La règle et le monstre: le mot-valise: Interrogations sur la langue, à partir d'un corpus de Heinrich Heine 9783111352503, 9783484301528

Over the past few decades, the book series Linguistische Arbeiten [Linguistic Studies], comprising over 500 volumes, has

216 48 13MB

French Pages 201 [204] Year 1984

Report DMCA / Copyright

DOWNLOAD PDF FILE

Table of contents :
AVANT-PROPOS
TABLE DES MATIERES
OUVERTURE
PREMIERE PARTIE : ANALYSE FORMELLE DES MOTS-VALISES DE HEINE
DEUXIEME PARTIE : IDENTIFICATION, SENS ET FONCTION DES MOTS-VALISES DE HEINE
TROISIEME PARTIE : LE MOT-VALISE ET LA LANGUE
CODA
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXE I : INDEX DES MOTS-VALISES DE HEINE
ANNEXE II : INDEX DE MOTS-VALISES NON HEINEENS
Recommend Papers

La règle et le monstre: le mot-valise: Interrogations sur la langue, à partir d'un corpus de Heinrich Heine
 9783111352503, 9783484301528

  • 0 0 0
  • Like this paper and download? You can publish your own PDF file online for free in a few minutes! Sign Up
File loading please wait...
Citation preview

Linguistische Arbeiten

152

Herausgegeben von Hans Altmann, Herbert E. Brekle, Hans Jürgen Heringer, Christian Rohrer, Heinz Vater und Otmar Werner

Almuth Gresillon

La regle et le monstre: le mot-valise Interrogations sur la langue, ä partir d'un corpus de Heinrich Heine

Max Niemeyer Verlag Tübingen 1984

CIP-Kurztitelaufnahme der Deutschen Bibliothek Grésillon, Almuth: La règle et le monstre: le mot-valise : interrogations sur la langue, à partir d ' u n corpus de Heinrich Heine / Almuth Grésillon. Tübingen : Niemeyer, 1984. (Linguistische Arbeiten ; 152) NE: G T ISBN 3-484-30152-X

ISSN 0344-6727

© Max Niemeyer Verlag Tübingen 1984 Alle Rechte vorbehalten. Ohne Genehmigung des Verlages ist es nicht gestattet, dieses Buch oder Teile daraus photomechanisch zu vervielfältigen. Printed in Germany. Druck: Weihert-Druck GmbH, Darmstadt.

AVANT-PROPOS

Ce texte est la version abrégée et remaniée d'une thèse d'Etat soutenue en juin 1983 à l'Université de Paris VlII-Vincennes, sous le titre : "Le mot-valise : régularités et irrégularités". Sans jamais ménager son temps, Blanche-Noëlle Grunig n'a cessé, tout au long de l'élaboration de cette thèse, de me faire bénéficier de ses conseils judicieux et amicaux, et c'est avant tout à elle que ma gratitude s'adresse. Ce travail ne serait sans doute pas non plus ce qu'il est sans les multiples échanges, discussions et relectures que je dois à l'amitié de Isabelle MichotVodoz, Judith Milner et Marga Reis : qu'elles trouvent ici l'expression de ma reconnaissance. Je tiens également à remercier Heinz Vater, qui a proposé la publication de ce texte dans la collection "Linguistische Arbeiten", ainsi que 1'Institut des Textes et Manuscrits Modernes (C.N.R.S.), dont l'appui généreux m'a facilité la réalisation de ce projet. Mais si je puis aujourd'hui "boucler cette valise", c'est grâce à Catherine Viollet et à Eïiimanuelle Raynal qui, avec une compétence et un dévouement exemplaires, ont assumé les contraintes considérables imposées par l'établissement matériel de l'ouvrage. Que ce livre sur le mot-valise soit maintenant pour tous ceux qui, directement ou indirectement, m'ont apporté leur soutien, un témoignage d'amitié reconnaissant et enjoué. Paris, juillet 1984

Almuth Grésillon

TABLE DES MATIERES

AVANT-PROPOS

V

OUVERTURE

1

1.

A propos du s u j e t

1

2.

Questions de terminologie

5

3.

