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French Pages 265 [264] Year 2016
Le dernier alchimiste à Paris, et autres excursions historiques dans le tableau périodique des éléments
Le dernier alchimiste à Paris, et autres excursions historiques dans le tableau périodique des éléments
LARS ÖHRSTRÖM
Traduction de Jacques Covès
17, avenue du Hoggar – P.A. de Courtabœuf BP 112, 91944 Les Ulis Cedex A
Édition originale The Last Alchemist in Paris & other curious tales from chemistry (Oxford University Press) © Lars Öhrström, 2013. The Last Alchemist in Paris and other curious tales from chemistry was originally published in English in 2013. This translation is published by arrangement with Oxford University Press. EDP Sciences is solely responsible for this translation from the original work and Oxford University Press shall have no liability for any errors, omissions or inaccuracies or ambiguities in such translation or for any losses caused by reliance thereon.
Mise en pages : Patrick Leleux PAO Imprimé en France ISBN : 978-2-7598-1832-7
Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés, réservés pour tous pays. La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinés à une utilisation collective », et d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du code pénal. © EDP Sciences, 2016
SOMMAIRE
Préambule. Le tableau périodique des éléments et le Da Vinci Code ..... 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. 11. 12. 13. 14. 15. 16. 17. 18.
M. Khama vient dîner ce soir.................................................... Bons baisers de Bitterfeld........................................................ Le chien et le dirigeable.......................................................... L’espion et le secret des Sarrasins ............................................. Biopiraterie : la malédiction de la noix de muscade ..................... Mort au numéro 29 ................................................................. Les pierres de sang bleues et le prisonnier de la cage de cristal .... Les diamants sont éternels et le zirconium est pour les sous-marins...................................................................... La vallée du graphite : TIC à Lake District au XVIIIe siècle ............. L’empereur et Melle Smilla ....................................................... Rendez-vous sur le Haut-Plateau............................................... Le dernier alchimiste à Paris .................................................... Passez-moi l’expression : le capitaine Haddock et les souffrances des Savoyards ........................................................................ Deux brillantes carrières .......................................................... Guerre et produits de beauté .................................................... Quand la sécurité nationale était une entreprise nauséabonde ...... L’éclatement des boutons de Bonaparte : une histoire peu convaincante ................................................. Je vous avais prévenus, dit Marcus Vitruvius Pollio ......................
9 15 25 33 45 55 67 73 85 95 105 113 127 137 149 161 173 183 197 7
SOMMAIRE
19. Une surface brillante et un passé terni ...................................... 20. L’actrice et le spin doctor ......................................................... 21. De la soupe de pois, des dangers du café du matin, et le test de Marsh ................................................................. 22. Le futur, c’est maintenant. .......................................................
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Remerciements............................................................................
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Bibliographie ..............................................................................
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LE DERNIER ALCHIMISTE À PARIS
PRÉAMBULE
Le tableau périodique des éléments et le Da Vinci Code Si vous voulez de l’action, alors s’il vous plaît passez directement au chapitre 1. Si vous souhaitez une courte introduction sur le tableau périodique des éléments, sur comment parquer les électrons, et avoir une idée de ce que Dan Brown pourrait faire de cela, commencez ici. Le tableau périodique des éléments peut être effrayant pour les étudiants. Vous pouvez avoir des problèmes avec la conjugaison fantaisiste des verbes français, ou une tendance à mélanger l’ordre des Édouard, Richard et Henri dans la lignée des monarques anglais, mais les 118 éléments du tableau périodique, leurs symboles et leurs places dans le fouillis irrégulier de leurs petites cases semblent d’un niveau de complexité encore supérieur. Pour les initiés et les fanatiques, le tableau périodique est une source de fascination sans fin, et pour les apprentis chimistes l’apprenant par cœur, c’est le baptême du feu. Pour le commun des mortels, il représente juste le paysage chimique où nous flânons tous, quoique 9
LE TABLEAU PÉRIODIQUE DES ÉLÉMENTS ET LE DA VINCI CODE
les relations entre la carte et nos réalités restent parfois plutôt vagues. Les histoires racontées dans ce livre essaient de combler les trous entre carte et réalité à travers les récits des aventures, des succès ou des infortunes de gens ordinaires ou extraordinaires dans leur rencontre intentionnelle ou non autour du globe avec différents éléments chimiques.
Figure 1 | Le tableau périodique des éléments agréé par l’IUPAC [1] (International Union of Pure and Applied Chemistry/Union internationale de chimie pure et appliquée) dans sa version la plus récente avec 118 éléments. Il s’agit de la version élargie qui présente les éléments La-Yb et Ac-No à leurs places propres, et non pas séparés et placés sous les autres éléments. Depuis décembre 2015, la septième ligne du tableau est officiellement complète avec la découverte des éléments 113, 115, 117 et 118. L’IUPAC a entamé le processus de formalisation des noms et des symboles de ces éléments temporairement appelés ununtrium (Uut ou élément 113), ununpentium (Uup, élément 115), ununseptium (Uus, élément 117) et ununoctium (Uuo, élément 118). Depuis le 8 juin 2016, ces éléments se nomment officiellement nihonium (Nh), moscovium (Mc), tennessine (Ts) et oganesson (Og). Sauf opposition majeure, ces noms seront entérinés avant la fin de l'année 2016.
Mais avant de commencer, je vais vous proposer une esquisse de la géographie et de la carte. En figure 1, vous pouvez voir le tableau périodique dans sa version de 2012, établie dans la forme dite élargie, soulignant la place correcte des éléments lourds comme l’uranium (U) et le gadolinium (Gd) – c’est comme avoir sur une carte la position précise des îles Orkney et Shetland par rapport au continent anglais, et non pas apparaissant au milieu des gisements de pétrole de l’est d’Aberdeen et de Dundee. Ou encore comme montrer l’Alaska et Hawaï à leurs positions réelles par rapport au continent américain et 10
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non pas juste les faire apparaître au sud de la Californie ou à l’ouest du Texas. Pour vous donner une idée de pourquoi nous l’avons dessiné ainsi, laissez-moi vous amener dans un parc de jeu imaginaire de la savane africaine où deux sortes de zèbres, les blancs rayés noir et les noirs rayés blanc, ruminent paresseusement. Il n’y a qu’un seul point d’eau dans toute la savane, et tous les zèbres doivent y aller une fois par jour. Le souci, c’est que ces zèbres sont très agressifs. Un zèbre à rayures blanches ne pourra tolérer qu’un et seulement un zèbre à rayures noires à proximité et vice-versa. Un de plus et c’est la guerre.
Figure 2 | Parcage des zèbres de manière à séparer les deux espèces tout en permettant à tous d’atteindre le point d’eau central.
Avec deux zèbres, un de chaque genre, il n’y aura aucun problème. Ils rumineront oisivement, s’évitant le plus possible, et un motif circulaire se développera dans l’herbe avec le point d’eau en son centre. Si nous voulons plus de zèbres, et nous le voulons sûrement tant ces animaux sont beaux, ils devront être quelque peu gérés pour éviter les combats. Ainsi on prévoira de délimiter dans la savane des espaces en forme de part de gâteau en posant des clôtures. Cependant la gestion du parc ne nous autorise à faire cela que de trois manières, où nous pourrons accueillir un total de 6, 10 ou 14 zèbres dans chaque groupe d’enclos (voir figure 2).
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Figure 3 | Arrangement pour parquer les électrons : chaque enclos, ou orbitale, accueillera un maximum de 2, 6, 10 ou 14 électrons. La ligne croisant les nombres par la droite trace un chemin à travers le tableau périodique.
Les électrons se comportent un peu comme ces zèbres : ils sont attirés par le noyau positif mais veulent à tout prix s’éviter, comme des charges se repoussant l’une l’autre. Ils ne peuvent supporter qu’un seul voisin, et encore que si celui-ci est de spin opposé, une propriété responsable du phénomène courant de magnétisme, mais qu’il est néanmoins difficile de formaliser. Il y a les électrons « spin en haut » et les électrons « spin en bas » mais il est aussi difficile de les différencier que de ne pas confondre un zèbre à rayures blanches avec un zèbre à rayures noires. La nature les a séparés en les enfermant par groupe de maximum 2, 6, 10 ou 14 électrons en fonction du type d’enclos 12
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(que vous devez maintenant imaginer comme des sections tridimensionnelles de l’espace autour du noyau), sauf que nous appelons ces enclos des orbitales et que nous utilisons les lettres s, p, d et f quand nous parlons d’elles. Au fur et à mesure que nous ajoutons des protons dans le noyau pour faire des éléments de plus en plus lourds, nous ajoutons aussi des électrons qui doivent aboutir dans un des enclos s, p, d ou f. Une fois que nous avons commencé à en remplir un, il faut continuer jusqu’à ce qu’il soit plein. La question est de savoir jusqu’où et dans quel ordre ils sont remplis. Si nous gribouillons les nombres sur une feuille de papier et les disposons à la manière de Dan Brown pour former un motif, comme sur la figure 3, nous pouvons ensuite tracer une ligne diagonale en zigzag à travers les nombres, et ainsi dessiner un chemin à travers le tableau périodique dans l’ordre croissant des numéros atomiques, c’est-à-dire H, He, Li, Be, B, etc. Si on replace ainsi chaque symbole d’élément avec le nombre maximal d’électrons dans une orbitale donnée que nous venons juste de remplir, nous obtenons le dessin de la figure 4. Il est maintenant évident, du moins je l’espère, que la géographie du tableau périodique peut globalement être décrite par quatre « continents », ceux de 2, 6, 10 ou 14 électrons dans le type d’enclos rempli en dernier, ou comme on préfère le dire, ceux des éléments s, p, d ou f.
Figure 4 | Représentation du tableau périodique montrant les quatre « continents », ceux dont les éléments contiennent un maximum de 2, 6, 10 ou 14 électrons dans leur dernière orbitale remplie. Nous pouvons les appeler respectivement éléments s, p, d et f.
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Les chimistes ne prêteraient que peu d’attention à cet exercice de numérologie si la carte qu’ils produisent ne les aidait pas à manœuvrer parmi les atomes et les molécules dans le monde réel, ce qu’elle fait très bien d’ailleurs1. Les fanatiques du tableau périodique disent qu’il y en a au moins 700 variations [2], et certaines augmentent notoirement différentes relations entre éléments peu apparentes dans sa version classique. D’autres encore, cependant, ratiocinent et cherchent à trouver des motifs et des significations sous-jacentes pour ne finalement aboutir à rien de plus qu’une façon confortable de présenter une large collection de données [3]. On peut imaginer le héros de Dan Brown, le Professeur de « symbologie » Robert Langdon [5], se lancer dans une nouvelle quête de la représentation « vraie » du tableau périodique, ce qui conduirait le monde à « disparaître pour être remplacé par quelque chose d’encore plus bizarre et inexplicable [5] ». Ou peut-être que la réponse à l’ultime question de la vie, l’univers et le reste dans Le Guide du voyageur galactique (The Hitchhiker’s Guide to the Galaxy) n’est pas 42 mais molybdène ?
1. Bien que ce ne soit pas un exercice trivial, y compris pour les physiciens, la mécanique quantique pourra fournir de nombreuses explications ingénieuses sur le comportement des éléments du tableau périodique.
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1 M. Khama vient dîner ce soir Si vous connaissez votre classification périodique des éléments, vous vous attendiez peut-être à ce que le premier chapitre traite de l’hydrogène, le plus léger des éléments chimiques, de numéro atomique 1, contenant d’un seul proton de charge +1 dans son noyau et d’un électron qui orbite autour de ce noyau. Cependant ce livre possède sa logique propre et va plutôt commencer par l’élément dont on a pu penser qu’il était le plus lourd dans l’univers, avec le numéro atomique 92. La température approche les 38 °C et la route entre Gaborone, la capitale du Botswana, et Francistown s’étire en ligne droite en direction du nord-est. C’est le pic de la saison chaude et ici, aux confins du désert du Kalahari, le paysage devrait paraître jaune et poussiéreux. Mais au contraire les pluies l’ont coloré d’un vert brillant. Nous nous arrêtons pour observer des centaines de papillons identiques rassemblés autour d’une flaque de boue. De retour sur la route bien goudronnée et lisse, nous restons vigilants pour éviter la rencontre éventuelle d’une vache, une chèvre ou un âne broutant l’herbe verte à proximité.
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Au niveau de la mine de charbon et de la station électrique de Palapye, nous tournons à gauche par rapport à la route principale et après une heure, nous arrivons devant un grand centre commercial moderne, et sans l’avoir réellement remarqué, nous étions à Serowe, considéré comme le plus grand village traditionnel d’Afrique [6], une colonie d’environ 90 000 âmes établies dans des maisons à un ou deux étages disséminées dans une structure à peine urbaine. Nous suivons des panneaux vers le musée, que nous ne trouvons pas, et pour le kgotla, que nous trouvons. Ce grand espace très ordonné, entouré d’arbres majestueux et cerné d’un mur à hauteur de hanche, est toujours le lieu de réunion des conseils tribaux bamangwato (le mot kgotla signifie tribunal en setswana), mais aujourd’hui il est complètement désert. Mais revenons au 23 juin 1949, quand la situation était bien différente. Serowe, alors le plus grand centre urbain du protectorat britannique du Bechuanaland, venait de subir une invasion massive de journalistes sud-africains et anglais, en plus des centaines de membres de la tribu rassemblés dans le kgotla. Il ne faisait pas si chaud puisque c’était l’hiver, mais à cette époque, il s’agissait d’un endroit lointain. Il n’y avait pas un mètre de route pavée ou goudronnée dans tout le protectorat, le pays était pauvre et austère, et les Anglais préféraient administrer la région de manière plutôt détendue à partir de la plus confortable Mafikeng en Union sud-africaine. Les centres de toutes les attentions aujourd’hui sont un jeune trentenaire grand et mince, qui s’adresse à la foule, la plupart des gens ayant parcouru une longue distance, et une femme absente. Qui sontils et qu’est-ce qui est en jeu exactement ? Le jeune homme se nomme Seretse Khama, l’héritier de la position de chef tribal des Bamangwato. Il se bat pour la reconnaissance de son mariage avec Ruth Williams par sa tribu. Ruth est une jeune Anglaise d’un caractère affirmé, autrefois auxiliaire féminine de l’armée de l’air et aussi, depuis son mariage, une ex-employée de la Lloyd’s de
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Londres. En effet, elle avait été licenciée aussitôt que son mariage avait été rendu public [7-9]. Seretse est probablement le seul homme du pays avec une si haute formation. Il est titulaire d’un diplôme de l’université de Fort Hare en Afrique du Sud en plus d’avoir fait des études à Oxford ; actuellement, il se forme au droit à Inner Temple à Londres. Fils du précédent chef, il a été désigné par son oncle Tshekedi, le régent, pour diriger son peuple vers le monde moderne. Mais tomber amoureux et épouser une Blanche ne faisait pas partie du projet. Tshekedi et les anciens de la tribu désapprouvent cette union et réclament un divorce. Mais Seretse a le soutien des plus jeunes de la tribu, et les participants se sont rangés à ses côtés. Cela aurait pu finir ici, avec la décision du kgotla de considérer Ruth comme leur future reine, mais au contraire cette situation devint le « cas Seretse », un cauchemar de relations publiques pour les cabinets britanniques successifs, tant travaillistes que conservateurs, jusqu’au milieu des années 1950.
Figure 5 | Seretse Khama intervenant à la cour tribale de Serowe en 1949. Photo © Time & Life Pictures/Getty Images
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Pourquoi cela ? En accord avec les lois du protectorat, le gouvernement britannique devait confirmer le nouveau chef, mais cela n’arriva jamais. Premièrement, le dossier était noyé dans la paperasse administrative : une enquête avait été diligentée, les conclusions du comité d’expert supprimées, les copies du rapport détruites, et finalement en 1952, le couple fut condamné sans procès à l’exil permanent de la patrie de Seretse par Lord Salisbury, secrétaire d’État conservateur des Relations avec le Commonwealth [7-9]. Alors qu’on ne peut être absolument certain des facteurs décisifs qui influencent les actions des cabinets ministériels et l’avis des fonctionnaires supérieurs, une coïncidence remarquable a pu faire pencher la balance. Au début des années 1930, la physique atomique et la chimie nucléaire étaient considérées comme à peine plus qu’un passe-temps pour chercheurs surdoués, et les pays soutenant pourtant la valeur des sciences, comme l’Union soviétique, ne finançaient que très peu ces disciplines. De fait, la demande pour du matériel radioactif était faible. Le radium était le plus recherché, mais pas tant que ça, et le minerai d’uranium dont il provenait n’avait pas d’usage excepté pour la coloration du verre (ce qu’il faisait très bien d’ailleurs mais, pour des raisons maintenant évidentes, ne fait plus). Comme nous le savons, la situation a rapidement changé avec la Seconde Guerre mondiale, le projet Manhattan, la bombe, et ensuite le développement de l’industrie nucléaire civile, tous ces projets reposant sur l’uranium. Bien que ce métal soit relativement abondant (2,3 ppm dans la croûte terrestre) et plus commun que l’étain par exemple, les dépôts exploitables étaient peu nombreux quand la demande augmenta. De plus, la transformation du minerai en métal était relativement compliquée et mal connue. Ainsi l’exploitation et la production de l’uranium ne pouvaient se faire en un claquement de doigts [10]. En 1939, l’uranium se trouvait dans le coin le plus éloigné de la classification périodique. Avec son numéro atomique de 92, il était 18
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le plus lourd élément connu, jusqu’à 1940 quand le neptunium et le plutonium furent découverts, mais peu étaient au courant de ces découvertes avant la fin de la guerre. En fait il n’était pas bien rangé dans le paysage périodique. En 1939, il n’avait pas bougé de son emplacement originel, placé juste en dessous du tungstène (W)2. La série complète des transuraniens restait à découvrir à la fin des années 1940, et à placer dans une catégorie dédiée, les actinides, de numéros atomiques 89 à 103. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis avaient obtenu le monopole virtuel de l’uranium, en contrôlant les deux principales sources en 1949 : Eldorado au Canada, et Shinkolobwe dans la province du Katanga, ex-Congo belge [11]. L’Union soviétique devait se rabattre (du moins le pensait-on) sur les reliquats capturés provenant du projet de bombe atomique allemande, et sur ce qui pouvait encore être extrait de la vieille mine Joachimsthal (Jáchymov), située actuellement en République tchèque. Bien qu’une énergie atomique bon marché et abondante était sans aucun doute une séduisante prospective pour le gouvernement britannique, la sécurité sous forme d’armes atomiques restait une priorité nationale. Des scientifiques britanniques avaient participé au projet Manhattan, mais les US ne partageaient pas toutes les données avec leurs alliés, laissant les Britanniques assembler seuls les pièces manquantes et, surtout trouver leur propre uranium. Quand ils furent interrogés par des politiciens nerveux, les géologues prédirent (plutôt précisément comme il s’avèrera) qu’en temps et en heure la prospection localiserait suffisamment de dépôts d’uranium pour permettre à la fois l’usage à long terme de l’énergie nucléaire et le développement d’armes atomiques. Comment ils établirent cette prédiction n’est pas l’objet de ce livre, mais les cartes géologiques montrant la composition des terrains en termes 2. Dans mon édition de 1946 du Laerebog i uorganisk kemi de Niels Bjerrum, il est encore placé là, même si Bjerrum fut l’ancien professeur de chimie de Niels Bohr.
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des différents types de roche étaient déjà courantes en 1948. Étant donné un type de roche, des prédictions pouvaient être établies à propos des minéraux probables à y trouver. Cependant, pour trouver effectivement un quelconque minerai d’uranium, il fallait être sur le terrain, et avec l’uranium on pouvait compter sur l’aide qui transformerait la plupart des collectionneurs de cailloux amateurs en prospecteurs d’uranium3 : le compteur Geiger. Cet instrument manuel et facile à trouver mesure la radioactivité, bien que les particules alpha (les noyaux d’hélium avec deux protons et deux neutrons éjectés à grande vitesse) soient plus difficiles à détecter que les particules béta (électrons) ou les rayons gamma (ressemblant aux rayons X mais à plus haute énergie encore). Ces trois types de radiations sont habituellement juste appelés « radiations ionisantes », car elles peuvent déshabiller les noyaux de leurs électrons pour générer des particules chargées ; et c’est d’ailleurs comme cela qu’elles sont détectées par le compteur Geiger. Quand la radiation passe à travers un tube rempli de gaz, par exemple le gaz rare néon, ces molécules de gaz (ou plutôt ces atomes, car le néon est une molécule monoatomique) sont heurtées par des particules à grande vitesse ou par des photons à haute énergie, et des électrons sont arrachés de l’atome de néon, donnant ainsi l’ion néon positivement chargé. Maintenant le tube contient des ions qui peuvent conduire soudainement l’électricité, tout comme peut le faire une solution saline (mais pas les molécules neutres), et c’est ce qui est lu sur le cadran. En plus, normalement, le compteur émet une série de clics caractéristiques qui aide le prospecteur à localiser facilement la source de la radiation. Je ne sais pas si un quelconque de ces amateurs a raflé la mise et obtenu, au moins aux États-Unis, une jolie récompense du gouvernement. À la fin de la guerre, cependant, pour une nation voulant 3. Comme illustré en couverture du magazine américain Popular Mechanics en 1949.
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obtenir rapidement des armes nucléaires, les promesses des géologues et les prospecteurs des mines futures étaient une maigre consolation. Une solution pratique semblait à portée de main quand il a semblé vraisemblable que les minerais de basse qualité provenant des mines d’or du Rand, pas loin de Johannesburg, en Union sudafricaine, pouvaient être utilisés pour obtenir de l’uranium [12, 13]. Le Premier ministre pro-britannique de l’Union, le maréchal Jan Smuts, était impatient de coopérer, et les négociations étaient déjà en cours quand son parti subit un raz-de-marée électoral et perdit les élections de 1948, portant le Parti national de D.F. Malan au pouvoir. Le nouveau régime commença immédiatement à mettre en place son idéologie de l’apartheid, et en juin 1949, coïncidant avec le kgotla de Serowe, la prohibition des mariages mixtes fut votée (Mixed Marriages Act) sans résistance par le parlement. En conséquence, le Parti national ne pouvait pas tolérer un couple de mariés noir-et-blanc sur le pas de sa porte, fût-il de haut rang. C’était aussi le message de D.F. Malan au gouvernement britannique après le triomphe de Seretse à Serowe. Toutefois, les conséquences exactes dans l’hypothèse de la non-coopération des Anglais n’étaient pas expliquées dans le détail. Les gouvernements britanniques ont longtemps nié avoir été mis sous pression par les Sud-Africains, usant de demi-vérités et d’accusations de bas étages comme excuses pour leurs actions [7]. Cependant des preuves du contraire ont été présentées par l’historien de Cambridge Ronald Hyam en 1986 [14], et aussi de manière indépendante par le journaliste Michael Dutfield dans son livre Un mariage qui dérange (A Marriage of Inconvenience) [9]. Le Parti national mit probablement un peu de temps pour décider quel était son meilleur moyen de persuasion, et il semble qu’il ait choisi l’uranium. Peu de temps après avoir délivré en personne le premier message furieux du Premier ministre d’Afrique du Sud, le haut-commissaire de l’Union à Londres Leif Egeland envoya une 21
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note au secrétaire des Relations avec le Commonwealth précisant que les négociations sur l’uranium seraient suspendues, au moins jusqu’à fin octobre 1949. C’est à ce moment-là qu’un troisième acteur entre en scène, poussant probablement le problème uranium au sommet des préoccupations. Le 29 août 1949, l’Union soviétique surprenait le monde, et en premier lieu les services de renseignements de l’Ouest, en faisant exploser leur première bombe atomique avec plus de trois années d’avance sur les estimations de la CIA. Un point clé de cette histoire était que Ruth, Seretse et leur petite fille Jacqueline avaient été exilés en Angleterre par deux gouvernements britanniques successifs, nonobstant le fait que les cabinets étaient sous le feu nourri de la presse nationale et internationale, et, il faut le dire, que quelques-uns des officiels anglais impliqués avaient sincèrement mauvaise conscience. Le Premier ministre Attlee nota : « C’est comme si nous avions été obligés d’admettre que l’abdication d’Édouard VIII n’agaçait pas l’État libre d’Irlande et les États-Unis d’Amérique [15] ». En 1952, le premier site de production d’uranium d’Afrique du Sud devint opérationnel [12, 13]et le 26 septembre 1957, les Khama furent autorisés à rentrer chez eux, bien que Seretse n’ait jamais été reconnu comme chef du Bamangwato. À partir de ce moment, il y eut, comme prévu, de l’uranium en abondance sur le marché, et l’Afrique du Sud était quoi qu’il en soit déjà une cause perdue pour le Commonwealth – deux ans et demi seulement avant le fameux discours « Les vents du changement » prononcé par Harold Macmillan au Cap (Winds of Change, 1960). Si l’histoire de l’uranium s’arrête ici, ce n’est pas le cas de celle de Seretse et Ruth Khama. Les lecteurs des livres délectables d’Alexander McCall Smith, Les Enquêtes de Mma Ramotswe (The Number One Ladies’ Detective Agency) ont sans doute remarqué une photo accrochée au mur chez Mma Ramotswe : elle représente le premier
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président du Botswana, Sir Seretse Khama, 1921-19804. Mma Ramotswe le tenait en grande estime, autant que la reine et Nelson Mandela [16]. Alors, est-ce que l’exil forcé des Khama fut la conséquence du chantage sud-africain pour les contrats d’uranium ? Rien de certain. Ronald Hyam et Peter Henshaw prétendent dans The Lion and the Springbok: Britain and South Africa Since the Boer War (2003) [17] que le gouvernement britannique était plus préoccupé par la crainte de l’annexion directe de ses protectorats du sud de l’Afrique par l’Union, et que dans ces circonstances l’exil des Khama était le moindre prix à payer pour protéger les habitants de ce que sont maintenant le Botswana, le Lesotho et le Swaziland, du joug de l’apartheid. En même temps, Hyam et Henshaw notent que pour la plupart des membres des cabinets, c’était une question de nature stratégique basée sur le contexte et les impératifs de la guerre froide, ceci incluant l’accès à d’importantes réserves de matériaux bruts. La vulnérabilité des protectorats était la plus grande préoccupation des ministres et de leurs fonctionnaires. On ne trouve cependant pas de traces dans les archives britanniques d’un lien direct entre la suspension des négociations sur l’uranium en 1949 et les actions prises à l’encontre des Khama. La réponse à la question de savoir si oui ou non les Sud-Africains ont joué la carte de l’uranium dans ces affaires est à rechercher dans les archives de Pretoria. À mon avis, pendant une courte période en 1949, juste après le premier essai nucléaire soviétique, la question de l’uranium avait pu être d’une certaine importance, mais pour la plupart des actions menées par le gouvernement britannique dans les années qui ont suivi, c’était seulement un des nombreux facteurs secondaires qui ont influencé leurs décisions, le préjudice racial en étant un autre. Certains disent que l’histoire de Ruth et Seretse fut la source d’inspiration du dernier film de Spencer Tracy, Devine qui vient dîner ? 4. Lady Ruth Williams Khama, 1923-2002.
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(Guess Who’s Coming to Dinner, 1967), avec également à l’affiche Sidney Poitier, Katharine Houghton et Katharine Hepburn, mis en scène par Stanley Kramer. Dans ce classique de la production hollywoodienne5, Houghton, une jeune femme blanche de la classe moyenne, invite son récent fiancé Poitier, dont on découvre qu’il est noir, à dîner chez ses parents. Le film a été réalisé en 1967, six mois après que la Cour suprême supprime la loi sur les mariages interraciaux. À cette époque, cette loi était en vigueur dans 17 États de l’Union et ce « crime » puni d’emprisonnement. Le dernier État à officiellement retirer la loi prétendant interdire les croisements entre races a été l’Alabama, en 2000 [18]. Pourquoi les estimations de la CIA sur la bombe atomique russe étaient-elles si loin du compte ? Dans le chapitre 2, nous explorons la partie du tableau périodique qui donne la réponse.
5. Le film a reçu deux Oscars : meilleure actrice pour Hepburn et meilleur scénario original pour William Rose.
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2 Bons baisers de Bitterfeld Au chapitre 2, nous pénétrons dans le monde trompeur et sombre de l’espionnage ou du « renseignement », et nous commençons à apprendre comment extraire du métal à partir de cailloux. En septembre 1961, Henry Lowenhaupt lança son dernier morceau de calcium métallique en provenance de l’Allemagne de l’Est dans la rivière Potomac et observa la violente réaction qui fit bouillir l’eau tandis que le métal arrachait leurs électrons aux molécules d’H2O, produisant ainsi de l’hydrogène gazeux et une grande quantité de chaleur. Écrire en détail des réactions chimiques peut paraître effrayant mais c’est en réalité assez simple, aussi n’hésiterai-je pas à montrer une ou deux équations au fur et à mesure. Il faut juste se rappeler que les atomes ou les électrons ne disparaissent jamais et tout ira bien. Ce que je viens juste de décrire peut se traduire ainsi : Ca + 2 H2O Æ Ca2+ + H2 + 2 OHCela peut sembler assez similaire à la réaction du sodium métallique avec l’eau, telle que beaucoup d’entre nous en ont eu la démonstration 25
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à l’école, et c’est tout à fait ça. Cependant la réaction du calcium est légèrement plus lente et dégage un peu moins d’énergie, parce que deux électrons partent de l’atome, et non pas un seul comme dans le cas du sodium6. (La perte d’électrons est ce qu’on appelle une oxydation, et le calcium a ainsi changé d’état d’oxydation, passant de l’état d’oxydation zéro à l’état d’oxydation, ou nombre, +II7.) M. Lowenhaupt devait savoir tout cela. Il était diplômé de l’université de Yale et avait travaillé pour le projet Manhattan de fabrication de la première bombe atomique, puis passé le reste de sa carrière à la CIA, de sa création en 1947 jusqu’à sa retraite en 1991 [19]. Le calcium métallique qui venait d’être jeté dans le Potomac était le dernier reste d’un projet qui aurait pu sauver la CIA de son humiliation majeure, et qui faisait partie d’une des opérations de sabotage les plus sophistiquées jamais conçues : l’opération Spanner [20]. Comme on l’a vu au chapitre 1, l’explosion de la première bombe atomique soviétique en 1949 fut une réelle surprise pour la CIA et le MI6. Mais pour leur défense, en ce qui concerne les Américains au moins, on pourrait peut-être aussi remarquer que ce fut également une surprise pour les Russes que les Américains l’aient immédiatement enregistrée. (La mise en place du système de détection est en soi une assez intéressante histoire.) Pourquoi alors les services de renseignement américains et anglais ont-ils tant sous-estimé la montée en puissance du programme atomique de Staline ? En essence, ils ont mal jugé la capacité de l’Union soviétique à produire de l’uranium. Du minerai de basse qualité en provenance des mines des montagnes de l’Oural était utilisé, en plus de celui détourné de l’approvisionnement allemand. Alors que l’espionnage des sites d’énergie atomique propres des Russes était plus ou moins hors de question, il y avait d’autres moyens
6. Avec le sodium métallique, la réaction produit tant de chaleur que l’hydrogène gazeux peut parfois s’enflammer. 7. Les états d’oxydation sont normalement exprimés par des chiffres romains.
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d’obtenir des informations. Une cible majeure était à la fois le personnel et les installations utilisés par le programme d’énergie et d’armes nucléaires porté par l’Allemagne nazie, connu sous le nom de code Uranverein, le Club Uranium, qui était passé sous administration russe dans leur zone occupée. Le problème clé était de savoir comment les Russes allaient produire de l’uranium métallique à partir du minerai d’uranium. La règle générale est que les éléments métalliques sont instables sous leur forme métallique neutre (degré d’oxydation zéro), avec des exceptions notables telles que les métaux nobles, or, argent ou cuivre, dont vous pouvez trouver des pépites si vous êtes chanceux. Ces métaux retiennent très fermement leurs électrons, en saisissant contraste avec le sodium ou le calcium, qui semblent juste attendre quelque chose de disponible pour y décharger les électrons qu’ils ont sur leur dernier « enclos » ou « orbitale »8. L’uranium peut être aussi bon que l’or dans certaines circonstances mais ce n’est certainement pas un métal aussi noble. Il est généralement trouvé dans la nature à l’état d’oxydation IV, U4+, soit quatre électrons manquants, combiné à l’oxygène en UO2 (ou dans le minerai primaire pitchblende, sous la formule approximative U3O8, qui recouvre une combinaison d’ions U4+ et U6+). Pour apporter les électrons manquants et obtenir l’uranium métal, on a besoin de quelque chose qui a très envie de céder ses électrons – ce qu’on appelle un agent réducteur fort. La plupart des réactifs chimiques utilisés pour produire de l’uranium à partir de minerai sont ordinaires et ont d’autres usages, mais parce que l’uranium est particulièrement ignoble9, il nécessite un agent réducteur fort très spécial pour passer à l’état métallique. Les Allemands utilisaient le calcium métallique produit à Bitterfeld, 8. Nous les avons appelés ainsi dans le préambule ; « couche » est peut-être le nom que vous avez appris à l’école. 9. Métal ignoble : qui se combine facilement à l’oxygène par opposition aux métaux nobles qui sont très résistants à l’oxydation (note du traducteur).
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une petite ville d’Allemagne de l’Est, proche de Leipzig et pas très éloignée de la vieille mine d’uranium de Joachimsthal (Jáchymov) en République tchèque. Parce que l’Allemagne était divisée entre les quatre grandes puissances occupantes, et que la République démocratique d’Allemagne et son contrôle strict des frontières restaient à mettre en place, obtenir des « renseignements » à partir de la zone russe était au minimum possible. Ainsi le MI6 et la CIA surveillaient de près l’usine de Bitterfeld (et se surveillaient l’un l’autre également). En 1947, les indices collectés montraient que l’usine de Bitterfeld produisait 30 tonnes de calcium métallique distillé de très haute pureté tous les mois. Nous associons le fait de distiller à la fabrication de l’alcool par séparation de l’éthanol et de l’eau dans les distilleries. La méthode est basée sur la différence de point d’ébullition des deux substances, 78 °C pour l’éthanol et 100 °C pour l’eau, mais la distillation est en fait une méthode très générale de purification utilisée dans l’industrie chimique, et applicable à toutes sortes de substances. Si vous refroidissez l’air suffisamment pour qu’il devienne liquide (et il faudra qu’il soit très, très froid), vous pouvez le distiller et séparer ses composants, tels que l’azote ou le néon10. Le calcium fond à 842 °C et bout à 1 484 °C, mais ces températures peuvent être plus basses si la pression diminue. Ceci-dit il n’est pas utile de construire votre complexe chimique au sommet de l’Everest pour réaliser cela, car il est relativement facile de reproduire de telles conditions en usine. D’ailleurs dès 1946, les États-Unis avaient placé les pompes à vide sur les listes de contrôle des exportations, bloquant ainsi une commande majeure par un organisme russe de négoce. La question à laquelle devaient répondre Lowenhaupt et ses collègues était d’être sûrs que les 30 tonnes de calcium produites chaque
10. Il s’agit d’un procédé industriel majeur. Le néon et les autres gaz rares ont différents usages, et l’azote liquide est important comme refroidissant mais nécessite d’être séparé de l’oxygène liquide qui est une substance très dangereuse.
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mois allaient au programme nucléaire russe, et non pas à un usage légitime de l’industrie allemande. Ils établirent assez rapidement qu’environ 5 tonnes de métal plutôt impur avaient été produites par les compagnies Osram et Philips pendant la guerre, apparemment pour fabriquer des tubes-radio, et que 20 tonnes supplémentaires par mois de différents alliages (un mélange de métaux) de calcium avec de l’aluminium ou du zinc avaient été vendues aux chemins de fer allemands. Il devenait clair que les 30 tonnes de calcium pur distillé n’avaient pas d’acheteurs dans l’industrie allemande, et le pot aux roses fut dévoilé quand une taupe à l’intérieur de l’usine de Bitterfeld rapporta que trois wagons transportant le calcium distillé étaient partis le 26 juillet 1947 à destination de « Elektrostahl Moskau Post Box 3, Kursk Railroad ». Pour mieux comprendre ce que tramaient les Russes avec ce calcium, un échantillon avait été passé en douce par l’agent infiltré à Bitterfeld. L’analyse complète réalisée par la CIA démontrait clairement que ce calcium avait toutes les spécifications requises pour réduire les ions uranium en uranium métallique de haute pureté, destiné aux applications nucléaires. Le moyen de réaliser cela est d’abord de produire des molécules de UF4, puis de les faire réagir avec le calcium métallique pour produire du fluorure de calcium et de l’uranium métallique. Ceci s’écrit plus communément ainsi : 2 Ca + UF4 Æ 2 CaF2 + U On ne voit pas explicitement les électrons changer de place dans cette réaction, mais comme le fluor est toujours considéré comme chargé moins un, sauf dans le cas du gaz F2, il est plutôt facile de conclure que l’uranium part de +4 et que les deux atomes de calcium finissent à +2 chacun. La chose intéressante avec ces schémas réactionnels est qu’on peut maintenant calculer exactement combien d’uranium métallique les Russes pourraient produire chaque mois. Je ne vais pas vous ennuyer 29
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avec les détails11, mais c’est comme calculer combien de mayonnaise et combien de meringues on peut faire avec une quantité donnée d’œufs. Comme l’uranium est beaucoup plus « lourd » que le calcium, vous pouvez, en théorie, en obtenir environ 200 tonnes à partir de 30 tonnes de calcium. En réalité, ce nombre sera plus faible et un large excès de calcium est nécessaire. Les Américains ont calculé en utilisant une limite technique d’environ 1:2,2 que les 30 tonnes de calcium devraient donner environ 66 tonnes d’uranium. Ceci-dit, les estimations à partir de ces chiffres indiquaient que les Russes disposaient de beaucoup plus d’uranium que ce que laissaient présager leurs ressources disponibles. Pour d’obscures raisons – Lowenhaupt blâma « l’hybris », l’orgueil – cette information n’a pas été correctement prise en compte ; sinon la date de la première bombe russe aurait sans doute été révisée. Que cela ait pu avoir une quelconque influence sur quoi que ce soit n’est pas très clair, mais ce qui aurait pu avoir un impact était l’opération Spanner, conçue par le légendaire officier du MI6 et chimiste, Eric Welsh. La plus importante spécification pour le calcium métallique était le seuil d’impuretés de bore. Le bore, symbole B de numéro atomique 5, existe naturellement sous deux formes appelées isotopes, une avec cinq protons et cinq neutrons dans le noyau, 10B, et une avec un neutron supplémentaire, 11B ou bore-11 (l’usage des indices et des exposants est expliqué en figure 6). Pour les scientifiques du nucléaire, le bore-10 était un gros problème car cet atome serait capable de pomper tous les neutrons expulsés lors de la fission des atomes d’uranium (et les neutrons secondaires de cette fission qui conduisent au plutonium) pour devenir du bore-11. Trop de 11. En voici néanmoins. Pour chaque atome d’uranium, il faut deux atomes de calcium. Comme la masse atomique de l’uranium est de 238 et celle du calcium de 40, cela signifie qu’avec 80 g de Ca, vous pouvez obtenir 238 g d’U. Donc 30 tonnes de Ca vous donneront, au moins en théorie en considérant que la réaction est complète, 30 × 238 / 80 = 187 tonnes d’uranium.
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bore-10 dans l’uranium métallique et la réaction nucléaire était tout simplement stoppée.
Masse atomique = somme du nombre de protons et de neutrons dans le noyau ; identifie l’isotope spécifique d’un élément 11 5B
Numéro atomique = nombre de protons dans le noyau ; l’adresse dans le tableau périodique Figure 6 | Comment la masse atomique et le numéro atomique sont écrits avec le symbole de l’élément. Le « 5 » et le « B » disent la même chose mais le « 11 » qualifie l’isotope spécifique, ici le bore-11.
Une analyse chimique traditionnelle du calcium métallique quittant l’usine de Bitterfeld n’aurait pas révélé combien de chaque isotope était présent car ils ont des propriétés chimiques identiques – la spécification de moins d’une part par million (1 ppm) de bore serait testée en routine. Cela donna l’idée au commandant Welsh de remplacer le bore naturel, qui ne contient que 20 % de bore-10 néfaste, par un échantillon artificiellement enrichi. Sous réserve que son origine ne soit jamais révélée, un matériel avec 90 % de bore-10 – une teneur qui aurait complètement ruiné l’exploitation nucléaire de l’uranium produit – pourrait être obtenu de la Commission de l’énergie atomique des États-Unis (US AEC), qui l’avait acquis comme produit dérivé du projet Manhattan. Cependant cette opération ne fut jamais exécutée quand bien même le matériel enrichi avait été transféré à l’agent de Bitterfeld. La production de calcium stoppa pendant un moment. L’agent de Bitterfeld eut peur que l’opération n’ait été démasquée, et finalement les Russes firent exploser la bombe et emménagèrent leur propre 31
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installation de production de calcium, rendant l’ensemble de l’opération caduque. Mais il n’avait pas à s’inquiéter. Welsh avait insisté pour opérer directement sous les ordres de « C », le chef du MI6 (« M » dans les histoires de James Bond), court-circuitant des personnes comme Kim Philby, faisant que l’opération aurait été sûre, du moins aussi sûre que ces choses peuvent l’être [21]. (L’ingénieur allemand, agent du MI6, fut finalement exfiltré et installé en Argentine sous une nouvelle identité [22].) La livraison de bore corrompu fit tranquillement le chemin de retour d’Allemagne de l’Est vers la Commission de l’énergie atomique des États-Unis, et rien n’indique qu’il ait jamais quitté sa vie tranquille à l’abri de sa salle de stockage. Le rôle de Bitterfeld dans l’histoire de l’uranium est crucial, mais maintenant la ville est heureuse d’héberger le festival de rock heavy metal nommé « United Metal Maniacs ». Même si on ne les bombarde pas de neutrons, les atomes d’uranium s’autodétruisent naturellement par un phénomène connu sous le nom de décroissance radioactive. Cette décroissance peut s’opérer de plusieurs manières. Dans un de ces cas, une particule alpha – plus connue sous le nom d’ion He2+, est émise. Au contraire du calcium métallique qui est un réducteur fort qui donnera volontiers ses électrons, He2+ est un agent oxydant très fort qui prendra des électrons à presque n’importe quoi qui croisera sa route pour se transformer en hélium gazeux classique. Tout l’hélium que nous avons sur terre, y compris celui avec lequel on gonfle les ballons des enfants lors d’une sortie au parc, a fait à un moment donné partie d’un atome d’uranium ou de thorium (le thorium, Th, de numéro atomique 90, est un autre élément radioactif naturel majeur), et un ballon d’hélium ou plutôt son absence, est un des thèmes principaux du chapitre 3.
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3 Le chien et le dirigeable Au chapitre 3, nous jouons avec les gaz et le feu et nous explorons l’une des plus importantes équations de la science. Joseph Späh devait nourrir son chien, rien d’étrange à cela. Le souci était qu’Ulla, un berger allemand, était confiné dans la zone de fret, interdite aux passagers. Si tout s’était passé normalement, ça n’aurait pas été un problème, sauf peut-être en ce qui concerne les remarques bourrues des hommes d’équipage appréciant peu les besoins de cet animal, ami et partenaire de Späh sur scène [23]. Mais ce vol ne se déroulait pas tout à fait comme prévu, et les fréquentes visites de Späh à l’arrière du Hindenburg lui vaudraient des problèmes dans les années à venir [24]. Le département de l’Énergie des États-Unis (US DOE), ainsi que ses équivalents en Europe et au Japon, investissent des milliards dans le développement de futures applications énergétiques de l’hydrogène, par exemple comme carburant pour les voitures et les bus [25]. Le principal avantage est la combustion propre de ce carburant : deux molécules d’hydrogène gazeux se combineront avec une molécule d’oxygène pour donner deux molécules d’eau. L’avenir appartient, 33
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peut-être, à « l’économie hydrogène », mais malheureusement pour ses partisans, l’histoire populaire de l’hydrogène comme carburant est lestée de la tragédie du Hindenburg. Nous reviendrons dans un moment sur le sort du pauvre chien de Joseph Späh, mais il faut savoir qu’au-delà du chien et au-dessus de tout un chacun à bord du confortable et luxueux Hindenburg, il y avait d’immenses « ballons » remplis d’hydrogène, le plus léger des éléments, avec seulement un proton et un électron. De tous les gaz, c’est celui dont la densité est la plus basse et il est formé par deux atomes d’hydrogène reliés entre eux par une simple liaison chimique, formée par le partage de deux électrons chargés négativement entre deux noyaux chargés positivement. Cet hydrogène gazeux avait transporté le plus grand dirigeable au monde de Francfort jusqu’à Lakehurst, au sud de New-York, et, l’année précédente, avait permis avec succès plusieurs tours du monde. De nos jours, on se demande comment des gens pouvaient avoir l’idée de voyager autour du monde à bord de ce qu’il faut bien appeler une bombe volante. Mais on oublie qu’à l’époque, les dirigeables commerciaux allemands, construits par Luftschiffbau Zeppelin GmbH, avaient d’excellentes statistiques de sécurité [26]. Le Graf Zeppelin par exemple accomplit huit années de service régulier, essentiellement entre le Brésil et l’Allemagne, sans incident, et tous les grands dirigeables du monde, à quelques exceptions près, utilisaient tous de l’hydrogène gazeux pour leur force ascensionnelle, et ce depuis environ 30 ans. Donc, dans le salon fumeur plaqué d’amiante à bord du Hindenburg, Späh et les autres passagers profitaient paresseusement de la vue qu’ils pouvaient avoir sur l’océan au cours du premier vol transatlantique régulier en 1937, et se désintéressaient totalement de l’hydrogène. Une séquence filmée, prise par Späh et qui a miraculeusement survécu au désastre final, les montre en train de pointer du doigt avec enthousiasme quelques icebergs flottant au large tandis que le dirigeable approchait du continent américain à la vitesse respectable de 134 km/h [27]. 34
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LE CHIEN ET LE DIRIGEABLE
Température décroissante
Double de molécules
Volume décroissant
Figure 7 | La loi des gaz nous dit comment un gaz se comporte dans des conditions normales. En haut à gauche : la pression (P) sur les parois, par exemple d’un ballon d’hélium acheté au zoo, fait suite au choc des molécules contre cette paroi, et plus il y a de chocs par seconde plus la pression est forte. En haut à droite : quand les molécules se refroidissent (basse T) et se déplace lentement, le nombre de chocs chaque seconde sera plus faible et la pression également. En bas à gauche : si on augmente le nombre de molécules de gaz (n), elles seront plus nombreuses à cogner la paroi chaque seconde. En bas à droite : si on diminue le volume (V), les molécules auront moins d’espace pour se mouvoir et donc cogneront plus souvent les parois. Le tout élégamment résumé dans la formule P × V = n × R × T12, où R est la « constante des gaz », un nombre qui a de nombreuses applications, en plus d’expliquer le comportement des ballons d’hélium.
Quelle stupidité, pense-t-on de nos jours, de ne pas avoir utilisé de l’hélium à la place de l’hydrogène ! Mais il faut alors se rappeler que les Allemands ne pouvaient pas acheter d’hélium pour cause 12. n est le nombre de molécules, généralement exprimé comme nombre de moles (6 × 1023 molécules font une mole), et T est la température en degrés Kelvin.
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d’embargo commercial américain envers l’Allemagne nazie. Ceci-dit, si on regarde d’un peu plus près, il s’avère que l’histoire est un peu plus complexe et intéressante que ce simple mais incorrect, comme nous allons le voir, fait bien connu [28]. Les ingénieurs bien sûr savaient tout au sujet de l’hélium. Avec ses deux protons, deux neutrons et deux électrons, ce gaz monoatomique est plus dense que l’hydrogène et donc moins propre à la force ascensionnelle. Nous pouvons déduire cela puisque H2 et He (et quasiment tous les autres gaz à notre connaissance) obéissent à la merveilleuse loi dite loi des gaz parfaits. Parmi plusieurs autres choses, l’équation de la loi des gaz parfaits nous dit que si on double le poids (la masse, pour être plus juste) d’une molécule gazeuse, la densité de ce gaz double également. Cependant l’hélium avait des avantages techniques. Avoir des molécules deux fois plus lourdes que celles de l’hydrogène signifie qu’il est meilleur isolant, un fait à considérer pour un dirigeable rôtissant au soleil toute la journée. Le problème de l’élévation de température vient du fait qu’un gaz obéissant à la loi des gaz parfaits voit son volume augmenter de 10 % quand sa température (exprimée en degrés Kelvin) augmente de 10 % (de même pour sa pression s’il est enfermé dans une enceinte de volume fixe). Ces effets doivent être minutieusement calculés par les ingénieurs pour être sûr que les ballons de gaz mais également l’infrastructure d’aluminium du dirigeable pourront résister à de telles contraintes mécaniques. Pourquoi le problème est-il moindre avec l’hélium ? Parce que l’hélium se réchauffe moins vite. La vitesse moyenne des molécules de gaz est d’autant plus lente que le gaz est plus lourd, en conséquence l’hélium transmettra la chaleur par conduction plus lentement que l’hydrogène. Cela aussi on peut le déduire de la loi des gaz parfaits (vous voyez donc pourquoi elle est si merveilleuse !) et dans les régions les plus froides du globe, on peut mettre ces connaissances en pratique avec les fenêtres à double – ou triple – vitrage remplies avec de l’argon, un gaz dont les molécules ont une masse plus grande que celle de l’hydrogène, le constituant majeur de l’air. 36
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La loi des gaz parfaits fut de première importance pour les premiers scientifiques développant la chimie, mais aussi pour les ingénieurs concevant des dirigeables capables de résister aux changements de volumes et de pressions des gaz et adaptant leur design aux contraintes des différents gaz ascensionnels, hydrogène ou hélium. Le gros avantage de l’hélium, cependant, est que c’est l’élément le moins réactif connu – il n’y a pas un seul composé chimique connu contenant de l’hélium combiné avec d’autres éléments. Aucune réaction dangereuse ne peut arriver avec ce gaz, au contraire de l’hydrogène qui peut facilement, et dans certaines conditions, réagir explosivement avec l’oxygène. La grande difficulté pour l’Allemagne, mais aussi pour l’Angleterre ou la France, était qu’on ne trouvait pas d’hélium en Europe. Les États-Unis en étaient le seul pourvoyeur mondial, et dans les années 1920 les réserves étaient peu abondantes, même pour eux.
