet., Tib., 73, 3 ; Calig., 12, 4-5 ; Tac., An., VI, 50, 5. Selon Dion Cassius (LVIII, 28, 3) les deux sont responsables. 37 Daniel Nony, Caligula, Paris, Fayard, 1986, p. 205. 38 Suet., Ner., 33, 1. 39 Suet., Cl., 44, 3-4 contra Tac., An., XII, 66, 1 – 68, 1, qui rejette toute la responsabilité sur Agrippine, tout comme la plupart des commentateurs (Plin., N.H., XI, 73 ; XXII, 92 ; Aur. Vict., Caes., 4, 13 ; Juv., V, 146-148 (in : Juvénal, Satires, CUF, 1962 (7e éd.)) ; Mart., I, 20, 4). Dion Cassius (LΧΙ, 34-35) est plus ambigu : il désigne Agrippine comme l’instigatrice du meurtre, mais affirme ensuite qu’elle et Néron ont tué Claude (Ἀγρριππῖνα δὲ καὶ Νέρων... ὃν ἀπεκτόνεσαν). 40 Suet., Ner., 34, 2-7 ; Tac., An., XIV, 3-8 ; DC., LXI, 12-13 ; Eutr., VII, 14, 3. On pourra se reporter à l’ouvrage synthétique de Jean-Michel Croisille, Néron a tué Agrippine, Bruxelles, éd. Complexe, 1994. 41 DC., LXXII, 33, 4 – 34, 1. Tous les autres auteurs s’accordent pour imputer la mort de Marc Aurèle à une maladie (H. A., Aur., 27-28 ; Aur. Vict., Caes., 16, 14 ; Ps. Aur. Vict., Epit., 16, 12 ; Hdn., I, 3, 1 sq.).

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grec. Cette situation est réitérée dans le cas de Caracalla : Dion Cassius mentionne que le jeune homme, accompagnant Septime Sévère à cheval lors de l’expédition en Bretagne, aurait tiré son épée contre son père42. Là encore, le fait est présenté dans le récit sans modalisateur, comme si cette tentative était certaine : pourtant, le silence des autres sources sur ces deux épisodes nous laisse penser que le meurtre du père devient, dans la narration de Dion Cassius, un topos constitutif du portrait-type du mauvais empereur. Dès lors, si le meurtre des ascendants n’est guère avéré, sauf dans le cas de Néron, mais semble davantage résulter d’un fantasme, on constate que la violence des empereurs s’exprime plutôt, au sein de leur famille, dans un mouvement horizontal, notamment contre leurs frères. Tuer le frère En effet, dans la course au pouvoir, le frère (biologique ou adoptif) est un rival : l’éliminer devient donc une nécessité pour pouvoir régner seul. Or, c’est ce qui se produit, de manière avérée ou supposée, pour les six empereurs de notre corpus. Le cas le plus emblématique est bien entendu celui de Britannicus, victime des visées de Néron qui le fit empoisonner car il voyait que son aura devenait de plus en plus grande et risquait de menacer son pouvoir43. De même, l’un des premiers actes de Caracalla après son arrivée au pouvoir est de mettre à mort son frère Geta44 : là encore, la raison est politique puisque Sévère avait confié conjointement à ses fils l’Empire, qui devait donc être partagé en deux, chose insupportable pour Caracalla45. Quant à Caligula, il fait mettre à mort son cousin germain Tibère, frère au second degré (l’expression latine emploie le terme frater), car Tibère avait désigné son petit-neveu et son petit-fils comme cohéritiers46. On remarquera que Caligula comme Caracalla cherchent à justifier leur crime en prétextant que leur frère complotait contre eux, leur attribuant ainsi, dans un retournement cynique, leurs propres pensées. C’est encore une fois Dion Cassius qui soulève l’idée d’un hypothétique meurtre de Titus par Domitien47 : il fait néanmoins preuve d’une certaine circonspection, notant bien qu’il ne fait que rapporter une rumeur (ὡς μὲν ἡ φήμη λέγει) à laquelle il semble moins souscrire qu’à la thèse de la maladie, qui est le fait d’historiens (ὡς δέ τινες γράφουσι), et est donc davantage 42

DC., LXXVI, 4, 3-4. Suet., Ner., 33, 3 ; Tac., An., XIII, 15-17 ; DC., LXI, 7, 4 ; Eutr., VII, 14, 3. 44 H. A., Seu., 21, 6 ; Carac., 2, 4-8 ; 11, 5 ; DC., LXXVII, 1-3 ; Aur. Vict., Caes., 20, 32 ; Ps. Aur. Vict., Epit., 21, 3 ; Hrd, IV, 7, 1-3. 45 Hdn., IV, 6. 46 Suet., Calig., 15, 4 ; 29, 4 ; DC., LIX 8, 1. Sur le testament de Tibère, cf. Suet., Tib., 76, 2, contra DC., LIX, 1. 47 DC., LXVI, 26, 2. 43

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digne de foi. On peut cependant penser que cette rumeur n’est pas sans fondement, mais a pu s’appuyer, avant de l’amplifier, sur le bruit que Domitien trama des complots contre son frère, de manière plus ou moins ouverte48. Enfin, Elagabal tenta lui aussi d’attenter à la vie de son cousin Alexandre Sévère49. Or, Alexandre n’était pas seulement son cousin : comme il l’avait adopté, c’était son fils, tout comme Tibère, qui avait été adopté par Caligula. Dans ces deux cas, le meurtre ou la tentative de meurtre contre le frère s’apparente en outre à un infanticide, c’est-à-dire à une élimination d’un éventuel futur héritier. La situation singulière de Caligula, Néron, Domitien, Commode, Caracalla et Elagabal, dans l’exercice du pouvoir ou au moment d’y être appelés, a pu représenter une condition particulièrement propice à la manifestation de leur violence : tous sont suspectés d’avoir au moins fomenté des complots, sinon exécuté soit le détenteur du pouvoir, soit un rival potentiel dans l’accession à ce pouvoir. Pourtant, la divergence des sources sur ces questions, tout spécialement sur la réalité de ces assassinats politiques, laisse penser que ces parricides et fratricides relèvent finalement davantage de la construction d’une image négative pour ces empereurs : insinuer qu’ils ont commis les crimes les plus répréhensibles, contre ceux qui leur sont liés par le sang, serait ainsi une manière de justifier leur monstruosité. Reste à présent à envisager la descendance éventuelle des ces empereurs : ont-ils eu des enfants ? Si oui, leur ont-ils transmis la violence qui les caractérise ? Ou bien leur monstruosité constitue-t-elle un obstacle à tout engendrement ? Une monstruosité stérile ? La sexualité débridée dont font preuve les six empereurs de notre corpus a largement été mise en exergue par les auteurs antiques. En particulier, l’accent a été mis sur le caractère incestueux de certaines de leurs relations. L’accusation la plus scandaleuse est portée une nouvelle fois contre Néron, qui aurait eu des rapports sexuels avec sa propre mère : mais la prudence des sources, qui souligne qu’elle est le fait de rumeurs, tend à montrer qu’elle n’est pas fondée, mais participe plutôt de la construction de l’image du personnage50. Cette hypothèse semble confortée par la similarité de l’inceste

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Suet., Tit., 9, 5 ; Dom., 2, 6. Cf. Fulvio Grosso, « La morte di Tito », in : Antidoron Hugoni Henrico Paoli oblatum : miscellanea philologica, Genève, Istituto di filologia classica, 1956, p. 137-162. 49 H. A., Hel., 13, 1 – 14, 1 ; DC., LXXIX, 19, 1-3. 50 Suet., Ner., 28, 5-6 ; Tac., An., XIV, 2 ; DC., LXI, 11, 3-4. Cf. Martin, 1991, p. 145-146.

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que commet Caracalla avec Julia Domna, qu’il épouse même51 : les deux épisodes paraissent construits sur le même schéma (où l’on observe notamment dans cet acte la responsabilité des deux mères présentées comme avides de pouvoir)52. Un autre type d’inceste concerne les sœurs des empereurs : il est selon les sources le fait de Caligula, de Domitien et de Commode. Les auteurs anciens s’accordent en effet pour mentionner l’inceste de Caligula avec ses sœurs, tout particulièrement avec Drusilla53 ; Commode viola toutes ses sœurs, mais l’Histoire Auguste prend soin de souligner que le fait n’est pas avéré54 ; quant à Domitien, il se prit de passion pour sa nièce Julie, fille de Titus, qui à la suite de ces relations incestueuses tomba enceinte55. Or, Domitien force Julie à avorter (coactae abigere, dit Suétone) : l’horreur que cet acte inspira à ses contemporains est rendue par la description presque clinique qu’en fait Juvénal : Cum tot abortiuis fecundam Julia uuluam / Solueret et patruo similes effunderet offas56. Patruo similes effunderet offas : l’oxymore entre les lambeaux de chair et leur identification possible avec les traits de Domitien, qui en quelque sorte confère une réalité humaine à ce qui est présenté comme une chose difforme (offas), est d’abord un moyen de montrer l’horreur de l’inceste, avec la mention du lien de parenté, mais surtout de souligner la transmission à la génération suivante de traits physiques caractéristiques de Domitien. L’inceste a donc été fécond, ce qui n’est pas le cas pour Caligula ou Commode, mais est comme rejeté puisque Domitien contraint Julia à avorter : tout se passe comme si Domitien refusait d’avoir sa propre descendance, ce qui semble confirmé par le fait qu’il préféra adopter les fils de son cousin germain et les désigner comme successeurs plutôt que reconnaître son propre enfant57. L’idée d’une stérilité, ou du moins d’une incapacité à avoir ou à reconnaître des enfants viables, paraît confirmée pour les six empereurs de 51

Hdn., IV, 9, 3. Selon certaines sources, elle était sa belle-mère (H. A., Seu., 21, 7 ; Carac., 10 ; 11, 5 ; Aur. Vict., Caes., 21 ; Ps. Aur. Vict., Epit., 21 ; Eutr., VIII, 20, 1). 52 Cf. en dernier lieu Gabriele Marasco, « Julia Domna, Caracalla e Geta : frammenti di tragedia alla corte dei Severi », in : Antiquité Classique n° 65, 1996, p. 119-134, qui montre en outre le parallèle établi d’après Hérodien avec le couple tragique Jocaste-Œdipe, et souligne que l’origine syrienne de Julia Domna a pu favoriser la propagation de cette rumeur. 53 Suet., Cal., 24, 1-5 ; DC., LIX, 3, 6 ; Jos., A.J., XIX, 2, 5 ; Aur. Vict., Caes., 3, 10 ; Ps. Aur. Vict., Epit., 3, 4. Il ne faut sans doute pas accorder de crédit à la mention d’Eutrope selon laquelle il aurait eu un enfant d’une de ses sœurs (VII, 12). 54 H. A., Comm., 5, 8 : ut dicitur. 55 Suet., Dom., 22, 1 ; Plin., Ep., IV, 11, 6 ; Juv., II, 32-33. 56 Juv., II, 32-33 : « Alors que Julie, dans ses avortements, délivrait sa matrice si féconde et répandait des lambeaux de chair qui ressemblaient à Domitien ». 57 Suet., Dom., 3, 2 : la lacune à cet endroit du texte nous empêche de savoir quel fut son devenir, mais on peut légitimement supposer qu’il ne survécut pas longtemps, puisqu’il n’est plus mentionné et que Domitien adopte ses neveux comme successeurs (15, 1).

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notre corpus. Les sources ne mentionnent aucune descendance pour Commode, Elagabal et Caracalla – sauf à prendre en considération la rumeur selon laquelle il serait le père de ce dernier –, malgré l’abondance de leurs épouses et concubines. Domitien eut un fils de sa première épouse Domitia ; Néron, quant à lui, eut de Poppée une fille morte dans ses premières années58 et mit brusquement fin à la grossesse suivante de sa seconde épouse59. On observe donc un schéma similaire dans la représentation de la descendance de ces deux empereurs : un premier enfant meurt prématurément, le second est victime d’un avortement provoqué par le père. On peut alors supposer l’existence d’un schème postulant qu’un empereur monstrueux ne peut avoir de descendance viable. Le cas de Caligula, enfin, mérite qu’on s’y arrête un instant : si sa première femme meurt en couches60, la dernière, Milonia Caesonia, lui donne une fille61. Comme elle accoucha, selon Dion Cassius, trente jours après son mariage avec Caligula, mais qu’elle avait eu avec lui pendant son précédent mariage des relations adultères, il est difficile de savoir s’il était vraiment le père biologique. C’est en tout cas ce que veut laisser croire Suétone : nec ullo firmiore indicio sui seminis esse credebat quam feritatis, quae illi quoque tanta iam tunc erat62. L’emploi du terme semen marque clairement la parenté qui les unit, ce qui induit donc une transmission explicitement héréditaire de la violence. Cet exemple unique laisserait par conséquent supposer que la monstruosité se transmet d’une génération à l’autre ; mais l’ensemble des représentations de la descendance de nos empereurs pousse davantage à envisager son caractère infertile. L’étude des représentations des filiations monstrueuses dans un échantillon d’empereurs romains du Haut-Empire est donc riche d’enseignements. Néron, qui cumule selon les sources une violence héréditaire, des crimes commis contre ses parents, son frère et sa dernière femme, des relations incestueuses avec sa mère et une absence de descendance, constitue un archétype de l’empereur monstrueux. Le caractère systématiquement violent de la filiation est moins développé chez les autres empereurs de notre corpus : néanmoins, l’importance de la fama dans leurs biographies et l’existence de schémas de narration, corroborés par les

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Suet., Ner., 35, 6 ; Tac., An., XV, 23, 1-3 Suétone (Ner., 35, 5), Dion Cassius (LXII, 27, 4) et Tacite (An., XVI, 6, 1) rapportent qu’il la tua d’un coup de pied dans le ventre, ce qui est aujourd’hui considéré comme une rumeur infondée. Cf. Eugen Cizek, Néron, Paris, Fayard, 1982, p. 180. 60 Suet., Cal., 12, 3 ; Tac., An., VI, 20, 1 et 45, 3. 61 Suet., Cal., 25, 7-8 ; DC., LIX, 23, 7 ; 28, 7. 62 Suet., Cal. 25, 8 : « Il n’existait, disait-il, pas d’indice plus sûr qu’elle était de son sang que sa cruauté, qui était déjà, alors, si grande chez elle aussi ». 59

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filiations introduites par les auteurs entre ces empereurs63, ne font qu’accentuer la pensée que la représentation de ces filiations monstrueuses, parfois fondée sur des faits avérés, s’est peu à peu constituée en topos. A l’émergence incompréhensible d’un monstrum dans une famille vertueuse, il a fallu trouver des explications et justifier son caractère monstrueux par la dissolution de tout lien familial, envers les parents ou envers les collatéraux. Enfin, souligner son absence de descendance pouvait représenter un moyen de s’assurer que le monstre n’était qu’un hapax dans l’histoire romaine, hapax qui se répétera, mais qui jamais n’engendrera.

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Eutr., VII, 14 (Néron successeur de Caligula) ; VII, 15, 1 (Domitien ressembla à Caligula et Néron) ; H. A., Comm. 19, 2 (Commode fut plus cruel que Domitien, plus infâme que Néron) ; H. A., Hel. 1, 1 (Elagabal dans la lignée de Caligula et de Néron).

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Naissances monstrueuses des serpents et prémonitions de tyrannie au dernier siècle de la République romaine et sous l’Empire Ida Gilda MASTROROSA Université de Florence Les sources anciennes offrent de nombreux exemples de naissances anormales, animales et surtout humaines1, considérés sur le plan institutionnel et religieux comme des présages d’événements désastreux pour chacun ou pour toute la communauté, mais aussi interprétés par l’historiographie moderne d’un point de vue médical et juridique2. Parmi eux figurent quelques cas d’accouchement de serpents par le genre humain, à comprendre, plus vraisemblablement, comme des naissances de créatures monstrueuses, dont l’aspect rappellerait cette espèce animale. Attestés pendant une longue période, comprise entre le dernier siècle de la République et l’âge impérial jusqu’au IIIème siècle après J.-C., de tels épisodes, quoique sporadiques, apparaissent liés, dans le compte-rendu historiographique, à des contextes historico-politiques. Ils demandent donc une mise au point qui permettra de vérifier l’existence éventuelle d’un rapport entre ces derniers et la valeur particulière attribuée par l’imaginaire collectif romain, dans des circonstances précises, à un animal comme le serpent. Les anciens, il ne faut pas l’oublier, prêtèrent à cet animal des significations symboliques parfois opposées3 dans des contextes oniriques4, 1

Sur le sujet outre Marie Delcourt, Stérilités mystérieuses et naissances maléfiques dans l’antiquité classique, Paris, Les Belles Lettres, 19862 (Ière édit. Liège 1938), p. 29-66, cf. Annie Allély, « Les enfants malformés et considérés comme prodigia à Rome et en Italie sous la République », in : Revue des Études Anciennes, n°105, 2003, p. 127-156 ; ead., « Les enfants malformés et handicapés à Rome sous le principat », in : Revue des Études Anciennes, n°106, 2004, p. 73-101 ; Laure Chappuis Sandoz, « La survie des monstres : ethnographie fantastique et handicap à Rome, la force de l’imagination », in : Latomus, n°68, 2008, p. 2136. 2 Sur de tels aspects, dans une perspective diachronique, voir surtout les travaux de Danielle Gourevitch, « Les ratés de la conception: fausses-couches et monstres selon les biologistes, les médecins et les juristes de l’Antiquité », in : Éthique, n°16, 1995, p. 38-44 ; ead., « Au temps des lois Julia et Papia Poppaea, la naissance d’un enfant handicapé est-elle une affaire publique ou privée? », in : Ktema, n°23, 1998, p. 459-473 ; ead., « L’Enfant handicapé à Rome : mise au point et perspectives », in : Medicina nei Secoli, n°18, 2006, p. 459-477 ; Christian Laes, « Learning from Silence. Disabled Children in Roman Antiquity », in : Arctos, n°42, 2008, p. 85-122. 3 Sur les multiples valeurs du serpent dans l’antiquité, outre Hans Gossen & August Steier, Schlange, s.v., in : RE, II, A, 1, 1921, coll. 494-557 ; Edmond Pottier, Draco, in : Charles Daremberg & Edmond Saglio, Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines, Paris, 1892

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ainsi qu’une forte capacité «ominale»5. À ce sujet, en se référant à la sphère du pouvoir, qu’on se rappelle, à titre d’exemple, la coexistence de témoignages sur la valeur funeste de son apparition dans le cas de trois membres de la gens Sempronia6 et, à l’inverse, le rôle positif reconnu à l’intervention du serpent à la naissance de deux figures célèbres comme Scipion l’Africain et Auguste. Concernant le premier, selon les sources7, l’apparition d’une anguis dans le lit de sa mère longtemps jugée stérile, immédiatement interprétée d’ailleurs par les haruspices comme un présage de maternité imminente, aurait constitué un signe de son origine divine en le plaçant sur le même plan qu’Alexandre le Grand8. De manière analogue, selon une tradition probablement élaborée afin d’en justifier l’ascension à des fins propagandistes, Caius Octave, le futur empereur Auguste, fut conçu par sa mère Atia après qu’un serpent aurait rampé sur elle alors qu’elle s’était rendue à une cérémonie en l’honneur d’Apollon et s’était endormie sur sa litière à l’intérieur du temple. À peine l’animal se fut-il éloigné que, (repr. Graz 1963), II, 1, p. 403-414 ; parmi les travaux plus récents, auxquels on renvoie aussi pour la bibliographie antérieure, cf. Hans Egli, Das Schlangensymbol. Geschichte, Märchen, Mythos, Olten, Walter, 1982 (repr. Düsseldorf, Patmos, 2003) ; Liliane Bodson, « L'évolution du statut culturel du serpent dans le monde occidental de l'Antiquité à nos jours », in : Alain Couret – Frédéric Ogé (études réunies et présentées par), Homme, Animal, Societé, III Histoire et Animal, Toulouse, Presses de l’Institut d’Études politiques, 1989, p. 525-548 ; Maria Lucia Sancassano, « Il mistero del serpente. Retrospettiva di studi e interpretazioni moderne », in : Athenaeum, n°85, 1997, p. 355-390 ; Caroline Février, « Le bestiaire prodigieux. Merveilles animales dans les littératures historique et scientifique à Rome », in : Revue des Études Latines, n°81, 2003, p. 43-64 : 55-56. 4 À propos des différentes significations attribuées à cet animal dans les rêves concernant l’accouchement de serpents par des femmes cf. Artém., IV, 67. 5 Sur les dons « ominaux » du serpent cf. les témoignages recueillis dans TLL, II, coll. 53-54 s.v. anguis et aussi Franklin Brunell Krauss, An Interpretation of the Omens, Portents and Prodigies Recorded by Livy, Tacitus and Suetonius, Philadelphia, University of Pennsylvania, 1930, p. 110-115 ; Charles Guittard, «Les animaux dans l’Etrusca disciplina», in : Schedae, n°16, 2009, pp. 93-106: 99-100. 6 Est significatif l’épisode arrivé à Tib. Sempronius Gracchus, le père des Gracques, contraint de choisir auquel des deux serpents capturés à la maison il devait sauver la vie. Après avoir appris des haruspices que s’il libérait le mâle, sa femme Cornélia mourrait, alors que, s’il laissait partir la femelle, il mourrait, lui, finalement, il préféra la seconde option pour sauver la mère de ses enfants (cf. Cic., Diu., I, 36 ; II, 62 et, à ce propos Sandra Citroni Marchetti, « Tiberio Gracco, Cornelia e due serpenti (Cic., Diu., I, 36 ; II, 62 ; Val.-Max., IV, 6, 1 ; Plut., Tib. Gracch., 1, 4 sq. ; Plin., Nat., VII, 122) », in : Materiali e discussioni per l’analisi dei testi classici, n°60, 2008, pp. 39-68). C’est un sort identique que connut le proconsul Tiberius Gracchus, tombé au combat contre le général des Carthaginois Magon après avoir vu deux serpents sortis d’une retraite pour manger le foie de la victime alors qu’il faisait un sacrifice, selon Liv., XXV, 16, 1-4, 22-23 ; Val.-Max., I, 6, 8. Le tribun Tiberius mourut lui aussi peu après en avoir vu des serpents (Plut. Tib. Gracch. 17, 2). 7 Cf. Liv. XXVI, 19, 6-7 ; Gell., VI, 1, 1-5 ; Sil., XIII, 634-644 ; Auct. uir. ill., 49, 1 ; Quint., Inst. or., II, 4, 19. 8 Selon Plut., Alex., 2, 6 - 3, 3 on croyait que sa mère Olympiade en rêve s’était uni avec un serpent et plus tard on apprit que ce serpent était Zeus Ammon ; cf. aussi Just., XI, 11, 3-6.

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sur le corps de la femme, apparut une tache de la forme d’un serpent. Son caractère indélébile fit qu’elle dut désormais s’abstenir de fréquenter les bains publics9. Face à ces exemples qui révèlent la perception positive du serpent, considéré dans sa valeur symbolique apollinienne lors de naissances particulières, les témoignages qui concernent l’accouchement de créatures dotées des traits de l’animal même se distinguent non seulement par l’accentuation, de la part des sources, du caractère extraordinaire des faits, mais surtout par leur valeur de présages clairement négatifs. Un premier exemple intéressant se trouve dans un passage du VIIème livre de l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien. Après avoir rapporté, comme un signe funeste, la nouvelle de la mise au monde d’un éléphant par une femme, il rappelle qu’à l’époque de la guerre marsique une esclave donna naissance à un serpent10. Bien que, dans ce passage, l’affirmation de la valeur négative à donner à l’accouchement d’un pachyderme porte à considérer l’anecdote suivante comme une nouvelle illustration des filiations monstrueuses de signification funeste, dans l’ensemble, le deuxième témoignage plinien s’avère plutôt concis : nous n’en tirons que le classement chronologique de l’événement dans les années 91-88 av. J. C. Il s’agit donc de la période où éclata la guerre sociale et au cours de laquelle, comme nous le savons aussi par Cicéron, dont la source est Sisenna, on enregistra de nombreux événements prodigieux de type négatif11. Des indications plus utiles pour comprendre la connotation particulière attribuée à la génération de créatures à l’aspect de serpent se trouvent toutefois dans la tradition historiographique postérieure à Pline, en particulier chez Appien ou un épisode identique est associé à l’époque de Sylla, et plus spécifiquement à l’évolution vers la tyrannie qui eut lieu après sa marche sur Rome. Est très significatif, de ce

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Cf. Suet., Aug., 94, 4-5 ; DC., XLV, 1, 2-3 et, à ce propos, Pierre Grandet, « Les songes d’Atia et d’Octavius. Note sur les rapports d’Auguste et de l’Égypte », in : Revue de l’Histoire des Religions, n°203, 1986, p. 365-379 ; Estelle Bertrand-Écanvil, « Présages et propagande idéologique: à propos d’une liste concernant Octavien Auguste », in : Mélanges de l'Ecole française de Rome. Antiquité, n°106, 1994, p. 487-531 ; Robin S. Lorsch, « Augustus’ Conception and the Heroic tradition », in : Latomus, n°56, 1997, p. 790-799 ; Annie Vigourt, Les Présages Impériaux d'Auguste à Domitien, Paris, De Boccard, 2001, p. 116-117 ; 213. 10 Cf. Plin., Nat., VII, 34 : (...) Alcippe elaphantum. Quanquam id inter ostenta est. Namque et serpentem peperit inter initia Marsici belli ancilla, et multiformes pluribus modis inter mostra partus eduntur. 11 Cf. Cic., Diu., I, 99 : ... Idem (scil. Sisenna) contra ostenta nihil disputat exponitque initio belli Marsici et deorum simulacra sudauisse, et sanguinem fluxisse et discessisse caelum et ex occulto auditas esse uoces quae pericula belli nuntiarent, et Lanuuii clipeos, quod haruspicibus tristissimum uisum esse, a muribus esse derosos.

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point de vue, le fait que dans le premier livre des Guerres civiles12 l’événement soit compté parmi les prodiges grâce auxquels la divinité annonça la violente parenthèse de mort, de captures et d’extermination ouverte par le dictateur pour s’assurer le contrôle définitif et total de la gestion de l’État. Sont ainsi mentionnés l’accouchement d’une mule, des secousses telluriques qui provoquèrent la chute de temples et même un incendie survenu au Capitole pour des causes inconnues. Outre la terreur et l’épouvante engendrées par de tels faits, la réflexion formulée en conclusion du passage aide à comprendre leur évaluation du point de vue politique. D’après les mots d’Appien, en effet, la mise au monde du serpent par une femme, ainsi que les autres faits extraordinaires, apparurent comme des avertissements annonçant un grand nombre de morts, la conquête de l’Italie et des Romains, l’assujettissement de la ville et la transformation de l’État qui eurent lieu à la suite de la guerre entamée après le débarquement de Sylla à Brindisi, au moment de la 174ème olympiade, à savoir au printemps de 83 av. J.-C. C’est à cette date que nous conduit aussi un témoignage de Julius Obsequens dans le prodigiorum liber. Conçu comme un recueil de faits prodigieux survenus dans la période 190 av. J.-C. - 11 av. J.-C., il contient un bon nombre d’exemples de naissances monstrueuses advenues à l’époque républicaine. Ces dernières, caractérisées par des difformités de diverses sortes explicables en partie seulement en termes pathologiques13, sont utiles, en tout cas, pour percevoir l’impact émotionnel de tels événements et la tendance à les considérer comme des manifestations d’une mauvaise disposition des dieux envers les hommes. Mais elles sont aussi utiles pour vérifier les critères adoptés afin de la surmonter et de rétablir une relation positive avec la sphère religieuse. Plus précisément, dans un passage de son œuvre dédié aux faits extraordinaires qui eurent lieu sous le consulat de Lucius Scipion et Gaius Norbanus, nous apprenons qu’à cette période, une matrone romaine a accouché d’un serpent14. Au-delà de la différence de statut social et de la localisation spécifique de l’épisode en territoire étrusque près de Chiusi, la nouvelle rapportée dans le prodigiorum liber se distingue par deux détails supplémentaires. Relevons d’abord la tentative de suppression du reptile jeté dans le fleuve sur ordre des haruspices. Cela révèle l’immédiate perception du présage absolument néfaste que constituait la naissance d’une créature à l’aspect de serpent, suivie de la décision d’en 12

Cf. App., bell. ciu., I, 83, 377 -84, 379 et, à ce propos, le commentaire de Emilio Gabba dans Appiani Bellorum Ciuilium liber primus, intr., testo critico e commento con traduzione e indici di Emilio Gabba, Firenze, La Nuova Italia, 19672, p. 220-221. 13 Voir à ce sujet Franco Sartori, « Nascite umane mostruose nel "prodigiorum liber" di Giulio Ossequente », in : Atti della società italiana di ginecologia e ostetricia, n°69, 1993, p. 17-23. 14 Cf. Obseq., 57 : Per Syllana tempora (...) In Etruria Clusii mater familiae uiuum serpentem peperit, qui iussu aruspicum in profluentem deiectus aduersa aqua natauit. Lucius Sylla post quintum annum uictor in Italiam reuersus magno terrori fuit inimicis.

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neutraliser les effets en recourant à l’abandon en mer à l’intérieur d’une caisse fermée, solution généralement utilisée pour éliminer les hermaphrodites15. Notons ensuite l’allusion à la résistance singulière du serpent qui réagit en nageant contre-courant. Bien que ce dernier détail ne soit pas accompagné d’une tentative exégétique, notons, dans la suite du passage, la référence au climat de terreur extrême que provoque, parmi les opposants, le retour victorieux de Sylla, au bout de cinq ans. Julius Obsequens semble placer la naissance du reptile en rapport avec ce retour, suggérant implicitement l’existence d’un lien entre l’épisode et le tournant autocratique imposé par le dictateur après 83 av. J.-C. Du reste, à partir de cet événement, il ne faut pas oublier que, selon la tradition16, un serpent aurait fait son apparition prophétique dans la vie de Sylla dès l’époque de la guerre sociale. Le général, alors dans le territoire de Nola, accomplissait ses sacrifices, quand la présence d’un reptile incita l’haruspice à l’encourager à combattre, lui assurant qu’il obtiendrait cette victoire sur les Samnites d’où serait née son extraordinaire potentia. Cohérente avec l’interprétation déjà proposée pour Sylla par Appien, la perception de la mise au monde du serpent comme prémonition de tyrannie ne doit pas être limitée à la tradition qui concerne la période républicaine. C’est ce que laissent entendre certains témoignages à propos de cas survenus à l’époque impériale, souvent en coïncidence avec des phases cruciales antérieures à la manifestation d’attitudes autocratiques prises par le prince au pouvoir ou directement au moment de l’accession au trône de figures destinées à se distinguer par leurs tendances tyranniques. Sous cet angle, quoique sans relation avec la génération d’un reptile par une femme, il convient de ne pas négliger la signification funeste particulière probablement attribuée en 31 ap. J.-C. au serpent échappé de la tête d’une statue de Séjan qui avait été enlevée parce que de la fumée s’en était échappée. En effet, après sa substitution, au moment où il s’apprêtait à faire des sacrifices expiatoires pour lui-même, on trouva une corde autour du cou de la statue17. Cet épisode était postérieur à d’autres événements prodigieux arrivés à l’ambitieux préfet du prétoire18 de Tibère, événements qui, cependant, aux 15 Voir le cas survenu en 207 selon Liv., XXVII, 37, 5-6 quand un nouveau-né hermaphrodite de l’âge apparent de 4 ans fut enfermé vivant dans une caisse et jeté à la mer, loin des côtes ; d’autres exemples de recours au même système de suppression dans Obseq., 22 (142 av. J.-C. ) ; 27a (133 av. J.-Ch.) ; 32 (122 av. J.-C.) ; 34 (119 av. J.-C.) ; 36 ( 117 av. J.-C.) ; 47 (98 av. J.-C.) ; 48 (97 av. J.-C.) ; 50 (95 av. J.-C.). 16 Cf. Cic., Diu., I, 72 : ut in Sullae scriptum historia uidemus, quod te inspectante factum est, ut, cum ille in agro Nolano immolaret ante praetorium, ab infima ara subito anguis emergeret, cum quidem C. Postumius haruspex oraret illum, ut in expeditionem exercitum educeret, et aussi Val.-Max., I, 6, 4. 17 Cf. DC., LVIII, 7, 1-2. 18 Sur Séjan voir le profil dans Tac., An., IV, 1-2 ; 7 ; et aussi le jugement par Tibère à son sujet dans Tac., An., IV, 40, 4-7 ; IV, 57, 1.

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dires de Dion Cassius, ne furent pas sérieusement pris en considération dans la mesure où, devant l’état des faits, personne n’aurait ajouté foi même aux dieux s’ils avaient prédit explicitement les changements aussi radicaux qui allaient se produire19. On peut soupçonner que l’apparition du serpent pouvait symboliser la conduite sournoisement tyrannique de l’empereur ou, de toute façon, y être associée. Ce dernier, en effet, par de multiples machinations et avec l’appui du sénat, s’employa à mettre un frein à la puissance croissante de Séjan, jusqu’à en obtenir la condamnation à mort, d’ailleurs advenue par strangulation exactement selon le présage qu’il avait reçu20. Quant à la possibilité que, dans un tel contexte, le serpent qui s’était échappé de la tête de la statue puisse symboliquement évoquer, dans l’imaginaire collectif, le profil cruel de Tibère21, il conviendra aussi de tenir compte d’un présage survenu durant la période de retraite de l’empereur dans l’île de Capri. Selon Suétone22, convaincu pour la seconde fois de retourner à Rome après une première tentative manquée, le prince finit par renoncer, alors qu’il avait atteint le septième mille de la voie Appienne, parce qu’il était épouvanté par la mort du serpent avec lequel il s’amusait habituellement. Étant allé comme toujours lui donner à manger de ses propres mains, il l’avait trouvé tué par les fourmis et avait interprété ce fait comme un avertissement de se tenir loin de la violence de la foule. Exemple supplémentaire de la signification néfaste attribuée à l’apparition d’un serpent chez les Romains, le passage suétonien, si on l’interprète comme annonçant la mort de Tibère23, semble aussi attester, au moins dans une 19

Selon DC., LVIII, 5, 5-7 outre l’effondrement funeste du divan où étaient assis les invités, qui survint chez Séjan le premier jour de l’année, certains de ses gardes du corps qui l’avaient accompagné pour la cérémonie des sacrifices tombèrent le long du trajet de retour. Plus tard, tandis qu’on prenait les augures, il n’apparut pas des oiseaux bénéfiques mais de nombreux corbeaux volèrent autour de lui avant de se diriger vers sa maison sur laquelle ils se posèrent. 20 Cf. Ladislaw Vidman, Fasti Ostienses, Pragae, 1982, p. 42 : Ost. XV k. Nou. Seianus s[trang.] (= Victor Ehrenberg & Arnold Hugh Martin Jones, Documents illustrating the Reigns of Augustus and Tiberius, Oxford, Clarendon Press, 19762, p. 42 ; Inscr. It. XIII, 1, p. 186) ; voir aussi Juv., X, 66: Seianus ducitur unco. Sur la condamnation de Séjan accusé de conspiration cf. ILS 157 ; 158 ; 6044 ; DC. LVIII, 9-13 ; H. W. Bird, « L. Aelius Seianus and his Political Significance », in : Latomus, n°28, 1969, p. 61-98 ; Isabelle Cogitore, La légitimité dynastique d’Auguste à Néron à l’épreuve des conspirations, Rome, École Française de Rome, 2002, p. 212-228. 21 À ce propos voir les références sur sa conduite tyrannique dans Tac., An., III, 65, 3 : illum qui libertatem publicam nollet ; IV, 1, 1 : saeuire ipse aut saeuientibus uires praebere ; IV, 6 ; VI, 6, 2 ; VI, 48, 2 ; VI, 51, 3 : postremo in scelera simula ac dedecora prorupit, remoto pudore et metu suo tantum ingenio utebatur ; est aussi très significatif le jugement par Tac., An., V, 3, 1 sur la dégénération du principat de Tibère en dominatio après la mort de sa mère en 29 ap. J.-C. 22 Cf. Suet., Tib., 72, 4 : Erat ei in oblectamentis serpens draco, quem ex consuetudine manu sua cibaturus cum consumptum a formicis inuenisset, monitus est ut uim multitudinis caueret. 23 Pour des hypothèses différentes de la lecture que semble suggérer le texte et qui, par ailleurs, est admise par certains spécialistes (cf. Barbara Levick, Tiberius the Politician,

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perspective « ominale », le rapprochement du prince avec le reptile, sans implications toutefois sur ses qualités. Sous cet angle s’avère encore plus intéressant un autre passage suétonien à propos de Caligula : on y apprend que le même Tibère se sentait responsable d’avoir élevé en lui un serpent pour le peuple romain, en recourant évidemment à l’image du reptile pour représenter le caractère d’un prince qui se serait montré enclin à des excès tyranniques24. Quoiqu’ils ne concernent pas directement la naissance de créatures monstrueuses, de tels cas aident à comprendre quelles réactions et quelles peurs l’apparition d’un serpent pouvait provoquer dans la perception commune des Romains, malgré la familiarité qu’ils avaient désormais acquise avec de tels animaux. De cette familiarité témoignent l’usage d’élever à la maison les espèces qui faisaient l’objet d’un culte au temple d’Esculape25 et l’habitude d’en exhiber certains en les portant sur soi en public26. D’autre part, de tels témoignages permettent de penser qu’en dehors du fait d’annoncer des événements funestes, ces reptiles pouvaient incarner le profil sournois et autocratique de certains princes dans un imaginaire collectif auquel peuvent être aussi ramenés certains épisodes concernant l’apparition et l’accouchement de serpents advenus au Ier siècle de l’Empire, à l’époque de Néron et de Domitien. Concernant le premier, notons que, d’après Tacite, attentif à enregistrer des faits prodigieux de genres différents27, déjà l’année précédant son intronisation, soit en 53 ap. J.-C., de nombreux signes célestes et d’autres indices annoncèrent le changement imminent de la situation en pire. Se produisirent ainsi les naissances de nouveau-nés avec deux corps et d’un

London-New York, Routledge, 19992, p. 217), voir Vigourt, 2001, p. 279 pour qui le serpent représente le genius protecteur de Tibère : le passage peut être confronté avec l’épisode de Tibère Gracchus, mort peu après avoir tué un serpent trouvé dans son lit (Plut., Tib. Gracch., 1) ; David Woods, « Tiberius on Caligula the Snake and other contextual Problems », in : Arctos, n°41, 2007, p. 117-127°: 119 selon lequel Tibère aurait interprété la mort de son serpent domestique comme un présage funeste envers une personne de son entourage qu’il considérait comme un successeur possible, à savoir Caligula. 24 Cf. Suet., Cal., 11, 3 : Quod sagacissimus senex ita prorsus perspexerat, ut aliquotiens praedicaret exitio suo omniumque Gaium uiuere et se natricem populo Romano, Phaetontem orbi terrarum educare. 25 Cf. Plin., Nat., XXIX, 72 : anguis Aesculapius Epidauro Romam aduectus est uulgoque pascitur et in domibus. 26 Cf. Sen., Ir., II, 31, 6 ; Mart. VII, 87, 7 ; Plin. Nat. XXIX, 73 et à ce sujet, George Jennison, Animal for show and pleasure in ancient Rome, Manchester, University Press, 1937, p. 67 ; Jocelyn M. C. Toynbee, Animals in Roman Life and Art, London Southampton, London, Thames and Hudson, 1973, p. 223-236. 27 Outre Krauss, 1930 ; Hans Kröger, Die Prodigien bei Tacitus, Münster, 1940 ; Ernst Aumüller, Das Prodigium bei Tacitus, Frankfurt, 1948, voir Pierre Grimal, « Tacite et les présages », in : Revue des Études Latines, n°67, 1989, p. 170-178.

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cochon doté de serres d’épervier28. Que de tels exemples de difformité perçus en soi comme les preuves d’un défaut de l’ordre naturel aient été compris comme le présage d’une menace imminente qui pesait sur le système institutionnel, on le déduit de ce que, dans le même contexte, l’historien rappelle que fut aussi comptée parmi les ostenta la réduction du nombre des magistrats de chaque niveau à cause de la mort en l’espace de quelques mois d’un questeur, d’un édile, d’un tribun, d’un préteur et d’un consul. C’est à partir d’événements à plusieurs titres extraordinaires advenus peu avant la montée au pouvoir de Néron et plus tard interprétés comme des anticipations du tournant autocratique marqué par lui que la nouvelle de l’accouchement d’un serpent par une femme acquiert un sens particulier. Il eut lieu, selon Tacite, après la mort d’Agrippine en 59 ap. J.-C.29. En dehors de la possibilité d’identifier dans le passage une allusion métaphorique de l’historien à la nature féroce du prince qu’elle mit au monde30, il faut souligner, sur le plan historiographique, que le fait est évoqué dans la phase qui suit immédiatement la mort de la mère de Néron, dont la disparition coïncide avec l’évolution autocratique de son règne. Du reste, une contribution utile pour saisir la signification néfaste attribuée à tous les prodiges advenus en cette circonstance émerge de la réflexion formulée après le passage par Tacite. Celui-ci est prompt à remarquer que ces phénomènes ne furent nullement la preuve de l’attention des dieux pour le sort des hommes puisque le règne et les crimes de Néron continuèrent encore pendant plusieurs années31. Que ces dernières aient été ponctuées à diverses reprises par des événements extraordinaires, considérés comme l’annonce de malheurs, résulte d’un autre passage évoquant l’année précédant la conjuration pisonienne, en 64 ap. J.-C. Outre des épisodes étranges de nature astronomique et la naissance d’un veau difforme, immédiatement compris par les haruspices comme le présage d’un complot imminent, Tacite mentionne des accouchements avec des nouveau-nés mixtes, humains et animaux, jetés le long des rues ou trouvés lors de sacrifices dans lesquels étaient immolées des victimes pleines : 28

Cf. Tac., An., XII, 64, 1 : M. Asinio M’. Acilio consulibus mutationem rerum in deterius portendi cognitum est crebris prodigiis. Signa ac tentoria militum igne caelesti arsere ; fastigium Capitolii examen apium insedit ; biformes hominum partus et suis fetum editum, cui accipitrum ungues inessent. Numerabatur inter ostenta deminutus omnium magistratuum numerus, quaestore, aedili, tribuno ac praetore et consule paucos intra menses defunctis. 29 Cf. Tac., An., XIV, 12, 2 : Prodigia quoque crebra et inrita intercessere: anguem enixa mulier, et alia in concubitu mariti fulmine exanimata ; iam sole repente obscuratus et tactae de caelo quattuordecim urbis regiones. 30 Cf. Vigourt, Les Présages impériaux d'Auguste à Domitien, 2001, p. 325 : « Tacite ajoute qu’une femme aurait accouché d’un serpent – allusion transparente à Agrippine et Néron ». 31 Cf. Tac., An., XIV, 12, 2 : Quae adeo sine cura deum eueniebant, ut multos postea annos Nero imperium et scelera continuauerit.

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Bicipites hominum aliorumue animalium partus abiecti in publicum aut in sacrificiis, quibus grauidas hostias immolare mos est, reperti32. Ces récits, d’origine très vraisemblablement documentaire, révèlent l’attitude contemporaine, qui établissait une corrélation entre moments de tension et épisodes symptomatiques de la rupture de l’ordre naturel, tels que des mises au monde d’êtres difformes. Mais on ne doit pas non plus oublier que, dans l’imaginaire collectif, la figure de Néron pouvait être facilement associée à un animal comme le serpent, vu ce qui émerge d’une anecdote rapportée par la biographie que Suétone lui dédia. Ce dernier signale en particulier l’existence d’une légende selon laquelle Messaline, le considérant comme une menace pour l’ascension au pouvoir de Britannicus, aurait envoyé pour l’étrangler durant sa sieste des sicaires qui furent toutefois mis en fuite par un draco sorti de dessous son oreiller. Selon le biographe, une telle fabula fut alimentée justement par la découverte, dans le lit de Néron, d’une mue de serpent. Par la suite, sur ordre de sa mère, celle-ci fut insérée dans un bracelet et portée au bras par le prince, jusqu’au moment où il décida de s’en débarrasser, agacé par le souvenir d’Agrippine, et quoique plus tard il cherchât en vain à la récupérer quand il se trouva en difficulté33. Au-delà de cette anecdote, un autre témoignage suggèrerait que le dernier des Julio-Claudiens pouvait être associé à un serpent dans la perception commune répandue au Ier siècle ap. J.-C. Il se situe dans un passage du De sera numinis uindicta34 de Plutarque. Durant le voyage supraterrestre du personnage de Thespésios, celui-ci rencontre diverses figures, destinées à retourner sur la terre dans des corps d’animaux. Parmi elles se trouve Néron, prêt à revenir sous l’aspect d’une vipère pindarique (Πινδαρικῆς ἐχίδνης) une espèce dont les petits naissent en déchirant le corps de leur mère35. Bien que la sympathie de l’auteur pour l’empereur explique le choix qu’il fait d’attribuer, par la suite, à Thespésios, la suggestion de concéder à Néron le retour sur la terre sous l’aspect d’une espèce animale plus douce, à savoir un oiseau aquatique36, en signe de reconnaissance pour la liberté que le prince concéda à la Grèce, le passage laisse entendre que, dans l’imaginaire 32

Cf. Tac., An., XV, 47, 1. Cf. Suet., Ner., 6, 4. Une version plus synthétique du fait avec la référence à l’interprétation qu’en donnent les devins, se trouve dans DC., LXI, 2, 4. 34 Cf. Plut., Num. uind., 32, 567 e-f ; pour le type de serpent mentionné dans le passage voir Nic., Ther., 133 . 35 À propos de cette espèce animale cf. Nic., Ther., 133f ; Hdt. III, 109 ; Plin., Nat., X, 170 ; El., Nat. Anim. XV, 16. 36 Pour une autre interprétation voir aussi Richard McIlwaine Frazer, « Nero, The Singing Animal », Arethusa 4, 1971, p. 215-218 qui propose l’identification de ᾠδικόν... ζῷον avec une grenouille. 33

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commun, la conduite cruelle de l’empereur pouvait être représentée par un reptile. Un autre parallèle en faveur de l’interprétation de la naissance d’un serpent comme présage de tyrannie se trouve dans un épisode narré par Phlégon de Tralles37. D’après lui, dans la ville de Trente, une femme donna le jour à un reptile l’année où Quintus Petilius Rufus fut consul38 avec l’empereur Domitien. En dehors de la datation du fait en 83 ap. J.-C., suggérée par cette dernière référence, l’information qu’en donnent les Mirabilia ne laisse percer aucune crainte ou hypothèse qui en ferait un présage. L’auteur ne fait aucune allusion à une telle interprétation, se bornant à rapporter des données tirées des archives durant son service à la cour d’Adrien39. Il était probablement plus attentif à sélectionner des événements exceptionnels aptes à satisfaire la curiosité de lecteurs qui n’étaient guère différents des visiteurs que, quelques décennies auparavant, Plutarque avait vus se rendre au marché des monstres, situé au centre de Rome, à la recherche de créatures frappées de difformités de toutes sortes40. Bien que la fonction de filtre opérée par un genre littéraire comme la paradoxographie, auquel appartient la petite œuvre de Phlegon de Tralles, n’aide pas à comprendre quelle signification pouvait être donnée à l’accouchement du serpent advenu à Trente en 83 après J.-C., il faut quand même signaler que cette date coïncida avec le début de la dérive autocratique du dernier des Flaviens qui, plus tard, prétendit s’attribuer l’appellation de diuus et dominus et se distingua par sa saeuitia41. Le fait de voir dans les naissances monstrueuses, comme celle d’un serpent, le signe annonciateur d’une tyrannie, semble apparaître de façon plus explicite un siècle plus tard, à l’époque du sanguinaire Commode. Selon le témoignage de l’auteur connu sous le nom d’Aelius Lampride, Faustine enceinte du futur empereur et de son frère jumeau Antonin, aurait rêvé qu’elle accouchait de serpents dont un était particulièrement féroce42. Dans 37

Cf. Phlegon of Tralles’ Book of Marvels, translated with introduction sand commentary by William Hansen, Exeter, University of Exeter Press, 1996, chap. 24, p. 46 ; et p. 155. 38 Cf. Der Neue Pauly, Stuttgart, Weimar, 1999, t. 9, c. 663, s.v. II.4 Rufus. 39 Cf. Eva Frank, Phlegon, RE, 20, coll. 261-264 ; Alessandro Giannini, « Studi sulla paradossografia greca II. Da Callimaco all’età imperiale », in : Acme, n°17, 1964, p. 99-140. 40 Cf. Plut., De curios., 10, 520 c. ; sur ce sujet voir Robert Garland, The Eye of the Beholder. Deformity and Disability in the Graeco-Roman World, Ithaca, Cornell University Press, 1995, p. 13-18. 41 Cf. Suet., Dom. 11 ; 13 . Sur le portrait tyrannique de Domitien cf. aussi Plin. Iun., Pan., 33, 4, et ibid. 20, 4 ; 42, 4 ; 48, 3 ; 52, 3 ; 92, 4. 42 Cf. H. A., Lamp., Comm., 1, 3: Faustina cum esset praegnans, uisa est in somnis serpentes parere, sed ex his unum ferociorem et à ce propos aussi Élisabeth Smadja, « Divination et signes de pouvoir dans l'Histoire Auguste », in : Michel Fartzoff, Élisabeth Smadja et Évelyne Geny (éd.), Pouvoir des hommes, signes des dieux dans le monde antique, Besançon, Institut des Sciences et Techniques de l'Antiquité, 2002, p. 191-217 : 209-210 .

