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French Pages 119 Year 2022
Didier Saillier
Le merveilleux chez Michel Leiris Michel Leiris, écrivain et ethnologue, auteur de L’Âge d’homme et de l’autobiographie en quatre volumes, La Règle du jeu, appartenait à la génération fortement marquée par la Première Guerre mondiale et ses conséquences. Dès les années 1920, il s’engagea dans une démarche critique qui mettait en cause les fondements philosophiques du monde occidental. Il contestait la rationalité considérée comme le principe fondamental d’organisation de la société moderne et explorait les forces motrices irrationnelles et les courants sous-jacents.
La pensée leirisienne post-surréaliste réussit à éclairer l’habituel et l’ordinaire en faisant le détour par l’irréel, le fantastique et le fantomatique. L’exploration des frontières entre le rationnel et l’irrationnel et la distinction qu’il fait entre l’être humain et les mortsvivants, les zombis, les hommes-machines, font échos aux débats actuels de l’ère post-vérité.
Didier Saillier a étudié les lettres modernes et est titulaire d’un doctorat de l’École des hautes études en sciences sociales. Il a consacré ses recherches aux œuvres de Patrick Modiano, Michel Leiris et Vladimir Jankélévitch. Depuis 2010, il écrit des chroniques sur l’actualité culturelle et littéraire, à lire sur son blog « La marge du temps » (didiersaillier.com).
Illustration de couverture : © Pexels - Pixabay ISBN : 978-2-14-028857-9
14 €
9 782140 288579
Le merveilleux chez Michel Leiris Le merveilleux chez Michel Leiris
En recourant à la notion de « merveilleux », qui dans ses écrits littéraires et ethnographiques devient un outil d’analyse, Leiris explore « l’au-delà ». Cet ouvrage retrace les sources biographiques et intellectuelles de ce recours au merveilleux, et décrit les découvertes que l’usage de cette approche permit à Leiris de faire.
Didier Saillier
Le merveilleux chez Michel Leiris
Critiques littéraires Collection fondée par Maguy Albet et dirigée par Jérôme Martin
Réservée aux études littéraires, cette collection accueille des travaux universitaires, et tout particulièrement des thèses concernant des auteurs de toutes périodes.
Dernières parutions Jiawei TIAN, Vies et leçons des lettrés chinois, Selon Gérard Macé, Pascal Quignard, Christian Garcin, 2022. Hind LAHMAMI (dir.), Le Maghreb des Lumières, 2022. Sana Alaya SEGHAIR, L’Etat islamique dans la littérature francophone. Une esthétique de la surenchère, 2022. Awah Mfossi SIDJECK, Communauté et déterritorialisation dans l’univers fictionnel francophone, 2022. Timothée PIRARD, Céline décadent. De Nietzsche à la mystique, 2022. Antoine GOESSAERT, Du montagnard au héros littéraire. Analyse des postures héroïques alpine, 2022. Pascale AUDITEAU, La guerre de 1870 vue par les romanciers, 2022. Imane-Sara ZOUINI, Le métissage en œuvre. Les Temps noirs d’Abdelhak Serhane, 2022. Tianyu WANG, À la recherche du style original de Lao She, Étude sur les versions françaises de ses œuvres romanesques, 2022. Pierre DUROISIN, Montherlant et l’Antiquité, 2022. Hélène JACCOMARD, Yasmina Reza et le bonheur. Théâtre et romans, 2022. Hala FAWAZ, La Tectonique des sentiments d’Eric-Emmanuel Schmitt. Analyse pragmatique du discours théâtral, 2022. Nadia GAALOUL, L’ambiguïté dans les Nouvelles complètes de Paul Morand, 2022.
Du même auteur Chez L’Harmattan Poétique de la répétition chez Patrick Modiano – Styles, symptômes, vestiges, collection « Critiques littéraires », 2021.
© L’Harmattan, 2022 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-14-028857-9 EAN : 9782140288579
INTRODUCTION
Né à Paris, Michel Leiris (1901-1990) est un poète, un écrivain, un critique d’art et un ethnologue. Attiré par la littérature et l’art, il fréquenta, dans les années 1920, des artistes et des poètes dans l’atelier du peintre André Masson avant de participer, dès 1924, aux activités des surréalistes. À la suite d’une rupture avec André Breton, il rejoignit la revue Documents dans laquelle il rencontra Marcel Griaule, par l’intermédiaire de Georges Henri Rivière, le sous-directeur du Musée d’ethnographie du Trocadéro. Marcel Griaule, nommé chef de la mission Dakar-Djibouti (1931-1933), proposa à Leiris de participer à ce voyage scientifique en tant que secrétaire-archiviste. À son retour, Leiris publia un ouvrage, L’Afrique fantôme (1934), journal tenu pendant le périple africain. Cette expérience de terrain l’incita à se former et à obtenir des diplômes à l’École nationale des langues orientales vivantes et à l’École pratique des hautes études afin de devenir ethnologue de profession. Parallèlement à sa profession, qui l’amena à participer à des missions en Afrique noire et aux Antilles françaises, Leiris écrivit des ouvrages autobiographiques. L’Afrique fantôme fut, en quelque sorte, son premier texte autobiographique où la subjectivité prenait place dans un carnet de travail. Ce journal personnel, voire intime, fut suivi par un récit autobiographique – un autoportrait à charge physique et moral – L’Âge d’homme (1939), l’ouvrage le plus connu de l’écrivain, puis par les quatre volumes de La Règle du jeu, publiés entre 1948 et 1976, qui sont, d’un certain point de vue, une ethnologie dont le terrain serait Leiris lui-même. L’œuvre littéraire et l’œuvre ethnologique de Leiris ne sont pas hermétiquement closes sur elles-mêmes et s’échangent des méthodes (rédaction de fiches relatives à ses souvenirs, pour l’une, écriture poétique à l’intérieur des textes ethnologiques, pour l’autre) et des notions qui traversent les deux pôles : le secret, le mystère, la magie, la possession par les esprits, le sacré et le merveilleux.
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Toute l’œuvre de Michel Leiris est traversée par l’idée de merveilleux, qu’il associe à la poésie et au sacré. Pour preuve, il suffit de relever le nombre considérable d’occurrences où la notion apparaît, que ce soit sous forme de nom (merveilleux, merveille, émerveillement), d’adjectif (merveilleux), ou de verbe (s’émerveiller). Bien souvent sous la plume de l’écrivainethnologue, ce terme prend le sens courant d’admirable, de surprenant, de remarquable, d’incomparable, d’exceptionnel, et ne fait pas nécessairement référence au surnaturel (« qui ne s’explique pas par les lois naturelles connues ») ou au genre littéraire du merveilleux. Dans Frêle Bruit – le quatrième ouvrage qui clôt La Règle du jeu, dans lequel il fait resurgir sur le mode poétique et musical des souvenirs récents ou éloignés –, Leiris avoue, dans une section consacrée précisément au merveilleux, sa plus grande difficulté à le définir de façon stricte, à le délimiter avec précision, « comme si, empli d’un sens qu’il n’y a pas à expliciter, il était une carte de valeur incontestable, qui parle par elle-même, sitôt tombée sur le tapis1 ». Déjà en 1925, Antonin Artaud, qui était responsable du Bureau de recherches surréalistes, notait dans le cahier de la permanence à la date du 27 janvier 1925 que « Michel Leiris [était chargé] de s’occuper de la constitution d’un Glossaire du Merveilleux et d’un Répertoire des Idées surréalistes, en collationnant les notices (soit sur les livres où le merveilleux est en jeu, soit sur les inventions et idées surréalistes), que chacun devra lui remettre dans la mesure de ses moyens2 ». Le bureau ayant cessé ses activités, le projet fut abandonné ; cependant Leiris écrira non plus un glossaire du merveilleux, comme on le lui demandait, mais un glossaire de calembours poétiques (Glossaire j’y serre mes gloses3) qu’il publiera dans 1 Michel Leiris, Frêle Bruit [1976], (La Règle du jeu - IV), Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1992, p. 335. 2 Michel Leiris, La Règle du jeu, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », n° 499, 2003. Citation dans la « Notice » (à l’Essai sur le merveilleux dans la littérature occidentale) rédigée par Denis Hollier et Catherine Maubon, p. 1630. 3 Michel Leiris, Glossaire j’y serre mes gloses [1939] in Mots sans mémoire [1969], Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1998.
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La Révolution surréaliste en 1925-1926. Dans cette « espèce de lexique », autrement dit un dictionnaire succinct d’un domaine défini, Leiris met en place un jeu avec les mots, fondé sur les associations d’idées, les sonorités, les anagrammes, jeu qui a pour conséquence de donner à un mot une définition non orthodoxe, absente des dictionnaires traditionnels. En 1926, deux ans après son entrée dans le groupe surréaliste et cinquante ans avant la publication de Frêle Bruit, Leiris s’attela à une étude sur le merveilleux4 – texte manuscrit qui restera à l’état d’ébauche, son auteur n’ayant pas eu l’inspiration nécessaire pour le mener à son terme. C’était une commande du couturier, collectionneur et mécène Jacques Doucet, acceptée par Leiris en raison de son intérêt pour le sujet, mais aussi pour des raisons financières, s’étant marié peu auparavant5. Bien qu’il ait rédigé un plan sur deux feuillets, qu’il intitula Essai sur le merveilleux dans la littérature occidentale (probablement pour rassurer son commanditaire), Leiris éprouva, au moment d’écrire, de l’embarras à définir ce qu’était le merveilleux dans la réalité, et trouva difficilement des exemples tangibles pour illustrer le concept. À des fins d’illustration, il nomma dans son texte les « pratiques magiques telles que guérisons par des signes, marche sans brûlure sur des pierres chauffées à blanc6 ». Exemple que Michel Contat, dans son compte rendu de l’ouvrage Le Merveilleux, édité en 2000 par Catherine Maubon, estime être bref et insuffisant, vu l’ambition et la grandiloquence que l’écrivain, dans l’ouverture de son essai, déploie pour désigner cette notion : 4
Voir le plan sur deux feuillets, Essai sur le merveilleux dans la littérature occidentale, et le texte de vingt-deux feuillets, Fragments d’un essai sur le merveilleux, inédits jusqu’en 2000, conservés à la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet (BLJD), fonds Michel Leiris. Ces documents, que j’ai eu l’occasion de consulter à la BLDJ, ont été publiés par l’éditeur belge Didier Duvillez, en 2000, sous le titre Le Merveilleux, édition établie, présentée et annotée par Catherine Maubon. Devenu indisponible, Le Merveilleux a été intégré en appendice dans l’édition de la Pléiade en octobre 2003 : Michel Leiris, La Règle du jeu, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », n° 499, 2003, pp. 1059-1084 et notice et notes, pp. 1630-1635. 5 « Notice », ibid., p. 1631. 6 Ibid., p. 1063.
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C’est aux dernières limites du possible, sur les confins les plus lointains des apparences, à l’extrême pointe vers laquelle convergent toutes les directions confondues, voire même au-delà, dans cette région où ne peut plus se rencontrer que la conjecture audacieuse ou bien plutôt l’étonnement sans mesure, que s’effectue la plus profonde et la plus énigmatique peut-être des démarches que tente l’esprit de l’homme, celle par qui s’élabore secrètement le Merveilleux7.
C’est pourquoi Leiris se sentira plus à même, dans une nouvelle partie (« Le merveilleux “moderne” »), de repérer des signes du merveilleux dans la littérature et de satisfaire sa dilection à disserter sur cette conception. Puis, en 1929, pour la revue Documents8, s’étant éloigné du surréalisme orthodoxe d’André Breton, il revient sur la notion dans un compte rendu du Musée des sorciers9 de Grillot de Givry. À l’occasion de cet article, il reprend plusieurs longs paragraphes de son Essai sur le merveilleux, notamment l’ouverture qui possède un ton ardent propre au surréalisme – et au Leiris de cette époque. Ainsi, dès son entrée en littérature (de 1924 à 1926), le merveilleux a une place particulière dans la pensée de Leiris. Comme le remarque Jacques Mercier, cet attrait psychologique pour le merveilleux lui avait valu de se voir attribuer par Marcel Griaule, lors de la mission Dakar-Djibouti (1931-1933), des enquêtes sur le culte des génies zar, qui possédait « les éléments les plus à même d’enflammer le surréaliste qu’il avait été et, surtout, l’ami d’André Masson et de Georges Bataille qu’il était 7 Michel Contat, « Leiris vaincu par le merveilleux », « Le Monde des livres », 9 mars 2001 : citation de Michel Contat tirée de Michel Leiris, La Règle du jeu, op. cit., p. 1062. 8 À Documents, Leiris assurait en 1929 les fonctions de secrétaire de rédaction, puis, en 1930, celles de gérant. Voir Michel Leiris, Journal 19221989, édition établie, présentée et annotée par Jean Jamin, Gallimard, 1992 (note 43 de l’année 1929, p. 856). 9 Michel Leiris, « Le Musée des sorciers, mages et alchimistes », Document, mai 1929, n° 2, pp. 109-116. Revue Documents 1929-1930, préface de Denis Hollier, réédition en fac-similé aux Éditions Jean-Michel Place, coll. « Les cahiers de Gradhiva » volume 1, 1991.
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resté : “frénésie, sang, tragédies familiales, invention poétique”10 ». En effet, cet attrait tant psychologique que littéraire n’était pas seulement propre à Leiris, mais également partagé par l’ensemble de ses amis surréalistes qui voyaient dans le merveilleux la pierre de touche de l’édification d’un regard neuf sur le monde, poétique et surréel. Ainsi, André Breton consacra en 1936 un article, « Le merveilleux contre le mystère », qui met l’accent sur la capacité du langage à transformer la vie, et conclut que « [l]e mystère recherché pour lui-même, introduit volontairement – à toute force – dans l’art comme dans la vie [...] apparaît comme l’aveu d’une faiblesse, d’une défaillance », alors que le « merveilleux [...] est la seule source de communication éternelle entre les hommes11 ». Dans un autre article de 1937, « Limites non frontières du surréalisme », Breton met en lumière la relation entre le « fantastique » (synonyme chez lui de merveilleux), défini comme le « point où la raison humaine perd son contrôle », et l’émancipation humaine12. De même, Pierre Mabille, avant sa conférence sur le sujet à Mexico en août 194413, écrivit en 1940 Le Miroir du merveilleux, ouvrage anthropologique dans lequel sont cités des textes où apparaissent des manifestations merveilleuses, que ce soit dans les mythes des sociétés primitives ou dans la littérature du présent et des siècles passés14. Bien que Leiris ait eu un rapport conflictuel avec la réalité, comme les surréalistes, la quête du merveilleux n’était pas uniquement une fuite devant la vie, mais aussi une exploration de ses aspects divers, manifestes ou dissimulés par la rationalité occidentale toute puissante. Dans le compte rendu paru dans 10 Présentation de Jacques Mercier de La Possession et ses aspects théâtraux chez les Éthiopiens de Gondar [1958] précédée de La Croyance aux génies zar en Éthiopie du Nord [1938] in Miroir de l’Afrique, édition établie, présentée et annotée par Jean Jamin avec la collaboration de Jacques Mercier pour les textes ayant trait à l’Éthiopie, Gallimard, coll. « Quarto », 1996. 11 André Breton, « Le merveilleux contre le mystère » in La Clé des champs [1953], Le Livre de poche, coll. « Biblio essais », 1991, p. 13. 12 André Breton, « Limites non-frontières du surréalisme », ibid., p. 21. 13 Pierre Mabille, Le Merveilleux [1946], Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 1992. 14 Pierre Mabille, Le Miroir du merveilleux [1940], Éditions de Minuit, 1962.
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Documents, il écrivait : « [...] le Merveilleux n’est autre que le feu brûlant au cœur de l’homme, la lueur imaginaire d’absolu qu’il tire de son essence et projette sur les ternes événements dont les effluves se font jour jusqu’à ce qu’il est convenu d’appeler son esprit, par les pores de son corps15. » (Paragraphe emprunté, presque à l’identique, à son bref Essai sur le merveilleux.) Sans condamner pour autant le genre fantastique, produit de l’imagination littéraire ou artistique, Leiris était plus sensible aux manifestations étranges qui peuvent surgir dans l’existence quotidienne. Ces événements sont nommés « merveilleux », tant qu’une explication rationnelle ne vient pas lever le mystère qui les entourait. Ainsi, résoudre une énigme revient à dissiper l’apparence mystérieuse. Néanmoins Leiris, qui n’était pas l’ennemi de la vérité, pensait qu’on atteint le comble du merveilleux lorsque toutes les hypothèses soumises n’épuisent en rien l’étrangeté d’une situation : celle-ci émerveille encore et toujours l’être humain capable de recevoir naïvement un événement sans rationaliser son apparition : « [...] ces phénomènes déclenchent en nous une trop intense surprise, pour que nous puissions nous en détourner, prétextant que cet embryon d’interprétation scientifique a tué en eux le Merveilleux16. » Cette étude montrera dans un premier temps l’attirance de Leiris pour le merveilleux, passion personnelle destinée à illuminer sa vie qu’il jugeait terne et ennuyeuse, mais aussi passion générationnelle partagée par les jeunes surréalistes des années 1920, qui pressentaient en elle un instrument de lutte contre le « vieux monde » que l’on devait s’efforcer d’anéantir. Ensuite, plus longuement, cette étude mettra en exergue les différents aspects, dans l’œuvre de l’auteur, qui relèvent de l’esthétique du merveilleux. Enfin, certaines figures récurrentes, placées sous le signe des revenants, tels l’homme-machine, le mort-vivant, le zombi, le fantôme, seront étudiées de façon à montrer leur signification et leur fonction chez l’auteur de L’Afrique fantôme. 15 Michel Leiris, « Le Musée des sorciers, mages et alchimistes », op. cit., p. 109. 16 Michel Leiris, Essai sur le merveilleux in La Règle du jeu, op. cit., p. 1063.
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PREMIERE PARTIE : CHANGER LA VIE « Ne pas se contenter d’être ce que l’on est... » Michel Leiris Préface à La Musique et la Transe de G. Rouget, in Zébrage
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LA GENERATION SURREALISTE
Une recherche de liberté La Première Guerre mondiale provoqua une crise de la civilisation occidentale. Les valeurs morales sur lesquelles s’appuyait la société s’effondrèrent sous l’effet de la crise économique et des souffrances subies durant la guerre. L’inflation qui suivit la fin du conflit transforma les modes de pensée des citoyens qui, jusqu’alors, économisaient pour assurer leur avenir et celui de leur famille. Un nouvel esprit de jouissance s’installa à la suite de l’effondrement de la valeur de la monnaie. L’habitude de l’épargne se transforma en désir de connaître les joies du présent, et non plus d’attendre pour les vivre un hypothétique avenir. Désormais, la réussite ne dépendait plus du travail et du courage. Outre l’aspect économique, le besoin de se distraire fut interprété comme une revanche sur les souffrances endurées par les soldats au front et par les sacrifices consentis par les populations civiles pendant le conflit17. Le mouvement surréaliste, qui se forma en 1919 par la rencontre d’André Breton, Louis Aragon et Philippe Soupault, se proposait d’assurer à l’esprit une totale liberté. On s’interrogeait sur les conditions de son exercice et sur les moyens possibles de repousser les limites de l’existence. Si la guerre fut à l’origine de ce désir de découvrir des aspects nouveaux afin d’ouvrir le champ de la liberté, la réflexion ne porta pas sur le désastre qu’elle engendra, mais sur la question de savoir comment l’esprit peut résister à des événements ultimes. Le surréalisme constitua une forme de résistance et d’échappatoire au monde moderne considéré comme machiniste et réduisant l’existence à un fonctionnalisme dénué de plaisir.
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Serge Berstein, Pierre Milza, Histoire du vingtième siècle – Tome 1. 19001939 – Un monde déstabilisé, Hatier, 1987, pp. 108-111.
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Le mouvement fit figure, dans un premier temps, de continuateur du dadaïsme par son opposition à tout ordre (religieux, patriotique et familial) et par des actes provocateurs comme l’éloge du crime ou cet « À bas la France » crié par Leiris à La Closerie des lilas en 1925 – où il faillit se faire lyncher par la foule18. Pourtant, le surréalisme ne fut pas seulement un mouvement contre, mais aussi un mouvement pour. Les membres du groupe étaient dans l’attente de la « vraie vie » qui est « ailleurs », selon l’expression de Rimbaud, suggérant ainsi que la vie réelle est décevante, emprisonnée dans le quotidien et le rationnel. Leur première réaction fut donc de quitter le réel, dont la guerre était l’une des manifestations les plus terribles, pour explorer les terres de l’imagination, acte perçu comme un moyen de s’enfuir et d’atteindre la plénitude. Force de la surréalité L’esprit peut, grâce à diverses techniques, dépasser son fonctionnement rationnel et découvrir son aspect inconscient, la réalité profonde de la personne humaine. Cette théorie est directement influencée par Sigmund Freud, qui affirme que l’inconscient recueille les impulsions refoulées par la conscience sous l’influence d’interdictions morales. Les surréalistes voulaient dévoiler la partie cachée de l’être humain et pour cela recourir à l’écriture automatique, technique inspirée par le dispositif psychanalytique de l’association libre, qui consiste à écrire en laissant l’imagination s’exprimer sans chercher à contrôler les pensées pour des raisons esthétiques ou 18 Voir Michel Leiris, L’Âge d’homme [1939], Gallimard, coll. « Folio », 1995. Un banquet littéraire fut organisé le jeudi 2 juillet 1925 par les amis et admirateurs de Saint-Pol Roux. Ce scandale est évoqué par Leiris aux pages 192 et 193 : « Un jour – vers le début de juillet 1925 – il m’arriva d’accomplir ce que mon entourage considéra généralement comme un acte de bravoure : à l’issue d’un banquet littéraire qui se termina par une bagarre, je fus malmené par les agents et faillis même être lynché, ayant poussé des cris séditieux et défié la police et la foule. », p. 192.
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morales. Ainsi un autre langage se fit jour, directement relié à l’inconscient. Les Champs magnétiques, publié en 1919, fut l’ouvrage qui donna l’impulsion au surréalisme, tout comme l’écriture automatique fut la première technique des surréalistes. Les séances de « sommeil », consistant à fermer les yeux et à formuler des phrases dépourvues de sens, à écrire ou dessiner dans un demi-sommeil, s’apparentent à l’écriture automatique, en raison de cette volonté de libérer l’esprit de la raison et de le laisser gambader au gré de sa fantaisie ; les comptes rendus des rêves nocturnes ont également pour but de révéler un aspect inconnu de l’être humain, l’autre face du conscient. L’ensemble de ces productions (écrits automatiques, « sommeil » à demiéveillé, rêves nocturnes notés au réveil) aboutit à la création d’un univers singulier, insolite, éloigné de la réalité19. Le hasard est aussi un moyen de réguler l’influence de la rationalité, en laissant s’exprimer une rencontre extérieure qui n’a pas été organisée intellectuellement. La rencontre d’éléments aussi éloignés que possible provoque une fulgurance, une beauté involontaire. C’est sur ce principe que repose le jeu du « cadavre exquis » qui consiste à écrire collectivement des poèmes en associant des mots qui forment un « sens insensé », éloigné de toute rationalité. Les rencontres dues au hasard sont recherchées pour la signification profonde qu’elles recèlent. Sous une apparence d’irrationalité s’ébauche une autre réalité, qui prend la forme d’une révélation. André Breton écrit en conclusion de Nadja : « la beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas20. » Cette assertion invite à penser que la beauté ne peut s’obtenir que dans la révélation qui naît d’une rencontre fortuite. Le surréalisme est une recherche des signes que nous recevons, mais dont nous ne percevons qu’une infime partie. Le surréalisme se veut donc une « philosophie », une manière de vivre, reposant non sur la raison traditionnelle, mais sur la volonté de se délivrer de tout raisonnement, permettant ainsi
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Maurice Nadeau, Histoire eu surréalisme [1964], Éditions du Seuil, coll. « Points essais », 1991. « 2. La période héroïque : 1923-1925 », pp. 43-90. 20 André Breton, Nadja [1928], Gallimard, coll. « Folio », 1989, p. 190.