Figure 8 | Si la date de cette photo représentant l’USS Shenandoah est correcte (1924), ce dirigeable contenait probablement tout l’hélium disponible commercialement à ce moment. © CORBIS
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L’hélium est créé par la décroissance radioactive des éléments lourds à l’intérieur de la Terre, spécialement celle de l’uranium ou du thorium. Il suinte par des failles ou des cassures dans les rochers et se retrouve en proportion mineure dans le gaz naturel. Comme le pétrole était la principale motivation des forages dans les années 1920, la production de gaz naturel était faible, et donc la production d’hélium l’était également. Il paraît que quand la Marine des États-Unis (US Navy) lança le premier de ses quatre dirigeables géants, l’USS Shenandoah (figure 8), en 1923, ses ballons de gaz contenaient l’essentiel de l’hélium jamais produit. Et que quand l’USS Los Angeles fut mis en service en 1924, il était difficile d’utiliser les deux dirigeables en même temps pour des raisons de pénurie en hélium. Ainsi l’hélium était considéré comme une ressource stratégique, sa production était supervisée par le Bureau des mines et ses exportations finirent par être contrôlées par le ministère de l’Intérieur des États-Unis. Une grande réserve nationale (toujours en usage en 2013) a été créée en 1925. Finalement, l’accroissement de production remplit les stocks et des licences d’exportation furent accordées. Pour le public cependant, la notion de restriction des exportations d’hélium américain semble avoir perduré et le président Herbert Hoover sentit le besoin de commenter ce fait durant une conférence de presse en 1930 en affirmant « il est complètement erroné de penser que les États-Unis empêchent l’utilisation de l’hélium dans le développement de la navigation des plus-légers-que-l’air. » Il expliqua ensuite que la raison pour laquelle les exportations d’hélium n’avaient pas démarré, c’est qu’il était quatre fois plus cher que l’hydrogène, et que l’hydrogène pouvait être produit n’importe où tandis qu’il y avait une pénurie considérable de stations-service d’hélium à travers le monde [29]. Si le président Hoover laissait penser comme une évidence qu’il était facilement disponible sur la planète, vous pouvez quand même vous demander où vous procurer de l’hydrogène. Une partie de la 38
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réponse est qu’il y a plusieurs moyens et qu’il les connaissait très bien, étant lui-même ingénieur des mines. En prélude à un autre désastre célèbre – l’expédition polaire suédoise de 1897 menée par Andrée, Fraenkel et Strindberg (un parent de l’auteur du même nom que nous rencontrerons au chapitre 12) –, de la fonte brute et de l’acide sulfurique étaient transportés sur le vapeur Virgo jusqu’aux îles Svalbard où l’acide était versé sur le fer. L’hydrogène gazeux formé par la réaction était recueilli et utilisé pour gonfler le ballon Örnen (L’Aigle), qui bientôt s’éleva dans les airs, s’éloigna vers le nord et qu’on ne revit jamais. H2SO4 + Fe Æ Fe2+ + SO42- + H2 En fait, l’hydrogène est plus commodément produit par plusieurs procédés astucieux de la même famille utilisant du carbone et de l’eau – avec du gaz naturel ou du pétrole comme matériaux de départ13 – mais il peut aussi être fait par électrolyse directe de l’eau à l’aide d’un courant électrique : une réaction qui est en fait l’inverse de la réaction de combustion potentiellement explosive. Ainsi, en raison de sa facilité de production et parce qu’il était possible de « refaire le plein » en urgence, l’hydrogène continuait à être le gaz de choix pour les dirigeables allemands et anglais, et la déclaration de Hoover (datée du 10 octobre 1930) pourrait bien être une directe conséquence de l’accident du dirigeable anglais R101. Le R101 était un des deux premiers vaisseaux du projet Dirigeables impériaux. Il s’est crashé lors de son voyage inaugural à proximité de Beauvais dans le nord de la France, quelques heures après avoir traversé la Manche. C’était un dirigeable du gouvernement qui
13. À vrai dire, ce n’est pas très écologique. Ce que l’on aimerait faire de nos jours, c’est produire de l’hydrogène à l’aide de l’énergie solaire, par des procédés photocatalytiques ou par électrolyse dans ces cellules solaires.
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transportait des officiels britanniques vers Karachi (dans l’actuel Pakistan), mais l’espoir était élevé que le R101 ainsi que son concurrent des chantiers Vickers, le R100, deviennent tous deux des succès commerciaux [30]. L’attractivité des dirigeables devait s’évaluer en estimant les plans de vol sur cet itinéraire : les services aéronautiques impériaux mettaient huit jours et 21 escales sur le trajet, contre un voyage de quatre semaines par mer. Le R101 proposait de faire la même chose en cinq jours avec une seule escale (Ismaïlia en Égypte) et qui plus est, avec le confort d’un somptueux hôtel flottant. L’accident lui-même (au petit matin du 5 octobre 1930, cinq jours avant la conférence de presse de Hoover) n’avait pas été réellement violent, et en d’autres circonstances n’aurait causé que des dégâts mineurs. Cependant, seules cinq personnes survécurent à l’embrasement consécutif à l’accident sur les 49 passagers et membres d’équipage. Évidemment, la combustion de l’hydrogène fut l’agent destructeur dans ce cas, mais les causes sous-jacentes résidaient dans une suite d’erreurs fatales dans les décisions administratives, politiques et techniques prises par Lord Thomson, ministre de l’Air, et d’autres officiels, dont la plupart périrent dans l’accident. C’est du moins ce qui a été raconté 25 ans plus tard par l’auteur populaire anglo-australien Nevil Shute dans son livre autobiographique Slide Rule (Règle à Calcul) [30]. À cette époque, Shute était chef-ingénieur chez Vickers, sur le projet concurrent du dirigeable R100, qui avait réalisé avec succès un vol d’essai aller-retour à destination du Canada la même année, et avait une connaissance approfondie de tous les aspects de ce type de programme. L’accident mit un point final au projet Dirigeables impériaux, et évidemment entretint l’aversion de Shute pour les décisions gouvernementales tout en le confortant dans ses vues idéalistes du monde de l’entreprise privée et de l’entreprenariat. Le désastre du R100 et la disponibilité croissante de l’hélium en provenance des États-Unis, encouragèrent les ingénieurs de 40
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Zeppelin à repenser leurs projets et quand les plans des deux dirigeables jumeaux, qui seront baptisés ultérieurement Hindenburg et Graf Zeppelin II, furent conçus en 1931, l’hélium était pressenti pour être leur gaz ascensionnel. Cependant deux changements politiques allaient rendre cela impossible : l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler et du Parti national socialiste en Allemagne et l’élection de Franklin D. Roosevelt comme président des États-Unis. Roosevelt lui-même n’était pas l’obstacle majeur, mais il avait nommé comme ministre de l’Intérieur, et donc responsable de la réserve nationale d’hélium, Harold Ickes, un politicien de Chicago résolument indépendant et antifasciste [31]. Ickes ne signera aucune autorisation d’exportation d’hélium vers l’Allemagne et donc l’Hindenburg devra être gonflé à l’hydrogène. Il faut cependant noter qu’il n’y avait pas de boycott général ou d’embargo commercial vis-à-vis de l’Allemagne nazie. Beaucoup de gens avaient vu à un moment ou à un autre les images de l’accident du Hindenburg sur le terrain de Lakehurst. Et beaucoup étaient probablement convaincus, comme je l’étais, que personne n’avait survécu au crash et aux flammes. Tout arriva extrêmement vite et en quelques secondes le dirigeable entier était en feu. J’eus la bonne surprise d’apprendre que ce n’était pas du tout le cas : plus de la moitié des passagers et de l’équipage furent sauvés, et certains comme Joseph Späh ne subirent que des blessures légères (d’autres bien sûr furent plus sérieusement blessés, et sur les 97 personnes à bord, 35 périrent, ainsi qu’un membre de l’équipage à terre qui fut aussi tué). C’est à cause d’une loi cynique des médias que le désastre du R101 à Beauvais est presque oublié même si on peut prouver qu’il fut largement pire, alors que l’accident du Hindenburg est connu partout dans le monde : s’il n’y a pas d’images, c’est comme si ce n’était pas arrivé. Il ne semble pas y avoir consensus sur les causes de l’accident du Hindenburg. L’Encyclopédie Britannica nous dit ceci : « le feu fut officiellement causé par une décharge électrique atmosphérique à 41
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proximité d’une fuite d’hydrogène du dirigeable, cependant il a été spéculé que le vaisseau aurait été victime d’un acte de sabotage antinazi ». Il n’y a jamais eu de preuve d’un acte odieux, mais comme le feu a pris à l’arrière du Hindenburg, les fréquentes visites de Späh à son chien, attestées par l’équipage, ont semblé suspectes. Après l’accident il fut longuement inquiété par le FBI mais finalement lavé de tous soupçons. L’accident choqua le monde et de nouvelles demandes parvinrent de l’Allemagne pour de l’hélium destiné à être utilisé sur le Graf Zeppelin II. Ickes, qui avait l’ensemble du gouvernement contre lui, y compris le président Roosevelt, y consentit finalement [32]. Un article du New York Times daté du 17 janvier 1938 rapportait que le cargo allemand de 3 663 tonnes Dessau était attendu sous peu à Houston pour charger une première cargaison d’hélium à destination de l’Allemagne [33]. Cependant, les politiques nazis compromirent à nouveau l’accord sur l’hélium quand en février le chancelier autrichien fut « invité » par Hitler à trouver un accord pour préparer l’annexion complète (Anschluss) de l’Autriche par l’Allemagne le mois suivant. Dans le journal d’Ickes, publié après sa mort, la question de l’hélium revenait continuellement durant le printemps et au début de l’été. Par exemple, le premier sujet du 17 avril est : « Je n’ai pas encore signé le contrat sur l’hélium », et il décrit les passes d’armes régulières avec le président ou le ministre des Affaires étrangères, Cordell Hull, lors des réunions de cabinet formelles ou informelles. Il a même reçu la visite en personne du directeur de la compagnie Zeppelin, le capitaine Eckener, un fervent antinazi duquel Ickes avait une très haute opinion, en vain. Ickes persista et vainquit – le contrat ne fut jamais signé. Ulla, le chien de Späh, ne survécut malheureusement pas à l’accident du Hindenburg, mais son maître continua sa carrière d’acrobate sous le nom de « Ben Dova » jusqu’à sa retraite, au début des années 1970. 42
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LE CHIEN ET LE DIRIGEABLE
Le vaisseau jumeau du Hindenburg, le Graf Zeppelin II, joua un rôle mineur dans la propagande nazie dans les années 1930, et servit pour quelques missions d’espionnage au début de la Seconde Guerre mondiale, mais fut bientôt démantelé et sa carcasse d’aluminium finit en chasseur Messerschmitt. Je vous recommande cependant vivement de visiter le monde merveilleux d’Internet et de regarder le film présentant le Hindenburg dans toute sa splendeur, croisant au-dessus de Manhattan en 1936, et de rêver à un moyen de voyager plus digne. Mais ne vous imaginez pas vous-même croisant à bord d’un dirigeable gonflé à l’hélium à destination de votre lieu de vacances préféré. Maintenant, comme dans les années 1920, nous sommes en pénurie d’hélium, et ce qui est encore plus préoccupant, c’est que l’hélium est si léger qu’il échappe à l’attraction terrestre. Cela signifie que chaque ballon d’enfant acheté au parc est une ressource précieuse perdue pour l’éternité.
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4 L’espion et le secret des Sarrasins Un chapitre où nous apprenons à ne pas trop fouiner du côté de Sheffield, et comment trouver un schéma qui va nous aider à faire de l’acier. Le 15 août 1754 n’avait pas été un bon jour pour l’espion suédois Reinhold Angerstein. Parce qu’il avait prétendument montré un intérêt passionné pour les creusets d’aciérie de Benjamin Huntsman à Sheffield, il semble qu’il ait été invité à prendre promptement la prochaine voiture qui quittait la ville, ou quelque chose de similaire. Dans son journal, il rapporte seulement quelques informations superficielles sur la fabrication des canifs, et comparé aux détails donnés sur d’autres endroits, cela suggère effectivement un départ de Sheffield rapide et inopiné [35]. Cependant, en gentilhomme doué de remarquables talents sociaux, il ne se laissait pas aller au désespoir. Il avait apparemment trouvé à se loger pour la nuit chez le jeune marquis de Rockingham, Charles Watson-Wentworth, à Wentworth House. En passant, entre deux notes techniques ou d’affaires, le journal nous apprend que le marquis est marié à « la fille d’un riche gentleman [36] ». Il ne nous dit pas si elle est jolie, mais peut-être qu’en ces temps plus 45
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anciens les espions étaient plus focalisés sur leurs missions. Il n’avait certainement pas lu Ian Fleming, et n’avait probablement pas idée de ce qu’on attend d’un gentilhomme-espion. Nous apprenons par contre qu’un des ancêtres du marquis avait été décapité pour avoir soutenu Charles Ier. Lui-même était plutôt joli garçon, si la ressemblance avec le portrait de la figure 9, toujours accroché dans le bureau directorial du Jernkontoret (le Bureau du fer, association des producteurs d’acier suédois)14 au centre de Stockholm est digne de confiance. En 1754, il avait 36 ans et avec une âme de poète, on peut dire qu’il voyageait en Angleterre et au pays de Galles pour découvrir le secret des Sarrasins. Il faisait de l’espionnage industriel pour le compte du gouvernement suédois, et à ce titre, utilisait « tous moyens, légaux ou autres », pour obtenir de voir ce qu’il désirait [35]. Au milieu du XVIIIe siècle, le gouvernement suédois et les métallurgistes du pays voulaient tout connaître du savoir-faire anglais dans le domaine de l’acier. La raison ne résidait pas dans la volonté des Suédois d’améliorer leurs usines d’armement – tous rêves réalistes de pouvoir militaire suédois en Europe avaient pris fin dans la petite ville ukrainienne de Poltava environ cinquante ans avant. Non, c’était simplement commercial. Une grande partie du fer transformé par les aciéries anglaises provenait de Suède à cette époque, et représentait jusqu’à 60 % des revenus d’exportations suédoises certaines années [35]. Il y avait donc une bonne raison pour les Suédois de garder un œil sur les développements liés au fer chez les Anglais et leurs voisins. Maintenant je me dois de dire que la raison de la retraite précipitée d’Angerstein de Sheffield et de ses aciéries était que le propriétaire à l’œil de lynx, M. Huntsman, protégeait le secret des Sarrasins, un ancien procédé qu’il venait de redécouvrir, de possibles compétiteurs [37]. Ceci n’est d’ailleurs pas complètement 14. jern en suédois est l’ancienne orthographe de järn qui signifie fer.
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sincère, car ce que j’ai choisi d’appeler le secret des Sarrasins est en fait une affaire assez complexe, qui, en dépit de déclarations contraires, n’est toujours pas complètement éclaircie de nos jours. Néanmoins, je ne serais pas si loin du compte en disant que cela revenait à préparer de l’acier de haute qualité à partir de fer et de carbone.
Figure 9 | Reinhold Angerstein, gentilhomme, industriel et espion, actuellement surveillant un fax et un photocopieur à l’association des producteurs d’acier suédois à Stockholm. Portrait peint en 1755 par Olof Arenius, photo de l’auteur.
Le fer métallique pur n’est pas un matériau très utile. Il rouille facilement et c’est un métal relativement mou. Mais mélangezle avec un peu de carbone et vous obtenez de l’acier, un matériau qui a physiquement changé notre monde au-delà de ce qu’on peut facilement imaginer : des gratte-ciel et des ponts, jusqu’aux 47
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scalpels des chirurgiens en passant par les forets des mineurs15. La découverte de l’acier est une des coïncidences les plus fascinantes de la nature. Pour obtenir du fer métallique à partir du minerai, les premiers métallurgistes utilisaient des matériaux contenant du carbone sous forme de bois sec. Le procédé s’est affiné par l’utilisation du charbon mais dans les deux cas, des petites quantités de carbone trouvaient leur chemin dans le fer métallique et donnaient le mélange magique. Le matériau carboné non seulement fournissait la chaleur nécessaire à la fonte du fer mais était aussi un ingrédient crucial de la réaction. Nous avons appris au chapitre 2 que les métaux dans la nature existent essentiellement comme ions positifs qui ont besoin d’électrons pour devenir métallique. L’uranium requiert l’extraordinaire pouvoir réducteur du calcium métallique mais pour obtenir du fer métallique à partir de Fe2+ ou Fe3+, on peut utiliser du carbone à la place. 3 C + 2 Fe2O3 Æ 3 CO2 + 4 Fe Ici on résout les états d’oxydation, ou nombres, en utilisant la règle de l’oxygène toujours chargé −2, sauf sous forme élémentaire ou combiné avec le fluor, et on voit que le fer part de +3 et que le carbone finit à +4. La réaction ci-dessus est une simplification : dans un haut-fourneau plusieurs réactions se déroulent simultanément et le fer est surtout réduit par le monoxyde de carbone, CO, formé quand un large excès de carbone est partiellement oxydé par l’oxygène de l’air.
15. Techniquement parlant, les aciers sont des matériaux ferreux contenant moins de 2 % de carbone par unité de masse. Ceux qui contiennent plus de carbone portent différents noms, la fonte par exemple.
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Vous avez probablement déjà vu cette réaction, qui est également une approximation, en cours de chimie à l’école : 3 CO + Fe2O3 Æ 3 CO2 + 2 Fe Quand le fer fond, il dissout un peu de carbone et comme les atomes de carbone sont plus petits que les atomes de fer (à peu près le même rapport qu’entre les boules de billard et les balles de golf16), ils ne détruisent pas complètement la structure atomique du fer. Au contraire, quand un mélange carbone-fer refroidit et commence à solidifier, les petits atomes de carbone s’insèrent entre les atomes de fer, avec la conséquence de produire un métal plus dur mais plus cassant. On peut imager cela de la façon suivante : sans carbone, les atomes de fer ayant plus de liberté de bouger, une force appliquée à ce matériau pourra être absorbée par de minuscules mouvements des atomes, produisant ainsi un matériau solide. Quand les espaces vides sont occupés par des atomes de carbone, il y a beaucoup d’interactions attractives atome-atome, quelque chose proche de la liaison chimique classique, rendant le matériau plus dur mais en même temps plus cassant, car il y a moins de possibilités de réarranger les atomes pour résister à la force extérieure. Ou alors vous pouvez imaginer un métal pur comme ayant ses atomes enrobés dans une gelée d’électrons très robuste : si vous ajoutez des atomes de carbone, cette gelée est partiellement remplacée par des liaisons de type « boule et bâtonnet » entre les atomes de carbone et de fer, liaisons qui sont solides mais qui, une fois cassées, le resteront. Le contenu en carbone est important, mais le temps passé à différentes températures, la vitesse de refroidissement, et l’addition d’autres métaux en alliage, sont aussi des paramètres cruciaux. Cela fait de l’acier, métal un peu ringard au demeurant, un matériau high-tech, dont les métallurgistes et les chercheurs en science des 16. Le rayon atomique du carbone est de 0,07 nm et celui du fer de 0,14 nm.
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matériaux continuent de découvrir des moyens innovants de produire de nouvelles variétés. Durant les premiers 4 000 ans et quelques de fabrication d’acier, les premiers chimistes et métallurgistes n’avaient pas d’idée réelle de ce qu’ils faisaient, et avaient donc certaines difficultés à améliorer les procédés. Ajoutez à cela la diversité des minerais de fer trouvés dans la nature, souvent pollués par les atomes nuisibles de phosphore ou de silicium, et vous aurez une idée de la complexité du problème. Simplement reproduire un procédé avéré pouvait ne pas donner un produit satisfaisant avec le minerai de fer provenant d’une autre mine. Durant ses voyages à travers l’Angleterre, Angerstein prit bonne note de l’origine des matériaux de base utilisés dans les différentes forges du pays, relevant sans doute avec plaisir que les meilleurs aciers étaient produits à partir de minerais provenant de la mine de Dannemora au nord de Stockholm. Ce qui manquait aux premiers fabricants d’acier, c’était un bon schéma et un moyen d’observer les détails atomiques de leurs produits. Une forme simple de ce type de schéma, plus correctement nommé diagramme de phase fer-carbure de fer, est montrée en figure 10. Ce schéma possède deux types de coordonnées. En allant de gauche à droite, vous passez du fer pur à un fer qui contient un atome de carbone tous les quatre atomes de fer (20 % C par rapport au nombre d’atomes et non par rapport au poids). En allant du bas vers le haut, la température augmente de 600 °C à 1 600 °C et à la fin, vous obtenez un liquide (une fonte si vous préférez) – la zone gris-foncé. Les zones situées immédiatement sous celle-ci sont des mélanges solide-liquide (comme l’eau et la glace coexistant à 0 °C), dessous encore, nous voyons des solides distincts (aciers/fonte) différant par leurs structures atomiques. Dans la moitié gauche (sous 9 atomes pour cent), vous avez l’acier et au-dessus la fonte. La Kirk-Othmer Encyclopedia of chemical technology consacre deux pages entières à l’explication de ce diagramme pour les apprentis ingénieurs chimistes. Je ne vais donc pas entrer dans les détails sauf pour deux points. La qualité 50
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de l’acier va dépendre de manière cruciale d’une part de l’endroit où vous êtes dans ce diagramme et d’autre part de la vitesse de refroidissement qui doit être la plus rapide possible. Ceci pour produire un acier qui retient à température ambiante la structure obtenue à haute température et n’évolue jamais vers la structure théorique décrite dans la zone des basses températures. Vous pouvez aussi faire des aciers avec des arrangements d’atomes différents en surface et à l’intérieur. 1 600 °C liquide
austénite + liquide austénite fonte acier
austénite + cémentite
α-ferrite + cémentite
600 °C 0%C
9%C
20 % C
Figure 10 | Le schéma acier fer-carbone de 0 à 20 % carbone et de 600 °C à 1 600 °C (en dessous de 600 °C, il ne se passe rien) aussi connu sous le nom de diagramme de phase fer-carbure de fer. Plus de 9 atomes de carbone pour cent atomes de fer et c’est la fonte, moins et c’est de l’acier. Les noms indiquent différentes phases avec différents arrangements entre les atomes. Ce diagramme est une version simplifiée.
Ainsi le secret gardé par Benjamin Huntsman à Sheffield était un moyen de mieux contrôler et d’optimiser le pourcentage de carbone dans le fer, ainsi que les différents arrangements atomiques. Ce faisant, il produisait les meilleurs aciers de son époque. 51
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Cependant, plusieurs centaines d’années plus tôt, dans ce qui correspond maintenant probablement à la Syrie, une combinaison particulièrement bonne de procédés, de savoir-faire et de matériaux bruts, avait produit un acier légendaire ainsi qu’une arme de légende : l’épée de Damas. Nonobstant ses propriétés meurtrières, et les tourments qu’elle a causés à tous les forgeurs d’épée d’Europe tentant de la copier, l’écrivain Walter Scott l’utilisa dans son roman The Talisman, comme métaphore pour révéler le peu de sophistication de la culture des Européens de la troisième croisade (1189-92) comparé au raffinement du monde musulman [38]. Dans ce roman, au cours d’une réunion entre Richard Cœur de Lion et Saladin (Salahuddin Ayyubi), le roi anglais démontre la puissance de son épée en coupant en deux une barre de fer en utilisant toute sa force. Alors le sultan d’Égypte et de Syrie tire son épée de Damas aux reflets bleutés et d’une main légère coupe en deux sans aucun effort un coussin de plumes, une performance que Richard considérait comme impossible pour aucun sabre jusqu’à maintenant. Il a été dit que pendant une longue période, les épées et armures de Damas étaient les meilleurs des armements et que les Européens ne pouvaient en produire que de pâles imitations. Cette vérité est cependant discutable. L’image d’une épée supérieure d’un bleu chatoyant avec des motifs complexes sur la lame, forgée par de mystérieux artisans ferronniers de l’est, et portant un nom exotique est bien sûr irrésistible pour les romantiques dont je suis. Sir Walter Scott n’était pas un novice lorsqu’il en vint aux armures. Sa collection peut encore être vue dans sa maison d’Abbotsford dans les Scottish Borders (la région dite des Marches écossaises), ainsi qu’un certain nombre de curieuses pièces de musée qui méritent définitivement une visite. Mais si le monde islamique était encore technologiquement supérieur au temps de la troisième croisade, pourquoi n’aurait-il pas eu de meilleures épées ? L’idée était si prégnante qu’elle décida une équipe de scientifiques allemands à rechercher des traces de nanotechnologie contemporaine dans une « vieille » épée de Damas conservée au musée d’Histoire de 52
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Berne, en Suisse. De manière surprenante, ils découvrirent que cet acier contenait ce qu’on appelle des « nanotubes de carbone », un matériau très résistant, récemment découvert [39]. Ils suggérèrent aussi que la baisse de qualité observée au cours du XVIIIe siècle correspondait à un changement de matériaux bruts quand les anciennes mines d’Inde fournissant le minerai furent épuisées, le minerai de substitution manquant de certaines impuretés essentielles au procédé.
Figure 11 | Le manoir du marquis de Rockingham à Wentworth17 en 1754. Dessiné par l’ingénieur Orre en 1760-1765 à partir des originaux (maintenant perdus) illustrés du journal de Reinhold Angerstein rapportant son voyage en Angleterre. Angerstein décrivait que « l’intérieur était loin d’être fini ». Photo de l’auteur à partir des transcriptions originales (1765) conservées à la bibliothèque de l’association des producteurs d’acier suédois.
Cependant une seule trouvaille faite sur une seule épée ne prouve pas grand-chose. Nous ne savons pas si les nanotubes étaient une caractéristique de tous les armements de Damas, ni s’il a été prouvé qu’ils n’étaient pas présents dans les épées d’Europe à la même époque [40]. Ainsi la Société internationale de recherche sur l’acier
17. Wentworth Woodhouse, de son nom actuel, est une des plus majestueuses maisons de Grande-Bretagne, exhibant la plus longue façade de maison de campagne d’Europe après les importantes additions successives commandées par Charles Watson-Wentworth.
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L’ESPION ET LE SECRET DES SARRASINS
de Damas a encore de nombreuses choses à aborder et le mystère, s’il en est un d’ailleurs, du secret des Sarrasins reste à percer. Pour en revenir à notre espion, et bien Reinhold Angerstein était un homme du fer depuis ses débuts, tout comme sa famille l’était depuis des générations. Il fut un espion industriel très brillant et plein de ressources pendant près de dix ans, non seulement en Angleterre et au pays de Galles, mais également dans ce qui est maintenant la Belgique, l’Allemagne, la République tchèque18, l’Autriche, la Hongrie, l’Italie, la France et le Portugal. Cependant les informations doivent être transformées en actes et on ne sait pas trop combien de ses renseignements si méticuleusement rapportés furent en fait utilisés en Suède. Nul doute qu’il a dû implémenter de nombreuses choses par luimême, ayant acheté en 1757 les forges de Vira au nord de Stockholm – fournisseur légendaire d’épées pour l’armée suédoise. Il ébaucha des plans ambitieux mais mourut seulement trois années plus tard, à l’âge de 41 ans, laissant la plupart des choses inachevées [41, 42]. Ironiquement son héritage ultime est pour le peuple anglais : le journal de ses voyages en Angleterre et au pays de Galles entre 1753 et 1755 donne plusieurs détails de grande valeur non seulement sur l’industrie mais aussi sur de nombreux aspects de la vie en Grande-Bretagne au milieu du XVIIIe siècle [43]. Finalement, est-ce que l’association avec un espion suédois notoire fut un obstacle à la future carrière du jeune noble qui l’avait hébergé après l’échec de sa mission à Sheffield ? Apparemment non. Charles Watson-Wentworth fut deux fois Premier ministre, la première fois à l’âge de 35 ans. Il mourut aussi au milieu de sa vie active, durant son second mandat comme Premier ministre. Il semble qu’il ait été très proche de sa femme, Mary Bright, qui fut à la fois sa secrétaire et son conseiller politique [44]. 18. Il a bien sûr visité les mines de Joachimsthal en Bohème (voir chapitres 1 et 2), encore qu’en ces temps-là elles n’étaient connues que pour leur production d’argent. Il nota que les femmes étaient vêtues de la même manière que dans sa ville natale de Hedemora.
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5 Biopiraterie : la malédiction de la noix de muscade
Dans ce chapitre, la face chimique de la plus mauvaise affaire immobilière de tous les temps est révélée, des frères et sœurs moléculaires épicés nous sont présentés, et nous apprenons à dessiner comme des chimistes. Les gouvernements et les financeurs privés essaient souvent de contrôler la recherche publique en distribuant des budgets très spécifiques, espérant des retours directement associés sous forme de brevets, de nouvelles sociétés et d’inventions correspondants. Les chercheurs s’opposent en général avec véhémence à de telles règles, arguant que de meilleurs brevets, nouvelles sociétés et inventions verront le jour si on les laisse à leurs propres stratégies, prenant eux-mêmes les décisions de comment et où utiliser leurs spatules, seringues et microscopes. Les dossiers de financements sont donc parfois rédigés en utilisant un langage docile qui adhère à la politique du moment tout en masquant plus ou moins un plan B contenant les vraies questions scientifiques qu’ils pensent être importantes. 55
BIOPIRATERIE : LA MALÉDICTION DE LA NOIX DE MUSCADE
Ce n’est en aucun cas un phénomène nouveau et un des mauvais usages les plus flagrants d’une bourse de recherche doit avoir été celui du capitaine Henry Hudson en 1609. Doté d’un bateau, d’hommes et de provisions par la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC, Vereenigde Oostindische Compagnie), le projet accepté prévoyait d’explorer une route pour les Indes en naviguant vers le nord de la Scandinavie et de la Russie, par le passage dit du Nord-Est. Il fit effectivement un essai mais quelque part à l’est du point le plus au nord de la Scandinavie, près du cap Nord, il eut une meilleure idée et mit le cap sur l’ouest, traversa l’Atlantique et, parmi d’autres choses, explora ce qui allait être nommé la rivière Hudson (Hudson River). Cela permit à la république de Hollande une revendication sur une grande île appelée Manna-hata par la population locale, au plus grand regret des contemporains anglais d’Hudson. Cette urgence d’aller vers l’est était en partie liée aux énormes profits générés par le commerce des épices à la fois en revenant à bon port et en transportant à travers l’Asie des articles tels que clous de girofle, poivre ou noix de muscade. D’une certaine façon (en étant un peu chémo-chauvin), on peut considérer le commerce des épices comme un commerce de produit chimique. En effet, de nombreuses molécules spécifiques éveillent nos sens aux épices. C’est moins le cas quand on fait l’expérience de consommer du riz par exemple, une autre part importante du commerce avec les Indes orientales. En première approximation, le riz est un mélange de très grosses molécules comme les glucides et les protéines, et des paramètres comme la texture et le contenu en eau sont très importants pour l’expérience globale de la dégustation. Nulle comparaison avec les clous de girofle par exemple, dont l’odeur caractéristique persiste depuis Zanzibar et son archipel19. L’huile extraite des bourgeons de 19. « Alors, comme maintenant, un parfum de clous de girofle et d’épices tropicales s’échappe pour saluer le voyageur depuis le rivage, et sur le rivage lui-même, une douce mer d’huile d’un bleu merveilleux caresse des plages de corail blanc, » Alan Moorehead, The White Nile, Harper & Row, 1960, écrivant à propos de John Hanning
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BIOPIRATERIE : LA MALÉDICTION DE LA NOIX DE MUSCADE
fleurs séchées de giroflier est composée presque exclusivement, à plus de 95 %, d’une seule substance, une molécule appelée eugénol, et nos sensations quand on sent ou mange de la nourriture contenant des clous de girofle sont exclusivement dues à ce produit chimique et à quelques molécules apparentées. Cela peut parfois prêter à confusion, comme dans cet exemple tiré d’une émission scientifique de la radio nationale suédoise il n’y a pas si longtemps. Une équipe de psychologues voulait démontrer la connexion puissante entre les odeurs et notre mémoire des lieux ou des événements (la mémoire olfactive) dont un des exemples les plus célèbres vient du narrateur goûtant les madeleines servies par sa mère, ce qui le transporte mentalement vers les jours oubliés de son enfance, point de départ de la suite romanesque de Marcel Proust À la recherche du temps perdu [45]. Mais les psychologues suédois voulaient être un peu plus astucieux. Ils donnèrent à sentir à leur sujet d’expérience un échantillon chimique provenant de chez un chirurgien-dentiste. « Noël » fut la réponse immédiate du cobaye, ceci à cause du rôle joué par les clous de girofle dans la fabrication du bonhomme de pain d’épices suédois à la période de célébration de Noël (Yuletide). « Ha ha », dirent les psychologues, « vous vous trompez, c’est un composé appelé eugénol, utilisé comme anesthésique léger et comme antiseptique en soins dentaires, rien à voir avec les clous de girofle ». Et bien sûr, ils pensaient à l’eugénol en bouteille et non pas à l’extrait de clous de girofle distillé à la vapeur. Comment pouvaient-ils le savoir ? Les produits chimiques ne tombent pas des arbres, ils viennent de l’industrie. D’ailleurs, on n’apprend probablement pas ce genre de choses non plus en cours de chimie, et à la place de toutes les moqueries de Moldus qu’on entend dans les cercles de la chimie, on pourrait peut-être se demander combien d’efforts sont engagés pour corriger cette situation. Speke et de (Sir) Richard Burton se préparant pour leur expédition de 1856 vers les Grands Lacs.
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BIOPIRATERIE : LA MALÉDICTION DE LA NOIX DE MUSCADE
J’ai parfois l’impression d’enseigner à l’école de Sorcellerie de Poudlard, dévoilant les secrets d’un artisanat ancien dont peu de gens ont connaissance, sauf pour le sentiment général que c’est « mauvais », tout comme la sorcellerie, et que la plupart d’entre nous, tout comme les sorcières et les sorciers dans les livres d’Harry Potter, aimons que ce soit ainsi. On pourrait ajouter cependant que les laboratoires de nos étudiants universitaires sont en général des endroits plus accueillants que le donjon où le professeur Severus Rogue enseigne le cours de potions. D’un autre côté, les choses sont assez similaires. Les écoliers de Poudlard doivent apprendre runes et autres représentations graphiques des choses magiques, tandis que les étudiants en chimie doivent apprendre le langage graphique de la chimie, parce que les chimistes communiquent avec des images et des dessins autant qu’avec des mots. À la base, nous avons deux langues. Une variété abrégée pour l’usage de tous les jours dans laquelle les composés et le matériel ont des surnoms, ou comme on dit des noms triviaux, comme pour l’eugénol ou pour son frère chimique l’isoeugénol, un composant de l’épice la plus sélect expédiée de l’est, la noix de muscade. Cette désignation courte et pratique a un gros inconvénient, il n’y a aucun moyen de faire la connexion entre le nom et ce à quoi la molécule peut ressembler ou entre le nom et la formule chimique, sauf à le savoir par cœur. À la place, on pourrait les appeler respectivement « 2-méthoxy-4-(prop-2ényle)phénol » et « trans-2-méthoxy-4-(prop-1-en-1-yl)phénol », ce qui permettrait à la plupart des chimistes de savoir de quelles molécules il s’agit. Ceci est très bien à l’écrit, bien qu’un peu lourdingue, mais bien sûr impossible à prononcer, surtout quand des parenthèses sont requises. C’est pourquoi nous aimons les dessiner, et dans ce procédé la conception de l’image devient un moyen d’y réfléchir aussi. La figure 12 montre comment on peut illustrer l’eugénol et l’isoeugénol. Quand j’étais en école d’ingénieur, nous avions encore des cours de dessin technique, faisant des plans de réacteurs complets avec des vues éclatées tout en apprenant un langage de communication stylisé à la fois esthétique et extrêmement performant. Nous n’avons jamais eu de cours 58
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formel de dessin de chimie, mais il avait toujours été clair pour nous qu’un dessin brouillon était signe d’une pensée brouillonne. Ainsi, les angles dans les hexagones de la figure 12 devraient être exactement de 120°, la deuxième ligne des doubles liaisons des cycles placée à l’intérieur, et, le plus important, il y a des atomes de carbones à chaque angle ou point de jonction, mais on ne doit jamais, au grand jamais, utiliser le symbole « C » et jamais dessiner les atomes d’hydrogène liés à un carbone. La noix de muscade contient une substance légèrement psychotrope de la famille de l’eugénol, appelée myristicine, que l’on peut voir dessiner de deux manières différentes en figure 13. J’espère que vous serez d’accord avec moi pour dire que le dessin de droite est très moche, encore qu’il contienne plus d’informations pour le profane.
2-méthoxy-4-(prop-2-ényle)phénol, ou eugénol
trans-2-méthoxy-4-(prop-1-en-1-yl)phénol, ou isoeugénol
Figure 12 | Différents moyens de communiquer l’information moléculaire, par le nom ou par le dessin, au sujet du composé « épicé » majeur du clou de girofle (à gauche) et d’un des composants les plus importants de la noix de muscade (à droite), tous deux de formule C10H12O2.
6-allyl-4-méthoxy-1,3-benzodioxole, mieux connu sous le nom de myristicine
Figure 13 | Deux moyens de dessiner la myristicine de formule C12H12O3. La correcte à gauche et une des plus moches à droite.
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Ce n’est pas la myristicine toute seule qui rend la noix de muscade attrayante comme épice. En fait, sa concentration est si faible qu’avec la petite quantité de poudre de muscade généralement ajoutée à un plat (elle convient bien par exemple aux pommes de terre ou aux épinards), elle n’aura pas le moindre effet hallucinogène, et en mettre plus rendrait simplement la nourriture immangeable20. Non, c’est le mélange complexe de nombre de molécules qui a fait le succès de la noix de muscade en cuisine. Si la myristicine peut passer pour une cousine de l’eugénol et de l’isoeugénol, ces deux-là sont carrément des proches parents, partageant la même formule C10H12O2. Les chimistes appellent ces parents moléculaires des isomères. Il y a de nombreux types d’isomères en chimie, et l’eugénol et l’isoeugénol sont des isomères du type le plus basique. Ils diffèrent par leur liaison chimique, comme on peut le voir d’après la position des deux lignes parallèles (les doubles liaisons) dans la « queue » de la partie droite de ces deux molécules sur la figure 12. Comme des demi-frères, de tels isomères peuvent ou pas être intimement liés par autre chose que la formule chimique, mais par ce critère en tout cas, ils sont très proches et se ressemblent grandement. Quel pourrait être le parallèle chimique pour de vrais parents ? Des molécules avec la même formule et toutes les liaisons équivalentes, mais dont les formes en trois dimensions sont différentes. L’isoeugénol fait partie de ces molécules. Avec le nom complet de « trans2-méthoxy-4-(prop-1-en-1-yl)phénol », elle a un frère, ou peut-être bien une sœur, appelé formellement « cis-2-méthoxy-4-(prop-1-en1-yl)phénol ». Moins cérémonieusement, on les connaît sous le nom d’isomères trans et cis, où trans a les liaisons simples du côté opposé 20. Un journal de gourmandise suédoise publia une recette de tarte aux pommes il y a quelques années avec l’erreur d’impression de « 20 noix de muscade » au lieu de 2 kryddmått (approximativement une demi-cuiller à café). La tarte, pour ceux qui ont suivi la recette à la lettre, a dû être immangeable, mais certaines personnes en ont ingéré assez pour présenter des symptômes de maux de tête et de vertiges.
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à la double liaison, et cis les a du même côté, comme figuré en traits gras sur la figure 14.
cis et trans, deux isomères, deux molécules différentes
La rotation autour d’une liaison simple est la seule différence entre ces deux dessins qui représentent tous deux la même molécule.
Figure 14 | Les frères moléculaires isoeugénol sur la gauche, et deux images de la même molécule d’eugénol sur la droite. Les liaisons en traits gras mettent en évidence la différence entre les isomères cis et trans.
Les trans et cis sont ici exactement les mêmes trans et cis que dans l’histoire rabâchée des graisses trans, les moins bonnes pour la santé, que l’on trouve parfois dans la pâtisserie industrielle et les produits alimentaires à cause des graisses partiellement hydrogénées qu’ils peuvent contenir. Non que l’étiquette trans mette les consommateurs de ces molécules en danger de mort, de nombreux produits naturels contiennent des isomères trans – comme la vitamine A qui est essentielle – et il y a des graisses trans naturelles dans le lait de vache. Comme vous pouvez l’imaginer, ces représentations contiennent une foule d’informations, bien cachées avant que vous en trouviez la clé, comme ces peintures médiévales qui peuvent être agréables à l’œil mais dont la vraie signification est perdue pour qui ne connaît pas le symbolisme sous-jacent. Les lignes qui représentent les liaisons chimiques ont l’air solides et rigides, comme des bâtonnets, mais en 61
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réalité les molécules sont molles et les atomes ne sont jamais immobiles ; ils vibrent et pivotent, et dans votre esprit vous devez remplacer les bâtonnets par des ressorts plus ou moins rigides. Prenez les doubles liaisons : elles sont doubles donc elles sont plus fortes, et vous ne réfléchissez pas à ce qui les rend plus épaisses et plus courtes, mais ceci cache un vrai symbolisme mécanique. Si vous avez deux balles reliées par un bâton, vous pouvez faire tourner chacune des balles indépendamment, mais si elles sont connectées par deux bâtons, ce n’est plus possible. Mais les atomes sont connectés par des électrons, pas par des bâtonnets, et il n’est pas évident (d’ailleurs, ça ne devrait pas l’être) que cette analogie mécanique fonctionne. On va tout de même s’en contenter, car sinon il faudrait passer le reste de ce livre à expliquer la chimie quantique, une partie fascinante de la chimie, sauf pour les âmes sensibles. Permettez-moi de vous donner le seul résultat véritablement important de chimie quantique : les électrons ne bougent pas autour des atomes comme des planètes autour du soleil. Certains semblent faire des choses qui y ressemblent, tandis que d’autres bougent21 dans des directions très spécifiques mais mutuellement exclusives, et c’est cela qui fait que les doubles liaisons sont rigides et interdisent la rotation. C’est pour cette raison que l’isoeugénol existe sous deux formes isomériques naturelles, et l’eugénol sous une seule. Rien de tout cela n’était connu des deux compagnies des Indes orientales, la hollandaise et l’anglaise, qui se battaient avec ferveur mais parfois aussi avec une violence excessive, pour le marché des épices en Europe. On pourrait plaider que les combats au large des îles Banda, le seul endroit où des muscadiers avaient été trouvés, auraient pu être évités si cette chimie avait été connue. 21. Ok, en fait il ne m’est pas réellement permis de dire ça. Je ne devrais pas parler des électrons de manière si frivole. Je devrais disserter de probabilité de densité électronique ou de fonctions d’onde. C’est parce que les électrons, de la même manière que des individus dans un troupeau de zèbres, sont impossibles à distinguer les uns des autres.
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Il est très facile de faire pousser des girofliers n’importe où sous les tropiques, et si vous prenez les clous séchés et en extrayez l’huile, vous pouvez – et c’est une réaction simple en utilisant de la potasse (KOH) – convertir l’eugénol en isoeugénol et hop, vous avez transformé l’ingrédient majeur des clous de girofle en molécule clé de la noix de muscade, sans avoir besoin du muscadier si difficile à faire pousser ! Mais ce n’est pas si facile. Comme beaucoup de choses du goût, la flaveur de la noix de muscade provient d’un mélange complexe22 de composés – les clous de girofle constituant plutôt une exception en ne reposant presque exclusivement que sur une molécule pour leur effet. Donc la simple chimie n’aurait pas pu sauver des vies dans cet exemple. Les violents combats au large des îles Banda, et spécialement d’une des plus petites, Run, étaient proches de finir avec le traité de Breda en 1667 après la seconde guerre anglo-hollandaise. Comme un détail dans ces négociations, Run – la seule île « anglaise » des îles Banda, conquise par la Hollande après un siège de quatre ans – devait rester hollandaise et en échange, les Anglais pouvaient garder l’île de Manhattan sur la rivière Hudson, qu’ils avaient récemment occupée [46]. À court terme, cela était très profitable pour la Hollande qui détenait ainsi le monopole mondial de la noix de muscade. Monopole cependant constamment menacé par ce qu’on appelle aujourd’hui la biopiraterie. Bien sûr les Hollandais profitaient sans scrupule de ce qui était de droit une ressource des habitants des îles Banda, et les insulaires pourraient peut-être vivre agréablement avec quelque 80 millions de dollars américains annuels rapportés par l’export des noix de muscade, mais c’était sans compter que les Anglais avaient commencé à planter des muscadiers dans d’autres régions des tropiques en 1817 [47]. 22. Pour rendre les choses encore plus compliquées, ce mélange change en fonction de la variété et de l’endroit où les épices ont poussé.
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Aujourd’hui, sous l’influence de la convention des Nations unies pour la biodiversité, déplacer du matériel biologique de cette manière serait une violation flagrante de l’accord signé par 150 gouvernements au sommet de la Terre de Rio en 199223. Un de ses principaux aboutissements est de protéger à la fois les ressources biologiques et le savoir-faire y afférant, spécialement dans les pays les plus pauvres, de l’exploitation par des intérêts étrangers. Une autre raison de protéger la biodiversité de la planète est que c’est une de nos plus importantes ressources moléculaires. Vous pourriez penser que l’industrie chimique peut facilement élaborer des procédés pour fabriquer toutes sortes de molécules rentables, mais ce n’est pas toujours vrai. Synthétiser des molécules comme l’eugénol, l’isoeugénol ou la myristicine de A à Z n’est pas toujours possible – des sources naturelles sont souvent utilisées. Ce sera spécialement vrai quand nous viendrons à manquer de pétrole, cette merveilleuse source de matériel chimique de départ. Il y a en fait de nombreuses molécules de grande valeur encore à découvrir, dans des plantes qui vont s’éteindre à cette minute exacte – des médicaments contre le VIH, la tuberculose, de nouveaux antibiotiques, ou le précurseur parfait pour fabriquer le catalyseur qui convertira les rayons du soleil en énergie utilisable.
23. Le protocole de Nagoya sur l’accès aux ressources génétiques et le partage juste et équitable des avantages découlant de leur utilisation relatif à la convention sur la diversité biologique a été adopté à la dixième réunion de la conférence des Parties, le 29 octobre 2010, à Nagoya, au Japon, après six ans de négociations. Le protocole fait progresser considérablement le troisième objectif de la convention en assurant une plus grande certitude juridique et une transparence accrue pour les fournisseurs et les utilisateurs de ressources génétiques (note du traducteur, source : https://www.cbd.int/abs/doc/protocol/nagoya-protocol-fr.pdf, publication du programme des Nations unies pour l’environnement). Après la conférence de Paris sur le Climat (ou Cop21), Paris-le-Bourget, 30 novembre - 12 décembre 2015, le projet de loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages autorise le gouvernement français à ratifier le protocole de Nagoya dès l’adoption de la loi (note du traducteur, source : communiqué de presse du ministère de l’Environnement de l’Énergie et de la Mer, 21 janvier 2016).
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La Compagnie néerlandaise des Indes orientales a perdu de son importance à la fin du XVIIIe siècle et fut dissoute en 1800. Peu de temps après, les îles Banda devinrent économiquement négligeables pour les Hollandais. Les prix immobiliers continuent d’augmenter à Manhattan où ils sont parmi les plus élevés du monde. On peut penser que même si les Amérindiens ont conclu un marché de dupes au sujet de l’île, les Hollandais firent encore pire, et bien sûr les Anglais ont si mal joué leurs cartes en Amérique du Nord que tout a été perdu de toutes façons. Une conséquence durable, cependant, c’est que la Hollande est la plaque tournante du marché d’importation de la noix de muscade. Le livre de Giles Milton, La Guerre de la noix de muscade (Nathaniel’s nutmeg: how one man’s courage changed the course of history, 1999) [46], propose un récit vivant de l’histoire de cette noix, qui botaniquement parlant n’est pas une noix du tout.