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ce passage de l’Histoire Auguste, à côté du sens plus généralement négatif donné à la génération d’êtres aux traits de reptiles, comprise avant tout comme l’annonce de la cruauté d’un des deux nouveau-nés, on note aussi la présence du serpent dans un cadre onirique et avec la fonction spécifique de présage annonçant l’accession au pouvoir. Au-delà de son apparition dans un rêve, phénomène de grande valeur « ominale »43, son évocation à propos de Commode, parmi les omina imperii, ne représente pas toutefois un cas isolé dans la Histoire Auguste. Ce recueil est riche en récits de ce type44, utiles en soi pour saisir l’importance notoire qu’on accordait à l’époque impériale aux signes de prédestination au pouvoir, tant sur le plan politique que religieux, voire historiographique45. Il offre aussi deux témoignages différents concernant l’apparition de serpents liée à l’époque des Sévères. Le premier se trouve dans un passage de la biographie attribuée à Aelius Spartianus. Selon lui, parmi les présages du pouvoir que reçut Septime Sévère, il y eut un serpent qui vint s’enrouler autour de sa tête pendant qu’il dormait et qui partit immédiatement sans lui faire de mal au milieu des cris de ses proches46. Quant au deuxième témoignage, qu’on rencontre dans la biographie d’Alexandre Sévère attribuée à Aelius Lampride, il suggère une valeur plus probablement positive dans son cadre onirique et qui n’est pas exactement comparable avec celle inhérente aux cas d’accouchements monstrueux examinés plus haut. En particulier, le fait que la mère d’Alexandre, Julia Mamaea, aurait rêvé, avant de lui donner le jour, qu’elle accouchait d’un petit dragon de couleur pourpre47, peut être interprété comme l’annonce de 43

Outre Patrick Kragelund, « Dreams, Religion and Politics in republican Rome », in : Historia, n°50, 2001, p. 53-95, cf. surtout Gregor Weber, Kaiser, Traume und Visionen in Prinzipat und Spätantike, Stuttgart, Steiner, 2000, p. 161 ; 202-210 ; Arnaldo Marcone, « I sogni degli imperatori e le ragioni della politica », in : Ormos. Rivista dell’Università degli Studi di Palermo, n°9, 2007, p. 173-183. 44 Outre Smadja, 2002, voir aussi Yves de Kisch, « Sur quelques omina imperii dans l'Histoire Auguste », in : Revue des Études Latines, n°51, 1973, p. 190-207. 45 Sur le sujet voir Alberto Barzanò, « Il ‘topos’ dell’ ‘omen imperii’ nella storiografia di età imperiale », in : Marta Sordi (a c. di), La profezia nel mondo antico, Milano, Vita e Pensiero, (CISA 19), 1993, p. 261-273 ; David Potter, Prophets and Emperors. Human and Divine Authority from Augustus to Theodosius, Cambridge, Mass., 1994, p. 146 sq. ; Miguel Requena, El emperador predestinado. Los présagios de poder en época imperial romana, Madrid, Fundación Pastor de Estudios Clásicos, 2001. 46 Cf. H. A., Spart., Sept. Seu., 1, 10: Dormienti etiam in stabulo serpens caput cinxit et sine noxa expergefactis et adclamantibus familiaribus abiit. 47 Cf. H. A., Lamp., Alex. Seu., 14, 1 : Mater eius pridie quam pareret somniauit se purpureum dracunculum parere et à ce propos Cécile Bertrand-Dagenbach, Alexandre Sévère et l’Histoire Auguste, Bruxelles, ed. Latomus, 1990, p. 83-84 selon lequel « ce songe (...) apparaît (...) comme une sorte de filiation divine du futur empereur, à l’instar d’Auguste fils d’Apollon et surtout du Macédonien fils d’Ammon ». Sur les mérites personnels et les qualités morales, outre le portrait par Lampr., Alex. Seu., 2, 5 ; 4, voir aussi le jugement d’Hérodien., VI, 1, 6-7.

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l’accession au trône impérial d’un personnage éloigné d’excès tyranniques et capable de créer une monarchie éclairée. Conformément à ce dernier exemple, la présence de reptiles, quoique introduits différemment, semble aussi assumer désormais la valeur d’un simple omen imperii dans deux autres récits qui concernent respectivement les empereurs Aurélien et Maximin le Jeune. Dans le cas du premier, nous apprenons de la biographie attribuée à Vopiscus qu’un serpent aurait entouré sa baignoire quand il était enfant mais que, par la volonté de sa mère, il n’avait pas été tué puisqu’il était presque considéré comme domestique et donc sans danger48. Dans celui du second, selon un passage de la biographie attribuée à Julius Capitolinus, ce fut encore un serpent qui annonça son accession prochaine à l’Empire en s’enroulant autour de sa tête pendant son sommeil49. Malgré l’ambiguïté de la valeur symbolique conférée au reptile dans un contexte aussi spécifique50, l’épisode qui concerne Aurélien aussi bien que Maximin le Jeune nous invite à remarquer que, vers la fin du IIIème siècle, l’apparition d’un animal appartenant à cette espèce pouvait ne pas engendrer les inquiétudes que suscitaient, à la fin de l’époque républicaine et à celle du Haut-Empire, la présence de serpents et plus encore l’accouchement de créatures qui en auraient les traits. Cela s’explique par le nouveau cadre politico-institutionnel dominé par des figures de princes toujours plus fortes, à une époque désormais incapable d’alimenter les craintes de dérives tyranniques qui – il faut le souligner – s’étaient manifestées déjà à travers l’image du serpent dans deux moments historiques de transition. Le premier à l’époque de Tarquin le Superbe, d’après le rappel historique du républicain Tite-Live51 et le deuxième, plus tard, avant la bataille d’Actium, quand selon Dion Cassius52, ce fut l’apparition d’un gros reptile qui incarna les peurs des Romains, présageant le début d’une ère où, une fois l’ordre républicain modifié, il n’y aurait que des défaites pour tous. 48

Cf. H. A., Vopisc., Aurel., 4, 4: Idem dicit auspicia imperii Aureliano haec fuisse: primum pueri eius peluem serpentem plerumque cinxisse neque umquam occidi potuisse, postremo ipsam matrem, quae hoc uiderat, serpentem quasi familiarem occidere noluisse. 49 Cf. H. A., Capit., Maximin., 30, 1: Omina sane imperii haec fuerunt: serpens dormienti caput circumdedit. 50 Selon Eugen Cizek, L’empereur Aurélien et son temps, Paris, Les Belles Lettres, 1994, p. 13 ; François Paschoud, Histoire Auguste, t. V.1, texte établi, trad. et com. par François Paschoud, Paris, Les Belles Lettres, 1996, p. 17 le reptile aurait representé le génie du pater familias ; à ce propos cf. aussi Miguel Requena, Lo maravilloso y el poder. Los presagios de imperio de los emperadores Aureliano y Tácito en la Historia Augusta, València, Universitat de València, 2003, p. 33-36 pour qui, bien que l’enlacement de la baignoire destinée au bain d’Aurélien par le serpent puisse avoir indiqué qu’il avait été choisi et protégé dès l’enfance pour régner sur Rome, on ne peut pas exclure une lecture différente en lien avec le mitraïsme. 51 Cf. Liv., I, 56, 4: Haec agenti portentum terribile visum: anguis ex columna lignea elapsus cum terrorem fugamque in regiam fecisset, ipsius regis (scil. Tarquinii) non tam subito pauore perculit pectus quam anxiis impleuit curis. 52 Cf. DC., L, 8, 4-5.

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En conclusion, bien que le serpent, dans certains contextes, ait une valeur positive, l’examen des témoignages littéraires et historiographiques, proposé ci-dessus, permet de supposer qu’à certains moments historiques, le récit de naissances de nouveau-nés malformés ayant l’aspect de cet animal peut être rapporté à la préoccupation d’une évolution du régime politique vers la tyrannie.

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La monstruosité néronienne : du uentrem feri au uentrem ferre1 Fabrice GALTIER Université Paul-Valéry-Montpellier 3 L’épisode bien connu de la mort d’Agrippine la Jeune, égorgée sur ordre de son fils, l’empereur Néron, est l’un des marqueurs les plus frappants de cette monstruosité polymorphe qui fonda très tôt l’image du dernier Julioclaudien. Le matricide, tel qu’il est évoqué par les sources antiques, relie explicitement l’atrocité du crime à une subversion du lien entre le prince et sa mère. De fait, un examen quelque peu attentif des textes permet de relever toute une série d’éléments qui établissent une relation étroite entre la manifestation de la monstruosité néronienne et le rôle de génitrice d’Agrippine. C’est essentiellement dans cette perspective que nous considèrerons l’enfantement de Néron et ses conséquences sur la parentèle au sein de la maison impériale. Ainsi, c’est la notion même d’engendrement, dans ses rapports avec la figuration monstrueuse du prince, qui se trouvera au cœur de notre réflexion. Cet axe d’analyse ouvre en effet un vaste champ d’exploration dont l’intérêt s’étend, sur le plan diachronique, au moins jusqu’au Moyen-âge. L’enfantement du monstrum Rappelons tout d’abord que, sur le plan symbolique, le destin de Néron peut tout à fait être comparé à celui d’Œdipe. On sait que ce dernier connaît un renversement de condition qui offre l'illustration parfaite de la position ambiguë du tyran tel que se le représentaient les Grecs du Vème siècle avant notre ère : homme puissant par excellence, que son pouvoir illimité élève audessus des hommes et des lois, le tyran est aussi moins qu’un être humain. Œdipe est ainsi à la fois le roi déchiffreur d’énigmes, vénéré par ses sujets à l’égal d’un dieu2, et l’origine de la souillure dont souffre la cité. Parvenu au pouvoir en tuant son père et en épousant sa mère, le fils de Laios apparaît en même temps comme le premier des hommes et le monstre qu'il faut chasser, car il a commis deux crimes qui constituent une atteinte fondamentale aux règles de vie de la cité. Il se trouve donc placé au-dessus et au-dessous des limites à l’intérieur desquelles se situe l’humanité, définie par sa capacité à 1

uentrem feri : « frappe au ventre » (derniers mots attribués à la mère de Néron) ; uentrem ferre : « avoir une grossesse » (expression latine). 2 Soph., O.R., v. 31 (CUF).

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vivre selon des règles communautaires. De même, le tyran se met pour ainsi dire « hors-circuit » en occupant une position hors-normes qui l’exclut de la collectivité. Cette caractéristique de la figure tyrannique se retrouve dans les représentations romaines, qui opposent le tyran, non seulement au corps des citoyens, mais à l’humanité en général. Cicéron considérait le tyran comme une « bête immonde », immanis belua, qui devait être séparée de la race humaine3. Comme le souligne C. Lévy, si le monstrum et la belua semblent appartenir à des registres différents, puisque le premier échappe aux mécanismes ordinaires de la nature tandis que la seconde répond encore à l’ordre naturel, ils se rejoignent en ce que « l’homme qui par son comportement devient une belua est pour Cicéron tout aussi étranger à la nature qu’un mouton à cinq pattes »4. Chez Tacite, Néron apparaît d'abord béni des dieux. Avant même le remariage de Claude, la plèbe s'enthousiasme pour cet adolescent qui s'appelle encore Lucius Domitius Ahenobarbus5. Plus tard, ses apparitions publiques sont, chaque fois, l'occasion de témoignages d'adulation et, après l'échec de la conjuration de Pison, on propose d'élever un temple de son vivant à celui qui mérite la vénération des hommes6. Mais cette marque de ferveur apparaît bien artificielle au regard d’une réalité plus sombre. Tacite décrit en effet, au début du livre XVI, la maladie qui sévit dans Rome et qui rappelle la peste de Thèbes. Frappant la cité après une année souillée de crimes, elle semble à l’historien moins néfaste que l’empereur lui-même7. Néron, le souverain qui était apparemment l’élu des dieux, s’est révélé un véritable fléau pour l’État, accumulant les meurtres et les exactions. L’image très noire du prince qui se dégage des Annales correspond, certes, aux conceptions sénatoriales de leur auteur, mais elle est aussi tributaire de ses sources. Celles-ci reflétaient un rejet du dernier Julio-claudien qu’encourageait la propagande de la dynastie flavienne, soucieuse d’asseoir son propre pouvoir. Hostis generis humani aux yeux de Pline l’Ancien, Néron est explicitement désigné comme un monstrum dans l’Octavie8.

3

Cic., Off., III, 32 (CUF). Carlos Lévy, « Rhétorique et philosophie : la monstruosité politique chez Cicéron », in : RÉL 76, 1999, p. 139-157 (cit. p. 146). Claude Moussy, « Esquisse de l’histoire de monstrum », in : RÉL 55, 1978, p. 345-369, indique, p. 364 n. 2, que des emplois comparables se rencontrent pendant toute la latinité. Ainsi, le vocable monstrum peut désigner tout être hors-normes, ou tout individu que ses crimes font apparaître comme sortant du cadre normal de l’humanité. Lire Fabrice Galtier, L’image tragique de l’Histoire chez Tacite, Bruxelles, Latomus, 2011, p. 210 sq. 5 Tac., An., XI, 11, 2 (CUF). 6 Tac., An., XV, 74. 7 Tac., An., XVI, 13. 8 « Ennemi du genre humain », Pline l’Ancien, VII, 46 (CUF) ; Oct., v. 372 (CUF). Lire François Ripoll, « Aspects et fonction de Néron dans la propagande impériale flavienne », in : 4

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Considérons la manière dont nous est rapportée sa naissance : certains détails y révèlent l’importance des considérations idéologiques dans la construction de la figure néronienne, placée d’emblée sous le signe ambivalent du hors-normes. Selon Suétone, le futur empereur naquit au lever du soleil, de sorte qu’il fut frappé de ses rayons presque avant la terre. Ce fait extraordinaire, résultat de la propagande menée par Agrippine en faveur de son fils, était censé marquer la prédestination de Lucius à de hautes destinées9. La puissance tutélaire du soleil, associée à Apollon, sera d’ailleurs exploitée par l’idéologie impériale tout au long du règne de Néron. Cependant, Dion Cassius, qui se montre plus disert que le biographe, donne une version de l’événement légèrement différente : selon lui, le nouveau-né aurait été environné de rayons lumineux avant qu’on vît le soleil en projeter aucun. Des astrologues auraient alors interprété le phénomène en rapport avec la position des astres. Ils auraient ainsi prédit que Lucius règnerait mais qu’il tuerait Agrippine10. Ici, la prédestination est double : elle n’annonce pas seulement le règne de Néron, mais le matricide à venir11. Autrement dit, à l’instant même où il sort du ventre de sa mère, le nouveau-né condamne celle qui vient de l’engendrer. La manière dont il a été enfanté a pu, d’ailleurs, apparaître comme un signe de sa monstruosité future. D’après Pline l’Ancien, les enfants nés par présentation des pieds sont maléfiques et de ce fait, Néron porte en lui une double tare. D’une part, il descend par sa mère de Marcus Agrippa. Or, selon le naturaliste, celui-ci, s’il fut le seul des hommes nés ainsi à avoir été heureux, eut une descendance qui, à travers Caius et Néron, fut une grande source de malheurs. D’autre part, Pline ajoute que, d’après les écrits d’Agrippine12, Néron lui-même serait né dans cette position. Pourquoi attribuer un caractère maléfique à ceux que Pline appelle des Agrippas, ut aegre partos ? Parce que naître par présentation des pieds est contraire aux lois de la nature, selon lesquelles un homme arrive au monde la tête en avant et le quitte les pieds en avant. La posture contrenature du nouveau-né aurait donc annoncé les actes contre-nature du futur prince13.

J.-M. Croisille et Y. Perrin (éd.), Neronia V. Néron : histoire et légende, Bruxelles, Latomus, 1999, p. 137-151. 9 Suet., Ner., VI, 1 (CUF). Il évoque, dans le même chapitre, le fait légendaire selon lequel un serpent aurait protégé le nourrisson. Voir aussi Tac., An., XI, 11, 3. 10 DC., LXI, 2 (E. Cary, Dio’s Roman History, Londres, 1914-1927). 11 Tac., An., XIV, 9, 3. 12 Pline l’Ancien se réfère sans doute aux mémoires écrits par Agrippine, auxquels Tacite fait lui aussi allusion. 13 Plin., X, 7, 3. Lire Marie Delcourt, Stérilités mystérieuses & naissances maléfiques dans l’Antiquité classique, Paris, les Belles Lettres, 1986 (Liège, 1938), p. 60.

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Parmi les différents crimes qui lui sont imputés, deux retiendront notre attention. D’abord, et contre l’ordre chronologique, le matricide. On ne peut pas ne pas s’arrêter sur les derniers mots et l’ultime geste prêtés à Agrippine au moment où l’officier dépêché par Néron lève son glaive sur elle. Découvrant son ventre, elle lui demande de la frapper, littéralement, à l’abdomen. Il est difficile de savoir si la substance de ces paroles est authentique ou si elles ont été recréées dans le cadre d’une tradition imprégnée de culture tragique14. Les textes en offrent des variantes. Dans le récit de Tacite, la mère de Néron déclare d’abord que son fils ne saurait avoir commandé un parricide. Frappée alors d’un coup de bâton, elle prononce seulement deux mots : uentrem feri. La formule, d’une brièveté toute tacitéenne, joue sur l’implicite pour affirmer ce qui était encore nié un instant plus tôt15. Dans l’Octavie, la réplique, plus développée, est, quant à elle, tout à fait explicite : « Hic est, hic est fodiendus », ait « Ferro monstrum qui tale tulit »16 Au-delà des partis-pris propres à chaque auteur, qu’il serait trop long d’étudier ici, on notera que, dans les trois cas, Agrippine désigne aux coups de l’assassin le ventre qui a porté Néron. À l’évidence, la fonction première de ses paroles est de montrer que la mère de l’empereur a compris qu’il était le commanditaire de l’assassinat. La dénonciation possède ici un relief particulier dans la mesure où, en l’invitant à lui percer l’utérus, Agrippine veut entraîner l’officier à faire éclater la signification de l’acte qui lui a été ordonné. Tuer la mère sur ordre du fils, c’est nécessairement anéantir le ventre d’où celui-ci est né. On notera que la référence métonymique à la matrice évacue toute dimension affective. Le topos du don de la vie apparaît presque réduit à une donnée purement physiologique, l’enveloppe utérine 14

Sur la tradition qui s’est formée concernant les circonstances de la mort d’Agrippine, nous mentionnerons en particulier Olivier Devillers, « Tacite, les sources et les impératifs de la narration : le récit de la mort d'Agrippine (Annales XIV, 1-13) », in : Latomus 54, p. 325-345. Le propos n’est pas authentique, selon Alexander Haggerty Krappe, « La fin d’Agrippine », in : F. Chapouthier, W. Seston, P. Boyancé (éd.), Mélanges d’études anciennes offerts à Georges Radet, Bordeaux, Féret, 1940, p. 466-472. John Hind, « The Death of Agrippina and the Finale of the Oedipus of Seneca », in : AUMLA 38, 1972, p 204-211, présente différentes hypothèses avant de retenir une seule alternative : soit Agrippine elle-même a voulu dramatiser sa mort, soit la rumeur a forgé ses derniers mots. Si Jean-Michel Croisille, ne tranche pas, il marque un certain scepticisme (Jean-Michel Croisille, Néron a tué Agrippine, Bruxelles, éditions complexe, 1994, p. 91-92). 15 Tac., An., XIV, 8, 5. 16 « C’est lui, c’est lui qu’il faut percer par le fer, dit-elle, lui qui a porté un tel monstre », Ps Sen., Oct., 371-372. La formulation se rapproche de celle que l’on trouve dans DC., LXI, 13, 5.

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dont Néron aurait été, pour ainsi dire, le fruit. Le détachement ainsi marqué a bien évidemment une portée psychologique. Mais il a une autre signification. Néron, en tant que meurtrier de sa propre mère, a rompu les liens filiaux qu’impliquent les règles propres à toute communauté humaine : il n’a plus, en ce sens, rang de « fils » et n’est plus que le produit néfaste d’un ventre qu’il faut châtier. La punition consiste en l’acte même qui révèle le caractère monstrueux de l’être dont ce ventre est l’origine. Il apparaît ainsi que Néron ne devait pas être mis au monde, puisqu’il faut en détruire la matrice originelle17. Car le crime qu’il a commis, rangé dans la catégorie du nefas, le place à mi-chemin entre l’homme et la bête18. Ni tout à fait l’un, ni tout à fait l’autre, il ne peut être qu’un monstrum, dont la place n’est, en définitive, nulle part. La dimension monstrueuse du personnage ne pouvait qu’être renforcée par un autre crime impie que les Anciens liaient d’ailleurs fréquemment au matricide : l’inceste. Signalons d’abord que les trois versions du meurtre d’Agrippine font référence, à des degrés divers, au comportement déviant du prince face au cadavre de sa mère. Tacite se montre le plus sceptique. Il indique que, d’après certaines sources, Néron aurait contemplé le corps et loué sa beauté, mais note que la réalité de tels faits a été mise en doute19. Selon Dion Cassius, le prince l’aurait fait déshabiller pour s’assurer qu’elle était bien morte et se serait alors exclamé qu’il ne savait pas que sa mère était si belle20. C’est en fait Suétone qui prête à Néron le comportement le plus abject, en détaillant la manière dont il aurait jugé les différentes parties de son corps et palpé ses membres21. Le biographe mentionne le fait que le prince avait pris pour concubine une prostituée dont la ressemblance avec sa mère était de notoriété publique. Il signale des ébats qui auraient eu lieu dans la litière impériale entre Agrippine et son fils encore adolescent et indique qu’après son accession au trône, seule l’intervention de son entourage le retint d’entamer une liaison avec elle22. Il s’agit sans doute là d’une référence à un épisode rapporté par Dion Cassius et surtout par Tacite, qui y consacre un long développement : Néron, tenté de coucher avec sa mère, en aurait été empêché de justesse grâce à l’intervention de l’affranchie Acté, envoyée par Sénèque23. Les deux auteurs en imputent la responsabilité à 17

Dans l’Octavie, Agrippine, qui fait une brève apparition sous la forme d’un spectre, formule le regret de n’avoir pas été tuée alors qu’elle portait encore Néron dans son ventre (Oct. v. 636-643). 18 Il est souvent caractérisé comme ferus dans la littérature flavienne : François Ripoll, 1999, p. 150, n. 74. 19 Tac., An., XIV, 9, 1. 20 DC., LXI, 14. 21 Suet., Ner., 34, 6. 22 Suet., Ner., 28, 5-6. Voir aussi DC., LXI, 11. 23 Tac., An., XIV, 2.

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Agrippine, qui aurait cherché ainsi à assurer sa domination sur son fils, face aux séductions de Poppée24. Florence Dupont et Thierry Eloi rappellent que l’inceste, lié au parricide, constitue le paradigme de la tyrannie25. L’hésitation des auteurs anciens concernant la responsabilité de cet autre nefas est, à cet égard, tout à fait significative. Agrippine est en effet également dotée de différents traits de la figure tyrannique. Faisant de son fils un instrumentum regni, elle est prête à mêler les statuts de mère et d’amante pour assouvir sa soif de pouvoir. Elle avait d’ailleurs obtenu que l’empereur Claude, qui était son oncle, la prît comme épouse après l’exécution de Messaline. On comprend au passage pourquoi Tacite se montre dubitatif sur l’attitude perverse qu’aurait eue Néron face au cadavre de sa mère. Penchant pour une initiative de cette dernière, il ne pouvait accorder de réel crédit aux sources qui attribuaient à Néron un désir autonome. Quant à Dion Cassius, il évoque la possibilité que l’attitude affichée par Agrippine et son fils ait encouragé des ragots. Néron lui-même aimait faire référence à Œdipe, dont il a interprété le rôle sur scène, tout comme celui de Canacé, enceinte de son propre frère. Malgré les assertions de Suétone, il n’est donc pas certain qu’un acte incestueux ait été accompli, ni même qu’il ait été esquissé. Mais, comme nous l’avons déjà indiqué, ce type de nefas fait partie des crimes traditionnellement attribués au tyran. Les travaux de Marie Delcourt ont montré que l’union avec la mère pouvait être interprétée, au moins chez les Grecs, en relation avec la notion de domination de la patrie. Le souvenir en persistait dans certains événements rapportés par la tradition historique. Périandre, tyran de Corinthe, personnage dont nous serons amené à reparler, passait pour avoir eu une liaison avec sa propre mère après avoir été séduit par elle. Cet aspect de la tradition a pu être repris par Platon quand il mentionne l’union avec la mère parmi les désirs auxquels s’abandonne celui qui exerce un pouvoir tyrannique26. L’inceste attribué au couple Agrippine-Néron, qui lie étroitement domination de l’autre et possession du pouvoir, pourrait représenter une forme plus élaborée de l’association première. Il possède, quoi qu’il en soit, une charge symbolique si forte qu’il ne pouvait qu’être l’objet d’une exploitation politique. Nous n’oublions pas que Néron a été accusé d’autres crimes d’une nature similaire à ceux que nous avons analysés : le viol puis le meurtre de son frère par adoption Britannicus, les assassinats de sa tante Lepida, d’Antonia, sa sœur par adoption ou même de son beau-fils Rufrius Crispinus. Quelque 24

Tac., An., XIV, 2 ; D C, LXI, 11. Florence Dupont et Thierry Éloi, L’érotisme masculin dans la Rome antique, Paris, Belin, 2001, p. 317 sq. 26 Marie Delcourt, Œdipe ou la légende du conquérant, Liège, Faculté de philosophie et lettres, 1944, p. 190 sq. 25

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position qu’il occupe dans le système des relations intrafamiliales, Néron semble agir de manière à lui imposer une distorsion telle qu’il la déplace hors de son cadre « naturel », lui faisant subir une insupportable hybridation avec un mode de relation considéré comme normalement incompatible. Comme l’explique Philippe Moreau : « la répartition des individus dans la parentèle, qui fait de tel le fils ou le frère ou le père de tel autre, ne doit pas être modifiée par le comportement des hommes. La place de chacun dans ce système ordonné lui dicte son comportement (obéissance s’il est fils, solidarité s’il est frère, autorité et protection s’il est père) (…) le fas est la reconnaissance de la position de chacun par rapport aux autres, dans un classement et des relations obligatoires qui en découlent »27. La subversion induite par chaque nefas néronien exclut de fait le prince des positions qu’il devrait normalement occuper dans le réseau familial. Ces considérations doivent être reliées au thème du Nero insitiuus, mis en valeur dans l’Octavie28. La pièce insiste sur la manière litigieuse dont le futur maître de Rome s’est trouvé introduit dans la descendance de Claude. Il convient de rappeler que si ce dernier s’est laissé convaincre d’épouser Agrippine, c’est en partie parce qu’elle avait déjà ce fils qui, par elle, descendait de Germanicus, et que sa fécondité ne devait pas passer dans une autre maison29. Nous savons par ailleurs que l’union de Claude et d’Agrippine a posé un grave problème de droit. Considérée comme de nature incestueuse, elle était prohibée. On résolut la difficulté à l’aide d’un senatusconsulte autorisant le mariage entre un oncle et la fille de son frère. Mais l’artifice n’échappa à personne et ce type d’union continua à demeurer largement tabou, jusqu’à ce que l’empereur Constance II rétablisse officiellement l’interdit, faisant abroger la mesure dérogatoire en 34230. C’est donc un mariage jugé incestueux qui se trouve à l’origine de l’adoption de Lucius Domitius. Il conduit à un processus de multiplication des liens de parenté qui tend à renforcer artificiellement le statut de Néron mais qui peut aussi apparaître comme le signe d’une désagrégation du tissu familial. En adoptant l’enfant d’Agrippine alors qu’il a déjà un garçon, Claude prend le risque de provoquer une rivalité fratricide. Néron, né d’un autre sang, est préféré, en tant que fils adoptif, à Britannicus, fils consanguin. Il devient le frère par alliance d’Octavie, puis le mari de sa propre sœur, et ce, en outre, à la place de Silanus, qui lui était destiné. On voit comment les manœuvres d’Agrippine pour assurer le statut de son fils ont nourri le discours sur la monstruosité de Néron, soit qu’elles aient contenu en germe les drames 27

Philippe Moreau, Incestus et prohibitiae nuptiae, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 51-52. « Néron greffé » (Oct., v. 249). Lire Christoph Schubert, Studien zum Nerobild in der lateinischen Dichtung der Antike, Stuttgart & Leipzig, Teubner, 1998, p. 287-288 et 439-440. 29 Tac., An., XII, 2, 3. 30 Moreau, 2002, p. 200-205. 28

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ultérieurs, soit qu’elles aient suscité des interprétations voire des extrapolations propres à renforcer son aspect tyrannique31. Néron, être unique en son genre Si l’on regarde à présent du côté de la descendance de Néron, on constate l’incapacité du prince à s’assurer une succession quelconque. Le mariage avec Octavie demeure stérile. L’union avec Poppée semble plus heureuse puisqu’en 63, elle donne le jour à une petite fille, mais celle-ci meurt au bout de quelques mois. Tacite ne manque pas de rapporter, avec une ironie féroce, les honneurs accordés par les sénateurs pour répondre à la joie plus qu’humaine montrée par l’empereur lors de la naissance de sa fille32. Ils votent des supplications et élèvent à Fecunditas un temple dont la dédicace donne lieu à des jeux qui rappellent les cérémonies de commémoration d’Actium. Il s’agissait de célébrer la capacité du nouveau couple impérial à assurer la pérennité de la dynastie. La mort de la petite Claudia Augusta rend toutes ces mesures caduques. De fait, Néron n’aura plus jamais de naissance à célébrer. En 66, Poppée est à nouveau enceinte, mais un soir de dispute, l’empereur, ivre, la tue d’un violent coup de pied dans le ventre. L’anecdote est rapportée par les trois auteurs et Tacite prend même la peine d’infirmer la thèse selon laquelle le souverain aurait empoisonné sa femme33. Cependant, il est étonnant de retrouver dans la vie de Néron un acte similaire à celui qu’auraient commis deux autres tyrans emblématiques : Cambyse et Périandre34. Le cas de ce dernier est particulièrement intéressant, car il aurait provoqué la mort de son épouse enceinte en la précipitant d’un coup de pied dans l’escalier du palais35. Le hasard aurait donc voulu que Néron reproduise le geste fatal attribué par la tradition à un autre modèle de tyrannie. Cette coïncidence est d’autant plus troublante que, dans les deux cas, le crime possède une charge symbolique extrêmement forte. Il marque l’inaptitude du tyran à occuper la fonction paternelle et annonce, corrélativement, la fin prochaine de la dynastie. Concernant Périandre, la mort de son épouse le prive non seulement d’un héritier potentiel mais entraîne l’expulsion, puis la

31 Suet., Ner., 7, 4, évoque à ce sujet une anecdote significative. Alors que Britannicus l’a salué du nom d’Ahenobarbus, Néron, qui vient d’être adopté, tente de convaincre Claude que Britannicus n’est pas son fils. 32 Tac., An., XV, 23, 1. 33 Tac., An., XVI, 6 ; Suet., Ner., 35, 5 ; DC., LXII, 27, 4. 34 Hdt., III, 32 ; DL, Périandre, 1. 35 Laurie Lefebvre, La genèse de la légende noire de Néron ou la naissance d’un monstre dans la littérature latine et grecque des premiers siècles, thèse soutenue à Lille en 2009, p. 317-320.

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mort du seul de ses deux autres fils qui pouvait lui succéder36. Quant à Néron, il n’aura plus jamais d’autre possibilité de s’assurer une descendance, malgré son mariage avec Statilia Messalina. Poppée avait certes un fils d’un premier lit, Rufrius Crispinus, mais, selon Suétone, il aurait également été victime du prince qui l’aurait fait noyer37. Ce qui ressort clairement de la tradition historiographique, c’est que Néron occupe dans la généalogie de la première dynastie de l’Empire une position qui le singularise fortement. Artificiellement réintégré par sa mère au sein de la filiation promise à l’Empire alors qu’il en était a priori écarté, il ne s’y impose que par l’accumulation des liens de parenté et le bouleversement de l’ordre familial. L’empoisonnement de Claude, qui lui permet d’accéder au pouvoir, ainsi que le meurtre d’Agrippine ou de sa tante Lepida, entraînent l’effacement de la génération antérieure, tandis que les morts de Poppée et de Rufrius Crispinus empêchent l’émergence d’une génération à venir. Néron provoque ainsi la réduction progressive de la lignée à sa seule personne. Si la confusion qu’il engendre au sein de sa famille renvoie symboliquement à sa singularité, celle-ci est en quelque sorte matérialisée par le vide qu’il crée autour de lui. Elle est également déterminée sur un plan connexe par la tendance qu’il affiche à brouiller la frontière entre le masculin et le féminin. François Ripoll mentionne à juste titre un passage de l’Histoire Naturelle où Pline mentionne le goût du prince pour les juments hermaphrodites qu’il faisait atteler à son char38. Il est évident qu’à travers cette référence à l’attrait exercé sur Néron par les portenta, Pline suggère que le prince lui-même est une anomalie de la nature. Mais la particularité des juments en question doit nous interpeller, car elle fait écho à un autre épisode, évoqué par Dion Cassius et Suétone, le mariage de l’empereur avec Sporus39. Ce dernier est un adolescent que Néron fait émasculer afin, selon les propres termes du biographe, de « le métamorphoser en femme »40. Paré en impératrice, affublé du nom de Sabina, Sporus est traité par Néron comme une épouse qu’il exhibe dans les lieux publics. Cette mise en scène de l’hybridation sexuelle s’exerce aussi sur sa propre personne. Auparavant en effet, il s’était fait épouser par un de ses affranchis - Doryphore, selon Suétone, Pythagoras selon Tacite41. La nuit de noces fut même montrée à l’assistance. Suétone nous indique que Néron imita à cette occasion les cris de la vierge à qui on 36 Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, Mythe et tragédie, t. II, Paris, La découverte, 1986, p. 45-69. 37 Suet., Ner., 35, 9. 38 Ripoll, 1999, p. 150. 39 Suet., Ner., 28, 3-4. DC., LXIII, 13. 40 In muliebrem naturam transfigurare, Suet., Ner., 28, 3. 41 Suet., Ner., 29, 1 ; Tac., An., XV, 37, 4. DC., LXII, 28.

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fait violence42. À cet égard, le fait le plus marquant est sans doute l’apparition du souverain dans le rôle de Canacé en train s’accoucher43. Dion Cassius y fait allusion lorsque, s’indignant de l’abaissement auquel ses rôles vouaient le prince, il évoque celui d’une femme grosse et qui accouche. Il s’y réfère encore à deux reprises par la suite. Il raconte ainsi qu’au moment où Néron était sur scène, un soldat à qui l’on demandait ce que faisait l’empereur répondit qu’il était en travail d’enfant. Dans le discours qu’il prête à Vindex, ce dernier affirme qu’il a vu le souverain au théâtre, en état de grossesse et dans les affres de l’accouchement44. Rappelant les mariages avec Sporus et Pythagoras, le Gaulois se demande si on peut encore appeler Néron un homme. Il fait écho au jugement de la reine Boudicca, lorsqu’elle désigne l’empereur sous les noms de Neronis et de Domitia, lui déniant toute masculinité45. Les traits que nous venons d’évoquer participent clairement du comportement transgressif qui est censé caractériser la figure tyrannique. Ils déterminent un rapport déviant à la sexualité, s’ajoutant aux actes incestueux imputés au prince ainsi qu’à d’autres manifestations d’une libido « capricieuse, excessive et asservissante »46. Citons, parmi celles-ci, le fait de se jeter hors d’une cage, revêtu d’une peau de bête, sur les organes génitaux d’hommes et de femmes liés à des poteaux. Néron prend ici un plaisir sacrilège à mêler l’ordre animal et l’ordre humain, qui doivent normalement demeurer rigoureusement séparés. L’anecdote permet de préciser un aspect particulier du processus à l’œuvre dans la représentation du prince. Si tant est qu’elle ait réellement existé47, la pratique sexuelle qui lui est attribuée repose sur une mise en scène : l’empereur paraît singer une bête fauve qui se jette sur des condamnés. Mais, même si elle n’est pas avérée, la violence suggérée par l’acte évoqué en occulte le caractère factice. Pour s’adonner à une telle pratique, il faut que le prince ait eu en lui quelque chose de ce fauve qu’il imite. La peau de bête colle, en quelque sorte, au dos de Néron. Le même phénomène apparaît lorsqu’il joue à être femme, et qu’il 42 Suet., Ner., 29, 2. On a évoqué des noces rituelles, célébrées dans le cadre d’initiations à des cultes orientaux : Walter Allen, « Nero’s Eccentricities Before the Fire (Tac. An., 15, 37) », in : Numen 9, 1962, p. 99-109 ; Eugen Cizek, Néron, Paris, Fayard, 1982, p. 41-42. Pour Edward Champlin, Nero, Cambridge-Londres, The Belknap Press of Harvard University Press, 2003, p. 165-169, la cérémonie initiatique serait parodiée. 43 Canacen parturientem, Suet., Ner. 21. 44 DC., LXIII, 9-10 ; LXIII, 22. 45 DC., XLII, 6. Alain M. Gowing, « Cassius Dio on the reign of Nero », in : ANRW II, 34.3, 2558-2590, considère le thème de « l’effeminacy » essentiellement à travers l’analyse du discours de Boudicca, p. 2580-2583. 46 Dupont & Eloi, 2001, p. 320. 47 Suet., Ner. 29, 1 ; DC., 63, 13, 2. Lire Champlin, 2003, p. 69-70. Selon Allen, 1962, p. 106 sq., l’attitude de Néron doit être interprétée en fonction du culte de Mithra. Lire également Cizek, 1982, p. 42.

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feint une attitude que seule permet normalement la physiologie féminine. L’amateur d’hermaphrodisme est alors pris à son propre jeu et c’est ce qui apparaît très nettement chez Dion Cassius. Les propos du soldat ou de Vindex déterminent un regard qui dénie à l’illusion néronienne son statut de simple apparence. Celui qui cherche à contrefaire la femme ne peut être tout à fait un homme. À quel genre appartient, au bout du compte, ce prince androgyne ? On ne saurait dire le sexe de la bête fauve qui surgit de sa cage pour s’en prendre indifféremment aux parties génitales des femmes et des hommes qui lui sont livrés. Unique en son genre, à tous les sens du terme, Néron ne déclenche pas seulement l’horreur ou le dégoût. Il peut aussi être l’objet de plaisanteries sarcastiques et profondément révélatrices, comme ce bon mot qu’aurait suscité son mariage avec Sporus et que cite Suétone : « Quel bonheur pour l’humanité si Domitius avait pris une telle femme ! »48. La nature offensée En considérant la monstruosité néronienne à travers le prisme de l’engendrement et des rapports qu’il détermine, nous avons constaté que les transgressions opérées par Néron affectent ce que les Anciens conçoivent comme un ordre universel, défini en rapport avec des normes perçues comme naturelles. L’action de l’empereur apparaît ainsi comme allant à l’encontre de la nature elle-même, y compris en ce qu’elle porte atteinte à la fonction vitale de la reproduction. Si son attrait pour l’androgynie correspond à une remise en cause de la distinction entre les ordres masculin et féminin, il implique aussi, comme le suggère la plaisanterie sur son union avec Sporus, l’impossibilité de se reproduire sexuellement. On relèvera également une anecdote de Suétone concernant l’interdiction faite aux spectateurs de sortir du théâtre pendant les exhibitions du souverain. Selon le biographe, des femmes enceintes furent contraintes d’accoucher sur place49. C’est précisément par ce type d’excès que se dénonce le caractère tyrannique, celui-ci n’admettant pas que la fonction la plus fondamentale dans l’ordre de la nature puisse déterminer une règle qui supplanterait celle imposée par son propre caprice. Dans un récit dû à Dion Cassius cette fois, le rapport entre l’atteinte à la nature et la notion de fertilité est établi sur un autre plan. Ce qui est alors en question, c’est le creusement de grands canaux qu’a initié l’empereur, opération qui pouvait apparaître comme sacrilège. La tentative de percement 48

D’après Suet., Ner., 6, 2, Cn. Domitius Ahenobarbus aurait dit, après la naissance de Néron, que d’Agrippine et de lui ne pouvait rien naître qui ne soit funeste pour l’État. 49 Suet., Ner., 23, 3.

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d’une voie navigable dans l’isthme de Corinthe est ainsi qualifiée par Pline de nefastum inceptum50. Dion Cassius rapporte qu’aux premiers coups de pioche, du sang jaillit du sol, aussitôt accompagné de cris de douleur et de l’apparition de spectres. Devant l’effroi des ouvriers, Néron s’empare d’une bêche et se met lui-même à creuser pour donner l’exemple51. Le symbole est clair. Assumant jusqu’au bout l’impiété de son acte, l’empereur ouvre en personne le ventre fécond de la terre, dont il a découvert ce qui doit rester caché en son sein : la source de la vie et les esprits happés par la mort. Son entreprise démiurgique est dénoncée comme visant à transformer ce que l’homme ne peut modifier : l’espace géographique dans lequel il vit. Elle équivaut à une profonde rupture dans l’équilibre universel, que révèle le viol de la terra mater52. Par son caractère merveilleux, par le geste hors du commun qu’il prête à Néron, cet épisode annonce certains récits que le Moyen-âge produira plus tard sur le prince. Quand Suétone et Dion Cassius évoquaient l’accouchement de Néron, ils faisaient référence à la fiction théâtrale qu’induisait la représentation de la Canacem parturientem. Il faut cependant souligner que, chez l’historiographe grec, s’opérait un glissement vers une forme d’objectivation de la grossesse néronienne, glissement rendu possible par les propos mis dans la bouche du soldat naïf et de Vindex. Bien plus tard, au début du VIIIème siècle, la Chronique rédigée en Égypte par Jean de Nikiou explique la fin prématurée du prince par le fait que son ventre avait enflé à la manière de celui d’une femme enceinte. Ce gonflement provoquant de violentes douleurs, Néron demande aux médecins de le secourir. Ceux-ci, croyant qu’il portait un enfant, lui ouvrent l’abdomen, entraînant ainsi sa mort53. Ce texte pourrait certes constituer un écho à la scène théâtrale évoquée par les auteurs anciens. La maladie de Néron, rapprochée d’une grossesse, transposerait sur le plan de la réalité historique ce qui était à l’origine illusion théâtrale. Mais l’échec des médecins, justement dû à l’absence de grossesse, inclinerait plutôt à penser que le mal de Néron doit être mis en rapport avec ce dont le rôle de Canacé constitue un des indices majeurs : l’androgynie du prince. Dans le récit de l’évêque, les Romains provoquent la fuite et la déchéance de l’empereur quand ils apprennent que ce dernier, après s’être livré à la sodomie, s’est donné en mariage en tant qu’épouse. Il en ressort également que ce sont ses débauches, où il s’est offert comme une femme, qui entraînent la punition de Dieu et le mal auquel il finira par 50

« Entreprise maudite », Plin., IV, 5. DC., LXIII, 16. 52 Sur le lien entre terre, femme et fécondité, Mircea Eliade, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 2009 (Das Heilige und das Profane, Hamburg, 1957), p. 127 sq. 53 Chronique de Jean, évêque de Nikiou, texte éthiopien publié et traduit par H. Zotenberg, Paris, Imprimerie Nationale, 1883, chapitre LXX, p. 290. 51

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succomber. Instruments involontaires du châtiment divin, les médecins jouent donc un double rôle symbolique. D’une part, leur diagnostic manifeste l’extrême degré de féminisation de Néron, puisqu’ils le croient enceint ; d’autre part, l’opération qu’ils pratiquent, en provoquant la mort du prince, révèle que son ventre ne recelait en fait rien d’autre que la punition de sa perversité passée. Ce sont ses mœurs homosexuelles qui sont ici essentiellement en cause. Punie de mort dans la société chrétienne, l’homosexualité entraînait nécessairement la condamnation de Néron54. Du reste, on sait qu’à partir du IIe siècle, la tradition chrétienne a forgé de l’empereur une image extrêmement noire. Héritière de la topique développée par les auteurs païens hostiles au souverain, elle se nourrit également du souvenir de la persécution que les adeptes du christianisme subirent pour la première fois sous son règne. Les conditions obscures de sa mort, l’apparition de plusieurs « faux Nérons » dans les années qui suivirent, favorisèrent les légendes évoquant son retour. Sous l’influence des conceptions antérieures et d’une tradition apocalyptique annonçant sa funeste réapparition, la figure néronienne fut identifiée avec l’Antéchrist, ou considérée comme son agent démoniaque. Largement diffusée à partir du IVème siècle, cette représentation anhistorique d’un Néron incarnant l’opposition maléfique au Christ va nourrir l’imaginaire du Moyen-âge. C’est dans ce contexte qu’il faut replacer l’existence de toute une tradition faisant état de l’accouchement par Néron d’une grenouille. Roberto Zapperi la fait remonter au moins au IXème siècle, avec l’apparition d’une étymologie fantaisiste du nom de « Latran », qui désignait la résidence des papes dans l’Europe médiévale55. Le terme « Latran » viendrait ainsi de l’expression lata rana : « grosse grenouille » ou latens rana : « grenouille cachée » et aurait, à l’origine, servi à nommer la partie de la ville où résidait l’empereur, voire son palais lui-même. L’animal apparaît d’abord comme le fruit d’amours homosexuelles de Néron, ce qui peut faire écho au thème illustré par Jean de Nikiou. Dans certaines versions, plus tardives, la naissance de la grenouille résulte d’un caprice de l’empereur, qui aurait souhaité pouvoir accoucher à l’instar des femmes. Une des illustrations les plus remarquables de cette variante se trouve dans un passage de La légende

54 Roberto Zapperi, L’homme enceint. L’homme, la femme et le pouvoir, traduit de l’italien par Marie-Ange Maire-Vigueur, PUF, 1983 (L’uomo incinto. L’uomo, la donna e il potere, Lerici, 1979), p. 127 ; Yves Perrin, « Le prince, le diable, le Bon Dieu et la grenouille : images médiévales de Néron », in : Maisons de Dieu et hommes d’église. Florilège en l’honneur de Pierre-Roger Gaussin, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 1992, p. 237-263. 55 Zapperi, 1983, p. 120 sq.