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d’accéder à l’essentiel : la vision de l’invisible, qui permet à l’être humain d’être en accord avec lui-même et avec le monde. La « vraie vie » ne peut advenir que si les antagonismes qui coupent l’être humain d’une partie de lui-même viennent à s’effacer : « [...] oppositions présentées à tort comme insurmontables, creusées déplorablement au cours des âges et qui sont les vrais alambics de la souffrance : opposition de la folie et de la prétendue “raison” [...] du rêve et de l’“action” [...] de la représentation mentale et de la perception physique21. » Leiris surréaliste Pour la jeune génération intellectuelle des années 1920, l’Occident semblait atteint d’un essoufflement qui allait précipiter sa fin. Michel Leiris, officiellement membre du surréalisme pendant quatre ans (de novembre 1924 à février 1929), ne dérogeait pas à cette impression de vivre dans un pays moralement épuisé. Non seulement il prédisait la fin de l’Occident, mais il souhaitait aussi que sa disparition se fît dans les plus brefs délais. Rempli de révolte orientée confusément, il estimait que le monde était trop vieux, que ses valeurs n’étaient plus en accord avec les aspirations de la jeunesse éprise de liberté et d’authenticité : Travail, famille, patrie, nous récusions – explicitement ou implicitement – ces valeurs auxquelles nos éducateurs avaient souscrit, mais nous n’étions pas pour autant des politiques et la recherche de la poésie, directement ou à travers une activité artistique, était l’unique mode de vie qui nous convînt, outre que nous avions plaisir à ainsi secouer – fût-ce sur le plan du seul imaginaire – le joug des règles logiques et des restrictions morales que la société nous imposait22.
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André Breton, « Situation du surréalisme entre les deux guerres » in La Clé des champs [1953], Le Livre de poche, coll. « Biblio essais », 1991, p. 87. 22 Michel Leiris, « 45 rue Blomet » [1982] in Zébrage, Gallimard, coll. « Folio essais », 1992, p. 226.
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Au temps de sa fréquentation du « cénacle » du 45 de la rue Blomet23, de 1922 à 1928, le merveilleux est au centre des préoccupations du groupe et de Leiris lui-même, qui le 17 décembre 1922, écrit dans son Journal posthume : « La poésie est essentiellement le merveilleux24. » Dans son article rétrospectif de 1982, « 45 rue Blomet », Leiris explique quel était le point commun entre les membres, pourtant fort différents, qui fréquentaient ce lieu : « il y avait une tonalité commune, qui était donnée (il me semble) par un furieux appétit de merveilleux, désir de rompre avec la réalité courante ou, en tout cas, de la transfigurer25. » Le merveilleux consistait à percer à jour un autre aspect de la « réalité courante » dissimulant un autre monde plus à même de satisfaire l’être humain, mais dans un cadre poétique et non surnaturel. Ce merveilleux pratiqué par les membres de la rue Blomet différait de celui des surréalistes, explique Leiris, toujours dans l’article de 1982 : Un merveilleux manifestement irrationnel, fondé sur des conjonctions insolites et comme parachuté d’ailleurs (autrement dit le merveilleux typiquement surréaliste), ce n’est pas cela que nous cherchions rue Blomet, du moins au début. Ce à quoi nous visions, c’était à une refonte des données réelles en des œuvres affranchies des conventions et où l’imaginaire avait la part du lion, mais construites de manière à satisfaire notre sensibilité à la beauté formelle. Quoique nous fissions, et aussi loin que notre essor nous emportât, un souci compositionnel restait notre garde-fou : pour téméraires que fussent parfois les jeux de contrastes et d’harmonies en lesquels 23 Le 45 rue Blomet, dans le XVe arrondissement de Paris, était l’adresse d’André Masson, de sa femme Odette et de sa fille Lili. Le voisin de Masson, Juan Miró, avait également un atelier au 43, contigu au 45. Par Roland Tual et Jean Dubuffet, Leiris fut admis dans le cercle d’André Masson fréquenté par des poètes (Roland Tual, Georges Limbour, Antonin Artaud, Evan Shipman, Robert Desnos, Michel Leiris) et des peintres (Elie Lascaux, Jean Dubuffet). Voir l’article de Michel Leiris, « 45 rue Blomet », op. cit., ainsi que la note 4 de Jean Jamin du Journal 1922-1989 de Michel Leiris. Une plaque commémorative a été apposée au niveau du 45, rue Blomet, le 28 mai 2011. 24 Michel Leiris, Journal 1922-1989, Jean Jamin éd., Gallimard, 1992, p. 29. 25 Michel Leiris, « 45 rue Blomet », op. cit., p. 226.
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se concrétisaient nos inventions, il fallait que la chose qui en résultait tînt debout, qu’elle eût – fût-elle pour une large part un fruit de l’automatisme – une cohérence comparable à celle d’un organisme vivant ou d’une architecture musicale26.
Malgré cette différence, Leiris et une partie de la rue Blomet adhéreront au surréalisme d’André Breton27, même si, lors de l’adhésion, des craintes étaient émises sur la capacité de la rue Blomet à se fondre dans le surréalisme, étant donné que la notion de merveilleux, dans les deux groupes, était sinon aux antipodes, du moins de nature différente. L’un, le surréalisme, prenait sa source dans l’« irrationnel » et se voulait en rupture avec la réalité, tandis que l’autre, le merveilleux de la rue Blomet, prenait sa source dans la réalité même. À ce propos, Leiris écrit, toujours dans l’article rétrospectif de 1982 : [...] nous pouvions trouver du merveilleux là même où aucune rupture d’amarres ne s’opérait, et c’est ainsi que malgré la divergence des idées nous reconnûmes comme l’un des nôtres – et cela pour assez longtemps – un écrivain catholique alors très peu connu amené par Max Jacob, Marcel Jouhandeau qui, dans ses textes d’une grande pureté classique, parvenait à hausser certains aspects de la vie provinciale jusqu’au niveau du mythe et, dans la vie, avait le don (que seules possèdent de rares personnes) d’appeler les rencontres singulières28.
Dans sa rencontre avec les surréalistes, Leiris eut la possibilité d’échanger avec les jeunes gens de sa génération sur son goût pour le merveilleux. Sa participation au mouvement lui permit de clarifier et de communiquer son monde intérieur, qui pouvait passer pour de la rêverie auprès de son entourage familial, peu enclin à apprécier la poésie. Le dialogue avec des 26
Ibid., pp. 227-228. Ceux qui rejoignirent le surréalisme sont : André Masson, Roland Tual, Antonin Artaud, Georges Limbour, Michel Leiris. Tous démissionneront du surréalisme ou en seront exclus. 28 Ibid., p. 228. 27
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personnes qui partagent vos propres intérêts valorise votre différence. Celle-ci devient alors objet de partage et non plus motif d’exclusion. Les mouvements artistiques, qu’ils soient appelés groupe, cercle, ou cénacle, ont pour point commun de réunir des individualités qui se sentent à la marge, en opposition avec leur époque, la société ou leur famille. Cette courte période aura eu une influence déterminante sur l’œuvre et la vie de Leiris. Jusqu’à la fin de sa vie, il se considérera toujours comme un surréaliste, bien qu’il ait quitté le groupe soixante ans auparavant. En effet, l’ensemble de son œuvre est une tentative d’apercevoir une autre réalité sous le monde visible. Le merveilleux est le résultat que provoque la déflagration entre les deux mondes, il est l’étincelle provoquée par le frottement de deux éléments qui n’ont aucun lien de proximité. Cette conception, dans la pensée de Leiris, rejoint celle du poète vu comme « un véritable prophète, un voyant (un “voleur de feu” comme dit Rimbaud) qui sait découvrir l’esprit sous le signe et déchiffrer, à travers leur masque relatif, les secrets de l’absolu29 ». Si Leiris partageait avec ses amis surréalistes des préoccupations mutuelles, un élément personnel s’y ajoutait : celui de se sentir hors du monde.
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Michel Leiris, Essai sur le merveilleux in La Règle du jeu, op. cit., p. 1069.
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DES RAISONS PERSONNELLES
Une absence au monde L’état dépressif de Leiris, qui a duré toute son existence, renforce le sentiment d’être à l’étroit dans une société dépourvue d’aspirations spirituelles. À travers ses écrits transparaît le regret de ne pouvoir parvenir à profiter pleinement de l’existence. Cette souffrance prend la forme d’une absence au monde, d’une incapacité à appréhender l’instant présent et à sentir le réel traverser l’être. Dans les dernières pages de L’Âge d’homme, Leiris confie : Étant toujours ou au-dessous ou au-dessus des événements concrets, je reste prisonnier de cette alternative : le monde, objet réel, qui me domine et me dévore (telle Judith) par la souffrance et la peur, ou bien le monde, pur phantasme, qui se dissout entre mes mains, que je détruis (telle Lucrèce poignardée) sans jamais parvenir à le posséder30.
Dans son existence quotidienne, cela s’exprime par un ennui tenace que rien ne peut dissiper. Ce sentiment diffus n’est pas la conséquence d’une vacuité dont le monde serait responsable, mais prend plutôt son origine à l’intérieur de l’être humain habité par un vide ontologique. Leiris écrit dans son Journal à la date du lundi 4 août 1924 : Je suis accablé par un ennui et un dégoût terribles, dont rien – pas même la poésie – ne peut me délivrer. Je ne me rappelle plus bien à quel moment j’ai commencé d’être malheureux, mais je crois que c’est lorsque – aimant une femme de quelques années plus âgée que moi – j’ai songé à l’époque où sa beauté serait flétrie [...]31. 30 31
Michel Leiris, L’Âge d’homme, op. cit., p. 201. Michel Leiris, Journal 1922-1989, op. cit., p. 54.
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Cet ennui serait donc en partie lié à la peur du vieillissement et, partant, de l’anéantissement. La perspective de devoir mourir vient affecter tous les aspects de l’existence, qui n’est plus qu’une longue attente de la mort : « Je suis sur terre, serré entre naissance et mort, comme entre les planches d’un cercueil où je tremble de peur32. » Ainsi, la conception de l’existence de Leiris apparaît comme essentiellement nihiliste, reposant sur la conscience de la contradiction entre l’attente humaine et l’inhumanité du monde. Devant cette constatation, Leiris oscille entre une méditation sur son incapacité à être en harmonie avec le réel (ce que son œuvre autobiographique est en partie), et la tentation de joindre sa conscience de l’absurde à la protestation politique et sociale. Cette seconde proposition repose sur la croyance que l’injustice sociale est la cause de la morosité, qui disparaîtra lorsque l’« ancien monde » s’écroulera. Successivement, ou parallèlement, l’auteur hésite sur la conduite à tenir : soit l’action politique dans le monde, soit l’analyse du moi par l’écriture dans la retraite, loin de l’agitation du monde. Afin de dépasser le constat d’une inanité de la vie, Nietzsche propose de recourir au mensonge (l’« illusion »), puisque ce dernier stimule la volonté de puissance créatrice. C’est ce que le commun des mortels appelle « une raison de vivre », une occupation suffisamment captivante pour remplir le vide éprouvé33. Déjà Pascal, deux siècles plus tôt, jugeait que toutes les activités – même les plus nobles –, qu’il appelait
32
Ibid., 26 mars 1925, p. 96. Voir Friedrich Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral, [1873], Gallimard, coll. « Folio Plus philosophie », 2013, p. 13 : « [...] les hommes fuient moins le mensonge que le préjudice provoqué par un mensonge. Fondamentalement, ils ne haïssent pas l’illusion mais les conséquences fâcheuses et néfastes de certains types d’illusions. C’est seulement dans ce sens ainsi restreint que l’homme veut la vérité. Il désire les suites favorables de la vérité, celles qui conservent l’existence ; mais il est indifférent à l’égard de la connaissance pure et sans conséquence, et il est même hostile aux vérités qui peuvent être préjudiciables ou destructrices. » 33
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« divertissement », étaient destinées à dissimuler à soi-même la misère de la condition humaine34. Afin de sortir de cette vision pessimiste, Leiris tenta de trouver le salut dans le voyage et la psychanalyse. Des solutions ? Le voyage En 1927, afin de pallier l’ennui constamment éprouvé, Leiris parcourut l’Égypte et la Grèce pendant six mois35. Tout d’abord, après des difficultés à se confronter aux réalités professionnelles, sociales et conjugales, il partit rejoindre son ami Georges Limbour en Égypte. Cette destination lointaine lui offrit la possibilité d’abandonner ses problèmes derrière lui : « Quand je partis pour l’Égypte, très jeune encore et marié depuis pas même un an et demi, c’était une fuite – si l’on peut dire – à l’état pur, répondant à un besoin violent de changer d’air, sans que je fusse vraiment curieux du pays que j’allais voir36. » En décidant de quitter la France et plus largement l’Occident, Leiris espérait vivre une transformation intérieure en rencontrant des paysages inédits et une culture différente ; il espérait que ce changement de vie provoquât en lui une 34 Voir Blaise Pascal, Pensées, éditions Philippe Sellier, Le Livre de poche, coll. « Les Classiques de poche », 2011, p. 122. Liasse IX « Divertissement » 168 : « De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois sont si recherchés. Ce n’est pas qu’il y ait en effet du bonheur, ni qu’on s’imagine que la vraie béatitude soit d’avoir l’argent qu’on peut gagner au jeu ou dans le lièvre qu’on court, on n’en voudrait pas s’il était offert. Ce n’est pas cet usage mol et paisible et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition qu’on recherche ni les dangers de la guerre ni la peine des emplois, mais c’est le tracas qui nous détourne d’y penser et nous divertit. » 35 Le voyage de Michel Leiris en Égypte et en Grèce s’est déroulé d’avril à septembre 1927. Voir Louis Yvert, Bibliographie des écrits de Michel Leiris – 1924 à 1995, Éditions Jean-Michel Place, 1996. « Chronologie », p. 2. 36 Michel Leiris, Fibrilles [1966] (La Règle du jeu - III), Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1992, p. 64.
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illumination, un « émerveillement », et mît le monde en harmonie avec lui-même. L’effet de merveilleux advient lorsqu’un changement brutal se produit dans le cours d’une vie quotidienne jugée pure répétition aux effets déstructurants. Dans un pays exotique qu’on visite pour la première fois, tout s’illumine et acquiert intérêt et prestige aux yeux du voyageur attentif aux moindres détails de la beauté. Le changement renouvelle ainsi sa curiosité, émoussée par l’habitude, et l’entraîne toujours plus en avant, mu par un désir de rencontres humaines, de connaissances culturelles, de paysages contemplés. Certes, le voyage peut avoir une action bénéfique le temps du déplacement et de la découverte d’autres contrées, mais l’évasion atteint ses limites lorsque le voyageur en vient à constater que l’on ne peut jamais se fuir, quel que soit le lieu où l’on se situe. En partant, Leiris joue pour lui-même la comédie du « grand voyageur » voguant sur les mers à la conquête de nouveaux territoires, « comme si un destin tragique entre tous – signe brûlant de l’attention des dieux – [l’] avait amené à entreprendre un fabuleux périple37 ». Cette démarche s’apparente à celle des romantiques38 qui attendaient du voyage une initiation capable de transformer en profondeur le voyageur, de le régénérer intérieurement, car bien souvent celui-ci était amené à vivre des expériences exceptionnelles ou dangereuses, générant des émotions fortes et intenses – une
37
Ibid., p. 68. Alain Vaillant, éd., Dictionnaire du romantisme, CNRS Éditions, 2012. Article « Voyage » : « Contre les prescriptions des arts apodémiques de l’époque classique, qui enjoignaient au voyageur de ne se mettre en route qu’après avoir tout lu sur sa destination, de faire preuve de méthode dans l’observation, de ne noter sur ses tablettes que les faits et en aucun cas ses états d’âme, ils célébrèrent l’ignorance lors du départ, la recherche de l’imprévu, le désir des sensations inédites. Le zigzag, la flânerie, l’aventure comptèrent au nombre des figures majeures de ce nouveau discours. Les vertus du voyage ne tenaient plus dans les connaissances rapportées, mais dans une rencontre de l’altérité dont on faisait dorénavant le moyen paradoxal d’une quête de soi. À partir des années 1830, l’objectivation nouvelle de l’exotisme, défini comme désir de l’altérité, accompagna cette mutation de la forme de l’intérêt pour le voyage. », p. 771. 38
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conception proche également de la descente aux Enfers chez les Grecs39. Bien qu’en 1927, un voyage en Orient ait pu sembler extrêmement exotique aux yeux d’un Occidental habitué à vivre dans le Paris des artistes, Leiris, lorsqu’il se penche sur cet événement de sa vie, vieux de près de quarante ans, considère que le jeune homme qu’il était vivait son « mythe de voyageur40 » et « ornait de couleurs fantastiques un déplacement dépourvu par lui-même de tout élément aventureux41 ». Ce voyage relèverait donc d’un merveilleux frelaté, car dépourvu de désir de connaître l’autre42, mais motivé plutôt par le désir de quitter provisoirement son ancienne vie pesante et ennuyeuse et oublier sa triste condition humaine. C’est ce qu’il avouera trois ans plus tard, avant de partir en Afrique avec la mission Dakar-Djibouti : « Quant à moi, qui vois surtout dans le voyage [...] l’accomplissement de certains rêves d’enfance, en même temps qu’un moyen de lutter contre la vieillesse et la mort en se jetant à corps perdu dans l’espace pour échapper imaginairement à la marche du temps43 [...] » À trop vouloir être ébloui, la déception advient. Leiris, à cette époque, attendait que l’extérieur fît irruption dans sa vie pour faire événement : le salut par la révolution et non par la réforme. En cela, il était en accord avec les surréalistes et leur prédécesseur, Rimbaud, pour qui le 39
René Martin, éd., Dictionnaire culturel de la mythologie gréco-romaine, Nathan, 1992. Voir article « Enfers » : « Divers mythes antiques montrent des mortels qui se rendent aux Enfers et en reviennent vivants : Héraclès, Thésée, Orphée, Énée... Leur victoire sur la mort après les épreuves qui les ont menés vers le secret des choses confirme leur statut héroïque. Ce modèle de la quête initiatique se retrouvera, dégradé, dans bien des récits postérieurs de diverses autres cultures. », p. 100. 40 Michel Leiris, Fibrilles, op. cit., p. 72. 41 Ibid., pp. 68-69. 42 C’est ce que Claude Lévi-Strauss reproche aux explorateurs de voyager pour se rencontrer soi-même et non pour étudier les sociétés extraeuropéennes. Voir le célèbre incipit de Tristes Tropiques [1955], Plon, coll. « Terre humaine / poche Pocket », 1996 : « Je hais les voyages et les explorateurs », p. 9. 43 Michel Leiris, « L’œil de l’ethnographe (À propos de la mission DakarDjibouti) », Documents, 2e année, n° 7, 1930, pp. 404-414. Repris dans Zébrage, Gallimard, coll. « Folio essais » [inédit], 1992, p. 33.
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changement ne pouvait se produire que par la déflagration et la rupture. Mais en 1929, Leiris optera un temps pour la réforme, en commençant une psychanalyse. La psychanalyse En octobre 1929, à cause d’inhibitions d’écriture, de complexes d’impuissance sexuelle et d’excès de boissons alcoolisées, Leiris entreprend une analyse avec le docteur Adrien Borel44. Leiris s’adressa à lui car il avait été recommandé par Georges Bataille, qui depuis 1925 était luimême suivi par ce psychanalyste. Mais après quelques mois « l’analyse s’est transformée en psychothérapie et en une conversation amicale45 ». Son résultat le plus notable fut la levée des inhibitions d’écriture que Leiris éprouvait. En effet, dans son Journal, durant toutes les années précédant son analyse, le diariste ne cesse de décrire ses velléités littéraires. Mais malgré certaines avancées, la thérapie semble ne pas avoir été à la hauteur des attentes de l’écrivain : « Dans l’ensemble, je fus déçu par la cure : je voulais remonter jusqu’au traumatisme originel et je n’y suis pas parvenu46. » Son malaise perpétuel ne l’a pas quitté et son Journal en fait foi. En février-mars 1936, il y est indiqué : « Fin d’analyse avec Borel (jusqu’à la prochaine ?)47 » et, un mois plus tard, le 11 avril, il constate : 44
Sur ce psychanalyste et psychiatre, voir l’ouvrage en deux volumes d’Élisabeth Roudinesco, Histoire de la psychanalyse en France [1982], Éditions du Seuil, 1986, vol. 1, pp. 358-361 et passim. Adrien Borel, spécialiste de toxicomanie, était un psychanalyste peu orthodoxe qui usait des règles freudiennes avec une grande liberté. Sur ce point, voir aussi l’entretien de Michel Leiris accordé à Jean Schuster (Entre augures, Terrain Vague, coll. « Le désordre », 1990, p. 12) : « [...] Borel avait une formation psychiatrique. Il considérait et utilisait la psychanalyse comme une thérapie parmi d’autres et non comme la panacée qui rendait obsolètes tous les autres traitements. » 45 Michel Leiris interviewé par Élisabeth Roudinesco, « Une psychanalyse terminée », Magazine littéraire, n° 302, septembre 1992, p. 46. 46 Ibid., p. 47. 47 Michel Leiris, Journal 1922-1989, op. cit., p. 299.
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Aussi, toute mon existence est-elle négative : je n’ai pas de désirs mais des craintes ; pas d’idée positive de mission à remplir (de message à porter), mais seulement des tabous ; pas de désespoir, mais de l’ennui (mêlé de peur, souffrance...) ; pas d’amis, mais des relations ; pas de plaisirs, mais des distractions : pas d’orgueil, mais de l’amour-propre ; pas de constance, mais de l’inertie ; pas de désintéressement, mais de l’inappétence ; pas de croyances, mais des superstitions ; pas de révolte, mais de l’inadaptation ; pas d’élégance, mais de la correction ; pas de générosité mais de l’indifférence. Etc.48
Ce malaise culminera en 1957 avec une tentative de suicide. Toute sa vie, l’existence fut pour Leiris une charge que l’on transporte avec soi. Le merveilleux est alors l’équivalent, pour lui, d’une transformation radicale de l’esprit et de sa conception du monde. En d’autres termes, le passage d’une conception pessimiste de l’existence à celle, optimiste, d’un monde dépourvu de souffrance et d’angoisse. En cela, la psychanalyse de Leiris a échoué. Pour expliquer cet échec, diverses explications peuvent être proposées. Commencée en octobre 1929, la thérapie s’interrompt au début de 1936. Elle se sera donc déroulée pendant environ quatre ans, si l’on retire près de deux ans correspondant à la participation de Leiris à la mission DakarDjibouti (1931-1933) et si l’on compte quelques interruptions pendant les années qui suivirent son retour en France. Nous constatons alors le caractère morcelé de cette analyse qui fut dépourvue de la continuité nécessaire à un changement profond de la psyché. En outre, comme l’indique Leiris, la psychanalyse fut transformée rapidement en une psychothérapie, technique qui ne peut atteindre les zones les plus reculées de l’inconscient, mais se contente de réduire les symptômes. Seul le dispositif psychanalytique peut amener la suppression des organisations névrotiques profondes et offrir un moyen de
48
Ibid., p. 304.