P r o p r i é t é s g é n é r a l e s du m o t - v a l i s e

12

3.1. Le nombre des constituants

14

3.2. Le segment homophone

15

3.2.1. 3.2.2. 3.2.3. 3.2.4.

Topographie du segment homophone Etendue du segment homophone Altérations de l'homophonie Le conflit phonie/graphie

3.3. Catégories et fonctions

24

3.5. Aspects sémantiques

26

3.6. Mot-valise et condensation freudienne

28

3.7. Varia

29 29 30 31

Les m o t s - v a l i s e s d e H e i n e

33

4.1. Pourquoi Heine ?

33

4.2. Bilan bibliographique

33

4.3. Constitution du corpus

34

PREMIERE PARTIE 1.

22

3.4. Typologie formelle des mots-valises

3.7.1. Réussite/échec 3.7.2. Mot-valise et types de langues 3.7.3. Mot-valise et Histoire 4.

16 17 20 21

: ANALYSE FORMELLE DES MOTS-VALISES DE HEINE

Analyses topographiques de l ' i m b r i c a t i o n

37 39

1.1. Lieux d'imbrication

39

1.2. Ordre et continuité des segments

41

1.2.1. L'ordre interne segmentai des constituants 1.2.2. La continuité interne des constituants

42 43

VIII 2.

L e s i r r é g u l a r i t é s de l ' i m b r i c a t i o n

45

2.1. Les identités fallacieuses (I.F.)

46

2.1.1. 2.1.2. 2.1.3. 2.1.4. 2.1.5. 2.1.6. 2.1.7. 2.1.8. 2.1.9. 2.1.10. 2.1.11.

La relation syntagmatique/paradigmatique I.F. entre mot composé et mot-valise Formation par analogie ou mot-valise ? I.F. entre N-propre et suffixe I.F. entre mot-racine et suffixe I.F. phoniques Problèmes accentuels I.F. graphiques I.F. entre chaîne et épellation I.F. étymologiques Bilan des identités fallacieuses

47 48 49 51 51 51 56 59 61 62 63

2.2. Les réanalyses fallacieuses (R.F.) 2.2.1. 2.2.2. 2.2.3. 2.2.4. 3.

64

Qu'est-ce qu'une réanalyse fallacieuse ? R.F. au sein de mots-valises Bilan des réanalyses fallacieuses "Exkurs" sur la récursivité

64 66 75 78

B i l a n de l ' a n a l y s e f o r m e l l e

81

3.1. Seuils minimaux d'irrégularités

82

3.2. Seuils maximaux d'irrégularités

83

3.3. Problèmes de dominance formelle d'un constituant

86

3.3.1. 3.3.2. 3.3.3. 3.3.4.

L'appartenance à une catégorie grammaticale La configuration "contenu dans" La valeur informative du segment initial Bilan de la dominance formelle

87 87 87 88

3.4. Conclusion DEUXIEME P A R T I E VALISES 1.

88 :

IDENTIFICATION,

SENS ET FONCTION DES

MOTS-

DE HEINE

90

I d e n t i f i c a t i o n des c o n s t i t u a n t s

90

1.1. Indices internes d'identification

92

1.1.1. 1.1.2.

Caractère usuel des constituants Présence intégrale d'un constituant

92 95

1.1.3.

Présence d'un "Fremdwort"

96

1.2. Indices externes d'identification

96

1.2.1. Présence littérale d'un constituant 1.2.2. Présence du synonyme d'un constituant 1.2.3. Présence de l'antonyme d'un constituant 1.2.4. Relations syntaxico-sémantiques privilégiées 1.2.5. Présence d'une définition/paraphrase/périphrase 1.2.6. Réseaux lexico-sémantiques 1.2.7. Proximité d'autres jeux sur la langue 1.2.8. Incidence du savoir extra-linguistique 1.3. Corrélations entre irrégularités formelles et indices d'identification

97 99 99 100 101 102 103 106 107

IX 2.

R e l a t i o n s sémantiques e t i n t e r p r é t a t i o n

108

2.1. Relations sémantiques contextuelles

109

2.1.1. 2.1.2. 2.1.3. 2.1.4. 2.1.5. 2.1.6. 2.1.7. 2.1.8.