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dorée de Jacques de Voragine, auteur génois du XIIIème siècle, que nous citons dans sa traduction française56 : « [Néron] ordonna de tuer sa mère et de l'éventrer, pour voir de quelle manière elle l'avait tenu au chaud dans sa matrice. Mais les médecins lui reprochaient le meurtre de sa mère en disant : « Les lois interdisent, et le droit divin défend qu'un fils tue sa mère, qui l'a mis au monde au prix de douleurs et qui l'a élevé avec tant de peines et d’inquiétude. » Néron leur dit alors : « Faites-moi donc concevoir un enfant et accoucher ensuite, pour que je puisse savoir quelle a été la douleur de ma mère ! » II avait conçu cette nouvelle lubie d'accoucher, parce qu'en passant par la ville il avait entendu les cris d'une femme en couches. Les médecins lui dirent : « Ce n'est pas possible car c'est contraire à la nature, et ce n'est pas imaginable car ce n'est pas conforme à la raison. » Néron leur répliqua alors : « Si vous ne me faites pas concevoir et accoucher, je vous ferai tous mourir d'une mort cruelle. » Alors les médecins, dans les potions qu'ils lui préparaient, lui firent avaler une grenouille à son insu et, par leurs artifices, ils la firent grandir dans son ventre ; et aussitôt son ventre, ne supportant pas cette présence contre nature, se mit à gonfler, de sorte que Néron se crut enceint (…). En proie à de très fortes douleurs, il finit par dire aux médecins : « Hâtez le moment de l'accouchement, car c'est à peine si la douleur de l'enfantement me laisse du souffle pour respirer. » Alors ils lui firent boire une potion émétique, et il rendit une grenouille affreuse à voir, imprégnée d'humeurs et couverte de sang ». On s’est bien évidemment interrogé sur les origines de cet étrange rejeton. En effet, différentes raisons peuvent expliquer le choix de la grenouille. Plutarque, dans un passage des Moralia, relate comment l’âme de Néron, torturée aux Enfers, se voit condamnée à prendre la forme d’un animal chantant au bord des lacs et des marais57. Selon R. M. Frazer, ce récit doit être mis en relation avec les références de Suétone et Dion Cassius au 56 Jacques de Voragine, La légende dorée, sous la direction d'A. Boureau, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2004, p. 458-459. Le titre original du texte latin est Legenda aurea. 57 Plut., Moralia, 767f-568a.

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rôle de Canacé, sur lequel nous revenons une fois encore. Un jeu de mots aurait permis d’associer, en grec, le nom de l’héroïne au coassement, et d’établir ainsi un rapprochement sarcastique entre le cri du batracien et la voix du prince58. Réinterprétée en fonction des codes médiévaux du christianisme, l’association entre Néron et la grenouille aurait pris une forme nouvelle, en s’appropriant l’image de l’accouchement contenue dans les sources antiques, ou, plus globalement, le thème de la grossesse homosexuelle, ultime aboutissement de l’androgynie néronienne. Il faut ajouter que le lien entre l’empereur et le batracien apparaît déjà dans l’Apocalypse de Jean59. Il y est en effet indiqué que les trois esprits impurs vomis par la Bête, à laquelle Néron est justement assimilé, ont l’apparence de grenouilles. Crapauds et grenouilles étaient des animaux consacrés au démon et qui pouvaient le personnifier. Enfin, la grenouille symbolisait l’enfantement et la régénération60. Image prodigieuse d’une reproduction fondée sur la métamorphose, elle devait apparaître comme l’animal le plus à même d’être engendré dans des conditions anormales. La croyance selon laquelle des œufs de grenouille pouvaient éclore dans l’estomac, dont on retrouve la trace dans notre extrait, révèle sans doute, comme l’affirme R. Zapperi, l’influence des contes populaires sur les versions tardives de l’accouchement néronien61. Dans le cas de Jacques de Voragine, elle sert aussi une volonté de rationalisation, expliquant par une intervention humaine, en l’occurrence le subterfuge des médecins, un fait a priori extraordinaire. Mais à travers le rôle qu’il fait jouer aux praticiens, l’auteur génois oriente son récit vers une thématique particulière, bien mise en valeur par Yves Perrin : la condamnation d’une quête scientifique de la connaissance qui s’écarterait de la vérité révélée62. Cette question prend ici le pas sur celle des mœurs néroniennes63. Ainsi, c’est pour voir l’endroit où il a été conçu que Néron fait tuer Agrippine. Ce motif fait probablement écho à la curiosité malsaine que le prince aurait manifestée, selon certaines sources antiques, face au cadavre de sa mère. Mais cet intérêt pour le ventre maternel nous semble tout autant suggéré par la dernière réplique d’Agrippine, qui implique justement une sorte d’éventrement probatoire. Le 58

Richard MacIlwaine Frazer, « Nero, The Singing Animal », in : Arethusa 4, 1971, p. 215218. 59 Ap., 16, 13-14. 60 Claude Roussel, Conter de geste au XIVe siècle, Inspiration folklorique et écriture épique dans la Belle Hélène de Constantinople, Genève, Droz, 1998, p. 304 ; Fernand Cabrol, Henri Leclercq et Henri-Irénée Marrou, Dictionnaire d'archéologie chrétienne et de liturgie, Paris, 1907-1953, t. VI, 2, col. 1810-1814. 61 Zapperi, 1983, p. 122 sq. 62 Perrin, 1992, p. 253 sq. 63 Le mariage de Néron avec Pythagoras est évoqué dans la suite du récit, donc après l’épisode de la grenouille.

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discours moralisateur des médecins permet de formuler l’interdit du matricide, mais a pour conséquence paradoxale d’inciter leur maître à briser un second interdit. En effet, il conçoit aussitôt le projet d’accoucher comme sa mère, enfreignant ainsi les règles les plus fondamentales de la nature. Or, cette nouvelle transgression puise sa source dans le désir d’aller plus loin dans la connaissance de l’enfantement, puisqu’il s’agit de connaître intimement le processus de la maternité, jusque dans les affres qu’elle provoque. Le caprice du souverain cristallise donc, par sa dimension monstrueuse, la conception selon laquelle toute volonté de connaissance scientifique s’oppose nécessairement à l’ordre divin. Nous retrouvons ainsi, reformulée à travers les codes de l’imaginaire médiéval et de la pensée chrétienne, la condamnation de celui qu’on accusait déjà, dans l’Antiquité, de porter atteinte aux lois qui régissent le monde. Au bout de sa gestation douloureuse, c’est l’image de sa propre monstruosité que Néron engendre. La malheureuse créature devient, en quelque sorte, l’hypostase du prince, et subira par la suite un sort aussi malheureux que le sien : chassée de la ville puis brûlée, elle fournira à la communauté l’occasion de se purifier des crimes commis par son géniteur. Notre parcours nous a donc mené du uentrem feri au uentrem ferre64 : du ventre meurtri de la mère, au ventre engrossé du fils. Qu’il soit considéré en tant qu’objet ou en tant que sujet de l’engendrement, le dernier Julioclaudien concentre les traits qui permettent de le désigner comme un être à part : il est celui qui remet en cause le jeu normal des relations familiales, les règles propres à une sexualité procréatrice, voire l’ordre biologique de la nature elle-même. Une telle caractérisation trouve son origine dans l’action de Néron, mais aussi dans l’image qu’il a forgée de lui-même. Par la suite, les enjeux idéologiques, les codes religieux et culturels pourront changer, le prince demeurera le symbole du comportement contre-nature. Pour les auteurs anciens comme pour les chroniqueurs médiévaux, sa conduite ne peut que déterminer sa filiation. Les premiers le voient anéantir sa lignée, les seconds lui inventent une postérité monstrueuse. Il est tout à fait significatif qu’à l’inverse, le Néron de la tradition talmudique, repenti et converti au judaïsme, soit doté d’un illustre descendant : Rabbi Méir, le rabbin le plus éminent du IIème siècle65.

64

Expression que l’on trouve en latin pour désigner l’état de grossesse (par exemple, Liv., I, 34, 2). 65 Mireille Hadas-Lebel, « La figure de Néron dans l’histoire et la tradition juives », in : Y. Perrin (éd.), Neronia VIII. Bibliothèques, livres et culture écrite dans l’Empire romain de César à Hadrien, Bruxelles, Latomus, 2010, p. 352-358.

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IV. Les petits-fils de la louve

Pour en finir avec la filiation : l’Héliogabale d’Antonin Artaud Lorraine DUMENIL Université de Rome-La Sapienza 218-222 : Iam pridem Syrus in Teberim defluxit Orontes1 L’avènement de Varius Avitus Bassianus, que l’Histoire retiendra comme Élagabal, petit-neveu de Caracalla arrivé au pouvoir en 218, semble confirmer a posteriori la prédiction de Juvénal. Descendant de l’épouse de Septime-Sévère, Julia Domna, il est l’héritier de ces princesses syriennes bassianides dont les intrigues décident alors le sort de l’Empire. Que sous son court règne le fleuve Oronte, qui baigne la ville d’Emèse en Syrie, se « déversa » effectivement dans le Tibre, charriant avec lui des ferments malsains qui allaient peu à peu gangréner l’Empire, voilà ce que semblent indiquer les témoignages de Dion Cassius et d’Hérodien, qui furent ses contemporains, ainsi que le portrait rétrospectif qu’en dresse au IVe siècle l’Histoire Auguste. Âgé de quatorze ans au moment de son arrivée au pouvoir, Élagabal est décrit comme un adolescent efféminé et bizarre, totalement sous la coupe des femmes qui l’entourent – Julia Soaemias, sa mère, Julia Mamaea, sa tante et mère du futur empereur Alexandre Sévère qui lui succèdera, et surtout Julia Maesa, sa grand-mère, belle-sœur de Septime-Sévère, qui n’hésite pas à répandre le bruit que ses petits-fils sont les descendants de Caracalla afin d’évincer Macrin et de reprendre les rênes du pouvoir. Grand-prêtre du soleil, dont il porte le nom, Élagabal s’intéresse peu aux intrigues politiques, qu’il laisse aux femmes de sa famille, mais prend très à cœur ses responsabilités sacerdotales et cherche à imposer à Rome le culte de son dieu. Avec cet empereur toujours occupé de sacrifices et de danses, qui refuse de se plier aux coutumes romaines et entre triomphalement dans l’Vrbs vêtu d’habits exotiques, c’est l’Orient qui envahit l’Occident. Les historiographes insistent sur l’anarchie qui s’instaure alors. Le nouvel empereur bafoue toutes les règles en vigueur : il instaure un sénat de femmes, distribue les charges et les fonctions selon son bon plaisir, humilie les rites et les symboles ancestraux, se complaît dans le faste et la 1

Iam pridem Syrus in Tiberim defluxit Orontes / Et linguam, et mores, et cum tibicine chordas / Obliquas, nec non gentilia tympana secum / Vexit, écrivait Juvénal au Ier siècle, dans la troisième de ses Satires (v. 60-62) : « Il y a longtemps que de Syrie l’Oronte est venu se jeter dans le Tibre ; c’est la langue et les mœurs de là-bas, c’est la harpe aux cordes obliques, ce sont les flûtes et les tambourins barbares que ce fleuve charrie dans ses eaux » (trad. et éd. P. de Labriolle et F. Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1983, p. 26).

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luxure, de sorte qu’il rejoindra, au terme de quatre années d’un règne plein de débauche, la longue liste des « Césars fous ». Le rédacteur présumé de la section de l’Histoire Auguste qui lui est consacrée, Lampride, indique ainsi que « jamais il n’aurait rédigé une biographie d’Héliogabale Antonin (qui s’appelait aussi Varius) afin que personne ne sut qu’il avait été l’empereur des Romains, si ce même Empire n’avait eu auparavant des Caligula, des Néron et des Vitellius2 ». Notons toutefois que ce portrait à charge est en partie motivé par des raisons morales ou historiques. Ainsi Lampride, condamnant « l’imagination » des textes d’Hérodien et de Dion Cassius – alors pourtant qu’il vient lui-même de se livrer à une énumération sans fin des plaisirs et des débauches d’Élagabal – soutient que « ces histoires et quelques autres qui dépassent la crédibilité ont été forgées, je pense, par ceux qui voulaient dénigrer Héliogabale au profit d’Alexandre (Sévère)3 ». C’est que, à la différence des autres historiographes, sa condamnation d’Élagabal n’est pas destinée à faire ressortir par contraste la bonté d’Alexandre Sévère, mais à condamner la tentative d’unification religieuse de Constantin qui trouvait dans le culte du soleil instauré par l’empereur au IIIe siècle des prémisses indiscutables4. Moins connu que Néron ou Caligula, ses illustres prédécesseurs, Élagabal, sombrera toutefois dans un certain oubli, avant de resurgir au tournant du XXe siècle. 1888-1935 : la résurrection d’un mythe Entre 1888 et 1910, un foisonnement d’œuvres les plus diverses – romans, films, tableaux, opéras – témoigne d’un regain d’intérêt surprenant pour cette figure somme toute mineure de l’histoire romaine. Citons 2

Lamp., Hel., I, 1 : Vitam Heliogabali Antonini, qui Varius etiam dictus est, numquam in litteras misissem, ne quis fuisse Romanorum principem sciret, nisi ante Caligulas et Nerones et Vitellios hoc idem habuisset imperium (trad. et éd. R. Turcan, Paris, Les Belles Lettres, 1993, p. 79). 3 Lamp., Hel., XXX, 1-8 : Sed et haec nonulla fidem transeuntia credo esse ficta ab his qui in gratiam Alexandri Heliogabalum deformare uolerunt (Turcan, 1993, p. 109). 4 L’Histoire Auguste, dont on situe généralement l’écriture sous Constantin, participe quant à elle d’une « atmosphère » (le mot est d’André Chastagnol qui propose, en 1994, une édition de l’Histoire Auguste chez Robert Laffont, coll. « Bouquins ») résolument païenne qui s’oppose aux tentatives d’unification chrétienne et dénonce dès lors aussi bien Élagabal que son successeur Alexandre, coupable selon elle d’intolérance envers la diversité cultuelle. Nous renvoyons aux propos d’André Chastagnol dans son édition de l’Histoire Auguste : « La critique de l’installation à Rome du culte syrien du Baal d’Emèse ainsi que des autres changements religieux qui l’ont suivie sous-tend ou sous-entend celle des profondes mutations dues à Constantin en faveur du Christianisme. Élagabal est ici un doublet du premier empereur chrétien, même si, avec ironie, c’est à ce dernier que la Vie est adressée » (Chastagnol, 1994, p. CXXXIX).

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L’agonie de Jean Lombard (1888)5, l’Héliogabale raconté par les historiens grecs et latins de Georges Duviquet (1903), l’Élagabal de Henry Mirande (1910) ou encore l’œuvre de Jean Lorrain Le vice errant (1903), dans laquelle l’empereur romain fait une apparition remarquée. L’empereur constitue par ailleurs le sujet de deux films muets : Héliogabale, réalisé en 1909 par André Calmettes pour le compte de la Pathé, suivi deux années plus tard par un Héliogabale, ou L'orgie romaine commandé à Louis Feuillade par la société de production Gaumont. Cette soudaine résurgence de la figure d’Élagabal au tournant du siècle obéit à des motivations idéologico-poétiques pour le moins paradoxales. « Figure de l’inquiétude6 », l’empereur romain offre aux artistes fin-de-siècle un modèle tout trouvé, qu’il s’agisse de condamner à travers lui une société contemporaine comparable à la Rome décadente du IIIe siècle, ou bien à l’inverse de célébrer par l’exemple de sa vie la quête de liberté et d’esthétisme dans lequel toute une génération de symbolistes décadents se reconnaissait volontiers. Puis l’empereur décadent tombe de nouveau dans l’oubli, avant de refaire surface, une quinzaine d’années plus tard, avec la parution coup sur coup de trois ouvrages : Élagabal ou un Lénine de l'androgynat de Louis Estève (1933), Héliogabale, orgies romaines de Maurice Duplayet et Pierre Bonardi (1935) et Héliogabale ou l’anarchiste couronné d’Antonin Artaud, publié le 28 avril 1934 par les éditions Denoël7. Si l’ouvrage de Duplayet et Bonardi renoue avec la veine symboliste décadente fin-de-siècle, les deux autres livres participent d’un véritable changement de paradigme, puisque Élagabal devient soudainement le héros de l’« anarchisme ». Mais encore faut-il s’entendre sur ce terme. Alors que l’opuscule d’Estève fait des excès de l’empereur romain – et notamment de ses excès sexuels – non plus le miroir d’une société décadente mais l’outil

5 Cet ouvrage servira, deux décennies plus tard, à l’écriture du livret d’une tragédie lyrique d’Émile Sicard, sur une musique de Déodat de Séverac. 6 Marie-France David-de-Palacio, Reviviscences romaines : la latinité au miroir de l’esprit fin-de-siècle, Berne, Paul Lager, 2005, p. 190. Cet ouvrage, remarquablement documenté, consacre deux chapitres à la reprise « fin-de-siècle » de la figure d’Élagabal dans les lettres européennes. Il met notamment en évidence que les auteurs décadents voient en Élagabal un « détournement systématique des valeurs » qui « substitue l’esthétisme à la morale, le narcissisme et l’hédonisme au politique et au religieux » et incarne ainsi « les prérogatives de la décadence romaine telle que la relit la fin du XIXe siècle » (p. 206). 7 À partir de maintenant, nous différencierons Élagabal, le personnage historique, d’Héliogabale, qui désigne sa reprise par A. Artaud (l’auteur s’inspire ici de la graphie présente dans l’Histoire Auguste, « Héliogabalus », forme latinisée d’Élagabal). Nous mentionnerons désormais les références à Héliogabale ou l’anarchiste couronné en indiquant le numéro de page correspondant à sa reprise dans l’édition des Œuvres d’A. Artaud en collection « Quarto » chez Gallimard (Paris, 2004, É. Grossman éd.) précédé de la mention « H ». On notera par ailleurs qu’Artaud modifie la graphie de certains noms, notamment ceux des quatre « Julie » bassianides.

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d’une lecture politique8, le célèbre ouvrage d’Artaud voit dans l’anarchisme une force avant tout métaphysique. En ce sens, le poète se démarque franchement du traitement que l’époque précédente avait fait subir à la figure d’Élagabal. Dans la diatribe qu’il adresse aux historiographes antiques accusés de « s’attarder sur les turpitudes d’Héliogabale parce que leur description anecdotique flatte leur goût de la crapule et leur amour de la facilité9 », on entend à l’évidence une condamnation à peine déguisée de la prose des symbolistes, qui témoignaient bien souvent d’un semblable goût pour le détail facile et l’anecdote à caractère scabreux. On se tromperait toutefois lourdement en prêtant à Artaud une quelconque ambition historique. S’il s’appuie sur un travail de documentation minutieux10, on relève dans son Héliogabale de nombreuses confusions, des imprécisions chronologiques, des traductions douteuses. Luimême affirme que si « les dates sont vraies », les vérités sont « volontairement FAUSSÉES dans la forme » et que « beaucoup de détails sont inventés11 ». Tournant résolument le dos à toute perspective documentaire, il donne à son essai une dimension philosophique et spéculative, s’écartant de la structure linéaire propre au récit de vie afin de dégager le sens métaphysique d’un destin profondément « monstrueux » : « Dans une vie dont la chronologie est impossible, mais où les historiens, qui racontent tout au long ses cruautés sans date, voient un monstre, je vois, moi, une nature d’une plasticité prodigieuse12 ». Artaud ne conteste ni la cruauté ni la monstruosité du personnage, mais il en réinterprète systématiquement les signes : « tous les événements historiques dont le point de départ est vrai sont interprétés13 » affirme-t-il. Or cette relecture va constamment dans le sens d’une justification métaphysique 8

Si, comme l’a remarqué Marie-France David-de-Palacio, les auteurs symbolistes célèbrent déjà l’anarchisme d’Élagabal, c’est en raison d’une fascination pour la décadence omniprésente dans leurs œuvres. Bien au contraire, l’anarchisme, au sens d’Estève ou d’Artaud est tout sauf un ferment de décadence : « l’Orient, loin d’apporter ses maladies et son malaise, a permis de garder le contact avec la Tradition […]. D’un point de vue métaphysique, l’Orient a toujours été dans un état de rassurante ébullition » affirme Artaud (H, 407). 9 H, 436. 10 Dans une lettre à Anaïs Nin, du 15 avril 1933, Artaud confesse qu’il « travaille toute la journée à Héliogabale » et qu’il est « pris tout le jour par des recherches dans les bibliothèques ». 11 Lettre à Jean Paulhan du 1er juin 1934 (Artaud, 2004, p. 476). Nous reviendrons un peu plus loin sur le détail de ces falsifications qui sont toujours profondément motivées. 12 H, p. 454. 13 Lettre à Jean Paulhan du 1er juin 1934, txt. cit.

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de chaque acte de l’empereur, Artaud se faisant un devoir de récuser l’idée de gratuité généralement attribuée à la folie d’Élagabal : « Rien de gratuit … dans cette merveilleuse ardeur au désordre qui n’est que l’application d’une idée métaphysique et supérieure de l’ordre, c’est-à-dire de l’unité […]. Cette somptuosité religieuse a un sens, … comme tous les actes d’Héliogabale empereur ont un sens, contrairement à ce que l’Histoire en dit14 ». Pourquoi une telle insistance sur l’ordre profond qui sous-tendrait les décisions et les gestes d’Élagabal, à rebours de toute une tradition historiographique ? Pourquoi vouloir à tout prix attribuer du « sens » à ce qui ne semble relever que de la monstruosité gratuite d’un empereur fou ? Le tour de force d’Artaud est d’avoir su réinvestir une commande et dépasser les limites de l’admiration épocale pour une figure tendancieuse. Car si le poète s’est autant intéressé à celui que l’histoire ne retient que comme un « César fou » particulièrement débauché et cruel, c’est que ce personnage lui permettait de dramatiser l’un des conflits centraux qui traversaient son œuvre : celui de la génération. L’anarchie et l’économie de la cruauté Les historiens, nous l’avons souligné, ne cessent de mentionner la « monstruosité » d’Élagabal. Celle-ci prend plusieurs formes, toutes reprises et commentées à des degrés divers dans l’ouvrage d’Artaud. Si l’on reconnaît généralement dans la monstruosité le signe de ce qui échappe à la norme, et notamment de ce qui outrepasse les limites de la nature humaine – pour en révéler, par différence, les caractéristiques intrinsèques –, cette monstruosité investit, dans la geste d’Élagabal, au moins quatre plans bien distincts. Relevons tout d’abord l’insistance des historiens pour les dépenses et les fastes du règne d’Élagabal, qui prend un plaisir évident au gaspillage élevé au rang d’art de vivre15. Gageons que derrière le caractère absurde de la démesure qu’ils décrivent, se cache une réelle inquiétude face à qui échappe à la raison et à la logique ordonnée d’une juste économie. Si, depuis les Grecs, le gouvernement de l’oikos est calqué sur le modèle du gouvernement de soi-même, on imagine la menace que représente un tel empereur, mû par un principe d’ubris et de stérile dépense qu’il applique à soi-même et aux 14

H, 460-462. Voir notamment les longues énumérations que l’Histoire Auguste consacre aux festins dressés par l’empereur : Lamp., Hel, XXXI et XXXII (Turcan, 1993, p. 108-111). 15

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autres. De fait, l’Histoire Auguste le présente comme un véritable tyran et l’importance que prend le récit de sa vie dans l’économie générale de l’ouvrage en fait un symbole politique : l’inverse absolu de l’image du bon gouvernement16. Le comportement d’Élagabal est par ailleurs empreint d’une extrême cruauté, caractéristique généralement considérée comme une manifestation extérieure à l’humain. Ainsi Aristote, dans l’Etique à Nicomaque, fait de la cruauté un signe de « bestialité », de « maladie » ou encore de « folie » : « Parmi les insensés, il en est que la nature a privés du raisonnement et qui vivent uniquement au gré de leurs sens : leur état tient de la bête, comme certaines races de lointains barbares 17 ». Comme Néron et Caligula avant lui, Élagabal serait ainsi l’un de ces empereurs fous dont la « maladie », à laquelle s’adjoint dans son cas la « barbarie » orientale, viendrait rendre compte des excès18. Originaire de Syrie, Élagabal refuse en outre de se plier aux règles romaines et pousse le vice jusqu’à placer les plus hauts symboles de l’Vrbs sous la tutelle de l’idole qu’il vénère, la pierre noire d’Emèse, menaçant par là même la cohérence de l’Empire19. La « monstruosité » d’Élagabal est donc, quel que soit le plan sur lequel elle se manifeste, profondément anarchique. Et c’est cela qui a, à l’évidence, tant fasciné Artaud. Ce que révèle à ses yeux le destin de l’empereur, c’est que la monstruosité est l’anarchie, lorsque celle-ci s’incarne en un homme prêt à sacrifier sa propre personne – son corps et sa raison – à l’appel d’un ordre supérieur qui demande encore à être instauré. Héliogabale ou l’anarchiste couronné fait alors de l’empereur romain le héros d’une 16 La « Vie d’Élagabal » compose en ce sens, avec la « Vie d’Alexandre Sévère », un véritable diptyque figurant le bon et le mauvais gouvernement. 17 Livre VII [1149 a 10], trad. et éd. R. Bodéüs, Paris, Flammarion, 2004, p. 371. 18 L’Histoire Auguste considère également comme une preuve d’extrême bestialité les pratiques sexuelles de l’empereur : « Qui, de fait, pouvait tolérer un prince accueillant la débauche par tous les orifices de son corps ? On ne l’admettait pas chez une bête » (Lamp., Hel., V, 2, Turcan, 1993, p. 84 : Qui enim ferre posset principem per cuncta caua corporis libidinem recipientem, cum ne beluam quidem talem quisquam ferat ?). D’une manière générale, on relève à ce propos une grande proximité entre les descriptions présentes dans la « Vie d’Élagabal » et les anecdotes rapportées dans les « Vies » de Néron, de Caligula ou encore de Commode, toutes caractérisées par une débauche sexuelle et une cruauté qui témoignent de leur caractère monstrueux, cet hubris qui les rejette hors des frontières de l’humain. 19 Il arrache le feu sacré de Vesta au Forum, déplace la statue du Palladium, les boucliers sacrés de Mars et la pierre noire de Cybèle, pour les placer dans l’Élagabalium qu’il a fait construire sur le Palatin en hommage à son Dieu. Il soumet ainsi tous les symboles de Rome à une divinité étrangère, ce bétyle noir qui l’a accompagné d’Emèse à Rome : « Parmi les plus flagrantes violations des lois, se place le culte d’Élagabalus ; non seulement à cause de l’introduction à Rome d’une divinité étrangère […] mais aussi à cause de la supériorité qu’il lui attribuait » (DC., Histoire Romaine, LXXX, 11, E. Gros et V. Boissée (éd.), Paris, Firmin Didot, 1870, p. 567).

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« attaque menée à fond contre l’anarchie romaine20 ». Reprenant un passage de l’Histoire Auguste qui insiste sur l’inversion systématique des valeurs à laquelle se livre l’empereur, qui « nomma des affranchis gouverneurs, légats, consuls, généraux » et « promut aux autres charges des gens que lui recommandait l’énormité de leur membre viril21 », Artaud réécrit cette strate historique en expliquant « métaphysiquement » ce qui paraît dépourvu de sens : « Il continue son entreprise de rabaissement des valeurs, de monstrueuse désorganisation morale, en choisissant ses ministres sur l’énormité de leur membre22 ». L’action scabreuse se voit ainsi définie comme une « entreprise » rationnelle, empreinte d’une cruauté dont le but avoué est de déstabiliser les fondements de l’Empire. Or ce renversement de toutes les valeurs qu’il voit à l’œuvre dans la geste d’Élagabal est théorisé, à la même époque, dans ses textes consacrés au théâtre, et notamment dans ce saisissant opuscule de 1933 qui fait de la peste une métaphore du théâtre23. Comme la peste, l’acte théâtral survient, pour Artaud, dans le contexte d’une civilisation moribonde, exsangue, qu’il s’agit de régénérer. Sa pensée rencontre sur ce point celle de Nietzsche, et il souscrit notamment à cette idée défendue par le philosophe dans Le gai savoir, selon laquelle il faudrait en passer par la maladie pour arriver à la « grande santé ». Face à un monde malade, il ne reste qu’à devenir un « authentique aliéné », c’est-à-dire « un homme qui a préféré devenir fou, dans le sens où socialement on l’entend, que de forfaire à une certaine idée supérieure de l’honneur humain24 ». Et c’est à ce point qu’intervient le théâtre qui, comme la peste, offre la possibilité d’un « désastre social complet, un exorcisme total25 » qui 20

H, 451. Lamp., Hel., XI, 1 et XII, 1 (Turcan, 1993, p. 90 et 91 : Fecti libertos praesides, legatos, consules, duces omnesque. (…) Ad honores reliquos promouit commendatos sibi pudibilium inormitate membrorum). Voir également Hérodien, Histoire des empereurs romains, V, 8, 1, éd. D. Roques, Paris, Les Belles Lettres, coll. « La roue à livres », 1990, p. 149 : « ainsi tout ce qui, autrefois, paraissait vénérable subissait l’insulte et l’outrage de ses égarements ». 22 H, 464. 23 « Le théâtre et la peste », texte d’une conférence prononcée en Sorbonne le 6 avril 1933, remanié et publié dans la NRF, n° 253 du 1er octobre 1934, repris dans Artaud, 2004, p. 510521. Nous indiquerons désormais les références à ce texte par le numéro de page correspondant dans cette édition, précédé de la mention « TP ». 24 Van Gogh, le suicidé de la société, Paris, K éditeur, 1947, repris dans Artaud, 2004, p. 1441. La figure de Van Gogh constituera, avec celle d’Héliogabale, le double le plus marquant que se sera choisi Artaud. 25 TP, 518. 21

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ouvrirait la chance d’une réfection totale du corps social. Artaud fait ainsi de la peste, « une épidémie salvatrice26 », certes hautement dangereuse – il se peut qu’on en meurt dit le poète – mais qui constitue la seule manière de renverser l’ordre faussé du monde tel qu’il va. Or dans le personnage d’Héliogabale, Artaud voit l’incarnation même de la peste. Comme cette grande peste de Marseille qui arrive en 1920 à bord d’un navire appelé « Le grand Saint Antoine » en provenance de Palmyre, Héliogabale est ce « fléau vengeur » de « forme orientale27 » qui aborde les rivages de l’Occident. Les termes utilisés par les historiens afin de qualifier la « monstruosité » d’Élagabal font d’ailleurs tous référence à un fléau, une maladie, voire à la peste elle-même : ainsi Lampride parle-t-il à son propos de « pestis » (à la fois le « fléau contagieux » et un « homme funèbre, inutile »)28. Héliogabale, c’est donc la peste incarnée – c’est-à-dire, pour Artaud, le théâtre, un théâtre cruel et profondément anarchique qui entend « reprendre la création sur un autre plan ». Pour en finir avec la filiation Il existe, dans la figure d’Élagabal telle qu’elle nous a été transmise par les historiens, une dernière « monstruosité », qui constitue sans nul doute l’atteinte la plus grave au système réglé de normes qui garantissent le fonctionnement de la communauté humaine. Présenté comme un être incestueux et hermaphrodite, Élagabal invalide en effet le principe de filiation, qui repose d’une part sur la différenciation sexuelle, de l’autre sur la différence des places dans l’ordre généalogique, bouleversant ainsi la société en son fondement même. Élagabal est issu d’une lignée de femmes profondément incestueuse. C’est en effet la revendication d’un inceste supposé – celui de la mère d’Élagabal, Julia Soaemias, avec son cousin Caracalla29 – qui conduit le jeune homme au pouvoir en le faisant acclamer par l’armée. L’accession au pouvoir du même Caracalla avait d’ailleurs elle aussi été marquée par un 26

TP, 521. Ibid. 28 Lamp., Hel., X, 1 (Turcan, 1993, p. 89) 29 « La mère d’Héliogabale se trouvait à Rome au moment où elle le conçut, et par conséquent Caracalla a pu être son père, bien qu’il n’ait eu à l’époque que quatorze ans » (H, 420). Artaud cite ici l’Histoire Auguste, qui rapporte que la mère d’Élagabal « avait eu d’ailleurs des relations coupables avec Antonin Caracalla, au point que Varius ou Héliogabale passait pour en être le fils illégitime » (Lamp., Hel., II, 1, Turcan, 1993, p. 81 : Antonino autem Caracallo stupro cognita, ita ut hic uel Varius uel Heliogabalus uulgo conceptus putaretur). Dion et Hérodien sont plus prudents à ce sujet ; voir par exemple Hdn., V, 3, 8 : « comme les soldats lui exprimaient leur admiration pour le jeune homme, elle [Maesa] leur déclara – propos mensongers ou véridiques ? – qu’il était le fils naturel d’Antoninus » (Roques, 1990, p. 139), 27

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inceste, puisque les historiens racontent qu’il s’était uni à sa propre mère, Julia Domna, dans le sang de son frère Geta qu’il venait d’assassiner30. Après son avènement, Élagabal se rend à son tour coupable d’inceste en se mariant avec une Vestale, acte irréligieux dont la portée sacrilège dépassait alors de loin l’inceste endogame31. Si l’inceste est, avec le parricide, la plus grande monstruosité dont un individu puisse se rendre responsable, c’est parce qu’il bouleverse l’ordre des générations – ou bien le rapport de l’homme au dieu, dans le cas de l’inceste religieux – sur lequel repose l’équilibre humain. Or Élagabal double cette première subversion d’une seconde, qui concerne la répartition sexuelle dont dépend la possibilité même de la filiation. Élagabal, rapportent les historiens, se marie mais n’engendre pas d’enfants en raison de son impuissance. Il se rend d’autre part coupable de rapports homosexuels avilissants où il joue la partie de la femme – jusqu’à se déclarer « l’épouse » de son cocher de « mari » Hiéroclès et être battu par lui – et songe un temps à devenir comme ces galles privés d’attributs virils en se faisant lier les testicules32. Les textes font de l’empereur une incarnation de l’hermaphrodite ou de l’androgyne, soit un être hybride, profondément monstrueux, qui réunit en lui le féminin et le masculin. Or c’est sur ces deux points – subversion de l’ordre des générations, refus de la répartition générique – qu’insiste tout particulièrement Artaud dans sa reprise du mythe en 1934, n’hésitant pas à falsifier de toute pièce l’histoire, puisqu’il crédite l’empereur d’une relation incestueuse avec sa mère : « Cet amour [de Julia Soaemias], Héliogabale le lui rend bien, comme le reconnaît un historien antique, Lampride, qui n’ira pas jusqu’à dire qu’Héliogabale est un bon fils, mais qui donne au contraire à entendre que dans l’amour d’Héliogabale pour sa mère, il y a de l’inceste, et une pointe d’inversion sexuelle dans celui de Julia Soemias pour son fils33 ».

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Voir à ce propos Hdn., IV, 9, 3 : « Or les Alexandrins avaient souvent daubés sur Antoninus et en particulier lors du meurtre de son frère, appelant Jocaste sa mère déjà âgée » (Roques, 1990, p. 123). 31 Dion Cassius rapporte ainsi qu’il s’agit de « l’infraction la plus manifeste aux lois », DC., IX. LXXX, 9, (Gros et Boissée, 1870, p. 565). De fait, on sait que les règles concernant l’inceste auront beaucoup varié sous l’Empire, au gré des alliances politiques qu’elles pouvaient servir ou desservir. 32 « Il se lia les parties génitales. Il fit tout ce que font les galles » (Lamp., Hel., VII, 2, Turcan, 1993, p. 86 : genitalia sibi deuinxit et omnia fecit, quae Galli facere solent). 33 H, p. 439.

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Artaud s’autorise ici d’un passage de l’Histoire Auguste en réalité inexistant. Il invente donc un inceste dont l’histoire ne porte aucun témoignage, signe que se joue là un élément déterminant de la reconstruction poétique à laquelle il soumet le mythe d’Héliogabale. Or l’inceste dont il est question prend des proportions surprenantes puisqu’il ne se limite pas à une relation entre l’empereur et Soaemias mais qu’il est étendu à la grand-mère Maesa, à la faveur d’une confusion qu’on a un peu trop vite fait de considérer comme une simple « erreur » d’Artaud. Dans le premier chapitre de son roman, intitulé « Le berceau de sperme », Artaud se livre à une rapide généalogie d’Héliogabale, qui complique encore d’un tour la série incestueuse évoquée par les historiens: « Si Bassianus avait deux filles, Jumia Domna et Julia Moesa ; Julia Moesa à son tour fait deux filles : Julia Soemia et Julia Mammoea. Et Julia Moesa, avec pour mari Sextus Varius Marcellus, mais sans doute fécondée par Caracalla ou Geta (fils de Julia Domna, sa sœur) ou par Gessius Marcianus, son beau-frère, l’époux de Julia Mammoea ; ou peut-être par Septime-Sévère, son arrière beau-frère ; enfante Varius Avitus Bassianus, plus tard surnommé Elagabalus, ou fils de sommets, faux Antonin, Sardanapale, et enfin Héliogabale, nom qui semble être l’heureuse contraction grammaticale des plus hautes dénominations du soleil34 ». Artaud pousse ici à son comble la confusion généalogique. Ajoutant plusieurs pères putatifs à l’improbable ascendance d’Élagabal – Geta, frère de Caracalla, puis le beau-frère et l’« arrière-beau-frère » de Julia Maesa, dont ne parlent pas les historiens – , il semble confondre la mère et la grandmère de l’empereur, Julia Maesia et Julia Soaemias35. Ce flottement volontaire, joint à l’imprécision grandissante quant à l’identité du père réel d’Élagabal – « On ne saura jamais où ni par qui sa mère a été réellement fécondée » déclare Artaud – a pour effet de ramener le procès d’engendrement à une production strictement féminine

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H, p. 406. Indiquons l’effet d’étrangeté produit par l’expression « arrière-beau-frère », qui est non seulement fausse généalogiquement – puisque Septime Sévère serait l’arrière-grand-oncle d’Élagabal, mais impropre d’un point de vue lexical. Relevons par ailleurs que, contrairement à ce qu’on a pu écrire, Artaud ne se contente pas de « confondre » Maesa et Soaemias. Dans ce cas-là, il suffirait de remplacer le nom de l’une par celui de l’autre, ce qui dans le cas précis ne règle pas le problème, puisque la Julia Maesa dont il est question est à la fois la sœur de Domna et de Mammaea, c’est-à-dire à la fois elle-même et sa fille, Soaemias.

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Si la lignée Bassianide est certes une dynastie où la « filiation se fait par les mères », l’exclusion radicale de toute présence masculine autour du berceau du jeune empereur le livre alors au pouvoir absolu d’une « pléiade de Julies », ces « mères qui ont toutes couché avec lui36 » et qui prétendent faire et défaire son destin. La subversion de la généalogie qu’est l’inceste se double ainsi, chez les princesses syriennes, d’une subversion de la différence sexuelle où la femme, sous les traits de la Mère toute-puissante, est profondément virile. Artaud a été particulièrement sensible à cette dimension, elle aussi proprement monstrueuse. Il décrit ainsi le personnage de Julia Domna, grande-tante d’Élagabal et première de cette lignée de princesses, comme un « monstre » hermaphrodite, « alliage pédérastique de la royauté et du sacerdoce, où la femme vise à être mâle et le mâle à se prêter des allures de féminin37 ». Si les récits des historiens ont souvent décrit Élagabal comme un jouet aux mains des femmes de sa famille, Artaud va au contraire faire de lui une sorte de héros de la volonté qui reconduit à sa manière le geste esquissé par Domna : l’empereur sera ainsi ce « roi pédéraste et qui se veut femme38 ». S’éloignant du voyeurisme teinté de moralisme qui prévaut dans nombres de ces récits, Artaud soumet le matériau historique à une constante réinterprétation. Dans ce que l’on a appelé « l’androgynie » ou « l’hermaphrodisme » d’Élagabal, Artaud voit une volonté de dépasser la différence des sexes non pas en l’annulant mais en refusant de choisir, en se situant en quelque sorte au-delà ou en-deçà de la coupure sexuelle. Loin d’en faire le signe d’une débauche ou d’une perversion, le poète y salue la radicalité d’un geste qui consiste à dépasser la filiation. Car de la même manière que l’inceste de son Héliogabale avec « toutes ses mères » prend la forme d’une sorte d’une production féminine qui questionne l’engendrement sexué, la sexualité déviante et hypertrophiée de l’empereur, qui refuse en quelque sorte de s’en tenir à la place qui lui a été assignée, met en crise les répartitions génériques. Nous aimerions alors formuler une hypothèse. S’il y a bien une violence à l’œuvre dans le destin d’Héliogabale, Artaud y voit le symptôme d’une lutte acharnée contre cette violence originaire qu’est le principe de filiation. La filiation – la génération, la différence sexuelle, la reproduction sexuée – : voici ce à quoi il s’agira d’échapper, dans un geste proprement anarchique où se marque le destin d’Héliogabale.

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H, p. 409. Ibid. 38 H, p. 426. 37

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Artaud ou le sempiternel « faux Antonin » Dans une lettre à Jean Paulhan, le poète déclarait que sous le masque de l’empereur c’était sa « vraie nature » qui apparaissait39. De fait, de nombreux points communs émergent entre le « personnage » Héliogabale, dit le « Pseudoantonin » (Dion) ou encore « Antonin » (Hérodien), et le « personnage » Antonin Artaud. Le poète est lui aussi issu d’une famille matriarcale orientale où s’effacent les claires répartitions généalogiques, puisque ses deux grands-mères, qui auront une place déterminante dans son enfance, originaires de Smyrne en Turquie, étaient sœurs. Enfant des femmes, le jeune Antonin nourrit une haine à l’égard de son père, mais l’emprise de la lignée féminine est trop forte et finit par l’étouffer. De nombreux textes, et notamment « Les Mères à l’étable », parodie de nativité incestueuse, témoignent ainsi de la souffrance face à ces « Mères qui ont violé [s]a pensée », ces mères qui « se ruent dans le moi de tout homme » et proviennent, écrit-il, de l’« Orient hypnotique des choses40 ». Si la remise en question de la filiation et de l’engendrement que déploie le texte d’Héliogabale constitue en ce sens une sorte de matrice pour toute l’œuvre à venir, il faut toutefois relever que l’inceste et l’hypertrophie sexuelle qui en constituaient les deux leviers vont par la suite être soumis à une dure critique. Artaud aura certes été fasciné par le thème de l’inceste, et son œuvre théâtrale – nous pensons notamment à l’unique pièce qu’il écrira, Les Cenci – en porte témoignage. Voyons ainsi comment il justifie le choix de ce thème pour son drame : « Il n’est pas de libertaire idéologiquement décidé à jeter l’idée de famille par-dessus les moulins qui ne conserve un attachement profond et enraciné, humain, pour son père, sa mère, ses sœurs, ses frères, etc. / Or, dans cette pièce, il n’est rien qui soit ménagé. Et ce que je veux faire comprendre à tous, c’est que j’attaque la superstition sociale de la famille, sans tout de même demander que l’on prenne les armes contre telle ou telle individualité […], je suis conduit à attaquer l’ordre en soi41 ». 39 Lettre à Jean Paulhan du 20 août 1934 : « il se peut que ce livre soit moins vrai que d’autres œuvres que j’ai faites ; en ce sens qu’il est moins direct et que j’ai dû prendre un détour pour m’y exprimer. Mais tout compte fait je crois que je m’y suis tout de même exprimé et que sous l’éloquence et sous les reconstitutions ma vraie nature apparaît tout de même … je finis tout de même par m’y rejoindre … dans la figure centrale où je me suis moimême décrit » (Artaud, 2004, p. 477). 40 Textes de février 1945, publié dans Suppôts et Suppliciations, Paris, K éd., 1947, repris dans Artaud, 2004, p. 1248-1249. 41 Lettre à André Gide du 10 février 1935 (Artaud, 2004, p. 649-650).