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connaissance personnelle qui dépasse le cadre simplement thérapeutique. Entreprendre une psychanalyse, c’était donc pour Leiris connaître les territoires encore inexplorés de son esprit, ce qui prenait place dans sa recherche plus large de l’inconnu. L’inconscient est un monde parallèle et la psychanalyse peut mettre au jour ce que recèlent les profondeurs obscures de l’être humain. Cette conception, Leiris la partage lorsqu’il écrit dans son Fragments d’un essai sur le merveilleux : Le merveilleux n’existe qu’intérieurement à l’homme, mais assez loin vers le centre de lui-même [...]. Le merveilleux est l’Inconnu dans l’homme, la lueur d’absolu qu’il tire de son essence et projette sur les ternes relations qui se font jour jusqu’à son esprit, par les pores de son corps. Il est l’attrait qu’exerce l’inexplicable, l’obscur désir d’une connaissance intégrale et directe qui fait que l’homme peut préférer la gratuité à toute espèce d’explication. Il est aussi la force primitive de l’esprit, la forme vive de pensée qui précéda l’apparition de l’étroit empirisme, et qui ne peut trouver son origine que dans les profondeurs de l’inconscience ou dans la nuit des temps49.
La psychanalyse aurait aussi l’avantage de transformer l’expérience de chaque homme en une expérience universelle. Elle « offre à chacun un moyen commode de se hausser jusqu’au plan tragique en se prenant pour un nouvel Œdipe50 ». Selon Freud, chaque enfant, entre deux et trois ans (phase phallique), éprouverait du désir pour sa mère et de la haine pour son père, considéré comme le rival. Cette théorie du maître fondateur de la discipline était à l’époque de la préface (1946) de L’Âge d’homme un dogme qu’aucun psychanalyste ne pouvait contester sous peine d’être discrédité auprès de ses pairs. À la fin des années 1990, l’hypothèse que l’enfant est dès 49
Michel Leiris, Fragments d’un essai sur le merveilleux, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, feuillet 3. Voir aussi Essai sur le merveilleux dans la littérature occidentale in La Règle du jeu, op. cit., pp. 1062-1063. 50 Michel Leiris, « De la littérature considérée comme une tauromachie » [1946] in L’Âge d’homme, op. cit., p. 16.
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la naissance un « Œdipe en germe » est remise en question même à l’intérieur du monde psychanalytique51. Pour Leiris, chaque homme se transforme en personnage de la mythologie grecque incapable d’échapper à son destin, malgré tous ses efforts pour que la prédiction ne se réalise pas. L’homme prend ainsi de l’importance en devenant le jouet des forces surnaturelles, et se place dans l’univers mythologique aux côtés des dieux et demi-dieux. Un des bénéfices que Leiris retira de son analyse est, comme nous l’avons montré, la levée de ses inhibitions d’écriture. La véritable entrée de l’écrivain dans le champ littéraire se réalisa avec la rédaction de L’Âge d’homme (publié en 1939), ou plus précisément la première version appelée Lucrèce, Judith et Holopherne52. Bien sûr, dès L’Afrique fantôme (1934), Leiris avait montré son talent, mais cet ouvrage étant conçu sous la forme d’un journal de terrain au style télégraphique, il ne pouvait obtenir le même statut que L’Âge d’homme, œuvre sinon de fiction, du moins artistique, savamment construite. Or, le début de l’analyse de Leiris correspond précisément à celui de l’écriture de Lucrèce, Judith et Holopherne. L’interruption de la cure psychanalytique ne représenta pas pour autant un rejet de l’introspection ; l’autobiographie fut même le seul genre que Leiris ait pratiqué – même si la 51 Voir à ce sujet l’ouvrage collectif de quatre membres de la Fédération des Ateliers de psychanalyse. Claude Dubarry, Georg Garner, Lucien Mélèse, Philippe Réfabert, Les Travaux d’Œdipe – d’après Œdipe philosophe de Jean-Joseph Goux, L’Harmattan, coll. « Psychanalyse et civilisations », série « Dossiers analytiques » 1997 : « Pour nous, le complexe d’Œdipe était un moment nécessaire de l’élaboration théorique de Freud et ce moment avait été dépassé par l’invention, en 1919, de la contrainte à répéter que Freud postulait au-delà du principe de plaisir... Mais Œdipe avait continué à régner. Notre génération avait souffert de la disposition de certains de leurs aînés, et donc de leurs psychanalystes, à se contenter de l’hypothèse fondatrice de Freud selon laquelle l’enfant était universellement doté à la naissance de vœux qui faisaient de lui un criminel en puissance. » Prologue de Philippe Réfabert, p. 9. 52 Catherine Maubon, dans son commentaire de L’Âge d’homme, précise que le manuscrit de la première version date de décembre 1930 et la version définitive, telle que nous pouvons la lire aujourd’hui, fut remise à André Malraux en décembre 1935. Voir Catherine Maubon, L’Âge d’homme de Michel Leiris, Gallimard, coll. « Foliothèque », 1997.
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classification « Du même auteur » pourrait laisser croire le contraire53. Toutefois, sa recherche personnelle contenue essentiellement dans les pages de L’Âge d’homme et les quatre volumes de La Règle du jeu aboutit à un échec, du moins sur le seul plan thérapeutique. Ainsi, J. B. Pontalis montre les limites de sa pratique de l’auto-analyse littéraire : Une « auto-analyse », quels que soient le souci d’une formulation authentique, l’efficacité des moyens employés, peut-elle s’achever par une découverte ? Enfermé dans son monologue, Leiris attend en vain une réponse ; tout occupé à regarder au plus près et de proche en proche un négatif de lui-même, il finit par ignorer ce qu’il dit, ce qu’il veut dire, ce qu’il veut s’entendre dire. Qui parle par sa bouche, et à qui54 ?
En effet, dans l’écriture, la verbalisation est absente ; elle est uniquement présente dans le dispositif analytique. De plus, l’écoute d’un tiers est absente dans l’écriture, le lecteur ne jouant pas le même rôle que l’analyste. * Le mot d’ordre de Rimbaud, « changer la vie », était donc une ambition que Leiris et les surréalistes tentèrent de réaliser pour échapper à leur époque trop matérialiste. Le langage a été un des outils mis en œuvre pour accéder à la libération de l’individu en se dégageant du poids écrasant de la rationalité. Leiris, dans son Fragment d’un essai sur le merveilleux, 53 Au début ou à la fin des ouvrages de Leiris, nous trouvons les catégories suivantes pour lister ses publications : « Voyages », « Essais », « Poésie », « Roman », « Littérature », « Critique ». Aurora est un « roman » autobiographique, sa poésie est aussi autobiographique et même son œuvre ethnologique porte la marque de son auteur, ne serait-ce que dans le choix de ses objets intellectuels (la possession, le secret...) qui n’apparaissent pas dans la liste « Du même auteur ». L’Afrique fantôme et Contacts de civilisations en Martinique et en Guadeloupe sont sous la rubrique « Voyages » et « Aux éditions Denoël/Gonthier » : Cinq études d’ethnologie. 54 J. B. Pontalis, « Michel Leiris ou la psychanalyse sans fin » in Après Freud, Gallimard, coll. « Tel », 1968, pp. 323-324.
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tempêtait contre la raison, le raisonnement, la logique, la démonstration : Quel monde monotone, misérable, infamant que celui-là dans lequel toutes choses sont soigneusement étiquetées et repérées, comme les bocaux mal colorés d’un pharmacien ou les archives d’une police ! Pour remonter de ce puits trop étroit, le Merveilleux est l’unique corde, le Merveilleux qui prend naissance, dans le rejet déjà de cette logique stupide comme toutes les bornes, et dans une vaste aspiration vers le nouveau, l’inconnaissable, l’énorme forêt pleine d’aventures et de périls, le sol vierge où nul chemin n’est tracé, la lande absolument pure de l’esprit qu’aucune charrue logique jamais n’a déchirée55...
En dépit de ce qu’il en disait, l’époque et la société n’étaient pas les seuls responsables de l’état de mélancolie maladive dans laquelle Leiris se morfondait. Des motifs obscurs refoulés teintaient sa vie d’une couleur grisâtre : « [...] depuis 1922 ou 23 je n’ai pour ainsi dire pas cessé de remuer les mêmes problèmes, sans avancer d’un pas, sans avoir fait d’autre progrès qu’un progrès de quatorze ans vers ma mort (ou plutôt que ce soit la mort qui fait ces quatorze pas vers moi)56. » Le voyage fut donc un temps envisagé pour, si ce n’est se délivrer de ses angoisses, du moins les réduire. Plus tard, la cure psychanalytique fut une autre tentative – finalement un échec – pour résoudre ses difficultés existentielles. Tout en conservant ce malaise toute sa vie, Leiris essaya de l’apprivoiser tant bien que mal, en recherchant autour de lui des situations où surgirait le merveilleux capable de le régénérer.
55
Michel Leiris, Fragments d’un essai sur le merveilleux, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, feuillet 1. Voir aussi Essai sur le merveilleux dans la littérature occidentale in La Règle du jeu, op. cit., pp. 1060-1061. 56 Michel Leiris, Journal 1922-1989, op. cit., 11 avril 1936, p. 299.
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DEUXIEME PARTIE : LES FIGURES DU MERVEILLEUX [...] c’est par d’étroits sentiers ou des pistes à peine tracées que passe le merveilleux [...] Michel Leiris Frêle Bruit, p. 355
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DEUX PERIODES MERVEILLEUSES
Définitions de notions Merveilleux provient de « mirer », de la famille du latin mirus « étonnant ». Tandis que Merveille, plus récent d’un siècle, est issu du latin vulgaire miribilia, altération, par assimilation, du classique mirabilia, pluriel neutre pris pour un féminin. Merveilleux, S’émerveiller, Émerveillement ont été forgés au XIIe siècle. Étonner, un mot populaire du XIe siècle, signifie étymologiquement « frapper comme d’un coup de tonnerre ». Le merveilleux est par conséquent ce qui est étonnant, ce qui donne la sensation d’avoir été surpris par un coup de tonnerre. Toutes ces notions impliquent celles de sursaut, de frayeur et de surprise. Miracle provient également de « mirer », c’est un mot demisavant du XIe siècle. En latin, miraculum57. Miracle est étymologiquement un « fait surprenant [...] non conforme à l’ordre habituel des faits de même nature. Mais l’usage le plus général est de ne l’appeler miracle qui si on le considère comme la manifestation, dans le monde, d’une action intentionnelle supérieure à la puissance humaine58 ». Dans la perspective leirisienne, le miracle se rattache au merveilleux seulement dans l’usage restreint, entendons au sens de « surprenant », « non conforme à l’ordre habituel des faits de même nature ». Dans le Vocabulaire technique et critique de la philosophie d’André Lalande, un membre de la société française de philosophie, M. Le Roy, résume en quatre points les conditions pour qu’il y ait miracle. Dans le troisième point, sa définition ressemble au merveilleux que Leiris développait en 1926. Il 57
Voir pour l’étymologie de ces notions Jacqueline Picoche, Dictionnaire étymologique du français, Le Robert, coll. « Les usuels du Robert », 1990, pp. 431-432. 58 André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie [1926], Presses universitaires de France, 1972, pp. 628-629.
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affirme ainsi : « Pour qu’un fait soit qualifié de miracle, il faut que tout en faisant contraste avec elle, ce fait soit inséré dans la série phénoménale ordinaire, bref qu’il constitue comme un ressaut dans son déroulement habituel59. » Le mot important est « ressaut » (qui fait saillie par rapport à ce qui est habituel), tout en restant dans le cadre de la « réalité courante » de l’existence. C’est pourquoi le mot miracle, au sens non religieux, est un synonyme de merveilleux. Les viatiques Pour atteindre l’invisible, trois viatiques sont proposés par Leiris : l’effusion, la rêverie et le rêve. L’effusion, la manifestation sincère d’un sentiment, appartient au champ de la sensibilité exacerbée, du sentiment vif, de l’émotion intense au même titre que l’enthousiasme, l’exaltation ou l’admiration60. L’effusion dont parle Leiris est un surgeon de la fureur, terme valorisé au temps du surréalisme, en 1925, autour de la personne d’Antonin Artaud. Le 2 avril 1925, lors du comité idéologique du Bureau de recherches surréalistes chargé de « déterminer lequel des deux principes, surréaliste ou révolutionnaire était le plus susceptible de diriger leur action », Leiris avait imposé ce mot dans la motion finale : « Avant toute préoccupation surréaliste ou révolutionnaire, ce qui domine dans leur esprit est un certain état de fureur61. » Le 59
Ibid., p. 629. Le dictionnaire en ligne Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL) propose les définitions de ces termes. - Enthousiasme : « Mouvement violent et profond de la sensibilité portant à aimer ou à admirer quelqu’un ou quelque chose avec passion, parfois de façon excessive. » - Exaltation : « Action d’inspirer à quelqu’un des idées, des impressions, des sentiments très vifs, de le porter à un très haut degré d’émotion sentimentale, d’activité mentale, d’enthousiasme créateur – réaction de cette action. » - Admiration : « Sentiment complexe d’étonnement, le plus souvent mêlé de plaisir exalté et d’approbation devant ce qui est estimé supérieurement beau, bon ou grand. » 61 Bureau de recherches surréalistes, Paule Thévenin, éd., Gallimard, Archives du surréalisme, n° 1, 1988, p. 128. Voir aussi la chronologie des 60
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Littré nous informe que ce terme possède de nombreux sens qui rejoignent tous l’idée de démesure, de passion excessive pour un objet ou une personne, voire de folie. Leiris n’exerçait pas sa fureur sur les autres, mais sur lui-même, afin de sortir de sa gangue : en effet, dans les années 1920, il se sentait incapable d’écrire de la poésie de haute tenue, et même d’écrire tout court. Comme on l’a vu, dans son Journal de cette décennie, il ne cesse de se plaindre de stérilité littéraire – c’est pourquoi la fureur de Leiris serait une « folie » volontaire, une mise en scène propre à produire une étincelle pour déclencher une action créatrice. Le deuxième chemin par où passe le merveilleux est la rêverie, qu’on peut définir comme un rêve éveillé permettant à travers l’écriture de se préparer à accéder à la poésie, comme Leiris a pu le réaliser dans Simulacre (1925) ou Le Point cardinal62 (1927). Il s’agit d’une poésie écrite en recourant à l’écriture automatique, dont les traces semblent avoir été formées pendant le sommeil : celui-ci produit des images paraissant n’avoir aucun lien entre elles, des scènes indépendantes alignées les unes derrière les autres et n’offrant aucun sens logique. Dans Le Point cardinal, un encadré en forme publicitaire indique : « Pour la réduction des formes / assassin et incendiaire / le créateur des véritables / est traqué dans les bois / par le phosphore / la nature victorieuse / en possédant / se noie63. » Tous ces groupes de mots accolés semblent être des vestiges, des éléments subsistant d’un rêve en partie effacé au réveil. Enfin, le rêve est aussi un des passages où le merveilleux se révèle grâce aux images étonnantes, étranges, baroques, sorties d’un univers onirique. Grand amateur de rêves, Leiris les a notés toute sa vie dans son Journal, les utilisant parfois dans ses débuts de Leiris surréaliste, en 1924-1925, dans le catalogue de l’exposition présentée au Centre Pompidou-Metz du 3 avril au 14 septembre 2015 : Leiris & Co, Agnès de la Beaumelle, Marie-Laure Barnadac et Denis Hollier, éd., Gallimard / Centre Pompidou-Metz, 2015, pp. 42-69. 62 Les deux textes de Michel Leiris, Simulacre et Le Point cardinal, sont présents dans le recueil Mots sans mémoire [1969], Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1998. 63 Michel Leiris, Le Point cardinal, ibid., p. 62.
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essais, allant même jusqu’à les réunir dans son ouvrage Nuits sans nuit et quelques jours sans jour64. Dans un entretien avec Claude Sarraute, en 1961, dans Le Monde, Leiris explique leurs significations : « À mes débuts surréalistes j’attachais aux rêves une importance presque magique. Je pensais y trouver la révélation de certaines vérités sur moi-même, quelquefois aussi d’ordre métaphysique. J’y voyais comme Gérard de Nerval une “seconde vie”. Mon goût me portait vers les activités marginales de l’esprit65. » Il n’est pas étonnant que Leiris mentionne Nerval, car celuici assimile le rêve à la folie, comparable à la fureur leirisienne qui mimait la folie pour mettre l’auteur en état de créer. Dans l’incipit d’Aurélia, Nerval ébauche une théorie de la connaissance : Le Rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l’image de la mort ; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l’instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l’œuvre de l’existence66.
Le merveilleux de 1976 La définition que Leiris donne du merveilleux dépasse ainsi le cadre de l’intervention d’êtres surnaturels et prend des directions différentes. Un des sens proposés dans le Littré semble correspondre à cette notion si floue chez Leiris : « Ce qui, dans un événement, dans un récit, s’éloigne du cours ordinaire des choses67. » Cette définition imprécise épouse celle de notre auteur : 64
Michel Leiris, Nuits sans nuit et quelques jours sans jour [1961], Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 2002. 65 Michel Leiris, entretien avec Claude Sarraute, Le Monde, 28 janvier 1961. 66 Gérard de Nerval, Les Filles du feu – La Pandora – Aurélia, Gallimard, coll. « Folio », 1972. 67 P.E. Littré, article « merveilleux », Dictionnaire de la langue française, Chicago, Encyclopædia Britannica Inc., 1994.
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Ce qui – sans gifle nécessaire à nos poids et mesures – dépasse le quotidien, mais ne se réduit pas à l’insolite, ce qui – ni pièce pour cabinet mental de curiosités, ni mouton à cinq pattes – exalte totalement ou met l’imagination en branle, porte à rêver, « laisse rêveur », sans doute est-ce sur ces deux terrains-là (EFFUSION et RÊVERIE dans un cadastre symbolique) que pousse, multiforme, le merveilleux68.
Cette citation est issue de Frêle Bruit, quatrième ouvrage de La Règle du jeu écrit de 1967 à 1975 et publié en janvier 1976. Comme le remarque Denis Hollier dans sa notice de Frêle Bruit dans l’édition de la Pléiade, le merveilleux de 1976 est largement différent de celui de 1926. En cinquante ans, le merveilleux est passé de la « [...] faculté de libération absolue de l’imagination (délivrance de celle-ci du joug immonde de la raison)69 » à « ce qui dépasse le quotidien, mais se réduit pas à l’insolite ». On pourrait dire que Leiris a atténué ses exigences, alors qu’il prônait en 1926, comme l’indique Denis Hollier, un merveilleux « lié à un refus quelque peu frénétique de la logique, de la causalité, associées à la civilisation occidentale70 ». En 1976, le merveilleux se veut plus serein : il convient de rester dans une limite acceptable, la raison n’étant plus un « joug immonde », mais probablement un moyen de garder les pieds sur terre, sans pour autant abandonner l’idée de passer de l’autre côté du miroir afin d’accéder à la face invisible des faits derrière les évidences, les habitudes du quotidien. Le merveilleux est le résultat d’un regard acéré, attentif porté sur le monde. C’est en quelque sorte de la transcendance dans l’immanence. Une longue section de Frêle Bruit, (pp. 323-379) est consacrée à circonscrire le merveilleux et à le définir précisément. L’auteur dresse une liste71 de ce qui lui appartient 68
Michel Leiris, Frêle Bruit, op. cit., p. 346. Michel Leiris, Essai sur le merveilleux, op. cit., p. 1071. 70 Denis Hollier, « Notice » de Frêle Bruit in Michel Leiris, La Règle du jeu, op. cit., p. 1572. 71 La liste est composée de : l’observatoire de Meudon (image stable et rassurante) ; la forêt de Villers-Cotterêts (Charles VI frappé de folie) ; le bois de Clamart (où André Masson peignait comme devant l’Océanie) ; le lac 69
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afin d’en dégager ses principales composantes et le caractériser. Il constate que ses « ingrédients [...] sont des monuments, des sites ou des objets inanimés », mais aussitôt il relève deux contre-exemples : la forêt de Villers-Cotterêts, lieu où ne peut se passer imaginairement, pour lui, qu’« un événement historique singulier et riche en répercussions » et « le tremplin d’Oslo [qui] n’est pas inerte, mais associé à une action72 ». Ainsi, un des pôles du merveilleux relève de l’immobilité. La fascination pour cette dernière est la conséquence d’un désir de possession du monde, que Leiris tenterait de réaliser en substituant à la totalité un fragment de réel. Effectivement, il est plus aisé d’assembler dans un seul mouvement ce qui est inerte que ce qui est en mouvement. Guy Poitry a montré que la recherche constante de Leiris a été de réunir ce qui était divisé73. L’attirance pour la chose pétrifiée est, comme le constate Leiris, en contradiction avec sa conception du merveilleux : « comique bévue, car le contraste s’avère absolu entre eux et l’idée que j’ai du merveilleux, dont j’exige qu’il soit mêlé à la vie et non parqué dans un domaine abstrait74. » Ayant entrepris de dresser l’inventaire des caractéristiques du merveilleux, l’auteur s’interrompt pour, au contraire, remettre en cause la pertinence d’une telle liste comme si son merveilleux trop fuyant ne pouvait se définir. La réticence à élaborer une définition claire et définitive pourrait provenir de la crainte que s’anéantissent les effets du merveilleux si le « secret de fabrication » était éventé. Ceci pourrait bien être une autre caractéristique du merveilleux qui « pour [...] être de quelque appui, doit rester marqué avec force – fût-ce sur le plan
Bosomtwe, au Ghana, noyé de brume ; le Sacré-Cœur « emblème de ma ville » ; la porte aux Lions avec les deux félins gardiens du seuil à Mycènes ; deux statuettes de boue séchée représentant deux êtres avant l’apparition des hommes à Yugo Dogoru ; le tremplin de saut à skis près d’Oslo ; l’antre de la sibylle de Cumes près de Naples et de Pausilippe ; le château de Louis II de Bavière ; le mémorial à Berlin-Est ; la cale sèche et vide du paquebot France ; en Irlande, la piste qu’on prendrait pour de l’érosion. (pp. 332-335) 72 Ibid., p. 336. 73 Guy Poitry, Michel Leiris, dualisme et totalité, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, coll. « Cribles », 1995. 74 Frêle Bruit, op. cit., p. 336.
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de la seule spéculation – par dérèglement, le viol des normes, qui lui est inhérent75 ». Il est à noter que cette crainte est similaire à celle de certains écrivains ou artistes qui redoutent de perdre leur talent après avoir suivi une psychanalyse, considérant que leur œuvre est le produit de leur malaise, de leur névrose, autrement dit un symptôme, un symptôme créateur. L’attirance pour le merveilleux s’appuie sur la croyance selon laquelle parallèlement au monde sensible existe un monde spirituel qui peut être atteint, même de manière fugace, au cours de l’existence terrestre.
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Ibid., p. 337.
