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French Pages [200] Year 2011
JOHN KRISTIAN SANAKER
Abonnez-vous à INFO-PUL ISBN 978-2-7637-9048-0
La francophonie est, partout dans le monde, caractérisée par le contact du français avec d’autres langues. Cet ouvrage présente un aspect particulier de cette rencontre des langues, à savoir la mixité langagière du cinéma francophone. À partir de l’analyse d’un corpus de plus de cent films, nous nous proposons de montrer comment cet hétérolinguisme cinématographique est propre à véhiculer un contenu historique et culturel riche en significations. Une attention particulière est portée à la confrontation entre le francais et l’anglais au Québec, à la fonction de la langue de l’ancien colonisateur face aux langues africaines en Afrique subsharienne après les indépendances, et au rapport entre le français et l’arabe dans des films de fiction sur la guerre d’Algérie. John Kristian Sanaker est professeur de littérature française à l’Université de Bergen en Norvège. Il est l’auteur d’études sur le dialogue au théâtre (Molière, Marivaux) ainsi que sur le dialogue et la voix hors champ au cinéma.
JOHN KRISTIAN SANAKER Québec, Afrique subsaharienne, France - Maghreb
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La rencontre des langues dans le cinéma francophone :
La rencontre des langues dans le cinéma francophone :
La rencontre des langues dans le cinéma francophone :
JOHN KRISTIAN SANAKER
La rencontre des langues dans le cinéma francophone : Québec, Afrique subsaharienne, France – Maghreb
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Linguistique
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Collection Cinéma et Société dirigée par Yves Laberge La collection « Cinéma et société » a été créée en 1999 par Yves Laberge aux Éditions L’Harmattan et a fait paraître son premier titre en 2000. Cette collection fonctionne depuis 2004 selon le principe de la coédition entre les Éditions L’Harmattan à Paris et les Presses de l'Université Laval, à Québec, ce qui signifie que les titres de cette collection sont facilement disponibles sur deux continents et sur Internet. La collection « Cinéma et société » regroupe des ouvrages interdisciplinaires consacrés à la sociologie du cinéma et à l’étude sociologique des mécanismes entourant la production et la diffusion des films. Les auteurs de cette collection s’intéressent particulièrement aux sociétés imaginaires recréées dans les œuvres, aux problèmes théoriques liés à l’industrie culturelle, aux questions de réception et d’auditoires. La situation des cinémas nationaux, les nouvelles technologies, les effets de la mondialisation des cultures sur l’offre des films en salles et sur d’autres supports font également partie des sujets abordés. Les auteurs sont sociologues, historiens, universitaires, ou spécialistes des études cinématographiques. Yves Laberge est sociologue et encyclopédiste ; il détient un doctorat en sociologie et dirige les collections « L'espace public » et « Cinéma et société » aux Presses de l'Université Laval. Il fait partie du comité de lecture de cinq revues arbitrées : The European Legacy: Journal of the International Society for the Study of European Ideas (Routledge), Ethnography and Education (Routledge), Laval théologique et philosophique, Journal of Religion and Popular Culture, et Canadian Review of American Studies.
Déjà parus Kate INCE, Georges Franju. Au-delà du cinéma fantastique, 2008. Delphine GLEIZES, L’œuvre de Victor Hugo à l’écran. Des rayons et des ombres, 2005. Laurence ALFONSI, Le cinéma du futur. Les enjeux des nouvelles technologies de l’image, 2005. Yves CHEVALDONNÉ, Nouvelles technologies et culture régionale : les premiers temps du cinéma dans la Vaucluse (1896-1914), 2004. Sandy TORRES, Les temps recomposés du film de science-fiction, 2004. Suzanne LANGLOIS, La Résistance dans le cinéma français, 2001. Laurence ALFONSI, L’aventure américaine de l’œuvre de François Truffaut, 2000. Laurence ALFONSI, Lectures asiatiques de l’œuvre de François Truffaut, 2000.
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Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société d’aide au développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.
Mise en pages : Maquette de couverture : Bénédicte Laberge
ISBN 978-2-7637-9048-0 ISBN-PDF 9782763710488 ISBN-ePUB 9782763711324 © Les Presses de l’Université Laval 2010 Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépot légal 4e trimestre 2010
Les Presses de l’Université Laval Pavillon Maurice-Pollack 2305, rue de l’Université, bureau 3103 Québec (Québec) Canada G1V 0A6 www.pulaval.com
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Tabl e des m ati ères Remerciements. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . XIII Préface par Yves Laberge La francophonie est-elle implicitement bilingue ? . . . . . . . . . . . XV 1 Introduction : théorie et historique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 Un monde de rencontres des langues. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 Hétérolinguisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4 Sociétés plurilingues – textes unilingues. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6 Sociétés plurilingues – textes hétérolingues. . . . . . . . . . . . . . . . . . 6 Une mise en langue des situations sociales . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8 Le cinéma – la langue comme oralité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11 Quelles langues peut-on juxtaposer – en littérature et au cinéma ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13 L'autre langue – un terme mouvant. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16 Comprendre ou ne pas comprendre l'autre langue. . . . . . . . . . . 19 La double lecture. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27 Petit aperçu historique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30 Le versionnement linguistique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33 Le doublage. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34 Critique de la glottophagie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35 Salt of the earth – vers un cinéma hétérolingue. . . . . . . . . . . . . . . 38 Hétérolinguisme et focalisation. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40
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Joyeux Noël – le triomphe de l'hétérolinguisme au cinéma. . . . . . Les États-Unis d'Albert – la glottophagie innocente. . . . . . . . . . . . La fonction de l'autre langue, la thématisation méta-linguistique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Pour une éthique de l'hétérolinguisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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2 Hétérolinguisme du cinéma québécois – antagonisme historique, ouverture contemporaine. . . . . . . . . . 55 Petite incursion historique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le corpus. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Brault et Falardeau sur les Patriotes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Maurice Richard . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Yes Sir ! Madame.... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le français et les autres langues – l'immigration. . . . . . . . . . . . . Le gros Bill en prologue. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L'ange de goudron. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les noces de papier. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Shabbat Shalom. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La Sarrasine. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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3 Le cinéma de l'Afrique dite francophone – un hétérolinguisme instable et variable L'exemple Sembène. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103 Hors de la francophonie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 106 Radio, télévision, journaux, enseignes : la voix officielle. . . . . . 110 Ville/village, élite/peuple . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111 Ousmane Sembène – une représentation langagière réaliste et compositionnelle. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 114 4 Hétérolinguisme et Histoire : La France et le Maghreb. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135
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Table des matières
Le silence de la mer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La France et le Maghreb . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les oliviers de la justice. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La bataille d'Alger. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Avoir 20 ans dans les Aurès . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Certaines nouvelles. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Indigènes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La trahison. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
IX
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Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 157 Bibliographie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161 Filmographie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171
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« Le choix de la langue peut être aussi signifiant que le discours qu'elle véhicule. » Laurent Cantet à Télérama à propos de Vers le sud (2880, 23 mars 2005 : « Une île et des elles », p. 36).
« It was an interesting challenge to do a picture where you don't know what anybody is saying. I mean, you know what they're saying because you know what the story is about and you know the script backwards and forwards. But when all of a sudden people start talking in a language that you're not really that familiar with, or you're not fluent in, it's interesting. It's great. » Clint Eastwood dans « Red sun, black sand : the making of Letters from Iwo Jima » (annexe à l'édition en DVD).
« Mon souci a toujours été dans mes films de respecter les langues dans lesquelles les gens s'expriment. Le but recherché est de permettre aux gens de transmettre leurs émotions naturellement. La force d'un film réside en cela. » Entretien de Clément Tapsoba avec Souleymane Cissé (Écrans d'Afrique, no 7, 1994, p. 10, cité dans Barlet 1996, p. 219-220).
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Re m e rc i e m e n t s
Ce petit livre, basé sur un corpus de près de 120 films, a été élaboré sur une période d'environ dix ans. Nous tenons à remercier tous ceux qui nous ont permis de visionner les films en nous donnant accès à leur collection, en particulier la Cinémathèque québécoise à Montréal (qui a aussi un Centre de documentation de toute pre mière qualité) et la Cinémathèque Afrique de Culturesfrance à Paris (dirigée par Jeanick Le Naour). Les deux institutions nous ont été d'une utilité inestimable. Nous remercions aussi la Faculté de Lettres de l'Université de Bergen et le Conseil Norvégien de la Recherche Scientifique qui nous ont donné la possibilité de travailler plus systématiquement pendant une période limitée en 2006-2007, période pendant laquelle nous avons été généreusement accueilli par l'Université de Montréal et l'Université Laval (notamment dans le cadre des rencontres du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ). Finalement, un grand remerciement à Véronique Porra (Uni versité de Mayence), lectrice patiente et intelligente du manuscrit. Des extraits de nos analyses ont été publiés dans une forme souvent très préliminaire dans un certain nombre d'articles de revues et d'ouvrages collectifs : – un abrégé du chapitre d'introduction figure dans « Hétérolin guisme filmique : l'exemple du cinéma de banlieue », dans Helen Vassallo et Paul Cooke (dir.), Alienation and alterity : Otherness in modern and contemporary francophone contexte, Oxford, Peter Lang, 2009 (co-écrit avec David-Alexandre Wagner qui est responsable de la partie « banlieue » de l'article) ;
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– on trouve une partie du chapitre sur le Québec, à savoir l'analyse de La Sarrasine, sous la forme d'une version préliminaire « Le Québec à l'écran – espace de rencontres et de conflits linguistiques : étude sur La Sarrasine de Paul Tana », dans Jaap Lintvelt et François Paré (dir.), Frontières flottantes : Lieu et espace dans les cultures romanes du Canada, Amsterdam et New York, Rodopi, 2001 ; – une première analyse de Xala d'Ousmane Sembène (film important dans notre corpus africain) a été publiée sous le titre « Plurilinguisme en littérature et cinéma francophones – possibilités d'exploitation, problèmes de réception. L'exemple de Xala d'Ousmane Sembène », dans Iris 30, automne 2004 ; – notre article intitulé « Les indoublables. Pour une éthique de la représentation langagière au cinéma », dans Glottopol (Revue de sociolinguistique en ligne) 12, mai 2008, Université de Rouen, comporte des réflexions sur les aspects éthiques de l'hétérolinguisme, réflexions reprises dans tous les chapitres de ce livre.
Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention du Fonds de l'Université de Bergen pour la recherche scientifique (Bergen Universitetsfond).
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Préface p a r Yve s L ab e r ge
La francophonie est-elle implicitement bilingue ? Afin de présenter cet excellent livre du professeur John Kristian Sanaker, je procéderai d’abord en évoquant deux exemples de films qui ont en commun de mettre en scène des personnages s’exprimant dans des langues différentes et ne pouvant pas toujours se compren dre. Pour ce faire, je choisirai délibérément deux films bien connus qui ne font pas partie du corpus de ce livre. Par la suite, j’ajouterai quelques remarques d’ordre sociologique afin de situer cet ouvrage sur le plan théorique. Dans bon nombre de longs métrages français évoquant la Deuxième Guerre mondiale1, les personnages allemands tiennent forcément le mauvais rôle, peu importe le genre (drame, reconsti tution historique, documentaire), par exemple dans la célèbre comédie La Grande Vadrouille (1966), réalisée par Gérard Oury, qui fut l’un des plus grands succès commerciaux du cinéma populaire en France. Ici, la représentation du soldat allemand est caricaturale à souhait, sans doute dans le but de désamorcer partiellement les traumatismes d’une guerre cruelle, encore toute récente, pour les besoins de la comédie. Dans plusieurs séquences de ce film célèbre,
1. Sur les représentations de la guerre et des Allemands pendant et après la Deuxième Guerre mondiale dans une perspective à la fois historique et sociologique, voir l’excellent livre de Suzanne Langlois, La Résistance dans le cinéma français, 1944-1994 : de La libération de Paris à Libera me, Paris, L'Harmattan, 2001.
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les militaires d’outre-Rhin occupant la France sont à la fois bêtes et méchants, alors que les Alliés (Anglo-Saxons) comprennent un peu le français. À l’exception des hauts gradés allemands montrés dans certaines scènes, la plupart des personnages de simples soldats s’expriment très souvent en allemand sans l’aide de sous-titres et, bien qu'il ne nous soit pas possible de comprendre ce qui est dit textuellement, nous pouvons saisir le message implicite de ces personnages négatifs par le ton de leurs voix et l’évidence des situations : « obéissez-nous », semblent-ils dire en substance aux personnages français qui visiblement ne les comprennent pas. Sans connaître la langue allemande, nous pouvons nous aussi présumer, sinon deviner, ce qui est dit dans ces séquences, un peu comme à l’époque du cinéma muet. Dans ce cas précis, ne pas comprendre une langue étrangère ne pose pas trop de problèmes pour en suivre le récit. J’ajouterai un deuxième exemple tiré d’un contexte différent, qui nous servira par la suite. Beaucoup de films américains dont l'action se situe à l'étranger font également l'économie de la barrière linguistique, comme si tout le monde comprenait l'anglais, ce qui n'est évidemment pas toujours le cas. Pensons à la première moitié du film The Man Who Knew Too Much (L’Homme qui en savait trop, 1955) d’Alfred Hitchcock, où l’action se situe en Afrique du Nord à la fin de l’époque coloniale. Au lieu de traduire, ou plutôt que d'introduire des sous-titres, on préfère faire comme si tous les personnages étrangers comprenaient l'anglais et se comprenaient entre eux, comme dans Casablanca (1942) de Michael Curtiz, ce film hollywoodien parmi les plus célèbres dont l’action se situe dans le Maroc colonial et occupé, durant la Deuxième Guerre mondiale. Dans ce cas, les personnages (et même les acteurs) provenaient des États-Unis, de la France, d’Europe centrale ; or, tout le monde s’y exprime naturellement en anglais. On peut comprendre dans ce contexte artificiel que le travail du cinéaste – comme celui du scénariste – est d'éviter ces passages laborieux où l’on perd du temps à répéter des répliques dans les deux langues. Dans ce cas, on abolit purement et simplement la question des langues étrangères. Ces deux exemples montrent différentes manières de représenter au cinéma les interactions entre des personnages qui ne parlent pas la même langue, et qui tentent malgré tout de communiquer
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entre eux. Ces problèmes linguistiques existent réellement et sous diverses formes au quotidien et dans toutes les sociétés ; plusieurs cinéastes ont tenté depuis les débuts du cinéma parlant de les abor der et de les mettre en scène de diverses manières. En plus d’être un art et une industrie – pour reprendre la formule d’André Malraux –, le cinéma est non seulement un moyen de communica tion, mais une vitrine sur des personnages qui tentent de commu niquer entre eux. Le travail du spectateur durant la projection d’un film est mul tiple et loin d’être passif : en plus de sa recherche du divertissement, il se doit de réfléchir, de décoder, de comprendre, de se souvenir, de faire des liens, d’apprécier, de juger, d’anticiper, de saisir des perches qui lui sont tendues afin de pouvoir suivre l’action et la progression des situations. Sa compréhension des dialogues facilite ce processus ; les barrières linguistiques compliquent au contraire les échanges et, de ce fait, la compréhension du spectateur. Mais, puisqu’il interprète et décode à sa manière tout ce qui est vu et entendu à l’écran, le spectateur analyse sans cesse le contenu des films. En revanche, ces situations où les langues s’entrechoquent existent dans la vie de tous les jours et leur représentation à l’écran peut souvent ajouter au réalisme d’une mise en scène. En consé quence, le critère de la vraisemblance dans la fiction, bien qu'il ne soit pas vraiment décisif, devient facilement surestimé : il donne au moins au critique de films le plus inexpérimenté l’illusion, l'impres sion de disposer d'un élément décisif pour juger de la qualité d'un film à partir d'un élément qui serait infaillible. On entend même dire de la part de certains critiques en herbe des louanges pour tel film parce que les personnages seraient « crédibles » ; au contraire, on aura condamné tel autre titre parce que les personnages ou les situations « ne sont pas assez crédibles ». Mais ces arguments artificiels sembleront arbitraires et trop peu fondés pour le chercheur en études cinématographiques. En réalité, le cinéaste est entièrement libre de recréer ou de déconstruire un univers plausible ou, au contraire, totalement irréel. À la limite, son unique patron serait le producteur, qui finance le tournage et exigera de la cohérence dans tout le processus créatif. Ultimement, le seul véritable juge sera le public. Le sociologue, qui sait bien que notre vision du monde est une construction sociale de
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la réalité – tout comme les films eux-mêmes –, ne s'inquiète pas outre-mesure de cette perception artificielle et faussée de la « réalité » transposée au grand écran2. Ce petit détour précédant la présentation proprement dite du présent ouvrage avait pour but de montrer comment les sociologues du cinéma s’intéressent particulièrement aux imaginaires littéraires ou cinématographiques, qui sont à la fois calqués sur une certaine perception de la réalité et distants, distincts, subjectifs, voire autono mes. En tant que spectateurs adultes, nous ne « croyons » pas aux films que nous regardons ; mais les œuvres nous font sans cesse réfléchir sur notre quotidien, notre réalité, nos souvenirs, nos relations avec les autres. C’est pourquoi nous pouvons aisément transposer ce que nous observons à l’écran et, de ce fait, apprécier un récit dont l’action se situe en fait dans un contexte – historique, social, politique – souvent très éloigné du nôtre. Ainsi, pour prendre un autre exemple schéma tique à partir d’une œuvre connue de tous, un cinéphile africain pourra sans doute comprendre et être envoûté par un long métrage comme Mon oncle Antoine (1971) de Claude Jutra, même si ce specta teur d’Afrique n’avait jamais vu de neige de sa vie ; il comprendra en voyant ce long métrage que la tempête de neige survenant au dernier tiers constitue un obstacle insurmontable dans la séquence où les deux personnages principaux, l’oncle et le neveu, se perdent dans le blizzard. Cet observateur africain qui n’a peut-être jamais touché à de la neige pourra transposer l’obstacle de la tempête de neige avec un élément comparable qui lui serait familier, par exemple une tempête de sable dans le désert du Sahara, pour mesurer l’adversité à laquelle font face les personnages de ce film québécois. Au cinéma, le spectateur peut réussir à comprendre des situations qu’il ne connaît pas directement et décoder des contextes sociaux qui lui sont inconnus. Dès les premières pages, il paraît évident que le livre de John Kristian Sanaker explore d'une manière innovatrice des films dans lesquels le fait même de ne pas parler français (ou encore de refuser de le faire) peut prendre diverses significations. Nous avons droit ici
2. Sur l’ensemble des théories touchant le cinéma en tant que « reflet » de la réalité (et les critiques subséquentes de cette approche), voir l’introduction qu’a écrite Sandy Torres dans son excellent livre, Les Temps recomposés du film de science fiction. Québec et Paris, Les Presses de l'Université Laval et L'Harmattan, 2004.
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à une étude exhaustive sur ce phénomène fréquent pour les gens qui s’expriment dans notre langue. En effet, le français a souvent cohabité avec d’autres langues, et ce, dans pratiquement tous les pays où on le parle. Même en France, la langue française s’est impo sée aux côtés de diverses langues régionales très différentes comme l’alsacien, le basque, le provençal. Sur le plan méthodologique, le professeur Sanaker élabore sa théorie au fur et à mesure qu’il étudie son corpus ; il en valide les modalités et en teste les limites. Les longs métrages choisis par le professeur Sanaker ont été tournés soit au Québec, soit en Europe ou en Afrique, et le corpus réuni impressionne autant par le nombre que par la diversité des situations de plurilinguisme que l’on peut y observer. En outre, la plupart des films choisis ne sont pas obscurs, mais au contraire assez familiers du grand public. Les cas de plurilinguisme s’avèrent être très variés. Par exemple, dans le long métrage Maurice Richard, le fait qu'un anglophone s'adresse dans sa langue à un francophone, c'est-à-dire en anglais, implique un rapport de force implicite qui est imposé aux francophones ; dans ce cas, la situation ne veut pas dire que les francophones seraient supérieurs ou favorisés parce qu'ils sont souvent bilingues et que beaucoup d’anglophones ne le sont pas. Au contraire, celui qui peut imposer la langue de son choix lors d'une conversation est nécessairement dominant ou privilégié, même s'il est minoritaire du point de vue démographique. On voyait déjà un exemple similaire mais dans un autre contexte dans le long métrage La Soif du mal (Touch of Evil, 1958) d’Orson Welles, lorsque le personnage du policier Hank Quinlan, joué par Welles lui-même, giflait un témoin mexicain s’exprimant en espagnol, en l’obligeant à parler uniquement en anglais. Ces aspects ont été très peu étudiés à ce jour. Si l’étude du plurilinguisme existait déjà dans certains domaines précis, John Kristian Sanaker innove en nous proposant une étude originale centrée sur le plurilinguisme au cinéma3. 3. Voir, entre autres, l’essai de Roland Breton, « Le plurilinguisme en Europe : analyse géopolitique et démographique », Patrick Renaud (dir.), Les situations de plurilinguisme en Europe comme objet de l'histoire. Paris, L'Harmattan, collection « Cahiers de la Nouvelle Europe », 2010, p. 155-164. En outre, le plurilinguisme et l'hétérolinguisme ne sont pas les seuls phénomènes sociolinguistiques pouvant être étudiés dans une perspective comparative ; voir par exemple le livre collectif sous la direction de Wim Remysen et Diane Vincent, Hétérogénéité et homogénéité dans les pratiques langagières, Québec, Presses de l'Université Laval, 2010.
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Dans tous ces cas, on voit que parler plusieurs langues dans un film traduit forcément un contexte social et un rapport de forces, et cette situation plausible peut reproduire tacitement un rapport dynamique existant entre des personnages fictifs. Si les auteurs de ces films ont voulu inclure cette dimension plurilinguistique – d’autres pourraient dire « s'encombrer » –, c'est non seulement parce qu'elle existe vraiment dans le « monde réel », mais sans doute aussi pour ne pas diminuer la vraisemblance d'une situation trop répandue pour la représenter à l'écran de manière exceptionnelle, simplifiée, non conforme ou invraisemblable. Lorsqu’on est francophone, on croise fréquemment quelqu’un qui ne comprend pas notre langue, et nous devons inévitablement composer avec cette réalité. Parce qu’ils analysent les inégalités et les rapports de force, les chercheurs en études culturelles, en socio linguistique et en sociologie du cinéma s’intéressent particulièrement à ces manières de décrire ces réalités parfois conflictuelles dans des œuvres de fiction. C’est d’ailleurs une différence significative entre le monde anglophone et la francophonie : dans un film américain, on peut souvent faire comme si tout le monde comprenait l’anglais, mais, dans un long métrage tourné en français quelque part dans la francophonie, on peut difficilement faire croire que tout le monde comprend le français lorsque des personnages parlent des langues différentes. Par nécessité, le francophone doit souvent être bilingue, au cinéma comme dans « la vraie vie ». D’ailleurs le recours – excep tionnel – à la langue française dans les films américains des débuts du cinéma parlant avait souvent donné lieu à des situations inusitées et de ce fait cocasses, par exemple dans les comédies Design for living (Sérénade à trois, 1932) d’Ernst Lubitsch, Une nuit à Rio (That Night in Rio, 1941) d’Irving Cummings, ou encore Copacabana (1947) d’Al fred Green. Dans chaque cas, le fait de parler français (ou le fait de ne pas comprendre cette langue) produisait un effet comique dans au moins une séquence. Dans ses recherches amorcées depuis plus de vingt ans, John Kristian Sanaker nomme « hétérolinguisme » le fait de recourir à plu sieurs langues dans un même contexte narratif, et dans ce cas-ci à l’intérieur de différents films qu’il analyse avec précision. Ces situations existent dans la réalité de plusieurs pays, à commencer par le nôtre ; elles sont donc présentes dans certaines de nos œuvres cinématogra
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phiques. Pour sa part, chaque fois qu’il imagine une nouvelle histoire, l'auteur d’un film recrée un monde parallèle, plus ou moins conforme au « monde réel », si tant est que l'on puisse le cerner et le décrire exactement. Comme l'ont souvent répété les sociologues, le cinéma n'est pas le reflet de la réalité ou de sa société, mais chaque fois la vision renouvelée d'un cinéaste, d’un scénariste, d’un auteur, autrement dit : une construction sociale4. Ces visions du monde et ces décalages peu vent être étudiés, entre autres par l’analyse des différents systèmes que les gens utilisent pour se parler. Comme l’écrivait le sociologue amé ricain Everett Hughes dans son livre The Sociological Eye, « l’expression “univers de discours différents” suggère que la communication sépare les personnes et les groupes autant qu’elle les unit5 ». John Kristian Sanaker est francophile, mais surtout francophone par choix et par goût – ce qui est tout à son honneur. Ceux qui le connaissent ou qui ont entendu ses conférences dans des colloques internationaux savent que sa passion pour le cinéma francophone depuis plus de trente ans n'a d'égale que son intérêt pour la linguis tique et les études culturelles. Mais que nous enseignent au juste les études culturelles ? Précisément à comprendre les rapports de forces qui sont implicitement créés dans les situations les plus innocentes comme les plus éloquentes d'une culture donnée6. Ces points de tension pouvant exister entre des personnages ou des groupes sociaux peuvent s'expliquer par des conflits interethniques, interculturels, linguistiques, nationaux ou liés au genre. Mais ces différends, ces différences de vues, ces visions divergentes, ces malentendus sont toujours une manière subjective – celle du cinéaste ou de l'auteur – d’interpréter la réalité de l'autre comme étant la sienne. Inévitable ment, ce questionnement nous rapproche de l’anthropologie, qui interroge notre vision ethnocentrique de nous-mêmes et de l'autre, dans nos perceptions immédiates et dans les imaginaires sociaux7. 4. Peter Berger et Thomas Luckman, Construction sociale de la réalité. Paris, Armand Colin, 2006 [1966 pour la première version américaine]. 5. Everett Hughes, Le Regard sociologique. Essais choisis. Textes rassemblés et présentés par Jean-Michel Chapoulie. Paris, Éditions de l'École des hautes études en sciences sociales, 1996 [1962], p. 293. 6. Sur les Cultural Studies, voir entre autres le livre collectif sous la direction de Gail Faurschou, Souraya Mookerjea, Imre Szeman, Between Empires : A Canadian Cultural Studies Reader. Durham, Duke University Press, 2009. 7. Marc Henri Piault, Anthropologie et cinéma, Paris, Nathan, 2000.
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La sociologie, l'anthropologie du cinéma, tout comme la psy chologie sociale qui est dérivée de l'interactionnisme symbolique, nous fournissaient déjà plusieurs pistes pour analyser ce dialogue des langues dans les films choisis par John Kristian Sanaker, qui s’inscrit au cœur de cette approche interdisciplinaire et comparative des « études atlantiques », que l’on nomme en Angleterre Atlantic Studies8. Mais, en réalité, l’ouvrage de John Kristian Sanaker est réso lument transdisciplinaire et ne saurait se limiter uniquement aux domaines de la sociolinguistique, à l’histoire culturelle ou à la socio logie du cinéma. C’est l’une de ses principales forces. En réalité, ce livre innovant ouvre la voie à beaucoup de possibilités analytiques et théoriques en études cinématographiques, dont la linguistique appliquée au cinéma n’est qu’une seule avenue parmi plusieurs autres. Je prédis que ce renouvellement apporté par les travaux du professeur Sanaker sera éminemment stimulant, voire salutaire pour cette discipline. Pour toutes ces raisons, j’estime que ce livre consti tue un jalon pour les études cinématographiques de demain. Yves Laberge, directeur de la collection « Cinéma et société »
8. Sur les études atlantiques, voir l’encyclopédie France and the Americas : Culture, Politics, History, sous la direction de Bill Marshall. Santa Barbara, ABC-Clio Press, 2005.
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1 I n t ro d u c t i o n : théorie et historique
Un monde de rencontres des langues Dans un monde qui ne cesse de devenir plus petit grâce à notre possibilité toujours croissante de nous déplacer rapidement, de com muniquer par voie électronique ou bien de capter le monde entier par la télévision, nous sommes constamment exposés à d'autres langues et à d'autres cultures. En effet, nous sommes tous, même les moins voyageurs et les plus sédentaires, constamment confrontés aux autres et à leur langue ; et, inutile de le dire, cette tendance à la rencontre des langues a été considérablement renforcée par les grandes migrations du XXe siècle. À la base de cette expérience de mixité linguistique, il y a aussi, bien entendu, le fait que le monde a toujours été plurilingue, et ceci, à un degré tel qu'il est difficile pour nous autres, enfants des natio nalismes et de la culture des langues nationales, d'en saisir la vraie portée. Écoutons à ce propos le sociolinguiste Louis-Jean Calvet : Les hommes sont [...] confrontés aux langues. Où qu'ils soient, quelle que soit la première langue qu'ils ont entendue ou apprise, ils en rencontrent d'autres tous les jours, les comprennent ou ne les comprennent pas, les reconnaissent ou ne les reconnaissent pas, sont dominés par elles ou les dominent : le monde est plurilingue, c'est un fait. (Calvet 1987 : 43)
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Il va de soi que dans ce monde de rencontres et de mixité lin guistiques, notre connaissance des langues et notre attitude envers les langues sont d'une grande importance pour les conditions dans les quelles se produit la communication. D'une part, notre maîtrise ou notre non-maîtrise de la langue de l'Autre peut jouer un rôle décisif dans les situations de communication où nous sommes engagés en tant qu'individus ; d'autre part, des facteurs historiques et collectifs liés aux rapports dominant/dominés évoqués par Calvet peuvent faire de telle langue une langue ennemie ou une langue amie envers laquelle nous nous comportons en tant que représentants de notre propre communauté linguistique (voir par exemple la haine de la langue allemande dans les pays victimes de l'Allemagne nazie, longtemps après la Deuxième Guerre mondiale, ainsi que l'attitude mitigée des Africains devant les langues des colonisateurs – voir par exemple les conflits entre francophones et arabistes en Algérie). Si nous regardons plus spécifiquement vers le monde franco phone, nous voyons cette mixité linguistique se manifester de façon souvent intense. En raison des grandes découvertes et des colonisations, la rencontre des langues y est liée à l'histoire et à la naissance mêmes de la francophonie au point de représenter un de ses éléments consti tutifs. En effet, il n'y a pas de région francophone qui échappe à la définition suivante : territoire où la langue française entre en contact avec une ou plusieurs autres langues, soit par la rencontre de deux ou plusieurs langues de même statut culturel et social (par ex. Belgique, Suisse, Québec) soit dans des relations diglossiques – une langue « haute » utilisée en alternance avec une langue « basse » (par ex. Afrique, Antilles, ou des milieux immigrés en France). Il est vrai que les relations diglossiques sont d'une autre nature que les relations entre langues de valeur sociale et culturelle égale ; l'interaction entre le français et les langues autochtones dans les anciennes colonies est plus inévitable que celle qui se réalise dans des états plurilingues comme la Belgique ou la Suisse entre le français et d'autres langues occidentales. Mais même si un Suisse et un Belge peuvent, notamment du fait du statut pluri lingue de leur pays et du principe de territorialité des langues, vivre une vie unilingue dans leur région (garantie par le statut officiel de leur langue), la proximité géographique, les réalités politiques et consti tutionnelles et un sentiment d'appartenance nationale plus ou moins fort les obligent à entretenir un certain rapport avec les langues de
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leurs compatriotes (voir par exemple les films du cinéaste suisse Alain Tanner où le français se mèle à l'allemand et à l'italien). S'y ajoute, pour la Belgique, un passé historique où les relations entre les langues étaient clairement des relations diglossiques (le français comme langue haute, le flamand comme langue basse) et non pas des relations d'éga lité politique, culturelle et sociale comme aujourd'hui (voir notre exem ple Daens de Stijn Coninx à la fin de ce chapitre). Cette existence des hommes dans l'entre-deux-langues n'est d'ailleurs en rien limitée à la francophonie. En effet, en regardant au-delà de l'horizon de notre petit monde occidental largement dominé par la normalisation des langues nationales, nous découvrons que la coïnci dence de langue du foyer et de langue de scolarisation et de culture est loin d'être la règle. Le linguiste canadien William Mackey nous rappelle que « [d]ans la plupart des pays du monde, la scolarisation des masses se fait [...] dans une langue autre que celle du foyer [...]. La scolarisation dans une langue autre que celle du foyer a toujours été la règle. » (Mackey 1976 : 19) ; et selon André Martinet, « rien n'est plus fréquent dans le monde que les situations diglottiques » (Martinet 1982 : 13). Sans reposer sur une méthode sociolinguistique proprement dite, le présent ouvrage, dont l'orientation est à la fois historique et culturelle, se veut une investigation de certaines répercussions de cette mixité linguistique dans le domaine du cinéma. Nous allons surtout nous pencher sur un certain nombre de films francophones comportant une textualisation de l'autre langue (une mise en langue de la situation linguistique de la société de référence), textualisation qui nous intéressera par son exploitation systématique de la fonction que prend la rencontre des langues dans les films en question1. Cependant, comme l'histoire de la mixité linguistique est infi niment plus longue en littérature qu'au cinéma – elle remonte au moins au Moyen Âge –, et que la théorie visant à déterminer son fonctionnement est très riche côté littérature alors qu'elle est quasi inexistante en cinéma, il nous paraît utile de regarder parfois vers la littérature, surtout là où les deux modes d'expression se rappro chent le plus, à savoir dans le domaine de la langue actorielle. 1. Nous nous permettons d’introduire le néologisme mise en langue, notamment pour souligner dans quelle mesure ce contact entre les langues dans notre corpus filmique nous semble voulu et organisé de la part des cinéastes.
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Hétérolinguisme Notre corpus est composé de films où deux ou plusieurs langues se manifestent dans le comportement langagier des personnages. Pour éviter une terminologie trop lourde comportant des choix constants entre des termes commençant par bi-, tri-, pluri-, etc., nous utiliserons, chaque fois que nous parlerons de la mixité linguistique d'une façon générale, les termes d'hétérolinguisme et d'hétérolingue. Ils sont empruntés à Rainier Grutman qui définit ainsi l'hétérolinguisme littéraire : « la présence, à l'intérieur du texte, d'idiomes pro prement étrangers aussi bien que de variétés (sociales, régionales, chronologiques) de la langue principale » (Grutman 1997 : 58). L'avantage du terme dans l'optique de Grutman (il parle de textes canadiens-français avec présence de plusieurs langues – français, anglais, latin –, aussi bien que de variétes de langues – français standard, québécois) est sa neutralité (le sens étymologique du terme est « autre langue ») par rapport aux termes plus spécifiques de bilinguisme (individuel) et de diglossie (collective, sociale). Comme notre corpus filmique comprend les francophonies du Sud (à tendance diglossique) aussi bien que celles du Nord (à tendance bilingue), les termes de Grutman seront nos termes généraux, alors que nous recourrons aux termes spécifiques chaque fois que cela nous sem blera utile. La neutralité des termes est d'autant plus opératoire que nous n'aurons pas à prendre position sur la question épineuse de distinguer entre langues et dialectes (voir Mackey 1976 : 20) ; et fina lement, l'introduction des termes d'hétérolinguisme et d'hétérolingue pour parler des films nous permet de réserver les autres termes aux domaines de la psycho- et de la sociolinguistique (Grutman 1996b : 71-72). La problématique de l'hétérolinguisme est peu étudiée dans le domaine du cinéma. Nous trouvons quelques brèves remarques faites en passant par des spécialistes de la littérature francophone (voir par exemple Forster 1970 : 14 ; Moura 1999 : 104 ; Grutman 2005 : 208 ; et Zabus 1990 : 361-362), ainsi que quelques apports pertinents de spécialistes du cinéma. On va voir plus loin l'utilité des réflexions de Marcel Martin (1955-1985) et d'Antoni Gryzik (1984), ainsi que celles d'Albert Laffay (1964). Mais il s'agit là d'esquisses d'une théo rie qui a à peine été abordée par les ténors de la théorie de la parole
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au cinéma en langue française (Christian Metz, Michel Chion2, etc.) ; l'usage des termes de langue ou de langage pour désigner l'apparatus rhétorique proprement cinématographique semblent avoir empêché une prise en compte de l'existence et de l'importance du comporte ment langagier des personnages3. Les apports les plus intéressants se trouvent en effet dans le domaine anglophone. D'une part, ces études sont liées au désarroi de Hollywood devant l'avènement du parlant et les problèmes de distribution posés par la naissance de cinémas nationaux (et en lan gues nationales). On va voir plus loin l'intérêt que présentent pour notre étude les films versionnés pour les différents marchés natio naux (les MLV – multiple-language versions). Sans avoir une très grande pertinence pour notre projet, ils sont importants dans la mesure où ils sont produits dans la première période de l'histoire du cinéma où le comportement langagier des personnages retient l'attention du public aussi bien que celle des producteurs comme un composant important du film. Nous avons aussi trouvé quelques études éparses qui abordent la question de la langue parlée dans notre optique spécifique. Nous reviendrons entre autres sur l'article d'Ella Shochat et Robert Stam (1985) sur les pratiques de doublage et de sous-titrage ainsi que sur la langue parlée au cinéma comme manifestation d'un pouvoir, d'un ordre hiérarchique, et sur celui de Tessa Dwyer (2005) sur l'option traduction/non-traduction qui accompagne l'introduction d'autres langues au cinéma, depuis les débuts du parlant jusqu'à Lost in translation (Sofia Coppola 2003). Par contre, il existe une abondance de livres et d'articles qui traitent de la co-présence des langues ou de la mixité linguistique dans la littérature, ce qui nous invite à présenter et discuter certaines théories et modes de description portant sur l'hétérolinguisme en littérature. 2. Nous trouvons pourtant une approche intéressante dans Le complexe de Cyrano. La langue parlée dans les films français de Michel Chion (2008), où il parle entre autres de la langue parlée dans les films de banlieue que sont La haine de Mathieu Kassovitz (1995) et L'esquive d'Abdellatif Kechich (2004). 3. « While contemporary theoretical work has concerned itself with film as language, little attention has been directed to the role of language difference within film. » (Shochat et Stam 1985 : 35)
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Sociétés plurilingues – textes unilingues Une première observation utile est la suivante : on ne trouve pas nécessairement les rencontres de langues propres aux sociétés francophones représentées en tant que telles dans le cinéma fran cophone. La société de référence peut être fortement marquée par l'hétérogénéité de la pratique linguistique des habitants, mais les films sont souvent unilingues. Dans le domaine de la littérature, Daniel Combe cite, dans Poétiques francophones, bien des exemples d'écrivains dont la vie sociale est partagée entre deux ou plusieurs langues, mais qui restent strictement unilingues en tant qu'écrivains (Combe 1995 : 31-34). L'homme social et l'écrivain n'ont pas les mêmes rapports avec la situation linguistique dans laquelle ils vivent. Alors que l'homme social réagit à la situation linguistique en parti cipant à l'interaction sociale, l'écrivain se forge une langue littéraire à lui, langue qui est, bien entendu, sous l'influence de la situation linguistique réelle, mais qui est la réponse individuelle de l'artiste littéraire aux défis posés par une situation linguistique complexe. Même si « le contact interlinguistique est devenu la règle plutôt que l'exception », dit Rainier Grutman, bien des écrivains « se retranchent derrière les valeurs sûres » des littératures nationales (2000 : 137), ce « bastion de pureté linguistique et culturelle » qui ne reflète pas les tendances linguistiques de la société de référence (p. 138). Il en va de même au cinéma. Plusieurs facteurs invitent le cinéaste à opter pour la simplification linguistique d'une situation profilmique complexe ; il désire éviter les complications liées au sous-titrage, il peut vouloir ménager un public réfractaire à l'écoute de langues étrangères, ou il peut être sous l'influence d'une politique culturelle nationaliste, voire linguistiquement impérialiste. Sociétés plurilingues – textes hétérolingues Nous ne nous intéresserons, dans ce travail, qu'à la catégorie de films qui est caractérisée par l'usage de plus d'une langue dans le même film. Ajoutons qu'il s'agit, dans la grande majorité des cas, de films hétérolingues correspondant à des situations référentielles qui sont caractérisées par une mixité linguistique analogue ; ainsi, nos films établissent tous des rapports plus ou moins étroits avec la société de référence donnée, avec son histoire et sa culture.
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Cependant, il faut insister sur le fait que l'hétérolinguisme fil mique est rarement basé sur une reproduction pure et simple d'un certain état de mixité linguistique de la société de référence. Pour la littérature, Rainier Grutman nous recommande de ne pas « jeter le bébé avec l'eau de bain en écartant tout simplement le mimésis », mais il nous met aussi en garde contre la croyance naïve « à un rap port réciproque, bijectif entre l'hétérolinguisme montré dans les textes et le plurilinguisme extra-textuel ». Une bonne approche de l'étude de l'hétérolinguisme textuel consisterait ainsi à observer « le degré d'intégration textuelle des éléments allophones » (Grutman 1996b : 74-75). Nous trouvons un modèle précis pour l'étude de divers procédés d'intégration textuelle des autres langues dans l'article « Polylingua lism as reality and translation as mimesis » de Meir Sternberg (1981), modèle théorique qui, appliqué au cinéma, nous semble garder toute sa pertinence. L'auteur y propose un vaste éventail de catégories pour classer les différents rapports qu'un écrivain peut établir entre texte et société de référence. En simplifiant un peu, on peut réduire la diversité de rapports à trois types principaux : 1. « referential restriction » = le monde référentiel est délimité de façon à ne comporter qu'une seule pratique linguistique qui est représentée par un texte unilingue linguistiquement homogène (Sternberg, cite en exemple les romans de Jane Austen ; pour la littérature française, on pourrait citer La Princesse de Clèves et son monde clos extrêmement homogène) ; 2. « vehicular matching » = une réalité sociale plurilingue est repré sentée par un texte hétérolingue (l'exemple de Sternberg est Pygmalion de Bernard Shaw ; dans le domaine québécois, on peut citer Volkswagen Blues de Jacques Poulin). 3. « homogenizing convention » = la mixité linguistique de la société de référence est représentée de façon simplifiée par un texte linguistiquement homogène qui ne tient pas compte de la pra tique linguistique « réelle » des personnages. Sternberg ne donne pas d'exemple précis ; nous proposons en exemple une nouvelle algérienne d'Albert Camus, « L'hôte » (1957), où l'action se passe dans une région montagneuse de l'Algérie pendant la guerre. Un instituteur pied-noir est obligé d'héberger dans son école un prisonnier arabe avec lequel il entame un dialogue qui est
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rendu en français dans le texte, mais qui se déroule en arabe dans la « réalité » ; la maîtrise quelque peu rudimentaire de l'arabe de la part de l'instituteur est rendue par un dialogue en français extrêmement simple pour ce qui est du vocabulaire aussi bien que de la syntaxe. D'après Sternberg, il s'agit là de trois catégories de base ; la pratique linguistique d'un écrivain donné comporte presque tou jours une combinaison de critères servant à établir deux ou trois des catégories de base. À notre avis, les catégories de Sternberg se retrouvent tel quel dans le domaine du cinéma. Les films qui ont surtout attiré notre attention dans ce travail privilégient tous la catégorie 2 ; mais on trouve rarement des films qui ne comportent pas aussi des procédés de simplification relevant soit de la catégo rie 1 (la société de référence), soit de la catégorie 3 (le texte repré sentant). Une mise en langue des situations sociales Un fort courant de la théorie sur l'hétérolinguisme littéraire s'intéresse à peine à la langue actorielle. Lise Gauvin, par exemple, a proposé son terme de surconscience linguistique pour parler des écrivains francophones qui sont constamment, dans leur situation linguistique post-coloniale, exposés à l'influence d'une autre langue dans leur écriture (voir par exemple Gauvin 1999). Son écrivain-type est un artiste qui, dans sa pratique littéraire, opère une fusion de la langue influencée et de la langue influençante, plutôt que d'organi ser une juxtaposition des deux langues. Notre approche diffère de l'approche gauvinienne dans la mesure où son objet est surtout la langue auctorielle, alors que nous ne nous intéresserons qu'à la langue actorielle.Au lieu d'étudier la façon dont l'autre langue influence le style de tel auteur, nous pren drons comme objet d'étude principal un certain nombre de films où il y a, dans les dialogues, une mise en langue de rencontres de type hétérolingue. Mais c'est une approche qui n'exclut en rien la mise en parallèle avec la littérature. Citons à ce propos Monique Agenor (la Réunion) : « Je tiens à inclure [le créole francisé] dans mes livres sous forme de dialogue, car il me semble impossible, aberrant même, que deux
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Créoles qui parlent entre eux dans un roman parlent français. » (Martin et Drevet 2001 : 110) Un écrivain comme Agenor privilégie donc l'approche mimétique dans un but de réalisme littéraire. C'est une approche que William Mackey défend dans son article de réfé rence « Langue, dialecte et diglossie littéraire ». Se référant à des exemples très diversifiés (poésie hindou, Shakespeare, roman russe du XIXe siècle), il affirme qu'une représentation littéraire de la diver sité linguistique de la société de référence est un facteur renforçant la vraisemblance littéraire : « L'écrivain peut difficilement interpréter son milieu diglossique sans tenir compte de la répartition des lan gues. Dans le théâtre et le roman, il faut bien que les personnages parlent la langue qui leur convient. » (1976 : 31) Dans un article important sur les motivations diverses qui peu vent inspirer l'hétérolinguisme d'un texte donné, Rainier Grutman formule une critique pertinente de la position quelque peu simpliste de Mackey. Si la motivation de l'auteur d'un texte hétérolingue n'était que réaliste ou mimétique, dit Grutman, et que nous ne considérions un texte donné que comme le reflet linguistique d'une société donnée, nous ne ferions pas un travail analytique sur le texte mais sur la société. Il faut aller plus loin et « examiner comment la mise en mots propre à la littérature déplace les enjeux socioéconomiques de la diglossie externe » (Grutman 2002 : 336). Grutman appuie son approche sur des exemples éloquents tirés de l'œuvre de Tolstoï La guerre et la paix (1863-1869) illustrant comment l'hétérolinguisme du roman est l'effet d'une motivation compositionnelle (le terme est celui du formaliste russe Boris Tomachevski) qui vient s'ajouter à la moti vation réaliste pour influencer la focalisation du texte : si tel person nage parle français dans le roman de Tolstoï, ce n'est pas seulement parce que l'auteur veut documenter une certaine pratique linguisti que de la noblesse russe au XIXe siècle ; c'est aussi pour nous per mettre de réguler notre distance par rapport au locuteur textuel : « Le dosage inégal du français aurait [...] une visée fonctionnelle, liée à la composition du roman, plus précisement à la focalisation. » (p. 339) William Mackey est un linguiste faisant une déclaration de prin cipe qui implique une adhésion à l'idéal du réalisme linguistique en littérature ; Rainier Grutman est un théoricien de l'hétérolinguisme littéraire qui montre que les choses ne sont pas si simples, que
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« l'expression d'une réalité socioculturelle n'est jamais seule en cause », qu'une pratique littéraire hétérolingue implique « une stra tégie d'écriture et entre dans la composition même de l'œuvre » (Grutman 2002 : 341). Nous incluerons les deux positions dans notre travail ; prenant comme point de départ la dimension référentielle, mimétique, nous partons à la recherche de la fonction interne que prend l'usage de l'autre langue dans les films de notre corpus. Cela veut dire, cependant, que nous ne nous intéresserons pas aux films qui prennent une trop grande autonomie linguistique par rapport à la société de référence, des films qui se rapprochent du roman, de la pièce de théâtre où de l'opéra par leur traduction des langues sociales en question. Pour illustrer notre propos par un film bien connu de tous, citons Schindler's list de Steven Spielberg (1993), l'histoire de l'homme d'affaires allemand qui sauve des milliers de Juifs de la mort en camp d'extermination en les faisant travailler dans son usine. Il s'agit d'une adaptation de Schindler's ark, roman en anglais de Thomas Keneally (1982) (le film a eu un tel succès que les éditions du roman postérieures au film portent désormais le titre du film). Spielberg suit d'assez près le roman de Keneally qui est un texte quasi documentaire, fruit d'un long travail d'investigation de la part de l'auteur, dont une série d'interviews avec « les Juifs de Schindler » (les Schindlerjuden) ; le côté documentaire du roman est souligné par les documents en annexe : un plan de Cracovie et de son ghetto, ainsi que du camp de Plaszów, lieux d'action importants. Donc, il ne fait aucun doute que l'auteur désire souligner que l'action de ce roman se passe à une époque et dans des endroits précis qu'il veut que ses lecteurs identifient comme « réels ». Vu l'importance du roman de Keneally en tant que document sur l'époque, on aurait pu s'imaginer, dans l'adaptation filmique, une introduction des langues sociales en question, à savoir l'allemand, le polonais, le yiddish et l'hébreu (voir plus loin les exemples de Xala d'Ousmane Sembène (1974) et du Silence de la mer de Jean-Pierre Melville (1947) où les films se distinguent des versions romanesques – avec traduction homogénéisante en langue auctorielle – par leur introduction des langues actorielles, celles de la société de référence). Cependant, fidèle à une longue tradition hollywoodienne, Spielberg a opté pour un film-roman ou un film-pièce de théâtre où les per sonnages, indépendamment de leur appartenance ethnique et
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linguistique, parlent tous anglais. Les langues réelles ne sont présen tes que comme un bruit de fond (chansons patriotiques, ordres et jurons en allemand, bribes de conversation en polonais, en yiddish, prières en hébreu). Chaque fois que la communication verbale est individualisée, on passe à l'anglais ; or, il s'agit d'un anglais qui n'est jamais britannique ni nord-américain, il est toujours marqué par un accent allemand ou autre, nous invitant à le lire comme du « traduit de » en nous appuyant sur nos propres connaissances historiques (tantôt il représente l'allemand vernaculaire – dialogues entre Alle mands ; tantôt un allemand véhiculaire – entre Allemands et Juifs, entre Allemands et Polonais ; tantôt le yiddish – entre Juifs ; tantôt le polonais – entre Polonais et Juifs). Vu l'énormité des crimes commis par les occupants allemands contre les Juifs de Pologne, on dirait que la simplification – et la falsification – linguistique de Spiel berg dans Schindler's list relève de ce que l'on pourrait appeler l'éthique linguistique : le droit des victimes de s'identifier par leur propre langue (voir plus loin l'importance de Salt of the earth et l'usage de l'espagnol, ainsi que notre discussion des problèmes éthiques liés à l'hétérolinguisme dans les dernières pages de ce chapitre). Dans les pages consacrées à un aperçu historique, nous reviendrons à cette tradition de simplification linguistique, de traduction des autres langues et d'usage du subterfuge de l'accent étranger. Le cinéma – la langue comme oralité Pour tirer profit du travail théorique abondant dans le domaine de l'hétérolinguisme littéraire, nous abordons donc le cinéma en regardant du côté de la littérature, surtout dans les circonstances où celle-ci se fait valoir par la reproduction d'une oralité qui la rappro cherait du septième art. Vu les rapports de représentation plus directs qui existent entre société et cinéma qu'entre société et littérature, on dirait que le cinéma d'une société linguistiquement hétérogène est voué à être hétérolingue à un plus haut degré que la littérature. On s'attendrait, dans le cinéma francophone, à un dialogue qui serait dans une large mesure un reflet de la situation linguistique de la société de réfé rence, la langue en tant qu'oralité y jouant un rôle important d'iden tification géo-culturelle.