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Artaud réaffirme ici ce dont il avait eu l’intuition dans son Héliogabale l’année précédente, à savoir que l’inceste est une force anarchique qui renverse tout ordre généalogique. Mais l’inceste est également un risque, et Artaud le préssentait sûrement déjà dans cet ouvrage qui dévoile, comme l’a indiqué Philippe Sollers, « derrière la machinerie patriarcale », « une machinerie beaucoup plus sombre, beaucoup plus enfouie », celle du « droit maternel, son culte et son châtrage spécifique42 ». En ce sens, le déplacement au Mexique, qui suit de peu la rédaction d’Héliogabale, fournira au poète une alternative décisive à l’inceste. Au Mexique, dans la Sierra Tarahumara, Artaud suit la trace d’un « homme sans père » qui serait également sans mère, un « homme inné » qui se naît à luimême dans le rite du Peyotl43. Cet homme témoigne d’une même subversion de la répartition sexuée que celle qui avait été mise en évidence dans le corps de l’empereur romain : « les Tarahumaras rendent un culte à un principe transcendant de la Nature, lequel est Mâle et Femelle comme il se doit44 ». Ceci apparaît surtout dans « La danse du peyotl » qui réunit les principes masculin et féminin, « représentés par les racines hermaphrodites du Peyotl (on sait que le Peyotl porte la figure d’un sexe d’homme et de femme mélangé)45 ». Cette figure de l’hermaphrodite, esquissée dans Héliogabale et recherchée ensuite au Mexique, deviendra alors centrale dans toute l’œuvre d’Artaud. Elle constituera notamment un élément déterminant du matériel graphique qu’il met en place à partir de 1945 dans ses dessins réalisés lors de son internement à l’asile de Rodez, par lesquels il entreprend de se refaire un nouveau corps. Cet hermaphrodite n’est cependant plus le lieu d’une sexualité hyperbolique. Au contraire, il signe le « retour » d’un nouvel homme capable de se produire lui-même – comme en une auto-génération spontanée – que formalisera Artaud dans un texte de 1946 intitulé « CiGît » : « Moi, Antonin Artaud, je suis mon fils, mon père, ma mère, / et moi ; / niveleur du périple imbécile où s’enferre l’engendrement, / le périple papa-maman / et l’enfant, /

42

Philippe Sollers, « L’état Artaud », in : Artaud, Paris, UGE, 1972, p. 208. Les échos entre la Rome d’Héliogabale et le Mexique sont flagrants : « les Mexicains ont eu l’idée d’un soleil noir qui est au centre de la terre », écrit Artaud dans « La culture éternelle du Mexique » (texte paru dans El Nacional le 13 juillet 1936, repris dans Artaud, 2004, p. 720). 44 « Une race-principe », texte paru dans El Nacional le 7 novembre 1936, repris dans Artaud, 2004, p. 754. 45 « La danse du Peyotl », paru dans la NRF n° 287 du 1er août 1937, repris dans Artaud, 2004, p. 772. 43

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suie du cu de la grand-maman, / beaucoup plus que du père-mère46 ». L’enfant « engendré », cette « suie du cu de la grand-maman », c’est Antonin Artaud, mais c’est aussi Héliogabale, tout deux dépendants d’un ordre féminin qui les a « faits », pour reprendre le mot d’Artaud. Ni le mélange des générations ni le refus de s’en tenir à une assignation sexuelle unique ne suffisent à renverser la filiation, et Artaud tentera alors, à la suite d’Héliogabale ou l’anarchiste couronné, d’invalider définitivement le principe même de la filiation au moyen de certains procédés poétiques dont nous voudrions pour conclure évoquer deux exemples. Ce qu’Artaud admire par-dessus tout chez Héliogabale, c’est « sa décision de s’appeler Élagabalus, et l’acharnement qu’il mit à faire oublier sa famille et son nom47 ». De fait, l’histoire d’Élagabal est avant tout une épopée du nom. De son vrai nom Varius Avitus Bassianus – Varius venant du mari de sa mère, Bassianus de son arrière grand-père paternel – il devient, afin de légitimer son accession au pouvoir, Marcus Aurélius Antoninus48. Mais très vite, nous disent les historiens, on l’appelle Élagabal, du nom de son dieu. Or Artaud fait de cette identification au nom solaire un véritable choix de la part de l’empereur – et non l’application d’un sobriquet, comme le laissent entendre Dion Cassius et Hérodien. Le poète consacre ainsi de nombreuses pages de son ouvrage aux déclinaisons du nom « Élagabal » et à ses implications cosmologiques et métaphysiques. Surtout, il semble indiquer qu’Héliogabale, en tant qu’individu, est le résultat véritablement performatif de la « force éruptive du nom » : « GABAL / Chose plastique et formatrice. Mot qui prend forme et donne la forme. / Et dans / EL-GABAL / il y a / GABAL / qui forme le nom. / Mais dans / GABAL / il y a / GIBIL (en vieux dialecte akkadien). / Gibil, le feu qui détruit et déforme, mais prépare la renaissance du Phénix rouge49 ». 46

« Ci-Gît », in : Ci-Gît ou la culture indienne, Paris, K éd., 1947, repris dans Artaud, 2004, p. 1152. 47 H, 425. 48 Par référence au nom de Caracalla, son père putatif. Septime-Sévère, après s’être autoproclamé fils adoptif de Marc Aurèle, donna également à son fils premier-né, que l’histoire retiendra sous le sobriquet de Caracalla, le nom de Marcus Aurélius Antoninus Bassianus afin d’établir une continuité entre sa lignée et celle des Antonins. Six empereurs auront adoptés le nom d’Antonin : Antonin le Pieux, Marc Aurèle, Commode, Caracalla, Diaduménien (fils de Macrin) et Élagabal. Notons toutefois que Dion Cassius nomme également Septime-Sévère « Antoninus », ce qui en ferait un « septième » Antonin. 49 H, 447.

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Le mot est plasmateur : il donne corps. En se choisissant un nom, Héliogabale s’individualise et échappe à la fois à la lignée masculine des Antonins et à la lignée féminine qui cherche à l’engloutir. Là est « l’incarnation majeure50 » tant recherchée par Artaud jusque la fin de sa vie : arriver à se faire un nouveau corps, qui dépendrait du potentiel performatif d’un nom enfin libéré des assignations généalogiques. Artaud travaillera énormément, on le sait, à déformer-reformer son nom, jouant aussi bien de son patronyme que du nom de sa mère (Nalpas, d’origine grecque), dans une entreprise de re-nomination au terme de laquelle il devrait finalement pouvoir se dire « moi, simple Antonin Artaud ». Ces processus ont été largement étudiés51, et nous voudrions pour notre part insister sur cette question de l’auto-génération de soi hors filiation que nous avons évoquée, et voir en quoi elle constitue une sorte de retournement de la problématique de la filiation proposée dans Héliogabale. A partir de 1945, le poète a recours à un étrange procédé, qui consiste à faire de ses grands-mères ses « filles de cœur », « filles de mon âme, qui m’aimeraient comme des filles, et non comme des amantes, moi leur père impubère, lubrique, salace, érotique et incestueux ; / et chaste52 ». Au fil des Cahiers de Rodez, Artaud retourne ainsi la généalogie. Les prénoms de ses deux grand-mère, Catherine et Marie Chilé, surnommée Neneka, sont omniprésents, à côté d’autres « filles » qui viennent peu à peu compléter cette nouvelle famille : la sœur Germaine, morte à sept mois, certaines amies ou amantes, la mère Euphrasie dont les lettres du prénom sont diffractées au fil des pages. Les rapports de filiation réels s’inversent et s’échangent, les deux grands-mères se retrouvant souvent fille et mère dans les Cahiers : « Neneka Chilé est morte et sa fille Catherine la porte en elle, / l’ombre de la mère et de la fille53 ». Si, comme le déclare Artaud, « toute la question de la génération est à reprendre absolument sur un autre plan54 », l’invention des « filles de cœur » serait alors une manière d’instaurer une nouvelle lignée dont il serait l’origine et le principe : issue de lui. « Il n’y a pas de mère éternelle déclaret-il, / mais un Taraud père / qui est mère et père / la mère c’est moi et j’ai de 50

« Le surréalisme et la fin de l’ère chrétienne », texte rédigé en février 1945, repris dans Artaud, 2004, p. 994. 51 Voir notamment Évelyne Grossman, Artaud / Joyce, le corps et le texte, Paris, Nathan, 1996 ; Camille Dumoulié, Antonin Artaud, Paris, Seuil, 1996 ; Jacob Rogozinski, Antonin Artaud. Guérir la vie, Paris, Cerf, 2011. 52 « La vieille boite d’amour KA-KA », texte du 27 décembre 1946 à Gilbert Lély, in : Suppôts et Suppliciations, Paris, K éd., 1948, repris dans Artaud, 2004, p. 1324. 53 Texte de juillet-août 1945 publié dans Antonin Artaud, Œuvres complètes, Tome XVII, Paris, Gallimard, 1982, p. 12. 54 « Le surréalisme et la fin de l’ère chrétienne », texte de septembre-octobre 1945 (Artaud, 2004, p. 995).

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petites mères, mes filles premières nées55 ». En s’appropriant ainsi ses « mères » dont il fait des « filles », Artaud investit la place de la mère et du père. Il court-circuite ainsi la filiation en inversant les places, d’une manière qui ne serait cependant pas mortifère, à la différence de l’inceste qui faisait dépendre Héliogabale d’une « pléiade » de femmes qui en disposaient. Avec l’invention des « filles de cœur », Artaud porte en quelque sorte à son terme la révolution généalogique dont il avait aperçu les premiers signes dans le personnage d’Héliogabale.

55

Texte de septembre-novembre 1945, publié dans Antonin Artaud, Œuvres complètes, Tome XVIII, 1983, p. 81.

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L’envers du monstre : Caligula selon Camus Christine KOSSAIFI chercheur associé au CELIS, université Blaise Pascal Fils du très parfait Germanicus, mais aussi empereur sulfureux qui a régné du 18 mars 37 au 24 janvier 41 sur l’empire romain, Caligula a marqué les esprits par sa fantaisie tyrannique et son cynisme total au point de devenir l’incarnation du tyran1. Au XXe siècle, l’écrivain Albert Camus s’empare à son tour de cette figure et dans la pièce de théâtre qu’il lui consacre2, il en fait l’incarnation d’un homme confronté à l’absurde de la vie et aux petites compromissions, existentielles, politiques ou philosophiques, qui permettent de préserver une forme de bonheur. La découverte de cette mesquine culpabilité3, inhérente à la nature humaine, provoque la révolte de Caligula : rejetant la « normalité » de l’Endroit dont Germanicus incarne l’idéale perfection, il choisit l’autre réalité, celle de l’Envers dont son grand-père adoptif, Tibère, lui avait montré la trouble et fascinante beauté4. La pièce de Camus retrace le chemin qui mène le jeune empereur vers une atrocité nouvelle et ambiguë, car nourrie tout à la fois des qualités de son père et des défauts de ses ascendants. En nous appuyant sur Suétone, source principale de l’écrivain, de son propre aveu5, nous voudrions explorer le rôle 1

Sur cet aspect, cf. Denis Bjaï et Silvère Menegaldo (éd.), Figures du tyran antique au Moyen-Age et à la Renaissance. Caligula, Néron et les autres, Paris, Klincksieck, 2009. 2 La pièce fut publiée en 1944 et créée à Paris au théâtre Hébertot le 26 septembre 1945 dans une mise en scène de Paul Œttly, après avoir été plusieurs fois remaniée : une première esquisse, en 1937, tracée par l’auteur dans ses Carnets, s’inspire des Vies des douze Césars de Suétone (rédigées en 120) et reflète les préoccupations personnelles de l’écrivain (première version en 1939, réflexion sur la mort (Drusilla), l’amour, l’oubli ; deuxième version en 19411942, appartenant au « cycle de l’absurde » avec L’étranger et Le mythe de Sisyphe) ; la pièce, reprise et remaniée pendant la guerre, devient plus sobre et plus amère. Nos références renvoient à la version qui fut jouée en 1945. 3 Cf. le témoignage de Jean Grenier, racontant comment il a révélé l’empereur Caligula à ses élèves : « lorsque devant Albert Camus (en Première Supérieure) je citais et vantais les Vies des douze Césars de Suétone, je le faisais du point de vue romantique et d’annunzien. Le mot de Caligula condamnant coupables et innocents indistinctement : "ils sont tous coupables!" me ravissait par son audace impossible. Un Nietzsche barbare – voilà quel était pour moi cet empereur (et pas seulement un malade ou un fou », in : Albert Camus (Souvenirs), Paris, Gallimard, 1968, p. 59. 4 D’après Suétone (Cal., X, 3), Tibère a fait venir Caligula à Capri « à l’âge de dix-neuf ans », et, toujours selon Suétone (Cal., XI, 1), « même à cette époque, il ne pouvait contenir sa nature cruelle et vicieuse ». Sur la débauche de Tibère à Capri, cf. Suet., Tib., XLII-XLVI, LX et passim. 5 Cf. notamment la « Préface à l’édition américaine du théâtre » et le « Programme pour le nouveau théâtre », in : Théâtre, récits, nouvelles, R. Quilliot (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 1962, p. 1729 et 1749. Camus utilisait la traduction d’Henri

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implicitement joué par les liens du sang dans la construction de cette monstruosité, dont Camus montre également le pouvoir de multiplication et de réfraction sur l’entourage ; car la folle perversion de Caligula engendre de petits monstres, qui sont autant de fils virtuels pour lesquels il se veut à la fois un maître tout puissant, un père humain et un professeur bienveillant, en un paradoxal mélange des valeurs qui ne pourra que le conduire à l’échec. Caligula, l’envers du père ou la naissance d’un monstre Le reflet des qualités paternelles Les deux premières scènes de la pièce nous présentent indirectement Caligula dont les patriciens et les proches sont sans nouvelles depuis qu’il est parti, il y a « trois jours », suite au décès de sa sœur Drusilla. Le portrait positif qui en est dressé et que rappelleront certains détails de la suite de l’acte fait de lui le digne fils de son père dont il reproduit les qualités. Comme celui-ci, dont « le visage et le langage inspiraient un égal respect, pour avoir su conserver la grandeur et la dignité d’un si haut rang, et en éviter le caractère odieux et arrogant, inuidiam et adrogantia »6, il a des valeurs auxquelles il croit si fermement qu’Hélicon le définit comme « un idéaliste »7. Sensible aux difficultés de la vie qui « n’est pas facile » (I, 6) et profondément humain – ne « répétait[-il pas] souvent que faire souffrir était la seule façon de se tromper » ? -, il est « bon pour » son ami Scipion8, souhaite « que la souffrance décroisse et que les êtres ne meurent plus »9 et laisse parler « son bon petit cœur », selon la formulation métonymique d’Hélicon10, qui n’est pas sans rappeler « la bienveillance extraordinaire », beniuolentiam singularem, que Suétone reconnaît à Germanicus11. Il trouve Ailloud, parue aux Belles Lettres en 1931, puis chez Gallimard, en 1975 et que nous reproduisons ici. Pour une synthèse d’ensemble, cf. Sophie Bastien, Caligula et Camus : interférences transhistoriques, Amsterdam-New York, Rodopi, « Etudes de langue et littérature françaises », 274, 2006, p. 21-23 et, sur la filiation littéraire de Camus, p. 139-140. 6 Tac., An., II, 72 ; cf. aussi Suet., Cal., I-VI, selon qui c’est lui qui a contenu la férocité de Tibère en lui inspirant du « respect et de la crainte », reuerentia (…) ac metu (VI, 3). Sur Germanicus, cf. aussi Ov., F., I, 3-26 (étudiés par Virginie Subias-Konofal, « Poésie politique et rhétorique rituelle : l’hymne à Germanicus dans les Fastes d’Ovide (I, 3-26) », in : B.A.G.B., 1, 2003, p. 107-129) et les Pontiques, II, 1 (poème que nous avons analysé, p. 157, in : « Une épreuve délicieuse. L’expérience ovidienne de la vieillesse en exil dans les Tristes et les Pontiques », in : Alain Montandon et Philippe Pitaud (éd.), Vieillir en exil, CRLMC, P. U. Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 2006, p. 137-160). Cf. aussi, plus généralement, Frédéric Hurlet, Les collègues du Prince sous Auguste et Tibère, Ecole Française de Rome, Rome, 1997. 7 Camus, Caligula, I, 6. 8 Camus, Caligula, I, 6. 9 Camus, Caligula, I, 11. 10 Camus, Caligula, I, 5. 11 Suet., Cal., III, 1.

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aussi du réconfort, comme le dit Scipion, dans « la religion, l’art, l’amour qu’on nous porte »12, faisant ainsi preuve de la même piété filiale, pietas, de la même fermeté d’âme, constantia13, du même intense désir « de gagner les sympathies et de mériter l’affection », promerendi amoris mirum et efficax studium14, que son père ; et, comme Germanicus, homme « d’éloquence et de savoir » en même temps que poète15, il « aim(e)… la littérature », « trop » même au goût de Cherea qui considère qu’un « empereur artiste, cela n’est pas convenable » (I, 2)16. « Scrupuleux », d’après le deuxième patricien17, respectueux des valeurs humaines et des institutions, Caligula reproduit donc les « vertus », uirtutes18, de son père et, comme lui, qui a préféré « contenir » les légions de Germanie « dans le devoir d’obéissance » au nouvel empereur, Tibère, plutôt que de prendre « le pouvoir souverain » qu’elles lui offraient19, il sait faire passer le bien général avant le profit personnel. Il est donc, selon les mots de Cherea, un « empereur parfait », l’incarnation enfantine de ce que Germanicus aurait pu être, s’il avait vécu. Car Caligula est jeune et il se comporte comme « tous les jeunes gens »20, selon le premier patricien, dont l’affirmation est explicitée par le deuxième : il est « sans expérience » (ibid.) et il a des goûts « de son âge »21, ce qui est normal, puisque « c’est encore un enfant »22, affirmation reprise par Caesonia qui emploie symboliquement l’imparfait (« c’était un enfant »23). Ces deux caractéristiques le rapprochent de Scipion, qui lui est très attaché, d’après le vieux patricien, parce que, comme lui, « c’est un enfant. Les jeunes gens sont solidaires »24. Camus insiste à dessein sur cette jeunesse de Caligula, qui fonctionne comme un indice du lien étroit qui unit le père au fils, l’un se continuant dans l’autre qui, en retour, lui doit sa popularité. 12

Camus, Caligula, I, 6. Ces deux qualités sont citées par Suet., Cal., I, 1. 14 Suet., Cal., III, 1. 15 Cf. Suet., Cal., III, 1 (ingenium in utroque eloquentiae doctrinaeque genere praecellens) et III, 4 (atque inter cetera studiorum monimenta reliquit et comoedias Graecas). Germanicus avait également, comme Cicéron avant lui, traduit en latin les Phénomènes d’Aratos, poète hellénistique du IIIe siècle av. J.-C., dont l’ouvrage était très en vogue à Rome. 16 Et si c’était là une des causes de la mort de Germanicus ? 17 Camus, Caligula, I, 1. 18 Tac., An., II, 73 (memoriam uirtutum). Sur les règnes de Tibère et Claude dans les Annales et sur la subjectivité de l’historien antique, plus maîtrisée que celle de Suétone, cf. la synthèse de Michael Hausmann, Leserlenkung durch Tacitus in den Tiberius- und Claudiusbüchern der Annalen. Untersuchungen zur antiken Literatur und Geschichte Bd. 100, Berlin/New York, Walter de Gruyter, 2009, p. 80-97 (Germanicus). 19 Suet., Cal., I, 1 ; cf. aussi Tib., XXV, 4-6. 20 Camus, Caligula, I, 1. 21 Camus, Caligula, I, 2. 22 Camus, Caligula, I, 2. 23 Camus, Caligula, I, 6. 24 Camus, Caligula, I, 2. 13

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Caïus serait né dans les camps de Germanie, selon une rumeur rapportée par Suétone25 et il doit son surnom de « petite bottine de soldat » à « une plaisanterie militaire, parce qu’il était élevé au milieu des soldats et portait leur costume »26 ; sa « seule apparition » calme les troupes, et, lorsqu’il devient maître de l’empire, il prend en quelque sorte la suite logique de son père en acceptant le pouvoir que les légions de Germanie avait jadis offert à Germanicus. Il « comble (donc) les vœux du peuple romain, je dirai même de l’humanité tout entière, car il était le prince rêvé pour la majorité des provinciaux et des soldats, dont la plupart l’avaient connu tout enfant, mais aussi pour toute la plèbe de Rome, qui gardait le souvenir de son père Germanicus ». C’est cet empereur enfant en qui revit Germanicus, celui que la foule appelait « son astre, son petit, son poupon et son nourrisson »27 que Camus met en scène au début de sa pièce, à travers les propos de ses personnages. Mais l’expérience de la mort change la donne. L’épreuve de la mort Elle marque le père et le fils. Germanicus s’éteint « au cours de sa trentequatrième année » des suites d’une « longue maladie »28 qui était peut-être la marque d’un empoisonnement commandité par Tibère, qui n’éprouvait pas plus d’affection pour son fils adoptif que pour son rejeton légitime, Drusus29. Les manifestations de désespoir du peuple lors de ce décès n’ont d’égal que leur joie lors de l’accession au pouvoir de Caligula30, qui garde vivace le souvenir de son père31 « en mémoire (duquel) il donna au mois de septembre le nom de Germanicus »32.Pourtant, cette mort le fixe dans une perfection que le temps n’a pas éprouvée et qui, de ce fait, devient le terreau dont se nourrit la monstruosité de Caligula. La mort de Drusilla, la sœur tant aimée, fonctionne pour lui comme un révélateur de l’inanité des valeurs incarnées par le père et constitue une initiation monstrueuse qui le défigure (au propre comme au figuré) en 25

Suet., Cal., VIII, 4. Suet., Cal. IX, 1, puis 2 ; cf. aussi Tac., An., I, 41. 27 Suet., Cal., XIII et XIV. Sur « les vertus » de Germanicus, aimé et chéri de tous, cf. Cal., IV. 28 Suet., Cal. I, 2. 29 Suet., Tib., LII. Sur la mort de Germanicus, cf. Cal. I, 1 et 4-6 et l’analyse plus nuancée de Tacite, An., II, 69-73 (principalement § 73, parallèle avec Alexandre et doute sur l’empoisonnement, parum constitit). Sur l’orientation, chez Tacite, du portrait de Germanicus, prince républicain et dirigeant parfait, cf. l’analyse, à paraître, de Yasmina Benferhat, Du bon usage de la douceur en politique dans l’œuvre de Tacite, Paris, Les Belles Lettres, 2011. 30 Suet., Cal., V-VI. 31 Devenu empereur, il médite même « de massacrer les légions qui s’étaient révoltées autrefois, après la mort d’Auguste parce qu’elles avaient alors tenu assiégé son père Germanicus, leur général, et lui-même, encore tout enfant » (Suet., Cal., XLVIII, 1). 32 Suet., Cal., XV, 3. 26

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provoquant une douloureuse prise de conscience. Elle est « le signe d’une vérité (…) toute simple et toute claire, un peu bête, mais difficile à découvrir et lourde à porter », comme Caïus le dit lui-même à Hélicon33 et cette « vérité » défait le pouvoir des dieux, annihile les valeurs humaines et morales traditionnelles et invalide la sensibilité esthétique : pour avoir découvert que « les hommes meurent et (qu’) ils ne sont pas heureux »34, Caligula a perdu le réconfort que donnent « la religion, l’art, l’amour qu’on nous porte » ; parce qu’il devient capable de voir, dans le miroir de la vie, l’immense comédie humaine, il ne peut trouver de salut qu’au-delà du miroir : comme il le dit lui-même, cette « vérité (lui) rend la lune nécessaire »35. Manifestation d’une transcendance perdue en même temps que symbole de l’impossibilité d’une quête désespérée, dérisoirement marquée par le « vernis (qui) ne vaut rien » de la scène 3 de l’acte III, la lune incarne le désespoir de Caligula, entre folie monstrueuse et logique terrifiante, tandis que son « idéalisme », souligné par Hélicon36, se trouve perverti par cette découverte qu’il veut faire partager à autrui, en « professeur qui (sait) ce dont il parle »37. Désormais conscient de l’absurde de la vie humaine, bornée par la mortalité et faite de souffrance, convaincu de l’inanité des valeurs et de la vie humaines, il va mettre son pouvoir absolu au service de cet absurde et l’imposer aux autres, puisqu’il a « les moyens de les faire vivre dans la vérité » (ibid.). Sa clairvoyance se manifeste dans l’organisation rationnelle et méthodique de son projet38, tout en signant la dimension pathologique de son comportement39. Véritable « machine infernale », il « broie des vies humaines » et « tous les jours (il fait) mourir en (lui) ce qui a figure d’homme », comme le lui reproche Caesonia40, devenant ainsi « l’envers », la polarité négative, de « l’endroit », positif, que représente Germanicus et qu’il incarnait auparavant. Sa monstruosité se

33

Camus, Caligula, I, 4. Camus, Caligula, I, 4. 35 Camus, Caligula, I, 4. 36 Camus, Caligula, I, 5. 37 Camus, Caligula, I, 4. 38 Cf. Edward Freeman, The Theatre of Albert Camus. A Critical Study, London, Methuen, 1971, p. 38 (« Caligula turns upon society, to which he is superior by intelligence, sensivity, and unique vision of truth »). 39 Cf. Georges H. Bauer, « Caligula, portrait de l’artiste ou rien », in : Revue des Lettres Modernes, Albert Camus 7 : le théâtre, Paris, Minard, 1975, p. 35-44, p. 40 ; Fernande Bartfeld, « Le théâtre de Camus, lieu d’une écriture contrariée », in : Albert Camus et le théâtre. Actes du colloque tenu à Amiens en 1988, J. Lévi-Valensi (éd.), Paris, IMEC, 1992, p. 177-185 (l’auteur évoque, p. 185, les « cris et la violence outrancière » de Caligula) ; voir aussi l’analyse psychanalytique de Leonard Henry Robbins, Madness in Modern Drama, Ann Arbor, University Microfilms International, 1986, p. 98 et 107 (paranoïa, pulsion destructrice et suicidaire). 40 Camus, Caligula, IV, 13. 34

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manifeste chez Camus par la perversion de deux qualités essentielles de son père : la rigueur rhétorique, l’attachement à la famille. Les dons de l’éloquence broyés par une « logique implacable » (IV, 13) Germanicus, selon Suétone, maîtrisait mieux que quiconque les subtilités de « l’éloquence et du savoir », eloquentiae doctrinaeque41, qu’il mettait au service d’autrui, ne renonçant pas à « plaider des causes même après son triomphe »42. Caligula fait preuve de la même rigueur mathématique, mais il l’utilise pour enfermer autrui dans une logique implacable et s’amuser de la souffrance qu’elle génère et à laquelle il reste parfaitement insensible. Son comportement avec le « vieux Mereia » en est un bon exemple43 : il le surprend en train de boire une potion « pour (son) asthme » et, persuadé qu’il s’agit d’« un contrepoison », il l’accuse soit de le « suspecter injustement », soit de « s’opposer à (ses) projets » et, comme Mereia proteste que cette logique « rigoureuse… ne s’applique pas au cas », il y ajoute un « troisième crime », celui de le prendre « pour un imbécile » ; ensuite, il lui tend une fiole de poison qu’il l’invite « aimablement » à boire et qu’il lui fait brutalement ingurgiter après avoir arrêté sa fuite « d’un bond sauvage » ; après quoi, il prend un fragment de la fiole et découvre que « c’est (bien) un remède contre l’asthme », mais « cela ne fait rien. Cela revient au même ». Plus que dans son insensibilité finale, son ironique gentillesse au moment de donner le poison ou sa bestialité rageuse, la monstruosité cruelle de Caligula réside dans la formulation alternative qu’il choisit pour étayer sa démonstration (« ou bien… ou bien ») et dont il pervertit la fonction traditionnelle, puisqu’au lieu de préserver une liberté de choix, elle signe un arrêt de mort (« une alternative dont tu ne sortiras pas »). De la même façon, lorsque le troisième patricien offre sa « vie en échange de » celle de l’empereur qui feint d’être gravement mourant (IV, 9), celui-ci le prend au mot et l’envoie « à la mort », tandis qu’il se débat en criant que « c’est une plaisanterie » (IV, 9)44. Ainsi, « personne n’est innocent » (IV, 14), pas plus Mereia, qui disait la vérité, que Cassius, qui jouait le jeu de l’humaine condition et c’est ce radical anéantissement des critères traditionnels de jugement qui manifeste en partie la monstruosité de Caligula. Cette rigueur intellectuelle qui rend toutes les actions « équivalentes »45 s’applique également à la religion. Fondamentalement « indifférent à l’égard 41

Camus, Caligula, III, 1. Camus, Caligula, III, 4. 43 Camus, Caligula, II, 10. 44 Il s’agit du plébéien Publius Afranius Potitus, tué « selon un rituel archaïque d’expulsion », comme l’a montré Jean-Pierre Néraudau (Latomus, 1988), cité par Pierre Renucci, Caligula l’impudent, Infolio éditions, Dijon-Quetigny, 2007, p. 111. 45 Camus, Caligula, III, 6. 42

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des dieux et de la religion », comme son grand-père adoptif46, et convaincu que la transcendance est un leurre, Caligula n’hésite pas à se « costumer en Vénus grotesque », à se placer « sur un piédestal » et à se faire révérer47 ; il dénonce ainsi implicitement la fiction du culte impérial, tel que l’a mis en place son arrière-grand père Auguste, tout en mettant en application les conséquences logiques d’un axiome général : « on ne comprend pas le destin » (prémisse majeure qui stigmatise la faiblesse de l’esprit humain, on) « et c’est pourquoi je me suis fait destin » (prémisse mineure, conséquence logique articulée autour de l’individualité, je, de celui qui a tout pouvoir) ; la conclusion générale s’impose d’elle-même : « j’ai pris le visage bête et incompréhensible des dieux » et l’application concrète consacre la validité du syllogisme : « c’est cela que tes compagnons de tout à l’heure ont appris à adorer »48. Accusé par Scipion de blasphémer et de se comporter en tyran, il attire son attention sur la dimension théâtrale de toute existence et de toute société : pour lui, comme plus tard pour son neveu, Néron49, « c’est de l’art dramatique ». Il met aussi en lumière son « (respect de) la vie humaine »50 qui l’a poussé à refuser trois guerres qui auraient coûté « mille fois plus cher que les caprices de (sa) fantaisie » ; en cela, il renie profondément son père qui était avant tout un chef de guerre efficace. Sa prétention à la divinité, attestée par les auteurs anciens51, a donc une dimension politique puisqu’il veut être l’équivalent romain, en Occident même, d’un pharaon égyptien ou d’un monarque oriental, revendiquant ainsi un pouvoir de nature royale plus qu’impériale52. C’est donc la même implacable logique, totalement contraire aux valeurs de Germanicus, qu’il exerce dans le domaine politique53. Puisque « gouverner, c’est voler », il volera « franchement »54 ; c’est l’intérêt de l’intendant pour « le Trésor public »55 qui sert de base au raisonnement et prélude au « (bouleversement de) l’économie politique en deux temps » (ibid.) : constitution d’une réserve provisionnelle grâce aux patriciens fortunés qui seront contraints à « déshériter leurs enfants et à tester sur l’heure en faveur de l’Etat », puis concrétisation monétaire par mise à mort des donataires selon « une liste établie arbitrairement »56. Et à l’intendant qui 46

Suet., Tib., LXIX, 1. Camus, Caligula, III, 1. 48 Camus, Caligula, III, 2. 49 Sur le parallèle avec Néron, cf. Bastien, 2006, p. 121-124. 50 Camus, Caligula, III, 2. 51 Cf. Suet., Cal., 52 ; Phil., Legatio ad Caium, 76 sq ; DC., 59, 26-28. 52 Sur cet aspect, cf. Renucci, 2007, p. 111. 53 Sur la dimension politique de la pièce, cf. l’analyse de S. Bastien, p. 162-179. 54 Camus, Caligula, I, 8. 55 Camus, Caligula, I, 7. 56 Camus, Caligula, I, 8. 47

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proteste, Caïus répond par la « logique » : « si le Trésor a de l’importance, alors la vie humaine n’en a pas (…). Tous ceux qui pensent comme toi doivent admettre ce raisonnement et compter leur vie pour rien puisqu’ils tiennent l’argent pour tout » (ibid.). Mettant en œuvre la liberté effroyable que lui donne cette rigueur de l’absurde, il viole toutes les valeurs de la Romanitas57, qu’incarnait si parfaitement Germanicus, « ridiculise » les patriciens58 et, donnant au peuple leurs « places de cirque », il parodie l’idéal démocratique de son père59 en renversant les conventions sociales et en contraignant les sénateurs à « préparer la table et (à) la servir », comme de véritables esclaves60 – ne doit-il pas « réduire (son) train de maison » pour épargner « les finances de l’Etat » ? Il va jusqu’à décréter la famine en faisant « fermer les greniers publics », « fléau (qu’il) arrêtera quand il (lui) plaira »61. La même arbitraire liberté, moyen monstrueux d’exercice de son implacable logique, prélude à la vie et à la mort des gens, tel ce Rufius, « le chevalier qui doit mourir » simplement parce qu’il l’a décidé : « il n’est pas nécessaire d’avoir fait quelque chose pour mourir »62. Mais cet absolu pouvoir s’exerce au détriment de Caligula lui-même qui se trouve enfermé dans les conséquences logiques de son choix, broyé par le mécanisme qu’il a lui-même créé, incapable, comme le Macbeth shakespearien, de « revenir en arrière », condamné à « poursuivre la logique »63 jusqu’à « ce grand vide où le cœur s’apaise »64 et où, in fine, il pourra retrouver son père. Il connaît ainsi le même sentiment de vide que ceux dont il a ridiculisé ou détruit les liens affectifs. La destruction des liens affectifs La tendresse qui unit un homme à son épouse ou un père à son fils témoigne des assises morales d’une société qui fait sa part aux valeurs et à la dignité humaines, telles que la conçoit Germanicus ; c’est pourquoi elle est insupportable à Caligula décidé à « enseigner »65 à ses ‘élèves’ la véritable liberté, celle qui « n’a plus de frontières »66. Ainsi il s’en prend à la femme de Mucius parce que celui-ci « l’aime » et il ne fait « leur part aux désirs impérieux que nous crée la nature » qu’après cet aveu67 ; après quoi il la 57

Cf. Renucci, 2007, p. 137, p. 182 (pression fiscale et ses modalités) et passim. Camus, Caligula, II, 1. 59 Suétone souligne la « simplicité toute démocratique » de Germanicus (Cal., III, 5). 60 Camus, Caligula, II, 5. 61 Camus, Caligula, II, 9. 62 Camus, Caligula, II, 5. 63 Camus, Caligula, III, 5. 64 Camus, Caligula, IV, 14. 65 Camus, Caligula, I, 10. 66 Camus, Caligula, I, 9. 67 Camus, Caligula, II, 5. 58

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« rend » à Mucius, « pâle »68 et s’amuse de sa souffrance jalouse, s’étonnant que l’on puisse « souffrir par vanité et par imagination »69. La jouissance cruelle qu’il éprouve à voir le tourment de Mucius réduit à l’impuissance signe la monstruosité de cette ‘leçon’. De la même façon, il s’attaque à Lepidus dont « il a tué le fils »70 en lui demandant si c’est pour cette raison qu’il a « l’air de mauvaise humeur »71. Et lorsque celui-ci, « la gorge serrée », lui répond « au contraire », il le pousse dans ses derniers retranchements et l’oblige à rire « ne serait-ce que pour (son) second fils » ; il l’invite à s’amuser de cette histoire drôle d’un « pauvre empereur (…) qui aimait Lepidus (et qui) fit tuer son plus jeune fils pour s’enlever cet amour du cœur »72. La monstruosité confine ici au sadisme et atteste du plaisir perverti que prend Caligula à jouer sur la souffrance et à manipuler autrui « comme des marionnettes »73 dociles au sifflet qui ordonne leur marche74. Lorsqu’il oblige tous les convives à se lever et à rire, il signe cette dimension satanique et s’identifie au Diable du film de Marcel Carné, Les visiteurs du soir. Celui-ci, présenté sous les traits d’un homme aimable et enjoué, peut à sa guise déclencher et arrêter le rire général de la table à laquelle il est accueilli par l’une de ses victimes ; il est lui aussi, comme Caligula, « épanoui » et « heureux »75, de voir révélées et punies la faute d’Anne et la désobéissance de Gilles, son pion et son envoyé qui a eu l’audace de le défier76. Car, pour lui comme pour l’empereur romain, aucune valeur affective ne doit faire obstacle à son pouvoir. C’est pourquoi Caligula s’en prend également à Scipion pour qui « il était bon »77 et dont « il a tué (le) père »78, selon la même logique qui lui a fait mettre à mort le fils cadet de Lepidus. Mais avec Scipion, dont il provoque « la

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Camus, Caligula, II, 7. Camus, Caligula, II, 9. 70 Camus, Caligula, II, 1. 71 Camus, Caligula, II, 5. 72 Camus, Caligula, II, 5. 73 Camus, Caligula, II, 5. 74 En IV, 12, c’est par le sifflet qu’il organise le déroulement du concours poétique, qui devient ainsi mécanique. Cf. aussi la façon dont il ‘retourne’ le vieux patricien venu lui révéler le complot qui se trame contre lui : « si ce que tu dis était vrai, il me faudrait supposer que tu trahis tes amis, n’est-ce pas ? (…) et je ne puis supposer cela. J’ai tant détesté la lâcheté que je ne pourrais jamais me retenir de faire mourir un traître » (III, 4). La logique qui transforme les êtres en « marionnettes » lui sert à s’autodétruire car il sait déjà que sa « liberté n’est pas la bonne » (IV, 14). 75 Camus, Caligula, II, 5. 76 Sur la dimension satanique du rire, associé au dieu-bouc Pan et le lien avec le film de Marcel Carné, cf. Christine Kossaifi, « Le rire de Pan. Entre mythe et psychanalyse », in : Humoresques 24 (Rire et mythes), juin 2006, p. 35-54, p. 41-42. 77 Camus, Caligula, II, 6. 78 Camus, Caligula, II, 1. 69

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haine »79, il bafoue en même temps les valeurs de l’amitié, attestant ainsi de sa monstrueuse liberté et de son rejet de toute valeur éthique. Caligula devient ainsi un hybride mêlant en lui l’humain, le bestial80 et le divin, un « infect monstre »81 qui marie une logique implacable à une liberté totale pour nous tendre, « aimablement », le miroir82 qui reflète l’endroit du monstre, celui qui sommeille en chacun de nous et qu’il fait venir au jour. Car cette paternité perverse de Caligula, figure monstrueuse pour laquelle Germanicus sert de repoussoir et Tibère d’aimant, est, chez Camus, un moyen d’interrogation sur la notion même de monstre. Où est le monstre ? Caligula procède à une déconstruction systématique des valeurs de Germanicus, qui portent en elles leur monstruosité quand elles sont poussées à l’extrême ; il s’agit principalement de l’amour, de la vertu, de l’image sociale. Caesonia et Hélicon : la monstruosité de l’amour Caligula avait dès le début nié les barrières morales instaurées par les liens familiaux en entretenant une relation incestueuse « avec toutes ses sœurs »83, en particulier avec Drusilla qu’il aurait déflorée, selon Suétone, alors qu’il « portait encore la prétexte » (Cal., XXIV, 2). Son amour était si fort que, lorsqu’elle mourut en 38, il ordonna, nous dit l’historien latin, « une suspension générale des affaires (…), puis, dominé par sa douleur, maeroris impatiens, il s’enfuit subitement de Rome, la nuit, traversa la Campanie et gagna Syracuse, d’où il revint précipitamment, sans s’être coupé la barbe ni les cheveux ; et depuis, dans toutes les circonstances, fussent-elles les plus importantes, même devant l’assemblée du peuple ou devant les soldats, il ne jura plus que par la divinité de Drusilla » (ibid., § 4). Camus reprend cet épisode au début de sa pièce, où le décès de sa sœur « chasse (Caligula) trois jours et trois nuits dans la campagne et (le) ramène avec (un) visage ennemi »84, tandis que ses proches supputent sur la raison de son départ précipité, qu’ils attribuent à ses sentiments. Le premier patricien, plus soucieux de politique que de morale, s’irrite devant cette fuite qui témoigne d’un désintérêt pour l’Etat au profit d’une femme et d’une relation incestueuse : « rien ne l’empêche de continuer. Il aimait Drusilla, c’est 79

Camus, Caligula, II, 12. Cf. la didascalie de IV 13 : « comme une bête » (avant le meurtre de Caesonia). 81 Camus, Caligula, II, 14. 82 Le miroir est un accessoire essentiel de la pièce ; nous l’étudions dans notre troisième partie. 83 Suet., Cal., XXIV, 1. 84 Camus, Caligula, I, 11. 80

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entendu. Mais elle était sa sœur, en somme. Coucher avec elle, c’était déjà beaucoup » (non pas tant parce que cela heurte la sensibilité morale, mais parce que cela apparente Caligula aux monarques orientaux). « Mais bouleverser Rome parce qu’elle est morte, cela dépasse les bornes ». Car, comme il le précise lui-même en réponse à Cherea, « la raison d’Etat ne peut admettre un inceste qui prend l’allure des tragédies. L’inceste, soit, mais discret », ce à quoi le prosaïque Hélicon réplique : « vous savez, l’inceste, forcément, ça fait toujours un peu de bruit. Le lit craque, si j’ose m’exprimer ainsi »85. Le thème est repris ensuite par Caesonia, « la vieille maîtresse », qui tente de comprendre la souffrance de Caïus : « il est vrai qu’il l’aimait. Il est vrai que cela est dur de voir mourir aujourd’hui ce que, hier, on serrait dans ses bras »86. Ces deux explications, d’ordre politique et sentimental, sont balayées par Caligula lui-même qui « pleure pour autre chose que l’amour », car, comme il l’explique à Caesonia qui « cherche à comprendre », « les hommes pleurent parce que les choses ne sont pas ce qu’elles devraient être »87. La disparition de la sœur aimée permet la prise de conscience d’un profond malaise existentiel qui mine les valeurs traditionnelles sur lesquelles Germanicus avait construit le sens qu’il voulait donner à sa vie. L’amour se trouve perverti et ridiculisé. C’est pour le sauver malgré tout, même affaibli, même dénaturé que Caesonia88 fait à Caligula le don total et absolu d’elle-même : « je ferai ce que tu voudras », alors même qu’elle ne partage pas sa vision des choses. Elle lui rappelle en effet que « ce qui est possible mérite aussi d’avoir sa chance » et elle dénonce en lui une illusoire liberté et la « folie » de « vouloir s’égaler aux dieux »89 : face à l’ordre logique du cosmos (le ciel qui ne peut être que le ciel, le soleil qui ne peut se coucher qu’à l’Ouest) et à l’organisation dichotomique des relations morales et sociales (« il y a le bon et le mauvais, ce qui est grand et ce qui est bas, le juste et l’injuste », Caesonia parle comme le ferait Germanicus), la révolte est inutile : la puissance humaine est confrontée à un au-delà (« tout cela ne changera pas ») qui, pour elle, s’incarne dans « l’amour », seule force véritablement capable de donner un sens au « monde » et de lutter contre l’absurde de l’existence, à condition de lui accorder une véritable profondeur (à l’image de celui même dont elle fait don à Caligula). En véritable humaniste, Caesonia invite ainsi Caligula à faire porter son pouvoir sur ce qui est à sa mesure au lieu de le mettre au service de sa démesure ; elle pressent donc la 85

Camus, Caligula, I, 1. Camus, Caligula, I, 6. 87 Camus, Caligula, I, 11. 88 Sur Milonia Caesania, cf. Juv., Sat. 6, v. 614-617 et Renucci, 2007, p. 12. Sur les liens de Caligula et de Caesonia, cf. Suet., Cal., XXV, 5-8 (mention de leur fille Julia Drusilla). 89 Camus, Caligula, I, 11. 86

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spirale infernale dans laquelle il va s’enfermer et dont elle ne comprend pas la logique : « si le mal est sur la terre, pourquoi vouloir y ajouter ? ». Pour elle, « le bonheur est généreux. Il ne vit pas de destruction », comme elle le lui répète avant qu’il ne l’étrangle90. Elle n’a donc fondamentalement pas changé et, malgré tout ce qu’elle a fait, elle continue à croire aux valeurs morales et sa certitude qu’il « peut être si bon de vivre et d’aimer dans la pureté de son cœur » (ibid.) s’apparente à une profession de foi. En cédant à toutes les demandes de Caligula (« tu feras tout ce que je te dirai »), en étant « cruelle », « froide et implacable » et en « (souffrant) aussi »91, comme il le voulait, elle est donc devenue, par amour92, un monstre : elle occupe ironiquement Mucius pendant que Caligula viole sa femme93 ; elle reste « calme » lorsque la potion que buvait Mereia s’avère être véritablement « un remède contre l’asthme »94 et à Lepidus qui lui demande, « atterré » ce qu’il faut faire, elle répond « avec simplicité : d’abord retirer le corps, je crois. Il est trop laid ! »95 ; elle entre dans le jeu blasphématoire de Caligula96 et se prête au piège qu’il tend aux patriciens et à Cherea en leur faisant croire à sa mort97. Elle pervertit ainsi son âme et annihile en elle « ce qui a figure (humaine) », comme un reflet vivant de ce que devient chaque jour un peu plus Caligula98. Bien plus, elle révèle à Scipion « une parole à la fois difficile et évidente […] une parole qui, si elle était vraiment écoutée, accomplirait la seule révolution définitive de ce monde »99. Son cheminement vers la monstruosité de l’amour s’assimile à celui de Caligula découvrant la mortalité et le malheur des hommes, « une vérité toute simple et toute claire (…) mais difficile à découvrir »100. Et comme l’empereur s’ouvre à Hélicon, elle va essayer, elle, d’initier Scipion en l’invitant à « pense(r) d’abord au visage révulsé de (son) père à qui on arrachait la langue, (…) à cette bouche pleine de sang et à ce cri de bête torturée », puis à « pense(r) » ensuite à Caligula et, lorsque elle a bien réveillé les affects haineux de Scipion, elle lui dit « écoute maintenant : essaie de le comprendre »101. Elle l’incite à dominer ses émotions par sa raison, en lui suggérant les rouages logiques du 90

Camus, Caligula, IV, 13. Camus, Caligula, I, 11. 92 Cf. lorsqu’elle demande à Cherea, dans un moment d’égarement, s’il a « jamais su aimer » (IV, 11). 93 Camus, Caligula, II, 6. 94 Camus, Caligula, II, 10. 95 Camus, Caligula, II, 11. 96 Camus, Caligula, III, 1. 97 Camus, Caligula, IV, 10. 98 Camus, Caligula, IV, 13. 99 Camus, Caligula, II, 12. 100 Camus, Caligula, I, 4. 101 Camus, Caligula, II, 12. 91

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comportement de Caligula, cet homme qui rêve d’une totale liberté dans l’au-delà des dieux et dont elle est en quelque sorte la grande prêtresse. Elle est ainsi réellement monstrueuse, au sens étymologique du terme monstrum, appartenant au « vocabulaire religieux » et désignant « un prodige qui avertit de la volonté des dieux »102, et, comme Caligula, elle « force à penser »103, conformément au lien que le monstrum entretient avec « la racine *men ‘penser’ »104. Si Caesonia s’apparente à une mère pour Caligula, Hélicon en est le fils dévoué et fidèle. Il avait compris, bien avant celui à qui il s’est dévoué, que la « vérité toute simple » qui tourmente Caïus, n’empêche pas les hommes de « déjeuner »105 et il avait fait du prosaïsme des contraintes corporelles le but de sa vie : la première fois qu’il apparaît sur scène, il « (mange) des oignons » et explique la disparition de Caligula par « le foie (…) ou le simple dégoût » de devoir fréquenter « tous les jours » les mêmes patriciens, comme un « menu (qui) ne change pas. Toujours la même fricassée »106. A Scipion qui, « désemparé » après la révélation de Caesonia107, lui demande de l’aider, il répond « qu’il faut se hâter de manger » (II, 13) ; les exigences du « déjeuner »108 lui servent de philosophie : « je ne pense jamais. Je suis bien trop intelligent pour ça »109. Il est une sorte de double fantomatique de Caligula, un *mo(n)stellum qui rejoue la Mostellaria plautinienne110 dans les décors de l’absurde et de la folie111. Cherea ou la monstruosité du philosophe vertueux Germanicus faisait de la vertu l’assise même de son comportement social et familial, le respect d’autrui, si souvent souligné par les historiens anciens112, étant pour lui la manifestation essentielle du uir idéal qu’il rêvait d’être. Camus dénonce l’illusion d’un tel souhait et sa dimension narcissique à travers le philosophe Cherea, dont il fait résider la monstruosité dans le refus de penser : en invalidant le lien étymologique entre monstrum et *men, il préserve son bonheur et signe son égoïsme face à la « méchanceté désintéressée » de Caligula et à son « lyrisme inhumain auprès de quoi (sa) 102

Alfred Ernout et Antoine Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris, Klincksieck, 2001, p. 413. 103 C’est une qualité que Cherea reconnaît à Caligula : « il force à penser. Il force tout le monde à penser » (IV, 4). 104 Ernout et Meillet, 2001, p. 412. 105 Camus, Caligula, I, 4. 106 Camus, Caligula, I, 1. 107 Camus, Caligula, II, 12. 108 Camus, Caligula, I, 5. 109 Camus, Caligula, I, 4. 110 Sur le lien entre cette comédie et le monstrum, cf. Ernout et Meillet, 2001, p. 413. 111 Cf. IV, 6 : « je sers un fou ». 112 Cf. Suet., Cal., III, 5-7 ; Tac., An., II, 71.

