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French Pages 173 [180] Year 2003
Linguistische Arbeiten
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Herausgegeben von Hans Altmann, Peter Blumenthal, Hans Jürgen Heringer, Ingo Plag, Beatrice Primus und Richard Wiese
La cognition dans le temps Études cognitives dans le champ historique des langues et des textes Édité par Peter Blumenthal et Jean-Emmanuel Tyvaert
Max Niemeyer Verlag Tübingen 2003
Bibliografische Information der Deutschen Bibliothek Die Deutsche Bibliothek verzeichnet diese Publikation in der Deutschen Nationalbibliografie; detaillierte bibliografische Daten sind im Internet über http://dnb.ddb.de abrufbar. ISBN 3-484-30476-6
ISSN 0344-6727
© Max Niemeyer Verlag G m b H , Tübingen 2003 http: //www. niemeyer. de Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Printed in Germany. Gedruckt auf alterungsbeständigem Papier. Druck: Hanf Buch- und Mediendruck G m b H , Pfungstadt Einband: Industriebuchbinderei Nädele, Nehren
Table des matières
Peter Blumenthal/'Jean-Emmanuel Présentation
Tyvaert
Martin G. Becker L'évolution cognitive et le principe « figure/ground » dans l'organisation textuelle l'exemple des chroniques
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Peter Blumenthal Histoire cognitive d'un verbe 'mental' : comprendre
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Ekkehard Eggs Processus inférentiels et tropiques : construction et changement de sens
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Zlatka Guentchéva Entre : préposition et préfixe
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Michael Herslund Le pluriel de l'article indéfini en ancien français
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Peter Koch Qu'est-ce que le cognitif ?
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Claude Muller Naissance et évolution des constructions clivées en « c'est...que... » : de la focalisation sur l'objet concret à la focalisation fonctionnelle
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Mireille Piot L'expression de la « cause », de la « finalité » et de la « conséquence » en français, espagnol et italien : les conjonctions pour et leurs équivalents, en synchronie et diachronie
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Charlotte Schapira À la recherche du référent : la sémantique du proverbe
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Lene Schosler Le rôle de la valence pour une classification sémantique des verbes
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Jean-Emmanuel Tyvaert Une tentative d'unification de la diversité adverbiale.
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Présentation
Entreprendre une réflexion linguistique délibérément historique mais d'esprit cognitif, comme le prétend le présent volume, constitue une gageure qui appelle un certain nombre de commentaires préalables ayant pour but de justifier ce qui pourrait sembler relever du mélange des genres. En effet, toute entreprise se déclarant d'obédience cognitive revendique généralement (et ce, presque nécessairement, semble-t-il) une dimension universelle, trans-linguistique et trans-historique, du simple fait qu'elle se considère comme enracinée dans des procédures mentales partagées par tous les sujets de l'espèce à travers l'espace et le temps, en dépit de la variété, habituellement considérée alors comme seconde, de leurs cultures et plus encore des expressions de ces cultures. C'est dire que la variation historique serait d'entrée mise hors jeu dès qu'on prétend pratiquer une approche cognitive. On admettra cependant que les homologies rapprochant ontogenèse et phylogenèse attirent l'attention sur le fait que le déploiement des langues dans le temps, aussi bien dans celui de l'histoire des formes linguistiques que dans celui des traitements des contenus assurés par ces formes linguistiques, devrait induire la reconnaissance d'une certaine dimension cognitive au niveau de la conscience de la langue et de la conscience des représentations qu'elle autorise. On sait bien que les langues, comme tout phénomène essentiellement humain, ont partie liée avec l'histoire et on conviendra que ces liaisons engagent à la fois les langues entendues comme systèmes (pouvant évoluer de manière autonome à leur rythme propre, en moyenne sur la longue durée1) et les langues entendues comme institutions sociales (se pliant aux inflexions des représentations et des corrections d'usage), ces deux appréhensions de l'objet de la linguistique étant en fait indissociables, même si elles restent distinctes.2 On peut alors considérer, en première approximation, que l'histoire individuelle et sociale agit à terme sur le système par projection des évolutions des conventions linguistiques, d'ordre phonologique, morphologique et syntaxique. Une stabilité d'ordre cognitif doit alors être recherchée derrière la variation linguistique comme elle commence à l'être derrière la diversité des langues enfin prise en compte.3 On doit aussi s'interroger, sans être obligé de croire qu'il y a là modernité exclusive, sur le rapport entre les langues et la faculté de pensée, rapport qui se révèle aujourd'hui être beaucoup plus subtil que le serait l'institution d'une prétendue relation de dépendance à sens unique du type défendu par l'école cognitiviste.4 La faculté de pensée engageant elle1
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Mounin, Georges (1971) : Clefs pour la linguistique. - Paris : Seghers, 76-86 : La langue et la réalité non linguistique et Hagège, Claude (1985) : L'homme de paroles. - Paris : Fayard, 64-67 : La recherche des universaux. Coseriu, Eugenio (1969) : « Sistema, norma e 'parola' », in : Studi linguistici in onore di Vittore Pisani. - Brescia : Paideia Editrice, 235-253. Fuchs, Catherine (2001/2): « L e s langues entre universalisme et relativisme», in: Sciences Humaines hors série n°35. Kail, Michèle (2000) : « Acquisition syntaxique et diversité linguistique », in : Kail, M./Fayol, M. (éds.) : L'acquisition du langage : 2. Le langage en développement au-delà de trois ans. - Paris : PUF, 9-44.
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Présentation
même à la fois le développement interne des capacités psychiques et la capitalisation en mémoire des actions-réactions dans l'expérience qu'est l'existence, il nous faut la considérer comme étant en développement à la fois au niveau des opérations que les langues stabilisent en leur donnant une expression, et au niveau des productions d'ordre textuel qu'elles sous-tendent. Le fait que, par exemple, les textes ne soient que rarement étalonnables en termes de compte-rendu d'expériences, mais semblent s'organiser, dans le temps même de l'exercice d'écriture, surtout selon des canons propres à l'ordre linguistique, suffit, nous semble-t-il, à justifier une approche des langues et des productions textuelles qui soit à la fois une approche cognitive et une approche historique. Nous savons tous à quel point une langue, même dotée d'une expression recodée sous le mode de l'écrit, peut évoluer sur un millénaire, et à quel point des représentations linguistiques peuvent évoluer en un siècle. Il semble souvent n'y avoir, à première vue, aucun rapport autre que celui de la filiation historique entre états de langue, aussi bien du point de vue lexical (combinant phonologie et morphologie) que du point de vue grammatical (combinant morphologie et syntaxe), et indépendance quasi totale entre représentations formulées dans ces divers états de langue. Mais dans la mesure où l'on désire échapper aux apories du nativisme, qui fige les langues en leurs plus profonds ressorts, il est indispensable de s'intéresser à l'évolution des formes (inévitablement sur la longue durée) et à l'évolution des contenus (sur une durée qui peut être beaucoup plus brève) examinés non pas pour eux-mêmes - ce qui relève d'un autre programme de réflexion - mais dans leur rapport avec l'évolution des formes linguistiques5 qui permettent leur formulation. Il y a là un champ exploratoire largement ouvert dans lequel il nous est apparu intéressant de s'aventurer. Nous avons déjà dit qu'on ne saurait atteindre dans la réalisation de ce programme l'absolue nouveauté. Les penseurs des Lumières, en élaborant et en discutant par exemple le sensualisme, (malheureusement sans accorder grande attention aux langues, au-delà de courtes interrogations sur le lexique des idées simples6, sauf exception notable7), étaient déjà familiers de ces interrogations, conduites en concomitance avec les premières interrogations scientifiques sur les langues, des Grammaires Générales passablement totalitaires aux questions plus incisives et réfléchies des synonymistes.8 Elles ne faisaient qu'initialiser, sans en percevoir la portée, une reformulation des questions profondes de la philosophie première, entendue dans sa veine occidentale, sans oublier que ces questions sont nées de la méditation sur la langue et sur ses usages. C'est dire qu'il serait bienvenu de situer les éléments de réflexions qui constituent le présent volume dans une perspective qui doit remonter au moins au XVIIe siècle en citant par exemple Leibniz ou Kant, afin 5
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Par exemple dans le changement sémantique repérable dans les ajustements lexicaux ; cf. Meillet, Antoine (1905/6) : « Comment les mots changent de sens », l'Année sociologique ; article repris dans Linguistique historique et linguistique générale (1948). - Paris : Champion, 230-271. Vienne, Jean-Michel (1994) : « Locke », in : Jaffro, L./Labrune, M. (s.l.d.) : Gradus philosophique (un répertoire d'introductions méthodiques à la lecture des œuvres). - Paris: GarnierFlammarion, 413-428. Trotignon, Pierre (1998) : « Condillac », in : Dictionnaire des philosophes. - Paris : Encyclopaedia Universalis/Albin Michel, 373-375. Abbé Girard (1718) : Traité de la justesse de la langue française, ou les différentes significations des mots qui passent pour synonymes. - Paris : d'Houry.
Peter Blumenthal, Jean-Emmanuel
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d'évoquer, avec le recul nécessaire, diverses permanences structurantes qui sont alors manifestes. Ce retour aux sources n'a rien de foncièrement original, puisque certaines contributions actuelles au débat le pratiquent avec autorité. Umberto Eco a relevé le retour du cognitivisme à Kant, en particulier au concept kantien de « schématisme ». L'auteur de Kant e l'ornitorinco, sémiologue et historiographe de l'épistémologie occidentale des derniers siècles, insiste sur la permanence de cette idée, présente sous diverses formes dans les sciences cognitives contemporaines - même si celles-ci ignorano questa filiazione.9 Les termes de 'schéma' ainsi que celui, souvent plus ou moins synonyme, de 'modèle mental', ne manquent dans aucune introduction à la linguistique cognitive, étant entendu que l'affinité avec le 'schématisme' de la philosophie va bien au-delà de la pure homophonie ou de l'identité étymologique des termes. La même notion, certes d'inspiration kantienne, mais sans relent transcendantal, joue un rôle important chez Nietzsche : le schéma, lié au concept du signe et à sa capacité d'abréger et de simplifier ce qui est infiniment complexe, permet le filtrage indispensable, et dès lors l'appréhension, d'une réalité chaotique par sa diversité. 10 Que disent d'autre les cogniti vistes actuels, psychologues ou linguistes ? Ces thèses ne seraient probablement pas démenties par un linguiste comme G. Lakoff, qui présente la principale idée d'un de ses livres les plus connus ainsi : The main thesis of this book is that we organize our knowledge by means of structures called idealized cognitive models, or ICMs, and that category structures and prototype effects are byproducts of that organization.11
Schémas et modèles, le lecteur s'en rendra compte, jouent un rôle certain dans plusieurs contributions du présent tome. Toutefois, convenons avec Eco (1997 : 104) que la définition exacte de ces entités laisse parfois à désirer dans le cognitivisme contemporain, qui y voit volontiers des structures « universelles », indépendantes des données de telle langue particulière. Ces schémas sont-ils susceptibles d'évoluer au cours du temps, en dépit de telles considérations universalistes ? Tout un pan de la philosophie du XIX e siècle finissant répond de manière positive à cette question. De nouvelles formes de schématisation qui prévalent dans l'interprétation du monde, typiques d'une certaine époque, pourraient en effet conditionner de nouvelles formes d'expression langagière - idée qui n'est pas
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Eco, Umberto (1997) : Kant e l'ornitorinco. - Milano : Bompiani, 103 ; cf. loc. cit., 71. Mentionnons cependant les cognitivistes Johnson-Laird, Philip N. (1983) : Mental Models. Cambridge : CUP, 189 et Johnson, Mark (1987) : The Body in the Mind. - Chicago/London : The University of Chicago Press, qui n'ont nullement ignoré l'apport de Kant au concept de schéma. Nietzsche, Friedrich : Ueber Wahrheit und Lüge im außermoralischen Sinne, in : Colli, G./ Montinari, M. (éds., 1973) : Friedrich Nietzsche : Werke. Kritische Gesamtausgabe, III/2, Berlin/ New York : de Gruyter, 369-384 ; cf. Eco, loc. cit., 31-33 et l'excellent article de Th. Herrmann (1992) : « Schema », in: Ritter, J./Gründer, K. (éds.) : Historisches Wörterbuch der Philosophie, tome 8. - Basel : Schwabe & Co Ag. Verlag, 1255s. Lakoff, George (1987) : Women, Fire, and Dangerous Things. What Categories Reveal about the Mind. - Chicago/London : The Chicago University Press, 68.
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Présentation
étrangère à l'école idéaliste de la Romanistik germanophone (on peut penser à des chercheurs comme K. Vossler, E. Lerch ou L. Spitzer). Un autre facteur mental contribue à organiser les informations provenant du monde extérieur : « l'attention ». Ayant acquis un statut scientifique au XVII e siècle grâce à Leibniz 12 , l'attention est devenue l'une des notions-clés de la psychologie gestaltiste, puis cognitive, et à travers elle, de la linguistique. On peut s'en convaincre en jetant un coup d'œil sur les tables des matières des manuels ou traités de linguistique cognitive. 13 Or, l'attention représente depuis longtemps une catégorie importante de l'analyse grammaticale, et cela sans que les linguistes recourant à cette notion aient professé un credo psychologiste ou « idéaliste » (au sens utilisé ci-dessus). Nous pensons en particulier à E. Gamillscheg, grand romaniste du milieu du XX e siècle, mais (trop) rarement mentionné dans les débats actuels. Dans sa sémantique historique du français, Gamillscheg avait clairement vu que la focalisation de l'attention, phénomène relevant à la fois de la signification des mots et de leur type de construction, détenait un rôle charnière dans l'analyse grammaticale ainsi qu'en sémantique historique. 14 On sait l'importance qu'accorde la sémantique cognitive des dernières décennies aux dénivellements de l'attention que font ressortir deux modèles d'analyse, celui de la figure et du fond 15 et celui des frames16 (appelés aussi 'scénarios'), notion qui nous ramène au problème des schémas mentionné plus haut. Or, nous ne croyons pas que la linguistique diachronique des langues romanes ait déjà pris conscience de l'intérêt de ces approches cognitives axées sur l'attention. Les chercheurs actuels intéressés par l'impact linguistique de ce phénomène psychologique n'ont même pas besoin de s'inventer a posteriori une tradition : celle-ci, certes peu connue, existe réellement. Que donnent les recherches sur le schématique lorsqu'elles ne visent pas les structures générales et abstraites de notre appréhension du monde (comme les modèles cognitifs de Lakoff, op. cit.), mais le contenu du mot, c'est-à-dire une structure proprement linguistique ? Elles peuvent alors déboucher sur ce qu'on appelle parfois, avec un terme emprunté aux mathématiques, « l'invariant » : le noyau abstrait et stable du contenu lexématique, tel qu'il se maintient imperturbablement contre les vents et les marées que constituent les aléas du contexte et de la situation de parole. Les pistes tracées dans ce domaine pendant la première moitié du XX e siècle par G. Guillaume, dont la paternité paraît pourtant rarement revendiquée, ont été suivies par des sémanticiens cognitivistes dont les analyses visent à découvrir l'affiliation des sens contextuels du mot. 17 Ces recherches ont parmi d'autres l'effet bénéfique de soulever de nouveau la question cruciale de la sémantique, traditionnelle et moderne : comment rendre compte de la polysémie, ou pour utiliser un terme 12
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Cf. Possamaï, Camille-Aimé (2000) : « Attention », in : Encyclopaedia Universalis (version électronique). Ungerer, Friedrich/Schmid, Hans-Jörg (1996) : An Introduction to Cognitive Linguistics. - London/New York : Longman, chap. 5. Cf. Gamillscheg, Emil (1951) : Französische Bedeutungslehre. - Tübingen : Niemeyer, chap. 3. Chambreuil, Michel (s.l.d., 1998), Sémantiques. - Paris : Hermès, 352. Ungerer/Schmid, loc. cit. Voir les remarques pertinentes sur 1'« hypothèse constructiviste » dans Martin, Robert (2001) : Sémantique et automate. - Paris : PUF, 29s„ ainsi que les explications fournies à ce propos par Jean-Jacques Franckel dans Langue française 133 (2002, 3-15).
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plus neutre, du potentiel interprétatif contenu dans le mot, et par conséquent, de tous ses effets discursifs ? Et comment concevoir l'évolution historique de l'invariant ? La question n'est paradoxale qu'en apparence. Malgré plus d'un siècle d'efforts, les recherches diachroniques ne sont pas encore bien avancées dans ce domaine. Si nous avons insisté, jusqu'ici, sur la tradition parfois très longue dans laquelle s'insèrent les interrogations de la linguistique cognitive, c'est dans l'espoir que les acquis des réflexions antérieures, de la pensée linguistique du XVIIIe siècle jusqu'aux recherches basées sur les divers modèles structuralistes, soient mieux pris en compte par le paradigme cognitiviste. A force de se vouloir novateur, celui-ci risque de se priver du savoir accumulé par des générations de chercheurs « cognitivistes avant l'heure », dont les repères théoriques en dehors de la linguistique se trouvaient essentiellement dans l'épistémologie ou dans une psychologie, certes préscientifique, mais néanmoins apte à orienter leurs recherches diachroniques de façon efficace. C'est dans le projet partagé de chercher à entrecroiser connaissances linguistiques et considérations cognitives, que se trouvent réunies ici certaines des nombreuses contributions à la section « Évolution linguistique et études cognitives » du XVII. Deutscher Romanistentag de Munich (07-10 octobre 2001)18, comme autant d'appels à l'intelligence des lecteurs qui voudront bien accueillir avec bienveillance ce premier travail d'exploration. Dans la mesure où il serait téméraire, dans l'état actuel de la réflexion, d'imposer une problématisation ordonnée à l'ensemble, il a paru raisonnable de donner à lire ces contributions sans que s'exprime aucune velléité de classification, en les présentant simplement dans l'ordre alphabétique des noms de leurs auteurs. Est-il possible de retracer une évolution cognitive dans l'organisation textuelle - telle est la question fondamentale de l'étude de Martin Becker, dont l'enjeu consiste à donner une tournure cognitiviste à la linguistique textuelle. En tant que principe-phare, l'auteur met à profit le contraste cognitif la 'figure' et le 'fond' (figure/ground) tel qu'il a été conceptualisé par Talmy et Langacker et l'applique à titre d'exemple dans son analyse de deux textes-clés d'ordre historiographique, notamment La conquête de Constantinople de Villehardouin ainsi que les Mémoires de Commynes, qui sont séparés par un décalage temporel de presque trois siècles. Procédant de cette manière, l'article met en lumière les différences fondamentales quant aux mécanismes qui régissent l'organisation du récit - la schématisation close et la gestion meta-textuelle qui dirigent la construction d'un modèle textuel ainsi que les techniques de l'enchaînement des séquences informationnelles et de leur mise en perspective. Peter Blumenthal observe que les verbes mentaux (i. e. de perception, de sentiment ou de cognition) subissent au XVII e siècle un certain nombre d'évolutions dans lesquelles on pourrait être tenté de voir le reflet d'une nouvelle épistémè. Parmi les grandes tendances, qui se préparent dès le XVI e siècle dans l'œuvre de Calvin, on relève une distinction plus claire entre activités abstraites (verbes de connaissance) et activités concrètes (verbes de perception). Ainsi, l'acception abstraite d'entendre s'efface au profit de comprendre, verbe
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L'idée de monter cette section est née dans l'esprit de plusieurs contributeurs du présent tome en avril 2000 à Munich lors des « Journées linguistiques » organisées par Wulf Österreicher et son équipe. On n'insistera jamais assez sur l'importance de telles rencontres qui vivifient en profondeur la romanistique.
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Présentation
qui pourtant n'a jamais connu que des sens abstraits, comme le montre l'analyse minutieuse d'un grand nombre d'occurrences. Les diverses acceptions mentales de comprendre, toujours présentes en français contemporain, se mettent en place au cours de la période classique. L'un des principes de la différenciation semble tenir au centrage de l'attention sur les divers arguments du verbe : c'est tantôt le sujet, tantôt le complément d'objet qui représente l'argument le plus saillant. Sur la base de l'isolation de processus « tropiques » (distingués des processus « inférentiels ») à l'œuvre dans toute construction de sens et dédiés à la détermination du sens d'un lexème dans un contexte spécifique (par opposition au simple repérage d'un appel au sens littéral ou bien à des sens figurés), Ekkehard Eggs étudie l'impact des métaphores, antonomases, métonymies et synecdoques dans divers contextes considérés dans leur variation à travers le temps. Les métaphores connotatives sont examinées du point de vue de la variation de leur contribution sémantique sur l'exemple de l'exploitation du gradient de température, tandis que les métaphores analogiques le sont sur l'exemple du thème de la marge et de la frange. La contribution de Zlatka Guentchéva porte sur le morphème entre (préposition et préfixe) qui a conservé les valeurs fondamentales du latin inter dont il est issu. Après un examen des valeurs fondamentales (spatiale et temporelle) de la préposition et de la valeur réciproque dont elle se charge progressivement, on abordera le problème du rôle du préfixe dans la formation de nombreux composés (noms, adjectifs et verbes) en essayant de dégager un invariant abstrait qui met en lumière les rapports étroits que le préfixe entretient avec la préposition. La contribution de Michael Herslund part de la constatation que l'article indéfini un, dont l'origine est incontestablement le numéral un ('1'), a en ancien français un statut intermédiaire entre celui d'un article et celui d'un quantifieur. Au pluriel, les formes uns unes connaissent un emploi particulier et au fond assez limité : elles dénotent toujours une collectivité ou une paire d'entités. L'article met en lumière le statut de ce pluriel qui n'en est pas un : le pluriel de un devrait évidemment être deux, trois, quatre ... plusieurs et non pas un pluriel morphologique de un. Ce qui revient à affirmer que uns - unes doit avoir un sens tout à fait spécial. On s'efforcera de dégager les bases sémantiques et cognitives de ce sens et on montrera pourquoi l'emploi du pluriel de un n'a pas eu de lendemain dans le système linguistique français. La méfiance que lui inspire l'inflation terminologique actuelle conduit Peter Koch à s'interroger sur les rapports du « cognitif » avec le langage en examinant les oppositions suivantes : sémantique cognitive vs. sémantique linguistique, approche cognitive vs. mises en perspectives sémasiologique et onomasiologique, universalisme vs. historicité, Cognition et changement linguistique. L'exploitation de travaux actuellement menés à Tübingen lui permet d'esquisser un « universalisme cognitif raisonnable » susceptible d'expliciter des mécanismes cognitifs très généraux repérables dans la spécificité des langues historiques en fonction d'une comparaison linguistique méthodique. Claude Muller constate, après Kunstmann (1990), que les clivées du français apparaissent, très modestement, dans des textes d'ancien français dès le XI e siècle. On peut en distinguer trois types syntaxiques : un type « ancien » - peut-être le premier à avoir existé - qui est centré sur le nom isolé, et qui est complété par une relative ; un type redondant, qui exprime si besoin est la fonction dans la subordonnée à la fois dans le terme
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nominal et dans le relatif ; et un type « moderne » dans lequel la fonction non sujet ne s'exprime que dans le terme nominal. Exemples : - type ancien : - type redondant : - type moderne :
C'est ma mère à qui tu as parlé C'est à ma mère à qui tu as parlé C'est à ma mère que tu as parlé
La succession qui ordonnerait successivement le type ancien, puis le type redondant, et enfin le type moderne paraît plausible. Mais la réalité pourrait être différente : le type moderne actuellement le plus répandu apparaît en effet dès les origines de la construction. On essaiera d'expliquer l'histoire de cette construction, qui dépasse les seules clivées, puisqu'une évolution syntaxique parallèle se constate dans les concessives et certaines formes interrogatives. La famille des langues romanes - saisie à travers la comparaison de subordonnants français, espagnol et italien 'pour'/'por'/'per' dans leurs diverses facettes sémantiques fournit à Mireille Piot le cadre d'une étude diachronique de leurs mobilisations dans des emplois caractérisés comme relevant d'un type « final », « causal » ou « conséquentiel » et assurés par les diverses marques de manière variée dans l'histoire parallèle des langues. L'intégration de propriétés sémantiques et de propriétés syntaxiques lui permet de lever des ambiguïtés apparentes, et la conduit à s'interroger sur les raisons qui pourraient rendre compte du rapprochement réalisé formellement entre notions sémantiques bien distinctes. En reprenant les longs débats entre parémiologues (Kleiber, Anscombre, Gouvard, Arnaud, Michaux, Conenna, etc.), Charlotte Schapira constate que de nombreux points sont encore à élucider. La recherche d'un modèle théorique unitaire susceptible de déterminer le réfèrent du proverbe et d'expliquer les rapports entre le signifiant et le signifié de l'énoncé parémique reste un des buts principaux des études actuelles en parémiologie. Est proposée une analyse du proverbe en tant qu'expression linguistique d'une situation perçue comme générique, et exprimée au moyen d'un cas particulier prototypique ou du moins représentatif d'une catégorie de situations humaines simples, générales et fondamentales, analyse qui tient compte de l'expressivité dans la création du prototype. En observant que les phrases habituellement présentées comme syntaxiquement simples (c'est-à-dire organisées autour d'un seul verbe conjugué) contiennent le plus souvent plusieurs mots lexicaux, Jean-Emmanuel Tyvaert imagine une procédure (pré-)historique de constitution de telles phrases (syntaxiquement simples) comme condensation de phrases non seulement syntaxiquement simples mais aussi sémantiquement simples relevant d'un type unique « syntagme grammatical + syntagme lexical ». Il dérive alors les parties du discours (lexicales) à partir d'une seule entité primitive, celle de «mot lexical non catégorisé », entité nécessairement inscrite dans des séquences irréductibles du type décrit. Il peut alors étudier le statut controversé de l'adverbe à partir d'un état initial de modalisateur universel portant initialement sur les mots lexicaux non catégorisés dans les séquences irréductibles précitées, avant dérivations particulières finalisées par l'émergence de parties du discours (lexicales) différenciées, dans le cas où ces parties du discours enfin identifiées conservent une capacité à être modalisées.
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Présentation
Nous tenons à exprimer notre gratitude à Christiane Strucken-Paland et Anke Grutschus (Cologne), qui ont préparé le manuscrit avec compétence, efficacité et une admirable patience. Peter Blumenthal (Cologne) Jean-Emmanuel Tyvaert (Reims)
Martin G. Becker
(Stuttgart)
L'évolution cognitive et le principe « figure/ground » dans l'organisation textuelle - l'exemple des chroniques1
La linguistique textuelle, est-elle une discipline apte à mesurer l'évolution cognitive ? Voilà la question fondamentale qui se pose inévitablement pour une linguistique textuelle qui dirige son regard vers la diachronie et qui prend en considération la tournure cognitiviste qu'a prise la discipline avec le livre de Dressler/de Beaugrande.2 Or, cette question qui a été étudiée assez rarement jusqu'à présent, a néanmoins trouvé son genre d'exploration, l'historiographie et en particulier la chronique historique. Ce n'est pas par hasard que le choix du genre modèle s'est porté sur l'historiographie. Il s'agit là d'un genre qui marque le commencement de la littérature en prose et dont la bonne qualité de la documentation permet une étude sans lacunes à partir des premières œuvres (notamment celles de Clari et Villehardouin) qui portent sur les déboires des croisés au début du XIIIe siècle. En outre, le genre en question se caractérise par sa relative homogénéité et se prête, pour cette raison, à des études comparatives, voire à des coupes transversales textuelles à travers les siècles. Quant aux exigences de la composition textuelle, elles sont les mêmes pour tous les auteurs et se résument, du moins, aux suivantes : il incombe à l'auteur d'arranger habilement l'agencement des faits historiques, d'intégrer dans la structure du récit les mouvements rétrospectifs et d'anticipation, de motiver l'enchaînement des événements par une logique cause-effet et de tirer, pour la postérité, les leçons qui découlent de son exposé en parsemant le texte de séquences évaluatives. La syntaxe historique fut la première sous-discipline à se croire habilitée à porter des jugements sur la qualité de la pensée telle qu'elle se manifestait à travers les enchaînements syntaxiques des époques éloignées : des linguistes comme Lerch (Historische französische Syntax)i ou Klare (Entstehung und Entwicklung der konzessiven Konjunktionen im Französischen)4 mettent en évidence des défaillances apparemment cognitives qui se répercutent dans une syntaxe qui pèche par un manque de connexions d'ordre conditionnel et concessif.5 Ettmayer rend un verdict absolument sans appel : « La pensée saisissait rarement les causes. On exposait plutôt les circonstances d'un événement que les causes rigoureusement enchaînées ».6 La stylistique historique, elle aussi, trouvait quelque chose à dire ou à redire à propos de l'évolution cognitive : elle hésite beaucoup plus à émettre des jugements à grande portée et se borne à faire ressortir les qualités de la prose de chaque moment historique. Schon (Studien zum Stil der frühen französischen Prosa), par exemple, dégage quelques carac1 2
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Je tiens à remercier Judith Yacar pour la lecture attentive de ce texte. Cf. de Beaugrande, A./Dressler, W. (1981), particulièrement chap. III : Der prozedurale Ansatz (L'approche procédurale), p. 32ss. et chap. V : Kohärenz (cohérence), p. 88ss. Lerch (1925-1934), cit. par Stempel (1964), 97s. Klare (1958), cit. par Stempel (1964), 98. Cf. l'aperçu présenté dans : Stempel (1964), 97ss. Ettmayer (1930-36), 238s„ cit. par Stempel (1964), 181, annotation 171 (notre traduction).
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téristiques très saillantes de la première prose en ancien français qui font preuve d'un certain déficit en ce qui concerne l'organisation textuelle : il aborde en premier lieu le caractère énumératif du récit qui s'organise en disséquant ou mieux en réduisant les actions à leurs particules constitutives. Cette décomposition analytique ne fait pas la différence entre l'action principale et secondaire dont on ne marque pas l'importance dans la hiérarchie informationnelle. 7 En deuxième lieu, Schon fait ressortir l'accumulation de la proposition consécutive qui sert de construction auxiliaire pour évoquer des objets/phénomènes exceptionnels dont l'auteur ne peut donner une description exacte faute de moyens linguistiques adéquats. Même si la construction consécutive sert à consolider le topos d'ineffabilité et revêt donc une valeur fonctionnelle, elle n'en est pas moins un fourre-tout qui délivre l'auteur d'une impasse linguistique et témoigne donc d'un sous-développement des moyens expressifs. 8 Deux autres aspects retiennent l'attention du philologue : une obsession pour le redoublement synonymique ainsi que le recours permanent à des expressions toutes faites qui se greffent mécaniquement sur des situations stéréotypiques. 9 Toutefois, le bilan dressé par Schon s'avère équilibré : la prose qui débute au XIII e siècle est un phénomène de transition influencé par les formes traditionnelles en vers. Or, aussi bien Clari que Villehardouin méritent d'être jugés comme des novateurs - Clari brille par le récit vif et évocateur, Villehardouin par la clarté logique de son récit et de l'expression. Stempel s'oppose énergiquement à une position qui, pour prouver un prétendu déficit structurel de la prose médiévale, cite la prépondérance de la parataxe. Il s'emploie plutôt à démontrer que le rapport entre la parataxe et l'hypotaxe est, en premier lieu, redevable à une logique du style et que la parataxe n'est pas nécessairement signe d'un primitivisme scriptural. 10 Si le discours est le domaine de l'hypotaxe pondérative dans la littérature, le récit est celui de la parataxe saccadée qui marque le rythme accéléré et le style nerveux d'une relation d'événements historiques. Et il y a plus : les premiers auteurs en prose ne manient pas seulement avec souplesse un système de connecteurs assez complexe, ils sont aussi aptes à doter d'une perspective leurs textes en organisant des tableaux ou des mouvements linéaires. Et par exemple marque la synopse, la perspective synthétique qui englobe tous les faits dans un tableau unique. Si, par contre, enfile les actions sur un axe linéaire de façon à créer une structure narrative unidimensionnelle qui marque la proximité entre l'auteur-narrateur et son public avide d'aventures rythmées en allegro. 11 Force est donc de reconnaître qu'on attribue à tort des marques d'un sous-développement cognitif aux premiers prosateurs. Il faut plutôt faire l'éloge de leur habilité admirable dans le maniement des procédés expressifs de leur époque. Après la syntaxe et la stylistique historiques, c'est au tour de la linguistique textuelle de mobiliser ses concepts pour s'approcher de la problématique cognitive. P. Blumenthal dans un article sur l'histoire de l'organisation textuelle en français met à l'épreuve tout un éventail de critères empruntés à la linguistique textuelle moderne et renoue en même temps avec 7 8 9 10
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Schon (1960), 144. Schon (1960), 153. Pour l'idée d'un sous-développement des moyens expressifs, cf. aussi p. 146s. Schon (1960), 160. Cf. la discussion circonstanciée dans : Stempel (1964), 32-96 qui prend en considération trois facteurs qui déterminent la relation entre l'hypotaxe et la parataxe, à savoir le genre, le mode narratif : discours vs. récit, le motif stéréotypique. Cf. Stempel (1964), 253s. et 382s.