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Cependant, même si nous n'avons pas de mal à trouver bien des exemples qui illustrent le grand potentiel du cinéma dans le domaine de la mise en langue de situations linguistiquement com plexes, des contraintes sur le plan de la production, de la distribution et de la réception semblent vouer le cinéma à une simplification linguistique qui réduit considérablement le potentiel d'identification géo-culturelle du dialogue. Le cinéma de consommation courante, surtout, n'est pas ouvert à une représentation complexe des langues ; un film en français est un film en français. Une des raisons de ce refus d'ouvrir un film à la représentation hétérolingue semble être la pratique du doublage. Le cinéma et la télévision de grande consom mation sont encore, dans bien des pays (Italie, Espagne, France, Allemagne, etc.), généralement doublés, le sous-titrage étant réservé à la cinéphilie (et donc réservé à certains films, certaines salles, certains créneaux). En ce qui concerne le cinéma de l'Afrique francophone, nous trouvons par exemple des films tournés entièrement en français se référant à des sociétés qui sont très loin d'être entièrement francophones. Un tel choix linguistiquement anti-réaliste est le plus souvent motivé par des restrictions quant à la production (voir plus loin les premières expériences de Sembène cinéaste), ou bien par des considérations portant sur le marché à exploiter. Dans l'optique de cet ouvrage, nous dirons que cette simplification des rapports entre plurilinguisme de la société de référence et unilinguisme filmique (Sternberg, catégorie 3) est d'autant plus étonnante qu'il s'agit de sociétés où la position de la langue du colonisateur n'est en rien une position naturelle et incontestable, vu la faiblesse de la scolarisation et la fonction élitiste et excluante du français – langue officielle qui n'est pas langue maternelle des locuteurs. Mais nous trouvons aussi force exemples de films de l'Afrique francophone qui sont tournés entièrement ou presqu'entièrement en langues autochtones, même avec référence à un milieu urbain où la position sociale du français est réelle (Sternberg, catégories 1 ou 3). Dans ces cas de simplification linguistique au cinéma, certains critiques voient une prise de position contre l'utilisation de l'ancienne langue colonisatrice (voir par exemple Pallister 1995).
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Une tendance positive dans l'optique du réalisme linguistique est néanmoins à observer : dans des territoires francophones comme le Maghreb et le Québec, aussi bien que dans le monde de l'immi gration en France, on rencontre de plus en plus de films reflétant dans une certaine mesure la complexité linguistique de la société de référence, rompant ainsi avec la tradition des films unilingues (du genre Hollywood au Japon qui fait parler tous les Japonais avec un étrange accent anglais). Nous reviendrons à un certain nombre de films à différenciation linguistique en présentant les différentes régions, et nous nous limiterons ici à citer à titre d'exemples Les oliviers de la justice (James Blue, 1962) pour le Maghreb, L'automne sauvage (Gabriel Pelletier, 1992) pour le Québec et Xala (Ousmane Sembène, 1974) pour l'Afrique subsaharienne. Nous reviendrons aussi à une discussion générale de divers problèmes liés à la diffé renciation linguistique dans une optique historique, problèmes qui sont de grande importance pour l'existence et le bon fonctionnement d'un cinéma à mise en langue. Quelles langues peut-on juxtaposer – en littérature et au cinéma ? Nous allons nous arrêter pour un instant à la situation de l'écri vain francophone maghrébin – qui est donc normalement de langue maternelle arabe ou berbère et de langue seconde française. Il paraît en effet qu'il vient d'une partie géolinguistique de la francophonie qui est, dans le domaine de la littérature, peu apte à produire une efficace mise en langue de sa propre situation sociale plurilingue. Selon Tahar Ben Jelloun, juxtaposer l'arabe au français est « artificiel » (Gauvin 1997 : 131, entretien), alors que Rachid Mimouni voit une incompatibilité totale entre les deux langues pour ce qui est de leur usage littéraire : Alors que mes collègues d'autres pays francophones [le Québec, la Suisse, la Belgique] peuvent utiliser des mots qui ont une racine française commune, le mot arabe est un mot totalement étranger. On peut le mettre mais il n'a plus le même sens, parce que le français et l'arabe sont deux langues complètement séparées. (Gauvin 1997 : 115, entretien)
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Il faut aussi certainement y ajouter le fait que la culture dite « arabe » doit continuellement se définir par rapport à la diglossie fortement marquée entre arabe classique (langue du Coran, langue sacrée) et la variété qui est réellement la langue maternelle des écrivains, à savoir la variété propre à chaque région, à chaque pays résultant de la conquête arabe. Ainsi, l'oposition entre français et arabe n'est pas que linguistiquement motivée, il y a aussi une incompatibilité du fait que le français est une langue séculaire et l'arabe une langue sacrée ; et il s'y ajoute la pression politique exercée par les hérauts de l'arabisme et de l'arabisation postcoloniale (à ce propos, voir Lanasri 2003). Cependant, les restrictions et les incompatibilités que l'on trouve dans le domaine de la littérature francophone exprimant une réalité arabe se retrouvent aussi dans les autres francophonies littéraires (même si elles y semblent peut-être moins absolues et moins gênan tes), car dans la littérature, les possibilités d'une représentation hété rolingue sont limitées par notre désir de lire un texte qui peut bien être marqué par la « surconscience linguistique » (Gauvin) de l'auteur, mais qui est quand même dominé par une homogénéité linguistique certaine. Vu la proximité du français et de l'anglais au Québec et dans certaines provinces du Canada anglophone – et la parenté linguistique des deux langues : l'anglais peut être considéré comme une langue « presque romane » profondement influencée par le fran çais pendant des siècles, les auteurs de ces régions sont sans doute parmi ceux qui disposent de la plus grande liberté de combinaison, liberté qui sert à maints auteurs québécois, ontariens, acadiens ou de l'Ouest canadien pour se situer par rapport à une société de référence qui peut être irrémédiablement bilingue. Or, la contrainte qui conditionne la production littéraire, peu importe la liberté dont disposent certains pour faire des œuvre hétérolingues, disparaît largement au cinéma où le littéraire et l'écrit cèdent la place à l'oral et où le sous-titrage permet la lecture bilingue par un public unilingue ; on va notamment en voir une illustration efficace dans le cas de Sembène et de ses deux versions de Xala (roman, 1973 et film, 1974). Et bien des films maghrébins sont sus ceptibles d'illustrer dans quelle mesure le septième art peut compor ter une émancipation hétérolingue par rapport à la littérature. Mais la double carrière d'Assia Djebar, romancière et cinéaste, est aussi une expérience convaincante.
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Scolarisée dans une région rurale en Algérie dans les années 1940, Assia Djebar, future élève de l'École Normale Supérieure de Sèvres et historienne, appartient à cette très petite minorité de jeunes filles algériennes qui avait accès à une formation supérieure, forma tion qui la rapprochait de la France et de l'Europe, et qui en même temps l'éloignait du monde de son enfance. Qui plus est, cette « migration » était aussi une migration linguistique, dans la mesure où Djebar s'éloignait de son arabe dialectal maternel pour s'installer dans la langue française – et « paternelle4 » – comme écrivaine et enseignante5. Son problème fondamental peut être formulé ainsi : comment imprimer à la langue française telle expérience qui est intimement liée à la langue maternelle ? Djebar évoque par exemple le problème spécifique et très personnel du discours amoureux : « Je ne pouvais pas dire le moindre mot de tendresse et d'amour dans cette langue [le français] [...]. Ainsi avec certains hommes avec qui pouvait se dérouler un jeu de séduction, comme il n'y avait pas de passage à la langue maternelle, subsistait en moi une sorte de barrière invisible. » (Gauvin 1996 : 79, entretien.) Et elle cite en exemple le poème « Sistre » inclus à L'amour, la fantasia, poème « sur le désir et sur le plaisir » où elle « tente d'investir par les mots français tous [ses] dits de femme » : « Et si je dis “tesson de soupirs”, si je dis “circe ou ciseaux de cette tessiture”, ce n'est pas pour écrire de la poésie savante. C'est parce que je tente de retrouver de possibles vers de la poésie arabe, où la langue fonctionne par allitérations. » (p. 79) C'est surtout pour sortir de cette contrainte qu'Assia Djebar s'est faite cinéaste. En tournant ses deux films La Nouba des femmes du mont Chenoua (1978) et La Zerda et les Chants de l'oubli (1982), elle fait entendre les femmes filmées en arabe, alors qu'elle introduit une voix over en français. Et ce qui en dit long sur sa motivation de cinéaste, c'est qu'elle fait d'abord la prise de son, et qu'elle produit ensuite les images (Holter 1993 : 42). L'importance de la langue pour se dire est donc primordiale, et les films de Djebar semblent 4. Au début de L'amour, la fantasia, ainsi que dans des entretiens, Djebar insiste sur le rôle du « père audacieux » (Djebar 1985 : 11) qui, en lui faisant apprendre le français, est à l'origine de sa migration linguistique et culturelle. 5. Ce petit portrait se base surtout sur la présentation d’Assia Djebar réalisée par ma collègue Karin Holter de l’Université d’Oslo (1993, 1994).
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c onstituer une solution heureuse qui lui permet notamment une alliance de la langue de l'auteur (la voix over) et de la langue de la société, ce qui veut dire, dans le cas de Djebar, surtout la langue des témoignages des femmes algériennes. Le cinéma permet donc la juxtaposition du français et de l'arabe, la rencontre entre l'historienne francophone et les femmes algériennes porteuses de leur propre histoire (Holter 1994 : 33), juxtaposition qui est réalisée sans problème puisqu'elle se fait sur deux niveaux narratifs bien distincts : in et donc synchrone par rapport aux images pour les voix arabes ; over et sur un niveau explicatif, extra-diégétique pour la voix en français. Le cas d'Assia Djebar semble typique des conditions liguistiques des écrivains et des cinéastes maghrébins : la littérature ne se prête à la textualisation des langues de la société qu'à travers un travail d'adaptation sur le français qui l'investirait d'un peu de l'esprit des autres langues, alors que le cinéma permet une mise en langue libre de l'hétérolinguisme de la société de référence. L'autre langue – un terme mouvant Une première définition du terme d'autre langue suppose l'exis tence d'une langue première et principale. En littérature, une telle relation d'opposition entre une langue première et une langue autre est, dans l'immense majorité des cas, claire et indiscutable. Les lois du marché exigent que tout texte publié soit produit dans une langue nettement dominante et majoritaire, le public cible ne tolérant qu'une présence très limitée d'autres langues. La critique a souvent cité le bilinguisme de Volkswagen Blues (Jacques Poulin) comme un de ses traits constitutifs. Mais il n'y a aucun doute possible sur son statut de roman d'expression française ; la langue anglaise n'y a qu'une présence quantitative très limitée6. Dans un corpus littéraire francophone se prêtant à une analyse de son hétérolinguisme, le français serait toujours cette langue de création dominante ; l'autre langue est celle qui vient s'incruster dans l'idiome principal et qui se fait remarquer comme autre. Ainsi, peu 6. Voir Chantal Zabus (1990 : 356) pour des exemples tout à fait marginaux de « schizo-textes » où la volonté « pathologique » de l’auteur franco-africain d’introduire sa langue maternelle et la nécessité de la traduire en français sont telles qu’on aurait du mal à dire quelle est la langue qui domine.
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importe qu'il s'agisse d'une langue étrangère ou d'une variété de la langue principale : l'essentiel est qu'il se produit un effet de rupture, d'opposition, que l'autre langue attire sur elle l'attention en tant qu'autre. La question de comprendre ou ne pas comprendre l'autre langue peut être une question importante, comme peut l'être aussi l'intervention ou la non-intervention des instances de production des textes pour nous aider à mieux les comprendre (notes, explica tions, traductions – tous ces « coussins » dont on peut entourer les éléments linguistiques autres pour éviter le choc de l'opacité ; voir Zabus (1990 : 352) et le terme anglais cushioning). Pour notre corpus filmique, la question de l'autre langue se pose d'une autre façon. La possibilité de traduction que représente le soustitrage (qui donne au spectateur (presque) la même compréhension du dialogue que celle des interlocuteurs du dialogue filmique) permet un dosage libre du français par rapport à l'autre langue sans que le spectateur unilingue ne se sente « exclu » du film. Ainsi, on peut se demander si La Sarrasine de Paul Tana (1992), notre exemple québé cois principal, est un film francophone ou italo/sicilophone. La répar tion des deux langues, est-ce 50 % – 50 %, ou 40 % – 60 % ? Cette question est peu importante puisqu'il s'agit d'un film conçu et produit par des institutions francophones et destiné au marché linguistique majoritaire du Québec. Et comme il s'agit en plus d'un document sur une société québécoise accueillant sa première grande vague d'immi grants, on a bien des raisons de dire que l'italien et sa variété sicilienne constituent les autres langues par rapport au québécois, langue pre mière. Ceci dit, nous avons aussi choisi de présenter, dans le chapitre sur le cinéma québécois, quelques films où le français est clairement l'autre langue et l'anglais la langue principale, à savoir un certain nombre de films anglo-québécois qui laissent très peu de place à la langue officielle et majoritaire de la province. De plus, vu l'usage limité du français langue officielle par rap port aux langues nationales et maternelles en Afrique dite franco phone, ainsi que la place restreinte du français langue seconde dans un Maghreb arabo- et berberophone, le français est le plus souvent l'autre langue dans les films de ces régions, sauf si la logique de la focalisation nous situe du côté francophone, en face d'une langue africaine qui peut être nettement majoritaire dans la société de référence sans l'être dans le film. Un exemple frappant en est
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rançaise de Souad El-Bouhati (2008), où la jeune Sofia est la focali F satrice incontestée pendant tout le film. Lorsqu'elle est obligée de quitter sa France natale pour s'installer au Maroc, pays d'origine de ses parents, à l'âge de 10 ans, elle continue à parler français, sa pre mière langue. L'arabe, langue officielle et majoritaire du pays, n'est pas la langue de Sofia, ni (le plus souvent) celle de sa famille ; il se voit donc relégué à être l'autre langue du film bien que l'action se situe majoritairement au Maroc. Le terme d'autre langue est ainsi susceptible de changer de signi fication avec le changement de focalisation, et cela même sans tenir compte de ce qui est la langue majoritaire du film. Dans le film camerounais Sango Malo de Bassek ba Kobhio (1991), le français est sans aucun doute la langue principale, la langue africaine étant réduite à un usage quantitativement secondaire. Mais ceci est dû à l'ancrage du film dans un milieu d'enseignants. Si le français domine le dialogue, c'est que les protagonistes sont des instituteurs pour qui le français, langue officielle et langue de l'enseignement, est un facteur identitaire important. Mais comme le réalisateur se sert de son film pour dénoncer un système d'enseignement peu efficace qui est très peu adapté aux vrais besoins des élèves, on peut aussi bien dire que, dans l'optique de ceux-ci (et dans l'optique du « bon » pro fesseur qui défend leurs intérêts), le français est 1'autre langue, indépendamment de sa place quantitative. L'exemple de Sango Malo nous montre donc comment l'identification de la langue principale et de l'autre langue peut être moins une question de quantité qu'une question de focalisation. Et comment décider de ce qui est l'autre langue dans Gadjo dilo de Tony Gatlif (1998) ? À son arrivée dans le petit village roumain, le jeune Stéphane se heurte à la langue complètement opaque des Roms, comme les autochtones (à deux exceptions près) ne compren nent pas un mot de son français. Les spectateurs peuvent, grâce au sous-titrage, s'identifier soit avec le jeune Français, soit avec ses hôtes, selon l'alternance de la focalisation. Et, finalement, nous cessons de penser en termes de langue première et d'autre langue, tant nous sommes fascinés par cette aventure dans l'entre-deux-langues ou les locuteurs des deux côtés apprennent quelques vocables de la langue de l'autre, tout en établissant un terrain d'entente par d'autres moyens de communication que la parole.
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Comprendre ou ne pas comprendre l'autre langue Nous avons déjà pu le constater : l'autre langue peut être plus ou moins bien comprise, par les participants aux échanges sociaux dans la société de référence aussi bien que par le spectateur dans sa rencontre avec l'œuvre cinématographique, ou bien par les person nages impliqués dans l'interaction interne d'un film. Notre corpus filmique comporte des exemples illustrant une grande variété de possibilités de compréhension, allant d'une totale transparence de l'autre langue jusqu'à son opacité complète. Avant d'aborder nos exemples principaux, nous aimerions discuter quel ques aspects généraux liés à la question de la compréhension de l'autre langue. Dans la vie réelle, nous avons la possibilité de nous servir d'un interprète pour comprendre ou nous faire comprendre. En fiction, l'auteur littéraire peut recourrir à des interventions péri textuelles, alors que le réalisateur cinématographique (ou bien une instance assurant la commercialisation du film auprès d'un public donné) peut se servir du procédé de sous-titrage. Il existe aussi une autre solution, quoique beaucoup moins courante : il peut faire faire une traduction à un personnage diégétique maîtrisant l'autre langue – ce qui peut donner des résultats très divers, voir ci-dessous les exem ples de Nó et de Lost in translation. Une fois que l'auteur d'un texte hétérolingue a décidé quel sera son lectorat cible, il peut donc se servir de divers péritextes explica tifs en vue de réduire l'opacité de l'autre langue (notes en bas de page, traduction entre parenthèses dans le texte, vocabulaire à la fin du texte, etc.). On considère généralement que le meilleur procédé est celui qui réduit autant que possible l'opacité du texte sans trop nuire à la fluidité de la lecture. Mais l'auteur d'un texte hétérolingue peut aussi très bien, pour une raison ou une autre, chercher à créer un effet d'étrangeté par l'introduction d'une autre langue qui restera plus ou moins opaque. Cela semble être la stratégie de Bernabé, Chamoiseau et Confiant telle qu'elle est exposée dans Éloge de la créolité (1989). Se réjouissant de voir (avec une référence à Victor Segalen et son Essai sur l'exotisme) que « [d]essous la croûte universelle totalitaire, le Divers s'est maintenu en petits peuples, en petites langues, en petites cultures » (p. 52), ils font la déclaration suivante : « Notre plongée dans la Créolité ne sera
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pas incommunicable mais elle ne sera non plus pas totalement com municable. Elle le sera avec ses opacités, l'opacité que nous restituons aux processus de la communication entre les hommes. » (p. 53-54) Michel Laronde, de son côté (1999 : 290), nous propose une réflexion intéressante à partir du cas précis d'un texte complètement opaque, à savoir un exemple tiré du Petit prince de Belleville de Calixthe Beyala (1992). Tout au début du roman, le petit protagoniste, pour prouver à son institutrice incrédule qu'il sait lire, écrit la prase suivante au tableau : « Wa ilâhoun Wâhid, lâ ilâha illâ houwa rahmânou-rahîm. » Mais devant le choc causé par sa phrase en arabe (« Là, elle m'a arrêté, et qu'est-ce qu'elle m'a passé ! Elle voulait pas croire que je lisais pour de bon »), il ne tarde pas à lui donner une traduction en français : « Moi, je lui disais pourtant que c'était inscrit là sous son nez, en toutes lettres, que : “Votre Dieu est un Dieu unique, nul autre Dieu que lui, clément, le miséricordieux.” – “Vous voyez bien, je lui ai dit, que c'est vous qui comprenez rien.” » (Beyala 1992 : 10) Mais malgré la traduction qui vient tout de suite après, dit Michel Laronde, « je n'ai pu m'empêcher de ressentir ce parasite de la langue française qu'est la prase arabe [...] comme “bruit” » (Laronde 1999 : 294). Il emprunte les termes de bruit et de parasite à Michel Serres et à son essai Le parasite où, dans le chapitre « La Pentecôte », l'auteur juxtapose une multitude de langues dans son propre texte (français, latin, grec, anglais), un texte qui parle des fidèles qui « remplis du Saint-Esprit [...] commencèrent à parler diverses lan gues » (1980 : 57). Un écrivain peut donc maintenir l'effet « bruit » et ainsi établir une enclave textuelle étrangère et exotique qui se dérobe à notre lecture, ou bien il peut mettre fin à l'effet « bruit » en inter venant par une traduction ou une explication. Au cinéma, le procédé de traduction généralisé est donc le sous-titrage. Le sous-titrage implique une éventuelle annulation de notre perception de l'autre langue comme opaque ; ainsi, le choix de sous-titrer (ou de ne pas sous-titrer) est essentiel pour déterminer quelle sera la focalisation de telle scène comportant une autre langue. Le responsable du sous-titrage doit entre autres observer quelle est la position du spectateur par rapport à celle des personnages : le spectateur va-t-il comprendre plus, moins ou bien autant que tel personnage diégétique ?
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Au film Kukushka du réalisateur russe Alexander Rogoshkin (2002) est promis un bel avenir comme exemple-limite de film hété rolingue à dialogue opaque. On est vers la fin de la Deuxième Guerre mondiale dans le Nord de la Finlande, où les hasards et les absurdi tés de la guerre opposant les Russes aux Finlandais, alliés des Alle mands, amènent un fuyard finlandais et un fuyard russe vers l'habi tation d'une jeune femme sami dont le mari a disparu à la guerre quatre ans auparavant. Ce qui fait la grande particularité du film, dans l'optique de cette étude sur l'hétérolinguisme au cinéma, est le fait que les trois person nages parlent chacun sa langue maternelle sans rien comprendre de ce que disent les deux autres (la tentative de se servir de l'allemand comme langue véhiculaire ne sert à rien). Le coup de maître de Rogoshkin, réalisateur fasciné par Babel, est de créer, parallèlement au dialogue en russe, finnois et sami, un dialogue non verbal qui permet aux personnages de s'exprimer, de se comprendre, de s'aimer. Cependant, alors que Rogoshkin dit avoir conçu son film comme « une Tour de Babel dans laquelle non seulement le public, mais aussi les protagonistes doivent se débattre, lutter pour pouvoir communi quer7 », tous les comptes rendus que nous avons pu consulter nous font deviner que, partout, le dialogue trilingue a été sous-titré, opérant ainsi une focalisation spectatorielle. Le public n'a donc pas de peine à comprendre ce que les personnages ne comprennent pas. À notre avis, c'est un choix heureux, puisque les sous-titres nous permettent de bien comprendre et de synthétiser le rapport entre l'interaction non verbale et les soliloques des trois personnages : nous voyons l'ami tié et le désir s'imposer comme des phénomènes instinctifs, profon dément humains qui n'ont pas besoin des outils conceptuels de la langue pour combattre l'inimitié causée par la guerre. Un exemple francophone bien connu, propre à illustrer com bien la question de sous-titrer ou de ne pas sous-titrer peut être importante, est la scène de la gare de Hiroshima dans Hiroshima mon amour d'Alain Resnais (1959). Dans son scénario, Marguerite Duras écrit le dialogue entre le Japonais et la vieille femme sur le banc de 7. « Director’s statement », cité dans Ciné-Feuilles, no 488, [en ligne] : http://www. cinefeuilles.ch/fmi/xls/cinef/cinef_result.xls?-db=cinef (consulté le 22 juillet 2008).
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la salle d'attente en français ; mais elle ajoute, comme un aparté destiné à Resnais : « En japonais. Non traduit. » (1960 : 120) Dans le film, la fonction de la scène, en japonais non sous-titré, est surtout celle de souligner l'appartenance du Japonais à un autre monde que celui de la Française – et des spectateurs qui ne comprennent pas le japonais8. Un film récent en anglais est destiné à devenir le film de référence préféré de la critique qui s'intéresse à la question de la transparence versus l'opacité du dialogue cinématographique. Dans Lost in translation (2003) de Sofia Coppola, Bill Murray joue un acteur américain venu au Japon pour figurer dans un spot publicitaire pour une marque de whisky. Au début du tournage, le réalisateur japonais débite une longue tirade dans sa langue maternelle adressée au personnage de Murray (durée : 28 secon des ; selon la version du scénario proposée par l'Avant-scène Cinéma (541, avril 2005), le réalisateur se lance « dans un monologue sans fin » (p. 22) ; la tirade est traduite ainsi par l'interprète japonaise : « He wants you to turn, look in camera, OK ? » La réaction du personnage de Murray n'est pas surprenante : « It was all he said ? – Yes, turn to camera. » Une traduction des répliques en japonais du réalisateur nous révèle qu'il insiste notamment, en s'adressant à la traductrice, sur l'importance de la traduction : « La traduction est très importante, la traduction, d'accord ? – Oui, bien sûr, je comprends9. » (Durban 2004) 8. On comprend aisément que la tentation du sous-titrage puisse être grande même là où l’opacité prend une fonction artistique. Dans Mémoires affectives de Francis Leclerc (2004), le protagoniste québécois se met à parler montagnais à six reprises (langue qu'il jure ne pas avoir apprise – d'après les médecins qui s'occupent de lui, il aurait « volé » les mémoires d'autres personnes). C'est une langue que le spectateur n'est censé ni pouvoir comprendre, ni identifier ; nous apprenons de quelle langue il s'agit vers la fin du film lors d'une séance des médecins. Cependant, la version en DVD est munie de deux options pour le sous-titrage qui donnent toutes les deux une explication réduisant l'étrangeté du phénomène. Les sous-titres anglais donnent : « Native language », les sous-titres français pour malentendants : « Il parle montagnais » ou encore « Il parle montagnais dans ses pensées ». 9. Selon Tessa Dwyer, Sofia Coppola est allée jusqu’à laisser ses acteurs états-uniens ignorer tout du contenu des répliques dites en japonais : « I like the fact that the American actors don’t really know what is going on, just like the characters. » (Coppola, citée par Motoko Rich, qui est cité par Dwyer 2005 : 301) Pensons aussi à la fascination devant l’autre langue non comprise qu’exprime Clint
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Le japonais comme langue d'exotisation et d'opacité est aussi exploité par Robert Lepage dans Nó (1998) ; mais contrairement à Coppola, il introduit une excellente interprète (le contexte porte à le croire) qui traduit fidèlement le médecin annonçant à Sophie, l'actrice québécoise en mission à Osaka, le résultat de son test de grossesse. Mais lorsque médecin et interprète commencent à parler entre eux en japonais, Sophie est aussi désorientée (« Quoi ? quoi ? ») que le personnage de Bill Murray dans Lost in translation10. Pour bien comprendre quels peuvent être les effets de l'opacité de l'autre langue dans un texte littéraire et dans le dialogue d'un film, il faut observer une différence capitale entre les deux modes d'expression : alors que l'autre langue que nous ne comprenons pas est réduite, dans un texte écrit, à une série de signes dont nous ne saurions tirer aucun contenu, elle est, au cinéma, toujours accom pagnée d'une gestuelle et d'une sonorité susceptibles de véhiculer une certaine signification (psychologique, émotionnelle). Il semble ainsi que l'introduction d'éléments d'une autre langue non comprise dans un texte littéraire ne puisse avoir qu'une valeur assez limitée (effet « négatif » de provocation, de marquage de distance, etc.), alors que l'usage des mêmes effets au cinéma peut être exploité à des fins plus positives.
Eastwood à propos de son propre film Lettres de Iwo Jima (voir la citation en épigraphe). Eastwood revient d'ailleurs à la langue japonaise, opaque, dans Gran Torino (2009) où le vieux rasciste bourru qu'il joue lui-même est irrésistiblement attiré par la nipponité de ses voisins : nourriture, comportement – et langue non comprise. ��. Lepage joue souvent dans ses films sur les options traduction ou absence de traduction (et, partant, sur le jeu de la transparence et de l’opacité), bref sur une thématisation de l’exposition à l’autre langue comme autre. Dans Le confessionnal (1995), qui opère des rapports intertextuels avec I confess de Hitchcock tourné à Québec en 1952, Kristin Scott Thomas, qui joue l'assistante du grand maître chargée de négocier avec l'archevêché le droit de tourner dans l'église, reste désemparée devant le discours du curé lorsque le traducteur n'est plus là : « I didn't understand one word of what he just told me » ; et La face cachée de la lune (2003) comporte plusieurs occurrences de russe non sous-titré (et non compris par le protagoniste), comme le message de sécurité durant le vol Aéroflot, ainsi que les explications du gardien lorsque le personnage de Lepage arrive en retard à son colloque à Moscou : il parle en russe pendant 45 secondes (malgré le timide « Excusez-moi, je parle pas russe » du protagoniste), ce qui nous paraît très long, puisque ni le personnage ni nous autres spectateurs ne sommes censés rien comprendre.
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Regardons d'abord un exemple précis tiré d'un film français, De battre mon cœur s'est arrêté (2004) de Jacques Audiard. Le pro tagoniste a décidé de changer sa piètre vie d'agent immobilier en se lançant dans la carrière de sa mère défunte, celle de pianiste. Or, pour être accepté par le célèbre agent de sa mère, il doit s'exercer intensément, aidé par une professeure de piano formée au conservatoire de Pékin. Elle parle le vietnamien et le chinois, peine à se faire comprendre dans un anglais très peu communi catif, mais ne parle pas un mot de français. Pendant une de leurs séances d'exercices, elle a une crise de colère à cause du manque d'enthousiasme de son élève ; elle se met à parler sa langue mater nelle avec une colère, une énergie – et un charme ! – tels que le jeune homme comprend immédiatement le message. Ensuite il sera même prêt à « comprendre » les douces indications dans l'autre langue – accompagnées de la gestuelle harmonieuse de sa professeure – sur son jeu qui n'est pas assez sensible. Un critique va même jusqu'à dire que c'est la barrière linguistique même qui est la cause de la « mutation » du personnage : il découvre des choses en lui-même à travers les langages corporel et musical (Mirandette 2006 : 36). Nous observons un effet analogue dans un film d'Alain Tanner, Dans la ville blanche (1982), où le protagoniste, un marin suisse à Lisbonne (Bruno Ganz), descend dans un petit hôtel. Juste après son arrivée, il assiste à une scène où la jeune barmaid/femme de chambre se querelle passionnément avec son patron ; le personnage de Bruno Ganz n'a qu'une maîtrise très rudimentaire du portugais, et il nous donne l'impression de regarder la jeune fille parler, plutôt que de l'écouter pour essayer de comprendre ce qu'elle dit. Une belle musique extra-diégétique se fait entendre sur un beau sourire qui illumine le visage de Bruno Ganz pour nous dire que voilà le moment où il tombe amoureux de la jeune fille, non pas à cause de ce qu'elle dit dans sa querelle avec son patron, mais à cause de sa façon de le dire11. ��. Bien des films de Tanner témoignent d’ailleurs d’une véritable fascination du cinéaste devant la rencontre avec l’autre langue ; il est difficile de ne pas penser que Tanner en tant que cinéaste donnant une telle importance au comportement langagier de ses personnages est conditionné par son statut de citoyen de la Suisse, nation plurilingue réputée pour son respect de sa propre diversité
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Jim Jarmusch est un cinéaste qui semble intégrer dans son œuvre toute une stratégie hétérolingue à des fins diverses. Night on earth (1991) juxtapose, en quatre épisodes différents, l'anglais, le français, l'italien et le finnois. Cependant, le régime linguistique interne de chaque épisode rend logique le sous-titrage, puisque les interlocuteurs (un chauffeur de taxi et ses passagers) parlent la même langue et se comprennent – comme le spectateur est censé comprendre le contenu des dialogues. Par contre, le monologue en hongrois de la tante d'ori gine hongroise dans Stranger than paradise (1984) n'est pas sous-titré, ce qui est motivé par le fait que son neveu, qui est son interlocuteur, et le principal personnage focalisateur du film, appartient à la géné ration d'assimilés qui ont coupé le pont avec la culture d'origine pour se laisser pénétrer, aussi vite que possible, par la culture états-unienne. Mais c'est dans Dead man (1995) que la stratégie hétérolingue de Jarmusch prend le plus d'impact. Dans ce film quasi surréaliste, le protagoniste (joué par Johnny Depp) fait la connaissance de Nobody, Indien d'une grande sagesse qui l'initie au mysticisme indien. En interaction avec les membres de sa tribu aussi bien qu'en s'adressant à ses dieux dans ses prières, Nobody parle sa langue indienne maternelle non sous-titrée, que le protagoniste ne com prend pas ; Jarmusch se sert ainsi de cette langue radicalement autre comme d'un des éléments constitutifs de ce monde fascinant qui attire le protagoniste par son étrangeté12. Pour mieux comprendre ce que peut être cette fascination devant l'autre langue parlée non décodable, nous allons aussi nous arrêter un moment à deux témoignages d'écrivains. Le premier vient d'une écrivaine italo-belge, de langue maternelle française et de père italien, Nicole Malinconi, qui, dans À l'étranger (2003), nous raconte son arrivée en Italie, pays dont elle ignore complètement la langue : « La langue étrangère vous ignore. Elle circule autour de vous à toute vitesse, elle va sans vous, elle n'est qu'un bruit étranger vous cognant aux oreilles [...]. À cause de la langue que vous ne parlez pas, c'est vous qui devenez étranger [...]. » (2003 : 13) linguistique. Un hétérolinguisme substantiel est à observer dans Le milieu du monde (1974), Une flamme dans mon cœur (1987), La vallée fantôme (1987), L'homme qui a perdu son ombre (1991) et Le journal de Lady M (1993). ��. Citons aussi Mystery train (1989) où domine le japonais, et Down by law (1986) avec l'italien irrésistible de Roberto Benigni.
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Mais au fur et à mesure, la langue étrangère s'apprivoise, et le pas principal vers une compréhension réelle de la langue se fait en se familiarisant avec sa musique : Hors de la chambre on apprenait pourtant, il fallait bien vivre. J'ai oublié comment j'apprenais l'italien, je veux dire comment le bruit étranger avait fini par devenir autre chose qu'un bruit, une chose à quoi se fier dans le chaos des mots, une cadence, une musique que je découvrais, la même dans la rue, dans la boulangerie où j'allais avec mon père, dans les prières récitées à l'école, aussi bien que dans la cuisine de la pension, quand Virgilio et mon père tenaient leurs discus sions. La musique de la langue, c'était le guide. (2003 : 14)
Le deuxième exemple est tiré du récit de Leïla Sebbar Je ne parle pas la langue de mon père (2003). Sebbar est née en Algérie de père algérien et de mère française, tous deux instituteurs ; son enfance algérienne est profondement marquée par sa non-compréhension de sa langue paternelle, l'arabe. Cependant, à l'instar de Malinconi, elle s'approche de la langue de son père grâce à sa sonorité ; mais l'autre langue reste confinée dans la non-conceptualité : ne sont perçus qu'ambiance et sentiments : Mon père était calme, il parlait avec les pères de ses élèves, des voisins, dans sa langue, près de nous, les mots n'étaient pas les mots de la colère, ils pouvaient être joyeux, je le sentais parce que mon père riait doucement en parlant [...]. Je ne comprenais pas la langue de mon père, je l'entendais, dépourvue de sens, et je savais, à la voix, que mon père n'avait rien à craindre [...]. Les femmes se parlaient dans le soir, fort, toujours. Je les entendais. Des voix sonores, vio lentes [...]. (2003 : 18-20) Nous voyons donc que notre manque de compétence linguisti que de spectateur, ou de participant à une interaction, nous permet ou nous oblige d'adopter une autre attitude envers l'autre langue que celle à laquelle nous sommes conditionnés par notre culture conceptualisante : en assumant notre non-compréhension, nous découvrons la langue dans sa musicalité, dans sa matérialité13. ��. Notons comme un dernier exemple l’écrivaine francophone d’origine vietnamienne Anna Moï ; elle s’imagine une langue universelle qui est celle du chant : « Je suis hostile à la traduction et me soumets à l’alchimie mystérieuse entre les mots choisis par le parolier et la mélodie. La compréhension n’est nullement impérative et l’ignorance exaltante. » (2006 : 22)
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La double lecture Il va de soi qu'un spectateur comprenant la langue de la pro fesseure de piano dans notre exemple du film De battre mon cœur s'est arrêté (2004) verra une autre scène que celui qui ne comprend pas la langue ; et un Japonais est, bien entendu, dans une autre position de spectateur qu'un spectateur non japonais par rapport à la scène en question de la gare de Hiroshima dans le film de Resnais, ou bien par rapport à la scène en question de Lost in translation. Dans certains cas, les deux positions sont esthétiquement valables, permettant deux focalisations différentes. Mais dans d'autres cas, on peut dire qu'il n'y a qu'une bonne focalisation. C'est ce que montre l'exemple suivant cité par Antoni Gryzik dans Le rôle du son dans le récit cinématographique (1984). Lors de la rencontre entre le protagoniste et le garçon dans La mort à Venise (1971) de Visconti, le garçon parle une langue étrangère que ne comprend pas le protagoniste, ce qui souligne combien leur rapprochement sera difficile (la même idée est exprimée dans la nouvelle de Thomas Mann que Visconti a portée à l'écran). Selon Gryzik, l'efficacité de l'introduction de la « languebruit » présuppose qu'elle est « langue-bruit » pour le public aussi : Dans le cas en question, ce fut le polonais. Il est donc évident que, pour la distribution du film en Pologne, le metteur en scène attentif, afin de faire transmettre le sens de son message, aurait dû exiger le doublage des questions prononcées en polonais dans une langue aussi étrange pour les Polonais que l'est la leur ailleurs. (Gryzik 1984 : 73)
Et le public québécois se rappelle la séquence de Sonatine de Micheline Lanctôt (1996) où Louisette, une des adolescentes à la recherche du sens de la vie, entre en « dialogue » avec un marin bulgare dans le port de Montréal. La durée de la séquence est d'un peu plus de 20 minutes, le bulgare du marin n'est ni sous-titré ni compris par Louisette (sauf quelques « Da » et « Ne », fruits d'un cours de langue improvisé) ; leur rapprochement se fait par les gestes, les sourires, la chaleur des voix, et tout comme pour La mort à Venise, il est évident qu'un distributeur du film en Bulgarie devrait faire doubler le marin par une autre langue que le bulgare pour respecteur la focalisation du film. Mais on peut également s'imaginer une situation hétérolingue où le spectateur comprend l'autre langue alors que le protagoniste est exclu de la communion. Cet effet plutôt rare au cinéma est exploité comme
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ressort dramatique dans une comédie québécoise sur les « deux solitu des » canadiennes, à savoir J'ai mon voyage de Denis Héroux (1973). Les membres d'une famille québécoise s'embarquent pour un long voyage à travers le Canada anglais vers Vancouver. Chemin faisant, ils font diverses rencontres et expériences ayant toutes pour fonction d'illustrer le manque de compétence linguistique réciproque des deux peuples fondateurs du pays. Cependant, même si l'autre langue (l'anglais) n'est pas sous-titrée (conformément à la logique de la focalisation : les prota gonistes québécois ne la comprennent pas), la grande majorité des spectateurs québécois comprennent sans trop de mal l'anglais très rudi mentaire et très distinctement prononcé des interlocuteurs anglopho nes. Le manque total de compétence en anglais de la famille protago niste devient donc une construction dramatique sans support référentiel vraisemblable, construction visant à soutenir l'hypothèse du cinéaste : voilà deux peuples destinés à ne pas se comprendre. En s'appuyant sur les exemples cités, on peut dire, d'une façon générale, qu'il est peu satisfaisant, lorsqu'on s'intéresse aux films hétérolingues, de ne pas prendre en compte ces réalisateurs des textes que sont les spectateurs. En parlant de textes dramatiques hétérolingues, Leonard Fors ter estime que, d'une façon générale (à cause de leur fonction sociale collective ?), ces textes présupposent un public maîtrisant les langues en question (« Polyglot writing of this kind presupposes a polyglot audience », Forster 1970 : 13), alors que Hugo Baetens Beardsmore est moins définitif (sans doute parce qu'il parle de littérature « poly glotte » en général) : « The use of mixed language (more than one language by a single author within the same text) generally presup poses a bilingual public, though this is not necessarily the case. » (Beardsmore 1978 : 101) Ralph Sarkonak et Richard Hodgson s'ima ginent à leur tour toute une gamme de lecteurs différents établissant des rapports aux textes bilingues déterminés – ou inspirés – par leur propre compétence linguistique : One can imagine a whole spectrum of responses varying from readers who deliberately skip the foreign words, sentences or passages that upset their reading patterns to more perverse readers who might read only those words, sentences or passages written in the second but not for them secondary language. (Sarkonak et Hodgson 1993 : 25-26)
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Ces trois prises de position devant les rapports entre textes hétérolingues et lectorat ont ceci en commun : parce qu'ils ne discu tent pas le problème à partir de situations sociolinguistiques précises, il ne dépassent pas un certain niveau de généralité dans leurs conclu sions. Chez Rainier Grutman (2005), nous trouvons, par contre, une discussion qui va plus loin puisqu'elle est basée sur un exemple précis, à savoir celui de l'écrivain franco-africain s'adressant à deux publics (africain et occidental), exemple à partir duquel il est possible, ensuite, de tirer des conclusions générales. Issu d'une langue afri caine (généralement) orale et formé en tant qu'écrivain dans une langue seconde occidentale, en l'occurence le français, cet écrivain représente, dans son pays et sur son continent, une minorité linguis tique. En tant qu'écrivain possédant ce double bagage culturel et linguistique, il peut travailler selon une double stratégie : Quand il s'adresse à ceux qui maîtrisent les mêmes codes que lui, l'écrivain diglossique peut changer de langue sans changer de public. Cependant, s'il ne visait que des lecteurs bilingues, il réduirait de beaucoup son lectorat potentiel, lequel ne dépasserait guère sa commu nauté immédiate. Ses œuvres proposent donc un compromis. Elles peuvent faire l'objet d'une double lecture : 1) une lecture bilingue qui jouera sur la connivence et l'identité que partage l'auteur avec les lecteurs de sa communauté d'origine (ceux-ci le comprendront à demi-mot) ; 2) une lecture unilingue qui, en exagérant les effets d'altérité, deviendra une source d'exotisme. (Grutman 2005 : 209)
Se référant à Sartre et à sa présentation du romancier noir Richard Wright qui s'adressait en même temps aux « Noirs cultivés du Nord et aux Américains blancs de bonne volonté » (Sartre 1948 : 126), Grutman esquisse ainsi la stratégie à suivre par l'écrivain diglos sique s'adressant à deux publics distincts : « Dans la mesure où celuici veut s'attirer deux publics largement incompatibles, il veillera à être ni trop prolixe pour les uns (les insiders) ni trop elliptique pour les autres (les outsiders). » (Grutman 2005 : 210) L'idée de la double lecture avancée par Grutman à propos de la diglossie textuelle (2005) s'applique pertinemment, dans notre corpus filmique, à la plupart des exemples maghrébins et africains. Mais on peut aussi parler de double lecture dans un contexte pure ment occidental, vu l'existence de bon nombre de variétés (québé coise, acadienne, belge, etc.) et d'une multitude de modes d'appren tissage de la langue, pour ne pas parler de tous les horizons de
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lecture différents constitués par notre appartenance sociale et géographique ; si l'écriture « constitue une production du langage indivisé » (Barthes 1973 : 132), il en résulte nécessairement des lectures multiples réalisées par un lectorat sociolectalement divisé. Petit aperçu historique L'hétérolinguisme filmique, objet principal de cet ouvrage, est un phénomène qui prend une ampleur grandissante dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale, et, pour ce qui est de la francophonie, surtout après 1960 (les Indépendances africaines, la Révolution tranquille au Québec, les cultures immigrées des pays occidentaux). En effet, les Indépendances donnent à la question de la langue une nouvelle importance. Même si les anciennes colonies gardent généralement la langue du colonisateur comme langue officielle, les rapports entre langues autochtones et langue officielle, aussi bien que les aires d'usage des langues, deviennent un enjeu important. C'est ce qui est brillamment illustré dans un film de notre corpus comme Xala d'Ousmane Sembène (1974), qui joue sur le penchant des nouveaux leaders africains à montrer leur supériorité par l'usage de la langue du colonisateur ; et Maurice Richard de Charles Binamé (2005) est une illustration efficace de la tension linguistique au Québec à l'approche de la Révolution tranquille par sa thématisation du nouveau rapport qui est en train de s'installer entre le français des Canadiens français, langue « colonisée », et l'anglais, langue du « colonisateur ». Cependant, comme l'hétérolinguisme littéraire connaît une histoire beaucoup plus longue et diversifiée, nous regarderons encore une fois vers la littérature pour voir dans quelle mesure son histoire peut nous aider à mieux comprendre ce qui se passe dans le domaine du cinéma. Littérature En choisissant comme guides les deux pionniers de l'étude de l'hétérolinguisme littéraire que sont l'Anglais Leonard Forster (1970) et le Canadien William Mackey (1976, 1993), nous remontons jusqu'au Moyen Âge pour un bref aperçu d'un hétérolinguisme littéraire très varié. Notons en passant que Forster aborde aussi très bièvement le cinéma (en citant entre autres La grande illusion de Jean Renoir), où la pratique hétérolingue est encore très peu développée ; la postérité
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donnera d'ailleurs raison à Forster lorsqu'il prédit un bel avenir au film hétérolingue : « The polyglot film is capable of considerable development. » (1970 : 14) L'objectif principal de Forster est de montrer que la production de textes hétérolingues est généralement motivée par une certaine pratique multilingue de la société en question. Ainsi, l'existence de poèmes alternant entre le latin et une langue vernaculaire suppose un public de savants assurant le lien entre culture classique et culture moderne. Forster cite l'exemple particulier du bilinguisme latin-alle mand dans le sillage du bilinguisme de Luther traducteur de la Bible en allemand (Forster 1970 : 10). Mackey, de son côté, nous rappelle que le français est langue officielle en Angleterre du XIe au XIVe siècle (1976 : 27), et qu'un lectorat anglais au XVe siècle est prêt à lire tel poème, cité par le linguiste canadien, composé en anglo-normand, anglais et latin. Mackey nous rappelle que si l'on peut trouver des textes de la même époque écrits en quatre ou même six langues différentes, il va de soi qu'on « dépasse l'utilisation motivée de la situation diglossique pour tomber dans l'exploitation des langues en vue d'effets purement littéraires » (1976 : 33). Forster nous soumet de nombreux exemples de textes hétéro lingues ayant en même temps une fonction ludico-esthétique et une fonction sociale. Un poème courtois écrit aux XVIe ou XVIIe siècle introduisant plusieurs langues est généralement destiné à un public noble, un public de salons qui apprécie sa propre appartenance à une Europe supranationale en consommant des textes hétérolingues qui confirment sa propre supériorité culturelle. Selon Mackey, on peut comparer ces lecteurs aux sociétés multinationales du XXe siècle : ils sont « indifférents à la langue, formant ainsi une petite élite extra-territoriale » (1976 : 29). Ces rapports entre textes hétérolingues et publics multilingues caractérisent des sociétés où l'idée d'une langue et d'une littérature nationales n'a pas encore l'importance qu'elle prendra au XIXe siècle. L'avènement du mouvement romantique et l'émergence des natio nalismes politiques en Europe mettent fin aux conditions sociétales favorisant les cultures et les textes multilingues. Le « nationalisme glottocentrique » (Grutman 2005 : 203) fait naître l'idée d'unicité de la langue nationale ; la notion de l'âme d'une langue oriente les
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é crivains vers une production de textes nationaux où les textes hétérolingues ne sont plus de mise (Forster 1970 : 55 ; Mackey 1976 : 40). Mackey note qu'avant 1830, bien des écrivains sont si peu concernés par l'idée nationale qu'ils continuent à s'exprimer dans l'autre langue même si elle est devenue une langue ennemie à cause d'une guerre (1997 : 43). Or, vers le milieu du XIXe siècle, une nouvelle idéologie règne sur l'Europe culturelle : « Dans ce contexte l'écrivain bilingue était forcé de décider à quelle nation il accorderait son allégeance en optant pour une langue plutôt que pour une autre » (Mackey 1976 : 40) ; l'idéal devient « one people, one nation, one culture and one language » (Mackey 1993 : 44). Dans la période succédant aux romantismes nationaux et nationalistes, l'hétérolinguisme prendra une autre fonction que celle des siècles passés ; selon Rainier Grutman, la pratique hétérolingue est désormais marquée par « les expériences joyeusement polyglottes » des avant-gardes littéraires du XXe siècle (2002 : 330). Dadaïstes, surréalistes, concrétistes de diverses obédiences se vouent au culte de l'hétérolinguisme en tant que révolte et rupture. Il s'agit d'une pratique strictement textuelle, sans aucune motivation réaliste ; pour un aperçu de ces tendances, voir Forster (1970 : 74-96). Dans le contexte de l'évolution historique esquissée, la seconde moitié du XXe siècle représente ainsi une nouvelle libération des langues dans la production littéraire ; la consolidation des étatsnations est terminée, les pays qui nous intéressent son prêts à s'ouvrir à une nouvelle diversification linguistique, à une reconnaissance de la légitimité d'une production culturelle reflétant, dans une certaine mesure, la mixité linguistique réelle des sociétés en question. Cinéma Pour le cinéma, l'évolution est tout autre. D'une part, l'art du cinéma est un art tout à fait récent n'ayant connu ni l'Europe plurilingue et supranationale d'avant le XIXe siècle, ni la poussée des nationalismes glottocentriques ; d'autre part, les conditions de création sont différentes, la littérature relevant d'un acte de création individuel, le cinéma d'un processus de production collectif (même si le cinéma d'auteur introduit dans une certaine mesure la responsabilité individuelle du produit final et la possibilité de marquer le film d'un cachet personnel).