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vie n’est rien »113. Les valeurs morales et la croyance en « des actions qui sont plus belles que d’autres », gages de « sécurité et (de) logique », lui servent d’assises intellectuelles pour « vivre et être heureux » et motivent sa participation active au meurtre de Caligula qu’il ne « hait pas (mais qu’il) juge nuisible et cruel, égoïste et vaniteux »114 parce qu’il détruit la cohérence de la vie humaine et va « jusqu’à nier l’homme et le monde »115. Il se raidit donc tout entier contre l’implacable logique et la clairvoyante lucidité de Caligula et met son énergie au service d’un mensonge consciemment revendiqué, un mensonge qui lui sert de vérité ; comme le lui dit Hélicon, il est « faux comme un honnête homme »116, incarnant l’envers de cette droiture impassible du philosophe qui ne craint pas la mort pourvu que l’on ne touche pas aux repères intellectuels qui structurent sa pensée et sa vie. Comme Caligula le lui dit au début de la pièce, « le mensonge n’est jamais innocent. Le vôtre donne de l’importance aux êtres et aux choses. Voilà ce que je ne puis pardonner »117. A travers Cherea, c’est l’idéalisme de son père qu’il dénonce. De plus Cherea ne parvient pas à mettre en harmonie ses paroles et ses actes. Ainsi, alors qu’il prétend ne pas ressentir de haine envers Caligula et donc agir selon une logique tout aussi rigoureuse et implacable que celle de l’empereur, alors qu’il affirme la pureté de ses actions, il se laisse emporter par son « émotion » devant le désespoir de Scipion, car « désespérer une jeune âme est un crime qui passe tous ceux qu’il a commis jusqu’ici. Je te jure que cela suffirait pour que je le tue avec emportement » ; or, ce « crime » qu’il reproche à Caligula, c’est d’avoir « appris (à Scipion) à tout exiger » 118, c’est de lui avoir donné l’exigence philosophique de l’absolu, le refus de toute compromission, ce qu’il se refuse à « comprendre »119. C’est ainsi du côté de Caligula et de son élève Scipion que se trouve la vraie grandeur. La dimension mesquine de Cherea qui, quand il se croit confronté à la mort, perd sa fermeté stoïcienne et voit « sa voix changer un peu » (IV, 4), se manifeste dans l’entretien sincère auquel l’invite Caligula (III, 3) et auquel il se prête « parce qu’(il) n’aime pas mentir ». Pourtant, s’il dit clairement ce qu’il pense, ce n’est pas par grandeur d’âme mais parce qu’il sait Caligula au courant du complot et qu’il n’a donc rien à perdre : « ta franchise elle-même était simulée » ; il n’a pas su se « (dépouiller) des préjugés, des intérêts particuliers et des mensonges dont (il) vit » (ibid.). Peut-être est-ce cette incapacité à atteindre la grandeur monstrueuse d’un 113

Camus, Caligula, II, 12. Camus, Caligula, III, 6. 115 Camus, Caligula, II, 2. 116 Camus, Caligula, IV, 6. 117 Camus, Caligula, I, 10. 118 Camus, Caligula, IV, 1. 119 Camus, Caligula, IV, 2. 114

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Caligula qui fait de Cherea un avatar de monstre, à l’image de l’homme luimême. La monstruosité sociale Pour un Romain comme Germanicus, appartenir à l’élite est un honneur qui impose des devoirs, mais la réalité du comportement social des patriciens, tel que Camus le met en scène dans sa pièce, dément cette exigence. Image de cette aristocratie habilement spoliée par Auguste mais attachée au maintien purement honorifique des institutions, garant de sa position dans la société120, les patriciens s’apparentent à une outre vide et n’ont même pas, comme Cherea, l’excuse de la vertu philosophique. Nommés simplement selon l’ordre dans lequel ils prennent la parole, à l’exception du « vieux patricien » qui se distingue par son âge et sa lâcheté121, ils se montrent craintifs, veules et attachés à leurs privilèges. Ainsi, après avoir mis en avant la dimension « morale » de leur révolte en un crescendo lyrique qui va de « la famille (qui) tremble » à « la patrie tout entière (qui) est livrée au blasphème », en passant par « le respect du travail (qui) se perd », le premier patricien conclut son appel à la résistance et au meurtre par cet ultime argument : « conjurés, accepterez-vous enfin que les patriciens soient contraints chaque soir de courir autour de la litière de César ? »122 : l’orgueil bafoué est le vrai mobile et Caligula s’emploie à plaisir à jouer sur leur veulerie et leur bassesse au point de leur donner une sorte de grandeur à l’envers, reflet inversé de celle que son père avait su préserver : « non, mais regarde-les, Caesonia. Rien ne va plus ? Honnêteté, respectabilité, qu’en dira-t-on, sagesse des nations, rien ne veut plus rien dire. Tout disparaît devant la peur. La peur, hein, Caesonia, ce beau sentiment, sans alliage, pur et désintéressé, un des rares qui tire sa noblesse du ventre »123. D’une certaine façon, les patriciens retrouvent la philosophie d’un Hélicon, mais sans la grandeur que peut donner la souffrance ; ils sont, comme le dit d’ailleurs Hélicon à Cherea, tout entiers imprégnés de « l’odeur fade de ceux qui n’ont jamais rien souffert ni risqué »124. C’est cette normalité bien-pensante qui constitue la véritable monstruosité, comme Mishima le fait dire à Renée de Sade à sa mère, Madame de Montreuil : « vous faisiez un couple qui couchait avec la bonne éducation, la bonne moralité, la bonne normalité, en poussant des grognements d’aise. Un comportement de monstres à mon sentiment. Non moins que de trois repas bien nourrissants, vous vous alimentiez de haine et de mépris pour tout ce 120

Sur cet aspect, cf. Renucci, 2007, p. 137. Cf. IV, 14 et supra, n. 29. 122 Camus, Caligula, II, 2. 123 Camus, Caligula, II, 5. 124 Camus, Caligula, IV, 6. 121

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qui vous semblait sortir de la norme. (…) Jamais, dans vos rêves les plus fous, vous n’avez imaginé que vous pourriez tourner le bouton de la porte fantastique qui ouvre sur un ciel plein d’étoiles »125. Caligula, lui, a tourné le bouton de cette porte mais il n’a pas su la refermer derrière lui ; c’est pourquoi il n’est pas parvenu à la véritable monstruosité et reste, quelque part, le fils de son père. L’échec de la déshumanisation : l’inaccessible au-delà du monstre Le dédoublement monstrueux d’une âme en souffrance : entre Tibère et Germanicus Séduit par la cruauté vicieuse de Tibère, qu’il portait déjà en lui « par nature », naturam, selon Suétone126, Caligula n’a pas réussi à éradiquer totalement le père qui vit en lui et qui s’exprime à travers les élans de son cœur ; dans sa quête d’une liberté absolue et « épouvantable »127, il n’a su que détruire, trouvant dans « le mépris » sa consolation128 et dans « le sang, la haine autour de (lui) le bonheur »129, en une perversion totale des valeurs qui ont bercé son enfance. La mort de Caesonia, que Caïus étrangle dans son exaltation, puis son assassinat dans l’égarement de sa pensée signent l’échec de son cheminement intérieur : alors que Sade, selon Mishima, s’est montré capable de transformer « sa manie de détruire » en « passion de créer »130, en une alchimie réellement monstrueuse, Caligula en est resté au « pouvoir délirant du destructeur, auprès de quoi celui du créateur (lui) paraît une singerie »131. Incapable de conquérir la liberté intellectuelle d’un Sade132 et de penser en dehors des normes du bien et du mal, il ne peut se résoudre à demeurer dans la prison de sa finitude et se lance à la recherche de l’impossible, « aux limites du monde, aux confins de (lui)-même »133, déléguant même à son serviteur Hélicon la charge de lui « chercher la lune »134. Il a besoin d’autrui, Hélicon, bien sûr, à qui il demande de « l’aider à l’impossible »135, mais aussi Caesonia, la femme vieillissante et aimante, à 125

Yukio Mishima, Madame de Sade (1969), NRF Gallimard, version française André Pierre de Mandiargues, 1976, acte II, p. 90. 126 Cal., XI, 1. 127 Camus, Caligula, IV, 13. 128 Camus, Caligula, II, 14. 129 Camus, Caligula, IV, 13. 130 Mishima, 1969, acte III, p. 125. 131 Camus, Caligula, IV, 13. 132 Cf. Mishima, 1969, acte III, p. 124 : « la Bastille a été prise de l’extérieur, mais il en avait ruiné les murs de l’intérieur, sans même s’être servi d’une lime. Sa seule force avait effondré la prison. S’il ne s’échappait pas de ce débris, ce n’est que par libre choix d’y rester ». 133 Camus, Caligula, IV, 14. 134 Camus, Caligula, III, 3. 135 Camus, Caligula, I, 5.

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qui il fait également jurer de « l’aider » après l’avoir priée de « (rester) près de (lui) »136 : comme pour son père Germanicus, l’amitié et l’amour sont les piliers de son action qui se trouve ainsi ancrée dans l’humain, comme un aveu d’échec à suivre la voie initiée par Donatien et à « accepter l’impossible »137. Cette humanité résiduelle de Caligula s’incarne dans son miroir, signe du nécessaire regard de l’autre, que celui-ci soit véritable altérité ou reflet de soi138. Plus qu’indice psychologique de mélancolie139 ou de désespoir140, il atteste du drame de Caïus, parfaitement conscient de la « théâtralité intrinsèque de la vie »141, mais totalement incapable de s’en affranchir. Suétone en fait la marque de sa cruauté hors norme puisque, selon lui, « il s’efforçait de rendre son visage, naturellement affreux et repoussant (en cela, il ne ressemble pas à son père, dont l’historien note la beauté142), plus horrible encore, en étudiant devant son miroir, ad speculum, tous les jeux de physionomie capables d’inspirer la terreur et l’effroi »143. Caligula choisit donc de se faire monstre pour montrer à son « public » « le plus beau des spectacles », « un procès général » où « tous sont condamnés d’avance » comme il l’est lui-même ; car Camus indique dès le début l’échec de son entreprise de destruction, symboliquement marqué par le geste « (d’effacer) frénétiquement une image sur la surface polie » du miroir pour qu’il ne reflète « plus rien (…), rien, plus rien »144. Or, Caligula ne parvient pas à ce néant monstrueux, puisque ce « rien » dont il rêve s’efface chaque fois que l’image se reforme ; le miroir lui offre ainsi le reflet complaisant de sa souffrance existentielle (I, 3) et de sa lucidité désespérée145 ou se fait ironique serviteur d’une haine qui se retourne contre son auteur146, avant de se briser sous les coups de l’humaine révolte147. Sade, d’après Mishima, 136

Camus, Caligula, I, 11. Mishima, acte II, p. 55. 138 C’est le « drame » du libertin qui ne peut exister que sous le regard d’un complice (cf. Madame de Merteuil et le vicomte de Valmont dans Les liaisons dangereuses de Laclos ou, dans un autre registre, Sganarelle dans le Dom Juan de Molière. 139 Cf. Albert Mengelgrün, « Caligula ou comment s’écrit la maladie de la lune », Information Littéraire, 4, 43, 1991, p. 14-16. 140 Cf. Janine Gillis, « Caligula : de Suétone à Camus », in : Etudes Classiques 42, 4, 1974, p. 399-402. 141 Bastien, 2006, p. 160. Caligula aime « jouer » avec les hommes (cf. II, 14) et avec les dieux (cf. III, 2). Sur cet aspect, cf. Bastien, 2006, p. 180-201 (« théâtre ») et p. 225-235 (« le théâtre du monde chez Camus »). 142 Cal., III, 1. 143 Cal., L, 3. 144 Camus, Caligula, I, 11. 145 Camus, Caligula, III, 5. 146 Cf. Bastien, 2006, p. 161 et Hiroki Trera, « Caligula devant le sacré : identification aux dieux-mères », in : Albert Camus et le théâtre, Paris, Lettres Modernes, p. 33. 147 Camus, Caligula, IV, 14. 137

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avait pris la Bastille « de l’intérieur »148, Caligula n’a pas su conquérir son miroir ni mesurer à sa juste valeur l’héritage paternel et il ne peut renvoyer « à l’histoire » (IV, 14) que son échec… La sensibilité poétique ou la force de l’endroit Il reste en effet, selon le mot d’Hélicon, « un idéaliste »149 et c’est ce « trop d’âme »150 que Caesonia lui reconnaît151 qui le prive (le sauve ?) de la monstruosité et le ramène symboliquement vers son père. Tandis que le Sade de Mishima apparaît comme « un homme dépourvu de sentiments humains qui se plaît à clore de grilles le monde des hommes » (p. 125), Caligula aspire à l’au-delà et se montre sensible à la beauté du cosmos et aux charmes de la vie, invite à l’intense expérience de l’être-au-monde : « bientôt, les routes sur la mer seront couvertes de mimosas. Les femmes auront des robes d’étoffe légère. Un grand ciel frais et battant, Cassius ! Les sourires de la vie »152. L’empereur romain refait ainsi, l’espace d’une réplique songeuse, le voyage « à la surface de nous-mêmes » que décrit le narrateur de L’envers et l’endroit : « une femme qui danse sans penser, une bouteille sur une table, aperçue derrière un rideau : chaque image devient un symbole »153 ; de même, pour Caligula, les mille petits soleils jaunes des mimosas balisent la route de l’évasion « vers la mer » ; l’élan impétueux de la vie se déchiffre dans les « robes d’étoffe légère », comme la danse millénaire de la séduction féminine ; le ciel renaît dans sa fraîcheur et, comme le cœur dont les canaux irriguent l’univers dans la spiritualité soufie, il bat et chante son invite à l’infini qu’il porte en lui, « grand ciel ». Cette vision poétique et mystique fait de la femme celle qui ouvre « les routes sur la mer », le pilier vivant qui supporte les deux horizontalités cosmiques (la mer et le ciel) et qui, poussière de terre et feu de désir, unit en une mystérieuse correspondance l’eau et l’air. Germanicus, traducteur et poète, n’aurait assurément pas désavoué une telle image… L’échange poétique que Caligula a avec Scipion154 atteste de cette sensibilité « idéaliste » et de sa capacité à percevoir l’harmonie secrète qui règne dans la nature et qu’il appréhende avec une sensibilité d’esthète ; à Scipion qui trace l’esquisse picturale de « la ligne des collines romaines », lieu d’un « apaisement fugitif et bouleversant (…) le soir », il répond en écho par la mélodie du « cri des martinets » dans l’infini surréaliste d’un 148

Cité n. 132. Camus, Caligula, I, 5. 150 Au contraire, le Sade de Mishima « a perdu son âme » (acte III, p. 125). 151 Camus, Caligula, IV, 11. 152 Camus, Caligula, IV, 9. 153 Camus, « Amour de vivre », in : L’Envers et l’Endroit, Paris, Gallimard, NRF, coll. « Les essais », LXXXVIII), 1958, p. 109 (Alger, Edmond Charlot, 1937). 154 Camus, Caligula, II, 14. 149

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« ciel vert » ; à la beauté, chantée par Scipion, de « cette minute subtile où le ciel plein d’or (…) bascule et nous montre (…) son autre face, gorgée d’étoiles luisantes » il ajoute « cette odeur de fumée, d’arbres et d’eaux qui monte alors de la terre vers la nuit » en une « mystérieuse et profonde unité » toute baudelairienne et, lorsque Scipion se livre « tout entier » et évoque « le cri des cigales et la retombée des chaleurs, les chiens, les roulements des derniers chars, les voix des fermiers », il continue par « les chemins noyés d’ombre dans les lentisques et les oliviers », suggérant par l’effet de rime le lien qui unit l’homme à la nature. Ce moment d’échange poétique et privilégié, qui met en jeu les cinq sens, se termine par la prise de conscience d’une complémentarité que Caligula reconnaît en « pressant le jeune Scipion contre lui »155 : « nous aimons les mêmes vérités », mais qu’il ne peut concrétiser plus avant, prisonnier qu’il est de « cette solitude empoisonnée de présences qui est la (sienne) » et qui lui interdit de « (goûter) la vraie, le silence et le tremblement d’un arbre ! » Alors qu’un monstre n’est sensible à « rien » et ne peut être touché ni par les sentiments humains ni par la beauté de la nature, Caligula porte au fond de son cœur le même désir de l’absolu que son père et il en ressent l’appel au plus profond de lui. C’est ce qu’indique son désir de posséder la lune, désir qu’il a réussi à concrétiser « deux ou trois fois seulement » et dont il s’ouvre à Hélicon désespéré de le voir négliger les « choses graves » qu’il a à lui dire156. Le récit prend l’aspect d’un monologue lyrique dans lequel la lune est assimilée à une femme sensuelle qui cède enfin aux avances amoureuses de cet homme qui « la regardai(t) et (…) la caressai(t) sur les colonnes du jardin » depuis bien longtemps. La personnification donne une présence réelle à l’astre, « clair (…) comme un lac d’eau laiteuse au milieu de cette nuit pleine de froissements d’étoiles » et permet une possession symbolique dans laquelle Caligula joue le rôle passif (ce qui est honteux pour un Romain qui se doit d’être sexuellement actif) : il est « couché », offert à l’astre divin et c’est elle qui décide de venir le rejoindre : « elle est arrivée (…). Elle a franchi le seuil (…), elle s’est coulée » dans son lit et l’a « inondé de ses sourires et de son éclat ». La formulation poétique atteste de la sensibilité de Caïus et transcrit une extase d’ordre sensuel et psychique qui s’apparente à une initiation157 ; elle dit l’intense besoin de transcendance et de spiritualité de celui dont le cynisme (« ce vernis ne vaut rien ») est l’envers de

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Cf. aussi la didascalie finale de l’impossible communication, symbolisée par la main que Scipion « pose sur l’épaule » de Caligula qui, « sans se retourner, la couvre d’une des siennes ». 156 Camus, Caligula, III, 3. 157 Cf. Bastien, 2006, p. 150 : la folie lunaire se dit dans « un langage poétique qu’emprunte le besoin métaphysique d’absolu ».

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l’idéalisme. Caligula est décidément loin de cette pureté dans le mal qu’incarne le monstre. L’impossible pureté dans le mal C’est encore une fois le Sade de Mishima qui nous servira de contrepoint. Parce qu’il connaît le « monde où la rose et le serpent sont assez intimes pour échanger leurs apparences dans la nuit, de telle façon que les joues du serpent rougissent et que la rose se couvre d’écailles brillantes »158, il peut dépasser la logique dichotomique de l’éthique, pour s’élever vers l’au-delà de la morale. C’est cette ascèse particulière, unie à « quelque chose d’indescriptible, mais qui est inné chez lui, (qui) a donné naissance à de transparentes formes du mal, à une pure cristallisation du mal » qui fait de lui le Mister Hyde vivant qu’avait imaginé Stevenson. Dans ce monde à l’envers qu’il a intellectuellement créé et dont il est « seul » à avoir « les clés », le mal devient l’unique valeur et s’incarne dans « l’impérissable cathédrale du vice » qu’il s’efforce « de construire »159. Sade élabore donc une religion ‘à l’envers’ dont il est à la fois le grand prêtre, le bourreau et la victime, mais qui est la marque de son absolue liberté, à l’écart de l’humain ; même son épouse Renée, qui « espérait (pourtant) demeurer avec lui toujours, (…) ne peut plus l’atteindre ». Caligula n’est pas parvenu à une telle hauteur. Car ce n’est pas la gratuité du mal qui motive son entreprise et l’incite à « (prendre) en charge un royaume où l’impossible est roi », mais le désir, profondément altruiste, de « l’égalité » dans un monde où « enfin les hommes ne mourront pas et ils seront heureux »160 : à la motivation égoïste d’un Sade, appliqué à fouiller et à torturer les corps et les âmes, s’oppose ce que l’on pourrait appeler l’humanisme de Caligula, fait d’ouverture généreuse à autrui et de volonté de partage, idéaux qui étaient déjà ceux de son père ; mais l’enseignement de ce « professeur »161 est vicié précisément par l’absence d’absolu et de transcendance. Comme le remarque Sophie Bastien, « la mort de Drusilla, (qui) révèle l’absence irrémédiable de sacré » fonctionne comme « une hiérophanie à l’envers »162 parce qu’elle déconstruit les valeurs de l’enfance en en révélant l’inanité. Caligula apparaît ainsi comme la figure inversée du Christ dont il retrouve parfois les accents163 et dont il vit la passion, mais 158

Acte II, Renée à sa mère Madame de Montreuil, p. 91. Acte III, p. 125. 160 Camus, Caligula, I, 11. 161 Camus, Caligula, I, 4. 162 Bastien, 2006, p. 152. 163 Les parallèles entre les formulations que Camus prête à Caligula et celles du Christ dans les Evangiles sont indiqués par Bastien, 2006, p. 152. C’est cet aspect de « Christ du mal » que Stéphane Olivié Bisson a privilégié dans sa mise en scène de la pièce (version primitive de 1941), créée le 4 novembre 2010 à Paris (Athénée Théâtre Louis-Jouvet). 159

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sans la certitude réconfortante d’une mission voulue par un Père divin. Il se situe ainsi à mi-chemin entre « le royaume des Cieux » annoncé par Jésus et « l’impérissable cathédrale du vice » voulue par Sade, comme une double manifestation de l’envers, celui du Bien incarné par le divin Germanicus, et celui du Mal, dont le vieux bouc Tibère164 est une émanation. On peut alors s’interroger sur ce que son père serait devenu s’il avait été empereur… Conclusion Camus construit donc implicitement son personnage sur la figure idéalisée du père, en un jeu d’attraction-répulsion qu’il organise autour d’une réflexion métaphysique sur l’absurde. Son Caligula porte en lui la double monstruosité des extrêmes, celle de la bête à tuer et celle du dieu angélique. Parce qu’il a pris conscience du vide ontologique qui régit le cosmos et de l’illusion existentielle qui règle la vie humaine, il se détourne de l’idéal humain et moral dont Germanicus lui a donné l’exemple et il s’aliène pour devenir l’absurde incarné ; il tourne en dérision les valeurs les plus sacrées du monde romain, se plaît à broyer les êtres dans les rouages de sa « logique implacable » et joue avec délectation son rôle de tyran sur la scène de la vie et devant le miroir de la vacuité, qui lui renvoie le reflet grimaçant de l’humaine comédie. Mais il ne parvient pas à tuer en lui sa sensibilité de poète et il reste finalement le (digne ?) fils de son père. Capable de réécrire les signes du réel à l’image du voyant rimbaldien, sensible à une forme de transcendance immanente à la nature, il se veut « pur dans le mal », comme le double de son ami Scipion qui « (est) pur dans le bien »165 et c’est en cela précisément que consiste sa monstruosité. Au contraire d’un Sade qui, du moins selon Yukio Mishima, a su atteindre à l’absolue liberté, celle où « les Idées » de Bien et de Mal n’existent plus, il n’est pas parvenu à ce degré de déshumanisation et porte toujours en lui l’envers et l’endroit : il est à la fois « Petite Chaussure », le fils chéri de Germanicus, et « le monstre, l’infect monstre » que stigmatise Scipion. Ce sont paradoxalement la démesure de sa quête et la monstruosité d’un pouvoir absolu qui lui rendent son statut humain : parce qu’il n’a pas voulu (pas su ?) exercer sa liberté par-delà le bien et le mal, il éclaire par contrecoup la monstruosité de la « normalité ».

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Sur l’assimilation de Tibère au bouc, cf. Suet., Tib., XLV, 2. Camus, Caligula, II, 14.

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D’un monstre à l’autre : figures d’Agrippine et de Néron à l’écrit et à l’écran Muriel LAFOND « Assassin, fou, violeur, pervers, matricide, incendiaire, bigame et, parfois, musicien et chanteur accompli » : c’est par ces mots choisis que le diable présente l’une de ses créatures favorites, Néron, dans le film L’Histoire de l’humanité (Irwin Allen, États-Unis, 1957). Une telle énumération rend parfaitement compte de la représentation de l’empereur mal-aimé, non seulement au XXe s., mais au fil des siècles. Néron souffre en effet d’une image désastreuse dès l’Antiquité, comme il apparaît à travers les textes de Martial, Stace, Juvénal, mais surtout de Pline l’Ancien et du pseudo-Sénèque dans Octavie, ces derniers ayant participé à la propagande anti-néronienne qui marque la fin du Ier s.1. Les sources historiques poursuivront en ce sens, qu’il s’agisse de Tacite, Suétone ou Dion Cassius. Ainsi que le soulignait A. Weigall2 en 1930, l’empereur parvint à se rendre odieux aux yeux des païens par son opposition aux traditions romaines et des chrétiens pour les persécutions, réelles ou supposées, qu’il leur fit subir, jusqu’à incarner l’Antéchrist. Sa mère, Agrippine la jeune, ne bénéficia pas d’un meilleur traitement : si le nom de Néron est associé à la tyrannie, la cruauté et la débauche, la fille de Germanicus se voit présentée, chez les auteurs et historiens anciens – mais aussi, souvent, chez les modernes –, comme une « femme à la luxure débridée et à l’ambition sans frein »3. Mère et fils incarnent donc tous deux des monstres, ces images terriblement négatives se cristallisant dès le IVe s.4, sans beaucoup évoluer dès lors : pour Renan, par exemple, l’empereur est « ce monstre qui n’a pas de second dans l’histoire » et subit « l’exécrable 1

Voir François Ripoll, « Aspects et fonctions de Néron dans la propagande flavienne », in : Jean-Michel Croisille, René Martin et Yves Perrin (éd.), Neronia V, Néron : Histoire et légende, Actes du Ve colloque international de la SIEN (Clermont-Ferrand et Saint-Étienne, 2-6 novembre 1994), Bruxelles, Latomus, 1998, p. 137-151. 2 Arthur Weigall, Néron, Paris, Payot, 1950 (1ère éd. : 1930), p. 8. Traduction de l’anglais par M. Gérin. 3 Carlo Pascal, Nerone nella storia aneddotica e nella leggenda, Milan, Fratelli Treves, 1923, p. 1. 4 Voir Yves Perrin, « En guise de conclusion : l’image de Néron de sa mort à nos jours. Histoire et mémoire collective », in : Jean-Michel Croisille, René Martin et Yves Perrin (éd.), 1998, p. 473-490, ainsi que Laurie Lefebvre, La Genèse de la légende de Néron ou la naissance d’un monstre dans la littérature latine et grecque des premiers siècles, thèse de doctorat non publiée, sous la direction d’A. Deremetz et de J. Desmulliez, soutenue en 2009 à l’Université Charles-de-Gaulle–Lille 3, passim.

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influence de sa mère »5. C’est dans des termes proches que d’autres historiens du XIXe s. traitent d’Agrippine et de Néron6, positionnement encore renforcé par des romans de la même période, parmi lesquels Acté d’A. Dumas et surtout Quo vadis ? d’H. Sienkiewicz. Le succès de ce dernier sera tel qu’il deviendra une source d’inspiration pour le théâtre, la peinture, l’opéra et même le cirque7 : dans toutes les formes d’art, s’impose la représentation populaire d’un empereur fou et sanguinaire. L’image véhiculée par Quo vadis ? sera également déterminante pour ce nouveau médium qu’est le cinéma, lequel adapte le roman dès 1902 (Ferdinand Zecca et Lucien Nonguet, France). En vérité, le personnage de Néron n’a cessé de fasciner réalisateurs et scénaristes et ce, depuis les origines de l’art cinématographique. De fait, en 1896, l’année même de la parution du roman polonais, Georges Hatot réalise en France le premier film à sujet antique, Néron essayant des poisons sur un esclave ; de même, dans la production muette italienne, l’empereur s’affirme comme le deuxième personnage le plus souvent représenté, « incarnation de la corruption, de la perversion et de la décadence »8. Pour justifier cette sombre fascination, J. Gili évoque le « plaisir d’observer un méchant à l’œuvre »9. Il faut reconnaître que le cinéma tend à une simplification de la psychologie du personnage à tel point que, pour C. Aziza, « Néron n’apparaît que sous trois formes : le meurtrier de sa mère (et accessoirement de son frère par alliance), l’amant de Poppée, l’incendiaire persécuteur ». Il ajoute : « Le destin pelliculaire des femmes est encore plus caricatural. Agrippine n’est qu’une mère abusive »10. Le cinéma va donc entretenir la légende monstrueuse de la mère et du fils, en dépit des travaux d’historiens qui tentent de les réhabiliter : comme le note F. Thomé-Gomez à propos du problème de la vérité historique, « la question du péplum n’est pas là, elle est bien entendu tout entière dans la fidélité au fantasme, dans l’effet de réel imaginaire »11. 5

Cité par Guillaume Rocca-Serra, p. 269, dans « Le Néron de Renan » in : J.-M. Croisille, R. Martin et Y. Perrin (éd.), 1998, p. 267-277. 6 Voir ainsi Franz de Champagny, Les Césars, Paris, Ambroise Bray, vol. 2, 1859 (1ère éd. : 1841). Il ne cesse d’évoquer la « toute-puissance du mal » en Néron (p. 110) ou « l’infâme Agrippine » (p. 111). 7 Voir Hervé Dumont, L’Antiquité au cinéma : vérités, légendes et manipulations, Paris, Nouveau Monde Éditions et Lausanne, Cinémathèque suisse, 2009, p. 479. 8 Natacha Aubert, Un cinéma d’après l’antique : du culte de l'Antiquité au nationalisme dans la production muette italienne, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 74. 9 Jean A. Gili, « La fascination du mal. Néron, antihéros du péplum », dans le dossier « Le péplum italien » réuni par C. Aziza et J. Gili, in : Positif, n° 456, février 1999, p. 90-93. Citation p. 90. 10 Claude Aziza, Le Péplum : un mauvais genre, Paris, Klincksieck, 2009, p. 135. 11 Françoise Thomé-Gomez, « Le péplum et sa parodie », in : C. Aziza (éd.), Le péplum : l’Antiquité au cinéma, CinémAction, Paris, Corlet-Télérama, 1998, p. 75-83. Citation p. 75.

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De ce rapide survol de l’évolution de la représentation de Néron et d’Agrippine, il apparaît que le mythe l’a très tôt emporté sur la réalité, pour des raisons idéologiques et religieuses d’abord, mais également du fait du puissant pouvoir d’attraction du Mal, avec bien souvent pour le contrebalancer une dimension moralisatrice, comme il apparaît notamment dans Quo vadis ? et les adaptations cinématographiques auquel il donna le jour12. Dans cet article, nous nous proposons d’étudier la façon dont écrit et écran rendent compte de la filiation qui unit le monstre Agrippine au monstre Néron, mais aussi à leurs ancêtres. Au-delà du rôle de l’hérédité, nous étudierons comment auteurs et réalisateurs lient plus largement ce couple à d’autres figures monstrueuses, en recourant aux amalgames et aux stéréotypes. Pour ce faire, nous mettrons en relation les textes des Anciens avec les représentations modernes de ces deux personnages, en privilégiant quelques romans, choisis pour leur exemplarité, et une cinquantaine de productions filmiques : longs ou courts métrages, séries télévisées, dessins animés ou docu-fictions. Nous nous appuierons également sur les ouvrages des historiens, afin d’évaluer l’influence réelle ou nulle de leurs travaux de réhabilitation. Telle mère/tel père, tel fils Si Agrippine et Néron sont presque unanimement perçus comme des figures monstrueuses, on observe dès l’Antiquité une volonté de souligner leur filiation : J.-M. Croisille13 évoque « un véritable cordon ombilical [qui] lia jusqu’à la fin ce fils dégénéré à cette mère effrayante ». Une telle remarque reflète ce que l’on peut lire chez les auteurs anciens, dans Octavie par exemple, où à la « cruelle marâtre » Agrippine (saeuae nouercae, v. 21) répond Néron, « ce cruel tyran » (saeui tyranni, v. 87). Dans la Vie des douze Césars, Suétone rapporte que son père, Ahenobarbus, se serait exclamé à sa naissance que « d’Agrippine et de lui ne pouvait naître rien que de détestable et de funeste pour le monde » (quicquam ex se et Agrippina nisi detestabile et malo publico nasci potuisse, Ner., 6). Cette anecdote suit une présentation des ancêtres de Néron, dont le but explicite est de montrer comment leurs vertus dégénérèrent en lui alors qu’il concentrait les vices de chacun d’eux14 (Ner., 1). Le biographe consacre un paragraphe à son seul père, « détestable en tous instants de sa vie » (omni parte uitae detestabilem, Ner., 5). On 12

Voir Ruth Scodel et Anja Bettenworth, Wither Quo Vadis ? Sienkiewicz’s Novel in Film and Television, Chichester, Blackwell Publishing, 2009. 13 Jean-Michel Croisille, Néron a tué Agrippine, Bruxelles, Éditions Complexe, 1994, p. 173. 14 Dans Nerone e i suoi tempi (Milan et Varèse, Istituto Editoriale Cisalpino, 1949), Mario Attilo Levi a repéré des erreurs dans la généalogie, qu’il attribue à des fins polémiques (p. 21).

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notera la reprise du mot detestabilis pour qualifier le fils et le père, de même que, dans Octavie, celle de l’adjectif saeuus pour le fils et la mère : la volonté de constituer Néron en monstre, fils de monstres, ne saurait s’énoncer plus clairement15. À notre connaissance, Ahenobarbus n’apparaît guère dans les romans : Xénakis parle de « cet homme qui jouait à rouler les jours de fête avec son char sur les enfants »16, un roman pour la jeunesse mentionne « ce monstre de Domitius »17. Grimal lui a cependant consacré plusieurs pages dans les Mémoires d’Agrippine, en conservant la même tonalité négative : homme à la « réputation exécrable », « d’une grande cruauté », il se voit qualifié de « tyran » par la narratrice, qui mentionne également sa « violence » et sa « passion de l’argent »18. Plus loin, elle signale son procès pour adultère et une accusation d’inceste avec sa sœur. Si ces sombres aspects proviennent directement de Suétone, il est intéressant de noter que ces défauts sont précisément ceux que la légende attribue à Néron et, pour certains d’entre eux, à Agrippine. Quand Grimal évoque les mots de son époux à la naissance de leur fils, la narratrice s’interroge sur cette prophétie : « Ainsi (…) cet enfant, devenu un homme, ne serait qu’un monstre ? » ou sur la justesse de la remarque la concernant : « Quant à moi, étais-je donc, aussi, un monstre ? », mais ne remet aucunement en question la « monstruosité » d’Ahenobarbus19. C’est donc un couple désuni qui apparaît dans les deux romans de Grimal20, aux antipodes de l’image qu’offre la première séquence de la minisérie Imperium : Nerone (Paul Marcus, Italie/GrandeBretagne/Allemagne/Tunisie, 2004) : Agrippine et Ahenobarbus se sourient, se regardent avec tendresse, avant que le jeune Néron ne les rejoigne et les enlace. Cette représentation d’une famille idyllique s’avère assez rare pour être soulignée, puisque nous ne connaissons pas d’autre exemple positif chez les historiens ou dans les œuvres de fiction. Les auteurs antiques s’efforcent 15

Comme nous nous intéressons ici aux filiations, nous n’évoquerons qu’en passant les traits populaires du seul Néron : sa veulerie, sa nature cyclothymique, sa représentation diabolique, son amour pour le chant, sa responsabilité dans l’incendie de Rome. 16 Françoise Xénakis, Maman, je veux pas être empereur, Paris, Éditions Albin Michel, 2001, p. 175. On reconnaît là une exagération du texte de Suétone, selon lequel Ahenobarbus aurait écrasé volontairement un enfant sur la voie Apienne (Ner., 5). À cela, le biographe ajoute qu’il tua un affranchi qui refusait de boire et éborgna un chevalier avec lequel il était en désaccord. 17 Audrey Guiller, Agrippine la jeune, Arles, Actes Sud junior, coll. « T’étais qui, toi ? », 2010, p. 20. 18 Pierre Grimal, Mémoires d’Agrippine, Paris, Éditions de Fallois, 1992, p. 113-114. Pour les accusations suivantes, voir p. 142. 19 Grimal, 1992, p. 148. 20 Voir également Grimal, Le Procès Néron, Paris, Le Livre de poche, 1997 (1ère éd. : 1995), p. 25-27.

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au contraire de souligner les défauts, voire les vices des parents de Néron, pour mieux discréditer cet empereur, dernier rejeton d’une famille dégénérée, qui se détourne des valeurs traditionnelles et bafoue les prérogatives des sénateurs. On reprochera ainsi à tous trois leur avarice, leur amour sans limite de l’argent. Si les romans ne s’intéressèrent guère à ce trait, on en trouve trace au cinéma dans la comédie britannique Fiddlers Three (Harry Watt, 1944) : Poppée se plaint de ne pas recevoir suffisamment de bijoux de la part de Néron, qui lui rappelle la richesse, mais aussi l’avarice de sa mère, d’où sa décision de l’éliminer. Après avoir réalisé son dessein, on le retrouve concentré sur l’écriture d’un éloge à la défunte, qu’il finit par abréger à l’idée des frais occasionnés par sa gravure sur la pierre tombale : la critique politique se voit donc réduite à un ressort comique. En 1970, l’italien M. Laurente reprend l’idée d’une Poppée prodigue qui subit les foudres d’une avaricieuse Agrippine dans Satiricosissimo, sans affliger toutefois Néron de ce défaut. On nous le montre pourtant plongé dans une baignoire remplie de pièces d’or dans La Folle histoire du monde de Mel Brooks (États-Unis, 1981). Des monstres cruels La cruauté compte également parmi les caractéristiques familiales, mais l’on assiste cette fois à un déséquilibre entre les trois protagonistes. Bien que Grimal et Xénakis se régalent des anecdotes rapportées par Suétone à propos d’Ahenobarbus, à l’instar du déplorable docu-fiction consacré à Néron dans la série The Most Evil Men in History (épisode 9, Grande-Bretagne, 2001), c’est surtout le fils qui va devenir à cet égard une riche source d’inspiration. Il serait vain de relever toutes les manifestations de cruauté chez les auteurs depuis l’Antiquité21 ou dans le roman Quo vadis ?. Quel que soit le degré de fidélité de ses adaptations cinématographiques22, toutes reprennent cette caractéristique si essentielle chez Sienkiewicz : il s’agit pour lui, en dénonçant le persécuteur des chrétiens, de tenir un discours mystique et apologétique, mais surtout de viser à travers lui le tsar et l’oppression russe subie à cette époque par les Polonais, en particulier les catholiques. Au cinéma, que ce soit pour soumettre au public le spectacle du Mal ou délivrer un message, l’image d’un Néron hilare devant les martyrs s’est constituée en un passage obligé. De fait, aucune des versions de Quo vadis ? ne s’en 21 Notons tout de même l’accusation de cannibalisme que l’on trouve chez Christine de Pizan : voir Anna Slerca, « Remarques sur la représentation du tyran antique dans l’œuvre de Christine de Pizan », in : D. Bjaï et S. Menegaldo (éd.), Figures du tyran antique au Moyen Âge et à la Renaissance. Néron, Caligula et les autres, Paris, Klincksieck, 2009, p. 173-188. 22 Enrico Guazzoni (Italie, 1912), Gabriellino D’Annunzio et Georg Jacoby (Italie/Allemagne, 1925), Mervyn LeRoy (États-Unis, 1952), Franco Rossi (mini-série, Italie, 1985) et Jerzy Kawalerowicz (Pologne, 2001). Celle de 1902 est, à notre connaissance, perdue.

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dispense. Dans Le Signe de la Croix (Cecil B. DeMille, États-Unis, 1932), l’empereur mange et rit devant le carnage de l’arène, tandis qu’il se délecte des cris de douleur que poussent les victimes de l’incendie de Rome dans la mini-série A.D. Anno Domini (Stuart Cooper, États-Unis, 1984-1985). Les scénaristes ne manquent pas d’imagination pour développer d’autres scènes marquantes : juste après les cartons de présentation du Quo vadis ? de 1925, apparaît un énorme Néron, émeraude contre l’œil23. Un intertitre explique la source de son intérêt : « Les murènes, engraissées à la chair humaine, étaient le mets favori de ses grands banquets ». Suivent des plans sous-marins de ces poissons voraces puis d’hommes et de femmes jetés dans les bassins pour les nourrir. On retrouve cette idée de sacrifices humains dans Fiddlers Three, où l’empereur s’apprête à poignarder une victime en l’honneur du dieu Mars. Au mieux, Néron paraît indifférent à la souffrance ou la disparition d’autrui, comme dans un épisode de la série Doctor Who (Christopher Barry, Grande-Bretagne, saison 2, épisode 14, 1965) : méfiant, il fait boire sa coupe à Tigellin qui s’effondre, terrassé par le poison ; l’empereur se contente d’une moue et d’un haussement d’épaules. Le plus souvent, pourtant, le cinéma se plaît à souligner sa joie sadique : dans le court métrage Good Morning Eve ! (Roy Mack, États-Unis, 1934), il déclare d’un air gourmand de ne pas avoir vu depuis longtemps quelqu’un mourir empoisonné ; au début de Roman Legion-Hare (Fritz Freleng, États-Unis, 1955), dessin animé avec Bugs Bunny, Néron, énorme chauve à l’air bovin, trépigne de rage et exige une nouvelle victime ou bien éclate de rire quand Daffy et Speedy Gonzales sont jetés aux lions dans See Ya Later Gladiator (Alex Lovy, États-Unis, 1968) ; dans l’épisode de la série animée The Story Keepers, « Ready, Aim, Fire » (Jimmy T. Murakami, États-Unis, 1996), il s’enthousiasme lorsqu’on lui annonce que son intention d’incendier le quartier marchand provoquera des centaines de morts. Un dernier exemple parmi bien d’autres24 nous donne à voir, dans Les Nuits érotiques d’une courtisane (Alfonso Brescia, Italie, 1972), un Néron répugnant qui ne cesse de tourner le pouce vers le bas, provoquant le massacre de plusieurs gladiateurs25. Il éclate de rire en découvrant la méprise : il souhaitait simplement signifier par ce geste son désir que l’on remplisse à nouveau sa 23

Pline l’Ancien mentionne le premier ce détail dans l’Histoire naturelle (XXXVII, 16), mais c’est le roman de Sienkiewicz qui l’a popularisé au point de le rendre presque incontournable pour tout film mettant en scène Néron. 24 La cruauté de Néron a ainsi beaucoup inspiré le cinéma des premiers temps : outre Néron essayant des poisons sur un esclave, dans lequel il éprouve un plaisir sadique devant les souffrances de l’agonisant, on peut citer Néron et Locuste (Georges Méliès, France, 1907), films que nous n’avons pu voir. Se reporter à Dumont, 2009. 25 Dans l’imaginaire populaire, Néron se voit bien souvent associé à ce geste, par exemple dans le dessin animé des Pierrafeu, « Time Machine » (Hanna-Barbera, États-Unis, saison 5, épisode 18, 1965).

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coupe de vin ! Cette réputation de cruauté et de sadisme, qui s’est développée à travers les siècles, peut sembler bien curieuse car Suétone luimême affirme que Néron organisa des combats de gladiateurs sans permettre la moindre exécution, pas même celle des condamnés à mort (Ner., 12)26. L’imagerie populaire a encore une fois pris le pas sur ce qui semble être la réalité historique ; ainsi que le résume la sœur du colonel Touplard, qui s’est mis en tête de monter une pièce avec les soldats de la troupe dans Les Dégourdis de la 11ème (Christian-Jaque, France, 1937), « Néron doit être hautain et cruel ». Si les œuvres de fiction offrant de tels exemples de la cruauté néronienne abondent, il n’en va pas de même pour sa mère. Alors que les Anciens insistaient sur ce trait commun aux deux, le Moyen Âge tendait à atténuer l’ignominie d’Agrippine face aux turpitudes de son descendant27. Dans le premier film où celle-ci apparaît, Agrippina (Enrico Guazzoni, Italie, 1911), le réalisateur ne souhaite pas non plus accabler son protagoniste28. De fait, il s’avère difficile de trouver des exemples de cruauté pour ce personnage au cinéma. Hormis un poisson rouge avalé vivant dans Nerone (Mario Castellacci et Pier Francesco Pingitore, Italie, 1977), on assiste, dans Caligula et Messaline (Bruno Mattei et Antonio Passalia, Italie, 1981), à une séquence au cours de laquelle Agrippine participe à une scène de torture : elle ordonne de verser de l’acide sur un homme et empoisonne son compagnon. L’année suivante, le même duo réalise Les Aventures sexuelles de Néron et Poppée où elle observe la tête, tranchée sur ses ordres, de Lollia Paulina et lui ouvre la bouche pour examiner ses dents29. On pourrait également citer ici quelques scènes de cruauté présentes dans Boudica (Bill Anderson, Grande-Bretagne, 2003), mais ce n’est manifestement pas l’aspect qu’a retenu le cinéma. Assassins, de mère en fils Cela ne veut pas dire pour autant que le 7ème art exonère Agrippine de toute accusation de meurtre, loin de là. Seulement, ses crimes, tout comme 26

On peut cependant lire au IIIe s. dans la Vie d’Apollonios de Tyane de Philostrate (IV, 36) que Néron combattait lui-même dans l’arène, ce que l’on retrouve dans Il gladiatore che sfidò l'impero (Domenico Paolella, Italie, 1965). 27 Voir Silvère Menegaldo, « “Les faiz Neron le cruel homme”. La figure de Néron dans quelques textes français du Moyen Âge », in : D. Bjaï et S. Menegaldo (éd.), Figures du tyran antique au Moyen Âge et à la Renaissance. Néron, Caligula et les autres, Paris, Klincksieck, 2009, p. 33-55. 28 Nous n’avons pu visionner ce film rare, dont il existe une copie restaurée à Amsterdam. Voir Giuseppe Pucci, « Agrippina sullo schermo », in : M. Moltesen et A.-M. Nielsen (éd.), Agrippina Minor. Life and Afterlife, Copenhague, Ny Carlsberg glyptotek, 2007, p. 161-169. 29 On trouve la source de ce détail sordide chez Dion Cassius, Histoire romaine, LX, 32.