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des positions plutôt classiques : son tour d'horizon qui passe en revue toute la prose historiographique des débuts jusqu'à l'âge classique, le conduit à réintroduire la notion de déficit12 quand il s'agit d'évaluer la qualité de l'organisation textuelle. Au nom de quel critère de référence Blumenthal évalue-t-il la qualité d'un texte ? Le linguiste s'appuie sur un principe de base emprunté à la science des textes (Textwissenschaft) qui dans sa conception van Dijkienne est fortement influencée par des conceptions de la psychologie cognitive. Ce principe de base que la textologie cognitive postule, c'est la mise en place d'un équilibre entre l'informativité et la réceptivité des textes. Formulé de la sorte, il reste assez flou - mais se concrétise si on le reformule en des termes de linguistique textuelle : la formule magique se réalise donc grâce au jeu de la dynamique et de la cohésion textuelle. Si la cohésion est assurée par des rapports d'équivalence et de contiguïté, la dynamique naît de la progression et des rapports de causalité.13 Reste à savoir donc, dans quelle mesure se réalise cet équilibre idéal aux diverses époques de l'historiographie. Sans vouloir entrer dans le détail, nous ne faisons que résumer sommairement les progrès d'ordre textuel qui sont mis en relief par P. Blumenthal : Le texte de Villehardouin - terme initial de la mise en évidence d'une évolution cognitive témoigne d'une certaine incapacité à réaliser cet équilibre informationnel idéal dont nous avons parlé. Le chroniqueur donne l'impression d'être obsédé par le principe de cohérence, défaut qui se manifeste par une sorte d'« inertie textuelle ». Autrement dit, la balance du mécanisme textuel incline fortement vers les procédés qui assurent la compréhensibilité du texte au prix de sa progression thématique. De plus, le prosateur n'est capable que de gérer une seule dimension temporelle de sorte que l'organisation du récit s'opère uniquement le long de l'axe de la succession linéaire voire chronologique. En comparaison avec ces déficits14 qui sous-tendent l'organisation textuelle de l'œuvre de Villehardouin, les productions historiographiques postérieures font preuve d'acquis d'ordre structurel qui se cristallisent dans les caractéristiques textuelles suivantes : - Froissart introduit une deuxième dimension temporelle et manie habilement (c'est-à-dire organiquement) les visions rétrospectives ainsi que les anticipations. De cette façon, il insère le flux narratif dans un vrai espace temporel qui dimensionne l'action principale en lui conférant une perspective beaucoup plus complexe.15 - Chez Commynes, l'action gagne encore plus en perspective parce que l'auteur dédouble la perspective particulière des événements relatés d'une deuxième, d'ordre général, celle des réflexions, des jugements et maximes. L'écriture oscille donc entre deux univers d'abstraction, l'un concret et l'autre qui se superpose à celui des faits contingents.16 - L'étude des acquis débouche sur l'œuvre de Racine qui représente une sorte de point culminant de la trajectoire tracée dès les origines : son récit excelle par son haut degré d'informativité et la mise en place d'une armature textuelle très différenciée, qui se distingue par la hiérarchisation thématique, l'enchaînement causal-dynamique des macro-
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Cf. Blumenthal (1990), 37. Blumenthal (1990), 27s. Cf. Blumenthal (1990), 37s. Blumenthal (1990), 39s. et 44. Blumenthal (1990), 45ss.
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propositions, la cohérence assurée par un système de renvois textuels et, en fin de compte, la construction subtile de la subjectivité.17 Si l'on établit le solde des progrès mis en avant par P. Blumenthal - la maîtrise d'un système temporel bidimensionnel, le renforcement de la cohésion dynamique au détriment de la cohésion statique, la création d'une armature textuelle hiérarchisée et la mise en place de divers niveaux d'abstraction - on s'aperçoit de l'existence d'une tendance motrice : le progrès consiste avant tout à rendre plus subtils les procédés linguistiques aptes à synthétiser un nombre croissant d'informations, ce qui confère au texte toujours plus de complexité et de plasticité. Mais si Blumenthal démontre minutieusement l'évolution de l'organisation textuelle, est-il permis d'en déduire la réalité d'un progrès cognitif ? Ne s'agit-il, en dernier ressort, que d'une professionnalisation de l'écriture historiographique qui va de pair avec un changement d'intérêt et de la conception de l'historiographie ? Et ce processus de sophistication des procédés linguistiques ne témoigne-t-il pas d'un changement du public auquel le récit est adressé, un public toujours plus cultivé et par conséquent des cercles de plus en plus fermés ? Bref, la conception textuelle n'évolue-t-elle pas dans la direction d'une conception plutôt scripturale18 qui suppose un destinataire lettré ? De toute façon il ne fait aucun doute qu'un chroniqueur de l'envergure d'un Commynes ne se porte plus garant de la seule vérité des faits comme l'avait fait Villehardouin. Loin de là, il devine les desseins de la Providence dont il s'érige en porte-parole. Si tous ces problèmes et questions se situent déjà au carrefour de la critique littéraire, il n'en est pas moins possible de relever, du moins, quelques phénomènes linguistiques révélateurs qui sont d'ordre cognitif et peuvent donc servir d'indices pour tracer une trajectoire évolutive de la pensée à travers les chroniques. Pour l'instant, nous voulons nous borner à deux textes, notamment La Conquête de Villehardouin rédigée au début du XIIIe siècle et Les Mémoires composées par Commynes à la fin du XV e siècle. Un principe phare, celui du contraste cognitif figure/ground, guidera notre étude comparative qui s'applique à démontrer que l'organisation textuelle des deux œuvres en question suppose deux systèmes cognitifs sous-jacents fort divergents. On étudiera le fonctionnement de ce principe de base en rapport avec deux aspects cardinaux de la constitution textuelle : primo, l'organisation du récit en vue de diriger l'attention du lecteur, ou savoir comment l'auteur assure la compréhension et l'élaboration de l'information textuelle ; secundo, l'enchaînement des blocs d'informations organisé en micropropositions voire la mise en place d'un système de connecteurs qui contribue à structurer et mettre en perspective l'information textuelle. Notre étude combinera donc des démarches méthodologiques proposées par la linguistique textuelle avec des conceptualisations propres à l'approche cognitive telle qu'elle a été formulée en premier lieu par Talmy et Langacker. 19 Venons-en au premier aspect - l'organisation textuelle et le contrôle de l'attention du lecteur/destinataire.
17 18 19
Blumenthal (1990), 54-56. Pour la notion de conception scripturale, cf. Oesterreicher/Koch (1990), 5ss. Cf. Talmy (2001), Langacker (2000) et l'abrégé de Ungerer/Schmid (1996), chap. 4 et 5.
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La première impression que peut provoquer la lecture de Villehardouin chez les modernes, c'est un grand étonnement quant à l'importance accordée à la dimension spatiale (avant tout par rapport à l'axe temporel qui a beaucoup plus de relief chez Commynes) dans l'organisation textuelle. Si on regarde de plus près, on se rend compte que l'axe spatial, et, plus précisément, un petit nombre de schémas spatiaux de base sous-tendent toute l'organisation textuelle du récit. Or, ces schémas spatiaux de base sont constitués d'un petit nombre de substantifs concrets qui désignent des objets-repères saillants et agissent comme fond d'orientation ou ground20 - pour reprendre la terminologie de Talmy. Les schémas spatiaux s'organisent donc autour de ces pivots concrets par rapport auxquels l'auteur dispose des personnages (à savoir des actants) qui exercent la fonction de figure dans une relation spatiale concrète. Comme nous le verrons plus tard, cette relation spatiale construite est d'un caractère tout à fait essentiel et tend à une schématisation close, car le pivot {ground ou landmark (chez Langacker)) 21 n'est pas seulement un point d'orientation, mais dans la plupart des cas, il est le point de destination ou de départ d'une ligne imaginaire (la trajectoire ou path) qui décrit la trajectoire d'un objet (figure (chez Talmy) ou trajector (dans la terminologie de Langacker)) en mouvement. Le schéma élémentaire qui résulte de l'agencement dans lequel sont disposés les constituants mis en relief est susceptible d'être facilement représenté mentalement et sert donc de support cognitif à la construction d'un modèle textuel cohérent au cours de la réception du récit. Le schéma élémentaire, force est de le constater, n'est pas un phénomène isolé ; au contraire, il est le fondement sur lequel repose un principe fondamental de l'organisation textuelle qu'on pourrait nommer le principe topologique. Ce principe décrit une technique de textualisation qui assied le récit, c'est-à-dire la trame narrative, sur une topologie constituée d'un ensemble de schémas spatiaux élémentaires. Ces schémas élémentaires forment le cadre, et pour nous les modernes, le corset statique et un peu maladroit dans lequel s'inscrit l'action qui ne gagne en dynamisme que par un changement de la topologie ou par un mouvement local (et seulement local comme nous verrons dans la deuxième partie !) assuré par un nombre limité de connecteurs. Il n'est pas trop difficile de s'imaginer la fonction d'une telle organisation topologique : les schémas spatiaux qui sous-tendent la composition du récit correspondent aux capacités
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21
Talmy (2000), 315s. juxtapose les propriétés qui définissent et caractérisent les concepts de figure et ground. Entre autres, le linguiste établit les contrastes suivants entre figure et ground (toujours dans cet ordre) : possède des propriétés spatiales (ou temporelles) inconnues qui doivent être déterminées (spécifiées)/agit comme entité de référence, ayant des propriétés connues à même de caractériser les inconnues de la figure, plus mobile/localisation plus permanente, plus petit/plus grand, plus récemment entré dans le champ visuel/plus familier, moins directement perceptible/plus directement perceptible, plus saillant une fois perçu/passe au second-plan au moment de la perception de la figure, plus dépendant/moins dépendant (La traduction de l'anglais est la nôtre). Langacker conçoit la même dichotomie cognitive sous les étiquettes trajector et landmark. Dans un ouvrage récent - cf. Langacker (2000), 209s. - il essaie de mettre à profit aussi le couple terminologique figure/ground en l'interprétant d'une façon plus englobante : l'opposition trajector/ landmark se trouve reconceptualisée comme first/second figure, le ground correspond au setting. Cependant, le linguiste n'exploite pas cette différenciation conceptuelle dans l'analyse pratique.
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de représentation textuelle d'un public probablement peu performant dans l'expression langagière de ses expériences perceptives. Et même plus : les schémas simplifient les expériences perceptives en les transformant en un modèle qui facilite la construction d'un modèle textuel qui peut être facilement mémorisé. 22 S'il est vrai que l'organisation textuelle se fonde sur cette topologie, la reprise continuelle de mots-clés qui servent de ground (pivot) d'un schéma élémentaire - pour fatigante qu'elle soit pour nous les modernes - est inhérente à une technique narrative qui s'adapte aux habitudes cognitives d'un public qui a très peu d'expérience des textes et dont la pensée reste encore très attachée à des expériences concrètes d'ordre perceptif ou plus spécifiquement visuel. Vue sous cet angle, la répétition permanente qu'a relevée la critique textuelle, n'est donc pas un simple défaut caractéristique d'une texture primitive ou marque d'une « obsession de la cohésion ». Passons en revue maintenant les différents aspects sous lesquels se présente ce principe topologique dans la Conquête de Villehardouin. Nous pouvons dégager, au moins, trois moments de l'organisation, notamment : a) L'inventaire limité de schémas spatiaux essentiels ; b) Le rôle d'objets-repères, à savoir des mots-pivots, pour l'organisation topologique des scènes entières ; c) l'introduction des personnages et des lieux par le moyen de leur emboîtement dans un schéma spatial de base ; Ad a) Voyons quelques exemples de l'inventaire de schémas spatiaux 23 qui constitue le soubassement du récit tout en conférant une orientation au lecteur, voire un support cognitif à son imagination. - Enqui : l'adverbe statique de lieu renoue avec un mot-clé introduit auparavant et sert de point d'ancrage explicite d'une action à suivre : [...] ; et [Morchufles, le traître] vint à une porte que on apelle Porte Ore : par enqui s'enfui (et non pas comme on s'y attendrait en français moderne : et s'enfui). (Villehardouin, 138) Einsi s'en vont [...] à un palais qui ere l'empereor Alexi, qui ere apelez l'Escutaire. Enqui se ancreèrent les nefs et li uissier et totes les galies. (Villehardouin, 113)
- (De)fors/dedans : préposition et adverbe de lieu ; l'espace se divise par l'opposition (de)fors/dedenz qui pivote autour d'un endroit (une ville, avant tout Constantinople tenue pour la ville par excellence dans la Conquête) conçu - en toute plasticité - comme « objet22
23
La science cognitive - p. ex. Anjan Chatterjee (2001) dans un article récemment paru dans la revue Trends in Cognitive Science - met également en relief le fait que langage et représentation spatiale, deux domaines strictement séparés dans l'anatomie neuronale, convergent et s'entrecroisent dans le schéma spatial. Cf. Chatterjee (2001), 57s. Les schémas spatiaux essentiels sont les manifestations spécifiques d'un nombre encore plus petit de schémas plus abstraits tels que le schéma locatif ou le schéma de changement de lieu (cf. p. ex. Schwarze (2001), llOss et 119ss). Pour le concept original de schéma - formulé par la psychologie cognitive et qui est beaucoup plus complexe que l'emploi qu'on en fait en linguistique - cf. Norman/Rumelhart (1978a) et (1978b).
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récipient ». Cet endroit possède la fonction d'un centre d'attention car toute l'action est centrée sur lui ou, du moins, s'oriente vers lui. Et se comencent à asembler en unes places granz qui estaient dedenz (Villehardouin, 137)
Constantinople.
A donc issi l'emperere Alexis de Constantinople à tote sa force fors de la cité par autres portes bien loing de une lieue de l'ost ; (Villehardouin, 122) [...] et conquistrent le mur sor als ; et montèrent sor le mur [...]. Et cil dedenz se refforcièrent mult ; si les metent fors mult laidement [...]. (Villehardouin, 120) Einsi fu la joie mult granz dedenz Constantinople et en l'ost defors des pelerins, de l'honor et de la victoire que Dieu lor ot donée. (Villehardouin, 125) - En : spécifie un objet concret en tant que point de destination des verbes de mouvement (p. ex. entrer) ; pour nous, il s'agit d'une hyperspécification redondante et donc superflue ; [...] : cil dedenz s'enfuient, si guerpissent les murs ; et cil entrent enz, qui ainz ainz, qui mieuz mieuz [...]. (Villehardouin, 121) [...] ; et cil qui estoient descendu a terre des galies et des uissieurs, furent remis enz à force. (Villehardouin, 135) - (Par) devant/derrière : dans les exemples qui suivent l'auteur intègre les lieux-pivots tels que Constantinople, le palais, le port etc. dans le schéma constitué entre autres par la préposition ou par l'adverbe devant/par devant et derrière, selon le cas : Si s'en passent trèspardevant Constantinople, si près des murs et des tours [...]. (Villehardouin, 113) [...] et pristrent port devant un palais l'empereor Alexi, dont li lieus [...]. (Villehardouin, 113) Et lors issirent les six batailles qui furent ordenées, et se rengent par devant lor lices ; et lor serjant et lor escuier à pié par derrière les cropes de lor chevaus, et li archier et li arbalestier par devant eus ; (Villehardouin, 122) - Sor/sus : les mêmes effets sont repérables chez les formes sor et sus (l'une préposition de lieu, l'autre adverbe et préposition de lieu) 24 qui indiquent une région avoisinante supérieure : 25 [...] ; et l'empereres Morchufles lor corrut sor à l'entrée d'un bois ; et cil tornent encontre lui. (Villehardouin, 133) Et cil [de l'ost] lor recorrurent sus, si les remistrent enz mult durement. (Villehardouin, 119) 24 25
Cf. Greimas (1997), 564 et 573. Schwarze (2001), 120.
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- Contremont : signale la direction (-> en haut, vers le haut) 26 et la trajectoire (-> monter le long de) qui est renforcée par une ligne d'orientation qui côtoie un pivot (un ground) étendu : Et corurent contremont le Braz (de la rivière) tresque à une cité que on apele Avie [...]. (Villehardouin, 111) Quant ce virent li chevalier qui estoient es uissieurs, si s'en issent à la terre et drecent eschieles à plain del mur, et montent contremont le mur par force ; (Villehardouin, 137). - Les prépositions trosque (en combinaison avec un lieu) et encontre (relié à des personnes) : le pivot est représenté par un point de destination vers lequel se projette une ligne imaginaire : [... ] et alerent trosque là où l'emperere Alexis avoit esté logiez. (Villehardouin, 117) [...] ; et cil de la cité vindrent encontre eus et lor rendirent la ville, [...]. (Villehardouin, 111) - Arrière : autre exemple d'hyperspécifïcation ; 27 quoique le verbe annonce déjà le retour en arrière, l'adverbe combiné avec le pivot qui détermine le point de destination, met en saillie la direction du mouvement ; l'adverbe et le pivot marquent les deux points d'une ligne imaginaire (voire de la trajectoire) : Einsi se parti li messages ; et s'en rala arière en Constantinople à l'empereor Alexi. (Villehardouin, 115) Einsi pristrent congié à l'empereor Isaac, et tornèrent en l'ost arrière et distrent as barons qu'il avoient la besoigne faite. (Villehardouin, 125) Au tierz jor, s'en partirent à totes lor proies et à toz lor gainz, et chevauchièrent arrière vers l'ost. (Villehardouin, 133) - Rez à rez de (« tout contre, au niveau de ») : 28 la préposition déploie un espace (une zone) qui s'étend entre le ground et une ligne imaginaire de mouvement : Einsi s'en alèrent rez à rez des murs de Constantinople, et mostrerent au peuple des Grecs le valet, et distrent : [...]. (Villehardouin, 115) - Endroit : localise un événement chez un personnage qui sert de point d'orientation ; encore une fois on a l'impression d'avoir affaire à une hyperspécification :
26 27
28
Greimas ( 1997), 127. Greimas signale le caractère « souvent emphatique » de la locution arrière ; toutefois, l'emploi de l'adverbe est, du moins dans la chronique de Villehardouin absolument usuel. On trouve de nombreux exemples tels que torner/retorner arrière, mettre/remettre arrière, mander arrière, traire/retraire arrière, revenir arrière, chevauchier arrière ainsi que repairier arrière dans le texte. Cf. Godefroy (1994), 554 et Greimas (1997), 499.
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Et quant ce virent li Grieu, si recomencièrent la ville à rehorder endroit eus, qui mult ere fermée de haus murs et de hautes tors. (Villehardouin, 134) Comme le montrent les différents exemples, les schémas essentiels se construisent grâce à un petit nombre de prépositions et d'adverbes locatifs qui, avec les pivots saillants (qui sont, au fond, des mots-clés répétés), constituent l'arrière-plan topologique sur lequel se dégage un objet localisé ou mis en mouvement. Mais un autre aspect retient aussi notre attention : Talmy, prenant comme base la contribution du verbe à la conceptualisation d'un mouvement de déplacement, a établi la différence entre les langues à manière - comme l'allemand qui spécifie la manière du mouvement par le verbe - et celles à trajectoire - comme le français qui investit le verbe de cette fonction. 29 Chez Villehardouin nous avons fait remarquer à plusieurs reprises le système de double codage spatial (et si l'on veut typologiquement mixte) qui fait incomber conjointement au verbe ainsi qu'à l'arrangement schématique (l'adverbe/préposition + repère) la tâche d'expliciter le mouvement et la trajectoire. Villehardouin code donc plus directement les différents constituants d'une expérience perceptive - la lexicalisation est donc un reflet plus immédiat de la conceptualisation - qu'un auteur plus proche de notre époque qui peut recourir à des notions verbales évidemment plus abstraites (cf. entrer vs. entrer en + repère en ancien français). Ad b) Précisons encore un petit peu le fonctionnement des objets-pivots dans l'ensemble de l'organisation textuelle : Le premier passage que nous voulons avancer à titre d'exemple rapporte le moment de la rupture du traité d'amitié conclu entre les Grecs et les croisés qui cantonnent près de Constantinople. Les envoyés Coenes de Betune et Geoffrois de Villehardouin menacent l'empereur Alexios d'une déclaration de guerre : toute la scène qui relate l'arrivée, les pourparlers et finalement le départ des messagers s'organise autour du mot de repère porte, landmark des actions mises en relief. La scène est introduite de la façon suivante : Einsi montèrent li message sor lor chevaus [...] ; et chevauchèrent ensemble trosque au palais de Blaquerne. [...]. Einsi descendirent à la porte et entrèrent el palais, [...]. (Villehardouin, 130) La scène se clôt sur le même mot de repère, d'ailleurs employé deux fois : Li bruis fu mult granz par là dedenz ; et li message s'en tornent et vienent à la porte et montent sor les chevaus. Quant il furent defors la porte, n'i ot celui qui ne fust mult liez ; et ne fu mie granz mervoille, que il erent mult de grant péril eschapé ; (Villehardouin, 131) Dans ce passage, le mot-repère divise l'espace en deux, une partie intérieure et l'autre extérieure. Cette répartition d'espace est aussi liée à des valeurs symboliques - l'intérieur : la menace, l'espace des autres/des ennemis (« eux »), l'extérieur : le sauvetage/l'espace propre (« nous »). Plus encore : ce mot-pivot marque aussi la perspective de la narration, plus précisément la localisation perspectivale (perspectival location (Talmy)) du narrateur (le viewer/conceptualizer selon Langacker). 30 Son point de vue change après la fin des 29
30
Talmy (1985) et (2001), vol. II, chap. I, particulièrement p. 49ss. ; Ungerer/Schmid (1996), 237s. ainsi que Schwarze (2001), 110s. Cf. Talmy (2001), 68s., respectivement Langacker (2001), 204s.
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pourparlers de sorte que le narrateur regarde maintenant toute la scène depuis le point de vue le plus favorable pour son propre groupe, c'est-à-dire depuis l'extérieur. Ce changement de point de vue annonce en même temps la nouvelle scène qui va suivre et porte sur le commencement de la guerre entre les deux partis. Avançons un deuxième exemple qui reproduit un moment de la conquête de Constantinople. Dans cet exemple, c'est la catégorie tour qui sert de point de repère pour la description et donc pour l'orientation du lecteur. Voyons la scène : Et deus nefs qui estoient liées ensemble, [...], aprochierent tant à la tor, l'une d'une part et l'autre d'autre [...] que l'eschiele de la Pelerine se joinst à la tor. Et maintenant uns Veniciens et uns chevaliers de France [...] entrèrent en la tor ; et autre genz comence à entrer après eus, et cil de la tor se desconfisent et s'en vont. (Villehardouin, 136s.)
L'attention du lecteur/de l'auditoire est focalisée sur le thème de la prédication, à savoir la tour qui se convertit en objet central (et donc foyer) de la conquête relatée. Cette minitopologie organisée autour du mot « tour » permet de sectoriser l'espace (« dans/devant/près (de) la tour » comme régions avoisinantes) et en même temps de représenter les différentes étapes de la conquête d'une façon non-temporelle, mais par une suite de localisations par rapport au pivot, à savoir la tour. La notion de dynamisme naît donc grâce à l'enchaînement des changements de localisations rendues explicites. Finalement, le foyer permet d'identifier les deux partis engagés dans la lutte en opposant « cil de la tor » aux conquérants-envahisseurs. Un autre exemple peut illustrer notre propos : le récit du premier siège de Constantinople représente une scène topologique qui pivote autour du mot port : [ . . . ] ; et chevauchièrent les batailles [...] tôt par desor le port, trosque endroit le palais de Blaquerne ; et li naviles vint par dedenz le port dès ci que endroit eus ; et ce fu près del chief del port. (Villehardouin, 118)
Les mêmes fonctions du pivot : celles de diviser l'espace en plusieurs secteurs d'action et de représenter deux actions parallèles par un arrangement spatial au lieu d'une construction temporelle (par exemple, moyennant un connecteur ou une forme verbale aujourd'hui à l'imparfait). Ad c) Terminons notre démonstration de l'existence du principe topologique par quelques exemples qui mettent en lumière la façon topologique par laquelle Villehardouin introduit des personnages et des lieux tout en les emboîtant dans un setting ou cadre spatial comme s'ils étaient des objets localisés ou placés : À l'occasion de la dernière rencontre entre l'empereur Alexios et les messagers de l'armée des « Francs » (des Français), Villehardouin ne focalise pas l'attention sur les nouveaux protagonistes en ouvrant une autre scène, mais il les encadre dans un setting spatial qui reflète parfaitement l'ordre de la perception naturelle des acteurs-spectateurs (viewer). La description postposée de l'arrière-plan et de l'ambiance, c'est-à-dire les aspects moins saillants, souligne cette impression d'une organisation naturaliste de la scène, à savoir selon le mouvement du regard perceptif d'un viewer qui se promène du centre d'attention à la périphérie. Nous mettons en relief les différents aspects du setting :
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[...] et [=li message] troverent l'empereor Alexi et l'empereor Isaac son père [-> « objets » de la perception] seanz [-> spécification de la position] en deus chaieres lez-à-lez [-> localisation qui devient le point de référence 31 pour les localisations ultérieures]. Et delez aus [-> localisation dépendante] seoit l'empereris qui ere famé au pere et marastre au fil, et ere suer au roi de Hungrie [...] [décalage vers la caractérisation du personnage en question]. Et furent à grant plenté de hautes genz, et mult sembla bien corz à riche prince [-> l'arrière-plan : l'ambiance]. (Villehardouin, 130)
Il est d'ailleurs intéressant de noter qu'une scène antérieure est construite presque sur le même modèle (viewer, personnage-objet localisé, zooming-out32 : mouvement centrifuge du regard perceptif) : il s'agit de la première mission diplomatique auprès du père d'Alexios, l'empereur Isaac (Sursac) : Einsi furent li message conduit trosqu'à la porte, [...]. Et li Grifon orent mis d'Englois et de Danois à totes les haches à la porte, très ci que al palais de Blaqueme. [...] ; là trovèrent [li message : « viewer »] l'empereor Isaac [-> objet de la perception] [...] et l'empereris sa famé dejoste lui [-> position, schéma locatif], qui ere mult bele dame [-> glissement vers la présentation du personnage], suer le roi de Hongrie. Des autres hauz homes et des hautes dames i avoit tant que on n'i povoit son pié tomer, [...] [-> l'arrière-plan, l'entourage]. (Villehardouin, 124)
En tant qu'exemple pour la représentation d'une ville, je cite l'exemple suivant : Einsi corurent par mer tant que il vindrent à Cademelée, à un trespas qui sor mer siet. (Villehardouin, 110)
Le détroit (trespas) est donc positionné comme objet sur l'autre objet qui sert de point de repère (¿round), notamment la mer. Après notre illustration de diverses formes du principe topologique chez Villehardouin, nous passons maintenant à un texte d'une structure complètement différente et qui conclut l'historiographie de l'époque médiévale. Il s'agit des Mémoires de Philippe de Commynes, composés vers la fin du XV e siècle. Commynes, quant à lui, a déjà largement dépassé le principe topologique de l'organisation textuelle, ce qui suppose déjà un grand bond en avant dans le processus d'abstraction qui s'opère sur l'acte d'écrire. Ce processus d'abstraction débouche sur une conception du texte comme objet en soi et dont la structure possède des lois propres. Cette conscience de la textualité se manifeste chez Commynes dans un système de renvois métatextuels qui guide le lecteur à travers les différents plans d'organisation textuelle (la structuration séquentielle chez Jean-Michel Adam) ainsi que des thèmes ou topics du texte (la dimension pragmatique-configurationnelle).33 Le principe qui sous-tend l'organisation textuelle chez Commynes peut être qualifié donc de métatextuel et se reflète dans les phénomènes suivants : - Le chroniqueur fait un usage presque pédant des thématiseurs « ledit », « ladite » qui renvoient à une information centrale déjà donnée (soit des personnages-protagonistes ou des sujets-thèmes centraux) et constituent les éléments de base du réseau narratif. Leur fonction thématisatrice va de pair avec une organisation thématique qui gravite autour de per-
31 32 33
Pour le concept de reference points, voire aussi Langacker (2000), 173ss. Effet inverse du zooming in exposé en détail chez Langacker (2000), 60. Adam (1990), 104s.