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Cependant, comme le « nationalisme glottocentrique » (Grut man) est un phénomène collectif demandant aux écrivains de se ranger sous le drapeau national, on peut considérer le glottocen trisme hollywoodien comme un phénomène analogue dans la mesure où il vise à subordonner toutes les langues au règne de l'anglais comme langue cinématographique mondiale ; et une certaine cris pation linguistique française, riposte à l'uniformisation anglo-centri que, peut aussi être comprise comme un effet tardif du mouvement national-romantique (voir plus loin les expériences de Christian Carion à propos de son film Joyeux Noël). C'est surtout le caractère audiovisuel du cinéma et la révolution artistique que représente l'avènement du film parlant qui donnent au cinéma une ligne d'évolution particulière dans l'optique de notre étude sur l'autre langue. Car pendant la période du muet (1905-1927), la question de l'autre langue peut difficilement se poser (autrement que par des intertitres éventuels indiquant que tel personnage ne com prend pas tel autre, que tel personnage s'exprime dans un autre idiome, etc.) ; la communication verbale peut être prise en charge par un acteur lisant les répliques dans les coulisses, par un bonimenteur sur scène donnant ses commentaires sur le film dans la langue de son public, ou bien par des intertitres dans la même langue. Mais quelle que soit la solution technique choisie, le produit filmique reçu par un public donné est toujours annexé par le pays recevant indépendamment de l'identité ethno-linguistique des personnages et de l'appartenance de l'action à une quelconque réalité géo-culturelle spécifique. Le versionnement linguistique Ensuite, avec l'avènement du parlant, il y aura la pratique du versionnement des films : pour lancer un film national sur un marché international, on produit des versions dans chaque langue nationale concernée ; autrement dit, les films sont doublés par le producteur et non pas par le distributeur (voir Chion 1988 : 67-68). Les MLV (« multiple-language versions ») constituent un phénomène historique intéressant surtout dans la mesure où ils mettent en évidence l'im portance des intérêts proprement industriels de la production ciné matographique. Les années 1928-1931 et les MLV témoignent ample ment de la panique qui prend Hollywood avec l'arrivée d'un son qui
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vient s'ajouter à l'image en y ajoutant aussi, inévitablement, les lan gues nationales. Le désarroi des producteurs est grand lorsqu'ils voient des marchés importants se fermer aux films tournés en anglais ; les MLV semblent être la meilleure riposte à la crise, en attendant que la technologie permette un doublage d'une qualité satisfaisante (à partir de 1932). La stratégie des MLV est la suivante : une même histoire est tournée en plusieurs langues, avec des acteurs différents, parfois aussi avec des metteurs en scène différents. Idéa lement, les versions différentes ne comporteraient pas seulement une traduction vers la langue nationale en question, elles implique raient aussi des modifications sur le plan du récit motivées par le caractère spécifique de la culture cible. Cette curiosité historique est bien documentée grâce entre autres aux études de Natasa Durovicova (1992), Ginette Vincendeau (1999) et Martine Danan (1999). L'arti cle de Danan, surtout, se distingue par une masse d'informations et de reférences impressionnante. Si ce phénomène nous intéresse, c'est donc parce qu'il atteste pour la première fois de l'importance potentielle de la langue parlée au cinéma. Mais on est encore loin d'une sensibilité « moderne » ouverte au film hétérolingue, car la seule chose qui compte est que tous les personnages parlent la même langue, à savoir celle du public. Le doublage L'histoire des MLV prend fin avec les solutions technologiques permettant un doublage suffisamment raffiné, qui, malgré le pro blème d'absence évidente de synchronisation entre sons et mouve ments des lèvres, s'avère la méthode la plus efficace. En même temps, on entre dans une longue période de manipulation linguistique au cinéma, pratique destructrice du bon fonctionnement du film hété rolingue, où est roi un large public populaire qui est réfractaire aux langues étrangères et qui prend l'habitude d'entendre toutes les nationalités parler sa propre langue maternelle. Le doublage est aujourd'hui une pratique de traduction, et de manipulation linguistique, qui est limitée de quatre façons principales : 1) il est limité à certains pays ; parmi les pays à sous-titrage, qui ne connaissent donc pas la pratique du doublage, on trouve un certain nombre de pays en Europe du Nord (Scandinavie,
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Pays-Bas, Belgique) ainsi que le Portugal, la Grèce et la Rou manie (Josephine Dries citée par Betz 2001 : 36) ; 2) il est limité à certains produits filmiques ; si un film est qua lifié de film d'auteur et destiné à un public de connaisseurs et de cinéphiles, il peut être sous-titré même dans les pays à doublage ; 3) il est limité pour ce qui est des lieux de programmation ; les films destinés aux cinéclubs ou aux cinémas de répertoire sont rarement doublés ; 4) il est limité par rapport aux pays de provenance ; un film provenant d'un pays exotique, lointain est rarement doublé (Iran, Chine, etc.) ; Il va de soi que certains films peuvent correspondre à plusieurs catégories en même temps. Critique de la glottophagie Mais si les problèmes sont résolus dans l'optique de l'accès d'un film à un marché dominé par une langue étrangère, cela ne veut pas dire qu'on a préparé le terrain pour le film hétérolingue. Le version nement linguistique des films côté production, aussi bien que le dou blage côté réception, sont des stratégies d'adaptation au marché et au public qui sont efficaces surtout pour des films qui ne mettent en langue qu'un groupe homogène de personnages, une communauté parlant la même langue dans le profilmique. Que fait-on pour repré senter d'une façon acceptable la différence linguistique, la rencontre entre plusieurs langues ou plusieurs variétés dans la société de réfé rence ? Y a-t-il des efforts pour établir une pratique linguistique réaliste quelconque, nous signalant que tel personnage parle « en réalité » une autre langue ? Comment, par exemple, faire parler un soldat allemand ou un soldat japonais dans un film de guerre hollywoodien ? Avec le désir et le besoin d'introduire l'autre ou l'étranger dans le récit filmique, on voit s'installer une autre pratique de manipula tion linguistique qui consiste à faire parler aux personnages étrangers la langue de tournage du film – même si tout présupposé référentiel nous dit que la maîtrise de cette langue par ces représentants d'un peuple étranger est tout à fait invraisemblable – mais avec un accent particulier.
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On peut être étonné par la passivité des critiques et des théo riciens du cinéma en face de cette pratique anti-réaliste, passivité qui est sans doute à expliquer par la prédominance théorique des « visua listes » qui ont eu tendance à considérer le dialogue comme un élément cinématographique non essentiel. Une exception rafraîchis sante est Marcel Martin et son Le langage cinématographique ; adoptant la même optique que Mackey (voir supra), l'auteur y exprime une véritable poétique réaliste de la parole au cinéma : [D]ans le cinéma parlant le rôle de la parole comme élément de la réalité et facteur de réalisme est normal et indiscutable. [...] La vocation réaliste de la parole est conditionnée par le fait qu'elle est un élément d'identification des personnages au même titre que le costume, la couleur de la peau ou le comportement général. (Martin 1985 : 200-201)
Et nous faisons volontiers nôtre sa profession de foi, à la fois éthique et poétique, devant la question du parler cinématographique : « Le respect de la langue nationale est une démarche d'honnêteté élémentaire et en même temps une preuve d'intelligence dramatique ; le fait pour les personnages de parler leur langue maternelle accroît en effet considérablement la crédibilité de l'histoire. » (p. 202) Quelques années plus tard, Albert Laffay fait écho aux idées de Martin. En comparant le théâtre, art de l'éloquence où le matériel n'est que « prétexte », au cinéma, art lié au matériel, au « contexte » par des liens décisifs, il s'imagine un film anglais comportant une scène de petit déjeuner : Le décor envahit tout et se subordonne jusqu'au texte. Tout importe ; le reflet sur la théière d'argent, la blancheur de la nappe comme le tintement de la petite cuiller. C'est pourquoi les mots doivent conserver une exacte couleur locale. L'Anglais ne peut parler qu'anglais devant la table du breakfast. S'exprimant en français, il trahirait non seulement l'entière vérité de gestes et de costume que le cinéma exige impérieusement, mais encore l'exactitude des œufs au bacon et de la confiture d'orange. Les mots n'expriment plus seulement l'homme gesticulant, mais la totalité du champ visuel14. (Laffay 1964 : 40) ��. Il faut pourtant noter que le théâtre aussi peut s’inscrire dans un « contexte » où le comportement langagier prend une importance décisive. Écoutons Louise Ladouceur, spécialiste du théâtre francophone du Québec, de l’Ontario et de l’Ouest canadien et notamment des problèmes de traduction qui se posent aux traducteurs de ces textes fortement porteurs de marqueurs d’identié : « Pour
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Ces théoriciens du comportement langagier au cinéma élaborent donc une esthétique de l'authenticité faisant du cinéma un art réaliste, un art de la documentation ethno-linguistique – et historique. En effet, nous avons du mal à suivre Mark Betz qui réduit les arguments contre le doublage à quatre points principaux : le respect de la langue, du « tempérament » et du jeu de l'acteur propres à tel pays ; le manque de coïncidence entre langue et apparence des personnages ; l'illusion de réalité et la possibilité d'identification de la part du spectateur ; l'authenticité du texte filmique (Betz 2001 : 5). Dans l'optique de notre étude sur l'hétérolinguisme, la vision historique véhiculée par la langue, correspondant à une réalité historique donnée, se communiquerait difficilement par le truchement d'une autre langue. Dans une telle optique, il va de soi que le falsificateur par excel lence est Hollywood. À ce propos, Ella Shochat et Robert Stam insis tent sur les prétentions colonisatrices inhérentes à la langue anglaise : English, for example, as a function of its colonising status, became the linguistic vehicle for the projection of Anglo-American power, technology and finance. Hollywood, especially, came to incarnate a linguistic hubris bred of empire. Presuming to speak for others in its native idiom, Hollywood proposed to tell the story of other nations not only to Americans, but also for the other nations themselves, and always in English. (1985 : 36)
Surtout immédiatement après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l'anglais est l'expression évidente du pouvoir anglo-amé ricain : « Countless films in the post-war period, as a consequence, reflect the prestige and projection of English and the axiomatic selfconfidence of its speakers. » (p. 53) Ce qui n'empêche pas le français, autre langue ayant un lourd héritage colonial, de jouer le même rôle impérialiste : « In films set in North Africa, Arabic exists as an inde cipherable murmur, while the “real” language is the French of Jean Gabin in Pépé le Moko or the English of Bogart and Bergman in Casablanca. » (p. 54) les dramaturgies francophones naissantes cherchant à se démarquer de la norme afin d’élaborer un repertoire distinct, les particularités orales de la langue populaire offrent un terrain fertile à l’affirmation d’une spécificité linguistique. L’accent marqué du joual québécois ou franco-ontarien, l’alternance codique et le bilinguisme des francophonies minoritaires sont porteurs de traits distinctifs qui remplissent une fonction identitaire importante dans le texte dramatique. » (Ladouceur 2006 : 64)
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Mais le système de production qui fait parler anglais, sans trop de problèmes, Japonais et Mexicains, Russes et anciens Romains donne quand même à ces surdoués linguistiques un drôle d'accent. En tant que spectateurs, on nous demande donc de décoder l'accent pour le « lire » comme une autre langue et ainsi nous imaginer soit un film « traduit » d'une autre langue, soit un film hétérolingue opérant la rencontre de personnages de langue maternelle différente. Salt of the earth – vers un cinéma hétérolingue Pour ce qui est des films qui opèrent une simplification lin guistique de type Sternberg, catégorie 3, mais tout en laissant des traces de l'autre langue dans le dialogue, nous aimerions attirer l'attention de notre lecteur sur l'excellent article de Linda Dittmar « Dislocated utterances. The filmic coding of verbal difference » (1985). Comme nous le montre Dittmar, il s'agit souvent d'être guidé par un anglais légèrement malmené pour identifier des individus louches : de Mae West jusqu'à James Bond, « non-standard speech has been a sure sign of moral, social, political, or intellec tual malfunction » (1985 : 93). Mais Dittmar cite aussi un film étatsunien qui se distingue par son introduction de l'autre langue en tant qu'étrangère, à savoir Salt of the earth (Le sel de la terre, Biber man 1954), film qui raconte une grève de mineurs mexicains tra vaillant pour une grande compagnie états-unienne au NouveauMexique. La langue de tournage nettement majoritaire du film est l'anglais, mais il y a aussi des occurrences d'espagnol très impor tantes qui en font un film phare dans l'optique de notre étude. Selon Dittmar, l'espagnol (non sous-titré) est un signe de solidarité de groupe et une arme des Mexicains dans leur lutte pour la justice sociale, et cela devant un public, implicite aussi bien que réel, anglophone. Regardons d'un peu plus près comment sont agencées les occur rences hétérolingues du film. L'histoire est racontée en voix over par la protagoniste principale, Esperanza, femme d'un mineur en grève, Ramon, et bientôt gréviste elle-même avec d'autres épouses qui pren nent résolument le contrôle du mouvement de grève pour le mener jusqu'au succès final. Esperanza parle anglais avec un accent de Mexicaine bilingue, comme tous ses compatriotes, et l'anglais est
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aussi la langue très majoritaire du dialogue (ce qui est rendu vraisemblable entre autres par la participation à la lutte de bien des ouvriers anglo-saxons). Mais à plusieurs reprises, les Mexicains passent à l'espagnol ; c'est le cas dans des moments de très fortes émotions, comme lors que Ramon tombe sur un briseur de grève qui est lui-même Mexicain (« Tú ! Traidor a tu gente ! Rompehuelgas ! Desgraciado ! »), ou bien lors du rassemblement après un accident dans la mine où les ouvriers furieux parlent espagnol entre eux, changement de code qui est thématisé par la réaction des boss anglos : « – What are they saying ? – No savvy. » Il y a aussi des prises de parole en espagnol lors des réunions syndicales, mais ce discours en espagnol est systématiquement, après quelques secondes, couvert par la traduction en anglais qu'en fait Espe ranza dans son récit en voix over. Il n'y a donc pas beaucoup d'occur rences d'espagnol non traduit dans le film ; et nous remarquons en étudiant le scénario/dialogue de Michael Wilson qu'il propose à plu sieurs reprises que telle réplique, en anglais dans son texte, soit tournée en espagnol, sans que cela ait été pris en compte par Biberman lors du tournage. Et le fait que cette hésitation de Biberman à suivre les pro positions de Wilson soit toujours liée à des échanges brefs, dramatiques où une intervention over d'Esperanza aurait été peu naturelle, nous révèle une certaine timidité de la part du réalisateur pour ce qui est d'introduire trop d'espagnol non traduit dans ce film – en anglais. Cette impression est d'ailleurs confirmée par le témoignage de Biberman et de son collaborateur Paul Jarrico qui parlent ainsi des problèmes posés par le tournage de ce film bilingue : « Comment mélanger heureusement l'authenticité sociale de la forme documen taire avec l'authenticité personnelle de la forme dramatique ? [...] Comment capter la qualité du langage de ces gens bilingues et pourtant les rendre intelligibles à un public de langue anglaise ? » (Biberman et Jarrico 1955 : 37) Cependant, ces remarques sur la limitation de l'hétérolinguisme du film ne contredisent en rien ce qui est le propos principal de Dittmar : Salt of the earth est un film états-unien remarquable des années 1950 par le fait qu'il nous fait entendre une langue et un accent étrangers qui servent à valoriser l'étranger, à lui donner une force morale et psychologique en face de la langue du public.
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Hétérolinguisme et focalisation Dans l'optique de notre étude sur l'insertion de l'autre langue dans le film en fonction de la focalisation, nous dirons que la conces sion principale faite par Biberman aux producteurs et aux conditions de production est d'avoir choisi qu'Esperanza, la bilingue, écrive son journal en anglais, sa langue seconde, et non pas en espagnol, sa langue maternelle. L'espagnol est sans doute la langue d'écriture naturelle pour une immigrée mexicaine aux États-Unis tenant un journal intime ; mais nous acceptons le même personnage comme un personnage focalisateur communiquant en anglais, puisqu'il s'agit d'un film en anglais. La situation linguistique référentielle est assez complexe et ouverte pour permettre une stratégie fictionnelle socio linguistiquement « illogique ». Le cinéma britannique nous fournit un exemple analogue illus trant combien la question de la langue représentée peut être étroi tement liée à la focalisation. Moonlightning (Travail au noir) de Jerzy Skolimowski (1982) raconte l'histoire de trois Polonais qui viennent en Angleterre travailler au noir pour un autre Polonais propriétaire d'un appartement à Londres. Le film est tourné en anglais, stratégie linguistique diégétiquement motivée par le fait que le chef de la petite équipe (joué par Jeremy Irons) a été choisi par l'employeur en fonction de sa maîtrise de la langue anglaise. Narratologiquement, la stratégie dépend du mode narratif choisi : en grande partie, l'his toire nous est transmise sous forme de voix over. Et, comme dans Salt of the earth, le terme de voix over prend sa signification forte, puisque la voix narrative du personnage de Irons se couche sur les autres voix (polonaises) pour les dominer complètement. En effet, dans le film de Skolimowski, le polonais est bien présent, puisque c'est la seule langue de communication entre les trois Polonais. Mais la stratégie narrative établit un seul canal de communication verbal entre le film et le public, à savoir le récit en anglais fait par le per sonnage principal. Ce qui est dit en polonais est soit traduit en anglais par le commentaire (comme Esperanza nous traduit l'espagnol dans Salt of the earth), soit ce qui est dit relève du rituel, du non-individua lisé (comme ce qui est dit en allemand dans Schindler's list) : le contenu très simple est explicité par le contexte, par le gestuel, par la tonalité des voix, etc. – ils sont furieux, mécontents, joyeux, etc. Le seul message individualisé qui est censé nous intéresser est le commentaire
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en voix over du personnage de Irons, véritable tyran en tant que contremaître, véritable tyran en tant que maître narrateur. Les exemples de Salt of the earth et Moonlightning illustrent une contradiction qui semble inhérente à la production cinématographi que impliquant une représentation hétérolingue : la volonté de repré senter l'autre langue est contrebalancée par des stratégies de traduc tion relevant de la catégorie 3 de Sternberg. Principalement pour des raisons de production et de distribution, la représentation lin guistique est simplifiée par rapport à la complexité référentielle, et dans des films qui se distinguent de la masse par leur traitement sérieux du problème (comme nos deux exemples), la contradiction est résolue par des stratégies spécifiques de focalisation. Sans que nous disposions de statistiques pour l'illustrer, nous avons la nette impression qu'une évolution est en cours vers une plus grande liberté quand il s'agit de reproduire dans un film une situa tion linguistique référentielle d'une certaine complexité. Les langues étrangères ont droit de cité dans les films qui sont tournés dans les langues occidentales dominantes, et nous acceptons de plus en plus difficilement la pratique de simplification d'une situation linguisti quement complexe (Sternberg, catégorie 3). Selon notre hypothèse, ceci est lié à la familiarité toujours grandissante d'un certain public avec d'autres langues et à ses connaissances géolinguistiques géné rales. Nous verrons plus loin le témoignage du cinéaste québécois Paul Tana pour qui le tournage de La Sarrasine dans les langues maternelles des personnages a été une nécessité absolue. Joyeux Noël – le triomphe de l'hétérolinguisme au cinéma Mais regardons d'abord un autre exemple analogue qui en dit long sur un certain changement de climat. Le film français Joyeux Noël (Christian Carion 2005) raconte un événement mal connu de la Pre mière Guerre mondiale. Lors du premier Noël de la guerre, des soldats français, écossais et allemands sortent de leurs tranchées pour célébrer Noël dans le no man's land en trinquant et en chantant ensemble. Au moment du lancement de son film, Christian Carion a parlé de sa lutte pour faire le tournage dans les trois langues des soldats : « J'ai résisté à ceux qui voulaient un film seulement en français. Ce n'est pas seulement une histoire française, c'est une histoire européenne.
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Je crois que nous devons respecter les différences culturelles. » (Le Journal de Montréal 3/12/2005 : 64) Et il motive son choix par la possibilité du public de voir la situation des trois points de vue différents : « Je voulais que le spectateur ne soit ni français, ni allemand, ni écossais, mais qu'il circule dans les trois camps. » (La Presse (Montréal) 9/12/2005 : C1) Il va de soi que le choix qu'a fait Carion de tourner dans les trois langues a efficacement mis en valeur le caractère insolite de l'histoire racontée. Le trilinguisme du film prend une fonction narrative importante, assurant une grande efficacité au niveau de la focalisation. Et en voyant le film tel que l'a conçu Carion, avec bien des élements distinctifs dans les trois camps pour renforcer la spéci ficité culturelle de chaque nation participant à cette guerre absurde (par exemple, les cornemuses écossaises), on est tenté de qualifier d'absurde l'idée de tourner le film en français uniquement. Ainsi, on peut dire que, dans notre optique, la différence essen tielle entre la fonction de la parole dans le cinéma muet et celle qu'elle assume dans le cinéma parlant est la suivante : alors que le dit du cinéma muet est surtout un « registre annexe du message visuel » (Gryzik 1984 : 68), le dire du cinéma parlant établit « une adéquation nécessaire entre ce que dit un personnage, comment il le dit – et sa situation sociale et historique » (Martin 1985 : 201). Mais malgré cette évolution assez nette que l'on constate dans le public et dans les films européens, il ne faut pas oublier que la locomotive qu'est toujours l'industrie cinématographique étatsunienne est loin d'avoir sensiblement bougé dans cette direction Cette dernière conditionne son public à ne pas avoir la sensibilité et la curiosité du public européen en face des autres langues ; n'oublions pas qu'un cinéaste comme Jarmusch est à considérer comme un a-typique dans la mesure où il est un « indépendant », quelqu'un qui œuvre en dehors de la production de masse. Pour illustrer l'importance de la différence entre les deux continents, nous citons le cas du jeune cinéaste suisse francophone Lionel Baier qui en dit long sur l'évolution de l'idée de réalisme linguistique aux États-Unis ; lors du lancement d'un de ses films aux États-Unis, il a eu à répondre à la question suivante de la part d'un journaliste : « Pourquoi est-ce que votre film est tourné en français ? » (commu nication faite lors du colloque sur la diversité culturelle lors du Festival International du Film Francophone de Namur en 2005).
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La question naïve du journaliste états-unien, qui fait sourire maints cinéphiles, est logique dans l'optique de celui pour qui un film est surtout un objet à commercialiser qui s'adapte à un marché, et non pas un produit véhiculant une vision réaliste d'une société référentielle linguistiquement identifiable. Une telle stratégie linguis tique anti-réaliste n'est pas courante dans les cinématographies non états-uniennes. Mais des exemples singuliers existent, et nous avons choisi de terminer ces réflexions sur l'historique du linguistique au cinéma par un curieux film québécois qui montre que la falsification linguistique par rapport au monde référentiel n'est pas nécessaire ment une pratique naïve et impérialiste, mais qu'elle peut aussi rele ver d'une motivation compositionnelle (Grutman 2002). Les États-Unis d'Albert – la glottophagie innocente Les États-Unis d'Albert d'André Forcier (2004) relate l'histoire d'un jeune acteur québécois, Albert, qui quitte Montréal en 1926 pour entreprendre un long voyage à destination d'Hollywood, muni d'une lettre d'introduction auprès de Mary Pickford, lettre écrite par la tante de celle-ci qui gagne sa vie comme « tragédienne » à Montréal. Ce qui rend le film intéressant dans le cadre de notre étude sur l'hétérolinguisme, est surtout son non-usage de l'anglais pendant un voyage à travers les États-Unis. Il s'agit donc d'une sorte d'anti-Volkswagen Blues, roman du Québécois Jacques Poulin (1984) où l'anglais est largement présent, textualisation motivée par le voyage que font les protagonistes québécois à travers le continent nord-américain jusqu'à San Francisco. Mais pour créer l'illusion que l'autre langue est présente, Forcier a opté pour un tournage de ce film québécois en français standard (variété parlée par le serviteur noir dans le train, originaire de Georgie, par le journaliste du Los Angeles Times, par le reporter de la MGM, par le Sénateur de l'Arizona, par Miss America, etc.). Pour ce faire, il a engagé des acteurs français d'Europe (Andréa Ferréol et Émilie Dequenne dans des rôles majeurs) ; par ailleurs, les acteurs québécois jouant des citoyens états-uniens (et donc sociolinguistiquement anglophones) ont laissé tomber leur accent québécois pour adopter un français non marqué. Cette production québécoise, destinée à un marché québécois, est donc à « lire » par un public québécois presque comme
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s'il s'agissait d'un film doublé, mais avec cette nuance importante que la langue du faux doublage n'est pas le québécois mais le fran çais standard (pratiqué aussi par l'acteur vedette québécois Roy Dupuis en golfeur passionné qui traverse le désert de l'Arizona précédé par sa balle magique !), idiome de traduction à décoder par le public comme un substitut de l'anglais omniprésent dans le profilmique. En effet, le seul acteur à garder un accent québécois (modérément) marqué est le jeune Éric Bruneau dans le rôle du personnage principal. Sa pratique linguistique nous invite à un double décodage : lorsqu'il parle avec la bonne montréalaise de Mme Pickford tante, le québécois du dialogue correspond au qué bécois de la société référentielle, langue du peuple et de la majorité des Québécois ; partout ailleurs, il correspond à une pratique pro filmique en anglais, mais avec un accent identifiable comme celui d'un Québécois. Il y a même thématisation du jeu linguistique lorsque Mme Pickford, la tragédienne, propose à Albert de le déba rasser de son accent canadien-français, accent qui, selon Albert lui-même, sera adoré par un Hollywood friand d'exotisme qui se prépare à entrer dans l'ère du parlant. Il faut ajouter que si nous sommes prêts à consommer le cocktail savoureux de Forcier en le décodant linguistiquement comme nous l'avons fait, c'est qu'il réduit sensiblement la portée réaliste de son film par deux moyens principaux. D'une part, il appuie fortement sur le côté exagéré et théâtral du jeu des acteurs, aspect du film qui le met en harmonie avec la période décrite, à savoir la fin de la période du muet. D'autre part, la réalité sociale et topographique des États-Unis est peu présente dans sa diversité, ce qui est surtout dû à l'importance du désert comme lieu de tournage et au faible ancrage social des personnages : « Ici, c'est comme si le désert rendait compte d'un éva nouissement du réel, rendu impalpable et immatériel », lieu d'action de « spectres qui s'agitent au milieu de nulle part, des squelettes de personnages, superbes mais sans substance » (Barrette 2005 : 57). La fonction de l'autre langue, la thématisation méta-linguistique Ce sont surtout les notions de fonction et de pertinence qui nous ont guidé dans notre travail empirique. Le but de cet ouvrage n'est pas de donner un aperçu descriptif de la présence de l'autre
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langue dans le cinéma francophone, mais de proposer des exemples d'hétérolinguisme cinématographique où la mixité linguistique est porteuse d'une signification le plus souvent d'ordre historico-cultu rel. Ainsi, nous sommes tout à fait d'accord avec Sarkonak et Hod gson lorsqu'ils font dépendre la pertinence de l'étude de textes bilin gues du « degree to which the presence of more than one language in a text performs an important function in that text » (1993 : 22), comme dans les œuvres d'auteurs québécois comme Jacques Poulin, Jacques Godbout et Michel Tremblay où « the bilingualism of the text can be used to reflect the cultural reality of a bilingual commu nity » (p. 23). Cette pratique est justement qualifiée de « literary realism », catégorie que les deux auteurs opposent à un type de textes plutôt marqués par le plaisir ludique que prend l'auteur à jouer avec plus d'une langue (p. 24), pratique qui correspond par exemple à l'hétérolinguisme élitiste et supranational à la mode en Europe avant l'émergence des nationalismes au XIXe siècle, pratique littéraire qui, selon Forster, « aims at producing an elegant intellectual and aesthe tic pleasure » (1970 : 47), aussi bien qu'aux « expériences joyeusement polyglottes » du XXe siècle (voir supra, Grutman 2002 : 330). Un autre exemple susceptible d'illustrer quelle peut être l'im portance de la présence d'une autre langue dans un texte franco phone nous est proposé par Rainier Grutman ; il montre comment un passage de La terre paternelle de l'auteur franco-canadien Patrice Lacombe (1846) opposant le fils francophone et l'usurpateur anglo phone de la ferme paternelle est plus qu'une simple opposition entre langues ennemies. Le fils Chauvin s'est absenté de la ferme paternelle pendant des années, et à son retour, il y trouve, à sa grande surprise, un étranger. Le passage cité montre d'ailleurs dans quelle mesure un dialogue romanesque peut être éminemment cinématographique : – What business brings you here ? – Oh ! Monsieur, pardon, je ne parle pas bien l'anglais ; mais ditesmoi,... non, je ne me trompe pas, c'est bien ici... où est mon père, où est ma mère ? – What do you say ? moi pas connaître ce que vous dire. – Comment, vous ne connaissez pas mon père, Chauvin ? Cette terre lui appartient, où est-il ?
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– No, no, moi non connaître votre père, moi havoir acheté le farm de la sheriff. – Non, ce n'est pas possible, c'est mon père qui vous l'a vendue ; où demeure-t-il ? – No, no, goddam, vous pas d'affaire ici, moi havoir une bonne deed de la scheriff. (Lacombe 1846 : 84)
Il s'agit, dit Grutman, d'un « affrontement entre deux visions du monde, voire entre deux conceptions du droit », à savoir le droit coutumier des Canadiens français dont la validité est annulée par la loi anglo-saxonne qui s'impose après la conquête anglaise du Québec (Grutman 1996a : 60-61). Ce qui assure la grande efficacité de la pratique textuelle hétérolingue de Lacombe dans ce passage est notamment que nous avons à faire à une « version originale » et non pas à une « version doublée ». Le roman s'approche du théâtre et du cinéma par sa volonté d'introduire de l'oral dans l'écrit : l'usurpateur anglais est d'autant plus présent qu'y figurent aussi sa langue et – surtout – son accent et sa façon gauche de parler français ; l'« affron tement » dont parle Grutman est mis en langue. Un moment fort du fonctionnement pertinent de l'autre langue est donc sa thématisation au cours du déroulement de l'action. On verra de nombreux exemples illustrant ce fonctionnement dans les films de notre corpus ; un exemple maintes fois cité est celui de Xala d'Ousmane Sembène, où, lors d'une confrontation entre père et fille, celui-là reproche à celle-ci de lui répondre en wolof lorsqu'il lui parle en français. Un cinéma francophone qui est riche en rencontres linguistiques thématisées est le cinéma maghrébin. Citons à titre d'exemple Tenja de Hazan Legzouli (2004) où le protagoniste, un jeune Français d'origine marocaine rentre au pays pour enterrer son père. Chemin faisant, il doit essuyer des commentaires sur son arabe défectueux et son accent algérien attrapé en banlieue lilloise. Ainsi, la présence thématisée de l'autre langue dépasse la motivation réaliste pour servir à des fins compositionnelles. Les exemples de présence thématisante de l'autre langue comme source de conflits sont particulièrement nombreux dans la production culturelle québécoise visant une documentation his torique, où la langue anglaise symbolise généralement la soumission de la majorité francophone au pouvoir économique de la minorité
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anglophone15. Pour le cinéma, nous allons, dans le chapitre sur le Québec, jeter un coup d'œil sur des classiques comme Mon oncle Antoine de Claude Jutra (1971) et J.A. Martin photographe de Jean Beaudin (1976). Il y a aussi une pratique hétérolingue relevant d'une motivation à la fois réaliste et idéologique dans des films historiques récents comme 15 février 1839 de Pierre Falardeau (2001) et Quand je serai parti... vous vivrez encore de Michel Brault (1999), deux films sur la révolte des Patriotes, et surtout dans Maurice Richard de Charles Binamé (2005). Mais le film québécois qui a sans doute réalisé la mise en langue la plus riche et la plus intéressante de la situation linguistique du pays est La Sarrasine de Paul Tana (1992), qui sera l'exemple principal dans le chapitre sur le cinéma québécois. Cependant, la thématisation n'est pas un critère nécessaire pour juger de la pertinence de l'introduction de l'autre langue dans un film. Même si la confrontation entre langue arabe et langue française n'est jamais thématisée en tant que telle dans La bataille d'Alger de Gillo Pontecorvo (1965), on verra en analysant le film que le bilin guisme y joue un rôle important comme support narratif de l'historien Pontecorvo. Cette fonction documentarisante de la juxtaposition des deux langues impliquées dans le conflit colonial est rendu par ticulièrement évidente lorsqu'on compare la version « internationale » du film avec la version italienne doublée en italien. De même, la version que Melville donne du Silence de la mer (1947), comportant deux passages importants en allemand, nous frappent par sa plus grande efficacité en tant que document sur la guerre que le roman éponyme de Vercors (1942), où les mêmes passages sont reproduits en français, langue de la narration. Mais l'usage de la langue allemande n'est pas thématisé dans le film ; la langue de l'ancien occupant est là, nous l'entendons, comme le public français l'a entendue en 1949 (première représentation publique) comme un sinistre rappel des années d'occupation.
��. Voir le texte fétiche Speak white de Michèle Lalonde (1969).
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Pour une éthique de l'hétérolinguisme Dans Le silence de la mer aussi bien que dans Joyeux Noël et beau coup d'autres films cités dans ce chapitre d'introduction, la mise en langue d'une situation profilmique linguistiquement complexe est liée à une situation de guerre. En effet, on va le voir dans les chapi tres à venir, une pratique filmique hétérolingue sert très souvent à soutenir le récit d'un conflit où les langues deviennent des armes – pour se défendre, pour se concilier ou pour attaquer. Dans les deux exemples cités, les langues en confrontation sont de valeur sociale et culturelle égale. Il s'agit de langues européennes écrites représentant une culture suffisamment haute pour que chaque langue puisse se mesurer aux autres. Or, on va le voir dans les chapitres sur le Québec, sur l'Afrique dite francophone, et sur l'histoire franco-maghrébine, la situation hétérolingue dans le cinéma francophone est presque toujours une situation diglossique : une langue haute (le français dans toutes les situations sauf dans les films historiques québécois où cette place est occupée par l'anglais) est confrontée à une ou plusieurs langues basses dans une situation politico-historique colonialiste (Maghreb et Afrique dite francophone) ou de type colonialiste (Québec). Dans de tels films, les langues peuvent donc soutenir le récit d'un conflit entre oppresseur et opprimé où telle langue devient l'ex pression d'un pouvoir, d'une volonté de dominer ou de se libérer, d'un projet d'émancipation, etc. À ce propos il est difficile de ne pas constater que la question de l'hétérolinguisme dépasse la ques tion du réalisme et de l'authenticité historique pour prendre des dimensions éthiques. L'oppresseur s'exprime bien entendu dans sa langue à lui, et nous dirons que l'opprimé, dont la langue n'est pas, le plus souvent, une des langues de cinéma dominantes, a le même droit moral de s'exprimer dans sa propre langue. On verra un exemple frappant de cette mise en valeur de la langue de l'op primé dans Camp de Thiaroye d'Ousmane Sembène, où la variété dite français tirailleur se constitue en langue de la juste cause en face du français standard des officiers traîtres. Pour terminer ce chapitre, nous présenterons un film belge comportant des qualités exceptionnelles dans l'optique hétérolingue qui est la nôtre, et notamment parce qu'il met en évidence les dimen sions éthiques du jeu alternant des langues qui nous occupe. Nous
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considérons Daens de Stijn Coninx (1992) comme un film phare pour ceux qui s'intéressent au comportement langagier des personnages filmiques. Daens est un film en flamand et en français tiré du roman Pieter Daens de Louis Paul Boon (1971), romancier flamand prolifique d'inspiration socialiste. Le film n'exploite qu'une partie de la diégèse romanesque, à savoir celle qui présente le frère de Pietr, Adolf Daens, sorte de prêtre ouvrier qui devient le leader politique et spirituel des ouvriers de la ville flamande d'Alost (Aalst en flamand) durement exploités dans les usines des capitalistes francophones (ou bilingues), exploitation protégée par un clergé proche du parti catholique conservateur. Se déroulant au tournant du siècle dernier, l'action du film raconte la vie de plus en plus politisée d'un abbé qui, en contact avec la misère des ouvriers, s'éloigne de plus en plus du clergé, refuse d'obéir aux ordres de ses supérieurs, entre au Parlement comme représentant d'un parti chrétien progressiste et finalement renonce à la soutane. De la masse des ouvriers se détache un seul personnage, la jeune fille Nette, qui devient l'alliée de Daens dans sa lutte pour défendre la dignité humaine des ouvriers. L'hétérolinguisme du film est de type diglossique : l'usage des langues est nettement hiérarchique et socialement motivé. La masse des ouvriers ne comprend ni ne parle le français ; la seule réplique en français prononcée par un ouvrier dans le film en dit long : le « À la porte ! » de l'ouvrier licencié est une bribe de discours rapporté de l'autre monde. Conformément à ce qu'était la réalité sociolinguis tique de la société de référence, la classe des dirigeants (économiques et politiques) s'exprime généralement en français, que ses représen tants soient d'origine française ou flamande. Dans le groupe d'hom mes politiques francophones, chez qui l'ignorance du flamand semble totale, Charles Woeste (joué par l'acteur français Gérard Desarthe), chef du parti catholique conservateur, représentant politique de la bourgeoisie d'Alost et ennemi principal de Daens, joue un rôle à part. Son unilinguisme, fortement lié à son manque de compréhen sion pour la situation misérable des ouvriers, est thématisé à deux reprises (voir plus loin). Le clergé est généralement bilingue, s'ex primant en flamand au niveau inférieur, local ; plus on s'élève vers les niveaux supérieurs, plus il a tendance à s'exprimer en français.
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Dans cette opposition nette (linguistique aussi bien que sociale) entre deux mondes, les deux frères Daens, Adolf et Pietr l'éditeur, des intellectuels contestataires maîtrisant les deux langues, consti tuent un lien et font bouger les choses. Pietr, par son journal, Adolf, devant ses fidèles puis au Parlement, sont à même d'agir, d'influen cer, de dire des vérités désagréables sur la misère des ouvriers et leur exploitation par le patronat. Une chose qui renforce la fonction descriptive de l'hétérolinguisme du film est l'accent typiquement flamand d'Adolf Daens qui illustre clairement de quel côté il se trouve (il s'agit probablement de l'accent propre de Jan Decleir qui joue le personnage). L'usage alternant des deux langues à travers tout le film est un élément important de l'intrigue. Le français tel qu'il est parlé entre patrons et entre le patronat et les hommes politiques signifie leur appartenance à la classe qui exploite, le flamand des ouvriers est indissociable de leur condition d'exploités. Ainsi, on dirait qu'un doublage du film réduirait largement sa portée en tant que document sur l'époque. Trois situations surtout semblent garantir le film contre le dou blage. Il s'agit de situations où le bilinguisme, sous sa forme typique ment belge de double unilinguisme, de clivage entre les deux mondes, est thématisé par le dialogue. La première occurrence est liée à la seule visite de Woeste au journal de Pietr, où il fait la connaissance d'Adolf. Le prétexte de la visite est un article qui dénonce les mau vaises conditions de travail dans les filatures, article qui déplaît à Woeste parce qu'il risque de menacer l'ordre social. Le dialogue commence par une déclaration de Woeste : « Parce que je ne parle pas flamand, vous croyez que je ne sais pas ce que vous écrivez. » Après une vive discussion en français entre les deux frères et le chef catholique, celui-ci s'en va, et les frères continuent leur dialogue en flamand. La thématisation du conflit linguistique par le rappel de l'uni linguisme de Woeste est reprise dans le premier discours d'Adolf Daens, nouvel élu au Parlement dans les premières élections au suffrage universel. Il commence par déclarer qu'il parlera en français parce que M. Woeste « n'a pas encore assez progressé dans l'étude de la langue néerlandaise pour comprendre [son] exposé ».