La relation DETERMINE La relation CAUSE La relation SE COMPOSE DE La relation PRODUIT La relation EST ORIGINAIRE DE La relation EST La relation EST COMME Bilan des relations sémantiques contextuelles

2.2. La relation sémantique constitutive 2.2.1. 2.2.2. 2.2.3. 2.2.4. 2.2.5. 3.

La co-prédication Relation constitutive et relations contextuelles La différence par rapport au Kopulativkompositum La différence par rapport à la coordination Questions ouvertes

2.

120 121 122 123 124 124

3.1. Hypothèse et analyse des données

125

3.2. Les mots-valises, Heine et son temps

127

3.3. La dimension politique : enjeu et limites

129

:

LE MOT-VALISE ET LA LANGUE

132

Scandale formel ou sémantique ?

132

1.1. Co-prédication, imbrication et linéarité du signifiant

133

1.2. Co-prédication et arbitraire du signe

134

Régularités e t irrégularités

134

2.1. Les régularités du mot-valise

135

2.2. Les irrégularités du mot-valise

138

2.2.1. Les irrégularités nécessaires 2.2.2. Les irrégularités contingentes 3.

120

La f o n c t i o n p o l i t i q u e du m o t - v a l i s e de Heine

TROISIEME PARTIE 1.

111 112 113 114 115 115 117 118

N o n - i n t é g r a t i o n dans l e lexique usuel

138 138 140

CODA

142

1.

Vers l a f o r m e - v a l i s e

142

2.

A propos des s u j e t s

147

BIBLIOGRAPHIE

152

ANNEXE I

INDEX DES MOTS-VALISES DE HEINE

160

INDEX DE MOTS-VALISES NON-HEINEENS

167

ANNEXE I I

:

OUVERTURE "Les mots font l'amour" André Breton "Le langage n'est pas donné indépendamment du jeu de l'interdit et de la transgression" Georges Bataille

1. A propos du sujet

Le terme de sujet a ici une triple acception : pour l'essentiel, il renvoie, bien entendu, au mot-valise en tant que sujet du présent travail ; secondairement, il implique le sujet-auteur qui a choisi de s'interroger sur le motvalise ; enfin, par anticipation sur les dernières pages de ce volume, il évoque la multitude de sujets producteurs de mots-valises. La mode est au ludique. Le mot-valise fleurit partout. Notre quotidien est envahi de ces mots bizarres, nés de la fusion de deux mots existants-. Il suffit de regarder autour de soi, et voilà que les publicités du métro vous renvoient des mots canne Consommastuce (consommation + astuce), Vacances à la FRAMçaise (vacances à la française + FRAM, agence de voyage), Istambulversant (Istanbul + bouleversant) , Bosph.ormid.able (Bosphore + formidable), astromômes (astronomes + mânes), etc. Ailleurs, on est sollicité à déjeuner au Fer-Play (fair play + (rue du Pot de)fer), à prendre un thé à 1"Aro-en-Miel (arc-en-ciel + miel), à acheter ses tissus aux Toiles filantes (étoiles filantes + toiles)... et à faire relier sa thèse chez Saint-Thèse (synthèse + saint + thèse). Après quoi, on ira chez le coiffeur Fantastifs (fantastique + tifs) ou Suphairman (superman + hair), on assistera à des spectacles affichés sous les nans de Je m'égalomane à moi-même (je m'égale à moi-même + mégalomane), Olympiaf (Olympia + (Edith) Piaf), Turlutuetête (turlututu + tue-tête), La Féconductrice (fécond + conductrice) . Enfin, pour peu qu'on ait envie de retourner aux livres, revues ou journaux, la valse des mots-valises vous donne le vertige : L'Inconciliabule (inconciliable + conciliabule), L'Indicidence (incidence + indicible + dissidence) , IncenDITS (incendie + dit), L 'Ensaignement (enseignement + saignement), Téléfission (télévision + fission), Autobiogriffures (autobiographie + griffure). Et tout cela se terminera par des Vincennes de ménage (Vincennes + scènes de ménage), des futurlupinades (futur + turlupinades), des Vichyssitudes (Vichy + vicissitudes), ou encore par cette politique de l'autruiche (politique de