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6 Mort au numéro 29 Dans ce chapitre nous avons rendez-vous avec des individus haut placés sur le « T », et nous entendons parler d’électrons arrachés du cuivre et de personnes arrachées de leurs positions. Les cinq premiers arrivèrent, un par un, et les sources contemporaines notèrent combien le spectacle était plein d’humanité, dans la mesure où les participants n’avaient pas à se croiser. Des milliers de Stockholmois s’étaient déplacés pour voir, en ce jour froid du 30 janvier 1744, le dernier des six, Gustaf Schedin, comptable aux usines de cuivre Insjö, monter sur l’échafaud. Pour le clou du spectacle, il serait décapité puis réduit en morceaux [49]. L’été précédent, Schedin avait mené la quatrième rébellion dalécarlienne : le dernier défilé des mineurs et fermiers indépendants de Dalarna – le comté riche en minerais à 100 miles au nord-ouest de Stockholm – vers la capitale suédoise, pour manifester leur mécontentement rageur contre le roi, Frédéric Ier, et sa guerre désastreuse avec la Russie. Cette manière de faire avait été couronnée de succès avant : la population de Dalarna férocement indépendante exerçait traditionnellement un certain pouvoir, riche de ses ressources 67
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naturelles – les joyaux de la couronne étant la célèbre grande montagne de cuivre de Falun. C’était autrefois la plus grande mine de ce type au monde et quelque chose comme 70 % de la production mondiale de cuivre en provenait [50]. La mine de Falun, comme beaucoup d’autres, était jadis dirigée comme une coopérative et exploitée par des mineurs indépendants appelés des bergsmän (hommes des montagnes) ayant des privilèges spéciaux et leurs propres lois. Mais cette époque était révolue. En 1743, le soulèvement se termina dans un bain de sang à Stockholm et maintenant les six meneurs allaient être exécutés. La mine de cuivre était aussi en train de perdre sa position dominante. Elle avait donné à la Couronne suédoise la force économique nécessaire pour de nombreuses aventures militaires plus ou moins victorieuses à travers l’Europe, mais était maintenant en déclin, comme l’était la puissance militaire de la Suède. Cette activité traditionnellement masculine – se mettre en colère et faire le tri des choses et des gens comme des benêts – est chimiquement associée au fort taux d’une grosse molécule organique, la testostérone. Pour un chimiste inorganicien susceptible de trouver une bonne histoire, il aurait été super de présenter maintenant un lien direct entre le cuivre et la biosynthèse de cette molécule dans notre corps, en partant du cholestérol, déclarant que cela rendait les hommes de Dalarna particulièrement enclins à aller vite en besogne révolutionnaire. Bon, oublions cette idée, il n’y a aucune trace de cuivre dans cette chaîne d’événements. Le fer et le zinc sont essentiels pour certaines enzymes – les protéines qui catalysent ces réactions dans l’organisme – mais pas le cuivre, pour autant que je sache, quoique le cuivre joue un rôle de centre réactionnel pour de nombreuses autres enzymes. Nous n’allons pas bâtir un dossier là-dessus, mais plutôt discuter des bouleversements politiques liés à l’extraction du cuivre. Je suis trop jeune pour me rappeler de 1961, mais j’ai quelques vagues souvenirs de 1973 – la fameuse dernière photo du président 68
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Allende au portail du palais de la Moneda à Santiago, casque sur la tête, et le jeune homme en costume cravate avec une arme automatique à la main. En 1961, il y avait eu le crash à Ndola dans l’actuelle Zambie – photos de l’épave du DC-6 et les officiers de la Northern Rhodesian en short. Ce dont on se souvient moins vers l’ouest, c’est le Premier ministre congolais démocratiquement élu Patrice Lumumba, tué en garde à vue sous le régime de Mobuto en 1961, avec l’approbation silencieuse du gouvernement belge (une attitude dont il s’est officiellement excusé en 2002) [51]. Le pouvoir et la fortune – mais aussi la guerre, le meurtre, et toutes sortes de conflits violents – sont intimement liés aux deux métaux les plus lourds de la colonne triple appelée les métaux de la frappe de monnaie (coinage metals), l’argent (Ag) et l’or (Au), l’or a même été appelé le plus maléfique de tous les éléments, surtout pour l’esprit. Nous avons tous en tête ces images de pirates se disputant un coffre rempli de doublons d’or, mais il ne semble jamais y avoir eu de combat à l’épée pour une valise de piécettes de cuivre. Pourtant le cuivre était probablement au cœur des conflits au Chili et au Congo qui ont coûté la vie au président Salvador Allende et au diplomate suédois Dag Hammarskjöld, alors secrétaire général des Nations unies. Les deux hommes constituaient des menaces réelles ou perçues comme telles pour de puissantes compagnies minières. Hammarskjöld essayait de résoudre le conflit autour de la république dissidente du Katanga dans la partie sud-est de la nouvelle république indépendante du Congo, et Allende, premier président socialiste élu, avait nationalisé les mines de cuivre chiliennes quelques années auparavant. Tandis qu’Allende s’est probablement suicidé pendant le coup d’état et les attaques contre le palais présidentiel [52], le crash d’avion qui coûta la vie à Hammarskjöld et aux 15 autres passagers et membres d’équipage est toujours débattu et de nouveaux éléments ont été avancés, notamment après la chute du régime d’apartheid en Afrique du Sud [53]. 69
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Une mine est un trou dans le sol avec une usine chimique au sommet. C’est particulièrement vrai pour l’extraction et la production du cuivre, car très souvent ce sont deux, et non pas un, produits importants – un solide et un liquide – qui sont issus de ces usines. Comme dans nos enzymes, le cuivre n’est pas trouvé normalement sous forme d’un métal brillant et luisant dans la nature. À la place, ayant 11 électrons sur sa couche externe, sur un total de 29, il peut généralement perdre deux électrons et devenir cuivre(II) ou Cu2+, ou perdre un électron et devenir cuivre(I) ou Cu+. C’est plutôt pratique pour nous car ces ions sont solubles dans l’eau et plus faciles à digérer qu’un plat à base de gros morceaux de cuivre solide. Dans notre corps, les ions cuivre sont généralement pris en charge par des atomes d’azote dans les protéines (un acide aminé, appelé histidine, est très fort pour ça), mais aussi par les acides aminés soufrés cystéine ou méthionine. Pour révéler un petit secret, le cuivre a toujours eu des aventures avec le soufre – un fait mis à profit par nos enzymes pour réaliser des réactions importantes dans notre corps. Ces aventures se manifestent non seulement par son amour pour les acides aminés soufrés, mais aussi à travers la patine bleu-vert acquise par les statues de cuivre (il n’y en a pas de Frédéric Ier – à jamais oublié selon le jugement notoire) ou autres objets de ce même métal exposés aux éléments et aux polluants soufrés. La connexion cuivre-soufre existe également dans le sous-sol où plusieurs minerais de cuivre associent du soufre comme par exemple la chalcopyrite (CuFeS2). Avec l’augmentation de l’extraction du cuivre, la séparation d’avec son bien-aimé est devenue un danger environnemental. Le processus utilise l’oxygène de l’air qui, de concert avec les ions cuivriques (2+), prend deux électrons à chaque atome de soufre. Cette réaction transforme le cuivre(II) en cuivre métallique, et les ions sulfures (S2-) en molécules de dioxyde ou trioxyde de soufre (SO2 et SO3), où l’atome de soufre est maintenant caché à l’intérieur 70
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d’une coque d’oxygène et ne peut plus ressentir aucune attraction pour le cuivre. Naturellement SO2 et SO3, étant tous deux des gaz, sont évacués par la cheminée – problème résolu ! Cu2S + O2 Æ 2 Cu + SO2 Mais comme souvent, les ordures des uns sont les trésors des autres. Plutôt que de relarguer le SO2 et SO3 dans l’atmosphère, où ils se combineraient avec de la vapeur d’eau pour former de l’acide sulfureux et de l’acide sulfurique et causeraient des pluies acides, ces gaz peuvent être collectés, transformés en SO3 à 100 % par oxydation avec l’O2 de l’air à l’aide d’un nouveau catalyseur judicieux. On rajoute ensuite de l’eau et de l’acide sulfurique est à nouveau produit, mais cette fois on peut le vendre. Et c’est même un sacré marché – année après année, l’acide sulfurique est rentré dans le top dix des produits chimiques dans le monde. La Suède compte aujourd’hui pour seulement 1 % de la production mondiale de cuivre, la production de la mine de Falun a été interrompue en 1992. Elle fait maintenant partie du patrimoine mondial de l’UNESCO et peut être visitée en surface et sous terre. La compagnie originelle des bergsmän était devenue la Stora Kopperbergs Bergslags Aktiebolag (SARL du syndicat des mineurs de la grande montagne du cuivre), probablement la plus vieille SARL du monde. Elle a fusionné avec la finlandaise Enso en 1998, pour être impliquée maintenant dans des choses plus douces, par exemple Stora Enso est une des plus grandes compagnies de pâte à papier du monde.
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7 Les pierres de sang bleues et le prisonnier de la cage de cristal
Dans ce chapitre nous découvrons l’art ancien et la science de la cristallographie, une discipline qui n’est pas seulement réservée aux joailliers puisqu’on la retrouve aussi dans nos cuisines, et exercée aussi bien en science des matériaux qu’en développement de médicaments ou en biochimie. Vous avez sans doute entendu parler des diamants de sang (diamants de conflit) et vous savez qu’il n’est pas rare de trouver cette version rouge de pierre précieuse. Ces diamants extraits illégalement des mines alimentent le financement et la prolongation de conflits armés dans certains pays d’Afrique. Mais connaissez-vous les pierres de sang bleues ? Un système de marquage élaboré connu sous le nom de processus de Kimberley de certification des diamants est couramment utilisé, bien que parfois décrié pour son inefficacité, pour trier les bons diamants (par exemple ceux du Botswana) des diamants de conflit qui ne devraient pas être autorisés sur le marché. Un tel processus n’est 73
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pas nécessaire pour les pierres bleues nommées lapis-lazuli, car il n’y a qu’une mine au monde qui produise des pierres de haute qualité, la mine de Sar-e Sang dans la vallée de la Kokcha, province de Badakhchan, nord-est de l’Afghanistan. Ainsi il n’y a aucun doute sur leur provenance [54]. Cette mine se trouve dans un endroit si reculé que même les plus prolifiques voyageurs comme Marco Polo ou Sir Richard Burton n’y sont jamais passés. Polo toutefois la mentionne dans un de ses voyages quand il a traversé la rivière Oxus (aussi connue comme Amou-Daria) dont la Kokcha est un affluent : « une montagne dans cette région où on trouve l’azur le plus fin au monde [55] ». Un explorateur écossais, John Wood, l’a visitée en 1837, mais si l’on en croit son livre A Journey to the Source of the River Oxus, ce n’était pas exactement une excursion avec la classe de catéchisme : « Si vous ne voulez pas aller vers la destruction, évitez la vallée étroite de la Koran [Kokcha] », résumait-il [56]. Une qui y arriva finalement fut la journaliste anglaise Victoria Finlay, auteur du merveilleux Colour: Travels Through the Paintbox, et bien qu’elle ait atteint la mine au début des années 2000, c’était quand même une sorte d’exploit [54]. Pourquoi quiconque serait prêt à endurer les pires épreuves juste pour voir une mine où on extrait des pierres bleues de l’intérieur d’une montagne ? Peut-être parce que ces pierres précieuses ont atteint des valeurs phénoménales à travers les âges, devenant la marque des rois et de l’aristocratie, ou parce que leur commerce s’étendait sur des distances énormes même aux temps reculés, ou alors parce que cette mine est probablement la plus vieille au monde qui soit encore en activité, et ce depuis 5 à 6 000 ans. Les raisons de Finlay n’étaient pas tant les pierres que le pigment qu’elles produisent quand on les réduit en fine poudre, formant la base de la meilleure et la plus chère des couleurs – le bleu outremer (outremer signifie de l’autre côté de la mer). Nous disposons maintenant de versions synthétiques de ce pigment, mais qui sont loin d’en avoir les qualités et comme nous allons le voir, il y a d’excellentes raisons chimiques à cela. 74
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La politique afghane est aussi alambiquée qu’un roman policier de Raymond Chandler, du moins vue d’une certaine distance, si bien que l’opinion très positive sur le prochain personnage de cette histoire est incertaine pour les années à venir. Ahmed Chah Massoud, le « lion du Pandjchir », est un héros national officiel en Afghanistan et le jour de sa mort, le 9 septembre, de nombreux Afghans viennent en pèlerinage sur sa tombe pour lui rendre hommage dans le petit village de Jangalak [57].
Figure 15 | Ahmed Chah Massoud, le « lion du Pandjchir ». © reza/Webistan/Corbis
À l’époque où il était étudiant en école d’ingénieur à Kaboul dans les années 1970, il devint politiquement actif et dut fuir au Pakistan, d’où il revint quelques années plus tard pour devenir le légendaire commandant moudjahidine pendant l’occupation soviétique. Les succès de Massoud furent tels que l’armée soviétique, pourtant supérieure 75
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en armes et en hommes, n’a jamais pu avoir le plein contrôle de la petite province du Pandjchir, située juste au sud du Badakhchan, où est située la mine de lapis-lazuli. Il exploita probablement la mine, et elle devint véritablement une planche de salut après la guerre civile afghane qui vit les Talibans entrer victorieusement dans Kaboul et que Massoud laissa son poste de ministre de la Défense pour prendre une nouvelle fois le maquis dans les montagnes [58]. Beaucoup a été dit sur le commerce de l’opium qui finançait la guerre civile afghane, mais il semble que l’Alliance du Nord, dirigée par Massoud, tirait profit du contrôle du marché international de lapis-lazuli et d’autres pierres précieuses, essentiellement les émeraudes, ironiquement utilisées pour acheter des armes à leurs anciens ennemis russes [59]. De même que les Russes, les Talibans n’ont jamais pu contrôler complètement ces provinces. Massoud, lui-même musulman pratiquant, et quelque chose comme un leader intellectuel voire spirituel, rejetait le fondamentalisme des Talibans et prônait une version plus moderne de l’islam. Mais qu’est-ce qui rendait ces pierres bleues si spéciales ? D’abord, comme pour toutes les gemmes, c’était leur enfance. Grandir et atteindre l’âge adulte trop vite n’est pas bon, ni pour les humains ni pour les pierres. Ces cristaux, comme préfèrent les appeler les chimistes, grossissent à partir de minuscules assemblages de molécules et d’ions appelés graines. Personne ne sait à quel point elles sont petites, peut-être quelques molécules ou quelques centaines, baignant dans une sorte de liqueur mère. De temps en temps, une nouvelle molécule de ce liquide vient cogner la surface de la graine, se solidifie, la faisant ainsi grossir. Maintenant, le truc avec les cristaux, c’est l’ordre. Prenez un cristal de sucre dans votre cuisine et regardez-le. Il ressemble à une petite pierre précieuse brillante, il est clair et transparent, avec des bords et des faces bien définis. Il a ces caractéristiques parce qu’à l’intérieur du cristal, vous pouvez trouver les molécules de sucrose toutes alignées de la même manière – debout, couché, gauche, droite, en avant, en 76
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arrière – comme des soldats à la parade, des vignes dans un vignoble ou des oranges soigneusement empilées chez le primeur. C’est juste qu’il y en a beaucoup plus que vous pouvez en imaginer.
Figure 16 | Gauche : molécules de sucrose à la parade dans un cristal de sucre. Par simplification, seulement les deux noyaux, un à six et l’autre à cinq atomes, sont représentés. La formule complète est (C6H11O5)O(C6H11O5). Droite : représentation simplifiée de la molécule de sucrose.
Si les soldats arrivent sans se presser pour la parade, un par un, c’est facile pour eux de trouver leur place dans le grand ordre des choses. Mais s’ils arrivent sur le terrain tous en même temps, accourant de toutes les directions parce qu’ils sont en retard pour le petit déjeuner (quand j’étais à l’armée, j’avais un copain spécialiste pour ça), c’est difficile d’obtenir le déploiement précis qui est attendu d’eux. Ils peuvent éventuellement suivre la piste de leur plus proche voisin, mais à la fin ce sera toujours le merdier jusqu’à ce que le sergent arrive pour leur crier de se mettre en ordre. Les molécules n’ont pas de sergents, elles sont toutes équivalentes, alors quand le processus commence à déraper dans le monde moléculaire, il est en général impossible de faire machine arrière. Prenez 77
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votre joli cristal de sucre dans le garde-manger, dissolvez-le dans l’eau chaude et faites évaporer rapidement l’eau. Les molécules se précipitent ensemble pour former un solide, et vous obtenez vos molécules de sucrose à l’état solide, mais c’en est fini du beau cristal ! Vous pouvez obtenir tout et n’importe quoi à partir d’une masse gluante de cristaux malformés, cela dépend des conditions exactes24. Pour en revenir à ça, vous ne trouvez pas de superbes morceaux de marbre au fond de votre bouilloire, alors qu’en principe il s’agit du même dépôt de carbonate de calcium qui se forme autour de la spirale de chauffage (en fonction de la dureté de l’eau à l’endroit où vous vivez). Le sel de table, lui, est plus facile à faire revenir à l’état cristallin. Donc tout cela dépend des molécules exactes que vous avez, mais en général la croissance cristalline est un domaine délicat avec peu de règles et encore moins de recommandations. En conséquence de quoi, certains de mes collègues chimistes parlent en plaisantant de « magie noire », pendant que d’autres invoquent la fée cristal dans leurs éprouvettes. Pourquoi les cristaux nous tiennent-ils tant à cœur ? Parce qu’ils nous aident à voir les molécules avec lesquelles on travaille, quelque chose qui a incroyablement participé aux progrès de la médecine, de la chimie, et de la science des matériaux depuis qu’on a trouvé comment en faire des images il y a environ 100 ans. Les molécules sont en général trop petites même pour les types de microscopies modernes les plus bizarres et sophistiquées25, mais quand elles se mettent au garde-à-vous à l’intérieur d’un cristal, l’ordonnancement des choses 24. Il y a plusieurs bons moyens de faire pousser des cristaux de sucre à partir d’une solution aqueuse. Avec un peu de patience et beaucoup de temps, ce sont des expériences sympathiques à réaliser avec des enfants et en récompense, vous pourrez en obtenir de très gros. 25. De bonnes images ont récemment été obtenues pour des molécules planes en utilisant la microscopie à force atomique (atomic force microscopy, AFM), mais la plupart des molécules, comme le sucrose, ne sont pas planes et ne peuvent donc
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devient une grand aide : les distances atome-atome, intra- ou extramoléculaires, sont répétées des millions de fois. Un cristal de sucre quelconque contiendra environ 1018 molécules, un quintillion26, ou le même nombre que la solution du problème des grains de riz et de l’échiquier27. Dirigeons un faisceau étroit de rayons X sur le cristal, et les photons du rayon rebondiront sur les atomes – ou plutôt sur les électrons – qu’ils percutent. Certains à la surface, d’autres en dessous, d’autres encore plus profondément et ainsi de suite. Plaçons maintenant une plaque photographique (ou n’importe quel autre système de détection) derrière le cristal. Au centre nous détecterons un gros point provenant du rayon qui traverse le cristal, mais aussi des petits points plus faibles autour de lui. Ces points excentrés viennent des photons qui ont percuté un atome sur leur chemin. Parce que ces ondes de lumière ont voyagé sur des distances différentes, les creux et les bosses de l’onde sont maintenant à des places différentes du rayon selon qu’il a été réfléchi d’une couche externe ou d’une couche interne – dans ce dernier cas il aura une distance légèrement supérieure à parcourir. Pour la lumière normale, cette différence est si faible qu’elle n’importe pas. Mais les rayons X ont des longueurs d’onde proches des distances interatomiques, à l’intérieur ou entre les molécules. Et la différence de parcours peut aller jusqu’à la moitié de la longueur d’onde. Quand de telles combinaisons de rayons émergent du cristal et se recombinent pour former un faisceau diffracté, une bosse dans la vague d’une réflexion pourra être combinée pas être étudiées par ce moyen. J. Svensson, « A really close look at molecules », Kemivärlden Biotech med Kemisk Tidskrift, mars, 2013, pp. 39, 41. 26. Un quintillion représente le nombre 1018 dans les pays utilisant l’échelle courte, c’est-à-dire la plupart des pays anglo-saxons. Ailleurs, dans les pays utilisant l’échelle longue, le quintillion représente le nombre 1030 (note du traducteur). 27. La fable où le chef d’État ravi demande à l’inventeur des échecs ce qu’il souhaite comme récompense. Celui-ci répond qu’il veut un grain de riz sur la première case, deux sur la seconde, et ainsi de suite en doublant le nombre de grains sur chaque case jusqu’à la 64e.
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avec le creux d’une autre réflexion – les deux vagues s’annulent réciproquement et il n’y aura pas de point sur le film. C’est le phénomène d’interférence destructive. D’un autre côté, si la différence de distance parcourue est de un, deux, trois ou n’importe quel nombre entier de longueur d’onde, les photons combineront des bosses avec des bosses et seront « en phase ». C’est une interférence constructive, que les cristallographes appellent simplement pic de diffraction. En mesurant l’intensité et la position de ces pics sur un cliché de diffraction, les Bragg (père et fils) ont été capables de déterminer la position des ions sodium et chlore dans des cristaux de sel de table en 1913, et devinrent ainsi les premières personnes à avoir « vu » un atome [60]. Actuellement, nous utilisons des détecteurs CCD, comme ceux utilisés dans les appareils photo numériques, pour enregistrer ces points.
Figure 17 | En haut : les creux et les bosses de deux vagues qui se combinent exactement à mi-longueur d’onde annulent le signal. En bas : les combinaisons en phase se renforcent pour donner un signal intense.
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Pendant ces discussions sur les creux et les bosses, nous avons vagabondé loin des montagnes d’Afghanistan. J’ai fait cela pour que vous puissiez apprécier la vraie beauté du lapis-lazuli, ou plutôt du minéral lazurite, le magnifique composant bleu des pierres de lapislazuli, parce que ce matériau est infiniment plus délicat et compliqué que le roi des gemmes, le diamant. Déjà avant la Première Guerre mondiale, les Bragg avaient pu déterminer la position des atomes de carbone du diamant avec une pellicule photo, un papier et un crayon, alors qu’encore maintenant les cristallographes se battent avec la structure de la lazurite. La lazurite est compliquée parce que sa formule chimique tend à varier. Comparé au diamant qui s’écrit seulement « C », nous écrivons la lazurite comme « Na6Ca2(Al6Si6O24)[(SO4),S,Cl, (OH)]2 » où la quantité exacte des quatre derniers composants varie d’une roche à l’autre28. Pourquoi ce produit chimique se comporte-t-il aussi drôlement, ne respectant pas les règles apprises à l’école sur la stricte proportion des éléments ? La réponse est dans la structure tridimensionnelle de la partie Al6Si6O24. Il est assez simple de déduire du cliché de diffraction des rayons X que ce qu’on voit est une structure interconnectée infinie composée de tétraèdres de AlO4 et SiO4, où chaque oxygène porte une paire Al/Si d’ions métalliques [61, 62]. Et alors, me direz-vous ? En termes de classe chimique, les diamants aussi sont basés sur des tétraèdres. Mais dans le cas de la lazurite, les distances entre les centres du réseau tétra-connecté sont plus longues, et créent de vastes poches vides en forme de cage à l’intérieur du cristal. Dans ceux-ci, on trouve les ions sodium et 28. Comme exemple pour expliquer la cristallographie, ce composé n’est vraiment pas le meilleur car il est un peu plus compliqué qu’un cristal moyen. Vous pouvez imaginer un défilé où les soldats auraient des képis différents, créant un ordre différent de celui d’hommes méticuleusement rangés épaule contre épaule dans des colonnes et des lignes. Le terme technique est « incommensurablement modulé » et mes amis cristallographes me disent joyeusement qu’il n’y a aucun problème, il suffit de se mouvoir dans la quatrième ou la cinquième dimension de l’espace.
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calcium, petits, sans intérêt, et sans couleur, occupant des cages plus petites, et également transparents, les ions plus grands sulfate, chlorure et hydroxyde dans de plus grandes cages. Quid de la couleur alors, est-ce qu’elle vient de la structure silicate-aluminate ? Non, une telle structure est à la base de nombreux minéraux. La clé est peut-être à trouver du côté d’un autre composant des lapis-lazuli : la présence de petits cristaux de pyrite de fer ou « or des fous » (fools’ gold) mouchetant la surface des cailloux. Cet or des fous non seulement ajoute de la beauté aux pierres mais peut aussi jouer un rôle important pour la formation des ions négativement chargés S3- – les vrais prisonniers de ces cages de cristal [63]. La pyrite, de formule FeS2, contient des unités S-S qui peuvent avoir été le point de départ pour faire les ions S-S-S-.
Figure 18 | La cage de cristal de la lazurite formée de ponts Al-O et Si-O avec l’ion radicalaire S 3- à l’intérieur (les trois sphères grises) qui donne sa couleur bleue au lapis-lazuli. Notez la forme de tétraèdre autour de l’atome d’Al ou de Si esquissée en blanc.
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Cette espèce insolite est présente en très petite quantité et nécessite d’être gardée en cage car c’est un radical. (La chimie n’est pas si prudente que tous les radicaux doivent être gardés et enfermés à clé, c’est juste que nous appelons radicaux les molécules qui contiennent des électrons non appariés, et que ces gars sont en général très réactifs.) Vous avez sans doute entendu parler des « radicaux libres » causant toutes sortes de dégâts dans l’organisme. Ce sont les radicaux OH ; l’ion S3- étant une autre espèce du même genre. Il donne sa couleur bleue au lapis-lazuli, mais laissez-le s’échapper de sa cage, il est immédiatement détruit et sa couleur disparaît. Une partie du secret pour faire une bonne peinture à partir de lapis-lazuli est probablement d’être sûr que cela n’arrive pas pendant la fabrication. Les cages et leurs prisonniers sont aussi la raison des difficultés de reproduire ces matériaux en laboratoire ou à l’échelle industrielle. Les ions S3- sont trop gros pour sortir des cages s’ils restent intacts, mais cela veut dire aussi qu’il est impossible de les y faire rentrer. Il faut que ce soit un mécanisme intégré où l’ion S3- se forme plus ou moins au moment où la cage se bâtit autour de lui. Comment réaliser cela, et produire des gemmes de la même qualité que ceux trouvés dans la nature ? C’est encore un défi pour le chimiste. Si c’était possible cependant, cela nuirait aux futurs rebelles prenant le maquis dans les montagnes du Badakhchan et comptant sur ce commerce pour leur revenu. Concernant Massoud, cela s’est mal fini quoi qu’il en soit. Dans ce qui est considéré comme un prélude aux attentats du 11 septembre, il a été assassiné dans un attentat suicide mené par deux membres d’Al-Qaïda le 9 septembre 2001 à Khwaja Bahauddin, dans la province de Takhâr au nord-est du pays. Depuis 2005, le 9 septembre, « Jour de Massoud », est fête nationale en Afghanistan [57].
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8 Les diamants sont éternels et le zirconium est pour les sous-marins Dans ce chapitre nous voyons comment la position relative des éléments dans le tableau périodique nous permet de prédire non seulement leurs propriétés mais aussi où les trouver dans la nature. Nous parlerons aussi de réactions nucléaires, de faux diamants et du drame majeur de 1952 pour les médias. La bague de fiançailles dans la longue et complexe histoire d’amour entre la première dame détective du Botswana, Mma Ramotswe, et le brillant mécanicien propriétaire du garage Tlokweng Road Speedy Motors, M. J.L.B. Matekoni, semble marquer la fin de cette intrigue secondaire, s’étirant sur plusieurs volumes de la série originale de romans policiers à succès d’Alexander McCall Smith (que nous avons rencontré au chapitre 1). Cependant, un léger problème impliquant de la zircone cubique est découvert, et l’histoire peut rebondir jusqu’à la prochaine série de livres [64].
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Des noms similaires pour les éléments et leurs composés sont casse-pieds pour les chimistes29, mais cela arrive souvent pour des raisons historiques, et le zirconium en est un exemple.
Figure 19 | Le tableau périodique, avec les métaux de transition en gris et un zoom sur le groupe du titane.
En plus du métal pur, nous avons le zircon et la zircone, tous trois ayant d’importantes applications. Le zircon est le silicate de zirconium, de formule ZrSiO4, et la zircone cubique est une forme spéciale de dioxyde de zirconium, ZrO2. Cette dernière comme vous l’avez peut-être deviné, est un excellent substitut du diamant pour, entre autres applications, les bagues de fiançailles. Nous n’allons pas nous attarder sur les détails de l’élément zirconium, mais il faut savoir que dans le tableau périodique il est situé dans la grosse tranche du milieu, celle des métaux de transition. Vous avez peut-être entendu parler de son cousin, le titane, dans la case du dessus et d’un apparenté, le hafnium, juste en dessous.
29. Je ne veux pas donner l’impression que les chimistes sont négligés dans leur manière de donner des noms – ceux-ci sont plus que des surnoms et ou des marques. L’IUPAC (International Union of Pure and Applied Chemistry) est continuellement en train de développer des termes, des noms et de la grammaire pour nommer les composés chimiques de manière non ambiguë. Cette activité cruciale permet commerce, contrôle, législation et usage pour travailler correctement tout autour du monde.
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Pourquoi est-ce que je dis qu’ils sont apparentés ? Parce que dans le tableau périodique, les éléments d’une même colonne tendent à avoir des propriétés chimiques similaires. En particulier, dans la famille des métaux de transition de la section centrale qui compte 27 éléments – chacun avec plusieurs propriétés en commun –, les deux plus bas éléments de chaque colonne sont les plus similaires. Les propriétés chimiques similaires du zirconium et du titane signifient qu’on peut généralement trouver du zirconium là où on extrait le bien plus abondant titane, et aussi qu’une fois qu’on a séparé le titane du zirconium, il y a toujours une petite quantité de hafnium qui traîne – une impureté dont il est plus difficile de se débarrasser. L’élégant joaillier de Gaborone se fiche de savoir si ses faux diamants contiennent des traces de HfO2 mélangé avec le ZrO2. Elles n’affectent pas la brillance, la dureté ou la transparence pour un œil non averti, mais pour les ingénieurs construisant le premier réacteur nucléaire devant équiper une centrale aux États-Unis, c’était une tout autre histoire. Les essais approfondis de matériaux après la Seconde Guerre mondiale montrèrent qu’un alliage avec le zirconium comme composant majeur était le meilleur candidat pour enfermer l’oxyde d’uranium dans les barres de combustible en usage dans les réacteurs nucléaires. Cependant, le hic pour les ingénieurs qui devaient faire ce travail dans une centrale nucléaire était que le métal devait être complètement exempt de hafnium. La raison en est que les similarités entre le zirconium et le hafnium finissent au noyau, là où la chimie s’arrête quand la physique commence. Ces deux éléments (ou pour être plus précis, les isotopes naturels de ces deux éléments) réagissent très différemment quand ils sont percutés par un neutron, ou, comme l’expliquerait un physicien, leurs sections efficaces de neutrons sont très différentes. Un flux stable de neutrons est requis dans un réacteur nucléaire pour conduire la réaction en chaîne de fission de l’uranium à une vitesse lente et appropriée. Trop rapide et la réaction va s’emballer, 87
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trop lent et elle va simplement s’arrêter. Ce qui arrive dans un réacteur nucléaire conventionnel, c’est que l’uranium-235, qu’un chimiste écrirait 235U, est percuté par un neutron de masse 1. Ensuite plusieurs choses peuvent arriver, une des plus importantes est que le noyau d’uranium se divise et forme deux nouveaux atomes, 92Kr et 141Ba. Comme vous pouvez le noter, ces deux nouveaux nombres de masse ne correspondent pas juste à l’addition de 235 + 1 = 236, il manque trois unités. C’est parce que trois nouveaux neutrons sont expulsés pendant la réaction, chacun capable de scinder un autre noyau d’uranium et de produire trois neutrons. C’est la base de la fameuse réaction en chaîne derrière la bombe atomique. Cette réaction peut devenir folle furieuse si le nombre de neutrons désœuvrés dans le réacteur n’est pas soigneusement contrôlé. Pour le projet d’énergie atomique, la capacité de capture de neutrons était une des nombreuses propriétés pour lesquelles devaient être analysés les matériaux, avec un niveau de détails sans précédent dans aucun autre projet technique. Il avait été découvert que tous les isotopes naturels du zirconium avaient une très petite section efficace de capture des neutrons, ce qui signifie qu’un neutron qui percute un atome de zirconium va rebondir et continuer vers un autre atome. L’isotope de hafnium 178Hf au contraire, qui compte pour la moitié des atomes de hafnium dans la nature, a un très fort attrait pour ces particules élémentaires. 178Hf absorbera très facilement un neutron pour donner 179Hf, qui est stable également et d’occurrence naturelle. Tout hafnium dans les barres de combustible absorbera rapidement les neutrons et stoppera la réaction en chaîne, entraînant l’arrêt du réacteur. Le bon côté, c’est que le hafnium peut être utilisé dans les barres de contrôle qui peuvent être chargées entre les barres de combustible dans le réacteur, stoppant efficacement le processus de fission en engloutissant tous les neutrons qui le nourrissent. Nous avons commencé ce chapitre avec une bague de fiançailles à Gaborone, tout près du désert du Kalahari, dans un Botswana sans accès à la mer, mais nous le finirons avec un conte de Noël dans 88
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l’Atlantique nord. Nous partons d’une coïncidence : le hafnium est nommé ainsi d’après le nom de la capitale du Danemark Copenhague30, et, juste avant Noël 1951 le légendaire capitaine de marine marchande (nous verrons bientôt pourquoi) Kurt Carlsen quittait Hambourg pour New York à bord du cargo Flying Enterprise battant pavillon américain. Il n’y avait pas que le capitaine pour être danois, le bateau appartenait au Danois Henrik Isbrandtsen, basé à New York, un entrepreneur de transport maritime peu conventionnel, lié à la famille Maersk dont les bateaux sont présents dans tous les ports, même aujourd’hui. Ceux qui sont assez vieux pour avoir suivi les informations dans les premiers jours de 1952 se souviennent des événements qui ont eu lieu juste après Noël 1951. Une des plus violentes tempêtes des années 1950 avait touché l’Atlantique nord et le nord-ouest de l’Europe. Le Flying Enterprise croisait à la sortie de la Manche quand il a été heurté par une vague phénoménale qui fissura sa coque par le milieu. L’équipage put réparer provisoirement mais semble-t-il assez solidement pour que le capitaine ordonne de continuer tant bien que mal, quoique certains dans l’équipage aient un sentiment mitigé sur cette décision et auraient préféré que Carlsen cherche un refuge. Évidemment une seconde vague heurta le navire quelques heures plus tard, bousculant les véhicules Volkswagen de la cale trois, ou aussi le chargement de fonte de la cale deux, donnant au bateau une gîte de 60° dont il ne s’est jamais remis [65]. Notre intérêt est pour une autre des cales, contenant un chargement de zirconium non déclaré, mais ce qui retint l’attention du public furent les opérations de secours. La seconde vague avait aussi détruit les moteurs et abîmé la direction. Ainsi Carlsen n’avait d’autre choix que de donner l’ordre d’abandonner le navire. Plus facile à dire qu’à faire car les canots de sauvetage étaient inopérants à cause de la gîte. Heureusement trois autres navires avaient répondu aux appels 30. Le nom latin de Copenhague est Hafnia (note du traducteur).
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de détresse, dont le USS General A.W. Greely, et Carlsen donna l’ordre à l’équipage et aux passagers de sauter à l’eau et de nager vers les bateaux de secours qui approchaient. C’était peut-être de la chance à ce moment-là, mais rétrospectivement Carlsen aurait pu souhaiter que la marine américaine soit occupée ailleurs. La présence permanente d’une succession de bateaux de la marine américaine aux côtés de son navire à moitié chaviré nourrit des spéculations sans fin sur le fait que ce vieux bateau décrépit transportait un chargement secret important pour le gouvernement des États-Unis – spéculations qui ont suivi Carlsen jusqu’à sa mort. Les preuves indirectes abondent. Pourquoi les navires américains n’ont-ils pas porté secours aux autres bateaux endommagés par la tempête ? Pourquoi la marine royale anglaise a-t-elle été si attentive ? Pourquoi une partie du chargement a-t-elle été récupérée lors d’une mystérieuse opération en 1953 ? Pourquoi Carlsen n’a-t-il pas fait demi-tour après la première vague dévastatrice ? Et par-dessus tout, pourquoi est-il resté sur son bateau naufragé près de deux semaines, ne l’abandonnant que quelques instants avant qu’il coule dans la Manche, à 70 km au large de Falmouth en Cornouailles ? Il y a des tendances peu flatteuses de notre nature humaine qui font que plus on admire nos héros, plus grande est notre satisfaction de les voir chuter, leurs faiblesses très humaines nous faisant nous sentir meilleurs. Mais il se pourrait que ce ne soit pas le comportement traditionnel des marins, ni le drame du capitaine perdant son navire, ni la combativité de quelqu’un ne voulant pas abandonner avant l’échéance finale, mais plutôt quelque chose d’autre encore qui retint Carlsen. Et ce « quelque chose d’autre » pourrait avoir été un capitaine obéissant strictement aux ordres des autorités supérieures américaines lui commandant de ne pas abandonner le navire, au risque que le chargement secret tombe entre de mauvaises mains. Les plus cyniques spéculaient sur une lourde récompense secrète attendant le capitaine à New York.
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Pourquoi tout ce top-secret, cette angoisse et cette dissimulation ? Parce que le zirconium était prévu pour les réacteurs du premier sous-marin nucléaire, le USS Nautilus. Vingt ans après, Carlsen se moquait de ces « stupides journalistes » qui suggéraient qu’il avait transporté du matériel pour des armes nucléaires, et disaient qu’à cause de son échec à livrer la cargaison, le lancement du Nautilus avait été retardé de six mois [66]. Mais est-ce que tout cela était réellement secret ? Certes les propriétés nucléaires du zirconium n’étaient pas quelque chose que le gouvernement des États-Unis était préparé à partager avec tout un chacun, mais déjà en mars 1951 la Commission pour l’énergie atomique des États-Unis avait publié un communiqué de presse annonçant son intention d’obtenir du zirconium et du hafnium de sources commerciales et un appel d’offres était lancé. En novembre de la même année, 35 entreprises furent contactées et en janvier 1952, six étaient en concurrence pour le contrat [67]. Ceci était une stratégie délibérée d’un autre marin de légende, l’amiral Hyman Rickover, en ce temps-là commandant en chef du programme de réacteur naval et officier à la Commission à l’énergie atomique. Ayant pris la décision d’utiliser le zirconium dans les barres de combustibles dès 1947, il ne voulait pas que le programme de réacteur naval soit dépendant d’un seul fournisseur, surtout si c’était une agence gouvernementale, et ce quand bien même si le Laboratoire national Oak Ridge (renommé pour la bombe atomique) et le Bureau national des mines avaient produit avec succès du zirconium dans les phases initiales [68]. Ainsi, si Carlsen transportait une cargaison secrète de zirconium, ce n’était pas nécessairement sous les ordres de la marine américaine, mais peut-être pour le compte d’une des compagnies en concurrence pour le contrat gouvernemental. D’où aurait pu provenir ce zirconium ? Il est possible que la compagnie Philips à Eindhoven ait un stock relativement grand de zirconium pur, car en 1928, elle avait déposé le premier brevet pour la séparation du hafnium à partir de zirconium et avait produit ce métal 91
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dans sa forme pure au moins jusqu’à 1950 [69], essentiellement pour son utilisation dans la fabrication de flashs photographiques. Carlsen affirmait que le zirconium provenait du programme d’énergie nucléaire et de fabrication de bombe atomique de l’Allemagne nazie, Uranverein [66]. Cependant nul besoin de zirconium pour une bombe nucléaire à uranium brut, mais seulement pour un réacteur générant de l’électricité, et les Allemands n’avaient pas d’avances significatives dans ces domaines. Le régime nazi peut juste avoir volé le stock de Philips, donc rien ne dit que Carlsen avait définitivement tort sur ce point. Ce qui ne fait aucun doute cependant, c’est que l’amiral Rickover lança le Nautilus au moment prévu, en accord avec le calendrier officiel, mais manquant de peu sa propre cible plus ambitieuse à cause d’un problème de tuyère de vapeur dans la partie non nucléaire du complexe électrique. Le projet zirconium était cependant un risque calculé. Pas à cause du problème de livraison – le métal est aussi facile à trouver que les métaux plus communs comme le tungstène, le chrome, le zinc ou le cuivre – mais à cause de la difficulté à le purifier. Un des plus proches collaborateurs civils de Rickover, Ted Rockwell, m’a dit que c’était une course difficile et sauvage qui aurait pu être un échec jusqu’au dernier moment [70]. Mais ça a marché et le reste n’est que littérature, comme on dit. Rickover31 conçut aussi la première centrale électronucléaire civile à Shippingport, en Pennsylvanie, qui a été connectée au réseau électrique quelques années après le lancement du Nautilus. De plus les standards qu’il posa pour la « marine nucléaire » permirent à la US Navy d’utiliser ses réacteurs nucléaires sans accident pour l’instant [71]. Le zirconium n’est pas sans problème pourtant. C’est un métal dur et très peu réactif en temps normal, étant aussi 31. Rickover est connu comme « le père de la marine nucléaire », mais fut avant tout une figure controversée. À un moment, le chef des opérations navales des ÉtatsUnis a été cité disant : « La Navy a trois ennemis, l’armée de l’air, l’Union soviétique, et Hyman Rickover ».
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résistant à la corrosion que l’or. Mais si le refroidissement des combustibles échoue et que les barres de contrôle ne peuvent pas être insérées pour stopper la réaction en chaîne, la chaleur extrême rendra le zirconium plutôt comme du sodium liquide. Et maintenant nous avons la démonstration scolaire typique rencontrée brièvement au chapitre 2 en discutant du calcium. Un morceau de sodium métallique brillant jeté dans un pot d’eau, tournoyant sur lui-même à la surface du liquide, brûlant et parfois produisant une explosion ou des bruits secs plus discrets. Réaction 1 : 2 H2O (liquide) + 2 Na (solide) Æ 2 Na+ + H2 (gaz) + 2 OH- + chaleur Réaction 2 : 2 H2 (gaz) + O2 (gaz) Æ H2O (liquide) + beaucoup de chaleur Ce n’est pas le métal qu’on voit brûler mais l’hydrogène produit par la réaction du métal et de l’eau (réaction 1). Quelquefois de petites explosions arrivent quand la concentration de l’hydrogène qui n’a pas réagi augmente, se mélange à l’oxygène de l’air et réagit d’un seul coup (réaction 2). C’est connu comme explosion d’hydrogène et c’est ce qui arriva à l’intérieur du réacteur de Fukushima (Honshu, Japon) en 2011 et probablement dans l’accident de Three Mile Island en 1979 (Pennsylvanie), sauf que dans ces cas-là le métal n’était pas du sodium mais du zirconium. Finalement, s’il y a des acheteurs potentiels de diamant parmi les lecteurs, ils pourraient être intéressés de savoir comment éviter au mieux les problèmes de J.L.B. Matekoni. À part le test évident d’immerger les fausses pierres entre les barres de combustible d’un réacteur nucléaire pour voir si sa puissance diminue à cause du contenu en hafnium, il n’y a en fait pas grand-chose à faire quand la pierre est petite et montée sur une bague. 93
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La zircone cubique et le diamant diffèrent légèrement en dureté et index de réfraction, mais un crash-test ou un essai de transparence peuvent être difficiles à réaliser sur une bague en diamant. La densité aussi est différente – les atomes de carbone « pesant » objectivement moins que ceux de zirconium – mais c’est presque impossible à tester sur une bague. Si vous êtes sur le marché pour un diamant important, c’est pourtant assez simple. Portez le diamant sur une partie sensible de votre peau, la lèvre supérieure par exemple : un vrai diamant conduit très bien la chaleur, il la drainera rapidement de cet endroit et vous ressentirez du froid, tout comme avec un morceau de métal. Si vous faites de même avec le zirconium qui est un isolant, vous ne sentirez aucune différence.
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9 La vallée du graphite : TIC à Lake District au XVIIIe siècle
Dans ce chapitre nous découvrirons que les éléments purs peuvent se déguiser, et qu’il n’y a pas que les diamants dont on fait la contrebande. Nous en apprendrons aussi plus sur les liaisons chimiques et les électrons qui sautent. Le lac Windermere dans le nord-est de l’Angleterre évoque peut-être pour vous les poètes, ou les aventures d’adolescents moins portés sur les sorciers et les vampires que sur les Swallows et Amazons si vous avez grandi avec des livres anglais pour enfants. Quoi qu’il en soit, quelqu’un qui vit de son crayon. Ou devrais-je dire de son stylo ? On n’imagine pas un auteur, dans sa fièvre créatrice, travailler avec un crayon. Les crayons sont plutôt réservés aux enfants faisant leurs devoirs, ou à d’autres qui doivent fréquemment effacer leurs erreurs. Il n’y a jamais eu de pénurie d’encre, classiquement un mélange de sels de fer, d’eau et de tannins – les composés du goût amer dans 95
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le thé32 et le vin rouge. Toujours plein de bidules pour écrire des poèmes ou signer des arrêts de mort. Mais le crayon, c’est une autre histoire. Loin d’être juste pour les enfants, c’était, et c’est toujours, un outil essentiel pour les artistes, les ingénieurs, les charpentiers et les architectes [72]. En école d’ingénieur à la fin des années 1980, nous faisions encore (certains le font toujours) à la main de jolis dessins de réacteurs en acier à double paroi. Et à l’armée, près du cercle polaire quatre ans plus tôt, pouvions-nous écrire des ordres et retranscrire des messages radio avec les stylos à bille ? Certainement pas car c’était impossible à cause de l’encre qui gelait dans les stylos. Le « plomb » dans les crayons (qui n’est certainement pas le plomb correspondant à l’élément 82) nous amène vers les vertes vallées de Lake District et de Cumbrie, en Angleterre – un endroit aussi improbable pour une plateforme de technologies de l’information et de la communication (TIC) que des vergers d’orangers autour de Palo Alto. La différence est qu’en Californie dans les années 1970, les gens constituaient la matière première, pas de quelconques mines locales de silicium. À Borrowdale à la fin du XVIe siècle, c’était l’intérieur de la montagne qui faisait la différence, là où vous pouviez trouver les trucs pour fabriquer des mines de graphite. Ce n’est pas que les gens ne sont pas importants. L’entreprenariat était florissant sous différentes formes. « Black Sal » par exemple, établi en banlieue de la petite ville de Keswick à proximité de Borrowdale, entretenait un réseau de trafic de mines de graphite au début du XVIIIe siècle. La précieuse cargaison était transportée à travers la lande jusqu’à la mer d’Irlande, où attendaient des navires pour emmener le plumbago33 sur le continent. L’extraction clandestine 32. Pour démontrer cela, préparez d’abord un thé fort, puis dissolvez (du mieux que vous le pouvez) un peu de fer provenant d’une pilule d’apport complémentaire dans de l’eau ou du vinaigre. Ajoutez la solution de fer au thé et observez l’effet. Pour la fabrication commerciale de l’encre, des noix de galle sont utilisées. 33. Le plumbago était un ancien nom du graphite. La mine de graphite de Borrowdale était aussi connue sous le nom de Plumbago Mine (note du traducteur).
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qui nourrissait le marché de contrebande était monnaie courante, et une ou deux attaques à mains armées contre les mines avaient même eu lieu. L’un dans l’autre, cela ressemblait plutôt au Far West, avec des tuniques rouges remplaçant la cavalerie américaine, et les locaux essayant de s’agripper à ce qu’ils considéraient leur propriété, contre les propriétaires extérieurs et les investisseurs [73].
Figure 20 | Un morceau de graphite de Borrowdale acheté, plutôt légalement, à Keswick Cumbria, Royaume-Uni, 2012. Photo de l’auteur.
À cette époque, plusieurs types de minerais étaient importants en Cumbrie34, mais la pierre noire appelée wad (paquet) ou plumbago était le minéral le plus précieux jamais extrait de cette terre. Il semble qu’il ait servi initialement à marquer les bêtes pour savoir quel mouton appartenait à qui – en fait une part importante des TIC telles qu’elles sont maintenant, pour comptabiliser nos biens terrestres [74]. Mais qu’est-ce que ce truc gris si ce n’est pas du plomb ? C’est une forme cristalline du carbone appelée graphite (figure 20), très différente d’une autre forme cristalline de ce même carbone, le 34. Ou plutôt Cumberland, le district plus petit faisant partie de la Cumbrie, un comté anglais, depuis 1974.
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diamant. Mais comme pour une mine de diamants, les travailleurs de Borrowdale quittant le site étaient fouillés à la recherche de pierres cachées, et des gardes armés accompagnaient les transports de graphite jusqu’à leurs destinations finales. Les différentes formes de carbone prêtent un peu à confusion. C’est également du carbone que vous extrayez d’une mine de charbon. Et en suédois, c’est même plus confus car les mots « carbone » et « charbons » sont identiques, kol 35. Et il y a aussi les fours à charbons où vous êtes censé faire du charbon à partir du bois. Il n’y a pas de confusion ici, c’est le même élément dont on parle, et non pas un cas d’erreur d’identité comme pour le « plomb » dans les crayons. Commençons par le plus précieux des membres de la famille : le diamant. Dans ce matériau, chaque atome de carbone est attaché par une liaison forte à quatre autres atomes de carbone. Cela forme (si on pouvait le voir) quelque chose comme un échafaudage miniature, où les barreaux ne forment pas des angles à 90° entre eux mais plutôt de 109,5°, permettant à ce réseau de s’étendre sans fin dans toutes les directions. Comme les barreaux sont faits de solides liaisons simples carbone-carbone, la structure est très solide. En même temps ces atomes de carbone manquent cruellement d’imagination : ils s’arrangent exactement de la même manière dans tout le cristal de diamant – c’est d’ailleurs ce qui fait que le diamant est un cristal – et il suffit de connaître la position d’un seul atome de carbone pour pouvoir dire où sont tous les autres dans le cristal. De plus, les électrons sont soumis à une discipline de fer, une paire pour chaque liaison carbone-carbone, gardée par l’envoûtement attractif du noyau carbone positivement chargé. Cela signifie que le diamant devrait être un isolant électrique et ne pas conduire les électrons – et c’est le cas, il est très bon pour ça.
35. Et pour embrouiller encore plus, kol est un homonyme de chou, kål.
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De manière surprenante, c’est un bon conducteur thermique comme nous l’avons vu au chapitre 8. Les électrons sont tenus si fermement qu’ils ne peuvent pas être déplacés par la lumière visible, le moyen pour les matériaux d’apparaître colorés, rendant les diamants parfaits totalement transparents.
Figure 21 | Gauche : un atome de carbone attaché à quatre autres atomes de carbone pour former ce qu’on appelle un tétraèdre. Droite : plusieurs tétraèdres de carbone attachés les uns aux autres et formant la structure du diamant. Un diamant est un réseau infini d’atomes de carbone, un peu comme une grosse molécule, et la structure continue le long des lignes pointillées.
En descendant la liste des prix jusqu’au graphite, nous voyons maintenant les atomes de carbone arrangés complètement différemment, selon la définition de ce qu’on appelle des polymorphes. Ce sont des matériaux qui ont la même composition chimique mais dont l’arrangement tridimensionnel des atomes est différent. Dans le cas particulier d’un élément pur apparaissant sous plusieurs déguisements, il s’agit d’allotropes. Dans le graphite, au contraire du réseau tridimensionnel du diamant, les atomes de carbone forment des feuillets en forme de nid d’abeille de l’épaisseur d’un atome, avec chaque atome de carbone formant des liaisons avec seulement trois autres voisins. Les hexagones parfaitement symétriques formés de six carbones en circuit fermé de cette structure ne passent pas inaperçus. 99
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Figure 22 | Une portion d’une couche de graphite et les couches empilées dans un morceau de graphite cristallin, comme celui des mines de Borrowdale.