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L’ESOTERISME LEIRISIEN
L’ésotérisme76 est la transmission d’enseignements, tenus pour remonter à la plus haute antiquité, qui permettent à l’homme de retrouver la métaphysique traditionnelle portant sur ce qui est au-delà du monde commun. Il peut paraître étonnant que Leiris, se présentant comme athée, se soit livré à une recherche spirituelle en essayant de percevoir sous la réalité sensible un autre monde. En fait, il portait un jugement contradictoire sur son rapport à la religiosité, tantôt affirmant haut et fort son athéisme, tantôt avouant son besoin d’atteindre le sacré, une « entreprise antinomique », écrit-il, « forger un “sacré” non empuanti de “religion”77 ». Il ne peut être question d’ésotérisme stricto sensu, concernant Leiris, étant donné que cet enseignement prend sa source dans un exotérisme, c’est-à-dire une religion accessible à la masse. Dans cette dernière, les adeptes choisis pour leurs grandes qualités spirituelles puisent les vérités cachées à travers un Livre et des traditions orales. La pratique de Leiris est plus proche des occultistes qui, contrairement aux affidés de l’ésotérisme, ne fondent pas la révélation des grands secrets sur la tradition, mais sur l’expérimentation scientifique appliquée au domaine de l’esprit. L’occultisme, particulièrement actif à la Belle Époque, fut un mouvement syncrétique dont les enseignements furent empruntés à diverses origines historiques et à divers courants mystiques et religieux, tels que le pythagorisme, la gnostique, la kabbale, l’hermétisme, l’alchimie, l’astrologie, etc. On perçoit une fascination de Leiris pour tout ce qui appartient au mystérieux, à l’étrange et au particulier. Ce n’est 76 Voir l’article de Serge Hutin « Ésotérisme » in Encyclopædia Universalis, vol. 7, 1985, pp. 165-169. 77 Michel Leiris, L’Homme sans honneur, notes pour le sacré dans la vie quotidienne, édition établie, présentée et annotée par Jean Jamin, Éditions Jean-Michel Place, 1994, p. 150.
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pas par une méthode « rationnelle » qu’il tente de soulever le voile du mystère, comme le ferait l’ésotérisme, mais d’une façon pragmatique, au cours de ses promenades et dans n’importe quelle circonstance de la vie. Le merveilleux de la vie quotidienne Un éternel enfant Leiris, toute sa vie, a été à la recherche des moments privilégiés où la vérité du monde se révélerait à lui. L’enfance est un de ces moments où l’enfant curieux de l’environnement ne cesse de le découvrir sous des angles divers. Sa curiosité ne s’étant pas encore émoussée, il parvient à percer la réalité immédiate, en portant sur le monde un regard neuf, pour recueillir la « substantifique moelle » d’un instant. Ayant vécu peu d’expériences, l’enfant découvre fréquemment des situations nouvelles et, de ce fait, les vit pour la première fois. La première fois signifie que l’on est introduit dans ce que l’on ne connaissait pas, qui fait figure de territoire non cartographié dans une géographie personnelle ; territoire inconnu qui deviendra, au fil de l’habitude, un monde connu dépourvu de mystère et perdant alors son charme, au sens magique du terme. Ainsi, rétrospectivement, la première fois prendra un caractère sacré. L’adulte, pour revivre des moments de cette qualité, devra briser les habitudes pour se replacer dans la position d’un enfant, accéder au sacré et au merveilleux. Cependant, une découverte, pour être éclairante, doit donner l’impression de « jaillir hors de sa boîte » par surprise, et non se révéler progressivement, à la faveur d’un apprentissage studieux. La demande implicite est d’obtenir le tout dans un jaillissement, sans passer par les stades qui jalonnent l’initiation. Le surgissement du merveilleux n’est donc pas lié au travail, à l’acharnement et à la patience, mais au contraire à l’éclair, à l’irréfléchi, à l’acte inconscient. Il est la conséquence du hasard et non du calcul, de l’action réfléchie. Dans le chapitre « ...Reusement ! » inaugurant Biffures (ouvrage évoquant le rapport de Leiris enfant au langage),
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Leiris raconte une anecdote déterminante qui lui fit prendre conscience dans son enfance de la différence qu’il y avait entre lui et le monde, alors qu’auparavant ces deux entités se confondaient. Après avoir cru casser un de ses jouets, un soldat tombé sur le sol, il lance l’interjection « ...reusement », aphérèse de l’adverbe heureusement. Repris par un adulte sur la faute commise, il découvre alors que le langage est une chose commune et non individuelle : Ce mot, employé par moi jusqu’alors sans nulle conscience de son sens réel, comme une interjection pure, se rattache à « heureux » et, par la vertu magique d’un pareil rapprochement, il se trouve inséré soudain dans toute une séquence de significations précises. Appréhender d’un coup dans son intégrité ce mot qu’auparavant j’avais toujours écorché prend une allure de découverte, comme le déchirement brusque d’un voile ou l’éclatement de quelque vérité78.
Cette révélation est perçue par l’enfant comme un acte magique provoqué par le rapprochement de deux mondes : celui du langage socialisé et celui du langage autonome que l’enfant s’est approprié à partir du langage commun. L’accès au monde du langage partagé par tous fait figure de territoire merveilleux, inconnu jusque-là du jeune Michel. Le merveilleux provient non seulement de l’entrechoquement de deux réalités séparées, mais aussi dans la divulgation d’un ailleurs insoupçonné. Adulte, Leiris cherchera à retrouver cette satisfaction ancrée dans l’enfance. L’infime La psychanalyse aura appris à Leiris à retrouver l’esprit d’enfance qui consiste à être attentif aux détails jugés sans importance pour l’adulte. Ce qui l’intéressa dans l’œuvre de 78 Michel Leiris, Biffures [1948] (La Règle du jeu - I), Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1994, p. 12.
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Freud, c’est la valorisation de l’indice et du détail apparemment insignifiant, qui induit la règle fondamentale de la nonomission79. Ce qui paraît dépourvu d’importance et de signification est précisément le révélateur des motivations profondes d’un individu. Dans Psychopathologie de la vie quotidienne80, Freud explique comment certains actes anormaux, mais fréquents, de la vie quotidienne tels que les lapsus, les confusions, les actes manqués, les erreurs de lecture, etc., sont des effets du refoulement. Cette prise en compte des détails, Leiris l’adoptait dans le regard qu’il portait sur luimême, sur le monde et sur les hommes qu’il côtoyait. Ce qu’il appréciait chez Abba Jérôme, son traducteur abyssin lors de la mission Dakar-Djibouti, c’était sa capacité à percevoir le détail qui synthétise une situation. Malgré son côté fantasque et difficilement contrôlable, « c’est un homme qui a l’instinct poétique de l’information, c’est-à-dire le sens du détail apparemment insignifiant, mais qui situe tout et donne au document son sceau de vérité81 ». Ce qui impressionne l’auteur de L’Afrique fantôme, c’est qu’un détail puisse transfigurer un moment en y révélant sa spécificité. L’infime devient alors le révélateur de l’ensemble de la situation. Un souvenir que Leiris relate dans Fibrilles (ouvrage dans lequel l’auteur s’interroge sur la manière de concilier la poétique et l’éthique pour comprendre comment vivre) résume bien la force des détails qui parviennent à s’imprimer d’une manière indélébile dans la mémoire. Quelques années avant la Première Guerre mondiale, Leiris aperçut quelques photos dans un périodique illustré relatant une pièce à grand spectacle du Châtelet – Les Quatre Cents Coups du diable – une « divette costumée en Satan ». Cinquante ans plus tard, il se livre à une description extrêmement précise, émaillée de nombreux détails, de différents costumes que cette actrice portait lors du 79
Michel Leiris interviewé par Élisabeth Roudinesco, Magazine littéraire, op. cit, p. 46. 80 Sigmund Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne [1901], Payot, coll. « Petite Bibliothèque », 1986. 81 Michel Leiris, L’Afrique fantôme [1934] in Miroir de l’Afrique, Jean Jamin éd., Gallimard, coll. « Quarto », 1996, pp. 573-574.
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spectacle, ainsi que des actions qui se déroulaient au cours des tableaux. À la fin de la description, il note : Aussi brouillé que s’avère finalement le souvenir de cette féerie – lue sans doute plusieurs fois, mais dont à peine quelques scènes m’avaient été montrées par le détour de la photographie – il reste qu’elle me fit une impression assez forte que pour certains détails (exacts ou déformés) soient en moi plus vivants que telles réalités dont je pourrais rendre compte avec une moindre marge d’approximation82.
Lorsqu’un événement se déroule sur une longue durée, la mémoire n’en conserve que quelques bribes, celles qui ont eu un retentissement particulier sur la personne. La photographie a pour avantage sur l’image animée d’être fixe et ainsi, par une vision prolongée, la scène s’imprime durablement, voire définitivement. La conscience s’est portée sur des éléments précis, alors que des pans entiers du moment sont tombés dans l’oubli. Le détail est perçu par Leiris comme plus réel que la réalité, c’est-à-dire qu’il ne fait plus qu’un avec l’individu. De cette rencontre naît le merveilleux. La discrétion Le merveilleux que Leiris apprécie le plus n’est pas impressionnant, « trop merveilleusement merveilleux83 », mais issu du quotidien. Merveilleux sans effets de manches, qui n’est ni impression produite par une chose extraordinaire qu’on admet sans critique, ni même impression de cet ordre dont, sachant que rien d’illusoire n’y entrait, on aimera à se souvenir parce qu’il est beau que quelque chose d’aussi incroyable vous soit indubitablement arrivé, mais impression issue d’une chose si ordinaire 82 83
Michel Leiris, Fibrilles, op. cit., p. 157. Michel Leiris, Frêle Bruit, op. cit., p. 368.
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qu’on s’émerveille qu’elle impression si extraordinaire84.
puisse
produire
une
Il n’est pas nécessaire d’être situé dans un monde surnaturel, comme celui des contes de fées, le monde du merveilleux par excellence, dans lequel les événements n’étonnent pas (la règle fondamentale de ce lieu étant l’absence de contraintes et de logique), – mais tout simplement dans le monde terrestre. Pour Leiris, le don d’un simple objet devient merveille, en raison de sa capacité à susciter une remémoration du passé qui permet de revivre en pensée un moment heureux. Ainsi, une croix du Sud, cadeau que fait Khadidja85 à Leiris, possède le rôle de catalyseur pour traverser la frontière qui relie le monde naturel à celui de la mémoire, associée au surnaturel : « La croix, donc, qu’un certain temps j’avais gardée en poche comme une monnaie attestant une époque disparue ou comme le jeton d’entrée d’un paradis de mon invention m’échappa, de même que si souvent m’avait échappé, au sortir de mes rêves, l’objet qui m’eût prouvé qu’une fois au moins il y avait eu cette merveille86. » Le merveilleux que Leiris recherche est celui de la simplicité, peut-être parce que c’est celui qui est le plus accessible, ne demandant pas de vivre des aventures extraordinaires ou exceptionnelles ; surtout, il est d’autant plus merveilleux qu’il émane du quelconque, de l’anodin, de l’innocent. Son intensité se mesure à l’aune de la banalité : « Les bouts de merveilleux que j’ai donnés en exemple 84
Ibid., pp. 368-369. Mobilisé en tant que chimiste, en septembre 1939, dans le sud oranais, Michel Leiris narre dans Fourbis sa relation avec la prostituée Khadidja. Guy Poitry dans Michel Leiris, dualisme et totalité, op. cit., p. 276, analyse la relation de Leiris avec cette prostituée, en citant Joseph Chelhod dans Le Sacrifice chez les Arabes, « [...] le hajj antéislamique se célébrait à l’automne et “servait à régénérer la nature vieillissante par l’union du pèlerin avec des prostituées sacrées” – ce qui va dans le sens de cette sorte de coït rituel que Leiris, plus ou moins imaginairement, a pratiqué avec Khadidja : s’y combinent en effet volonté de régénération et initiation à des mystères, rencontre avec la divinité. » 86 Michel Leiris, Fourbis [1955], (La Règle du jeu - II), Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1991, p. 228. 85
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(échantillons, plutôt, de déclencheurs d’un merveilleux à ma mesure) sont – hormis un seul, cité presque par accident – des bricoles, guère moins futiles qu’une boîte à musique, un bibelot tarabiscoté, voire une farce-attrape87. » Les pouvoirs Fantastique et merveilleux Tzvetan Todorov, dans son Introduction à la littérature fantastique88, consacre de nombreuses pages au rapport entre le fantastique et le merveilleux dans la littérature. Il montre que le fantastique est l’hésitation qu’éprouve le lecteur – et éventuellement le personnage – sur le statut d’un événement étrange. Après avoir oscillé entre une explication naturelle et une explication surnaturelle, le lecteur et le personnage finiront, à la fin du roman, par déterminer la nature des événements survenus. Comme l’écrit Todorov : « Le fantastique occupe le temps de cette incertitude ; dès qu’on choisit l’une ou l’autre réponse, on quitte le fantastique pour entrer dans un genre voisin, l’étrange ou le merveilleux89. » Selon la définition du théoricien, le merveilleux est un genre autonome dans lequel les événements surnaturels ne surprennent ni les lecteurs ni les personnages, puisque le monde dans lequel ils se produisent nie les lois physiques et relève du pur imaginaire. Cependant, le terme de merveilleux tel que l’emploie Leiris ne désigne pas précisément le domaine étudié par Todorov (un monde qui ne nécessite aucune justification) : sous sa plume, tous les phénomènes, quels qu’ils soient, sont susceptibles d’être qualifiés de merveilleux, à condition de provoquer l’étonnement, le saisissement ou la stupeur90. 87
Michel Leiris, Frêle Bruit, op. cit., p. 347. Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique [1970], Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 1976. 89 Ibid., p. 29. 90 Dans le chapitre « Le merveilleux chez Wagner et chez Verdi », dans Operratiques, ouvrage posthume, Leiris oppose le merveilleux « féerique » chez Wagner et le merveilleux « surnaturel » chez Verdi. Ainsi, cette 88
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La notion construite par Leiris recouvre en fait, mais dans le champ du réel et non plus dans celui de la fiction, certaines catégories de Todorov : le fantastique-étrange (les événements qui paraissaient surnaturels sont expliqués rationnellement) ; le fantastique pur (les événements étranges restent inexpliqués) ; le fantastique-merveilleux (les événements présentés comme fantastiques sont expliqués comme surnaturels). Certaines occurrences relevées dans l’œuvre de Leiris pourraient participer de cette dernière classe, si l’auteur prenait explicitement parti pour une explication surnaturelle. Mais au contraire, il laisse planer le doute sans se déterminer sur l’origine de l’étrangeté qui survient, et oriente même une explication plausible. Ce peu ou cette absence d’explication provoque chez le lecteur un climat intérieur de nature fantastique. L’une des aventures survenues à Leiris est particulièrement troublante. Dans les dernières minutes qui précédèrent la mort de Colette Peignot, amie de Leiris et compagne de Georges Bataille, celle-ci fit le début d’un signe de croix à l’envers. Ce geste fit tressaillir Leiris et lui donna « la véritable horreur sacrée : grand froid qui [lui] courut dans l’échine et dont l’intime compagnon de la mourante [lui] assura peu après qu’il lui était apparu sous la forme d’une fulguration bleuâtre émanant de [sa] tête91 ». Dans Fourbis (ouvrage consacré à la mort et au courage qu’il faut pour l’affronter), Leiris ne donne aucune interprétation sur le sens qu’aurait pu avoir le geste de son amie92 ainsi que la cause qui fit émaner de lui une distinction de Leiris ressemble à celle de Todorov, même si les deux auteurs n’utilisent pas les mêmes appellations. Todorov distingue l’« étrange » du « merveilleux », alors que Leiris distingue, sous la bannière du merveilleux, le « féérique » et un « monde positif dans lequel fait irruption un être surnaturel terrible », p. 38. Voir Michel Leiris, Operratiques, POL, 1992, pp. 37-39. Le titre operratique est « construit à partir d’une juxtaposition de deux termes – opéra et erratique – qui, s’interpénétrant, prennent la valeur d’un jeu de mots, forment ce qu’on appelle un “mot-valise”. » « Note sur la présente édition » de Jean Jamin, p. 7. 91 Michel Leiris, Fourbis, p. 225. Voir également le même événement relaté dans Frêle Bruit aux pages 344-345. 92 En revanche, dans Frêle Bruit, Leiris donne une interprétation surnaturelle, purement rhétorique : « comme si un démon l’avait inspirée », p. 344.
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« fulguration bleuâtre ». En revanche, dans la section consacrée au merveilleux de Frêle Bruit, il revient sur cet événement. Il est suggéré qu’un mélange d’émotion et de fatigue pourrait expliquer le phénomène observé par Bataille autour de la tête de Leiris. Cette différence de point de vue est due à la teneur spectrale que Leiris veut donner à l’événement dans le chapitre consacré précisément à la mort dans Fourbis, alors que dans Frêle Bruit, l’événement sert d’illustration à sa thèse : le merveilleux n’est pas « infraction à la logique ou exception à la règle », mais emporte comme sur « un tapis volant93 ». Ces « pouvoirs » dont l’écrivain est porteur reposeraient sur un déterminisme généralisé. Un pandéterminisme94 Dans la vie quotidienne, les événements qui surviennent sont expliqués par une relation de cause à effet. Lorsque l’un d’eux reste sans motif, le hasard est invoqué (causalité isolée non liée aux autres séries causales) ou bien, dans un esprit plus scientiste, le surnaturel dont le principe repose sur la causalité généralisée. C’est ce que Todorov explique ainsi : « tout, jusqu’à la rencontre de diverses séries causales (ou “hasard”), doit avoir sa cause, au plein sens du mot, même si celle-ci ne peut-être que d’ordre surnaturel95. » Lorsque l’on est sensible au merveilleux, comme Leiris, chaque événement, le plus anodin soit-il, paraît être chargé de sens, une signification autre que celle qu’aurait trouvée une personne à l’esprit moins poétique. Le bijou de la croix du Sud, que la prostituée Khadidja donna à Leiris alors en poste en Algérie pendant la « drôle de guerre », est considéré par lui comme un objet susceptible d’appartenir à un autre monde. En sortant subrepticement le bijou, et en ne dévoilant pas son origine, Khadidja le pare de merveilleux : « bijou qu’elle 93
Ibid., pp. 345-346. La notion de pan-déterminisme est empruntée à Tzvetan Todorov, de même que le développement qui suit. 95 Tzevetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, op. cit., p. 116. 94
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semblait avoir fait mystérieusement sourdre du sol96. » Alors, la jeune prostituée fait figure aux yeux de Leiris de magicienne, « elle qui avait le pouvoir de faire surgir croix d’argent et anneaux d’or on ne sait d’où, comme par un coup de baguette invisible97 ». Dans ce cas de figure, le fait que l’objet n’ait pas d’origine devient un embrayeur pour l’imagination, qui refuse une interprétation surnaturelle avouée ; une quinzaine d’années plus tard, une aventure somme toute prosaïque sera transposée sur le mode du conte, avec tout un champ lexical propre au merveilleux. Dès qu’une faille apparaît dans le discours ou dans les événements, Leiris ressent le besoin de la combler par une fiction d’ordre surnaturel. Il se joue la comédie en connaissance de cause. Il faut remarquer qu’un déterminisme excessif et reconnu comme vrai, ce qui n’est pas le cas pour Leiris, est une marque de paranoïa. La conséquence de la surinterprétation est de croire que les relations que nous établissons entre les objets affectent ceux-ci, ne demeurant pas exclusivement mentales. Les transgressions Une relation peut s’établir entre l’esprit et la matière, un fait peut contaminer mystérieusement un autre, qui pourtant semblait ne pas être en relation directe avec lui. Dans L’Âge d’homme98, Leiris raconte que son oncle, acrobate de profession, était pensionnaire chez sa sœur en raison d’une fracture au poignet ; un jour, il causa par sa seule présence la chute de cette dernière et de son jeune fils (Leiris enfant) qu’elle tenait dans les bras, ce qui provoqua une effusion de sang et des blessures. L’enfant, tombé sur le menton, ressentit le besoin de trouver un responsable à sa douleur. Par un
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Michel Leiris, Fourbis, op. cit., p. 232. Ibid., p. 213. 98 Voir le chapitre « Mon oncle l’acrobate », L’Âge d’homme, op. cit., pp. 7677. 97
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raccourci saisissant, le poignet cassé de l’oncle devint « la cause première de l’accident99 ». Comme le remarque Jean Jamin dans sa présentation de L’Homme sans honneur, « faute à son poignet cassé qui, l’amenant sur le territoire de Leiris, provoque, par une étrange contagion de plaies et de bosses et par un non moins étrange emballement des gestes, toute une cascade de faux pas100 [...] ». Par un pouvoir obscur, selon la vision de l’enfant, une blessure pouvait se propager à grande vitesse, touchant tous ceux qui se trouvaient à proximité. La règle élémentaire (limite hermétique entre le physique et le mental) est ainsi annulée dans l’esprit de l’enfant, qui recompose une autre réalité par la seule puissance de son imagination (pensée magique), et construit des relations invisibles pour les adultes. Comme le remarque Todorov, l’enfant, comme le schizophrène ou le toxicomane sous l’emprise de la drogue, ne distinguent pas les différents cadres de référence – tandis que l’homme « normal » peut rattacher chaque fait à l’un d’entre eux seulement, sans confondre le réel et l’imaginaire. Sans forcément croire en une origine magique, il est évident que de certains objets émane une puissance que l’on reconnait au pouvoir qu’ils ont de nous attirer ou de nous repousser. Tel est le cas dans le domaine artistique, certaines œuvres (picturales, musicales, littéraires...) pouvant exercer sur nous une fascination – pour d’obscurs motifs inconscients – ou nous émouvoir. Dans le cadre d’une croyance magique aux objets, ceux-ci sont considérés comme des instruments intermédiaires entre le sorcier et le sujet sur lequel la magie est employée. En vertu du principe de contiguïté établi par James Frazer101, les choses qui ont été en relation continuent d’avoir une influence l’une sur l’autre même si la relation a cessé. Toute manipulation que le magicien effectue sur l’objet est ressentie par le sujet. 99
Ibid., p. 77. Jean Jamin, « Présentation » in Michel Leiris, L’Homme sans honneur, op. cit., p. 22. 101 James Frazer, Le Cycle du rameau d’or [1890], Robert Laffond, coll. « Bouquins », 1981. 100
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Les castagnettes que la cantatrice – la tante Claire – utilise pour jouer le rôle-titre de Carmen sont ainsi contemplées avec émerveillement par Michel Leiris enfant : [...] accessoire de théâtre et – telle une baguette de fée que j’aurais pu toucher du doigt – emblème d’une magie ainsi brusquement introduite entre les quatre murs d’un salon, ou bien preuve formelle de multiples capacités de cette belle et bonne chanteuse d’opéra que j’avais le bonheur d’approcher, grâce à la parenté qui nous liait102. Le personnage de Carmen est confondu par le jeune enfant avec la cantatrice qui par métier passe d’un rôle à l’autre en se parant de costumes et d’accessoires. La paire de castagnettes appartenant à Carmen, personnage fictif, a par elle-même la capacité de transformer la tante en ce personnage de gitane aux pouvoirs multiples. L’objet conducteur de fluide relie le rôle à l’actrice. Ce phénomène de transformation, à la frange du surnaturel pour l’enfant qui hésite sur l’origine à lui accorder, est aussi la qualité que requiert le métier d’acteur : être capable de se fondre dans un rôle. La transgression des frontières entre l’esprit et la matière s’accompagne, par conséquent, de l’effacement entre l’objet et le sujet. Bien que la faculté de télépathie ne soit pas reconnue par la science, il semble possible qu’un individu plongé dans un certain état psychologique communique par la pensée avec un autre. Dans le cas de figure qui suit, il est comique, et aussi pathétique, de constater que « l’autre » se révèle être un animal avec lequel il est possible d’instaurer une communication qui dépasse le langage articulé. De nombreuses années après sa tentative de suicide en 1957, Leiris, en se promenant avec sa chienne Dine, pénètre dans une tour en ruine. Or, ce lieu avait été envisagé, bien avant la tentative de suicide, pour être « le dernier réceptacle de [son] corps vivant, à l’époque où [il] caressai[t] des projets de suicide103 ». Pour une raison mystérieuse, la chienne refuse de 102 103
Michel Leiris, Fibrilles, op. cit., pp. 138-139. Ibid., p. 198.