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ceux de son fils, font l’objet de traitements différents. Pour les auteurs anciens, les meurtres orchestrés par Agrippine abondent, mais puisent le plus souvent leur origine dans sa volonté d’asseoir son pouvoir auprès de Claude ou d’assurer le titre d’empereur à son fils. C’est ainsi que l’on explique les morts de ses rivales, du fiancé d’Octavie ou de ses époux, mises sur le compte d’une ambition qui passe toute mesure, mais non de la satisfaction de pulsions cruelles et sadiques. À partir du XXe s. et des entreprises de réhabilitation de ces deux figures monstrueuses, la perception de l’une et de l’autre va changer en fonction de la préférence de l’historien : pour Weigall, par exemple, qui s’attache à défendre Néron, la mère de celui-ci oppose une façade de morale et de vertu pour masquer désir de revanche et cruauté. Lorsqu’Agrippine révèlera sa véritable nature, Néron ne pourra qu’être horrifié par tant de sang versé30. Pichon et Fini pensent de même, tandis que Barrett, ardent défenseur de l’Augusta, tente de justifier la mort de Claude par une épidémie de malaria ou de gastro-entérite31. De même, Gradel s’interroge sur sa responsabilité dans le meurtre de cet époux, mais ne remet pas une seconde en doute la culpabilité de Néron concernant la mort de son frère ou de sa mère32. On assiste à une sorte de jeu de vases communicants : pour exonérer l’un, l’historien charge l’autre, quand, chez les auteurs anciens, la condamnation de la mère permettait au contraire de renforcer celle du fils, en accentuant la filiation monstrueuse. Hormis la mort de Lollia Paulina, évoquée plus haut, et celle de Caligula à l’issue d’un complot orchestré dans Caligula et Messaline, c’est sur l’assassinat de Claude que le cinéma s’est penché avec le plus d’intérêt. Dans la comédie Roman Scandals (Frank Tuttle, États-Unis, 1933), une certaine Agrippa tente à plusieurs reprises de tuer son époux, l’empereur Valerius, vainqueur d’une expédition en Bretagne. Elle décide finalement d’empoisonner son mets favori, un plat de rossignols. Contrairement aux autres exemples que nous avons pu visionner, le spectateur ne connaîtra pas les motivations de la funeste épouse. Rapidement évoquée dans Les Weekends de Néron (Steno, Italie/France, 1956), la mort de Claude revêt une importance capitale à la fin de la série Moi, Claude, empereur (Herbert Wise, Grande-Bretagne, 1977) où, là encore, la culpabilité d’Agrippine ne fait aucun doute, tout comme dans Boudica, même si le fameux plat de champignons y est remplacé par un breuvage. Quoi qu’il en soit, le récit du meurtre est tellement connu qu’il n’est pas besoin de donner les vraies 30

Weigall, 1950, p. 114. Massimo Fini, Nerone. Duemila anni di calunnie, Milan, Arnoldo Mondadori Editore, 1993, p. 131 ; Jean-Charles Pichon, Saint Néron, Paris, e-dite, 2000 (1ère éd. : 1961), p. 21-24 et Antony Barrett, Agrippina. Sex, Power, and Politics, in the Early Empire, Londres, Routledge, 1996, p. 141. 32 Itai Gradel, « Agrippina : Life and Legend », in : M. Moltesen et A.-M. Nielsen (éd.), 2007, p. 13-25. 31

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identités des protagonistes dans Roman Scandals ni de montrer les préparatifs de l’empoisonnement dans Imperium : Nerone. Les auteurs anciens ont accusé Néron de bien des crimes : un frère, deux épouses, sa mère, un ou deux précepteurs, sans compter les membres de différentes conjurations, de sa propre famille ou autres puissants qui pourraient convoiter son titre d’empereur. Les historiens modernes hésitent cependant à lui attribuer la mort de Britannicus : ceux qui optent pour cette hypothèse, comme Croisille33, l’expliquent cependant par le chantage d’Agrippine, qui menaçait de le soutenir contre son fils, ou par les risques réels que présentait le descendant direct de Claude pour la stabilité de l’Empire ; les autres, qui tentent d’innocenter le mal-aimé, s’appuient sur la psychologie, comme Weigall34, ou sur des études médicales mettant en avant l’épilepsie ou la rupture d’anévrisme, aucun poison connu à cette époque n’étant aussi fulgurant35. Dumont opte pour la thèse selon laquelle Agrippine serait la responsable36 ; Barrett recourt quant à lui à l’art, dans la mesure où l’on fit sculpter un groupe représentant Néron, entouré d’Octavie et de Britannicus après la mort de celui-ci, ce qui lui paraît impossible s’il en était l’instigateur37. R. Martin38 s’interroge quant à lui sur la fiabilité des versions offertes par Tacite et met en évidence de curieux parallèles entre les morts de Claude et de Britannicus : ils permettent, certes, de rapprocher les deux criminels, mais intriguent par ce qui semble bien s’apparenter à une construction littéraire. S’il est plus difficile de justifier la mort de sa première épouse, présentée depuis l’Antiquité comme une jeune fille pure et innocente, Weigall39 rappelle qu’Octavie est avant tout « la fille de la prostituée Messaline » et Pichon n’hésite pas à parler de « légitime défense »40 ; quant à la fin de Poppée, elle se voit le plus souvent assimilée à un accident ou à une conséquence d’un accès de violence, hypothèse conforme à celle de Tacite. Nous nous arrêterons plus longuement sur le cas du matricide dans quelques pages. Après notre examen de la cruauté de Néron au cinéma, il va sans dire que le 7ème art ne s’est guère embarrassé de scrupules pour favoriser la version antique plutôt que la réhabilitation du « monstre ». Dès 1909, à la demande de Poppée, il fait assassiner Octavie dans Nerone (Luigi Maggi, Italie), de même que dans Fiddlers Three. Toutes les adaptations de Quo vadis ?, Les 33

Croisille, 1994, p. 66. Weigall, 1950, p. 142. 35 Voir l’ouvrage, très souvent cité, de Georges Roux, Néron, Paris, Fayard, 1962. 36 Dumont, 2009, p. 480. 37 Barrett, 1996, p. 172. 38 René Martin, « Les récits tacitéens des crimes de Néron sont-ils fiables ? », in : Croisille, Martin et Perrin (éd.), 1998, p. 75-85. 39 Weigall, 1950, p. 220. 40 Pichon, 2000, p. 42. 34

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Week-ends de Néron et L’Histoire de l’humanité mentionnent des crimes innombrables et Locuste, que rencontre l’une des héroïnes de Doctor Who dans « Conspiracy », lui explique qu’elle prépare souvent pour lui des poisons. « Inferno », l’épisode suivant de la série, montre Néron tuant de sa main un soldat et, dans Satiricosissimo, il se plaint de souffrir d’un doigt car il a fait tuer sa manucure41. Il serait bien trop long d’énumérer tous les films dans lesquels sont présentés ses meurtres ; quelques-uns cependant tentent d’alléger sa culpabilité : dans Néron et Messaline (Primo Zeglio, Italie, 1953), c’est Agrippine qui empoisonne Britannicus et achève Poppée en l’étouffant avec un coussin42 ; Satiricosissimo montre le fils de Messaline tentant d’empoisonner Néron pour prendre sa place ; dans Imperium : Nerone, Octavie se suicide en apprenant son mariage avec Acté et Poppée meurt de façon accidentelle ; enfin, Brûlez Rome ! (Robert Kechichian, 2005, France) justifie la mort de Sénèque en expliquant qu’il était devenu une menace sérieuse pour l’État à cause de ses idées. Certains réalisateurs mettent clairement en parallèle les activités criminelles de Néron et Agrippine. Ainsi, dans Boudica, nous avons vu que celle-ci empoisonne Claude en lui offrant une coupe, penchée au-dessus de sa couche, sourire aux lèvres, jusqu’à ce qu’il expire. Vers la fin du film, une scène commence par un plan de la même, coupe en main et verbe haut, qui accable son fils de reproches avant de s’étrangler : Néron observe la situation en souriant, se penche sur elle tandis qu’elle s’écroule, consciente de son empoisonnement. Le réalisateur, qui s’affranchit des versions les plus répandues de ces deux meurtres, unit de façon claire la mère et le fils, passant ainsi d’un monstre à l’autre. Il en va de même dans Les Week-ends de Néron, où Steno recourt au montage parallèle : un plan nous donne à voir l’empereur préparant un poison, le suivant Agrippine tenant une fiole. Un peu plus tard, nous retrouvons Néron dans la chambre de sa mère, agitant un flacon comme un shaker ; sur l’image suivante apparaît Agrippine dans la même attitude. Elle verse précautionneusement le mélange dans une carafe bleue, sourire aux lèvres ; au plan d’après, son fils procède tout à fait comme elle. L’identification entre les deux monstres s’avère là aussi on ne peut plus manifeste. Assassins et victimes Les deux exemples sur lesquels nous venons de nous appuyer évoquent le célèbre matricide perpétré par Néron, thème si largement abordé dans 41

On trouve dans cette comédie le gag inverse de celui que nous avions rapporté à propos des Nuits érotiques d’une courtisane : cette fois-ci, Néron trempe son pouce douloureux dans une coupe contenant une décoction puis le retire en le levant, ce qui permet aux héros d’être graciés. 42 Nous n’avons pu voir ce film ; nous nous appuyons donc sur Dumont, 2009.

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l’Antiquité que nous n’y reviendrons pas. Le Moyen Âge accentue encore l’horreur du crime : dans La Légende dorée et Le Roman de la rose, l’empereur ouvre le ventre de sa mère pour voir d’où il est né et, selon un Mystère, alors qu’elle est encore vivante43. Le récit de ce meurtre se révèle tellement contradictoire que Diderot44 et Voltaire s’interrogent sur son bienfondé, ce dernier consacrant le chapitre 13 du Pyrrhonisme de l’Histoire à ses doutes. Jusqu’aux travaux qui s’attachèrent à réhabiliter l’empereur, les historiens ne prirent guère en considération les réflexions des philosophes et perpétuèrent l’image monstrueuse héritée de l’Antiquité. Chez ses défenseurs, le ton est tout autre : Weigall voit dans ce matricide de la miséricorde car la justice risquait de condamner sa mère45 ; Pichon et Fini46 reprennent l’idée de « légitime défense » ; Cizek discerne des raisons politiques et psychologiques47 ; quant à Croisille, il souligne que, si Agrippine n’a pas pris l’initiative du meurtre, elle en aurait été capable : « Dans cette lutte à mort, un “monstre” aurait éliminé un autre “monstre” en frappant le premier, dans un combat digne de la famille des Atrides »48. On trouve semblable idée chez Dumas, qui oppose ostensiblement la monstruosité de la mère à celle du fils au chapitre 8 et, si Sienkiewicz présente le matricide comme l’œuvre d’un fou, Grimal et Xénakis en font un événement inévitable, fatal et, en cela, proche de la tragédie. Même quand Agrippine n’apparaît pas à l’écran, il est bien rare que son assassinat ne soit pas évoqué : aucune adaptation de Quo vadis ? ne se prive de l’insulte de « matricide », hurlée par une foule furieuse, et cela dès la version de 1912. On entend le même cri dans Nerone d’Alessandro Blasetti (Italie, 1930) entre autres et la mise en scène du matricide lui-même revient bien souvent, contrairement aux scènes inverses, dans lesquelles on assiste au complot de la mère contre son fils. C’est néanmoins le cas dans Les Dix gladiateurs de Gianfranco Parolini (Italie 1963), où l’on rappelle à deux reprises que la propre mère de Néron a conspiré contre lui et si, dans Les Week-ends de Néron, Agrippine souhaite se débarrasser de Sénèque et Poppée, elle n’en participe pas moins à une réunion secrète avec eux pour tenter de manipuler l’empereur. Satiricosissimo reprend cette idée en la poussant plus loin : cette fois-ci, elle souhaite sa mort et, comme chez Steno, les trois alliés sont assassinés une fois le complot découvert. Dans le Nerone de 1977, les conspirateurs – encore Agrippine et Sénèque, mais accompagnés cette fois de Tigellin – souhaitent réagir à la menace que 43

Voir respectivement Croisille, 1993, p. 149, Menegaldo, 2009, p. 38 et Pascal, 1923, p. 170. Voir Diderot, Essai sur les règnes de Claude et Néron, cité par Lefebvre, 2009, p. 4-5. 45 Weigall, 1950, p. 170. 46 Pichon, 2000, p. 42 ; Fini, p. 123. 47 Eugène Cizek, Néron, Paris, Fayard, 1982, p. 60. 48 Croisille, 1993, p. 142. 44

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constitue Galba en faisant interner Néron. Cela ne suffit pas, à l’évidence, puisque l’Augusta offre du vin empoisonné à son fils, mais cette tentative de meurtre se solde par un échec. Agrippine le regrette : elle aurait beaucoup aimé que l’Histoire se souvienne qu’il était mort des mains de sa mère. Le tyran tyrannisé À la liste d’horreurs liées à la mère et au fils, on peut encore ajouter la tyrannie, que l’Agrippine de Grimal attribuait également à son époux dans ses mémoires fictifs. Sans revenir sur les traits tyranniques d’un Néron souvent blasé49 que nous avons rencontré au fil de cet article, arrêtons-nous sur la forme extrême de cette monstruosité, l’identification à un dieu vivant. Elle prend parfois un aspect comique, comme dans Le Calice d’argent (Victor Saville, États-Unis, 1954) : alors que Simon le Mage annonce qu’il va voler, Néron exprime son scepticisme car personne ne peut y parvenir, pas même les dieux. Et d’ajouter : « Même pour moi, c’est difficile ! ». Le plus souvent, cependant, la prétention à la divinité s’accompagne de comportements violents et cruels. Pour justifier les persécutions des chrétiens dans Rome en flammes (Guido Malatesta, Italie, 1965), l’empereur déclare : « Il n’y a qu’un dieu sur cette terre, un seul dieu que tout le monde doit adorer, tous ; et ce dieu, c’est moi ! ». On retrouve la même explication dans The Easter Storykeepers de Jimmy Murakami (États-Unis, 1998). Quand Tigellin affirme à Néron qu’il est un dieu dans le Quo vadis ? de 2001, l’Agrippine de Boudica le rappelle au contraire à la réalité lorsqu’il souhaite que les Bretons lui érigent un temple. Pour tous, depuis l’Antiquité, la tyrannie d’Agrippine s’exprime par la domination qu’elle exerce d’abord sur son époux, puis sur son fils, par ambition et amour du pouvoir. Cependant, si certains romanciers traitent de sa mort comme d’une tragédie, il arrive que le cinéma aborde le thème de la tyrannie sous l’angle de la comédie. C’est le cas des Week-ends de Néron, où une Gloria Swanson glaciale incarne cette mère autoritaire et possessive. Tous les clichés sont ici réunis dès son apparition : des traits durs, une voix tranchante, un regard perçant, une autorité extrême et la fuite éperdue de tous les invités du palais à l’annonce de son arrivée. Elle se plante finalement devant son fils, bras croisés, avec ce qui ressemble à un sac à main serré contre elle. Ajoutons à cela sa jalousie à l’égard de Poppée et sa capacité à manipuler son fils terrifié. D’autres longs métrages s’attardent sur cette domination maternelle, mais la docilité du tyran tyrannisé a tout autant suscité l’intérêt. Sienkiewicz ne cesse de présenter un Néron soumis à 49

Ce sentiment d’avoir tout vu et tout exigé s’exprime admirablement par le visage fatigué de Peter Lorre dans L’Histoire de l’humanité ou dans Up Pompeii ! (Bob Kellett, GrandeBretagne, 1971).

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l’autorité de Pétrone ; certains historiens modernes ont repris ce trait pour expliquer aussi bien le meurtre d’Agrippine – échapper à l’effroyable tutelle de sa mère –, celui d’Octavie – contenter les désirs de Poppée – ou ceux de bien d’autres – à l’instigation de Tigellin, sorte d’âme damnée. Dans cette lignée, le cinéma a privilégié les scènes où l’on assiste à la manipulation du tyran par son arbitre des élégances pour les adaptations de Quo vadis ? ou par Poppée, comme dans cette scène du Signe de la croix, dans laquelle Claudette Colbert domine Néron de bout en bout. Débauche et perversion Cette supériorité flagrante d’Agrippine se voit en fait critiquée dès les textes antiques. Tacite ne cesse de signaler un renversement des rôles sexuels dans la famille impériale, aux ordres d’une femme si forte que l’on pouvait croire qu’un homme tenait le pouvoir, la mère de Néron devenant donc monstrueuse par cette confusion des sexes. J. Ginsburg50 a très bien montré que ce « comportement sexuel transgressif » relevait d’une construction rhétorique, dans le but de condamner les hommes de la famille impériale, incapables de maintenir les femmes à leur place, c’est-à-dire loin du pouvoir. A contrario, l’image de Néron se féminise chez les Anciens : de sa soumission à Agrippine et Poppée, l’on passe à ses amours homosexuelles et ses mariages avec Doryphore, auquel il tient lieu d’épouse, et Sporus, auquel il tient lieu d’époux (Suétone, Ner., 28 et 29). Les historiens modernes abordent peu cette inversion des rôles sexuels ; Cizek voit cependant dans ces noces des rites d’initiation aux religions orientales51. Grimal reprend un peu cette idée dans Le Procès Néron, où Tigellin assimile cette cérémonie à une « saturnale »52. Dumas n’hésite pas pour sa part à jouer de l’ambiguïté sexuelle du jeune Sporus dès le premier chapitre d’Acté. Au cinéma, l’interprétation de Peter Ustinov dans Quo vadis de 1951 vient immédiatement à l’esprit, puisqu’il a choisi de livrer un Néron efféminé et précieux. Moi, Claude, empereur va plus loin, avec un empereur à la couronne multicolore, sentant avec extase des fleurs, tout aussi maquillé que dans le docu-fiction The Rise and Fall of an Empire. Nero (N. Murphy, Grande-Bretagne, 2006). Il s’agit, dans ces trois cas, de souligner la dépravation de Néron ou sa dégradation vers la folie. Les scènes saphiques mettant en scène Agrippine sont fréquentes dans les films érotiques ou pornographiques, comme dans Caligula de Tinto Brass (Italie, 1979), mais

50 Judith Ginsburg, Representing Agrippina : Constructions of Female Power in the Early Roman Empire, Oxford et New York, Oxford University Press, 2006. 51 Cizek, 1982, p. 41. 52 Grimal, 1997, p. 194-195.

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elles ne constituent qu’un prétexte à titiller les sens du spectateur, loin de toute réflexion idéologique, cela va sans dire. Dans l’Antiquité, la mère de Néron apparaît comme une débauchée, mais qui recourt au sexe non pas tant par sensualité que par ambition, ses relations constituant un instrument de pouvoir. Quant à son fils, il s’avère tellement dépravé qu’il court les tavernes, viole hommes, femmes et même une vestale. Les historiens anciens accumulent les détails les plus sordides, en des anecdotes qui firent fortune au cinéma : à titre d’exemple, Agrippine ne cesse de mettre dans son lit tous les opposants à son fils dans Les Nuits érotiques d’une courtisane, tandis qu’un Néron totalement obsédé devient le personnage principal du film X Nerone, perversioni dell’impero (Joe d’Amato, Italie, 1997). La débauche et la perversité sont indissociablement liées à la représentation populaire de la mère et du fils53 : en 2000, Néron devient un personnage homosexuel pervers et sadique dans la bande dessinée Requiem, Chevalier Vampire (Patt Mills et Olivier Ledroit), quand Agrippine paraît toujours aussi sexuellement déchaînée en 2005 dans Trailer for a Remake of Gore Vidal’s Caligula (Francesco Vezzoli, Italie/ÉtatsUnis). Nous ne nous attarderons pas sur l’accusation bien connue d’inceste entre Néron et Agrippine : au fil des siècles, la responsabilité de cet acte est rejetée sur l’un ou l’autre avant que l’on n’en arrive à nier sa véracité. Aussi bien Néron que ses parents se voient de fait frappés d’une telle infamie : Ahenobarbus avec sa sœur ; Agrippine avec son frère Caligula, son oncle Claude et son fils Néron, lequel, en se mariant avec Octavie, fait de sa sœur une épouse. Dumas signale certains de ces incestes dans Acté ou le désir qui s’empare du fils devant le cadavre de sa mère (chap. 9 et 11). Contrairement à ce qu’affirme M. Eloy54, il n’est pas que dans les films X que l’on mentionne ces amours : si Néron embrasse par inadvertance sa mère sur la bouche dans Les Week-ends de Néron, c’est à un baiser très langoureux que nous assistons dans Moi, Claude, empereur, de même que dans le Nerone de 1977, avant qu’Agrippine n’offre un sein à son fils. Dumont présente Les Aventures de Néron et Poppée comme le seul film à montrer cette relation incestueuse55 ; il semble oublier le docu-fiction de la série The Most Evil Men in History, mais surtout Boudica, on ne peut plus explicite.

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On notera cependant un certain nombre de « Néron » blasés voire même rétifs à tout contact charnel, comme dans Per amore di Poppea (Mariano Laurenti, Italie, 1977), où le personnage appelle Tigellin au secours quand Poppée tente de l’attirer dans sa chambre. 54 Michel Eloy, « La mythologie grecque au cinéma », in : Le Péplum : l’Antiquité au cinéma, CinémAction, n° 89, septembre, Paris, 1998.C. Aziza (éd.), 1998, p. 28-33. 55 Dumont, 2009, p. 494.

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Une famille de monstres Nous avons montré comment on a pu lier en une filiation monstrueuse la mère et le fils. Elle dépasse cependant largement ce couple et Weigall, cherchant à justifier l’injustifiable, s’appuie sur la lourde hérédité d’Agrippine : il mentionne son frère Caligula à moitié fou, son frère Nero « dévergondé jusqu’à l’excentricité », sa mère, une « femme féroce » dévorée par la haine, son oncle Agrippa Postumus, un simple d’esprit, sa grand-mère Julie et sa tante du même nom, des femmes immorales, son cousin Lepidus, un dépravé, son oncle Claude « d’une stupidité frisant la faiblesse mentale »56. Les Anciens, comme souvent les Modernes, vont ainsi rapprocher certains membres de la famille pour justifier le comportement de leurs descendants ou au contraire souligner la corruption d’une telle lignée, en recourant fréquemment aux clichés et stéréotypes. De ce fait, Agrippine va souvent être mise en parallèle avec son arrièregrand-mère Livie, comme chez Tacite, qui les confond dans le même stéréotype de la femme ambitieuse : toutes deux manipulent l’empereur épousé à force d’intrigues ; le pouvoir étant de fait entre leurs mains, elles sont caractérisées comme des hommes ; elles utilisent des poisons pour éliminer les opposants, notamment leur beau-fils – répondant en cela au stéréotype de la « mauvaise belle-mère »57 – ; elles assassinent leur époux pour mettre en place leur fils58. La fiction ne s’est guère arrêtée à ce lien, hormis Moi, Claude, empereur, pas plus qu’aux échos établis par les Anciens entre les deux Agrippine, la mère et la fille. Xénakis imagine une sorte de transmission d’un savoir funeste en racontant que l’épouse de Claude décide de l’empoisonner grâce à sa seule connaissance des champignons vénéneux, indiqués par sa mère59. La ressemblance entre les deux – dominatrices, autoritaires et déterminées – s’avère tellement forte que, dans la série The Caesars (Derek Bennett, Grande-Bretagne, 1968), les scénaristes s’arrêtent longuement sur la première et bien peu sur la seconde, dans la mesure où tout a déjà été dit. Si Weigall rapproche l’amour de l’argent chez Agrippine et Caligula60, c’est avant tout l’inceste qui les lie. De là découle son image de femme 56

Weigall, 1950, p. 23. Michael Gray-Fow, « The Wicked Stepmother in Roman Literature and History : An Evaluation », in : Latomus, 47, 1988, p. 741-757 et Barrett, « Tacitus, Livia and the Evil Stepmother », in : Rheinisches Museum, 114, 2001, p. 171-175. 58 Voir surtout Barrett, 1996, p. 14-31 et Ginsburg, 2006, p. 107-112, mais aussi T. Hillard, « On the stage, Behind the Curtain », in : Barbara Garlick, Suzanne Dixon et Pauline Allen (éd.), Stereotypes of Women in Power, New York et Londres, Greenwood Press, 1992, p. 3764. 59 Xénakis, 2001, p. 127. 60 Weigall, 1950, p. 44. 57

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dépravée, qui permet de l’associer à sa nièce Messaline. Plus que tout autre forme, le cinéma les a constituées d’abord en femmes fatales au temps du muet, puis en débauchées. Messalina, Messalina demeure le film qui pousse le plus loin leur identification : au début, une longue file d’attente se forme devant la chambre de Messaline, qui reçoit chacun dans son lit ; à la fin, on retrouve la même scène avec, en lieu et place, Agrippine, la nouvelle impératrice. Dans Moi, Claude, empereur, l’accent est mis sur la cruauté des deux femmes, l’une étant présentée comme « une deuxième Messaline » ou même, pire, « une Messaline avec un cerveau ! ». Néron bénéficie également de tels parallèles monstrueux avec Tibère, mais surtout Caligula : Tacite rapproche souvent l’influence néfaste de Tigellin de celle de Séjan, Pline présente le neveu et l’oncle comme deux fléaux du genre humain (VII, 6), etc. Cette filiation sera très régulièrement rappelée, aussi bien dans les romans qu’à l’écran : Dumas note la violence et les meurtres de ses ascendants (chap. 9), Xénakis évoque « le sang empoisonné » de Tibère et de Caligula qui coule dans ses veines61, mais aussi les antécédents de folie dans la famille62. Pétrone estime dans le roman Quo vadis ? que, si Caligula était fou, il était tout de même « moins monstrueux » que Néron ; dans Moi, Claude, empereur, on dit de lui qu’il est « aussi dément que Caligula » ; il nomme un âne sénateur, dans Nerone de 1977, en hommage à son oncle ; enfin, l’un des titres anglais des Aventures sexuelles de Néron et Poppée est Caligula Reincarnated as Nero : on ne pourrait aller plus loin dans l’identification. Quo vadis de 1951 reporte à Néron le fameux souhait de Caligula – que le peuple n’ait qu’une gorge pour pouvoir la trancher –, transfert bien souvent repris. On retrouve ces pulsions sadiques dans le roman de Xénakis, où Agrippine rapproche son frère enfant étranglant une colombe de Néron, qui vient de tuer un caneton63. Quant au parallèle avec Tibère, il apparaît dans Les Aventures sexuelles de Néron et Poppée, où l’on voit l’empereur s’ébattre dans l’eau au milieu de jeunes gens, « les petits poissons » de son grand-oncle. Ces exemples nous montrent à quel point la construction de l’image monstrueuse s’appuie sur des clichés et des amalgames, un empereur fou en valant un autre, d’autant qu’ils appartiennent à la même lignée corrompue. La grande famille des monstres Les filiations monstrueuses peuvent cependant dépasser le cadre familial : nous avons vu qu’Agrippine s’identifie à la mauvaise marâtre, à la

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Xénakis, 2001, p. 284. Xénakis, 2001, p. 175 et 320. 63 Xénakis, 2001, p. 97-101. 62

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femme ambitieuse et meurtrière. Pour Barrett64, elle est comparable en cela à Fulvia, l’épouse de Clodius, qui aurait réclamé la tête d’une rivale, tout comme, curieuse coïncidence, l’a fait Agrippine pour Lollia Paulina. Hillard établit des rapprochements avec Chelidon et Sempronia, compagnes respectives de Verrès et Catilina, réunissant les trois dans l’image archétypale de la « concubine dominatrice »65. Holland66 a, quant à lui, montré à quel point le portrait d’Agrippine chez Tacite est proche de celui de Poppée ou d’un autre, écrit par Salluste au sujet d’une dame de petite vertu. Au cinéma, un rapprochement s’opère entre les deux femmes dans une scène musicale de Fiddlers Three où Poppée est identifiée à une tueuse d’empereurs, mais, si l’on n’en trouve que peu d’exemples, cela vient sans doute de la confusion effectuée entre Messaline et Poppée : c’est cette dernière qui se prostitue dans Les Nuits érotiques d’une courtisane quand la première prend un bain de lait d’ânesse dans Caligula et Messaline. Voilà qui témoigne des amalgames, clichés et stéréotypes abondant dans la représentation populaire de ces personnages. Il est intéressant de constater que, pour Néron, se met en place une « descendance monstrueuse ». Dès le Ve s., Rutilius Namatianus rapprochait, dans Sur son retour, les exactions de Stilicon du meurtre d’Agrippine (5760), mais l’écran va lier Néron aux monstres du XXe s. : Staline, Mussolini et Hitler, comme l’ont montré M. Winkler et M. Wyke. Le premier a mis en évidence la reprise du vocabulaire de propagande américaine au début du Quo vadis de 1951, les nombreux rapprochements établis entre Néron et Hitler, tandis que M. Wyke voit, dans le même film, une critique de Mussolini, interprétation qu’elle nuance lorsqu’elle cite une lettre de la MGM évoquant « Néron, le despotique, brutal, impitoyable Hitler de son époque »67. L’identification entre le dictateur allemand et l’empereur romain était déjà explicite dans l’ajout réalisé lors de la ressortie du Signe de la croix en 1944. On notera que Néron figure dans la liste des monstres dont fait partie Hitler, aussi bien dans L’Histoire de l’humanité que dans la série The Most Evil Men in the History. Les deux se trouvent par ailleurs à l’asile psychiatrique dans le Nerone de 1977 et un épisode de la série Au cœur du temps, « Le Fantôme de Néron » (Sobey Martin, saison 1, épisode 19, ÉtatsUnis, 1967) est entièrement consacré à la réincarnation de l’esprit de Néron dans le corps d’un soldat italien, Benito Mussolini. 64

Barrett, 1996, p. 10-12. Hillard, 1992, p. 42-47. 66 Richard Holland, Nero. The Man Behind the Myth, Stroud, Sutton, 2000, p. 105. 67 Martin Winkler, « The Roman Empire in American Cinema », in : Sandra R. Joshel, Margaret Malamud et Donald T. McGuire (éd.), Imperial Projections, Baltimore et Londres, The John Hopkins University Press, 2001, p. 50-76 et Maria Wyke, Projecting the Past : Ancient Rome, Cinema and History, Londres, Routledge, 1997, p. 139. 65

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Nous avons voulu montrer dans cet article à quel point les filiations monstrueuses en lien avec Agrippine et Néron s’avèrent complexes et multiformes. Au-delà des rapprochements frappants que l’on ne cesse de déceler entre la mère et le fils, on constate que, depuis l’Antiquité, ceux qui se sont intéressés à ces deux figures ont également noués des liens, toujours monstrueux, avec des membres plus ou moins proches de la famille, tant par l’époque que par les liens du sang. Poussant encore plus loin ces filiations, Agrippine et Néron en viennent à incarner tout ce qui est haïssable à une période donnée, qu’il s’agisse de femmes menaçantes pour la suprématie masculine, par leur pouvoir ou leur indépendance sexuelle, ou de personnages détestés, de Stilicon à Hitler, en passant par le tsar, Staline ou Mussolini. Ces identifications relèvent clairement de la construction littéraire ou artistique, à des fins idéologiques ou simplement spectaculaires. Il serait vain en effet de vouloir en tout prix déceler dans chaque roman, dans chaque film, une intention autre que celle du pur divertissement, de la recherche de la sensation piquante qui consiste à observer le Mal à l’état pur tranquillement installé dans son siège. Si les auteurs antiques souhaitaient noircir l’image de Néron, le Moyen Âge a fortement contribué à la perpétuation de cette représentation. Les travaux de réhabilitation, qui ont fleuri tout au long du siècle dernier et se poursuivent encore, n’ont eu qu’une faible répercussion sur l’image populaire des deux mal-aimés : il n’est besoin que de regarder le très mauvais docu-fiction de la série The Most Evil Men in the History de 2001 ou lire le tout aussi médiocre La Perfidia delle donne de 200668. Quel que soit le sérieux de leurs travaux, les historiens auront bien du mal à effacer l’image si monstrueusement séduisante de la mère et de son fils.

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V. Palumbo, La Perfidia delle donne, Milan, Sonzogno Editore, 2006.

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La murène et le fils de la Méduse1 Julie GALLEGO Université de Pau et des Pays de l’Adour Par ce titre, à dessein énigmatique, nous avons voulu associer la murène et la méduse, deux symboles de violence qui parcourent la série Murena de Jean Dufaux, le scénariste, et Philippe Delaby2, le dessinateur, deux figures qui sont étroitement liées à la question des relations familiales, relations forcément problématiques puisque c’est une réécriture de l’histoire de Néron qui nous est donnée à lire. L’image mentale que l’on peut avoir de Néron est indissociable de celles de deux autres personnages hauts en couleurs, Agrippine et Poppée : il est le seul empereur que l’imaginaire collectif associe à la fois à sa mère et à sa femme, certes guère en termes flatteurs pour lui : monstre incestueux, coupable de fratricide, de matricide, d’uxoricide et d’infanticide. On ne peut pas faire mieux, sauf à aller chercher chez les Atrides. Ne souhaitant pas réduire Néron à cette légende noire, les auteurs de Murena ont réussi le pari de faire découvrir aux lecteurs une image plus nuancée de l’empereur, plus proche de la réalité historique, sans taire pour autant les relations conflictuelles avec sa mère. Elles sont même au cœur du premier cycle, « Le cycle de la mère », celui de la mère castratrice dont la figure ne disparaît pas pour autant une fois tuée, puisque Poppée est présentée, dans « Le cycle de l’épouse », comme son relais auprès de Néron, l’instrument de sa vengeance. La figure de l’épouse est donc, dans la série, indissociable de la figure de la mère et justifie la place que nous lui accorderons dans cet article. La construction complexe du personnage d’Agrippine passe aussi par celui de l’empoisonneuse Locuste, assimilée à la 1

Toutes les illustrations de cet article (sauf la captation d’une image du générique de la série TV Rome) sont © Dufaux – Delaby / Dargaud et ne peuvent être reproduites sans autorisation de l’éditeur et des auteurs. Nous exprimons ici toute notre gratitude aux auteurs Jean Dufaux et Philippe Delaby pour leur accord, ainsi qu’aux éditions Dargaud (et tout particulièrement à leurs attachées de presse, Angèle Pacary et Clotilde Palluat), qui ont mis gracieusement à notre disposition tous les visuels nécessaires en qualité numérique. 2 Publication en cours, chez Dargaud, depuis 1997. Afin de simplifier la présentation des références, nous désignerons désormais les albums par leur numéro, suivi des numéros de planche et de case. Nous rappelons ici la liste des albums (appelés « Chapitres », puisque la série est conçue comme un tout) et leur numérotation : La pourpre et l’or (1), De sable et de sang (2), La meilleure des mères (3), Ceux qui vont mourir… (4), La déesse noire (5), Le sang des bêtes (6), Vie des feux (7), Revanche des cendres (8). Nous affectons aux citations des dialogues suivis la même disposition que celle des répliques de théâtre. Nous maintenons le lettrage en majuscule des textes lorsqu’il est un critère pertinent pour l’analyse du discours du personnage.

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Gorgone Méduse, créature de la mythologie grecque à laquelle la mère de Néron emprunte certains traits. Néron, le monstre sanguinaire, cède donc en partie sa place à Agrippine, un monstre métaphorique, qui « vampirise » son fils pour accéder au pouvoir. L’analyse des relations conflictuelles entre Néron et Agrippine peut être éclairée par toute une série de comparaisons mettant en lumière les ressemblances et les différences dans les relations de filiation qu’entretiennent d’autres personnages importants de Murena. Tout d’abord, celles de Néron et de sa mère de substitution, sa tante paternelle Domitia Lepida. Ou encore celles du personnage historique de Lollia Paulina et de son fils Murena. En effet, ce personnage de fiction, qui donne son nom à la série, apparaît peu à peu comme un double de Néron, ou plutôt son contrepoint, jusqu’à tomber amoureux de la même femme, l’affranchie Acté. La relation d’amour sincère entre Murena et Lollia, cette filiation harmonieuse, tournera court lorsqu’Agrippine fera tuer Lollia : la murène, ce poisson qui ressemble à un serpent, se révèlera alors agressive, dangereuse pour son double et celle qui l’a engendrée et prendra goût au sang pour venger sa mère. Cette étude de l’intégralité de la série Murena – avec une insistance particulière sur « Le cycle de la mère » – ne se limitera pas au scénario, au texte des récitatifs ou des bulles de parole ou de pensée mais prendra en compte la dimension iconique propre à la bande dessinée, afin de mieux montrer comment la filiation monstrueuse réelle et symbolique s’inscrit comme une composante fondamentale d’écriture de l’œuvre, lui donnant sa cohésion : elle relie les personnages, les rapproche, les éloigne, provoque des images mentales chez le lecteur et sert la dynamique de l’histoire, tout en soulevant des questions essentielles sur les notions même de filiation et de monstruosité. Agrippine, mère de monstre et monstre de mère Portrait d’Agrippine la Gorgone3 Le personnage mythologique de la Gorgone Méduse4 est très présent dans la série jusqu’à la mort de l’empoisonneuse Locuste. Cette vieille femme, qui pratique l’extispicine5 (la discipline étrusque), prépare des potions pour Agrippine (poisons ou philtres) puis pour Néron, jusqu’à ce qu’Agrippine se 3

Cf. annexe 2, p. III et IV. Pierre Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, PUF, 1951. Jean-Claude Belfiore, Dictionnaire de mythologie grecque et romaine, Paris, Larousse, 2003. 5 Lors d’une séance de divination par les entrailles, elle voit dans le foie du cygne un double danger, incarné par un enfant et une femme : Agrippine cherchera donc à se débarrasser de son beau-fils Britannicus et de sa belle-sœur Domitia Lepida. 4

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débarrasse de ce témoin gênant6. Physiquement, Locuste ressemble à une sorcière, elle en a tous les attributs physiques (âge avancé, physique sec, nez et ongles crochus, cheveux en bataille) et sa demeure, située dans les basfonds de Rome, au fin fond d’une ruelle7, est parfaitement assortie à son occupante : un corbeau cloué au linteau de la porte et plusieurs crânes en guise de décoration mettent le lecteur dans l’ambiance dès sa première apparition, lorsqu’Agrippine vient chercher chez elle le poison destiné à Claude. Le motif de la Gorgone apparaît d’abord sur une vraie sculpture accrochée8 au mur de la pièce qui sert de laboratoire : elle semble présider aux cérémonies occultes de Locuste, comme une divinité tutélaire qui l’inspirerait. Puis elle semble peu à peu prendre vie sous les traits de Locuste car ses cheveux en bataille ressemblent aux serpents en colère sur la sculpture et la pupille de ses yeux globuleux est étrangement réduite (elle est même absente chez la Gorgone). Comme elle, elle a le pouvoir de « pétrifier » jusqu’à la mort, non par ses yeux mais par ses potions9. Toutes les visions fantasmagoriques de la Gorgone, hormis lorsqu’il s’agit de la sculpture, sont des visions subjectives, dues à une absorption de poison (pour l’esclave sur qui est testé le poison qui doit tuer Claude), au délire provoqué par une crise d’épilepsie (Britannicus) ou à un bref cauchemar (Britannicus)10. Physiquement, Agrippine ne ressemble pas à la Gorgone : elle est très belle, très bien coiffée, bien loin de Locuste apparemment. Et pourtant… On se rend compte que certaines successions de cases11 conduisent à une assimilation graphique et symbolique d’Agrippine, de Locuste et de la 6

En réalité, Locuste, dont parlent Tacite (An., 12, 66, 13, 15) et Suétone (Ner. 33, 2-3, 33, 47), est morte bien après. 7 On pense à la cabane, perdue au fond des bois, de la sorcière des contes de fées. 8 La représentation de Méduse dans Murena est une imago clipeata : un médaillon la représente sur un support qui imite le bouclier de Persée (cf. Ada Gabucci, Rome, Paris, Hazan, « Guide des arts », 2006, p. 246). 9 La note (4) du glossaire à la fin de ce premier chapitre apporte quelques rapides informations mythologiques sur la Gorgone Méduse, tuée par Persée : « Selon la légende, d’un seul regard, elle pouvait changer une personne en pierre. La symbolique avec l’empoisonneuse Locuste semble évidente. » 10 Lorsque Britannicus meurt, son cri laisse entendre qu’il voit à nouveau la Gorgone, jetant un doute sur sa mort brutale (conséquence de son épilepsie ou du poison de Locuste utilisé par Agrippine ?). Locuste n’avoue à Néron que le meurtre de Claude. Jean Dufaux a donc choisi de s’éloigner de Tacite, qui accusait Néron et pensait Agrippine innocente de l’empoisonnement du jeune homme. 11 1.16.3-4, 2.39.3-5. En 1.42.7-8, les deux images semblent devoir être lues successivement et tirer leur sens l’une de l’autre puis le lecteur comprend, à la planche 43, qu’il s’agissait de deux images simultanées, la Méduse correspondant encore à un cauchemar de Britannicus. Mais les deux lectures de l’image ne s’excluent pas, elles se superposent car le cadrage en gros plan choisi pour la tête d’Agrippine et celle de Méduse assimile l’une à l’autre et annonce l’arrivée de Locuste en 1.43.3, pour verser le poison dans les champignons réservés à Claude.

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Gorgone, comme trois représentations du même monstre car la beauté de l’impératrice est glaciale comme la pierre12 et, sous le coup de la colère, ses cheveux en bataille la rapprochent de Locuste. Attentive, durant ses rencontres avec la sorcière, elle a appris l’art des poisons et sait choisir celui qui tuera Locuste : elle le veut rapide et douloureux13. Mais elle n’est pas capable d’interpréter la prédiction de Locuste14. Symbolisée par le serpent, elle est aussi assimilée à une araignée qui sans cesse « formera et déformera sa toile », telle une veuve noire, elle se débarrassera de Claude après le mariage et l’adoption de Néron. Tel un fauve, elle aime l’odeur du sang15. Le remariage de Claude avec Agrippine (ou, du moins, l’interprète-t-il comme tel) a provoqué une série de mauvais présages en lien avec la filiation16 : la foudre sur le tombeau de son père Drusus, la naissance d’enfants et d’animaux monstrueux. Si Agrippine est un monstre, engendre-t-elle un monstre ? Pour elle17, tous les enfants sont des monstres en puissance, comme l’indique la bulle de pensée qu’elle formule en sortant de la première scène de conflit violent avec Néron : « Tous les enfants finissent par dévorer le ventre de leur mère… »18. Mais Rome peut faire de l’empereur un dieu et non un monstre19. Dans la série, Néron n’est pas représenté graphiquement comme 12

On peut observer les représentations d’Agrippine pour les couvertures ou les ex-libris en annexe 2, p. III et IV. Pour l’anecdote, c’est Carole Bouquet qui a servi d’inspiration à Philippe Delaby, comme Sophia Loren pour Poppée. Pour une analyse du travail des auteurs : Chantal Notté – Nicolas Lourosa, Le sang des bêtes, la sueur des auteurs, Dargaud, 2007, vidéogramme (65 min). 13 3.43.3. 14 Cf. annexe 2, p. III, 3.42.3. Néron évoque la future mort d’Agrippine dans des termes qui ne sont pas sans rappeler la désagrégation de la tête de la Gorgone à la mort de Locuste : « Une tête devient vite un masque. / Il suffit de donner un petit coup et le masque s’effondre, devient poussière. » (4.29.6-7). 15 1.37.7-8. 16 1.36.6. 17 Le vrai père de Néron, un homme terrible selon Tacite et Suétone, pense que la monstruosité se transmet ; ainsi déclare-t-il à l’assistance, lors de la naissance du petit Lucius, « qu’il n’avait pu naître de lui et d’Agrippine rien que de détestable et funeste à l’État » (Suet., Ner., 6, 1). La monstruosité n’est donc pas que du côté des mères ! 18 Cf. annexe 3, p. V. Voir aussi 7.6.4, en écho à cette phrase, lorsque Néron, après la mort de sa fille, déclare à Poppée : « Je pensais à ma mère. Au ventre de ma mère. J’y vois des flammes qui dévorent les enfants à naître. » 19 Voir la remarque de Sénèque (4.7.5) : « De ses entrailles est né un dieu. Pas un fils. » Balba, l’ancien esclave, et Murena, le ciuis Romanus, partagent des points du vue opposés sur la question de la nature et du statut de l’empereur, à la tête de Rome (6.27.3-4) : MURENA : Combattre l’empereur, c’est combattre Rome. Rome est la mère qui nous a nourris, la louve qui nous a allaités. La frapper, c’est me renier. BALBA : Tu penses comme les gens de ta caste. Pour nous, c’est plus simple : l’empereur n’est pas un dieu, l’empereur n’est pas Rome. C’est juste un tyran qu’il faut abattre. Point de vue du pontife (8.38.6-7) : « Et que se passe-t-il lorsqu’un fou se prend pour Dieu ? / Personne ne répond ? … La vérité vous effraie donc tant ? … Alors que ce fou est parmi

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un monstre, même symboliquement, et il est réhabilité pour bien des crimes que la tradition lui a plus ou moins imputés (Claude, Britannicus, l’incendie de Rome, le martyre des chrétiens20). Néanmoins, le narrateur rapporte à son personnage à deux reprises l’expression « idée monstrueuse21 », à la planche finale du chapitre 3 – quand Néron envisage de faire tuer Agrippine – et vers la fin du chapitre 4 – quand se met en place l’assassinat et que Néron se projette dans le scénario du crime en train de se dérouler loin de lui. Entre ces deux emplois, c’est Néron lui-même qui emploie le nom, soumettant à Acté l’interrogation qui l’obsède : « Qui me conseillera, à présent que l’on veut faire de moi un monstre ? »22. Au chapitre 5, il a intériorisé la vision que les autres ont de lui et il parle de lui-même comme d’un monstre, lors de son dialogue avec Pierre23 ; l’apôtre tempère ce jugement en reportant à tous les hommes cette capacité naturelle à être un monstre (« Il nous arrive à tous de l’être »), ne faisant donc pas de Néron un cas particulier de monstruosité. C’est ensuite Murena24 qui aura une discussion avec Pierre sur la notion de monstre : il voit en Néron un monstre25 quand Pierre y voit « un homme fragile mais bon. Même s’il semble mal entouré parfois. »26, l’apôtre lui faisant remarquer que « le monstre n’est pas toujours celui qu’on croit. ». C’est alors au tour de Murena de voir en lui-même un monstre27. La monstruosité semble contagieuse et semble dépasser les lois de la filiation car la douce Lollia semble aussi avoir engendré un monstre en devenir. vous ! Il se veut maître de Rome et pourtant, il a souillé Rome. Il se veut maître de vos lois et pourtant, il a souillé vos lois ! » 20 Poppée est encore en vie au t. 8, le dernier paru en 2010. Pour la réhabilitation de Néron et la part de réel et de fictionnel dans Murena, nous renvoyons à Claude Aziza, Néron, le mal aimé de l’histoire, Paris, Gallimard, « Découvertes », 2006. − Du même auteur, « Néron empereur » (p. 9-14), « Tout ce que vous avez toujours voulu savoir… » (p. 18-23) et « Le vrai et le faux dans Murena » (p. 100-107), in : Claude Aziza (éd.), Rome au temps de Néron, hors-série L’Histoire, nov.-déc. 2009. Pour l’image de Néron dans les péplums, cf. l’article de Muriel Lafond « D’un monstre à l’autre : figures d’Agrippine et de Néron à l’écrit et à l’écran », dans ce même volume ; et, du même auteur, « De péplums en Murena : vers une réhabilitation de Néron ? », dans les actes du premier colloque sur la bande dessinée historique (23-26 novembre 2011) de Pau (à paraître). 21 Cf. annexe 1, p. I, 3.46.2, 4.33.3. 22 4.9.3. 23 5.35.7-8. 24 8.26.6-8. 25 Une autre personne voit Néron comme un monstre, c’est Tigellin, qui remplace Burrhus comme préfet du prétoire : il associe la laideur physique du bossu que l’on surnomme Le Besogneux à la laideur morale de Néron ; et, avant lui, c’est la vestale Rubria (que Néron violera, dans la série comme chez Suet., Ner., 28, 1) qui traitera de monstre le bossu, mais d’un point de vue seulement moral, car il fait commerce de la détresse des gens pauvres). Luimême emploiera alors le terme pour qualifier tous les morts de monstres. 26 8.26.5. 27 Les deux dialogues sont en annexe 1, p. II.