Si vous êtes un peu comptable, vous avez instantanément remarqué que pour obtenir les liaisons chimiques entre les couches hexagonales, nous avons maintenant plus d’électrons qu’il n’en faut pour en mettre une paire entre chaque atome de carbone. Chaque atome de carbone dans le diamant contribue à hauteur de quatre électrons, un pour chaque liaison voisine. Le même exercice avec le graphite nous laisse avec un électron surnuméraire pour chaque carbone, après distribution à chacun des trois voisins. Que faire avec ces électrons surnuméraires ? Une idée naturelle serait de les utiliser pour accrocher les feuillets entre eux pour former le matériau tridimensionnel que nous ramassons comme morceau de graphite véritable, mais ce n’est pas le cas. Il n’y a rien qui ressemble à une liaison chimique entre deux couches de graphite. Au contraire, le voisinage des atomes de carbone dans les feuillets crée un espace de part et d’autre des couches, où les électrons sont libres de bouger, tout en contribuant aux liaisons dans les hexagones. Ce ne sont pas des doubles liaisons telles qu’on en a vues au chapitre 5. Nous les appelons des doubles liaisons délocalisées, parce que nous ne savons pas identifier exactement entre quels atomes de carbone sont ces électrons. Des électrons en roue libre comme ceux-ci signifient conductivité électrique, et le graphite est d’ailleurs un excellent conducteur électrique, tant qu’on ne considère qu’une couche. 100
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Les liaisons supplémentaires signifient aussi que les feuillets sont costauds, les électrons surnuméraires ne contribuant qu’avec une extrême réticence à tenir ensemble deux feuillets – la distance entre les couches est plus du double de la distance C-C dans les couches. Une autre propriété importante est que les électrons peuvent maintenant être bougés par la lumière, encore que mes collègues puissent être contrariés par cette terminologie et auraient probablement préféré que je dise que les électrons sont « excités ». Comme les électrons sont sans cesse en mouvement, ou se comportent comme une vague de densité (un nuage indéfini entourant les noyaux atomiques), peutêtre devrait-on dire plutôt qu’ils changent de vitesse. Les chimistes utilisent fréquemment le terme « saut » au sujet des électrons excités, surtout quand ils formalisent cet état graphiquement sur du papier. Pour la plupart des substances qui absorbent la lumière visible, il y aura un, ou quelques-uns bien choisis, changement de vitesse, chacun requérant sa propre couleur, ou longueur d’onde, de lumière. Ces couleurs seront, pour ainsi dire, absorbées par le matériau, et éliminées du spectre de la lumière blanche, nous laissant voir les couleurs qui restent. Mais comme le graphite est noir, ou gris foncé avec des reflets métalliques, il doit absorber toutes les longueurs d’onde des photons entrants. Donc il ne peut pas y avoir une boîte à vitesses classique avec cinq ou six positions, mais une boîte continue allant de la lumière rouge de basse énergie jusqu’aux nuances de haute énergie bordant l’ultraviolet. C’est exactement ce qui arrive quand ces électrons supplémentaires, qui ne sont pas confinés à de simples liaisons C-C dans le graphite, peuvent voyager librement dans ce qui est véritablement une gigantesque molécule plate. Finalement, c’est cette planéité qui explique pourquoi le graphite est devenu une part vitale des TIC. Comme il n’y a pas de liaisons fortes qui relient les couches ensemble, il est relativement facile de créer de nouvelles forces attractives plus solides en pressant le graphite contre une surface irrégulière, comme le papier. Ainsi les 101
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feuillets adhèreront aux fibres du papier, et de grosses tranches de graphite seront arrachées, remplissant les microscopiques vallées de la feuille. Ce ne sont pas des monocouches d’atomes qu’on voit sur les dessins au crayon, mais des couches de l’épaisseur de centaines de milliers d’atomes. Ceci dit, il faut noter que des couches monoatomiques peuvent être prélevées à la surface du graphite, pour donner le plus fin des matériaux connus, appelé graphène36. Les travaux sur cette substance ont été récompensés par le prix Nobel de physique en 2010. Il n’est pas complètement impossible que ce matériau trouve aussi son utilité dans les TIC un de ces prochains jours. Encore plus bas dans l’échelle des valeurs, nous trouvons quelque chose appelé anthracite, mais là on quitte le monde des substances pures pour entrer dans celui des mélanges. L’anthracite peut être composé à 97 % par du carbone, mais à cause des impuretés, il perd l’organisation à longue distance du graphite, même s’il peut contenir aussi de petites particules cristallines. Plus bas encore dans la chaîne des valeurs qualitatives, des matériaux comme le charbon sont en fait plutôt compliqués à caractériser correctement en termes de composition moléculaire, mais il est sûr qu’avec un contenu en carbone en baisse, la cristallinité s’effondre. C’est exactement ce qui est observé avec des échantillons de sel de cuisine : le NaCl ultra pur, fabriqué industriellement, formera des cristaux cubiques uniformes, jolis et transparents – sous le microscope, ils ressemblent à de petites pierres précieuses. Mais la large variété des sels de « gastronomes », les sels de mer et autres préparations sur le marché, contiennent une grande proportion d’impuretés, et sont donc moins cristallins. Il y avait des mines de graphite à plusieurs endroits en Europe, et même encore plus loin, entre le XVIe et le XVIIIe siècle, mais les mines 36. Il y a aussi d’autres formes de carbone, la célèbre molécule C60 (fullerène), la lonsdaléite (un allotrope hexagonal naturel du diamant), et bien d’autres encore.
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de Cumbrie sortaient du lot pour la qualité extraordinaire de leur graphite. Il était très pur et hautement cristallin – en fait c’était la seule source connue au monde qui permettait de faire des crayons dignes de ce nom. À un moment, elle était aussi importante pour fabriquer des moules pour boulets de canon, mais dans ce cas, du graphite de plus basse qualité faisait l’affaire, et des technologies de substitution ont bientôt été développées. Quand l’espion industriel et gentilhomme suédois Reinhold Angerstein (chapitre 4) a visité Borrowdale en 1754, il a noté comme il se doit les malheurs d’une génération antérieure, mais à ce moment-là les autorités et l’industrie lourde semblaient avoir repris le contrôle de la situation [75]. L’âge d’or du graphite de Cumberland tendait cependant vers la fin. Pour une autre génération, la Révolution française et l’embargo anglais sur les exportations vers la nouvelle république conduisirent à l’invention surprenante et inattendue du crayon moderne par Nicolas-Jacques Conté. Il mélangea de l’argile et du graphite de qualité médiocre, fit cuire le mélange, et l’entoura d’un bâton de cèdre – ceci est décrit dans le brevet français numéro 32 [76]. La dernière mine de Borrowdale a été fermée en 1891 quand il n’y eut plus de graphite extractible à trouver. L’entreprise de crayons survécut cependant, comme la Derwent Cumberland Pencil Company, même si ce n’était plus une entreprise indépendante. Certaines des entreprises de fabrication de crayons de la fin du XVIIIe, comme celles créées en France par Conté ou en Allemagne par Kaspar Faber, existent encore, démontrant que leurs produits sont des parts vitales de nos technologies de l’information et de la communication. Dans le roman de Glen Petrie, Hand of Glory [77], le célèbre contrebandier Black Sal est acculé et tué par des chiens de chasse, un destin tragique en soi. Hugh Walpole ne dépeint pas la vie autour de Keswick avec des couleurs très gaies non plus, dans le roman plus connu Rogue Herries [78], bien que des actes néfastes explicitement basés sur le graphite à crayon soient absents de ce livre. Mais comme le disait Angerstein, les choses se calmaient, et en 1807 William 103
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Wordsworth publiait le poème I Wandered Lonely as a Cloud (J’errais Solitaire Nuage37), évoquant les jonquilles et la beauté des paysages plutôt que la mine et les crimes. Que le premier jet de ce poème ait été écrit au stylo ou au crayon n’est pas dit. Il y a plein de choses à faire avec du graphite, en plus des crayons. C’est un excellent lubrifiant, mais, parce qu’il conduit l’électricité, il fait aussi de très bonnes électrodes pour des applications industrielles de grande ampleur comme la production d’aluminium métallique à partir d’oxydes d’aluminium, qui, comme il se trouve, est le thème sous-jacent du chapitre suivant.
37. Ajout du traducteur.
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10 L’empereur et Melle Smilla Dans ce chapitre un aéroplane se crashe dans un marécage, un empereur se mêle de chimie, et une jeune femme spécialiste de la forme cristalline de l’eau va nous guider vers la chimie de l’aluminium et du fluor. Faire du vélo au sud d’Avignon, brève résidence des papes dans le sud de la France, en direction d’Arles, ville de taureaux et de van Gogh, devrait être une expérience nonchalante dans les riants paysages provençaux, ne demandant pas une contrainte excessive de nos qualités physiques. Et c’est le cas, sous réserve que vous restiez loin du seul obstacle sur cette route – le village fortifié et surélevé des Baux-de-Provence. Une bête erreur d’orientation (certains diraient suspecte) nous amena à ce sommet un jour ensoleillé de septembre il y a quelques années, mais ce détour nécessita un bel effort. Le village et la vue étaient spectaculaires, et justifiaient pleinement la renommée des Baux. Cependant les Baux sont, ou devraient être, connus pour autre chose, le minerai connu sous le nom de bauxite, découvert à proximité du village par Pierre Berthier en 1821. 105
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La bauxite offre une curieuse connexion entre ce coin ensoleillé plein de cigales et propice au pastis à l’ombre de la fin d’après-midi, et les aventures groenlandaises de Smilla Qaaviqaaq Jaspersen. Des aventures qui sont racontées dans le roman Smilla et l’amour de la neige (Miss Smilla’s Feeling for Snow) et qui ont propulsé l’auteur danois Peter Høeg vers la célébrité internationale et la fortune en 1992 [79]. Dans ce best-seller, qui peut être décrit à la fois comme un roman à suspense et une critique « post-féministe » du colonialisme danois [80], les mystérieux agissements de la Compagnie de la cryolite du Groenland jouent un rôle majeur, tout comme la solide connaissance de Smilla sur les propriétés de l’état solide de l’eau. Ancienne glaciologue d’origine dano-groenlandaise, elle enquête sur la mort du jeune garçon de 6 ans de ses voisins suite à une chute d’un toit couvert de neige pour laquelle la police a conclu à un accident. Elle se retrouve à fouiller dans les archives de la Compagnie de la cryolite à Copenhague, à étudier les données médico-légales, et à finalement rejoindre l’équipage d’une funeste expédition au fin fond du Groenland. À première vue, le dénominateur commun entre la bauxite et la cryolite est l’aluminium. Rien de très remarquable à cela : l’aluminium, juste sous le bore dans le tableau périodique, est présent dans plusieurs minéraux et minerais, et est le troisième élément le plus abondant de la croûte terrestre. Cependant le lien le plus fort entre ces matériaux est en fait le procédé d’obtention de l’aluminium. Ce métal s’avérait être une énigme pour les chimistes du XIXe siècle, et semblait illustrer le proverbe suédois « Quand il pleut de la soupe, le pauvre n’a pas de cuiller ». Il était partout mais impossible d’en avoir. La bauxite semblait être un bon matériau de départ. Elle contient différentes formes d’hydroxydes d’aluminium comme Al(OH)3 et AlO(OH) qui peuvent être facilement convertis en oxyde d’aluminium (Al2O3). Mais comment séparer les ions aluminium des ions oxydes et les obtenir sous forme métallique ? 106
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Un neveu de Napoléon Bonaparte, également empereur auto-proclamé des Français sous le nom de Napoléon III, prédit l’importance future de ce métal pour la manufacture des armes, et sous son impulsion le brevet du procédé Hall-Héroult a été déposé en 1886 et est toujours en usage aujourd’hui38. Le récit de comment Charles Hall en Ohio (États-Unis) et Paul Héroult en Normandie (France), ont transformé indépendamment le métal qui était ensuite utilisé pour les couverts des plus distingués hôtes de la cour de Napoléon III en métal que nous utilisons aujourd’hui pour les boîtes de soda est fascinant, au moins pour les chimistes, mais il a été déjà maintes fois raconté [81]. Nous allons plutôt nous attarder un peu sur la méthode elle-même, car elle illustre quelques importants principes de la chimie, et explique des faits aussi variés que pourquoi il y a des usines d’aluminium en Islande alors qu’il n’y a pas de mine de bauxite, et pourquoi une forteresse volante B17 a fini dans un marécage de l’ouest de la Suède le 24 juillet 1943. Le procédé Hall-Héroult utilise l’électrolyse. Vous devez vous rappeler pourquoi il était nécessaire d’avoir un très bon agent réducteur pour faire de l’uranium métal à partir des ions uranium 4+ dans le chapitre 2. Eh bien, faire de l’aluminium à partir de Al2O3 est encore plus difficile, et plutôt que de chercher un réactif chimique capable de donner trois électrons pour réduire l’ion Al3+ en métal neutre, le procédé utilise des électrons tout nus. Dans l’électrolyse, une électrode (un bâton conducteur) est utilisée pour introduire les électrons dans une solution d’ion Al3+. De cette électrode, les électrons sautent dans la solution et sont attrapés par les ions Al3+. Quand les ions Al3+ ont gobé trois électrons de cette manière, nous obtenons les atomes Al(0) qui se recombinent rapidement pour former l’aluminium métal qui 38. Chose curieuse, Napoléon III est également connu dans l’histoire de la chimie comme initiateur de l’invention de la margarine.
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tombe au fond des cuves de réaction. De l’autre côté, une seconde électrode attend de prendre en charge les électrons injectés par la première électrode de manière à fermer le circuit électrique. Comme aucun électron n’est repêché par l’électrode d’entrée, ils doivent être récupérés quelque part, et la solution que vous avez étant Al2O3 en fusion, il n’y a que des ions O2- qui sont perdus. Ils sont négativement chargés, donc il est logique qu’ils voyagent vers une électrode positivement chargée et fassent don de deux électrons. Al3+ + 3 e- Æ Al 2 O2- Æ O2 + 4 eComme les électrons ne peuvent pas s’échapper, le nombre capté par l’aluminium doit correspondre exactement au nombre cédé par l’oxygène, ce qui donne la réaction globale : 4 Al3+ + 6 O2- Æ 4 Al + 3 O2 C’est bien sûr exactement le contraire de la réaction qui se déroulerait spontanément si les molécules d’oxygène pouvaient craquer la fine mais impénétrable couche d’oxyde protégeant la surface des objets en aluminium et qui est une fantastique barrière contre la corrosion. La raison pour laquelle on peut faire l’inverse avec l’électrolyse est qu’on injecte beaucoup d’énergie électrique dans la réaction, qui est transformée en énergie chimique stockée dans les composés formés. C’est une réaction très coûteuse. Si vous voulez faire une démonstration scolaire de l’électrolyse de l’eau, une batterie classique suffit mais pour produire de l’aluminium, vous devrez avoir votre propre usine hydroélectrique ou quelque autre source d’électricité bon marché. Ceci explique pourquoi l’Islande possède une industrie de l’aluminium. La bauxite n’est vraiment pas chère et peut être transportée par bateau, mais seuls 108
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quelques endroits peuvent fournir de l’électricité au prix avantageux de l’Islande. Au temps de Napoléon III, tout ceci était déjà connu. Le problème était que le haut point de fusion de l’oxyde d’aluminium, 2 072 °C, rendait le procédé quasi impossible. Puis arrivèrent Hall et Héroult, qui montrèrent qu’on peut dissoudre l’oxyde d’aluminium dans de l’hexafluoroaluminate de sodium (Na3AlF6) fondu, réduisant la température requise par le procédé de 1 000 °C. Le hic était que Na3AlF6, mieux connu sous le nom de cryolite, n’était trouvé qu’à un seul endroit au monde, la mine d’Ivittuut, au sud du Groenland. Par conséquent, quand l’aluminium est devenu réellement important pour l’armée, les mines de cryolite du Groenland sont devenues un atout stratégique vital, ce que découvrit Smilla, l’héroïne de Høeg, dans les archives de la Compagnie de la cryolite à Copenhague. L’occupation du Danemark par l’Allemagne en 1940 rendait les Anglais et leurs alliés nerveux. Sous couvert d’un voyage vers le passage Nord-Ouest, le seul vaisseau du gouvernement canadien capable de naviguer dans les eaux gelées du Groenland, le St Roch, sous commandement de Henry Larsen de la police montée royale du Canada, partit de Vancouver pour surveiller la situation par crainte d’une invasion allemande [82]. Plus tard, avec l’entrée en guerre des États-Unis, la question de la cryolite a été résolue quand le Groenland est passé provisoirement sous protectorat américain, et la production de cryolite augmenta substantiellement [83]. Dans son roman, Peter Høeg laisse entendre qu’il y avait un plan allemand pour attaquer et occuper la mine de cryolite pendant la Seconde Guerre mondiale. La seule tentative nazie enregistrée sur le Groenland fut cependant un modeste effort pour établir une station météo. Cette humble force d’invasion de 17 hommes fut bientôt 109
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découverte et prise en charge par la patrouille Sirius39 (Danish Hound Sledge Patrol) et l’armée de l’air40 américaine [84]. En fait, les Allemands installèrent une unité de production de cryolite synthétique à côté de l’usine d’aluminium de Herøya au sud de la Norvège. Ce procédé était encore récent à cette époque, mais comme le site a été avec succès la cible d’une mission de bombardement, l’aluminium norvégien n’a jamais connu une production à pleine échelle. Les usines furent détruites et parmi les 180 B17 déployés le matin du 24 juillet 1943, un seul fut perdu [85]. Cependant, grâce aux qualités de pilotage et de navigation du premier pilote Osce Vernon Jones, l’appareil endommagé, un B17 appelé Georgia Rebel, atterrit sans dommage en terrain neutre : un marécage de l’ouest de la Suède, proche de la petite ville de Årjäng. C’était le premier des plus de 200 atterrissages d’urgence de l’armée de l’air américaine en Suède durant la Seconde Guerre mondiale [86]. À l’époque où Høeg écrivit son roman, les mines de cryolite étaient épuisées depuis quelques années, et la cryolite synthétique était utilisée dans le procédé aluminium. Ainsi quand les aventures de Smilla s’orientèrent dans d’autres directions, plus biologiques, on retrouve la trace de la cryolite dans un roman d’aventures récent écrit par le physicien et capital-risqueur suédois Lennart Ramberg, Kyoto och Fjärilarna (2007) [87]. Ce roman nous amène aussi dans une expédition vers l’extrême nord, mais cette fois le but est connu dès le début : trouver la mystérieuse source de tétrafluorométhane détectée au-delà de l’Arctique par un excentrique professeur de chimie porté disparu. 39. La patrouille Sirius a été créée en 1941 sous le nom de patrouille du Nord-Est du Groenland en vue d’empêcher les Allemands de débarquer le long de cette côte nord-est. Actuellement il s’agit d’une unité d’élite de la marine danoise qui mène des patrouilles de reconnaissance sur de longues distances pour appliquer la souveraineté danoise sur les immensités arctiques du Groenland. La patrouille Sirius peut être engagée militairement mais il n’est pas attendu d’elle qu’elle s’engage dans des opérations de combat (note du traducteur, source Wikipédia). 40. Sous commandement du légendaire aviateur polaire norvégien et colonel de l’USAAF Bernt Balchen.
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C’est un thriller à tendance écologique, car le tétrafluorométhane produit un effet de serre plus de mille fois supérieur au dioxyde de carbone [88]. Le roman s’attache aussi à décrire en détail un des instruments favoris des chimistes analytiques, le chromatographe en phase gazeuse, peut-être pour la première fois dans la littérature populaire. Le personnage principal, l’étudiant en thèse Kimi, manque d’assurance. C’est probablement en partie dû à sa carrière précédente de modèle, et en partie aussi (et sans doute plus raisonnablement) au fait que son professeur est parti en fumée, et avec lui l’espoir de Kimi de finir sa thèse. Cependant il connaît tout au sujet du tétrafluorométhane (CF4) et le groupe de campagne environnementale dont il a établi le camp, ou plutôt le bateau, connaît tout sur la publicité. Le méchant de l’histoire fabrique de l’aluminium au rabais à proximité du cercle polaire, et la cryolite, bien sûr, joue un rôle important dans ce roman. La connexion ici est la partie « fonctionnelle » du minéral, ses ions fluorures. Ils sont responsables de la capacité de la cryolite en fusion à dissoudre l’oxyde d’aluminium, mais ils ont aussi la fâcheuse tendance à se combiner avec les atomes de carbone des électrodes de graphite utilisées dans la fabrication pour former du CF4, ceci spécialement si la fonderie d’aluminium tourne à petit budget pour maximiser les profits à court terme. Comme il convient à un roman à suspense sur le « réchauffement global », le dioxyde de carbone n’est pas ignoré, mais ne joue qu’un petit rôle plutôt inattendu, sous la forme de « carboglace ». Les deux romans sont largement différents, sauf pour ce qui est des similitudes thématiques. Ramberg cependant cite le roman de Høeg comme une source d’inspiration pour l’écriture en général. L’impact sur la vie des auteurs diffère également. Le roman de Ramberg est sur le point d’être traduit en anglais tandis qu’on peut présumer que l’immense succès de Miss Smilla’s Feeling for Snow, ou Smilla’s Sense for Snow dans sa version américaine, ainsi que le film (mis en scène 111
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par Billie August, avec Julia Ormond dans le rôle de Smilla) a rendu la vie financièrement confortable pour Peter Høeg. C’était aussi le cas pour les deux inventeurs du procédé Hall-Héroult. Tous deux firent fortune. Quant à Napoléon III, il n’a pas vécu assez longtemps pour voir le projet se réaliser. Osce Vernon Jones fut rapatrié de Suède à la fin de 1943, reprit du service à la base aérienne de Ridgewell dans l’Essex, base du 381e groupe de bombardiers. En janvier 1944, il fut promu au grade de major, et il survécut à la guerre. Il est mort en 1989. La « vraie » compagnie de cryolite danoise qui extrayait la cryolite du Groenland s’appelait « Øresund’s chemiske Fabriker A/S » et le dernier chargement de cryolite est parti de Ivittuut en 1987 [89].
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11 Rendez-vous sur le Haut-Plateau Dans le chapitre 11, nous sommes désorientés par un drapeau rouge, bleu, blanc ; nous allons au cinéma avec le père de Gordon Gekko ; et nous en apprenons plus au sujet de l’électrolyse, les réactions nucléaires et les isotopes. Les deux hommes en anorak blanc approchaient lentement, skiant dans le froid glacial à travers le plateau montagneux de Hardangervidda pendant l’hiver 1943. Amis ou ennemis ? C’était une question de vie ou de mort pour les six jeunes hommes voyant les seuls êtres vivants des miles à la ronde dans cette étendue sauvage enneigée. Leur allure était lente, les hommes étaient maigres et ne semblaient pas en très bonne santé, juste comme s’ils avaient passé 130 jours de l’hiver 1942-1943 dissimulés dans une cabane rudimentaire dans la montagne, survivant de lichens et de caribou poché. C’était probablement cela. Joachim Rønneberg, le chef du groupe, décida d’établir le contact [90]. Cette histoire démarre comme une tragédie mais finit en succès, et elle ne commence pas sur le Hardangervidda mais en Écosse où la capitale du ski britannique, la petite ville d’Aviemore dans le parc national des Cairngorms, va être notre point de départ pour plusieurs dangereux voyages à travers la mer du Nord. 113
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Il y a quelques années, nous nous trouvions sur la route de montagne conduisant au pic Cairn Gorm, 1 245 m au-dessus du niveau de la mer, et avions dépassé le bureau des visiteurs du parc situé près d’un petit lac dans un environnement magnifique. Nous avons aperçu, battant dans le vent, quelque chose qui ressemblait un peu à l’Union Jack, chose peu probable dans les Highlands. Nous l’avons contourné et avons emprunté le chemin menant au sommet, et bientôt nous avons découvert que ce que nous avions pris pour le pavillon anglais à cause de ses couleurs, était en fait le drapeau national norvégien. En 1648, quand les Norvégiens avaient fait don de leurs dernières possessions écossaises au roi Jacques II à Édimbourg, le drapeau norvégien n’existait pas encore. Nous étions donc curieux de savoir pourquoi il flottait ici, au cœur des Cairngorms. Mais bien sûr, montagnes, neige, ski – quoi de plus norvégien ? Ce simple raisonnement est en fait plus proche de la réponse qu’il n’y paraît. En effet, une plaque commémorative indiquait qu’en ce lieu, avait été hébergée la célèbre Kompani Linge durant la Seconde Guerre mondiale. Ces commandos norvégiens opérant derrière les lignes ennemies dans leur pays occupé, et commandés pendant un temps par le capitaine Martin Linge, avaient besoin d’un terrain d’entraînement ressemblant le plus possible à la Norvège. De plus, comme ils faisaient partie du SOE (Special Operations Executive), la branche armée secrète du gouvernement britannique, plutôt que de l’armée régulière, cette localisation reculée était un atout supplémentaire [91]. De nombreuses campagnes militaires avaient été menées au nom de l’or, de l’argent, du charbon ou du pétrole. Mais une des plus célèbres opérations de la Kompani Linge était prévue pour une question d’eau. Pas l’eau classique, H2O (malheureusement ces guerres viendront sûrement), mais son jumeau chimique presque identique, un composé appelé oxyde de di-deutérium. Dans cette molécule, aussi connue sous le nom d’eau lourde ou par sa formule D2O où « D » est pour deutérium, l’isotope de l’hydrogène composé d’un 114
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électron et d’un proton tout comme l’hydrogène normal, mais avec un neutron additionnel dans son noyau. Eau lourde sonne un peu sinistre – on pense aux « métaux lourds », les mauvais garçons du tableau périodique – et on a peut-être la vague notion que D2O a quelque chose à voir avec l’énergie nucléaire ou la bombe atomique. C’est compréhensible mais j’espère ne pas vous choquer en vous disant que vous buvez de l’eau lourde tous les jours sans aucun effet nocif ou quoi que ce soit. Et pensez-y également, certains des mauvais garçons sont plutôt amicaux et même essentiels pour vous garder en vie. Quand on parle d’un élément du tableau périodique et qu’on utilise ses symboles, on considère en réalité, même sans le réaliser, le mélange naturel de ses isotopes. Nous avons déjà rencontré par exemple les deux isotopes naturels du bore, et une cuiller de table en argent contient 51,8 % d’un isotope d’argent avec 47 protons, 47 électrons et 59 neutrons, et 48,2 % de l’isotope avec 47 protons, 47 électrons et 61 neutrons.
Figure 23 | Mémorial de la Kompani Linge en bordure du Centre des visiteurs du Glenmore Forest Park, Loch Morlich, Écosse, Royaume-Uni. Photo de l’auteur.
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Chimiquement parlant, de telles paires d’isotopes sont des jumeaux quasi identiques car ce qui compte en chimie, c’est le nombre d’électrons que les atomes utilisent pour faire des liaisons chimiques, et le nombre de protons, nombre qui déterminera avec quelle fermeté les électrons seront reliés au noyau. L’évidente neutralité des neutrons n’intervient pas dans ce jeu car ils n’attirent ni ne repoussent les électrons et n’ont ainsi aucune influence sur la force des liaisons chimiques formées par les électrons. C’était l’idée derrière l’opération Spanner au chapitre 2 : une analyse chimique normale n’aurait pas détecté comment le rapport isotopique avait été bidouillé. Donc, normalement quand on parle d’eau, on parle de H2O, où le « H » représente à la fois les deux isotopes stables, qui existent dans les proportions de 98,98 % d’hydrogène et de 0,02 % de deutérium, le rapport isotopique normal pour l’hydrogène. L’atome d’oxygène ignore s’il est lié à un H ou à un D, et une molécule d’eau peut contenir aucun, un ou (très rarement) deux atomes de deutérium. Cela signifie que l’eau que nous buvons contient H20, HDO et D2O dans les proportions respectives et approximatives de 25 millions, 5 000 et un. Les chances de rencontrer une molécule de D2O semblent bien minces à première vue, mais comme il y a environ 500 000 000 000 000 000 000 000 molécules d’eau (5 × 1023) dans une cuiller d’eau, vous pouvez parier en toute quiétude avec votre bookmaker que vous consommerez quelques molécules d’eau lourde chaque jour. Donc on la mange et on la boit, mais est-ce que qu’on peut l’obtenir sous forme pure ? La réponse est oui, et c’est exactement pourquoi vous ne devriez pas remplacer votre ration quotidienne d’H2O par D2O. Les liaisons chimiques formées par le deutérium entre le carbone, l’azote ou l’oxygène dans le corps seront quasiment identiques à celles formées par l’hydrogène, mais la vitesse avec laquelle nos enzymes (les catalyseurs protéiques dans notre corps) vont brasser H ou D entre les molécules sera légèrement 116
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différente, car D pèse deux fois plus que H. C’est pourquoi une diète à base d’eau lourde va lentement perturber votre métabolisme, et finira par provoquer de sévères problèmes de santé. Cette petite différence de vitesse – ou plutôt de taux de réaction comme les appellent les chimistes – est à la base de la production d’eau lourde pure. Le neutron ayant été découvert seulement en 1932, et l’isotope deutérium peu de temps après, il n’était pas surprenant que les premiers rapports sur l’intérêt nazi pour l’eau lourde aient rencontré quelque scepticisme dans les cercles du renseignement, essentiellement dépourvus d’officiers possédant une culture scientifique41. Heureusement, le physicien Reginald Jones avait été recruté comme le premier scientifique des services de renseignement en 1939, et put agir immédiatement quand il reçut un télégramme d’un scientifique norvégien l’informant des plans nazis d’augmenter la production d’eau lourde en Norvège occupée [92]. Même si à forte concentration et sur une longue période l’eau lourde n’est pas bonne pour la santé, le plan allemand n’était pas d’empoisonner les Britanniques avec l’eau lourde du complexe Norsk Hydro Vemork à Rjukan. Même si ce n’était pas la raison principale de l’occupation de la Norvège en 1940, mettre la main sur le seul complexe au monde de production à grande échelle d’eau lourde était tout bénéfice pour le projet de bombe atomique du régime nazi, le Uranverein.
41. Notez par exemple que les « espions de Cambridge » Maclean, Philby, Burgess et Blunt étaient diplômés de langue moderne, économie, histoire et histoire de l’art, respectivement.
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Figure 24 | La centrale électrique de Vemork à Rjukan.
Malheureusement pour les nazis, le site de Rjukan, dans le canton de Telemark dans les montagnes du sud de la Norvège, n’était pas secret pour les alliés. Il faisait partie d’un large complexe chimique où les principaux réactifs étaient des électrons – des électrons très bon marché utilisés dans une variété de procédés. Un de ceux-ci était la production d’hydrogène gazeux par électrolyse de l’eau, donnant de l’eau enrichie en D2O comme sous-produit. De l’eau lourde était produite ici depuis les années 1930, le dernier convoi avant la guerre ayant été clandestinement obtenu par le Deuxième Bureau français, les services de renseignements militaires, et les 185 kg mis en urgence en sécurité en Angleterre par deux scientifiques français fuyant l’invasion allemande au début de l’été 1940 [91]. Ce site reculé avait du bon et du mauvais : facile à défendre et à surveiller, il était aussi beaucoup plus vulnérable à une opération commando audacieuse que s’il était localisé par exemple à Ludwigshafen (Ludwigshafen am Rhein). Ludwigshafen, bien qu’hébergeant également un grand conglomérat chimique, manquait d’une ressource essentielle de Rjukan : les électrons bon marché provenant de l’énergie hydroélectrique. 118
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Si vous avez de l’électricité, vous pouvez réaliser l’électrolyse de l’eau en utilisant deux électrodes pour faire passer du courant dans une solution, comme on l’a vu au chapitre 10. Si cette solution est de l’eau et que le voltage est assez fort (c’est une démonstration scolaire classique), vous obtenez de l’hydrogène gazeux là où les électrons entrent dans la solution et où les cations se rassemblent (la cathode), et de l’oxygène là où ils sont repris (l’anode) pour fermer le circuit électrique. Si la solution est de l’oxyde d’aluminium en fusion, vous pourrez produire de l’aluminium métallique à la cathode, et à partir d’une solution concentrée de chlorure de sodium (le sel de table), vous pouvez faire du chlore gazeux à l’anode. Tous ces procédés participent aux performances de l’industrie chimique à travers le monde. À Rjukan, l’intérêt principal de Norsk Hydro était de faire de l’ammoniac pour l’expédier ensuite vers une de leurs usines à Herøya (oui, le même endroit qu’au chapitre 10) pour être converti en acide nitrique puis en fertilisants. À l’origine, l’acide nitrique était produit directement à Rjukan en utilisant une méthode à l’arc électrique très coûteuse en énergie – faisant réagir l’azote et l’oxygène dans l’air directement – mais dans les années 1930, cette méthode avait été remplacée par le procédé Haber-Bosch, plus efficace. Cette réaction combine l’azote de l’air avec l’hydrogène gazeux pour former de l’ammoniac : N2 + 3 H2 Æ 2 NH3 Cela ne nécessite pas de courant électrique, mais Hydro utilisait l’énergie électrique pour produire l’hydrogène gazeux nécessaire par électrolyse de l’eau42.
42. Aujourd’hui les gaz naturels, le méthane par exemple, et d’autres ressources fossiles sont utilisés pour produire l’hydrogène gazeux qui est introduit dans le procédé Haber-Bosch, faisant que la majorité des atomes d’hydrogène que nous avons dans notre corps dépend de ressources non renouvelables.
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Il avait été réalisé très tôt par, entre autres, le jeune professeur de chimie inorganique Leif Tronstad de l’Institut de technologie de Norvège à Trondheim, que ce procédé enrichit en D2O et HDO l’eau qui n’est pas convertie en gaz, parce que H est moins lourd que D et que la réaction produisant H2 est plus rapide que celle donnant D2 [93, 94]. Vous pouvez imaginer cela comme le petit ion H+ courant plus vite vers la cathode, où il pourra récupérer un électron et former H2 gazeux en se combinant avec un autre ion H+ sprinteur, laissant derrière lui dans la course l’ion D+ plus gras. Les atomes H seront donc enlevés de la solution plus rapidement que les atomes D, laissant derrière de l’eau légèrement enrichie en D2O et HDO. Cependant la différence de vitesse est petite, et votre installation scolaire avec un pot d’eau et une batterie n’aurait pas eu beaucoup de valeur pour les Allemands. Tronstad et les autres avaient plutôt conçu un procédé où la première solution est passée dans une seconde cellule d’électrolyse, où elle est à nouveau un peu enrichie, et ainsi de suite dans un procédé en cascade jusqu’à la Nième cellule, où se trouvera votre eau lourde fortement enrichie. Vous aurez ainsi gaspillé une énorme quantité d’énergie. Non seulement vous avez électrolysé toutes les molécules d’eau mais également un grand nombre de molécules de D2O et HDO. Pour réaliser cela à un stade industriel, vous avez besoin d’une centrale électrique immense, et la Vemork bénéficiait de la plus grande centrale hydroélectrique du monde quand elle a été opérationnelle en 1911. L’électrolyse utilise du courant continu – c’est ce qu’on obtient d’une batterie par opposition au courant alternatif généralement utilisé pour faire fonctionner les appareils électroménagers à la maison. En théorie le courant continu est plus adapté au transport de l’énergie électrique, mais tous les problèmes techniques n’avaient pas encore été résolus à ce moment-là, ainsi dans les années 1930 et 1940 il fallait être proche des centrales électriques pour faire fonctionner une usine d’électrolyse de bonne taille. 120
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Figure 25 | A : Herøya, Norvège, site Norsk Hydro ; B : Rjukan, Norvège ; C : Aviemore, Royaume-Uni, base SOE ; D : Wick, Royaume-Uni, base RAF ; E : Haigerloch, Allemagne, réacteur expérimental.
Tronstad s’était enfui à Londres en 1941, et, avec des compétences à la fois militaires et scientifiques, avait vite trouvé à s’employer au haut commandement norvégien en exil. Comme il avait une connaissance intime de la production d’eau lourde, invariablement appelée « sirop » dans ses journaux, il serait amené à jouer un rôle majeur dans les différentes opérations collectivement connues comme « bataille de l’eau lourde » (heavy water sabotage). C’est lui qui avait envoyé le premier télégramme « eau lourde » important à Reginald Jones et qui était ensuite parti avec le plus de renseignements vitaux, à 121
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la condition toutefois qu’aucune information n’arrive aux industries chimiques impériales (ICI), le géant anglais de la chimie, car « la famille c’est encore plus sacré que l’eau lourde [92] ». La première des opérations militaires, l’opération Grouse, avait parachuté avec succès quatre Norvégiens de la Kompani Linge sur le Hardangervidda à la fin 1942 pour une mission de reconnaissance. La seconde allait devenir une tragédie. Deux planeurs tirés par deux bombardiers Halifax avec un total de 48 jeunes volontaires du corps des ingénieurs royaux spécialement entraînés, décollèrent de la base Skitten de la RAF à côté de Wick au nord-est de l’Écosse le soir du 19 novembre 1942. Un seul des bombardiers revint et la plupart des choses tournèrent mal dans l’opération Freshman. Il avait été impossible de trouver le point du site d’atterrissage, la météo était mauvaise, un Halifax s’écrasa tuant les 7 membres d’équipage et les planeurs firent des atterrissages en catastrophe loin des cibles, laissant certains soldats blessés. Les nazis, alertés par les autorités locales (qui n’avaient pas beaucoup le choix en la matière et qui ne devraient peut-être pas être jugées trop sévèrement), exécutèrent tous les survivants, qui, ayant des habits civils sous leurs uniformes, furent considérés comme des partisans et non comme des soldats réguliers. Avec le recul, c’était une opération mal planifiée. Après l’action, les soldats étaient supposés se sauver par les montagnes de Suède, mais ils ne savaient pas skier et ne connaissaient que quelques phrases de norvégien. L’officier commandant, le colonel Henniker, n’était pas content du plan et devait probablement sentir qu’il envoyait ces jeunes gens à une mort quasi certaine [95]. Dans la phase préparatoire de l’opération, il avait été dit aux soldats qu’un succès éliminerait une menace qui pourrait changer le cours de la guerre et permettre aux puissances de l’Axe d’être victorieuse en six mois. C’était, comme nous le savons maintenant, très exagéré, mais à ce moment-là on ne pouvait pas savoir que Heisenberg et son équipe progressaient si lentement. 122
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L’eau lourde est inoffensive en elle-même – vous ne pouvez pas faire une bombe atomique avec – mais elle a un rôle vital dans un réacteur nucléaire à uranium non enrichi, le seul modèle envisagé à cette époque. Si une barre d’uranium est heurtée par des neutrons directement relâchés d’un atome d’uranium fraîchement fissionné, ces particules auront une vitesse telle qu’elles n’auront pas le temps de réagir avec le noyau d’uranium-235, de le casser, de dégager de l’énergie, et de propager la réaction en chaîne, ou de se combiner avec l’isotope uranium-238 bien plus abondant pour donner, après éjection d’un électron et de quelques radiations, l’isotope plutonium-239 très recherché à partir duquel vous pouvez fabriquer une bombe atomique. Ces neutrons sont connus sous le nom de « neutrons rapides » et nécessitent d’être ralentis par collision avec d’autres particules, ce qui est efficacement obtenu en les faisant collisionner avec des particules d’une taille similaire, comme un proton. Vous pouvez imaginer que des boules de billard se déplaçant à toute vitesse et qui croiseraient des boules de bowling sur leur chemin, rebondiraient et changeraient de direction mais pas de vitesse. En entrant en collision avec d’autres boules de billard, la vitesse chute et la direction change, comme le savent tous ceux qui ont approché une table de billard. Le problème avec les protons de l’eau ordinaire est qu’au lieu de faire rebondir les neutrons et de les ralentir en prenant un peu de leur vitesse, ils peuvent les absorber. Dans une telle réaction nucléaire, du deutérium, isotope complètement stable, sera formé et stoppera efficacement la réaction. D’un autre côté, le deutérium n’est pas très fort pour dévorer des neutrons, et pour faire un réacteur nucléaire en 1942 il y avait essentiellement deux choix pour de tels modérateurs : le graphite – c’est-à-dire du carbone pur (sans hydrogène et autres petits atomes qui ne mangent pas les neutrons) – et l’eau lourde. L’équipe d’Heisenberg n’avait pas eu de chance avec le graphite43, bien que les 43. Le carbone a un isotope stable de nombre de masse 13, mais comme le carbone normal est C-12 avec un nombre pair de protons et de neutrons, c’est un noyau très
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Américains utilisèrent ce matériau avec succès, et donc se concentra sur D2O. Et il leur en fallait beaucoup. D’où l’intérêt global pour la formation goutte-à-goutte de tonnes d’eau lourde dans le village de Rjukan. Ce goutte-à-goutte est un thème récurrent du film de 1965 Les Héros de Telemark, parce que si les Anglais n’avaient pas laissé tomber, les quatre hommes de l’opération Grouse durent endurer presque tout l’hiver 1942-1943 sans ravitaillement supplémentaire de leur abri sur le Hardangervidda, 1 100 mètres au-dessus du niveau de la mer. Bien sûr, le film ne dépeint pas fidèlement les événements réels de l’opération Gunnerside44, sans doute l’opération de sabotage derrière les lignes ennemies la plus réussie de la guerre. Il y aurait trop à dire en trop peu de temps, plus le fait de surajouter une sorte d’histoire d’amour. Cependant le film est plus proche de la vérité que l’opération Crossbow, qui traitait des contremesures contre les fusées V1 et V2 d’Hitler, sorties la même année. Le professeur de physique (!) d’Oslo, interprété par Kirk Douglas, ressemble vaguement à James Bond – ce qui est mis en évidence par sa collaboration non conventionnelle dans la salle photo avec une jeune assistante dans les scènes d’ouverture du film – et n’a pas d’équivalent dans la vraie vie. Il ressemble plutôt à un mélange du professeur Tronstad (professeur de chimie et major) et du chef de commando Joachim Rønneberg. À ce stade, les Norvégiens et le SOE considéraient Tronstad, contre son gré, comme trop important pour risquer sa vie derrière les lignes ennemies. Mais l’essentiel est conforme. Les francs-tireurs norvégiens du SOE, sous commandement de Rønneberg, furent parachutés durant stable et très peu réactif qui ne réagira donc pas avec les neutrons et ne formera pas du C-13 facilement. 44. L’opération Gunnerside était pilotée de la Norvège et envoya sur place six autres parachutistes norvégiens portant l’effectif à 11 hommes : les quatre rescapés de l’opération Grouse et leur contact sur place plus ces six parachutistes (note du traducteur).
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les premiers mois de 1943, entrèrent en contact avec le groupe Grouse et sabotèrent les cellules d’électrolyse de l’usine de Rjukan. La moitié du groupe passa en Suède tandis que l’autre moitié resta en arrière et plus tard coula un ferry transportant de l’eau lourde à destination du réacteur nucléaire expérimental de Haigerloch, en Allemagne, en utilisant des bombes à retardement. Cette action, ainsi qu’un raid de bombardiers américains, mirent fin aux efforts allemands pour obtenir de l’eau lourde à partir de Rjukan. À la fin, cela ne permit pas de gagner la guerre, mais il n’y avait pas moyen de le savoir à ce moment-là. Cela avait sûrement été un immense stimulant pour le moral, à la fois pour les Anglais et les Norvégiens, et un souci de moins pour le cabinet de guerre britannique, parce qu’évidemment ces questions retenaient les plus hauts niveaux d’attention. Comme le nota Reginald Jones, plus tard professeur à Aberdeen : « le prix aurait été trop fort » si les Allemands avaient réussi. Les commandos « Grouse » et « Gunnerside » survécurent à la guerre, et les héros morts de l’opération Freshman n’ont pas été oubliés non plus, avec des mémoriaux en Écosse et en Norvège. Dans la dernière phase de la guerre, le gouvernement norvégien en exil était inquiet que les Allemands détruisent des parts vitales de l’infrastructure industrielle norvégienne, et spécialement les installations hydroélectriques de Telemark. Cela donna finalement au professeur, ou plutôt au major Tronstad l’opportunité d’un service actif. Il avait le même entraînement que les autres soldats, souvent beaucoup plus jeunes, de la Compagnie norvégienne indépendante 1, comme ils s’appelaient officiellement, et avait eu hâte de participer dès son arrivée en Grande-Bretagne. En novembre 1944, il fut parachuté en compagnie de huit autres membres des commandos Linge sur Hardangervidda, et Tronstad prit le commandement de l’opération Sunshine. Au début du printemps 1945, il avait plus de 2 000 combattants armés sous ses ordres. Le 11 mars, un peu moins de deux mois avant la capitulation allemande 125
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en Norvège, Leif Tronstad fut tué dans un combat d’homme à homme contre des collaborateurs norvégiens. Non loin de l’abri où il mourut à Syrebekkstølen, dans le comté de Telemark, un mémorial a été élevé, commémorant la vie et la mort de Tronstad et de son compagnon de résistance Gunnar Syverstad. De l’eau lourde a été produite à Vemork jusqu’à la fin des années 1960 quand la centrale d’hydrogène a été arrêtée, le site entier ayant été fermé en 1991 par Norsk Hydro. Il abrite maintenant le musée des ouvriers industriels norvégiens.
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12 Le dernier alchimiste à Paris Dans ce chapitre, nous en saurons plus sur les poids lourds et les poids légers, jouerons avec des balles atomiques qui sont dures ou douces, petites ou grandes, dont certaines peuvent vous garder en bonne santé ou dans un mauvais jour, complètement bloquer un génial élan de créativité. Le tableau périodique est rempli d’éléments. C’est à peine surprenant mais il est aussi plein de nombres : numéros atomiques évidemment, le nombre de protons dans les noyaux qui donne l’adresse d’un élément dans le tableau, mais aussi masses atomiques, nombre d’isotopes, et toute autre propriété directement liée à l’atome en question. En résumé, si vous avez un penchant pour la numérologie et voulez démontrer votre théorie favorite en combinant deux ou plusieurs nombres pour donner un chiffre sympa ou une super coïncidence, vous avez plus d’opportunités ici qu’avec la combinaison de toutes les pyramides d’Égypte. Par exemple, l’or (Au) a 79 protons et donc un numéro atomique de 79. L’yttrium (Y), le premier des sept éléments découverts et nommés d’après le nom de la carrière d’Ytterby sur l’île Resarö dans 127
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l’archipel de Stockholm, a un numéro atomique de 39. Une des dernières découvertes en provenance de la même carrière était le scandium, numéro atomique 21, en 1879. Additionnez ces deux nombres et vous obtenez 60, numéro assez commun pour un numéro de rue, mais de signification spéciale pour ce chapitre. Divisez 39 par 13, le nombre porte-malheur, et vous obtenez 3, le numéro atomique du lithium (Li). En février 1896, un homme étrange et dans un drôle d’état, probablement pas touché par la bonne fortune depuis quelque temps, prit une chambre à l’hôtel Orfila, au 60 de la rue d’Assas, près du jardin du Luxembourg à Paris. En tant que principal chroniqueur de l’archipel de Stockholm, il aurait dû être familier des mines de Resarö, et il aurait pu connaître l’yttrium même en ayant été un étudiant de chimie médiocre. Il refusa sans ménagement la chambre 13, s’installa de lui-même dans une autre chambre et entreprit de fabriquer de l’or. C’était l’illustre romancier et dramaturge August Strindberg, 47 ans, le numéro atomique de l’argent. C’était aussi un peintre accompli et donc un homme aux multiples talents, l’estime de soi n’étant pas le moindre de ceux-ci45. Il installa son laboratoire ici, non loin des bâtiments Pierre et Marie Curie à la Sorbonne, pour bien leur montrer à tous – les vieux professeurs poussiéreux de l’université d’Uppsala, et spécialement cet escroc de Mendeleïev et son prétendu tableau périodique. Il allait faire de l’or, révolutionner la chimie, et écrire le livre ultime sur l’univers – mais peut-être qu’il aurait mieux valu qu’il n’aille pas jusqu’au bout de la série de nombres, et plutôt qu’il prenne un peu de lithium. Le carbonate de lithium (Li2CO3) et autres sels de lithium composent aujourd’hui le traitement standard des troubles bipolaires. 45. Pour les Suédois c’est « l’auteur mondialement célèbre » ; pour le reste du monde, c’est le dramaturge misogyne essentiellement connu pour une tragédie, Mademoiselle Julie. Cette pièce cependant est jouée en permanence dans le monde, et le travail de Strindberg en théâtre et tragédie est considéré comme très influent. Son premier roman, Le Cabinet rouge, a été publié en 1879.