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sonnages centraux et qui, en comparaison avec le récit de Villehardouin, relègue au deuxième plan les événements historiques en tant que tels. Des exemples comme le suivant sont légion chez Commynes : Le roy René de Cécile traictoit de faire ledit duc de Bourgogne son héritier, et de luy mettre Provence entre ses mains ; et pour aller prendre possession dudit pal's estoit allé monseigneur de Chasteau-Guyon, [...]. (Commynes, 1166) Dans l'exemple suivant l'attention est dirigée, encore une fois, sur le thème dont il était question dans le passage précédent : Le seigneur de Contay [...] confessa a roy, moy présent, qu'en ladite bataille estaient morts huit mil hommes du parti dudit duc. (Commynes, 1171) - L'auteur du XV e siècle recourt fréquemment à des verba loquendi afin de rappeler des informations thématiques avec lesquelles il veut renouer pour continuer son récit : Comme j'ay dit, au parlement dudit prince [...]. (Commynes, 1170) Et d'aventure le comte de Campobache, dont j'ai parlé, se trouva devant, [...]. (Commynes, 1179) Vous avez oyez comme Dieu en ce monde establit ce comte de Campobache commissaire [...]. (Commynes, 1181) [...] avec ces Alemans dessus-dits [...]. (Commynes, 1183) [...] ces vieillies et nouvelles alliances que j'ai nommées cy-devant [...]. (Commynes, 1183) Mais ce n'est pas seulement le niveau microstructural des unités thématiques de base que l'auteur organise selon le principe métatextuel. C'est avant tout au niveau macrostructural que Commynes parsème son récit de repères métatextuels qui facilitent beaucoup la lecture et la rendent extrêmement transparente. Le procédé qu'il applique pour constituer un réseau textuel est toujours le même : l'auteur subsume toute une séquence (ou unité macrostructurale) sous un thème principal qu'il annonce explicitement, cette organisation thématique déjà constituant un premier moment d'abstraction. Sur ce fondement, l'auteur établit son système de repères métatextuels qui se traduit en ceci : une conception du déjà relaté en tant qu'objet, objet du maniement textuel et deuxièmement son encadrement dans une hiérarchie des thèmes de façon à constituer une architecture textuelle. On trouve donc diverses réalisations du principe « métatextuel » dans le texte de Commynes et on en relève quelques-unes : - La gestion thématique - l'annonce du macro-thème : Or faut voir maintenant comme changea le monde après cette bataille [...]. (Commynes, 1165) [-> suit la description du renversement des alliances]
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Cependant qu'il tenoit ce siège malheureux pour luy et pour tous ses subjets, [...], commencèrent plusieurs des siens à pratiquer. (Commynes, 1178) [-> macro-thème : La conspiration entre ses rangs]
- Annonce du macro-thème encadrée dans une formule métatextuelle (des verbes comme revenir et retourner étant des expressions de déplacement qui, par la voie de l'abstraction se convertirent en orientateurs métatextuels) : Pour revenir au duc de Bourgogne [...]. (Commynes, 1169) Je ne veux point parler de la manière de la mort du duc [...]. (Commynes, 1187) [ce qu'il fait après]. Retournant à la bataille [...]. (Commynes, 1164)
- Formules métatextuelles explicites : Pour tousjours continuer ma matière [...]. (Commynes, 1191) Pour continuer mon propos, faut parler du duc de Bourgogne [...]. (Commynes, 1175) Je me fusse bien passé de ce propos, si ce n'eust esté pour monstrer, que [...]. (Commynes, 1185)
- Hiérarchisation textuelle et classification des parties composantes : Or, faut retourner à nostre matière principale [...]. (Commynes 1182) Pour retourner au principal de mon propos, et à la principale conclusion de tous ces Mémoires et de tous ces affaires des personnages qui vivoient du temps qu'ils ont esté faits, faut venir à la conclusion du traité du mariage [...]. (Commynes, 1269) Disgression ou discours, aucunement hors de la matière principale, par lequel Philippe de Commynes, auteur de ce présent livre, parle assez amplement de Testât et gouvernement de [...]. (Commynes, 1344).
- Conscience du genre textuel dans le cadre duquel l'auteur situe différentes scènes : On repère un procédé analogue à celui mis en œuvre pour les verbes orientateurs : l'œuvre est conçue comme une trajectoire qui sert d'axe d'orientation pour le placement (la localisation) de quelques événements. On retrouve donc à nouveau le principe oppositif de figure/ground (trajector/landmark), mais cette fois-ci appliqué à un niveau plus abstrait voire métatextuel. Il n'est pas étonnant que la localisation des événements par rapport à l'unité de référence la plus complexe (qui est le genre textuel) s'effectue de la façon la plus floue, comme le montrent les exemples suivants : [...] comme j'ay dit environ le commencement de ces Mémoires (Commynes, 1185) [...] ; parquoy vaudrait mieux qu'ils pacifiassent leurs différens par sages et bons serviteurs, comme j'ay dit ailleurs plus au long en ces Mémoires (Commynes, 1033)
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Je retourne un peu à parler de ce pauvre peuple qui fuyoit de la cité, pour confirmer quelques paroles que j'ay dites au commencement de ces Mémoires (Commynes, 1051) [...] au comte de Saint-Pol, connestable de France, ainsi qu'avez entendu ailleurs en ces Mémoires, [...]• (Commynes, 1180) Pour continuer les Mémoires (...) des faits et gestes durant le règne du feu roy Louis onziesme [...]. (Commynes, 1294) Résumons donc les résultats que nous avons obtenus quant à l'organisation textuelle : Nous avons essayé de relever chez les deux chroniqueurs médiévaux deux principes d'organisation textuelle différents qui correspondent à deux degrés d'évolution cognitive différente : si le récit de Villehardouin se dessine sur une topologie spatiale, celui de Commynes se configure autour d'un système métatextuel. Le principe topologique d'organisation textuelle qui sous-tend l'œuvre de Villehardouin se caractérise par la proximité de l'écriture par rapport aux expériences perceptives concrètes. Cette proximité se manifeste soit dans les repères d'ordre spatial qui servent de support à l'imagination, soit dans une perspective qui présente les événements, les personnages et les objets dans l'ordre et l'orientation dans lesquels ils étaient perçus. Il focalise donc sur les relations spatiales, la position des objets et personnages ainsi que sur leurs degrés de saillance qui permettent des effets type figure/ground dans la topologie narrative. Et il y a plus : même les effets comme l'impression de dynamisme de l'action ou son parallélisme qui impliquent la mise en place de l'axe temporel sont rendus par un arrangement spatial du type figure-ground dont on ne saurait surestimer l'importance comme pivot. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle les théories cognitivistes telles que celles de Talmy et Langacker se prêtent à merveille à l'analyse et à la description de ce modèle d'organisation textuelle. Commynes, quant à lui, fait déjà preuve d'une conscience entièrement métatextuelle de l'écriture. Il conçoit le texte comme une composition dont il faut gérer habilement les différents thèmes et niveaux dans le cadre d'une hiérarchie textuelle. Les unités micro- et macrostructurales sont elles-mêmes saisies comme les composantes d'une armature ou architecture textuelle et sont donc susceptibles d'être soumises à un commentaire métatextuel. Cette ascension vers l'abstrait ne signifie pas - comme nous l'avons vu - l'annulation du principe figure/ground. Au contraire, même si Commynes opère avec des entités métatextuelles (micro-/macro-thèmes, le genre en tant que tel), celles-ci sont représentées comme des espaces (abstraits) dans lesquels on peut se déplacer, cherchant et retrouvant des jalons nécessaires pour la compréhension et l'orientation - ou plus précisément pour toujours assurer la cohérence du déroulement textuel. Or, ce principe de figure/ground que nous avons également invoqué pour analyser l'organisation textuelle chez Commynes, fait preuve de toute sa vigueur et vitalité chez l'auteur dans l'organisation séquentielle du récit grâce au système des connecteurs. Étant donné qu'il n'est pas possible d'entrer dans le détail, nos remarques sur ce dernier aspect sur lequel nous voulons tout de même attirer l'attention dans cet article, resteront un peu sommaires : Il est caractéristique du récit quelque peu archaïque de Villehardouin que l'inventaire assez limité de connecteurs - constitué notamment de et, einsi, si et lors - n'opère que des
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enchaînements locaux. En conséquence, ceux-ci ne font qu'enfiler les différents événements ou actions sur l'axe séquentiel unilinéaire et donnent l'impression d'une progression agencée par une addition ou accumulation des unités microstructurales. On peut percer quelques nuances qui différencient les connecteurs quant à leur fonction textuelle : - Et, le connecteur le plus élémentaire de l'enchaînement local, ne fait que regrouper des actions sous une unité complexe, à savoir une séquence close. Ex. : Séquence : Et une nuit, [...], mistrent le feu es nefs, et laissièrent les voiles aler au vent ; et li feus aluma mult haut, si que il sembloit que tote la terre arsist. (Villehardouin, 131)
- Si isole une information, lui conférant un statut d'unité autonome, pour la mettre en relief comme suite (pas nécessairement comme conséquence) de la chaîne d'action antérieure. P. ex. : [...], cil qui garder le devoient [...] le pristrent en son lit et le jetèrent en une chartre, en prison ; et Morchufles chauça les houses vermoilles par l'aide et par le conseil des autres Grecs. Si se fist empereor ; (Villehardouin, 132)
- La particule einsi présente l'événement relaté comme la réalisation (ou le découlement) de ce qui s'est déjà annoncé ou amorcé auparavant, clôt ou ouvre donc une parenthèse séquentielle, selon le cas. Il arrive souvent que le connecteur condense un laps de temps plus étendu et accélère donc le rythme narratif : Ex. : En maint lieu assemblèrent li Franc et li Grieu ; onques, Dieu merci ! n'assemblèrent ensemble que plus n'i perdissent li Grieu que li Franc. Einsi dura la guerre grant pièce, trosque enz el cuerde l'iver. (Villehardouin, 131)
- Le connecteur lors, se trouvant souvent aux confins de deux unités plus complexes (de temps en temps même des paragraphes), annonce une nouvelle suite d'actions et redémarre, de cette manière, la dynamique textuelle : Ex. : XIII. Lors parla li Dux à sa gent, et lor dist : '[...]'. Mult fu contraliez de ceus qui vousissent que l'ost se departist ; mais totes voies fu faiz li plaiz et otroiez. XIV. Lors furent assemblé à un dimanche à l'église Saint-Marc. Si ere une mult grans feste ; (Villehardouin, 99)
Quelle différence se manifeste dès lors dans le système des connecteurs élaboré par Commynes ! Sans vouloir ni pouvoir entrer dans le détail, nous ferons, du moins, remarquer son exploitation au profit des effets figure/ground textuels qui traduit une fois de plus une conscience très aiguë de la hiérarchie informationnelle. Il est possible de relever au moins deux types de connecteurs cardinaux qui concourent à la gestion habile de la perspectivisation et de l'évaluation des informations et dirigent par là même l'attention du lecteur : D'un côté, l'auteur ne se sert pas seulement des connecteurs d'ordre temporel pour disposer les événements sur un axe temporel voire de successivité, mais avant tout pour marquer la saillance de deux actions/événements parallèles : si dans la clause temporelle est enchâssé l'arrière-plan thématique qui passe dans l'ombre, la proposition principale annonce le foyer thématique qui est censé retenir l'attention du lecteur dans le passage en
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question. Mettons en avant deux exemples qui illustrent clairement l'effet figure/ground thématique : Cependant qu'il tenoit ce siège malheureux pour luy et pour tous ses sujets [...] [-> référence au macro-thème du chapitre précédent qui passe ici dans l'ombre], commencèrent plusieurs des siens à pratiquer [macro-thème du chapitre présent]. (Commynes, 1178) Pendant que ceux qui estoient dedans Nancy attendoient leur secours [-> ground, l'arrière-plan informationnel], ledit Colpin [...] fut tué d'un canon, qui fut grand dommage audit duc de Bourgogne [suit l'analyse de l'importance et des conséquences de cette perte humaine : figure, foyer thématique]. (Commynes, 1177)
D'un autre côté, Commynes accentue encore plus cette opposition de niveaux grâce à une instrumentation parfaite de la conjonction « car » tout en créant un système informationnel à deux niveaux qui sous-tend la trame narrative des Mémoires. Ce système s'organise, lui aussi, sur une opposition figure-ground, précisément entre un premier plan dynamique qui se déroule sur l'axe de la succession et de la progression événementielle et un second plan statique qui reste latent et dont la fonction consiste à motiver le premier plan des événements apparents. On pourrait donc parler d'un car approfondiss e s de la structure actionnelle qui ramène le contingent et le momentané - chaque moment de la suite d'actions - au générique et au général, bref à ce qui est vrai et nécessaire. 34 Le générique ou général revêt plusieurs modalités chez Commynes - les vérités factuelles, c'est-à-dire les faits objectifs (comme dans l'exemple a)), les maximes de vie voire les vérités d'ordre psychologique ou moral (déontologique) (cf. exemple b)) et finalement les vérités métaphysiques ou absolues telles que dans l'exemple c): a) Lesdites alliances n'estoient point encore toutes assemblées ; et ne se trouva à la bataille que ceux dont j'ay parlé, et suffisoit bien. Monsieur de Lorraine y arriva à peu de gens, dont fort bien luy en prit depuis ; car ledit duc de Bourgongne tenoit lors toute sa terre. (Commynes, 1170) b) [...] ledit Colpin [...] fut tué d'un canon, qui fut grand dommage audit duc de Bourgongne ; car la personne d'un seul homme est aucunes fois cause de préserver son maistre d'un grand inconvénient, encore qu'il ne soit né de maison, ni de lignée grande, mais que seulement le sens et la vertue y soient. (Commynes, 1177) c) Et telles et semblables œuvres a fait Nostre Seigneur [ . . . ] ; car il faut tenir pour sûr, que la grande prospérité des princes, ou leurs grandes adversités, procèdent de sa divine ordonnance. (Commynes, 1190)
Comme le montrent les exemples, l'auteur des Mémoires met à profit le système des connecteurs pour créer divers plans textuels parce que celui-ci se prête, à merveille, à des effets figure-ground informationnels. Par cette voie, Commynes réussit à multiplier les dimensions et avant tout à approfondir la structure textuelle : d'un côté, il hiérarchise les
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Cf. la fonction (« la logique ») complètement différente de car en français contemporain qui acquiert son profil linguistique en opposition avec les connecteurs concurrentiels parce que et puisque, in : Maingueneau (1997), 240ss.
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différents plans thématiques en leur attribuant un statut de premier ou de second rang, de l'autre, il distingue systématiquement les niveaux qualitatifs de l'information textuelle et notamment la dimension événementielle (l'axe de la successivité) et la dimension profonde qui motive et conditionne la première (l'axe épistémologique/déontologique/aléthique). Qu'est-ce donc que le progrès cognitif qui se dessine dans ces deux textes historiographiques que séparent presque trois siècles ? C'est le passage d'une organisation textuelle d'ordre topologique faisant à peine abstraction des expériences perceptives, à un principe métatextuel qui conçoit l'écriture comme le maniement subtil d'un objet en soi - objet dont la composition exige la structuration, la hiérarchisation, la perspectivisation, la multiplication de niveaux qualitatifs d'ordre informationnel (ce qu'on pourrait désigner comme dimensionnement textuel). Principe topologique ou métatextuel, organisation locale-séquentielle ou multi-dimensionnelle, l'enjeu est toujours resté le même : à savoir s'entendre à manipuler les procédés linguistiques à des effets de premier plan/arrière-plan d'ordre textuel.
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Peter Blumenthal (Cologne) Histoire cognitive d'un verbe 'mental' : comprendre
1. Problématique
L'actuel sens abstrait de comprendre, que les dictionnaires paraphrasent par 'appréhender par la connaissance' ou 'saisir par l'intelligence', était rare au Moyen Âge, bien qu'il soit attesté dès le latin classique et se rencontre dans la Vulgate. Les sens médiévaux correspondaient soit aux acceptions concrètes de prendre ('s'emparer de', 'envahir'), soit à 'embrasser dans un ensemble, contenir', que le Petit Robert place au début de l'entrée comprendre. C'est à partir du XVIIe siècle que comprendre au sens abstrait évince entendre, processus qui n'est pas encore achevé de nos jours à tous les niveaux stylistiques : on dit bien en français contemporain Comment entends-tu cette phrase ? au sens de 'comprends-tu'. Notons bien que chacun des mots, qui étaient en compétition au siècle classique pour exprimer la notion de 'saisir par l'esprit', était fortement polysémique. Ainsi, entendre signifiait déjà (et toujours) 'percevoir par le sens de l'ouïe'. Verbe exprimant un processus « mental » selon la terminologie de Halliday1, il occupait donc des positions importantes sur les deux versants, concret (perception) et abstrait (cognition), de ce domaine onomasiologique. Dans cette sphère, comprendre se limitait au versant abstrait (cognition) ; ce mot maintenait ses qualités de verbe « relationnel » (= 'contenir'), alors que l'acception «matérielle» ('prendre') s'effaçait. 2 Nous avons étudié ailleurs, de façon descriptive, les étapes de la marginalisation de l'acception intellectuelle d'entendre, qui s'échelonnent dans certains emplois jusqu'au XX e siècle.3 Il est évident que l'historien de la langue ne doit pas limiter son attention aux deux verbes mentionnés : c'est tout un ensemble de lexèmes liés par une ressemblance de famille qui bouge (surtout entendre, comprendre, ouïr et apprendre), et la seule approche méthodiquement valable du grand chambardement que connaissent les verbes mentaux au XVII e siècle est l'approche structurale. L'intérêt exclusif porté dans cette contribution aux rapports synonymiques entre les deux verbes comprendre et entendre ne saurait donc aboutir qu'à une vision partielle et provisoire d'une problématique bien plus vaste, à reconstituer ultérieurement : l'évolution du champ des verbes mentaux de l'âge préclassique au français contemporain. Nous voudrions montrer que le recul d'entendre face à comprendre n'est pas juste le remplacement d'un lexème par un autre, mais qu'il équivaut à un changement sémantique considérable, que seule la longue durée du processus empêche de qualifier de 'révolution'. Peut-on parler de nouvelle 'conceptualisation' ? Ce terme, tel qu'il est utilisé dans les principaux courants de la sémantique cognitive, implique la possibilité de distinguer la 1
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«Mental process» est pour Halliday (1994: 118) la notion générale qui englobe trois sousclasses de processus: « ( 1 ) PERCEPTION (seeing, hearing etc.), (2) AFFECTION (liking, fearing etc.) and (3) COGNITION (thinking, knowing, understanding etc.). » « Relationnel » et « matériel » au sens de Halliday 1994 : 109ss. Cf. Blumenthal 2002.
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Peter Blumenthal
structure signifiante du mot (en tant que produit d'opérations de conceptualisation) des éléments (« entités ») d'une base conceptuelle, constituée de « domaines cognitifs », laquelle est au moins partiellement préexistante à la langue (cf. Chambreuil 1998 : 344ss.). Cette vision du rapport entre les mots et notre connaissance du monde est lourde de présupposés philosophiques concernant le rapport entre signification et concept, et elle risque d'aboutir à des apories auxquelles la sémantique cognitive essaye d'échapper grâce à une conception encyclopédique de la sémantique (Chambreuil 1998 : 348). Cette théorie peut paraître plausible à propos de mots qui réfèrent à certains objets matériels,4 mais son application aux mots abstraits - comme comprendre - reste problématique. Puisque le schéma de la situation abstraite à laquelle réfère comprendre ne nous est donné que par la médiation de la langue, on voit mal quelle serait la base conceptuelle sur laquelle agiraient les opérations de conceptualisation pour forger la signification de comprendre. Libéré de ses implications invérifiables et réduit à son sens opérationnel, le terme de « conceptualisation » se révèle pourtant utile pour notre travail. Il exprime, mieux qu'une autre notion de la sémantique contemporaine, le fait qu'un mot présente ce à quoi il réfère selon une schématisation qui lui est propre, mettant en relief tel trait d'une situation aux dépens de tel autre (cf. figure vs. ground), la donnant à voir selon un certain point de vue ou conformément à des systèmes d'ordre déterminés. Voilà ce que réalisent les « opérations de conceptualisation »5 de la sémantique cognitive - dont on peut penser, dans une tout autre optique théorique, qu'il s'agit des procédés grâce auxquels le langage construit la réalité. Méthodiquement, nous essayerons de saisir les conceptualisations correspondant aux mots analysés à travers l'étude de leurs combinatoires - conformément à l'idée wittgensteinienne selon laquelle la signification du mot se trouve dans l'usage. Cette méthode permet de dégager les différences de conceptualisation entre mots (quasi-) synonymes. Indépendamment du bien-fondé de la notion de conceptualisation, les résultats de notre enquête montrent que la signification du principal verbe référant à la saisie mentale d'un état de choses (d'abord entendre, ensuite comprendre) change au cours du siècle classique. 'Signification' au sens large du terme, impliquant la structure polysémique de ce verbe et son usage spécifique - i. e. les relations syntagmatiques privilégiées dans lesquelles il se trouve.
2. Comprendre
chez Calvin
D'une façon un peu arbitraire, nous ferons débuter notre analyse au XVIe siècle, période pour laquelle différentes banques de données, et surtout Frantext, livrent une documentation étendue. Pour le XVIe siècle, Frantext contient 330 attestations des formes de comprendre, dont 189 proviennent de la seule œuvre de Calvin. Surreprésentation 4 5
Cf. les exemples « fer à cheval », « Hufeisen » etc. chez Dirven/Verspoor 1998 : 14s. Cf. la présentation synthétique dans Chambreuil 1998 : 349ss.
Histoire cognitive d'un verbe 'mental' : comprendre
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déformante d'un seul auteur en raison des hasards de la composition du corpus ? Ce n'est pas sûr, vu que Calvin semble en effet accorder à ce mot un rôle quantitatif et qualitatif exceptionnel. Selon d'autres sources, comprendre ne figure que 13 fois dans l'œuvre de Rabelais 6 - avec une minorité d'acceptions mentales - et 16 fois dans les Essais de Montaigne. 7 Comme on le sait, Calvin préfigure à certains égards la formation de la langue classique. C'est pour ces deux raisons - la fréquence des attestations et le rôle de l'œuvre dans l'histoire de la langue française - que nous avons choisi de regarder de plus près les emplois de comprendre chez Calvin.
2.1. Un trait permanent de comprendre dans l'œuvre de Calvin est son emploi contrastif. Ce verbe s'oppose à des syntagmes notant une sensation externe ou un phénomène perçu (mis en gras) : (1)
Or pource que leur rudesse les empeschoit de comprendre ce qu'ils avoyent ouy et apprins de leur Maistre, il leur promet l'Esprit de vérité, pour les adresser en la vraye intelligence de toutes choses (Jean 14,26 ; 16,13).
(2)
D'autre part, si ces choses mesprisées et laissées, nous avons l'esprit fiché seulement et du tout en l'observation extérieure, nous ne comprendrons jamais sa vertu, ne l'importance du Baptesme, ne mesme que veut dire ceste eau de laquelle on y use, ne qu'elle signifie.
(3)
En quoy nous comprenons premièrement, que le signe visible et matériel n'est sinon représentation des choses plus hautes et plus excellentes ; pour lesquelles comprendre, il nous faut avoir nostre recours à la parolle de Dieu, en laquelle gist toute la vertu du signe.
(4)
pensons de combien la vertu secrète du sainct Esprit surmonte en sa hautesse tous noz sens, et quelle follie ce serait, de vouloir comprendre en nostre mesure l'infinité d'icelle.
(5)
Sacremens, dit-il, sont instituez visibles pour les charnels, afin que par les degrez des Sacremens ils soyent transférez des choses qui se voyent à l'oeil à celles qui se comprennent en l'entendement.
2.2. Dans ses relations avec d'autres verbes mentaux, comprendre indique une approche plus profonde, c'est pour ainsi dire 'entendre' au deuxième degré : (6)
Combien que jusques icy je n'ay peu comprendre comment ils entendent que les Sacremens de la nouvelle loy ayent une opération si vertueuse.
Dans d'autres contextes oppositifs, entendre se réfère à un fait en tant que tel, alors que comprendre place ce fait dans une perspective plus complexe, déterminée par des relations supplémentaires :
6 7
Cf. le corpus du site http://ancilla.unice.fr/Rabelais.html. Cf. CD-ROM Encyclopédie de la littérature française, Bibliopolis 1999.
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Or j'enten que nous cognoissons Dieu, non pas que nous entendons nuement qu'il y a quelque Dieu mais quand nous comprenons ce qu'il nous appartient d'en comprendre,...
Comprendre s'oppose à entendre, mais aussi à savoir, ou du moins à une forme superficielle du savoir ; on notera à ce propos les éléments adverbiaux accompagnant entendre et savoir dans (7) et (8) : (8)
Or combien que nostre esprit ne puisse comprendre Dieu qu'il ne luy attribue quelque service, toutesfois il ne suffira point de savoir en confus qu'il y ait quelque Dieu qui mérite d'estre seul adoré.
Cependant, malgré leur moindre dignité, les autres processus ou états mentaux - entente, connaissance, savoir etc. - peuvent constituer des préalables ou des conditions favorables à la compréhension : (9)
le sainct Esprit, qui est principal tesmoin, nous approuve certainement ce tesmoignage, nous le fait croire, entendre et recognoistre ; car autrement, ne le pourrions comprendre.
(10)
Je confesse bien que ceux qui sont entendus et expers en sciences, ou les ont aucunement goustées, sont aidez par ce moyen et avancez pour comprendre de plus près les secrets de Dieu;
2.3. En position de complément d'objet direct figure parfois le renvoi à un ensemble, ce qui peut évoquer, en plus du sens abstrait 'saisir par l'esprit', l'acception «relationnelle » de comprendre ('contenir', 'embrasser dans un ensemble' ; v. ci-dessus 1.) : (11)
Si quelqu'un ne peut comprendre tout le contenu, il ne fault pas qu'il se désespère pourtant.
(12)
Car j e pense avoir compris la somme de la religion Chrestienne en toutes ses parties, et l'avoir digérée en tel ordre, que ...
Cet ensemble a un caractère final dans : (13)
Or combien que les vertus de Dieu sont ainsi pourtraites au vif et reluisent en tout le monde, toutesfois lors nous comprenons à quoy elles tendent, quel en est l'usage et à quelle fin il nous les faut rapporter, quand nous descendons en nous,...
Quant à la valeur de comprendre et de ses synonymes dans l'œuvre de Calvin, nous pouvons donc retenir la conclusion suivante : alors que les verbes de perception, auxquels appartient entendre avec l'une de ses acceptions, ne saisissent que la surface des phénomènes, comprendre va au fond des choses et correspond - à la différence des autres verbes de cognition - à une connaissance complète, vraie, qui englobe les causes et les conséquences de Y explanandum. Remarque. - Il n'est pas inintéressant que le verbe comprendre de la version française de Y Institution de la religion chrétienne, rédigée en 1541 par Calvin même à partir de l'original latin (Institutio Christianae religionis, 1536), corresponde à un nombre considérable de verbes latins. Ainsi trouvons-nous au premier tome de Y Institutio, pour les 26 occurrences de comprendre cognitif, les verbes latins suivants: comprehendere (8x),
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capere (6x), apprehendere (3x), intellegere (2x), agnoscere, animadvertere, cognoscere, concipere, introspicere, scire, tenere. Leur ensemble renferme des conceptualisations sensiblement différentes de la saisie cognitive d'un phénomène - du moins d'après leurs significations en latin classique (d'après le dictionnaire latin-allemand de Georges (1913), auquel j'emprunte les définitions suivantes). Deux verbes, plutôt rares, dénotent clairement un mouvement allant du sujet humain vers le phénomène extérieur au sujet : animadvertere ('seine Aufmerksamkeit auf etwas richten'), introspicere ('einen gründlichen und tiefen Einblick tun in'). Inversement, les verbes les plus fréquents (comprehendere, capere, apprehendere) portent l'attention sur le sujet qui fait sien un savoir (cf. plus bas 3.3. à propos du « centrage » du verbe). En outre, il y a une opposition dimensionnelle entre l'accent mis sur la largeur des connaissances assimilées (capere) ou sur la profondeur de la pénétration intellectuelle (intellegere, mais aussi introspicere) ; Georges (1913 : 978) distingue ces verbes ainsi : capere « mit dem Verstand = etwas in seiner Totalität fassen oder auffassen, in seinem ganzen Umfang verstehen [...], (während intellegere = geistig durchdringen) ». Les équivalents latins cités éclairent les valeurs caractéristiques que possède comprendre dans Y Institution et préfigurent certaines des évolutions de ce verbe en français classique.
3. Comprendre
au X V I I e siècle
Au siècle suivant, le potentiel sémantique de comprendre tel qu'il fut exploité par Calvin se perpétue et donne lieu à des phénomènes syntaxiques et morphosyntaxiques qui finissent par forger à ce mot un profil combinatoire très différent de son synonyme entendre. C'est en raison de ces faits distributionnels que j'ai choisi, pour le siècle classique, une autre approche que celle consistant à analyser les occurrences significatives dans leurs contextes. En effet, la combinaison des possibilités offertes par Frantext et par un concordancier sophistiqué (MonoConc) permet de se faire une idée de certains aspects quantitatifs de l'emploi de comprendre et à'entendre, aspects qui nous mettront sur la trace des différences sémantiques. Dans l'œuvre de Calvin, comprendre semblait exprimer une appréhension de la réalité en quelque sorte plus profonde, plus fondamentale qu'entendre. Au XVII e siècle, cette différence, qui se dégage du style personnel et des types de raisonnement qu'affectionne l'auteur de Y Institution de la religion chrétienne, peut être confirmée sur la base de phénomènes stylistiques plus collectifs et statistiquement mieux documentés.
3.1. L'indice le plus pertinent en est sans doute la nature des complétives régies par ces verbes. Dans le corpus de Frantext, la fréquence de comprendre que et d'entendre que se situe autour de 11% des occurrences de chacun de ces verbes. En revanche, la fréquence relative des combinaisons avec les autres conjonctions de subordination différencie nettement comprendre et entendre. Les emplois de comprendre comment / comme / pourquoi correspondent ainsi à 31% des cas de comprendre que, surtout en raison de la haute
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fréquence de comprendre comment. Par contre, entendre comment ainsi que entendre comme sont des hapax dans les textes classiques, et entendre pourquoi n'y existe pas. Que faut-il en conclure ? Les conjonctions énumérées - sauf que - mettent toutes en relief, sous forme d'interrogations indirectes, les circonstances particulières du procès exprimé par la complétive : la manière ou la cause, et parfois une fusion entre elles. Car comprendre comment quelque chose s'est passé - ou a pu se passer, c'est souvent se rendre compte des conditions qui ont permis ou favorisé l'émergence du fait. L'acte de compréhension porte donc essentiellement sur l'arrière-plan de l'événement rapporté. Cf. : (14)
Elle a été trois jours, comme Arnide, au milieu de tous ces honneurs militaires. Je ne comprends pas comment elle a pu songer à moi en cet état. (Mme de Sévigné 1678)
Comprendre équivaut dans ces cas à s'expliquer. Contrairement à la puissance explicative de comprendre + complétive, entendre que ne saurait saisir que le fait en tant que tel - qui peut évidemment avoir un caractère abstrait et même contenir une cause. Cependant, entendre ne met pas en relief le processus de l'analyse, comme comprendre, et ne retient que le résultat, quelque complexe qu'il soit, de l'acte intellectuel. Exemples : (15)
Mais comment avez-vous pû entendre que ce que je vous ai répondu, n'étoit pas sur le même sens, que ce que vous avez écrit ? (R. de Bussy-Rabutin 1670)
(16)
Ainsi l'on pourrait entendre qu'un corps peut être plus ou moins en mouvement, et qu'il y a plusieurs sortes de mouvemens, de lents, de vistes, et de plus vistes. (F. Bernier 1684)
(17)
Il n'a point besoin d'entendre que Socrate est animal parce qu'il est homme. (F. Bernier 1684)
L'appréhension d'un état de choses résultatif, ou en tout cas vu en synchronie, que pouvait exprimer entendre, s'oppose donc à la dimension évolutive que comprendre donne à voir dans la genèse d'une situation. La sphère référentielle de comprendre acquiert par là une certaine épaisseur historique.