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Double fictif de Néron28, Murena comprend toute l’ambiguïté d’Agrippine, de son identité profonde de monstre et de mère, et les sentiments que peut éprouver Néron après son assassinat29 : MURENA : La mort de nos mères aurait dû nous rapprocher. Mais j’ai l’impression que mon deuil se fait plus doux avec le temps, plus juste aussi… Tandis que le sien reste âpre… Comme un remords, une blessure qui ne se refermera jamais. ACTÈ : Sa mère était un monstre. MURENA : Oui… Mais c’était sa mère. Et comme le dit bien le mot de passe30 choisi par Néron au début de son règne et qui devient même le titre du troisième album : la meilleure des mères ! Mais il y a de la concurrence… « La meilleure des mères » : Lollia Paulina, Domitia Lepida ou Agrippina minor ? Agrippine est la plus célèbre des mères d’empereurs, par sa vie et par sa mort. Mais, dans la série, elle a deux rivales, Lollia Paulina, maîtresse de Claude et mère de Murena, et Domitia Lepida, sa belle-sœur (la sœur de son mari décédé, Domitius Ahenobarbus). Agrippine vs Lollia Paulina31 Les sources antiques nous apprennent (et notamment Tacite) que Lollia Paulina a bien existé et qu’elle a été réellement en concurrence avec Agrippine pour devenir la nouvelle femme de Claude après la condamnation à mort de Messaline la débauchée. Chaque affranchi qui avait de l’influence sur l’empereur Claude chercha à faire épouser la candidate qui servirait le mieux ses intérêts : Callistus soutenait Lollia et Pallas Agrippine32. Mais 28 Cf. l’article de Virginie Supervielle (dir. J. Gallego), « Murena, double fictionnel de Néron », à paraître dans les actes du colloque sur la bande dessinée historique de Pau. 29 Cf. annexe 1, p. I, 5.27.7–5.28.1-2, et annexe 3, p. VI, 4.38.1-3 pour le désespoir de Néron et la seule représentation de la mère et du fils partageant les mêmes sentiments : leur union semble ne s’accomplir que par la mort. 30 Tac., An., 13, 2, 3 ; Suet., Ner., 9, 3. 31 Sur ce personnage, voir Michel Eloy, « De Murena à Lollia Paulina », http://www.peplums.info/pep01a.htm, (dernière consultation : 12/01/2011) : analyse des sources antiques (Tac., An., 12,1-2 ; 12, 22 ; 14, 12 ; Suet., Cal., 25, Cl., 26 ; D C, 61, 32, 3) et des références romanesques modernes (Robert Graves, Moi, Claude, Empereur (3 vol.), Paris, Gallimard, 1963-1978 ; Jean-Pierre Néraudau, Les Louves du Palatin, Paris, Les Belles Lettres, 1988 ; Violaine Vanoyeke, Les Louves du capitole, Paris, R. Laffont, 1990). 32 La troisième, Aelia Petina, était soutenue par Narcisse. Tous deux n’existent pas dans la série.

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Agrippine l’emporta, malgré les liens du sang qui auraient pu transformer en inceste cette union d’une nièce et de son oncle (une loi, que ne manquèrent pas de voter les sénateurs, arrangea très vite leurs affaires). Cette Lollia, qui n’a joué dans l’Histoire qu’un rôle anecdotique, est présentée comme une très belle femme, riche, parée de bijoux33 et connue au préalable de Claude : ces traits sont maintenus dans la bande dessinée mais elle ne prend pas la figure d’une arriviste obsédée par l’argent comme Agrippine (à la différence de certaines adaptations romanesques). Elle apparaît surtout dans son rôle de mère aimante pour Murena, d’amante sincère de Claude, s’opposant en cela doublement à Agrippine. Le couple qu’elle forme avec son fils34 sert de révélateur à celui de Néron et d’Agrippine, choix d’écriture d’autant plus original des auteurs que Lollia n’eut pas d’enfant dans la réalité (stérilité ou choix) et que Murena est un personnage inventé : le héros fictif est donc le fruit d’une maternité de fiction. Et il est étonnant de constater que c’est bien ce couple mère-fils fictif qui incarne les relations filiales harmonieuses et sincères dans la série, face aux relations destructrices, violentes et hypocrites de Néron et d’Agrippine. Dans la série, Lollia et Agrippine ne se rencontrent jamais, sauf dans le faceà-face final déséquilibré35, lorsqu’Agrippine voit pour la première fois son visage, ou plutôt la tête décapitée qu’on vient de lui apporter à sa demande : montrer cette tête sanguinolente à Claude qui se meurt et appelle à l’aide lui permettra de l’achever36. Dans Murena, la rivalité entre les deux femmes se produit lorsqu’Agrippine règne déjà (et non au moment du remplacement de Messaline) ; l’une et l’autre demandent à plusieurs reprises à Claude de ne pas oublier leurs fils ; mais si on sent de l’inquiétude sincère chez Lollia, qui a peur d’être éloignée de son fils en devenant la nouvelle impératrice selon le souhait de Claude, on interprète toujours défavorablement les demandes d’Agrippine : oublier Néron, c’est l’oublier elle et donc lui enlever le 33

Plin. (HN [9, 58] 117) disait qu’il l’avait personnellement vue couverte d’émeraudes et de perles hors de prix pour un simple repas de fiançailles, même pas pour une occasion extraordinaire (Lolliam Paulinam, quae fuit Gai principis matrona, ne serio quidem aut sollemni caerimoniarum aliquo apparatu, sed mediocrium etiam sponsalium cena, uidi smaragdis margaritisque opertam [...].). 34 Le chap. 8 offre trois séquences successives mettant en scène l’amour entre parents et enfants de différentes castes dans la Rome en flammes : le pugiliste Pollius qui meurt pour sauver son fils Androclès (8.11-15), le centurion Ruffalo qui parcourt Rome pour retrouver sa fille Claudia (8.15-16 et 8.24-26), le citoyen romain Endymion qui préfère mourir avec sa mère que la laisser seule (8.22-23). Ce dernier fait preuve d’amour filial alors même qu’il était apparu comme un monstre qui avait abusé de Claudia en 7.13-15. Pas de manichéisme, les personnages ont une psychologie complexe. 35 1.42.3-4. Cf. annexe 3, p. V. 36 Elle ne peut résister au plaisir sadique de faire preuve d’ironie une dernière fois à l’égard de Claude (1.47.6-8) : « Et regarde ce que je t’apporte… Une bien douce consolation… / Ta bien-aimée. Qui réclame de toi un dernier baiser…. »

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pouvoir, puisqu’elle ne peut régner qu’à travers son fils. Lorsque Néron demande à Agrippine d’épargner Lollia, la mère de son ami Murena, Agrippine ne peut s’empêcher d’ironiser, d’humilier Néron et de lui faire du chantage, réduisant ensuite sa mort à un « incident » : elle doit la tuer pour qu’elle ne devienne pas la nouvelle impératrice, qu’elle ne fasse pas comme elle (faire adopter son fils par Claude) et aussi pour détruire cette image de la maternité heureuse : dans ces relations mères-fils, entre Lollia Paulina et Lucius Murena, c’est « l’amour en plus » mais entre Agrippine et Lucius Néron, c’est « l’amour en moins »37. Lorsqu’il lui offre les bijoux de sa mère38, Murena reconnaît en Acté une image de sa mère défunte et c’est ce qui le poussera à en faire son amante ; pour Néron, c’est parce qu’elle est l’opposé de l’image de sa mère, même physiquement39. La rivalité des mères sera aussi celle des fils40 parce que Murena veut venger sa mère et que Néron veut protéger la sienne, parce que Murena et Acté, répudiée par Néron, sont amoureux, alors que nul ne doit posséder ce que César a eu un jour. Leur évolution psychologique est parallèle, jusqu’au dernier tome paru, lorsque Murena, fils de l’innocente Lollia, réagit, parce qu’« (il) vau(t) mieux que César ». Agrippine vs Domitia Lepida L’autre rivale d’Agrippine, c’est sa belle-sœur, Domitia Lepida41, même si cette dernière ne convoite pas une place de nouvelle « femme d’empereur » auprès de Claude : c’est son influence auprès de Néron qui pourrait en faire la nouvelle « mère de l’empereur Néron » ou, pire,

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Nous reprenons ici la distinction établie par Jean-Pierre Néraudau dans son ouvrage Être enfant à Rome (Paris, Les Belles Lettres, « Realia », 1984, p. 10). Nous y ajouterons « l’amour en trop », entre Domitia et Lucius Néron. Comme nous l’expliquons plus loin, pour Poppée qui prend la place d’Agrippine auprès de Néron, la surprise viendra de cet « amour en plus » que son ambition ne prévoyait pas. 38 En 5.43.4. On retrouve un lien avec les bijoux qu’aimait porter la vraie Lollia. 39 Au moins au début, où elle apparaît dans l’eau (comme Vénus Anadyomène) avec un corps androgyne, que Philippe Delaby a ramené à une certaine féminité au fur et à mesure de sa liaison avec Néron, d’album en album. 40 Cf. annexe 3, p. VI (8.26.6-8 ; 8.30.8). 41 Pierre Grimal (Le procès Néron, Paris, Éditions de Fallois, 1995, p. 155-157) évoque deux sœurs de Domitius, l’une s’appelant Domitia, l’autre Lepida. On trouve effectivement chez Tacite : une Domitia Lepida (An., 12, 64-65), appelée ensuite simplement Lepida, accusée de pratiquer des sortilèges et d’avoir des esclaves en révolte [reproche fait au personnage de la série], condamnée à mort sous Claude, grâce à une manœuvre d’Agrippine qui redoutait en fait son âge, sa beauté, son rang et ses richesses ; une Domitia dont Agrippine est aussi jalouse et qui semble être celle qui s’est occupée de Néron enfant (An., 13, 19 et 13, 21). Suétone (Ner., 5-7) n’évoque qu’une Lepida (pour l’inceste avec le père de Néron, l’éducation de l’enfant à la place d’Agrippine et la condamnation à mort par Néron). Évitant ce flou, la série n’a qu’un personnage, qui est la synthèse des deux femmes.

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détourner totalement Néron de la succession de Claude, ce qui exclurait du même coup Agrippine du pouvoir. De ce personnage historique, accusé d’avoir eu des relations incestueuses avec son frère (le père de Néron), qui fut la mère de la sulfureuse Messaline, qui délaissa l’éducation du jeune Néron pour la confier à un barbier et un danseur, il ne reste dans la série qu’une image positive, en opposition complète avec celle d’Agrippine : elle est celle qui s’est occupée de Néron, qui le comprend, qui l’aime42, dont il est aimé, à qui il fait confiance au point de lui amener Acté lorsqu’il l’a enlevée à l’affranchi de sa mère, le puissant Pallas. Si Agrippine est sa mère par le sang, Domitia est sa mère de cœur. Néron va plus loin lorsqu’il lui fait part de sa peur d’Agrippine, de sa volonté de s’éloigner de la cour et de rester auprès d’elle : c’est elle sa « vraie mère »43, expression qui déchaîne l’ironie d’Agrippine, qui a assisté en cachette à la scène44 : « Charmant tableau ! Pour un peu on s’y laisserait prendre… / Désolée d’interrompre un aussi doux moment ! »). S’ensuit une scène d’affrontement verbal dont Agrippine sort vainqueur45, en une réplique magistrale sur le rythme qu’elle impose à son cœur, auquel elle ne donne pas la parole. Dans cette scène théâtrale, non seulement les dialogues de Jean Dufaux font mouche mais aussi les postures des deux femmes, leur gestuelle, les expressions de leurs visages dessinées par Philippe Delaby, qui réussit à traduire la peur qu’Agrippine inspire à Domitia puis sa révolte à l’idée d’être séparée de Néron. Les deux femmes sont en conflit à propos de la notion même d’amour maternel (viser au plus haut pour Néron, est-ce ça aimer ? Ou bien est-ce le prendre sur son cœur, dans ses bras ?) mais aussi sur l’identité de Néron, que Domitia continue à appeler de la même manière qu’avant son adoption par Claude (Lucius Domitius, faisant ainsi le lien avec la gens 42

Le dialogue en 1.17.4-6, à la fois par son texte et par les conditions dans lesquelles il a lieu (Domitia venant s’asseoir dans l’herbe auprès de Néron et Néron posant sa tête sur sa poitrine) est particulièrement révélateur de la différence de relation que Néron peut entretenir entre sa mère et sa tante : DOMITIA : Lucius, il faut se rendre à la réalité. À la mort de ton père, ta mère avait peu de temps à te consacrer. Elle t’a confié à mes soins et je crois qu’elle n’a pas eu à le regretter. Je t’ai choyé comme mon propre fils. Mais les temps ont changé… / Sans père, sans fortune, abandonné de tous, rien ne te destinait à affronter la cour. Tu serais devenu un garçon comme les autres s’il n’y avait l’ambition de ta mère. Elle aime le pouvoir. C’est très vaste à étreindre, le pouvoir. Il ne reste guère de place pour le reste… NÉRON : Ma mère me fait peur. Elle m’intimide, elle me met mal à l’aise. J’ai l’impression qu’elle ne m’aime pas. DOMITIA : Elle t’apprécie à sa façon. Qui n’est pas la mienne. Moi, j’aime te prendre sur mon cœur. Elle, elle veut te placer sur le trône. C’est là toute la différence… 43 1.18.2. 44 1.18.3-4. 45 Cf. annexe 3, p. V, 1.19.2-4. Nous incitons le lecteur à se reporter à l’album pour observer de près toute la séquence et percevoir ainsi combien les « actrices » de la scène jouent juste.

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Domitia à laquelle elle appartient), et Agrippine qui la reprend froidement : il est désormais Tiberius Claudius Nero46 et sa gens devient celle des Claudii47. Par amour pour sa tante et pour Acté, Néron ira jusqu’à braver l’interdiction d’Agrippine et retournera chez elle. Agrippine devra intervenir avant qu’il ne fasse venir Domitia au palais : le complot sera efficace et Néron se verra dans l’obligation de condamner sa tante à mort48. Mais le plan d’Agrippine dérape car il ne s’en remettra pas et n’aura désormais plus qu’une idée : tuer sa mère de sang49. Agrippine vs Néron Même si Agrippine veut le pouvoir, le trône est pour Néron50 : elle l’y place, comme un souverain fantoche, sans penser que le goût du pouvoir (« ce fruit pourri »51) se transmet, s’apprend et qu’elle déclenche elle-même un futur affrontement avec son unique fils52. Le problème est qu’elle « agit en véritable impératrice et non en reine mère »53 46

Dans la réalité, Drusus Germanicus s’ajoutait parfois aux tria nomina. Mais la manœuvre d’adoption sera mise à mal lorsque Claude se rapprochera de Britannicus et voudra le rétablir dans ses droits : heureusement, Agrippine veille… 48 Cf. annexe 3, p. V, 3.20.5-6, 3.41.3 et 5.40.6-7. Poppée, la nouvelle femme auprès de Néron, abat symboliquement l’une et l’autre des deux mères dans cette scène. Nous y revenons dans la partie 2.2. Dans la série, c’est à propos de la condamnation de Domitia qu’il s’écrie « Ah ! Comme j’aimerais ne jamais avoir appris à écrire » (3.39.7), et non pour une personne quelconque (Suet., Ner., 10, 2 'quam uellem,' inquit, 'nescire litteras.'), ce qui renforce la dramatisation de la scène et rend inévitable le conflit avec Agrippine. 49 Cf. annexe 1, p. I, 4.9.3 (« Dois-je la tuer pour ne pas être tué ? ») et annexe 3, p. VI, 3.41.68 (« Il faut que je la tue… »). Comme Néron (« ce sera elle ou moi », 3.41.7), Claude avait analysé l’impasse de la situation (« C’est elle ou moi, désormais ! », 1.27.6), mais Agrippine a agi la première, preuve en est que Néron ne pouvait faire autrement que de la tuer pour ne pas l’être d’abord. 50 Pour une étude détaillée des relations entre le vrai Néron et la vraie Agrippine : Eugen Cizek, Néron l’empereur maudit, Paris, Fayard, 1982 ; Jean-Michel Croisille, 59 Néron a tué Agrippine, Bruxelles, Éditions Complexe, « La mémoire des siècles », 1994. Sur Néron et Agrippine comme monstres, cf. p. 142 et 163 ; Régis F. Martin, Les douze Césars, Paris, Perrin, « Tempus », 2007 ; Joël Schmidt, Néron. Monstre sanguinaire ou empereur visionnaire ?, Paris, Larousse, 2010. Pour une fictionnalisation partielle de ses relations, Pierre Grimal, Mémoires d’Agrippine, Paris, Éditions de Fallois, 1992 (mémoires fictives mais ancrées dans les connaissances que Grimal avait du sujet). Du même auteur et dans le même esprit (mais sous la forme de lettres) : Le procès Néron, Paris, Editions de Fallois, 1995. Deux sources d’inspiration revendiquées par les auteurs de Murena (cf. 4ème de couverture, chap. 3). 51 Cf. annexe 3, p. V, 2.48.8. 52 Michael Green (présenté comme « chercheur au King’s College et consultant pour le film Gladiator ») revient sur les relations entre Néron et Agrippine dans la préface du chap. 4 (p. 4) : « Le pire de ces crimes, c’est l’assassinat d’Agrippine, sa propre mère. Les auteurs de Murena restituent la vérité d’une manière que je ne puis qu’admirer. Agrippine aurait sans doute rendu fou le docteur Freud si une faille temporelle avait permis à ces deux personnes de se retrouver face-à-face : elle est tous les modèles psychanalytiques à la fois : Hécube, Jocaste, Hélène de Troie, Iphigénie, Aphrodite, la Vénus en vison ! Pour arriver au faîte de la 47

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« Agrippine est d’abord intéressée par le pouvoir, mais en tant que femme, elle ne peut y accéder directement. C’est pourquoi elle utilise son fils, trop jeune, pour servir son ambition. Sa démarche est dévastatrice pour lui, mais j’ai aussi de l’admiration et une part de respect pour la force de cette femme que rien ne fait reculer et qui a su accéder au dernier échelon. Il n’y a pas de lumière sans ombre et d’ombre sans lumière. […] (Agrippine) considère la sexualité comme un instrument dans les jeux de pouvoir. Rien ne peut la détourner de ses objectifs54. » Elle arrive à manipuler Néron pour qu’il trahisse Murena et lui laisse Lollia55, quitte à utiliser, pour la seule fois du premier album, un « nous »56, qui semble réunir enfin la mère et le fils (mais cette union est celle du crime…)57. Les relations sont bonnes au début, même si Néron a peur de sa mère et confie à Domitia qu’il pense qu’elle ne l’aime pas. Lorsqu’elle le met sur le trône, elle affirme à Burrhus (avec qui elle négocie, grâce au sexe58, sa trahison de Claude) : « je serai le pouvoir comme il en sera l’image. Il vous faut une image d’homme. Soit ! Vous l’aurez. Mais c’est mon sexe qui triomphera. »59. Plus tard, au moment même où Néron est présenté aux soldats comme le nouveau maître de Rome, elle le décrit à Pallas comme un noyau qu’il suffit de croquer pour qu’il disparaisse60. L’inceste est évoqué61, gloire, elle complote, elle couche, elle tue. Elle ne voit pas le génie politique dans son propre fils, qu’elle traite et considère comme une pâle marionnette. Néron devient un homme d’État le jour où il la fait assassiner […]. C’est aussi le jour où il sombre dans la folie. Raison et raison d’État n’ont jamais fait bon ménage. » 53 Claude Aziza, « Néron empereur », in : Claude Aziza (éd.), Rome au temps de Néron, horssérie L’Histoire, nov.-déc. 2009, p. 10. 54 Propos de Jean Dufaux recueillis par Claude Aziza, « Le vrai et le faux dans Murena », in : Claude Aziza (éd.), Rome au temps de Néron, hors-série L’Histoire, nov.-déc. 2009, p. 103. 55 1.38-39. 56 1.39.1. 57 Ce qui ne l’empêchera pas d’ironiser plus loin sur leur complicité : « Un piètre complice, je l’admets. Toujours fourré dans les jupes de sa mère lorsqu’il faut prendre une décision. » (1.41.8). 58 Voir aussi le passage, en 3.19-20, où elle obtient du jeune Titus, fils de Vespasien et futur empereur, des confidences sur l’oreiller à propos des intentions de Néron (qui veut faire rappeler Domitia à la cour). 59 1.26.6-7. 60 Cf. annexe 3, p. V, 2.5.1-4. Mais la situation s’inverse à la fin de cet album puisqu’elle voit en Néron l’enfant qui dévorera son ventre : mêlant symbolique et réalité, malédiction de Locuste et volonté de décider de sa mort jusqu’au bout, elle demandera au soldat de la frapper au ventre puisque Néron veut sa mort. 61 4.6-7 et note (2) du glossaire : « Il était rare qu’elle n’obtienne pas d’un homme ce qu’elle désirait. Sous la peau douce, le cœur était de pierre. »

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comme une ultime tentative de séduction d’Agrippine62, désamorcée par Sénèque et Acté63. Chez les Atrides aussi, on pratique l’inceste et on mange ses enfants… Mais Néron finit par se rebeller, commence à lui résister par la parole64 puis par les actes, d’abord en raison du meurtre de Lollia puis de l’exécution de Domitia. Lorsqu’elle fait part de sa disgrâce et de son inquiétude à Poppée, en qui elle voit une nouvelle alliée, cette dernière souligne qu’en tant que mère de l’empereur, elle ne risque pas grand-chose. Mais Agrippine n’a pas la même analyse de la situation : « La meilleure des mères, je sais… Une mère qui l’encombre… Une mère qui ne parvient plus à le séduire… Une mère qui, sans doute, lui ressemble trop… / J’ai peur pour ma vie, Poppée… Il est temps que je m’éloigne. »65 La séquence suivante sera celle de sa mort66 et Poppée entrera réellement en scène.

62 « Miroir, miroir, suis-je toujours la plus belle ? » semble-t-elle dire à Néron, lorsqu’elle se met à nu devant lui, comme une autre célèbre marâtre des contes de fées, qui se transforme en sorcière pour faire ingérer de la nourriture empoisonnée… 63 Acté et Sénèque analysent bien différemment la tentative d’Agrippine (4.7.4-5) : ACTÈ : L’empereur et sa mère ! … Que me racontes-tu là ?! SÉNÈQUE : Oh ! … Ne vois surtout pas en Agrippine une rivale qui veut te ravir le cœur de Néron… Mais juste une ambitieuse qui ne recule devant aucun moyen… ACTÈ : Une ambitieuse ? … Elle est mère avant tout. SÉNÈQUE : De ses entrailles est né un dieu. Pas un fils. À ce sujet, Néron explique un peu plus loin à Acté qu’il n’est déjà plus dupe des manœuvres de sa mère : « Son corps ? … Son corps n’est qu’une idée. Et elle mettra toutes ses idées au service de son ambition. » (4.9.2). 64 On sent toute l’ironie de sa réplique à Locuste (qui vient de lui avouer que sa mère avait tué Claude, et peut-être Britannicus, pour lui) : « Pour moi… Quelle ironie ! … La meilleure des mères… une empoisonneuse… » (l’expression revient en 3.27.4). Voir aussi : « Personne n’est irremplaçable, ma mère… Et puis, vous comme moi oublions si vite ceux qui nous étaient chers… » (4.14.1). 65 4.31.3-4. 66 Sénèque se chargera de lui enlever définitivement son statut de mère lors de son discours hypocrite aux sénateurs pour disculper Néron : « Cette femme – je n’ose pas lui donner le nom de mère – […] » (4.39.6).

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Un monstre peut en cacher un autre : Poppée, digne remplaçante d’Agrippine Portrait de Poppée, fauve et serpent « La rage au corps et l’âme vile » pour Pétrone67, impudique, porteuse de malheurs et dépourvue d’une âme honnête, selon le portrait peu flatteur qu’en dresse Tacite68, Poppée apparaît dans la série comme le double d’Agrippine et cette mise en parallèle aussi forte des deux femmes est une innovation des auteurs par rapport à leurs sources antiques (Tacite, Suétone et Dion Cassius) : Poppée prend la succession d’Agrippine auprès de Néron, la vipère à cornes après la vipère de Méduse, telle l’hydre de Lerne dont les têtes repoussaient sans cesse et qu’Héraclès ne put vaincre que par le feu. Dans les cauchemars de Néron, les deux femmes se mêlent, au point qu’il ne sait plus quel est le serpent qui le harcèle69. Les cornes qui surmontent son front l’apparentent à la fois à un serpent particulier mais lui donnent aussi un aspect démoniaque (déesse noire, magie noire), que renforcent ses yeux orangés (et dépourvus de pupille sur la couverture de La déesse noire) : Arsilia, dans sa description de la « bête », insiste sur la dangerosité des yeux de son ancienne maîtresse70, même si ses yeux de Poppée ne pétrifient pas comme ceux de Méduse. Murena ne s’y noiera pas mais Néron s’y perdra71. C’est par son regard en gros plan, dans une vignette en insert, que Poppée apparaît pour la première fois dans la série72. La détermination que traduit son regard n’a d’égale que celle d’Agrippine (ou de Néron, lorsqu’il décide de tuer sa mère). La morsure de Poppée la venimeuse n’est pas moins dangereuse73. En outre, comme Agrippine, Poppée est un fauve attiré par le sang74 : lors de la séquence de combat qui ouvre La déesse noire, elle éprouve le même intérêt que la panthère du gladiateur Massam à cette scène de violence, se délectant du même plaisir sadique et devenant métaphoriquement ce fauve75. Cette double 67

3.15.9. An., 13, 45. 69 Cf. annexe 2, p. IV (5.9.5-6). 70 Cf. annexes 2, p. IV et 1, p. I (3.16.5, 3.16.7). Le caractère étrange, inquiétant, hypnotisant, de ces « yeux verts qui brillaient dans la nuit » est transposé par l’utilisation de l’orange, une couleur rare pour des yeux, sauf pour les félins (comme la panthère de Massam) ou certains serpents. 71 En effet, Néron, dans les bras de Poppée, murmure : « Tes yeux… Je m’y perds… » (4.44.4). 72 3.17.1. 73 Lors d’une dispute en 5.41.8, Néron lui dira : « Crache donc ton venin jusqu’au bout ! ». On trouve également le « poison » en 5.40.4. 74 Cf. annexe 2, p. IV. 75 Assimilation revendiquée par Philippe Delaby : « J’ai aimé établir un rapport entre la panthère et Poppée. On est attiré et en même temps, on sait qu’elles sont toutes les deux 68

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animalité est une création originale des auteurs dans la construction de leur personnage. Du « cycle de la mère » au « cycle de l’épouse » Le parallélisme entre Agrippine et Poppée est posé très vite, aussi bien par le texte que par l’image : en 5.40.4-576, les deux cases, avec le même cadrage sur les deux bustes (l’un de pierre, l’autre de chair) et le cartouche au statut narratif ambigu77 (« … Agrippine, la mère. Toutes deux charrient le même poison, la même ambition… / … Le même sourire. ») amènent le lecteur à superposer les deux cases, comme si elles ne formaient qu’une seule et même image, qu’une seule et même femme, comme l’explique juste avant à Murena, interloqué, l’ancien gladiateur Balba : « Tu n’as pas remarqué ? Elle a pris la place de l’autre… »78. Elle est le nouveau monstre du palais, une « déesse noire » qui croît subrepticement auprès de Néron grâce à leur union sexuelle. Le « passage de témoin » entre Poppée et Agrippine se fait dans Ceux qui vont mourir… : Agrippine, sentant que sa fin est proche, transmet à Poppée un philtre d’amour79 élaboré par Locuste80, pour l’aider à se faire aimer de Néron et prendre la place d’Acté : « Tu es l’instrument parfait de ma vengeance. », lui confie-t-elle (4.32.5)81. Jusqu’au bout Agrippine voudra contrôler son fils : l’ambition de Poppée lui en fournit l’occasion, puisque « son idée fixe à elle, c’est le pouvoir »82. Dans la série, Poppée ne joue aucun rôle dans la mort d’Agrippine puisqu’elle ne devient la maîtresse de Néron qu’après cet assassinat, elle ne manque pas pour autant de se débarrasser ensuite, au moins symboliquement, de cette mère envahissante, en brisant le buste qu’elle

dangereuses. » Il parle ensuite de Poppée comme d’une « panthère manipulatrice » (La déesse noire, dossier de presse, Dargaud, 2006, p. 3). 76 Cf. annexe 2, p. IV. 77 En effet, est-ce toujours le point de vue subjectif de Balba qui est ici exprimé dans ces deux cases (ce serait la suite naturelle de sa phrase) ou est-ce le point de vue objectif du narrateur omniscient ? De nombreuses cases de Murena jouent sur cette ambiguïté en recourant à un encadré (au lieu d’une bulle) pour superposer le commentaire d’un personnage à une scène à laquelle il n’assiste pas, rapprochant ainsi ses propos du texte présent dans un cartouche narratif assumé par le narrateur omniscient. 78 Cf. annexe 1, p. II (5.42.3). 79 C’est celui qu’elle réservait au départ à Acté, pour que l’obsession de Néron soit cette affranchie et surtout pas le pouvoir. 80 4.31.8. 81 Poppée partage avec Néron le philtre en 4.42 et, dès la case suivante, Néron croit entendre un « rire atroce », c’est le rire sardonique d’Agrippine, qui, même morte, se réjouit de pouvoir encore contrôler son fils. 82 3.46.3-4.

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regardait83, alors même que Néron se justifie de l’avoir gardé en disant que c’était un buste qui appartenait à Domitia Lepida. En le brisant quand même (tout en rappelant ironiquement à Néron que c’est à lui que sa « chère » tante doit la mort), elle efface à la fois la mère de sang et la mère de substitution, afin d’être désormais la seule femme pour qui Néron doit éprouver des sentiments. Elle a commencé par observer avec grand intérêt la dégradation des relations entre Agrippine et Néron, comme lorsque Burrhus lui a appris que le nouvel empereur ne règne pas seul, qu’Agrippine tire les ficelles mais qu’il existe désormais des tensions entre les deux. Réaction de Poppée : « La mère et le fils se disputant les lauriers suprêmes… Intéressant. »84. Puis elle entrera en action dès la mort d’Agrippine. Comptant sur son déshabillé transparent pour améliorer l’efficacité du philtre d’amour de Locuste, elle fait remarquer à Néron qu’il a désormais vaincu « la seule personne qui pouvait (lui) nuire véritablement… une femme. »85, se gardant de nommer directement Agrippine. Mais Néron de répliquer : « Toutes les femmes sont nuisibles »… tout en prenant sans le savoir dans ses mains la coupe contenant le philtre magique, comme une illustration immédiate de son affirmation radicale. Le mariage et la maternité selon Poppée Comme Agrippine, elle fait du sexe une arme – parce qu’il donne du plaisir et la vie –mais semble vouloir faire mieux qu’elle en ce domaine, en utilisant les anciens amants d’Agrippine. Dans cette concurrence post mortem, elle s’attache ainsi à mettre Tigellin dans son lit86 : POPPÉE : Et toi, Tigellin, te considères-tu comme un étalon ? On m’a raconté que tu fus l’amant d’Agrippine, la mère de l’empereur. Une femme dont les sens étaient difficiles à apaiser… TIGELLIN : Moi ! Je… je… POPPÉE : Allons, ne sois pas si réservé. Viens là. J’aimerais savoir… 83

En 5.40.4-5, les deux cases ne sont pas à comprendre comme une succession linéaire mais comme un champ-contrechamp, comme si les deux femmes se faisaient face lors d’un duel. Cf. annexes 2, p. IV et 3 p. V. Ces deux cases ont été commentées par les auteurs (La déesse noire, dossier de presse, Dargaud, 2006, p. 11) : « Poppée s’est approprié le pouvoir, elle en jouit, son terrible sourire nous le montre. » (Philippe Delaby) et « D’un geste très tranquille, elle précipite le buste à terre. Elle balaie du même coup l’autorité de Néron. On se rend compte dans cette scène à quel point Néron est le jouet de cette femme. » (Jean Dufaux). 84 3.18.6. 85 4.42.3. 86 La poitrine opulente de Poppée et son avertissement (« Qui résiste périt, Tigellin », 6.12.4) ont tôt fait de le convaincre.

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TIGELLIN : Si les caresses de l’épouse valent celle de la mère. POPPÉE : Tu me diras si, toutes deux, nous aimons l’empereur de la même manière. Est-ce la femme ou la génitrice qu’il recherche en moi87 ? Poppée se doit d’être la matrice des descendants de Néron mais, après la stérilité de sa première femme Octavie88, la filiation semble interdite à l’empereur, puisque l’enfant qu’il a de Poppée décède rapidement89 : cette grossesse le réjouissait et il en espérait un garçon90, un futur empereur, mais la dynastie julio-claudienne s’arrêtera là, la prochaine grossesse étant fatale à Poppée91. Double d’Agrippine même dans sa grossesse, Poppée utilise, pour parler d’une éventuelle conjuration contre Néron dont elle serait la première cible, une expression qui fait immanquablement penser au uentrem feri fatal : « Ah ! Je sens que le coup frappe au ventre »92. Pour Sénèque, cette matrice est un gouffre dangereux93, et pas seulement pour Néron. Poppée partage avec Agrippine un sens de l’humour (noir), de l’ironie, dès sa première entrée en scène : on appréciera le piquant de ses répliques sur son remariage dans son dialogue avec le préfet du prétoire, Burrhus, qui s’étonne de sa présence au palais : 87

6.11.6-6.12.3. La « triste Octavie » du pseudo-Sénèque et de Racine n’est pas devenue un personnage dans Murena. Néanmoins, en 2.18.4, on trouve mention de son existence « en arrière-plan » dans la vie de Néron et la note (4) du glossaire explicite ce qui n’était qu’une allusion dans la bulle de Sénèque : « Ni le cœur, ni les sens n’ont été assouvis par son mariage… (4) ». Même s’il y avait une possibilité narrative pour intégrer la jeune femme dans l’histoire, Jean Dufaux explique son choix scénaristique par le désintérêt manifeste de Néron à son égard… et la contrainte technique d’un nombre de planches à ne pas raisonnablement dépasser pour l’ensemble de la série. Signalons simplement que, chez Tacite (An., 14, 64), la tête d’Octavie est apportée à Poppée (atrocior saeuitia, « une cruauté plus atroce » qualifiant ce geste) : dans la série, séparé d’Acté à cause de Poppée, Murena lui enverra celle d’Arsilia, comme rappel de la décapitation de Lollia commanditée par Agrippine. 89 Les sources antiques confirment l’attachement que Néron semble avoir eu pour cette petite fille. La mort de l’enfant semble l’accomplissement de la malédiction d’Agrippine en 2.48.5 (« Maudite soit ma lignée… »), si ce n’est qu’Agrippine ne la lance que pour faire croire à la culpabilité de Néron dans la mort de Britannicus. Nul désespoir chez elle : elle clôt le chap. 2 dans un grand éclat de rire qui annonce sa revanche (cf. annexe 3, p. V). 90 6.29.8. 91 Même si Suétone (Ner., 35, 3) affirme que Néron tua Poppée d’un coup de pied dans le ventre alors qu’elle était enceinte, on considère désormais que c’était sans doute des suites d’une fausse couche qu’elle est décédée. Dans le doute, on fera donc grâce à Néron de l’uxoricide et de l’infanticide. 92 6.30.7. 93 Avertissement de Sénèque (à Pétrone) : « Ah oui… Autre chose : méfie-toi de Poppée. L’empereur n’est pas attiré que par la lumière. L’ombre le tente également. Et Poppée, c’est un puits obscur… À trop s’y pencher, on risque la chute. » (6.28.5). 88

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POPPÉE : Mmm… Je reviens d’un long voyage. BURRHUS : Tu étais partie ! J’ignorais… POPPÉE : Je te parle d’un voyage conjugal… le plus ennuyeux de tous… BURRHUS : Ah ! Tu t’es donc remariée ? POPPÉE : Oui… Avec Othon… Dans un moment de distraction…94 On comparera avec l’humour noir d’Agrippine que le philosophe Sénèque a bien du mal à distinguer du premier degré (en 2.31.3-5) lorsqu’il s’agit de jeter aux lions les importuns. Elle possède aussi l’art de manipuler les autres par la parole, comme lorsqu’elle joue sur l’orgueil de Néron pour le faire entrer dans son plan et séparer définitivement Acté et Murena95. Même absente, elle impose sa présence, mêlant son image à celle de sa servante Arsilia96, comme le souligne Jean Dufaux dans son commentaire de la dernière planche de La déesse noire : « Dans cette page, Poppée est en dehors de l’action et pourtant elle est à l’origine de tous les actes de Néron. Elle guide le fatum97. » Cette nature profonde de manipulatrice, comme Agrippine, n’exclut pas pour autant un réel amour inattendu pour Néron, comme elle l’avoue au futur Flavius Josèphe : « Depuis la mort de notre fille, il doute. Mon ambition m’avait poussée à épouser un dieu, je me retrouve avec un homme. Un homme qui se prend pour un dieu. Ce n’est pas la même chose. Et il se fait que cet homme… j’ai appris à l’aimer. »98 « L’amour en moins » qui semblait guider Poppée dans la construction de sa vie est devenu « l’amour en plus » avec Néron. La suite de la série devra présenter la version de sa mort que les auteurs jugent la plus vraisemblable et la plus cohérente avec l’ensemble. Jean Dufaux et Philippe Delaby ont présenté leur vision des relations conflictuelles entre Néron et Agrippine : elles passent par un détour par la fiction, par la création d’autres personnages (notamment Murena) ou la 94

3.17.2-4. 5.41.6. Jean Dufaux : « Ici, Poppée porte l’estocade. Néron a un orgueil démesuré, la phrase que Poppée prononce, "Acté t’oublie, mon cher", est intolérable pour lui, impossible à entendre. » (La déesse noire, dossier de presse, Dargaud, 2006, p. 12). 96 5.46.7. 97 La déesse noire, dossier de presse, Dargaud, 2006, p. 12. 98 8.43.8. 95

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recréation de certains (Lollia et Domitia qui gagnent en importance), mais aussi par une réorganisation de la matière historique réelle et de certains de ses acteurs. La cohérence de l’ensemble passe par un questionnement implicite sur la question de la monstruosité, et parfois explicite, si l’on ne souvient des paroles que Pierre adresse à Murena : « Méfie-toi ! Le monstre n’est pas toujours celui qu’on croit. » La série permet une évolution psychologique des personnages et la monstruosité, qui naît de la relation mère-fils, n’est pas figée, elle évolue et contamine parfois des personnages qui en semblaient exempts. Mais il semble y avoir une voie pour en sortir, une renaissance possible, celle de La revanche des cendres99 : « Lucius Murena, fils de Lollia Paulina, expiait sa folie, les tourments dans lesquels il avait plongé Rome. Il se courbait enfin, les mains en sang… Humble parmi les humbles, hommes parmi les hommes. ROME, AN 64. VIE ET GRANDEVR DE LVCIVS MVRENA. »

99

8.44.6 – 8.45.