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Un amateur ne saurait poser un diagnostic psychiatrique, surtout sur quelqu’un mort depuis longtemps, mais les experts s’accordent à penser que Strindberg souffrait de psychoses à cette période [96]. Le lithium l’aurait-il aidé ? On ne sait pas – son diagnostic psychiatrique aurait pu être différent, mais plusieurs personnes perturbées par des désordres bipolaires, ou dépression maniaque selon le nom de l’époque, déclarent qu’une médication à base de lithium les aidait à mener une vie normale. Mais ce n’est pas si clair – rien ne l’est jamais – et si quelque chose est compliqué, c’est bien la chimie du cerveau. L’acteur britannique Stephen Fry, diagnostiqué comme bipolaire en début d’âge mûr, admet une opinion ambiguë sur le fait de prendre ce type de drogues à cause de possibles effets secondaires, mais aussi, du moins le croit-il, parce que les épisodes maniaques l’aidaient en fait pour sa carrière [97]. Quel que soit le choix fait par Fry, il est clair que c’est difficile et chaque cas est particulier. Pour un chimiste, il est évident que les processus chimiques dans le cerveau peuvent être modifiés et même finement pilotés par les médicaments, ou peut-être par des bons choix de nourriture, mais aussi que découvrir comment faire ça correctement est plutôt coton. Mais les réponses émotionnelles provoquées par des mots ou des actions sont aussi des réactions chimiques, et la guérison mentale n’est pas qu’une affaire d’ADN, de médicaments ou de diète, mais également d’événements de la vie et de circonstances. La recherche sur l’activité biochimique du lithium est toujours en cours mais clairement dans plusieurs directions différentes. Par exemple, Li+ peut fonctionner sur les canaux ioniques, remplaçant les ions sodium et ralentissant le système de signalisation [98]. C’est sans doute en lien avec sa taille. Il est très petit, et de fait c’est l’ion métallique avec une charge de +1 le plus petit. Le rayon de l’ion lithium est 35 % inférieur à celui de l’ion sodium (Na+) – une différence plutôt significative. 129
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Pour moi, c’est un des charmes de la chimie. Elle peut être mathématiquement complexe, mais également aussi simple qu’une boîte de jeux éducatifs pour enfants, reposant sur des choses aussi simples que des différences de taille. De temps en temps, nous sortons notre propre boîte de jeu du tiroir, et le plus souvent c’est un ordinateur. Et juste comme un petit enfant qui peut être fasciné par la forme, la couleur ou la texture d’un ensemble de balles, un chimiste a besoin de palper et de toucher les atomes et les molécules pour savoir quelles sont leurs propriétés. Ceci dit, il est difficile de trouver quelque chose d’assez petit pour palper des atomes, mais ce que nous voulons réellement savoir c’est comment ils réagissent si on place à proximité une minuscule charge plus ou moins, et ça nous pouvons le faire. Un atome neutre de lithium n’est ni mou ni dur quand vous approchez avec une charge, mais dès que vous enlevez un électron, il devient Li+, et comme un escargot il disparaît dans sa coquille, devenant petit et « dur ». Cela peut sembler un paradoxe mais dans le corps, la différence de taille entre Na+ et Li+ peut donner un effet supérieur à l’ion Li+, parce que sa petitesse et sa dureté font que Li+ agrippe les molécules d’eau environnantes beaucoup plus fermement. Cela est possible parce que l’extrémité oxygène négativement chargée d’une molécule d’eau vient plus proche du noyau lithium, et donc de sa charge positive, comparé à l’ion sodium. La liaison électrostatique (attraction de charges différentes) qui retient la molécule d’eau autour du métal est de fait plus forte46. Plus longue est la distance, moins forte est l’énergie, et plus facile à casser est la liaison. Donc tandis que les ions Na+ laisseront facilement échapper leur eau d’hydratation, restant presque tout nus,
46. Il y a une chouette formule montrant ça. L’énergie d’interaction entre un dipôle (une molécule ayant des extrémités positive et négative) et une charge est proportionnelle à (charge) × (« force » du dipôle) / (carré de la distance) qui s’écrit : E = kq/r2.
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les ions lithium auront un lourd pardessus de molécules d’eau en permanence. L’or de son côté est très doux comme atome, ce qui quelque part mais pas directement reflète ses propriétés physiques bien connues d’être un métal mou et malléable. On pourrait penser que lui aussi, juste comme un plus gros escargot, il se retire et devient rigide et ferme quand on lui retire un électron pour produire de l’or sous l’état d’oxydation +1, Au+, mais non. Bien sûr, il est un peu moins facile à perturber que l’atome d’or – après tout, la charge globale +1 signifie que les électrons sont tenus à rênes serrées. Mais comme l’atome d’or est gros, les brides sont longues et le noyau positif a du mal à contrôler les électrons les plus extérieurs. À cause de cela, les ions Au+ sont faciles à déformer, et donc plutôt différents des ions lithium qui sont aussi beaucoup plus petits : un dixième du volume de l’or(I). Le terme technique est qu’ils sont extrêmement polarisables. Le point clé de tout ceci, c’est que les gros durs aiment jouer avec les gros durs, et que les plus doux restent entre eux. En jetant un œil au tableau périodique, on peut savoir qui est qui, même si ça demande quelques outils supplémentaires que je ne vous ai pas fournis ici. Par exemple, on peut comprendre pourquoi les ions cyanure (CN-) sont utilisés pour l’affinage de l’or (ils sont doux), et peut-être comment faire de meilleures batteries au lithium. L’or est connu comme un poison de l’esprit – et pas par ingestion ; juste d’y penser trop peut suffire. De fait, en manger de petites quantités est inoffensif. C’est un colorant alimentaire approuvé en France (E175) et le plus souvent trouvé dans les délicates, petites, et plutôt chères, pralines au chocolat. Des composés d’or ont été largement utilisés contre l’arthrite, mais sont maintenant remplacés par des drogues plus efficaces, et ce n’était pas un des problèmes d’August de toutes façons. L’esprit de Strindberg n’était pas empoisonné par l’or au sens classique, du moins à ce moment-là. Après deux divorces et avec une impressionnante (ou plutôt néfaste) dépendance à la boisson, il était, 131
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en dépit de sa renommée, au seuil de la pauvreté. Non, Strinberg voulait déclencher sa propre révolution scientifique, et était une étoile montante de l’occulte et de l’ésotérisme sur la scène parisienne [99]. Des écrivains contemporains ont publié beaucoup sur le fait que seulement vingt ans plus tard, la physique classique serait dépassée par l’avènement de la mécanique quantique, et dans les années 1940 l’or pourrait effectivement être synthétisé à partir d’autres éléments, démontrant ostensiblement les qualités iconoclastes de Strindberg également en sciences. Ces opinions étaient cependant communes en alchimie depuis longtemps et pas réservées à Strindberg. L’idée que les éléments étaient beaucoup trop nombreux – en 1896, 65 étaient déjà répertoriés – et que quelque chose de plus simple et fédérateur pouvait être caché derrière cette diversité désordonnée était très puissante, et ce depuis l’Antiquité. Comme on le sait maintenant ceci était correct, mais dans les années 1890 toutes les preuves expérimentales plaidaient le contraire. Ceci étant, il faut noter qu’à l’intérieur de son propre système, Strindberg était en fait plus ou moins rationnel, quoique très partial. Les explications possibles ne se conformant pas à ses idées n’étaient jamais considérées. Strindberg était essentiellement arrivé à ses conclusions par observations expérimentales, mais elles étaient ajustées sélectivement à des combinaisons plus ou moins arbitraires de nombres à partir du tableau périodique. Il se laissait aussi guider, peut-être dans ses moments les moins clairs, par des messages perçus des « Puissances » dans tout et n’importe quoi, des informations écrites sur les murs jusqu’au fait de tomber le même jour dans l’hôtel Orfila et sur la statue du chimiste et physicien Mathieu Orfila, un Parisien natif d’Espagne, pionnier de la médecine légale. Par une autre coïncidence, le découvreur du lithium se nommait aussi August, plus précisément Johan August Arfwedson, et avait seulement 25 ans au moment des analyses cruciales en 1817. Arfwedson, contrairement à Strindberg, n’avait pas un mais deux diplômes 132
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de l’université d’Uppsala. La chose curieuse est qu’il fit la découverte d’un échantillon minéral provenant d’Utö, une autre île de l’archipel de la capitale suédoise, très proche de Kymmendö où August l’auteur passait habituellement ses vacances d’été. Ceci jusqu’à ce qu’il écrive un roman au sujet de l’île et où l’identité des habitants était si peu travestie qu’il ne fut plus le bienvenu comme hôte d’été [100]. Il est assez facile de se gausser des idées, actions et conclusions des chercheurs actifs il y a 100 ans, fussent-ils dans le courant dominant ou à la marge de la science à proprement parler. Cependant il est beaucoup plus difficile de se mettre dans l’état d’esprit d’une époque donnée et de voir la réalité avec les yeux de ces hommes et de ces femmes. J’espère ne pas agir comme dans le premier cas et je n’ai pas l’ambition ou la connaissance pour me comporter selon le second. Je veux juste noter que le grand fossé culturel (comme suggéré par C.P. Snow en 1959) [101] n’avait pas encore été ouvert, et qu’une attitude radicalement rationnelle et matérialiste vis-à-vis de la science ne s’était pas encore développée comme modèle pour les scientifiques. Et même si elles étaient plutôt insignifiantes pour la chimie, les expériences scientifiques de Strindberg furent importantes pour son développement littéraire. Le futur prix Nobel de chimie, Theodor Svedberg, écrivait en 1918 que : « ses études scientifiques ont indubitablement fertilisé son écriture à un haut degré, l’enrichissant d’images neuves et fraîches, et de manière insolite lui avaient permis un contact intime avec le monde qui l’entourait [102] ». Strindberg était apparemment compétent en matière de techniques. Le chimiste et historien de la chimie George B. Kauffman a essayé de reproduire les expériences de Strindberg dans les années 1980, allant jusqu’à résider pour un long moment dans le dernier appartement d’August, la « Tour bleue », au centre de Stockholm. En suivant les instructions de Strindberg dans des publications comme L’Hyperchimie, il obtint les oxydes et hydroxydes de fer qui étaient manifestement les produits résiduels de la « synthèse de l’or ». Il en conclut que les produits synthétisés pouvaient seulement avoir 133
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persuadé « quelqu’un d’aussi imaginatif et pré-convaincu » que Strindberg. Mais quand il eut jeté un œil au produit réel – les échantillons d’époque de Strindberg sont conservés à la bibliothèque royale à Stockholm et à la bibliothèque de l’université de Lund – il fut obligé de concéder : « les échantillons ressemblent beaucoup plus à de l’or que ceux que j’ai moi-même préparés [102] ». Que ce soient des oxydes et hydroxydes de fer avait été établi dès le début, car Strindberg avait donné ses échantillons à des chimistes indépendants pour confirmation (une formalité selon lui). Les résultats l’avaient tant contrarié qu’il accusa publiquement, dans un article paru dans un quotidien suédois ayant pignon sur rue, l’ingénieur Johan Landin d’avoir fait une erreur d’analyse. L’hôtel Orfila n’existe plus mais une plaque sur le bâtiment commémore la résidence de six mois de Strindberg à cet endroit ainsi que le roman Inferno qui résulta finalement de ce séjour. Dans ce livre, il remercie Orfila comme son maître, se référant à son livre de chimie de 1817 mis sur son chemin par les « Puissances », annonciateur des printemps et été 1896. Pour les vieux professeurs poussiéreux d’Uppsala, Strindberg n’était pas complètement à côté de la plaque. Son contemporain, Svante Arrhenius, réussit tout juste à obtenir son doctorat de la plus vieille université de Suède – les vieux professeurs décidant qu’il n’avait clairement pas le niveau pour une si illustre institution – et dut finalement descendre à un niveau académique inférieur en rejoignant l’université de Stockholm nouvellement constituée. À partir de là, il allait commencer à stupéfier la communauté mondiale des chimistes en montrant, entre autres choses, que les ions lithium nageaient en fait partout livrés à eux-mêmes (ou plutôt comme nous l’avons vu, avec un pardessus de molécules d’eau), et pas comme de simples molécules de Li2CO3. Ainsi dans un certain sens, August obtint une revanche par procuration sur les vieux professeurs quand Arrhenius fut récompensé du prix Nobel de chimie en 1903. 134
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August fut-il le dernier alchimiste à Paris ? Probablement non. Comme part de l’ésotérique et de l’occulte, l’alchimie continue de prospérer de manière autonome, quoiqu’on puisse suspecter que, avec les apprentis chimistes et les fabricants de drogues et de bombes, se procurer le matériel de départ est probablement plus difficile aujourd’hui qu’il y a 100 ans. Mais il fut sans doute le dernier alchimiste célèbre, sans compter ceux de J.K. Rowling bien sûr, dont Nicolas Flamel mourant dans les dernières pages du premier livre d’Harry Potter en 1997. Flamel qui possédait une maison toujours existante au 51 rue Montmorency, à un jet de pierre du centre d’Art moderne Georges Pompidou en plein cœur de Paris, avait acquis une réputation posthume pour avoir fabriqué la pierre philosophale, mais il ne fait pas d’ombre à Strindberg : Flamel est mort en 1418. Dans une note surnaturelle, je pourrais ajouter que je me suis laissé dire que le fantôme d’August peut être vu et entendu à l’hôtel Chevillon, à Grez-sur-Loing, au sud-est de Paris –bien qu’il mourut dans sa résidence de Stockholm, la Tour bleue, à l’âge de 63 ans en 1912. Dans le prochain chapitre, nous reviendrons sur les problèmes mentaux que l’on peut soigner, plutôt sans ambiguïté, à l’aide d’une chimie très simple. Pour cela nous allons vers l’élément qui donne la masse atomique de l’or, 197, si vous le combinez avec l’élément nommé en honneur de la France, le gallium.
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13 Passez-moi l’expression : le capitaine Haddock et les souffrances des Savoyards Dans ce chapitre, nous remontons les vallées reculées des Alpes européennes, nous apprenons ce qui y manque, et nous en savons plus sur les bénéfices du commerce, et sur une liaison chimique dont votre professeur de chimie ne vous a sans doute pas parlé mais qui élève nos esprits audessus du niveau de la mer. Passer du temps dans les Alpes européennes signifie, surtout à la saison touristique, être constamment confronté à l’héroïsme et à la souffrance évoqués par ces magnifiques paysages. Dans leurs vitrines, les librairies de Grenoble présentent tous les exploits et aventures des alpinistes vivants ou prématurément décédés, et à la radio il ne faut pas attendre longtemps pour des nouvelles sur les premières victimes de l’année sur les pentes du mont Blanc qui, avec ses 15 782 pieds (4 810 mètres), est le plus haut sommet d’Europe. Mais ce paysage est en fait cruel d’une manière plus sinistre et dissimulée, invisible à l’œil nu. Ce n’est qu’après certaines expériences 137
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sur des algues collectées sur les plages de Normandie qu’on a pu commencer à comprendre et s’occuper de la cause des visions d’horreur et des rencontres faites par le pionnier suisse de l’alpinisme HoraceBénédict de Saussure dans un petit village reculé près d’Aoste dans le Piémont, sis dans l’actuelle Italie. Saussure, jeune professeur à l’université de Genève, sortait pour une de ses nombreuses randonnées dans les Alpes de l’ouest, appartenant actuellement à la Suisse, l’Italie et la France, mais qui étaient largement à l’époque sous juridiction du royaume de Sardaigne. En ce jour d’été de 1768 il tomba sur un petit village et voulut naturellement savoir où il était. Donc il interrogea la première personne qu’il croisa sur son chemin dans le village, mais n’obtint pas de réponse. Une personne peut avoir un problème de langage, ou une méfiance profonde vis-à-vis d’étrangers suspects (pénétrer dans le petit bistro d’un village perdu et constater que tout le monde à l’intérieur devient complètement silencieux ne signifie pas qu’ils ont tous simultanément développé des problèmes d’élocution). Cependant, comme il allait plus profondément dans le village et n’obtint guère plus que des grognements inarticulés de la part de la seconde puis de la troisième personne, il commença à suspecter que quelque chose ne tournait pas rond. Près du centre du village, il vit un nombre inquiétant d’hommes et de femmes avec d’énormes goitres, les lèvres épaisses, la bouche en permanence à demi ouverte et le regard vide, et il fut terrifié. Comme il le rappelle dans le second volume de la première description sérieuse de cette région, Voyages dans les Alpes, « c’était comme si un esprit malin avait transformé chaque habitant en animal stupide, ne laissant que la forme humaine pour montrer qu’ils avaient été des hommes autrefois ». Il partit triste et effrayé, gardant cette image à jamais gravée sur sa rétine [103]. Bien qu’on puisse rencontrer des gens avec les mêmes symptômes partout à travers l’Europe, avec une surreprésentation dans certaines régions généralement relativement isolées (le goitre était aussi connu sous le nom de « cou de Derbyshire »), on ne pouvait rien rencontrer 138
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ailleurs qui ressemblât à ce qu’avait vu Saussure. Mais dans les Alpes, ce n’était pas exceptionnel. L’étendue du problème fut finalement évaluée et retranscrite dans un rapport remis au roi de Sardaigne en 1848, et en Suisse il fut établi que dans certaines régions, jusqu’à 90 % de la population présentait des symptômes physiques, et que 2 % souffraient de retards mentaux sévères. Les gens que rencontrèrent Saussure et d’autres – les touristes devenaient de plus en plus nombreux dans cette région au cours du XIXe siècle47 – n’étaient rien d’autres que les « crétins » rendus célèbres dans les livres de Tintin par l’auteur et dessinateur belge Georges Remi (Hergé). Traduire les imprécations élaborées du compagnon de Tintin, le capitaine Haddock, dans les langues plus délicates qu’étaient le suédois ou l’anglais dans les années 1950 et 1960 posait manifestement quelques problèmes. Ainsi, « Bougre d’extrait de crétin des Alpes » pouvait s’être quelque peu transformé en quelque chose d’assez différent, mais « crétin des Alpes » ou « crétin de Savoie » est exactement la manière dont ces gens étaient connus à cette époque – « les idiots de la Savoie ». Le traitement de ces deux conditions, les sévères désordres mentaux qui furent connus sous le nom de « crétinisme », quoique que ce terme ne soit plus acceptable, et les signes visuels révélateurs du goitre, était une quête qui avait engagé le corps médical dès que les pathologies avaient été connues, ce qui semble être le cas depuis environ 3 000 avant Jésus-Christ. Un « crétin » était décrit dans l’Encyclopédie de Diderot comme un « imbécile sourd et muet, avec un goitre pendant sur sa poitrine » souvent trouvé parmi les populations de l’actuelle Suisse, du sud de la France et du nord de l’Italie [104].
47. Mary et William Wordsworth (mentionnés en passant au chapitre 9) visitaient cette région en 1820, et Mary écrit dans son journal : « le Valais doit certainement être une résidence terrible – eau stagnante & malsaine, & Crétins Goitreux & personnes déformées sont fréquents – les plus jeunes enfants font peine à voir. »
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Figure 26 | Un Savoyard avec un problème de goitre, peut-être un « crétin des Alpes ». Par Dominique Vivant © Les Amis du British Museum.
Les raisons étaient mystérieuses. Les deux parents de ceux qui avaient des goitres engendraient une progéniture avec les mêmes symptômes, il y avait donc clairement un facteur héréditaire, mais pour le reste, les spéculations allaient bon train. Peut-être cela venaitil de la direction des vents dominants dans ces vallées reculées ? Le « foehn » était un vent qui pouvait rendre temporairement fou même la population d’Autriche, c’est bien connu, donc qui sait quelle bourrasque du diable pourrait souffler dans ces coins perdus ? L’absence de vents dans certaines vallées résultant en un air vicié était mise en avant comme théorie alternative, et le manque permanent de lumière 140
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solaire sur certains versants pendant les mois les plus sombres de l’année était aussi évoqué comme explication. Traditionnellement, le goitre avait été traité avec des cendres d’éponges de mer, et en 1811 Bernard Courtois, un Parisien gérant d’une poudrière, découvrit l’iode, un nouvel élément, dans des cendres d’algues utilisées dans sa fabrique de nitrate de potassium. Cela fut une révélation divine pour Jean-François Coindet, élevé à Édimbourg et médecin à Genève, ou peut-être devrait-on parler de déduction logique. En 1819, il suggéra que les éponges de mer contenaient aussi de l’iode, et que l’ingestion d’iode pouvait soigner le goitre [105]. De numéro atomique 53, et placé sous le brome, dans le tableau périodique encore à naître, l’iode fascinait les chimistes. Les cristaux étaient violet foncé avec un reflet métallique marqué, bien que ce ne soit pas un métal. L’air à l’intérieur d’un bocal de verre développait rapidement une faible couleur pourpre, et quelques-uns des cristaux se transféraient du fond du bocal à la face interne du couvercle semble-t-il sans effort, un procédé connu sous le nom de sublimation. De nombreuses choses étaient encore inconnues sur l’iode et sa chimie en 1819 – par exemple ses relations avec ses voisins du dessus, le brome (découvert plus tard en 1826) et le chlore (découvert en 1774), mais Coindet l’essaya néanmoins sur ses patients. Avec trop de succès comme il s’avéra ensuite, ses confrères médecins adoptant le remède pour des maladies complètement différentes. Tant et si bien que les citoyens de Genève soucieux de leur santé firent une overdose d’iode au point que l’empoisonnement à l’iode devint un problème [106]. Comment marche l’iode ? À cette époque, la notion d’élémenttrace dans le corps – très faibles concentrations de différents éléments (par exemple cuivre, sélénium, manganèse) requis pour le fonctionnement correct d’enzymes ou autres systèmes moléculaires – était probablement étrangère, et les analyses de nutriments dans les aliments n’étaient pas possibles car l’identité d’une large partie d’entre eux était encore inconnue. Néanmoins, au milieu du XIXe siècle, le botaniste et 141
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médecin parisien Gaspard Adolphe Chatin analysa le contenu en iode d’échantillons de plantes, sols et eaux collectés pendant ses vacances dans différentes régions de France et d’Europe [107]. En estimant l’ingestion quotidienne de différents aliments, il calcula qu’un parisien moyen boulottait environ 5-10 microgrammes d’iode par jour, c’est-à-dire 5-10 millionièmes de grammes, tandis qu’un citoyen de Londres ou Turin n’en trouvait que 1 à 2 microgrammes dans sa nourriture et que les paysans des vallées alpines devaient faire avec moins de 0,5 microgramme [108]. Il mit dûment en avant une théorie sur l’importance de l’iode pour éviter goitre et crétinisme, mais avec peu d’impact. Chatin dut attendre jusqu’à 1896, cinq ans avant sa mort, avant que le chimiste allemand Eugen Baumann montre finalement que la glande thyroïde – la glande qui est située dans la partie inférieure du cou et qui gonfle dramatiquement chez les personnes atteintes de goitre – contient de l’iode. Cela ouvrit la voie à la possibilité de soin et de prévention à une large échelle, et même plus dès que les secrets moléculaires de la glande thyroïde furent percés sous la forme de deux produits chimiques simplement connus comme T3 et T4, triiodothyronine et thyroxine, avec respectivement trois et quatre atomes d’iode attachés sur leurs différentes structures organiques. Ce sont d’ailleurs de très étranges molécules, qui peuvent être mieux perçues en utilisant les représentations formelles de la figure 27, et en essayant d’imaginer leurs tailles et les atomes qu’elles contiennent. Comme on ajoute des protons et des neutrons aux noyaux atomiques pour aller des éléments les plus légers de faible numéro atomique aux atomes les plus lourds, les noyaux bien sûr grossissent en taille, mais seulement marginalement, car l’essentiel de l’espace d’un atome est occupé par les électrons filant à toute allure autour. Quand le nombre de protons s’accroît, la charge du noyau grandit, et ainsi la force tirant les électrons vers le noyau grandit aussi. Cela signifie que les atomes ont une tendance à devenir plus petit quand leur numéro atomique grandit. D’un autre côté, le nombre d’électrons peut aussi s’accroître, 142
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et comme ces particules élémentaires négativement chargées sont attirées plus près du noyau, elles commencent à se repousser l’une l’autre, faisant paraître les atomes plus gros en taille.
Figure 27 | Les hormones thyroïdiennes triiodothyronine et thyroxine, aussi connues sous le nom de T3 et T4 à cause du nombre d’atomes d’iode attachés à leur squelette organique. La liaison qui apparaît en gras pour le groupe NH3+ signifie que cette liaison pointe vers vous, hors du plan.
Quelle force vaincra ? C’est facile à deviner si on regarde le tableau périodique : en parcourant les rangées de gauche vers la droite, l’attraction gagne et les atomes deviennent un peu plus petits, en descendant les colonnes la répulsion gagne, de telle manière que suivant chaque gaz noble (la colonne des éléments complètement à droite), les électrons tendent à être ajoutés aux orbitales ou aux couches en dehors du cœur électronique de l’atome de gaz noble et ne ressentiront pas beaucoup la charge nucléaire additionnelle. Ceci étant dit, la chimie ne serait pas ce qu’elle est s’il n’y avait pas d’exceptions à cette règle, mais ceci est une autre histoire. Nous en savons assez pour réaliser qu’en ayant descendu l’échelle des halogènes 143
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du fluor (F) au chlore (Cl) et au brome (Br), quand nous arrivons à l’iode, nous avons un atome d’une taille assez différente de celle d’un atome de carbone. Regardez la représentation de la figure 28 et vous verrez comment les atomes d’iode, qui sont dessinés avec la même épaisseur de ligne que les autres, dominent maintenant l’image. Mais la taille n’est pas tout. En fait, les substituants iode comme on les appelle – parce qu’on voit qu’ils ont remplacé un atome d’hydrogène sur le cycle hexagonal à six carbones – ne sont pas jolis et ronds avec des électrons flottant uniformément autour du noyau ; ils ressemblent plutôt à des olives farcies avec la liaison carbone-iode directement insérée dans la farce rougeâtre. La surface de l’olive verte a attiré un surplus d’électrons et se retrouve négativement chargée, tandis que la région de la farce a été privée d’électrons. Ainsi le noyau positif la transperce, donnant à cette partie une charge positive.
Figure 28 | Ici nous avons essayé de représenter la vraie taille des atomes dans l’hormone thyroïdienne thyroxine, T4, en les dessinant comme des sphères de différentes tailles. Notez comment les gros atomes noirs d’iode dominent l’image bien qu’ils ne représentent que 9 % du nombre total d’atomes de la molécule (tous les autres atomes sont en gris clair).
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Cela signifie qu’un atome, généralement un oxygène avec une paire d’électrons dépassant vers l’extérieur – et c’est ce qu’ils ont tendance à faire dans les acides aminés qui forment nos protéines – peut venir chercher les molécules T3 et T4 en pointant les électrons pour adhérer à la farce positive rouge et former une liaison chimique faible. C’est ainsi que les hormones thyroïdiennes remplissent leurs importantes missions dans le corps : en faisant passer un message alentour, pas seulement en régulant le développement et la croissance neural et sexuel, et aussi en contrôlant les voies chimiques par lesquelles les aliments sont dégradés, l’énergie extraite, et la chaleur produite. De manière évidente, une glande thyroïde parfaitement fonctionnelle est de la plus grande importance pour notre bien-être, et on peut avoir toutes sortes de problèmes et de symptômes liés à la thyroïde. Cependant, continuons pour le moment sur ce qui était, au tout début du XXe siècle, correctement identifié comme une déficience plutôt que comme une maladie – le goitre et le « crétinisme ». En Suisse, tous les sels destinés à la consommation humaine ont été iodés depuis 1922, mais d’autres gouvernements furent plus circonspects. En France, l’Académie des sciences avait alerté contre le surdosage en iode dans les années 1860, et c’est seulement en 1952 que l’autorisation de complémenter le sel de table en iodure de potassium (KI) fut donnée. Les problèmes dans les départements alpins semblaient néanmoins disparaître d’eux-mêmes, la main invisible de l’économie de marché distribuant l’iode sous forme d’articles d’épicerie venant de régions avec de meilleurs sols, et surtout le poisson et les fruits de mer qui ont normalement une haute teneur en iode. Nous avons maintenant facilement accès aux villages et aux anciens alpages dans les Alpes pour aller skier ou faire de la randonnée, il est donc facile d’oublier qu’au XIXe siècle, tout à côté de grands et anciens centres urbains comme Grenoble, il y avait des zones peuplées qui ne pouvaient être rejointes que par d’étroits chemins muletiers passant par des cols dangereux, et ceci seulement en été, alors que dans le reste du pays les connexions rapides par voies ferroviaires se développaient 145
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rapidement. Les projets d’ingénierie civile qui ont largement contribué à résoudre les conditions sanitaires des grandes villes, en laissant les déchets et les eaux usées s’écouler dans des tunnels d’égout modernes, ont aussi permis à l’iode de parvenir dans les régions montagneuses reculées par des routes pratiquées dans la roche à l’aide de nouveaux explosifs relativement sûrs. Pourquoi cette précieuse ressource est-elle si mal répartie sur Terre ? Les pluies et les crues dans les Alpes ont lentement érodé les sols de leur contenu en iode car les simples sels de sodium (NaI) ou de potassium (KI) sont très solubles dans l’eau. La même chose peut arriver dans des régions côtières particulièrement touchées par les pluies comme le Bangladesh, mais de manière générale toutes les régions montagneuses du globe sont les plus touchées. Et je dis « sont » parce que de manière incroyable c’est encore un problème, malgré tout ce que nous connaissons et malgré la simplicité de la solution. Le nombre de personnes dans le monde encore affectées ou avec un risque de déficience en iode de nos jours a été estimé entre 800 et 2 200 millions, et il y a quelques années le New York Times était barré d’un gros titre proclamant : « In Raising the World’s I.Q., the Secret’s in the Salt »48. L’article raconte les efforts ayant conduit avec succès à l’augmentation de la consommation de sels iodés dans l’ancienne république soviétique du Kazakhstan, avec l’aide de l’ancien champion du monde d’échecs Anatoli Karpov, depuis longtemps engagé dans une croisade contre la déficience en iode en tant qu’ambassadeur de l’UNICEF [109]. Ces efforts se poursuivent dans le monde, souvent sous l’égide du « Conseil international pour la lutte contre les troubles dus à la carence en iode » (The International Council for the Control of Iodine Deficiency Disorders (ICCIDD)) et de l’Organisation mondiale de la santé, et avec l’aide en partenariat du Réseau élimination durable des 48. Une traduction possible serait « Rehausser le QI du monde : le secret est dans le sel » (note du traducteur).
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troubles dus à la carence en iode (Network for Sustained Elimination of Iodine Deficiency)49. Le succès est mitigé : dans les années 1980, seulement 20 % de la population pouvait cuisiner avec du sel iodé, le chiffre est actuellement de 70 % [110]. Mais nous sommes à la moitié du chemin, et le sel iodé est le moyen le moins cher et le plus facile pour combattre ce type de dommages cérébraux chez les enfants. Il faut savoir qu’on estime à 18 millions le nombre de bébés naissant avec des troubles mentaux chaque année parce que l’alimentation de leur mère est déficiente en iode et en fer, un autre problème global de micronutriment. En ce qui concerne les besoins réels en iode, il faut noter que Gaspard Chatin avait probablement sous-estimé la dose journalière pour un Parisien de 1860, sinon ils auraient aussi eu de graves problèmes d’iode. La dose quotidienne recommandée est de
49. 1960, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) présente la première étude exhaustive sur le goitre à l’échelle mondiale. 1983, le concept de désordres liés à la déficience en iode (DDI) est introduit en insistant sur les effets de la déficience en iode sur les fonctions cérébrales. 1985, avec le soutien de l’UNICEF, de l’OMS et du gouvernement australien, le Conseil international pour la lutte contre les troubles dus à la carence en iode (ou The International Council for Control of Iodine Deficiency Disorders, ICCIDD) est créé avec comme mission de combler le fossé entre les connaissances et leurs applications. 1990, le sommet mondial des Nations unies pour l’enfance adopte un plan qui prévoit l’élimination virtuelle des DDI en 2000. 2001, le Réseau élimination durable des troubles dus à la carence en iode (ou Network for Sustained Elimination of Iodine Deficiency) est fondé à Paris à la suite de la création l’année précédente du Réseau global d’élimination durable des DDI et de la réunion Salt2000 rassemblant les industriels majeurs du commerce du sel qui soutiennent l’élimination de DDI et l’iodation universelle du sel (Universal Salt Iodization, USI). 2008, l’iodation du sel est considérée par le consensus de Copenhague comme un effort économique majeur dans le développement international. 2012, le consensus de Copenhague confirme cette stratégie. Le ICCIDD et le Network for Sustained Elimination of Iodine Deficiency se rassemblent pour créer une nouvelle alliance se voulant plus puissante et nommée ICCIDD Global Network. 2014, le ICCIDD Global Network devient le Iodine Global Network. Sa mission est de faire autorité en matière d’alimentation en iode (note du traducteur, source : http://www.ign.org/).
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100-200 microgrammes, et même plus pour les femmes enceintes ou allaitantes, à comparer avec l’estimation de Chatin de 10 microgrammes par jour. Finalement, alors qu’Horace de Saussure fut un des premiers à mettre en avant les problèmes de crétinisme et de goitre dans les Alpes, il a aussi été le premier à promouvoir l’ascension du mont Blanc, faisant part d’une récompense au premier à atteindre le sommet en 1760. Lui-même fut le troisième homme sur le toit de l’Europe en 1786, un an après Jacques Balmat et Michel-Gabriel Paccard. L’identité de la première femme à conquérir ce sommet semble relevée d’une histoire un peu complexe, les protagonistes étant Marie Paradis et Henriette d’Angeville, réussissant l’ascension respectivement en 1808 et 1838.
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14 Deux brillantes carrières Dans le chapitre 14, nous explorons une connexion entre le meurtre et la montagne, dans une histoire où le concept chimique de solubilité est utilisé pour résoudre un crime, et pour fabriquer des pilules efficaces pour l’industrie pharmaceutique. Au moment de publier, cela fait plus de cinquante ans que Bob Dylan a répondu à de nombreuses et énigmatiques questions d’une phrase ambiguë : « the answer is blowin’ in the wind » sur la face A du disque The freewheelin’ Bob Dylan. Mais à celle-ci, « Combien de temps une montagne peut exister avant d’être engloutie dans la mer » (How many years can a mountain exist before it’s washed to the sea), nous pouvons au moins essayer de répondre, car une partie de la solution réside dans une des plus fameuses règles empiriques qu’apprend un débutant en chimie : les ions métalliques positivement chargés, combinés avec des oxydes (O2-), sulfures (S2-), phosphates (PO43-), silicates (SiO42-), et des carbonates (CO32-) sont insolubles dans l’eau, tandis qu’ils sont solubles quand ils sont 149
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combinés avec des nitrates (NO3-), chlorures (Cl-) et des bromures (Br-)50. En termes de trucs que vous pouvez avoir dans votre cuisine cela signifie que si vous mettez une cuiller de sel de table (NaCl) dans de l’eau, celui-ci « disparaît » d’autant plus vite que vous remuez ou chauffez, et que l’eau ne change absolument pas d’aspect. Pour les trucs insolubles, on ira vers les coins un peu plus chers de votre placard pour inspecter l’argenterie ou les cuivres. Quand ce genre de choses était utilisé à la maison, ma mère avait l’habitude de me demander de les faire briller avec une cire pour argent ou cuivre, car les oxydes et sulfures ternissant les surfaces métalliques ne partaient pas par un simple lavage à l’eau – ils sont totalement insolubles. Un exercice aussi utile qu’ennuyeux, et aussi proche que possible de la chimie pour un gamin. Ce qui ne vous est pas dit normalement dans les livres de chimie cependant, ce sont les immenses conséquences de ces règles, visibles tout autour de la planète. Pourquoi les montagnes sont-elles constituées de rocs d’oxydes, de sulfures, de silicates, de carbonates ? Parce qu’ils ont insolubles ! N’importe quelle montagne faite de chlorure de sodium aurait été engloutie par la mer (washed to the sea) il y a des milliers d’années, et le NaCl n’est extrait que de lieux nommés sel gemme et trouvés soit en sous-sol soit dans des régions où le climat est très sec51. Ceci nous amène au héros et à l’héroïne de ce chapitre. Pour autant que je sache, Agatha Christie (1890-1976) et Herbert Dow 50. Normalement la liste complète se déroule de cette façon : oxydes, hydroxydes, sulfites, sulfures, phosphates, et carbonates sont insolubles ; nitrates, acétates, et sulfates sont solubles. Dans le monde réel, il y a bien sûr de nombreuses exceptions à ces règles. 51. D’importants dépôts sont également retrouvés, parfois de manière inattendue, sous l’eau : par exemple au fond de la mer Méditerranée – preuve que ces mers ou lacs ont été secs un jour. Pourquoi ne se dissolvent-ils pas ? Une solution saturée en sel est très dense et s’accumulera au fond, se mélangeant difficilement avec l’eau environnante de l’océan, protégeant ainsi la couche de sel de la dissolution.
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(1866-1930) ne se sont jamais rencontrés, mais tous deux doivent une partie de leurs brillantes carrières au même élément, le brome, qui a comme adresse sur le tableau périodique : numéro atomique 35, groupe 17, période 4, symbole Br, le voisin du dessous du chlore. L’ion bromure (Br-) est la seule forme (ou plutôt état d’oxydation) dans laquelle se trouve cet élément dans la nature. Les règles de solubilité nous disent que trouver des minerais de brome ne sera vraisemblablement pas couronné de succès. Des composés comme NaBr sont très solubles dans l’eau et le brome est également un élément lourd. Ceux-ci sont, en règle générale mais avec de nombreuses exceptions, moins communs que les éléments légers. Cependant la similitude de propriétés entre les éléments de même groupe (colonne) signifie que où vous trouverez du chlore, vous pouvez aussi espérer trouver du brome, mais en plus faible concentration. D’ailleurs, dans l’eau de mer on trouve 666 ions chlorure pour chaque ion bromure (ce nombre paraît sinistre mais je suis sûr qu’il s’agit d’une coïncidence et non d’un message d’une plus haute autorité). Herbert Dow, chimiste et inventeur avec un sens avisé des affaires, imagina un protocole astucieux pour extraire le brome de la saumure (eau salée concentrée) pompée d’un immense lac souterrain à Midland, Michigan, États-Unis – un projet qu’il avait déjà entamé en tant qu’étudiant de l’institution aujourd’hui connue sous le nom de Case Western Reserve University. En ce temps-là, la production de brome était un développement nouveau. Cet élément découvert relativement récemment était disponible en grande quantité depuis seulement environ trente ans. La demande de brome était forte pour d’une part le commerce nouveau de la photographie, un des matériaux de départ pour faire des composés sensibles à la lumière est le bromure d’argent (AgBr), et d’autre part, peut-être de manière plus surprenante, pour le marché en pleine expansion des « médicaments sans ordonnance ». 151
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Dans un monde où les choses nouvelles étaient des bonnes choses, du moment que cela n’interférait pas avec l’ordre social établi, une attitude aventureuse vis-à-vis des composés nouvellement préparés prévalait. Des applications pouvaient être trouvées et rapidement mises sur le marché. L’obstétricien de la reine Victoria, Sir Charles Locock, suggérait le bromure comme traitement de l’épilepsie, et bien qu’inefficace selon les standards actuels, le bromure de potassium (KBr) était le premier moyen des médecins pour contrôler cette maladie chronique. Il avait été rapidement compris que le bromure avait des effets sédatifs en général, et il était utilisé par des médecins novateurs comme Jean-Martin Charcot à l’hôpital de la Salpêtrière à Paris (un immense complexe toujours existant près de la gare d’Austerlitz). Un de ses patients était un livreur parisien sujet à de bizarres, récurrentes et parfois longues périodes de perte de conscience qui le faisait interagir avec des inconnus et tourner en rond dans la ville, ou même prendre un train pour une ville de la côte aussi éloignée que Brest. D’après les notes de Charcot, il fut semble-til partiellement soulagé par des thérapies répétées à base de bromure, ayant de longues périodes de rémission et seulement quelques rechutes mineures tant qu’il était sous traitement. Cependant le bromure semblait plutôt soulager les symptômes sans guérir véritablement, et ainsi moins d’un an après son dernier traitement, l’homme s’éloigna et plus personne n’entendit parler de lui [111]. Ce succès partiel de Charcot, et aussi d’autres histoires, combiné au manque crucial d’outils thérapeutiques convenables pour les médecins dans les années 1890, conduisirent à des sur-prescriptions presque hystériques de KBr et NaBr par les docteurs. Apparemment quelques hôpitaux spécialisés utilisaient des tonnes de ces substances chaque année [112], cela signifiant un marché prospère pour l’industrie pharmaceutique (qui en était à ses débuts) comme celle du Dr Miles. (Le patient de Charcot en était à 7 g par jour pour ses 152
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plus hautes doses, on ne parle pas des 0,2 g d’ingrédient actif d’un comprimé d’ibuprofène.) Ceci n’avait probablement pas perturbé le sommeil d’Herbert Dow qui n’avait vraisemblablement pas besoin d’utiliser les préparations de Nervin du Dr Miles, fabriquées à Elkhart dans l’Indiana voisin, car la compagnie chimique Dow se portait à merveille [113]. Une supposition raisonnable est que les sels de bromure utilisés par le Dr Franklin Miles – le premier produit de ce qui allait devenir les laboratoires Miles, compagnie pharmaceutique américaine réputée – furent achetés à la société de M. Dow.
Figure 29 | Publicité pour la Nervine du Dr Miles, une préparation à base de sels de bromure comme NaBr. Extrait du Dr. Miles New Jokebook, 1933. Traduction de l’image. Titre : Des nerfs solides. Dame de gauche : Allô ! Mary, à quelle heure – Dis-moi, qu’est-ce que c’est que tout ce bruit. Comment fais-tu pour supporter ça ? Dame de droite : Oh ! Ce sont les enfants qui jouent – Depuis que je prends de la Nervine, rien ne me dérange. Encart : Quand vous êtes en manque de repos, de sommeil ou nerveux, essayez la Nervine du Dr Miles. Remboursé en cas d’échec à vous soigner. Disponible dans votre drugstore. Petit paquet, 25 cents. Grand paquet, 1 $. Bas de page : Nervine du Dr Miles, sirop ou comprimés effervescents.
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Une réussite plus remarquable pour Dow fut sa confrontation avec la puissante Deutsche Bromkonvention, un cartel de sociétés allemandes qui avait le monopole quasi total du commerce du brome. Les Allemands inondaient les États-Unis avec du bromure bon marché pour couper l’herbe sous le pied de Dow quand il essaya de s’aventurer sur les marchés anglais ou japonais. Cependant Dow avait assez de puissance financière pour acheter clandestinement tout le brome allemand des États-Unis et pour le réexporter vers l’Europe, y compris en Allemagne, et finalement renverser le puissant cartel [113]. Quelqu’un qui apparemment souffrait de problèmes de sommeil était Mme Inglethorp, dirigeante tyrannique de Styles Court, domaine dont la veuve avait hérité et qui provoquait la convoitise de nombreux parents éloignés. Cette insomnie est utilisée comme excuse par l’ancienne étudiante en pharmacie Agatha Christie pour mettre une solution de Nervine du Dr Miles, ou toute autre concoction similaire de brome, sur la coiffeuse de la chambre de Mme Inglethorp, commodément à portée de main pour son meurtre. Si vous n’avez pas lu La Mystérieuse Affaire de Styles, le premier roman d’Agatha Christie publié en 1920 [114], ne vous inquiétez pas et continuez à lire. Je ne vais pas dévoiler l’intrigue – seulement vous dire comment le meurtre a été commis. Peut-être êtes-vous plus malin que moi, et que cette information vous aidera à identifier le meurtrier avant Hercule Poirot, son fameux détective belge, qui invite de manière classique les principaux protagonistes à une « petite réunion dans le salon ». Dans ce cas je vous prie de m’excuser, mais je confesse volontiers avoir des doutes à ce sujet car le roman contient suffisamment de fausses pistes pour égarer plusieurs brigades de la police criminelle. Beaucoup de ces pistes concernent la strychnine, une substance à laquelle tout le monde semble avoir accès dans le roman. Il s’avère que la dose fatale venait d’une bouteille de la propre chambre à coucher de Mme Inglethorp, et qu’en plus d’une prescription d’ions bromure 154
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calmants, elle avait aussi une prescription pour de la strychnine, un stimulant du système nerveux central à faible dose52. Une petite gorgée à la flasque chaque nuit sera totalement inoffensive, mais cul sec et ce sera fatal. Le meurtrier a conçu un plan ingénieux pour amener la richissime veuve à faire justement cela – prendre la dose létale d’un coup de son propre gré. Bien sûr ce plan est relié à la solubilité, et d’ailleurs la solubilité est le problème classique des médicaments – les composés pharmacologiquement actifs. Même si les pharmaciens n’utilisent plus de strychnine aujourd’hui, c’est un bon exemple. Comme beaucoup de substances extrêmement toxiques, la strychnine est une substance naturelle qui peut être extraite des graines de l’arbre à strychnine (Strychnos nux-vomica), originaire d’Inde [115]. Une fois extraite, elle est cependant inutilisable pour préparer un « tonic » car cette molécule qui aime le gras est complètement insoluble dans l’eau, une caractéristique qu’elle partage avec un bon nombre d’autres composés médicamenteux actifs. Regardez la figure 30 et vous verrez que les liaisons carbonehydrogène et carbone-carbone dominent la structure de la strychnine. Ces liaisons sont toutes faites d’un partage uniforme des paires d’électrons entre les atomes. C’est très différent de la situation rencontrée dans la molécule de l’eau, où un atome d’oxygène avide garde les deux électrons qu’il échange formellement avec chacun des deux hydrogènes les plus proches, rendant ces atomes distinctivement négatifs et donnant aux atomes d’hydrogène une charge positive. L’eau est appelée molécule polaire car elle a deux extrémités avec des charges fortes et distinctement positionnées, et la strychnine est appelée molécule non polaire parce qu’aucun centre chargé n’apparaît dans sa structure. 52. N’est plus en usage, mais comme le dit un livre moderne de pharmacologie, l’idée était probablement : « c’est si mauvais au goût que ça doit sûrement faire du bien aux patients ». Pharmacology for Health Professionals, Bronwen Bryant and Kathleen Knights, Mosby, 2006.
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Une autre règle générale qu’apprend un chimiste débutant est : « qui se ressemble se dissout » (like dissolves like), une règle qu’il ou elle aura déjà tiré de sa cuisine. Le sel de table a une structure très polaire et se dissout sous forme de cations sodium (Na+) et d’anions chlorures (Cl-), qui tous deux aiment s’éclabousser et jouer avec les molécules polaires de l’eau. D’un autre côté, beaucoup de molécules odorantes sont liposolubles et se dissolvent très mal dans l’eau. C’est pourquoi un peu de crème ou d’huile améliore le goût de nombreux plats – ces merveilleuses molécules sont dissoutes dans le gras et peuvent donc facilement être transportées vers nos organes olfactifs. Si vous êtes du genre à vous mettre à la diète, vous devriez savoir que c’est la même chose avec quelques vitamines, notamment la vitamine A – elles sont solubles dans le gras, alors les carottes d’accord, mais ce n’est pas une si mauvaise idée d’ajouter un peu de beurre ou d’huile d’olive.
Figure 30 | Gauche : la molécule de strychnine insoluble dans l’eau. Milieu : la molécule de strychnine quand elle agit comme une base et prend un proton (H+, noir) à partir de l’acide chlorhydrique (HCl) pour former le sel (strychnine-H+)(Cl-), connu sous le nom d’hydrochlorure de strychnine, qui est soluble dans l’eau [116]. Droite : représentation en traits de la strychnine.
Au niveau moléculaire, on divise grossièrement les substances entre polaires et non-polaires, et les composés non polaires ne sont pas solubles dans des solvants polaires comme l’eau. C’est un peu comme le Velcro ou le feutre comparé à une surface plane de verre. 156
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Le feutre colle au feutre mais pas au verre, et deux surfaces de verre planes et propres se collent l’une à l’autre mais pas au Velcro, la surface plane et lisse étant l’équivalent des liaisons non polaires C-H et C-C, tandis que les crochets et les boucles du Velcro correspondront aux extrémités négativement et positivement chargées d’une molécule polaire. Certains médicaments sont si non polaires et insolubles que si vous les mettez dans une pilule et qu’un patient les avale, même les conditions acides extrêmes de l’estomac ne suffiront pas à ce qu’ils passent dans la circulation sanguine avant qu’ils soient excrétés, rendant ces comprimés quasi inutiles. De gros efforts sont donc consentis pour circonvenir ce problème par l’industrie pharmaceutique qui est dingue des pilules, et une stratégie classique et couronnée de succès pour rendre polaire une molécule non polaire est de lui additionner une charge. Le moyen de faire cela avec la strychnine est d’ajouter une molécule d’acide chlorhydrique (HCl) à chaque molécule de ce poison potentiel. Et ça marche parce qu’en « haut » de la molécule, telle que je l’ai dessinée à la figure 30, il y a un azote noir qui pointe. Cette partie de la molécule est une base (par opposition à un acide), plus spécifiquement une amine de la famille de l’ammoniac (NH3), que l’on trouve dans les placards à produits d’entretien. Il y a un soupçon d’extrémité négative qui pointe de la masse non polaire de la molécule à cause d’une paire d’électrons qui sont positionnés là, dépassant de l’atome d’azote. Ce soupçon de polarité n’est pas suffisant pour rendre la strychnine soluble dans l’eau, mais en présence d’HCl, un H+ va immédiatement sauter à cette position, et tout d’un coup la strychnine qui possède maintenant une charge +1 avec un chlorure pour l’équilibrer, est prête à aller nager (tout en conservant son activité chimique). Des réactions similaires font que des drogues comme la codéine, la ciprofloxacine, et bien d’autres encore sont solubles dans l’eau. Sur la liste des ingrédients, cela apparaîtra comme « sels d’hydrochlorure de codéine », car c’est justement une réaction entre 157
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une base et un acide qui donne un sel, tout comme la réaction de HCl + NaOH donne NaCl et H2O. D’après ce qu’on vient d’apprendre, on devrait s’attendre à ce que l’hydrobromure de strychnine soit aussi soluble dans l’eau : le H+ est le même et l’ion bromure est très similaire à l’ion chlorure (par exemple, l’arrangement des ions dans le NaBr solide est exactement le même que dans NaCl). Mais on se trompe lourdement et un cristal d’hydrobromure de strychnine a une organisation ionique très différente de celle d’un cristal d’hydrochlorure de strychnine. Même si les anions et les cations aiment autant l’eau dans les deux cas, les sels hydrobromures ont des liaisons beaucoup plus fortes entre molécules (on appelle cela des liaisons intramoléculaires ou des interactions) que les hydrochlorures, et donc ils se dissoudront très mal dans l’eau. Pas parce qu’ils en ont peur, mais parce qu’ils préfèrent rester sur la plage avec les copains. En quoi est-ce que cela aide le judicieux meurtrier ? Il (ou elle) comprend que Mme Inglethorp a deux bouteilles dans sa chambre, une contenant l’hydrochlorure de strychnine et l’autre le bromure de sodium. Ajoutez le bromure à la solution de strychnine et les molécules de strychnine protonée vont bientôt être si à l’aise avec leurs potes bromures qu’elles vont glandouiller sur la plage avec eux – ou plutôt elles vont former un précipité solide au fond de la bouteille laissant le sodium et le chlorure nager dans l’eau. Comme une petite quantité de tonic à la strychnine est consommé chaque jour, maintenant pratiquement dépourvu de molécules de strychnine, le niveau du liquide va graduellement baisser jusqu’au moment fatal où la dernière dose est prise, qui contient maintenant toute la strychnine présente dans la solution initiale, qui devient donc une dose létale. Ceci était les débuts de la longue et brillante carrière d’Agatha Christie dans la fiction policière. Elle commença à écrire quand Conan Doyle était encore en train de concevoir les mystères de Sherlock Holmes, et écrivit son dernier roman trois ans après que 158
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Reginald Hill ait présenté ses fameux inspecteurs associés du Yorkshire, Dalziel et Pascoe. Elle travailla dans un dispensaire hospitalier à la fin de la Première Guerre mondiale, où elle était occupée par son premier roman quand elle ne préparait pas des médicaments ou qu’elle n’étudiait pas la chimie pour un examen de pharmacie. Après quelques « confusions » initiales avec le tableau périodique et les poids moléculaires, la chimie était quelque chose qu’elle semblait plutôt apprécier, et Christie est probablement un des rares écrivains criminels qui a réalisé un test de Marsh pour l’arsenic dans la vraie vie [117]. Dow Chemicals (qui vient de fusionner avec DuPont), dont le siège social est toujours à Midland, Michigan (41 863 habitants), est maintenant une des deux ou trois plus grandes sociétés de manufacture chimique du monde (avec BASF). Les laboratoires Miles ont été achetés par Bayer en 1979, le géant allemand de la pharmacie et de la chimie, et n’est plus une société indépendante [118]. Toutes les préparations de bromure53 comme tranquillisants ont été supprimées aux États-Unis en 1975 à cause des problèmes de santé à long terme causés par la surconsommation d’ions bromure, et des remèdes plus efficaces sont maintenant disponibles.