3.2. Tournons-nous maintenant vers la zone syntagmatique qui précède les deux verbes. La différence la plus frappante résida dans l'emploi des verbes de modalité. Pouvoir comprendre, et surtout la forme niée je ne puis comprendre, sont étonnamment fréquents : 14% des occurrences de comprendre non suivis de que + complétive sont précédés de pouvoir. Cela ne vaut que pour 1,2% d'entendre sans que. Il est vrai que les voisinages des verbes se ressemblent bien plus lorsqu'ils régissent une complétive introduite par que ; dans ce cas, le pourcentage de la combinaison avec pouvoir est de 16% pour comprendre et de 13% pour entendre. Tous ces chiffres trouveront plus bas (5.1.) une explication d'ordre sémantique. En combinaison avec savoir, le contraste entre les dtux verbes est encore plus clair qu'après pouvoir : savoir entendre (que) n'existe pratiquement pas (1 emploi), alors que savoir comprendre (avec ou sans que), relativement fréquent, atteint 2% de toutes les occurrences de comprendre. Exemple :
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(18) Mais qui sçait comprendre, et faire comprendre en suyte à tout homme sage, que ceste abstinence ou négligence est bien fondee ? (M. de Gournay 1635) 3.3. Je voudrais placer ces observations dans le cadre d'une vieille question, formulée dès le milieu du XIX e siècle, reprise par le romaniste allemand Gamillscheg et reformulée par certains cognitivistes : tel verbe transitif renseigne-t-il davantage sur le référent du sujet ou sur celui du complément d'objet direct ? Disons bien « davantage », parce qu'il ne peut s'agir que d'une différence graduelle. Dans cette vision de la signification verbale, on peut affirmer, sur la base des distributions relevées ci-dessus, que comprendre a, bien plus qu'entendre, la faculté de centrer l'attention sur les capacités du référent du sujet. L'information de la phrase est, dans ce cas, moins axée sur le rapport entre le sujet humain et le contenu énoncé au complément d'objet que sur la situation du sujet, qui peut - ou le plus souvent - ne peut pas comprendre. La forme morphologique sous laquelle s'articule le plus souvent cette incapacité est à la première personne : je ne puis comprendre, formule qui exprime en général soit l'étonnement, sinon le désarroi, du sujet parlant face à un phénomène difficilement explicable, soit sa désapprobation. Nous glissons donc dans ce cas de l'acception intellectuelle qu'a normalement le verbe comprendre en contexte neutre (X comprend tel fait) vers une acception plus ou moins affective, axée sur le sujet - et plus particulièrement (mais non exclusivement) sur le sujet parlant. Les deux caractéristiques de comprendre, analysées sous 3.1. et 3.2., vont d'ailleurs de pair : la compréhension ou l'incompréhension à l'égard d'un fait concerne souvent les conditions (indiquées dans la complétive introduite par comment etc.) qui ont rendu possible ce fait. L'analyse intellectuelle ou l'appréciation morale de ces conditions incombe au référent du sujet. Autrement dit : la maîtrise intellectuelle ou morale du contenu exprimé par le complément d'objet est laissée au référent du sujet, sur les aptitudes duquel la phrase informe. Par contre, l'emploi à'entendre ou de ne pas entendre n'implique que l'existence ou l'inexistence de la relation exprimée par le verbe entre les sphères du sujet et du complément - relation indispensable au fonctionnement de tout verbe transitif - sans qu'il y ait centrage de l'attention sur le sujet ou le complément. En résumé, le remplacement d'entendre par comprendre équivaut à un accroissement considérable de la complexité de ce qu'exprime le principal verbe signifiant 'appréhender par la connaissance'. Dans le cas de comprendre, les sphères du sujet et du complément sont prégnantes au sens de l'anglicisme prégnant défini ainsi par le Petit Robert : « qui contient de nombreuses possibilités, virtualités ». Du côté du sujet, ces virtualités résident parmi d'autres dans la modulation des capacités du référent à pénétrer un phénomène. Du côté du complément d'objet, et surtout de la complétive, elles concernent la structure circonstancielle (causale et/ou modale) de la situation qui s'y exprime.
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4. Comprendre en français contemporain
Certaines acceptions de comprendre dans la langue actuelle, telles qu'elles sont définies dans le Trésor de la Langue Française, rendent compte du centrage du verbe sur l'une ou l'autre sphère. On peut concevoir les deux types de centrage comme des complexifications sémantiques qui se greffent, selon les acceptions et au gré des contextes de comprendre, sur un sens basique - peut-être une pure construction de l'esprit - , que le TLF définit ainsi : L'idée dominante est celle d'un rapport qualitatif d'intellection entre une fonction mentale et les objets sur lesquels elle s'exerce. (comprendre II) La complexité de la sphère du complément est mise en relief dans les sens paraphrasés ou définis ainsi : comprendre les phénomènes : comprendre leur principe, leur finalité. (comprendre II. 2. a)) Se faire une idée claire des causes, des conséquences, etc. qui se rattachent à telle chose et qui l'expliquent. (loc. cit.) En emploi absolu, comprendre peut désigner une appréhension encore plus complète : « comprendre le sens caché de tout ce qui est » {loc. cit.). L'interaction des deux sphères apparaît dans la définition : Appréhender quelqu'un ou quelque chose dans toute la vérité de sa nature profonde, par une communion affective, spirituelle, (comprendre II. 3. b)) Le centrage sur le sujet va plus loin encore dans les significations psychologiques, pour lesquelles le TLF indique les « (quasi-) synonymes » : a)
se mettre à la place de, participer, saisir, sentir ;
Mais le dictionnaire ajoute dans cette catégorie un deuxième groupe de synonymes : b)
disculper, excuser, justifier, pardonner
Ces derniers verbes sont en principe résultatifs quant à la situation du réfèrent de l'objet. Il y a donc de nouveau un centrage sur le complément. Toutefois, lorsque le complément désigne un artiste ou son art, le sens est « vibrer de la même sensibilité, partager les mêmes goûts esthétiques, savoir apprécier (loc. cit.) », et le centrage sur la sphère du sujet ne fait pas de doute. Cela vaut aussi pour la locution « comprendre les choses (= 'avoir l'esprit large, se montrer tolérant') ». Le thème (au sens de : 'argument dont l'intension est enrichie par l'énoncé') du syntagme n'est pas « les choses », mais la personnalité du sujet. Celle-ci peut faire l'objet, en français classique (plus haut 3.2.) comme en français moderne, d'un apport d'informations qui la présentent clairement comme le lieu d'un processus, éventuellement long, conditionné par les capacités du réfèrent ; cf. cette citation empruntée au Grand Robert : J'ai mis, à comprendre que mon âpreté était un mensonge, autant de temps qu'à devenir vieille. (Colette)
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Dans un commentaire sémantique détaillé et nuancé, le TLF essaye de caractériser l'une des significations de comprendre dont l'extrême complexité résulte, selon l'analyse présentée ici, de l'interaction des deux centrages (sur le sujet et sur le complément d'objet direct) : Percevoir la vraie nature de telle personne par une disposition d'esprit très favorable, voire complice, en allant parfois jusqu'à reconnaître explicitement le bien-fondé de ses motivations particulières et même jusqu'à excuser ses travers avec une extrême indulgence. (comprendre II. 3. b)) Que l'on compare cette définition à celle citée plus haut en début de 4., concernant 1'« idée dominante » contenue dans comprendre. Dans une vision schématique de la genèse des acceptions, la plus-value sémantique des significations présentées sous II. 3. b) (v. la dernière citation) pourrait provenir du fait que comprendre est susceptible d'un centrage soit sur le complément d'objet, soit sur le sujet ; un troisième type d'acception est la somme logique des deux centrages - ce qui écarte logiquement toute idée de centrage au profit d'un haut niveau de complexité sémantique dans les sphères du sujet et du complément. C'est éventuellement ce que veut exprimer le Petit Robert par la remarque « sens fort » ajoutée à l'acception II. 4. de comprendre,8 La quatrième possibilité dans ce jeu des centrages et de leur nivellement est bien entendu l'absence de centrage telle qu'elle se manifeste dans 1'« idée dominante ».
5. Les causes du changement La question des causes du changement lexical survenu au XVII e siècle est restée en suspens jusqu'ici : pourquoi le repli d'entendre, du moins dans ses principaux emplois et à un niveau stylistique neutre, sur la sphère concrète (perception auditive), pourquoi la montée en puissance de comprendre, qui monopolise peu à peu le champ partagé auparavant avec entendre ? Plusieurs types de causes entrent en ligne de compte, entre lesquelles aucun ne pourra sans doute passer pour exclusif ou prédominant : - la polysémie du verbe entendre, grande et éventuellement gênante dans certaines constructions, peut avoir dérangé le développement ultérieur de l'acception abstraite (cognition) ; nous y reviendrons ; - la mutation de l'épistémè (au sens de Foucault) a peut-être favorisé l'emploi d'un verbe qui évoque une complexité plus grande du côté du complément et qui implique de façon plus évidente le rôle du sujet dans le processus de cognition ; - entendre est soumis à davantage de contraintes combinatoires que comprendre.
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En fait, cette mention, peu informative, n'est utilisée que sporadiquement par le dictionnaire. Dans les articles consacrés aux verbes, elle se trouve dans choisir 2., comprendre II. 4, croire I. 1., exister 3.
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5.1. Penchons-nous d'abord sur le dernier facteur, inséparable du premier. Aux XVIe et XVIIe siècles, la signification abstraite d'entendre apparaît surtout lorsque le verbe régit une complétive. Devant un complément d'objet nominal, la signification est en général soit 'apprendre' (entendre la venue de quelqu 'un, ~ le couronnement de Charles, ~ le ravage de leur pays), soit 'entendre' au sens actuel du mot (entendre un bruit/de la musique). Dans ces constructions, le sens abstrait ne se fait jour qu'avec un nom désignant une third order entity (selon 1'« ontologie » de Lyons 1977 : 445s.), donc un substantif exprimant un contenu propositionnel (entendre le secret, ~ ces sublimes vérités). Dans les autres cas, entendre doit se faire accompagner de comprendre pour préciser son sens : (19) Or pour bien et brefvement entendre et comprendre la nature de l'universel, il faut aupreallable sçavoir qu'il est triple. (S. Dupleix 1607) À la différence d'entendre, son quasi-synonyme comprendre, sémantiquement plus autonome, parvient à maintenir son sens abstrait indépendamment de l'appartenance ontologique du complément. Dans la citation suivante, le complément de comprendre (« supreme bonté ») est une second order entity (cf. Lyons loc. cit.) : (20) Et parce que l'ignorance du peuple grossier estoit telle qu'il ne pouvoit comprendre ceste supreme bonté et toute puissance, qu'ils nommoient thau, c'est à dire dieu. (H. d'Urfé 1610) Il est révélateur qu'entendre avec complément d'objet direct nominal entretienne, dans une perspective distributionnelle, une autre relation avec sa zone syntagmatique gauche qu'entendre régissant une complétive. Comme on l'a déjà dit plus haut (3.2.), entendre régissant une complétive est précédé de pouvoir presque aussi souvent que comprendre. Mais avec un complément direct nominal, pouvoir entendre était quasiment inexistant, alors que pouvoir comprendre avec complément d'objet direct nominal était aussi courant que pouvoir comprendre que. On peut en conclure qu'entendre parvenait à actualiser sa signification abstraite - qui de son côté favorisait l'emploi du verbe modal pouvoir - seulement dans certaines constructions. Les contraintes syntaxiques auxquelles était soumis entendre au sens de 'comprendre' représentaient un handicap dans sa rivalité historique avec comprendre.
5.2. Or, ces contraintes « ne tombent pas du ciel ». Pour les expliquer, il suffit de considérer les distributions relevées comme le produit d'une finalité communicative. Grosso modo, le système des emplois A'entendre fait correspondre - des compléments d'objet d'un certain type (entités de 3e ordre) à l'acception abstraite, - des compléments d'objet d'un autre type (entités de 2e ordre) à l'autre acception. Ce système est en soi cohérent, car il préserve en principe l'identité de chacune des acceptions du verbe hautement polysémique. Toujours est-il que l'emploi de comprendre est plus commode pour des raisons d'ordre quantitatif : ce verbe, à la différence d'entendre, passe dans tous les contextes « ontologiques ». Ce qui nous ramène à la phrase conclusive de 5.1. Notons en passant que la différence entre entités de 2e ordre (type : bruit) et de 3e ordre (type : vérité) n'est pas toujours aussi évidente que les exemples choisis peuvent le suggérer. Ainsi, que dire du statut ontologique du complément introduit par ce que ? Est-il
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plutôt concret (2 e ordre) ou abstrait (3e ordre) ? Le Grand Robert (entendre II. 1) choisit justement une phrase contenant ce connecteur pour illustrer le risque d'amphibologie - qui est un facteur de l'affaiblissement de l'acception abstraite. Ce dictionnaire observe à propos de la phrase Je n 'entends pas ce que vous dites (= 'comprends') : « Dans ce type d'exemples, ambigus avec le sens de B ci-dessous [= 'percevoir par le sens de l'ouïe'], cette acception est vieillie. » Ce n'est peut-être pas une pure vision de l'esprit que de penser que le remplacement d'entendre abstrait par comprendre a commencé par ces situations marginales, dans lesquelles le contexte immédiat ne suffit pas pour écarter un éventuel malentendu. Une autre acception d'entendre, qui ne se trouve pas en concurrence avec comprendre bien qu'elle ne relève pas de la perception, a bien survécu. Il s'agit du sens qui dérive de la signification de l'étymon latin INTENDERE 'tendre vers, porter son attention vers' et 'avoir l'intention de', et dont les résultats en français moderne correspondent soit à 'vouloir', cf. : (21) Elle attendait de l'amant idéal qu'il fût un maître et un dieu, mais le choisissait et humain parce qu'elle entendait le dominer. (Maurois, cité par Grand Robert, entendre 1.2), soit à 'vouloir dire', comme dans : (22)
Qu'entendez-vous par ce mot ?/J'entends par là que ... (cf. Grand Robert, entendre II, 3)
Ce sens se retrouve bien dans une partie de la signification de sous-entendre, que le Petit Robert paraphrase par « avoir dans l'esprit sans dire expressément, laisser entendre ». Lexis propose pour la deuxième partie de cette définition « faire comprendre ». La définition du Petit Robert met bien en relief une certaine ambiguïté du verbe sousentendre, qui peut mettre l'accent sur l'état d'esprit du sujet ('ne pas dire tout ce qu'on pense') ou sur l'effet communicatif produit (= 'suggérer'). 9 Quant à la relation synonymique entre entendre et comprendre, il est révélateur que *sous-comprendre n'existe pas. 10 C'est que comprendre ne possède pas d'acception qui exprime un mouvement (au sens figuré) allant de l'intérieur (du sujet humain) vers l'extérieur (le résultat communicatif visé). Il faut ici évoquer la polysémie d'entendre, remarquablement grande en français classique. D'y voir la principale raison de l'abandon progressif de l'acception 'comprendre' au profit du lexème comprendre - processus qui soulagerait pour ainsi dire un lexème sémantiquement surchargé - serait toutefois peu satisfaisant, puisque d'autres langues romanes conservent bien le résultat d'INTENDERE avec toutes les acceptions que possédait entendre en français classique. C'est notamment le cas d'intendere en italien, qui ne semble avoir cédé de terrain ni à comprendere, ni à capire. Gardons-nous cependant de comparaisons trop rapides entre les évolutions dans les langues romanes. Les situations en français et en italien sont structurellement incomparables pour plusieurs raisons, dont une 9
10
S'agit-il là d'un cas de polysémie de sous-entendre ou bien de deux aspects de la même situation ? Le Petit Robert opte apparemment pour la première hypothèse, alors que le Zingarelli se décide bien, quant à l'équivalent italien sottintendere, en faveur de l'hypothèse polysémique : « 1 Intendere, capire q. c. non espressamente detta, ma in qualche modo implicita in quanto si è detto, si è fatto, e sim. 2 Non esprimere, tacere, q. c. che si può facilmente capire o intuire. » (sous Sottintendere). Je dois cette observation à Claude Muller, Bordeaux.
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réside dans le fait que le verbe italien intendere n'a pas supplanté le résultat d'AUDlRE (udire), comme entendre a remplacé ouïr. Autrement dit, entendre a connu un vaste transfert quantitatif de ses emplois vers l'expression de la perception, alors que les emplois des verbes italiens intendere, comprendere, udire et capire sont restés stables. Pour cette raison, la polysémie toujours intacte d'intendere n'écarte pas forcément l'hypothèse selon laquelle la polysémie identique d'entendre en français classique a pu être ressentie comme gênante et contribuer ainsi au recul de son acception abstraite et à la progression complémentaire de comprendre. 5.3. Mouvement qui ne se concevrait pas sans que cette progression soit motivée également par une poussée due au dynamisme inhérent de comprendre. Ce dynamisme, nous l'avons vu, réside tout d'abord dans une certaine flexibilité sémantique de ce verbe qui, à la différence d'entendre, est susceptible d'une forte dénivellation de l'attention braquée sur le sujet ou le complément d'objet. Pour ne pas répéter ici les démonstrations faites plus haut, résumons-les par la notion d'intensité informative : les différenciations poussées qui accompagnent souvent les sphères du sujet ou du complément de comprendre (et souvent les deux sphères à la fois) confèrent aux emplois habituels de ce verbe une intensité plus grande que ne l'avait entendre, informativement plus plat. Autrement dit, le verbe comprendre exprimait davantage.11 C'est là que se rejoignent - du moins dans la perspective ouverte par Les mots et les choses - l'histoire du mot comprendre et celle de l'épistémè telle que la conçoit Foucault dans son livre célèbre de 1966. On se souviendra que selon l'auteur de Les mots et les choses12, on considérait au XVI e siècle « que les signes avaient été déposés sur les choses pour que les hommes puissent mettre au jour leurs secrets, leur nature ou leurs vertus » ; les dits signes attendaient « silencieusement la venue de celui qui peut les reconnaître ». Par contre, avec le classicisme, « c'est à l'intérieur de la connaissance que le signe commencera à signifier » (Foucault 1966 : 73). L'éventuelle analogie avec les évolutions sémantiques observées dans cette contribution peut se résumer en deux phrases : l'élimination progressive de la sphère abstraite dans la signification d'entendre, verbe enraciné par sa polysémie dans le domaine ontologique de la perception, pouvait correspondre à une mutation épistémologique qui ne prend plus les choses comme point de départ de l'interprétation du monde ; inversement, l'essor du verbe comprendre signifiant 'appréhender par la connaissance' promeut au XVIIe siècle un verbe qui présente la connaissance comme un acte (cf. Foucault 1966 : 73), dont la nature est conditionnée par la relation entre la complexité des choses à connaître (supra 3.1.) et les capacités du sujet de la connaissance (supra 3.2.).
5.4. Quelles que soient par ailleurs les raisons du dynamisme de comprendre - facilités combinatoires, intensité, expressivité, conformité avec les tendances épistémologiques profondes d'une époque - , le résultat historique des divers mouvements sémantiques décrits ici est clair : après la période classique, il y une division plus nette qu'avant entre l'expression
11
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11 permettait même des tournures « expressives » au sens de la sémantique historique traditionnelle (je ne puis comprendre ... etc.) ; cf. Gamillscheg 1951 : 51 ss. Cf. en particulier le chapitre III.
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de la cognition (comprendre) et celle de la perception auditive {entendre). Comme on l'a constaté, le français se distingue par là d'autres langues romanes. Mais il faut ajouter qu'à cet égard, même en français, le domaine de l'ouïe ne se comporte pas comme celui de la vue : le verbe voir a gardé toute sa polysémie, à cheval sur la perception et la cognition (Petit Robert, voir II. 5).
6. Collocations Problème subsidiaire : pourquoi la tournure donner à entendre13 est-elle bien attestée, dès le XVII e siècle, avec un sens proche de celui actuel, alors que donner à comprendre n'existe pas à cette époque et est plutôt rare de nos jours. 14 Donner à entendre occupe au siècle classique un espace sémantique qui représente un sous-ensemble de faire entendre, bien plus polysémique et synonyme dans une de ses acceptions de faire comprendre. Donner à entendre a toujours signifié 'insinuer', verbe qui insiste sur le caractère peu explicite et souvent peu avouable d'une information que le locuteur n'assume pas entièrement. Vu l'opposition, en français classique, entre la saisie intellectuelle complète et profonde indiquée par comprendre et la forme du savoir plus superficielle exprimée par entendre, il est évident pourquoi comprendre n'empiète guère sur ce domaine d'emploi à'entendre aussi longtemps que ce dernier verbe garde ses acceptions abstraites. C'est donc la sémantique historique, dans ce cas, qui nous renseigne sur la raison d'être de certaines constructions et sur l'improbabilité ou l'impossibilité d'autres. En fin de compte, ce que nous appelons un peu vaguement des « collocations » 15 s'explique sans doute la plupart du temps par des causes sémantiques tout à fait systématiques : les conceptualisations inhérentes aux mots de base de la collocation. La remarque vaut aussi pour la combinatoire minimale qu'est la formation des mots (v. plus haut à propos de sous-entendre vs. *sous-comprendre).
Références bibliographiques Blumenthal, Peter ( 2 0 0 2 ) : « O u ï r et entendre»,
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d'EUROSEM
2000
(Recherche
en
Linguistique et Psychologie cognitive 17), publiés par Hiltraud Dupuy-Engelhardt/Marie-Jeanne
Montibus. - Reims : Presses Universitaires de Reims, 33-47.
13
14
15
La comparaison avec l'italien risque d'induire en erreur ici, car la locution dare a intendere a un autre sens (Garzanti sous intendere : « far credere cosa non vera o esagerata; fingere, simulare »). Aucune édition du Dictionnaire de l'Académie ne mentionne donner à comprendre. L'expression,
qui ne figure pas dans le Petit Robert, est cependant attestée dans Le Monde. En impliquant en général que cette partie de la langue se soustrait à une analyse méthodique, l'usage étant en l'occurrence « sans raison », selon la jolie expression de Vaugelas.
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Calvin, Jean(1609) : Institutio Christianae religionis. - Genève: Sumptibus Eustathij Vignon & Ioannis le Preux. Chambreuil, Michel (s.l.d.) (1998) : Sémantiques. - Paris : Hermès. Dirven, René/Verspoor, Marjolijn (1998) : Cognitive Exploration of Language and Linguistics. Amsterdam/Philadelphia : Benjamins. Dubois Jean/Lagane, René (21960) : Dictionnaire de la langue française classique. - Paris : Belin. Foucault, Michel (1966) : Les mots et les choses. - Paris : Gallimard. Gamillscheg, Ernst (1951 ) : Französische Bedeutungslehre. - Tübingen: Niemeyer. Garzanti = Grande dizionario della lingua italiana moderne (1999). - Milano : Garzanti. Georges, Heinrich (1913) : Ausführliches lateinisch-deutsches Handwörterbuch. - Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgesellschaft (Nachdruck 1998). Grand Robert = Le Grand Robert de la langue française. Nouvelle édition augmentée (2001). Paris : Dictionnaires le Robert. Halliday, Michael Alexander Kirkwood (1994) : An Introduction to Functional Grammar. - London e. a.: Arnold. Lexis. Dictionnaire de la langue française (1975). - Paris : Larousse. Lyons, John (1977) : Semantics. - Cambridge : Cambridge University Press. Petit Robert = Le Nouveau Petit Robert (2000). - Paris : Dictionnaires le Robert. Robert historique - Rey, Alain (s.l.d.) (1998) : Dictionnaire historique de la langue française. Paris : Dictionnaires le Robert. Wandruszka, Ulrich (1984) : « Subjekt und Mitteilungszentrum », in : Romanistisches Jahrbuch 35, 14-35. Zingarelli = Vocabolario della lingua italiana di Nicola Zingarelli (1994). - Bologna : Zanichelli.
Ekkehard Eggs
(Hanovre)
Processus inférentiels et tropiques : construction et changement de sens
1. Processus tropiques et inférentiels Partons d'un exemple autour duquel s'est développé une discussion acharnée entre Black (1994), Searle (1994) et Lakoff (1994 ; cf. Eggs 2001b : 1163-1180) : (1)
Sally est un bloc de glace.
Comme il n'y a aucune ressemblance objective entre une personne et un bloc de glace, Searle (1994 : 91 ss.) se sert de cet exemple pour mettre en question la théorie de comparaison classique défendue par Black et beaucoup d'autres. Lakoff voit dans (1) l'application d'un ICM (Idealized Cognitive Model), à savoir du modèle cogniti/idéalisé « l'émotion est comme la température ».' J'appelle, avec Richards, ce type de métaphore, déjà distingué dans Richards (1964), métaphore connotative. Ces métaphores sont caractérisées par une corrélation de deux échelles scalaires, l'une servant de domaine de comparaison (C), l'autre de domaine thématique (T) ; ces deux domaines sont hétérogènes. Le procédé tropique consiste alors à projeter des propriétés du domaine de la comparaison dans le domaine thématique. Dans (1), le thème est le comportement social et émotionnel de Sally (ou sa disposition sociale et émotionnelle) qui se voit 'expliqué' par la projection des propriétés d'un objet qui se place à un niveau bas dans la zone de la froideur de l'échelle température. Tableau 1
domaine thématique
domaine de comparaison chaud
froid
hétérogène
»
'sympa'
'antipa'
Le tableau montre qu'il ne suffit pas, avec Lakoff, de parler du modèle cognitif « l'émotion est comme la température » puisque le domaine de comparaison est apparemment ordonné par le topos préférentiel < plus c'est chaud, plus c'est agréable > (ou < plus c'est froid, plus c'est désagréable et à éviter >). On ne compare donc pas dans une métaphore comme (1) 1
Cf. Lakoff (1984) où Lakoff souligne le caractère comparatif et analogique des ICM ; dans Lakoff/Johnson 1980 les ICM sont encore formulés en forme de prédications absolues (L'amour est un voyage, les idées sont des plantes, etc.).
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Ekkehard Eggs
uniquement l'émotion à la température, mais on projette une valorisation topique de la température dans le domaine des émotions. Une métaphore connotative se base donc sur la projection tropique d'un topos préférentiel (qui ordonne une échelle dans le domaine de comparaison) dans le domaine thématique. Si un tel procédé est standardisé, il est possible d'utiliser, au lieu des termes propres désignant des segments dans cette échelle, des termes des objets saillants qui possèdent les qualités caractéristiques d'un des segments. Dans (1), cet objet saillant est apparemment le bloc de glace qui se greffe sur le topos préférentiel de la température. Il faut distinguer un second type de métaphore, la métaphore analogique, qui se base sur une analogie structurelle entre le domaine de comparaison et le domaine thématique qui peut être objective ou uniquement posée dans une épistémè donnée. Pour en donner l'exemple classique d'Aristote : (2)
Pierre est au soir de sa vie.
qui se base sur la relation d'analogie : Rc (soir, jour) » RT (vieillesse, vie), le tertium comparationis de ces deux relations étant 'le premier se trouve à la fin du second'. La métaphore naît en dernière instance de la projection du lexème soir dans le domaine thématique, elle est légitimée par l'analogie des relations Rc et RT. Il serait faux de voir dans ce processus tropique une 'substitution' où soir remplacerait vieillesse puisque cette théorie n'arrive pas à expliquer la métaphore bien connue de Pascal (3) ou la métaphore plus récente (4) où il serait bien difficile d'indiquer le lexème substitué : (3)
L'homme est un roseau, mais pensant.
(4)
Pierre est une poêle à téflon.
Les deux derniers exemples me permettent en même temps d'indiquer le caractère statique de la théorie de Lakoff (qu'il partage d'ailleurs avec la théorie classique des tropes comme 'ornements') : si, en effet, toute métaphore n'est rien d'autre qu'une application d'un ICM préexistant, les métaphores frappantes et inouïes ne devraient pas exister. Au lieu de ce toujours-déjà-là cognitif, il faut donc concevoir un modèle dynamique qui explique la métaphore comme le résultat d'un processus tropique spécifique. Certes, on peut distinguer, avec la tradition rhétorique, des cadres généraux de projection (de l'inanimé à l'animé ou à l'inanimé, de l'animé à l'inanimé ou à l'animé-, cf. Lausberg 1973, 286ss.) ou, avec la recherche moderne, des domaines globaux (nature -> homme ; nature —» technique ; homme technique etc.) (cf. Blank 1997 : 157ss.), mais il ne faut pas oublier que le sens d'une métaphore se produit en dernière instance à partir de la structure spécifique de l'objet comparé et des associations liées à cet objet dans le cas d'une métaphore analogique ou à partir d'une échelle ordonnée par un topos préférentiel spécifique dans le cas d'une métaphore connotative. Soulignons enfin que le sens définitif se construit par une rétroaction et une projection en arrière des structures sémantico-cognitives produites du domaine thématique dans le domaine de comparaison (cf. Stàhlin 1914, Black 1962, Eggs 1994 : 194ss.). L'antonomase se base essentiellement sur les mêmes procédés tropiques que la métaphore, à cette différence toutefois que les domaines mis en jeu ne sont pas hétérogènes mais uniquement distincts ; cette différence résulte du fait qu'on n'a pas, dans le domaine de comparaison de l'antonomase, des espèces de choses ou d'actions comme la métaphore
Processus inférentiels et tropiques : construction et changement de sens
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mais des individus. Et ce sont les propriétés typiques de cet objet individuel (personne, ville, texte, etc.) qui sont projetées dans le domaine thématique pour être (partiellement) attribuées ou non pas attribuées à un autre individu comme par exemple dans (cf. Eggs 1994 : 195ss.) : (5)
Pierre est peut-être un philosophe, mais pas un Sartre.
(6)
Dans ton texte, il y a un peu de Proust.
Distinguons brièvement la métonymie et la synecdoque où toute projection sémanticocognitive est absente puisque ces deux tropes n'aboutissent qu'à un déplacement référentiel dans un domaine homogène : (7)
Le hot dog est parti sans avoir payé.
(8)
La grosse tête est partie sans avoir payé.
Je représente la métonymie (7) par le tableau suivant : Tableau 2
ESPACE HOMOGENE
métonymie
On peut donc décrire le processus tropique de la métonymie comme suit : s'il y a, dans un espace homogène, entre deux objets Xi et x2 une relation pragmatique (Rp), on peut utiliser le terme désignant le deuxième objet x2 pour se référer au premier objet xi (cf. Fauconnier 1984, 15ss.). La relation pragmatique serait ici quelque chose comme . On peut distinguer plusieurs relations pragmatiques standard - qui sont réversibles - comme , , ou , pour ne citer que les quatre relations qui se trouvent déjà dans la Rhétorique ad Herennium et qui seront reprises dans presque toute la tradition rhétorique et linguistique (cf. Eggs 2002c ; Blank 1987 : 235ss.). Malgré la tendance de la linguistique moderne de réduire, depuis Jakobson, la synecdoque à la métonymie, il me semble indispensable de garder la synecdoque comme procédé tropique spécifique ; et ceci pour la simple raison qu'elle présuppose la perception ou la construction d'un tout structuré qui est nettement séparable de son contexte ; autrement dit, elle opère sur une forme ou une gestalt en utilisant le nom désignant le tout pour se référer à la partie et vice versa. Ainsi dans (8), le nom désignant une partie, grosse tête, sert à désigner le tout, donc la personne du client.2 A côté de cette synecdoque formée ad hoc, 2
Cf. entre autres les précisions de Dumarsais : « [...] la relation qu'il y a entre les objets, dans la métonymie, est de telle sorte, que l'objet dont on emprunte le nom subsiste indépendamment de celui dont il réveille l'idée, et ne forme point un ensemble avec lui. [...] au lieu que, la liaison qui se trouve entre les objets, dans la synecdoque, suppose que ces objets forment un ensemble
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Ekkehard Eggs
on doit distinguer des synecdoques standardisées comme voile pour 'bateau' ou toit pour 'maison' (cf. la discussion dans Ruwet (1975)). Prenons un dernier type de procédé qu'on appelle parfois antonomase généralisante (en termes traditionnels : où l'on prend un nom commun pour un nom propre) comme dans : (9)
Hier, j'ai vu Robbe-Grillet. L'écrivain avait l'air très malade.