2 l'autruche + autrui) dont parlait Lacan1. Donc, "l'air du temps", incontestablement. A telle enseigne que quelqu'un qui n'y est sans doute pas pour rien a constaté avec lucidité dès 1973 : "On movalise depuis un moment à perte de vue et ce n'est, hélas m'en devoir un bout." (Lacan 1973:51)

! pas sans

Bien entendu, notre choix du mot-valise n'est pas totalement dissociable de ce phénomène sociologique, puisque nous y satines impliquée au même titre que n'importe quel autre sujet. Hais à ce fait de "conjoncture" sont venues s'ajouter deux circonstances plus personnelles. L'une tient à ce "hasard" que nous travaillons depuis longtemps sur la langue d'un auteur de la première moitié du XIXe siècle qui a précisément produit plusieurs dizaines de mots-valises : Heine. L'autre est liée à vin goût personnel pour certaines formes langagières qui obligent à scruter, selon l'expression de Queneau, "jusqu'où peuvent aller les possibilités (potentialités) d'une langue" (1950; 1965:326). C'est ce dernier aspect qui s'est révélé progressivement ccmme l'une de nos motivations principales. D'entrée de jeu, le mot-valise soulève en effet le paradoxe suivant : 1) C'est l'une des formes que peut prendre la créativité verbale. Elle est, corme telle, caractérisable par un certain nombre de propriétés intériorisées et mises en application virtuellement par tout sujet parlant. Donc une forme de la néologie lexicale qui exhibe non seulement sa viabilité, mais aussi sa vitalité. 2) En même temps s'impose l'intuition que, par certains traits, le mot-valise interdit absolument qu'on l'identifie à un "Wortbildungstyp" conparable aux divers mécanismes de ccnposition et de dérivation. Tout se passe comme si le mot-valise impliquait une totale altérité par rapport aux modèles courants de la formation des mots, ccttme si, pour transposer une expression de Mallarmé (1961:858), le mot-valise qui "de plusieurs vocables refait un mot total, neuf (...) et oanme incantatoire" était "étranger à la langue". C'est à cette situation singulière — se trouver inscrit à la fois du côté d'une certaine régularité et d'une incontournable irrégularité — que le motvalise doit d'être devenu pour nous le lieu d'une interrogation cruciale sur la langue : si l'on conçoit la langue non en tant que parlée par des sujets, eux-mêmes historiquement déterminés, mais caime ce construit que la linguistique

1

On trouvera les références de tous les mots-valises non-heinéens cités au fil de notre texte dans l'Annexe II.

3

s'est assigné comme objet et, partant, carme un ensemble de propriétés faisant système , où se situe alors la frontière entre régularité et irrégularité ? Et, plus précisément : le mot-valise est-il dans ou hors la langue ? Que signifie pour ce concept de langue l'existence d'une forme qui tient à la fois de la régularité et de l'irrégularité ? Tel est donc le type de questions qui a guidé en filigrane les analyses des mots-valises de Heine que nous avons choisis corme cible principale. Cependant, vu la généralité du problème posé, nous avons associé au corpus heinéen ion autre corpus de mots-valises provenant de l'allanand, du français et de l'anglais et produits dans les types de discours les plus divers. Ce deuxième corpus, construit progressivement au fil de nos "rencontres" et présenté en Annexe II, devait confirmer, infirmer ou ccrnpléter les hypothèses auxquelles donnait lieu l'analyse des mots-valises heinéens. L'incessant va-et-vient entre ces deux corpus s'est révélé productif ; on en verra les traces tout au long de ce travail. Nous ne passerons pas en revue les études existantes sur le mot-valise. Elles sont, tout canpte fait, assez ncmbreuses, pour peu qu'on veuille bien les chercher sous les titres et en les endroits les plus divers (cf. Bibliographie) , et il est incontestable que notre travail a tiré profit de ces lectures qui nous ont aidée à mettre progressivement en place notre propre position, tantôt en prolongeant telle suggestion, tantôt en réagissant contre telle autre. Malgré cette dynamique productive, nous renonçons donc au classique "bilan critique", et cela pour deux raisons : 1) Parmi les études existantes, aucune ne propose une description linguistique globale du mot-valise. Par conséquent, il n'y a pas vraiment lieu de prendre position par rapport à des "doctrines" en place. 2) Nous intégrerons d'éventuels éléments de discussion dans le corps mène de notre texte. Nous ne ferons d'exception à ce principe que pour trois auteurs que nous mentionnons ici pour des travaux qui nous ont concernée plus directement, plus personnellement que d'autres : G. Ferdière, qui depuis 1948 et à partir d'observations psychiatriques précises chez les aliénés et les enfants, à partir aussi de connaissances subtiles de toutes sortes d'autres pratiques langagières (littéraire, populaire, onirique) montre avec bonheur que la forme du mot-valise est la même, quel que soit le type de discours impliqué ; J. Paris, qui dans son étude de 1972 sur les mots-valises de Joyce, souligne la totale altérité du mot-valise par rapport aux autres signes linguistiques ; et enfin C. Moncelet, dont le petit livre-objet, "figurant concrètement la contraction verbale", présente un précieux survol des problèmes linguistiques que pose le mot-valise.