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pénétrer dans la tour. La communication entre Dine et Leiris ne se fait pas dans le présent de la situation, mais dans une relation trans-temporelle, comme si la chienne, possédant un sixième sens, ressentait le désir qu’avait eu son maître, plusieurs années auparavant, de mettre fin à ses jours. Bien que reconnaissant son goût prononcé pour ce type de situation troublante, Leiris en relativise la portée surnaturelle, et ceci dans un même mouvement : « Aussi tentante que soit une pareille explication (les mystérieuses antennes que posséderait mon amie Dine et qui l’éloigneraient d’un endroit auquel son maître avait pensé comme au théâtre le plus souhaitable de sa disparition), le sens commun m’empêche d’y souscrire104. » Face à ce type de fait, Leiris oscille en permanence entre une explication irrationnelle et une explication rationnelle, comme si deux tendances antagonistes se faisaient face. L’une serait le côté gauche (l’imagination, le mythe, le « là-bas ») et l’autre, le côté droit105 (la raison, le réel, l’« ici même »). Un autre phénomène similaire, et qui procure aussi un certain trouble, est la sensation d’être le récepteur d’un message uniquement destiné à soi-même, alors que celui-ci est censé être proféré à une foule. Lors de son séjour en Gold Coast (l’actuel Ghana), Leiris se rend le dimanche de Pâques, le 1er avril 1945, à la cathédrale de Kumasi pour assister à la cérémonie. Entrant au moment de la communion – mot prenant tout son sens ici –, il se sentit en parfaite osmose avec les fidèles qui l’entouraient : « Je me mêlai d’abord à la masse merveilleusement bariolée qui emplissait la nef et je m’y trouvai bien, éprouvant cette impression de paix, d’entente immémoriale avec la nature, qu’utopiquement j’ai toujours recherchée auprès des Noirs106 . » L’évêque blanc qui officiait prononça un sermon en anglais dont l’un des thèmes portait sur l’histoire de Jonas. Cette histoire biblique émut particulièrement Leiris, étant en 104
Ibid., p. 199. La distinction entre « côté gauche » et « côté droit » est empruntée à Robert Hertz, cité par Guy Poitry dans son ouvrage (Michel Leiris, dualisme et totalité, op. cit., p. 73) où sont récapitulées les oppositions qui traversent l’œuvre de Leiris. 106 Michel Leiris, Fibrilles, op. cit., p. 213. 105
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résonnance avec la théorie de Bachelard énoncée à son sujet dans ses cours à la Sorbonne107 et dans son ouvrage de 1948 La Terre et les rêveries du repos108. Le « complexe de Jonas » serait ainsi un désir profond de rentrer dans la matrice originelle, à la manière du prophète avalé par la baleine109. Le sermon semblait être prononcé pour Leiris lui-même, tant l’histoire représente en condensé le complexe dont il souffre : « Bien que cet épisode soit lié, je crois, à la promesse d’une résurrection et qu’il soit donc normal qu’on s’y réfère dans un sermon pascal, le rappel qu’en fit l’évêque me frappa autant que s’il m’avait été personnellement destiné, en vertu de quelque décret du sort110. » Quelques lignes plus loin, Leiris surenchérit sur le sens hautement signifiant qu’il attribue non plus cette fois au sermon, mais plus largement à l’ensemble des festivités : « Finalement, la fête à quoi une curiosité plus futile que savante m’avait poussé à assister [...] me parut de l’ordre des événements qui donnent après coup l’impression de n’avoir pas valu simplement par eux-mêmes, mais de s’être produits parce que nous étions seuls à pouvoir totalement les vivre111. » 107
Michel Leiris, à la date du 2 février 1947, note dans son Journal, p. 437 : « Une fille, qui suit le cours de Bachelard, m’a dit, il y a quelque temps que ce dernier, parlant d’Aurora aux étudiants, m’attribuait le “complexe de Jonas” (enfermé dans la prison viscérale qu’est le ventre de la baleine). » Denis Hollier, dans ses notes consacrées à Fibrilles dans l’édition de la Pléiade, p. 1541, précise que Bachelard avait donné à la Sorbonne, en 1946-1947, le cours intitulé « Le Rôle de l’imagination dans la connaissance des qualités matérielles ». 108 Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos, José Corti, 1948, pp.125-128. 109 Paradoxalement, le chapitre V « Le Complexe de Jonas » n’évoque pas l’œuvre de Leiris. Cependant, dans le chapitre IV « La Maison natale et la maison onirique », il écrit aux pages 124-125 : « Qui fait de l’introspection est son propre Jonas, comme nous le comprendrons mieux quand nous aurons amassé, dans le prochain chapitre, des images assez nombreuses et assez variées du complexe de Jonas. » C’est à partir des pages suivantes que Bachelard commente les premières pages d’Aurora à partir de sa constatation : « Mais comme aucun philosophe n’acceptera la responsabilité de personnifier la synthèse de la dialectique Baleine-Jonas, adressons-nous à un écrivain qui se donne pour loi de saisir les images à l’état naissant, quand elles ont encore toute leur vertu synthétique. », p. 125. 110 Michel Leiris, Fibrilles, op. cit., p. 215. 111 Ibid., p. 216.
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En surinterprétant le monde dans lequel il vit, Leiris le conçoit donc comme un monde qui n’existe que pour lui. Ce sentiment que le monde existe pour soi correspond à l’orientation philosophique de l’idéalisme dont une des formes, que Leiris pratique, « tend à ramener l’existence à la pensée individuelle112 ». L’être existe uniquement dans le regard de celui qui observe, il ne vit que par et pour lui. En disparaissant, l’observateur entraîne l’objet observé dans le néant. La croyance dans le don de double vue et d’autres pouvoirs faisant appel au sixième sens fait référence implicitement à un monde suprasensible.
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André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, op. cit., article « Idéalisme », pp. 435-444. Jules Lachelier, dans le complément de bas de la page 438, indique : « L’idéalisme, au sens philosophique, consiste, ce me semble, à croire que le monde [...] se compose exclusivement de représentations, et même de mes représentations, actuelles ou possibles, matérielles ou formelles. [...] Mais n’existe-t-il que mes représentations ? – Pour moi et dans mon monde, oui ; mais il peut y avoir d’autres systèmes de représentations, d’autres mondes, en partie parallèles, en partie identiques au mien : parallèles dans tout ce qu’ils ont de sensible, les représentations des autres sujets sentant différant des miennes selon la différence des points de vue, comme le voulait Leibniz ; identiques dans tout ce qu’ils ont d’intelligible, c’est-à-dire de mathématique ou de métaphysique, car la représentation du temps, de l’espace, de la causalité, de la finalité ne peut pas différer d’un sujet pensant à un autre. »
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L’AUTRE MONDE
Les frontières La contraction de l’espace Il n’est pas toujours aisé de déterminer où passent les frontières qui délimitent les deux mondes. Comme l’écrit Pierre Mabille : « [...] le merveilleux est partout. Compris dans les choses, il apparaît dès que l’on parvient à pénétrer n’importe quel objet113. » C’est la qualité du regard qui permet de passer de l’autre côté du miroir. L’enfant, par excellence, a le pouvoir de transformer ce qui l’entoure en monde parallèle. Pour le jeune Leiris, le jardin de la maison est « [...] une enclave partiellement inconnue insérée dans le monde connu114 [...] » d’où se dégage une étrangeté due au contraste que représente la nature, même policée, par rapport à la ville. En effet, un jeune campagnard ne perçoit probablement pas son environnement comme inquiétant, étant habitué à distinguer toutes les manifestations qui s’y produisent. Mais par son imagination, l’enfant crée un monde de toutes pièces, faisant abstraction de la réalité. Ainsi, Michel et ses frères jouaient aux Peaux-Rouges dans le jardin en s’imaginant se trouver dans un cadre sauvage. Le jardin devient une immensité en raison du pouvoir « de l’extrême jeunesse qui permet – grâce aux projets séduisants qu’on y fomente – de distendre les frontières d’un lieu, en fait, exigu et de faire entrer l’infini dans son peu d’étendue115 ». L’intérêt extrême pour une activité fait oublier le lieu et le 113
Pierre Mabille, Le Miroir du merveilleux [1940], Éditions de Minuit, 1962, p. 32. 114 Fibrilles, op. cit., p. 60. 115 Ibid., p. 61.
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temps dans lesquels on vit, pour se consacrer pleinement à sa passion. Pour Leiris adulte, la table d’écriture est un « tapis volant116 » sur lequel il peut se remémorer le passé lointain. Au cœur même de notre monde, il est possible de tracer imaginairement des lignes qui procurent la sensation de s’isoler loin de la multitude, et d’atteindre l’inconnu. La fiction des zones Lors d’une matinée poétique à la mémoire de Max Jacob117 , disparu au camp de Drancy après son arrestation par les nazis, Leiris fit une allocution suivie d’une lecture de textes du poète. L’intervention consistait à lire un texte dactylographié et non d’improviser. Ce dispositif rassurant offrait au conférencier un rempart contre le risque que représente une parole spontanée, capable de s’enrayer, « de [s’] empêtrer dans [le] discours118 ». Les feuillets qu’il tenait en main représentaient pour lui un autre point d’appui facilitant la lecture. Enfin, la table derrière laquelle l’orateur se tenait debout, en le cachant partiellement du regard des spectateurs, remplissait le même rôle. Tous ces dispositifs sont destinés à combattre une timidité excessive qui l’empêche de déployer ses capacités avec aisance. En exposant son corps, Leiris a le sentiment de se situer de l’autre côté d’une frontière, de ne pas être dans la partie profane dévolue au public. C’est la convergence des regards vers la même personne qui partage l’espace en deux parties : les autres et lui, les spectateurs et l’acteur. Au moment de son discours, éclairé par une rangée d’ampoules qui l’éblouissent, Leiris constate : « je n’avais devant moi qu’un trou noir, au-delà de la limite ainsi tracée comme la séparation stricte de deux mondes : quelques mètres carrés de plancher, base de ce qui était notre espace à nous, bien défini et éclairé ; puis la salle, si obscure qu’elle avait l’air de ne pas exister119. » Ce n’est donc pas le 116
Ibid., p. 8. Né Juif, Max Jacob fut arrêté le 24 février 1944 par la Gestapo d’Orléans et mourut d’une pneumonie au camp de Drancy le 5 mars 1944. 118 Fourbis, op. cit., p. 41. 119 Ibid., p. 142. 117
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public qui fait une discrimination, mais l’orateur qui crée luimême un fossé renforcé par la lumière. Les personnes venues écouter ses collègues et lui représentent pour Leiris un espace aveugle dont les bruits prouvent qu’il est bien habité. Protégé par l’éblouissement, il se sent, le temps que ses yeux s’accoutument à la lumière, « en proie [...] à une sorte d’ivresse120 ». L’obscurité n’est donc pas angoissante, au contraire, elle lui donne la sensation d’être dans une zone protégée des forces maléfiques représentées par le public, potentiellement capables d’adresser des reproches et des jugements. Tous ces garde-fous employés pour se préserver sont perçus comme des objets propres à détourner les forces malignes : Ainsi, l’homme qui s’apprête à évoquer les démons doit-il se poser de multiples questions quant à l’efficacité des talismans dont il dispose et quant à celle du cercle magique qu’il ne manquera pas de tracer, limite propre à l’isoler des créatures maléfiques dont il a tout à craindre s’il ne parvient pas à les subjuguer121.
La frontière est, en elle-même, un lieu qui produit le merveilleux. Ce n’est pas seulement une coupure qui partage le monde rationnel du monde irrationnel, mais c’est aussi la tension entre deux styles, qui engendre un sentiment d’étrangeté. Le mélange est une des caractéristiques du baroque où peut s’exprimer le goût du déguisement, de l’ornementation et du mouvement. Revenu chez lui, après un séjour à l’hôpital consécutif à sa tentative de suicide (dans la nuit du 29 au 30 mai 1957), Leiris, encore convalescent, pour sa « sortie inaugurale122 » se vêt d’un costume grisâtre, trop large, et entoure son cou d’un mouchoir rose pour dissimuler la plaie non encore cicatrisée, trace laissée par une trachéotomie. Cet accoutrement, très éloigné de son style habituel fait d’élégance classique, représente à ses yeux un personnage qui le fascine : « quelqu’un qui, sans être un 120
Ibid., p. 43. Ibid., p. 41. 122 Fibrilles, op. cit., p. 181. 121
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bohème non plus qu’un déclassé, reste en marge faute de coller exactement aux choses et – tel Hamlet toujours à la charnière du monde commun et d’un autre – se meut dans la zone équivoque où le fantastique prend naissance123 . » Ainsi, sans pouvoir vraiment choisir une voie unique, Leiris a continuellement oscillé entre les contraires. L’amour et le rejet ne font qu’alterner : en témoignent la littérature, qu’il ne cesse de critiquer tout en continuant d’écrire, ou encore les diverses activités (ethnologie, voyages...) qu’il pratique, tout en les remettant en cause, d’un même mouvement. Le besoin de se créer un personnage fictif montre l’instabilité de son identité ; Leiris agit, dans une certaine mesure, comme un acteur qui endosse des rôles les uns à la suite des autres, en fonction des pièces dans lesquelles il est engagé. La thèse de son étude sur la possession124 repose sur l’idée que le possédé, dans un but thérapeutique, simule la possession tout en se persuadant de l’authenticité de la transe. Il y a donc un jeu entre le vrai et le faux, l’authentique et l’inauthentique, la sincérité et la mauvaise foi. Nous voyons que cet objet d’étude rejoint les préoccupations personnelles de l’écrivain – l’intérêt que l’on porte à un sujet correspond bien souvent à un questionnement personnel. À travers l’autre, je sonde mes propres mystères. Dans une lettre envoyée à sa femme Louise, surnommée Zette, pendant la mission Dakar-Djibouti, Leiris écrit : « [...] le personnage “voyageur” n’est pas pour moi un rôle, mais le seul personnage que je sois avec sincérité125 . » Il rejoint donc l’attitude ambiguë des possédés de Gondar qui jouent, mais avec authenticité, le personnage visité par les forces surnaturelles. Le discours de Leiris est paradoxal : le « voyageur » n’est pas un « rôle », tout en étant un « personnage ». Ces deux derniers mots placés entre guillemets appartiennent au champ lexical du théâtre et évoquent, par 123
Ibid., p. 182. Michel Leiris, La Possession et ses aspects théâtraux chez les Éthiopiens de Gondar [1958] in Miroir de l’Afrique, op. cit. 125 Michel Leiris, extrait de la lettre du 25 mai 1931 publiée in Miroir de l’Afrique, op. cit., pp. 104-105. 124
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conséquent, la comédie, la fiction, la mystification, l’absence de réalité. Pour qu’une représentation ait lieu, un accord tacite doit s’opérer entre les spectateurs et les acteurs. Les parties en présence oublient, le temps du spectacle, qu’il s’agit d’une mise en scène, d’une recréation de la réalité. L’acteur joue dans la vérité, en vivant le personnage qu’il incarne et le spectateur croit, au moins superficiellement, à ce qu’il voit sur la scène. La tentation de franchir la ligne de partage est grande pour qui veut s’extraire du profane. Le viol du seuil La frontière est aussi une des caractéristiques du sacré, sœur du merveilleux. Elle est le trait distinctif que les hommes tracent pour partager le monde entre ce qui est accessible et autorisé (le profane), et ce qui relève du caché et de l’interdit (le sacré). Comme l’écrit Leiris, « il y a sacré à partir du moment où il y a dichotomie bien tranchée, hétérogénéité, seuil. Notions de transgresser, outrepasser, franchir un seuil126 ». Cependant, sa vision du sacré n’est pas associée à une adoration passive devant un mystère insondable, mais plutôt à l’envie de le percer, de passer de l’autre côté du miroir, dans une partie invisible. À l’instar d’un enfant qui cherche à connaître ce qui lui est dissimulé, Leiris tente d’outrepasser l’interdit et de « mettre les pieds dans le plat », une des expressions idiomatiques dont il aime émailler son discours127 . Ainsi, en passant d’un domaine à un autre, il se donne l’illusion d’être un héros prométhéen qui s’oppose aux dieux. Le lendemain des deux journées pendant lesquelles eut lieu le vol des konos, lors de la mission Dakar-Djibouti, Leiris avoue dans son journal, à la date du 8 septembre 1931, que « c’est l’idée de la profanation128 » qui le pousse à dérober des 126
L’Homme sans honneur, op. cit., p. 93. Par exemple dans l’entretien que Michel Leiris a accordé à Jean Schuster, Entre augures, Terrain vague, coll. « Le désordre », 1990, p. 35. 128 L’Afrique fantôme, op. cit., p. 196. 127
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fétiches, alors que pour Maurice Griaule, le chef de la mission, la motivation de cet acte est d’ordre scientifique : enrichir d’objets africains le musée d’ethnographie du Trocadéro et mieux connaître les cultures concernées. Dans le sacré, c’est donc la transgression qui retient l’attention de Leiris. Celui-ci cherche à faire entrer le profane à l’intérieur du sacré et, par conséquent, à être un blasphémateur conscient de son acte, qui abat la frontière entre le profane et le sacré. En effet, dans le cas du vol des konos, Leiris, en entrant en contact avec le fétiche, commet un sacrilège au regard de la croyance des Bambaras dont le masque est le garant de la bonne entente entre les villageois. On perçoit un nouveau paradoxe leirisien : il cherche à faire cohabiter les opposés, tout en sachant que l’abolition de la ligne de démarcation entraîne la disparition de ce qu’il vénère – le sacré. La croyance en la puissance du kono émane des Bambaras et non de l’ethnologue qui ne la partage pas, mais celui-ci a tout de même le sentiment de commettre un sacrilège en s’identifiant à ceux dont il vole l’objet. Cependant, le désir de « franchir le Rubicon » reste souvent à l’état de projet théorique et préserve de ce fait le sacré. Car le danger d’entretenir le sacré « artificiellement » par des rites, comme dans la religion établie, est de lui faire perdre sa vérité profonde et de le transformer en simulacre dépourvu d’intense spiritualité. Voici ce qu’en dit Leiris : Le sacré ne peut être que jaillissement d’une étincelle au moment où le geste se ritualise (avant de, rite, se refroidir), où la communication s’établit (avant que, le voile supprimé, tout se trouve galvaudé). Durée plus ou moins longue de ces moments, qui – même s’ils se prolongent durant des jours, voire des semaines – ne sont malgré tout que des “moments” (phases de tension particulière, impossibles à stabiliser)129.
129
L’Homme sans honneur, op. cit., pp. 130-131.
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Pour accéder au merveilleux, certains moyens se révèlent plus efficaces que d’autres : le langage, l’amour, la mort. Les portes L’abolition du rationnel Le hasard se révèle être une source d’intensité plus efficace qu’une recherche logique des manifestations merveilleuses, mais celles-ci, trop parcimonieuses, n’offrent pas suffisamment de satisfaction à Leiris, pour qui le besoin d’être surpris, d’entrer en relation avec l’étonnant est une nécessité. Une des idées qui font l’unanimité chez les surréalistes est que la rationalité est nuisible, en limitant les ressources humaines, lorsqu’elle ne s’accompagne pas de la rêverie et de phénomènes extra-rationnels qui font appel essentiellement à l’inconscient. En 1924, Leiris remarquait que [...] le merveilleux [...] prend naissance dans le rejet déjà de cette logique stupide comme toutes les bornes, et dans une vaste aspiration vers le nouveau, l’inconnaissable, l’énorme forêt pleine d’aventures et de périls, le sol vierge où nul chemin n’est tracé, la lande absolument pure de l’esprit qu’aucune charrue logique jamais n’a déchirée130... Pour cela, l’intelligence doit laisser la place aux sensations qui permettent d’accéder à une part inconnue, présente en chacun de nous. Le merveilleux se révèle être le contenu qui, dissimulé, est parvenu à s’extraire de la gangue dans laquelle il habitait pour apparaître pour la première fois. En effet, pour celui qui est étranger à une culture, ce qui n’a jamais été entrevu prend une valeur extraordinaire, alors que l’autochtone, qui est totalement adapté à son environnement, 130 Michel Leiris, Fragments d’un essai sur le merveilleux, op. cit., f. 1. Voir Essai sur le merveilleux dans la littérature occidentale in La Règle du jeu, op. cit., p. 1061.
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remarque difficilement les divers éléments qui le composent. Comme l’écrit Leiris, « si la notion de merveilleux était assez puissante dans l’esprit des hommes [...], tous les faits deviendraient des miracles, même les plus habituels131 ». Avoir un « regard neuf » a longtemps été une des conditions de la pratique de l’ethnologie ; l’ethnologue occidental étudiait non pas sa propre société, mais une culture exotique qui déclenchait en lui un sentiment d’émerveillement, à savoir un climat propice à l’observation d’aspects particuliers inconnus à sa culture. Quand Leiris précise dans Fragments d’un essai sur le merveilleux : « même les plus habituels », il suggère que l’ensemble des faits est étonnant, même à l’intérieur du commun, à condition que l’individu ait le désir de percer l’écorce du visible. Les enfants, en bons ethnologues, savent regarder avec étonnement ce qui demeure banal pour l’adulte. La première condition pour entrer dans le merveilleux est donc de rester à l’écoute de soi-même pour entrevoir la faille par laquelle on peut s’engouffrer. Le langage est une des voies pour explorer les contrées encore non défrichées et par conséquent, il est un moyen pour passer dans l’autre monde. Les mots, la voix Certains mots ou idées au pouvoir enchanteur, trouvant une résonnance dans la sensibilité collective, sont capables de déclencher des actions dépassant le cadre rationnel. En témoigne le lexique de la politique : « liberté », « égalité », « fraternité », « révolution », qui ont été le fer de lance de nombreux mouvements historiques et sociaux. Leiris, luimême, est sensible à ces notions et particulièrement à celle de « fraternité », « l’un des mots les plus émouvants132 ». Le dernier jour d’une mission d’étude en Côte d’Ivoire portant sur la crise de la main-d’œuvre, le 8 mai 1945, il décide de quitter une cocktail party « en proie au désir que depuis midi 131 132
Ibid., f. 2 ; ibid., pp. 1061-1062. Fourbis, op. cit., p. 157.