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Mais l'épisode qui représente la thématisation la plus importante des rapports entre langues et conflit social est la visite de la com mission parlementaire à l'usine de M. Borremans. Grâce au scandale provoqué par l'article du journal, les conditions de travail des ouvriers des filatures (exploitation des femmes et des enfants) devient une question discutée au Parlement, qui décide de nommer une com mission d'investigation. Or, lors de la visite de la commision à l'usine où travaille la jeune Nette, on comprend qu'un vrai dialogue entre les deux mondes est impossible. Pas un seul parlementaire ne com prend le flamand, et Nette essaye en vain de livrer son message dans sa langue : « Parlez-vous flamand ? Ils ont enfermé les enfants. Ils mentent. On nous traite comme des animaux. Tous les jours, il y a des accidents parce que nous sommes trop fatigués. » Son commen taire est mal traduit ou pas traduit du tout par le méchant contre maître Schmitt. On dirait donc que l'alternance des deux langues, leur fonction d'identification sociale, leur thématisation dans des situations clés où se manifeste au plus clair l'opposition entre les deux mondes protègent contre un doublage qui annulerait ces effets. Or, grande fut notre surprise de découvrir une version doublée en français sur le marché de la vidéo au Québec. Toute réplique en flamand dans la version originale est doublée en français standard, ce qui annule l'effet de la mise en langue du conflit sociopolitique. Et une conséquence bizarre en est que les frères Daens parlent avec deux voix différentes : leurs répliques en français avec l'accent fla mand dans la version originale ne sont pas altérées, alors que leurs répliques en flamand sont doublées en français standard dans la version française. L'effet négatif de cette manipulation linguistique nous frappe surtout dans la scène au journal où ils parlent avec l'accent flamand avec Woeste, alors qu'ils passent au français standard dès qu'ils sont seuls. Mais c'est surtout la visite de la commission parlementaire à l'usine qui a dû poser un grand problème aux doubleurs. Comment exprimer les effets du double unilinguisme, l'impossibilité d'un dia logue entre les deux mondes, dans une version doublée annulant l'hétérolinguisme du film ? La séquence est raccourcie et simplifiée dans la version française, mais une partie du dialogue impossible est maintenue ; il y a entre autres Nette qui essaye de leur parler (« Il y
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a des gens qui meurent ici »), et les parlementaires qui répondent : « Qu'est-ce qu'elle dit ? » Mais comme ils parlent tous la même langue dans la version française, les doubleurs ont inventé une raison exté rieure pour expliquer les difficultés de communication, à savoir le bruit des machines. Bien entendu, dans l'optique de cette étude, la version doublée n'est qu'une bizarrerie de la distribution qui témoigne d'un manque de respect profond pour le film de Coninx. Mais son visionnement sert au moins à mettre en évidence la grande force du film en tant que document historique. En s'appuyant sur une mise en langue systématique du double unilinguisme de la société d'Alost, ainsi que du bilinguisme réel de quelques individus opérant dans l'entre-deuxmondes, Coninx crée un film de fiction où le comportement langa gier des personnages est un des facteurs importants qui en fait un film historique convaincant. L'exemple de Daens est représentatif de nombreux films de notre corpus. Dans les films représentant des conflits historiques, éventuellement de type colonialiste, il s'ajoute aux aspects purement linguistiques une dimension éthique. Une représentation de com munautés en conflit, d'opprimés qui luttent contre les oppresseurs implique aussi le plus souvent l'usage de telle langue, de tel parler qui devient non seulement véhicule des idées mais aussi symbole de la lutte. Un film comme Daens témoigne, de la part du réalisateur, d'une volonté d'exploiter le comportement langagier comme un composant historique de première importance. C'est ainsi qu'on peut dire que la représentation hétérolingue est un phénomène essentiellement filmique, alors qu'une simplification et une manipu lation comme celles opérées par Steven Spielberg dans Schindler's list est un procédé typiquement littéraire qui, transposé au cinéma, entre inévitablement en conflit avec une éthique de la représentation langagière. *** Dans les chapitres qui suivent, présentant chacun une francophonie particulière (québécoise, subsaharienne, franco-maghrébine), nous aborderons donc un corpus de films ayant en commun une certaine pratique hétérolingue dans le dialogue.
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Nous nous sommes surtout intéressé aux films qui non seule ment mettent en langue des situations marquées par une mixité linguistique caractéristique de la société de référence, mais qui de surcroît exploitent cette mixité pour en faire le véhicule d'un contenu historique et culturel spécifique. Reprenant Rainier Grutman, nous appelons ce phénomène la fonction compositionnelle de l'hétérolin guisme ; c'est surtout cette façon particulière de mettre en valeur les rencontres de langues, d'attirer notre attention vers la question des langues qui nous a motivé dans notre travail et nous a guidé dans le choix de notre corpus.
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2 Hétérolinguisme du c i n é m a q u é b é c o i s – antagonisme historique, ouver t u re c o n t e m p o r a i n e
Constatons d'abord que le Québec connaît un état linguistique hétérogène où la langue nationale est susceptible de rencontrer d'autres langues avec lesquelles elle a une parenté plus ou moins proche. C'est ainsi que le français peut être en contact avec un cer tain nombre de langues qui sont proches du français par leur struc ture grammaticale et leur vocabulaire (l'anglais et les langues roma nes), et donc marquées par une transparence plus ou moins grande suivant le niveau d'instruction, l'expérience interculturelle et l'ap partenance générationnelle des locuteurs francophones ; d'autres langues du paysage linguistique québécois sont en rupture « dishar monique » avec le français par leur étrangeté et se caractérisent par une opacité plus ou moins totale dans l'optique des francophones (l'arabe, les langues asiatiques et africaines, les langues amérindien nes et innues). Parmi ces langues en cohabitation avec la langue officielle et nationale, l'anglais jouit d'un statut privilégié comme langue mater nelle de la minorité anglophone de la province (en même temps qu'il est la langue majoritaire au Canada – et en Amérique du Nord). De plus, une évolution historique comportant des composantes lin guistiques traumatisantes donne à l'anglais une place particulière
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dans l'imaginaire québécois. Ainsi, il n'est pas étonnant que figurent dans notre corpus québécois un grand nombre de films mettant en langue cette confrontation entre français et anglais, dans un contexte historique aussi bien que contemporain. Mais nous pouvons déjà révéler que la volonté de documenter le conflit historique semble beaucoup plus grande que celle de donner une place à l'anglais comme langue québécoise moderne. Si l'italien occupe une place importante dans bien des films québécois, c'est surtout grâce à l'importance de la communauté d'origine italienne à Montréal1. La cohabitation du français avec cette autre langue romane est la base référentielle d'une œuvre prin cipale de notre corpus québécois, à savoir La Sarrasine de Paul Tana. Parmi les autres langues qui se pratiquent et s'entendent beaucoup au Québec, il y a aussi deux autres langues romanes principales, à savoir le portugais (immigration ancienne) et l'espagnol (immigration latino-américaine plus récente), ainsi que des langues d'immigration récentes comme l'arabe. Dans ce chapitre, nous présenterons donc un corpus de films québécois hétérolingues illustrant diverses ten dances de mise en langue du référentiel québécois, dans une optique historique aussi bien que contemporaine. Il faut ajouter que l'état linguistique que nous venons d'esquis ser vaut surtout pour Montréal, où ont été tournés la plupart des films étudiés ici. Aussi allons-nous voir que dans certains films, il y a thématisation de l'opposition entre un Montréal linguistiquement hétérogène et le reste du Québec plutôt unilingue. Petite incursion historique 1956 est une année importante pour l'évolution ultérieure du cinéma québécois. L'établissement à Montréal d'une division fran cophone du National Film Board of Canada, l'Office National du Film (ONF), va assurer à ce qui est encore considéré comme la province du Québec des ressources permettant de développer, à partir des débuts de la Révolution tranquille, un cinéma national d'une
1. Selon Statistique Canada (2006), 96 % de la population québécoise de langue maternelle italienne vit dans la région de Montréal (plus de 120 000 personnes).
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qualité impressionnante. Les vertus de la cinématographie liée aux techniques du « direct » (improvisation, impression d'authenticité, de saisir la vie au quotidien, etc.) sont trop connues pour qu'on s'attarde ici sur des considération générales. Mais il faut dire quelques mots de ce qui en est l'aspect le plus important dans l'optique de cette étude, à savoir le cinéma comme lieu de manifestation de la langue québécoise. En effet, le micro n'était en rien un outil secondaire dans le travail des cinéastes québécois pour créer une version cinématogra phique de la modernité d'un Québec prenant rapidement conscience de sa spécificité comme pays francophone en Amérique du Nord. Bien entendu, l'importance du faire voir n'est pas négligeable ; le cinéma direct nous construit le Québec en tant qu'espace rural aussi bien qu'urbain. Mais en même temps, on est tenté de classer le cinéma avec la chanson et la poésie comme un des genres propres à faire entendre la spécificité identitaire québécoise. C'est aussi l'idée du critique de cinéma torontois Gerald Pratley, qui déplore la ten dance à associer « Canadian » à « Americain » dans le domaine de la production cinématographique, tout en enviant aux Québécois l'atout de la langue pour se distinguer par une production cinéma tographique à part (Pratley 1987 : 156). D'un point de vue linguistico-politique, l'histoire du Québec moderne est l'histoire de la lutte pour le droit et la possibilité de lier l'usage de la langue française à l'espace territorial du Québec, et c'est une bataille qui a été livrée surtout à Montréal2. Dans quelle mesure le cinéma – art potentiellement réaliste tant pour ce qui est de l'image que de la bande sonore – rend-il compte de cette histoire ? Dans quelle mesure le conflit linguistique est-il véhiculé par la langue que parlent les personnages du cinéma québécois ? Dans quelle mesure ce conflit est-il thématisé par ses films ? Comme la question de la langue intéressent Franco-Québécois aussi bien qu'Anglo-Québécois, nous jeterons aussi un coup d'œil sur la branche anglaise de la cinématographie nationale.
2. Une bonne présentation de cette lutte est donnée par Marc V. Levine dans La reconquête de Montréal (1997), ouvrage qui raconte entre autres l'histoire spatiolinguistique de la ville.
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Le corpus Pour établir un corpus de films québécois illustrant les rap ports entre l'hétérogénéité linguistique de la société de référence et une éventuelle mise en langue de cette hétérogénéité dans le cinéma national, il est préférable de se limiter à des films présentant une topographie québécoise comme cadre géographique réel et identifiable. C'est ainsi que The company of strangers de Cynthia Scott (1990) est un film qui n'entre pas dans notre corpus (bien qu'il s'agisse d'un film remarquable), puisqu'il n'établit pas de lien suf fisamment évident entre locuteur, langue et espace. C'est un film anglo-québécois qui raconte l'histoire émouvante d'un groupe de femmes qui échouent quelque part dans la nature à cause d'une panne d'autobus, et trouvent ainsi une occasion de mieux se connaî tre, d'entrer dans l'intimité des autres. Cependant, même si le film est tourné au Québec et s'il y a des références à une vie vécue au Québec (l'Indienne qui se souvient des soirées dansantes à Lachine), il est évident que l'usage que Scott fait de la topographie ne vise nullement à afficher la québécité de son film. Il s'agit d'un paysage de verdure dont la fonction est surtout de nous éloigner de la ville et de permettre aux femmes de passer quelques heures de loisir ensemble. L'absence de français dans ce film québécois est donc peu pertinente dans notre optique puisque le film crée un vide référentiel qui se remplit de leurs récits et de leurs confidences de femmes, et non pas de Québécoises. Nous présenterons d'abord un certain nombre de films juxta posant l'anglais et le français, films qui ont un réel intérêt dans l'optique de cette étude dans la mesure où ils juxtaposent les deux langues tout en les « agençant » (Grutman 1996b : 71) pour en déga ger une signification historique, culturelle, politique, etc. Ensuite nous aborderons quelques films ou le français est juxtaposé à d'autres langues que l'anglais, pour enfin terminer le chapitre avec une ana lyse plus poussée de La Sarrasine de Paul Tana, film accordant une place considérable à la langue italienne (surtout représentée pas sa variété sicilienne) comme la langue d'immigration principale au début du XXe siècle québécois.
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Domaine anglophone Il va de soi que rien n'oblige un film qui s'avoue topo graphiquement québécois à véhiculer la situation linguistique conflic tuelle qui a dominé la vie politique de ce pays depuis la Révolution tranquille. En effet, nombreux sont les films qui se réfèrent à des sociétés plurilingues sans être hétérolingues. Un tel procédé n'est pas étonnant et ne nécessite même pas, dans le cas du Québec, une simplification par rapport au référentiel linguistique (catégorie 3 de Sternberg), puisqu'il a toujours été possible, dans cette société qué bécoise bilingue ou même multilingue, de vivre de façon unilingue sans entrer en contact direct avec l'autre langue, dans les grands espaces francophones en dehors de Montréal, aussi bien que dans les enclaves anglophones de Montréal et du reste du Québec. Cela dit, il est évident que plus le français s'est imposé, surtout après l'introduction de la loi 101, comme la langue québécoise offi cielle et dominante dans tous les domaines de la vie publique, plus il est devenu difficile pour le cinéma anglo-québécois, et donc mino ritaire, de continuer à être innocemment unilingue. Prenons un film tourné au début des années 1990 dont l'action se passe entièrement à Montréal et dont la montréalité s'affiche ouvertement. Bien entendu, un tel film tourné entièrement en anglais peut se servir de Montréal représenté par un ghetto anglophone qui s'annonce expli citement comme tel ; mais si le film laisse la ville se représenter comme un espace ouvert et non délimité, on est porté à croire que le film est, de la part de son auteur, soit une production sacrifiant sa pertinence référentielle à des facilités de production (éviter les sous-titres, ne pas bousculer un public habitué aux films unilingues), soit un acte militant qui vise à établir une réalité linguistique fiction nelle qui contribue à la création d'un imaginaire anglo-québécois où le rêve d'un Montréal anglais serait toujours réalisable. Le film qui a servi de modèle pour cette esquisse un peu méchante est Because why d'Arto Paragamian (1992), film qui nous présente des allophones et des anglophones de souche qui, pendant toute la durée du film, ne prononcent pas un seul mot de français3. 3. Les seuls personnages prononçant quelques mots de français sont les éboueurs qui chantent des airs d’opéra, et l’ex-amie du protagoniste entrevue tout au début du film. Elle s’adresse à son fils en français (« On va voir papa »), signe
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Dans une optique nationale et réaliste, le film semble impliquer une véritable occupation anglaise de la ville4. Cependant, la situa tion linguistique n'est pas thématisée dans ce film, et, en outre, le dialogue entièrement en anglais dans une ville majoritairement francophone est rendu vraisemblable par le fait qu'il s'agit moins d'un film montréalais que d'un film d'« immeuble ». Une fois qu'Alex, qui revient d'un séjour de cinq ans à l'étranger, a retrouvé une sorte de stabilité dans son existence montréalaise, nous sortons à peine de la réalité quotidienne qu'il vit avec un nombre réduit de familles anglophones dans un immeuble de l'Ouest montréalais. Par ailleurs, il s'agit d'un film qui nous présente une réalité plutôt a-sociologique ; le film ne comporte presque pas de figurants, et même si tous les critiques ont été frappés par la montréalité du film, nous avons l'impression que Montréal, la métropole réelle et sociale, est très loin. On a évoqué l'admiration de Paragamian pour Woody Allen, en suggérant que le Montréal de Because why est censé qu’elle a, pendant la longue absence du protagoniste, épousé un francophone ; elle est donc passée du côté de cet « autre » majoritaire qui est quasiment inaudible dans le film. 4. Citons à propos de Because why un autre exemple célèbre d'occupation spatiolinguistique au Québec, à savoir I confess d'Alfred Hitchcock (1952). Ce thriller sombre fait résonner Québec comme une ville très majoritairement anglophone, le français n'y étant présent que par la graphie é-accent aigu dans « Québec » tout au début du film, ainsi qu'à travers une rumeur langagière venant du profilmique et parvenant jusqu'à la diégèse grâce à quelques vocables dans la bouche de personnages profilmiquement francophones mais diégétiquement anglicisés : un « Bonjour ! » de deux femmes qui se croisent, deux filles qui viennent témoigner et qui s'adressent à l'inspecteur de police par un « Monsieur », un « Bonjour Père » du garçon qui vient pour se confesser, un bref dialogue de Mme Grandfort avec sa bonne. Mais la manipulation de Hitchcock nous semble « innocente », puisqu'elle semble entièrement déterminée par une stratégie linguistique de la production états-unienne de l'époque, stratégie qui, pour être « impérialiste », ne vise pas avant tout à faire disparaître du film la langue autochtone majoritaire, mais tout simplement à tourner un film états-unien en anglais – et à profiter de l'architecture lourde de Québec et de son austérité catholique pour créer une ambiance hitchcockienne. Il est d'ailleurs intéressant de noter que Robert Lepage prend une revanche linguistique au nom de la langue française dans Le confessionnal (1995), film qui met en scène le tournage de I confess à Québec en 1952 et qui montre la situation linguistique profilmique réelle : une ville largement francophone, une équipe de tournage qui dépend d'un interprète pour communiquer avec les autochtones, des auditions pour trouver deux filles maîtrisant l'anglais assez pour jouer celles qui viennent témoigner devant l'inspecteur de police.
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fonctionner comme un décor propre à nous rappeler le Manhattan cher au grand maître. De toute façon, les quelques individus qui constituent la population filmique très réduite de Paragamian sont très faiblement ancrés dans une réalité urbaine concrète ; ils pren nent le peu de réalité qu'ils ont à travers une interaction charmante et pleine d'humour, mais quasiment vidée de contenu spatio-cul turel précis. Pour lire le film comme nous l'avons fait dans un premier temps, nous avons donc dû supposer une réalité profilmique qui nous fait considérer ce film montréalais et unilingue anglais comme véhiculant une situation linguistique idéalisée, ne correspondant pas au référent situationnel que nous connaissons comme différent – mais qui n'est pas thématisé par le film. Dans notre deuxième exemple, par contre, il y a thématisation de la situation linguistique montréalaise, une thématisation qui contribue à faire de cette situation un élément idéologique majeur. Falling over backwards de Mort Ransen (1990) est une comédie de mœurs dont l'action se situe dans un quartier multiethnique de Montréal (« Pa, did you see the neighbourhood ? Isn't it great, it's just like the old days. There's Greeks, Italians, Portuguese, there's Jamaicans, Koreans ! »). Il ne fait pas de doute que le réalisateur a des visées réalistes dans son exploitation de cette partie de Montréal comme un élément profilmique comportant un certain contenu culturel réel. Tel que ce contenu référentiel est véhiculé par la fiction, il s'agit d'un ancien quartier anglophone et multiculturel qui commence à être davantage habité par les francophones. La présence de la jeune propriétaire francophone, Jacqueline, est ressentie comme une menace par le vieux Juif, qui, invité par son fils, revient habiter dans son ancien quartier après avoir passé quelque temps dans une maison de retraite. Son Montréal est en train de changer. Cependant, l'inimitié initiale entre le vieil homme et la jeune francophone tourne vite en amitié, et Jacqueline – rebap tisée Jacky – devient finalement un membre associé de la famille anglo-juive. La langue française n'est présente dans le film que par un très petit nombre de phrases prononcées par Jacqueline, par le fils juif et par deux déménageurs francophones. La présence sonore conti nue de la majorité linguistique est surtout assurée par l'accent très
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marqué de Jacqueline5. La résistance de l'anglophonie contre le fait français se manifeste aussi sur un autre niveau : Jacqueline découvre qu'elle est tombée enceinte (de son ex-ami), et elle décide de se faire avorter. Or, le vieil homme réussit de façon ingénieuse à lui faire garder son enfant, et il transforme de plus ce petit francophone potentiel en anglophone par l'introduction définitive de Jacky dans leur famille ; elle sera la compagne du fils juif et les grands-parents garderont le bébé, qui grandira ainsi en faux Juif anglophone. Dans la mesure où ce film se présente comme un film montréa lais, il nous donne sans doute l'impression de fausser les données linguistiques du profilmique. Le Montréal que nous connaissons n'est plus une ville anglaise, et les options de Mort Ransen risquent de nous paraître aussi militantes et manipulatrices que celles d'Arto Paragamian d'après notre première lecture de Because why. Cepen dant, Falling over backwards est aussi, comme Because why, caractérisé par des repères spatiaux propres à rendre vraisemblable une certaine uniformisation linguistique de la société de référence. En effet, ce film montréalais est dans une très large mesure un film de quartier. Ceci est perçu entre autres par l'absence de plans généraux montrant soit le centre ville filmé à partir du fleuve Saint-Laurent, soit la montagne filmée du centre ville, deux images emblématiques qui auraient servi de façon efficace à situer l'action dans la ville de Montréal. Par contre, un autre plan général (le seul servant à spéci fier la localisation du monde filmé) montre la montagne vue « de dos » (du nord-ouest), indiquant donc le caractère géographiquement limité de ce Montréal « villageois » que nous montre le film. D'autres plans généraux incluent un des repères les plus célèbres de la ville filmé d'assez près, à savoir l'Oratoire Saint-Joseph, ce qui nous situe dans le quartier très multiethnique de Côte-des-Neiges. Les divers lieux où agissent les personnages servent également à renforcer le caractère d'enclave du monde filmé. Un bar, un res taurant, une maison de retraités, une école secondaire sont tous des lieux publics où la minorité anglophone du Montréal réel peut vivre de façon unilingue ; et de plus, pendant la majeure partie du film, nous ne quittons pas la maison où habite notre communauté francoanglo-juive. 5. Jouée par l’actrice Julie St-Pierre.
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Une autre délimitation détermine l'existence des personnages dans les deux films à intervention sociale de John N. Smith, Sitting in limbo (1986) et Train of dreams (1987). Les deux films abordent plus ou moins les mêmes thèmes : la situation de jeunes unilingues anglophones qui ont du mal à trouver leur place dans un Montréal d'après la loi 101. Mais seul Sitting in limbo thématise la situation linguistique ; Train of dreams semble vouloir effacer le cachet mon tréalais pour en faire un film nord-américain. En tant que film militant, Sitting in limbo est un film féministe. Les personnages dynamiques, les personnages qui suscitent notre sympathie et notre compréhension sont tous des femmes noires se débrouillant sans hommes. Les hommes (représentés surtout par Fabian, jeune déboussolé sans projet, sans responsabilité) sont des perdants qui n'ont aucune stratégie d'intégration ni de survie. La situation linguistique est le plus clairement thématisée dans une séquence où Fabian, futur père de l'enfant de Pat, est obligé de se présenter sur le marché du travail comme demandeur d'emploi régulier. Sociologiquement, Fabian et Pat (« born in Montreal ») appartiennent à un groupe de Québécois dont la situation écono mique se serait considérablement dégradée par l'application de la loi 101 ; les Noirs anglophones unilingues constituent le groupe des grands perdants sur le marché du travail. Lorsque Fabian se sent obligé de commencer à chercher activement du travail, il ne peut pas éviter de s'aventurer sur un marché du travail qui favorise les demandeurs d'emploi maîtrisant le français (sinon bilingues). Par un plan général bref, Smith choisit de nous montrer que Fabian descend à la station de métro Mont-Royal dans l'est francophone, donc chez l'autre. Ainsi, il est logique qu'il se trouve devant un conseiller en emploi qui se présente, en anglais, comme Bernard Saint-Pierre, et qui est obligé de poser la question suivante : « Est-ce que vous parlez français ? », question à laquelle Fabian doit répondre : « No, not too well. » Et comme il a « no special qualification », il n'a aucune chance d'obtenir un travail ayant un intérêt quelconque. L'autre rencontre avec le français dans le film est liée à la façon dont le couple est exploité par un propriétaire d'immeuble sans merci (anglophone, à en juger par son épouse). L'appartement bon marché que Fabian a loué, pour montrer sa volonté de s'occuper de Pat, n'a pas de chauffage suffisant ; le propriétaire envoie son représentant
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qui prétend ne parler que le français et qui exaspère un Fabian qui se sent victime d'une situation linguistiquement injuste. Du point de vue de la vraisemblance, le représentant du propriétaire nous paraît hors des normes ; le fait de ne pas aller à la rencontre de Fabian, sa façon de faire comme si le comportement linguistique du jeune anglophone unilingue n'était pas légitime, ne relève pas du vraisemblable drama tique mais fait partie du discours didactique de John N. Smith. Sans vouloir nécessairement dire que la société majoritaire rejette les uni lingues anglophones, il introduit un élément descriptif qui montre dans quelle mesure ce groupe de Noirs est irrémédiablement désa vantagé par la politique linguistique officielle du Québec. Même si Train of dreams s'affiche beaucoup moins comme un film montréalais que Sitting in limbo, le film nous donne dès le début une indication discrète nous disant que Tony Abruzzi et les autres membres de sa bande « travaillent » à Montréal : leur vol à main armée se passe près de la Place Ville-Marie. Plus tard, rien n'est fait pour cacher les escaliers extérieurs du quartier où habite Tony avec sa mère. Cependant, rien ne nous signale un usage quelconque de la langue majoritaire et officielle de la ville. Mais une autre langue est présente et joue un rôle non négligeable dans le film : dans des moments de grande émotion, la mère de Tony s'adresse à lui en espagnol, sa langue maternelle à elle (latino émigrée délaissée par son mari), ce qui provoque comme réaction de la part de son fils : « Speak English ! » Une bonne partie de l'action du film se passe dans un centre de correction pour jeunes délinquants où aucune trace de la dualité linguistique n'existe comme dans le reste du film (clientèle à majorité blanche, 100 % anglophone, affiches et pancartes francophones inexistantes). Or, nous apprenons par les génériques que cette partie du film a été tournée dans le Bluewater Correctional Centre qui dépend de l'Ontario Ministry of Correctional Services. Ainsi, il semblerait que Smith, cinéaste anglo-québécois socialement engagé, soit surtout soucieux d'ancrer l'action de ses films dans une topographie urbaine nord-américaine propre à encadrer l'existence déboussolée des jeunes dont il fait ses protagonistes. Son but est de nous donner une vision pan-nord-américaine sociologiquement fondée d'une certaine jeunesse marginalisée ; dans son optique, la situation linguistique de Montréal semble avoir peu d'intérêt.
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Finalement, nous regarderons The apprenticeship of Duddy Kravitz de Ted Kotcheff (1974) d'après le roman éponyme de Mordecai Richler. Le film de Kotcheff nous présente un Québec des années 1940, et plus spécifiquement le monde des Juifs anglophones de Montréal. Puisqu'il s'agit d'un metteur en scène torontois, le film est plutôt à étiqueter comme « canadien » que comme « anglo-québé cois », se situant ainsi à la marge de notre corpus. Mais comme il porte à l'écran un des chefs-d'œuvre de la littérature anglo-québécoise, il mérite à notre avis d'être pris en considération comme un docu ment fictionnel présentant une vision linguistique du Québec de l'époque. Constatons d'abord qu'un film fait d'après un roman n'est pas forcément limité à représenter linguistiquement la société de référence comme le fait le roman correspondant. Bien des romans plus ou moins unilingues ont donné des films hétérolingues donnant une représen tation beaucoup plus réaliste de la situation linguistique de la société de référence que les romans en question (voir Xala d'Ousmane Sem bène, Le gone du Chaâba d'Azouz Begag / Christophe Ruggia, Le silence de la mer de Vercors / Jean-Pierre Melville, etc.). Cependant, l'impression générale est que le film Duddy Kravitz reste un document unilingue, s'alignant ainsi sur le roman de Richler. Les traces linguistiques de la langue majoritaire de la province sont extrêmement faibles. L'ami du père de Duddy s'appelle Laplante, les deux employés francophones du ferrailleur, Jean et Robert, reçoi vent un ordre en français de la part de leur employeur : « Don't mix the steel with the aluminum ! Ne mixez pas ! » Mais l'élément fran cophone principal du film est l'accent de Micheline Lanctôt dans le rôle de la femme de chambre Yvette, l'amie de Duddy. Et vu la façon dont Duddy se sert d'elle dans son jeu cynique pour se procurer le terrain qu'il rêve de transformer en centre touristique, elle devient aussi un personnage qui représente la majorité francophone dans le film, le seul lien entre la communauté anglo-juive et la population majoritaire. Mais pas une seule fois elle ne prononce une réplique en fran çais dans le film, même si l'action offre bien des possibilités. Comme Duddy est convaincu que le paysan propriétaire du terrain à acheter n'accepterait pas de faire du commerce avec un Juif, il a besoin d'Yvette comme sa représentante auprès du vendeur. Or, la
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c onversation d'Yvette avec le paysan est observée à distance, du point de vue de Duddy, conformément à la focalisation générale du film. L'interaction verbale que nous observons entre les deux francopho nes est donc réduite à des bribes de conversation inaudibles (comme l'arabe est réduit à des murmures dans Casablanca et Pépé le Moko). La manifestation minimale du français dans le film de Kotcheff accompagne ainsi une vision entièrement compartimentée de la société québécoise : choisissant la communauté juive comme centre de focalisation, le film réduit les francophones à leur rôle sociologi que d'ouvriers et de serviteurs – et à des rôles filmiques de figurants. En tant que tels, ils sont muets et, partant, leur langue est quasi inaudible. Et elle est quasi invisible. Car Kotcheff prend soin de faire coïncider les langues vues (parce qu'affichées) avec la pratique orale. Le Fairmount Montreal Bagel Bakery sert sans aucun doute d'élé ment d'authentification historique, et quand, au centre touristique de Sainte-Agathe où travaillent Duddy et Yvette, on affiche « Beach strictly private. Guests only », on dirait que c'est un usage de la langue des servis, alors que les meubles de Duddy sont pris en charge par « Benoît transport », usage logique de la langue des servants. Il va de soi que notre corpus est trop réduit pour nous permettre de faire une étude quantitative sérieuse. Cela dit, nous insistons cepen dant sur la qualité des films analysés et sur leur representativité en tant que films anglo-québécois. Ils avouent tous leur appartenance territoriale au Québec dans la mesure où ils ne cachent pas leur montréalité – même si certains l'affichent plus faiblement que d'autres, comme Train of dreams dont une partie a été tournée en Ontario. Les films anglophones analysés ont donc en commun une posi tion marginale dans le paysage du cinéma québécois dans la mesure où il sont tournés dans la principale langue minoritaire de la pro vince. La question que nous posons pour terminer est la suivante : comment s'organisent-ils par rapport aux trois catégories de Meir Sternberg ? S'agit-il d'une homogénéisation systématique par rapport au monde référentiel, d'une exclusion volontaire de la population majoritaire (catégorie 1) ? Y a-t-il correspondance entre mixité lin guistique du référentiel et hétérolinguisme du film (catégorie 2) ? Ou bien, est-ce que nous observons, dans le film, une simplification des données linguistiques hétérogènes du monde réel, par exemple des francophones qui ne parlent pas leur langue (catégorie 3) ?
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Il est difficile de répondre catégoriquement à la question. D'une part, toute production cinématographique est tentée par l'homogé néisation linguistique pour des raisons liées aux probèmes de distri bution (et donc externes aux considérations idéologico-culturelles). D'autre part, le Québec – et surtout Montréal, espace référentiel de tous nos films – est un territoire linguistique où l'homogénéisation linguistique par l'imposition de la langue officielle comme langue d'usage quotidien de tous les Québécois n'est pas une chose évidente. Bien des poches de résistance permettent à la minorité anglophone de vivre sa vie en anglais. Pour ces deux raisons, notre réponse n'aura qu'une valeur relative. Cependant, nous nous permettons quand même de proposer la catégorisation suivante : – Because why est à ranger dans la catégorie 1. En voyant le film dans notre optique (et surtout en l'écoutant !), nous avons l'impression que Paragamian refuse que les francophones accèdent à son film ; – Falling over backwards est sans doute aussi un film qui simpli fie la composition sociolinguistique du monde référentiel en excluant les francophones ; mais ce qui est encore plus évi dent et tangible est le peu de français parlé par la protago niste francophone du film, ce qui le situe plutôt dans la catégorie 3 ; – les deux films de John N. Smith sont à classer dans la caté gorie 1. Smith a surtout quelque chose à dire sur la situation sociale des jeunes Noirs en Amérique du Nord ; donner une place importante dans ces films à la complexité linguistique du Québec en présentant davantage de locuteurs de l'autre communauté rendrait moins efficace son discours ; – The apprenticeship of Duddy Kravitz appartient sans aucun doute à la catégorie 3 ; bien des francophones figurent dans le film, même dans un rôle majeur, mais ils sont entière ment « victimes » de la focalisation du film (que Kotcheff a repris de Richler). Tout est vu soit dans l'optique indivi duelle de Duddy, soit dans l'optique collective des Juifs anglophones.
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Comment qualifier cette disparition de la langue majoritaire dans le cinéma de la minorité anglo-québécoise ? Quelle peut être sa motivation ? Vu qu'un film est à la fois production collective et expression individuelle, un résultat à la fois d'un travail d'équipe et des choix personnels d'un auteur, notre réponse tient compte d'une forte ambiguïté quant à la motivation. On ne peut nullement exclure des considérations liées à la production, comme celles qu'on a vues à l'œuvre dans le cas de Joyeux Noël ; un film en anglais est un film en anglais, le côté linguistiquement réaliste du film est subordonné à des considérations visant à ne pas désorienter un public venu voir un film dans sa langue. Mais on voit en même temps que de telles considérations peu vent aller de pair avec des idées d'ordre culturel et idéologique selon lesquelles un film québécois entièrement en anglais peut être un acte identitaire sécurisant à l'intérieur d'une communauté minori taire qui a vu sa position linguistique se dégrader considérablement avec l'affirmation du français comme langue commune de tous les Québécois et avec la politique linguistique qui a rendu cette affir mation possible. Domaine francophone Le français et l'anglais – la question nationale Dans un article célèbre écrit après les années passionnantes de la Révolution tranquille, Jacques Godbout déplore que l'orthodoxie nationaliste de l'époque ait voulu enrôler tous les écrivains dans son armée pour qu'ils y fassent leur « service littéraire québécois » (Godbout 1975 : 157) ; impossible pour un jeune Québécois qui veut devenir écrivain, dit Godbout, d'échapper « à sa condition de Québécois [...] au chantage du pays » (p. 150). Est-ce qu'on peut voir un tel condition nement de la création artistique du côté des cinéastes, une tendance à adhérer à ce que Godbout appelle le « PROJET NATIONAL » (p. 156) ? Dans la production québécoise, on trouve bien évidemment un grand nombre de films qui donnent une place mimétique à l'anglais comme une langue qui est effectivement présente dans la société de référence. Citons par exemple le succès populaire Monica la Mitraille de Pierre Houle (2004), qui retrace l'histoire d'une femme-gangster
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légendaire, grande braqueuse de banques. Quoi de plus naturel que de donner à l'anglais une place parmi la pègre de la Main dans le film, puisque la langue circulait aussi dans les mêmes quartiers de la ville référentielle ? Mais il est difficile d'y voir une fonction autre que descriptive et réaliste. Et dans les films dont l'action se déroule à Montréal, il en va souvent ainsi. Mais dans une large mesure, on trouve aussi dans le cinéma québécois un hétérolinguisme illustrant un des aspects principaux de l'histoire culturelle moderne du Québec, à savoir la lutte des langues – la lutte pour faire de l'anglais, langue dominante de la minorité dominante, une vraie langue minoritaire soumise à la domi nance officielle du français. Regardons d'abord quelques classiques du cinéma québécois mettant en langue – souvent en le thématisant – le conflit linguistique, et contribuant ainsi à la réalisation du « projet national ». Trois classiques en prologue Notre premier exemple en est la séquence initiale de Mon oncle Antoine de Claude Jutra, où l'employé francophone se fait injurier par son boss anglophone (« Hey Jos, are you crazy, you stupid fool ? What's the matter with you ? »). Après nous avoir montré qu'il com prend très bien ce que lui dit le boss en anglais, Jos s'en va sans répondre en allégant qu'il « ne parle pas anglais », petite rébellion de l'employé francophone à une époque où le marché du travail au Québec n'a pas encore été francisé. L'anglais comme langue imposée aux francophones par les conditions historiques, c'est aussi un élément important dans les deux fresques historiques de Jean Beaudin que sont J.A. Martin photographe (1976) et Cordélia (1979). L'action de J.A. Martin photographe, ce « road movie avant la lettre » qui sert à rassembler quelques « éléments caractéristiques de l'identité québécoise » (Fendler 2006 : 39-41), se situe au début du XXe siècle. La tournée annuelle amène le photographe, accompagné de sa femme, chez un patron anglo phone, Mister Wilson. L'interaction en anglais comporte deux ver sions bien différentes de la langue telle qu'elle est historiquement présente au Québec : Mister Wilson représente, par sa façon de parler et par sa façon d'être, la version noble de la langue supérieure (il est même assez gentleman pour saluer madame Martin par un galant
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« Au revoir »), alors que la séance de photographie à son usine com porte une mise en langue de sa version ignoble, de sa version brutale de langue d'exploitation sociale. Les ouvriers francophones sont sous les ordres du foreman Scott qui veut que le temps consacré à la séance de photo soit déduit de leur pause-déjeuner : « Come on, move it quickly. Vite, vite, vite ! » Dans la bouche de Scott, l'anglais devient la langue haïe de l'oppression. Cordélia est inspiré du livre de Pauline Cadieux Une lampe dans la fenêtre (1976), qui est lui-même inspiré par un fait divers du XIXe siècle : la présumée innocente Cordélia Viau qui est pendue pour avoir assassiné son mari avec la complicité de son amant présumé Samuel Parslow. Dans le film, l'anglais s'introduit dans deux contex tes différents. D'abord, c'est la langue du détective véreux McCas kill, un unilingue anglais, qui extorque un faux aveu à Cordélia qui ne comprend rien aux machinations du détective ; cependant, les juges qui observent le travail d'enquête policière décident d'annu ler le verdict et de casser le procès, entre autres à cause de cet abus linguistique : « Et dans quelle langue lui a-t-il parlé ? » (selon toute vraisemblance historico-linguistique, dans une langue anglaise que ne comprend pas Cordélia). Ensuite, alors qu'un deuxième procès truqué l'a condamnée à mort par pendaison avec Samuel, l'anglais est la langue déplaisante du bourreau : « I drink to Cordélia and Samuel whom I am going to hang next friday. » Suit une longue tirade du bourreau sur les aspects techniques de la pendaison ; le choix de ne pas sous-titrer la tirade est logiquement motivé par le fait que son public au comptoir ne le comprend pas : « Quoi ? Qu'est-ce qu'il dit ? » Enfin, le vendredi de la pendaison, le bourreau organise son show avec la brutalité d'un bourreau : « What the hell are you waiting for ? Bring those bastards out as fast as you can ! » Ainsi, pour être quantativement peu présent dans le film, l'anglais n'en est pas moins important en tant que langue d'une justice brutale et partiale. La société francophone bourgeoise et bien pensante (représentée lors de la pendaison par des hommes bien habillés au regard implacable) n'a aucune réticence devant cette machination destinée à punir une femme libre et vivant d'une façon propre à offusquer les Tartuffes du village, ce qui renforce l'impact idéologique de l'hétérolinguisme du film.
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L'automne sauvage Cependant, la lutte des langues est loin d'être le thème princi pal de ces classiques du cinéma québécois ; elle sert surtout de touche historique garantissant une certaine authenticité. Dans L'automne sauvage de Gabriel Pelletier (1992) par contre, la rencontre des deux langues principales du Québec fait partie intégrante de l'action même. Le film raconte l'histoire de Charles Minton qui, après une absence de 11 ans, revient dans sa petite ville natale, Cœur d'indien, où son ami d'enfance, l'Indien Régis, est injustement accusé d'un meurtre. Comme le conflit principal du film est lié à une longue histoire de lutte des autochtones pour protéger leur terre contre l'exploitation forestière abusive, le film comporte une dimension amérindienne importante avec, entre autres, des dialogues en langue amérindienne sous-titrés (le sous-titrage étant motivé par le fait que Charles connaît la langue et par notre identification avec lui). Cependant, la partie du film qui en fait un document intéressant dans notre optique est moins sa dimension amérindienne que la rencontre de Charles avec le grand-père. Eddy Minton est un AngloSaxon de la vieille école, fier de sa race et méfiant envers les « French ». Il est très « patron », lié à sa propriété, la grande usine de papeterie, et le retour de Charles lui fait voir en la personne de son petit-fils un possible héritier (au moment où il est en position de faiblesse en face d'un groupe japonais désireux de mettre la main sur l'usine). Or, Charles est un biculturel ; et qui plus est : de père anglophone et de mère fancophone, il a opté pour la langue de sa mère comme langue principale. D'où un dialogue entre les deux qui se fait majo ritairement dans les deux langues : « Speak English ! Eleven years and you still insult me ! – C'est pas une insulte. C'est ma langue. » Le caractère bilingue du film atteint son apogée dans l'échange suivant relatif à la mère de Charles, la belle-fille « étrangère » : « I should have desherited your father when he married that French-Canadian woman ! [...] She wasn't one of us. – C'est pour ça que je l'aimais. » La confrontation entre grand-père et petit-fils est une épreuve de force qui est en même temps une épreuve de force entre les langues. Dans son désir désespéré de faire de Charles son héritier, Eddy va jusqu'à adopter la langue ennemie – avec un accent anglais très prononcé : « La papeterie a besoin de toi. Tu es le dernier. [...] Regarde ce que j'ai bâti ! C'est à toi, prends-le ! »
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Ainsi, dans L'automne sauvage, la fonction de la co-présence des deux langues est loin d'être limitée à une fonction mimétique ; leur opposition sert de façon habile à renforcer la peinture de la bi-culture de la famille Minton, et sa fonction au plan psychologique atteint son apogée lorsque le vieil anglophone invétéré passe à l'autre langue dans un essai désespéré de gagner la confiance de son petit-fils. Les tisserands du pouvoir Un épisode similaire d'« assimilation » malgré lui d'un anglo phone au français se trouve dans le film de Claude Fournier sur l'émigration canadienne-française en Nouvelle-Angleterre au début du XXe siècle, Les tisserands du pouvoir (1988). La fonction particulière du film dans le cadre de notre corpus est donc de représenter l'op position français-anglais telle qu'elle a été vécue par les émigrés canadiens-français et leurs descendants en terre étrangère. Le film de Fournier, un véritable travail d'historien, comporte deux plans temporels : le vieux Jean-Baptiste Lambert (rôle magistral de Gratien Gélinas), résidant à Woonsocket en Rhode Island, ancien centre de l'industrie textile où les Canadiens français étaient long temps majoritaires, se souvient de sa jeunesse au début du XXe siècle lorsqu'il s'est expatrié avec ses parents, des Québécois venus travailler dans des usines établies par des Français (et où la langue de travail était donc à l'origine le français). L'intérêt du film, dans l'optique de notre étude, repose surtout sur le rôle et la fonction sociale du vieillard au plan contemporain ; il est, en défenseur passionné des émissions télévisées en français dans la région, un francophone fidèle qui refuse obstinément de parler anglais. À travers lui, la lutte pour la survie d'une dernière trace vivante du français en Nouvelle-Angleterre constitue un des éléments majeurs du film. Le retour en arrière historique explique pourquoi les francophones sont là et quelles étaient leurs conditions de vie ; le plan contemporain présente la situation linguistique actuelle où le vieux Jean-Baptiste en héros-terroriste (il met en scène une fausse prise d'otages impliquant un ami et une religieuse soli daires de la cause !) finit par gagner la sympathie des jeunes specta teurs du drame qui, ayant presque tous pour nom de famille Plante,
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Beauchamp, etc., sont des descendants des immigrés du début du siècle qui sont devenus unilingues anglophones (et qui constituent encore aujourd'hui, dans le Woonsocket référentiel, la majorité eth nique de la population). L'impact dramatique lié à la mise en langue est le plus fort dans la confrontation entre Jean-Baptiste et le maire – qui a, jusque-là, fait semblant de ne parler et comprendre que l'anglais. Finalement, il est forcé de négocier avec le preneur d'otage dans un français d'Amérique savoureux ; et lorsqu'il finit même, hors de lui, par engueuler le chef de police Gilbert en français, il devient un repré sentant typique du francophone honteux de l'être et désireux de cacher ses origines. *** Dernièrement, nous avons vu plusieurs films québécois qui se sont habilement servis d'une mise en langue de la situation linguis tique de l'époque en question pour étoffer les récits en tant que chroniques historiques. On peut penser à Ma vie en cinémascope de Denise Filiatrault (2005) dans lequel l'alternance des langues accom pagne la carrière et les déplacements de la protagoniste (Montréal, Toronto, New York, Hollywood), et C.R.A.Z.Y. de Jean-Marc Vallée (2005) qui est accompagné de la chanson omniprésente de Patsy Cline. Cependant, dans ces deux films la présence de l'anglais sert surtout à créer une ambiance d'époque ; les cinéastes ne semblent pas se servir de la co-présence des langues pour dire quelque chose sur leur confrontation en tant que germe d'un conflit. Nous allons nous arrêter sur quatre films qui utilisent clairement la confrontation des deux langues dans un but compositionnel ; il s'agit des deux films sur la révolte des Patriotes : 17 février 1839 de Pierre Falardeau (2001) et Quand je serai parti... vous vivrez encore de Michel Brault (1999), ainsi que du film de Charles Binamé mettant en scène un héros légendaire du hockey québécois : Maurice Richard (2005) ; nous terminerons notre parcours par Yes Sir ! Madame de Robert Morin (1994), film tourné, du début jusqu'à la fin, dans les deux langues officielles du pays, et qui est donc, selon Earl Tremblay, le personnage principal qui s'adresse au spectateur au début du film, « a real fucking canadian movie, [...] un chriss de bon film canadien ».