(10) Le chancelier l'a dit. (11) L'apôtre l'a dit. Tous ces exemples ont une lecture non-tropique puisque l'écrivain constitue une anaphore généralisante tout à fait normale pour établir une cohérence textuelle. Et, le chancelier ou l'apôtre sont des noms uniques relatifs à un univers de discours, disons < le gouvernement allemand > pour (10), ce qui permet de se référer avec cette phrase à Gerhard Schrôder. De même, dans un groupe de Chrétiens où il n'y a qu'un seul apôtre, l'apôtre Paul, la phrase (11) aura comme référent ce dernier. Or, (11) peut avoir un sens tropique dans le cas où il y a, dans un univers de discours, plusieurs apôtres. Guillaume d'Ockham a donné une explication toujours valable à ce procédé en soulignant que dans (11) le terme apôtre « se réfère (supponit) exactement à ce qui lui convient le plus (maxime convenit) » (Ockham 1984 : 126 (= I, 77) ; cf. Eggs 2001a : 525/6). On peut apparemment lire cette explication comme un algorithme de décision : « choisis l'individu auquel convient le plus () a été gardée. On peut illustrer cette non-correspondance par les exemples suivants : (24)
Sally est un bloc de glace. -> Sally est froide.
(25)
Sally est une boule de feu. -> ? Sally est chaude [-> ? Sally a chaud] [ -> ? Sally a de la température]
S'il est possible de conclure de « Sally est un bloc de glace » à « Sally est froide », la conclusion analogue est exclue dans (25), non seulement parce que boule de feu exprime un 'tempérament de feu' plein d'ardeur et d'enthousiasme, mais surtout parce que chaud ne dénote pas nécessairement une disposition émotionnelle ou sociale comme froid. L'absence d'isomorphie complète s'explique par deux séries de données : (i) l'échelle de la température peut être projetée dans des domaines différents du comportement humain ; (ii) il y a des restrictions qui sont dues aux données structurelles linguistiques. Soulignons d'abord que ces deux restrictions ne touchent pas au fait que les expressions de ce champ ont gardé leurs significations de base concrètes. Citons à titre d'exemple la définition de l'adjectif chaud que donne le Dictionnaire de l'Académie de 1694 (qu'on retrouve dans l'essentiel dans les éditions ultérieures) et quelques passages de Zola (où les expressions concrétisantes sont imprimées en italique). (26) Chaud, [ch]aude. adj. Qui participe à la plus active des quatre premieres qualitez. Chaud au premier, au second &c. degré, chaud en puissance, chaud actuellement, le vin est chaud, les espiceries sont chaudes, des herbes chaudes, le feu est chaud, le soleil est bien chaud au jourd'huy. temps chaud, eau chaude, bain chaud, fer chaud, four chaud, mettez cela sous les cendres chaudes, prenez ce bouillon chaud, le plus chaud que vous pourrez, cette chambre est bonne & chaude, un habit, un manteau bon & chaud, fievre chaude, pleurer à chaudes larmes. (Dictionnaire de L'Académie française (1694)) (27)
3
Ensuite, à mesure qu'on s'enfonçait dans les autres voies, qui recevaient seulement leur part disputée d'aérage, le vent tombait, la chaleur croissait, une chaleur suffocante, d'une pesanteur de plomb. (ZOLA. E / GERMINAL / 1885,1162 / PREMIÈRE PARTIE)3
Toutes indications bibliographiques imprimées en majuscules sont prises de la Base Frantext (Nancy).
Textuelle
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Ekkehard Eggs (28) La bonne chaleur des pères, des mères et des enfants, lorsque ce petit monde se tient serré, en tas, se retirait d'eux, les laissait grelottants, chacun dans son coin. (ZOLA. E / L'ASSOMMOIR / 1877,685) (29) [...] et l'escalier désert s'endormait dans une chaleur lourde, avec ses portes chastes, fermées sur des alcôves honnêtes. (ZOLA. E / POT-BOUILLE / 1882, 384) (30) Le chien, couché dans ses jupes, tremblait de froid, malgré la chaleur. (ZOLA. E / NANA / 1880,1377)
Si toutes les expressions du champ de la température peuvent être projetées dans le domaine de l'humain ou plus précisément dans le domaine de Yanimé, elles se distinguent néanmoins en ce qui concerne les sous-domaines d'arrivée. Froid et froideur s'appliquent très tôt à des dispositions émotionnelles et sociales donc au domaine de Yethos et de Yhabitus (ou du 'tempérament'), et non pas à des émotions de courte durée : (31) Aussy, le cueur de l'homme, qui n'a nul sentiment d'amour aux choses visibles, ne viendra jamais à l'amour de Dieu par la semence de sa parolle, car la terre de son cueur est sterille, froide et damnée. (NAVARRE. M DE / HEPTAMERON /1550, 847) (32) [...] à cette répliqué Phillis demeura troublée, et plus encores quand Diane prenant la parole : de mesme, dit-elle, quand la froide jalousie naist, il faut que l'amour meure. (URFE. H D'/ L'ASTREE T.2 /1610,93) Cette forme de projection dans le domaine des habitus se stabilise et on constate sa lexicalisation au XVIII e siècle: (33) Dis, froide et mistérieuse amante, tout ce que ton âme ne communique point à la mienne, n'est-il pas un vol que tu fais à l'amour ? (ROUSSEAU. J.-J. / LA NOUVELLE HELOISE /1761, 114) (34) [...] tu me demandes d'où viennent mes changements et ma froideur. (FLAUBERT. G / CORRESPONDANCE / 1847,2 / 1847 T 2) (35) J'ai peur d'être froid, sec, égoïste, et dieu sait pourtant ce qui, à cette heure, se passe en moi. (FLAUBERT. G / CORRESPONDANCE /1847,212 /1846 T 1 ) Le champ associatif de cet habitus de la froideur englobe réservé, indifférent, sévère, austère ou égoïste (cf. (34)) et même ennuyeux et sans émotion ce qui explique l'explication donnée par le Grand Robert de 1963 : « Qui ne suscite aucune émotion, par défaut de sensibilité, d'éclat, de vie, de feu..., en parlant de l'expression littéraire, artistique, etc. » (t 3, 180). Cette projection de froid dans le domaine de Y art ou du style ( « u n style/récit/dessin/coloris froid ») est secondaire en ce sens qu'elle semble se baser sur son application aux gestes ou aux expressions du corps humain qu'on trouve par exemple dans : (36) Il voyait la vicomtesse froide, rieuse et plaisantant de l'amour comme les êtres qui n'y croient plus. (BALZAC. H DE / LA FEMME ABANDONNEE /1842,488) (37) M. De Rieu lut sa résolution dans ses yeux clairs, dans l'expression froide et méchante de ses lèvres. (ZOLA. E / MADELEINE FERAT / 1868,272 / à EDOUARD MANET 1ER SEPT. 1868)
49
Processus inférentiels et tropiques : construction et changement de sens
Bien que de courte durée, ces expressions ne renvoient pas à des émotions ni à des dispositions. Projeté dans le domaine de l'art et du style, froid peut au contraire exprimer une qualité. Et, dans ce sens sémiologique, froid sert à qualifier le caractère d'une ville, d'une maison, d'une pièce, etc. comme dans : (38) La salle à manger était froide et noire, la maison paraissait déserte, (ibid. 284) A cause de la grande 'diffusion' du froid dans le domaine de Y interaction verbale, il faut distinguer une projection rhétorique (« une rhétorique ou une conversation froide ») qu'on trouve aussi dans des cas comme : (39)
Avant-hier enfin il a disparu, nous laissant un billet froid CORRESPONDANCE (1814-1848)/ 1848,343)
et laconique (HUGO. V /
L'habitualisation et la lexicalisation de froid comme expression d'un habitus social a été sans aucun doute renforcée par le même mouvement de son antonyme. Mais, dans le domaine social, l'antonyme de froid n'est pas chaud, mais chaleureux ce dernier étant dérivé de chaleur. Ce fait lexical important se manifeste aussi dans l'emploi adverbial : « accueillir qn froidement vs. chaleureusement (*chaudement) ». L'édition du Dictionnaire de l'Académie de 1835 marque cette 'métaphorisation de la chaleur vers le social' avec beaucoup de clarté : (40) Chaleur, s'emploie aussi figurément, en parlant des passions, des sentiments, ou de ce qui sert à les manifester, et signifie, Ardeur, feu, véhémence. La chaleur de la jeunesse. Noble chaleur. Chaleur guerrière. Ce comédien n'a point de chaleur, est dépourvu de chaleur. Dans la première chaleur de son ressentiment, il voulait... Prendre, embrasser avec chaleur les intérêts de quelqu'un. Défendre une personne avec chaleur. Il sert ses amis avec chaleur. Il montre beaucoup de chaleur à soutenir cette affaire. Il s'y porte avec chaleur. Il y met trop de chaleur. La chaleur du sentiment. Parler avec chaleur. Chaleur d'éloquence. Écrire avec chaleur. Chaleur de style. Style plein de chaleur. (Dictionnaire de L'Académie française (1835))4 Ce texte reflète le fait que le XVIII e siècle a développé une esthétique et une éthique de la chaleur qui s'exprime surtout dans l'œuvre de Diderot : (41)
Il est plein d'invention, de chaleur, d'expression et de verve. (DIDEROT. D / SALON DE 1767/1768,301)
(42) Vous ne le pouvez plus, votre âme est épuisée, il ne vous reste ni sensibilité, ni chaleur, ni larmes. (DIDEROT. D / PARADOXE SUR LE COMEDIEN / 1784,315) (43)
Et croit-on que ce soit sans dessein que l'auteur a supposé à son héros cette chaleur d'imagination (DIDEROT. D / ELOGE DE RJCHARDSON /1761,45)
(44) Assurément, c'est à la chaleur d'une conversation, à une dispute, une lecture, un mot, qu'on doit quelquefois le premier soupçon d'une vérité (DIDEROT. D / REFUTATION D'HELVETIUS / 1774,372 / TOME 1) 4
On notera la 'distance sémantique' parcourue par rapport à l'édition de 1694 où on ne trouve que : « Chaleur, Signifie fîg. Grande affection, zele vehement, ardeur. II sert ses amis avec chaleur, il poursuit cette affaire avec chaleur, il s'y porte avec chaleur. »
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Ekkehard Eggs (45)
[...] et que nous y avons perdu de la chaleur, de l'éloquence et de l'énergie. (DIDEROT. D / LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS /1751,67)
(46)
[...] l'évêque d'Auxerre, après avoir peint avec beaucoup de chaleur et de vérité, dans les premières pages de son instruction, les progrès énormes que l'impiété a faits de nos jours, s'écrie, pages 10 et 11 : (DIDEROT. D / SUITE APOLOGIE ABBE DE PRADES / 1752,442)
(47)
[...] en cet endroit, Dorval s'écria : " ô toi qui possèdes toute la chaleur du génie à un âge où il reste à peine aux autres une froide raison, que ne puis-je être à tes côtés, ton Euménide ? (DIDEROT. D / ENTRET. SUR LE FILS NATUREL / 1757,119)
On peut apparemment lire cette esthétique et éthique de la chaleur comme une synthèse des types de projection distingués plus haut : projection éthique dans les habitus sociaux, projection sémiologique dans les expressions du corps humain et dans les œuvres de l'homme, projection rhétorique dans le domaine communicationnel de l'homme, auxquelles s'ajoute une idéalisation de la chaleur qui la rapproche même du génie et de la vérité. Cette 'socialisation éthico-esthétique' a largement contribué à la formation de ce champ tropologique spécifique à la langue française. Pourquoi l'adjectif chaud n'a-t-il pas été intégré dans cette métaphorisation connotative multiple ? Une raison linguistique essentielle est certainement le fait que chaud englobe une chaleur douce et agréable et une chaleur forte et désagréable. Il faut donc traduire « Il fait chaud » par « Es ist warm (agréable) » en allemand ou par « Es ist heiß (désagréable) », parce que l'allemand a lexicalisé cette différence. Cette ambiguïté explique qu'on peut, en français, inférer à partir de « Il fait chaud » à « Allons donc nous promener ! » ou à « Restons donc à la maison ». Or, il est frappant que le côté du trop, donc de l'ardeur, dans l'échelle du chaud s'est imposé définitivement pour désigner les projections dans le domaine de la sensualité et de l'amour : (48)
[...] elle me faisait monter à sa chambre, elle me tenait les mains, elle me faisait prendre de solennelles résolutions, elle me suppliait de devenir meilleure pour l'amour d'elle... et un regard, avec ça... un regard chaud, brûlant... (MARTIN DU GARD. R / UN TACITURNE / 1932, 1307/ACTE II, SCENE 13)
(49)
L'amour, n'est-ce pas ce chaud regard que les hommes, oh ! (DUHAMEL. G / SUZANNE ET LES JEUNES HOMMES /1941,76)
(50) La sueur de cette nuit qui me colle les cheveux, cette volupté chaude, liquéfiante, en plein cœur de l'hiver, qu'est-ce que cela veut dire ? (AYSAN. C / LES FEUX DE LA CHANDELEUR / 1966,125)
Chaud occupe donc en règle générale le côté sensuel, tandis que chaleureux marque toujours le côté éthico-esthétique de l'échelle de la chaleur. Bien que le nom chaleur s'emploie très fréquemment, dans ces projections, dans un sens éthico-esthétique, il peut aussi désigner le côté sensuel. De même, chaud peut toujours s'utiliser dans des projections vers l'éthico-esthétique ad hoc, parce qu'il dénote, comme le nom chaleur, dans son sens concret toute la zone de la chaleur agréable et désagréable. Et si l'on prend les exemples (51) et (52) et l'explication (53) du Dictionnaire de l'Académie de 1694, il me semble légitime de dire que la chaleur s'emploie au XVIIe siècle avec une nette tendance pour les projections vers le sensuel, le fervent et le courageux (en suivant avec cet emploi la tradi-
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tion latine), et qu'elle subit au cours du XVIII e siècle un renversement qui fait d'elle un terme privilégié pour les projections éthico-esthétiques : (51) Parquoy ne craignez, je vous prie, que en changeant d'air et de pays je change d'affection envers vous, ainsi pensez que comme le feu renforce sa chaleur sous la cendre, ainsi mon amour s'embrasera sous la secrette souvenance de vous, et à mon retour le trouverez si augmenté, que vous direz vous mesmes que je vien de traficquer au pays des amitiez. (YVER / LE PRINTEMPS / 1572, 1157) (52) Mais à mon mal-heur vostre amour a ressemblé à ces debiles vapeurs aussi tost esvanoüies qu'eslevees, et vostre colere est pareille à cette pierre, qui ne quitte jamais la chaleur quand elle est une fois embrasee. (CAMUS. J. P / PALOMBE OU LA FEMME HONNORABLE / 1625, LIVRE 6) (53) Chaleur, Signifie fig. Grande affection, zele vehement, ardeur. Il sert ses amis avec chaleur, il poursuit cette affaire avec chaleur, il s'y porte avec chaleur. On dit fig. Donner chaleur, pour dire, Animer, donner courage, & vigueur. Ce Prince s'est approché de ses trouppes pour leur donner chaleur, sa presence donne chaleur à son parti. On dit, Des femelles de certains animaux, qu'Elles sont en chaleur, pour dire, qu'Elles sont en amour. Cette cavalle, cette chienne est en chaleur, il ne faut pas laisser passer la chaleur de cette chienne. (Dictionnaire de l'Académie de 1694) Ces exemples exigent une correction et une précision de ce que nous avons dit sur l'éthique et l'esthétique de Diderot, car il n ' y a aucun doute que cette chaleur ardente et vigoureuse a coulé dans sa conception sous la forme de l'énergie exceptionnelle du génie. Dans cette conception le chaud au sens sexuel est exclu. Cette exclusion caractérise aussi toute l'histoire sémantique de chaud et de chaleur. Certes, le français permet des projections ad hoc dans ce domaine, mais cette projection n'est pas lexicalisée comme par exemple en anglais ou en allemand - ce qui explique qu'il faut traduire heißer Ofen (,un poêle très chaud') par super-nénette. L'exclusion du domaine sexuel est certainement due au mouvement vers l'éthico-social des termes du champ de la température en français, mais aussi au fait que chaleur ou chaud s'appliquent à la femelle de certains animaux pour dire « qu'elles sont en amour ». Le référent par défaut de « elle est chaude » est pour cette raison une femelle (chatte, chienne ou autres), tandis que l'allemand « sie ist heiß » renvoie dans sa lecture standard à une femme. Bien que ce soit en règle générale la femme qui est l'objet de cette topique sexuelle de la chaleur, il faut noter quelques emplois marginaux où les hommes sont portés vers le désir sexuel comme les fameux chauds lapins bien connus.
2.2. Deux métaphores analogiques : la marge et la frange L'histoire des projections tropiques basées sur des structures objectives est d ' u n point de vue à la fois historique et cognitif beaucoup moins complexe que les 'mappages' connotatifs. Commençons par la vie linguistique de la marge. Tous les sens tropiques de ce lexème sont dérivés de la signification de base qui dénote jusqu'à nos jours la marge d'un livre ((54) et (55)) ; de cette signification 'primitive' sont déduits des emplois comme (56)-(58) que j'appelle métaphorisations immédiates, parce
52
Ekkehard Eggs
qu'ils restent dans le même secteur ontologique, à savoir dans le domaine des choses matérielles : (54)
[...] je me contenteray de renvoier le lecteur curieux aux lieux quotés à la marge, et ce pendant par un seul dileme la refuter, pour puis après mettre en avant celle d'Aristote. (DUPLEIX. S / LA LOGIQUE /1607, 88)
(55) [...] puis il rentrait dans sa chambre et se remettait à écrire, tantôt sur des feuilles volantes, tantôt sur la marge de quelque in-folio. (HUGO. V / LES MISERABLES / 1862,28) (56)
[...] des caisses d'orangers dignes de la terrasse de Versailles étaient posées de distance en distance sur la marge d'asphalte qui encadrait comme une bordure le tapis de sable formant le milieu. (GAUTIER. TH / AVATAR / 1856,263)
(57)
En utilisant soit un disque spécial, soit une marge latérale sur la pellicule cinématographique / Vi 646, la technique du cinéma /, on obtint des réalisations qui n'eurent aucune peine à s'imposer au public. (ARTS ET LITT. SOCIETE CONTEMP. /1935,7806)
(58)
Au-dessus encore court horizontalement une marge blanche de trois millimètres, puis une bordure rouge plus étroite de moitié. (ROBBE-GRILLET. A / LA JALOUSIE / 1957,158)
(59) Cécile, toute droite, attendit une grande minute, comme si, d'instinct, elle eût senti le besoin d'une pause préalable, d'une belle marge de silence. (DUHAMEL. G / LE JARDIN DES BETES SAUVAGES /1934,22)
(60) Les seigneurs du pays suivaient la procession les premiers, entourés d'une marge de respect. (JOUVE. P-J / LA SCENE CAPITALE /1935,203)
Les exemples (59) et (60) sont des métaphorisations développées parce qu'elles projettent les propriétés de la marge dans le domaine de l'interaction sociale, donc dans un domaine non-matériel. Au début du XIX e siècle, on assiste à une métaphorisation appréciative qui a été renforcée par un livre à grand succès : Les Scènes de la vie de Bohème de H. Murger : (61) C'était un de ces tantales modernes qui vivent en marge de toutes les jouissances de leur siècle, un de ces avares sans trésor qui jouent une mise imaginaire. (BALZAC. H DE / LA PEAU DE CHAGRIN /1831,7)
(62) Ils vivent pour ainsi dire en marge de la société, dans l'isolement et dans l'inertie. (MURGER. H / SCENES DE LA VIE DE BOHEME /1869,7 / PREFACE)
(63) Sous peine de justifier le mépris qu'on ferait de nous, et de nous mépriser nous-mêmes, il ne nous est pas possible de continuer à vivre encore longtemps en marge de la société, en marge de la vie presque. (MURGER. H / SCENES DE LA VIE DE BOHEME /1869,286)
Cognitivement, cette projection appréciative consiste en une focalisation de la marge comme un dehors. C'est cette focalisation qui permet à la fois d'isoler la marge de son 'dedans' et de l'évaluer. L'évaluation peut être dépréciative comme dans (62) et (63) ou dans les deux exemples suivants : (64) Le résultat le plus commun d'un tel état d'esprit, c'est d'aggraver la singularité, de mettre le talent en marge, en dehors, de faire de l'intellectuel un être à part et de son œuvre quelque chose d'inabordable. (MASSIS. H / JUGEMENTS T. 2 /1924,254)
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(65) Si les jeunes agriculteurs ont éprouvé durement qu'ils étaient en marge de la société, que dire des femmes ? (DEBATISSE. M / REVOL. SILENC. COMBAT PAYSANS / 1963,151) Mais il existe aussi le mouvement inverse, c'est-à-dire la revalorisation, ce qui restreint la portée de la thèse d'Aragon exprimée dans (66) et qu'il met lui-même en question par son emploi du terme marge dans (66) : (66) Nous n'aimons pas ce qui est en marge, instinctivement. (ARAGON. L / LES BEAUX QUARTIERS /1936,427) (67) Longtemps, toujours peut-être, en marge du monde et de la raison, ils exerceront leurs facultés imaginatives dans des voies empiriques, à l'occasion de faits particuliers et pittoresques. (ARAGON. L / LE PAYSAN DE PARIS /1926,743) (68) Elles nous ont aidé à nous « déphilosopher », à écarter tous les entraînements de la culture, à nous mettre en marge des convictions acquises dans un long examen philosophique de la pensée scientifique. (BACHELARD. G / LA POETIQUE DE L'ESPACE /1957,211) (69) Le problème était nettement posé : y a-t-il lieu de rechercher, en marge de la musique, un domaine sonore nouveau, ou, au contraire, faut-il faire rentrer les matériaux nouveaux de la musique concrète, en supposant qu'ils finissent par s'assouplir, dans une forme musicale ? (SCHAEFFER. P / RECHERCHE MUSIQUE CONCRETE /1952,31 / 1ER JOURNAL, 1948-1949) Les deux derniers exemples de Bachelard et de Schaeffer montrent que la direction de l'appréciation (vers le positif vs. le négatif) n'est pas toujours décidable. L'origine de cette indécidabilité vient du fait qu'on peut changer le point de vue cognitif: vu du dedans, la marge extérieure apparaît comme une aberration ou un égarement, vu du dehors, l'intérieur peut être interprété comme une limitation ou une contrainte. Il existe, bien sûr, des dévalorisations implicites comme dans (70) : (70) Dans cette acception très large et pourtant déterminée, le langage désignera ici l'ensemble des moyens par lesquels les sujets peuvent, en marge de la langue commune, rendre d'une façon plus ou moins personnelle leurs pensées, leurs sentiments, leurs désirs, leurs volontés. (BALLY. C / LE LANGAGE ET LA VIE /1913,78) (71) Les innovations de style restent en marge de l'usage dans une langue où la littérature est l'apanage d'une classe ou d'une forme de culture : dans une civilisation très unifiée, au contraire, les tours littéraires versent assez vite dans la langue usuelle (BALLY. C / LE LANGAGE ET LA VIE / 1913, 79) Si la thèse exprimée par Bally dans (71) semble refléter des tendances objectives, sa théorie qu'il développe dans (70) est problématique parce qu'elle implique entre autres que Y expression linguistique des sentiments ou des désirs se situerait en dehors de la langue, une thèse qui a longtemps empêché la linguistique moderne de décrire la 'langue des émotions'. La lexicalisation et l'expansion des emplois analysés aboutit à un phénomène bien connu en linguistique historique : la grammaticalisation de l'expression en marge de comme préposition :
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Ekkehard Eggs (72) Afin d'être complet, il convient d'ajouter, en marge du commerce de l'épicerie, les commerces de détail de la boulangerie. (BRUNERIE. G / IND. ALIMENTAIRES ORGANISATION/1949, 211)
A côté des projections analysées jusqu'ici, qui gardent la structure globale de la marge d'une page dans sa totalité, on peut constater une deuxième forme de métaphorisation qui consiste en un isolement de la marge comme un espace spécifique : (73) Que ce soit de par le roi, de par s Benoît ou s Dominique, qu'un grand nombre d'individus s'engagent volontairement à ne consommer que cinq sols par jour, toujours est-il vrai que ces sortes d'institutions aident fort à la population, simplement en donnant de la marge et laissant du terrain à d'autres plançons. (MIRABEAU. V MARQUIS / L'AMI DES HOMMES / 1755, 60) (74) [...] cela laissait un peu de marge au bluff. (GIDE. A / ISABELLE / 1911,622) (75) Dans le cours de la déformation, les tensions se produisent à partir de compressions initiales, donc avec une marge de sécurité beaucoup plus grande. (CAMPREDON. J / LE BOIS / 1948,136) Ces emplois ont mené, d'un côté, à la locution il y a de la marge et, de l'autre, au développement constructif de la marge entre deux pôles qui se trouve dans une relation d'enchaînement (cf. Darmesteter (1977)) avec son point de départ, la marge d'une page, autrement dit, la marge entre qc ne possède qu'une similarité de parenté (Wittgenstein) avec la marge d'une page : (76) or, ce qu'il y a à « muter » est énorme, et cette vaste marge entre passé et présent, c'est là précisément notre domaine, notre champ de fouille et d'action. (FEBVRE. L / COMBATS POUR L'HISTOIRE /1952, 84) (77) Le risque des prêteurs / lender's risk / élèvera le taux d'intérêt tandis que le risque de l'emprunteur / borrower's risk /, c'est-à-dire le risque de l'entrepreneur, conduira celui-ci à souhaiter une marge plus large entre le taux des profits attendus et le taux d'intérêt. (L'UNIVERS ECONOMIQUE ET SOCIAL / 1960, 3205) Les métaphorisations esquissées font comprendre que Derrida ait utilisé la marge comme modèle de sa philosophie - malgré, ou plutôt grâce à la simplicité de la structure de son sens de base - une simplicité qui n'est, pour Derrida, qu'apparente : (78) Cela ne revient pas seulement à reconnaître philosophie dit aussi : dedans parce que le maîtriser sa marge, définir la ligne, cadrer la parce que la marge, sa marge, son dehors sont LA PHILOSOPHIE /1972, XX) Cette toutes La aussi,
que la marge se tient dedans et dehors. La discours philosophique entend connaître et page, l'envelopper dans son volume. Dehors vides, sont dehors (DERRIDA. J / MARGES DE
citation indique que Derrida utilise, comme Diderot dans sa théorie de la chaleur, les projections tropiques qu'a connues la marge dans sa vie linguistique et cognitive. frange, élément à la fois simple et dense d'une g estait concrète, est devenue elle le modèle d'une théorie : la philosophie de la frange de Bergson.
(79) Nous avons montré que l'intelligence s'est détachée d'une réalité plus vaste, mais qu'il n'y a jamais eu de coupure nette entre les deux : autour de la pensée conceptuelle subsiste une
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frange indistincte qui en rappelle l'origine. Mais nous savons qu'autour de l'intelligence est restée une frange d'intuition, vague et évanouissante. (BERGSON. H / L'EVOLUTION CREATRICE / 1907,194)
(80) Il n'y a pas d'intelligence où l'on ne découvre des traces d'instinct, pas d'instinct surtout qui ne soit entouré d'une frange d'intelligence, (ibid., 137) (81) Le sentiment que nous avons de notre évolution et de l'évolution de toutes choses dans la pure durée est là, dessinant autour de la représentation intellectuelle proprement dite une frange indécise qui va se perdre dans la nuit, (ibid., 46) (82) Nous y serons sans doute aidés, d'ailleurs, par la frange de représentation confuse qui entoure notre représentation distincte, je veux dire intellectuelle : que peut être cette frange inutile, en effet, sinon la partie du principe évoluant qui ne s'est pas rétrécie à la forme spéciale de notre organisation et qui a passé en contrebande ? (ibid., 49) (83) Mais il ne faut pas oublier qu'il reste une frange d'instinct autour de l'intelligence, et que des lueurs d'intelligence subsistent au fond de l'instinct. (BERGSON. H / DEUX SOURCES MORALE RELIGION / 1932, 122) (84) Mais de même qu'autour de l'instinct animal subsistait une frange d'intelligence, ainsi l'intelligence humaine était auréolée d'intuition, (ibid., 265) Bergson garde apparemment, dans son emploi de la frange, les propriétés essentielles du sens de base : la frange d'une robe, d'un tapis ou d ' u n rideau. (85) Les rideaux du carrosse étaient de damas vert avec une frange d'or (AULNOY. M. C. D'/RELATION DU VOYAGE D'ESPAGNE / 1691, 335) Comme dans le cas de la marge, on peut distinguer des projections immédiates qui restent dans la matérialité de leur source. La phrase (87) montre que ces projections s'appliquent dans le domaine scientifique tandis que l'emploi assez moderne dans (88) constitue une sorte de vulgarisation métaphorique : (86) La pâleur de ses joues, le rose moins vif de ses lèvres, ses longs cils baissés et découpant leur frange brune sur cette blancheur, lui donnaient une expression de chasteté mélancolique et de souffrance pensive d'une puissance de séduction inexprimable. (GAUTIER. TH / LA MORTE AMOUREUSE / 1836, 97) (87) Cette dentelure est bien plus sensible et se change en véritable frange dans les grands animaux, comme le bœuf, le cheval et le rhinocéros : cela est aussi dans la baleine, où l'angle qui retient la capsule se prolonge beaucoup plus en pointe que dans les précédents. (CUVIER. G / LEÇONS D'ANATOMIE COMPAREE / 1805, 398) (88) Sa frange de cheveux blonds, sur les yeux, adoucissait un regard trop dur. (CARCO. F / JESUS-LA-CAILLE /1914,118)
On constate aussi Yisolation cognitive de la frange, un emploi qui est toutefois resté si rare qu'il ne s'est pas prolongé par une lexicalisation ni a fortiori par une grammaticalisation : (89) [...] on la distinguait encore confusément aux franges de sable jaune et doré qui dessinaient ses contours entre la mer et la terre. (LAMARTINE. A DE / SOUVENIRS VOYAGE EN ORIENT/ 1835, 300)
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Ici, la frange ne se trouve plus comme partie au bord de quelque chose, mais comme un objet autonome entre deux autres objets. L'emploi dans (89) présuppose et se superpose à une métaphorisation poétique extrêmement répandue et réussie dans la première partie du XIXe siècle : les franges de la mer. (90) Voyez les franges de la mer blanchissant les récifs, et s'opposant au bleu saphir des eaux ; (BALZAC. H DE / HISTOIRE DES TREIZE / 1835, 907) Et, il est tout à fait possible de lier et de condenser dans une théorie ou dans un texte poétique plusieurs 'enfants métaphoriques' de la frange comme dans (91) où la vulgarisation de (88) disparaît : (91) Tu n'as pas terminé les franges du manteau de la mer, ni les cheveux d'algues des rochers. (YOURCENAR. M / NOUVELLES ORIENTALES / 1978, 1179) Suffit-il donc de dire que la philosophie de la marge de Bergson exprime une isomorphie presque complète entre la frange d'une robe et la frange d'intuition qui entoure l'intelligence (ou vice versa). Cette conception nierait le fait que tout modèle produit toujours un surplus cognitif Ce surplus se montre ici dans le fait que la frange d'intuition entoure toute l'intelligence. Est-ce qu'il faut en conclure que les objets spirituels et cognitifs doivent être conçus comme des corps simples et, pourquoi pas, ronds ?