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[il] avai[t] d’une fraternité133 ». Cette recherche obsessionnelle de camaraderie, ponctuée de rencontres burlesques, plus décevantes les unes que les autres, est jugée par Leiris trop empreinte de grandiloquence, de volontarisme forcené, pour former une véritable fraternisation134 . Ainsi, une idée porteuse de grandeur peut finalement aller à l’encontre de ses attentes. Ici, le merveilleux attendu s’est transformé en désillusion. Bien qu’il ait été impliqué dans la vie politique française, pris position dans de multiples pétitions, et souhaité l’avènement de la révolution socialiste mondiale, Leiris ne possédait pas une foi suffisamment forte pour défendre avec conviction ses idées. La construction de son œuvre littéraire lui importait avant tout, même s’il reconnaissait qu’il ne pouvait pas complètement ignorer le sort du monde, attitude qui aurait entaché le sens de sa recherche personnelle, ce que la proposition suivante résume bien : « Unir les deux côtés entre lesquels je me sens partagé, formuler une règle d’or qui serait en même temps art poétique et savoir-vivre, découvrir un moyen de faire coïncider le là-bas et l’ici même, d’être dans le mythe sans tourner le dos au réel, de susciter des instants dont chacun serait éternité135 . » Les mots isolés ne sont pas les seuls à posséder des propriétés aptes à émouvoir Leiris : le langage dans toute son étendue est un instrument aux multiples ressources. En effet, le langage permet d’avoir une action tant bénéfique que maléfique sur la vie des hommes, par le recours à la magie. La croyance en une force surnaturelle immanente à la nature est nécessaire pour qu’il y ait effectivement un résultat tangible. Le magicien, contrairement au prêtre, dialogue directement avec les forces de la nature sans passer par l’intermédiaire de Dieu qui, par son caractère transcendantal, est placé sur un autre plan. Des incantations magiques, lors de cérémonies, sont destinées à agir sur les esprits, afin d’orienter le cours de 133
Ibid., p. 165. Le périple extravagant comprend : une rencontre de marins en goguette, un heurt avec un officier, une promenade avec trois hommes noirs qui finissent par l’agresser, puis une nouvelle rixe avec un gradé de la marine qui était pourtant venu à son secours. 135 Fibrilles, op. cit., p. 234. 134
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l’existence d’une personne en lui apportant des désagréments (magie noire) ou des bienfaits (magie blanche). Les chants sont particulièrement aptes à procurer l’enchantement. Lors des wädaga, les réunions où sont invoqués les zar, des chants du même nom sont destinés à ce que ces démons se manifestent, puisque chaque chant correspond à un zar ou à sa catégorie. Les chants sont complétés par des transes – qui se manifestent par le gurri (mouvement en arrière de la tête) – pendant lesquelles le zar décline son identité à travers la bouche du possédé. Ainsi localisé, l’esprit renoncera à tourmenter le patient, après avoir reçu la promesse qu’une série de sacrifices sera effectuée en son honneur136. En résumé, le rituel est accompli pour amadouer l’esprit et le détourner du malade sur une autre personne, ou encore en le substituant à un autre esprit plus inoffensif. Dans le cas du rite du holle hore137 (« fête des esprits »), ce n’est plus le patient qui rend hommage aux esprits qui le possèdent, mais ce sont ces derniers (ginni) qui font chanter les personnes possédées par le goût du chant. Par ce renversement, les esprits instrumentalisent le patient en utilisant son organe vocal. On perçoit l’aspect étonnant de ces divers phénomènes, qui déploient des couleurs merveilleuses faites de sacrifices où coule le sang, de possessions où les esprits s’expriment à travers « le cheval », de chants et de danses mettant en rapport le monde visible avec celui invisible. Mais l’enchantement ne se découvre pas seulement à la vision de spectacles venus d’horizons lointains, il se dégage aussi dans la vie occidentale. La voix a un effet enchanteur sur les humains, qui peuvent se laisser bercer par un air sans forcément connaître l’origine de ce qui les émeut : la mélodie, les paroles ou tout simplement la voix qui donne des intonations particulières.
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Michel Leiris, La Croyance aux génies zar en Éthiopie du Nord [1938] in Miroir de l’Afrique, op. cit., pp. 934-935. Voir également La Possession et ses aspects théâtraux chez les Éthiopiens de Gondar, ibid., p. 991. 137 La Possession et ses aspects théâtraux chez les Éthiopiens de Gondar, ibid., p. 994.
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Lorsque Leiris, pendant son enfance, entendait chanter sa tante Claire, chanteuse d’opéra soprano, il raconte qu’il éprouvait un sentiment d’enchantement : « Lorsqu’elle chantait, la voix richement timbrée ne semblait ni sortir de sa gorge ni arriver à vos oreilles. C’était une onde qui vous enveloppait, vous émouvait sans qu’on sût d’où venait exactement son pouvoir138. » Et il indique, en empruntant le lexique adéquat, le caractère féerique que la voix représentait pour l’enfant qu’il était : « [...] je me laissais en toute simplicité enivrer par le philtre vocal dont, nature elle-même sans détours, elle possédait comme de naissance le secret de fabrication139. » En associant le don à une bénédiction, si ce n’est celle des fées penchées sur le berceau, du moins celle due à la nature généreuse, Leiris réactive l’avis généralement partagé sur le caractère inné des qualités personnelles. Certaines paroles peuvent aussi prendre un aspect surnaturel, comme les prophéties, appelées aussi oracles. La prophétie repose sur la croyance qu’il est possible de deviner l’avenir par pressentiment ou par conjecture. En étudiant les possédés de Gondar, Leiris note que « des chants à visées prophétiques sont fréquemment proférés par les possédés professionnels et consistent, s’ils ne se limitent pas à une plainte très générale sur les vicissitudes de l’époque, en l’annonce de tel grand événement qui est pour se produire140 ». Pour preuve de ce qu’il avance, il mentionne dans une note le fait que Mälkam Ayyähu, la grande prêtresse des zar, a prédit, en 1932, l’envahissement de l’Éthiopie par les troupes de Mussolini, survenu le 3 octobre 1935. En étudiant le culte des possédés aux zar, Leiris ne prend pas position sur le peu de vraisemblance d’un tel don de divination, par exemple en rationalisant la manière dont elle aurait pu avoir connaissance d’une telle invasion, mais se contente d’apporter une information brute. Il se place du point de vue des possédés sans chercher à expliquer comment peuvent exister les prodiges dont il est spectateur, même si la 138
Fibrilles, op. cit., p. 139. Ibid., p. 140. 140 La Possession et ses aspects théâtraux chez les Éthiopiens de Gondar, op. cit., p. 991. 139
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tonalité générale de l’étude est d’indiquer que les cas de possession sont avant tout une manière pour les adeptes de fuir leurs responsabilités ou pour chercher à renforcer leur autorité – comme l’indique Jacques Mercier dans sa présentation de La Possession et ses aspects théâtraux chez les Éthiopiens de Gondar141. Dans sa vie personnelle, Leiris, porté à la transfiguration, interprète toute manifestation même anodine comme empreinte d’un quasi surnaturel. Au moment de quitter Béni-Ounif, la ville garnison où il a servi pendant la « drôle de guerre », Leiris se rend à la maison close où travaille Khadidja, une prostituée avec laquelle il a vécu des moments de communion intense, tant physique que spirituelle. Installée en plein soleil devant l’établissement, la jeune femme, voyant le sergent Leiris nutête, prononce une phrase que le soldat trouve sibylline : « Tu n’as pas peur du soleil... » Cette phrase de la plus grande simplicité est immédiatement auréolée de tout un faste d’explications plausibles. En effet, toute phrase peut receler des sens divers, et c’est seulement le contexte qui détermine celui qu’il faut lui attribuer. Leiris, dans cette situation, met un zèle particulier à ébaucher des explications, alors que l’observateur pressé tiendrait pour évident un sens univoque et littéral, sur le ton de la constatation : cet homme ne craint pas le soleil. Au contraire, il y voit une signification mystérieuse, même s’il fait l’inventaire, dans un second temps, de l’ensemble des possibilités imaginables : « Je m’étais plu à imaginer qu’elle avait, parlant sur le ton neutre et presque absent d’une sibylle, défini mon destin comme l’eût fait un émissaire de l’au-delà me révélant un pacte qui m’aurait lié à l’élément solaire142. » Ce qui renforce la croyance de Leiris en une signification d’ordre surnaturel est que, précisément, il attribue un sens caché, obscur, énigmatique au propos énoncé par une prophétesse (une sibylle143), intermédiaire avec l’autre monde. 141
Jacques Mercier, « Présentation » de La Possession et ses aspects théâtraux chez les Éthiopiens de Gondar, op.cit., p. 907. 142 Fourbis, op. cit., p. 220. 143 Voir l’article « Sibylle » dans le Dictionnaire culturel de la mythologie gréco-romaine, op. cit. : « Femme inspirée par les dieux, qui, selon les
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En gardant possibles toutes les hypothèses, son imagination peut s’extraire de la rationalité et parer de merveilleux une phrase apparemment tout à fait neutre. L’aspect mystérieux provient de la manière de Khadidja de prononcer ces quelques mots, plus que de leur signification propre. Ils sont perçus comme un « oracle » émis par « un ange sans grade144 », comme si « la sentence était venue de très loin, par le canal de sa voix toujours un peu rauque et trop inhabile à manier les sons français pour que je pusse discerner si la phrase ainsi articulée était constatation pure ou impliquait une nuance interrogative145 ». En précisant que Khadidja avait un accent, Leiris suggère une nouvelle explication, sans la formuler véritablement, du fait que les paroles proférées lui ont paru empreintes d’étrangeté. Tout ce qui tend à se différencier de la norme (ici, la langue française issue de la métropole) a effectivement une apparence exotique, voire étrange pour le Parisien qu’est Leiris. Si la voix est émouvante, c’est qu’elle appartient bien souvent à une femme, traditionnellement considérée comme l’accompagnatrice qui introduit dans l’ailleurs. L’amour Leiris, en ayant vécu une relation physique et spirituelle intense avec une prostituée, confère une certaine grandeur à l’amour. Paradoxalement, c’est le fait d’avoir vécu une histoire humainement forte avec une professionnelle qui donne un statut particulier à l’amour, force capable de trouver à séjourner là où normalement ce sentiment n’a pas droit de cité. Alors que les souvenirs de Leiris pourraient être perçus comme une série de visites sans poésie d’un soldat au BMC (bordel militaire de campagne), l’aventure que décrit Leiris dans le chapitre de Anciens, avait le pouvoir de prédire l’avenir. À l’origine, Sibylle était le nom d’une jeune fille légendaire douée du don de prophétie ; il désigna ensuite toutes les prophétesses. », pp. 220-221. 144 Fourbis, ibid., p. 183. 145 Ibid., p. 217.
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Fourbis intitulé « Vois ! Déjà l’ange... » devient, par la magie de l’écriture, une reconstruction dans le genre des Mille et Une Nuits : la répétition de l’onomatopée « et cric ! et crac ! » nous invite à lire ce récit dans le registre du conte. C’est dans ce paradoxe (qui heurte le bon sens) que se manifeste le merveilleux. Comme l’écrit Pierre Mabille dans Miroir du merveilleux : « La magie est l’ensemble des opérations par lesquelles peuvent se réunir ces êtres séparés par l’espace hostile ou par la malveillance des hommes. Grâce aux rites secrets, les résistances seront vaincues146. » Dans la situation que décrit Leiris, ce sont le lieu (le BMC) et les conventions du genre (l’amour est absent des maisons closes) qui feraient obstruction à la naissance du sentiment. En outre, la prostituée doit se montrer impassible avec ses clients, en ne manifestant pas l’ombre d’un plaisir avec eux. Guy Poitry résume par une formule l’attitude de la professionnelle : « c’est une “marmoréenne”147», une femme qui a l’apparence du marbre, une image glacée qui se contente d’accomplir son travail sans émotion et de manière stéréotypée. Contre toute attente, avec le sous-officier Leiris, Khadidja montre quelques signes de contentement, « quelque chose comme les pulsations ou contractions légères qu’on pourrait percevoir au fond d’une galerie de mine si la terre était vivante et si les hommes qui la travaillent, perdus dans ses replis, recevaient une réponse émanée du plus lointain de ce grand animal sensible148 ». La relation sexuelle entre les deux protagonistes est plutôt dictée par l’envie de Leiris d’atteindre une communion des corps et des âmes que le désir brut d’accomplir l’acte. Ayant toujours eu une grande difficulté à vivre des moments de plénitude avec ses prochains et plus particulièrement avec une partenaire amoureuse, il voit en l’amour physique « la communication avec autrui [la] forme littéralement la plus nue149 » et « la grande source de merveilleux150 ». 146
Pierre Mabille, Miroir du merveilleux, op. cit., p. 260. Guy Poitry, Michel Leiris, dualisme et totalité, op. cit., p. 221. 148 Fourbis, op. cit., p. 210. 149 Ibid., p. 208. 150 Ibid., p. 23 147
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La femme, dans le genre de la littérature merveilleuse, est traditionnellement considérée comme la médiatrice qui relie l’homme au cosmos. Sans sa présence, l’homme va au hasard, sans parvenir à trouver ses assises. Parce qu’il permet d’éprouver la sensation d’atteindre l’infini en s’y fondant, l’amour est la « seule possibilité de coïncidence entre le sujet et l’objet, seul moyen d’accéder au sacré que représente l’objet convoité dans la mesure où il est un monde extérieur et étrange151 ». Si l’amour physique est considéré avec autant d’intérêt par Leiris, qui aime explorer les zones obscures, c’est qu’il offre un avant-goût de ce que pourrait être la disparition, comme en témoigne l’expression de « petite mort » pour qualifier l’orgasme. La mort La peur Même si Leiris a cherché toute sa vie à connaître la sensation d’être uni au genre humain, il a dû se résoudre à admettre le caractère éphémère de l’accomplissement, puisque toute vie est portée à la division. La disparition, dernière division qui sépare des vivants, a été son angoisse permanente, entachant son existence d’une vision pessimiste. Le premier chapitre de Fourbis (« Mors ») est consacré au thème de la mort et à toutes ses représentations. Il y est passé en revue les moments, de l’enfance à l’âge adulte, où Leiris a été mis en contact, si ce n’est avec la mort réelle, du moins avec son évocation et la peur qu’elle engendrait. Par définition inexplorable, la mort ne peut être qu’une conjecture, qu’une tentative de représentation. L’idée que Leiris s’en fait n’est pas une « glissade dans le néant que donne par exemple un malaise tel que l’évanouissement, mais celle ou bien de [se] trouver placé à la lisière de l’autre monde, d’en recevoir un message, voire même d’y être entré sans [s’]y être dissous, ou bien 151
Michel Leiris, L’Âge d’homme, op. cit., p. 176.
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d’embrasser du regard la marche de la vie et de la mort selon une optique d’outre-tombe152 ». Ne pouvant se résoudre à mourir, l’écrivain ne peut envisager la mort qu’en prenant le point de vue d’un mort encore vivant, qui se dédoublerait pour observer toute sa vie passée. Dans son imagination, il s’agit d’être un vivant doté de pouvoirs surnaturels permettant d’entrer en contact avec le territoire des morts ou d’y pénétrer en toute conscience. Bien qu’il se déclare athée, sa conception de la mort s’apparente à celle d’un chrétien pour qui la disparition n’est qu’un passage avant d’atteindre un monde parallèle (paradis, enfer, purgatoire) où l’on garde forme et conscience du temps de sa vie terrestre. Il y aurait en Leiris deux conceptions qui s’affrontent : celle qui prône l’abolissement de l’entité humaine en tant que conscience (athéisme) et celle, émanant de l’irreprésentabilité que cause la terreur du néant, qui conçoit une vie après la mort, ressemblant à une solitude complète. Un de ses souvenirs fondateurs, qui l’a mis en relation avec la mort, est lié à la solitude et à l’unicité. Âgé de quatre ou cinq ans, lors d’une promenade vespérale avec ses parents, Leiris entend un bruit, semblable à celui d’un insecte, qui l’effraie. La série d’explications s’oriente autour de la notion de solitude, de vide, d’isolement : heure tardive pendant laquelle dorment les gens, lieu désert et silencieux de la promenade. Pour résumer ses différentes hypothèses, il écrit dans un style magnifiquement tautologique : « Tout bien considéré, je pense que ce bruit disait une seule chose et que cette unique chose qu’il disait c’est qu’il était unique153. » La solitude est en effet liée à la mort dans la mesure où la personne seule, dans un espace vide et silencieux, éprouve plus facilement la mesure du caractère ontologiquement solitaire de l’être humain, et en cela associe sa présence à la finitude, à la sensation d’avoir la mort en soi-même. Le corollaire de cette constatation est que chaque personne meurt pour elle-même et, comme le constate Leiris, « que – de même que nous pouvons veiller quand d’autres sont endormis – quelque chose peut être 152 153
Fourbis, op. cit., p. 23. Ibid., p. 27.
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vivant sans nous » ; il ajoute : « Notre fin a toutes chances de n’être pas fin du monde, mais seulement fin se limitant – injustement, semblera-t-il toujours – à nous154. » La mort ayant obsédé Leiris dès son plus jeune âge, il n’est pas étonnant qu’il aime particulièrement le théâtre pour sa capacité de donner à voir la mort. Le théâtre Le théâtre occidental, né dans l’antiquité grecque, a une origine religieuse ; il était mêlé à une cérémonie constituée de rituels magiques, de sacrifices humains et de cannibalisme155 . Ainsi, le théâtre, même s’il a perdu son caractère tragique, est placé sous le signe de la mort. La tragédie, sa forme la plus accomplie, met en scène, à travers le dispositif des unités de temps, d’action, et de lieu, un conflit entre les hommes ou entre eux et les dieux. Jouée dans l’espace scénique, la pièce se propose de faire accéder le spectateur dans l’antichambre de la mort en le faisant assister aux tourments et à la fin des héros. La fonction du théâtre, selon Leiris, est de répondre à l’obligation de « jeter un pont de notre monde à l’autre monde156 » pour donner la prescience de ce que pourrait être la mort. En atteignant les zones du pays sans retour, même de façon illusoire, Leiris peut à la fois se donner des frissons sans risque et apprivoiser la mort pour moins la redouter. C’est le principe même de la catharsis énoncée par Aristote : la fiction tragique « en suscitant la pitié et la crainte, opère la purgation propre à pareilles émotions157 ». Comme l’a remarqué justement Susan Sontag : « Pour Leiris toute émotion
154
Ibid., p. 31. Voir Robert Pignarre, article « Théâtre occidental » in Encyclopædia Universalis, vol. 17, op. cit., pp. 1059-1066. 156 Fourbis, p. 45. 157 Aristote, La Poétique, Gallimard, coll. « Tel », 1996. Traduction J. Hardy [1932], chap. 6, 1449b, p. 87. 155
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doit se référer à la présence de la mort. Le péril de la mort est la seule chose qui témoigne de l’existence du réel158 . » Le fait de représenter et de dire ce qui angoisse a un effet purificateur non seulement sur les acteurs, mais aussi sur les spectateurs qui reconnaissent leurs propres émotions. Le théâtre a une vertu thérapeutique, bien que son action soit provisoire. En effet, jouer ou voir jouer ne peut soigner de façon durable, car même si les actions qui se déroulent sur la scène ont un retentissement sur les acteurs comme les spectateurs, ces éléments sont trop généraux. C’est à cause de sa trop grande propension à s’adapter à l’ensemble des situations personnelles que le théâtre ne peut avoir des résultats thérapeutiques véritablement efficaces. Leiris remarque que, tout comme le théâtre tragique, le culte des zar (« théâtre joué et théâtre vécu159 ») ne possède, en tant que méthode curative, que peu d’efficacité160. En outre, en jouant à chaque représentation les mêmes événements, dont celui de la mort, le plus important en intensité, les acteurs font figure de fantômes qui hantent la scène. Le théâtre devient alors un laboratoire où le temps cyclique du jeu est artificiellement préservé du temps extérieur linéaire. On peut mourir, plus précisément être sur le point de mourir, mais on ne peut vivre la mort. Pour en avoir un semblant de connaissance, il convient de la représenter sous divers aspects. Leiris, dans Fourbis – plus précisément tout le chapitre sur ce sujet, « Mors » –, lui donne une forme à travers des substituts (silence, solitude, cavités, automates, etc.). Le théâtre est ainsi une des manières d’en rendre compte, et les acteurs sont des supports privilégiés pour la représenter, que ce soit en mourant sur scène chaque soir, ou en recourant aux artifices que sont les costumes et le maquillage, comme l’observe Leiris :
158
Susan Sontag, « L’Âge d’homme » in L’Œuvre parle, Éditions du Seuil, 1968, p. 69. 159 Titre du dernier chapitre de La Possession et ses aspects théâtraux chez les Éthiopiens de Gondar, op. cit. 160 Ibid., p. 1059.
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[...] la seule présentation d’individus grimés et costumés se mouvant dans la réalité truquée d’un décor et insérés dans un temps qui n’est pas le temps ordinaire fait de la scène – pourvu qu’y soient données avec assez de netteté le nombre voulu d’entorses à la vérité – une antichambre de cet autre monde qu’on ne peut s’empêcher de construire dès qu’on essaie de se représenter la mort161.
Les costumes et les maquillages sont destinés à dissimuler la mort à l’œuvre dans chaque individu. Mais paradoxalement, c’est sous ce qui est fait pour cacher qu’apparaît avec le plus de force ce qu’on ne peut montrer. Si le maquillage a une fonction de séduction évidente, il est aussi destiné à dissimuler les ravages causés par le temps. À travers l’excédent apparaît en surimpression la condition mortelle de l’être humain. Leiris explique dans L’Âge d’homme que jeune homme, il tentait d’accéder à la « minéralisation, réaction de défense contre [sa] faiblesse interne et l’effritement dont [il se] sentai[t] menacé ». Vêtu dans un style anglais d’une grande sobriété, « même funèbre », il se poudrait le visage « comme s’il s’était agi de le dissimuler sous une espèce de masque et d’achever d’empreindre [sa] personne d’une impassibilité égale à celle des plâtres162 ». Ce besoin de s’astreindre à une rigueur extrême, dans le maintien comme sur le plan moral, participait de sa peur de se savoir mortel. En calquant son apparence sur la matière minérale, il espérait, par métonymie, se protéger du passage du temps et devenir immortel. * Le merveilleux chez Leiris prend donc sa source dans tous les aspects de la vie quotidienne. C’est la qualité du regard porté sur le monde qui crée l’étrangeté, là où l’inattention ne perçoit que du convenu. L’autre monde se révèle être précisément le résultat de cette capacité à percer la surface 161 162
Fourbis, op. cit., p. 46. Michel Leiris, L’Âge d’homme, op. cit., p. 185.
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visible. Pour entrer en relation avec l’ailleurs, Leiris invente des frontières derrière lesquelles surgit le particulier. Certains moyens d’accès sont plus efficaces pour pénétrer dans les zones cachées : le langage, l’amour. Mais la frontière ultime que l’auteur redoute n’est autre que la mort.
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TROISIEME PARTIE : LES REVENANTS « [...] c’est comme s’ils avaient eu peur de quelqu’un en eux. » Jacques Derrida, Spectres de Marx
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L’HOMME-MACHINE
L’œuvre de Michel Leiris, comme nous l’avons montré, est placée sous le signe du merveilleux, dont les manifestations sont soit flagrantes, soit cachées. Une des figures, encore non étudiée, qui s’installe parmi cette constellation, est celle du revenant, aux caractéristiques protéiformes, dont l’hommemachine est un exemple. L’image de l’homme-machine se retrouve dans plusieurs des ouvrages de Leiris, et représente bien sa conception de l’être humain qui ne peut parvenir à réaliser l’ensemble de ses potentialités. Avant de nous attarder sur les textes leirisiens où apparaissent les occurrences en question, nous allons présenter un bref historique de cette notion. Histoire d’une notion À partir du XVIIe siècle, avec le développement du machinisme, la physique prend la machine pour modèle. Avec Galilée (la nature comme phénomène mécaniste), une nouvelle compréhension du monde et de l’homme apparaît, se substituant à une représentation « astrobiologique », selon le néologisme formé par Paul-Laurent Assoun163. Avec Descartes apparaît l’idée que la nature est une immense machinerie créée par Dieu, mais qui possède son propre mouvement, à la manière d’une horloge – une « création continuée », diraient certains théologiens. Selon le modèle cartésien, le fonctionnement des plantes et des animaux peut s’expliquer à partir des lois générales de la mécanique. L’animal-machine est, selon cette théorie, conçu de rouages à partir desquels peuvent se former des « figures et des mouvements ».