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Brault et Falardeau sur les Patriotes On a beaucoup écrit sur le refus initial de Téléfilm Canada de financer le film de Falardeau ; la grande qualité du film confirme ce qui, dès le début, a été ressenti comme une évidence par l'opi nion publique : le refus n'était pas motivé par un manque de qualité du projet de Falardeau, mais par la crainte que Falardeau, à la réputation redoutable de fonceur nationaliste, n'aille rouvrir de vieilles blessures et raviver cette animosité entre les deux groupes linguistiques du Québec qui était montée à la surface lors des deux référendums. Mais la qualité du film de Falardeau ne réside pas essentiellement dans son caractère de chronique historique véhi culant une éventuelle propagande nationaliste. C'est plutôt le film de Brault qui, avec un didactisme très efficace, nous recrée cette page de l'histoire du Québec largement ignorée du public contem porain, alors que Falardeau mise sur des portraits individuels de quelques héros impliqués dans une tragédie personnelle, des héros dont le sacrifice a des répercussions aujourd'hui, dans le presque pays6 du Québec. Et, nous allons le voir, leur insertion de la langue anglaise dans le dialogue n'est pas sans importance pour leur trai tement différent de la matière historique. Dans 17 février 1839 (2001), la très grande majorité des scènes se déroulent dans le même décor de la prison où sont réunis les Patriotes avant que ne commencent les pendaisons. Falardeau introduit donc l'anglais comme langue de prison, langue qui, pour les prisonniers où leurs compatriotes en visite en prison, est mar quée par la vulgarité et la brutalité « normales » des gardiens : « Do you have your papers ? – J'comprends pas. – Papers ? You goddam idiot ! », « Get goin' ! Come on ! The time is up. It's an order ! » Leur exposition à l'anglais des geôliers est thématisée par une remarque ironique sur leur séjour en prison comme un cours d'anglais : les mots qu'ils apprennent sont « goddam », « shit » et « hungry ». Une seule fois l'anglais est parlé avec les spectateurs comme seuls destinataires, lorsqu'un groupe représentant les leaders militaires parle de De Lorimier et Hindelang, de leur origine, de leurs convictions.
6. Voir le titre de l’essai d’André d’Allemagne (1998).
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Cependant, une occurrence très importante de la langue anglaise rompt avec le schéma de base. Un soldat s'approche des candidats à la pendaison pour exprimer sa compassion. Parlant avec un fort accent irlandais, il s'identifie comme une victime de condi tions tragiques qui font de lui un geôlier malgré lui : « I'm really very sorry. [...] I'm a peasant like you people. My landlord threw me off my land. There were no jobs in England. My family was starvin'. [...] Please forgive me... Try to understand... I'm a soldier. I'm following orders. I have children too. Enfants, you know ! » Nous retrouvons l'idée des soldats irlandais comme acteurs involontaires et même récalcitrants de la répression anglaise dans Quand je serai parti... vous vivrez encore de Brault (1999). Dès le retour du protagoniste François Xavier Bouchard au début du film (il avait été forcé de s'exiler en 1837), on le voit aux aguets pour identifier la langue que parlent les gens : anglais ou français ? Juste après avoir passé la frontière, il doit se cacher au passage d'une patrouille qui l'a entrevu fuyant vers la broussaille (« It smells French rebells »). Or, celui qui le découvre dans sa cachette, est un soldat irlandais, O'Con nor, qui refuse de dénoncer Bouchard : « Don't you move Frenchie ! We won't start the extermination on a glorious day like this. » Lorsqu'il revient sur la route près de son offcier, O'Connor doit essuyer les reproches de celui-ci : « You have to do better than this if you want to be a part of our great British Army. You will always remain an Irish peasant, that's your destiny ! » O'Connor réapparaît vers la fin du film en témoin sympathisant (« Dark days, dark times, lads ! »), avec un autre personnage irlandais servant à décrire la posi tion des Irlandais entre les deux groupes antagonistes, à savoir l'avo cat bilingue Drummond qui se charge de la défense des Patriotes devant la Cour martiale. Il est évident que Brault, en introduisant ces locuteurs repré sentant l'autre langue, a surtout des visées didactiques en tant qu'his torien (voir Coulombe 1999). Il s'agit moins de mettre en scène des personnages dramatiquement et psychologiquement intéressants que de mettre en langue un tableau historique donnant aux person nages les rôles d'acteurs d'un conflit socioculturel. Ceci lui a été reproché comme une faiblesse de son film par des critiques privilé giant la vérité dramatique au détriment de la valeur de documenta tion historique (Blois 1999 ; Mandolini 1999).
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Les séquences qui traduisent le plus clairement les intentions de Brault de faire un « portrait de société », de « représenter une histoire que personne ne connaît » vraiment (Cambron 2003 : 29), sont sans doute celles mettant en scène et en langue Lord Durham, auteur du fameux rapport à la Reine. En effet, dans le dialogue de Durham avec le Gouverneur général Colburn, nous retrouvons les affirmations et les conclusions les plus souvent citées de son rapport, non pas sous forme de lecture à haute voix mais comme des répliques adressées à son interlocuteur, comme si c'était là qu'il avait trouvé les bonnes formules : il s'agit de « submerge the French, over time, in a sea of free-born Englishmen », les Canadiens français constituent « a people with no history and no literature », le rôle civilisateur des Anglais serait « [to bring] light to a people lost in darkness », etc. Dans un entretien, Brault cite aussi l'usage de l'anglais à la Cour martiale comme un élément important de documentation historique (Coulombe 1999 : 9-10). On a beaucoup parlé des différences entre ces deux films por tant sur les mêmes événements historiques. Falardeau a fait un film intimiste mettant en avant l'héroïsme tragique de certains individus qui ont déjà joué leur jeu de partisans sur le terrain ; il leur reste à attendre la mort avec courage et dignité. Dans sa préface au scénario, Falardeau déclare explicitement ne pas s'intéresser au didactisme historique : « On ne va pas demander à chaque œuvre de réécrire un résumé de l'Histoire. Il y a des bibliothèques pleines de livres extra ordinaires sur ce sujet. » (Falardeau 1996 : 16) Le message historique qui nous est livré par le film est la valeur extraordinaire de ces hommes qui ont joué un rôle décisif dans l'histoire du Québec par leur exemple, par leur foi patriotique ; la méthode de Falardeau consiste à faire naître nos émotions par ce qu'un critique a caracté risé comme « a Hollywood-derived, emotionally manupilative form of classical realism7 ». À ce propos, on peut noter l'occurrence sui vante de discours en anglais dans le film de Falardeau. Un officier 7. Jerry White (2004 : 46). L’article de White met en opposition la méthode de Brault, qui, dans son approche didactique et critique, « holds the viewer at an arm’s length », et celle de Falardeau qui cherche habilement à s’approcher d’un public qui est invité à s’identifier émotionnellement avec le destin des personnages. Pour illustrer son propos, White s’appuie aussi sur Les ordres (Brault, 1974) et Octobre (Falardeau, 1994).
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vient à la prison faire une déclaration qui par son caractère officiel semble se rapprocher du didactisme historique ; mais comme elle est faite en présence des victimes, sa fonction de documentation historique est subordonnée à sa fonction dramatique : « His Excellency, Sir Lord Colburn, Lieutenant General Commander [...] has decided that Charles Hindelang and Marie-Thomas Chevalier de Lorimier shall be hanged by their neck tomorrow. » Le film de Brault cherche à allier drame intime et chronique historique ; si les personnages peuvent parfois manquer de « vérité dramatique », ils sont d'autant plus efficaces comme représentants des groupes historiques qui s'affrontent. Il n'est donc pas du tout étonnant que l'insertion de la langue anglaise dans les dialogues qu'opèrent les deux réalisateurs n'ait pas la même fonction. Chez Falardeau, l'anglais carcéral tel qu'il est vécu au quotidien par les prisonniers est privilégié ; Brault inclut de longs passages en anglais dans le but évident de recréer ainsi des franges de l'Histoire, de se servir de l'oralité cinématographique pour mettre en langue ce moment crucial de l'histoire du Québec. Étant donné cet usage thématisant et compositionnel de l'anglais dans ses films en français, il va sans dire que le doublage des films serait une manipulation linguistique encore plus négative que d'habitude, une intervention dans la peinture historique qui lui enleverait une bonne partie de son sens. Maurice Richard Maurice Richard de Charles Binamé (2005) est un exemple incontournable de film historique à mise en langue. Beaucoup plus qu'un film sur le hockey mettant en scène une vedette de sport charismatique, il s'agit d'une fascinante chronique montréalaise des années 1930, 1940 et 1950 où Maurice Richard est surtout présenté comme un citoyen annonciateur de la Révolution tranquille qui, par son exercice d'un métier complètement dominé par l'anglophonie, vient à incarner la revendication sociale et linguistique de la majorité francophone (voir Bilodeau 2005 ; Lussier 2005). La chronologie du film est importante pour l'usage et la mise en opposition des langues. Le film commence avec les émeutes de la rue Sainte-Catherine en mars 1955 (causées par la suspension de
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Maurice Richard pour le reste de la saison – il avait donné un coup de poing à un arbitre) ; on assiste à une discussion en anglais entre les responsables du Canadien (le club de Richard) sur la statégie à adopter face aux émeutes. La première langue filmique est donc l'anglais, et cette séquence se termine par la première graphie du film : le « PLAYERS ONLY » de la porte d'entrée des vestiaires (celui qui connaît la réalité géolinguistique de Montréal sait d'ailleurs que le Forum, le stade de hockey, se trouvait dans l'ouest anglophone). Puis on remonte à la jeunesse de Richard dans les années 1930, où il travaille dans une usine dont le contremaître le prend à part pour le menacer en anglais, le soupçonnant d'être lié à un syndicaliste – qui est tout de suite après jeté à la porte ; c'est un épisode marquant auquel le jeune Maurice pensera un peu plus tard pour se motiver lors d'un premier match important. Il reste muet devant les menaces du contremaître, et ce n'est que plus tard que nous comprenons qu'une des raisons de son mutisme est qu'il ne sait pas s'exprimer en anglais. L'histoire que raconte le film commence et se termine donc en anglais ; l'autre langue constitue un cadre dans lequel se déroulera la vie du protagoniste qui aura à lutter non seulement en tant que joueur du Canadien de Montréal, mais aussi en tant que Montréalais francophone désireux de participer au mouvement pour l'émanci pation de sa langue, ainsi qu'en témoigne son affirmation-slogan vers la fin du film : « Je veux que les choses changent ! », phrase à laquelle le « Il faut que ça change ! » du leader libéral Jean Lesage quelques années plus tard semble faire écho. Ce rapport intime entre les langues et l'action est maintenu tout le long du film ; le fait de parler français dans le milieu du sport dominé par l'anglais, le fait de rester muet face à un anglophone, de s'exprimer mal en anglais lorsqu'il faut répondre, toute cette contrainte linguistique n'est en rien limitée à sa fonction dans la chronique des années sombres que constitue le film, elle sert aussi de motivation dramatique pour l'individu Maurice Richard dans son évolution personnelle – du silence résigné à la parole affirmée, comme le dit le scénariste Ken Scott dans un entretien. Cependant, Scott – de père anglophone et de mère francophone – insiste sur la neutralité du film pour ce qui est de la présentation du conflit entre les deux communautés :
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La réalité des choses, c'est que les Anglais avaient le pouvoir et qu'ils l'exerçaient. Je ne pense pas avoir forcé le trait. Je montre la réalité telle qu'elle était. Je n'essaie pas de dire que les Anglais étaient les vilains, que les Français étaient les bons. Le film raconte simplement comment les francophones ont commencé à se lever, à faire valoir leurs droits. (Bilodeau 2005).
On peut donc dire que la mise en langue filmique de la situation linguistique de la société de référence exploite le côté social du conflit plus que son côté politique. Dans un premier temps, il s'agit d'une motivation dont se sert habilement l'entraîneur Irvin pour pousser son joueur favori à se surpasser : « People say you're a waste of money. A WASTE OF MONEY ! », « You Frenchmen are all alike ! It's in your blood. » Maurice reste muet devant les provocations de l'entraîneur mais va immédiatement prouver le contraire sur la glace. De plus en plus, Maurice prend donc conscience de l'importance de la situation linguistique dans le contexte de l'émancipation sociale des francophones. Un épisode qui a été beaucoup commenté est celui où les journalistes le bombardent de questions sur ses chances de battre le record de buts marqués en une saison : « What does that record mean to you ? – It is good. » Les gens commencent à ridicu liser son anglais rudimentaire, ses propres revendications de fran cophone s'affirment de plus en plus ; il est sans cesse témoin d'un comportement discriminatoire envers les joueurs francophones, et il commence à écrire ses articles de journal où il dit ne plus tolérer d'être traité de « Goddam Frenchman ». Par cette transformation de Richard d'individu/vedette luttant pour améliorer son sort social en personnalité publique entrant dans un rôle d'« intellectuel », on peut aussi mesurer combien le social devient inévitablement de plus en plus politique. La visite dans les vestiaires de l'entraîneur Irvin, qui vient remercier les joueurs en sortant un bout de papier pour lire une phrase dans un français lamentable, est un épisode qui participe de cette évolution politico-linguistique du film, évolution qui renforce notre impression d'assister à un prologue à la Révolution tranquille. Dans un entretien, l'acteur Stephen McHattie qui joue le rôle d'Irvin insiste sur ce fait ; cet entraîneur torontois venu à Montréal pour s'occuper des Canadiens n'avait pas, au début, d'intérêt pour ce qui commençait à bouger dans la société québécoise : « Tout ce qui comptait pour lui, c'était le hockey et rien d'autre, jusqu'au jour où
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il a compris que les choses changeaient et qu'il fallait suivre ce chan gement. C'est pour ça qu'il vient leur lire la petite note de félicitations en français. » Selon McHattie, il s'agit donc d'une sorte de déclaration de solidarité : « C'est une façon pour lui de leur dire que malgré leurs différences culturelles et linguistiques, il reste avec eux. » (Petrowski 2005) Formellement, c'est un geste qui ressemble aux déclarations en français de Minton grand-père dans L'automne sauvage, mais qui a une motivation très différente. Le grand mérite du film de Binamé dans l'optique de notre étude est donc qu'il réussit admirablement à lier la mise en langue tant à la chronique historique qu'à l'histoire personnelle de Maurice Richard. Son évolution, sa prise de conscience individuelles ont des répercussions au plan collectif grâce au rôle public qu'il est obligé de jouer malgré lui. Yes Sir ! Madame... Nous terminons ce parcours de films québécois juxtaposant l'anglais et le français par l'incontournable Yes Sir ! Madame... de Robert Morin (1994), sans aucun doute le film de notre corpus le plus marqué par la mise en langue comme phénomène constitutif du récit, toutes régions francophones confondues. Après la disparition mystérieuse du député conservateur Earl Tremblay, on retrouve 19 bobines de film amateur de 3 minutes chacune, des films qui ont été tournés par Tremblay lui-même et qu'il a légués à la postérité par une lettre d'adieu. Trois ans après sa disparition, l'affaire Tremblay est classée et le matériau est présenté au public sous la forme du film qu'on va voir. Les bobines de Tremblay sont précédées par un matériau tourné par sa mère et qui raconte des épisodes de son enfance et de sa jeunesse. Peu avant sa mort, la mère de Tremblay lui offre sa caméra. Earl Tremblay tournera ensuite les 19 bobines qui racontent son départ du petit village de pêcheurs, ses efforts pour gagner sa vie comme vendeur de voitures, comme employé de bar, comme men diant, etc., jusqu'à son ascension sociale subite comme député conser vateur à Ottawa, et sa désintégration personnelle et sa disparition (contenue dans la dernière bobine).
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De père francophone et de mère anglophone, Tremblay a été élevé dans les deux langues pour devenir un Canadien bilingue modèle. L'originalité rhétorique du film consiste à véhiculer ce bilinguisme par une voix over – celle de Tremblay joué par Morin lui-même – qui produit la plus grande partie verbale du film dans les deux langues, la narration aussi bien que des dialogues mimés à la manière du bonimenteur de l'époque du muet. Cependant, le terme de voix over est peu approprié pour rendre la vraie origina lité du procédé, car la voix de Tremblay/Morin est bien là, in, près de nous, dans la pièce où se fait la projection des bobines. Nous voyons le protagoniste tout au début, micro à la main, lorsqu'il se présente en nous déclarant qu'il va nous montrer son matériau filmique. Et dans le noir qui sépare les 19 parties du film (le temps de changer les bobines), un grand nombre de sons venus de la réalité du narrateur Tremblay/Morin – cigarette allumée, nez mouché, bouteilles renversées, téléphone qui sonne, etc. – nous rappelle continuellement que le vrai espace in, c'est la pièce d'où provient tout le matériau sonore. Ainsi, du fait de cette séparation nette entre l'histoire visuelle contenue dans les bobines sans son synchrone et les commentaires faits à partir du lieu de leur projection, l'évolution de la tension dramatique peut se mesurer de deux façons différentes liées aux deux dimensions narratives – le tout étant étroitement lié au thème du bilinguisme canadien. Au plan du contenu visuel, nous voyons Tremblay profiter de ses avantages de bilingue comme vendeur de voiture (le patron est francophone unilingue), comme fonctionnaire de l'Hippodrome et comme homme politique, avant que cette car rière ne provoque la crise identitaire qui le fait disparaître à la fois de la vie politique et de la vie. Au plan des commentaires (qui, au point de vue chronologique, sont donc ajoutés après le déclenchement de la crise identitaire), cette même évolution est reproduite de la façon suivante : alors que le commentaire bilingue semble généralement régulier et donne deux versions plus ou moins identiques des mêmes événements des bobines tournées par la mère et des premières bobines de son propre cru, des irrégularités s'introduisent au fur et à mesure dans le schéma bilingue : problèmes de traduction, hésitations, absence de l'autre version, etc. Voici quelques exemples pour illustrer le procédé : la
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première bobine de la mère retrace le bilinguisme heureux de son enfance : « We were brought up in French and English. On a été élevé en anglais et en français » ; ensuite, nous assistons au début de sa propre production : « Bobine deux. Reel number two » ; « The next day, le lendemain, the storm was still there, la tempête était toujours là. » Mais le narrateur/projectionniste bilingue éprouvera bientôt une sorte de fatigue, d'impatience, la double version se fait hésitante, devient incorrecte : « Bobine douze. C'est à propos de la mort, de la pourriture. (Hésitation) OK, it's about death » ; ou bien il se fait bilingue indocile en introduisant des effets comiques qui montrent qu'il contrôle la situation linguistique plutôt qu'il n'en est victime : « Then Bernie turned around and made me an offer I couldn't refuse. C'est là que Bernie s'est retourné et pis qu'il m'a fait une offre que j'aurais dû refuser. » Cependant, le dernier exemple n'est pas qu'un cas de non-cor respondance des deux versions illustrant une faille dans le système bilingue. En effet, il est tiré d'une phase de l'action où Earl Tremblay commence à se considérer comme deux personnes, un « moi fran çais » et un « English I ». Cette crise est déclenchée pendant la nuit où a brûlé le taudis où il s'était réfugié. Le lendemain, il nous confie, alors qu'on voit l'eau couler encore d'une bouche d'incendie : « It was in front of this fireplug that I used the word “we” to talk about me for the first time, [...] que pour la première fois j'utilisais le mot “nous” pour parler de moi. [...] J'étais deux. I was two. » L'événement qui sert le plus à confirmer la scission de Tremblay en personnalité française et personnalité anglaise, est « leur » travail comme cinéaste de famille d'un grand roi du béton montrélais qui établit des rapports beaucoup trop intimes avec les hommes politi ques. Les réactions des deux Earls devant les tractations mafieuses de ce monde politico-économique sont radicalement opposées : l'An glais y voit une politique dynamique et prospère, le Français s'observe en train de filmer un monde dégoûtant sans scrupules, réaction moralisatrice qui est dénoncée par l'autre : « My French counterpart was developing a real bad attitude. » Et ce dédoublement de la personnalité ne se fait pas seulement par des commentaires accompagnant le visuel ; il s'installe aussi dans le personnage de Tremblay tel qu'il(s) s'exprime(nt) dans l'espace in, dans le noir séparant la projection des bobines. À un moment
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donné, le téléphone sonne, et le Earl anglais demande à son « other me », à son « double me » de répondre, ce qui produit le « dialogue » suivant : « You get it. – Hello ? No, no, I don't speak English. Bye. – Who was it ? » C'est dans ce contexte que l'offre de Bernie, le secrétaire du candidat conservateur aux élections qui vient de mourir, prend sa vraie signification, offre que l'Anglais « could'nt refuse », que le Fran çais « aurait dû refuser ». Leurs évaluations respectives de la moralité de la vie politique sont irréconciliables, et la voie est ouverte à une vraie scission. « Ils » sont élu(s) député(s) du groupe de Mulroney, mais ce n'est que le Earl anglais qui part à Ottawa pour y faire ses débuts au Parlement, épisode contenu dans la première bobine unilingue. Celle-ci est immédiatement suivie par une seconde bobine unilingue montrant le Earl français dans son processus d'auto-pro létarisation contestatrice, et, finalement, dans un délire d'automuti lation dont il nous montre les effets au début du film (main blessée et bandée), mais dont il n'a gardé aucun souvenir précis. Mais la carrière du Earl anglais sera brève, car il est constam ment hanté par un spectre qui ne le laisse pas tranquille, qui lui communique des choses par le système de climatisation, qui lui fait dire des choses qu'il ne veut pas dire – spectre qui n'est nul autre que le Earl français. Son discours scandaleux au Parlement – qui est donc en réalité leur discours – met fin à la brève carrière politique du député Tremblay, qui était en fin de compte inséparable de son « French counterpart » et qui retrouve celui-ci à la fin du film pour qu'ils puissent ensemble se joindre à un groupe de personnes mys térieuses qui se baignent nues dans un parc et qui semblent ne pas se parler. Contrairement aux films que nous venons d'étudier, Yes Sir ! Madame... n'est pas conçu comme une chronique historique. Malgré l'intégration de l'histoire de Tremblay dans la vie politique récente du Canada (y figurent Mulroney aussi bien que Jean Chrétien), le film n'est pas une mise en langue de la société canadienne mais celle d'un individu conditionné par cette société. La grande efficacité du procédé de Morin consiste notamment à nous faire partager sa subjectivité radicale (qu'il compare lui-même à du « free-jazz », Privet 2000 : 26) qui opère une fusion des deux niveaux : le récit verbal à la première personne est illustré par un matériau visuel muet, en
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même temps qu'il fusionne avec ce matériau en le sonorisant par du verbal aussi bien que par les sons produits par Morin/Tremblay lors de la projection : moteurs de bateaux, voiture qui démarre, eau qui coule, musique orientale, etc. Mais cela ne veut pas dire que la subjectivité radicale du projet de Morin n'ait pas une dimension politique. Car la façon très habile dont Morin opère la fusion du plan factuel et du plan de la réflexion fait du personnage un symbole, un personnage élevé par des parents qui voulaient mettre en œuvre le rêve de Trudeau d'un Canada bilingue from coast to coast, et qui, en fin de compte, à travers la désintégration de sa personnalité, illustre l'irréalité de ce rêve. *** Le français et les autres langues – l'immigration Comme on a pu le voir, la mise en langue de l'évolution de la situation linguistique nationale – une vraie minorisation de la langue minoritaire mais longtemps dominante, une émancipation de la langue majoritaire longtemps minorisée – est un élément composi tionnel récurrent dans le cinéma québécois. Qu'en est-il de l'introduction des autres langues dans le cinéma québécois francophone, celles qui sont généralement liées à l'immi gration ? Dans cette société québécoise où, de plus en plus, « le culte et l'affirmation de soi passent maintenant par [...] le dialogue avec l'Autre » (Bachand 2002 : 62), peut-on voir une tendance stratégique quelconque dans la mise en langue filmique des idiomes immigrés ? Nous allons regarder un certain nombre de films comportant les langues de l'immigration principales au Québec – l'italien, l'espagnol, l'arabe – avant de faire une analyse plus approfondie de La Sarrasine de Paul Tana8.
8. Dans le chapitre d’introduction, nous avons déjà cité un curieux exemple québécois d’un film qui introduit une longue séquence en langue étrangère non sous-titrée et non comprise, à savoir Sonatine de Micheline Lanctôt. Le bulgare tel qu'il est parlé dans ce film n'est pas à considérer comme une langue immigrée mais comme une langue de marin, donc langue en visite à laquelle la jeune fille peut s'exposer lorsqu'elle rôde dans le port de Montréal, mais qui n'est pas territorialisée par son appartenance à un quartier.
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Le gros Bill en prologue Il peut paraître curieux de classer Le gros Bill de René Delacroix (1949) dans les films juxtaposant le français à une langue de l'immigration, puisqu'il s'agit de l'anglais. Mais l'usage compositionnel que le film réserve à l'anglais en fait une langue étrangère qui arrive avec un immigrant dans le Québec profond, longtemps avant la naissance du projet national. Les premiers plans du film montrent un inconnu, haut de taille et vêtu d'un chapeau et de bottes de cowboy, descendre seul du train dans la petite gare de St-Gatien, un coin perdu du Québec. Il dépose sa valise, regarde à gauche, puis à droite, et tout ce qu'il peut observer, bouche bée, est un paysage plat, uni, désolé et enneigé9. Ensuite il ramasse un peu de neige comme pour voir de quoi elle est faite. Et il commence à avancer avec beaucoup de peine à travers une neige profonde ; il tombe, doit enlever ses bottes pour les vider de la neige qui est entrée dedans. Ensuite une nouvelle séquence nous situe à l'intérieur d'une maison de paysans où l'on frappe à la porte : nous sommes prêts à assister à l'arrivée du premier « survenant10 » du cinéma québécois : « Good evening folks. [...] Thank you ma'am. » Et lorsque la maisonnée essaie d'entamer une conversation de politesse : « Sorry, I don't speak French. No one speaks English here ? », ses hôtes sont consternés : « Qu'est qui dit ? – Ça doit être un Anglais, il comprend pas le français. » Et le moment est venu pour une explication : « I'm from Texas. [...] My name is William Fortin. They call me Bill. My uncle died and left me his farm. » Ainsi commence le difficile processus d'intégration de l'immigré que s'avérera être Bill, le fils d'un frère Fortin émigré, venu prendre possession de la ferme voisine que son oncle avait abandonnée pour partir chercher fortune dans les États. Mais la suite nous laisse facilement deviner la fin de
9. On a du mal, aujourd’hui, à prendre tout à fait au sérieux le « Scénario » (dossier consulté au Centre de documentation de la Cinémathèque québécoise) qui, soucieux de déterminer la signification explicite des gestes, nous donne la description suivante de la scène : « Tout ce qui l’entoure est grandiose. À perte de vue des arbres ployant sous la carapace de givre blanc où dansent les reflets diamantés des cristaux. À grandes foulées, Bill s’enfoncera dans la solitaire campagne québécoise dont la rude beauté l’étonne. » 10. L’étranger qui arrive de façon inopinée frapper à la porte d’une ferme dans le roman éponyme de la Québécoise Germaine Guèvremont (1945).
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l'histoire : la très belle fille de la maison l'invite à monter avec elle (« I show room to you »), et il commence, dès le petit déjeuner le lendemain, à apprendre le français : « café », « de la crème » et « merci » (prononcé « marci » à la canadienne). Ce qui distingue radicalement ce film des chroniques historiques que nous venons d'étudier, c'est donc la fonction que prend l'anglais comme l'autre langue. Dans ce Québec rural et traditionnaliste de l'immédiat après-guerre, où rien encore n'annonce les transforma tions sociétales des années 1960, il ne s'agit pas de cette langue canadienne de domination qu'on a vu s'opposer au français dans des films comme L'automne sauvage et Maurice Richard. C'est surtout la langue étrangère du visiteur, donc la langue des États-Unis, celle que la fille de la maison, la belle Clarina, a appris de touristes étatsuniens accueillis pendant les vacances (alors que le curé du village, l'autre personne maîtrisant la langue de Bill, doit l'avoir apprise au séminaire et donc l'identifier comme langue canadienne, ce qui n'est pas thématisé par l'action). Ainsi, les langues ne s'opposent pas pour exprimer un rapport de force, une relation dominant/dominé, mais pour exprimer une différence de culture aux dimensions pour nous difficilement conce vables, vu l'intégration actuelle du Québec dans l'Amérique du Nord. Il n'y a pas de différence de couleur de la peau, et Bill est bien le neveu des Fortin : il n'en est pas moins, dans ce petit village perdu, le survenant absolu, la langue étant son trait distinctif principal – avec sa haute stature et les images véhiculées de son Texas tropical : « There is no snow in Texas. » Sur le plan de l'intrigue, Bill aura à essuyer le harcèlement des jeunes hommes du village qui n'aiment pas du tout sa relation avec la belle Clarina. Par une fausse accusation de vol, ils réussissent à le chasser du village, mais après une absence de quelques mois, Bill revient en vainqueur ; entre-temps il a appris à parler leur français régional, et il a aussi appris à exercer avec bravoure un métier bien québécois, à savoir celui de draveur. Lors d'une dramatique scène de drave qui manque de mal tourner, il sauve de la noyade son rival auprès de Clarina. Il est accueilli en héros, réintégré à la petite société villageoise et il pourra finalement, avec sa belle fiancée, prendre pos session de la ferme dont il a hérité. Le gros Bill est un film sur l'inté gration des immigrés au Québec avant la lettre – avec happy ending.
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Cependant, comme le montre avec finesse Christiane Trem blay-Daviault, il y a un conflit latent dans le film qui est lié au rapport langue/économie. D'une part, Bill s'intègre facilement dans la société rurale traditonnaliste par ses qualités personnelles extraordinaires (qualités physiques et morales sans pareilles) ; mais d'autre part, il suscite l'admiration de tous par le fait qu'il est à même, pendant la période d'installation avant qu'il ne puisse com mencer à exploiter sa ferme laissée en friche, de payer avec l'argent comptant qu'il a ramassé comme employé d'une station-service. Il s'agit d'un système économique qu'ignorent ses hôtes canadiensfrançais vivant dans un système économique traditionnel, mais que connaîtront bientôt leurs enfants devenus des Québécois. Ainsi, le fait que la langue anglaise disparaît du film avec l'apprentissage de la langue locale par l'immigré n'empêche pas la modernité (maté rialiste) de s'infiltrer parmi les valeurs traditionnelles (spirituelles) (Tremblay-Daviault 1981 : 190). L'ange de goudron L'ange de goudron (2001) de Denis Chouinard a été loué par la critique québécoise comme un film engagé, efficace et complexe, contribuant à l'analyse de la situation des immigrés en voie d'inté gration (Dumais 2001), mais on lui a aussi reproché ses « gros traits », ses « procédés simplificateurs » (Grugeau 2002), critique qui rappelle celle adressée à Quand je serai parti... vous vivrez encore de Michel Brault. Sur le plan sociologique, nous constatons que le film de Chouinard, en tant que film montréalais, nous fait sortir des sentiers battus des quartiers bourgeois et des milieux intellectuels pour nous introduire dans un milieu immigré et populaire (Kelly 2001). Une famille d'origine algérienne, les parents et deux enfants, est sur le point d'obtenir la citoyenneté canadienne. Cependant, le drame est déclenché lorsque le fils disparaît de chez lui et de l'école. Comme membre d'un mouvement contestataire travaillant pour la justice sociale, « Les compagnons de la crise », il fait partie d'un commando préparant un raid contre la police de l'immigration qui organise discrètement l'expulsion d'un groupe d'immigrés clandes tins d'un petit aéroport éloigné de Montréal. Le raid réussit dans la mesure où ils arrivent à détruire les passeports des clandestins et
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ainsi à empêcher leur départ, mais il tourne mal lorsque le fils est tué dans l'accès de rage vengeresse des policiers. Le jour où il devient citoyen canadien, le père pense avec fierté à son fils qui, par son combat pour les clandestins, a fait un sacrifice qui lie la famille pour toujours au sol canadien ; son petit frère qui vient de naître « grandira en sachant à quel point le cœur de son grand frère était rempli de courage ». Même si c'est l'action du fils qui déclenche le drame et motive le déroulement de l'intrigue, c'est clairement le père qui est le pro tagoniste du film, son focalisateur principal ; dans la grande majorité des scènes, le Québec contemporain est vu à travers son regard. Pour ce qui est de l'image aussi bien que du son, Chouinard introduit tout un système d'éléments descriptifs dans le but de présenter Ahmed (et sa famille) entre les deux mondes. Il faut bien connaître la réalité socio-urbaine de Montréal pour saisir l'importance du quar tier qu'habite la famille ; il s'agit de Parc-extension, quartier quasi ment à 100 % immigré. Dans son commentaire de la version DVD, Chouinard souligne qu'il a voulu exploiter la passerelle par laquelle Ahmed traverse le boulevard pour se rendre à son travail comme un symbole de son existence entre les deux mondes (la plupart de ses copains de travail paraissent d'ailleurs être des Québécois de souche). Et au début du film, le père sort de la mosquée, passe par un rapide match de foot dans la neige, et s'installe devant la télé pour essayer de comprendre les mystères du hockey (« C'est pas le foot, mais quand même... »). Quand il s'agit du son, un élément descriptif principal est la musique arabisante – musique instrumentale et vocale – qui accom pagne des scènes importantes. Mais la langue arabe joue aussi un rôle non négligeable – non pas par sa présence quantitative (la langue de communication interne de la famille est le français), mais par son apparition dans des scènes soulignant l'importance de la tradition religieuse et culturelle, ou bien dans des scènes fortement émotion nelles ou des scènes marquées par l'intimité de la vie privée. Ainsi, le prologue à la mosquée est capital ; dominé par l'étrangeté du lieu, par la musique arabisante et par l'appel à la prière dans la langue du Coran et la réponse des fidèles, le tout sous forme opaque, non sous-titrée, ce prologue nous situe définivement ailleurs, dans un monde loin de la réalité québécoise. Ensuite, en sortant de la mos
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quée, Ahmed est accompagné de bribes de conversation en arabe, mais sans que la langue dépasse sa fonction de son d'ambiance (Chouinard nous montre les pieds des locuteurs, pas les bouches qui parlent). Puis nous accompagnons le père jusqu'au terrain de foot où il retrouve son fils ; les échanges non sous-titrés en arabe11 se poursuivent, mêlés au français. L'arabe resurgit sous forme de mots isolés ou de petites phrases dans des situations de communi cation rituelles de la vie quotidienne (repas, etc.) ; et la mère prie en arabe sur la tombe du fils à la fin du film. À part ces occurrences de la langue arabe liées à des situations rituelles, il y a aussi des bribes d'arabe dans des situations de forte tension, comme par exemple lorsque l'instigateur du raid auquel participe son fils accueille Ahmed chez lui, et que le brave musulman est forcé de boire son premier verre d'alcool. Chouinard exploite d'ailleurs la même pratique de la langue maternelle comme indice d'émotions fortes dans son premier film, Clandestins (1997), où nous accompagnons un groupe d'immigrés clandestins cachés dans un conteneur de cargo en route pour le Canada. L'usage du français comme langue de communication entre un Russe, deux Arabes et deux Roumains est motivé par leur vie préalable en France. Cepen dant, au moment des grandes douleurs vers la fin du film, on « oublie » la langue filmique principale pour laisser une place à la langue maternelle (roumain et arabe), la langue de l'authenticité. Chouinard est donc un cinéaste qui se sert de la mise en langue comme moyen de description à la fois culturel et psychologique. Tantôt pour signifier l'autre culture dans son étrangeté, tantôt pour mettre en évidence l'existence des individus dans une zone de tension entre langue seconde (apprise, maîtrisée) et langue maternelle (spon tanée), la mise en langue, dans ses films, est un élément narratif (et focalisateur) de grande importance. Les noces de papier Claire, une Québécoise qui approche de la quarantaine, cède aux pressions de sa sœur avocate et accepte de contracter mariage avec un de ses clients, Pablo, réfugié chilien, pour assurer à celui-ci ��. Il nous a été impossible d’identifier s’il s’agit aussi d’autres langues.
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un séjour permanent au Canada. Une fois la mission accomplie, tous deux découvrent qu'ils ont fini par se lier l'un à l'autre par des sen timents authentiques. Ce téléfilm de Michel Brault (1989) n'est pas trop marqué par les tares habituelles du format (pauvreté des moyens, simplification du récit). En effet, le téléfilm connaît un tel succès qu'on décide d'en tirer des copies pour le grand écran. Les noces de papier est un film beau et complexe, une histoire qui aborde le sujet de l'immigration et du contact avec l'autre d'une façon tout à fait originale. À travers un grand nombre d'éléments sonores, Brault esquisse en toile de fond le portrait d'un Montréal cosmopolite : dans le restaurant italien où Pablo travaille comme plongeur, non seulement la langue de travail est l'italien, mais l'agent de l'immigration qui y vient pour contrôler les permis de travail répond dans un italien impeccable à l'employé qui vient de lui lancer une insulte dans sa langue maternelle (dûment sous-titrée : « Ta mère est une putain ! – Ton père est une tapette ! ») ; sur le trottoir devant le restaurant, les gens se parlent en italien ; la sœur avocate répond au téléphone par des phrases de salutations en espagnol, pour passer ensuite à l'anglais ; l'amant de Claire, Milosh, parle français avec un fort accent slave, pour lui souhaiter beaucoup de bonheur en polonais lorsqu'elle va rejoindre Pablo vers la fin du film. Cependant, l'aspect hétérolingue principal du film est la pré sence de l'espagnol, d'abord comme la langue maternelle de Pablo et comme source de son accent en tant que francophone, mais aussi comme langue de toute une communauté ayant derrière elle un passé traumatisant auquel Brault veut nous rendre sensibles. Dans la sphère privée, la langue est surtout représentée par l'accent de Pablo quand il parle français, par ses empanadas qu'il prépare dans la cuisine de Claire lorsqu'il est obligé de s'installer chez elle pour faire croire à la police de l'immigration qu'il s'agit d'un mariage consommé, et par sa gentille galanterie de Latino. Mais il y a aussi trois occurrences d'espagnol dans la sphère privée qui sont chargées de signification latente. Trois fois, Claire entend Pablo prononcer des phrases en espagnol tôt le matin, dans son sommeil ; la troisième fois, elle comprend que c'est un cauchemar et entre dans sa chambre pour le réveiller. Il se redresse dans son lit, torse nu, et pour la première fois, elle voit ses cicatrices d'ancien persécuté politique.
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Plus tard, elle accompagne Pablo dans le club chilien pour une fête qui baigne dans la musique latino ; petit à petit, elle s'attache à son époux de papier, et quand Pablo quitte son appartement à elle pour rentrer chez lui après leur « examen » réussi, qui est pour lui un « bienvenu au Canada » – ils ne sont plus obligés de cohabiter –, elle lui parle en espagnol pour la première fois : « Adios. » Finalement, tout de suite après, elle va le rejoindre chez lui, dans le club chilien. Dans toutes les situations que nous venons d'évoquer, Claire est le personnage focalisateur ; la signification de l'espagnol est la fonc tion que prend la langue telle qu'elle se manifeste à travers Pablo, une langue qui suscite l'intérêt de Claire et qui est inséparable des autres traits chez Pablo qui font naître d'abord la curiosité de Claire, ensuite son amitié et finalement son amour. Or, il y a aussi des occurences importantes de la langue qui ne sont pas liées au personnage de Claire ; il s'agit surtout de scènes de dialogue entre Pablo et son ami témoignant de la vie communautaire de Pablo. Mais il y aussi une scène où l'usage de l'espagnol sert didactiquement à transmettre au spectateur un message portant sur l'histoire des réfugiés chiliens et l'histoire de leur pays : l'ami de Pablo lit à haute voix une lettre reçue du pays racontant les malheurs dus à la politique répressive du régime que subissent ses proches. Ainsi, comme dans Quand je serai parti... vous vivrez encore, Brault se mani feste comme un cinéaste qui est à la fois psychologue et historien, l'histoire individuelle risquant d'être dépassée par la force et l'am pleur de l'Histoire. Shabbat Shalom On retrouve ce penchant de Brault pour la chronique au détri ment du drame individuel dans son traitement de l'autre langue dans Shabbat Shalom (1992), son exploration fascinante du milieu des Juifs hassidiques de Montréal. Dans une ville de banlieue avec une forte population juive (entre 20 et 25 %), Simon, le fils du maire et principal focalisateur, nous fait découvrir la vie des Juifs tradition nalistes (visite chez les voisins, visite à la synagogue) aussi bien que celle des Juifs laïcs (la famille de Barbara, sa petite amie). L'hétéro linguisme du film est représenté par l'accent des Hassidims lorsqu'ils
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parlent français, par l'anglais, langue de communication du rabbin dans sa rencontre avec les non-Juifs, et par l'hébreu, langue d'usage entre Hassidims. Le projet de Brault est surtout de nous faire découvrir l'exis tence d'un groupe de Québécois qui est radicalement autre – et de nous faire respecter leur altérité (il y a happy ending puisque le maire, sous l'influence de son fils, finit par soutenir l'installation d'une nouvelle synagogue dans un quartier résidentiel, contre la volonté de ses amis politiques aux idées manifestement racistes). Se servant de Simon comme personnage focalisateur, Brault nous fait découvrir les habitudes vestimentaires des Hassidims, leurs chapeaux, leur barbe, leurs cheveux bouclés, et une séquence nous fait entrer jusque dans leur vie privée, lorsque Simon est sollicité pour changer une ampoule lors d'un sabbat où le père de famille ne peut pas le faire lui-même. Et Brault nous fait entendre leur langue. La scène hétérolingue principale du film est celle où Simon s'intro duit dans la synagogue pendant une conversation du rabbin avec des fidèles. À travers une porte entrebaillée, il entend une conver sation dans une langue exotique qu'il n'est pas censé comprendre. Cependant, Brault choisit de nous sous-titrer le dialogue, nous donnant ainsi une autre connaissance que celle du personnage foca lisateur. Il s'agit de conseils très raisonnables donnés à un couple dont le fils a quitté le foyer, et il semble que ces irrégularités quant à la focalisation sont dues à la visée didactique de Brault : Shabbat Shalom est davantage un film présentant une communauté montréa laise mal connue, qu'une histoire individuelle obéissant à des règles strictes de vraisemblance dramatique. Notre étude de la fonction que prend l'autre langue dans les trois films de Brault nous a donc montré qu'il s'agit d'un cinéaste qui a une tendance à valoriser ses films en tant que documents historiques ou socioculturels, ce qui se fait au détriment de leur fonction comme véhicule d'un drame individuel. La Sarrasine Pour illustrer jusqu'à quel point il est possible d'exploiter la mixité linguistique dans une stratégie réaliste, nous allons faire une analyse de la structure spatio-linguistique de La Sarrasine de Paul Tana (1992),
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film dans lequel les langues que parlent les personnages sont promues au rôle de véritables forces dramatiques agissantes, et ceci, en relation étroite avec les aires d'usage des différentes langues12. Le film raconte un drame qui se déroule à Montréal au début du XXe siècle. À la suite d'une série de malentendus entre quelques immigrés siciliens et un groupe de Canadiens français, un tailleur italien, Guiseppe Moschella, abat accidentellement un marchand de son quartier, Théo Lemieux, homme déplaisant et xénophobe qui se trouve être, par hasard, le gendre du seul vrai ami canadien fran çais de Guiseppe, Alphonse Lamoureux. Guiseppe est d'abord condamné à mort, puis la peine capitale est commuée en prison à perpétuité, et juste au moment où la communauté italienne se pré pare à célébrer cette « victoire », on apprend qu'il s'est suicidé. À partir de l'incarcération de Guiseppe, le point de vue du film est celui de sa femme, Ninetta, qui choisit de demeurer au Québec malgré la pression qu'exercent sur elle tous ceux qui prétendent représenter la « raison » sicilienne et qui veulent son retour auprès de sa famille en Sicile. Cette histoire est sous-tendue par tout un système linguistique dont l'efficacité est assurée par l'usage motivé de chaque langue co-existant dans ce système. Il s'agit du français québécois, langue du pays parlée par ceux qui constituent la majorité à laquelle se heurtent les immigrants, du dialecte sicilien parlé par le groupe autour de Moschella, de l'italien standard parlé par Celi, le notable italien qui travaille pour sauver Guiseppe, et finalement de l'anglais, langue maternelle et langue de travail du maître Thompson, l'avocat de Guiseppe, aussi bien que langue de communication occasionnelle entre immigrants et Canadiens français
��. Tana opère déjà une brillante mise en langue de la mixité linguistique qui caractérise la communauté italo-montréalaise dans Caffè Italia, Montréal (1985). C'est un film mi-documentaire (interviews, portraits), mi-fictionnel (reconstruction d'aspects et d'événements importants de l'histoire de la communauté depuis la première immigration à la fin du XIXe siècle) mélangeant le français du Québec (la jeune génération issue de l'immigration, la voix over de la partie fiction), une variété « fautive » de la même langue nécessitant parfois du sous-titrage (les vieux racontant leur jeunesse d'immigrés) et l'italien (surtout les tableaux de la partie fiction).