3. Processus tropiques, processus inférentiels, tendances historiques
Nous avons distingué deux types de processus cognitifs : tropiques et inférentiels. Les derniers permettent de déterminer le plan de sens sur lequel une expression est employée ; cette détermination est multidimensionnelle, parce qu'elle se déroule simultanément avec d'autres inférences concernant la construction du sens : constitution des référents, des propositions et des états de choses, et surtout du thème d'un texte ou d'un discours. Ces règles opèrent sur la structure lexicale d'une langue où nous avons distingué, avec Fontanier, trois plans de sens : sens de base, sens tropique lexicalisé, sens tropique ad hoc. Dans toute construction de sens ces trois plans sont nettement séparés, tandis qu'ils se trouvent, en diachronie, dans un continuum. Les processus tropiques les plus importants sont la métaphore, l'antonomase, la métonymie et la synecdoque. Si la structure logique de ces procédés tropiques est identique en synchronie et en diachronie, ils se distinguent nettement quant à leurs modes de fonctionnement dans ces deux dimensions. Dans la partie historique, nous avons analysé l'évolution sémantique des métaphores connotatives résultant de la projection des expressions de la température dans plusieurs domaines de l'expérience humaine et des métaphores analogiques issues des processus tropiques à partir de la marge et de la frange. Notre analyse a confirmé plusieurs acquis de la linguistique historique concernant la métaphore : principe de l'expansion du sens à partir du plus proche (métaphorisations immédiates et développées), enchaînement ou 'chaining' (au sens de Darmesteter (1977) ou de Lakoff (1987)) des significations dans la vie d'une expression ; standardisation et lexicalisation des tropes 'à la mode' (qui ne sont pas néces-
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sairement les plus répandues) ; grammaticalisation des termes tropiques exprimant une relation ; et notre analyse a surtout vérifié le vieux principe de la linguistique structuraliste que tout changement linguistique est toujours étroitement lié aux structures linguistiques ce qui implique que < la température est comme une émotion > n'est pas le modèle cognitif adéquat puisqu'il s'agit en réalité d'une échelle de termes qui sont ordonnés par un ou plusieurs topoï, la possibilité de projections dans d'autres domaines de l'expérience humaine étant restreinte et réglée par l'usage linguistique. Ce qui signifie tout simplement que la construction et le changement de sens relèvent de l'organisation topico-cognitive et linguistique par des communautés communicationnelles. Et une étape importante dans ce mouvement réside certainement dans les théories qui prennent une métaphorisation complexe comme modèle (chaleur, marge, frange) en inscrivant ainsi dans l'usage de la langue des réflexions complexes qui sont issues de l'usage même. Pour mieux comprendre ces processus, il faudrait analyser en détail, en s'appuyant sur des corpus plus larges, les processus de mise en relief, de focalisation ou d'isolation et, bien sûr, le rôle des métaphorisations dans le développement d'une langue lorsque le domaine de départ est caractérisé par une simplicité structurelle qui permet toutefois de (faire) comprendre des expériences complexes.
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Zlatka Guentchéva (Parisj Entre : préposition et préfixe*
La préposition entre est, on le sait, une formation directement héritée de la préposition latine in ter, - qui est elle-même, une formation complexe composée de in qui a donné en et de l'élément -ter - qui servait à opposer deux parties. Apparue en ancien français vers la fin du X e siècle avec les variantes entra, antre, intre, enter, elle conserve les emplois fondamentaux qu'elle avait en latin (fin du IXe siècle - milieu du XIe siècle). En tant que préfixe, elle fournit des verbes composés dont le nombre est, de loin, plus important en ancien français qu'en français moderne. Par ailleurs, on dispose également de inter- qui entre dans différentes formations dont certaines sont directement héritées du latin (interlinéaire - 1389) ou empruntées à l'anglais (international - 1802) et d'autres sont des composés, souvent savants et donc plus récents. Il faudrait donc examiner, comme le propose à juste titre A. Rousseau (1998 : 201), les différences sémantiques induites par le recours soit à entre-, soit à inter-, dans la mesure où l'on peut, en synchronie, opposer interposer (< interponere, d'après poser) à entreposer (< entrepôt, d'après poser). Si de nombreux travaux ont été consacrés aux prépositions et aux préverbes au cours de ces vingt dernières années, ni la préposition entre, ni les deux préverbes entre- et inter- qui lui sont associés, ne semblent avoir suscité l'intérêt manifesté pour les autres prépositions. En dehors de remarques éparses que l'on retrouve dans différents manuels et grammaires,1 le travail de Ph. Marcq (1998) qui porte sur les valeurs spatiales et temporelles des prépositions en allemand et en français est, à ma connaissance, le seul à avoir porté une attention particulière à la préposition entre. On peut facilement trouver les résultats de l'analyse relative aux valeurs spatiales de zwischen et de entre que M. Krause (2000) présente en annexe d'un article consacré aux prépositions. Pourtant, comme tant d'autres prépositions, entre connaît des emplois spatiaux, temporels, notionnels (abstraits) ou simplement relationnels. En revanche, il existe des travaux dans le domaine de l'ancien français, aussi bien sur les valeurs du préfixe entre- (Hanoset 1964 ; Blindant 1998) que sur le statut du groupe prépositionnel entre... et, lequel, comme le démontre M. Herslund (1979), ne peut pas assumer la fonction de sujet (cf. Nyrop 1899-1930 : 120). L'objectif de cet article est double : proposer une description unifiée des valeurs de la préposition entre en français moderne en dégageant un invariant puis, en mettant en évidence les mécanismes sous-jacents à l'intégration du préverbe dans le schéma du verbe composé, analyser comment les valeurs, véhiculées par le préverbe entre- en association à un verbe, peuvent être reliées à celles que l'on attribue à la préposition entre. * Je tiens à remercier Peter Blumenthal et Jean-Emmanuel Tyvaert pour leurs commentaires constructifs d'une première version de cet article. Je remercie également Jean-Pierre Desclés d'avoir relu la version remaniée de l'article et proposé des formulations plus précises concernant certains concepts topologiques utilisés dans la description de la préposition entre. Il va de soi que je suis seule responsable des points de vue exprimés ici. 1 On peut mentionner ici la description de G. Moignet (1973) et évoquer l'article de Cl. Buridant (1998).
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La description proposée prendra appui sur une représentation abstraite des valeurs de la préposition et du préverbe. Leurs différents emplois seront analysés comme des instances de lieux abstraits, eux-mêmes structurés par des opérations topologiques (Desclés 1999, 2000).2 Il convient de souligner que la notion de 'lieu' topologique est complexe et qu'elle ne peut être définie qu'en se plaçant à un niveau suffisamment abstrait. En effet, conçue par abstraction à partir de l'espace perceptif, sa conceptualisation combine dans une même théorie plusieurs notions comme celles de continuité, de contiguïté, de voisinage... : « U n espace topologique est la donnée d'un ensemble X de points x et d'une famille V de voisinages autour de chaque point de X. Une partie L de X sera considérée comme un lieu » (Desclés 1999). Un lieu topologique est alors défini par rapport à son intériorité, son extériorité, sa frontière et sa fermeture. La notion de frontière est centrale pour la modélisation de la notion de lieu topologique. En effet, la topologie classique, telle qu'elle est élaborée en mathématique dans la théorie des fonctions, n'est pas suffisante pour la représentation et l'analyse des problèmes linguistiques. Il est donc nécessaire de recourir à une quasitopologie qui assouplit les notions simples de la topologie classique. En particulier, la frontière ne se réduit pas nécessairement à une limite et présuppose une certaine « épaisseur », c'est-à-dire qu'elle est construite comme une zone de transition avec sa frontière externe et sa frontière interne entre l'intérieur et l'extérieur (Desclés 2001). La notion de « frontière épaisse » permet d'éviter ainsi les difficultés qu'implique la notion de limite ou de seuil dans l'analyse de certains exemples comme II est sorti par la fenêtre ou II est passé à travers le mur. La représentation figurative (FIG. 1) donne les différents lieux obtenus : Frontière externe
Frontière épaisse
Frontière interne
Intérie
Figure 1
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Dans son travail sur les relations spatiales, Bastudji (1982) fait une distinction entre espace et lieu. L'auteur définit ce dernier comme «fragment borné et qualifié de l'espace considéré» , « ... produit d'une opération de discrétisation [permettant] de le dénommer en lui assignant une ou plusieurs propriétés ». Différents types de lieux y sont distingués : « un lieu réel appartenant au monde physique », selon une conception classique de la référence, « un lieu mental », « un lieu imaginaire, que ce lieu corresponde à une pure fiction ou à une anticipation sociale ou scientifique » ou « un lieu implicite de l'énonciation ».
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À cette conception de la notion de lieu qui privilégie le qualitatif, s'associe la notion de repérage (Desclés 1990 : 281s.). Ainsi, différentes positions permettent de repérer un point x par rapport à un lieu L de X en spécifiant la topologie du lieu au moyen d'opérateurs topologiques : - « x est à l'intérieur de L » : dans l'énoncé La bille est dans la boîte, la préposition dans est un opérateur topologique qui associe à l'entité boîte une spécification topologique d'intériorité de lieu en excluant ses frontières ; - « x est extérieur à L » : dans hors de la ville, la préposition hors de est un opérateur topologique qui associe à l'entité ville une spécification topologique d'extériorité de lieu, c'est-à-dire l'opérateur localise une entité dans le complémentaire de la fermeture de ce lieu particulier ; - « x est dans le voisinage de L » : dans Le château est près de la ville, la préposition près de est un opérateur topologique qui associe à l'entité ville une spécification topologique de voisinage ; la notion de voisinage permet d'évaluer le rapport entre deux points en excluant l'intériorité du lieu servant de repère ; - « x est à la frontière de L » : dans La tasse est sur la table, la préposition sur est un opérateur topologique qui associe à l'entité table la notion de frontière, définie comme l'ensemble de points qui constituent la fermeture d'un lieu en excluant son intérieur ; - « x est à la fermeture de L » : dans Max est à Paris, la préposition à est un opérateur topologique qui associe à l'entité Paris une spécification topologique de fermeture qui inclut l'intérieur d'un lieu et sa frontière ; l'entité Max est ainsi repérée de façon indéterminée aussi bien à l'intérieur du lieu qu'à sa frontière ; Nous laissons de côté d'autres positons qui sont pertinents pour l'analyse des prépositions et des préverbes comme « x est adhérent à L », « x est un point isolé », « x est un point d'accumulation»... Précisons que les notions d'intériorité, d'extériorité, de fermeture, d'adhérence... reçoivent des définitions précises dans la théorie des lieux abstraits. La plupart de ces notions seront utilisées dans l'analyse de la préposition entre dans cet article qui est organisé comme suit : après quelques remarques d'ordre général, nous examinerons les emplois spatiaux, temporels et notionnels de la préposition entre, emplois dits topologiques ; nous présenterons ensuite les emplois que l'on peut qualifier de « relationnels », pour terminer par un examen des verbes composés avec la préposition fonctionnant comme préverbe et des valeurs que le préverbe apporte dans son association avec ces derniers.
1. Rappel de quelques remarques sur la préposition
A la différence des autres prépositions, entre implique sémantiquement, au moins deux participants qui, sur le plan syntaxique, peuvent être représentés soit par deux ou plusieurs syntagmes nominaux ou pronoms coordonnés (entre SN et SN2 ; entre Pronom et Pronom), soit par un syntagme nominal ou un pronom au pluriel (entre SNpi, entre Pronompi), mais
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jamais par un nom collectif, comme c'était le cas en ancien fiançais (entre la brace, Herslund 1979 : 263) : 3 (1) (2) (3)
Vous l'aimez saignant, à point ou entre les deux ? Ce sera un secret entre toi et moi. *I1 se faufila entre la foule.
Comme le signale par ailleurs M. Herslund, les syntagmes nominaux coordonnés ne peuvent pas être traités comme dérivés de deux phrases sous-jacentes : (4)
La guerre éclate entre la France et la Prusse. *La guerre éclate entre la France et la guerre éclate entre la Prusse.
La coordination suppose que les arguments de entre renvoient à des entités du même type et permet d'établir une certaine symétrie entre les arguments coordonnés. En témoigne, entre autres, la possibilité d'avoir un nom ou un pronom au pluriel : (5)
Je l'ai aperçu entre les branches.
En ce qui concerne les valeurs de la préposition, tous les auteurs s'accordent à reconnaître la primauté de sa dimension spatiale. Ainsi, retraçant son évolution, le Dictionnaire historique de la langue française montre que entre est d'abord employé avec la valeur spatiale « dans l'espace intermédiaire de deux ou plusieurs objets » : 4 (6)
Entre cels dos pendent Jesum. (Passion, ms. Cermont, 283, Kschwitz.)
mais peut prendre aussi le sens de « parmi, au milieu de, chez » : (7)
La outre entre les Gascons. (Guiot, Bible, 378, Wolfart.)
Très vite la préposition étend ses emplois au domaine temporel (vers 1050) pour indiquer tout état intermédiaire de nature temporelle (8), ou encore notionnelle (9) : (8)
entre sept et huiet du matin jusques les unze heures. (Du Vilars, Mém., IV, an 1553, Michaud)
(9)
et moi dona et le vair et le gris Et .Ille. mars entreargent et or fin. (Les Loh., ms. Montp.f0 40b)
Parallèlement, entre se charge de l'expression des rapports de type relationnel (appartenance, inclusion, réciprocité...) : (10) Entr'els en prenent cil seinor a parler. (Alex. 104a.) C'est au XVI e siècle que la préposition commence à exprimer une comparaison. Pour le français moderne, le Petit Robert classe les emplois de la préposition en trois groupes : les emplois spatiaux, temporels et notionnels sont ainsi opposés aux emplois 3
4
Les exemples français sont pris dans différents dictionnaires dont le Petit Robert et le Grand Robert. Les exemples qui suivent sont empruntés au dictionnaire de l'ancien français de F. Godefroy (1988) ou au dictionnaire Altfranzôsisches Wôrterbuch de Tobler/Lommatzsch (1915).
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« ensemblistes » d'une part, « relationnels » de l'autre. Il ne serait pas difficile de voir, à condition de faire usage d'une certaine capacité d'abstraction, que derrière cette tripartition, à première vue tout à fait naturelle, se profile un seul et même principe de représentation cognitive.
2. Emplois topologiques de la préposition Les interprétations spatiales, temporelles et notionnelles de la préposition sont fortement liées à la fois aux propriétés sémantiques et référentielles des entités sur lesquelles elle opère et aux schémas sémantico-sémantiques des verbes auxquels elle s'associe. Nous formulerons l'hypothèse suivante : Hypothèse l : Dans son emploi spatial, temporel ou notionnel, la préposition entre est un opérateur topologique qui, s'appliquant à deux ou plusieurs entités de type individualisable, a pour résultat de construire un lieu commun dans l'extériorité des lieux associés à ces entités ; ce lieu commun sert à son tour à repérer (localiser) une entité (le repéré). On voit immédiatement ce qu'implique une telle hypothèse : on peut atteindre par l'abstraction « un niveau conceptuel utilisable » (Pottier 1992 : 47) et construire une représentation abstraite unique pour le spatial, le temporel et le notionnel, comme le revendique depuis longtemps B. Pottier (1955, 1992,2000). Cette hypothèse est enrichie en faisant appel à des concepts quasi-topologiques (Desclés 2000), comme nous l'avons signalé plus haut. 2.1. Plus clairement encore que dans les emplois temporels et notionnels, c'est dans les exemples illustrant son emploi spatial que l'on perçoit que la préposition entre sert à spécifier un espace commun défini par les entités sur lesquelles elle opère en délimitant son intériorité. C'est son intégration au schème sémantico-cognitif du verbe qui permet ensuite d'associer à ce lieu (le repère) une entité dont la position reste indéterminée. Entre, comme le souligne à juste titre Krause (2000 : 232), ne fait aucune référence à un axe quelconque, sauf mention explicite donnée par le contexte : « Si une telle référence semble pouvoir être établie, elle n'est pas le fait de la préposition, mais du sens du substantif membre du groupe prépositionnel ou du contexte plus vaste. » Dans le cas d'un repérage statique, lorsque la préposition porte sur deux syntagmes nominaux coordonnés, l'espace commun est conçu comme un lieu dont les frontières sont fixées par les lieux associés aux deux entités sans aucune précision sur le positionnement de l'entité repérée. Ainsi, dans l'exemple suivant : (11) Le puits était entre les deux villages. aucune information n'est donnée sur la position du puits dans l'intériorité de l'espace commun : le puits peut être situé au milieu de l'espace qui sépare les deux villages, sans pour autant que soit impliqué un axe quelconque construit comme un intervalle ; il peut être situé plus près d'un des deux villages.
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Les deux lieux associés aux villages sont englobés dans un lieu commun dont on prend en considération la fermeture et l'intérieur. La « frontière épaisse » constitue la différence entre fermeture et intérieur du lieu commun. Les deux villages appartiennent à cette « frontière épaisse » et le puits est situé dans l'intériorité du lieu commun. Dans la représentation figurative ci-dessous (FIG. 2), le recours à la notion de « frontière épaisse » (plutôt qu'à celle de frontière-ligne) trouve pleinement sa justification dans cette analyse puisque les villages sont situés dans la « frontière épaisse » du lieu commun : Frontière externe
Frontière épaisse
Frontière interne
Figure 2 De même, on ne pourrait préciser ni la position qu'occupe la voiture dans l'espace construit entre le mur mitoyen et la maison, ni son orientation par rapport aux lieux définis par ces deux entités, comme dans l'exemple suivant : (12) La voiture était garée entre la maison et le mur mitoyen. Étant donné que les informations spécifiant le lieu commun se composent à la fois avec les propriétés de l'entité repérée et avec celles des entités auxquelles renvoient les syntagmes nominaux coordonnés, le lieu commun peut être également conçu comme entièrement recouvert par l'entité repérée 5 (Les Pyrénées en (13) et le pays en (14)). (13) Les Pyrénées s'étendent entre la France et l'Espagne. (14) ... le pays d'entre Sambre et Meuse (Racine, Siège de Namur) Ces deux exemples peuvent ainsi recevoir une même représentation (Fig. 3). La conceptualisation est opérée par l'énonciateur qui verbalise les Pyrénées comme constituant l'intérieur d'un lieu commun à la France et à l'Espagne, ces dernières étant appréhendées comme deux lieux qui construisent les frontières topologiques du lieu commun.
5
J. Bastudji (1982) met en évidence qu'un lieu peut être occupé par un objet ou servir de repère à un objet.
Entre : préposition
et préfixe
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Cette analyse implique également qu'un observateur virtuel quelconque qui, pour passer de la France à l'Espagne, doit franchir le lieu Pyrénées ; les Pyrénées deviennent ainsi un lieu intermédiaire entre les deux frontières du lieu commun. Il en découle que ce lieu intermédiaire joue un rôle de transition dans un parcours allant de la France vers l'Espagne ou l'inverse. Lorsque entre opère sur plusieurs entités, il a pour résultat de construire l'intériorité de l'espace commun dont les frontières sont identifiées par rapport à celles de l'ensemble des lieux associés à ces entités : (15) Le village était encaissé entre les hautes parois. (16) Il tenait un couteau entre ses dents. Sans autre précision, la position de l'entité repérée reste indéterminée. Il est légitime de s'interroger sur la façon dont la représentation sémantique de la préposition s'intègre dans le schème sémantico-cognitif d'un verbe dynamique. Ph. Marcq (1998), cité par Krause (2000 : 240), distingue quatre types de relations dynamiques : • relation directive : (SE) METTRE + ENTRE + N (17) Il se plaça entre deux dames. • relation perlative : PASSER + ENTRE + N (18) Il se faufila entre les voitures. • relation ablative : SORTIR + ENTRE + N (19) Il sortit d'entre les troncs d'arbre. • relation particulière de déplacement à allure identique : SE DÉPLACER + ENTRE + N (20) Il marchait entre les deux policiers. Il est clair que cette classification repose sur le rapport qu'un verbe de déplacement permet d'établir avec l'espace construit entre deux ou plusieurs participants. En effet, la relation
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qualifiée de «directive» ('(se) mettre'), «perlative» ('passer'), «ablative» ('sortir') ou « de déplacement particulier » ('se déplacer'), et qui implique donc un changement de lieu pour l'entité repérée, n'est pas indiquée par la préposition entre, mais induite de son association avec un verbe au sein d'un énoncé. Mais l'expression d'une relation directive ou perlative peut aussi apparaître dans un énoncé dont la valeur aspecto-temporelle globale est stative comme en (21) : (21) La rivière coulait entre deux rangées d'arbres. En effet, l'information que fournit un type d'entité comme rivière va de pair avec notre expérience perceptuelle d'un lieu où s'effectue un mouvement orienté (d'un lieu initial non spécifié vers un lieu final non spécifié dans cet exemple) compatible avec le schème représentant l'une des significations du verbe couler ; la préposition entre permet à son tour de spécifier que la rivière est positionnée dans un lieu commun délimité par les frontières extérieures des lieux assignés à chaque rangée d'arbres. La représentation que nous proposons est la suivante :
Figure 4 2.2. Dans son sens strictement temporel, le syntagme prépositionnel entre...et opère sur deux entités renvoyant à des repères temporels, et construit ainsi un intervalle temporel délimité par deux bornes fermées. Associée à cet intervalle, la préposition opère dans son intériorité en excluant les bornes : (22) « La portion de durée comprise entre deux dates données se marque de diverses manières : entre cinq et sept, de cinq à sept. » (Brunot, Pensée et langage, p. 444) (23) «... une femme de cette espèce dite entre deux âges, parce qu'elle refuse obstinément de dire adieu à l'un pour rentrer dans l'autre. » (Duham, Réc. temps de guerre) C'est à l'intérieur de cet intervalle temporel que l'on peut situer l'entité sans préciser sa position, comme le montre la représentation associée à (23), mais qui est la même pour (22) :
Entre : préposition
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et préfixe
Figure 5
AGE 1
ENTRE DEUX AGES
AGE 2
On classera ici les expressions de nature intrinsèquement temporelle comme : (24) Ils sont partis entre 10 et 11 heures. Le procès a eu lieu entre les deux dernières guerres. ou encore des emplois qui, en contexte perceptuel et donc en rapport avec la vision, se trouvent à l'interface entre les emplois temporels et les emplois notionnels : (25) L'ennemi attaquait entre le coucher et le lever du soleil ; (26) Il est difficile de conduire entre chien et loup ;
2.3. Dans son emploi notionnel, la préposition entre opère également sur deux entités de même nature. L'espace commun construit se présente comme un écart entre deux lieux bien délimités : (27) Il est pris entre deux feux. (28) Couleur entre le gris et le bleu. Le syntagme prépositionnel est compatible également avec des situations dynamiques. Ainsi, avec un verbe comme hésiter : (29) Il hésite entre deux solutions possibles. un mouvement parcourt l'espace commun créé en évoquant à la fois un rapprochement et un éloignement, ce que l'on peut représenter par le schéma :
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Figure 6 Lorsque le contexte le permet, l'emploi notionnel de la préposition peut être mis en relation avec son emploi temporel. L'espace est alors compris comme un intervalle temporel fermé qui unit et sépare deux notions : (30)
Il a été quarante jours entre la mort et la vie, et nous sommes au cinquante-cinquième jour de sa maladie, et sa convalescence n'avance pas. (E. Renan, Souvenirs d'enfance)
Du fait de l'association orientée vie/mort, entre permet soit de localiser, dans une interprétation strictement temporelle, une situation (être ni vivant, ni mort) à l'intérieur de l'intervalle temporel de durée quarante jours, soit de considérer, dans une interprétation plus notionnelle, un mouvement alternatif de rapprochement et d'éloignement de chacune des bornes délimitant cet intervalle.
3. Emplois relationnels de la préposition
Comme on vient de le voir, bien que la préposition entre entretienne des liens très forts avec son régime, elle opère non pas sur les syntagmes mais sur les représentations sémantiques auxquelles ces derniers renvoient. De ce fait, elle peut intervenir dans la construction d'autres rapports entre les entités sous sa dépendance. Aussi peut-on formuler une deuxième hypothèse : Hypothèse 2 : Dans ses emplois ensemblistes, relationnels ou réciproques, le syntagme prépositionnel entre...et et le syntagme prépositionnel entre + (pro)noiripi, sont des relateurs qui construisent un lieu commun où une entité peut être repérée ou une activité peut être exercée.
3.1. Dans une interprétation ensembliste, la préposition organise ses compléments comme un ensemble, c'est-à-dire comme une « collection d'objets » dont la réunion correspond sans ambiguïté à des propriétés d'appartenance à la collection. C'est à l'intérieur de cet ensemble que l'on peut ensuite repérer une entité comme élément de cet ensemble :
Entre : préposition
et préfixe
(31)
Il avait grandi entre des parents désunis.
(32)
Le cinéma est, entre les distractions qui lui sont offertes, celle qui lui plaît le mieux.
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De même, on peut pointer sur un élément de l'ensemble : (33)
Il fut trouvé entre les morts.
(34)
Il y avait, entre autres, à cette exposition, une toile de Fragonard.
o u encore en extraire un élément : (35)
Lequel d'entre vous accepte de se joindre à nous ?
Il existe des exemples qui offrent un choix entre deux interprétations. Ainsi, un exemple comme (36)
Il hésite entre plusieurs solutions.
admet une double interprétation, notionnelle et ensembliste : • interprétation notionnelle car sa valeur peut être rapprochée de celle de (37) où le mouvement de parcours, qui implique le choix d'une solution, crée un lieu d'hésitation (voir plus haut) : (37)
Il hésite entre deux solutions possibles.
• interprétation ensembliste, si l'on met (36) en correspondance avec (38) où l'on peut concevoir « plusieurs solutions » comme un ensemble : (38)
Il doit choisir entre plusieurs solutions.
Dans l'interprétation ensembliste, entre peut se trouver en concurrence avec la préposition parmi, qui est une lexicalisation d e p e r mei (fin X e siècle), par mi (1080). Parmi connaît en ancien français un emploi d'abord adverbial au sens de « par le milieu », mais il avait aussi le sens de « dedans » (1178) et de « au milieu de, avec » (1580) : 6 (39)
Parmi les nies en vienent si granz torbes. (Alex. 103c)
(40)
Parmi une fenestre a trait a lui...
R. L. Wagner et J. Pinchon (1962 : 483) remarquent que ce sens était encore présent à l'époque classique, mais « n'évoquait pas par lui-même un ensemble ou collectivité » : (41)
Parmi cette envie de dire toujours ce qui peut plaire. (Mme de Sévigné)
Ces mêmes auteurs soulignent qu'à l'époque classique, « on ne distinguait pas les valeurs d'emploi de parmi et de entre de la même manière qu'en français moderne. Parmi se rencontre dans des cas où entre serait de règle aujourd'hui » (Wagner/Pinchon 1962 : 480) : (42)
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Parmi ces deux princes, votre inclination ne peut point se tromper. (Molière)
Dictionnaire historique de la langue française, 2581.
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En français moderne, à la différence de l'ancien français, la préposition n'admet pas comme régime un nom collectif : (43) Rôdant parmi / *entre la foule (d'après R. Rolland, cité par le Petit Robert) Si l'appartenance à un ensemble peut être retenue comme une caractéristique des deux prépositions, chaque préposition détermine différemment ce rapport d'appartenance : lorsque l'ensemble est organisé au moyen de parmi, l'entité repérée y est simplement incluse, c'està-dire qu'elle compte au nombre des éléments de cet ensemble ; lorsque l'ensemble est organisé au moyen de entre, l'entité repérée y est mise en évidence. Dans l'exemple qui suit, entre figure dans le texte original de Racine. Cependant, du point de vue synchronique, c'est parmi qui serait tout naturellement employé. L'occurrence de entre dans ce contexte supposerait, d'après des locuteurs natifs, une certaine intentionnalité d'hiérarchisation que veut établir l'énonciateur parmi les plus grands rois de l'Orient : (44) Vous, que l'Orient compte entre / parmi ses plus grands rois, (d'après Racine) Cela permet d'expliquer l'inacceptabilité de entre en (45) et de parmi en (46): (45) Il l'a rangé parmi / *entre ses ennemis. (46) Il l'a rangé entre / *parmi les deux chemises.
3.2. Le syntagme prépositionnel entre + (pro)nom au pluriel n'exprime pas en lui-même la notion de réciprocité, mais il peut jouer le rôle de marqueur syntaxique de réciprocité dans des constructions où le sujet englobe au moins deux participants et à condition que les propriétés sémantiques du verbe établissent une équivalence entre l'action exercée et l'action reçue, chaque participant étant agent et patient à la fois : (47) Les loups se dévorent entre eux. Ce marqueur sert le plus souvent à délimiter ou à opposer des entités impliquées dans une situation réciproque ou encore à leur attribuer une propriété : (48) Il s'invitaient / se battaient / s'amusaient entre eux. (49) Ils se pardonnent tout entre eux. Employé avec des verbes qui ne sont pas lexicalement réciproques, il est étroitement lié à la constitution d'un ensemble : (50) Ils se marient entre eux.
3.3. Relèvent d'une interprétation relationnelle des exemples comme : (51) Un conflit a éclaté entre les deux pays.
Entre : préposition et préfixe
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(52) Il y avait entre eux une profonde amitié/rivalité/haine. (53) Entre deux oiseaux il arriva querelle (La Fontaine). (54) Ils ont entre eux des disputes effroyables. Il s'agit donc d ' u n e activité relationnelle abstraite (conflit, amitié, rivalité, haine querelle, disputes...) qui s'organise c o m m e un lieu imaginaire où se réalise la relation symétrique entre deux participants (A ade l'amitié pour B et B a del 'amitié/rivalité/haine pour A Il
y ade l'amitié entre A et B).