163
Paul-Laurent Assoun, présentation de l’ouvrage L’Homme-machine [1748] de Julien Offroy de La Mettrie, Denoël/Gonthier, 1981, p. 27.
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Alors que chez Descartes, l’homme se différenciait encore de l’animal par sa faculté de penser, La Mettrie fait disparaître cette distinction en observant les automates que réalise Jacques Vaucanson entre 1730 et 1750. « Le vivant était représenté depuis un siècle comme Machine, la machinerie de l’automate, au lieu de copier le vivant, le réalise164. » Ainsi l’animal et l’homme, phénomènes biologiques, s’expliquent par la figuration de leurs parties et non par une intention cachée de la nature ou encore une force vitale. Comme nous pouvons le constater, il y a très tôt une fascination pour réduire l’être vivant et particulièrement l’être humain à une machine. La révolution industrielle au XIXe siècle accentue plus encore la comparaison de l’homme à la machine. En effet, celui-là, à cause de la division du travail, devient un maillon dans la chaîne de la production et perd le sens de l’exécution de sa tâche. Cette parcellisation, accompagnée du fait qu’il est dépossédé du produit de son labeur, le conduit à perdre son humanité et à se sentir comme étranger à lui-même – ce qui est la définition de l’aliénation. Ainsi, en calquant sa cadence sur la machine, le prolétaire finit par s’identifier à elle, avec le sentiment de se robotiser. Les tâches répétitives, lassantes, conduisent l’ouvrier à l’asservissement, en le déliant d’un travail structurant, au contraire de l’artisan. On peut concevoir le nazisme, à la lumière de cet effort productiviste, comme réalisant l’optimalisation des ressources de l’être humain. De ce fait, l’homme, d’instrument au service de la production, devient la matière même de la production. Les témoignages d’anciens déportés décrivent les camps d’extermination ou de concentration comme des usines à extirper l’humanité détenue en chaque être humain, afin de le transformer en machine vivante ou en produit manufacturé. Dans cette perspective, il est à noter que les déportés les plus dépossédés, les plus épuisées, étaient nommés les musulmans, en raison du détachement extrême avec lequel ils réagissaient devant les divers événements.
164
Ibid., p. 40.
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Alors que pour Descartes et La Mettrie, la conception de l’homme considéré comme machine avait pour but de replacer celui-ci dans la nature, et de dépasser ainsi l’explication métaphysique, les nazis cherchèrent à créer un homme nouveau en annihilant ceux qu’ils jugeaient indignes d’appartenir à l’espèce humaine. Quant à Leiris, son obsession pour la mécanique humaine transparaît dans plusieurs de ses textes ; il s’insère ainsi dans la tradition. La mort psychique Bien souvent, en évoquant son manque d’énergie et son incapacité à se confronter à la réalité, l’auteur de La Règle du jeu s’assimile volontiers à une machinerie dépourvue de vie. L’homme sans honneur Même si Leiris n’emploie jamais le mot « aliénation », ses réflexions portent essentiellement sur cette notion. Ressentant depuis son plus jeune âge la sensation d’être en dehors ou à côté de l’existence réelle, il s’est attaché à découvrir le moyen d’être en communication avec elle. Selon son expression, il est un « homme sans honneur » : « celui pour qui toutes choses – ayant perdu leur magie, étant devenues égales, indifférentes, profanes – sont maintenant dépourvues de vertu, comme luimême est maintenant “sans honneur”, faute de raison d’agir165 . » L’« honneur », dans la terminologie de Leiris, est la capacité d’être vivant, dans un rapport intime avec le monde, au lieu de l’observer passivement derrière la vitre. Vivre pleinement, c’est non seulement être en prise avec le réel, mais surtout être en relation avec soi-même par l’entremise de la mémoire qui doit restituer tous les événements essentiels d’une vie. Il convient de découvrir, à travers les souvenirs, une ligne directrice, 165
Michel Leiris, L’Homme sans honneur, op. cit., p. 46.
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constituée de moments fondateurs, qui donnent le sentiment à l’homme qui a de « l’honneur » d’avoir maîtrisé sa vie et non d’avoir réagi mécaniquement aux stimuli extérieurs. Perdre la mémoire est, par conséquent, ce qui conduit à la dépossession de soi-même, autrement dit à la perte d’identité. Dans Frêle Bruit, Leiris, à l’automne de sa vie, fait le constat suivant : [...] quand je m’attache à rassembler tout ce que mon passé a pu contenir de proprement fulgurant, je ne ramasse rien que de disséminé, de disparate et de si peu cohérent que cela montre, plutôt qu’une profusion, combien j’ai dû m’ingénier, cherchant de tous côté de quoi meubler ce vide : l’absence d’un événement majeur dont serait issu ce qui, pour le reste de mon existence, aurait eu force de loi166.
Paradoxalement, c’est le vide qui est à la source de l’œuvre autobiographique de Leiris, qui chercha à déchiffrer le sens de la vie caché sous des manifestations apparentes sans lien entre elles. La perte de sens, ou son absence, sont à la fois sa crainte et ce qui l’incite à écrire. En cherchant un sens à la vie en général et plus particulièrement à la sienne, il tente de redonner la prééminence à l’être humain libre de ses choix, en tant que sujet et non pas en tant qu’objet mu par les vicissitudes de la vie. Ainsi, l’existence « machinale », sans désir, fait passer l’homme dans le domaine du mécanique. L’inquiétante étrangeté Dans le chapitre de Fourbis intitulé « Mors », Leiris, par association d’idées, parvient à tisser les liens entre la mort et le mécanique. Deux spectacles, deux « tableaux » semblent à ses yeux correspondre à cet aspect : Exécution par nœud coulant, reproduite à Ramsgate dans la boîte vitrée d’un appareil à sous pas plus grande qu’une 166
Michel Leiris, Frêle Bruit, op. cit., p. 336.
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maison de poupée. Engloutissement d’une ville, montré à Luna-Park à l’échelle d’une scène de théâtre très inférieure en dimensions aux scènes ordinaires. [...] s’adjoignant à l’horreur explicite du contenu de chacun des deux tableaux, cette autre horreur plus insidieuse : l’impression de destin, de scénario monté depuis toujours et dont le sec déroulement s’effectue de manière mécanique167.
Un sentiment d’étrangeté survient lorsqu’une machine non seulement se met à ressembler au fonctionnement d’un être vivant, mais qu’en plus elle fait douter de la nature réelle de l’engin. Une âme ne se serait-elle pas incarnée dans la mécanique ? se demande l’observateur. Mais l’incertitude ne suffit pas, selon Freud, à expliquer le phénomène de l’inquiétante étrangeté, titre d’un ouvrage du fondateur de la psychanalyse168 . Contrairement à l’idée admise, répandue, que l’angoisse naît devant ce qui est nouveau, ce qui n’est pas familier, Freud affirme que le malaise prend sa source dans la récognition inconsciente. « L’Unheimlich [l’étrange, le bizarre, l’effrayant] n’est en réalité rien de nouveau ou d’étranger, mais quelque chose qui est pour la vie psychique familier de tout temps, et qui ne lui est devenu étranger que par le processus du refoulement169 . » L’adulte, continue Freud, encore rattaché de façon plus ou moins forte aux croyances ancestrales comme la toute-puissance des pensées, la prompte réalisation des désirs, les forces occultes nuisibles, le retour des morts, croit aisément au surnaturel s’il ne les a pas complètement liquidées170 . L’animisme est a fortiori la croyance des enfants qui font difficilement la différence entre la réalité et l’imagination, et attribuent facilement aux objets un pouvoir de vie. Le souvenir de Leiris relatif à sa peur devant les machineries qui 167
Michel Leiris, Fourbis, op. cit., p. 52. Sigmund Freud, « L’Inquiétante étrangeté » [1916] in L’Inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard, coll. « Folio », 1985, p. 234. 169 Ibid., p. 246. 170 Ibid., p. 256. 168
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s’actionnent sans intervention humaine peut s’expliquer par cette frayeur archaïque qui renvoie au temps où l’être humain avait peu de maîtrise sur la nature et attribuait à l’inconnu une explication magique. On peut proposer une seconde interprétation, moins générale. Si l’on définit le mécanique comme un fonctionnement dépourvu de vie, alors les spectacles qui angoissaient Leiris pourraient être le rappel confus de sa situation d’enfant en tant qu’objet de ses parents et non sujet autonome. Le mécanique symboliserait le sentiment – éprouvé enfant, mais également à l’âge adulte – d’être diminué et de ne pas parvenir à atteindre la plénitude de l’existence. Bien souvent, l’auteur introduit une ambiguïté existentielle en faisant des humains des machines ou, inversement, en laissant apparaître le caractère vivant d’une mécanique – d’un automate – ce qui est, peut-être, encore plus inquiétant. Homme ou machine ? Se considérant comme mort psychiquement, Leiris associe étroitement dans son souvenir le mécanique à la mort : Deux machineries à fins macabres, d’autant mieux appropriées à de pareilles fins qu’elles sont machineries, systèmes doués, apparemment, d’une sorte de vie personnelle et relevant par conséquent du monde inquiétant des automates, ce monde qui s’étend depuis la locomotive [...], depuis la motocyclette [...], jusqu’au scaphandrier [...], en passant par le ventriloque, phonographe vivant qu’habitent d’innombrables voix humaines, et par le somnambule, automate de chair et d’os très voisin du cadavre en qui s’opèrent, jusqu’à ce qu’il soit arrivé à l’immobilité définitive du squelette, certains mouvements internes et inconscientes transformations171.
171
Fourbis, op. cit., p. 53.
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À travers une longue phrase, Leiris introduit une diversité de machines qui renvoient toutes à l’idée que le mécanique relève d’une mort en mouvement. Il passe, par glissements de sens, des engins de locomotion considérés habituellement de façon non inquiétante (locomotive, motocyclette) aux hommes recouverts par un vêtement métallique pouvant faire penser à un robot (scaphandrier), jusqu’à l’humain qui se met à fonctionner comme une machine (ventriloque, somnambule, cadavre encore chaud). Par une série de dégradations, est passé en revue le spectre de la machine sous toutes ses formes. Le complexe infantile refoulé transforme ainsi les manifestations les plus diverses en objet d’obsession. La machine et l’humain prennent chacun les caractéristiques de l’autre pour former un être hybride mi-machine, mi-vivant. En effet, l’interpénétration des deux entités ne permet plus de les différencier, si bien que celles-ci finissent par se confondre. Le cadavre est à cet égard symptomatique, car il est difficile de déterminer s’il s’agit toujours d’un être humain, ou bien s’il n’est plus qu’un objet vidé de sa substance – l’âme. Si les êtres humains peuvent s’apparenter à des machines, celles-ci peuvent revêtir les oripeaux de ceux-là. Lors de sa « mission d’études ethnographiques et de relations culturelles dans les Antilles de langue française172 », Leiris, de passage en Haïti173, fut charmé par le pays où il trouva une « féerie », dit-il dans une conférence radiodiffusée174. Ce qui le frappe chez les Antillais, c’est leur
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Cette mission a eu lieu du 26 juillet au 12 novembre 1948. Voir les notes biographiques « Michel Leiris : vie et œuvre » insérées in Miroir de l’Afrique, op. cit., p. 1389. Voir également « Titres et Travaux » in C’est-à-dire, Éditions Jean-Michel Place, 1992, p. 64. 173 Ce « bref séjour » en Haïti a été effectué du 24 septembre au 26 octobre 1948, indique Leiris dans son article « Note sur l’usage de chromolithographies catholiques par les vodouisants d’Haïti » in « Mémoires de l’Institut français d’Afrique noire », 27 (Les Afro-Américains, études réunies par Pierre Verger), Dakar, IFAN, 1953, pp. 201-207. Repris dans Michel Leiris, Brisées [1966], Gallimard, coll. « Folio essais », 1992, pp. 176189. 174 Conférence prononcée à l’Institut français d’Haïti le mardi 25 octobre 1948. Voir la note bibliographique de Zébrage, p. 268. « Antilles et poésie des
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capacité naturelle à la création poétique. Pour preuve, il prend l’exemple des véhicules en général et plus particulièrement des autocars personnalisés par des noms175, contrairement aux autocars et autobus européens qui ne possèdent qu’un numéro : [...] pour désigner un véhicule dont se trouve ainsi soulignée la nature de pure machine, de produit né d’une industrie, ce qui en fait quelque chose de très différent de ces véhicules des Antilles, créatures susceptibles de recevoir le baptême et rangées, un peu à la manière d’êtres vivants et qui peuvent entretenir avec nous des rapports, presque, d’intimité recelant (à l’inverse de ce qui se produit pour nos propres objets fabriqués) une certaine chaleur humaine176.
Dans ce cas présent, par la magie de l’imagination poétique, les véhicules de transport en commun se trouvent assimilés, sinon à des êtres humains, du moins à des objets personnels dotés d’une âme. Habituellement, les objets utilitaires personnels (appareils ménagers, voiture) ou collectifs (autocars, fauteuils dans une gare) n’ont pas une présence intime telle que le propriétaire soit susceptible d’éprouver à leur égard un attachement sentimental. Le fait d’être substituable (définition de l’objet utilitaire) retire à l’objet, théoriquement, tout attachement sentimental de la part de son propriétaire. Lorsque des autocars reçoivent un nom, ces derniers abandonnent leur statut de véhicule utilitaire interchangeable – ayant comme seule fonction de transporter des passagers d’un point à un autre – pour accéder à celui d’exemplaire original. En personnalisant un autocar, la population qui l’utilise l’identifie et le transforme en objet familier qui s’insère dans son environnement. De manière plus générale, personnaliser les objets par un nom affectif procure
carrefours » in Michel Leiris, Zébrage, Gallimard, coll. « Folio essais », 1992, p. 67. 175 Les exemples trouvés à Port-au-Prince pour désigner des cars sont : « Cœur humain », « Les cœurs unis », « Chose humaine », « Cœur propose », « La vie drôle », « La vie humaine ». 176 Ibid., p. 81.
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aux hommes le sentiment d’être reliés au monde qui forme leur quotidien. L’intérêt que porte Leiris à ce qui pourrait paraître anecdotique – reproche qu’il anticipe en le formulant lui-même pour le réfuter177 – est particulièrement instructif du fait qu’il souffre de ne pas se sentir en symbiose avec le réel. Lors de ce même voyage en Haïti, la croyance au mortvivant, une des variantes de l’homme-machine, l’a particulièrement impressionné.
177
Ibid., p. 80 : « Entre autres documents que j’ai systématiquement recueillis au cours de ce voyage, figure une liste, que d’aucuns jugeront futile, mais à laquelle je n’ai pas honte d’attacher un certain prix, parce qu’elle me paraît très riche de contenu poétique. »
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VAMPIROLOGIE ET PNEUMATOLOGIE
Dans son ouvrage Fantômes, esprits et autres mortsvivants178, Daniel Sangsue fait la distinction entre ce qui relève d’une part de la vampirologie et d’autre part de la pneumatologie ou « étude des esprits ». Dans les deux cas, il s’agit de revenants, c’est-à-dire des créatures qui sortent de la tombe pour se montrer aux vivants afin de leur communiquer un message, leur annoncer l’avenir… Cependant il y a une différence déterminante quant à leur matérialité179. D’abord, nous avons les revenants en corps, qui sont sortis de leur tombe avec leur « enveloppe corporelle ». Daniel Sangsue ne nomme que les vampires (qui, pour « survivre », sucent le sang des vivants), mais omet les zombis, qui ont une enveloppe corporelle corrompue. Si Daniel Sangsue nomme uniquement le vampire, c’est qu’il ne veut pas s’étendre sur les « revenants en corps », lesquels ne sont pas au centre de son étude consacrée presque exclusivement à l’autre catégorie que sont les esprits. Ceux-ci sont aussi des revenants, mais « qui ont laissé leur corps dans la tombe, des revenants désincarnés qui se manifestent aux vivants par des moyens avant tout visuels (mais parfois aussi auditifs180 ) ». Parmi ces figures se trouvent les fantômes (des fantasmagories) et les spectres (qui suscitent l’effroi ou l’horreur). Ce sont des visions, des images qui n’ont pas plus de matérialité que les ombres, contrairement aux invisibles qui ne laissent percevoir leur présence qu’en recourant à des bruits ou à leur voix181. Dans l’œuvre de Leiris, nous avons une large palette de différentes figures de la pneumatologie et de la vampirologie,
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Daniel Sangsue, Fantômes, esprits et autres morts-vivants. Essai de pneumatologie littéraire, José Corti, coll. « Les Essais », 2011. 179 Voir le chapitre 1 « Nomenclature des revenants », ibid., pp. 17-21. 180 Ibid., p. 19. 181 Voir le chapitre 3 « Pour une typologie du personnage fantomatique », ibid., pp. 31-61.
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comme le mort-vivant, un être situé dans un état intermédiaire entre la vie et la mort. Morts-vivants Le personnage de mort-vivant, encore appelé zombi182 en Haïti, est, somme toute, relativement marginal dans la religion vaudou. Pourtant, il exerce sur les esprits une grande fascination, répandue dans le monde occidental à partir de la publication de l’ouvrage de William B. Seabrook, L’Île magique (1929), qui exploite l’aspect spectaculaire de la religion vaudou183. Cet ouvrage fut la source de nombreuses productions cinématographiques qui prirent pour objet le mortvivant184. Dans la légende haïtienne, le zombi est un mort récemment enterré ramené à une vie semi-consciente pour être affecté au travail dans les plantations. Selon une variante, moins surnaturelle mais plus fantastique, la résurrection de l’individu – apparemment mort à la suite de l’absorption d’un poison donné par un oungan185 – est un simple réveil qui met fin à la léthargie. Privé de toute volonté, la personne « zombifiée » est 182
Deux ouvrages sur le sujet sont les sources principales sur lesquelles se fonde ce chapitre : Alfred Métraux, Le Vaudou haïtien [1958], Gallimard, coll. « Tel » 1977 ; Laënnec Hurbon, Les Mystères du vaudou, Gallimard, coll. « Découvertes », 1993. 183 Michel Leiris, dans le n° 6 de Documents, en novembre 1929, p. 334, consacra un compte rendu à L’Île magique, qui se termine par un discours sur la restauration de l’unité des règnes de la nature : « Admirateur passionné de toutes les mystiques, il [William B. Seabrook] répugne à distinguer entre ces deux ordres de choses si voisins : mysticisme et érotisme. Ce qu’il voit avant tout, c’est le désir intense qui devrait avoir tout homme de briser ses limites, quitte à se confondre avec les bêtes, les plantes, les minéraux, à s’abîmer dans la grande ombre du dehors, plus réelle et plus vivante que lui. » 184 Les Morts-vivants (« White Zombie »), 1932, de Victor Halperin est le premier film sur ce thème, mais la plus belle réussite est celui de Jacques Tourneur, Vaudou (« Walked with a Zombie »), 1943. Jusqu’à notre époque, le zombi fait encore les beaux jours du cinéma de série B, notamment avec les six films de George Romero dont La Nuit des morts-vivants, (« Night of the Living Dead »), 1968, et Zombie – Le Crépuscule des morts-vivants (« Dawn of the Dead »), 1978. 185 Le oungan est un prêtre vaudou pratiquant la magie et la sorcellerie.
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consciente de son état de dépendance sans pouvoir pour autant résister au pouvoir de l’oungan. « On reconnait le zombi, écrit Alfred Métraux, à leur air absent, à leurs yeux éteints, presque vitreux et, surtout, à l’intonation nasale de leur voix186. » Laënnec Hurbon, quant à lui, complète la description en ajoutant comme caractéristique « la raideur de la marche187 ». D’après Alfred Métraux, ce personnage inquiétant serait une allégorie de la condition de l’Africain déporté de sa terre natale pour devenir un esclave au service du propriétaire blanc : le zombi est « comme une bête de somme que son maître exploite sans merci [...]. L’existence des zombi vaut, sur le plan mythique, celle des anciens esclaves de Saint-Domingue188 ». Lors de son séjour dans l’île d’Haïti189, Leiris avoue n’avoir jamais rencontré de zombi, tout au plus des succédanés en la personne d’adeptes de la religion vaudou jouant à mimer la mort. Pourtant, si cette figure intervient dans nombre des écrits de l’écrivain-ethnologue, c’est qu’elle est ressentie comme étant une fidèle représentation de lui-même. Comme un zombi ! Ce qui fascine190 Leiris, en raison de l’analogie avec son état psychique, c’est la dépossession de ces êtres humains dépourvus de contrôle sur eux-mêmes, à la merci d’un pouvoir extérieur qui leur enlève leur âme, les transformant ainsi en machine.
186
Alfred Métraux, Le Vaudou haïtien, op. cit., p. 251. Laënnec Hurbon, Les Mystères du vaudou, op. cit., p. 62. 188 Le Vaudou haïtien, op. cit., p. 251. 189 Sur le séjour de Leiris à Haïti, voir la présentation par Jacques Mercier de La Possession et ses aspects théâtraux chez les Éthiopiens de Gondar in Miroir de l’Afrique, op. cit., pp. 891-911. 190 Fasciner (XIVe siècle), vient du latin fascinare, « captiver », de fascinum, « enchantement », « sortilège ». Voir Albert Dauzat, Jean Dubois, Henri Mitterand, Nouveau dictionnaire étymologique et historique, Larousse, coll. « Références », 1989. 187
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Automates aussi que le fou, le somnambule, celui qui rêve tout haut – voire simplement qui ronfle – bref, toutes les variétés d’hommes réduits à n’être qu’une carcasse dépossédée de la raison claire et commune faute de quoi l’on n’existe plus que pour soi. Il semblerait que chez ceux-là – qui, tous, d’une façon quelconque, se trouvent en posture d’aliénés – divagations, mouvements machinaux, paroles incohérentes ou émission bruyante de souffle manifestent que l’être humain dont ils émanent est un être humain radicalement retranché191 .