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Pour écrire le film, Tana a eu pour co-scénariste l'historien Bruno Ramirez, et leur approche de ce fait divers survenu en 1904 est résolument réaliste, entre autres par leur choix de faire un film hétérolingue. En effet, l'idée même de faire parler à ces immigrants une autre langue que la leur était incompatible avec la stratégie narrative de Tana : Le cinéma est un art réaliste et les personnages ont dans le film et dans la vie des identités multiples. Ils peuvent parler tantôt français, tantôt un dialecte sicilien. Cette façon de faire était un gage d'authenticité, de réalisme. Avoir fait autrement, c'est-à-dire les avoir fait parler en anglais ou en français avec un accent italien, aurait été invraisemblable en 1904. (Salvatore et Gural-Migdal 1997 : 132, entretien avec Tana)
Pourtant, cela ne veut pas dire que le film prenne la valeur d'un document linguistique et historique fiable. Comme l'a montré Gilles Marsolais (1992 : 4-5), le film simplifie la situation linguistique réelle, dans la mesure où il ne nous fait pas sentir la dominance anglophone à Montréal à cette époque, et Tana affirme lui-même qu'il n'a pas visé une valeur documentaire en essayant de reproduire aussi exactement que possible les variantes parlées au début du siècle : « Il n'y avait pas de volonté de retrouver des archaïsmes du dialecte ou du français tels qu'ils auraient été parlés à l'époque. » L'importance de la langue parlée par les personnages vient plutôt du fait qu'elle « fait organiquement partie des personnages et leur confère une authenticité ». (Loiselle 1992 : 7) Le film organise donc une co-existence des langues qui, au lieu d'imiter une certaine situation multilingue réelle, crée une signi fication qui est propre à La Sarrasine, œuvre de fiction qui emprunte un conflit de base à la réalité historique, tout en lui donnant, au moyen notamment de la différenciation linguistique, une signification qui est propre à cette œuvre. Aussi les critiques ont-ils été frappés par le fait que le film nous en dise peut-être autant sur la situation d'aujourd'hui que sur celle que prétend décrire le film, et que Tana, en fictionalisant le fait divers, nous dit finalement quelque chose sur la constance des problèmes liés aux mouvements migratoires de ce pays où il vit lui-même comme immigrant depuis l'âge de onze ans13. 13 . Ces rapports entre la situation des immigrants au début du siècle, et celle de Tana et Ramirez aujourd’hui, sont délicatement suggérés dans leur « Avantpropos » au scénario du film. Les deux auteurs y racontent comment les immigrants
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Regardons maintenant quelques détails du film pour voir com ment Tana exploite les éléments linguistiques en vue de proposer une vision cohérente du conflit. Cependant, pour saisir la vraie signification de l'alternance des langues, il faut aussi établir des rapports entre langues et espaces. La méthode des historiens que sont Tana et Ramirez comporte en effet une vision spatio-linguistique précise où l'observation la plus importante peut être celle-ci : le Montréal du film n'est pas présenté comme une ville où l'on vit, mais plutôt comme un endroit où l'on vient d'arriver, ou bien que l'on se prépare à quitter, ou bien encore que l'on est prêt à regagner. Presque tous les personnages sont marqués par de tels rapports de mobilité vis-à-vis de Montréal. La ville devient ainsi, en tant qu'es pace cinématographique, un espace à définir et à redéfinir à partir des défauts ou des qualités qui motivent la mobilité des personnages. Pour les immigrants siciliens, il s'agit d'un pays étranger où ils vien nent d'arriver, et où ils vivent en ghetto en gagnant leur vie (et en attendant de mieux s'intégrer ?) ; pour Alphonse Lamoureux, c'est la ville de sa vie active qu'il quitte pour une vie plus tranquille à Saint-Zénon ; après le malheur qui les frappe, Pasquale, l'homme à l'orgue de Barbarie, quitte Montréal pour Toronto ; Pietro, le char retier, avoue à Ninetta que c'est sa « dernière neige » et qu'il retourne en Sicile ; Félicité quitte Montréal pour Saint-Zénon après la mort de son mari, puis elle décide, malgré la pression du curé, de regagner Montréal et de s'y installer comme veuve et gérante de leur magasin. Même un personnage tout à fait secondaire comme Margie, la nou velle femme d'Alphonse, qui a les jambes paralysées, est définie par sa mobilité : elle revient des États-Unis pour épouser Alphonse à Montréal et s'installer ensuite avec lui dans cette campagne qu'elle a sans doute quittée dans sa jeunesse comme immigrante en Nouvelle-Angleterre.
italiens de Montréal réussissent à y faire pousser des figuiers, arbres du Sud, en les déracinant et les protégeant pendant l’hiver, pour les replanter chaque printemps. « Pour les Italiens du Québec, la culture de cet arbre est une manière d’apprivoiser un pays qui n’est pas encore tout à fait le leur, de se l’approprier – dans une certaine mesure – en y intégrant des choses qui leur sont familières, qui appartiennent à leur culture, à leur passé. [...] Et comme eux, avec notre Sarrasine, nous avons tenté de nous approprier une parcelle de ce pays, et nous l’avons fait en racontant une histoire. » (Tana et Ramirez, 1992 : 7)
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Reste qu'il y un personnage important, Théo, la victime du meurtre, qui semble « posséder » Montréal, qui semble y vivre comme chez lui ; mais d'après les intentions de Tana, même lui serait à ranger parmi les migrants : Théo est considéré comme un représentant de cette classe rurale qui commence à affluer de la campagne vers la ville au tournant du siècle : « Lui aussi pouvait être vu comme un immigrant, puisqu'il venait de la campagne. » (Mandolini 1992 : 18, entretien avec Tana) Espace privé – espace public Comment les langues parlées se distribuent-elles dans l'espace du film en contribuant à faire de celui-ci un espace signifiant ? Une pre mière opposition à retenir est celle entre espace privé et espace public, et c'est une opposition qui a de l'importance surtout pour les immi grants. La majeure partie du dialogue en sicilien appartient en effet à la maison des Moschella, où habitent aussi les trois pensionnaires et un apprenti, tous des Siciliens. C'est l'espace où ils vivent entre eux dans un ghetto, mais en même temps protégés contre les inconvénients de la vie publique. Cette fonction de refuge est mise en relief pendant la bagarre qui provoque le meurtre. En réponse aux provocations de Théo et de ses deux amis ivres qui sont en train de détruire l'orgue de Pasquale, Guiseppe défend à celui-ci (qui ne parle pas français) de sortir ; puis il va leur expliquer lui-même que Pasquale ne va pas sortir (dans l'espace public) pour chercher « du trouble », mais qu'il va rester dans la maison, parce que « Ça, c'est chez nous, ça. » Le français ne fait intrusion que trois fois dans la maison de Gui seppe. La première fois, c'est par l'arrivée d'Alphonse qui vient pour essayer son costume de marié, mais son dialogue avec Guiseppe nous fait également comprendre que leurs rapports vont au-delà des relations purement professionnelles ; il s'agit d'une véritable amitié entre les deux, puisque Guiseppe est invité au mariage d'Alphonse (mais il décline l'invitation parce qu'il préfère laisser la famille dans son « intimité »). Le français est donc langue de communication pour le couple Moschella ainsi que pour Carmelo, l'apprenti, alors que les pensionnaires se servent de Guiseppe comme traducteur, ou bien ils parlent anglais. La deuxième fois que le français s'introduit dans la maison, c'est dans un épisode rapporté par un des pensionnaires, Melo, qui, seul à la maison, n'a compris que très appoximativement le message
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d'Alphonse qui est venu parler de l'incident à l'église autour de l'orgue de Barbarie. Ce manque de connaissance de la langue du pays, même dans l'espace « sicilien » qu'est sa maison, irrite fortement Guiseppe, homme de dialogue et d'intégration. Finalement, le français se fait entendre chez Guiseppe en son absence, quand il est en prison et que l'apprenti Carmelo lit à haute voix et puis traduit le compte rendu que fait un journal du procès contre son maître. Cette fonction de lecteur et de traducteur donne un rôle impor tant à Carmelo dans l'optique de cette étude. Sa maîtrise relative du français lui permet de jouer un rôle actif en dehors de l'espace sici lien ; ainsi, c'est lui qui aide Ninetta à s'enfuir de la maison (où le beau-frère officier fraîchement arrivé de Sicile règne en maître pen dant le procès de son frère) pour aller se cacher dans le magasin désaffecté d'Alphonse. Il n'en va pas de même pour Pasquale dont le destin est chargé de signification par Tana. D'abord identifié comme celui parmi les pensionnaires qui communique avec les Canadiens français en anglais (le petit dialogue avec Alphonse sur Garibaldi), il est ensuite envoyé par Guiseppe au mariage d'Alphonse pour jouer de son orgue de Barbarie lorsque les mariés sortent de l'église. Cependant, même si Carmelo lui demande fortement de patienter, Pasquale ouvre les portes de l'église et déclenche son instrument au milieu de la céré monie. Théo sort, furieux, et au cours de la bagarre qui suit, il est blessé à la main par le couteau de Pasquale, incident qui est à la base des événements tragiques ultérieurs. Le défaut de Pasquale, c'est notamment que, contrairement à Carmelo, il ne parle pas la langue de Théo. Son orgue de Barbarie, variante musicale de son parler sicilien, détonne au milieu des tra ditions catholiques des Canadiens français. Guiseppe avait voulu faire jouer de la musique comme un cadeau à Alphonse après la sortie de l'église, c'est-à-dire dans un espace ouvert et commun à tous, alors que Pasquale provoque sans le vouloir en laissant sa musique « bar bare » pénétrer dans l'espace clos de l'église. Aussi le départ de Pasquale pour Toronto après le procès est-il nettement perçu comme une défaite : il a montré, à plusieurs reprises, qu'il ne sait pas com muniquer avec les autochtones.
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Nous voyons d'ailleurs une reprise de la même intrusion des mœurs siciliennes dans un espace clos et réservé aux mœurs tradi tionnelles des Canadiens français quand Ninetta, pour sauver la vie de son mari, organise toute une cérémonie d'offrande sur la tombe de Théo à Saint-Zénon (vin, pain et paroles magiques). Encore une fois, Carmelo est là pour l'accompagner ; c'est lui qui arrive à locali ser la tombe, et c'est lui qui, tout de suite, comprend que les choses vont mal tourner quand la veuve arrive, furieuse, pour arrêter cette « sorcellerie » et chasser ces « maudits étrangers ». Ville – campagne Une autre opposition spatiale significative fait voir Montréal comme nettement différente de la campagne, représentée par SaintZénon. C'est une opposition qui ne prend toute sa signification qu'à la fin du film, où un plan ultime nous montre Ninetta, en visite chez Alphonse à Saint-Zénon, pénétrer dans un paysage neigeux après avoir décidé de rester définitivement au Québec. Montréal est d'abord le lieu de rencontre possible entre les langues. C'est là qu'une véritable amitié italo-française est possible, et c'est là que les immigrants peuvent côtoyer les autochtones, sans trop de heurts, dans l'espace public (dans le film représenté par la taverne de Lavoie que fréquentent Guiseppe aussi bien que Pas quale). C'est également à Montréal que la langue étrangère a le droit d'occuper un espace public défini comme appartenant à une communauté. C'est le cas pour les deux réunions relatives au procès de Guiseppe organisées par Celi, le notable italien. Devant ses compatriotes venus pour soutenir le cas de Guiseppe, Celi fait un discours d'abord en français (récitation de l'article qu'il a fait publier dans un journal), ensuite en italien, bilinguisme qui souli gne combien il est resté un « vrai » italien fier de l'être, tout en s'intégrant à la société où il vit de façon à pouvoir être utile à ses compatriotes. C'est également à Montréal qu'appartient l'usage de l'anglais. Présent sous forme de quelques vocables dans le discours de la majorité des personnages, il sert en plus comme langue véhiculaire pour Pasquale, et même si le vieil antagonisme français – anglais n'est pas thématisé dans le film, il est sans doute possible d'en aper cevoir un effet sous-jacent dans les deux scènes de bagarre où
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asquale vocifère en anglais, d'abord devant l'église contre Théo, P ensuite à la taverne où la clientèle, imitant Théo, commence à le harceler. De plus, l'anglais joue un rôle chargé de signification dans la scène chez maître Thompson, l'avocat anglophone qui s'occupera du cas de Guiseppe à Ottawa. Ninetta s'y présente avec son avocat Saint-Louis, lequel doit traduire en français tout ce que dit Thomp son à la Sicilienne qui ne semble pas comprendre un mot d'anglais. Les efforts de Ninetta pour être entendue par le pouvoir juridique anglophone dépendent ainsi d'une alliance avec les francophones. La ville se présente donc comme un espace de possibilités et d'ouver tures, mais en même temps comme un terrain de problèmes à résou dre, de règles à observer. Saint-Zénon s'y oppose comme un endroit où l'existence est simple, et où l'on va pour se retirer et se reposer (la retraite d'Al phonse, le repos éternel de Théo). Mais la fonction de cette campa gne québécoise comme facteur spatio-linguistique est loin d'être univoque. D'une part, Saint-Zénon est présenté comme un bastion des traditions catholiques et canadiennes-françaises (le curé quasi caricatural qui dénonce Montréal comme « un cloaque, un égoût qui ramasse les déchets du monde... Tous ces étrangers font comme s'ils étaient chez eux, même pire » ; Félicité qui chasse les Siciliens du cimetière), mais d'autre part c'est là où habite Alphonse, personnage de dialogue et d'ouverture presque trop bon pour être vrai. Et dans le dénouement du film, cette ambivalence servira à donner à La Sarrasine une grande partie de sa signification, surtout à travers l'évolution des deux femmes antagonistes : les veuves du meurtrier et de la victime. Après les funérailles, Félicité décide, en accord avec son père et malgré les remontrances du curé, de regagner Montréal pour s'occuper du magasin que lui avait cédé son père. Là elle retrouve Ninetta, qui en avait fait sa cachette pour échapper à son beau-frère ; chassée par la furieuse Félicité, elle y oublie le jour nal où elle avait noté ses réflexions depuis le début du procès contre son mari. Nous voyons Félicité ouvrir le cahier et commencer à y lire, et plus tard, à la toute fin du film, nous apprenons, par la voix de Ninetta qui lit une dernière entrée de son journal, que Félicité est venue lui rendre son journal. Même si Tana se contente de sug gérer les choses, nous devinons, dans ce geste de Félicité, un
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ouvement de réconciliation et de rapprochement qui concourt m avec un mouvement analogue chez Ninetta à produire un message plutôt optimiste. Le mouvement de Ninetta se matérialise dans le dernier plan du film (plan à forte valeur symbolique et largement commenté par la critique14). Après le suicide de son mari, et après avoir réussi à échapper à ceux qui voulaient la ramener en Sicile, Ninetta décide de rester définitivement au Québec. Les derniers plans du film, qu'accompagne la voix over de Ninetta reproduisant ce qu'elle confie à son journal, nous montrent sa visite chez Alphonse à Saint-Zénon pour lui offrir en cadeau les marionnettes de Guiseppe. Comme il commence brusquement à faire froid, elle va passer la nuit dans la maison d'Alphonse au lieu de rentrer à Montréal, et pendant que la voix de la diariste nous confie qu'elle n'arrive pas à dormir, nous voyons Ninetta, dans le dernier plan du film, s'éloigner de la maison à travers les champs enneigés. Elle titube, tombe, se relève et conti nue, pour s'arrêter finalement comme une petite tache noire dans le paysage blanc et froid. Pietro, le charretier, était visiblement sou lagé d'avoir vécu son dernier hiver québécois et de pouvoir rentrer en Sicile. Ninetta, elle, choisit de rester au Québec, et Tana, en donnant à son film un dénouement à la fois énigmatique et évoca teur, ajoute à son destin une dimension métaphorique, une dimen sion porteuse de signification. Dans le dernier plan, Ninetta entre en fusion avec le pays qu'elle a choisi, une fusion qui semble voulue sans que nous apprenions la vraie motivation de la Sicilienne. Mais dans une optique spatio-lin guistique, la signification de ce plan est riche et précise. La voix over italienne de la diariste résonne dans un paysage auquel cette langue a pu, jusqu'ici, être considérée comme étrangère. En même temps que la voix de Ninetta annonce qu'elle va rentrer à Montréal demain, Tana choisit d'arrêter le film sur la Sicilienne loin de la ville, au milieu des champs de ce pays qu'elle a, après la mort de son mari, librement choisi comme son pays. ***
��. Pour une analyse de la valeur symbolique des deux scènes montrant Ninetta dans un paysage de neige, voir Sanaker (2008).
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Parmi les exemples de films hétérolingues qu'on a étudiés, La Sarrasine est sans doute (avec Maurice Richard) le film qui, avec le plus d'efficacité, érige en système en les thématisant continuellement les rapports qui existent entre la langue parlée par les personnages et les endroits où ces langues sont parlées. En choisissant de ne pas fausser les rapports entre langue et espace, Tana a ainsi permis à son film de nous faire réfléchir sur les frontières, sur les rencontres, sur les conflits et sur les ententes dans cette société multilinguistique qu'est le Québec, celui du début du XXe siècle comme le Québec actuel.
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3 Le cinéma de l'Afrique d i t e f r a n c o p h o n e – un hétérolinguisme i n s t ab l e e t va r i ab l e L 'exe m p l e S e m b è n e
Malgré son statut de langue officielle dans une petite vingtaine de pays africains, le français est relativement peu parlé et utilisé dans la plupart de ces pays, et notamment dans les deux pays producteurs majeurs du cinéma que sont le Mali et le Burkina Faso, pays enclavés qui sont parmi les plus pauvres du monde selon le critère que consti tue le produit national brut par personne. Cette situation sociolinguistique n'a pas été sans marquer la production cinématographique de ces pays, car dès l'essor relatif du cinéma de l'Afrique dite francophone à partir des années 1970, on a noté un paradoxe. Alors que cet essor est étroitement lié au soutien économique de la France et de la Francophonie, soutien traduisant sans aucun doute une volonté de maintenir la présence de la langue française dans une Afrique décolonisée, on a assisté à la production d'un grand nombre de films magistraux tournés très majoritairement ou même complètement en langues africaines, la langue française étant à peine audible. Les temps ont donc beaucoup changé depuis que Marie-Claire Wuilleumier1 exprimait
1. Par la suite, Marie-Claire Wuilleumier signera ses publications Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, aussi bien que Marie-Claire Ropars.
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ses regrets de ne pouvoir jamais entendre l'Afrique authentique en voyant un film africain (il s'agit d'un article dans Esprit sur La Noire de... d'Ousmane Sembène) : Si les villages de brousse sont parfois montrés, si quelquefois surgissent sur le premier plan des visages expressifs, ils restent cependant insai sissables comme en témoignent les rares films en prise directe, c'està-dire, pour moitié, « dialectale » ; la dispersion des dialectes voue ainsi à l'isolement toute une partie de la population, que les cinéastes ne pourront mettre en scène qu'à titre de décor ou de fond sonore [...] : car le seul public actuellement imaginable est un public sinon français, du moins parlant français et à qui il faut parler français2. (Wuilleumier 1967 : 138)
Trente-trois ans plus tard, Lieve Spaas résume la situation ainsi : One of the major aims of France's support for African film-making was to preserve and spread the French language but, as the Africans grew more and more confident in their film-making, they resorted increasingly to the use of their own languages. This led gradually to the paradoxical situation of Francophonia becoming the means for abandoning the French language and of a return to the pre-colonial situation with its traditional languages and African identity. (Spaas 2000 : 4)
On peut donc constater avec Melissa Thackway que le terme d'« Afrique francophone » est, lorsqu'on parle de films, un terme socioculturel et non pas linguistique ; il dénote avant tout un héritage sociopolitique commun (Thackway 2003 : 2). Dans cette situation paradoxale, Janis Pallister voit, pour sa part, surtout des dimensions politiques et idéologiques. Les raisons de la supression du français dans certains films récents de l'Afrique de 2. Pour expliquer cette absence des Noirs en tant qu’être de paroles, on peut certainement aussi invoquer l’attitude générale des colonisateurs pour qui les Noirs étaient de « grands enfants ». Olivier Barlet résume ainsi les propos de Youssef El Ftou dans Le Noir des Blancs de 1995 : « Les Noirs sont de grands enfants ; ils vivent comme des animaux ; ils ont la danse dans la peau ; ils sont inférieurs aux Blancs. » (Barlet 1996 : 14) Par ailleurs, on sait que le Décret Laval de 1934 a eu, jusqu'aux Indépendances, une importance non négligeable pour ce qui est de la vision de l'Afrique véhiculée par les films sur l'Afrique : il prévoyait une surveillance stricte du contenu des films afin de contrôler leur idéologie par rapport à la question coloniale. Pour une bonne introduction à cette problématique, voir Diawara (1992 : 21-34).
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l'Ouest sont entre autres attribuables « au désir de la part du cinéaste de faire une déclaration politique à l'égard du colonialisme » (Pallister 1995 : 385), même si elle reconnaît aussi que dans un film aux accents mythiques comme Yeelen (1987) de Souleymane Cissé, l'absence du français est parfaitement en accord avec la situation linguistique dans la société de référence, « un contexte précolonial où il n'est nullement question d'employer la langue française » (p. 386). Cependant, l'étude de notre corpus de films provenant de ces pays très incomplètement francophones nous a fait découvrir le caractère foncièrement hétérolingue des films, plutôt que l'abandon total de la langue française. Dans ce chapitre sur l'hétérolinguisme du cinéma de l'Afrique dite francophone, nous nous occuperons surtout des films d'Ousmane Sembène, cinéaste sociolinguistique ment engagé qui se sert de l'alternance des langues comme d'un moyen d'expression majeur dans sa peinture de la société africaine. Mais d'autres cinéastes font aussi preuve d'une volonté nette d'ex ploiter la situation plurilingue africaine pour créer un cinéma véri tablement hétérolingue. C'est pourquoi, avant d'aborder l'œuvre de Sembène, nous présenterons un choix de films montrant la diversité de ce cinéma quand il s'agit de permettre au français en tant que langue d'usage africaine de se manifester dans les dialogues des films (ou bien – graphiquement – dans les images)3.
3. Dans notre optique, ces films hétérolingues relèvent d’un vaste projet réaliste qui est celui d’un cinéma africain visant à se situer près de la réalité africaine. Écoutons à ce propos Gaston Kaboré interviewé par Olivier Barlet : « Le cinéma africain est un cinéma d’auteurs, un cinéma d’urgence, qui ne trouve sa véritable légitimité que dans une sorte d’explication profonde de la réalité d’aujourd’hui plutôt que dans une plus-value artistique. La réalité est toujours le corps et le cœur des films. » (Barlet 1996 : 29) Ou bien, comme le dit Gerry Turvey dans un article sur Xala de Sembène, indépendamment des tendances dominantes du cinéma occidental, des cinéastes comme Sembène et Souleymane Cissé établissent un rapport intime entre films et réalité sociopolitique, entre les films et une société de référence qui leur donne leur sens dans une optique africaine (Turvey 1985 : 75). Citons à titre d'exemple Waati de Cissé (1995) dans lequel la jeune Nandi quitte son Afrique du Sud en proie à la ségrégation, où les deux langues de l'asservissement que sont l'anglais et l'afrikaans se font concurrence, pour monter vers le nord et accéder à la liberté et aux études supérieures à travers un français ivoirien véhiculaire qui semble lui garantir des droits et des possibilités démocratiques vaguement inspirés par les traditions de la République.
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Notre procédé sera surtout descriptif. À partir d'un corpus d'environ 30 films, nous examinerons leur degré d'hétérolinguisme (usage du français en alternance avec une ou plusieurs langues afri caines) en tenant compte de facteurs comme la présence de voix officielles à travers la radio et la télévision, de livres – parfois lus à haute voix (sans exception en français), d'un milieu éduqué, scolarisé, et nous tiendrons compte de l'époque historique représentée dans tel film ; en outre, il va de soi que l'opposition entre ville et village, entre élite et peuple, joue un rôle important pour une évaluation juste de la pratique hétérolingue ; et comme pour toutes les franco phonies étudiées dans ce livre, les cas de thématisation de la question de la langue sont particulièrement intéressants puisqu'ils témoignent d'une vive sensiblité chez les personnages pour le comportement langagier en tant qu'élément d'expression culturelle. Hors de la francophonie On a vu que Spaas et Pallister constataient que bien des cinéas tes africains, une fois libérés du joug du colonialisme, prenaient leur revanche d'anciens colonisés en abandonnant le français comme langue de tournage. Après avoir appris leur métier en France4, puis en tournant leurs films avec le soutien financier de la Francophonie, ils font des films foncièrement africains où la langue française peut être tout à fait absente ou jouer un rôle négligeable. Cependant, en tenant compte de la situation sociolinguistique générale des pays qui nous intéressent, il faut bien reconnaître que la « revanche » de certains de ces cinéastes consiste moins à « supprimer » la langue française (Pallister 1995 : 385) qu'à faire leurs films en accord avec une société de référence qui est historiquement, géographiquement ou socialement hors ou en marge de la francophonie linguistique. Citons à titre d'exemple deux grands films d'Idrissa Ouedraogo (Burkina Faso), Yaaba (1989) et Samba Traoré (1992). Yaaba relate l'histoire du village qui maudit et chasse une vieille femme accusée 4. « Intellectuals and aspiring artist, who went to study in France, acquired technical skills and developed an auteur film-making approach that would later influence their own film-making. [...] If initially the African film-makers espoused the French model, they soon came to see that they had to fight this model and its neo-colonial interest in Africa’s film-making in order to project their own identity on screen. » (Spaas 2000 : 3)
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de sorcellerie. Dans ce film, où le dialogue est à 100 % en moré, on ne voit ni d'objets standard du monde moderne comme la moto ou la voiture, ni de représentants officiels (gendarmes, soldats) d'un quelconque État africain colonisé ou indépendant ; dans la présen tation des deux enfants qui deviennent les amis de la vieille femme, il n'est jamais question d'école, même s'ils ont clairement l'âge d'être scolarisés. Il s'agit donc d'un film qui, faute de repères historiques, nous semble atemporel, et son action se passe dans un paysage sans aucune trace de la civilisation moderne. Selon la formule frappante d'un critique québécois, c'est une « chronique villageoise au temps suspendu5 » (Grugeau 1989 : 34). L'action de Samba Traoré, en revanche, se passe à notre époque. Le film commence par un hold up à Ouagadougou ; mais ensuite, après la fuite de Samba vers son village, on est complètement coupé de la réalité francophone du Burkina. Son village, où il cherche à vivre en paix avec son butin, est une réalité entièrement africaine hors de la francophonie réelle. La seule trace du français est une inscription : l'enseigne du « Bar des Amis » que Samba ouvre avec son camarade. Et tout à fait en harmonie avec cette distance prise par rapport au fait francais, les policiers qui viennent arrêter Samba s'expriment en moré (même si Samba, qui a vécu longtemps à Ouagadougou, maîtrise certainement une variante quelconque du français). Un autre film burkanibé qui présente un usage très limité du français peut illustrer la même scission de certains pays en une zone francophone et une zone en dehors de la francophonie. Dans Dunia 5. Pour une bonne introduction aux aspects atemporels du film, voir Gugler (2004 : 74-76), ainsi que Gugler 2003. Dans ce dernier texte, l’auteur cite Ouedraogo qui dit avoir filmé un village contemporain, mais qu’il est quand même difficile aujourd’hui de trouver au Burkina un village qui soit si peu influencé par la modernité (Gugler 2003 : 31). Roy Armes ajoute une autre perspective intéressante à propos de la réception de tels films en Europe – et surtout en France. D’une part, le succès européen de films comme Yeelen et Yaaba est sans doute lié au fait qu'ils ne nous mettent pas en contact avec « la crasse, le bruit et la misère » (nous traduisons) des grandes villes africaines ; d'autre part, des films comme Guelwaar ou Camp de Thiaroye de Sembène, qui s'attaquent aux problèmes politiques actuels ou bien aux crimes colonialistes, connaissent de grands problèmes de distribution. Nous préférons les mythes d'une Afrique de mystères et de magie à la réalité dure où notre propre civilisation est impliquée en tant qu'acteur (Armes 1996 : 23-24), idée qu'on retrouve chez Gugler (2003 : 33).
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de S. Pierre Yameogo (1987), nous suivons une jeune fille d'un village où nous n'observons pas un seul signe de l'appartenance du pays à une culture autre que la culture traditionnelle africaine. Cependant, sur son chemin menant à sa grand-mère, nous avons droit à une très brève séquence où le moré est remplacé par le français comme langue du dialogue, à savoir dans un lycée à Ouagadougou. Vu l'usage très limité du français dans ce film, la séquence nous donne l'impression que le lycée constitue un minuscule ilôt francophone complètement isolé de la réalité moré qui l'entoure. Dans Finzan de Cheick Oumar Sissoko (1989), la vie d'un village hors de la francophonie est non seulement constatée par le specta teur mais aussi thématisée et revendiquée par les villageois. Mais contrairement à l'atemporalité de Yaaba, il y a dans Finzan un ancrage très net de l'action dans l'époque contemporaine post-coloniale. Le village fait partie d'un pays dont l'administration fait intrusion dans la vie du village pour une raison précise : les autorités exigent la livraison d'une certaine quantité de mil à un prix inférieur à celui du marché. Et c'est là que le film prend sa signification dans une optique hétérolingue. Venu pour requisitionner la quantité habituelle de mil, le Commandant commence à parler en français ; cependant, il est tout de suite interrompu par le Chef du village en bambara : « Jeunot, tu es impoli. Parle-nous en bambara. Nous ne comprenons rien à ton discours. [...] Tu ne connais pas ton pays et encore moins les Bambaras ! » Ensuite un petit « Bon » de la part du pauvre Com mandant suffit pour déclencher immédiatement un nouveau « Nous ne comprenons pas ça. Parle en bambara. » Il y a même une discus sion sur un protocole à tenir de leur rencontre qui implique des commentaires d'ordre sociolinguistique sur le statut des deux lan gues. Le chef du village demande, agacé, en bambara : « Tu ne sais pas encore que le bambara s'écrit6 ? » Dans Finzan, l'existence des villageois hors de la francophonie ne les met donc pas en position de faiblesse dans leur rencontre avec le pouvoir qui s'appuie sur la langue officielle et ex-coloniale. Leur réaction en tant que collectivité leur permet de résister de façon efficace. Mais d'autres films de notre corpus exploitent l'effet 6. On trouve une très bonne présentation générale de Finzan dans Gugler (2003 : 160-167).
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contraire : des individus tenus hors de la francophonie par des mécanismes socioéconomiques (la pauvreté qui exclut de l'école7) se trouvent dans la misère parce que le pouvoir se manifestant en français a les moyens de les exclure. Nous avons étudié, dans le chapitre sur le Québec, l'exemple de Cordélia où la protagoniste est accusée et jugée en anglais, langue minoritaire du pouvoir juridique au Québec au XIXe siècle. An bè nò don (Nous sommes tous coupables) de Falaba Issa Traoré (1980) constitue un exemple africain qui lui fait écho. Tourné très majoritairement en bambara, il retrace l'his toire de la jeune Aminata qui est renvoyée de l'école parce que les parents ne peuvent pas payer. Nous la retrouvons quelques années plus tard alors qu'elle est devenue une vendeuse de boissons belle et attrayante ; elle se fait engrosser par son petit ami qui ne veut rien savoir, et elle finit par noyer son bébé. La langue française fait intru sion dans le film lorsque la radio présente les nouvelles sur le bébé noyé. Ensuite nous assistons à un procès tenu tout en français, langue que l'accusée ne comprend pas, jusqu'au moment où l'avocate de la défense demande la permission de procéder en bambara. Ce film didactique illustre donc de façon efficace les effets négatifs que peut avoir la situation sociolinguistique des anciennes colonies françaises à faible taux de francophones. Vu cette présence ponctuelle, instable de la langue française en Afrique (utilisée par une certaine classe sociale, dans certains endroits), il n'est donc nullement étonnant de voir se développer un cinéma qui ne laisse pas dominer la langue française en Afrique dite francophone, mais qui illustre sa précarité ; et de notre point de vue occidental, nous avons peut-être tendance à oublier que ces pays ont une très longue histoire précoloniale, histoire aussi racontable par le médium du cinéma que l'époque contemporaine (voir des films comme Yeelen, d'après une légende bambara, tourné entièrement en bambara (exemple cité par Pallister), ou Ceddo de Sembène (1977), film sur la confrontation entre l'islam et la culture africaine tradi tionnelle vers la fin du XVIIe siècle).
7. Voir par exemple Nyamanton (La leçon des ordures) (1986) de Cheikh Oumar Sissoko.
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Radio, télévision, journaux, enseignes : la voix officielle Cependant, en nous appuyant sur notre corpus, nous consta tons que dans la grande majorité des films ayant l'Afrique postco loniale pour sociéte de référence, il y a, quelle que soit la tendance à exclure le français de la bande-son (que cette exclusion soit moti vée par les réalités historiques, sociales ou géographiques de la société de référence, ou bien par l'engagement idéologique du réalisateur), une présence minimale de la langue, à savoir celle émanant des émissions de radio et de télévision, ou bien celle, écrite, représentée par les journaux et les enseignes. Il s'agit donc d'une voix officielle, représentant une certaine autorité, un certain savoir, qui se fait entendre indépendamment du comportement langagier des groupes ou des individus représentés sur l'écran qui peuvent être en dehors de la francophonie linguistique, ou bien avoir un contact très faible avec elle. Mais il va de soi que cette voix peut très bien être contestée et rendue inopérante par un peuple qui refuse de l'accepter comme l'expression d'un pouvoir légitime. C'est le cas dans Kaddu Beykat (Lettre paysanne) de Safi Faye (1975) où la lecture à haute voix de la propagande du Soleil (« Notre poli tique est généreuse, etc. ») déclenche des propos fort criques des hommes sous l'arbre à palabres. Cet effet de rencontre et d'opposition entre une voix officielle venue « d'en haut » et un milieu populaire généralement exclu de la francophonie linguistique est frappant dans un film comme Le franc (1994) de Djibril Diop-Mambety. La foule et ses représentants indi vidualisés, qui ne s'expriment jamais en français, sont sans cesse inondés d'informations en français par des émissions radio, des haut-parleurs ou des pancartes (« Il y a dévaluation. Consommez africain ! ») sur les problèmes économiques du Sénégal et sur la grande loterie nationale. Les émissions en français sont d'ailleurs si fréquentes dans nos films qu'elles peuvent perdre toute valeur d'information particulière pour devenir des marqueurs géoculturels standard (on est dans un pays de langue officielle française). Citons par exemple Nyamanton (1986) de Cheikh Oumar Sissoko, Toubab-bi de Moussa Touré (1991), Wendemi (1992) et Laafi (1996) de S. Pierre Yameogo, Mossane (1996) de Safi Faye, Tableau Ferraille de Moussa Sene Absa (1997), La vie sur terre (1998) d'Abrahama Sissoko, Abouna (2002) et Daratt (2006)
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de Mahamat-Saleh Haroun. Dans tous ces films, les émissions en français sont présentées comme naturelles, comme attendues, comme faisant partie de la vie de tous les jours, et surtout : elles ne sont pas thématisées. Notons finalement un exemple qui se distingue notamment par sa thématisation pertinente du « problème » en question : le français utilisé comme langue de télévision dans un pays où la présence et l'usage de la langue sont très limités. Zan Boko (1998) de Gaston Kaboré est la chronique d'une urbanisation sauvage (la vie « moderne ») détruisant la vie traditionnelle d'un village près de Ouagadougou. Dans le secteur « moderne », un seul homme intègre, journaliste à la télévision, essaie de défendre les intérêts des villageois dont le représentant le plus tenace, Tinga, est invité à participer à un plateau de télévision présidé par le journaliste indépendant. Cependant, ne parlant ni ne comprenant le français, Tinga y est complètement perdu. Et, pour comble, lorsque le journaliste formule une critique directe du régime au pouvoir, l'émission est coupée. Tinga exprime ainsi ses réactions (en moré) : « Je ne comprends pas le français. Mais je m'imagine aisément qu'un drame vient de se produire. » Cette épisode de Zan Boko illustre deux traits caractéristiques de la francophonie africaine qu'on retrouve dans biens des films de notre corpus : le français des émissions de radio et de télévision représente en général le pouvoir officiel, et sa pratique ne sert qu'à augmenter la distance entre l'élite et le peuple. Ville/village, élite/peuple On vient de le voir à propos de Zan Boko et du sort de Tinga qui s'aventure parmi les grands sans parler ni comprendre le français : c'est lorsqu'il est amené à quitter son village qu'il est voué à se perdre. Ou plutôt, la dégradation de sa situation commence dès que la ville vient chez lui pour prendre sa terre. Cette dégradation est étroitement liée à l'usage alternant des deux langues du film : le moré et le français. En effet, dans la pre mière partie du film, les villageois vivent une vie traditionnelle en moré ; on vaque aux occupations routinières de tous les jours et on observe avec assiduité les rites ancestraux. Pas un mot de français n'est prononcé ; on a l'impression que Ouagadougou est bien loin.
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Cependant, le français arrive au village avec les prospecteurs qui viennent préparer l'expropriation du village et de ses terres pour un projet d'urbanisation. On comprend que la ville était en fait tout près, mais située hors de la diégèse pour augmenter l'effet dramatique. Désormais, le français vient s'insinuer partout, même chez les villageois qui vendent leur terre et leur âme en entrant au service des citadins. À la fin, l'espace de plus en plus restreint du village est délimité par un mur qui sépare à la fois langues, classes sociales et façons de vivre (fêtes bruyantes à l'occidentale chez les riches citadins parlant français, sauce soumbala chez les villageois pauvres parlant moré). Dans notre corpus, il y a peu de films où la représentation du comportement langagier est utilisée de façon si clairement compo sitionnelle que dans Zan Boko pour opposer ceux qui sont inclus dans et ceux qui sont exclus de la francophonie linguistique. Nous aimerions présenter deux autres films qui se distinguent aussi par une distribution des langues productrice de sens diégétique. Dans Keïta (L'héritage du griot) (1995) de Dani Kouyaté, c'est le village qui arrive en ville. Le bambara du village et de la tradition, et le français de la ville et de la modernité se rencontrent à travers les personnages de Djeliba d'un côté, et de la famille de Mabo de l'autre. Djeliba était le griot du grand-père du jeune Mabo, garçon en pleine scolarisation en français qui, au cours de l'action du film, sera initié par Djeliba à leur histoire et leurs mythes communs à partir de la naissance de Sundjata, l'ancêtre légendaire. Les parents de Mabo, qui forment un couple parfaitement bilin gue, parlent français entre eux et avec leur fils, bambara avec Djeliba. Le conflit langagier se matérialise surtout dans le personnage de Mabo. À la fois élève dans une école francophone et francocentriste (professeur avec le Classique Larousse sur son bureau) et apprenti du griot, il est constamment tiraillé entre les deux cultures, entre les deux langues. Sa mère, « moderniste », soutient l'instituteur qui vient se plaindre de Mabo qui « passe son temps à rêver en classe » ; son père, par contre, semble voir la valeur de la transmission de l'histoire mandé à son fils8. 8. Selon Josef Gugler, il s’agit d’un tableau caricatural de l’opposition entre formation traditionnelle et formation moderne ; dans le Burkina contemporain, cette opposition s’est beaucoup estompée (Gugler 2003 : 40).
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À la fin du film, il y a match nul. Le père constate que griot et instituteur ne sont pas faits pour se comprendre. Mabo veut garder le contact avec les deux : « Je veux l'école, mais je veux que l'histoire continue9. » Et le griot, en s'en allant, a le dernier mot : (en bambara) « Rappelle-toi toujours que le monde est vieux et que le futur sort du passé. » L'action de Keïta se passe entièrement en ville (à part la trans visualisation du récit sur la « naissance » de Sundjata), et le person nage de Djeliba est celui qui représente le village en ville (à part son discours de bambarophone unilingue, on remarque qu'il mange du « sapakti » (spaghetti) avec les mains et qu'il désapprouve fortement le fait que la mère de Mabo ait pris une servante). Dans Tasuma (Le feu) (2003) de Kollo Daniel Sanou, il y a un va-et-vient constant entre village et ville. Le film est porté par deux éléments diégétiques principaux : Sogo Sanou veut qu'on lui donne enfin sa pension de retraite d'ancien combattant (il a fait l'Indochine et l'Algérie), et avec cet argent, il veut offrir aux femmes de son village un moulin à moudre le mil qui va leur faciliter la vie. La fonction de Sogo de passeur entre les langues est donc motivée par sa carrière de soldat dans l'Armée de la République. Après avoir fait la guerre pour la France, il est rentré au pays vivre une vie tranquille au village, mais il doit aller en ville pour réclamer son dû de soldat retraité – et pour acheter le moulin chez le commerçant libanais. L'usage du français est donc lié à la ville (Bobo-Dioulasso) et plus spécifiquement à la rencontre de Sago avec d'anciens camarades à la Maison des com battants (ils parlent ensemble de leurs exploits de soldats), avec les représentants officiels à la Préfecture et avec le Libanais. On remarque d'ailleurs que le fabuleux récit de Sogo sur la guerre du Vietnam, à la fin du film, devant un public constitué uniquement de gens de son village, se fait entièrement en diola, ce qui montre que la pratique langagière déterminée par la structure sociogéographique du pays prime sur le statut de Sogo d'ancien soldat de la République. 9. « [...] je suis juste un Africain qui est un métisse culturel, qui réféchit en français, qui a des impulsions africaines et j’ai envie que tout ça ressorte dans mon travail. C’est pour ça que, dans mon film, j’ai montré un petit garçon qui se trouve pris entre son instituteur et un vieux, et qui dit qu’il veut tous les deux, qu’il ne veut pas choisir. » (Dani Kouyaté, interviewé par Melissa Thackway en 1995, dans Thackway 2003 : 195)
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Les visites de Sogo à la Préfecture illustre un phénomène récur rent dans les films de notre corpus. Dans des sociétés avec un fort clivage entre peuple et élite, cette dernière est souvent constituée de représentants du pouvoir politique. En tant que tels, ils sont systématiquement situés dans des espaces clos où il faut une permis sion pour pénétrer, derrière des bureaux symbolisant la distance, parlant dans des téléphones signifiant l'étendue de leur pouvoir, etc.10 L'impression générale qu'on retient des films de notre corpus est que la représentation de la pratique langagière est utilisée soit de façon mimétique (le film ne fait que reprendre la pratique d'une société de référence donnée), soit de façon compositionnelle (la représentation de la pratique langagière est utilisée pour donner une signification spécifique à l'action). Mais dans les deux cas, c'est souvent pour souligner l'opposition entre ville et village, entre élite et peuple, entre scolarisé et non-scolarisé. Ainsi, le cinéma de l'Afri que dite francophone est moins un cinéma postcolonial revanchard qui élimine le francais de la bande-son, qu'un cinéma qui se sert plus ou moins compositionnellement de la situation sociolinguistique créée par l'empire colonial en nous proposant une représentation du comportement langagier où alternent la langue du colonisateur et les langues autochtones. Ousmane Sembène – une représentation langagière réaliste et compositionnelle Cette pratique alternante est particulièrement frappante dans l'œuvre cinématographique d'Ousmane Sembène. Vus dans l'optique de notre travail sur l'hétérolinguisme dans le cinéma francophone, les films de Sembène sont sans aucun doute parmi les plus intéressants – surtout à cause du projet de documentation historique du réalisateur, qu'il s'agisse d'une documentation sur la période coloniale comme
��. Voir à ce propos Sada Niang (1996b : 57). Niang parle du cinéma de Sembène (« Ceux qui délivrent des documents, on en parle beaucoup, mais on les voit rarement. Ils sont normalement montrés dans des pièces fermées, il faut passer par des secrétaires et des assistants, et ils se trouvent derrière des bureaux et des téléphones » – nous traduisons), mais sa présentation est en fait valable pour tous les films de notre corpus visant à dénoncer le néocolonialisme.
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dans Emitaï ou Camp de Thiaroye, ou bien sur la société contemporaine comme dans Faat Kiné. Mais une autre raison pour laquelle nous considérons les films de Sembène comme particulièrement pertinents pour notre étude sur l'hétérolinguisme est le fait que son projet lin guistico-réaliste est soutenu par une véritable éthique du comporte ment langagier. Si, en parlant d'Emitaï, film tourné en diola, Sembène est d'avis qu'il serait « maladroit de montrer ces paysans diola parlant un français académique », c'est pour des raisons précises relevant d'une sorte de « décence » historique et culturelle : « Sur le plan de la conquête coloniale, jusqu'en 1942, les Diola n'étaient pas soumis à la colonisation française. Et ils sont ceux qui ont le plus résisté pendant la lutte de libération de la Guinée Bissau. Et les femmes diola ont opposé plus de résistance sur place aux colonisateurs que les hommes. » (Sembène 1993 : 37) Dans la suite de ce chapitre, nous examinerons surtout ceux de ses films qui sont le plus marqués par son souci de se servir de l'alternance des langues dans le but d'exprimer un certain état cultu rel, social ou historique de son Afrique filmée, que ce soit avant ou après les indépendances. Xala (1972) est sans doute celui de ses films où il va le plus loin comme cinéaste linguistiquement engagé ; mais la plupart de ses films méritent notre attention pour leur manière de faire signifier l'usage des langues. Les films seront présentés dans leur ordre chronologique. Borom Sarret (1963) Si nous choisissons de citer, dans l'optique de ce chapitre, ce court métrage de Sembène avec une bande-son à 100 % en français, c'est entre autres qu'il sert à mettre en relief sa production ultérieure. Car la valeur de ce film dans une perspective hétérolingue est faible. Il s'agit d'une sorte de film muet (on n'entend par exemple rien des bruits de la ville) auquel on a ajouté un commentaire et un dialogue en français. Et il faut noter que Sembène ne fait rien pour cacher ce manque de concordance entre la bande-son et les présupposés sociolinguistiques de la société de référence, il ne fait aucun effort pour synchroniser répliques et mouvements des lèvres dans les cas où il y a un personnage qu'on voit parler dans le champ. Mais il exprime une volonté d'africaniser la bande-son, puisque toutes les voix représentant celles des personnages sont marquées par un accent nettement africain.
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Une fois accepté le fait que le film est linguistiquement « faux » dans la mesure où le comportement langagier ne correspond nulle ment à celui de la société de référence, on peut bien être d'accord avec Lieve Spaas pour qui l'usage du français donne au film la valeur d'une allégorie qui va au délà de la culture spécifique du Sénégal pour atteindre à une signification universelle (Spaas 2000 : 176). Niaye (1965) Niaye est aussi, comme Borom Sarret, un récit africain destiné à « un public [...] parlant français et à qui il faut parler français » (Wuilleumier 1967 : 138). C'est le récit oral, en français, d'un griot qui nous raconte l'histoire sordide d'un chef de village qui fait un enfant à sa propre fille. D'un point de vue narratologique, l'origina lité du film est surtout la position du griot par rapport au spectateur : il s'agit de quelqu'un qui voit les images avec nous11. Les toutes pre mières paroles du griot sont « Cette femme... » au moment où nous la voyons. Ensuite le griot nous rend le contenu des images plus précis, plus riche, en orientant notre lecture : « Où sont les gens ? (nous voyons des cases vides) Ils sont partis dans les villes fuyant la campagne. » À un certain moment de l'action, le commentateur des images fait la déclaration suivante sur sa fonction de narrateur : « Je vois tout, je sais tout. Je suis le griot de ce pays. » Et on le voit à l'œuvre lorsqu'il nous invite à le suivre dans son investigation de la vie du village ; la réplique « Regardons pour savoir, etc. » est prononcée sur l'image d'un homme (lui-même) qui se penche sur le côté pour pouvoir observer attentivement quelque chose. Dans Niaye, on est donc placé en marge de la diégèse ; on est invité à feuilleter les images avec le griot d'une position extradiégé tique (par exemple dans une salle de visionnement), mais le montreur d'images est constamment sollicité par la réalité diégétique parce ��. Voir notre article sur ce phénomène dans des films français comme La boulangère de Monceau d'Éric Rohmer (1962) et Les enfants terribles de Jean-Pierre Melville (1949) (Sanaker 2007). On peut noter un autre film franco-africain structurée de la même façon, à savoir Kaddu Beykat (Lettre paysanne) de Safi Faye (1975) dans lequel des tournures comme « Voici mon village », « Ainsi se termine la journée », « Voici comment » attestent de la visée anthropologique de la réalisatrice.