53. Des ions bromure sont encore présents dans quelques médicaments afin d’en améliorer la solubilité. Ils ne sont pas toxiques et on les retrouve dans la liste des ions approuvés testés systématiquement quand des formulations de nouveaux composés sont à l’essai.
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15 Guerre et produits de beauté Dans ce chapitre, nous rencontrons le premier procédé biotechnologique délibérément conçu qui n’est pas impliqué dans la conservation des aliments, nous brisons un mythe de création tenace, et nous apprenons comment faire attention aux explosifs. Dans mon enfance, les visites à Göteborg incluaient toujours un long trajet en tram (du moins cela semblait-il long à l’époque) avec ma mère, du centre-ville jusqu’aux quartiers nord-est, au-delà de la vieille usine rouge brique de roulements à bille de SKF, jusqu’au vaste cimetière Kviberg pour déposer des fleurs sur la tombe de ma grand-mère. Je ne me suis jamais aventuré pour de plus longues expéditions autour des tombes soignées et fleuries sur ces pelouses bien entretenues, mais si je l’avais fait, j’aurais peut-être découvert une partie différente, plus uniforme, du cimetière que les familles visitaient rarement : les tombes de guerre. Découvrir un cimetière militaire dans les faubourgs d’un pays qui était neutre pendant les deux dernières guerres est plutôt inattendu, et pourtant. Parmi les tombes essentiellement allemandes, américaines et britanniques, nous trouvons, dans la section Commonwealth, celle 161
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d’Arthur Cownden qui, à 17 ans, était probablement le plus jeune à être enterré là [119]. Il était garçon télégraphiste sur un contretorpilleur de la Royal Navy, et au matin du 1er juin 1916 son corps s’est échoué sur la berge, près du petit village de pêcheur de Fiskebäckskil sur la côte ouest de la Suède. Son bateau, le HMS Shark, était une des nombreuses pertes britanniques du jour précédant la bataille du Jutland – le seul affrontement entre les principales forces de la Royal Navy et la Hochseeflotte allemande pendant la Première Guerre mondiale.
Figure 31 | La tombe d’Arthur Cownden à Göteborg. Photo de l’auteur.
Par tous aspects, ce fut un terrible affrontement, avec des pertes humaines par milliers des deux côtés, et une des plus grandes batailles navales jamais livrées. La bataille du Jutland fait l’objet 162
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d’une controverse pour deux raisons : la querelle tenace entre les deux commandants britanniques, David Beatty et son supérieur John Jellicoe, et le prétendu rôle de la cordite, la poudre à canons sans fumée de la Royal Navy, dans le naufrage de nombre de ces bateaux. Nous ne sommes pas compétents en tactique navale, mais la question de la cordite est reliée à un des problèmes d’approvisionnement les moins connus de la Première Guerre, celui de l’acétone. Vous pouvez être familier avec cette molécule utilisée comme dissolvant de vernis à ongles, mais peut-être connaissez-vous aussi l’effet désastreux qu’elle a sur la surface brillante des voitures. Cela suggère une molécule qui est un très bon solvant, et c’est justement pour ça qu’elle est largement utilisée dans l’industrie pharmaceutique et celle des peintures. Ce sont toutes des applications tardives bien sûr, car peinture de carrosseries et vernis à ongles ne se sont réellement développés qu’après la Première Guerre. Quoique hautement inflammable (les bouteilles de dissolvant pour vernis à ongles devraient porter une étiquette de sécurité), cette petite molécule organique n’est pas elle-même un explosif. Vous ne risquez pas de faire exploser votre boudoir en la stockant avec vos autres produits de beauté et d’hygiène (et ce sont tous des produits chimiques même s’il est écrit « naturel » sur la bouteille). Comment savons-nous qu’il n’est pas explosif ? Eh bien, comme c’est un des produits essentiels de l’industrie chimique depuis plus de 100 ans, nous savons cela par expérience, mais il y a aussi des règles simples qui permettent à un chimiste d’avoir des idées sur leurs propriétés rien qu’en jetant un coup d’œil à la formule des molécules. En ce qui concerne les explosifs, il y a trois choses auxquelles il faut faire attention, en supposant qu’on a affaire à des produits simples composés seulement d’azote, d’oxygène, de carbone et d’hydrogène. 163
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Figure 32 | Deux représentations de l’acétone, la plus simple de toutes les cétones de formule CH3COCH3.
Premièrement, nous voudrons vérifier la forme de la molécule : est-ce qu’elle ressemble à un ressort de suspension de voiture compressé au maximum, prêt à relâcher l’énergie emmagasinée dans une violente détente ? (Inoffensifs en apparence, des engins mécaniques de ce type tuent en fait des gens.) La suite sera simplement de vérifier le pourcentage d’atomes d’azote dans la molécule : plus le nombre sera haut, plus grand sera le risque d’explosion. Pourquoi ? Parce que les azotes ont un besoin urgent (le chimiste dirait une force motrice thermodynamique) de se combiner avec d’autres azotes pour former N2, le gaz diazote, le composé majeur de l’air. Comme vous le savez peut-être, le diazote ne réagira avec rien dans des circonstances normales – il ressemble à une pierre qui a roulé jusqu’au fond d’une vallée profonde. Trouver une molécule à haute teneur en azote est comme trouver un gros rocher juste en haut d’une colline escarpée, avec juste quelques graviers pour l’empêcher de rouler et de laisser le chaos dans son sillage. Finalement, il y a l’oxygène, mais ce n’est pas tant au nombre des atomes (le sucre contient un oxygène par carbone mais ce n’est pas un explosif) qu’à leurs voisins dans la molécule qu’il faut faire attention. Est-ce qu’un oxygène est lié à un autre oxygène ? Alors attention, parce que vous avez affaire à un peroxyde, le plus simple d’entre eux 164
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étant le peroxyde d’hydrogène, une molécule que vous pouvez acheter diluée dans de l’eau mais qui portera néanmoins un avertissement de sécurité. Est-ce que le plus proche voisin de l’oxygène est un atome d’azote ? Encore pire, y a-t-il deux oxygènes liés sur le même azote ? Là il est peut-être temps de prendre des précautions, parce que vous avez affaire à un dérivé nitro, les plus célèbres étant la nitroglycérine et le TNT, 2,4,6-trinitrotoluène. Maintenant, si l’acétone n’est pas explosif, en quoi intéresse-t-il la Navy ? En tant que solvant bien sûr, vous l’avez sans doute déjà deviné. La cordite mentionnée plus tôt n’était pas un explosif utilisé pour causer mort et destruction après que le projectile ait pénétré l’armure ennemie, c’était l’agent propulseur qui faisait voler les balles (ou les obus) en première instance. En tant que telle, plutôt qu’une pierre dégringolant à flanc de montagne de plus en plus vite, elle se comporterait plutôt comme une balle suivant une route sinueuse de montagne à une allure contrôlée. Il s’avérait qu’un tel propulseur pouvait être fabriqué à partir d’un mélange approprié de nitroglycérine et de nitrocellulose (poudre à canon de coton – notez le préfixe nitro), avec un peu de vaseline comme stabilisant. Vous aurez cependant besoin que ces composants soient bien mélangés – des poches locales de nitroglycérine pure pouvant désintégrer la totalité du lot. Comment faire cela ? La nitroglycérine est un liquide, la vaseline une substance visqueuse et les fibres de coton sont évidemment solides. On pourrait imaginer les rassembler dans un mixer et appuyer sur grande vitesse. Cela devrait suffire à les mélanger, si ce n’était la nature de la nitroglycérine d’être sensible aux chocs. Le mieux serait de trouver un bon solvant de tous les composants, et c’est là que l’acétone intervient. Avec ce solvant, un mélange relativement homogène peut être obtenu, et le produit final est étiré en fine corde (d’où le nom) comme de la pâte à modeler pour permettre au surplus d’acétone de s’évaporer [120, 121]. Mais d’où viennent tous ces ingrédients ? Nous ne savons pas faire pousser des plantes qui produisent de la cellulose azotée et il 165
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n’y a pas de rivières d’acétone ou de nitroglycérine où puiser. Mais on peut faire pousser du coton et d’autres plantes pour obtenir de la cellulose, la glycérine est un sous-produit de la fabrication du savon (tirant son origine première de graisses végétales ou animales), et les nitrates étaient acheminés du Chili (salpêtre chilien). L’acétone était le vrai souci. Elle était produite à partir de bois, mais il en fallait jusqu’à 100 kg pour obtenir 1 kg d’acétone. C’est ce qu’un ingénieur chimiste appellerait un rendement de 1 %, puis s’assoirait et pleurerait. C’était bien sûr assez nul, même en ces temps d’avant la chimie verte, l’économie de l’atome, et la durabilité, ce procédé ne pouvait en aucun cas satisfaire les demandes de la Royal Navy Cordite Factory sise à Holton Heath, Dorset. Ajoutez à cela que la Royal Navy elle-même avait déjà été occupée à abattre les forêts anglaises depuis 400 ans pour fabriquer des bateaux, et que ce qui restait avait alimenté la révolution industrielle. Le problème était donc sévère et aigu. Ce qui suit est une histoire criblée d’anecdotes invérifiables et de preuves conflictuelles données par des personnages clés dans leurs autobiographies, notamment David Lloyd George – alors ministre de l’Armement [122]. L’acétone aurait-elle été mentionnée dans un dîner rassemblant Lloyd George et C.P. Scott, l’éditeur du Manchester Guardian, aucun de ces deux messieurs n’auraient su quoi en dire. Et quel était le rôle de la distillerie de gin Nicholson dans les faubourgs de Londres [123] ? Dans tous les cas, la conséquence fut un des premiers succès de la biotechnologie moderne, bien avant que le mot ne soit inventé. L’objet du propos est que l’acétone est une vraie molécule « naturelle », apparaissant dans le métabolisme de base de presque tous les organismes vivants. Nous-mêmes produisons de l’acétone quand nous brûlons des graisses stockées pour produire une énergie supplémentaire. Si tout se passe bien, le processus ne s’arrête pas là et à la fin, après être passés par un certain nombre d’enzymes dans notre corps, les produits finaux sont du dioxyde de carbone et de l’eau. 166
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L’odeur cependant est un peu sucrée et très caractéristique, de telle sorte qu’un médecin judicieux peut détecter des désordres métaboliques liés à un taux élevé d’acétone dans l’haleine d’un patient. Nous ne savons pas si Chaim Weizmann, professeur de chimie à l’université de Manchester, a utilisé son nez pour détecter l’acétone produite par les différentes collections de bactéries amassées depuis des années, essayant de faire du butanol à partir de l’amidon. En tout cas, il n’était pas le premier à découvrir de l’acétone dans une telle infusion de bactéries. Ce qu’il découvrit, c’est la meilleure bactérie pour ce boulot, Clostridium acetobutylicum, qui pouvait facilement transformer 100 kg de mélasse en 12 kg d’acétone [124]. C’était en fait encore un rendement moyen et personne ne savait quoi faire de la grande quantité de butanol produit simultanément (deux molécules de butanol pour une d’acétone). Mais cependant c’était un succès et cela rendait heureux à la fois Lloyd George et le Premier Lord de l’Amirauté, Winston Churchill. Si heureux d’ailleurs que Weizmann devint bientôt le directeur scientifique des Laboratoires de l’amirauté britannique [125]. Il avait été affirmé, peut-être plus élégamment dans la pièce Arthur and the acetone de George Bernard Shaw [126], que la déclaration de Balfour en 1917, et subséquemment (bien que ce ne soit pas explicitement indiqué dans le document) la fondation de l’État d’Israël, fut un cadeau à Weizmann en reconnaissance de ses efforts cruciaux en temps de guerre. Arthur Balfour était le secrétaire d’État aux Affaires étrangères de Grande-Bretagne à la fin de la guerre, et Lloyd George donne aussi une version similaire des faits dans ses Mémoires de Guerre (War Memoirs) à partir de 1933, tandis que Weizmann luimême réfute ce tournant dans son autobiographie de 1949, Trial and Error [127]. De plus, il semble clair que Weizmann avait rencontré Balfour plusieurs années avant la guerre, quand il venait d’arriver de Suisse pour occuper un poste à l’université de Manchester et que Balfour était élu local au Parlement. C’était aussi un fervent partisan du mouvement sioniste, et il continua à militer pour cette cause tout 167
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au long de sa vie, dont le couronnement fut de devenir le premier président d’Israël en 1948. De nos jours, la production à grande échelle d’acétone est essentiellement réalisée par la réaction de deux produits issus de l’industrie pétrolière, le propène et le benzène, avec l’oxygène de l’air. Au moment de la Première Guerre mondiale, cette industrie lourde basée sur le pétrole et un gaz naturel en était à ses balbutiements, et à la réflexion c’était avec ce projet que l’industrie des biotechnologies, que l’on considère maintenant si prometteuse, triompha initialement il y a environ 100 ans (si on exclut la production de conservateurs comme l’éthanol et divers acides par fermentation traditionnelle, il s’agit de l’événement fondateur de cette technologie, et l’histoire du chapitre 16). Finalement, quand il n’y aura plus de pétrole, on pourra toujours dépoussiérer la vieille méthode de Weizmann, et ce d’autant plus que les larges quantités de butanol ainsi produites sont maintenant une importante plus-value de l’industrie chimique. Le bateau malchanceux d’Arthur Cownden, le HMS Shark, était sous le haut commandement du contre-amiral David Beatty, qui vit deux de ses cuirassiers couler en 20 minutes au tout début du combat. Il commenta sévèrement « Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond sur nos fichus bateaux aujourd’hui ». Quelques-uns avaient suggéré que la cordite était au cœur du problème, car les piles de cordite causaient plus de dommages par explosions après les frappes allemandes que ce que pouvaient supporter normalement les bateaux. Même si des archéologues sous-marins ont récemment examiné l’épave d’un des navires de Beatty, le HMS Queen Mary [128], il sera difficile de tirer une conclusion définitive sur ce point. Il semble que les règles strictes de manutention des sacs de soie contenant la cordite n’aient pas été respectées sur certains bateaux, ou que ces règles ne permettaient pas la mise à feu des armes avec une vitesse suffisante. En ce qui concerne l’acétone, nous savons que le HMS Queen Mary possédait dans son magasin à munitions l’ancienne 168
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cordite Mk. I et sa version améliorée, la cordite M.D. avec un contenu en nitroglycérine largement inférieur [129]. Ce qui n’est pas clair, c’est de savoir si c’est parce que la Mk. I était considérée comme assez sûre, ou parce que la pénurie en acétone rendait le remplacement par la version M.D. trop onéreuse. Quoi qu’il en soit, le principal problème avec la Mk. I ne semble pas être le risque d’explosion mais plutôt l’érosion des fûts de canons.
Figure 33 | Le professeur Chaim Weizmann (premier plan), chimiste, pionnier des biotechnologies et politicien sioniste avec des amis haut placés. Avec l’aimable autorisation et le copyright de l’Institut Weizmann.
Le HMS Shark n’avait pas de problèmes directs avec la cordite, mais fut coulé alors qu’il menait sa dernière bataille, comme cela est écrit dans l’édition 1960 de l’Encyclopaedia Britannica. Son capitaine, le commandant Loftus Jones, reçut la Victoria Cross à titre posthume. Six survivants furent recueillis par un bateau danois qui accosta à Hull, mais le plus jeune membre d’équipage n’est (presque certainement) jamais mentionné [130]. Ce 31 mai, j’ai à nouveau pris le tram pour le cimetière de Kviberg et déposé des fleurs sur la tombe de ma grand-mère et également sur celle du pauvre Arthur Cownden. 169
GUERRE ET PRODUITS DE BEAUTÉ
Finalement, j’aimerais reprendre le fil d’un paragraphe précédent et demander : qu’est-ce qui produit la force dévastatrice d’une explosion ? La réponse est à nouveau dans la loi des gaz qu’on a rencontrée au chapitre 3, et dans la réaction de décomposition de la nitroglycérine par exemple. Les chimistes l’écriraient sous cette forme, où « (l) » est pour liquide et « (g) » pour gaz : 4 C3H5(NO3)3 (l) Æ 6 N2 (g) + 10 H2O (g) + 12 CO2 (g) + O2 (g) Quatre molécules de nitroglycérine liquide donneront 29 petites molécules de gaz de différents types. Le volume de ces molécules en phase gazeuse peut être calculé en utilisant la loi des gaz sous la forme : V = nRT/P. L’eau est également sous forme gazeuse à cause de la grande quantité de chaleur dégagée d’un seul coup – c’est une réaction exothermique. (Avec quelques données supplémentaires, on pourrait même calculer exactement combien de chaleur est produite par la réaction ci-dessus.) Si on prend une cuillère à thé (5 ml) de nitroglycérine liquide, on peut calculer combien de molécules de gaz seront générées (n) et on connaît la pression (P) et la température (T)54. Cela reviendra à dire que ces 5 ml génèreront en une fraction de secondes, plus de 8 litres de gaz brûlant – une expansion de volume phénoménale qui balaiera tout sur son passage. La question du dissolvant à vernis à ongles pour l’effort de guerre durant la Première Guerre mondiale vient de très loin, comme on peut le voir. Avant la guerre, la majorité de l’acétone importée vers l’Angleterre était produite par la très efficace industrie chimique 54. Pour ceux que les détails intéressent, nous utilisons la loi des gaz sous la forme V = nRT/P avec la constante des gaz R = 0,082 dm3 atmosphères/kelvin × moles), T = 398 K, P = 1 atmosphère. Avec une densité et une masse molaire pour la nitroglycérine de 1,6 g/cm3 et 227 g/mole, nous obtenons 8 grammes de nitroglycérine, c’est-à-dire 0,035 mole. Le nombre total de moles de molécules gazeuses devient 29 × 0,035/4 = 0,255 et le volume V = 0,255 × 0,082 × 398/1 = 8,3 dm3.
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GUERRE ET PRODUITS DE BEAUTÉ
allemande, un fait d’importance stratégique qui semblait avoir été négligé. C’est curieux, car les matériaux de base pour la production des explosifs ont été à l’ordre du jour depuis des centaines d’années. Le prochain chapitre nous mènera du salon de beauté, avec ses odeurs et ses fragrances marquées, à un autre endroit que notre organe olfactif (en d’autres mots, notre nez) pourrait probablement facilement reconnaître : l’étable. Ce chapitre est dédié à mon grand-oncle, enregistré comme le marin Bertil Johansson sur le HMS Astrea, et qui mourut au service de la marine royale suédoise en 1917, à l’âge de 21 ans.
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16 Quand la sécurité nationale était une entreprise nauséabonde
Ce chapitre nous amène au plus profond des petites terres, la région forestière qui fut jadis la frontière naturelle entre le Danemark relativement civilisé, en Europe continentale, et le royaume de Suède. Ici nous apprendrons ce qui fermentait dans les granges. Nous sommes au printemps 1708, et la Suède est en guerre depuis huit ans. Charles XII cantonne avec l’armée en Lituanie, encore un an avant la bataille fatale de Poltava en Ukraine, et les ouvriers saisonniers Per Larsson Gässaboda et Esbjörn Persson Bölsö sont bien occupés. Dans la province du sud du Småland (les petites terres), l’ancienne région frontalière avec le Danemark maintenant juste au nord de la nouvelle province suédoise de Scanie récemment occupée, les vaches sont sorties des étables où elles ont passé l’hiver à l’abri du froid, et c’est le moment pour Per et Esbjörn de fourbir leurs pelles, de charger leur chariot et d’engager leur mission au service du roi auprès des fermiers de la région. Ils font partie de l’armée, officiellement inscrits, mais ne vont pas au combat car ce sont des « salpêtriers » (petermen) ou des « bouilleurs » 173
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(sjudare) comme on les appelle en suédois. Les fermiers ne sont pas ravis de leur visite car ces hommes peuvent utiliser leurs chars et leurs chevaux comme bon leur semble, prendre leur bois de chauffage (et ils en ont besoin en énorme quantité), et faire des ravages dans les granges, les étables et les maisons dans leur quête pour le fumier et le purin qui constituent le précieux matériau brut pour leur profession. Ces hommes font du nitrate – ou pour être précis, du nitrate de potassium (KNO3), aussi connu sous le nom de salpêtre – pour fournir les fabriques de poudre à canon royales. Plus de 100 ans auparavant, le roi Gustav Wasa, contemporain de Henri II, pareillement rusé et sans scrupule, réalisa la situation précaire des Suédois en ce qui concerne la poudre à canon, et d’un simple trait de plume décida que le sol sous les granges, étables et enclos à bétail appartenait au roi. Par une loi supplémentaire, illustrant peut-être plus sa crainte d’être trompé par des fermiers innovants que son attention bien connue pour les détails, il interdit aussi que les bâtiments abritant du bétail soient pavés de pierre. Dans un pays où les bâtiments en pierre étaient extrêmement rares, sauf pour les plus riches, c’était de toutes façons très improbable, mais le roi ne voulait pas prendre de risques et le salpêtre était une denrée précieuse qui, sinon, aurait dû être importée [131, 132]. En ce jour précis du printemps, Per et Esbjörn étaient occupés dans la grange de l’aubergiste Jöns Jönsson à Älmhult, un petit village qui verrait plus tard la naissance d’IKEA. Le sol était normalement excavé sur une profondeur d’un pied, et mis dans de grands bassins avec de l’eau pour solubiliser les sels de nitrate. Quand les débris avaient décanté, une solution aqueuse claire était transférée dans de grands chaudrons de cuivre d’environ 800 litres chacun. Per et Esbjörn pouvaient alors réquisitionner le bois de chauffe et l’enflammer, les chaudrons étaient portés à ébullition et laissés à mijoter plus d’une semaine, « ou jusqu’à ce qu’un œuf puisse flotter à la surface ». Des cendres étaient ensuite ajoutées à la solution chaude produisant ce que les chimistes appellent un précipité. En d’autres mots plus crus, 174
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une merdouille solide apparaissait et tombait au fond du chaudron. Une de mes sources m’a dit que les opérateurs devaient attendre que la température atteigne 25 °C. Mais contrôler une échelle de température, sans même mentionner un thermomètre, était hors de portée des salpêtriers. Il devait s’en remettre à leur propre expertise des « paramètres du procédé » comme la température ou la viscosité, avant que les solides soient séparés de la solution. Au fur et à mesure que la température baissait, les cristaux de nitrate de potassium apparaissaient. Le rendement en cristaux incolores issu du dur labeur de Per et Esbjörn était dépendant de deux paramètres qui étaient assez peu maîtrisés à l’époque. L’un était probablement le premier procédé biotechnologique utilisé pour autre chose que la conservation de la nourriture. Des bactéries du sol dites nitrifiantes pouvaient se nourrir des produits de dégradation des protéines dans le fumier et le purin, comme par exemple l’urée (H2NCONH2) provenant des liaisons peptidiques riches en azote qui relient les acides aminés dans les protéines. Cela évoque ce qui se passe dans les derniers stades de la fabrication des fromages et explique l’odeur d’ammoniac (NH3), et parfois franchement de cour de ferme, d’un brie ou d’un camembert bien fait. Aller de NH3 à NO3- est plus compliqué chimiquement, car cela suppose un complet changement de garde-robe pour l’atome d’azote. La forme de départ qui contient trois électrons surnuméraires (ce qu’un chimiste appellera un « état d’oxydation –III ») et se trouve entourée de trois atomes d’hydrogène, devient un ion nitrate (NO3-) à qui il manque cinq électrons (donc d’état d’oxydation +V). Cidessous, nous voyons la réaction simple de transformation de l’urée (le composant azoté majeur et sans odeur de l’urine) en ammoniac et dioxyde de carbone : H2NHCONH2 (s) + H20 (l) Æ CO2 (g) + 2 NH3 (g) avec (l), (g) et (s) pour liquide, gaz et solide respectivement. 175
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Il est facile d’imaginer les atomes d’azote mettre le grappin sur un atome d’hydrogène chacun à partir de l’eau, et l’atome de carbone prendre soin de l’atome d’oxygène maintenant solitaire. Pendant un bref instant, les atomes sont accrochés les uns aux autres comme des danseurs folk formant une ronde serrée – puis ils explosent séparément pour former de nouvelles constellations. C’est ce qui s’appelle un mécanisme réactionnel. Maintenant venons-en à la biotechnologie. Quand le fumier et l’urine s’accumulent dans la terre sous les vaches et les chevaux, de minuscules bactéries nitrifiantes (ne pas confondre avec les bactéries fixatrices d’azote) se mettent au travail sur les molécules d’ammoniac. En réalité, ces bactéries se nourrissent d’elles car leur principale source d’énergie est la réaction suivante (où (aq) signifie dissout dans l’eau) : NH3 (g) + 2 O2 (g) Æ HNO3 (aq) + H2O (l) Cela ne paraît pas très compliqué, mais en réalité c’est même pire qu’une approximation grossière d’un procédé comportant plusieurs réactions individuelles différentes. En gros, un chimiste voudra dire deux choses avec une formule de réaction chimique.
Figure 34 | Un mécanisme réactionnel simplifié pour la formation de l’ammoniac et du dioxyde de carbone à partir d’eau et d’urée. Les pointillés indiquent des nouvelles liaisons qui se forment ou d’anciennes qui se cassent.
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Quand l’urée rencontre l’eau, le schéma réactionnel décrit en fait la collision des réactifs pour donner un ou deux produits, dans ce cas l’ammoniac et le dioxyde de carbone. De telles réactions contiennent seulement deux molécules, ainsi la probabilité de trois molécules se heurtant l’une l’autre simultanément est très faible. Par exemple, croiser un copain au centre-ville un samedi matin peut sembler normal, mais avoir trois potes convergeant vers le même endroit requiert en général un peu d’organisation. Dans la réaction de nitrification, par contre, on considère un système entier : ce qui pénètre dans la bactérie ou les différents types de bactéries du sol, et ce qui en ressort. C’est comme des jeunes enfants rentrant dans le système scolaire à un bout et sortant de l’autre ingénieurs chimistes diplômés. Nous savons qu’il y a beaucoup d’étapes intermédiaires, mais de manière simplifiée c’est comme ça que ça marche. Sauf que comme dans le système scolaire, où il y a d’autres chemins (heureusement d’ailleurs) que d’en sortir ingénieurs chimistes, cette formule ne décrit pas ce qui arrive à tous les atomes d’azote. Mais si on essaie de mettre les bactéries dans des conditions idéales, comme ce qui a été fait au XVIIIe siècle avec la construction de granges à salpêtre spéciales, nous pouvons faire en sorte que la majeure partie des azotes suive le bon chemin. Cette réaction qui nous paraît si compliquée est en fait si complexe que seuls quelques organismes sélectionnés en sont capables, et ils ont développé une machinerie moléculaire très spécifique pour faire cela. Les enzymes sont des protéines qui catalysent des réactions chimiques dans les systèmes vivants, et elles portent souvent un ion métallique à un endroit stratégique. Vous en connaissez un certain nombre qui sont sur les étagères de compléments à la pharmacie locale – fer (Fe), zinc (Zn), cobalt (Co), manganèse (Mn) – mais une bactérie nitrifiante pas très en forme le matin pour aller au boulot ne pourra pas se soigner avec ça, parce que généralement le pharmacien ne propose pas en stock du molybdène (Mo). 177
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Les enzymes utilisées par les bactéries nitrifiantes contiennent aussi du fer et du cuivre, mais l’usage du molybdène résonne comme une curiosité. C’est un métal de transition, tout comme le fer, le chrome et le cobalt, mais il est rangé dans la seconde rangée des métaux de transition, pas la première, et donc considéré comme « plus lourd » que les autres ions métalliques utilisés par divers organismes vivants. Mais même si les bactéries ont fait un bon boulot, on ne trouve pas que du nitrate et de l’eau dans les infâmes chaudrons fétides des salpêtriers : une purification est nécessaire. Et donc ils ajoutent des cendres, essentiellement composées de carbonate de potassium (K2CO3), aussi connu sous le nom de potasse, quand leur ragoût se refroidit. Maintenant on passe de la biotechnologie à la chimie très simple des sels communs – des substances cristallines contenant des cations positifs comme le sodium +1, et des anions négatifs comme le chlore, qui donnent ensemble ce qu’on appelle classiquement le sel, NaCl (s). Quand vous mettez du chlorure de sodium dans l’eau, vous notez qu’il disparaît rapidement : il se dissout. C’est ce qui arrive normalement aux sels de chlore, car ils sont solubles, mais les sels de nitrate sont encore plus solubles (c’est pour cela que nous n’avons pas de montagnes de nitrate de sodium, comme on l’a vu au chapitre 14). Les choses blanches qui restent après un barbecue ou un feu de camp, les cendres, sont composées de la part de matières organiques qui ne peut pas brûler ou former des gaz. Ce sont essentiellement des ions métalliques, surtout du potassium (K+), mais aussi du sodium, et les ions carbonates (CO32-) dont ils ont besoin pour former un sel neutre. Ajoutez K2CO3 aux chaudrons et il se formera des trucs blancs qui tomberont au fond du chaudron. Il s’agit de carbonate de calcium et de magnésium, CaCO3 et MgCO3, les mêmes trucs blanchâtres qui se forment dans votre bouilloire quand l’eau est dure. Le chlorure de sodium est aussi moins soluble que KNO3 et précipitera également et ainsi tous ces solides seront éliminés. Au fur et à mesure 178
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que les chaudrons refroidiront lentement, les cristaux de KNO3 se formeront, probablement d’abord à la surface et sur les parois du récipient et finalement après une semaine de processus, Per et Esbjörn devraient collecter leurs cristaux de nitrate de potassium et amener leur produit à la fabrique de poudre à canons du roi en vue d’autres transformations [131]. K+ (eau chaude) + NO3- (eau chaude) Æ refroidissement et évaporation partielle Æ KNO3 (cristaux) + H2O Et ils s’en iraient vers le malheureux fermier suivant. Mais en ce jour particulier, des complications survinrent, car en creusant de quelques pieds sous l’étable de maître Jöns, ils découvrirent un crâne humain. Le chef de police, Ingevald Knutsson Peppanäs, fut appelé avec ses associés et une enquête suivit, avec interrogatoire minutieux des gens du coin. La cour extraordinaire du comté réunie le 23 juillet 1708 conclut que le crâne reposait là depuis longtemps et qu’il aurait été impossible de pousser plus loin l’enquête, car personne parmi les villageois ne savait quoi que ce soit sur cette question [133, 134]. Les fermiers n’appréciaient pas les salpêtriers, surtout que souvent ils n’étaient pas de la région, voyageant sur de longues distances pour leur commerce. Est-ce qu’il s’agissait de la fin macabre d’un membre spécialement brutal et sans pitié de ce corps, creusant sans le savoir sa propre tombe avant d’être tué par un fermier contrarié ? Pour mémoire, il faut noter que les salpêtriers n’étaient pas plus appréciés en Angleterre où, par exemple, leurs abus avaient été discutés au parlement en 1606 [135]. Une possibilité encore plus émoustillante est que cela ait à voir avec une brouille entre les protagonistes d’une des plus célèbres affaires judiciaires de l’histoire criminelle de la Suède : le double braquage du transport du trésor de l’armée suédoise en 1676, connu sous le nom de « coup de Loshult » [136, 137]. Un total d’environ 4 millions de 179
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livres sterling en monnaie actuelle avait été dérobé55, d’abord par des fermiers de Scanie, à mi-chemin de l’ancienne frontière avec le Danemark, 4 miles au sud de Älmhult. Puis, comme la garde et les chariots faisaient retraite vers le Småland et s’arrêtèrent dans Älmhult, juste à l’extérieur de l’auberge, les gens du coin supposés loyaux dépouillèrent le convoi de ce qui restait. Il s’agit vraisemblablement du plus gros braquage jamais réalisé en Suède, seule une petite fraction du butin fut retrouvée et uniquement quelques coupables furent punis. Les salpêtriers continuèrent leur commerce jusqu’au XIXe siècle. En 1805, le roi de Suède céda ses droits sur le sol des étables et des granges, et le commerce du nitrate de potassium fut dérèglementé. En 1830, l’exigence du gouvernement d’une fourniture de KNO3 par les fermiers fut abolie, et en 1895, les derniers restes de l’agence militaire spéciale, le Salpeterstaten, furent démantelés, car la majorité du KNO3 était maintenant importée à faible coût. Quelques années plus tard, à la fois la Première Guerre mondiale et l’utilisation d’engrais inorganiques à base de KNO3 conduisirent à une nouvelle poussée de la demande en nitrate. En ce temps-là, il n’était plus produit à partir d’un tas de fumier puant, mais d’une combinaison d’azote gazeux (N2) de l’air sans couleur et sans odeur et d’hydrogène gazeux (H2 obtenu à partir de gaz naturel ou charbon et eau) pour donner de l’ammoniac, puis de l’oxydation subséquente de l’ammoniac en nitrate par les procédés dits de Haber et d’Ostwald. Des livres et des pièces ont été écrits sur Fritz Haber, et généralement c’est le méchant dans la science du XXe siècle, mais les salpêtriers, qu’ils soient méchants ou gentils, ont été largement oubliés. Ceci est un hommage pour eux et leur commerce puant. 55. Une estimation précise du butin est difficile à établir. Au moins 18 000 daler (dollards) d’argent furent perdus d’une valeur estimée de 300 000 à 8,5 millions de livres selon la méthode de comparaison qu’utilise Portalen för historisk statistik – historia i siffor, www.historicalstatistics.org/, un site internet de statistiques historiques, avec un intérêt particulier pour les données macroéconomiques de la Suède aux XIXe et XXe siècles, Rodney Edvinsson, Stockholm University, document de novembre 2012.
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ÉPILOGUE Les mots grecs sal pour sel et petre pour pierre sont à l’origine du mot salpeter en suédois et salpêtre en français. En anglais un « t » supplémentaire a été ajouté pour donner saltpetre et les gens de cet artisanat étaient parfois appelés salt peter men. C’est peut-être par coïncidence fortuite que les ouvriers d’une autre « branche », associés aussi aux explosifs et aux braquages de coffre-fort sont également appelés quelquefois des petermen (braqueurs). À part le KNO3 autrefois produit à grande échelle dans les fermes d’Europe du Nord, un autre produit chimique mentionné ici était aussi une sorte de source de liquidités pour les fermiers, spécialement dans la Suède forestière, je parle du K2CO3, ou potasse. Ses différents usages sont en dehors du champ de cette note, mais on peut tout de même mentionner qu’en dehors de son utilisation dans la poudre à canon, c’était aussi un ingrédient d’une préparation bien moins létale, le savon.
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17 L’éclatement des boutons de Bonaparte : une histoire peu convaincante Au chapitre 17, nous avons rendez-vous avec un métal liquide qui devient solide et avec un métal solide qui se change en poussière, et dans ce processus nous en apprenons plus sur les allotropes, les structures cristallines et les matériaux. Sur le chemin de Vilnius, capitale de la Lituanie, fin novembre, j’ai réalisé que je n’ai pas pris assez de vêtements d’hiver. Il s’avère que je ne suis pas le premier à faire cette boulette. Aucun du quelque demi-million d’Allemands, de Français, Suisses, Polonais, d’Italiens et autres nationalités encore qui passèrent par la ville ou à proximité en juin 1812 n’avait amené assez de vêtements d’hiver, quelque chose que plusieurs d’entre eux regretteraient plus tard. Bien qu’ils ne le sachent pas encore, ils étaient sur le chemin de Moscou. Ce qu’ils ne savaient pas non plus, c’est qu’ils allaient probablement faire le pire voyage aller-retour du monde : de Vilna à Moscou et retour (en ce temps-là, la ville était connue sous son nom 183
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polonais et avait été récemment acquise par les Russes dans un processus d’annihilation de l’État polonais). Nous étions en juin et ils étaient de bonne humeur, le tsar russe avait fui Vilna suivi par ses généraux querelleurs, et ils étaient sous le commandement du leader militaire probablement le plus grand depuis Alexandre le Grand : Napoléon Bonaparte [138]. Le manque de vêtement chaud n’allait pas me déranger cependant. Au matin, la neige avait fondu et fort heureusement je n’allais pas à Moscou à pied. J’étais à Vilnius à la recherche de quelques boutons, si possible en étain. L’histoire des boutons de Napoléon et leur prétendu rôle fatal dans le désastre de la campagne de 1812 sont répandus parmi les scientifiques et les enseignants en science. C’est en partie dû au livre éponyme populaire des chimistes Penny Le Couteur et Jay Burreson [139], et je voulais savoir s’il y avait une quelconque vérité làdedans, ou si c’était juste une autre des légendes et rumeurs qui ont cours autour de cette guerre. En bref, l’histoire est la suivante : l’étain métallique est un matériau dense (beaucoup d’atomes par centimètre carré) et était prétendument le matériau utilisé pour les boutons de ce qu’on appelait La Grande Armée. Malheureusement, l’étain métallique possède une mauvaise variation de type Mr Hyde, connue comme l’étain gris. Cette forme est beaucoup moins dense que l’étain métallique (aussi appelé étain blanc), et si une partie d’un bouton fait d’étain métallique se transformait soudainement en étain gris, les atomes auraient besoin de beaucoup plus d’espace et le bouton exploserait. Ce phénomène est connu comme l’étain nuisible, ou la maladie de l’étain. L’histoire prétend que c’est ce qui arriva aux boutons d’étain utilisés par l’armée de Napoléon pendant la retraite de Russie en novembre et décembre 1812, et que les soldats ne pouvaient donc pas combattre correctement, ou mourraient purement et simplement 184
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de froid à cause de la désintégration de leurs vêtements dans le froid extrême de l’hiver russe. Comme le diamant et le graphite sont des allotropes de carbone (voir chapitre 9), l’étain blanc et l’étain gris sont des allotropes de l’élément Sn (Sn pour stannum, étain en latin). L’étain se trouve dans la même colonne que le carbone mais trois étages en dessous. L’idée force du tableau périodique est que les éléments d’une même colonne devraient avoir des propriétés communes, et comme on le voit, l’étain gris se conforme parfaitement à cette idée. Il a la même structure que le diamant, un réseau construit par des liaisons de deux électrons s’étendant dans toutes les directions. En conséquence nous appelons réseaux solides ce type de matériaux : le quartz en est un autre exemple, qui est un réseau de silice et d’oxygène. Mais les choses changent au fur et à mesure qu’on descend dans une colonne, et un des effets est que les éléments du groupe carbone deviennent de plus en plus ressemblants à des métaux. Les métaux n’ont pas ces liaisons à deux électrons ressemblant à des bâtons – ce sont plutôt des atomes baignant dans une gelée d’électrons. Comment les atomes se comportent-ils quand ils n’ont pas ces bâtons pour les guider ? Dans un métal, ils voudront être le plus proche possible les uns des autres pour ne pas créer de « trous » dans la gelée d’électrons, et si vous voulez imaginer un modèle relativement juste, allez chez le marchand de fruits et légumes le plus proche et jetez un coup d’œil. Tout primeur qui se respecte arrangera ses oranges ou ses pommes de telle manière qu’elles formeront un modèle quasi parfait des atomes dans un métal56.
56. Si les oranges sont déposées en tas sans la moindre finesse, nous obtiendrons un bon modèle de ce qu’on appelle un solide amorphe (sans forme). L’environnement immédiat de chaque orange ressemblera à un empilement compact mais sans ordonnancement à longue distance. Avec un empilement compact ordonné, on peut donner la position de chaque orange si on connaît les coordonnées d’une seule. Cela est impossible dans l’état amorphe.
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Figure 35 | À gauche, l’étain métallique blanc, avec son empilement dense d’atomes, à comparer avec l’étain gris non métallique (à droite) qui a la même structure que le diamant. Le même nombre d’atomes est représenté dans les deux figures et à la même échelle. Voyez comment les atomes prennent beaucoup plus d’espace dans l’étain gris, et imaginez ce qui arrive aux boutons d’étain métallique s’il commence à changer de forme. Les atomes en grisé sont derrière et les « liaisons » dans l’étain métallique ne sont là que pour clarifier la position des atomes.
Nous appelons cela l’empilement compact en jargon chimique, mais si vous regardez soigneusement le modèle d’étain blanc de la figure 35 (la forme métallique), vous verrez qu’il ne ressemble pas vraiment à l’empilement d’oranges de la figure 36. C’est parce que même l’étain métallique garde des stigmates des liaisons à deux électrons localisés de la forme grise, celle qui ressemble au diamant. Les métaux les plus orthodoxes en ce qui concerne l’empilement compact sont par exemple le magnésium ou le zinc. La thermodynamique nous dit que la transformation d’un métal en réseau solide devrait se faire à environ 13 °C, avec l’apparition d’étain gris non métallique à plus basse température encore. Cependant la thermodynamique nous dit simplement que les changements sont possibles, elle ne donne aucun indice sur la vitesse de tels changements. En vérité, pour l’étain métallique à des températures légèrement inférieures à 12 °C, cette réaction sera infiniment lente. Vous pouvez vous demander pourquoi on peut trouver une forme métallique si l’étain gris est plus stable et a une plus basse énergie. Si 186
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un tel arrangement des atomes est plus stable à 12 °C, alors pourquoi pas à 14 °C.
Figure 36 | Un modèle d’arrangement des atomes dans un métal, le moyen le plus dense d’organiser des oranges (ou des atomes) en minimisant l’espace libre entre elles (eux). Les sept atomes en couleur claire sur la droite montrent comment exactement six atomes trouvent leurs places autour d’un atome central dans un plan, trois atomes supplémentaires au-dessus (non montrés) et au-dessous donneront un nombre total de plus proches voisins égal à 12 dans une structure compacte.
Il faut penser à cela en termes d’obtention du système le plus probable. Prenez un grand seau de balles, de celles avec lesquelles jouent les jeunes enfants, et remplissez-le aux trois-quarts. Maintenant une seule balle laissée de côté verra son énergie baisser pour atteindre l’état thermodynamique le plus stable en tombant à son tour dans le seau, l’énergie potentielle de la balle ayant été transformée en chaleur en heurtant les autres balles. Le processus inverse n’arrivera jamais. Cependant, augmentez la température des balles en ajoutant de jeunes enfants, et l’état le plus probable du système sera celui avec de nombreuses balles en dehors du seau. C’est à peu près ce qui se passe avec les atomes d’étain, et les chimistes s’en préoccupent 187
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en soupesant numériquement probabilité, température, et chaleur générée par la réaction, dans ce qu’on appelle l’énergie libre de Gibbs. Pour savoir si une réaction peut se réaliser, on calcule la variation d’énergie libre de Gibbs : si la valeur est négative, alors la réaction est possible57. La transformation de l’étain commence en prenant du rythme à basse température, avec des taux maximaux situés entre − 20 °C et − 40 °C, et il y a de nombreux cas avérés de maladie de l’étain, le plus souvent dans les tubes d’orgue des églises du nord de l’Europe. L’histoire de Napoléon est bien sûr beaucoup plus spectaculaire, et a eu un grand attrait pour les enseignants et les auteurs de manuels scolaires qui aiment épicer leurs récits avec des anecdotes amusantes. Ainsi, aussi apocryphe qu’elle puisse être, elle est rentrée dans les livres de chimie générale et d’autres textes de premier cycle, généralement sans notes au sujet de sa relation douteuse avec l’histoire véritable. Elle existe aussi sous de nombreuses variations – par exemple que c’était pour un problème de coût que l’étain avait été utilisé au lieu du laiton [140] – et certains auteurs renomment des batailles de telle manière que l’horrible boucherie de Borodino devient « le siège de Moscou » [141]. D’autres encore saisissent l’opportunité de faire des blagues, imaginant des scènes pour le lecteur avec des soldats français essayant de tirer d’une main tout en retenant leur pantalon de l’autre. Avant d’aller à Vilnius, j’avais fait mes devoirs et une chose est claire : il n’y a pas de quoi rire avec cela. En fait, des remarques de ce dernier type sont comparables à trouver drôles les fantassins de Passchendaele ou de la Somme coincés dans leurs tranchées boueuses 57. Souvent, mais pas toujours, la réaction qui va se dérouler est celle qui génère le plus de chaleur. La formule véritable est G = H − TS où H est la chaleur générée (un nombre négatif), T est la température en kelvin (toujours positive) et S est la variation d’entropie (la plus grande entropie est assimilée à un plus « grand désordre » ou à une plus forte probabilité). Une réaction est thermodynamiquement possible si la variation de G, G, a une valeur négative.
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pendant la Première Guerre mondiale. Les événements de 1812 furent une tragédie européenne dans d’énormes proportions. Environ un million de personnes périrent des deux côtés, et la retraite mortelle finale de Smolensk en Biélorussie (où l’armée avait pensé trouver abris et provisions pour l’hiver mais où il n’y avait rien) jusqu’à Vilnius rend même l’expédition de Scott, au retour du pôle Sud, complètement fade en comparaison. Il serait facile de penser que l’information disponible au sujet de ces événements serait parcellaire plus de 200 ans plus tard, et qu’on ne connaîtrait jamais la vérité. Mais bien au contraire, il y a une nombreuse documentation accessible, car de nombreux survivants, du simple soldat au général, écrivirent leur histoire, peut-être comme une sorte de « débriefing », avant que ce terme ne soit connu. Certains aussi tinrent un journal tout au long de la campagne, du moins jusqu’à ce que l’encre gelât. Un de ceux-ci était le général Louis-Joseph Vionnet de Maringoné appartenant à la vieille garde, qui quelques années plus tard s’assit dans son château près de Gap, là où les Alpes donnent sur les collines de Provence, et écrivit ses mémoires. Il peut immédiatement nous aider sur la question de savoir à quel point il a fait froid pendant le voyage de retour. Il écrit que le mercure dans les thermomètres avait gelé (« il ressemblait à du plomb ») au matin du 8 décembre [142], ce qui signifie que la température minimum de la nuit était sous le point de fusion du mercure : − 38,8 °C. C’était en accord avec de nombreuses autres observations à cette époque, et donc que les températures étaient probablement proches de celles auxquelles la transformation de l’étain se passe avec le maximum de vitesse. Mais revenons à la question des boutons : est-ce que la Grande Armée avait réellement des boutons en étain ? Est-ce que ce n’était pas trop cher ? Certains auteurs disent de manière définitive que non, et d’autres assurent simplement qu’ils ne savent pas [139, 143]. Ces deux assertions sont fausses. L’armée de Napoléon était très bien organisée et documentée, donc évidemment nous savons et oui, ils 189
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avaient des boutons en étain [144]. Pas tous les soldats et pas pour toutes les tâches, mais il n’y a aucun doute qu’un grand nombre des soldats français de Napoléon avaient des boutons d’étain à leurs uniformes tandis qu’ils marchaient sur Moscou. C’est moins clair en ce qui concerne les autres nationalités dans l’armée, mais il semble qu’au moins quelques régiments hollandais avaient leurs uniformes boutonnés de cette manière. Cela nous ramène à Vilnius et finalement à un bâtiment anonyme de la rive est de la rivière Vilna : le département de conservation et de stockage du musée national de Lituanie. J’étais là à cause d’une macabre découverte pendant des travaux de construction sur un site de la vieille Armée rouge dans la banlieue de Vilnius en 2001.
Figure 37 | La route pour Moscou. Une carte de la marche de la Grande Armée. De plus, la plupart des armées, excepté les Polonais, ont parcouru un long chemin avant d’arriver à Vilnius (A : Vilnius ; B : Vitebsk ; C : Smolensk ; D : Borodino ; E : Moscou).
En préparant le sol pour les nouvelles constructions, les ouvriers découvrirent un grand nombre de squelettes, et bien sûr alertèrent immédiatement les autorités locales. À première vue, il n’était pas évident de savoir qui étaient ces pauvres gens, sauf qu’ils étaient très nombreux : environ 7 000. Est-ce que c’était l’œuvre du KGB ou de 190
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la résistance lituanienne qui a perduré jusqu’aux années 1950 ? Ou de la Seconde Guerre mondiale ? Ou des Suédois et des Finlandais marchant avec Charles XII jusqu’à leur ultime destinée à Poltava en Ukraine en 1709 ? Les pathologistes de la police scientifique furent appelés, et il fut bientôt clair qu’il s’agissait des derniers restes de la Grande Armée de 1812, les pauvres soldats et leurs suivants civils (pour beaucoup des femmes) qui avaient été abandonnés ici mais qui avaient succombé à leurs blessures durant les semaines suivantes [145]. Quand les Russes reprirent la ville, ces corps avaient été jetés sans cérémonies dans les fortifications creusées par l’armée française quelques neuf mois plus tôt. Par une heureuse coïncidence, un de ces pathologistes est un ami d’ami et c’est ainsi que nous – deux chimistes, deux pathologistes et un conservateur du musée – furent amenés à fouiller dans des boîtes en carton soigneusement stockées contenant les dernières possessions de cette armée perdue : manches de manteaux, chapeaux, casques, ceintures et boucles, et, bien entendu, boutons. Nous avons trouvé des boutons propres et bien conservés en laiton et en argent avec les numéros de régiment encore clairement visibles, mais seulement quelques boutons d’étain très moches – quelques-uns avec leur fiche d’analyse chimique où la case « Sn » était marquée d’une croix nette. Donc, je les ai vus, les fameux boutons de Napoléon. Mais je ne sais pas s’ils étaient moches à cause de la maladie de l’étain, et j’ai donc quitté Vilnius un peu plus riche d’expérience mais sans en savoir beaucoup plus. Si c’est juste une anecdote, qui a bien pu l’inventer, et pourquoi ? Ou était-ce un travail de fiction littéraire ? Au moins, le plus célèbre auteur concernant cette guerre, Léon Tolstoï, semble être innocent. Son célèbre roman Guerre et Paix contient six références aux boutons, mais aucun n’a éclaté et aucun n’est en étain [146].