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Intégrale 2e cycle

I. 15. 8

I .14. 7-8

I. 16. 3-4

I. 19. 2-4

I. 20. 1

I . 42. 7-8

II. 5. 1-4

II. 39. 3-6

II. 42. 1-3

II. 42. 6

II. 48. 5-9

Contributeurs Karine COTTET Karine Cottet, ancienne élève de l’ENS Ulm, est actuellement A.T.E.R. à l’université Stendhal Grenoble III. Sa thèse, « Autour du bestiaire d’Ovide dans les Métamorphoses : comment apprivoiser la sauvagerie », soutenue en 2009, s’intéresse à la représentation des liens entre l’homme et l’animal dans cette œuvre ; cette étude trouve des prolongements dans l’article « Le praedator ovidien : entre l’homme et l’animal », paru en 2011 dans les actes des XXXIèmes Rencontres internationales d’Antibes, Prédateurs dans tous leurs états. Evolution, biodiversité, interactions, mythes, symboles, JeanPhilip Brugal, Armelle Gardeisen, Arnaud Zucker (dir.), Antibes, 2011, et dans une conférence de janvier 2010 du séminaire Quid Novi organisé par l’E.A. 4424 C.R.I.S.E.S. à Montpellier : « Monstri nouitate mouentur (Ovide, Mét., XII, 175) : Le monstre, figure de la rupture, et sa perception dans les Métamorphoses. » Nathalie CROS Ancienne élève de l’ENS de Fontenay-Saint-Cloud, agrégée de lettres classiques et auteur d’une thèse soutenue en 2005 (L’Empereur et le tragique. Interactions du tragique et de la politique dans les relations de Sénèque et Néron), Nathalie Cros est professeur en Lettres Supérieures au lycée Descartes de Tours. Blandine CUNY-LE CALLET Maître de conférences à l'université Paris Est-Créteil, Blandine Cuny-Le Callet poursuit des recherches sur la notion de monstruosité dans la pensée romaine. Elle a notamment publié Rome et ses monstres. Naissance d'un concept philosophique et rhétorique (éd. Jérôme Millon, 2006). Elle est également l'auteur de deux romans : Une pièce montée (Stock, 2006), prix des lecteurs du Livre de Poche 2008, et La Ballade de Lila K (Stock, 2010). Marie DALLIES Ancienne élève de l’ENS de Lyon, agrégée de lettres classiques, ancienne allocataire de recherche et monitrice à l’université Jean Moulin – Lyon III, Marie Dallies est actuellement A.T.E.R. à l’Université de Franche-Comté et prépare, sous la direction de François Bérard, une thèse portant sur les représentations de la formation intellectuelle de l’élite sous le Haut-Empire romain (Ier siècle av. J.-C. – IIIe siècle ap. J.-C.). Publications récentes : « Du disertus à l’orator perfectus : Cicéron à la recherche de l’Orateur », in : Patrick Voisin, Marielle de Béchillon (éds.), L’art du discours dans

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l’Antiquité : De l’orateur au poète, Paris, L’Harmattan, Collection « Kubaba », série Actes, 2010, p. 133-144 ; « Les voyages d’études de l’élite sous le Haut-Empire romain », 2011, disponible en ligne (www.citra.enslyon.fr) ; « Les représentations de la formation des princes : la bonne éducation fait-elle un bon prince ? Les exemples de Néron et Marc-Aurèle », in : Ludovic Thély (éd.), La construction de l’image publique dans l’Antiquité gréco-romaine, à paraître, PUR, 2012. Aurélie DELATTRE Elle est actuellement P.R.A.G. à l’université Paris 3 et achève une thèse portant sur l'Afrique dans la poésie latine d’Ennius à Corippe. Ses intérêts scientifiques portent sur l'Afrique antique, mais aussi sur les questions génériques, notamment l'épopée et l'épigramme. Un article intitulé « Les Punica de Silius Italicus et la Johannide de Corippe : quelques éléments de rapprochement entre deux épopées africaines » est paru dans Museum Helveticum (68, 2011, p. 68-85). Elle a également organisé, avec Adeline Lionetto-Hesters, un colloque international sur les « Formes de la poésie de circonstance de l'Antiquité à la Renaissance », dont les actes seront publiés, et à l'occasion duquel elle a proposé une étude du poème In laudem regis de Florentinus (Anthologie latine, 376R). Marie DUBRANA Agrégée de lettres classiques, Marie Dubrana est allocataire-monitrice de Latin à l’Université Paris IV. Elle prépare actuellement une thèse sur la représentation du pouvoir royal dans les Argonautiques de Valérius Flaccus, sous la direction de Madame le Professeur Michèle Ducos. Lorraine DUMENIL Lorraine Dumenil est agrégée de lettres modernes et termine une thèse de doctorat consacrée à la question de l'agir poétique chez Antonin Artaud et Henri Michaux. Après avoir enseigné la littérature française et l’histoire de l’art à l'Université Paris 7 et à l’Institut d’études politiques de Paris, elle est actuellement lectrice à La Sapienza Università di Roma et chargée de mission auprès du bureau culturel de l’Ambassade de France à Rome. Parmi ses travaux récents : « Les mouvements d'Henri Michaux », in : Le livre des gestes (B. Formis dir.), De l'incidence éditeur, 2008, réed. 2011 ; « De la participation – Henri Michaux », in : Participer au monde. Réflexions autour du geste (Textuel n°59, L. Dumenil et S. Fernandez dir.), Presses de l’Université Paris VII, 2009. A paraître courant 2011 : « La thérapeutique singulière d’Antonin Artaud », in : Interpréter, juger, soigner (L. Dumasy et H. Spengler dir.), DROZ ; « Poésie pour pouvoir d’Henri Michaux », in : Le

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livre au corps (M. Perelman et A. Millon dir.), Presses de l’Université Paris Ouest –Nanterre. Guillaume FLAMERIE DE LACHAPELLE Il est maître de conférences de langue et littérature latines à l’université Michel-de-Montaigne/Bordeaux 3. Après avoir soutenu en 2006 une thèse sur la notion de clémence à Rome (des origines à Néron), il oriente à présent ses recherches dans trois directions : la pensée philosophique et politique de Sénèque ; l’Epitomé de Florus ; la réception de l’Antiquité gréco-romaine dans la France moderne et contemporaine. Julie GALLEGO Julie Gallego est maître de conférences en langue et linguistique latines, Centre de Recherches Poétique et Histoire Littéraire (CRPHL), université de Pau et des Pays de l’Adour (UPPA). Elle a organisé le colloque « La bande dessinée historique » (23-26 novembre 2011). Axes de recherches : linguistique latine (lexicologie, syntaxe) ; image fixe et mobile, bande dessinée, péplum, réception de l’Antiquité, littérature de jeunesse. Elle a notamment publié : « L’hôte et l’ennemi sont-ils des étrangers comme les autres ? », in : Figures de l’étranger autour de la Méditerranée antique : à la rencontre de l’Autre, M.-F. Marein, P. Voisin, J. Gallego (éds), Collection « Kubaba », série Actes, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 329-338 et « Murena, film à grand spectacle et tragédie à huis clos ou l’art de concilier l’inconciliable en BD: entretien avec Jean Dufaux et Philippe Delaby », in : colloque La bande dessinée historique, J. Gallego (éd.) (à paraître). Fabrice GALTIER Fabrice Galtier est maître de conférences en langue et littérature latines à l’université Paul Valéry (Montpellier III). Ses recherches portent sur les codes esthétiques qui régissent la représentation littéraire de l’histoire romaine et sur les mécanismes idéologiques d’appropriation du passé au début de l’Empire. Éditeur, avec Y. Perrin, du volume Ars pictoris, ars scriptoris. Peinture, littérature, histoire. Mélanges offerts à Jean-Michel Croisille, Clermont-Ferrand, 2008, il est également auteur de L’image tragique de l’Histoire chez Tacite, Bruxelles, Latomus, 2011. Isabelle JOUTEUR Isabelle Jouteur est maître de conférences HDR en langue et littérature latines à l'université de Poitiers (EA 3816: Forell, axe B2 « poétique des genres »). Elle a publié une thèse intitulée Jeux de genre dans les Métamorphoses d'Ovide, Peeters, Louvain-Paris-Sterling, BEC, 2001 et plusieurs articles sur l'œuvre ovidienne, confrontée à divers points de théorie

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littéraire (parodie, intertextualité, écriture épistolaire), en particulier sur les Héroïdes. A édité également la traduction d'un traité latin du XVIIIe siècle, Origines Russicae, de G.S. Bayer, mars 2004, Specimina Slavica Tolosana IX. Ses travaux actuels portent sur le traitement romain des monstres de la mythologie dans la poésie impériale (Monstres et merveilles, Créatures prodigieuses de l'Antiquité, Les Belles Lettres, coll. « Les Signets », 2009). Pierre KATUSZEWSKI Pierre Katuszewski est maître de conférences au département d’Études Théâtrales de l’université Bordeaux 3. Il est rédacteur en chef de la revue Horizons/Théâtre (Presses Universitaires de Bordeaux 3). Il est membre du GREP (Groupe de Recherches en ethnopoétique/GDR3068). Sa recherche porte essentiellement sur les personnages de fantômes dans les théâtres antique et contemporain. En 2011, il publie Ceci n’est pas un fantôme. Recherche sur les personnages de fantômes dans les théâtres antique et contemporain (éditions Kimé). Il mène actuellement une recherche sur le théâtre yiddish, dans une démarche à la fois historique et anthropologique. Il est également comédien et metteur en scène. Christine KOSSAIFI Agrégée de lettres classiques, docteur de grec ancien, qualifiée maître de conférences en langues et littératures anciennes, travaille en collaboration avec le CELIS de l’université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand. Elle s’intéresse aux civilisations grecque, latine et orientale qu’elle aborde parfois dans une perspective comparatiste (Horace et Khâyyam, Rûmî et Leibniz, Théocrite et Oum Kalthoum). Elle a publié sur les concepts poétiques de divers auteurs, dont Théocrite (sujet de sa thèse), sur la symbolique des mythes (tels le monde bucolique, les origines de Rome, Opora, le Minotaure, la palombe chez Longus…) et participe à des dictionnaires (sur la mort, la nuit, les mots et la création littéraire), tout en assurant des comptes rendus d’ouvrages universitaires. Muriel LAFOND Muriel Lafond est docteur en langue et littérature latines, et agrégée de lettres classiques. Elle a participé à divers colloques et journées d’études en lien avec les commentateurs antiques, dont les actes sont publiés aux Presses Universitaires de Rennes ou à l’Harmattan (le Barbare dans les commentaires de Servius, la réception des commentaires serviens aux Géorgiques…). Son attention se porte en particulier sur Servius, auquel elle a consacré sa thèse de doctorat. Membre du réseau Polymnia, elle s’intéresse également à la mythographie et a consacré, par exemple, un article à la figure de Protée dans un ouvrage collectif paru en 2009. Son troisième

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domaine de recherche touche à l’adaptation littéraire au cinéma (La Princesse et le comédien et Thomas l’imposteur de Georges Franju, dans CinémAction) ainsi qu’au péplum (journée d’études à Pau). Elle travaille actuellement à l’édition de sa thèse, à paraître aux Presses du Septentrion. Sophie MALICK-PRUNIER Sophie Malick-Prunier, professeur agrégé de lettres classiques, docteur en littérature latine, enseigne en Première Supérieure au lycée Faidherbe de Lille. Chercheur associé au Laboratoire d’Étude sur les Monothéismes (UMR 8584, CNRS), elle consacre l’essentiel de ses travaux aux représentations poétiques du corps féminin, avec une spécialisation en poésie paléochrétienne. Auteur d’une étude sur Le corps féminin dans la poésie latine tardive, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Études anciennes », 2011, elle a également participé à Dixit. L’art de la parole dans l’Antiquité (« Signets » Belles Lettres, 2009) et co-dirigé Dieux et Hommes de l’Antiquité (Les Belles Lettres, 2011). Ida G. MASTROROSA Ida Gilda Mastrorosa est professeur d’histoire romaine à l’université de Florence. Ses recherches portent sur les apsects institutionnels et culturels de l’histoire et de la société romaines, sur leur interprétation dans la tradition antique et leur réception dans la culture moderne. Elle est l’auteur de nombreux travaux portant sur l’historiographie romaine de la période impériale (Tite-Live, Tacite, Dion Cassius, Ammien Marcellin). Elle a également écrit à propos des structures familales et de la condition des femmes à Rome. Enfin, elle s’est intéressée aux réflexions sur la pratique judiciaire et la jurisprudence dans les traités de rhétorique latine, dans les recueils de déclamations et dans l’épistolographie de l’époque impériale, ainsi qu’à l’élaboration de la propagande politique dans le monde romain. Emilia NDIAYE Emilia Ndiaye est maître de conférences de latin à l’université d’Orléans, laboratoire POLEN (Pouvoirs, Lettres, Normes). Ses domaines de recherche : lexicologie latine, dans l’articulation entre les données linguistiques, culturelles, historiques et littéraires, dans une perspective diachronique ; analyse du pouvoir rhétorique du langage dans la diffusion des modèles culturels et idées politiques, à travers le lexique comme outil de propagande, le texte littéraire latin comme champ de manifestation du pouvoir ou de résistance aux pouvoirs et aux normes, comme lieu de diffusion et d’évolution des savoirs et des représentations culturelles antiques. Elle a notamment publié : Un nom de l’étranger : barbarus, étude lexico-sémantique, en latin, des origines à Juvénal, Villeneuve d’Ascq,

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Presses Universitaires du Septentrion, 2003 et « Tristes Tropiques : du si loin, si près ou les sentes étymologiques de l’exotisme », in F. Aubès, F. Morcillo (éd.), Si loin si près : l’exotisme aujourd’hui, Paris, Klincksieck, 2011, p. 13-25. Esther VALYON Diplômée de l’université de Debrecen en philologie moderne (françaishongrois-polonais, 2002) et en philologie classique (2009), elle a soutenu une thèse en linguistique, en rhétorique générale en 2008 (titre : « La théorie et la taxonomie des tropes dans les ouvrages rhétoriques publiés par le groupe du Collège de Presles »). Elle a aussi fait des études d’économie et de commerce extérieur. A partir de 2009 elle est devenue collaboratrice du Département d’études classiques de l’université de Debrecen (Hongrie). Ses recherches récentes se concentrent à l’analyse rhétorique et pragmatique des textes anciens. Hélène VIAL Ancienne élève de l’ENS Fontenay/Saint-Cloud, agrégée de lettres classiques, docteur en études latines, Hélène Vial est maître de conférences de latin à l’Université Blaise Pascal. Outre des articles qui, pour la majorité d’entre eux, portent sur l’œuvre d’Ovide, elle a publié en 2010, dans la collection « Études anciennes » des Belles Lettres, La Métamorphose dans les Métamorphoses d’Ovide. Étude sur l’art de la variation. Ses travaux de recherche actuels portent sur l’articulation entre poétique et rhétorique, en particulier dans la littérature augustéenne (études en cours sur le Contre Ibis d’Ovide et sur le rapport entre l’œuvre ovidienne et la rhétorique, préparation d’une série de colloques sur les poètes augustéens et la rhétorique), mais également dans les littératures grecque et romaine en général (coordination, avec la collaboration d’A.-M. Favreau-Linder, du volume collectif Poètes et orateurs dans l’Antiquité. Mises en scène réciproques, à paraître en 2012 dans la collection « ERGA » des Presses Universitaires Blaise Pascal) et dans des perspectives beaucoup plus larges (coordination du volume collectif La variatio. L’aventure d’un principe poétique, de l’Antiquité au XXIe siècle, à paraître en 2013 dans la collection « ERGA » des PUBP).

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Résumés Isabelle JOUTEUR La passion de Pasiphaé (Virgile, Bucolique VI, 45-60 ; Ovide, Art d’Aimer, I, 289-326) Le mythe de Pasiphaé et de ses accouplements monstrueux avec le taureau crétois resurgit à l'époque augustéenne avec deux évocations développées chez Virgile et Ovide. En cette période de "révolution élégiaque", les deux poètes laissent dans l'ombre le Minotaure, fruit de l'union zoophile, pour se focaliser sur la furiosa libido de sa mère, l'un en insistant sur son statut de victime, l'autre en banalisant ses actes. Le mythe est donc le support d'une réflexion sur la passion, sur l'hystérie féminine et sur la part animale existant en l'homme, et non sur la filiation entre la génitrice et le monstre qu'elle met au monde. L'élaboration littéraire de cette fiction coïncide avec un mouvement plus général de « monstration » dans la poésie impériale, avec un intérêt croissant pour les monstres de la mythologie. Mots clés : désir féminin, animalité, hybridité. The myth of Pasiphae and her unnatural coupling with the Cretan bull reappears again during the Augustan period, both Virgil and Ovid referring to it. In this age of "Elegiac Revolution", the two poets choose to keep in the shadow the Minotaur, the bestial offspring of this union, and focus on his mother’s furiosa libido, the first emphasizing her status as a victim, the other trivializing her deeds. Rather than giving rise to an analysis of the relationship between the mother and the monster she gave birth to, the myth provides the basis for a reflection on passion, on female hysteria and on the animal side of human nature. The development of this literary fiction is part of a broader movement of "monstration" existing in the poetry of the imperial period, which shows a growing interest in the mythological monsters. Keywords : womens’ desire, animality, hybridity. Karine COTTET Circé et la fabrique des monstres (Ovide, Métamorphoses, livre XIV) La Circé ovidienne, contrairement à de nombreuses traditions connues par ailleurs, n’est pas présentée dans les Métamorphoses comme à l’origine d’une lignée royale italique : les seules créatures auxquelles elle donne naissance sont des monstres issus de métamorphoses. La violence originelle

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qui préside à leur nouvelle existence n’est toutefois pas univoque ; elle marque la magicienne comme ses victimes, avant de s’évanouir progressivement chez celles-ci, prises dans une semi-existence cauchemardesque dans laquelle leur conscience finit par disparaître. Mots-clés : Circé, métamorphoses, monstres, Scylla, création. The ovidian Circe, as opposed to numerous myths that credit her with the origin of a royal italic lineage, only gives birth in his Metamorphoses poem to monsters created though eponymous metamorphosis. The original violence that brands their birth as monsters isn’t however unequivocal ; it permeates both the sorceress and her victims, before gradually vanishing from the latter, who go on to live a nightmarish existence in which their human consciousness finally disappears. Keywords : Circe, metamorphoses, monsters, Scylla, creation. Hélène VIAL Filiation, monstruosité et métamorphose dans les Métamorphoses d’Ovide Les Métamorphoses, grand poème romain de la mythologie et œuvre vouée à l’exploration des passions humaines, sont à la fois jalonnées d’histoires de filiation complexes et souvent cruelles et peuplées de figures physiquement ou moralement monstrueuses ; or, entre filiation et monstruosité, la jonction est à plusieurs reprises formée par la métamorphose, sujet même du poème. Cet article se propose d’analyser quelques-unes des plus remarquables manifestations de la relation entre ces trois motifs afin de dégager ses principes fondamentaux et de définir sa fonction, en formant l’hypothèse selon laquelle cette articulation est à la fois un outil privilégié d’investigation au cœur des passions et l’un des vecteurs d’un discours critique sur l’utilisation des filiations mythologiques par le pouvoir. Mots-clés : passions humaines, filiations cruelles, métamorphose, discours critique, exploitation politique. Ovid’s Metamorphoses, because they are the greatest Roman mythological book and a poem dedicated to the exploration of all passions, are both punctuated with stories of complex and often cruel filiations and populated by physically or morally monstrous characters ; and the junction between filiation and monstrosity is repeatedly formed by metamorphosis, which is the very subject of the poem. This article analyzes some of the most

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remarkable manifestations of the relationship between these three elements in order to identify its fundamental principles and to define its function. It is based on the assumption that this articulation is both an exceptionally efficient tool for investigating the core of human passions and one of the vectors of a critical discourse on the use of mythological filiations by the political authorities. Keywords : human passions, complex filiations, metamorphosis, critical discourse, political exploitation. Aurélie DELATTRE La terre africaine et ses monstres dans la poésie latine classique et tardive Cet article propose une étude des monstres africains présents dans les épopées de Lucain, Silius Italicus et Corippe. Dans chacun des exemples que nous convoquons, nous voyons émerger une relation de maternité réelle ou métaphorique qui unit ces monstres (ou ces créatures monstrueuses) et la terre africaine. La confrontation à ces créatures permet soit l'émergence du héros, soit la confirmation des qualités héroïques du protagoniste du récit. À ce titre, les monstres de la terre d'Afrique occupent une place centrale dans l'économie générale des trois récits épiques considérés, et permettent aussi de mettre en évidence les spécificités de chaque projet et de la conception que chaque auteur se fait de l'écriture épique. Mots-clefs : Afrique, épopée latine classique et tardive, histoire et mythe, émergence du héros, panégyrique. This paper presents a study of the african monsters mentioned in the epic of Lucan, Silius Italicus and Corippus. In each example, we notice that a real or metaphorical motherhood emerges between those monsters and the african land. The confrontation with those creatures allows the heroic qualities of the protagonist to emerge or to be confirmed. Thus, the monsters of the african land hold a central place in the three epic narratives considered here, and also reveal the specificities of each project and shed light on the way the poets conceive the epic writing. Keywords : Africa, classic and late antique Roman epic, history and myth, emergence of the hero, panegyric.

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Marie DUBRANA Filiation monstrueuse et lutte fratricide : l’exercice d’un contre-pouvoir au royaume d’Amycus (Valérius Flaccus, Argonautiques 4, 99-343) Au chant IV de ses Argonautiques, Valérius Flaccus réécrit l’épisode de l’escale des Argonautes en Bébrycie. Par rapport à ses prédécesseurs, il complexifie la peinture de la monstruosité physique et morale d’Amycus et la relie au thème de la filiation : la lutte entre Pollux et Amycus, qui incarnent sur terre le pouvoir de Jupiter et de Neptune, devient un combat entre deux dynasties rivales, aux principes de gouvernement opposés. Le poète livre ainsi au lecteur une réflexion sur l’opposition entre monarchie et tyrannie, qui était d’actualité à l’époque flavienne. Mots-clés : Valérius Flaccus, Amycus, monstruosité, dynastie, tyrannie. In the fourth book of his Argonautica, Valerius Flaccus writes his own episode of the Argonauts' stop in Bebrycia. He makes the painting of Amycus' physical and moral monstrousness more complex and links it to the theme of descent. The fight between Pollux and Amycus, who embody Jupiter and Neptune's power on earth, becomes a fight between two rival dynasties, opposed in their ways of governing. The poet thus reveals his reflection on the opposition between monarchy and tyranny, which was topical in Flavian times. Keywords : Valerius Flaccus, Amycus, monstruousness, dynasty, tyranny. Sophie MALICK-PRUNIER Maternité monstrueuse, maternité idéale dans l’Alceste de Barcelone Cette contribution se propose d’étudier le thème de la maternité monstrueuse dans l’Alcestis Barcinonensis, poème anonyme du IVe siècle de notre ère. L’ambiguïté du statut générique de cette œuvre, à la croisée de l’epyllion, de la tragédie et de l’éloge funèbre, permet de repenser les enjeux de la réécriture d’Euripide autour du thème des relations mère-fils. Un double modèle antithétique de la maternité y apparaît. D’une part, le pôle monstrueux incarné par la mère d’Admète : le refus maternel du sacrifice de soi fonde l’image, développée par le poète, d’une maternité contre-nature, qui se révèle dans la violence du discours autant que dans la description du corps maternel. En contrepoint, la figure d’Alceste incarne un idéal à la fois conjugal et maternel, notamment dans la manière dont elle sublime, dans son auto-célébration funéraire comme dans son corps mourant, la violence de l’univers familial et civique.

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Mots-clés : Antiquité tardive, maternité, Alceste, sacrifice, epyllion. This paper deals with monstrous maternity in Alcestis barcinonensis, a poem written by an anonymous author of the IVth century. The poem must be connected with the genre of the epyllion, the tragedy and the laudatio funebris. This rewriting of Euripides’ play casts a new light on the relationship between mother and son. Two antithetical models of maternity appear in the poem: on the one hand, Admeta’s mother, presented negatively as a monstrous mother, and on the other, Alcestis, both the perfect mother and the perfect wife. Keywords : Late Antiquity, maternity, Alcestis, sacrifice, epyllion. Emilia NDIAYE Monstruosité, filiation et barbarie : Médée, Phèdre et Hippolyte dans le théâtre de Sénèque Parmi les monstres du théâtre de Sénèque, Médée, Phèdre et Hippolyte combinent monstruosité, filiation et barbarie. Sénèque philosophe reprend la conception romaine du barbarus caractérisé par la uanitas ou la feritas. Dans son théâtre, le dramaturge applique les mêmes valeurs aux monstres que sont Médée, la Colchidienne barbare qui, par sa violence, supprime toute filiation, ou Phèdre, qui subissant la malédiction maternelle se rêve en Amazone mais ne peut résister à l’impotentia des barbares. Hippolyte réunit les deux facettes de la barbarie, héritée de sa mère, dans ses deux scelera nefas : la uanitas du crime supposé et la feritas du crime réel, sa haine des femmes. Mots-clés : barbarie, monstruosité, filiation, théâtre, Sénèque. Among the monsters in Seneca’s theater, Medea, Phaedra and Hippolytus join monstrosity and lineage to barbarity. For the philosopher Seneca as for Romans the barbarian is characterized by his uanitas or his feritas. The playwright applies the same values to the monsters Medea, the Colchidian barbarian, who kills hers sons by cruelty, and to Phaedra who is suffering because of the maternal curse and dreams of being an Amazon but cannot resist barbarian impotentia. Hippolytus joins together both aspects of his inherited barbarity in his two crimes: the uanitas through the alleged scelus and the feritas through the real scelus, i.e. his hatred of women. Keywords : Barbarity, monstrosity, lineage, theater, Seneca.

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Eszter VALYON Medea superest – Significations métonymiques de la possession dans Médée de Sénèque Suivant une conception catullienne et virgilienne, Sénèque interprète le voyage de l’Argo comme le catalysateur de la fin de l’âge d’or saturnien. L’époque de l’harmonie naturelle, l’ordre établi du monde resteront bouleversés pour toujours à cause du désir de Jason pour la toison d’or, symbole du pouvoir et de la réputation sociale, et par l’amour passionné de Médée pour Jason. Elle a dû tout abandonner pour cet amour. Ayant abandonné sa culture d’origine, elle consacre sa vie à lui seul. Son unique possession, sa dot, en quelque sorte, qu’elle a obtenue en sacrifiant sa famille, sa chasteté et son pays natal, c’est la vie de Jason, et, par métonymie, la vie des deux fils. Barbare, étrangère, elle est obligée de souffrir l’isolement imposé par la communauté corinthienne à cause des crimes qu’elle a commis pour Jason. Mépris, isolement, solitude, pauvreté : elle souffre tout par amour, sauf la perfidie. Les nouvelles noces de Jason avec Créuse, fille de Créon, soumise au pouvoir de son futur mari, pourraient garantir le rétablissement du statut social de Jason, mais briseront la vie de Médée. Cet acte provoque la vengeance terrible de Médée, toujours fidèle à son mari. Par la violence, Médée saisit l’occasion de réaliser la vengeance la plus parfaite de tous les temps pour prouver la supériorité de son ingenium et pour détruire le futur de Jason. La magicienne, en jouant donc le rôle de Médée (comme cette self-theatricalization le vérifie) devient véritable barbare, qui retrouve sa satisfaction dans la violence. Fussent-elles dominées par la fureur de la vengeance, les actions de Médée ne manquent pas de logique, puisqu’elles ont pour objectif l’anéantissement total de l’époux perfide. La présente étude propose donc de faire apparaître les motivations de l’ultima ratio de l’infanticide et d’offrir une interprétation métonymique des structures possessives. Mots-clés : infanticide, Médée, métonymie, possession, Sénèque. Following Catullus’ and Virgil’s conception, Seneca characterizes the Argo’s voyage as the catalyst for the end of the Golden Age. The age of natural harmony without the destructive desire of possessing was broken by Jason’s hunger for power and gold and by Medea’s passionate love for Jason, since she had to give up country, family, status and power for becoming a part of Jason’s life. She left everything behind, alienated from her natal culture, and dedicated her life solely to him; foreigner and barbarian, she must suffer the isolation and marginalization within the Corinthian community for crimes that she has committed on Jason’s behalf. She can suffer everything for love, excepting unfaithfulness: Jason’s

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rejection of Medea in favour of a new, politically advantageous marriage with Creusa, King Creon’s daughter destroys Medea’s hopes of having a new home and family, and her passionate love turns into a terrific desire for vengeance. She wants her revenge to be so shocking that she will be remembered for what she has done. This desire for vengeance prompts her to murder their sons, his heirs; destroying the unfaithful husband’s glittering future as the price for his violation of the marriage bonds. That is with this process of exacting revenge, and playing the part of Medea, that she becomes truly barbaric, revealing in her past crimes and plotting even more terrific ones. Although Medea is throughout the play described as driven by passion, filled with hatred, and excessive in her rage for revenge, her actions have a logical basis. The aim of this paper is to reconsider these motivations leading to the ultima ratio of infanticide and to propose an interpretation based on the metonymical framework of possessive structures. Keywords : infanticide, Medea, metonymy, possession, Seneca. Pierre KATUSZEWSKI Les tragédies de Sénèque : quand les fantômes engendrent des monstres Dans certaines de ses tragédies, Sénèque fait intervenir des umbrae monstrueuses. Surgissant des Enfers le temps d’un prologue théâtral ou lors du récit d’un personnage vivant, ces morts mettent au monde mythologique leurs descendants, les futurs héros de la tragédie. Ces naissances sont les points de départ de filiations monstrueuses caractéristiques du tragique romain. Après avoir rappelé les principaux fondements du théâtre romain, nous analyserons en détails, à partir des textes qui nous sont parvenus et de nos connaissances sur la performance tragique romaine, la façon dont ces filiations monstrueuses s’effectuent en direct sous les yeux des spectateurs. Bien loin de produire un discours édifiant sur les liens familiaux, elles sont le prétexte à des spectacles de corps et de mots, dansés et chantés. Mots-clés : ombres, fantômes, jeu, spectacle, tragédie romaine. In certain of his tragedies Seneca uses monstrous umbrae as interventions. Looming up from Hades in the space of a theatrical prologue or during a live character’s monologue, these dead give birth, into the mythological world, to their descendants, the future heros of tragedy. These births are the starting points of the monstrous filiations characteristic of Roman tragedies. After recalling the principle foundations of Roman theater, we will analyze in detail, from the texts that have reached us and from our knowledge of the Roman tragic performances, the way in which these

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monstrous filiations are directly carried out, in front of the audience. Far from producing an edifying discourse on family ties, they are the pretexts of spectacles of bodies and words, danced and sung. Keywords: Shadows, ghosts, play, show, Roman tragedy. Nathalie CROS La contagion monstrueuse : à propos du De ira de Sénèque Le De ira de Sénèque constitue autant une analyse de la colère contribuant à dessiner une psychologie des passions, qu’une réflexion politique sur la tyrannie, mal politique par excellence. Il s’agira de montrer comment le monstre politique qu’est le tyran est traité sur le modèle des criminels mythologiques ou historico-légendaires, et comment le motif de la filiation monstrueuse est relayé par celui de la contagion, qui trouve également sa source dans la tragédie. Mots-clés : Sénèque, Caligula, tyran, colère, monstre politique. Seneca's De Ira appears as an analysis of anger which helps to outline a psychological study of the passions as well as a political reflexion on tyranny - the epitome of political evil. The aim will be to demonstrate how the tyrant - the political monster - is dealt with as if he were one of the criminals in the tradition of myth and historical legend and how the theme of monstrous filiation is accompanied by that of contagion which also has its origin in tragedy. Keywords : Seneca, Caligula, tyran, anger, political monster. Guillaume FLAMERIE DE LACHAPELLE Les parents indignes dans l’œuvre philosophique de Sénèque En tant que stoïcien, Sénèque rejette les comportements parentaux contraires à la nature, c’est-à-dire qu’il condamne aussi bien la rudesse et la colère excessives que la douleur de deuil démesurée provoquée par un amour incontrôlé. En tant que Romain, bien que convaincu de la nécessité d’une sévérité de bon aloi dans l’éducation des enfants, il soutient que le mos maiorum est avant tout empreint de douceur dans la sphère familiale. Enfin, pour lui, le bon père et le bon prince doivent s’imiter mutuellement en bannissant toute cruauté. Mots-clefs : Sénèque, pères, cruauté, stoïcisme, mos maiorum.

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As a Stoic, Seneca puts the blame on the fathers who are too harsh with their sons, which is contrary to the natural law. Moreover, he does not want the passions (especially anger and sorrow) to be found in the relationship between the parents and their children. As a Roman, although he thinks that severity is sometimes necessary, he argues that the mos maiorum promotes mildness between a father and his children. Finally, according to him, the good father must imitate the good ruler, being lenient with his children – and the good ruler must imitate the good father as well. Keywords : Seneca, fathers, cruelty, stoicism, mos maiorum. Blandine CUNY-LE CALLET La question de la filiation monstrueuse dans les discours de Cicéron Lorsqu'il s'attaque, dans ses discours, à son adversaire jugé monstrueux, Cicéron se refuse à mettre en cause sa filiation : la monstruosité est uniquement l'œuvre d'une mauvaise volonté précocement affirmée. Issu d'une famille aristocratique honorable qui lui a dispensé une éducation soignée, le monstre renie sa filiation – reniement qui brise le processus de transmission du mos maiorum, garant des institutions et d'un ordre considéré comme la plus parfaite expression de la raison humaine. Son mépris de la piété filiale va de pair avec sa volonté de détruire la République. Le monstre est également un corrupteur (de son propre fils, et d'autres citoyens), capable d'étouffer chez autrui l'autonomie de la volonté pour imposer sa propre monstruosité. Cicéron envisage donc bien, en définitive, une filiation monstrueuse : si on laisse le monstre aller au bout de son projet, on assistera à une destruction du lien filial unissant chaque citoyen à sa mère-patrie. À ce lien sera substituée une forme de contamination monstrueuse, le monstre imposant son exemple pervertissant à l'ensemble du corps social, mettant définitivement fin à toute possibilité de retour à la raison. Mots-clés : mos maiorum, hérédité, éducation, volonté, parricide. When attacking, in his speeches, an opponent judged to be monstrous, Cicero refuses to ascribe it to his parentage : the moral monstrousness is solely the result of an ill intention precociously expressed. Born into an honourable aristocratic family that has provided him with a careful education, the monster denies his parentage - which breaks the chain of transmission of mos maiorum, guarantor of institutions and order, and considered to be the most perfect expression of human reason. His contempt towards filial piety is consistent with his will to destroy the Republic. The monster is also a corrupter (of his own son, and other citizens), able to crush the autonomy of others in order to impose his own monstrousness. Cicero

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therefore envisages, ultimately, a monstrous lineage : if you let the monster achieve his aims, there will be destruction of the filial bond uniting each citizen to his mother country. This link will be replaced by a monstrous form of contamination, the monster imposing his example of perversion onto the whole social body, destroying any possibility of a return to reason. Keywords : mos maiorum, heredity, education, will, parricide. Marie DALLIES La transmission de la violence chez les empereurs du Haut Empire Comment la violence se manifeste-t-elle dans les familles impériales du Haut-Empire ? En se concentrant sur six empereurs (Caligula, Néron, Domitien, Commode, Caracalla et Elagabal), principalement à partir de Suétone et de l’Histoire Auguste, cette étude tentera de montrer que le facteur héréditaire n’est pas prépondérant dans les explications fournies par les auteurs anciens, mais que d’autres interprétations sont avancées. De plus, elle soulignera combien cette violence s’exerce particulièrement, de manière avérée ou supposée, dans un mouvement ascendant, contre le père, et horizontal, contre la fratrie, avant d’envisager la question de l’éventuelle descendance de ces « mauvais empereurs ». Sera ainsi mise en avant la façon dont ce rapport entre généalogie et violence contribue chez les auteurs anciens à la création d’un portrait-type du mauvais empereur. Mots-clés : Haut-Empire, empereurs, hérédité, meurtre, inceste. How does violence materialize in imperial families in Early Roman Empire? Starting from Sueton’s work and Historia Augusta and focusing on six emperors (Caligula, Nero, Domitian, Commodus, Caracalla and Heliogabalus), the following survey will try to show that ancient authors do not necessarily put forward heredity yet offer different explanations. It will also underline how violence, allegedly or not, rises towards the father or laterally heads for the brothers. Then will be raised the question of the potential heirs of those “bad emperors”. Emphasis will be laid on the way the relation between genealogy and violence in ancient authors’ works contributes to drawing a specific portrait of the bad emperor. Keywords : Early Empire, emperors, heredity, murder, incest.

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Ida Gilda MASTROROSA Naissances monstrueuses des serpents et prémonitions de tyrannie au dernier siècle de la République romaine et sous l’Empire Parmi les épisodes des naissances monstrueuses attestés par la tradition ancienne, sont mentionnés certains cas relatifs à l'accouchement de créatures à l'aspect de serpent qui ont eu lieu au dernier siècle de la République et sous l’Empire. Bien qu'un tel animal, dans d'autres contextes, ait une valeur positive, de l'examen des différentes témoignages historiographiques on déduit qu'à certains moments historiques, à savoir sous Sylla, Tibère, Caligula, Néron, Domitien, Commode, l’apparition des serpents assume au contraire une connotation tout à fait négative et que, en particulier, la présence de nouveaux-nés malformés à l'aspect de cet animal peut être rapportée à la préoccupation d'une évolution du régime politique vers la tyrannie. Mots-clés : naissances monstrueuses des serpents, Appien, Pline l’Ancien, Julius Obsequens, Suétone, Tacite, Histoire Auguste, tyrannie. Among episodes recounting monstrous births to be found in the ancient tradition, there are some cases concerning the birth of creatures looking like snakes that took place in the last century of the Republic and under the Imperial Age. Although in some literary contexts snakes have a positive meaning, if we examine different historiographical passages it seems that in some specific historical moments, that is under the power of Silla, Tiberius, Caligula, Nero, Domitian, Commodus, the appearance of snakes is perceived as completely negative and, more particularly, the presence of malformed newborn babies looking like this animal can be related to the fear of an involution of the political system into tyranny. Keywords : monstrous births of snakes, Appian, Pliny the Elder, Julius Obsequens, Suetonius, Tacitus, Historia Augusta, tyranny. Fabrice GALTIER La monstruosité néronienne : du uentrem feri au uentrem ferre La présente étude cherche à définir les rapports qui ont été tissés au fil des textes entre la représentation monstrueuse de l’empereur Néron et le thème de l’engendrement. Dans les œuvres antiques qui relatent le règne du dernier Julio-Claudien, la destruction du lien filial constitue un des signes majeurs de sa monstruosité. Mais l’étude des sources révèle d’autres éléments, qui concernent l’enfantement de Néron par Agrippine et ses conséquences sur la famille impériale. Ces éléments s’intègrent dans une dénonciation idéologique de la figure tyrannique. La singularité du prince,

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défini comme un être contre-nature, lui dénie ainsi toute capacité à assurer une descendance. De l’Antiquité jusqu’au Moyen-Âge, la figure historique se perd dans la légende, l’identité sexuelle du prince se brouille au point de lui permettre d’enfanter à son tour. Mots-clés : Néron, monstre, engendrement, tyran, identité sexuelle. The present paper tries to define the connection between the monstrous representation of the emperor Nero and the topic of the begetting. In the ancient works which report the last Julio-Claudian prince’s reign, the destruction of the maternal-filial bond is one of the greatest signs of his monstrosity. But studying the sources reveals other elements, which relate to Nero’s childbirth and its consequences on the imperial family. These elements are integrated in an ideological denunciation of the tyrannical figure. Thus the prince is defined as an unnatural being, and his singularity deprives him of the ability to settle a descent. From Antiquity to the Midle Ages, the historical figure gradually disappears in the legend and Nero’s sexual identity is blurred to such a point that it enables him to beget. Keywords : Nero, monster, begetting, tyrant, sexual identity. Lorraine DUMENIL Pour en finir avec la filiation : l’Héliogabale d’Antonin Artaud En 1934, Antonin Artaud publie Héliogabale ou l'anarchiste couronné, variation libre sur l'empereur romain Elagabal (218-222), l’un de ces « Césars fous » dont l’historiographie antique avait laissé un portrait à charge et que la génération précédente des artistes fin-de-siècle avait remis au goût du jour. Se démarquant radicalement des récits antérieurs, Artaud propose une reconstruction poétique de la figure d’Élagabal dont il fait un double de lui-même. Loin de condamner la monstruosité de l’empereur, incestueux et cruel, efféminé et lubrique, il y voit la figure héroïque d’un anarchiste qui s’élève contre l’ordre de la société et n’hésite pas à renverser toutes les valeurs, au premier chef desquelles le principe de filiation. La geste de l’empereur remet en cause aussi bien le principe de séparation entre les générations que la différence des sexes, et si cette force anarchiste repose notamment sur une réinterprétation de l’inceste, le portrait d’Héliogabale que livre Artaud laisse également entr’apercevoir la possibilité d’une autogénération « innée » qui sera continuellement travaillée par le poète dans la suite de son œuvre. Mots-clés : Élagabal, Antonin Artaud, filiation, inceste, auto-génération.

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In 1934, Antonin Artaud publishes Héliogabale ou l'anarchiste couronné, a reinterpretation of the figure of Roman emperor Elagabal (218-222), one of those « Mad Cesars » who had been villainized in antic historiography. He had been rediscovered by the artists of the fin-de-siècle generation who came just before Artaud. Breking away from the tradition, the poet proposes a poetic reconstruction of the figure of Elagabal, who becomes his alter ego. Far from condemning the monstrosity of this emperor, who appears to be incestuous, cruel, effeminate and perverted, he describes him as the heroic figure of an anarchist who rises against any kind of order and does not hesitate to overthrow all of the values, the first among which is the principle ok kinship. The emperor questions not only the concept of separation between the generations, but also the difference between the sexes. The reinterpretation of incest is at the heart of this anarchist idea, but the portrait of Héliogabale painted by Artaud also reinserts the possibility of a selfinvention, that would be continuously reimagined by the poet in his life’s work to come. Keywords : Elagabal, Antonin Artaud, kinship, incest, self-invention. Christine KOSSAIFI L’envers du monstre. Caligula selon Camus Rejetant le bonheur mensonger de l’homme ordinaire heureux de son quotidien prosaïque, refusant l’illusoire bonté morale et humaine qu’incarnait son père Germanicus, le Caligula de Camus se fait « machine infernale » à broyer les êtres et les rêves, hybride de la bête, de l’homme et du dieu, à l’image de son grand-père adoptif, Tibère. Pourtant, il n’arrive pas à tuer sa sensibilité de poète ni à dépasser la division dichotomique du bien et du mal et son échec marque paradoxalement la victoire du père sur la monstruosité. Au contraire d’un Sade qui, du moins selon Yukio Mishima, a su atteindre à l’absolue liberté, il n’est pas parvenu à ce degré de déshumanisation. Il devient ainsi tout à la fois « l’envers » du bien et « l’endroit » du mal, tout en éclairant par contrecoup la monstruosité de la « normalité ». Mots-clés : Caligula, monstre, Camus, Germanicus, famille. Caligula, as depicted by Camus, despises ordinary people and ordinary happiness in everyday life and thinks that human and moral qualities, such as those of his father Germanicus, are deceiving. That’s why he becomes a “killing-machine”, destroying men and ruining dreams, mingling with beast, man and god, as was his grandfather by adoption, Tiberius. Yet he can’t avoid being a sensitive poet nor can he go beyond good or evil and thus his

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father, though dead, triumphed over him. Unlike Sade who, according to Yukio Mishima, has been able to win an absolute freedom, he still stays a man. He thus becomes in the same time the ‘inside out’ of good and the ‘right side out’ of evil, while throwing light on the monstrosity of normality. Keywords : Caligula, monster, Camus, Germanicus, family. Muriel LAFOND D’un monstre à l’autre : figures d’Agrippine et de Néron à l’écrit et à l’écran De l’Antiquité à nos jours, historiens, auteurs et réalisateurs se sont attachés à mettre en évidence les filiations monstrueuses unissant Agrippine et Néron. Au-delà de ces rapprochements, on constate que ceux qui se sont intéressés à ces deux figures ont également noué des liens, toujours monstrueux, avec des membres plus ou moins proches de la famille, tant par l’époque que par les liens du sang. Poussant encore plus loin ces filiations, Agrippine et Néron en viennent à incarner tout ce qui est haïssable à une période donnée. Mots-clés : Néron, Agrippine, cinéma, monstruosité, stéréotype. From Antiquity to the Present, historians, writers, and filmmakers have strived to emphasize the monstrous lineage between Agrippina and Nero. Furthermore, they have etablished an always monstrous connection between the two of them and more or less distant relatives. Beyond those blood ties, Agrippina and Nero may also incarnate the most evil men and women in every era. Keywords : Nero, Agrippina, film, monstrous, stereotype. Julie GALLEGO La murène et le fils de la Méduse Murena, la bande dessinée de Jean Dufaux et Philippe Delaby, propose une vision originale des relations complexes entre l’empereur Néron et sa mère, en les éclairant par l’utilisation de personnages de fiction qui côtoient les personnages de l’Histoire. Agrippine est assimilée métaphoriquement à un monstre, mi-serpent, mi-fauve, notamment par les liens qui l’unissent à la sorcière empoisonneuse Locuste, proche graphiquement de la Gorgone. Cette figure monstrueuse est le point de repère de Néron, ce qu’il faut imiter ou ce qu’il faut fuir pour construire son identité sans se faire dévorer, quitte à tuer le premier. On retrouve cette force animale en Poppée, choisie par

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Agrippine pour épouser Néron, pour qu’elle soit son instrument de vengeance par-delà le matricide. Mots-clés : Agrippine, Néron, Poppée, relations familiales, bande dessinée. Murena, the comic strip by Jean Dufaux and Philippe Delaby gives an original vision of the complex relationship between the emperor Nero and his mother Agrippina, throwing light on their relationship using fictional characters alongside historical ones. Agrippina becomes a metaphoric monster, half snake, half wild animal, in particular because of her connection with the wicked witch Locusta, drawn like the Gorgon. This monstrous figure is Nero's point of reference; what he has to imitate or to avoid in order to construct his identity without being eaten, killing first if necessary. We also find this animal strength in Poppaea, chosen by Agrippina to marry Nero so that she can become her means of revenge through the matricide. Keywords : Agrippina, Nero, Poppaea, family relationship, comic strip.

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Index des noms d’auteurs cités et abréviations Accius (Acc.), 114, 198, 199, 201 Aelius Lampride (Lamp.), 260, 261, 284, 287, 288, 289, 290, 291 Aelius Spartianus (Spart.), 261 Aelius Stilo, 61 Agrippine la Jeune (Mémoires), 324 Alceste de Barcelone (Alc.), 121-135 Alkaios, 47 Antoninus Liberalis, 45 Apollodore (Apd.), 23, 29, 26, 50, 197, 205 Apollonios de Rhodes (A. Rh.), 24, 29, 51, 107, 115, 117 Appien (App.), 253, 254, 255, 373 Apulée (Apul.), 47 Aristote (Arstt.), 17, 162, 189, 288 Artémidore (Artém.), 252 Aulu Gelle (Gell.), 252 Aurélius Victor (Aur. Vict.), 239, 241, 243, 244, 245, 246, 248 Ausone (Aus.), 122, 132 Bacchylide (Bacchyl.), 23, 28 Carmina Latina Epigraphica, Anthologia Latina, 133 Catulle (Catul.), 16, 122, 153 César (Caes.), 85 Cicéron (Cic.),16, 117, 140, 150, 157, 209, 212, 213, 219-236, 252, 253, 255, 266 Claudien (Claud.), 122, 135 Clément d’Alexandrie (Clém.), 28 Corippe (Corip.), 91, 100, 101, 102, 103, 104 Créophile de Samos (Créoph.), 162 Denys d’Halicarnasse (DH.), 50 Decimus Labérius (Laber.), 28 Didime, 162 Dion Cassius (DC.), 189, 237, 239, 241, 243, 245, 246, 247, 248, 249, 253, 255, 256, 259, 262, 267, 268, 269, 272, 273, 274, 275, 276, 278, 283, 284, 288, 291, 296, 305, 321 Dracontius (Drac.), 128, 129, 132, 134, 135 Elien (El.), 259 Eschyle (Eschyl.), 117 379

Euripide (Eur.), 23, 32, 41, 123, 124, 125, 126, 150, 152, 157, 158, 162, 164, 366 Eutrope (Eutr.), 241, 245, 246, 248, 250 Festus (Fest.), 61 Flavius Josèphe (Jos.), 248, 355 Gallus, 29, 33, 34, 36, 37, 38 Hérodien (Hdn.), 241, 243, 245, 246, 248, 261, 283, 284, 289, 290, 291, 294, 296 Hérodote (Hdt.), 197, 199, 259, 272 Hésiode (Hés.), 23, 38, 50, 117 Histoire Auguste (ouvrage collectif) (H. A.), 237, 239, 240, 241, 242, 245, 246, 247, 248, 250, 260, 261, 262, 283, 284, 288, 289, 292 Homère (Hom.), 17, 49, 54, 57, 58, 62, 105, 108, 114, 122, 240 Horace (Hor.), 17, 61 Hygin (Hyg.), 24, 28, 45, 50, 51, 165 Jacques de Voragine, 278, 279 Jean (apôtre), 279 Jean, évêque de Nikiou, 276, 277 Jules Capitolin / Julius Capitolinus, 262 Julius Obsequens, 254, 255 Juvénal (Juv.), 122, 245, 248, 256, 283, 309, 321 Lucain (Luc.), 15, 91, 92, 93, 94, 95, 99, 101, 102, 103, 104, 196 Lucien (Luc.), 28 Lucrèce (Lucr.), 16, 17, 26, 27, 29, 38, 51, 60, 125, 128 Macrobe (Macr.), 35 Martial (Mart.), 47, 122, 245, 257, 321 Ménandre le rhéteur, 132 Nicandre (Nic.), 259 Ovide (Ov.), 14, 15, 23, 24, 27, 28, 39-45, 49-89, 129, 300 Paulin de Nole, 132 Pausanias (Paus.), 25, 26, 162 Philon d’Alexandrie (Phil.), 28, 243, 244, 305 Philostrate (Philstr.), 327 Phlégon de Tralles (Phl. Tr.), 260 Platon (Plat.), 114, 115, 117, 270 Plaute (Pl.), 186 Pline l’Ancien (Plin.), 253, 266, 267, 273, 276, 321, 336, 373 Plutarque (Plut.), 41, 50, 209, 210, 252, 257, 259, 260, 278 Properce (Prop.), 24, 27, 40, 43, 61 Prudence (Prud.), 121, 123 380

Ps-Sénèque (Ps-Sen.), 321, 354 Quintilien (Quint.), 160, 212, 252 Rutilius Namatianus, 337 Salluste (Sall.), 213, 337 Sénèque (Sen.), 114, 128, 140, 147, 148, 151, 153-168, 190-215, 221, 223, 237, 257, 268, 269 Sénèque le Père ou Sénèque l’Ancien (Sen.), 45 Servius (Serv.), 24, 50, 51, 60, 61, 360 Silius Italicus (Sil.), 91, 95, 96, 97, 99, 100, 252 Sinnius Capito, 61 Sisenna (Sisen.), 253 Sophocle (Soph.), 23, 32, 183, 265 Suétone (Suet.), 19, 28, 46, 47, 195, 197, 198, 201, 237-240, 242, 244249, 253, 257, 259, 260, 267, 269, 272-275, 299-302, 305, 309, 311, 319, 342, 343, 344, 348 Tacite (Tac.), 189, 240, 244, 245, 246, 247, 249, 255-259, 266-273, 300, 301, 302, 311, 321, 329, 333, 335-337, 344, 351 Térence (Ter.) 213 Tite-Live (Liv.), 24, 50, 60, 213, 252, 255, 262, 280 Valère Maxime (Val.-Max.), 252, 255 Valérius Falccus (V.-Flacc.), 105-119 Varron (Varr.), 60, 61 Virgile (Verg.), 17, 23, 28-39, 43, 45, 49, 50, 54, 58, 61-64, 83, 85, 87, 100, 105, 108, 109, 116, 122, 127, 128, 131, 153 Vopiscus (Histoire Auguste), 262 Xénagoras, 50 Xénophon (Xén.), 114, 115

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LE MONSTRE ET SA LIGNÉE

Comment est-il possible qu’un monstre ait des enfants ? Les filles et les fils de monstres peuvent-ils échapper à leur destin ? Les monstres romains et leur lignée façonnent notre imaginaire et ne cessent aujourd’hui encore d’exercer sur nous leur pouvoir de fascination. À Rome, le thème des filiations violentes et monstrueuses est récurrent. De Lucrèce à Sénèque, de Catulle à Tacite, il traverse les débats philosophiques, nourrit les imaginaires poétiques et mythiques, oriente l’écriture de l’Histoire. Il transcrit aussi un regard politique et juridique sur la cité et ses bouleversements, exprimant une inquiétude collective et individuelle, dans une société où la transmission familiale est au cœur des équilibres sociaux.

Jean-Pierre De Giorgio est maître de conférences en langue et littérature latines à l’université Blaise Pascal – Clermont-Ferrand II. Fabrice Galtier est maître de conférences en langue et littérature latines à l’université Paul Valéry – Montpellier III.

Centauresse et son petit, détail du sarcophage : Dionysos découvre Ariane endormie, vers 230-235 ap. J.-C. M. A. 1346. Paris, Musée du Louvre © RMN-Grand Palais (Musée du Louvre) / Hervé Lewandowski

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ISBN : 978-2-336-00578-2