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qu'il en fait partie. Et il en fait partie comme une conscience morale, comme un vrai leader dans le domaine des mœurs. Aussi désespèret-il quand il voit la moralité peu impressionante des notables, et il menace de quitter le village et de l'abandonner à son immoralité. Mais il se ravise finalement et revient parce que « [leur] communauté craque » et que c'est en fin de compte son devoir d'y remédier. La Noire de... (1966) On retrouve en partie cette inauthenticité de la représentation du comportement langagier dans La Noire de..., même si l'effet « album feuilleté » a disparu. Car dans ce film dur et engagé sur l'exploitation d'une Sénégalaise, Diouana, par un couple français revenu de Dakar (elle est venue comme gouvernante mais travaille en réalité comme femme de ménage), Sembène nous introduit par le dialogue dans une diégèse faussement unilingue francophone. Le film est donc tourné à 100 % en français, et les répliques du couple français et de leurs invités, de même que celles des trois hommes sortant de l'Assemblée Nationale à Dakar, correspondent ainsi à la réalité linguistique des sociétés de référence. Il en va de même pour quelques brefs « Oui, Monsieur », « Non, Madame » de la Noire. Mais dès l'arrivée de Diouana en France, on est frappé par le faible effet de réel sonore du film. Il est vrai qu'on entend distinctement la sirène du paquebot arrivant dans le port de Marseille, la corde traî nant sur le quai et les pas de Diouana débarquant par la passerelle. Mais dans le petit dialogue initial entre le patron et Diouana (« As-tu fait bon voyage ? – Oui, Monsieur. – C'est beau la France. – Oui, Monsieur »), on entend à peine les réponses de Diouana, le tout étant baigné dans une musique de piano extradiégétique persistante. Ce qui dominera désormais la bande-son est la voix over en français de la protagoniste, en désaccord total avec les présupposés linguistiques d'une Sénégalaise qui vient d'arriver en France dans les années 1960. Le fait qu'elle ne parle pas français est d'ailleurs explicité par le dialogue entre les invités et le couple : « Elle ne parle pas le français ? – Non, mais elle le comprend. » Il est évident aussi que le dialogue en français avec son amoureux à Dakar avant son départ pour la France est une pure construction de tournage ne correspondant à aucune réalité sociolinguistique.
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On est surpris de voir comment certains critiques sont intrigués par ce phénomène somme toute assez simple et explicable. Janis Pallister semble être d'avis qu'il s'agit de la voix propre de Diouana et qu'elle s'exprime réellement en français : « Dans La Noire de..., Diouana exprime en voice-over (“voix hors champ”) ses rêves et sa colère dans des phrases très directes mais en même temps poignan tes – prononcées en français. Elle devrait avoir un fort accent, car sa langue maternelle est probablement le diola : elle vient de Casa mance » (Pallister 1995 : 386). Et Ella Shochat et Robert Stam (dans leur article par ailleurs brillant sur la langue parlée au cinéma comme expression d'un pouvoir) observent qu'il y a une solidarité entre Diouana et le spectateur, puisque le spectateur sait qu'elle parle français couramment, alors que son employeur se trompe quand il dit à ses invités qu'elle comprend le français – sans le parler12. Marie-Claire (Ropars) Wuilleumier, par contre, nous semble donner à cet aspect du film ses justes dimensions : [C]'est aussi parce qu'elle ne parle pas le français, parce qu'elle ne sait pas écrire, que La Noire de... se trouve en France dans une situation d'exilée, privée de toute communication [...] ; de cette prison de la langue, aussi absolue que celle dessinée par les murs de l'appartement, témoigne le silence de la jeune fille, qui tout au long du film se tait, et n'offre que son visage impassible ; et si le monologue intérieur restitue, sur un mode de plus en plus lyrique, sa pensée et son être, c'est à une voix blanche, toute artificielle, qu'il est confié, c'est donc une blanche qui parle pour elle13.
Dans La Noire de..., Sembène n'est donc pas encore prêt à utili ser une langue africaine dans son film ; il s'agit d'une production française, le film est tourné majoritairement en France (sauf les scènes à Dakar avant le départ de la fille en France et celles après ��. « Diouana, who the spectator knows to be fluent in French [...]. The gap of knowledge between the spectator, aware of Diouana’s fluency, and her unknowing French employers, serves to expose the colonialist habit of linguistic non-reciprocity. » (Shochat et Stam 1985 : 54) ��. Nous savons que Wuilleumier se trompe sur l’origine de la voix, qui est celle de Toto Bissainthe, comédienne chanteuse haïtienne qui a vécu une bonne partie de sa vie en France. Mais ce malentendu ne change pas grand chose à la pertinence des commentaires de Wuilleumier (publiés, il faut le dire, très peu de temps après la sortie du film), puisque la voix de Toto Bissainthe est fortement marquée par la théâtralité, par une volonté de ne pas produire une représentation langagière réaliste.
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sa mort). Même si nous voyons Sembène, de Borom Sarret à La Noire de..., nous introduire de plus en plus dans un monde sonore diégé tique, le temps n'est pas encore mûr pour jouer sur l'opposition entre le français et les langues des anciennes colonies en vue de produire une représentation hétérolingue. Le Mandat / Manda bi (1968) Les choses vont changer avec Le mandat (Manda bi pour la ver sion en wolof). La version en français reprend la pratique langagière du roman (tout le monde s'exprime en français), pratique fausse et contreproductive en tant que support de l'histoire racontée où l'alter nance des langues est notamment un élément-clé de l'intrigue. Sem bène s'exprime très clairement sur sa propre prise de position par rapport aux deux versions : « Le contrat m'impose de tourner simul tanément une version française. Mais je voudrais présenter, dans chaque ville importante où mon film sera programmé, au moins une version wolof avec des sous-titres français, car l'autre est bien plus authentique. De plus, je pense qu'il faut réaliser des films en langue nationale. » Ou encore : « Le Mandat existe en version française et en version wolof. Personnellement, je préfère ne pas projeter la version française, car l'autre est bien plus authentique. » (Vieyra 1972 : 184) Dans une autre interview, Sembène insiste sur son besoin de documenter la situation linguistique en Afrique : [J]e reproche à cette version française de donner une image faussée du Sénégal. J'avais évidemment choisi des acteurs bilingues et le spectateur, à les entendre, risque d'avoir l'impression que le Sénégal est simplement une sorte de province française lointaine, où les gens parlent souvent avec un accent prononcé, alors que la francophonie n'est qu'un phénomène socialement assez restreint14.
La grande force de conviction de la version en wolof (qui est la seule version hétérolingue puisque ceux qui s'expriment en français d'après la logique de la diégèse s'expriment en français dans le film) vient donc de sa façon de représenter directement la situation lin guistique qui exclut Ibrahima des avantages d'une modernité qui
��. Interview avec A. Cervoni dans France Nouvelle, no 1200, 6 nov. 1968. Voir aussi Gadjigo (2004 : 39-40) pour des commentaires de Sembène lors de la programmation du film en France après huit ans d'interdiction.
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suppose une certaine maîtrise du français, là où le roman doit se servir de maint stratagème péritextuel pour dire la même chose. Selon Ukadike (1996 : 109), l'importance de Manda bi dans l'histoire du cinéma africain vient entre autres du fait que le film a inspiré d'autres cinéastes à tourner en langue locale. Emitaï (1971) Emitaï est un film de lutte politique dont le but explicite est de dénoncer un crime colonialiste français commis contre un village diola15 pendant la Deuxième Guerre mondiale (voir le générique du début : « Je dédie ce film à tous les militants de la cause afri caine »). L'enjeu dramatique en est double. Dans un prologue, nous assistons à l'enrôlement de force des jeunes hommes d'un village diola dans l'armée de la République. Ensuite, dès le générique retardé jusqu'à la 19e minute (« Un an plus tard »), Sembène nous montre les femmes diola, gardiennes du riz, s'opposer courageusement à la réquisition par les officiers français, avant que le tout ne se termine dans un bain de sang lorsque les hommes du village sont exécutés pour refus d'obéissance aux ordres16.
��. Bien qu’il soit « de sang lébou » (faisant donc, par son père, partie de la communauté wolof), Sembène est, pour avoir grandi à Ziguinchor en Casamance, « de culture diola » (Gadjigo 2007 : 46-48). ��. Nous savons que Sembène part d’un événement réel (voir par exemple Hennebelle 2008), événement qui lui tient à cœur, puisqu’il y fera allusion aussi dans Camp de Thiaroye où Diatta, le sergent-chef diola, apprend que son village est rasé par les Français et les habitants décimés. Pour une introduction aux rapports personnels qui lient Sembène au pays diola, voir Gadjigo (2007 : 41-48). Dans l'ouvrage de Gadjigo, on trouve aussi un petit chapitre sur « La violence coloniale » (p. 64-69) et notamment sur la « tradition casamançaise du refus » (p. 64) illustrée dans Emitaï. Une personne historique semble avoir eu une importance particulière comme source d'inspiration pour Sembène, à savoir Aline Sitoe Diatta qui prêchait la révolte des Casamançais contre le pouvoir colonial ; déportée par les Français, elle a été réhabilitée comme une héroïne de la lutte anti-colonialiste (Gadjigo 2004 : 40-41). Voir aussi Baum (2006 : 41-58) pour des commentaires intéressants sur la façon dont Sembène utilise les faits historiques réels dans Emitaï – et sur les libertés prises dans la représentation de certains aspects de la culture diola, surtout la religion. Selon Baum, c'est la première fois que le public prend connaissance de la résistance diola contre le colonisateur, fait ignoré par l'histoire officielle du Sénégal (p. 56).
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La distribution des deux langues, le français et le diola, se fait selon un schéma simple : les Français parlent français, la population diola parle diola, alors que les soldats sénégalais aux services des Français pratiquent un français de commandement : « Allez, allez ! Bougez, vite. » Le sergent diola joue un rôle-clé puisqu'il sert d'in terprète aux officiers français ; le commandant en a besoin pour traduire ses discours aux enrôlés et aux villageois, et il en a besoin également pour essayer de comprendre un peu de cette société dont il ignore complètement la langue (il demande même au sergent de lui traduire le message du tam-tam). Dans notre introduction au chapitre sur l'Afrique, nous avons établi la catégorie sociolinguistique « hors de la francophonie ». Vu la focalisation dominante dans Emitaï (nous vivons le conflit princi palement avec la population et en solidarité avec elle), on peut se demander si, dans ce village « hors de la francophonie », ce ne sont pas plutôt les officiers français qui son « hors de ». Venus de loin, se comportant comme de vrais colonialistes qui comprennent peu aux événements qui se produisent et qui dépendent d'un interprète pour faire leur travail, ces Français envoyés en brousse pour faire le sale boulot de la colonisation restent des étrangers. « Les Blancs sont sans cœur, dit un vieux du village. Des barbares. » Ainsi, dans ce premier film de Sembène où il introduit un véritable système hété rolingue, le français est sans ambiguïté la langue négative de la colonisation. Dans les films ultérieurs, on verra Sembène appliquer un hétérolinguisme beaucoup plus complexe et ambigu. Xala (1974)17 Xala raconte la chute d'un homme d'affaires sénégalais, El Hadji Abou Kader Beye, qui est puni pour avoir transgressé certaines lois de la juste mesure par son troisième mariage, à l'âge de cinquante ans, avec une fille (trop) jeune. Il est atteint d'un cas subit d'impuis sance (le xala = l'impuissance sexuelle temporaire), et le film décrit sa chute qui se termine par une humiliation totale, lorsqu'il doit,
��. Sembène commence à écrire l’histoire de Xala sous forme de scénario. Ensuite, en attendant le financement nécessaire à la réalisation du film, il en fait un roman – à partir duquel il développe plus tard un nouveau scénario (voir Gugler 2003 : 129).
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dans l'espoir d'être guéri de son xala, se mettre nu devant une bande de mendiants et d'estropiés qui lui crachent dessus dans un acte de vengeance sociale. Xala est certainement le film de Sembène où le réalisme lin guistique est appliqué avec le plus d'efficacité en vue de produire une signification culturelle. Du début du film, qui s'ouvre sur la réunion des hommes d'affaires, et jusqu'à la fin, qui présente l'inva sion des mendiants, il y a une alternance linguistique où l'usage du wolof et du français sert à établir des rapports significatifs entre individus, rapports basés sur des ressemblances et des différences d'âge, de sexe et d'appartenance sociale18. Pour ce qui est des dialogues en français, on est d'emblée frappé par le fait que Sembène, au lieu de réutiliser des répliques du roman éponyme, semble vouloir tout retravailler, ce qui nous indique déjà dans quelle mesure on peut considérer son cinéma comme un acte de libération linguistique : d'un point de vue linguistique, la matière dialoguée du roman se confond largement avec la langue narrative marquée de sa « tropicalité19 », alors que le cinéaste peut se livrer à une pratique linguistique visant un certain réalisme. Aussi le film n'est-il qu'« inspiré du roman » du même titre. Le jeu d'alternance entre les langues se fait surtout à partir du personnage principal, El Hadji, homme qui est en même temps bilingue et biculturel. Il parle français dans la mesure où ses activités d'homme d'affaires le font entrer dans le rôle social des anciens colonisateurs ; le wolof lui sert à affirmer son appartenance à la vie traditionnelle au Sénégal. C'est ainsi qu'il parle français avec les autres hommes d'affaires, avec les hommes politiques, avec sa secré taire, avec son chauffeur et avec l'agent de police, pratique combinée avec le port de vêtements à l'européenne20, alors qu'il discute en ��. Alioune Tine simplifie donc considérablement les choses lorsqu’il dit que « les personnages ne s’expriment en français qu’au début du film, dans des discours ritualisés qui prennent place dans une institution comme la chambre de commerce » (Tine 1985 : 46-47). ��. Terme utilisé par le romancier congolais Sony Labou Tansi lors d’une table ronde (noté par Jacques Chevrier 1984 : 237). ��. Nous observons des rapports semblables entre langue et vêtements dans une scène où la secrétaire enlève ses vêtements traditionnels en entrant au bureau, où elle communiquera en français dans une belle robe à la mode européenne. Il en va de même pour la deuxième épouse qui, après la séparation, s’en va
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wolof avec son client Ahmed Fall qui lui est socialement inférieur et qui est vêtu à l'africaine. Le français sert également de langue de communication, indépendamment de El Hadji, entre des individus de son entourage (le Président de la chambre de commerce dansant avec la seconde épouse, les jeunes hommes parlant voyage et Europe lors du mariage, etc.) ; l'usage du français sert donc à indiquer la distance qui sépare l'élite bilingue du peuple non francisant. Cette alternance des langues dans le domaine public semble donc standardisée et prévisible ; elle correspond à un certain état des choses qui caractérise bien des pays africains après l'indépen dance21. En revanche, l'alternance pratiquée dans le domaine privé, dans l'entourage de El Hadji à propos des préparations de son troi sième mariage, est plus riche en signification. Dans son interaction avec enfants, femmes et amis, cette alternance sert à décrire les rapports entre sexes et entre générations, tout en permettant des effets psychologiques sur le plan de la caractérisation individuelle. En route pour le mariage, El Hadji va d'abord chez sa première épouse, ensuite chez la seconde ; l'alternance des langues se réalise ainsi : – la première épouse, vêtue à l'africaine, s'entretient en wolof avec ses enfants, lorsqu'arrive El Hadji avec son « Salut à tous ! » ; – le père s'adresse à sa fille en français, elle lui répond en wolof et se livre à une critique de la polygamie : tous les polygames sont des menteurs ; le père lui donne une gifle, puis termine par une sortie en français : « Rappelle-toi bien, ma fille, que dans cette maison c'est encore moi qui commande ! » ;
vêtue à l’africaine et en parlant en wolof avec ses enfants : elle retourne à la réalité sénégalaise et wolofophone après un séjour en français chez les nantis. Citons aussi la scène, au début du film, qui sert à introduire les rapports entre langue, rôle social et vêtements. D’abord les hommes d’affaires sénégalais, vêtus de leurs costumes africains traditionnels, jettent les Européens à la porte, ensuite ils reviennent délibérer en nouveaux maîtres de la Chambre de Commerce – en français et vêtus à l’européenne. ��. Voir l’analyse que fait André Gardies des rapports entre parole et lieu dans le cinéma africain (1989 : 107-137). On remarque cependant que Gardies ne s’intéresse pas aux langues parlées dans une optique ethno-linguistique. Il parle surtout de la parole comme véhicule de la subjectivité.
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– échange en français entre la seconde épouse (vêtue à l'euro péenne) et sa fille, puis entre El Hadji et les enfants ; – échange en wolof entre El Hadji et la seconde ; – discussion où la mère s'adresse à sa fille en wolof, la fille à sa mère en français, ensuite la mère à sa fille en français. Les options linguistiques sont motivées par des facteurs comme l'âge, le sexe, la fidélité aux traditions. Mais on remarque aussi que El Hadji se sert du français comme d'une langue de domination dans sa confrontation avec sa fille rebelle. La confrontation linguistique entre père et fille se répète d'ailleurs plus tard lorsque la fille vient le voir dans son bureau pour lui demander d'aller voir la mère. Un dialogue entier s'instaure dans les deux langues, la fille insistant pour parler wolof malgré la volonté du père : « Pourquoi, quand je te parles en français, tu me réponds en wolof22 ? » La fonction psychosociale de la langue est aussi mise en valeur dans la dernière réunion de la Chambre de commerce, celle de la destitution de El Hadji. Au plus chaud de la discussion, devant les invectives de ses collègues, il demande la permission de s'exprimer en wolof, ce qui reviendrait, dans ce contexte, à laisser tomber le masque cérémoniel ; or, le Président refuse : « El Hadji, vous pouvez parler, mais en français. Même les insultes dans la plus pure tradition de la francophonie23 ! » Vu la complexité hétérolingue d'un film comme Xala, on se demande si Sembène n'y a pas mis en langue l'histoire racontée de façon à rendre le film indoublable. L'alternance des langues joue un rôle important sur le plan de la psychologie des personnages comme sur celui de la peinture générale que nous propose le film d'une société néocoloniale fortement marquée par la hiérarchisation des relations sociales.
��. Il s’agit de la reprise approximative d’un dialogue du roman où il n’y a ni alternance des langues ni thématisation du phénomène (Sembène 1973 : 136-137). ��. Un tel usage du français comme signe d’élévation sociale, efficace et créateur de sens dans le film pionnier et original de Sembène, devient vite un cliché qui ne fait que constater un certain jeu de pouvoir postcolonial – voir par exemple Tableau Ferraille du compatriote de Sembène, Moussa Sene Absa (1997), où les hommes politiques et les hommes d'affaires s'expriment obligatoirement en français sans que le phénomène soit thématisé.
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Camp de Thiaroye (1988) Camp de Thiaroye est un document choc de la part de Sembène. Peu et tardivement vu en France24, le film raconte l'histoire terrible du massacre perpétré par l'armée française au Sénégal de tirailleurs revenus de la Deuxième Guerre mondiale qui se révoltent pour réclamer l'argent que la France refuse de leur payer (les officiers français refusent de leur changer leurs devises au taux régulier)25. Le film est linguistiquement complexe. Pour une fois dans l'œu vre de Sembène, une autre langue occidentale joue un rôle important à côté du français, à savoir l'anglais des soldats américains. Les deux langues dominantes côtoient surtout le français-tirailleur (Van den Avenne 2008), variété simplifiée du français apprise par les Africains pendant la guerre et servant de langue de communication entre les différents groupes linguistiques et ethniques qui servaient comme tirailleurs « sénégalais » (originaires pas seulement du Sénégal, mais aussi du Congo, du Gabon, de la Côte d'Ivoire, du Burkina Faso, du Mali et de la Guinée). Mais on entend aussi du bambara parlé par un caporal avec un des tirailleurs (Van den Avenne 2008 : 116) et du diola parlé par les parents du sergent-chef Diatta venus lui rendre visite dans le camp ; et à un moment hautement dramatique de la révolte (le séquestration du général), chaque groupe linguistique présent dans le camp se réunit pour discuter de la stratégie à suivre dans sa propre langue. Pour une introduction plus détaillée aux aspects linguistiques du film, voir l'article de Cécile Van den Avenne (2008) qui en trace un tableau complet et convaincant. Pour un commentaire plus détaillé, nous avons retenu deux épisodes dans lesquels Sembène joue sur la rencontre des langues de façon particulièrement compositionnelle. Le premier exemple est celui où Diatta, le sergent-chef qui se distingue comme le
��. Notons que le film est une « coopération Sud-Sud » (pour reprendre le titre de l’article de Neïla Gharbi sur Camp de Thiaroye paru en 1988 dans 7ème Art, 65), c'est-à-dire entre le Sénégal, l'Algérie et la Tunisie, sans la participation économique d'une France qui n'a même pas, dans un premier temps, distribué le film. ��. Le film s’inspire d’un événement historique que Sembène traite avec une certaine liberté (voir Van den Avenne 2008 et Gugler 2004 : 70-74). Pour une introduction au contexte historique du film, et particulièrement à son racisme sous-jacent, voir Moitt 1996.
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ersonnage principal du côté tirailleurs, a eu une altercation avec p quelques soldats américains, à la suite de quoi ses camarades pren nent un Américain en otage. Tout finit bien, surtout parce que Diatta, qui est étudiant en droit en France et parle couramment l'anglais, peut servir d'interprète. Homme d'une haute culture littéraire et générale, il met ainsi en relief le manque de culture des officiers français obligés d'avoir recours aux services du Nègre pour commu niquer avec leurs alliés. Dans le cinéma didactique et engagé qu'est celui de Sembène, il nous présente là un beau moment de mise en valeur de l'Africain au détriment de son colonisateur26. L'autre épisode illustre d'une toute autre façon la même opposi tion entre une valeur humaine réelle de l'Africain et une absence d'humanité côté européen. Dans une phase désespérée de leur révolte, les tirailleurs prennent en otage le général lui-même. Une scène tou chante d'une grande force dramatique nous fait assister à un face-à-face entre le général et un des tirailleurs. Ce dernier s'exprime ainsi : « Tu comprends mon français ? Moi, pas école, moi tirailleur, tirailleur pas école [...]. Ici tous hommes ! Toi homme, moi homme, lui homme. Alors ? Tu ne comprends rien. » Le général ne dit pas un seul mot ; ensuite, il promet de payer toute la somme à laquelle les tirailleurs ont droit ; ils le libèrent en fêtant leur victoire – pour être tous mas sacrés la nuit suivante sur ordre du général. Selon Cécile Van den Avenne, l'usage fait du français-tirailleur dans de telles scènes et dans le film comme un ensemble, sert efficacement à valoriser cette variété si souvent utilisée comme langue basse par opposition au français standard : « Dans Camp de Thiaroye, le français-tirailleur fictionnel enva hit le film, il devient la norme à l'aune de laquelle les autres variétés vont être mesurées en terme d'écart. » (2008 : 120) Parmi les films de Sembène, Camp de Thiaroye est, avec Emitaï, certainement celui qui a eu la plus grande force de provocation par sa façon de contester l'historiographie officielle, de constituer une « contre-histoire » (Gadjigo 2004 : 45). Dans l'optique de notre étude sur l'hétérolinguisme filmique, nous dirions que cette force de ��. Selon Philip Rosen, la fonction de Diatta comme interprète fait de lui un personnage « transgresseur de frontières » complexe (« a complexe cross-border figure »). Dans son article, Rosen consacre plusieurs pages à discuter des personnages chez Sembène à qui leur maîtrise de plusieurs langues donnent une fonction de médiateurs (Rosen 1996 : 32-35).
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rovocation repose dans une large mesure sur la pratique hétérolingue p du dialogue. Le comportement langagier de chaque acteur du drame sert à solidifier, à rendre plus convaincante la structure dramatique de l'histoire racontée ; les langues servent à véhiculer des valeurs que Sembène, le « maître d'école du soir », veut nous inculquer. Guelwaar (1991) Dès le début, Guelwaar est un film qui nous semble naturellement hétérolingue pour trois raisons : d'abord parce qu'on est dans une ville importante (Thies) où vie officielle et vie privée se mélangent constamment ; ensuite parce que Guelwaar, dont on prépare l'enter rement, était une personnalité remarquable du pays ; mais surtout parce que le fils Barthélémy, revenu de Paris pour l'enterrement de son père Guelwaar, semble avoir du mal à retrouver son wolof mater nel. Il y a donc alternance des langues à la Gendarmerie et à l'hôpi tal (selon la fonction hiérarchique des personnages), aussi bien qu'à la maison où le fils resté au Sénégal, Aloys, s'exprime en wolof, alors que Barthélémy s'exprime en français. Cependant, dans Guelwaar, Sembène ne fait pas que co-repré senter les deux langues ; il introduit aussi à trois reprises des remar ques sur la question de la pratique langagière, ceci surtout sous forme d'un discours critique sur l'inutilité de l'usage du français. Le conflit du film naît quand les musulmans qui viennent à l'hôpital chercher le corps d'un de leurs frères en religion, par méprise ren trent au village avec le corps du bon catholique Guelwaar pour l'enterrer dans leur propre cimetière (ils ne savent pas lire le français de la fiche d'identification). Avant que les problèmes ne soient fina lement résolus, Sembène thématise deux fois l'opposition entre langue officielle et langue maternelle. La première fois, Barthélémy s'entretient en français avec Gora, le commandant de la gendarme rie, pendant que le Chef du village les écoute. Après le départ de Barthélémy, nous assistons au dialogue suivant en wolof entre le Chef du village et Gora : Pourquoi vous, les chefs, vous parlez toujours en français devant les paysans ? – Celui-là, c'est un Blanc. – Un Blanc aussi noir ?
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– Oui. – Et il ne comprend rien de notre langue ? – Rien. – Quel dommage. Encore une copie. La deuxième fois, c'est Gor Mag, « aîné des anciens » parmi les catholiques, qui s'ennuie en écoutant la discussion entre le députémaire musulman et Barthélémy : (en wolof) « Vous ne pouvez pas vous exprimer dans votre langue maternelle ? » Et Gor Mag, en dia logue avec l'imam, ajoute avec un gros soupir : « Écoute parler ceux qui nous gèrent à la place des toubabs d'hier. Ils ne parlent plus nos langues. Des perroquets », variante de la « copie » dont vient de se plaindre le chef du village. Sembène fait une dernière remarque méta-linguistique quand il est question de Guelwaar comme porte-parole d'une critique contre l'aide alimentaire Nord-Sud qui risque de tuer l'orgueil et la dignité des Africains ; le préfet lui-même nous apprend (en français) que « les propos [de Guelwaar] tenus en wolof ont été reproduits même par la presse internationale ». Ainsi, nous voyons que Sembène, le militant wolofophone, par sème ses films de petites remarques didactiques sur la situation des langues chez lui. Ce qui caractérise cette situation dans Guelwaar, c'est que le français qui y est pratiqué ne l'est pas par nécessité. Même Barthélémy a dû avouer involontairement que son français est une langue de stratégie, de positionnement, quand il a parlé, pour la première fois, en wolof pour informer des invités à l'enterrement après sa visite au village. Reste qu'il y a dans tout le film une seule constellation de locuteurs francophones que personne ne conteste : c'est celle où, pendant un petit moment gendarme, préfet et députémaire parlent ensemble en tant que chefs sans que personne ne soit là pour leur reprocher leur usage du français des institutions offi cielles. Selon Sada Niang, le film dans son ensemble nous montre comment « Sembène se sert de l'oralité du septième art pour recons truire le statut des langues africaines » ; dans Guelwaar, « ceux qui tiennent à ne parler que français sont marginalisés, abandonnés à leurs propres pensées ou même carrément sommés de s'expliquer sur ce choix » (Niang 1996a : 103). Dans un autre article, où Niang discute du rapport entre oralité et écriture dans les films de Sembène,
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il dit que les personnages qui se trouvent marginalisés par rapport à ceux qui représentent le pouvoir parviennent, à force de pratiquer leur propre parler maternel, à se redéfinir comme citoyens avec la conviction que la langue (écrite) n'est pas une valeur en soi mais juste un outil (Niang 1996b). Faat Kiné (1999) Cet avant-dernier film de Sembène est un film hétérolingue où la langue française est nettement majoritaire dans le dialogue. Il s'agit de Faat Kiné, gérante (ou propriétaire ?) très efficace et douée d'une station-service Total à Dakar27, et de ses deux enfants qui, au cours de l'action du film, passent leur Bac avec succès. Faat Kiné, lâchement abandonnée par les pères de ses enfants, les a élevés seule, devenant ainsi la représentante d'une nouvelle génération de femmes fortes, indépendantes, très clairement une « héroïne » dans l'optique d'un Sembène qui a lancé le film comme le premier volet de la tri logie « Héroïsme au quotidien ». Sembène déclare dans un entretien avec Olivier Barlet qu'il a tourné en français, parce que « c'est la réalité des villes africai nes28 ». Cependant, dans l'optique de notre étude, c'est plutôt un film hétérolingue qui se sert de l'alternance des langues pour décrire un certain état linguistique de la grande ville sénégalaise moderne. D'une part, il y a Faat Kiné entourée de ses deux enfants et leurs copains, représentants brillants de la population scolari sée, passant par le Bac de type français pour accéder aux études universitaires au pays ou à l'étranger (la fille, Aby, rêve d'abord d'études au Canada, mais à la fin du film, elle décide de préparer sa licence à Dakar), un milieu où tout le monde semble avoir choisi la langue seconde comme langue quotidienne ; et d'autre part, il y a la grand-mère Mamie et la servante Adèle, des person nages totalement wolofophones unilingues, même si la servante semble comprendre suffisamment le français pour pouvoir ��. On ne peut qu’être d’accord avec Josef Gugler pour qui ce portrait positif d’une entrepreneure africaine moderne (en forte opposition aux hommes d’affaires incompétents de Xala) constitue une publicité efficace pour Total – qui a d'ailleurs co-financé le film (Gugler 2003 : 128). ��. En ligne : http://www.africultures.com/index.asp?menu= revue_affiche_ article&no=2629.
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t raduire pour Mamie dans certaines situations où celle-ci se sent exclue : (Adèle en wolof) « Tu comprends de quoi ils parlent ? – Je suis exclue de leur conversation. » Ce qui veut dire que l'usage du wolof par Faat Kiné et ses enfants lorsqu'ils parlent pour commu niquer avec Mamie et Adèle est en rupture avec leur comporte ment langagier dominant en famille. On peut cependant noter qu'il arrive à mère et enfants de se servir du wolof comme langue d'interaction familiale dans des situa tions dramatiques où domine l'affectif. En colère contre son fils, Faat Kiné sort un proverbe en wolof : « T'envoles pas comme un coq qui a vu un épervier ! Reste là. » Et à sa fille qui lui a avoué en fran çais qu'elle n'est plus vierge : « Tu dis qu'on t'as sautée ! » De son côté, Aby se sert de la langue maternelle pour dire sa gratitude à sa mère : « Tu es la meilleure des mamans ! » Mais Faat Kiné n'est pas que la mère de deux enfants bien intégrés à un système d'éducation francophone et de type français. Elle est aussi une femme travaillant dans un espace public bilingue. En effet, sa station-service, lieu de rencontre urbain représentant la modernité, permet à Sembène de nous présenter toute une série de personnages de milieux différents entraînant une alternance constante du wolof et du français. Au travail, Faat Kiné parle français avec le livreur de gazole, avec une cliente essayant de payer avec de faux billets de banque et avec son ex-mari, père de son fils, qui vient demander des nouvelles des examens ; elle parle wolof avec son parent Pathé, paraplégique dont on a volé la chaise roulante, et avec la livreuse de fleurs, alors qu'elle parle alternativement français et wolof avec son bras droit, qui à son tour parle wolof avec un employé subalterne de la stationservice. Ainsi, on a l'impression qu'un des objectifs de Sembène est de documenter un certain état plurilingue de la ville africaine moderne. Mais il y a d'autres domaines d'usage des langues dans le film où Sembène très clairement donne la priorité non pas à la fonction documentaire, mais à son engagement idéologique. Arrêtons-nous sur deux situations où l'usage du français est lié à des questions que Sembène le réveilleur de consciences a choisies comme des sujets majeurs de cette « école du soir » que constitue Faat Kiné en tant que
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témoignage d'une « nouvelle culture29 ». Un des contextes qui sert le plus à souligner combien Faat Kiné est une héroïne moderne, est celui où elle sort au café avec ses deux amies, également femmes seules. Leur conversation entièrement en français – véritable acadé mie de féminisme à l'africaine – touche à des sujets comme le sida, l'usage des condoms, le Viagra ainsi que le sexe bandé de l'amant qui tombe à la vue d'un préservatif ! On s'imagine difficilement un tel dialogue émancipé en wolof. Il en va de même pour la grande discussion idéologique finale où Djib, le fils, fustige son père qui avait lâchement abandonné Faat Kiné. Au nom du progrès et des idéaux du club « Utopie et perspec tives » (et sous le regard des portraits de grands leaders africains comme Mandela, Lumumba et N'Krumah), il refuse de se soumettre à l'autorité de son père, représentant d'une morale africaine caduque qu'il ne respecte plus. Toute la séquence se passe en français jusqu'à la scène finale où les femmes jettent les deux hommes de Faat Kiné à la porte ; scandant leurs paroles par un claquement de doigts ryth mique, ils disent en wolof : « Prenez la route. Dehors. Chez les chiens. » Par cette façon de faire du français un moyen d'exprimer des valeurs progressistes30, on peut mesurer une évolution notable dans la pratique hétérolingue de Sembène. De langue négative servant ��. « Je me répète : le cinéma est une école du soir ! Une société qui ne secrète pas une nouvelle culture est appelée à mourir. » (Ibid., entretien cité) ��. Même si l’hétérolinguisme n’est pas vraiment réalisé par le comportement langagier des personnages de Moodaalé (2004) (juste dans de brefs échanges entre le fils revenu de Paris et le mercenaire), ce deuxième film du tryptique projeté sur l'« Héroïsme au quotidien » implique aussi une valorisation du français comme langue du progrès. Les traditionnalistes, si durement attaqués par Sembène pour leur perpétuation de la coutume de mutilation sexuelle des jeunes filles, choisissent pour cible les véhicules de la modernité que sont les radios (brûlées) et les émissions de télévisions (interdites), ainsi que les deux hommes du village qui sont revenus avec une connaissance du français et un bagage de valeurs modernes, à savoir le fils revenu de Paris et le commerçant ambulant (qui est communément appelé le « mercenaire » parce qu'il a participé aux guerres d'Indochine et d'Algérie). Notons que le jeune homme revenu de Paris dans Finzan (1989) de Cheick Oumar Sissoko (film très clairement précurseur de Moodaalé par sa dénonciation de la mutilation sexuelle des jeunes filles), ne fait rien pour protéger Fili contre la violence que lui infligent les traditionnalistes. Il n'invoque que le milieu immigré en France qui rirait de lui s'il épousait une fille non excisée.
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les colonisateurs dans leur projet d'exploitation des richesses natu relles et des ressources humaines de l'Afrique (Emitaï et Camp de Thiaroye), le français est devenu le véhicule de valeurs modernes dont Sembène fait l'éloge surtout à travers des portraits de femmes fortes et courageuses. *** L'exemple de Xala nous montre une différence de stratégies entre roman et cinéma devant un problème commun : comment exploiter et représenter le comportement langagier des personnages dans une optique de réalisme ethno-linguistique ? Sembène le cinéaste procède, dans une large mesure, à une refonte profonde de la matière dialoguée, illustrant ainsi dans quelle mesure la langue dialogale du roman a un statut ambigu ; elle est en même temps l'acte de parole d'un personnage culturellement défini, et le produit d'une adaptation narrative opérée par un écrivain qui est « surconscient » (voir la sec tion « Une mise en langue des situations sociales » dans le chapitre d'introduction) de la complexité des rapports entre langues pré-lit téraires et langue littéraire. Le dialogue du film se débarrasse de cette ambiguïté en misant sur un réalisme linguistique qui permet à la langue parlée de véhi culer une partie importante du contenu historique et culturel du film. Et il semble en effet qu'il s'agisse là d'une des voies majeures de ce nouveau cinéma africain qui exploite la réalité comme ren contre de la tradition et de la modernité. Nombreux sont les cinéas tes qui imitent Sembène en optant pour une authenticité ethnolinguistique, comme par exemple Souleymane Cissé : « Mon souci a toujours été dans mes films de respecter les langues dans lesquel les les gens s'expriment. Le but recherché est de permettre aux gens de transmettre leurs émotions naturellement. La force d'un film réside en cela31. » Il va de soi qu'une telle option n'est pas la seule stratégie pos sible pour le cinéma africain. On peut regarder du côté de la récep tion (« Quelle langue utiliser pour toucher tel public ? »), aussi bien que du côté du réalisateur (« Je préfère tourner dans ma propre langue »). Olivier Barlet donne une bonne introduction à cette ��. Écrans d'Afrique, 7, 1994, p. 10, cité par Barlet (1996 : 219-220).
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roblématique dans une optique africaine (1997 : 213-222). Il cite p entre autres le Sénégalais Ahmadou Diallo qui a décidé de tourner en français « pour toucher un large public africain » (p. 219), et le Mauritanien Med Hondo qui, pour défendre son droit à tourner en français, avance les mêmes arguments que bien des écrivains qui ont lutté pour maîtriser le français : « Il est devenu ma langue et mon outil. J'ai sué sang et eau pour me l'approprier et je ne permettrai à personne de me le retirer. Ce n'est pas un cadeau, c'est une conquête. » (p. 216) On peut donc observer trois positions principales en face d'une situation pré-littéraire ou pré-filmique plurilingue : 1. Le plurilinguisme peut être masqué sous la forme d'un texte unilingue produit par un écrivain (ou un cinéaste) qui, « sur conscient » de la complexité linguistique, intègre à la langue de création des éléments des langues masquées ; 2. La volonté d'éviter des problèmes de réception peut orienter le cinéaste (surtout) vers une stratégie visant une communi cation efficace avec un public unilingue donné au détriment d'une représentation linguistique authentique ; 3. La complexité linguistique peut être représentée par le cinéaste (ou, occasionnellement, par l'écrivain) qui met en scène le plurilinguisme dans le but de véhiculer une signifi cation historique, culturelle ou sociale. Lorsqu'on regarde la carrière de Sembène, écrivain et cinéaste, on voit qu'il a, en effet, occupé successivement les trois positions. Ses romans en français le présentent comme un écrivain franco phone de la surconscience linguistique, alors que les contrats de production de la première partie de sa carrière de cinéaste (La Noire de..., Le mandat) lui imposent des versions en français pour un marché européen. Finalement, la suite de sa carrière cinéma tographique fait de lui un historien ethnologue soucieux, entre autres, de mettre en langue la société pré-filmique. Il est difficile de ne pas être frappé par cette évolution significative d'un Sembène qui, après avoir lutté pour devenir écrivain francophone, revient vers sa langue maternelle pour mettre son art cinématographique à la disposition de son peuple.
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La perspective historique occupait une place importante dans le chapitre sur le cinéma québécois. Quand on considère la fréquence des scènes représentant une confrontation linguistique dans Maurice Richard et leur signification politico-historique, on peut constater qu'il s'agit moins d'un film sur le hockey ou d'un film sur une vedette du hockey que d'un film où ce sport national canadien et une de ses vedettes légendaires sont introduits dans l'Histoire pour y jouer un rôle primordial – entre autres par l'importance qu'y prend la question linguistique. Il en va de même pour d'autres films québécois présen tés dans le même chapitre, comme Mon oncle Antoine, Cordélia, J.A. Martin photographe, et, surtout, La Sarrasine, qui portent tous un regard sur la situation linguistique comme composante importante du tableau historique présenté dans le film en question. La question des langues semble incontournable dès qu'un film québécois prétend à la fonction de chronique, de tableau historique. Dans tous les films cités, excepté La Sarrasine, nous sommes face à une situation politique et sociale que nous pouvons définir métaphoriquement comme « coloniale » : l'anglais est la langue d'une minorité qui détient le pouvoir économique dans un Québec où la langue de la majorité est « minorisée ». Le présent chapitre
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est principalement consacré à des films portant un regard sur de vrais rapports historiques coloniaux, à savoir les rapports francomaghrébins vers la fin de la période coloniale en Algérie, dont on connaît la brutalité : la guerre de 1954 à 1962. Compte tenu de ses grandes qualités filmiques et de l'impact qu'il a eu auprès des populations françaises et algériennes, nous y avons ajouté un film présentant l'implication des soldats maghrébins dans l'armée fran çaise pendant la Deuxième Guerre mondiale, à savoir Indigènes de Rachid Bouchareb. Cependant, sera présenté en prologue un film qui, à notre avis, mérite notre attention par son efficacité à démontrer l'importance que peut prendre le comportement langagier des personnages impli qués dans un conflit historique. Il faut avouer que ce choix est davantage le fruit d'une expérience personnelle que d'une nécessité méthodologique : il s'agit d'un des films qui nous a beaucoup inspiré dans notre travail sur l'hétérolinguisme au cinéma, à savoir Le silence de la mer de Jean-Pierre Melville (1947), film portant sur la période d'occupation allemande en France pendant la Deuxième Guerre mondiale. Le silence de la mer Un des thèmes majeurs du récit Le silence de la mer de Vercors (1942)1 est ce rêve de réconciliation entre Allemands et Français qui est le moteur principal du soliloque de l'officier allemand devant ses hôtes français quasi muets. Son discours traduit sa grande admi ration pour la littérature et la culture françaises, et le fait qu'il s'ex prime en français est un élément intégrant de son effort pour se rapprocher du vieil homme et de sa nièce. Par amour pour ce pays où il se trouve alors comme ennemi, il a appris à s'exprimer dans un français soutenu, et sa maîtrise de la langue semble maintenant faciliter sa tâche principale : réduire la distance entre occupant et occupé. Grâce à cette formation linguistique de l'officier allemand, le récit de Vercors demeure donc linguistiquement réaliste malgré l'absence de la langue allemande, une absence qui est motivée par l'action même. 1. L’édition citée est celle du Livre de poche, 1991.
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Cependant, à deux reprises, il y a rupture du code linguistique réaliste : l'échange entre l'officier et ses collègues allemands lors de sa visite à Paris, ainsi que le dialogue avec sa « presque » fiancée allemande sont traduits en français par l'officier qui les introduit comme discours direct dans son récit2. Ce dernier exemple est éloquent et illustre une différence marquante entre la littérature et le cinéma quand il s'agit de reproduire le plurilinguisme du monde référentiel. L'officier raconte comment il a décidé de rompre avec la jeune fille après l'épi sode suivant, survenu pendant une promenade en forêt : Un jour, reprit-il, nous étions dans la forêt. Les lapins, les écu reuils filaient devant nous. Il y avait toutes sortes de fleurs [...]. Nous nous allongeâmes sur la mousse, au milieu des fougères. Nous ne parlions pas. Nous regardions au-dessus de nous les cimes des sapins se balancer, les oiseaux voler de branche en branche. La jeune fille poussa un petit cri : « Oh ! il m'a piquée sur le menton ! Sale petite bête, vilain petit moustique ! » Puis je lui vis faire un geste vif de la main. « J'en ai attrapé un, Werner ! Oh ! regardez, je vais le punir : je lui – arrache – les pattes – l'une – après – l'autre » et elle le faisait... Heureusement, continua-t-il, elle avait beaucoup d'autres préten dants. (p. 40) Dans l'adaptation de Melville3, il y a transvisualisation4 de la même scène, à partir de « Un jour, nous étions dans la forêt. » Nous voyons le jeune couple heureux entrer dans une clairière et s'asseoir sur l'herbe ; soudain la jeune fille se touche le cou, visiblement piquée par un insecte : « Ach ! so ein elendes Biest ! Es hat mich gestochen. Schau Werner, ich hab's gefangen ! Jetzt werd' ich es bestrafen. Ein – Bein – nach – dem – anderen werde ich ausreissen. » (Fin de la transvisualisation, retour sur l'officier qui raconte.) « Heureusement, elle avait beaucoup d'autres prétendants. » 2. L’officier reprend mot à mot de longues répliques de ses collègues, et une seule fois une remarque est donnée en allemand, dans sa forme authentique et non traduite : « Ils ont dit : “Vous n’avez pas compris que nous les bernons ?” Ils ont dit cela. Exactement. Wir prellen sie. » (p. 53) 3. La version analysée est celle de la vidéocassette de la collection « Mémoire du cinéma français ». Les répliques de la jeune fille ne sont pas sous-titrées. 4. Nous rappelons la définition que propose Christian Metz du phénomène : « [...] le récit second commence en voix-off de personnage, puis la voix se tait ; on considère communément que ce qu’elle dit est “remplacé”, mis en actes, par les images et les sons » (Metz 1991 : 121).
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Il est évident qu'en choisissant la transvisualisation avec dialogue en allemand comme solution narrative dans cette scène, Melville joue sur une certaine valeur négative inhérente à la langue allemande telle qu'elle est perçue dans la France de l'après-guerre ; de plus, la mimique ainsi que l'intonation, dures et déplaisantes, de la jeune fille renforcent le contenu négatif de ce morceau de discours en langue étrangère. En même temps, cette efficacité évidente de l'usage de l'autre langue met en relief une « faiblesse » de la pratique littéraire de Vercors, qui est en effet une pratique tout à fait courante : la traduction simultanée, sans traces de la langue de départ, annule l'effet de différenciation linguistique en situation de plurilinguisme (la variante 3 du modèle de Sternberg). La langue parlée par les personnages perd sa valeur de facteur de caractérisation culturelle, de véhicule d'un contenu historique5, et la différence entre film et roman est d'autant plus sensible que le conflit entre les deux nations à un moment historique précis constitue le noyau même de l'œuvre en question6. La France et le Maghreb Ce prologue nous a surtout servi à montrer dans quelle mesure une représentation hétérolingue peut donner à un tel film historique une valeur supplémentaire en tant que peinture d'une période ou d'un conflit donnés ; le film de Melville raconte une situation d'oc cupation où les langues sont porteuses de valeurs, de pouvoir, de conflits. Dans le domaine du cinéma francophone, la période de pré sence française au Maghreb (et surtout en Algérie) constitue un domaine de prédilection pour celui qui désire voir les possibilités
5. Dans le film de Melville, une longue séquence en allemand (sous-titrée) nous fait entendre le dialogue entre l’officier et ses collègues à Paris. Il s’agit donc d’une séquence qui ajoute au film une valeur documentaire là où le texte de Vercors nous donne la traduction de l’officier ; on peut dire que le texte de Vercors nous transmet surtout l’indignation et la déception du traducteur qui assume le rôle d’intermédiaire entre les officiers et ses hôtes, alors que la version de Melville nous donne le discours allemand comme un fait linguistique originel. 6. Rappelons que Le silence de la mer est le premier texte publié par le Comité National des Écrivains qui crée sa maison d'édition clandestine, les Éditions de Minuit, en 1942.