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Figure 38 | Un des fameux boutons d’étain de Napoléon. Noir et moche mais essentiellement intact après avoir été enterré près de 200 ans dans une fosse commune proche de Vilnius, Lituanie58. Photo de l’auteur. © Musée national de Lituanie.
D’un autre côté, si c’était une histoire vraie, et nous avons établi que la température et le matériau de ces boutons étaient corrects, elle devrait apparaître dans au moins un des récits des témoins visuels. Elles sont en général méticuleusement et spécialement macabres, et des détails curieux relatant le froid anormal s’y trouvent (souvent corroborés par d’autres survivants)59. Ces histoires de boutons qui éclatent sont cependant remarquablement absentes. Ce qui n’est pas en soi une preuve contre cette théorie, car les documents auxquels j’ai pu accéder sont seulement une petite fraction des matériaux disponibles. Mes efforts doivent s’arrêter là cependant. Je n’ai ni le temps ni les compétences pour parcourir l’ensemble de tous ces documents en russe, polonais, français 58. Traduction : MNL (musée national de Lituanie), Centre de restauration, laboratoire de recherche, pièce : bouton 3674, alliage élémentaire, analyse réalisée par : (signature). 59. Un bon nombre de ces récits sont aussi disponibles sur Internet. Parmi ceux-ci, les mémoires du sergent Bourgogne et ceux de notre ami au thermomètre, le général Vionnet.
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et allemand. Mieux valait interroger quelqu’un qui avait déjà essayé, et Adam Zamoyski, natif de New York, ancien étudiant d’Oxford, auteur et polyglotte d’origine polonaise est notre homme. Son livre récent 1812 : La campagne tragique de Napoléon en Russie (1812: Napoleon’s Fatal March on Moscow) [138] est une lecture globale essentielle pour cette histoire, et il m’a dit qu’il avait mis un point d’honneur à « lire chaque mémoire, lettre ou souvenir que j’ai pu trouver [147] ». De manière assez étrange, l’histoire des boutons de Napoléon était nouvelle pour lui, mais il confirme mes soupçons : il n’y a pas un seul témoin oculaire de boutons pulvérisés ou de problèmes liés aux boutons. Fin de l’histoire ? Pas tout de suite. On peut encore avoir une idée du départ de la rumeur. D’abord, il est clair qu’il ne s’agit pas d’une histoire récente d’un auteur de manuel à l’imagination débordante. La plus vieille mention que j’ai trouvée pour l’instant est dans un numéro de American Journal of Science de 1909, et il est clair d’après le ton de l’auteur que c’était déjà une idée établie à cette époque [148]. Mais il est vraisemblable que c’était déjà considéré comme une simple anecdote. Quand le professeur Ernst Cohen d’Utrecht, qui est devenu un expert reconnu de la maladie de l’étain, donna une conférence sur « Allotropie des métaux » devant la Société Faraday à Londres en 1911, il parla en détail de l’étain, mais ne mentionna pas Napoléon [149]. Par contre, il dit quelque chose d’autrement intéressant pour notre sujet : il parle d’un autre incident de bouton rapporté par le scientifique allemand Carl Fritzsche travaillant à Saint-Pétersbourg [150]. Il a eu lieu dans un entrepôt de l’armée pendant un hiver extrêmement froid des années 1860, et cette fois il s’agissait de boutons d’étain russes qui s’étaient désintégrés, pas des français. Peut-être que quelqu’un a rebondi sur cette histoire et en a tiré des conclusions sur le destin de l’armée en retraite de 1812. On peut ajouter que ce n’est pas complètement déraisonnable quand on voit que les conditions climatiques étaient favorables (encore qu’on puisse 193
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ratiociner sur le temps nécessaire pour convertir un métal en poudre). Il y avait aussi des preuves circonstancielles sous forme de rapports pertinents sur l’état des uniformes de l’armée et sur leur apparence générale. Comme je l’ai dit au début, les soldats n’avaient aucun uniforme d’hiver, et quand le froid les saisit, ils se couvrirent avec ce qu’ils avaient pu trouver, y compris des robes de femmes volées à Moscou. De même, quand des compagnons tombaient morts pendant la retraite, ou ne se réveillaient pas au matin, toute partie utile de leur équipement changeait rapidement de mains, et de bonnes bottes étaient constamment exigées. De plus, le moral et la discipline étaient au plus bas dans la plupart des unités et en conséquence, même avant que le grand froid s’installe, les survivants en loques de la Grande Armée ressemblaient plus à des mendiants qu’à des soldats. Et si ce n’était pas suffisant, beaucoup souffraient de diarrhées aiguës causées par une hygiène épouvantable et un régime horrible, le plus souvent constitué de viande de cheval, parfois coupée directement sur une bête vivante. Au fur et à mesure que la température baissait, il devenait de plus en plus difficile, douloureux, et finalement dangereux de se boutonner et se déboutonner. En dernier ressort, les soldats avaient modifié leurs pantalons, ou plutôt leurs hauts-de-chausse, en découpant la couture arrière de manière à pouvoir se soulager dans l’instant sans risquer engelure et gangrène. On voit assez facilement comment une lecture superficielle des récits des survivants pouvait avoir conduit à la conclusion que le désordre des uniformes avait été causé par le manque de boutons, ou même que l’impossibilité de se boutonner par − 30 °C aurait pu, par mauvaise traduction ou mauvaise interprétation, conduire à une conclusion erronée. Pour ceux qui veulent encore croire que c’est une histoire vraie, il y a un dernier argument à considérer. Thierry Vette, un expert en uniformes français qui faisait partie de l’équipe qui inspecta les fosses communes de Vilnius, conclut que compte tenu du nombre de restes 194
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d’uniformes identifiables retrouvés, la proportion de boutons d’étain est très faible, beaucoup d’eux semblant simplement manquer [151]. Cependant, étant donné le désordre général des habits et des uniformes, c’est une preuve difficilement convaincante. Bon, ayant démonté cette anecdote, pouvons-nous offrir quelque chose d’autre pour maintenir éveillés nos étudiants ? Eh bien, il y a un incident très prosaïque. Du côté ouest de la route qui mène de Vilnius à Kaunas, il y a une colline qui monte du village de Paneriai, et au moment de la retraite, elle était couverte de neige et de glace. L’absence d’une couche de particules fines de dioxyde de silice sous forme de quartz (communément connue sous le nom de sable) sur cette route empêchait les chariots du trésor français ainsi que les autres attelages pesants d’avancer au-delà de ce point. Cela causa des pertes considérables en termes de finances et d’armement (quoique que cela fît la fortune des chanceux qui trouvèrent des sacs d’or dans les convois abandonnés avant l’arrivée des cosaques). Plus tragiquement, les voitures avec les malades et les blessés avaient aussi été laissées à l’arrière, et beaucoup de ces malheureux finirent sans doute dans les fosses communes découvertes en 2001 [138]. Donc, la guerre n’a pas été perdue par le besoin d’un bouton, mais le trésor a été perdu par le besoin d’un grain de sable, et peut-être que cela participa à la chute finale de Napoléon quelques années plus tard.
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Dans ce chapitre, nous présenterons la chimie organométallique, jadis fléau de nos cités et maintenant part vitale de la confection de médicaments et de la recherche. Le Massachusetts rural est charmant à la fin de l’été. L’architecture classique de la Nouvelle-Angleterre se fond dans les pelouses, jardins et forêts vertes dans un tableau d’une parfaite harmonie. Le temps est radieux, et c’est l’heure idéale de l’après-midi pour une promenade autour de la ville universitaire d’Amherst. Cependant, après quelques pâtés de maison, le tableau idyllique se fissure : une maison blanche traditionnelle est en cours de rénovation et un signe composé d’une tête de mort et de deux tibias entrecroisés sur le gazon nous conseille de nous éloigner à cause du danger d’empoisonnement au plomb. Il s’avère que la couleur blanche habituelle des maisons alentour était souvent due à des pigments à base de plomb. Il a été mis un terme à l’usage du plomb dans les peintures en 1978, mais c’est toujours un problème à en juger par la brochure de 16 pages disponible 197
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en six langues publiée par l’Agence de protection environnementale des États-Unis, et les procès criminels intentés contre des agences immobilières et des propriétaires négligeant d’informer locataires et acheteurs du statut en plomb de leurs maisons [152]. Marcus Vitruvius Pollio aurait probablement été d’accord avec cette brochure et cette législation, et certainement Alice Hamilton plus encore. Bien que près de deux millénaires séparent l’ingénieur romain de la première femme de la faculté de médecine d’Harvard, ils sont unis dans le combat contre les dangers du plomb pour la main-d’œuvre et le public. On ne sait pas grand-chose de la vie de l’architecte et ingénieur du premier siècle avant Jésus-Christ, Marcus Vitruvius Pollio, aussi connu sous le nom de Vitruve, excepté ce qu’on peut inférer de son œuvre célèbre : De Architectura. Ce magnum opus, écrit du temps de l’empereur Auguste, représente probablement le résumé de l’expérience professionnelle d’un vieil homme. Le titre induit légèrement en erreur car l’architecture des temps romains couvrait un plus large champ que de nos jours. Ainsi Vitruve nous dit beaucoup sur l’ingénierie en général, sur la chimie des pigments et, au bénéfice de cette histoire, sur les aqueducs et le traitement correct de l’eau [153]. C’est aussi clairement un conservateur, se déchaînant contre les « fresques décadentes » et « ces temps de mauvais goût ». Et non, il ne parlait pas du type de peintures trouvées sur les murs de certaines maisons de Pompéi – il réfutait simplement la représentation d’objets irréalistes, disant : « les images qui ne sont pas conformes à la réalité ne devraient pas être approuvées ». C’est un amoureux des bâtiments grecs classiques, et ses écrits furent repris par les architectes de la Renaissance italienne, en partie parce qu’une copie de son livre en bon état refit son apparition dans la ville suisse de Saint-Gall au bon moment. Ainsi les Italiens eurent les villas palladiennes, et une nouvelle édition du livre (en partie illustrée par Palladio en personne) inspira les architectes pour un long moment. 198
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C’est dommage que personne ne prêtât une attention équivalente au conseil pratique que Vitruve donna sur le plomb. Quand il en vient aux dispositions qui concernent l’eau du robinet il est absolument clair : « l’eau ne devrait en aucune façon être conduite par des tuyaux de plomb, si nous voulons l’avoir sainement ». Entre autres choses, il cite la mauvaise santé des plombiers, les ouvriers du plomb (plumbum étant le nom latin du plomb), invoquant que « la couleur naturelle du corps est remplacée par une profonde pâleur ». Comme un certain nombre de siècles sont passés avant que les villes d’Europe de l’Ouest atteignent la sophistication du génie civil romain, ceci n’a pas eu de conséquences immédiates pour les consommateurs. Cependant, le plomb a continué à être largement utilisé dans de nombreux cas, et les ouvriers exposés (par exemple les imprimeurs) ont développé des maladies professionnelles. L’empoisonnement par le plomb peut avoir joué une part significative dans le destin de l’expédition vers le passage Nord-Ouest de Sir John Franklin en 1845. Les 129 membres de l’équipage de Franklin avaient été envoyés par l’amirauté britannique sur deux navires dernier cri, armés de machines à vapeur et avec des provisions pour trois ans. Franklin lui-même avait déjà 59 ans, mais avait servi avec honneurs dans la marine et acquis la reconnaissance pour l’exploration des contrées septentrionales du Canada. Les navires avaient été aperçus par deux baleiniers à l’entrée du canal de Lancaster, près des côtes nord-ouest du Groenland, à l’été 1845, puis disparurent vers l’ouest dans la brume historique des expéditions perdues. À partir de 1847, il y a eu une suite ininterrompue de recherches de Franklin et de son équipage quand l’amirauté de Londres jugea qu’ils avaient épuisé leurs réserves de nourriture. Il existe une littérature considérable, à la fois réaliste et de fiction, sur l’expédition Franklin et sur les missions de recherche et de secours qui ont suivi. Je me contenterai de dire que Franklin et ses hommes passèrent deux hivers dans le froid au nord du cercle polaire, et, 199
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quand les réserves s’épuisèrent, qu’ils abandonnèrent leurs navires pour rencontrer leur destin dans une marche futile vers le sud. Ce pourrait être la technologie et d’avoir négligé le conseil de Vitruve qui prirent le meilleur de Franklin et de ses hommes. Des restes de diverses parties de l’expédition ont été retrouvés, et de récentes analyses sur les corps conservés des membres d’équipage ont révélé une concentration en plomb bien plus élevée que les taux normaux de cette époque [154]. Il y a deux sources possibles pour ce plomb. Il avait été suggéré que les systèmes modernes d’alimentation en eau des navires Terror et Erebus contenaient des parties en plomb [155], et que les boîtes de conserve contenant la majeure partie des provisions étaient défectueuses, mettant la nourriture en contact avec le plomb utilisé dans les soudures [156]. Cependant rien n’indique que tous les membres de l’expédition étaient morts d’une intoxication au plomb. Ce que l’on sait néanmoins, c’est que l’organe majeur touché en cas d’ingestion massive de plomb est le cerveau, avec comme conséquences des désordres nerveux et des problèmes de mémoire et de concentration. Ne pas parvenir à prendre une décision rationnelle, ou même de saisir la gravité de leur situation, pourrait avoir conduit à la fin désastreuse de l’expédition. D’après les preuves mises au jour, il semble que de nombreux objets amenés dans la marche finale et fatale n’étaient d’aucune utilité : livres et couverts de cuisine étaient juste une accumulation de poids mort [157]. Le plomb est toxique de nombreuses façons, essentiellement parce qu’il peut remplacer de « bons » ions métalliques comme Ca2+, les empêchant ainsi de remplir leurs fonctions. Pb2+ est également « mou », le concept que nous avons approché au chapitre 12, donc il interagira avec les atomes mous chargés négativement dans l’organisme, typiquement les soufres, et spécialement celui de l’acide aminé cystéine. Une des causes des problèmes cérébraux est l’interférence avec les enzymes régulant les neurotransmetteurs acétylcholine et dopamine [158]. 200
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Figure 39 | L’acide aminé cystéine (à gauche) et le neurotransmetteur acétylcholine (à droite).
D’un autre côté, « la profonde pâleur » observée par Vitruve vient des effets sur l’hémoglobine60. Une grave maladie mentale suite à une intoxication au plomb fit que Joseph G. Leslie a été enfermé dans un hôpital psychiatrique pendant quarante ans. Quand il est finalement décédé en 1964, ce fut à la grande surprise de sa famille qui pensait qu’il était déjà mort en 1924 dans un accident à la Standard Oil of New Jersey, où il était technicien en chimie. Seuls sa femme et son fils connaissaient la vérité [159]. Bien que les conditions de travail fussent fréquemment dangereuses à cette époque, l’accident qui impliqua plusieurs ouvriers eut un certain retentissement. C’est ici qu’Alice Hamilton intervient dans l’histoire. Médecin diplômé de la faculté de médecine de l’université du Michigan, elle était un des pionniers des maladies professionnelles aux États-Unis. En 1919, Hamilton venait juste de commencer à travailler au département de médecine industrielle de la faculté de médecine d’Harvard. La même année, General Motors rachetait une petite société de recherche menée par un certain Charles Kettering à Dayton, en Ohio. Kettering 60. Il faut noter qu’il est important de savoir, que ce soit pour la toxicité aiguë ou pour la facilité d’ingestion, sous quelle forme ou dans quel type de molécules le plomb est présent. Par exemple, le plomb métallique a plus de mal à pénétrer dans l’organisme que le plomb tétra-éthyle, qui est liquide.
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était à la recherche d’un agent anti-cliquetis parfait pour les moteurs de voitures et en 1921, son équipe conclut que le plomb tétra-éthyle était une solution possible [160, 161]. À cette époque, le public et les autorités civiles étaient au courant des dangers potentiels du plomb. De plus, comme aucun des industriels, ni E.I. du Pont de Nemours Corp ni Standard Oil, n’était expert du procédé de production complexe (en plus du non-décès de Joseph G. Leslie, dix autres ouvriers périrent et plus encore subirent une intoxication au plomb), l’avenir du nouvel additif était maussade. Alice Hamilton, qui allait devenir une autorité dans le domaine des substances toxiques industrielles, dénonça l’« éthyle », comme aimaient l’appeler ses partisans au sein de « l’Ethyl Gasoline Corporation ». Hamilton mit l’accent sur le risque pour la sécurité des ouvriers, et à plus long terme pour l’ensemble de la population. Le plomb tétra-éthyle fut prohibé dans le New Jersey et ne fut plus vendu à New York et en Pennsylvanie. Quoique Kettering eût d’autres solutions possibles dans les manches de sa blouse, il semble que General Motors et Standard Oil (les principales parties prenantes de Ethyl Gasoline Corporation) décidèrent que le plomb tétra-éthyle était le meilleur choix commercial. Le contexte du brevet était clair, et dans la mesure où l’« éthyle » allait devenir un additif standard de tous carburants, les profits allaient être substantiels. Ce n’était certainement pas le cas avec l’éthanol, une alternative, ou le carbonyle de fer, pour lesquels il y avait des compétiteurs européens et de possibles brevets.
Figure 40 | Un simple hydrure de carbone, le dérivé du plomb : plomb tétra-éthyle, et le carbonyle de fer, Fe(CO)5.
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Chimiquement parlant, le carbonyle de fer et le plomb tétra-éthyle (figure 40) sont connus comme des composés organométalliques parce qu’ils contiennent une liaison métal-carbone. Le plomb tétra-éthyle est plutôt simple en termes de liaisons chimiques. On peut imaginer le plomb un peu comme un carbone, l’élément au sommet de leur colonne dans le tableau périodique de telle manière que Pb(CH2CH3)4 serait un analogue de l’hydrure de carbone C(CH2CH3)4, le 3,3-diéthylpentane montré à la figure 40. Le carbonyle de fer ou Fe(CO)5 est complètement différent. Si on pense aux liaisons C-C dans le 3,3-diéthylpentane comme composées d’un électron de chaque carbone partagé également entre les deux atomes, on peut penser à la liaison Pb-C comme l'ion Pb4+ empruntant deux électrons à chaque groupe éthyle négativement chargé pour former quatre liaisons Pb-C, avec aussi deux électrons dans chacune. Le fer dans le Fe(CO)5 est neutre, comme le CO ou monoxyde de carbone, et dans ce cas, il n’est pas évident de savoir dans quelle direction les électrons voudront aller. Il s’avère qu’ils peuvent bouger des deux côtés : deux électrons à l’extrémité des molécules de CO sont partagés avec le fer en même temps que d’autres électrons, stationnés sur une orbitale différente, sont donnés au CO par le fer. C’est si compliqué que d’habitude on n’essaie pas de montrer ceci quand on dessine les liaisons, et donc il n’y a qu’une simple ligne connectant Fe et C, bien que le caractère de l’interaction de liaison soit complètement différent de celui de la liaison Pb-C. Que le Fe(CO)5 ait pu être un meilleur agent anti-cliquetis que Pb(CH2CH3)4 est difficile à dire. Leur toxicité aiguë semble être à peu près la même, et peut-être qu’il aurait fallu ajouter plus de carbonyle de fer au carburant. Quoi qu’il en soit, cela signifie qu’une alternative à la diffusion de polluants persistants aurait pu être développée dès les années 1920. Cependant, peu de personnes savaient tout ça à l’époque. Pour résoudre la question du plomb tétra-éthyle, une réunion nationale avait été convoquée par le Médecin-Chef des États-Unis (US Surgeon 203
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General), et en mai 1925, plus de 100 délégués de sociétés, syndicats, agences gouvernementales, universités, ainsi que la presse se rencontrèrent à Washington DC. Le plomb tétra-éthyle fut présenté par Kettering, un des principaux orateurs, comme la seule alternative crédible au phénomène de cliquetis, bien que certains, Hamilton incluse, refusèrent de le croire [162]. Bien entendu, les alternatives de Kettering étaient restées au secret dans ses laboratoires d’entreprise – on sait cela seulement par les travaux du Professeur William Kovarik à l’université de Radford, qui a utilisé des fichiers61 récemment communiqués par l’Institut de recherche de GM à Dayton, pour écrire une étude exhaustive à ce sujet. La pression de produits concurrents était aussi la raison pour laquelle GM et ses associés démarrèrent la production à grande échelle de tétra-éthyle de plomb avant de mettre en place des procédures de sécurité adéquates et de former correctement leur main-d’œuvre. La conclusion de la conférence fut la création d’une commission, qui conclut qu’elle n’avait que peu de poids législatif pour interdire le plomb tétra-éthyle. De vagues promesses de futures investigations furent vite oubliées, et à la fin des années 1930, 90 % de toute l’essence des États-Unis contenait du plomb [163]. Malgré tout, d’un certain côté c’était aussi une victoire pour Hamilton et ses collègues, car les procès-verbaux créèrent un précédent pour le droit du gouvernement et de la science à avoir le dernier mot sur les questions d’hygiène industrielle et de pollution. Vitruve était probablement une voix solitaire à une époque où ses contemporains épiçaient avec joie leurs mets avec de l’acétate de plomb(II) trihydrate62, et plus tard De Architectura ne devint probablement pas une lecture obligatoire pour les ingénieurs des mines, les métallurgistes et les imprimeurs. Que le conseil de Vitruve fût négligé 61. Ces fichiers sont déposés à l’université Kettering à Flint, Michigan. 62. Aussi connu comme sucre de plomb, ce composé peut être assimilé à une « alternative traditionnelle 100 % naturelle au sucre », mais bien sûr il est aussi toxique que n’importe quel autre produit à base de plomb.
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est peut-être excusable, mais que les débats houleux des années 1920 aient été complètement oubliés est plus remarquable63. Kovarik note qu’un article64 du New York Times de 1984 traitant de l’interdiction récente du plomb tétra-éthyle à Chicago est décrit comme le premier de ce style. Si les journalistes avaient recherché dans leurs propres archives, ils auraient trouvé des articles similaires sur l’« éthyle » banni soixante ans auparavant. Les scientifiques aussi ont commis des erreurs similaires. Dans un article de 1925 du très respecté Journal of American Medical Association, Hamilton et ses collègues publient un panorama complet de la toxicologie du plomb tétra-éthyle et descendent complètement un article préalable du Bureau des mines qui minimise les effets des gaz d’échappement contenant du plomb [164]. Cet article a été cité seulement 15 fois par d’autres scientifiques, comparé aux centaines d’articles traitant de ce problème. Pour finir, nous voyons que Kettering a donné son nom à une université, mais chaque année le US National Institute for Occupational Safety and Health (Institut national pour la sécurité et la santé au travail des États-Unis), le NIOSH, décerne le prix Alice Hamilton de sécurité et santé au travail. Le NIOSH déclare sur sa page d’accueil que : « Plusieurs des premières lois et dispositions règlementaires prises pour améliorer la santé des ouvriers furent le résultat direct du travail d’une femme dévouée et talentueuse, Alice Hamilton, M.D. [165] »
63. Aaron Ihde note que d’après le rapport du chef des services de santé dans les années 1920 : « malgré l’usage de plomb tétra-éthyle dans presque tous les moteurs à essence et malgré la prolifération des automobiles, il n’y a jamais eu de nouvelles études médicales concernant les effets sur la santé humaine », The development of Modern Chemistry, Ihde, A.J., Dover Publications, 1964, 1984, p. 710. 64. « Chicago publie un décret interdisant la vente de carburant au plomb », New York Times, 8 septembre 1984, www.nytimes.com/1984/09/08/us/chicago-issues-aban-on-selling-leaded-gas.html
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Hamilton vécut jusqu’à 101 ans, et mourut au début du second débat houleux sur le plomb tétra-éthyle, dans les années 1970. Bien que maintenant terminée dans la plupart des pays du monde, la controverse entourant l’introduction du plomb tétra-éthyle semble servir. Est-ce que GM, ou d’autres sociétés, avait pu développer une alternative crédible dans les années 1920 ? On ne le saura jamais, mais peut-être que le brillant scientifique Thomas Midgley Jr, qui dirigeait la recherche sur les agents anti-cliquetis chez GM, pourrait avoir été connu comme l’homme qui a vraiment résolu le problème du cliquetis, et pas malheureusement comme l’homme qui introduisit l’un des problèmes environnementaux les plus persistants du XXe siècle. Ce que l’on sait, cependant, c’est que les premiers travaux sur des composés comme le plomb tétra-éthyle ou le carbonyle de fer ouvrirent la voie d’une petite révolution en synthèse organique : l’introduction de réactifs et de catalyseurs basés sur les composés organométalliques. Bien que ni Fe(CO)5 ni Pb(CH2CH3)4 ne soient utilisés directement comme réactif ou catalyseur, la connaissance de ces dangereuses molécules nous a donné, quelque peu ironiquement peut-être, des accès bien meilleurs et par des voies bien plus environnementales à des produits chimiques et à des médicaments – quelque chose que nous approfondirons au chapitre 22.
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19 Une surface brillante et un passé terni
Dans ce chapitre, nous en saurons plus sur un élément avec de bons et de mauvais côtés, sur l’oxydation et la prévention de l’oxydation et sur le moyen le plus rapide pour faire du vinaigre à partir d’éthanol, et nous utiliserons aussi un chien de berger pour conduire quelques zèbres. Le jour où Erin Brockovich qui conduisait dans Reno fut percutée par un autre conducteur, lui fit rencontrer de près non seulement le logo de l’autre véhicule, mais finalement aussi le système juridique des États-Unis et cela changea sa vie du tout au tout. Le jour où Steven Soderbergh demanda à Julia Roberts de jouer le rôle d’Erin Brockovich dans le film du même nom n’a pas réellement changé sa vie, du moins on le présume, mais il montra aux cinéphiles et aux critiques que la star, vainqueur de l’Academy Award en 1990 était réellement revenue dans le droit chemin. Quel est le lien entre ces deux événements ? La réponse est l’élément chrome. 207
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C’était le chrome qui fit que le clerc d’avocat Brockovich commença un combat de type David contre Goliath contre le conglomérat californien de l’énergie Pacific Gas and Electric (PG&E) Company, qui fit que Soderbergh réalisa un film à grand succès avec Roberts dans un rôle qui lui valut l’Oscar de la meilleure actrice en 2000 et qui relança sa carrière. Je ne vais pas dévoiler l’intrigue pour ceux qui n’ont pas vu ce film qui vaut le coup d’être regardé, mais que les gentils gagnent à la fin n’est sans doute pas une surprise. Cependant le rôle du chrome dans ce jeu n’est pas du tout évident. Et est-ce que les gentils sont réellement gentils ? Il y a en général une bonne quantité de, et une bonne place pour, toutes choses, et ceci vaut pour les éléments du tableau périodique. Le composant principal de l’acier, un matériau qui a un rôle à jouer dans cette histoire, est le fer, et si quelquefois nous pouvons être carencés en fer, trop de fer nous tuera. Il en est de même pour le chrome : nous ne pouvons pas vivre sans lui. Du moins c’est ce qu’on pensait jusqu’à récemment [166]. Il était censé nous aider à décomposer et métaboliser les sucres, et donc une « carence en chrome » pouvait possiblement avoir une relation avec le diabète [167]. Actuellement, alors que de faibles doses ne semblent pas faire de tort, il y a encore la possibilité d’une fenêtre thérapeutique – ce qui correspond à des concentrations qui pourraient faire du bien – mais il n’est plus considéré comme un élément essentiel, bien qu’aucun consensus officiel n’ait encore été proclamé [168]. Ce qui ne fait toutefois pas de doutes, c’est que des taux de chrome trop hauts causent des problèmes et que la forme sous laquelle il est avalé ou inhalé est importante également. À Hinkley, Californie, le chrome n’a jamais été présent au bon moment (les années 1980), au bon endroit (il était dans l’eau du robinet), ou en bonne quantité. Qui plus est, il était déguisé en ion chromate, CrO42-, une sorte de cheval de Troie qui cache efficacement son contenu toxique dans un tétraèdre d’oxygènes. Sous cette forme, 208
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les gardiens des murailles de nos cellules le laisseront passer, croyant qu’il s’agit de son sosie inoffensif : l’ion sulfate, SO42- (voyez vousmême en figure 41). Comment est-il arrivé dans l’eau du robinet ? Le résultat d’une simple erreur technique, ou d’économie pour réduire les coûts ? On ne le saura probablement jamais. En tout cas, PG&E pompait du gaz naturel en Californie dans le cadre de leur composante « énergie ». Sur de longues distances, de tels pipelines nécessitaient d’être re-pressurisés au niveau de stations de compression intermédiaires et une de ces stations était située à Hinkley [169]. Même si les pipelines en eux-mêmes ne sont pas si gros (avec des diamètres de 61-66 cm (24-26 pouces)), et enterrés en profondeur, une station de compression reste une installation industrielle de taille, avec une bonne partie de l’équipement, cuves et tuyaux, faite d’acier. L’acier est susceptible de corrosion, et donc l’eau des cuves de rétention utilisée sur place était épicée d’un inhibiteur de corrosion.
Figure 41 | L’ion chromate diabolique, CrO42- à gauche et son sosie inoffensif l’ion sulfate SO42- à droite. Les images sont réalisées à la même échelle. Ce type de représentation met en avant la forme globale et la « densité électronique » des molécules mais pas les liaisons chimiques. Les liaisons Cr-O et S-O sont différentes, mais on ne les voit pas de « l’extérieur » – une molécule à l’approche sera seulement sensible à la densité électronique des oxygènes.
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Tandis que la corrosion peut sembler être un inconvénient mineur, impliquant quelques travaux salissants sur votre voiture de temps en temps ou devant être nettoyés par votre garagiste préféré, elle s’avère extrêmement coûteuse dès lors qu’il s’agit d’installations industrielles ou de parties majeures d’infrastructures comme les ponts ou les voies ferrées. Ainsi, une part importante des projets industriels concerne le combat contre la corrosion, et une des armes est, ou était, d’utiliser les ions chromates. Ceux-ci iront coller aux surfaces d’acier pour former une couche fine mais efficace qui ressemble un peu à celle formée sur l’acier inoxydable (qui contient aussi du chrome), et qui maintiendra les oxydants nuisibles comme l’oxygène à distance du fer. Faire de telles fines surfaces de passivation est une stratégie anticorrosion efficace : nous avons vu cela avec l’aluminium au chapitre 10. Pour l’aluminium, le revêtement d’oxyde naturel est très efficace comme protection contre la corrosion, au contraire du fer et de l’acier, qui requièrent une manipulation chimique. L’usage d’ions chromates pour prévenir la corrosion n’est pas nécessairement un problème – on peut apprendre à composer avec des choses dangereuses en toute sécurité (l’électricité est un exemple). Le problème, c’est que PG&E ne s’en préoccupait pas du tout. Au lieu d’installer des appareillages simples pour protéger l’environnement, l’eau polluée par du chromate était simplement déversée hors de l’installation. Cela dura de nombreuses années, et en fouinant dans un classeur du cabinet d’avocats où elle travaillait, Brockovich découvrit un nombre dérangeant de maladies dans la population de Hinkley et persuada son patron, l’avocat Edward Masry, de l’autoriser à enquêter. Après beaucoup de démarchages par Brockovich et de manœuvres légales par Masry, ils ont gagné la plus grande action en justice contre PG&E. Les dommages et intérêts à la fin s’élevaient à 333 millions de dollars au profit de la population de Hinkley [170]. Pour l’instant nous suivons le scénario du film. Les méchants sont punis et les gentils récompensés. Cependant, quelques-uns diront que 210
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la santé publique serait mieux servie si on prêtait plus d’attention aux risques avérés comme le tabac ou l’alcool plutôt qu’aux risques perçus mais non scientifiquement prouvés, comme les traces de pesticides dans les légumes. Ou de chrome(VI) dans l’eau potable. Certains diraient même qu’il n’y avait pas de risques scientifiquement prouvés avec les taux de chromates trouvés dans l’eau potable de Hinkley [171], et que toute l’affaire avait juste coûté très cher aux clients et aux actionnaires de PG&E [170, 172]. Il est vrai qu’au moment des poursuites légales, les dangers de ces taux de chromates dans l’eau potable étaient loin d’être prouvés. C’était en partie dû au manque de données. Les ions chromates dans l’eau n’avaient jamais été perçus comme un problème auparavant, et il n’y avait guère de recherches à ce sujet [173]. Par contre, il était bien connu que les particules contenant du chromate sont cause du cancer du poumon [174], et des syndicats américains avaient assigné l’Agence de médecine du travail des États-Unis en justice quelques années auparavant pour sa lenteur douteuse à baisser les limites permises de chromate dans l’air : limites basées sur de solides résultats scientifiques [175]. De plus, les ions chromates et le Cr(VI) étaient connus comme carcinogènes et mutagènes depuis les années 1950 [176], et aucun ingénieur ou chimiste sain d’esprit pouvait penser que c’était une bonne idée de juste laisser ces composés s’écouler dans les eaux souterraines. Une partie du problème venait probablement du fait que le traitement par le chrome n’était plus utilisé à la station de Hinkley. Il avait été abandonné en 1966, et l’eau contaminée par le chrome s’était lentement échappée de bassins de rétention poreux pour contaminer les nappes souterraines des années plus tard. Qu’une si longue période soit passée avant que le problème ne fasse surface peut avoir signifié une faute de la direction de PG&E plutôt qu’une responsabilité individuelle, et c’était l’erreur d’une génération précédente de managers. Ainsi, du moins dans le film, ils essayèrent de noyer le poisson, et même d’expliquer aux habitants de Hinkley combien le chrome 211
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était bon pour eux (et techniquement ils avaient raison : nous avons vu qu’à l’époque le chrome était considéré comme essentiel pour les humains). Par contre, ils ne parvinrent pas à convaincre le juge, même si PG&E trouva des experts pour témoigner en leur faveur (un de ceux-ci fut ensuite nommé par l’administration de George W. Bush comme conseiller auprès du Centre national de la santé environnementale) [177]. Convaincre au-delà du doute que des maladies développées sur le long terme sont causées par l’ingestion chronique de faibles doses de produits toxiques est très délicat, mais là n’est pas la question. Ce que nous avons, c’est une société qui, en négligeant les bonnes pratiques d’ingénierie, a contaminé les nappes phréatiques avec une molécule dont les propriétés toxiques étaient bien connues. Les concentrations de ces composés excèdent les limites décidées par les autorités [178], et bien sûr les mesures punitives qui existent ne dépendent pas du fait que quelqu’un soit tombé malade ou pas. Si vous dépassez les limitations de vitesse, essayez de convaincre la police que ce n’est pas grave tant que vous n’avez tué personne! Que des dommages et intérêts à hauteur de 333 millions de dollars soient appropriés est une tout autre affaire. Mais permettez-moi de clore ce chapitre sur une note plus chimique : l’état d’oxydation. Le film est bourré de références au « chrome-6 », qui est le chrome à l’état d’oxydation +6, souvent écrit avec un chiffre romain chrome(VI). On l’appelle également chrome hexavalent, cela impliquant que l’ion métallique peut former six liaisons avec d’autres atomes. C’est en fait une idée archaïque et fausse, car le petit ion Cr6+ ne se lie normalement qu’à quatre autres atomes parce que sinon il serait en surpopulation. En se référant au préambule, faire du Cr(VI) revient à ôter tous les électrons des dernières orbitales pleines, s et d (ou des enclos si vous préférez l’allégorie des zèbres), de l’atome de chrome de telle manière qu’en termes de nombre d’électrons, il devienne juste comme le gaz rare argon. Cette ressemblance avec l’argon non réactif suggère 212
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une stabilité changeante de ce haut état d’oxydation, comparé au chrome(V) par exemple – comme faire tenir une pièce de monnaie en équilibre sur la tranche. C’est en fait un agent oxydant très réactif, car il adorera remplir quelques-uns de ces enclos vides avec des électrons, et en présence de quelque chose prêt à céder des électrons, la pièce tombera très facilement. C’est aussi la raison pour laquelle boire de l’eau contenant de très faibles doses de chromate est considéré comme un moindre risque par comparaison à l’inhalation de particules de chromate (ou d’ailleurs de vapeur d’eau en contenant). Le chrome(VI) serait réduit dans le corps avant qu’il ait le temps de causer des dégâts. Nous pouvons utiliser du chrome(VI) pour faire des acides carboxyliques à partir d’alcools beaucoup plus efficacement et rapidement qu’en laissant simplement une bouteille de vin ouverte pour que l’oxygène de l’air produise du vinaigre. Le chrome passe ensuite à un état d’oxydation plus stable, le chrome(III). Pour les ions positifs du chrome et de tous les autres métaux de transition, les orbitales s sont maintenant moins attirantes (elles sont plus hautes en énergie) et seules les orbitales d peuvent être remplies avec des électrons. La question suivante est : comme vont s’arranger ces électrons dans les orbitales disponibles ? Il est mieux d’avoir un électron seul sur une orbitale que d’en avoir deux ensemble car ils vont se repousser l’un l’autre. C’est aussi mieux s’ils ont le même spin (comme dit précédemment, le même type de rayures pour les zèbres) car quand ils vont approcher du point d’eau (le noyau), ils vont également être plus proches les uns des autres et avoir le même spin les fera automatiquement s’éviter. Ainsi nous aurons un électron, chacun avec le même spin, sur trois des cinq orbitales d, et ceci est connu des chimistes comme la règle de Hund65. Pourquoi aboutit-on à l’état d’oxydation +III et non pas +IV ou +II quand Cr(VI) est réduit ? C’est parce que ces ions attireront six 65. Hund signifie chien en allemand (note du traducteur et de l’auteur).
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autres atomes autour d’eux, Cr +II, +III et +IV étant plus gros que Cr +VI. C’est ce qu’on voit avec l’ion [Cr(H2O)6]3+ sur la figure 42 qui ressemble à quelque chose comme un octaèdre.
Figure 42 | L’ion [Cr(H2O)6]3+ montré avec les liaisons Cr-O en gras et la géométrie de coordination octaédrique mise en valeur par les lignes en pointillés.
Quand cela se passe, il s’avère que trois des cinq orbitales d différentes deviennent plus stables, parce qu’elles tendent à laisser des paires d’électrons des molécules ou atomes environnants sur les deux autres (il y aura une compétition féroce pour l’herbe dans celles-ci). Le meilleur arrangement que l’on peut obtenir est donc un électron dans chacune des trois orbitales les plus stables, laissant les deux autres vides. Ceci est symbolisé par les flèches dans les petites boîtes du bas sur la figure 43. Après l’accident de voiture à Reno, Erin Brockovich et le conducteur de l’autre véhicule auraient pu être soumis à un test rapide au chrome(VI). L’éventualité que la consommation d’alcool soit la cause d’un accident est quelquefois considérée, et alors le test le plus simple est de vérifier si le souffle du chauffeur transforme la couleur 214
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rouge-orange brillante du chrome(VI) en vert moins intense, couleur du chrome(III), quand Cr(VI) réagit avec l’alcool de l’air expiré pour former de l’acide acétique et des ions Cr(III).
Figure 43 | Les principales directions des cinq orbitales d disponibles pour les trois électrons d qui restent dans l’ion [Cr(H2O)6]3+. Deux d’entre elles sont dirigées vers les atomes d’oxygène de l’eau et préfèrent s’arranger avec la densité électronique de ces oxygènes. Cela laisse les trois autres orbitales pour les trois électrons du chrome, montrés comme des flèches dans les petites boîtes du diagramme d’énergie des orbitales en bas de l’image.
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20 L’actrice et le spin doctor Nous partons à la rencontre de la résonance magnétique nucléaire (RMN), la méthode préférée des chimistes pour identifier de nouvelles molécules et des médecins pour détecter les tumeurs du cerveau. Nous rencontrons aussi un élément du groupe des terres rares, mais qui finalement n’est pas si rare. Cette histoire pourrait commencer avec un cheval imaginaire nommé Velours, ou peut-être derrière les claviers d’un bar enfumé de Halmstad, et elle aurait pu avoir une fin très différente si elle n’avait pas pour thème l’excursion invraisemblable de quelques spécialistes de chimie médicale vers la partie exotique du tableau périodique : le domaine des lanthanides. Une ou deux générations de fans du cinéma ou des people furent contrariées, intriguées, ou simplement curieuses quand un nouveau chapitre de ce qui semble l’histoire sans fin d’Elizabeth Taylor, la dernière des grandes divas d’Hollywood, fut révélée en février 1997. Une tumeur au cerveau avait été diagnostiquée chez Dame Elizabeth juste avant son 65e anniversaire et elle devait subir une opération quelques semaines plus tard [179]. En fait, cette tumeur bégnine, 217
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qui sera facilement enlevée par chirurgie, était probablement le cadet de ses soucis médicaux, mais quand la chanteuse Marie Fredriksson s’évanouit chez elle et qu’il fut révélé que c’était à cause d’une tumeur cancéreuse potentiellement mortelle, la situation était radicalement différente. Le destin de cette femme de 44 ans, moitié des Roxette, duo pop ayant connu un immense succès, affecta une génération différente de celle qui avait suivi la carrière d’Elizabeth Taylor depuis les années 1940, et était très dérangeant dans la mesure où la victime était une femme dans la fleur de l’âge et mère d’un jeune enfant [180]. Les tumeurs du cerveau sont difficiles à appréhender, vous ne pouvez pas juste ouvrir le crâne et fourrer votre nez dedans jusqu’à ce que vous la trouviez. Il y a trop de connexions très sensibles et de trucs divers qui peuvent être détruits. Leur localisation précise est un point clé, et pour cela il faut pouvoir voir dans la tête sans l’ouvrir. La méthode la plus puissante pour cela est ce que les scientifiques appellent imagerie par résonance magnétique nucléaire, connue du public simplement comme IRM car le petit mot « nucléaire » à une connotation qui n’aide pas dans les situations où calme et sang-froid sont nécessaires, pour les patients et leurs proches. Voir à l’intérieur du corps humain a été d’une importance considérable en médecine, mais a aussi signifié des opportunités commerciales, à la fois pour des personnes intègres ou peu scrupuleuses. Burke et Hare vendaient les victimes de leurs meurtres pour les démonstrations d’étudiants de la faculté de médecine d’Édimbourg, un commerce un peu plus risqué que celui de Sweeney Todd66, car quelqu’un finit par reconnaître un des corps. Du bon côté de la loi, les lauréats du prix Nobel 2003 de médecine, Paul Lauterbur et Sir Peter Mansfield, furent les auteurs de quelques-uns des plus importants développements de la technique d’IRM.
66. Sweeney Todd : le diabolique barbier de Fleet Street. Film musical, entre comédie et horreur, réalisé par Tim Burton en 2008, avec Johnny Depp dans le rôle d’un barbier tueur en série du folklore anglais (note du traducteur).
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Plusieurs d’entre nous qui ont des enfants ont vu des images par ultrasons de leur progéniture à venir. C’est un moment magique mais franchement la résolution est médiocre. Je me souviens d’avoir vu le film d’un cœur palpitant à l’intérieur d’un animal vivant (j’ai oublié de quelle espèce) durant une conférence de RMN en Suisse en 1991, avec une résolution qui faisait que les images d’échographie ressemblaient à ce qu’on voyait sur les écrans d’ordinateur des années 1980 comparé à l’affichage des portables de 2016. Je vais être un peu plus technique dans ce chapitre que dans les précédents, d’une part parce que j’ai passé les cinq années de ma thèse à travailler avec un spectromètre RMN et d’autre part, parce que c’est un outil de diagnostic de grande importance. Quiconque est habitué à regarder les séries télévisées qui se passent dans un hôpital a vraisemblablement vu le patient du jour inséré dans un instrument de RMN pour corps entier. Je peux vous assurer que vous ressortirez vivant d’une telle expérience, même si cela ressemble un peu à de la science-fiction, mais pour quiconque un peu nerveux dès qu’il s’agit de machines et d’électronique, surtout depuis que j’ai mentionné le petit mot « nucléaire », il serait bon de savoir comment ça marche. Pour les autres, c’est juste fascinant. Ma belle-sœur a été une fois abordée dans un hôpital par une infirmière un peu inquiète lui demandant si elle ne trouvait pas qu’il y avait trop de machines autour d’elle. Elle a répondu : « pas d’souci, j’suis ingénieur ». C’est l’occasion d’un hommage à tous les ingénieurs souvent oubliés de ce monde. D’une certaine manière, il semble qu’ils aient un meilleur statut pour comprendre la théorie plutôt que de comprendre comment marchent les machines. Par exemple, être capable d’expliquer ce qui se passe quand on place une molécule d’eau dans un champ magnétique et qu’on frappe ses atomes d’hydrogène avec une fréquence radio, puis qu’on « écoute » le signal renvoyé, est très bien considéré. Cependant, comprendre comment nous pouvons garder le champ magnétique si extraordinairement stable quand les trams roulant sur 219
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Universitätstrasse à Zürich interférent avec les spectromètres RMN à l’ETH (Eidgenössische Technische Hochschule, l’Institut fédéral de technologie suisse) distant d’un pâté de maisons, comment nous captons le signal radio extrêmement faible à partir des échantillons et le transformons pour obtenir le chouette signal que nous espérons d’après notre « savoir » de comment marche la méthode, et comment le transformateur analogique/digital permet au signal d’être traité par un ordinateur, pour ne citer que quelques exemples, ne sont rien de plus que des détails techniques. Je tomberai aussi sous peu dans le piège, mais je dois dire que quelquefois je trouve que faire que ces machines fonctionnent, et les produire en grands nombres dans des usines, est aussi stupéfiant que la science sous-jacente. Je concède que pour de nombreuses personnes, connaître le principe derrière ces technologies est plus important. Il est évident pour tout le monde que les grosses boîtes entourant ces machines ne sont pas pleines de vide mais bourrées « d’électronique », et il est plus important de comprendre que « nucléaire » dans résonance magnétique nucléaire n’a strictement rien à voir avec la « radioactivité » ou les radiations ionisantes. Cependant pour le chimiste travaillant derrière les écrans de contrôle d’un spectromètre d’imagerie par résonance magnétique, une compréhension de l’électrotechnique peut être plus importante que de connaître les détails de la mécanique quantique mise en œuvre par les opérateurs algébriques et les équations de Bloch, même si ces derniers sont de loin les plus prestigieux pour la communauté scientifique. Bon, que se passe-t-il en fait à l’intérieur d’une machine d’IRM ? À un moment de la fin des années 1930, des physiciens ont découvert que les noyaux de certains isotopes, par exemple l’isotope normal 1H de l’hydrogène et le très rare isotope 13C du carbone, se comportent comme de minuscules petits aimants. Ils ont entrepris de mesurer la force de ces aimants (leur moment magnétique) en utilisant de gros électroaimants, mais comme il y a seulement un nombre restreint d’isotopes, les moments magnétiques nucléaires furent bientôt tous 220
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catalogués, et à la fin des années 1940, le chapitre était clos – c’est du moins ce qu’ils pensaient. Puis quelqu’un réalisa que le champ magnétique autour des noyaux n’est pas exactement le champ magnétique généré par les électroaimants utilisés pour les mesures. Il est légèrement perturbé par les électrons autour du noyau, qui ont leurs propres minuscules moments magnétiques associés à leur spin. Comme certains d’entre eux sont impliqués dans des liaisons chimiques, ou peuvent même avoir été perdus au profit d’un autre atome pour former un ion, ils modulent encore plus le champ magnétique. Il en résulte que l’énergie requise pour faire dévier les petits aimants nucléaires de la direction de leur champ externe (juste comme l’aiguille d’une boussole pointe en direction du champ magnétique terrestre) pour qu’ils pointent en direction inverse est légèrement modifiée. Ce changement affecte seulement la cinquième décimale dans les ondes de fréquence radio que nous envoyons dans le matériau (ou le patient), et qui fournissent l’énergie requise. Cependant cela suffit – sous réserve que les ingénieurs aient fait un bon boulot – pour que le signal d’un hydrogène lié à un atome d’oxygène dans l’eau soit différent du signal d’un hydrogène lié à un atome de carbone dans une protéine. Les niveaux d’énergie, tels que ceux du noyau d’hydrogène avec seulement deux options disponibles – que nous appelons, apparemment sans bonne analogie avec le monde des gros objets solides, « spin en haut » ou « spin en bas » – sont centraux en mécanique quantique67. Oubliez les choses comme le principe d’incertitude d’Heisenberg ou le fameux « Dieu ne jette pas de dés » d’Einstein pour s’opposer à certaines parties de la théorie – sans la quantification des niveaux d’énergie, nous n’aurions pas pu observer la tumeur au cerveau d’Elizabeth Taylor, ni rien d’autre de ce genre. Les couleurs vert, bleu 67. Où « quantum » signifie qu’il y a plusieurs niveaux d’énergie qui sont possibles, comme sur une échelle, et pas juste un continuum d’énergie. Ces champs sont générés par des super-conducteurs refroidis à l’hélium ; une raison pour ne pas acheter des ballons d’hélium aux enfants.