L’angoisse de Leiris, c’est donc de perdre le contrôle de luimême et d’être privé de son pouvoir de décision – ce qui serait le signe d’une perte de son intégrité. L’obsession de la mort, ou plus précisément l’idée de la mort, signifie que rien n’est assez fort pour lui donner une raison de vivre. Dépossédé de luimême, car n’étant pas relié au monde, il n’est plus qu’un corps désarticulé se mouvant sans projet : « [...] les actes que j’accomplis ne sont guère plus que gestes d’automate ou travaux mécaniques de zombi comme si la peur, effaçant tout ce qui est en moi, me transformait d’ores et déjà en cette charpente sans conscience que je crains tant de devenir192 . » Cette angoisse de Leiris devant la mort a culminé lors de sa tentative de suicide dans la nuit du 29 au 30 mai 1957. Le suicide a un caractère paradoxal : pour échapper à la peur de la mort, on désire mettre fin à ses jours. Bien que proposant des raisons plausibles et objectives à propos de son acte193, les véritables enjeux, reconnait-il, sont à rechercher ailleurs, dans les zones inconscientes : « [...] le conflit qui m’ébranla m’aurait porté je ne sais trop à quoi, mais sans doute pas à tenter de me liquider si l’idée du suicide, malgré le changement qui avait redonné une saveur à ma vie, n’avait poursuivi son chemin, par la vitesse acquise194. » Resté trois jours dans le coma, l’écrivain 191
Fourbis, op. cit., p. 55. Ibid., p. 62. 193 Les raisons invoquées sont : le sentiment de division causée par sa double vie, la désillusion politique, la mauvaise conscience vis-à-vis de sa femme (fugues que représentaient les voyages, la relative dépendance financière...), le sentiment d’avoir atteint le point culminant de sa réussite sociale. 194 Fibrilles, op. cit., p. 97. 192
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revient « à la manière d’un mort que des opérations magiques arrachent à sa plongée195 ». Quand il sera revenu à lui, les deux premiers jours seront vécus dans une semi-inconscience. D’une façon prémonitoire, dans Fourbis, publié en 1955, Leiris avait relevé les différentes figures qui à ses yeux se rapprochaient de la mécanique ou du mort-vivant ; dans Fibrilles, son récit du réveil s’apparente à celui qu’il décrivait dans son livre précédent. Attaqué dans sa voix même, à la suite d’une trachéotomie, Leiris se décrit comme un homme transformé en un personnage mi-mécanique, mi-zombi : « Je constatai peut-être qu’une partie de l’air que j’expirais s’échappait bruyamment par cette blessure et que je ne pouvais parler qu’au prix de grands efforts, par phrases hachées, d’une voix rauque et avec des pauses fréquentes pour reprendre haleine196 [...] » On aura reconnu la « voix rauque » qui est une des caractéristiques du zombi. De même, la canule introduite dans la trachée pour permettre la respiration induit une impression d’étrangeté. En effet, en tant que corps étranger entrant en contact avec la chair, elle transforme l’homme en créature inhumaine créée par un savant, comme le docteur Frankenstein. D’ailleurs, la situation critique dans laquelle Leiris se trouvait le conduit à se comparer à « une manière de Lazare remonté du tombeau197 ». On perçoit chez Leiris un besoin de s’inventer une vie romanesque, même dans les situations les plus graves. C’est ce qu’il avouera à sa femme avant de perdre connaissance : « Tout ça, c’est de la littérature198... » Il peut paraître paradoxal qu’un écrivain qui s’est méfié très tôt de la littérature (au sens d’écriture fictionnelle) et qui a écrit uniquement des textes autobiographiques et ethnologiques (volonté de travailler sur le réel), ait voulu, finalement, transformer sa vie en roman. Mais le paradoxe n’est qu’apparent, car l’autobiographie est une reconstruction de la réalité, même si l’on s’attache, comme le 195
Ibid., p. 84. Ibid., p. 111. 197 Ibid. 198 Ibid., p. 106. 196
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fait scrupuleusement Leiris, à ne dire que « rien que la vérité et toute la vérité ». Écrire implique forcément une dimension romanesque, ne serait-ce que dans le choix des événements et la manière de les relater. Que ce soit lors de son hospitalisation, en 1957, ou vingtcinq ans auparavant, l’auteur éprouve la désagréable sensation d’être entouré de fantômes – variations évanescentes du mortvivant – et aussi de n’être que l’ombre de lui-même. Les spectres Un lieu fantomatique À l’hôpital, où il a été admis après sa tentative de suicide, Leiris a pour voisin de lit « un mort vivant » plongé dans un coma dont il ne sortira pas ; celui-ci « hante » la partie gauche de la chambre et possède « une existence larvaire qu’on entretenait au moyen des artifices les plus variés, étant incluse au programme une séance de culture physique à laquelle, de temps à autre, une gracieuse kinésithérapeute à petit béret blanc soumettait le corps inerte199 ». Marionnette qu’on manipule, le corps du malade, « privé de parole et presque de mouvement », possède néanmoins une force spirituelle telle que se diffuse dans la chambre sa présence à la manière d’un fantôme qui ferait d’un lieu son choix d’élection. Cette persistance d’une forme de vie minimale crée un sentiment de malaise et semble indiquer que le malade est déjà en rapport avec l’autre monde, le corps n’étant qu’un écran qui sépare du secret. C’est la définition que Jacques Derrida donne du spectre : « la visibilité de l’invisible200 ». Le service de réanimation où se trouve Leiris est peuplé de malades entre la vie et la mort, qui pourtant confèrent au lieu 199
Ibid., pp. 118-119. Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galilée, 1993, p. 165. Cet ouvrage, qui met en exergue le caractère spectral de l’œuvre de Marx, est aussi une « anthropologie » des fantômes en tous genres. Ibid., p. 172. 200
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une atmosphère bienfaisante. En effet, du rapport conflictuel entre deux logiques antagonistes (la mort et la vie), se dégage une certaine chaleur humaine. À la remarque de Leiris sur son regret d’avoir quitté son service, l’infirmière, la « Mère Gigogne », lui répond étrangement : « Oui... Chez nous, c’est plus vivant ! » Ainsi, les silhouettes fantomatiques proches de l’apesanteur qui se déplacent en silence dans les couloirs de l’hôpital sont peut-être plus réelles que les hommes en bonne santé de l’extérieur, qui, eux, n’ont pas besoin de puiser dans leurs forces vitales pour rester en vie. Une jeune fille appelée Monique, « sorte de miraculée de vingt-trois ans, mince, pâle sous le fard et brune201 » à qui il rend visite, a, sous l’effet du traitement par le curare, un air d’apparition. Paradoxalement, la maladie aura été, pour elle, « la plus belle époque de sa vie » – sentiment que lui prête Leiris, car « elle était « l’objet des mêmes soins et presque des mêmes hommages qu’une prima donna202 ». La faiblesse extrême, lui dessinant une silhouette éthérée, lui apporte un supplément de qualité de vie alors qu’elle est l’objet de toutes les attentions. C’est en se détachant de la pesanteur, semble penser Leiris, que l’on peut atteindre la plénitude existentielle. Même le personnel, au contact des malades, se transforme en différentes entités surnaturelles, sous le regard de Leiris. Les femmes de ménage et la « nourrice » sont transfigurées en anges ; les infirmières et les surveillantes en archanges, tandis que les kinésithérapeutes sont les membres d’un « corps de ballet » dont fait partie la « jolie kinésithérapeute », « génie bienfaisant », qui lui donne « une double initiation : mieux respirer quand [il] parlai[t], prendre l’air dans la courjardin203 ». Les médecins oto-rhino-laryngologistes, quant à eux, ayant « leur front bardé d’une grosse lampe électrique » sont assimilés à des « juges infernaux204 ». Bien entendu, cette constellation d’apparitions qui hantent l’hôpital est le fruit de l’imagination de l’auteur qui s’amuse à 201
Ibid., p. 177. Ibid., p. 178. 203 Ibid., p. 163. 204 Ibid. 202
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créer une fiction dont il est l’un des protagonistes. Grâce au besoin de faire accéder son expérience à un plan mythique, il métamorphose par l’écriture les personnes qui évoluent dans l’hôpital, dans la perspective d’effacer l’aspect dramatique du lieu et certainement aussi de se donner un matériau supplémentaire nécessaire à l’élaboration de son œuvre. D’ailleurs, on peut se demander dans quelle mesure sa tentative de suicide aura été orchestrée par lui-même, en vue d’enrichir sa biographie et donner ainsi une impulsion nouvelle à sa Règle du jeu205 . Revenu un an plus tard à l’hôpital pour une visite de bilan, Leiris a la surprise de constater que le personnel, qui avait été si prévenant envers lui, se montre à présent lointain. Ce comportement lui inspire une réflexion : « Il me sembla être revenu dans cet hôpital comme un fantôme inconsistant jusqu’à ne pas offrir de prise à la lumière et, vedette d’antan, j’éprouvai la décevante impression d’être devenu moins vivant aux yeux de tous ces gens que quand j’étais à moitié mort206. » En effet dans un hôpital, un être humain n’a d’intérêt que dans la mesure où il nécessite des soins. Sa présence s’identifie alors à la fonction d’être malade. En perdant son statut de malade, l’ex-malade s’exclut lui-même de la communauté dans laquelle il vivait et sa présence dans le lieu des soins intensifs n’a plus de raison d’être. Alors que pour Leiris, le retour se présente dans la durée (une série de moments présents reliés entre eux), pour le personnel en revanche ce retour constitue une rupture sans lien avec le séjour passé. L’hôpital étant un lieu clos et autonome, le temps s’affranchit de celui du monde 205
Cette hypothèse me semble pouvoir être envisagée lorsque l’on sait que l’écriture fut la raison de vivre de Leiris et que les événements de sa vie furent tous « utilisés » et optimisés afin d’enrichir son œuvre. Sa vie ainsi couchée sur le papier gagne en authenticité, autrement dit l’œuvre fait figure de preuve que « ça a bien eu lieu ». D’ailleurs, les circonstances de sa tentative de suicide sont un argument de plus à cette interprétation. Après avoir ingurgité des somnifères en grand nombre, Leiris, sous l’influence de l’alcool, informa sa femme Zette de son geste au moment de se coucher, puis il s’enfonça dans le sommeil. Pour qu’il pût rendre compte de son suicide dans La Règle du jeu, il convenait de rester vivant... 206 Ibid., p. 195.
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extérieur. La présence de Leiris dans les couloirs de l’hôpital devient presque invisible du fait qu’elle émane du monde extérieur – de l’ailleurs, et qu’elle est considérée sur le mode du retour du mort qui est le signe de la « persistance d’un présent passé207 », dirait Derrida. En retournant sur les lieux qui lui ont fait vivre une « période [...] heureuse208 » et lui ont redonné un certain goût à la vie, Leiris semble attendre un assentiment qui le conforterait dans sa décision de vivre. « Le spectre, écrit Derrida, n’est pas seulement l’apparition charnelle de l’esprit, son corps phénoménal, sa vie déchue et coupable, c’est aussi l’attente impatiente et nostalgique d’une rédemption, à savoir encore, d’un esprit209 . » Par contagion, le peu de réalité que s’accordait l’auteur se dissémine chez ceux qui l’entourent : même le continent africain se transforme en mirage. L’Afrique fantôme La sensation d’être devenu une apparition auprès des autres est, une fois de plus, une indication sur le peu de matérialité que Leiris confère à sa propre personne. Déjà, en quittant l’Europe pour l’Afrique en 1931, il n’allait pas « à la rencontre de l’Autre, mais au-devant de son propre fantôme à lui, Michel Leiris210 », écrit Édouard Glissant. Son journal de terrain au titre évocateur – L’Afrique fantôme211 – mentionne en permanence 207
Jacques Derrida, Spectres de Marx, op. cit., p. 166. Fibrilles, op. cit., p. 169. 209 Spectres de Marx, op. cit., p. 217. 210 Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, Poétique IV, Gallimard, 1997, p. 131. 211 Dans son « Préambule à L’Afrique fantôme » pour la réédition, en 1981, dans la collection « Bibliothèque des sciences humaines » des Éditions Gallimard, Leiris précise comment il donna le titre à son journal africain : « De Dakar à Djibouti (1931-1933), tel aurait été – autant qu’il m’en souvienne – le titre de mon ouvrage si Malraux, jugeant avec raison que ce titre était bien terne, ne m’avait engagé à chercher autre chose. Presque aussitôt, L’Afrique fantôme me parut s’imposer, allusion certes aux réponses apportées à mon goût du merveilleux par tels spectacles qui avaient capté mon 208
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sa déception devant une Afrique qu’il ne reconnaît pas, la réalité ne parvenant pas à s’appliquer sur l’imagerie rêvée. En effet le continent noir, dans l’imaginaire des Occidentaux de l’époque, est un pays aride sous un soleil de plomb où soufflent les vents tourbillonnants projetant du sable dans les yeux. C’est seulement à la porte de l’Abyssinie que Leiris peut enfin s’écrier par une notation : « Combien de kilomètres a-t-il fallu que nous fassions pour nous sentir enfin au seuil de l’exotisme212 ! » L’Occidental qui pénètre dans ces contrées ne peut être que le légionnaire ou l’aventurier trafiquant d’armes, à la manière de Rimbaud. D’ailleurs, le 17 avril 1932, le climat et le paysage se transformant pour devenir plus conformes à ces clichés, Leiris joue pour lui-même le personnage du poète qui a fui la civilisation occidentale : Voici enfin l’AFRIQUE, la terre des 50° à l’ombre, des convois d’esclaves, des festins cannibales, des crânes vides, de toutes les choses qui sont mangées, corrodées, perdues. La haute silhouette du maudit famélique qui toujours m’a hanté se dresse entre le soleil et moi. C’est sous son ombre que je marche, ombre plus dure, mais plus revigorante aussi que les plus diamantés des rayons213.
Accéder à cette vie aventureuse, pleine d’embuches et de souffrances, n’était-ce pas expier la faute d’être un Occidental bourgeois, ou encore la faute d’avoir eu une enfance trop protégée ? C’est ce que suggère une remarque de Marcel Moré : regard ou telles institutions que j’avais étudiées, mais expression surtout de ma déception d’Occidental mal dans sa peau qui avait follement espéré que ce long voyage dans des contrées alors plus ou moins retirées et, à travers l’observation scientifique, un contact vrai avec leurs habitants feraient de lui un autre homme, plus ouvert et guéri de ses obsessions. Déception qui, en quelque sorte, amenait l’égocentriste que je n’avais pas cessé d’être à refuser, par le truchement d’un titre, la plénitude d’existence à cette Afrique en laquelle j’avais trouvé beaucoup mais non la délivrance. » Miroir de l’Afrique, op. cit., p. 87. 212 Ibid., p. 417. 213 Ibid., p. 416.
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« [...] il semble que l’Afrique vienne à la rencontre de l’étranger pour réclamer l’accomplissement d’une mystérieuse vengeance214 . » Les difficultés que Leiris recherche avec avidité sont donc destinées à l’éprouver et à mesurer son courage devant l’adversité. Elles sont le révélateur de son propre être, qui se dissout face aux facilités de l’existence parisienne. « Hanté par le sentiment de l’irréalité du monde, et en fin de compte de sa propre irréalité, Leiris cherche à s’appuyer sur des impressions d’une irréfutable force215 . » En cela, l’Afrique aura été une épreuve à laquelle il se sera soumis volontiers. * Toutes les formes de revenants qui peuplent l’œuvre de Leiris montrent donc la grande proximité que l’auteur entretient avec le suprasensible. Cet aspect est le versant sombre du merveilleux, qui laisse apparaître toute l’inquiétude de l’auteur. Le mécanique comme la figure du mort-vivant et de ses avatars expriment bien la façon dont l’écrivain se percevait.
214 Marcel Moré, « L’Afrique fantôme » in Les Cahiers du Sud, octobre 1934, repris dans Accords et dissonances, Gallimard, 1967, p. 76. 215 Susan Sontag, « L’Âge d’homme » in L’Œuvre parle, op. cit., p. 69.
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CONCLUSION
Toute l’œuvre de Leiris est irriguée par le merveilleux, terme flou aux frontières mouvantes, qu’on a défini comme l’ensemble des manifestations inexplicables et extraordinaires surgissant sous les apparences les plus prosaïques. En ce sens, Leiris rejoint la recherche spirituelle des sociétés ésotériques et des écoles philosophiques (comme le platonisme) qui prônent la recherche de la vérité sous le simulacre de la réalité immédiate interposée entre les hommes et le monde. L’attitude de Leiris oscille entre la négation du caractère surnaturel des phénomènes étranges qui se produisent devant ses yeux, et la volonté continuelle de débusquer des faits extraordinaires, voire paranormaux. Cet intérêt pour les manifestations limites, troublantes, qui font s’interroger sur la nature de ces réalités (explications rationnelles ou surnaturelles), invite à définir le merveilleux de Leiris à l’intérieur de cette marge qui fait basculer d’un côté ou de l’autre. Les maîtres mots du merveilleux sont l’étonnement, l’hésitation et la stupeur. Toutefois, cette attirance pour le merveilleux, s’interroge Leiris dans les dernières pages de Fibrilles, n’est-elle pas une « bondieuserie216 » à l’égale des « dieux qu’ont inventé les hommes faute d’oser se reconnaître entièrement livrés à euxmêmes217 » ? Déjà Freud, dans L’Avenir d’une illusion218 , concevait la religion comme le produit du désir de l’homme de retrouver l’image – émanant de l’enfance – à la fois rassurante 216
Fibrilles, op. cit., p. 282 : « Vieillir incline aisément à la bondieuserie... Et qu’est-ce, après tout, que ces nymphes, Vénus ou saintes de diorama selon les images pieuses dont, face à un avenir de plus en plus resserré, je m’entoure pour me rassurer ? Non que [...] j’en attende une garde ou une aide à mon salut, mais parce qu’il est toujours consolant de penser (même si cela ne sert à rien) qu’en plusieurs points de son parcours notre vie a croisé quelque chose qui ressemblait au merveilleux. » 217 Ibid., p. 283. 218 Sigmund Freud, L’Avenir d’une illusion [1927], PUF, coll. « Quadrige », 2004.
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et impressionnante d’un père tout puissant capable de le protéger mais aussi de le punir. Paradoxalement, désirer accéder à la vérité en faisant apparaître la part cachée sous les simulacres, éloigne « de la réalité nue sans [...] conduire jusqu’au diamant de la réalité poétique219! » En effet, en suivant la vision de Leiris, on peut considérer que ce qui apparaît à la compréhension humaine est la seule réalité, tout le reste n’étant qu’une recherche de transcendance pour donner un sens à la vie, tandis que seule l’absurdité demeure. Le matérialisme de Leiris se teinte de spiritisme, l’écrivain ayant cherché toute sa vie une « règle du jeu », un nombre d’or qui révélerait, sinon le sens de la vie, du moins le sens de sa vie. Le merveilleux, qu’il tentait de débusquer dans la diversité des situations, rejoint la méthode phénoménologique dont l’objet est de révéler l’essence des phénomènes220. La pratique de l’ethnologie par Leiris – reconnaître la part humaine présente dans l’autre – fut avant tout une recherche de communion avec autrui. Tentative qui échoua bien souvent en raison de la distance entre lui et le monde. Par-delà l’amour pour un être, communication par excellence, il cherchait plus profondément à être en harmonie avec la nature et à s’unifier à la « vérité du monde » – le merveilleux – « [...] qu’il ne cesse de guetter dans l’instant présent ou dont il rêve pour l’avenir221 », comme l’écrit Robert Bréchon. Le merveilleux prend sa source non seulement à l’extérieur, dans les apparences, mais aussi à l’intérieur de l’être humain, lieu où le désir de dépassement cherche à se révéler.
219
Fibrilles, op. cit., p. 283. Voir André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, op. cit. Article « Phénoménologie ». Note de Gaston Berger, p. 769 : « Comme méthode, elle est un effort pour appréhender, à travers des événements et des faits empiriques, des “essences”, c’est-à-dire des significations idéales. Celles-ci sont saisies directement par intuition à l’occasion d’exemples singuliers, étudiés en détail et d’une manière très concrète. » 221 Robert Bréchon, « La quête “autobiographique” de Michel Leiris », La Nouvelle Critique, juin-juillet 1977, n° 105, p. 27. 220
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Le merveilleux est par conséquent désir de transcendance pour échapper à la pesanteur de l’existence, mais aussi enracinement dans l’ici-bas où s’est retranché le mystère surgissant des apparences de manière inattendue – l’épiphanie. Comme Baudelaire, Leiris, par son regard exacerbé et la magie de l’écriture (la poésie), a su transmuter la boue de la réalité en or littéraire222.
222
« [Projet d’épilogue pour la seconde édition des Fleurs du Mal] » in Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal [1861], Gallimard, coll. « Poésie », 1972, p. 235 : « O vous soyez témoins que j’ai fait mon devoir / comme un parfait chimiste et comme une âme sainte. / Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence, / Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or. »
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TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION ..................................................................... 7 PREMIERE PARTIE : CHANGER LA VIE ............................................................... 13 LA GENERATION SURREALISTE............................................ 15 Une recherche de la liberté .................................................. 15 Force de la surréalité ........................................................... 16 Leiris surréaliste .................................................................. 18 DES RAISONS PERSONNELLES .............................................. 23 Une absence au monde ........................................................ 23 Des solutions ? .................................................................... 25 Le voyage ............................................................................. 25 La psychanalyse .................................................................. 28 DEUXIEME PARTIE : LES FIGURES DU MERVEILLEUX ........................................ 35 DEUX PERIODES MERVEILLEUSES ....................................... 37 Définitions de notions ......................................................... 37 Les viatiques ........................................................................ 38 Le merveilleux de 1976 ....................................................... 40 L’ESOTERISME LEIRISIEN..................................................... 45 Le merveilleux de la vie quotidienne .................................. 46 Un éternel enfant ................................................................. 46 L’infime ............................................................................... 47 La discrétion ........................................................................ 49 Les pouvoirs ........................................................................ 51 Fantastique et merveilleux .................................................. 51 Un pandéterminisme ........................................................... 53 Les transgressions ............................................................... 54 L’AUTRE MONDE ................................................................. 61 Les frontières ....................................................................... 61 La contraction de l’espace .................................................. 61 La fiction des zones ............................................................. 62 Le viol du seuil .................................................................... 65
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Les portes ............................................................................ 67 L’abolition du rationnel ...................................................... 67 Les mots, la voix .................................................................. 68 L’amour ............................................................................... 73 La mort ................................................................................ 75 La peur ................................................................................ 75 Le théâtre ............................................................................. 77 TROISIEME PARTIE : LES REVENANTS ................................................................. 81 L’HOMME MACHINE............................................................. 83 Histoire d’une notion ........................................................... 83 La mort psychique ............................................................... 85 L’homme sans honneur ....................................................... 85 L’inquiétante étrangeté ....................................................... 86 Homme ou machine ? .......................................................... 88 VAMPIROLOGIE ET PNEUMATOLOGIE .................................. 93 Morts-vivants ...................................................................... 94 Comme un zombi ! .............................................................. 95 Les spectres ......................................................................... 98 Un lieu fantomatique ........................................................... 98 L’Afrique fantôme ............................................................. 101 CONCLUSION ..................................................................... 105 BIBLIOGRAPHIE ................................................................. 109
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Didier Saillier
Le merveilleux chez Michel Leiris Michel Leiris, écrivain et ethnologue, auteur de L’Âge d’homme et de l’autobiographie en quatre volumes, La Règle du jeu, appartenait à la génération fortement marquée par la Première Guerre mondiale et ses conséquences. Dès les années 1920, il s’engagea dans une démarche critique qui mettait en cause les fondements philosophiques du monde occidental. Il contestait la rationalité considérée comme le principe fondamental d’organisation de la société moderne et explorait les forces motrices irrationnelles et les courants sous-jacents.
La pensée leirisienne post-surréaliste réussit à éclairer l’habituel et l’ordinaire en faisant le détour par l’irréel, le fantastique et le fantomatique. L’exploration des frontières entre le rationnel et l’irrationnel et la distinction qu’il fait entre l’être humain et les mortsvivants, les zombis, les hommes-machines, font échos aux débats actuels de l’ère post-vérité.
Didier Saillier a étudié les lettres modernes et est titulaire d’un doctorat de l’École des hautes études en sciences sociales. Il a consacré ses recherches aux œuvres de Patrick Modiano, Michel Leiris et Vladimir Jankélévitch. Depuis 2010, il écrit des chroniques sur l’actualité culturelle et littéraire, à lire sur son blog « La marge du temps » (didiersaillier.com).
Illustration de couverture : © Pexels - Pixabay ISBN : 978-2-14-028857-9
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Le merveilleux chez Michel Leiris Le merveilleux chez Michel Leiris
En recourant à la notion de « merveilleux », qui dans ses écrits littéraires et ethnographiques devient un outil d’analyse, Leiris explore « l’au-delà ». Cet ouvrage retrace les sources biographiques et intellectuelles de ce recours au merveilleux, et décrit les découvertes que l’usage de cette approche permit à Leiris de faire.
Didier Saillier