4. Entre- comme préverbe
Bien que la création de nouveaux verbes composés reste toujours une potentialité facilement exploitable, force est de constater que le nombre de verbes composés avec entre- réellement en usage a considérablement diminué au cours des siècles. En effet, parmi les verbes que M. Hanoset (1964) étudie dans son article sur les valeurs du préfixe verbal entre- en ancien français, beaucoup ont disparu en français moderne. Par exemple, entrevoir est le seul verbe qui existe actuellement dans la classe des verbes de perception cités ; de même, il n'existe plus de verbe entroublier (ou sa variante pronominale s'entroublier dont les linguistes remarquent un emploi très fréquent) qui, en ancien français, était chargé d'indiquer « un rapport de cause à effet entre l'intensité d ' u n sentiment, d ' u n état - la j o i e et l'oubli profond que ce sentiment, cet état provoque » (Buridant 1998 : 309) : (55) Or a mes sire Yvains sa pes ; Et poez croire c'onques mes Ne fu de nule rien si liez, Cornant qu'il ait esté iriez. Molt an est a boen chief venuz Qu'il est amez et chier tenuz De sa dame, et elle de lui. Ni li sovient or de nelui Que par la joie l'antroblie Qu'il a de sa dolce amie. (Yvain, 6789-6798) « Mon seigneur Yvain a donc obtenu son pardon et, croyez-m'en, jamais il n'éprouva tant de bonheur, après un désespoir aussi profond. Il a mis un heureux terme à ses épreuves ; il est aimé et chéri de sa dame, et il le lui rend bien. Aucun de ses tourments ne lui reste en mémoire, car la joie qui lui vient de sa tendre amie les lui fait entièrement oublier. » Cet exemple mérite une attention toute particulière car aucun autre verbe composé ne semble acquérir une valeur causative en s'adjoignant le préverbe antr- en ancien français. On est donc en droit de s'interroger sur les facteurs qui conditionnent la construction d ' u n e
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telle valeur du verbe composé et notamment sur la part qu'incombe à la signification du préverbe. Parmi les verbes actuellement en usage, on peut distinguer plusieurs classes en fonction des propriétés sémantiques de ces verbes : 1) Verbes composés construits généralement à partir d'un verbe à valeur moyenne : s'entraider, s'entre-déchirer, s'entre-détruire, s'entre-dévorer, s'entre-égorger, s'entremettre, s'entrenuire, s'entretuer. Ces verbes ne connaissent que la construction réciproque et imposent donc un sujet au pluriel ou un sujet qui, formellement au singulier, implique sémantiquement au moins deux participants : (56) a. Les parents et les enfants s'entre-déchirent. b. Le ménage s'entre-déchire. On peut mettre en correspondance la plupart de ces constructions avec celles qui, avec le verbe à valeur moyenne et un syntagme prépositionnel introduit par entre, indiquent la réciprocité d'une action, d'un sentiment ou d'une perception : (57) a. Les loups s'entre-dévorent. b. Les loups se dévorent entre eux. 2) Verbes dont la signification est étroitement liée à l'interprétation topologique de la préposition ; en voici quelques cas : a) Quatre verbes (entrebâiller ou entrouvrir [« ouvrir entre deux positions »] et entrevoir ou entrapercevoir [fondé sur l'expérience perceptive]) qui décrivent une position intermédiaire entre deux situations (avec une variante réflexive pour entrouvrir et entrevoir) : (58) a. Elle a entrouvert ses paupières. b. Ses paupières se sont entrouvertes. b) Trois verbes (entrelarder, entrecouper, entreposer) qui gardent le sens locatif de la préposition latine, mais peuvent s'adjoindre le sens d'intermittence (entrecouper) ou connaître une variante réflexive avec une valeur moyenne pour s'entrecouper, s'entreposer, et une valeur à la fois modale et médio-passive pour s'entrelarder : (59) a. Elle a entrelardé la poularde, b. Une poularde, ça s'entrelarde. c) Deux verbes (entretoiser, entrevoûter « garnir de plâtre les entrevous = l'intervalle entre deux solives »), peu employés. 3) Verbes dont la signification est étroitement liée à l'interprétation « relationnelle » et qui ont une variante réflexive : (s')entrechoquer, (s')entrecroiser, (s')entrelacer, (s^entremêler. Ils expriment lexicalement la notion de réciprocité, mais d'autres nuances peuvent apparaître suivant le type de construction syntaxique : (60) a. Les arbres entremêlaient leurs branches, (réciproque)
Entre : préposition et préfixe
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b. *Les arbres entremêlaient une branche à/avec une autre. (61) La fille entremêlait des fleurs blanches et/à des fleurs rouges, (associatif) (62) Une collection d'intrigues parallèles s'entremêlaient, (moyen) 4) Seuls deux verbes composés relèvent des mode d'action (Aktionsarten) et permettent de situer l'activité par rapport à l'une des bornes temporelles de l'intervalle : valeur inchoative pour entreprendre et valeur continuative pour entretenir : (63) Du fond de cet abîme de tristesse, Beethoven entreprit de célébrer la joie. (R. Rolland) (64) Il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. (G. d'Orange) (65) L'été, les ombrages entretiennent la fraîcheur. (66) Je veux [...] quelque chose qui m'entretienne dans une douce rêverie. (Molière)
5. Peut-on conclure ?
Il ressort de cette analyse exploratoire que plusieurs facteurs interviennent dans la construction de la valeur que l'on peut associer à un syntagme prépositionnel introduit par entre au sein d'un énoncé. Lorsque la préposition renvoie à des opérations nettement topologiques, la description de sa signification (spatiale, temporelle ou notionnelle) fait appel à un opérateur topologique qui construit l'intérieur d'un lieu abstrait commun aux entités dénotées, ces dernières se trouvant dans la frontière épaisse du lieu commun. Lorsque la préposition acquiert une signification ensembliste, relationnelle ou réciproque, elle se comporte comme un relateur qui définit l'intérieur d'un lieu commun où l'on peut soit repérer une entité, soit situer une activité. En ce qui concerne la préverbation avec entre-, on peut se demander pourquoi un phénomène aussi productif en ancien français, s'est trouvé réduit en français moderne à une petite classe assez hétérogène de verbes composés. Comment expliquer que seuls deux verbes de perception - voir et apercevoir - en français moderne admettent le préfixe, alors qu'ils sont en nombre plus important en ancien français ? Comment expliquer que les verbes qui ont un emploi topologique comme entreclore, entrerompre, entrejeter, entrelancier... ne comptent même plus parmi les verbes peu usités ? Une analyse des schèmes sémanticocognitifs de ces verbes et des verbes composés actuellement usités permettrait peut-être de mieux comprendre l'évolution diachronique et les mécanismes de compositionnalité de entre- avec un verbe.
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Michael
Herslund
(Copenhague)
Le pluriel de l'article indéfini en ancien français
Introduction : le déterminant un
L'article indéfini un, dont l'origine est le numéral un « 1 », a en ancien français un statut intermédiaire entre celui d ' u n article et celui d ' u n quantifieur. Comme article indéfini, un n ' a pas en ancien français le même statut que l'article défini, ni celui de l'article indéfini du français moderne. En fait, un forme un paradigme de déterminants avec les autres indéfinis autre, meïsme et tel : (1)
... qui s'en alerent par autre chemin (Villehardouin 54) Bien fait ki tel varlet essauce (Courtois 649, cit. Togeby 1974 : 64)
Le noyau sémantique de ce paradigme se construit autour de la notion d ' « identité ». Si un véhicule tout seul, sans l'appui de même le sens « un même » : (2)
Prochein furent, d'une contree (Fresne 7, cit. Togeby 1974 : 65) Si estoient d'une meniere, d'unes mors et d'une matiere (Erec 1487) car andui furent d'un aage, d'unne biauté et d'un courage (Thèbes 4133) Car bien savez qu'en unne honnor mauvés ester ont dui seingnor (Thèbes 3813)
tel insiste sur l'identité avec un modèle ou un patron, meïsme souligne la seule identité, et autre dénote l'absence d'identité. Nous verrons plus loin l'importance de ce paradigme pour l'analyse de un. Les membres de ce paradigme se combinent, à la seule exception de tel, avec l'article défini, ce qui montre qu'article défini et article indéfini n'occupent pas la même place, n'appartiennent pas encore en ancien français au même paradigme. Mais un dénote en ce cas toujours un choix à l'intérieur d'une paire, donc une alternative. Il s'oppose ainsi à un autre explicite ou implicite : (3)
Il avoit l'un oeil grant, l'autre petit (Aiol 3984) ... de l'une terre a l'altre (Wace, cit. Togeby 1974 : 65) que tote ot blanche l'une joe et l'autre noire comme choe (Erec 5277) Que l'une levre de le boche de plain doit a l'autre n'atoche (Perceval 7165) de l'un pié a point le destrier, car ne se pot de l'autre aidier (Eneas 5973) De l'une janbe an son estrier fu afichiez (Lancelot 2572) que de sa terre me dorroit .i. quartier, avec sa fille tote l'une moitié (Charroi 100) De quanque onques tint ton pere l'une moitié donne a ton frere (Thèbes 3803) De l'un chief jusqu'en l'autre alast li lis (Perceval 7711) Iluec de l'une part s'esturent (Erec 776) L'une partie fu vermeille (Perceval 642)
L'indéfini un connaît aussi des emplois autonomes, pronominaux, comme d'autres pronoms et déterminants et, évidemment, les noms de nombre :
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de letres .iii. paire ... s'envoie unes sa mere (Dole 1926) Si lor comande a aporter trois peires d'armes desparoilles, unes noires, autres vermoilles (Cligès 4554)
Comparé au français moderne, le mot un n'occupe donc pas en ancien français la même position dans le système des déterminants.
L e pluriel d e un
À la différence du français moderne, un a aussi comme déterminant des formes au pluriel. Ces formes, un/uns - unes, connaissent des emplois particuliers et au fond assez limités : elles dénotent toujours une collectivité d'où on peut dériver d'autres nuances de sens. Si un dénote bien une unité, rien ne s'oppose à ce que cette unité cache une pluralité interne. C'est le plus souvent le cas des formes qu'on appelle collectives : (5)
vint touz armez d'unes armes blanches (Mort 82.5)
Toutes les descriptions de l'ancien français s'accordent en effet, depuis Foulet (1928 : 62), sur cette interprétation du pluriel de un comme un collectif désignant un ensemble ou une paire, en s'appuyant notamment sur le seul et même exemple que cite Foulet, à savoir Aucassin 24.16ss. : (6)
et avoit unes grandes joes et un grandisme nés plat et unes grans narines lees et unes grosses levres plus rouges d'une carbounee et uns grans dens gaunes et lais ; et estoit cauciés d'uns housiax et d'uns sollers de buef.
Cela vaut pour Raynaud de Lage (1966 : 33), Ménard (1973 : 29), Moignet (1973 : 101), Togeby (1974 : 65). Seul Wagner (1974 : 92) identifie carrément les formes uns - unes à un duel : « une véritable marque de duel » en citant le même exemple d'Aucassin. Zink (1989 : 69s.), quant à lui, distingue une valeur d'article « quand il traduit la pluralité interne d ' u n ensemble décomposable (en éléments trop nombreux ou trop variables pour être chiffrés) tels que armes (armure), dras (vêtements), degrez (escalier) ... », d'une « valeur de numéral quand il rend la notion de duel pour les objets : chauces, forces (ciseaux), fenestres portes (à deux battants), sollers (souliers), les parties du corps et les organes qui forment paires ». De Poerck et al. (1970) expriment dans leur concordance du Charroi de Nîmes des idées encore plus radicales en classifiant l'emploi de un au pluriel comme adjectif numéral et non pas comme article. La double valeur de un se retrouve dans la description toute récente de Carlier (2001), qui parle d ' u n « cumul » des deux valeurs, comme article et comme numéral (p. 73), ce qui s'accorde en effet bien avec le statut intermédiaire de un qui se dégage des considérations paradigmatiques ci-dessus, cf. (1) - (4). Pour le moyen français, la grammaire de Martin et Wilmet (1980 : 197s.), établit les mêmes valeurs : « L'article pluriel uns, unes survit en M F pour désigner des objets allant par paires (unes chausses, unes brayes) ou dont la pluralité, conçue de l'intérieur, est vue former un ensemble (unes heures = « un livre d'heures », unes paroles = « un propos » . . . ) ; ou encore pour exprimer une série ininterrompue (unes seaulmes = « u n e suite de psaumes » ...),
Le pluriel de l'article indéfini en ancien français
77
voire par emphase (unes forces = « de toutes ses forces et d'un seul coup ») ». MarchelloNizia ( 1979 : 115s.) identifie les mêmes valeurs de collectif et de duel pour les XIV e et XV e siècles. En ce qui concerne le moyen français, il y a encore, et surtout, lieu de mentionner le traitement détaillé du chapitre II « Observations sur l'emploi de l'article pluriel uns, unes au temps de Palsgrave » de Neumann (1959). Cet auteur établit à peu près les mêmes types d'emploi que les grammaires de l'ancien et du moyen français qu'on vient de voir, à savoir : 1. Les pluralia tantum (nopces), 2. Les parties symétriques (lunettes), 3. Le duel (ganz). 4. Le collectif (denz). Comme on le voit, la notion guillaumienne de « pluriel interne » est plus ou moins explicitement commune à toutes ces descriptions. Or, ce point de vue est contesté par Carlier (2001 : 82), qui cite des exemples où la pluralité interne n'est en effet pas évidente. Dans une traduction de Cicéron du XIII e siècle, aliquas parvas res est en effet rendu par unes petites choses. Cet usage se trouve aussi dans des textes non-traduits, comme quand Rutebeuf parle de unes simples famés et Robert de Clari de unes tentes de feutre. Dans ces exemples, Carlier voit un pluriel externe tout en avouant que cet emploi reste extrêmement rare. Il me semble pourtant que ces cas ne constituent pas des contre-exemples aussi clairs que le veut Carlier. Dans les trois cas, on peut en effet se demander si l'emploi de unes n'est pas là pour imposer une lecture collective contrastant avec une lecture plurielle. Et cette lecture collective serait en ce cas « un certain type de » : le texte de Cicéron parle de choses d'un certain type, et quand Rutebeuf parle de unes simples famés, il ne veut probablement pas dire qu'il y a un peu partout des exemplaires de femmes simples, mais que cette pluralité forme un type ; de même, Robert de Clari n'est pas frappé par la pluralité de tentes, mais par leurs traits communs, donc par ce qui forme un type. Je pense qu'il faut, aussi à cause de la rareté même de l'emploi, conclure à une telle « lectio difficilior ».
Les valeurs du pluriel de un
Il me semble donc qu'il n'y a pas de doute que la fonction principale du pluriel de un ait été d'imposer une lecture collective, ou d'unification, du syntagme ainsi introduit. Les exemples suivants illustrent tous cette valeur : (7)
qu'il aveit unes noveles pels (Thomas SN1 681) 'une fourrure' La pane (...) fu d'unes contrefetes bestes (Erec 6732) 'un ensemble de bêtes (enchevêtrées)' La penne en fu a eschiquiers, d'unes bisches de cent colors (Eneas 742) 'un ensemble de morceaux de fourrure' Et puis corut unes forques drechier (Ogier 8265, 9417) 'un gibet' Unes grans buies li ont fermé es piés (Ogier 9280) 'des chaînes' Si se metent meintenant en unes broces (Mort 21.21) 'une broussaille' Bien près de la cité de Fouches ot uns granz plains (Thèbes 213) 'un plateau' Lez unes roches avoit un temple (Thèbes 214) 'un ensemble de rochers' En un biau prez lez uns estanz (Thèbes 9668) 'système d'étangs' un chevalier armez d'unes armes vermeilles (Didot D 303) 'une armure' et troeve a l'entree unes prones de fer (Queste 57.31) 'un grillage'
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Michael Herslund Se donent uns cops (Perceval, cit. Ménard 1973 : 29) 'une volée de coups' Od uns eschiés se deduiëent (Milun 200, cit. Raynaud de Lage 1966 : 33) 'un jeu d'échecs' Et vit gésir sor uns degrez un vavasor auques de jorz (Erec 374) 'un escalier' Li autre devant els le font par uns degrez monter amont (Perceval 1785) do. Puis s'an monta en unes loiges (Erec 2623) 'une galerie' La ou li tornoiz devoit estre ot unes granz loges de fust (Lancelot 5580) do. Unes estaches de cinc aunes de fil de soie d'or ovrees (Erec 1602) 'le système d'attaches de d'un manteau' Et uns dras d'escarlate riches et ciers, foré furent d'ermine (Aiol 3751) 'un vêtement' Vint uns messages [...] au roi unes noveles dire (Cligès 1046) 'un renseignement'
Une interprétation spéciale de la collectivité est illustrée par l'exemple suivant : (7')
Neporquant, de Plaisance se partirent unes mult bones genz, qui s'en alerent par autre chemin en Puille (Villehardouin 54, cit. Togeby 1974 : 65)
Ici, le sens est 'partirent ensemble, en groupe' et non pas le sens itératif ( ' x est parti tel jour, y tel autre ... ') qui pourrait être exprimé également par un pluriel, mais probablement sans unes, cf. la discussion du pluriel externe ci-dessus : seulement au lieu de 'type', il est ici question de 'groupe'. La collectivité la plus saillante, cognitivement parlant, c'est sans aucun doute la notion de 'paire' : une unité qui s'articule en deux parties symétriques et semblables, pourtant non tout à fait identiques, plutôt l'image de miroir l'un de l'autre. L'interprétation collective, sous forme de paire, est également bien attestée : (8)
Unes cauches en trait (Aiol 1674) 'une paire de jambières' et en ses jambes unes granz chauces perses (Charroi 1039) do. premieremant se fist lacier unes chauces de blanc acier (Erec 2633) do. et uns chiers esperons (Aiol 1676) 'une paire d'éperons' uns esperons avoit es piez (Thèbes 3565) do. uns esperons a or desus qui valoient cenz mars et plus (Thèbes 5787) do. Et fu d'unes grans botes d'abeie cauciés (Aiol 6577) 'une paire de bottes' et avoit uns granz soliers chauciez (Didot D 1471) 'une paire de chaussures' en ses piez mist uns merveilleus soliers (Charroi 992) do. Chauciee fu d'un barragan et d'uns soulers de cordouan (Thèbes 4061) do. Uns ganz de voirre ai je o moi (Tristan 2032, cit. Raynaud de Lage 1966 : 33) 'une paire de gants' Tristan unes forces aveit (Folie d'Oxford 205, cit. ib.) 'une paire de ciseaux' Onques ne fina de battre d'unes corgiees a sis neuz (Yvain 4100) 'paire de courroies, fouet' Uns revelins ot en ses piez (Perceval 604) 'paire de brodequins'
Pour des exemples comme les suivants, on peut hésiter sur l'interprétation : s'agit-il de paires ('les deux battants d'une porte', 'les deux parties d'une fenêtre'), ou d'ensembles collectifs ? Pour le dernier exemple (Mort 36.1), où unes de façon exceptionnelle se combine avec autres, il n ' y a pourtant pas de doute ; comme l'indique le contexte, il s'agit bien d'une seule fenêtre (à deux battants) :
Le pluriel de l'article indéfini en ancien français (9)
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Et unes hautes portes (Aiol 1725) 'une porte à deux battants' La reine estoit apuiee toute pensive a unes autres fenestres et ot oï quanque li rois et messire Gauvains distrent (Mort 36.1, cit. Togeby 1974 : 65) 'une fenêtre à deux battants'
La collectivité peut en effet s'étendre jusqu'à l'unité. On rejoint ici les pluralia tantum, dont se rapprochent déjà les exemples de (9). Une lettre, qu'elle consiste de plusieurs pages ou d'une seule, est unes letres : (10) car il fist fere unes letres (Mort 134.19) il ly unes letres de par l'empereor (Novare 149.8) Si le sens inhérent de un est 'unité', d'où une fonction d'unification et l'interprétation collective ou duelle de son pluriel, cette notion permet aussi une autre extension : 'unité' égale 'identité'. L'unité de deux choses peut être leur ressemblance ou leur identité : l'exemple prototypique, qui en fait couvre le champ entier - collectivité, paire, pluralia tantum et identité - pourrait être une paire de jumeaux. Ce sens d'identité est en effet bien attesté aussi bien au pluriel qu'au singulier, cf. (2) ci-dessus, non seulement étayé par le mot meïsme : (11) il portaient unes meïsmes armes (Mort 18.27) mais aussi sans un tel support : (12) Lors commanda li rois que tout cil qui estoient a sa feste venu fussent revesti d'unes reubes et d'unes counissances (Didot E 74) Si estoient d'une meniere, d'unes mors et d'une matière (Erec 1487) Ici, le pluriel de un traduit la notion d'identité de part et de l'autre : la robe ou les mœurs de l'un sont identiques à la robe ou aux mœurs de l'autre. Récapitulons : comme il ressort des exemples qu'on vient de citer, il y a d'une part des mots qui sont pour ainsi dire prédestinés, lexicalement, à former des collectivités ou des paires acquérant ainsi un nouveau sens par l'emploi de l'article indéfini au pluriel ; l'exemple extrême en sont les pluralia tantum. De l'autre, il y a des mots que rien ne prédispose à un tel usage, mais qui, par l'emploi même de uns, acquièrent un sens spécial, cette fois celui d'identité : unes robes ne dénote un ensemble de robes que dans la mesure où cet ensemble est constitué par un rapport de ressemblance ou d'identité entre les robes individuelles qui le composent.
Interprétation de ce pluriel
Parmi toutes les descriptions qu'on vient de citer, aucune n ' a pourtant poursuivi la piste de l'identité bien qu'aussi bien Wagner (1974 : 93) que Togeby (1974 : 65) soulignent la valeur de « un seul » ou « un même » au singulier. Cognitivement parlant, ce sens se laisse pourtant facilement dériver du pluriel interne : si des entités hétérogènes forment un ensemble, c'est qu'elles se trouvent ensemble, physiquement, pour former un tout, ou qu'elles se ressemblent, pour former un type. On peut donc poser comme première approximation le triangle suivant pour représenter les trois valeurs basiques de notre pluriel interne :
80
Michael
Herslund
ensemble
(13)
identité
type
Qu'est-ce q u ' u n pluriel ?
Pour bien comprendre la notion de 'pluriel interne', il faut d'abord consacrer quelques remarques à l'analyse du pluriel tout court. Pour décrire la syntaxe et la sémantique des noms, on invoque souvent des catégories telles que 'comptable - non-comptable', 'discret massif ou encore 'hétérogène - homogène'. Comme j'ai essayé de le montrer pour le français moderne dans Herslund (1998), de telles distinctions sont établies au niveau du syntagme, non au niveau de la classification lexicale des noms. Je crois que la situation est la même en ancien français : tout nom est susceptible d'une lecture comptable (hétérogène) ou non-comptable (homogène) selon le contexte syntaxique. Voici un exemple édifiant à cet égard, le nom sang, qu'on prendrait presque pour le prototype même d'un nom homogène, mis au pluriel : (14) Espee (...) en mon piz soies reschaufee, de noz deus sans ensanglantee (Piramus 843)
Pourtant, la mise au pluriel est justement un des critères qui distinguent les noms hétérogènes (comptables) : la catégorie du nombre, singulier vs. pluriel, a ceci de paradoxal qu'elle ne s'applique qu'aux noms hétérogènes, mais pour en former des homogènes (cf. Langacker 1991 : 77). Un moment de réflexion suffit, je pense, pour comprendre pourquoi un nom pluriel devient homogène. Sémantiquement parlant, un nom homogène dénote une entité qui reste identique à elle-même si on la découpe en morceaux : si on découpe du beurre en morceaux, le résultat en est toujours du beurre. Si on soumet un téléviseur à la même opération, le résultat n'en est pas des téléviseurs, mais des éléments hétéroclites. Or, le nom au pluriel dénote exactement le même phénomène que le nom homogène : si on découpe un ensemble de téléviseurs en morceaux « naturels », on obtient des téléviseurs. C'est dans ce sens-là que la mise au pluriel d'un nom équivaut à une homogénéisation. Pour les langues dont les noms sont plus clairement répartis en hétérogènes et homogènes, comme le danois ou l'allemand dont les noms homogènes n'ont pas de pluriel (cf. Schulz & Griesbach 1970 : 103), le pluriel est tout simplement un mécanisme pour faire des noms hétérogènes des homogènes. Ce fait est traduit en français moderne par l'emploi de l'article « partitif » dans les deux cas : un mouton, hétérogène, s'oppose à la fois à du mouton et à des moutons, homogènes tous les deux. L'interaction des catégories du nombre et de l'homogénéisation en français moderne se présente donc comme suit (cf. Herslund 1998 : 68) :
81
Le pluriel de l'article indéfini en ancien français
un mouton
Hétérogène
Singulier du mouton Homogène Pluriel
des moutons
Comment la situation parallèle se présente-t-elle en ancien français, qui ne connaît pas l'article « partitif » ? Et quel est le rôle du pluriel uns-unes dans ce jeu ? Avant de répondre à cette question, il faut consacrer quelques remarques à la possibilité d'une catégorie intermédiaire entre le singulier et le pluriel. Dans les langues du monde, deux catégories intermédiaires semblent les plus répandues (on fait abstraction ici du triel et du paucal qui sont très rares, mais qui relèvent du même phénomène) : le duel et le collectif. Si on y ajoute les catégories hétérogène et homogène, on obtient le tableau suivant : (16)
Collectif Singulier
Pluriel Duel ->
Hétérogène
Homogène
En allant du singulier au pluriel, en passant par le collectif et/ou le duel, il se produit une homogénéisation ou une unification croissante. Mais cette homogénéisation progressive ne constitue pas un continuum : les catégories intermédiaires dénotent en effet de l'hétérogène conçu comme de l'homogène, elles donnent une lecture homogène de l'hétérogène. C'est pour cela qu'elles sont justement des intermédiaires entre le singulier (hétérogène) et le pluriel (homogène) : (17)
Hétérogène •
Homogène
Et c'est pour cela aussi que dans les langues qui connaissent de telles catégories intermédiaires, les désinences morphologiques sont apparentées tantôt au singulier (en italien -a, en slovène -a), tantôt au pluriel (en arabe -ain), etc. Comme nous l'avons déjà vu, l'emploi en ancien français du pluriel de un répond tout à fait au signalement d'une telle catégorie intermédiaire : uns - unes a toutes les caractéristiques d'un collectif-duel. Comme le notent presque tous les auteurs, c'est un pluriel interne, autrement dit, c'est un pluriel hétérogène - qui s'oppose au pluriel « ordinaire », qui est, lui, homogène. Et on peut mettre en parallèle le tableau du système de l'ancien français,
82
Michael Herslund
(18), avec le tableau (15) du français moderne, en faisant entrer toutefois dans le tableau le soi-disant « degré zéro » du nom, c'est-à-dire le nom dépourvu de déterminant : mouton
Homogène
Singulier un mouton Hétérogène uns moutons Pluriel moutons
Homogène
Là où le français moderne distingue l'hétérogène de l'homogène au singulier seulement, l'ancien français connaît cette distinction au pluriel aussi. Et les données de l'ancien français se laissent mieux représenter par le schéma à deux dimensions que voici : Homogène
Hétérogène
Singulier
0N
un N
Pluriel
0N-s
un-s N-s
Comme on le sait, ce système survit plus ou moins jusqu'au XVI e siècle où l'article « partitif » s'impose définitivement, ce qui va bouleverser le système entier.
Conclusion
On comprend maintenant pourquoi l'emploi du pluriel de un a pu se développer et se maintenir jusqu'au XVI e siècle : si le pluriel comporte déjà une homogénéisation, on a besoin d'un élément qui tire, pour ainsi dire, dans la direction opposée en maintenant le statut d'hétérogène ; si le pluriel -01-s « confond » tout, le pluriel uns exprime à la fois la pluralité (-s) et l'unité (un-). Et le résultat de cette unification sera « une unité plurielle » :
C'est cette pluralité dans l'unité, qui fait l'originalité du pluriel de un en ancien français. Le pluriel « ordinaire » correspond au dessin suivant, où il n'y a pas de racine un- pour imposer une unité à la pluralité homogène :
Le pluriel de l'article indéfini en ancien français
o o o o o
(21)
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o
Les deux tableaux, (20) et (21), sont censés représenter les bases cognitives du pluriel de l'article indéfini. Il nous reste pourtant un compte à régler : l'ancrage linguistique de ces structures cognitives. Comme cela a été démontré au début, l'article un forme un paradigme de déterminants avec d'autres indéfinis. En même temps, un s'oppose à la fois aux noms de nombre et aux déterminants définis, bien qu'il soit compatible avec l'article défini. Comme toute polysémie est susceptible d'être résolue en opposant les différents sous-sens d'un mot polysème à différents synonymes ou antonymes, les différentes valeurs de un s'opposent à différents paradigmes, ou choix paradigmatiques. Si un - et les autres membres de son paradigme : tel, meïsme, autre - s'opposent en bloc aux déterminants définis, c'est dans les deux dimensions entre les noms de nombre et les déterminants indéfinis que s'établissent les deux valeurs majeures du pluriel de un : d'une part il s'oppose aux noms de nombre par sa valeur d"unité', de l'autre, il s'oppose aux indéfinis par sa valeur d"identité' : (22)
le, cest, mon ...
Définitude
un(s)
Identité
tel, meïsme, autre
Unité
deus, ... Les deux versants du pluriel de un - unité et pluralité, c'est-à-dire un pluriel hétérogène se définissent ainsi par les oppositions paradigmatiques auxquelles ils donnent lieu.
Références bibliographiques Carlier, Anne (2001) : « La genèse de l'article un », Langue française 130, 65-88. Foulet, Lucien (1928) : Petite syntaxe de l'ancien français. - Paris : Champion [1965]. Herslund, Michael (1998) : « Le français, langue à classificateurs ? », in : Englebert, A. et al. (éds.), La ligne claire. De la linguistique à la grammaire. Mélanges offerts à Marc Wilmet à l'occasion de son 6(f anniversaire. - Louvain : Duculot, 65-73.
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Michael Herslund
Langacker, Ronald (1991) : Foundations of Cognitive Grammar. Volume II. Descriptive Applications. - Stanford : Stanford University Press. Marchello-Nizia, Christiane (1979) : Histoire de la langue française aux XIVe et XVe siècles. - Paris : Dunod. Martin, Robert/Wilmet, Marc (1980) : Syntaxe du moyen français. - Bordeaux : SOBODI. Ménard, Philippe (1973) : Syntaxe de l'ancien français. - Bordeaux : SOBODI. Moignet, Gérard (1973) : Grammaire de l'ancien français. - Paris : Klincksieck. Neumann, Sven-Gösta (1959) : Recherches sur le français des XVe et XVT siècles et sur sa codification par les théoriciens de l'époque. Études romanes de Lund XIII. - Lund-Copenhague : Gleerup-Munksgaard. Raynaud de Lage, Guy (1966) : Introduction à l'ancien français. - Paris : SEDES. Schulz, Dora/Griesbach, Heinz (1970) : Grammatik der deutschen Sprache. - Munich : Hueber. Togeby, Knud (1974) : Précis historique de grammaire française. - Copenhague : Akademisk Forlag. Wagner, Robert-Léon (1974) : L'ancien français. - Paris : Larousse. Zink, Gaston (1989) : Morphologie du français médiéval. - Paris : PUF.
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Peter Koch
(Tübingen)
Qu'est-ce que le cognitif ?*
Le 'cognitif est très en vogue de nos jours. Nous assistons en ce moment à une inflation et vulgarisation terminologique, à un emploi carrément abusif de ce terme qui risque de se diluer progressivement. Ce processus de dégradation rappelle un peu ce qui s'est passé avec d'autres notions linguistiques (ou transférées dans le domaine de la linguistique) comme celles d"organisme', de 'système', de 'discours', de 'diglossie', d"oralité', etc. Quoi de plus naturel alors que de s'interroger sur la nature du 'cognitif, sur son utilité en linguistique et sur ses limites. Mon exposé s'articulera en quatre parties : 1. Quel est le rapport entre le 'linguistique' et le 'cognitif, et - plus particulièrement entre la sémantique linguistique et la sémantique cognitive ? 2. Comment accéder au 'cognitif en matière de sémantique (problèmes de sémasiologie et d'onomasiologie) ? 3. Le 'cognitif est-il forcément universel ? 4. Et point particulièrement pertinent pour notre section : Quel est le rapport entre le 'cognitif et le changement linguistique ?