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et rouge sont aussi un effet de la mécanique quantique. Le monde serait uniformément gris si le niveau d’énergie des atomes n’était pas quantifié, prenant des valeurs discrètes, plutôt que de former un continuum d’énergie, et ainsi nous sommes capables de percevoir des couleurs au lieu de simplement des nuances de gris. Les chimistes utilisent la RMN pour vérifier la synthèse d’ingrédients actifs du Tamiflu ou de l’aspirine en dissolvant le composé dans un solvant et en vérifiant que tous les signaux appropriés sont présents pour les isotopes 1H et 13C. C’est ainsi que les spécialistes en synthèse organique et en chimie médicinale travaillent lorsqu’ils analysent de nouvelles molécules prometteuses isolées de la nature, ou des modifications de ces dernières, ou encore des composés entièrement synthétiques. Pour observer une tumeur, il faut appliquer la technique d’une manière légèrement différente. Pour une certaine force du champ magnétique, les molécules d’eau présentes dans toutes les parties de notre corps nécessiteront une certaine énergie, un pulse radio, pour passer au niveau quantique suivant. Ceci est appelé l’énergie de résonance, et ce qu’on détecte en fait est le signal radio envoyé en retour quand le noyau revient à son camp de base. Plus fort est le signal, plus grand est le nombre de molécules d’eau. Le truc avec les machines d’IRM est d’avoir un champ magnétique différent pour chaque partie du corps. Il faut imaginer le corps divisé en minuscules petits cubes, avec un champ magnétique différent dans chaque cube. Chaque cube renverra un signal radio spécifique, et la hauteur de ce signal nous montrera la quantité d’eau contenue dans chaque cube. Mais le vrai truc de cette méthode c’est que tous les organes, et c’est aussi valable pour les tumeurs, ont des teneurs en eau légèrement différentes, et ainsi les images que nous pouvons construire (à condition de garder la trace de la force de chaque champ magnétique dans chaque cube) nous montreront les rouages internes de notre corps. Cela semble très éloigné des régions australes du tableau périodique où se trouve l’élément gadolinium – peu connu en dehors 222
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de cercles restreints de chimistes organiciens et, comme il s’avère, de spécialistes d’IRM. Il pourrait y avoir de nombreux endroits où retrouver cet élément exotique dans un appareillage aussi complexe – dans les systèmes semi-conducteurs, les aimants, les récepteurs radio, ou les convertisseurs analogique/digital. De manière assez surprenante, ce métal plutôt toxique est utilisé comme agent de contraste : un composé qui va faire que le dessin de notre intérieur, surtout celui du cerveau, sera plus clair et plus facile à interpréter pour le médecin. Si vous êtes suffisamment malchanceux pour avoir de sérieux problèmes avec votre système digestif, vous pouvez avoir eu une radiographie normale, après ingestion d’un repas de baryum : une préparation à base du très insoluble sulfate de baryum. Les atomes de baryum absorberont les photons des rayons X et les empêcheront d’atteindre le film photographique, ou actuellement la plaque de détecteur (discuté brièvement au chapitre 7), et cela donnera des images nettes en noir et blanc des intestins. On peut attendre que les ions gadolinium absorbent les ondes radio mais, bien que la fonction soit la même – donner un meilleur contraste entre les organes où l’agent est présent et les tissus environnants – le baryum et le gadolinium fonctionnent sur des modes complètement différents. Nous pouvons imaginer les spins nucléaires, les petits aimants nucléaires, comme de petites voitures mécaniques. Leur état fondamental est celui du jouet non remonté rangé dans sa boîte. L’état excité, que nous aimons appeler l’état de haute énergie, correspond à la voiture dont le ressort est remonté mais pas encore relâché. Quand vous lâchez la clé, le ressort moteur est libéré et le petit jouet fonce partout en faisant du bruit. Plus il y a de voitures et plus il y a de bruit et c’est le bruit qui est enregistré : cela correspond au signal radio d’IRM. Faire cela une seule fois ne génèrera qu’un tout petit signal, alors il faut remonter les jouets et les relâcher à nouveau et additionner les signaux et répéter l’opération jusqu’à obtenir une image raisonnable. 223
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Figure 44 | La région australe du tableau périodique – le domaine des lanthanides.
Cela ne paraît pas très compliqué, mais le souci c’est qu’il faut attendre quelque temps pour que les petites voitures s’arrêtent, une fois le ressort complètement détendu, pour pouvoir le remonter à nouveau. C’est ici que le gadolinium intervient, sous forme d’ions Gd3+. Les électrons de tous les ions que nous connaissons depuis l’école vont habituellement par paires. Le très répandu ion sodium +1 a cinq paires d’électrons, l’ion chlorure négatif a neuf paires d’électrons (et donc 18 électrons au total). Par contre, l’ion Gd3+ possède sept électrons non appariés sur sa couche électronique externe (et 54 autres électrons par paires plus proches du noyau), ce qui est une sorte de record. Un électron non apparié se comportant comme un minuscule aimant, tout comme le noyau 1H, il est facile d’imaginer que cela affectera quelque peu les molécules d’eau. Sous réserve que les molécules d’eau soient suffisamment proches de l’ion Gd3+, l’effet sur le noyau 1H excité est d’ailleurs spectaculaire – le moment magnétique des électrons non appariés fait que le noyau H revient de l’état excité plus rapidement, comme quand on soulève une petite voiture avec le ressort remonté et qu’on relâche ce dernier sans résistance : on obtient un grand bruit sur un temps très court. Maintenant nous pouvons presque immédiatement envoyer au patient un autre pulse radio, remontant le noyau 1H dans l’eau, et de nouveau enregistrer les données très rapidement. Le résultat est une amélioration spectaculaire des images, un temps plus court pour le patient dans la machine d’IRM, et plus de patients « scannés » par jour. Qu’en est-il de la toxicité du gadolinium – faut-il s’en inquiéter ? La vérité est que c’est ce qu’on fait. Enfin, peut-être plus les 224
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médecins que les chimistes. Les « vrais » docteurs sont normalement assez réticents à injecter à leurs patients des ions métalliques qui n’ont pas de rôle positif connu en biochimie humaine, peut-être parce que la profession médicale avait été échaudée dans ce domaine avec, par exemple, l’usage répandu mais nocif de différentes préparations à base de mercure (Hg) contre la syphilis. Cependant, si on jette un œil sur les quantités de sels métalliques requises pour tuer un rat (en moyenne, sous le nom de DL50), il s’avère que vous aurez besoin de presque deux fois plus de nitrate de gadolinium que de nitrate de potassium (chapitre 16), plus de 5 grammes par kilo de rat (ce qui peut sembler un sacré gros rat, mais c’est juste l’unité utilisée pour ce genre de mesures) [181, 182]. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas d’inquiétudes. Des agents de contraste à base de gadolinium ne sont pas recommandés pour les personnes souffrant de problèmes rénaux [183], mais c’est peutêtre plus à cause des grosses molécules organiques qui enveloppent l’ion gadolinium. Ces molécules, qui ressemblent plus à un calmar en train de consommer une proie, sont appelées des attaches à plusieurs dents, ou plutôt (comme les chimistes adorent parler grec) des ligands polydentates, un ligand étant une seule molécule attachée à un ion métallique. Cela remplit le rôle à la fois d’accompagner l’excrétion du métal via les urines, et de guider le gadolinium vers les organes spécifiques qui nécessitent une amélioration de leur imagerie. Ces molécules ont normalement un petit orifice (illustré en figure 45), laissant la place à une molécule d’eau du fluide corporel pour venir en contact étroit avec l’ion gadolinium et rapidement se relâcher, ou, comme nous disons, relaxer pour être prête au pulse radio suivant. En de rares cas, et pour quelques agents de contraste, des problèmes peuvent survenir, mais c’est en général une procédure très sûre. Les molécules organiques portent l’ion gadolinium en utilisant le principe connu sous le nom d’effet chélate – un autre mot 225
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directement dérivé du grec68 et signifiant « pince ». Ces ligands polydentates sont de la même famille que les antidotes utilisés en cas d’empoisonnement par des métaux. Apparemment, les scénaristes de télévision ont une imagination sans limites quand il s’agit de créer des patients fictifs qui inhalent, boivent, mangent ou s’injectent différents ions métalliques pas bons du tout pour la santé, et puis quand le docteur a résolu l’énigme médicale de l’épisode, il ou elle peut prescrire triomphalement au patient une thérapie par chélation. Cette thérapie consiste à ingérer des ligands polydentates « vides », et qui dans leur voyage à travers les organes vont piéger avidement dans leurs pinces (ou leurs dents) tous les métaux lourds qu’ils vont rencontrer et les évacuer du corps en toute sécurité. Environ 60 millions d’examens IRM sont pratiqués par an dans le monde, de nombreux concernent le cerveau et utilisent des agents de contraste. Je n’ai pas eu accès au dossier médical de Dame Elizabeth Taylor ou de Mme Fredriksson, mais pour ce que je comprends des procédures médicales dans ces cas-là, elles devraient avoir eu affaire toutes les deux à l’un ou l’autre des nombreux composés de gadolinium développés à cet effet [184]. La tumeur de Taylor était bégnine et elle y a survécu encore quatorze ans, s’éteignant à l’âge de 79 ans en 2011. Mais si j’ai bien compris, la chirurgie du cerveau subie par Fredriksson après son diagnostic par IRM a réellement sauvé sa vie. Certains d’entre vous peuvent reconnaître les éléments de la série des lanthanoïdes (ou lanthanides – les chimistes ont des soucis pour se mettre d’accord sur ce terme, bien que le premier soit celui approuvé par l’IUPAC) où on trouve le gadolinium qui est un des 68. En passant, j’ai noté que les étudiants et ceux qui pratiquent les sciences naturelles sont, en ces jours où le grec classique a quasiment disparu des programmes d’études des arts et lettres même en Grande-Bretagne, parmi les rares à avoir des rudiments de vocabulaire grec classique et qui peuvent reconnaître que « » est la lettre « L » et non pas quelque forme grecque bizarre pour « A », et que « » est un « S » et non un « E » tarabiscoté.
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éléments du groupe des terres rares. Ce terme suggère qu’on devrait avoir des soucis sous peu pour utiliser ces composés, mais « rare » dans ce cas doit plutôt être compris comme « exceptionnel », car même les moins abondants de ces éléments, lutécium et thulium, sont presque 200 fois plus communs que l’or. La « crise » des terres rares en 2010-2011, incluant un bref gel des exports chinois, avait plus à voir avec la fermeture de mines et la réticence à investir dans la prospection et dans de nouvelles mines dans le reste du monde. Car on peut trouver ces éléments partout sur le globe et pas seulement en Chine [185, 186]. Parce que des soucis d’extraction minière existent depuis BlancheNeige et les Sept Nains et même avant, nous les tenons pour acquis, les associant à de la dynamite, des foreuses géantes, et des braves gars portant des casques avec des lampes. Même si cela reste vrai, et je ne veux pas dévaloriser le lourd et souvent dangereux travail des mineurs dans le monde, la technologie la plus complexe peut souvent se trouver sous terre. Une mine n’est pas seulement un grand trou creusé dans la terre. Pour chaque élément que l’on veut extraire, la mine devra être associée à une usine spécifiquement conçue en fonction de la composition chimique des composés prélevés à l’intérieur de la terre. Il faut ajouter à cela les problèmes environnementaux et législatifs complexes presque toujours associés au démarrage d’une nouvelle mine. Donc la production de terre rare ne peut pas démarrer d’un seul coup. Par exemple, une prospection sérieuse avait été menée en 2009 dans une mine exploratoire préexistante mais fermée à proximité de la ville suédoise provinciale et assoupie de Gränna, célèbre pour ses sucres d’orge69 à la menthe. Mais à ce jour, l’exploitation de cette mine n’est toujours pas autorisée même si, en plus 69. Ces bonbons sont parfois appelés rochers (rocks) en Angleterre selon les conditions et leur forme. Curieusement ils sont connus en suédois comme des polkagrisar, la dernière partie du nom signifiant cochon (« gris »), ce qui, entre autres choses, est la coulée de métal destinée à des transformations ultérieures, comme par exemple la fonte (pig iron).
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d’autres terres rares et de zirconium, elle pourrait produire quelque 100-160 tonnes annuelles de gadolinium concentré [187].
Figure 45 | Dans des agents de contraste à base de gadolinium comme ceux-ci, l’ion métallique au centre est presque entièrement encerclé par une grosse molécule organique (gauche) laissant un petit espace pour qu’une molécule d’eau (gris clair) du fluide corporel vienne en contact étroit et « soit relaxée » (i.e. retombe rapidement de l’état excité), comme sur l’image de droite.
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21 De la soupe de pois, des dangers du café du matin, et le test de Marsh
Chapitre 21, dans lequel un meurtrier est acquitté et d’autres, en conséquence, sont convoqués au tribunal. Nous en saurons plus également sur les réductions et les oxydations, ainsi que sur un groupe d’éléments caméléons connus sous le nom de métalloïdes. Le vendredi 13 est censé être un jour de malchance, mais pour l’ex-roi de Suède Éric XIV ça pourrait avoir été un jeudi, parce que le jeudi est le jour de la soupe de pois, tout du moins en Suède et en Finlande. Une légende persistante veut qu’il ait été probablement tué par du trioxyde d’arsenic (As2O3) qui aurait été versé dans sa soupe de pois sur l’ordre de son demi-frère Jean III. C’est ainsi, la soupe de pois empoisonnée est peut-être un mythe, mais que son frère Jean en soit l’instigateur est une réalité. Il avait déjà tenu emprisonné Éric, son frère aîné schizophrène [188], pendant neuf ans, et nombre de documents l’incriminant ont été préservés [189]. Éric mourut en 1577, et son destin ressemble à celui de Mary Stuart, qui fut condamnée à une exécution plus conventionnelle par 229
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sa cousine70 Élizabeth Ire dix ans plus tard. Assez bizarrement, Éric avait essayé, avec une certaine arrogance d’ailleurs, de négocier des mariages avec ces deux dames distinguées, et il devait s’embarquer quelques jours plus tard pour rencontrer Élizabeth en personne quand son père Gustav Wasa mourut en 1560, le distrayant de ses projets pour un moment [190]. En 1577, il n’y avait pas de bons moyens pour analyser l’arsenic et établir un meurtre par empoisonnement, mais en 1829 la situation était différente. Quand John Bodle a été jugé pour avoir tué son grand-père, l’octogénaire George Bodle, dans sa ferme de Plumstead, à côté de Woolwich, l’accusation avait pu produire un expert, James Marsh, inventeur et (entre autres choses) assistant de Michael Faraday. Grâce à la prévoyance de la police locale qui avait des soupçons et qui avait préservé à la fois le dernier café que George Bodle avait bu et le contenu de son estomac, Marsh y avait recherché des traces d’arsenic [191]. Ce qu’il fit en ajoutant du sulfure d’hydrogène (H2S), un gaz toxique, inflammable et dégageant une odeur nauséabonde qui était utilisé pour tourmenter les étudiants de premier cycle dans leurs laboratoires de chimie quand j’étais jeune. Quoique dangereux, des précautions simples permettent de manipuler H2S en toute sécurité même pour des étudiants de première année, et il est utilisé tout comme le faisait Marsh – pour débusquer des ions métalliques. L’arsenic(III) – son état d’oxydation dans As2O3 – est gros et mou, et placé en tant que tel dans le ventre mou du tableau périodique. Et comme les mollassons aiment les mollassons, les H2S perdront leurs ions S2- qui se combineront rapidement avec As3+ pour donner As2O3, un sulfure jaune et très insoluble. Il fait plus ou moins la même chose avec les autres ions métalliques, surtout les plus gros et les plus mous, formant souvent des phases solides colorées et insolubles que nous appelons des précipités quand ils apparaissent dans une solution préalablement limpide. Certains sont 70. Henry VII était le grand-père d’Élizabeth et l’arrière-grand-père de Mary.
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rouge brillant, d’autres noirs, d’autres encore blancs ou jaunes. Donc l’addition d’H2S est un test visuel simple pour démontrer la présence de différents ions métalliques. On pourrait penser que c’était un cas d’école, car Bodle junior avait aussi par deux fois acheté de l’arsenic à la pharmacie locale, produit banal utilisé comme mort-aux-rats, et la bonne avait témoigné de son insistance inhabituelle pour aller chercher de l’eau pour le café de son grand-père ce matin-là. Cependant le problème pour l’accusation, c’était que As2O3 avait vieilli en attendant le procès et avait perdu sa couleur jaune brillant. En conséquence le jury n’accepta pas ces preuves techniques et le meurtrier repartit libre, et héritier de la ferme probablement rentable de son grand-père [192]. James Marsh en fut très frustré, et décida d’inventer un meilleur test basé sur une propriété curieuse de l’arsenic : son caractère métallique. L’arsenic est situé sous l’azote et le phosphore. Le premier est un gaz sous sa forme pure, et l’autre forme des molécules en P4 caractéristiques, mais plus nous descendons dans cette partie du tableau périodique, connu comme « groupe des éléments principaux », plus le caractère métallique augmente. Le carbone n’est pas un métal, mais le plomb oui, par exemple. L’arsenic est typiquement ce qu’on appelle un métalloïde, ou un semi-métal, et tout comme l’étain, il peut apparaître sous différentes formes cristallines ou allotropes (voir chapitre 17), la plus stable à température ambiante étant l’arsenic gris qui a une apparence métallique. Le signal pour le nouveau test conçu par Marsh, et qui fut perfectionné durant le XIXe siècle, était la production d’une surface métallique brillante ressemblant à un miroir à l’intérieur d’un tube à essai, facile à conserver, plus distincte et plus sensible d’ailleurs que l’apparition d’une poudre jaune [193]. Le test de Marsh se déroule en plusieurs étapes mais la procédure n’est pas difficile à suivre. Agatha Christie, comme mentionné auparavant, l’apprit en tant que jeune étudiante en pharmacie durant la Première Guerre mondiale, et Mervyn Bunter, valet de Lord Peter 231
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Wimsey et homme aux multiples talents, fit de même dans le roman de Dorothy Sayers en 1930, Poison violent (Strong Poison) [194]. Plus surprenant peut-être le test de Marsh apparaît dans le travail de la célèbre auteure pour enfant Astrid Lindgren. Avant de devenir écrivain, elle était secrétaire de « Revolver-Harry » Söderman, un policier d’exception, titulaire d’un doctorat de l’université de Lyon, qui utilisa sa situation pour entraîner secrètement une force substantiellement armée de « policiers » norvégiens dans des spas suédois pendant l’occupation allemande de la Norvège. Il est aussi un des fondateurs de la science médico-légale moderne et d’INTERPOL. Il ne fait aucun doute que Lindgren a dû apprendre un ou deux trucs à ses côtés durant la Seconde Guerre mondiale [195]. Quelques années après avoir écrit Fifi Brindacier et finalement s’être promenée dans l’histoire de la littérature enfantine, elle publia une série de trois romans policiers pour adolescents ou grands enfants, déclenchant apparemment une sorte de fièvre pour les enquêtes sur scènes de crime dans les années 1950 en Suède. Dans une de celles-ci, un jeune adolescent utilise ses connaissances en chimie pour réaliser un test de Marsh sur un morceau de chocolat. Son nom était Kalle Blomkvist, un nom qui apparaît aussi dans la trilogie Millénium71 de Stieg Larsson, où Mikael Blomkvist est interprété par rien de moins que Daniel Craig dans le film de 2010 Les Hommes qui n’aimaient pas les femmes (The Girl with the Dragon Tattoo) [196, 197]. En fait la procédure de Marsh est si simple que je vais vous la donner en détail ici : c’est la seule recette que vous trouverez dans ce livre. De l’hydrogène gazeux (H2) est diffusé à travers l’échantillon. Sous cette forme, l’hydrogène est au degré d’oxydation zéro, mais il a très envie de donner ses deux électrons (un par H) pour devenir H+, soit en tant qu’ion soit dans un produit. L’arsenic dans As2O3 a le degré d’oxydation +III et prendra trois électrons de trois molécules 71. Les protagonistes féminins dans les deux trilogies ont des noms similaires, Lisander et Salander, et ce n’est pas probablement pas non plus une coïncidence.
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d’hydrogène puis se combinera avec les H+ résultants pour donner un autre gaz, l’arsine72 (AsH3), et de l’eau. Dans le vocabulaire des chimistes, As3+ est réduit – c’est-à-dire que l’état d’oxydation est moindre (de +III à –III) et l’hydrogène est oxydé (de 0 à +I). Voici la réaction : 6 H2 (g) + As2O3 (s) Æ 2 AsH3 (g) + 3 H2O (l) Le gaz est maintenant libéré de l’échantillon et peut voyager jusqu’à un tube à essai avec le surplus d’hydrogène gazeux. Quand le tube est chauffé sur une flamme, l’arsine se décompose pour donner de l’arsenic métallique et de l’hydrogène gazeux à nouveau : 2 AsH3 (g) + chaleur Æ 2 As (métal) + 3 H2 (g) Attention : Agatha Christie fit exploser une machine à café en réalisant ce test [117] ; nous avons vu au chapitre 3 que l’hydrogène gazeux peut être explosif. Le métal est initialement présent sous forme d’un gaz mais qui condense aussitôt qu’il est en contact avec la surface de verre plus froide, tout comme la vapeur d’eau, pour former un joli « miroir » métallique sur la paroi intérieure du tube. L’immense intérêt de cette réaction, qui attira l’attention de poids lourds de la chimie du XIXe siècle tels que Jöns Jacob Berzelius en Suède ou Justus Liebig en Allemagne, ne résidait pas seulement dans sa potentialité de confondre des criminels. L’arsenic était un problème pour deux raisons. Il est disponible pour tout le monde en tant que poison banal contre les rats. Et peut par accident se retrouver à peu près n’importe où (comme le font les rats), mais, plus important encore, la forte attraction entre les deux ions mous As3+ et S2- signifiait que le fer, souvent produit à partir de minerais contenant des 72. AsH3 est analogue à l’ammoniac, NH3, mais beaucoup plus toxique. 233
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sulfures, pouvait contenir de faibles taux d’arsenic. Par des procédés variés, ces atomes d’arsenic pouvaient être transférés à d’autres produits chimiques, notamment l’acide sulfurique, qui était ensuite, et est toujours, le produit de base à partir duquel de nombreux composés étaient fabriqués. Ainsi un test fiable pour l’arsenic était important à plusieurs titres, et le reste à l’heure actuelle. Il y a seulement quelques années, un grave problème lié à l’arsenic a été découvert au Bangladesh, pas à cause d’une contamination industrielle, mais parce que les nouveaux trous creusés pour puiser de l’eau fraîche destinée à remplacer l’eau insalubre de la surface produisaient en fait une eau avec une teneur en arsenic naturellement haute à cause de la composition chimique minérale du sous-sol [198, 199]. Jean III, qui empoisonna son frère à l’arsenic de manière extrêmement machiavélique, ne connut pas la célébrité de son homologue anglaise Élizabeth Ire. Son fils Sigismond, déjà nommé roi de la très catholique république de Pologne, lui succéda en 1592. Charles, l’oncle de Sigismond, protestant et plus jeune frère d’Éric et Jean, l’évinça en 1599. Et c’est seulement ensuite que la Suède échappa enfin à ces luttes de pouvoir de la Renaissance.
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22 Le futur, c’est maintenant Dans ce chapitre, nous parlerons d’un métal très cher et nous verrons comment l’utiliser pour fabriquer à meilleur marché un médicament très coûteux. Nous vous expliquerons aussi comment sauver le monde et décrirons un problème de transport dans le cerveau. Il y a plusieurs moyens d’être propulsé vers la gloire et la célébrité. En 1953, Audrey Hepburn utilisait un scooter dans le film de William Wyler Vacances romaines (Roman Holiday). La course instable finit au poste de police et avec Hepburn qui gagne l’Oscar de la meilleure actrice. Une approche assez différente est choisie par Michael Douglas et ses amis dans À la poursuite du diamant vert (Romancing the Stone) (Robert Zemeckis, 1984, avec Douglas comme producteur), où Douglas et Kathleen Turner sont poursuivis pendant la quasi-totalité du film par Danny DeVito dans une Renault 4L blanche. Ces modes de transport plutôt modestes ne sont pas trop le style de Michael J. Fox dans le film suivant de Zemeckis Retour vers le futur (Back to the Future) – le véhicule de Fox est une DeLorean de sport propulsée au plutonium de renommée internationale. Alors que Piaggio (le fabricant de la Vespa d’Hepburn) et Renault sont 235
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de grandes marques qui existent encore, la société DeLorean Motor avait déjà fait faillite en 1982, trop tôt pour tirer profit du succès du film – un succès international retentissant en 1985. Mais même si vous pouvez trouver une DeLorean DMC-12 d’occasion, le seul modèle jamais fabriqué par la société, ne croyez pas qu’elle pourra vous ramener en 1950 même si vous y mettez du plutonium. Dans le film, le personnage de Fox, Marty McFly, est aspiré dans un paradoxe temporel et doit littéralement sauver son propre futur. Dans la réalité, six ans après, à l’âge de 29 ans, Fox commençait une vraie vie de combat contre la maladie de Parkinson et luttait à tous les niveaux contre la maladie pour retrouver son véritable propre futur. La maladie de Parkinson est due à un désordre dégénératif neurologique. Elle est chronique et il n’y a pas de traitement à l’heure actuelle, même si on peut en combattre les symptômes. C’est le très influent Jean-Martin Charcot que nous avons rencontré brièvement au chapitre 12 qui l’a nommée ainsi, d’après James Parkinson, le médecin anglais qui l’a initialement décrite. Les symptômes classiques sont tremblements, rigidité, ralentissement des mouvements, et problèmes d’équilibre. Le problème pour les docteurs, et donc aussi pour les patients, c’est qu’il n’y a pas de test chimique ou biochimique simple pour détecter la maladie de Parkinson, ce qui rend parfois le diagnostic assez complexe. Ce qu’on sait cependant, c’est que la source des problèmes réside dans une perte des cellules nerveuses du cerveau, et dans la baisse de production d’une molécule de transmission du signal appelée dopamine (montrée à la figure 46). Le moyen intuitif le plus évident pour traiter les symptômes pourrait être de fournir au cerveau la molécule de dopamine manquante. Cela paraît simple sur le papier, mais s’avère être particulièrement complexe en réalité à cause de deux problèmes chimiques déconnectés. Le premier obstacle est celui de la barrière hémato-encéphalique qui exerce essentiellement un étroit contrôle sur les substances qui peuvent passer dans le système chimique du cerveau. Si on injecte de 236
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la dopamine directement dans la circulation sanguine, elle rebondira sur cette barrière parce que c’est une molécule qui est trop hydrophile, possédant ce que nous avons appelé des « groupes polaires » : -NH2 (la fonction amine) et les deux -OH (les groupements alcool). Ce que nous pouvons faire, c’est délivrer au cerveau la molécule dont il se sert pour produire lui-même la dopamine, parce que cette fonction est encore intacte. Cette molécule s’appelle L-3,4-dihydrophénylalanine, ou L-dopa en abrégé [200]. Si vous regardez la figure et vous rappelez ce qu’on vient juste de dire, cette molécule ressemble en fait à quelque chose qui devrait avoir encore moins de chance de traverser la barrière hémato-encéphalique car elle a non seulement les groupements alcool mais aussi une extrémité aminoacide chargée, et tout ce qui est chargé sera hydrophile. La manière dont cela fonctionne, c’est que la L-dopa va être prise en stop par une protéine qui la reconnaît spécifiquement et qui va masquer son extrémité chargée : pour éviter l’eau, elle prend un taxi pour passer la frontière.
Figure 46 | Deux molécules essentielles pour le cerveau et une qui n’a pas de fonction. La D-3,4-dyhydrophénylalanine est inactive et c’est une image en miroir de la L-dopa. Les lignes noires en gras signifi ent que ces liaisons pointent en dehors du plan du papier.
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Le deuxième problème est la circulation à gauche. Quand les molécules font du stop pour trouver un taxi protéique, c’est uniquement en circulation à gauche, et la molécule de L-dopa sera parfaitement à l’aise sur le siège à gauche du chauffeur. Ce qui est très bien, tant que nous avons la L-dopa dans nos médicaments.
Figure 47 | L-dopa et D-dopa, images gauche et droite de la molécule dans un miroir. Seule la molécule gauche a un effet contre la maladie de Parkinson.
L-dopa est aussi connue comme levodopa, où le terme levo s’écrit « L » et vient du latin laevus pour côté gauche, car une solution de ce composé déviera la lumière polarisée vers la gauche. Quand nous fabriquons ce produit chimique au laboratoire, le souci est que nous obtenons normalement un mélange de L-dopa et de son image miroir la D-dopa, montrées en figure 47. Imaginez que la grande partie plate de la molécule de L-dopa qui dépasse du côté gauche est un énorme pansement sur votre jambe gauche et que vous deviez prendre un taxi pour passer la barrière hémato-encéphalique. Quand vous vous asseyez à l’avant du taxi, en 238
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général il y a plus d’espace vers la portière et c’est un peu plus encombré du côté du siège conducteur. Donc vous devriez être plus à l’aise dans une voiture avec le volant à droite, et roulant sur la gauche de la route.
Figure 48 | Des véhicules pour conduire à gauche ou à droite de la route sont aussi des images en miroir – les chimistes les appelleront des énantiomères.
Pour la vraie molécule de D-dopa, cet effet est encore plus prononcé : elle ne pourra même pas monter dans la voiture, et même si elle y arrive, l’enzyme qui ôte la partie acide carboxylique de la L-dopa pour la transformer en dopamine ne reconnaîtrait pas la D-dopa. Donc évidemment, nous devrions synthétiser juste la L-dopa et la donner aux patients souffrant de la maladie de Parkinson. Oui, mais c’est plus facile à dire qu’à faire. Ce type de molécules qui ont des images miroir ne sont pas identiques, tout comme une main gauche et une main droite, sont optiquement actives (ou pour être plus correct, chirales73) et n’ont pu être obtenues pendant longtemps qu’à partir de sources biologiques. Et quand les chimistes s’y essayaient dans leurs laboratoires, à la fois la molécule gauche et la molécule droite apparaissaient dans le fond rond de la fiole, un fait intelligemment utilisé comme élément de l’intrigue par Dorothy Sayers et Robert Eustace dans leur roman Les Pièces du dossier (The Documents in the Case) publié en 1930 [201]. 73. du mot grec pour main, kheir.
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Mais nous avons fait bien du chemin depuis les années 1930, et aujourd’hui, dans les laboratoires, les chimistes synthétisent systématiquement chaque image miroir (ou énantiomères comme nous préférons les appeler) d’un grand nombre de molécules. Cela peut encore être un défi et d’un coût excessif, surtout pour une production à grande échelle, et nombreux sont mes amis chimistes organiciens qui continuent leur carrière en recherche en essayant de trouver de nouvelles et meilleures méthodes pour réaliser cela. Heureusement pour ceux qui souffrent de la maladie de Parkinson, le problème de la L-dopa a été résolu dès l’année riche en événements 1968 par William Knowles, un chimiste industriel de Monsanto, une société chimique basée aux États-Unis. Il était déjà clair qu’il y aurait une forte demande pour cette molécule, plus forte que ce que pourrait fournir une source naturelle, et la production industrielle commença en 1974. C’était quatorze ans après qu’Arvid Carlsson, de l’université de Göteborg, ait suggéré le premier la L-dopa comme traitement pour la maladie de Parkinson. Je ne rentrerai pas dans les détails du travail de ces deux messieurs – il est très bien décrit par ailleurs, notamment sur le site web de la Fondation Nobel car tous deux, Carlsson (physiologie et médecine 2000) et Knowles (chimie 2001) obtinrent le prix Nobel pour leur recherche sur la L-dopa. Cependant, un point central du procédé commercial de Monsanto concernant la L-dopa est d’utiliser le métal précieux rhodium pour la catalyse, et la catalyse est un concept si central en chimie moderne qu’elle mérite qu’on l’approfondisse. Nous sommes maintenant au moins vaguement familiers avec le concept de catalyseur – une substance qui va accélérer une réaction chimique sans être elle-même consommée par le procédé – mais peutêtre pas avec l’importance fondamentale qu’elle aura pour nous dans le futur. Si une réaction chimique ne va pas assez vite, que faisons-nous en absence d’un catalyseur adéquat ? Nous lui donnons un coup de fouet, le plus souvent en chauffant, et si nous faisons cela sept jours sur sept, cela va nous coûter excessivement cher en énergie. Un autre souci est ce 240
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que nous appelons rendement et sous-produits. Un meilleur catalyseur transformera plus de matériaux de départ en produits utiles et générera moins de déchets. D’égale importance, il y aura moins de problèmes pour séparer les bons produits des molécules non désirées – une tâche très énergivore dans la plupart des procédés chimiques commerciaux. Ce que Knowles et son équipe ont fait était de concevoir une molécule contenant du rhodium avec un côté du petit ion métallique masqué par une molécule organique qui utilise un phosphore pour l’attacher sur le rhodium [202]. Cette molécule organique est ellemême déjà « gauchère », et tandis que la réaction est menée au niveau de l’atome de rhodium, cette latéralisation détermine laquelle des deux molécules de dopa possibles est produite.
Plusieurs étapes incluant H2 et le catalyseur Rh
Une liaison entre le rhodium et la double liaison carbonecarbone Seule une partie de la diphosphine chirale est montrée
Figure 49 | En haut : diagramme de réaction schématique montrant un matériau de départ achiral transformé en produit énantiomériquement (optiquement) pur. Cette réaction se déroule en plusieurs étapes, mais la chiralité est créée par le catalyseur au rhodium. En bas : représentation schématique du catalyseur chiral au rhodium en action. Les traits gras montrent les atomes qui feront partie de la molécule de L-dopa [203].
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Après réaction entre l’hydrogène gazeux et le matériau de départ, une molécule de L-dopa se détachera d’elle-même de l’atome de rhodium, permettant au complexe métallique et à sa molécule de phosphore organique attaché, de revenir à l’état de départ et le procédé complet est prêt à recommencer à nouveau. Un catalyseur a une seule restriction d’importance : ce n’est pas une pierre philosophale et il ne peut pas aller à l’encontre des lois de la thermodynamique. Il est impossible de trouver un catalyseur qui convertira de l’eau et du dioxyde de carbone en carburant car, en langage thermodynamique, c’est une réaction uphill (endergonique, qui consomme de l’énergie). Les seules réactions que l’on peut réaliser sont celles qui sont downhill (exergonique, qui produisent de l’énergie) en termes d’énergie libre de Gibbs (dont nous avons discuté en parlant des boutons de Napoléon), ce qui est une chose différente encore que de dire que toutes les réactions spontanées génèrent de la chaleur. La thermodynamique, et surtout la thermodynamique chimique, est un sujet fascinant, mais de nombreux étudiants trouvent cela difficile. Je pense qu’une grande partie du problème vient de la description de choses évidentes par d’ennuyeux détails mathématiques, qui endorment tout le monde. Puis, quand on se réveille en sursaut, l’enseignant est en pleine dérivée partielle avec des symboles tels que S, G et μ, et il est très difficile de s’y retrouver. C’est comme si on s’endort quand quelqu’un essaie d’expliquer comment fonctionne le cricket et qu’il raconte que le batteur doit frapper la balle puis qu’on se réveille quand le jeu est en cours de partie. Pour moi, la thermodynamique relève du sens commun avec des lunettes mathématiques. D’un coup, vous pouvez voir des choses bien plus détaillées, explorer des relations qui seraient cachées, et arriver à des conclusions impossibles auparavant. Par exemple, en partant de quantités connues de molécules A et B, disons du dioxyde de carbone et de l’eau, vous pouvez calculer combien de molécules C et D, disons de l’octane (un 242
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hydrocarbure du pétrole) et d’oxygène, vous pouvez faire à une température donnée : en fait zéro, car pour l’énergie libre de Gibbs le voyage est en côte (uphill) tout le temps. Dommage pour nous – pas de tels raccourcis pour résoudre le problème du réchauffement climatique. Donc un catalyseur ne peut pas changer la thermodynamique mais c’est aux réactions chimiques ce que l’ingénierie civile est aux Alpes : vous n’avez pas besoin de passer par tous les cols montagneux pour atteindre la Méditerranée, vous pouvez passer par le tunnel du Simplon. Les catalyseurs fournissent de confortables raccourcis énergétiques pour contourner ce que les chimistes appellent les barrières cinétiques ou énergies d’activation (illustré en figure 50). C’est un peu comme nos propres barrières d’activation : c’est bien de se coucher sur un divan mais mieux encore de s’endormir dans un vrai lit, même si cela nécessite un certain effort. La catalyse n’est pas seulement ce qui arrive dans l’industrie ou dans le pot catalytique d’une voiture. Cela se passe à chaque respiration. Les molécules organiques telles que les carbohydrates, les graisses et les sucres fournissent l’énergie dont le corps a besoin. Quand ils sont digérés, l’énergie est convertie en formes utilisables pour actionner nos procédés biochimiques, et du dioxyde de carbone et de l’eau sont produits comme déchets. Le dioxyde de carbone est sous la forme d’ions bicarbonate (HCO3-), et cela nécessite de capter un ion H+ et de donner de l’eau et du CO2 gazeux avant de pouvoir expirer le dioxyde de carbone par nos poumons. Vous pouvez voir cette réaction si vous ajoutez du jus de citron (étant acide il fournira les ions H+) à de l’eau carbonatée, et même si la réaction semble instantanée – on voit se former les bulles de CO2 immédiatement – c’est encore trop lent en termes de biochimie pour permettre à notre respiration de fonctionner. Dans notre organisme, nous avons une enzyme qui contient du zinc, appelée anhydrase carbonique, qui catalyse cette réaction. C’est parmi la plus efficace des enzymes connues. 243
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Colline de l’énergie d’activation Vallée de l’énergie libre de Gibbs des matériaux de départ
Tunnel du Simplon de la Catalyse Plage de l’énergie libre de Gibbs des produits possibles
Figure 50 | Un calcul d’énergie libre de Gibbs nous dit si c’est en pente vers la plage mais ne nous indique pas comment y aller. Voyager à travers le tunnel de la catalyse sera la meilleure solution.
En termes généraux, une enzyme est une protéine qui travaille comme un catalyseur, et dans le cerveau il y en a une qui prendra en charge la molécule de L-dopa et la convertira en neurotransmetteur actif, c’est-à-dire en dopamine, et c’est ainsi que les malades de Parkinson sont en partie soulagés. La fabrication de dopamine à partir de L-dopa peut être une réaction énergétiquement favorable en termes d’énergie libre de Gibbs, mais faire les molécules de L-dopa dans l’organisme ne l’est certainement pas. Comment est-ce que notre biochimie s’arrange de cela ? Est-ce que c’est une caractéristique particulière pour rester vivant ? Non, ce que fait l’organisme c’est de coupler des réactions chimiques, comme des wagons qui n’ont pas leur propre moteur et qui sont reliés à une motrice pour former un train. À la figure 51, le petit train le plus à droite peut sans effort descendre par lui-même vers la plage des produits de basse énergie. Cependant, l’excès d’énergie sera transformé en chaleur et se dissipera dans l’univers, et il n’y a pas de moyens d’utiliser cette énergie pour déplacer le train le plus à gauche sauf si on couple ces réactions chimiquement par une réaction ou un produit intermédiaire commun. Cela donnera le câble de liaison qui déplacera le train de la vallée des matériaux de départ vers les hauts-plateaux des molécules souhaitées. 244
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Les chimistes en connaissent un rayon sur les principes de la catalyse et comment utiliser les métaux, les molécules organiques et les enzymes pour réaliser ce qu’ils souhaitent, mais nous savons aussi qu’il reste beaucoup à faire. Peut-être que l’immense travail qui est en train d’être fait par la Fondation Michael J. Fox74 pour la recherche sur Parkinson[204] tirera profit de quelques nouveaux procédés innovants à base de catalyseurs. Peut-être que le remède à la maladie de Parkinson réside ailleurs, dans la recherche sur les cellules-souches, ou des approches plus biologiques, que dans les médicaments à base de petites molécules. Il y a de l’espoir, tant que nous maintenons nos précieuses sociétés high-tech en activité en fournissant assez d’énergie.
Câble de couplage des réactions
Haut plateau des molécules souhaitées Vallée des matériaux de départ stables
Tunnel de la catalyse Plage des produits de basse énergie
Figure 51 | En laissant le train de droite tirer le train de gauche, on peut amener le train de gauche vers le haut-plateau des molécules souhaitées tandis que le train de droite descendra vers la plage des produits de basse énergie.
La question globale de l’énergie a aussi un catalyseur comme réponse. Les énormes ressources cachées de charbon ne pourront pas nous sauver sur le long terme, même avec une élimination efficace du dioxyde de carbone. La fission nucléaire peut être une solution sur le court terme, mais peu la considèrent comme une solution permanente, et la fusion nucléaire est un joker dans le paquet-cadeau dans 74. Michael J. Fox est Docteur honoraire de l’Institut Karolinska à Stockholm.
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lequel nous ne pouvons pas croire. Ce que nous savons être possible, par contre, c’est la réaction entre l’énergie des rayons solaires sous la forme de photons à haute énergie et l’eau, pour donner de l’hydrogène et de l’oxygène gazeux, H2 et O2. C’est un problème très simple que de calculer l’énergie libre de Gibbs d’une telle réaction : Photons + 2 H2O Æ 2 H2 + O2 Pour les photons de la lumière visible ou UV, nous trouvons que la réaction est énergétiquement favorable, bien sûr. Nous pouvons rigoler tout le long du chemin jusqu’à la plage, si nous trouvons juste le bon catalyseur. La « photosynthèse artificielle » est le nom de combat que nous avons pour cela, et a été une sorte de sacré Graal pour les chimistes pendant longtemps. Dans la comédie classique Vous ne l’emporterez pas avec vous (You Can’t Take it With You) de 1938, dirigée par l’ingénieur chimiste Frank Capra75, James Stewart confesse à Jean Arthur que comprendre la photosynthèse est ce qui lui tient le plus à cœur, plutôt que juste amasser de l’argent comme le reste de sa famille. Capra ne nous donne malheureusement pas la solution. La scène est juste là pour démontrer la nature noble du personnage de Stewart, Tony Kirby, à sa promise, Alice Sycamore, mais les auteurs de thriller technologique Clive et Dirk Cussler le font audacieusement dans le roman Dérive arctique (Arctic Drift) de 2004 [206]. Peu enclins à économiser les feux d’artifice pour les indices de leur intrigue, ils utilisent les navires perdus de l’expédition Franklin The Terror et The Erebus (voir chapitre 18) comme effet, et basent la solution des problèmes d’énergie dans le monde sur un catalyseur au ruthénium, avec un magnat du pétrole et du gaz, qui aurait été un adversaire digne de ce nom pour James Bond, comme génie diabolique. 75. Il a été diplômé de l’université technologique de Throop, maintenant Institut de technologie de Californie, en 1918 [205].
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La déclaration finale que « la station de photosynthèse de Kitimat convertira efficacement et en toute sécurité le dioxyde de carbone en eau et hydrogène sans aucun risque pour l’environnement » montre clairement que ce roman tient plus de l’imagination que de la science. Où vont les carbones et d’où vient l’hydrogène si vous partez de CO2 et finissez avec H2O et H2 ? Cependant, les auteurs utilisent le métal de transition ruthénium, à gauche du rhodium dans le tableau périodique, comme catalyseur. Ce n’est pas trop loin de la cible, car le ruthénium est en fait un favori pour les chimistes œuvrant à créer des systèmes qui pourraient collecter les rayons du soleil et les convertir en énergie utilisable. Les feuilles vertes n’utilisent pas du ruthénium pourtant. Et ce pour une bonne raison, il n’y en aurait pas assez. À la place, les ions des métaux magnésium, fer, cuivre et manganèse sont utilisés dans les machineries enzymatiques complexes que les scientifiques appellent Photosystème I et Photosystème II. L’écrivain britannique célébré par la critique Ian McEwan est moins clair sur la manière dont son anti-héros utilise le catalyseur dans son roman de 2010 Solaire (Solar) [207]. L’abominable prix Nobel de physique sans aucune conscience et plus beaucoup de créativité scientifique vole une invention à un collègue plus jeune qui, comme par hasard, tombe raide mort dans son salon. À la fin il n’est pas très clair pour le lecteur si l’invention est réellement capable de catalyser la réaction des photons et de l’eau pour donner de l’oxygène et de l’hydrogène, mais un peu de physique correcte apparaît dans ce livre. McEwan nous le dit lui-même : « Je pense qu’une des raisons pour lesquelles je trouve les romans ennuyeux, c’est qu’ils ne traitent que d’émotions, ils ne sont pas assez intelligemment musclés. J’aime les romans qui ont les deux. Un bon nombre de romans sont trop timides, intellectuellement [208] ». Le rhodium et le ruthénium sont tous deux des métaux très chers, mais en tant que catalyseurs ils peuvent être utilisés et réutilisés encore et encore – c’est tout l’intérêt. Pour les systèmes d’énergie futurs, la catalyse sera primordiale. Pour soigner la maladie de Parkinson, nous 247
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ne savons pas, mais à l’heure actuelle la catalyse fournit de bons palliatifs à de nombreux malades. Pour cela et plusieurs autres raisons similaires, il est temps de finir ce livre, remettre la blouse et repartir vers l’enseignement et la recherche, car jamais le monde n’a autant eu besoin de la chimie et de professionnels de la chimie qu’aujourd’hui.
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REMERCIEMENTS
Remerciements de l’auteur Mes tous premiers remerciements iront à ma famille, Nina Kann, Agnes Öhrström Kann et Rebecka Öhrström Kann, qui ont eu à endurer ce projet pendant trop longtemps. Merci aussi à Latha Menton, Emma Ma et l’équipe d’édition d’Oxford University Press, Bernadette Plissart au village d’artistes et d’écrivains suédois-finlandais-écossais de Grez-sur-Loing à côté de Fontainebleau, ainsi que Peter Cottino et son équipe de la Villa San Michele, Fondation Axel Munthe, à Capri. Plusieurs personnes ont relu des parties choisies du manuscrit, et je les remercie toutes pour avoir corrigé mes fautes et pour leurs commentaires constructifs. Évidemment, elles ne sauraient être associées aux erreurs ou omissions qui restent encore sans doute, et qui sont entièrement de ma responsabilité. J’exprime ma plus sincère gratitude à Nina Kann, Claes-Rune Öhrström, Göran Svensson, Christian Ekberg, Neil Champnesss, Deborah Kays, Anna Börje, Jerker Mårtensson, Vratislav Langer, Per Lincoln, Per Cullhed, Birthe Sjöberg, Torbjörn Granlund, Gunnar Westman, Göran Petersson, Hans Nissbrandt, Anna Said, Alireza Movahedi, Susan Bourne, Linda 249
REMERCIEMENTS
Kann, Jan Reedijk, Vadim Kessler, Peter Stilbs, Lars Bentell, BrittMarie Hartvig, Johanna Nganunu Macharia, Claes Niklasson, Isabelle Michaud-Soret, Marie Brigantini, Petter Djerf, Antii Laurila, Elina Laurila, Berndt Björlenius. Pour leur aide sur différentes questions et de différentes manières, je remercie enfin Theodore Rockwell, Bjarne Bekker, Franck Delaney, Mary Greene, Daniel Rabinovitch, Eugenijus Butkus, Rimantas Jankauskas, Adam Zamoyski, John Williams, Yngve Axelsson, Richard Van Treuren, Wilco Keur, Anders Edling, le Musée national lituanien de Vilnius, la collection des manuscrits à la bibliothèque universitaire d’Uppsala, la bibliothèque Chalmers, et Jernkontoret à Stockholm. Pour leur aide financière, je veux remercier la Fondation Hasselblad pour une bourse d’écrivain à l’hôtel Chevillon en 2008, la Fondation Axel Munthe et la Villa San Michele pour avoir bien voulu fractionner mon séjour à la Villa San Michele à Capri en 2011, ainsi que la Société royale de Chimie pour une subvention d’auteur international en 2012. Le soutien généreux de la Fondation Chalmers en 2012 est sincèrement remercié.
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REMERCIEMENTS
Remerciements du traducteur Je tiens à remercier Lars Öhrström pour son intérêt immédiat quand je lui ai proposé de réaliser la traduction de son livre, et pour la confiance qu’il m’a ainsi témoignée. Sa contribution à la traduction a également été réelle. J’en veux pour preuves les nombreux échanges qui ont permis de préciser des faits, de corriger quelques petites erreurs (de part et d’autres) et d’aplanir certains doutes. Finalement sa relecture attentive et impressionnante de la version française a contribué à débusquer encore quelques coquilles ou malentendus. Je souhaite également remercier Jean Bornarel, directeur scientifique des éditions Grenoble Sciences, pour m’avoir mis en contact avec EDP Sciences, où France Citrini a immédiatement adhéré avec enthousiasme au projet de traduction. Je termine en remerciant mon environnement proche avec en premier lieu ma compagne Isabelle Michaud-Soret, qui a rencontré Lars quand celui-ci faisait un séjour post-doctoral dans son laboratoire. C’est elle qui est à l’origine du projet de traduction. Je dois associer nos filles, Marion et Lilou, qui sont parties prenantes dans la bonne entente entre les familles Öhrström/Kann et Covès/Michaud-Soret.
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BIBLIOGRAPHIE
En ce qui concerne les références générales à l’industrie chimique et à l’ingénierie chimique, l’auteur a utilisé les encyclopédies multi-volumes qui sont les outils classiques des ingénieurs chimistes et qui contiennent des articles de fond sur tout ce qui est chimique, de l’énergie nucléaire aux parfums : Kirk-Othmer Encyclopedia of Chemical Technology. (John Wiley & Sons, New York, 1999-2012). Ullmann’s Encyclopedia of Industrial Chemistry. (Wiley-VCH Verlag GmbH & Co. Weinheim, 1999-2013).
En ce qui concerne les références générales à la chimie : F.A. Cotton, G. Wilkinson, Advanced Inorganic Chemistry. (Wiley, New York, 1989). N.N. Greenwood, A. Earnshaw, Chemistry of the Elements. (Pergamon Press, Oxford, 1997).
Au sujet de l’histoire de la chimie et de l’industrie chimique, l’auteur a sur son étagère : A.J. Ihde, The Development of Modern Chemistry. (Dover Publications, New York, 1984).
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BIBLIOGRAPHIE
Autres références plus générales : J. Emsley, Nature’s Building Blocks: An A-Z Guide to the Elements. (Oxford University Press, Oxford, 2003). J. Emsley, The Elements of Murder. (Oxford University Press, Oxford, 2005).
Pour des informations générales sur les films et les acteurs, l’auteur a essentiellement utilisé : L. Maltin, Leornard Maltin’s 2010 Movie Guide. (Plume, New York, 2009). D. Thompson, The New Bibliographical Dictionary of Film. (Knopf, New York, 2003).
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