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d'une exploitation filmique du comportement langagier en terrain plurilingue référentiel. D'une part, il a été facile de constituer un corpus de films intéressants et relativement bien distribués. Il est vrai que certains de ces films ont été peu vus en France jusqu'à une période assez récente ; cela vaut surtout pour les films traitant de la Guerre d'Algérie, « événement » que la France, dans sa mémoire collective, a encore du mal à aborder. Mais depuis l'avènement de l'ère des DVD, même les films les plus controversés sont disponibles. D'autre part, nous avons été frappé par l'importance étonnante que peut y prendre la question de la langue sur le plan du récit (com préhension versus non-compréhension de l'autre langue, thématisa tion de la question de la langue, etc.). Transposé à l'écran, le grand drame colonial que constituaient les rapports historiques francoalgériens peut difficilement ignorer que la question de la langue est un de ses aspects essentiels. Pour illustrer la diversité des rapports hétérolingues dans la représentation filmique correspondant à une certaine diversité des rapports linguistiques dans les sociétés de référence, nous avons établi le corpus suivant (la chronologie étant celle de la production des films) : – Les oliviers de la justice de James Blue (1962) sur les rapports complexes entre pieds-noirs et musulmans en Algérie vers la fin de la période coloniale ; – La bataille d'Alger de Gillo Pontecorvo (1966) relatant la confrontation entre l'occupant français et le FLN dans la Casbah (le quartier arabe) d'Alger en pleine Guerre d'Algé rie ; – Avoir 20 ans dans les Aurès de René Vautier (1972) qui, dans un style semi-documentaire raconte les déboires d'un groupe de soldats bretons dans une Guerre d'Algérie si loin de chez eux ; – Certaines nouvelles de Jacques Davila (1979) qui illustre l'im portance de la focalisation pour ce qui est des récits sur la colonisation : ici tout est vu du côté des pieds-noirs ; – Indigènes de Rachid Bouchareb (2005) sur la participation de soldats maghrébins à la lutte contre l'occupation allemande pendant le Deuxième Guerre mondiale ;
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– La trahison de Philippe Faucon (2005) qui raconte des épiso des de la Guerre d'Algérie illustrant la position potentielle ment conflictuelle des soldats algériens servant dans l'armée française. Le corpus est constitué de films qui sont tous intéressants pour notre exploration de l'hétérolinguisme du cinéma francophone – par leur mise en langue efficace de la situation coloniale, souvent avec thématisation de la question de la langue. Nous verrons aussi com bien la question de la focalisation est décisive pour la façon dont nous est présentée la mixité linguistique : où est notre point d'écoute ? avec quels individus, avec quel groupe envisageons-nous la situa tion ? Les oliviers de la justice Ces questions sont notamment de première importance pour Les oliviers de la justice (1962) le film de l'États-Unien James Blue d'après le roman éponyme de Jean Pélégri, qui donne la parole aux pieds-noirs aussi bien qu'aux indigènes. Comme Blue et Pélégri avaient l'espoir que les communautés européenne et arabe sauraient mieux vivre ensemble dans la nouvelle Algérie indépendante que dans la colonie française (Blue 1963 : 9), on n'est pas étonné que l'arabe, l'autre langue, occupe une place qualitativement importante dans ce film qui donne en effet la parole aux deux groupes qui se voient comme héritiers du pays. Le film est tourné en Algérie en 1961, dans la plaine de la Miti dja (pour le retour en arrière vers les années 1930) et dans le quar tier de Bab-el-Oued à Alger (pour le segment contemporain). Pélégri insiste sur le côté semi-documentaire du film : tous les acteurs sont des « Algériens » (pieds-noirs et musulmans), et les scènes de ville sont tournées « à l'improviste » ; ils filmaient « ce qui présentait quel que intérêt et en plaçant les interprètes dans le champ, quand [ils avaient] le temps » (Pélégri 1962 : 56). Le film est même doté d'un avertissement au spectateur, annonçant qu'il a été tourné « au milieu des bruits et de l'agitation de la ville », et les nombreux regards des passants vers la caméra attestent d'une démarche documentariste de la part de Blue et de son équipe.
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Le récit filmique présente donc un va-et-vient entre l'époque contemporaine (la fin de la Guerre), où Jean, après une absence de plusieurs années en France, retrouve Alger à cause de la maladie de son père (selon l'avis au spectateur, le film est « l'histoire d'un homme qui, en retrouvant son pays natal, va se décider à y vivre »), et son enfance heureuse comme fils d'un riche vigneron de la Mitidja dans les années 1930. L'autre langue joue un rôle important sur les deux plans. Dans les retours en arrière, on peut observer une coexistence des deux langues correspondant à une cohabitation des deux communautés. Le français est en général la langue de communication entre les deux groupes ethniques de la ferme, mais une résistance forte de la langue arabe est représentée par le personnage d'Embarek, gardien de la tombe du marabout qui est un lieu saint musulman au milieu des vignes, culture imposée par les pieds-noirs. Cependant, il n'y a pas incommunicabilité des deux langues. Lorsque le jeune Jean salue Embarek, il le fait en arabe. Ensuite il parle français et le dialogue entre les deux est bilingue. Et Embarek ne réchigne pas à s'adresser en francais au père de Jean pour le féliciter lorsqu'il a trouvé de l'eau dans les champs : « Bien, M. Michel, tu as trouvé de l'eau. Dieu te protège ! » La thématisation la plus nette de la question des langues revient au père qui, sur son lit de mort, donne aux autres sa leçon de piednoir intégré. Tout en critiquant Louise, l'amie de la famille, pour ne pas avoir fait de véritable effort pour s'approcher de l'autre groupe (« C'est tout juste si elle sait dire “bonjour/bonsoir” en arabe »), il insiste sur l'importance de la langue pour sa propre réussite comme fermier pied-noir : « Quand Boralfa vient me voir, on parle arabe. Si tu ne le parles pas, tu ne peux pas les comprendre. Moi, j'étais toute la journée avec eux. [...] On travaillait dur, mais on se connaissait. C'était comme une grande famille. » Cependant, un épisode dramatique des retours en arrière montre que sa maîtrise de l'arabe et, partant, sa possibilité de s'ap procher de l'autre groupe, a des limites. Lorsque les ouvriers pauvres et affamés descendent de la montagne pour demander du travail, c'est Embarek qui doit intervenir pour les calmer (en arabe non sous-titré pour souligner le clivage).
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Ainsi, le comportement langagier des personnages aussi bien que la thématisation de la question de la langue par le discours du père attestent de l'importance des pratiques langagières comme support du tableau d'époque que constituent les nombreux retours en arrière du film. Dans la partie contemporaine, la confrontation des langues est surtout liée aux promenades de Jean à travers les quartiers arabes. Partout où il va, il est entouré de vocables, de bribes de conversation en arabe. On peut alors se demander s'il comprend, ou bien l'autre langue n'est-elle perçue que comme « bruit » ? Il est impossible d'y répondre, mais comme l'arabe n'est pas sous-titré, la logique de la focalisation nous dit qu'il perçoit la langue comme bruit. Un dialogue préalable avec le père nous a d'ailleurs déjà signalé sa perte partielle de cette autre langue qu'il comprenait dans sa jeunesse : Le père – « Et toi, tu sais encore un peu parler arabe ? – Encore quelques mots... En France, j'ai pas l'occasion. » Le but d'une de ses prome nades est la maison de Saïd, son ami d'enfance. Il y trouve la mère de Saïd qui, heureuse de retrouver Jean, lui parle dans son français fautif, héritage des indigènes analphabètes servant les colons. Cepen dant, il n'y trouve pas Saïd qui est parti « là-bas » (qui a donc rejoint les fellaghas). L'impression générale que nous retenons de notre observation de Jean dans la ville est celle d'un étranger (impression renforcée par la remarque qu'il adresse à son vieux camarade Boralfa : « On n'a plus rien à faire ensemble »), et sa conversion tout à la fin du film (en voix over) risque de nous paraître relever du miracle : « C'était devenu mon pays. » L'hétérolinguisme des Oliviers de la justice représente donc un élément narratif servant comme support de la peinture rurale rela tivement idyllique de la société colonisée des années 1930, ainsi que de celle du paysage urbain, pleine de tension, vers la fin de la guerre où le clivage de la société semble beaucoup plus dramatique, où les deux mondes semblent irrémédiablement séparés (la conversion finale de Jean figurant comme un acte tout à fait individuel s'oppo sant à la marche de l'Histoire7). 7. Aussi Benjamin Stora nous rappelle-t-il que « cruellement, le film sort au moment du départ massif des Européens » (Stora 2004 : 176).
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La bataille d'Alger La relative mixité et l'ambiguïté à propos d'un possible vivre ensemble qu'illustre le comportement langagier des Oliviers de la justice sont absentes de La bataille d'Alger (1966) de Gillo Pontecorvo. Dans le film du réalisateur italien, la séparation des deux mondes est définitive. Le film raconte un épisode dramatique de la guerre d'Algérie, à savoir la neutralisation par les troupes françaises des guérilléros FLN dans la ville d'Alger en 1956-1957. Si La bataille d'Alger est aujourd'hui à considérer comme une œuvre importante dans l'histoire du cinéma, ce n'est pas seulement à cause de ses indéniables qualités filmiques, mais aussi pour les circonstances accompagnant son très difficile accès au marché public. D'abord interdit en France jusqu'en 1970, la distribution normale du film a ensuite été empêchée par des actes d'intimidation de la part de l'extrême droite, en France comme en Italie (voir Mellen 1973 : 16-23). En effet, le film a été si peu connu et si peu apprécié en France que sa projection au Festival de Cannes en 2004, puis sa ressortie en salle, sa diffusion sur Arte et sa sortie en DVD ont pré paré une véritable renaissance du film et déclenché une série d'ar ticles dans des revues de cinéma8. Contrairement aux Oliviers de la justice, la situation linguistique et le comportement langagier ne sont pas thématisés dans La bataille d'Alger, ce qui ne veut pas dire que la distribution des deux langues, le français et l'arabe, n'a pas d'intérêt dans notre optique. Constatons d'abord que celui qui domine ne parle pas la langue du dominé, que celui qui parle la langue du dominant est en position d'attaque, alors que le dominé qui ne parle pas la langue du dominant est en position de faiblesse, de repli. Aucun signe pendant tout le film ne révèle la moindre maîtrise de la langue arabe de la part des Français, militaires ou civils. En conséquence, la communication des soldats français avec la popula tion arabe considérée comme une masse non individualisée se réduit à des ordres, à bousculer les gens, les battre, les chasser. Bien entendu, 8. Voir par exemple Cahiers du cinéma, 593, septembre 2004, Positif, 520, juin 2004, CinéBulles, 22/4, automne 2004. Pour une excellente évaluation du film en tant que document historique ayant eu un grand impact sur le débat public relatif à la Guerre d'Algérie, voir Harries (2007).
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on entrevoit des Arabes bilingues mêlés à la masse des Français, des individus plus ou moins francisés. Mais tout en cherchant à créer un effet quasi documentaire, Pontecorvo ne vise pas à une représen tation mimétique de la société de référence. Ce qui l'intéresse, c'est de peindre une société coupée en deux où le dominant est maître de son espace à lui, et où le dominé se replie dans l'espace qui lui est assigné. Aussi la distribution des langues est-elle surtout territoriale. Le français domine dans la ville européenne, qui est constituée non seulement des cafés et des bars, mais aussi des lieux des déclarations officielles, des conférences de presse, des réunions stratégiques des dirigeants militaires, etc. L'espace de l'autre langue est la partie arabe de la ville, la Casbah aux ruelles étroites où les soldats français ne pénètrent qu'avec hési tation. À travers tout le film, Pontecorvo opère un va-et-vient constant entre les deux espaces, entre les deux langues, entre les deux points de vue. En situation normale, le français occupe donc l'espace euro péen, la ville basse aux boulevards élégants, l'arabe occupe la Casbah, la ville haute aux ruelles étroites et sombres. En situation de crise, comme en 1956-57, il y a sans cesse un dépassement des frontières dont Pontecorvo fait sa matière dramatique. Et il est difficile de comprendre aujourd'hui la forte critique dirigée contre Pontecorvo pour sa partialité. Comme dit Yannick Lemarié dans son excellent article dans Positif en 2004, il s'agit d'un film « éminemment subjec tif », mais c'est parce qu'il permet aux spectateurs de se faire une opinion personnelle : « Plutôt que d'affirmer une position de prin cipe, la caméra explore toutes les possibilités ; elle ne privilégie pas un groupe, mais suit tour à tour les parachutistes (lorsqu'ils descen dent dans la Casbah) et les membres du FLN (quand ils mènent des actions de guérilla). » (Lemarié, 2004 : 72) Le dépassement des frontières se fait dans les deux sens. Nous suivons les Français qui pénètrent dans la Casbah pendant la nuit pour poser leur bombe meurtrière ; et nous accompagnons les trois poseuses de bombe du FLN qui sortent de la Casbah pour attaquer cafés et autres lieux de rassemblement des Français. Or, contraire ment aux Français qui n'ont pas besoin de se déguiser et qui restent muets pendant leur raid dans la Casbah vidée par le couvre-feu, les
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trois femmes doivent se maquiller et s'habiller à la française pour pouvoir passer par les postes de contrôle sans être fouillées ; et leur maîtrise parfaite de la langue française fait partie de leur déguise ment : « Excusez-moi, Monsieur, je peux passer ? » Oui, elle peut passer, grâce, entre autres, à son bilinguisme. Et on peut dire, dans l'optique de notre étude, que le comportement langagier des deux camps, tel que le représente Pontecorvo dans son film, prédit la marche inévitable de l'Histoire : l'Algérie la musulmane ne peut pas devenir l'Algérie la française unilingue, mais elle peut devenir l'Algérie la francophone, plurilingue. Avoir 20 ans dans les Aurès Ce qui fait de La bataille d'Alger ce film « éminemment subjectif » dont parle Yannick Lemarié est donc sa focalisation alternante : nous sommes tantôt avec les Français, tantôt avec les Arabes ; sauf dans quelques cas de dépassement des frontières (attentats, manifesta tions), la pratique langagière est déterminée par la position du locu teur comme focalisateur. Dans Avoir 20 ans dans les Aurès (1972) de René Vautier, la foca lisation est relativement stable. Avec quelques exceptions (sur les quelles nous reviendrons), nous suivons fidèlement un groupe d'ap pelés et de rappelés bretons qui vivent la Guerre d'Algérie comme une chose moralement dégradante. Ces hommes, qui au début sont hostiles à une guerre qui ne les concerne pas vraiment, finissent en commando de chasse, prêts aux pires brutalités. Dans son avis au spectateur, Vautier insiste sur la « véracité » de l'action. Le film est basé sur 800 heures d'interviews enregistrées par le réalisateur ; aussi comporte-t-il beaucoup de mini-récits des soldats, bien des regards dans la caméra – on dirait parfois un journal intime transvisualisé. Vautier déclare avoir voulu, par les témoignages devant la caméra, « refléter l'état d'esprit des appelés ». Notre regard sur l'Autre est donc celui des soldats. L'Autre est muet, il devient de plus en plus un animal – à capturer, à chasser, à brutaliser. Mais dans quelques longues séquences, cette focalisation est abandonnée par un Vautier qui nous laisse entendre des chants berbères sur fond de paysages vides ainsi que sur des plans de femmes et d'enfants en costumes berbères comme s'il voulait nous rappeler
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la réalité qui a été dérangée par la guerre et qui appartient à l'Autre. Deux fois, il nous propose même un fort effet d'opposition entre le chant et l'image : une séquence nous fait voir des blindés parcourant le paysage, une autre montre des cadavres – résultat évident d'un massacre. Cette présence de l'autre langue n'est donc pas due au dialogue, à l'individualité de l'Autre. C'est plutôt un commentaire du narrateur pour nous rappeler qu'il y a toute une civilisation détruite par la guerre. L'Autre reste ainsi non individualisé, jusqu'au moment dra matique de la fuite de Noël et de Youssef. Cependant, dès le moment où Noël se fait déserteur en aidant Youssef le « crucifé » à s'enfuir, le film s'ouvre à l'hétérolinguisme : Youssef devient individu par l'action solidaire de Noël et il commence à parler sa langue. Pendant leur fuite, les deux langues sont donc parlées alterna tivement, mais sans aucun signe de compréhension de la part de l'interlocuteur (puisque Noël est le personnage focalisateur, les répli ques de Youssef, en toute logique, ne sont pas sous-titrés) : « Tu es peut-être un interlocuteur valable, mais je ne comprends rien du tout. [...] Tu parles pas un mot de français ? Français, pas un mot ? » Faute de communication linguistique, les deux hommes se rap prochent l'un de l'autre par d'autre signes, comme par exemple le partage de la boisson et de la nourriture, ou bien l'arme de Noël dont chacun porte une partie sans laquelle l'autre partie n'a aucune valeur. Lorsque le film se termine tragiquement par la mort de Noël (il est tué par méprise par le jeune fils de la famille berbère qui a secouru Youssef, le seul personnage bilingue qui a pu servir de pont entre les langues), on peut constater que l'hétérolinguisme du film de Vautier sert systématiquement à souligner le manque de commu nication entre les groupes ethniques et le rôle d'étrangers des Français. Si Vautier donne une place à l'autre langue dans le film, c'est pour montrer avec évidence combien une rencontre positive avec l'Autre est impossible.
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Certaines nouvelles Lorsque Certaines nouvelles (1979) de Jacques Davila (né en 1941 à Oran) sort finalement en 1979 (il est terminé en 1976 mais connaît d'importants problèmes de distribution), il est remarqué comme un des rares films évoquant la vie des pieds-noirs vers la fin de la colo nisation (en juillet-septembre 1961, près d'Oran) dans une certaine atmosphère quotidienne, juste avant que n'éclate la catastrophe. Comme dans Les oliviers de la justice, le regard est celui d'un jeune homme qui est de retour. Revenu de Paris pour ses vacances d'été, Pierre retrouve ses parents, quelques voisins et une petite amie qui mènent avec autant d'insouciance que possible leur existence entre travail, plage, fêtes, promenades en ville. Ils sont résolument anti-OAS (Organisation armée secrète), et à la fin du film, après avoir reçu des menaces assez claires, le beau-père de Pierre est tué par un commando de l'organisation terroriste au retour de l'aéroport où il a accompagné Pierre qui a pris l'avion pour Paris. Dans notre optique hétérolingue, le film se distingue par son unilinguisme absolu. On nous présente deux maisons voisines devant une belle plage, la mer toujours au fond ; à peine quelques plans montrent l'arrière-pays et on fait deux promenades en ville qui rom pent avec notre sentiment de nous trouver dans un îlot permettant à ce groupe de pieds-noirs de vivre leur vie de Français d'Algérie comme si la fin ne s'approchait pas. Si Les oliviers de la justice nous donne parfois l'impression que Jean est un étranger pénétrant dans un domaine de l'Autre qui est amplement identifié linguistiquement, Certaines nouvelles nous montre des pieds-noirs qui se sentent inno cemment chez eux et pour qui la réalité linguistique arabe ne semble pas exister. À peine semblent-ils s'intéresser au mystérieux hôtel voisin (ou lieu de débauche ?) d'où leur parviennent le soir musique, rires, cris ; ils ne savent même pas qui sont les clients : des Français ou des Arabes ? Cependant, malgré les images idylliques nous rappelant des vacances méditerranéennes (petit déjeuner sur la terrasse face à la mer, repas de soir sous un ciel étoilé), la bande-son est là pour nous dire que le désordre est proche. Dans ce film qui « parle en chucho tant de l'angoisse et de la mort » (Stora 2004 : 178), nos « vacanciers » sont régulièrement confrontés à une réalité trouble qu'ils aimeraient
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négliger : les nouvelles à la radio sur les attentats à Alger, le plastiquage de l'hôtel voisin, des coups de canon et le bruit des moteurs de bateaux qui s'éloignent. La focalisation est partiellement déterminée par la voix over de Pierre avec transvisualisation des événements racontés. Parfois sa voix nous parvient sans que soit matérialisée la situation d'énoncia tion, mais une seule fois, un commentaire long et substantiel est accompagné de plans où nous le voyons attablé en train de tenir son journal. Cependant, dans le film comme un ensemble, il y a focali sation variable dans la mesure où tous les membres du groupe peu vent assumer la fonction de focalisateur indépendamment du récit de Pierre. Les Arabes figurant dans le film sont la femme de ménage Zinia qui est bilingue et donc parfaitement à l'aise en français, un boulan ger qui est abattu sur le trottoir par un tueur de l'OAS, et un homme mystérieux qui fait irruption sur la plage fréquentée par les person nages ; il ne dit mot, ne fait aucun geste signifiant, mais son appari tion insolite en fait un signe inquiétant de cette tension qui est en train de s'accumuler. Cependant, la présence la plus importante de la composante arabe de la situation algérienne est ce commentaire en voix over de Pierre lors de son départ pour Paris : Le chemin de l'aéroport traverse la ville arabe. Nous n'y allons plus depuis longtemps déjà. Quand je suis revenu par bateau un juillet, il y avait plus d'un an que je n'y étais pas passé. Je ne l'ai pas reconnue, encerclée de barbelés, assiégée de soldats en armes, de camions militaires. Les Arabes alignés contre les murs, fouillés, bras en l'air, parqués.
Ce qui nous frappe surtout, c'est l'absence de transvisualisation ; l'image nous montre obstinément un beau paysage côtier, comme si l'autre réalité était une réalité à cacher, à oublier, une réalité qui aurait sonné faux dans ce film « français ». L'absence de la langue arabe dans la bande sonore, ainsi que l'absence du peuple arabe, de la vie quotidienne dans l'image, nous font donc redéfinir le signifié du terme « l'Autre ». Le véritable « autre » dans ce film, ce sont les fanatiques de l'OAS, ceux qui affi chent leur slogan en ville : « Tous français de Dunquerque à Taman rasset ! » et qui laissent une note que Jean trouve sur son bureau au
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lycée où il enseigne : « L'OAS vaincra... ! Les traîtres mourront ! » Jean doit mourir parce qu'il est « pour les Arabes » comme dit la petite amie de Pierre, et l'isolement des siens est illustré par sa réplique vers la fin du film : « Il n'y a presque plus personne à qui parler. » L'absence totale d'une réalité hétérolingue dans le film illustre le piège dans lequel sont tombés les intellectuels libéraux et pro-arabes que sont les parents de Pierre. Ils sont « pour les Arabes », mais Certaines nouvelles ne propose aucune stratégie pour réaliser un projet de coexistence. Jean, le beau-père de Pierre, en est d'ailleurs convaincu : « Ce pays est perdu pour nous depuis longtemps » ; aussi Pierre notet-il dans son journal : « Ils dressent autour d'eux des barrières épaisses. » Contrairement à Jean dans Les Oliviers de la justice, il ne croit pas à un avenir possible avec les Autres : « Il me tarde d'être à Paris. » Certaines nouvelles est, dans le cadre de notre corpus, un film qui illustre jusqu'où peut aller la ségrégation linguistique dans la représentation filmique : une représentation à 100 % unilingue cor respond à une société de référence bilingue ; le manque de corres pondance entre les deux est dû à une focalisation qui nous fait strictement concevoir le monde comme le font les personnages : il s'agit d'une « vision avec » extrêmement efficace. Indigènes Le film de Rachid Bouchareb (2005) a connu une brillante carrière en tant que film, et dans la mesure où il raconte l'histoire de l'injustice commise par l'État français qui refusa longtemps de reconnaître la vraie valeur de la participation des soldats africains à la libération de la France en 1943-1944, Indigènes a aussi eu un très fort impact comme document. L'histoire est celle d'un groupe de soldats algériens qui, pour des raisons différentes, se laissent recruter pour une armée d'« indi gènes » dont le but est de participer à la libération de « la patrie ». Ce qui est surtout intéressant dans notre optique est de voir comment Bouchareb se sert d'effets hétérolingues pour renforcer le récit de ces hommes à la double appartenance franco-maghrébine. L'alternance entre une langue indigène (arabe ou berbère) et le français caractérise le film du début à la fin, indépendamment du lieu de l'action (Italie, Provence, Vosges) et indépendamment du
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progrès de certains pour ce qui est de leur maîtrise du français. Si toute la séquence de recrutement se passe en arabe, entre Arabes, on arrive bientôt à la première occurrence du français qui est un ordre donné sur le terrain d'entraînement : « À gauche... Gauche ! ». Désormais, on voit s'établir une alternance systématique qui va carac tériser tout le film et qui lui donne une grande force de conviction dans sa peinture de la vie des soldats algériens luttant pour libérer le pays colonisateur : l'arabe nous entraîne vers un espace de l'inti mité, de la familiarité, des confidences, mais aussi vers celui de la spontanéité et des grandes passions ; l'usage du français caractérise des scènes à prédominance officielle, des scènes de confrontation avec le pouvoir, mais aussi des scènes entre Arabes où ceux-ci déci dent de jouer le jeu patriotique, ou bien des scènes de rencontre avec la population française où un français fautif sert de marqueur d'indigénité : (Saïd aux filles admiratrices à Marseille) « Tous l'Alle magne ils sont morts », (Messaoud à la fille qui l'a accueilli) « Tu attends moi ? » Voici quelques exemples propres à illustrer l'usage alternant des langues dans le film. La séquence du combat pour l'égalité du droit à manger des tomates (réservées jusque-là aux Blancs) se passe entiè rement en français, malgré la forte hargne d'Abdelkader, le caporal lettré, et celle des autres soldats (ce qui aurait pu motiver l'usage passionnel de la langue maternelle). Le comportement langagier des soldats indigènes est, d'une part, motivé par le fait que c'est une lutte qui se fait au nom des valeurs de la République ; d'autre part, le français est sans aucune doute leur seule langue commune, puisqu'il n'y a pas que des indigènes maghrébins, mais aussi des noirs parmi les soldats. Aussi la séquence se termine-t-elle par une Marseillaise chantée à l'unisson par tous les soldats pour fêter leur victoire dans « la guerre des tomates ». Nous avons noté une seule occurrence de thématisation de la question de la langue dans le film : Saïd s'adresse à Martinez, le sergent pied-noir, en arabe : « Le pays te manque ? La famille ? » Celui-ci lui répond en français : « Pourquoi tu me parles en arabe ? » Nous comprenons par la suite que c'est pour établir un rapport « privé » entre sergent et soldat, car Saïd y répond en lui faisant part de son désir d'aller en permission voir sa mère.
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Après le moment dramatique où ils sont tombés dans un piège allemand dans les Vosges et ont perdu cinq des leurs, il y a un mélange d'arabe et de français. La douleur, les émotions s'expriment en arabe, mais soudain Abdelkader leur rappelle en français où ils en sont militairement : « On va en Alsace parce que c'est notre devoir ! » Et ensuite il y a un code switching révélateur de la méthode de Bouchareb quand Abdelkader s'adresse à Yassir qui vient de perdre son frère : (en français) « On va jusqu'au bout ! (en arabe) Ton frère ne sera pas mort pour rien. » Et tout de suite après en arabe à Saïd : « Ratrappe le mulet ! » Le discours officiel, idéologique se mêle au discours privé, confidentiel, le caporal étant celui qui porte la responsabilité de leur mission après qu'une mine a mis Martinez hors d'état de commander ; le caporal indigène est donc désormais un représentant de la France aussi bien que des soldats indigènes. On peut dire que le comportement hétérolingue des personna ges d'Indigènes est un des marqueurs principaux du conflit évoqué par le film : les soldats indigènes sont en même temps différents et pareils. Ils son différents par leur statut de colonisés, ils sont pareils par le « droit » que leur donne le colonisateur de participer à sa guerre de libération ; ils sont différents dans leur individualité, ils sont pareils dans leur participation au projet collectif qu'est la guerre. L'alternance des langues est un des outils dont s'est servi Bouchareb pour structurer le drame de ces individus entre-deux-pays. La trahison Dans La trahison (2005) la question de la langue est omnipré sente. Qui parle quelle langue, avec qui et devant qui, dans quelle situation ? Philippe Faucon (Français né au Maroc marié à une Algé rienne) fait preuve d'une profonde connaissance des possibilités qu'offre une pratique hétérolingue dans cette chronique de deux semaines passées dans un poste de l'armée française dans une région isolée en Algérie au printemps 19609.
9. Connaissance dont il a déjà fait preuve dans Samia (2001), récit en français et en arabe de la vie d'une famille musulmane dans la banlieue marseillaise, et dont il fera preuve dans le film suivant, Dans la vie (2007), film sur le couple étrange que constituent une Juive infirme et son infirmière musulmane.
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Le jeune lieutenant Roque commande une unité de l'armée composée d'une majorité de FSE (Français de souche européenne) et une minorité de FSNA (Français de souche nord-africaine). Ces derniers sont des Algériens de nationalité coloniale française qui constituaient une partie importante de l'armée, surtout à partir de 1957 où la France a connu de graves problèmes de recrutement pour la guerre d'Algérie10. Avec les deux Harkis du détachement, les quatre FSNA sont les seuls bilingues sur place ; ils jouent donc un rôle crucial entre FSE unilingues français et villageois pour la plupart unilingues arabes (éventuellement aussi les fellaghas rencontrés lors d'engagements dans le djebel, nous n'avons pas de renseignements certains sur leurs capacités linguistiques). Parmi les quatre FSNA, Taïeb est désigné comme l'interprète de Roque auprès de la population civile ; c'est entre eux que va se jouer le drame de la « trahison ». Les Français ont donc le pouvoir dans ce coin isolé de l'Algérie occupée, mais ils sont loin de maîtriser la situation. La dépendance d'interprètes musulmans exprime à plusieurs reprises ce manque de contrôle ; de plus, un grand nombre de scènes tournées dans le noir quasi absolu du village labyrinthique (qu'est-ce qui se passe ? qui va là ?) symbolise leur insécurité, comme le font aussi les barbelés qui séparent le détachement et le village. Le film porte à l'écran le récit autobiographique éponyme de Claude Sales qui a commandé une unité comme celle du film. Cepen dant, en accord avec Sales, Faucon à modifié considérablement la focalisation. Alors que le récit ne nous donne que la vision d'un Sales qui essaie de deviner l'état d'esprit des autres (y compris et surtout des FSNA11), le film nous donne à voir plusieurs scènes où nous entrons dans l'intimité des soldats d'origine nord-africaine, des scènes en arabe sous-titré qui nous permettent donc de nous situer non seulement avec les Français dont nous sommes supposés comprendre ��. Pour des détails, voir Thénault (2005 : 108-109). Ces soldats « ni tout à fait français, ni tout à fait algériens » (Sales 1999 : 12), constituent 31 % des appelés en 1958. ��. « J’observe [Taïeb] avec attention à la fois pour comprendre, pour essayer de saisir dans une attitude, un geste, un regard, la clef qui m’ouvrira son secret, et aussi par réflexe, par instinct, pour qu’il ne me prenne en... traître. » (Sales 1999 : 39)
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la langue, mais aussi avec les Arabes. C'est ainsi que nous voyons des scènes où les soldats arabes fraternisent avec les villageois (scènes sous-titrées, donc nous situant avec eux et en excluant les Français), nous observons de longues confidences en arabe entre Arabes (ils vivent dans un dortoir séparé des Français)12. Le travail routinier des quatre FSNA est illustré par les scéances de photos (pour la carte d'identité) et par la visite médicale où le médecin FSE dépend totalement de son FSNA (Taïeb) pour bien soigner les malades. Cette pratique hétérolingue « normale » n'est pas conflictuelle. Les FSNA participent à l'action humanitaire du colonisateur ou bien ils font un travail purement administratif. Mais en même temps se prépare le dénouement dramatique du film, et l'indice qui nous permet de prévoir ce dénouement est la fausse traduction faite par Taïeb. La première occurrence d'une fausse traduction de sa part (une « traduction-trahison ») se produit lorsqu'il fraternise avec un villageois (en arabe sous-titré) : « Ta place n'est pas chez eux. On passera toujours après eux. Ils vous trom pent ! » Roque vient en patrouille interrompre la conversation et lui demande ce que l'homme voulait : « Il cherche du travail et il n'en trouve pas. » Un peu plus tard, nous observons Taïeb en dia logue confidentiel avec une petite fille : « Dis à ton père que je ne viendrai pas ce soir » ; à Roque, qui lui demande ce qui se passe, il dit qu'il a demandé à la fille de rentrer chez elle. Entre ces scènes de traduction-trahison où nous avons une impression nette d'un Taïeb en train de glisser vers une identification de plus en plus évidente avec la cause algérienne, il y a la scène de l'exposition des cadavres des fellaghas tués. Une villageoise s'approche de Taïeb (en arabe sous-titré) : « Que fais-tu avec eux ? Regarde tes frères algériens morts ! Ils se battent pour libérer leur pays ! [...] Pour eux, un Algérien ne vaut rien ! »
��. Un autre film récent, Mon colonel de Laurent Herbiet (2006), est aussi, pour la majeure partie du film, basé sur le journal d'un sous-officier français. Mais dans ce film remarquable, la transvisualisation est un produit pur du journal ; nous suivons donc fidèlement le jeune Français pour qui l'Autre reste une entité muette, inconnue, parfois menaçante, parfois souffrante. Ce qui justifie cette focalisation non variable est surtout le fait que l'action principale du film se situe dans les rapports troubles qui s'établissent entre le sous-lieutenant et son colonel, et non pas les rapports entre colonisateurs et colonisés.
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Le procédé combiné d'une focalisation variable et d'un soustitrage qui nous laisse comprendre tout ce qui est dit en arabe nous permet donc d'observer ce lent glissement qui se fait chez les quatre FSNA d'un sentiment de solidarité avec leur nationalité coloniale vers une solidarité avec la cause des indépendantistes. Les soldats français observent en principe la même chose (« Même devant nous, ils ne se gênent même plus de parler tout en arabe »13), mais sans atteindre à notre compréhension des choses. Roque prend finalement, lui aussi, connaissance de la « trahison » lorsque le service de renseignement de l'armée lui signale qu'un attentat se prépare contre sa personne où seraient impliqués ses quatres FSNA. À ce moment de l'action, le film comporte une réfé rence historique importante au discours de de Gaulle proclamant qu'il n'y aura en Algérie que « des Français à part entière » (rencon tre entre Roque et Taïeb)14. C'est cette inclusion du spectateur dans la conscience de l'Autre et la privation des Français de la même connaissance qui constitue l'originalité du film de Faucon dans l'optique de cette étude. Par sa stratégie hétérolingue et son option pour le sous-titrage complet du dialogue en arabe, Faucon nous donne la possibilité de voir le bienfondé historique de la « trahison ». L'espace où se situe l'action du film est occupé par deux populations distinctes ; l'une y appartient par sa culture et par sa langue alors que l'autre reste un élément étranger. En faisant de nous des spectateurs omniscients, Faucon nous permet de voir dans cette histoire une complexité qui échappe à tous les acteurs du drame. *** Dans ce chapitre sur l'hétérolinguisme comme composante importante d'un tableau historique, nous avons d'abord présenté en prologue un film illustrant la force du cinéma par rapport à une littérature obligée de simplifier la représentation d'une situation linguistique complexe. ��. « Nos hommes discutent beaucoup entre eux en arabe. Évidemment, on ne comprend rien. Et les Européens commencent à se méfier. » (Sales 1999 : 34-35) ��. Taïeb – « On répète, me disait un jour un musulman, que désormais nous sommes des Français à part entière. Je veux bien. Mais peut-être d’abord faudrait-il nous considérer comme des hommes à part entière. » (Sales 1999 : 60)
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Notre corpus hétérogène de films sur les rapports historiques conflictuels entre la France et l'Algérie a illustré une grande variété de rapports entre les langues. Certaines nouvelles se distingue par le fait qu'il opère une exclusion totale de l'autre langue de la bande-son dans sa peinture d'un groupe de pieds-noirs vivant leurs derniers jours heureux en Algérie dans un isolement splendide où ils tentent d'ignorer le conflit qui ne fait que s'aggraver. Dans le film de Davila, c'est l'absence d'hétérolinguisme qui devient signifiante. Contrairement à Certaines nouvelles, la plupart des films mettent en langue le conflit franco-algérien. La mise en langue dans La bataille d'Alger est le constat d'un clivage irrémédiable ; à part la transgression clandestine des poseuses de bombes, les langues restent confinées dans des espaces séparés. Le même clivage se fait voir dans Avoir 20 ans dans les Aurès et La trahison. Mais dans les deux films, des transgressions linguistiques illustrent le dynamisme poten tiel du conflit ; dans le premier film, la fuite du couple linguistique ment mixte est une tentative désespérée de sortir de l'opposition figée entre les deux peuples en conflit ; dans le second, le bilinguisme et l'ambiguïté de l'identification culturelle des quatre FSNA montrent la fragilité de la position du colonisateur. Les transgressions dans Les oliviers de la justice sont d'un autre ordre. Illustrant une phase plutôt idyllique de la colonisation dans les retours en arrière des années 1930, elles relèvent dans la partie contemporaine de l'utopique : la foi de Blue et de Pélégri en une coexistence des deux peuples dans une Algérie indépendante. Finalement, l'hétérolinguisme d'Indigènes témoigne de la situa tion ambiguë (qui rappelle celle des FSNA de La trahison) des soldats algériens recrutés pour aider l'armée française à libérer la France de l'occupation allemande.
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En écrivant cet ouvrage, nous avons voulu attirer l'attention de nos lecteurs sur un phénomène trop souvent négligé dans la critique et la théorie cinématographiques, à savoir la fonction et l'importance que peut avoir la langue parlée par les personnages. Longtemps, les auteurs et les producteurs de cinéma ont eu une conception littéraire, voire théâtrale, du comportement langagier : la langue n'était pas considérée comme porteuse d'un contenu historique ou culturel précis, elle était plutôt traitée dans l'optique du public récepteur (simplification langagière, multiple language versions, doublage, etc.). Ce que disait un personnage importait beaucoup plus que la langue dans laquelle il le disait. Or, à partir d'une certaine époque (années 1950 et surtout 1960), critiques (Martin, Laffay, Gryzik) aussi bien que cinéastes (des Québécois soucieux de mettre en langue l'opposition français/ anglais, Sembène) commencèrent à considérer la langue parlée par les personnages comme partie intégrante du réalisme cinémato graphique. Tout en élaborant l'esquisse d'une théorie (largement inspirée par les travaux de Rainier Grutman sur l'hétérolinguisme littéraire), nous avons voulu explorer un corpus filmique francophone com portant une représentation langagière de la rencontre du français avec une ou plusieurs autres langues dans la société de référence du film en question.
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Cependant, faire une étude quantitative en faisant l'inventaire des langues parlées et des rencontres linguistiques réalisées dans un aussi grand nombre de films que possible dans le domaine francophone nous a semblé peu intéressant. Nous avons choisi de faire une étude qui se situe à la frontière des études qualitatives et quantitatives en nous concentrant sur trois aires du cinéma fran cophone connaissant une pratique hétérolingue répandue, à savoir le cinéma québécois (assurant une représentation de la rencontre du français avec l'anglais et d'autres langues importantes de la société québécoise), le cinéma de l'Afrique subsaharienne dite francophone (témoignant à des degrés divers de l'importance de la langue du colonisateur dans un cinéma qui se veut une repré sentation réaliste de la société), et un certain nombre de films sur les rapports conflictuels France-Maghreb, surtout des films traitant de la guerre d'Algérie1. En établissant notre corpus, nous avons surtout retenu deux critères : les films ont été choisis selon leur pertinence pour la repré sentation d'une confrontation des langues porteuse d'un contenu historique et culturel précis ; et par ailleurs, les films qui nous ont intéressé le plus ont réalisé une mise en langue compositionnelle (voir Grutman 2002 : 339) de la mixité linguistique de la société de référence. Les cinéastes en question ont profité de la représentation hétérolingue pour porter un jugement, pour nous donner leur vision particulière de la société en question. En nous présentant le joueur de hockey Maurice Richard dans un monde de hockey où l'anglais règne comme langue de communication, Charles Binamé nous a donné, sous forme de fresque historique, sa vision particulière du Québec juste avant la Révolution tranquille ; Ousmane Sembène nous a livré, avec un film comme Xala, un tableau critique du néo colonialisme dans les anciennes colonies françaises d'Afrique, néo colonialisme intimement lié à l'usage et à la maîtrise de la langue de l'ancien colonisateur ; et Philippe Faucon nous a donné, avec La 1. Les dimensions que nous nous sommes fixées pour cet ouvrage ne nous ont pas permis d’y inclure des domaines intéressants comme le Maghreb après 1960 ou le cinéma de l’immigration en France. Pour avoir une idée de l’intérêt que peut avoir ce dernier dans une optique hétérolingue, voir la présentation que donne David-Alexandre Wagner du comportement langagier des personnages dans les films de banlieue dans Sanaker et Wagner (2009).
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trahison, un tableau convaincant de l'importance que peut prendre au cinéma une mise en langue réfléchie et intelligente d'un conflit classique entre colonisateur et colonisé. En faisant nôtre l'idée de Laurent Cantet à propos de son film Vers le sud – « Le choix de la langue peut être aussi signifiant que le discours qu'elle véhicule » (citation en épigraphe) –, nous avons plaidé pour un cinéma qui privilégie souvent un comportement langagier hétérogène des personnages, tout en risquant de produire un dialogue qui importe davantage par sa qualité opaque d'objet sonore, que par sa transparence conceptuelle. Le succès d'auteurs comme Robert Lepage et Jim Jarmusch auprès d'un public assez vaste atteste de la fascination que peuvent excercer sur nous les autres langues, souvent peu comprises, réduites à leur musicalité. Dans le chapitre d'introduction, nous avons vu Leonard Forster, en 1970, à propos d'une remarque sur la Grande illusion de Renoir, prédire un bel avenir au film hétérolingue. Notre étude a pu consta ter qu'il avait raison. La meilleure preuve en est d'ailleurs probable ment à trouver du côté du cinéma états-unien, longtemps peu res pectueux des autres langues. Nous pensons que le succès de films comme Lost in translation de Sofia Coppola (2003) et The three burials of Melquiades Estrada de Tommy Lee Jones (2005) ne s'est pas produit malgré leur pratique hétérolingue, mais plutôt grâce à celle-ci. Comme le protagoniste de De battre mon cœur s'est arrêté en face de son professeur de piano, et comme Clint Eastwood devant le japonais de son film Lettres de Iwo Jima (voir citation en épigraphe), nous avons une curiosité, une fascination devant l'autre langue. Le public moderne est décidément porté sur l'altérité au cinéma.
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Sembène, Ousmane (1963). Borom Sarret. Sembène, Ousmane (1965). Niaye. Sembène, Ousmane (1966). La Noire de... Sembène, Ousmane (1968). Le mandat / Manda bi. Sembène, Ousmane (1971). Emitaï. Sembène, Ousmane (1974). Xala. Sembène, Ousmane (1977). Ceddo. Sembène, Ousmane (1988). Camp de Thiaroye. Sembène, Ousmane (1992). Guelwaar. Sembène, Ousmane (1999). Faat Kiné. Sembène, Ousmane (2004). Moodaalé. Sissako, Abderrahmane (1998). La vie sur terre. Sissako, Abderrahmane (2002). Heremakono (En attendant le bonheur). Sissoko, Cheick Oumar (1986). Nyamanton (La leçon des ordures). Sissoko, Cheick Oumar (1989). Finzan. Skolimowski, Jerzy (1982). Moonlightning. Smith, John N. (1986). Sitting in limbo. Smith, John N. (1987). Train of dreams. Spielberg, Steven (1993). Schindler's list. Tana, Paul (1985). Caffè Italia. Tana, Paul (1992). La Sarrasine. Tanner, Alain (1974). Le milieu du monde. Tanner, Alain (1982). Dans la ville blanche. Tanner, Alain (1985). No man's land. Tanner, Alain (1987). La vallée fantôme. Tanner, Alain (1987). Une flamme dans mon cœur. Tanner, Alain (1991). L'homme qui a perdu son ombre. Tanner, Alain (1993). Le journal de Lady M. Touré, Moussa (1991). Toubab-bi. Traoré, Falaba Issa (1980). An bè nò don (Nous sommes tous coupables). Vallée, Jean-Marc (2005). C.R.A.Z.Y.
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Filmographie
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Vautier, René (1972). Avoir 20 ans dans les Aurès. Visconti, Luchino (1971). Mort à Venise (Morte a Venezia). Yameogo, S. Pierre (1987). Dunia. Yameogo, S. Pierre (1992). Wendemi (L'enfant du bon Dieu). Yameogo, S. Pierre (1996). Laafi (Tout va bien).
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JOHN KRISTIAN SANAKER
Abonnez-vous à INFO-PUL ISBN 978-2-7637-9048-0
La francophonie est, partout dans le monde, caractérisée par le contact du français avec d’autres langues. Cet ouvrage présente un aspect particulier de cette rencontre des langues, à savoir la mixité langagière du cinéma francophone. À partir de l’analyse d’un corpus de plus de cent films, nous nous proposons de montrer comment cet hétérolinguisme cinématographique est propre à véhiculer un contenu historique et culturel riche en significations. Une attention particulière est portée à la confrontation entre le francais et l’anglais au Québec, à la fonction de la langue de l’ancien colonisateur face aux langues africaines en Afrique subsharienne après les indépendances, et au rapport entre le français et l’arabe dans des films de fiction sur la guerre d’Algérie. John Kristian Sanaker est professeur de littérature française à l’Université de Bergen en Norvège. Il est l’auteur d’études sur le dialogue au théâtre (Molière, Marivaux) ainsi que sur le dialogue et la voix hors champ au cinéma.
JOHN KRISTIAN SANAKER Québec, Afrique subsaharienne, France - Maghreb
Québec, Afrique subsaharienne, France - Maghreb
Québec, Afrique subsaharienne, France – Maghreb
La rencontre des langues dans le cinéma francophone :
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La rencontre des langues dans le cinéma francophone : Québec, Afrique subsaharienne, France – Maghreb
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Linguistique
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