1. Rapport entre le 'linguistique'/le 'langagier' et le 'cognitif Quand on passe en revue l'histoire de la linguistique, on constate que les XIXe et XX e siècles ont été marqués par une grande découverte faite surtout par la linguistique historique et comparée (pour ce qui est de la diachronie) et par le structuralisme, mais aussi par exemple par Humboldt - Sapir - Whorf (pour ce qui est de la synchronie) : on a entrepris de décortiquer le spécifiquement 'linguistique' au sein des faits de langage. Dans une perspective plutôt critique, on pourrait parler d'immanentisme. Depuis la fin des années soixante, différents courants de la linguistique se sont dressés contre l'immanentisme de la linguistique du système (Systemlinguistik) : la sociolinguistique, la linguistique variationnelle, la linguistique textuelle, la pragmatique, la psycholinguistique, etc. Or, tout en insistant sur la pertinence éminemment linguistique de la fonctionnalité purement linguistique, certains linguistes circonspects, tel que Eugenio Coseriu, ont toujours souligné le caractère inévitable des partialisations de notre objet qu'est le langage humain, reconnaissant, par là-même, que les faits de langages dépassent largement le hortus conclusus du spécifiquement linguistique (cf. Coseriu 1975 : 16s. ; 1981 : 153 ; Oesterreicher 1979 : 270-297). À mon sens, ce que l'on appelle 'linguistique cognitive' se veut également anti-immanentiste :
* Je remercie Marie-Rose Schoppmann de la révision stylistique du présent article.
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Peter Koch In recent years, a number of linguists who are sceptical of the autonomy hypothesis, who believe [...] that aspects of experience and cognition are crucially implicated in the structure and functioning of language, have given the term 'cognitive' to their approach (Taylor 1989 : 19).
II semble donc raisonnable de distinguer, dans un premier temps, le 'cognitif de l'immanence 'linguistique'. Mais comment expliquer alors que la linguistique générative se réclame souvent du 'cognitif ? Cette façon de penser est évoquée, entre autre, dans la citation suivante : Somit ist die Analyse von Sprache für Chomsky kein Selbstzweck [...], sondern primär ein Mittel, Einblicke in den Aufbau und die Funktionsweise des 'human mind' zu gewinnen. Durch diese Zielsetzung wird die Linguistik letztlich zu einer Teildisziplin der Kognitiven Psychologie (Fanselow/Felix 1987 : 14).1 Il s'agit, là, d'une perversion du concept de 'cognitif, puisque le générativisme pousse l'immanentisme linguistique à l'extrême en défendant le sanctuaire de la syntaxe formelle contre toute intrusion de la réalité extralinguistique. A mon avis, il est légitime non seulement d'exclure ce genre d'approches de ce que l'on pourrait appeler 'linguistique cognitive', mais aussi de rejeter tout « impérialisme » générativiste par rapport au 'cognitif'. Ce qui est beaucoup plus inquiétant encore, c'est qu'au sein même de la « vraie » linguistique cognitive, qui s'ouvre à notre organisation conceptuelle et perceptive de la réalité extralinguistique, on rencontre des prises de position « impérialistes » dans le sens opposé. Dans un des textes programmatiques du mouvement cognitiviste, nous lisons par exemple : [...] linguistic categories have the same character as other conceptual categories (Lakoff 1987 : 67). Et, qui plus est : Linguistic categories are kinds of cognitive categories (ibid.). Si le concept générativiste de 'cognitif' pèche par défaut - le formalisme syntaxique est, en fait, trop pauvre pour simuler nos capacités cognitives - , les affirmations citées pèchent par excès : elles risquent de réduire la sphère proprement linguistique à zéro. Il s'y ajoute, par ailleurs, l'ambiguïté systématique du terme anglais linguistic : • linguistic = désignant ce qui se rattache au niveau de l'objet analysé, à savoir le langage ou la langue ; • linguistic = désignant ce qui se rattache au niveau de l'analyse de cet objet, à savoir la linguistique. Cette ambiguïté terminologique malencontreuse se trouve dans beaucoup de langues (cf. esp. lingüístico, it. lingüístico, etc.), mais en français, nous pouvons l'éviter en distinguant le 'langagier' (niveau de l'objet) du 'linguistique' (niveau de l'analyse de cet objet). 2 Ceci nous permettra de déceler des confusions systématiques telles qu'elles apparaissent parfois dans la littérature cognitive. Ainsi, William Croft justifie le recours à la notion typiquement cognitive de 'prototype' de la manière suivante : 1 2
Je remercie Richard Waltereit de m'avoir signalé cette citation. Cf. aussi la distinction entre sprachlich et linguistisch en allemand.
Qu 'est-ce que le
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cognitif?
Since prototypes are a characteristic of human categorization, and human language involves categorization, prototypes have potential explanatory value in linguistics (Croft 1990 : 125). Pour vérifier la validité de ce raisonnement, reprenons d'abord l'exemple bien connu du concept OISEAU. Il s'agit, d'après ce que nous dit la psychologie cognitive, d'un concept prototypical : (1) a. MOINEAU b. PIGEON c. AUTRUCHE d. PINGOUIN
prototype pas tout à fait identique au prototype OISEAU éloigné du prototype OISEAU très éloigné du prototype OISEAU
OISEAU
La typicalité de ces membres de la catégorie OISEAU se réduit progressivement en passant de (la) à (lb), puis à (le) et enfin à (ld). Regardons maintenant l'exemple suivant qui présente des faits bien connus en matière de typologie grammaticale : (2) a. Les professeurs
enseignent la grammaire.
b. Les professeurs ont des livres de grammaire. c. Sont concernés par ce nouveau et la
sujet pas tout à fait identique au prototype
règlement
les professeurs enseignant la philosophie, la pédagogie
sujet prototype
sujet éloigné du prototype
psychologie.
d. Il viendra des professeurs.
sujet très éloigné du prototype
On peut dire, si l'on veut, qu'en français, les professeurs, préverbal, déclencheur de l'accord du verbe et susceptible d'une transformation en complément d'agent dans (2a), est un sujet plus « prototypique » que dans (2b) et ainsi de suite jusqu'à (2d), où le statut de sujet de des professeurs est pour le moins douteux (cf. Lazard 1994 : 5-10). Or, il saute aux yeux que la catégorie OISEAU (1) et la catégorie 'sujet' (2) constituent deux entités de nature foncièrement différente. OISEAU est mie catégorie cognitive en ce sens que l'effet de prototypicalité qui la caractérise découle de notre expérience quotidienne des objets extra-langagiers. Il s'agit donc d'une entité cognitive non-langagière. Ce qu'on appelle 'sujet', par contre, ce sont des entités langagières. Si prototypicalité il y a, c'est une prototypicalité linguistique dans la mesure où l'effet de prototypicalité est dû à la catégorisation des phénomènes en question par les linguistes. Il faut donc distinguer trois niveaux (cf. Koch 1998) : 1. les c a t é g o r i e s c o g n i t i v e s n o n - l a n g a g i è r e s c o m m e OISEAU, MEUBLE, FRUIT, ROUGE, etc.,
2. les entités langagières telles que les/des professeurs dans (2a)-(2d), le mot pépé (v. (3)), le mot oiseau, etc., 3. les catégories linguistiques du type 'sujet', 'verbe', 'dialecte', etc., qui découlent de la « cognition », si l'on veut, des linguistes eux-mêmes. Il serait certainement intéressant de décrire les mécanismes de cette forme de cognition - prototypicalité ou non ? - , mais cela n'est pas mon propos ici. Les passages de Lakoff et de Croft, cités plus haut, risquent de confondre ces trois niveaux. En tout cas, on aurait tort de prétendre que 'langagier' = 'cognitif. Continuons donc à distinguer les deux ordres de faits.
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Peter Koch
Qu 'est-ce que le
cognitif?
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Mais cette distinction subsistera-t-elle également dans le domaine de la sémantique ? La citation suivante reproduit une affirmation qui est devenue le credo de beaucoup de cognitivistes parmi les linguistes : Dictionaries are encyclopedias (Haiman 1980 : 331).
La sémantique linguistique se réduira-t-elle donc complètement à la sémantique cognitive ? Pour démontrer combien il est important de distinguer, en sémantique, le niveau cognitif d'un niveau langagier, je me servirai de l'exemple suivant : (3) pépé
1. (langage enfantin ou familier) 'père du père ou de la mère' 2. (familier) 'homme âgé, d'allure débonnaire' (cf. RE, s. v.)
Au niveau cognitif, on peut supposer une expérience extra-langagière prototypicale résumée dans la Fig. 1 par l'étiquette GRAND-PERE. Il y a un certain nombre d'éléments conceptuels et p e r c e p t i f s qui s ' y rattachent : MALE, PARENTE, LIGNE DIRECTE, ANCETRE, GENERATION - 2 , BARBE, CHEVEUX BLANCS, BOUCHE EDENTEE, TRES AGE, ALLURE DEBONNAIRE, etc.
À propos de l'acception 1. du lexème français pépé (3), il y a au moins deux observations à faire au niveau strictement langagier : (a) Dans son acception 'père du père ou de la mère', le lexème pépé appartient au langage enfantin ou familier. Il se distingue donc, de par sa valeur variationnelle, de la lexie fr. grand-père qui appartient au langage courant (v. Fig. 1). Ceci est un fait langagier. (b) Dans son acception 'père du père ou de la mère', le lexème pépé appartient au champ lexical des termes de parenté du français, où il s'oppose aux lexèmes frère, frangin, père, paternel, grand-mère, mémé, etc. Ceci est également un fait langagier qui dépend de la structuration particulière de ce champ lexical en français. Au niveau du lexème pépé, cette structuration se reflète dans ce que j'appelle ici le 'sémème 1', comprenant une série de traits pertinents : [mâle], [parent], etc. (v. Fig. 1). Malgré la consubstantialité évidente des traits pertinents de pépé avec certains éléments du niveau cognitif, il faut souligner que les traits pertinents du sémème appartiennent à un autre ordre de faits, du moment qu'ils ont été, pour ainsi dire, ratifiés par une langue particulière. Du point de vue de la langue française, le lexème pépé recouvre des hommes de cinquante-cinq ans, aux cheveux noirs, sans barbe, etc. aussi bien que des vieillards aux chevaux blanc, à barbe neigeuse, etc. Il ne faut donc pas identifier le sémème 1 avec le concept3 GRAND-PERE qui implique un prototype confirmé par notre expérience extra-langagière. Mais cette distinction entre traits sémantiques langagiers et attributs cognitifs ne fait-elle pas double emploi ? La linguistique a-t-elle vraiment intérêt à se mêler des attributs « cognitifs » ? Oui, décidément. C'est la deuxième acception du lexème français pépé qui nous le démontre : 'homme âgé, d'allure débonnaire' ((3), 2.). Le sémanticien ne parviendra jamais à reconstruire le lien manifeste entre les deux acceptions de ce lexème, s'il s'en tient au seul niveau des sémèmes langagiers 1 et 2. Effectivement, la zone d'intersection des deux sémèmes 1 et 2 de pépé se réduit au trait [mâle], qui n'explique absolument rien.
3
À propos de la distinction entre 'signifié' langagier (qui inclut le sémème) et désigné extra-langagier (qui est de nature conceptuelle), cf. Raible 1983 : 5.
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Peter Koch
Force est de recourir au niveau cognitif pour comprendre le mécanisme enjeu. Il s'agit, en fait, d'une métonymie que l'on ne saurait décrire qu'en termes gestaltistes :4 Le concept GRAND-PERE implique tout un scénario (angl. framé) qui comprend, entre autres, les éléments PARENTE, LIGNE DIRECTE, GENERATION -2, MALE, TRES AGE, ALLURE DEBONNAIRE, etc. Dans ce scénario, on peut mettre en perspective PARENTE, LIGNE DIRECTE, GENERATION -2, MALE (ce qui correspond au sémème 1 de pépé) ; mais on peut aussi bien, à travers un effet figure-fond, mettre en perspective MALE, TRÈS AGE, ALLURE DEBONNAIRE, ce qui correspond exactement au sémème 2 de pépé. Cette métonymie repose donc sur la connaissance du scénario prototypique extra-langagier GRAND-PERE. L'analyse sémémique des seuls traits pertinents qui nourrissent les oppositions purement langagières, est trop pauvre pour déceler un tel mécanisme. Résultat : d'une part, le 'langagier' dépasse le 'cognitif (pensons à la valeur variationnelle qui est purement langagière) ; d'autre part, le 'cognitif dépasse largement le 'langagier' puisque le concept est le réservoir dans lequel peut puiser le sémème en sélectionnant et en ratifiant sa sélection. Par conséquent, le sémanticien aurait tort de ne pas distinguer le niveau langagier du niveau cognitif (cf. aussi Kleiber 1990 : 14-16), mais en même temps, une sémantique qui se passerait du 'cognitif serait vouée à l'échec (cf. Koch 1996a ; 1996b : 234-237 ; Blank 1997a : 89-96 ; 2001 : 129-140).
2. Sémasiologie et onomasiologie On a bien vu que c'est une analyse onomasiologique du concept, GRAND-PERE en l'occurrence, qui nous a révélé le mécanisme cognitif pertinent pour un phénomène lexical fondamental comme la polysémie (cf. aussi Blank 1997a : 406-424; 2001 : 103-110; sous presse). Cette vue cognitive et onomasiologique des choses est d'ailleurs confirmée par le fait que l'on observe, pour les concepts GRAND-PERE aussi bien que GRAND-MERE, des effets métonymiques tout à fait analogues dans différentes langues : (4) fr. mémé
(5) fr. grand-père (6) fr. grand-mère (7) ail. Opa/Oma
1. (langage enfantin ou familier) 'mère du père ou de la mère' 2. (péjoratif) 'femme d'un certain âge, estimée sans séduction' (cf. RE, s. v.) 1. 'père du père ou de la mère' 2. (familier) 'homme âgé, vieillard' (cf. RE, s. v.) 1. 'mère du père ou de la mère' 2. 'vieille femme' (cf. RE, s. v.) 1. (langage enfantin) 'père/mère du père ou de la mère' 2. (familier, souvent moqueur ou péjoratif) 'homme/femme âgé(e)' (cf. Duden, s. w . )
Cf. Koch 1995 : 29, 40s. ; 1999 ; 2001a : 202-204 ; Blank 1997a : 235-243 ; 2001 : 79s. Quant à la notion de 'scénario' qui sous-tend cette analyse de la métonymie, cf. Fillmore 1975 ; 1985 ; Barsalou 1992. Le fr. pépé appartient à un type particulier de métonymie lexicale: il y a intersection extensionnelle des deux acceptions de pépé, mais leur zone d'intersection ne correspond qu'à l'extension d'un prototype (cf. Koch 2001a : 221-224).
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cognitif?
(8) it. nonno/nonna
1. 'père/mère du père ou de la mère' 2. (affectueux) 'homme/femme âgé(e)'
(cf. DISC, s. w . )
Mais le linguiste averti se demandera avec un certain malaise si le 'cognitif s'identifie tout simplement à une espèce de 'mentalais' (angl. mentalese) universel et inné, tel que le conçoit Stephen Pinker, avec une ingénuité déconcertante : Knowing a language [...] is knowing how to translate mentalese into strings of words and vice versa (Pinker 1994 : 82).
Comme je ne peux pas entrer dans les détails, je renvoie le lecteur ici à la critique à la fois perspicace et nuancée de Jürgen Trabant (1998 : 172-191). Rappelons également la reprise de la discussion sur la relativité linguistique pendant ces dernières années (cf. Gumperz/Levinson 1996 ; Lucy 1997 ; Niemeier/Dirven 2000 ; Piitz/Verspoor 2000). 5 Comment éviter alors un réalisme conceptuel naïf sans pour autant se livrer à un nominalisme langagier inconditionnel ? Si nous ne voulons - et ne pouvons - pas sacrifier les bienfaits d'une analyse cognitive, il ne nous reste qu'à choisir la voie d'une onomasiologie « éclairée », telle qu'elle a été conçue par Klaus Heger (1990/91) dans sa 'noématique'. La démarche onomasiologique est légitime à condition que l'on soumette sa grille descriptive à un contrôle sémasiologique. En d'autres termes : il faut considérer comme concept possible tout ce qui est désigné par un mot, ne serait-ce que dans une seule langue du monde. 6 Toutefois, cela ne revient pas à dire que l'essence du concept soit forcément de nature langagière. Les mots des langues particulières ressemblent plutôt à des balises signalant des 'désignés' extra-langagiers qui les débordent largement du point de vue cognitif. Dans deux projets de recherche établis à Tübingen, dans lesquels nous étudions la désignation des parties du corps humain, 7 il est de rigueur de tenir compte, par exemple, des différentes répartitions taxinomiques que nous trouvons dans le champ conceptuel CHEVEUPOIL :
5
II faut d'ailleurs rendre justice aux partisans de la linguistique cognitive tels que George Lakoff (1987), Ronald Langacker (1987/90) et autres, qui n'ont jamais prétendu que les concepts soient universels ; même la recherche des semantic primitives entreprise par Anna Wierzbicka (p. ex. 1996) se limite à un noyau de 61 concepts (cf. la discussion dans Blank 2001 : 62-66). Seulement, l'absorption totale du 'langagier' dans le 'cognitif, que nous avons signalée dans la section 1., nous empêcherait d'assigner au 'langagier' (au sens strict) quelque rôle que ce soit dans la diversité des langues.
6
À propos du 'concept' entre réalisme et nominalisme, cf. Kleiber 1981 : 24ss. DECOLAR (Dictionnaire étymologique et cognitif des langues romanes) et Changement lexical polygenèse - constantes cognitives (Centre de Recherches Interdisciplinaires 441 de l'Université de Tiibingen).
7
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Tableau 1
BARBE
- » TETE
—» CORPS HUMAIN
—> ANIMAL
par
roum.
capillus
lat.cl.
cheveu höömi unywele
fr. hopi swahili
pilus poil sowitsmi udevu
pöhö laika
(u)nyoya
Mais les choses ne s'arrêtent pas là. Si la discussion traditionnelle concernant la relativité linguistique a toujours privilégié les problèmes de la catégorisation taxinomique, il ne faut pas pour autant négliger les problèmes de l'articulation des scénarios (dimension 'engynomique' des relations de contiguïté : cf. Koch 2 0 0 0 a : 82s. ; 2 0 0 1 a : 2 1 6 s . ; 2 0 0 1 b : 1144s.). Au niveau des relations PARTIE-TOUT - cas particulier des relations de contiguïté - , où les divergences interlangagières sont plutôt limitées, nous acceptons sans problème des répartitions « excentriques » des parties du corps, c o m m e dans les exemples suivants : (9)
l a t . c l . (h)umerus
- ENSEMBLE DE L'EPAULE ET DU BRAS JUSQU'AU COUDE
(10)
s a r d . coddu
(11) (12)
engd. daunta - ENSEMBLE DES CINQ DOIGTS esp. entrecejo, cat. entrecella - ESPACE ENTRE LES SOURCILS
(cf. Krefeld 1999 : 266-268) — ENSEMBLE DES ÉPAULÉS ET DES BRAS JUSQU'AUX COUDES
Ce qui compte, dans la perspective cognitive, ce sont beaucoup moins les entités conceptuelles ou perceptives en tant que telles que leurs relations mutuelles et les principes sous-jacents à leur diversité superficielle. C e n'est que dans la perspective d'une 'onomasiologie cognitive' que l'on se rend compte des limites de la diversité et des « points chauds » qui se dessinent, de manière récurrente, derrière cette diversité. Ainsi, les exemples présentés dans le Tableau 1 ne constituent pas des solutions idiosyncrasiques, mais correspondent, en grande partie, à des types de solutions que l'on retrouve dans différentes langues (cf. K o c h 2 0 0 1 b : 1 1 4 6 ) . D e même, le Tableau 2 révèle trois types de solutions pour la conceptualisation de la hiérarchie - engynomique cette fois-ci - des scénarios/concepts TERRAIN PEUPLE D'ARBRES, ARBRE et MATIERE LIGNEUSE (cf. K o c h 2 0 0 0 b : 104 ; 2 0 0 1 b : 1 1 5 4 ) : TERRAIN PEUPLE
MATIERE
D'ARBRES
LIGNEUSE
type B
lat. silva bret. koad
lat. lignum bret. koad
type C
russe l'es
russe d'er'evo
Tableau 2 type A
ARBRE
lat. arbor bret. gwezenn russe d'er'evo
Le type C, qui lexicalise MATIERE LIGNEUSE et ARBRE par un même mot polysémique, est probablement le plus répandu dans les langues du monde (v. infra, section 3.). Un autre type relativement fréquent est la lexicalisation séparée des trois concepts (type A). L e type B , par contre, est plutôt rare (pour le français, v. infra ; cf. aussi section 3.). Une quatrième solution théoriquement concevable, à savoir la polysémie ARBRE-TERRAIN PEUPLE D'AR-
Qu 'est-ce que le
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cogniti/?
BRES ne semble pas exister. 8 Pour arriver à ce genre de résultats, il faut, bien entendu, séparer l'essentiel de l'accessoire. Le français, p. ex., a une différenciation binaire bois/forêt, l'espagnol même une différenciation ternaire (bosque/selvalmonté). Ces observations sont intéressantes et importantes, mais elles ne concernent que la dimension taxinomique ( d i s t i n c t i o n d e p l u s i e u r s s o u s - c a t é g o r i e s d e TERRAIN PEUPLE D'ARBRES) et n o n p a s la di-
mension engynomique qui seule nous intéresse dans le contexte du Tableau 2, où il n'est question que des relations de contiguïté entre les scénarios/concepts TERRAIN PEUPLE D'ARBRES, MATIERE LIGNEUSE et ARBRE. À l ' é g a r d d e s o n m o t bois, le f r a n ç a i s a p p a r t i e n t ,
en fait, au type B du Tableau 2 ; l'espagnol appartient, malgré tout le reste, au type A (MATIERE LIGNEUSE = madera
; ARBRE =
ârboï).
3. Universalité et historicité
Vouloir découvrir des « points chauds », des constantes dans la diversité des faits sémantiques langagiers, cela présuppose le recours à un tertium comparationis et une démarche onomasiologique contrôlée au sens de Heger (v. section 2.). A la différence de ce qui se passe dans la noématique de Heger, on ferait bien, de nos jours, de concevoir le tertium comme quelque chose de plus « psychologique », soit plutôt comme un point de repère cognitif. Dans ces conditions, il ne paraît pas déraisonnable de dire : Es geht nicht darum, den Relativismus zu hassen, sondern ihn in einem vernünftigen Universalismus aufzuheben (Trabant 1998 : 191).
De toute façon, il est plutôt rare, en matière de sémantique, de trouver des solutions lexicales strictement universelles. Ce qui est plus courant, par contre, ce sont des solutions comparables au type C du Tableau 2 : la polysémie MATIERE LIGNEUSE-ARBRE se trouve dans deux tiers de l'échantillon de Witkowski et al. 1981, comprenant 66 langues. La contiguïté MATIERE LIGNEUSE-ARBRE semble stimuler - mais non pas entraîner automatiquement - ce type de polysémie, et si elle naît, spontanément et de manière polygénétique, dans des langues en grande partie indépendantes l'une de l'autre, ce n'est pas dû à des facteurs langagiers, mais au seul facteur cognitif de la contiguïté. Si nous trouvons, d'autre part, une solution comme le type B du Tableau 2, le raisonnement sera, selon toute probabilité, différent : jusqu'ici, j'ai trouvé des exemples de ce type seulement en français, en breton et, à la limite, en anglais. 9 On peut éventuellement
8
9
La solution d'une polysémie double (TERRAIN PEUPLE D ' A R B R E S - A R B R E - M A T I E R E LIGNEUSE) que l'on aperçoit en ancien irlandais (où elle n'est pourtant pas obligatoire) semble absolument marginale. A y regarder de plus près, la paire anglaise woods 'bois' - wood 'matière ligneuse' réalise, au fond le type B, en se servant, cependant non pas de la polysémie, mais du procédé du changement numéral (Koch 2 0 0 1 b : 1164).
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interpréter ce type comme une particularité langagière aréale liée à l'historicité de certaines langues en contact.10 Comme le montre cet exemple, il est certainement vrai que tout ce qui est langagier en matière de sémantique est aussi lié à l'historicité. Étant donné que nous avons opposé le 'langagier' au 'cognitif, on pourrait être tenté de conclure que le 'cognitif s'oppose par définition à l'historicité. Mais les choses ne sont pas si simples que cela, comme le montrera un exemple médiéval. On trouve dans des textes écrits en ancien occitan, en ancien français, en ancien italien et en moyen haut allemand des effets sémantiques tout à fait parallèles qui caractérisent certains substantifs (cf. Koch 1997a : 46-48) : (13) anc.occ. domna 'maîtresse ; bien-aimée' anc.fr. dame 'maîtresse ; bien-aimée' anc.it. donna 'maîtresse ; bien-aimée' m.h.all. vrowe 'maîtresse ; bien-aimée' anc.occ. servir 'servir ; adorer' anc.fr. servir 'servir ; adorer' anc.it. servire 'servir ; adorer' m.h.all. dienen 'servir ; adorer' etc. Même si les textes concernés sont écrits en ancien occitan, en ancien français, en ancien italien et en moyen haut allemand, le phénomène en tant que tel n'a rien à voir avec l'ancienne langue occitane, française, etc. Ces effets sémantiques ne se trouvent que dans les textes d'une tradition discursive particulière, la poésie des trobadors, des trouvères, de la scuola siciliana et des Minnesänger. Ils reflètent ce que l'on pourrait appeler un 'modèle cognitif du monde social des trobadors, qui prévoit une similarité métaphorique entre MAITRESSE et BIEN-AIMEE, entre SERVICE FÉODAL et ADORATION, etc. Est-ce un modèle 'cognitif ? Certainement, puisqu'il organise d'une certaine manière des expériences humaines. S'agit-il de données historiques ? Absolument, puisqu'elles sont liées aux activités des trobadors et qu'elles naissent et disparaissent avec eux. S'agit-il de faits langagiers ? Non, puisqu'ils sont liés à une tradition discursive et que les traditions discursives sont essentiellement indépendantes des langues particulières (cf. Oesterreicher 1997 ; Koch 1997a). On dit domna pour BIEN-AIMEE non pas parce que c'est un texte occitan, mais parce que c'est un texte des trobadors, etc. Résultat : le 'cognitif peut être indépendant de toute historicité, mais il y a aussi des faits cognitifs liés à l'historicité. Le 'langagier' tel que je l'ai défini ici appartient toujours à l'historicité, mais les faits historiques qui se matérialisent dans des textes, ne sont pas forcément de nature langagière.
io La solution (facultative) de l'ancien irlandais décrite dans la note 8 englobe le type B (ce qui s'accorderait bien avec la typologie aréale), mais va plus loin en combinant, en fin de compte, les types B et C.
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cognitif?
4. Le cognitif et le changement linguistique
Nous avons déjà vu à plusieurs reprises quel est l'intérêt des explications cognitives en sémantique linguistique. Il s'agissait essentiellement de phénomènes de polysémie. On pourrait appliquer le même raisonnement à d'autres types de phénomènes tels que la formation des mots, la phraséologie, la grammaticalisation, la réanalyse, etc. (cf. pour plus de détails : Blank 1996 ; 1997b ; Koch 1999 ; 2000a : 81-89 ; 2001b : 1157-1166 ; Waltereit 1999 ; Detges, sous presse ; Detges/Waltereit 2002). Dans tous ces cas, il s'agit, en dernière analyse, de processus diachroniques. Mais pour simplifier les choses, restons-en au problème de la polysémie, qui, à y regarder de plus près, présuppose, du moins dans la plupart des cas, un processus diachronique de changement sémantique (cf. Bréal 1921 : 143s. ; Blank 1997a : 113, 406s., 419-424 ; 2001 : 103-108, 112-117). Il est facile de montrer pourquoi c'est le côté cognitif et non pas le côté langagier qui nous fait comprendre les changements sémantiques. Comme le montre la Figure 2, tout changement sémantique comporte deux processus qui vont de pair l'un avec l'autre : il y a le côté sémasiologique où nous observons un changement de sens Q -» Ck par rapport à Sy, et il y a le côté onomasiologique où nous assistons à un changement de désignation Sx -» Sy par rapport à Ck. Ci CHARRETTE ! CHANGEMENT DE SENS ; par rapport à Sy t
lat.v. *carrellu Sy > anc.esp. carrillo CHANGEMENT DE DESIGNATION par rapport à Ck
" " ^ ^ C u MACHOIRE
lat. maxilla Sx
S = signe (lexème, lexie etc.) C = concept
Figure 2 : Changement de désignation et changement de sens
Rappelons que - mis à part certains types particuliers de changements (cf. Koch 2001a : 225-229) - ce sont les locuteurs qui déclenchent ces changements (en créant une innovation). Ce qui est primordial, du point de vue du locuteur, c'est le concept Ck qu'il veut exprimer. C'est toujours en fonction de ce concept Ck qu'il propose son innovation Sy au lieu de Sx. Ce faisant, il adopte en premier lieu la perspective de la désignation d'un concept Ck
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Peter Koch
(Koch/Oesterreicher 1996 ; Koch 2000a : 79s.). En d'autres termes : le point de vue du locuteur est plus proche de la perspective onomasiologique du linguiste, et qui dit 'onomasiologique', dit 'cognitif (v. section 2.). Pour comprendre le changement sémantique, il faut donc mettre l'accent sur le niveau cognitif, c.-à-d. sur la relation cognitive entre le concept cible C k et le concept source Q - une similarité métaphorique (expressive) dans le cas représenté dans la Figure 2. Dans chaque cas précis, c'est donc le 'cognitif qui élucide la diachronie sémantique. Comme je l'ai déjà dit dans la section 3., 'cognitif ne veut pas forcément dire 'universel'. On pourrait prétendre, par exemple, que le changement de désignation que nous observons en latin/en ancien espagnol par rapport au concept Ck MACHOIRE exploite, il est vrai, une métaphore en tant que « technique » cognitive, mais une métaphore plutôt singulière CHARRETTE - * MACHOIRE. Mais cela sera-t-il valable pour tous les concepts cible C k ? Les résultats synchroniques des Tableaux 1 et 2 ne nous encouragent-ils pas à chercher, en diachronie aussi, des schémas plus généraux qui sous-tendent les innovations de désignation par rapport à certains Ck ? Pour éviter des spéculations futiles, il faut s'en tenir à l'empirisme, et l'empirisme, dans ce cas-là, ce sont les données langagières. Or, nous avons vu que le 'langagier' est lié à l'historicité du langage qui semble réfractaire à une onomasiologie cognitive diachronique généralisée. Il n'y a qu'un moyen pour « neutraliser » en quelque sorte l'historicité des faits langagiers : c'est l'étude diachronique comparée à grande échelle (cf. Tagliavini 1949 ; Koch 1997b ; 2000a ; Blank 1998 ; 2001 : 122-126). Si l'on trouve les mêmes types de changements, les mêmes procédés cognitifs dans un grand nombre de langues qui n'ont ni un rapport génétique immédiat ni un contact culturel entre elles, l'on peut être sûr d'avoir découvert des schémas cognitifs plus généraux qui produisent des innovations 'polygénétiques' en diachronie. Voilà ce que nous essayons d'examiner dans les deux projets de recherche déjà mentionnés (n. 7) en étudiant la dénomination des parties du corps (cf. p. ex. Blank et al. 2000 ; Koch, sous presse). Naturellement, nous savons d'avance qu'une telle recherche ne donnera pas de solution unique, mais tout au plus certaines solutions privilégiées et toujours aussi bon nombre de solutions individuelles. Voici, pour conclure, un exemple basé sur des données provisoires, qui démontrent que les relations cognitives saillantes entre les concepts CIL, PAUPIERE et SOURCIL engendrent constamment des changements de désignation réciproques :
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Tableau 3 concept cible Ck CIL