4 Nous avons dit plus haut que le mot-valise tenait à la fois de la régularité et de l'irrégularité. Cet aspect, dès le départ présent dans notre recherche à titre d'intuition, d'hypothèse originelle, imposait, pour pouvoir être examiné sous toutes ses formes, la procédure la plus ouverte possible. En particulier, l'inscription du projet dans le cadre théorique d'un modèle linguistique précis semblait s'exclure d'elle-mâne, car aucun modèle existant ne laissait entrevoir la possibilité d'intégrer des formes situées dans cette zone floue entre le régulier et 1'irrégulier. C'est parce que le mot-valise se désignait ainsi carme un objet à multiples facettes que la méthode d'analyse ne pouvait que "s'inventer" pragmatiquement. Elle se fonde en effet sur la description de mécanismes tels qu'ils se dégageaient au fur et à mesure de nos déconstructions systématiques du mot-valise. Et ces dernières prenaient d'emblée deux orientations différentes : l'une envisageait, en dehors de toute interrogation sur les mécanismes de production 2 et d'interprétation, l'analyse strictanent formelle ; l'autre visait à reconstruire les processus d'identification et de structuration du sens. Les approches formelles, si empiriques soient-elles, s'appuient cependant sur \in principe sous-jacent carmin, né de l'intuition que la nature du motvalise est double. A cette intuition s'était associé un type d'approche que nous devons aux travaux, pour nous déterminants, de Judith Ililner sur les plaisanteries (1976/77 et 1982) : caime les jeux sur la langue en général, la forme du mot-valise pouvait en effet s'analyser grâce à une série de paramètres impliquant de façon récurrente qu'une configuration X est à la fois identique à, et différente de la configuration Y. Ainsi, au niveau phonologique, le /u/ de bourreaucratie (issu de bureaucratie + bourreau) est-il à analyser comme à la fois différent de, et identique à /y/. De même, au niveau de la coupe des mots, Primadonna (issu de Primadonna + Madonna) est à analyser à la fois corme Prima Donna et ccmme Pri- + Madonna. Nous avons regroupé ce type d'analyses sous les termes également empruntés à J. îlilner (1982) d'identités fallacieuses et de véanalyses fallacieuses. L'ensemble de ces examens, fondé sur l'identité et la différence entre deux configurations, reste proche des principes de l'analyse structuraliste. Quant à l'identification des constituants, nous avons fait largement appel à des notions générales de sémantique lexicale, telles que "caractère usuel", "synonymie", "antonymie", "co-occurrence", "réseaux lexicaux". Enfin, la cons2

Soulignons d'emblée que notre usage de "formel" n'a aucune visée formalisante ; il n'implique que l'analyse des formes.

5 truction du sens au sein du mot-valise s'inspire de loin des relations sémantiques sous-jacentes que la grammaire générative a élaborées pour l'analyse des composés. Dans l'ensemble, il s'agit donc d'une méthode mixte, où l'intuition de certaines propriétés remarquables s'est aidée systématiquement des outils linguistiques correspondant le mieux possible à leur description. Quant au déroulement de ce travail, il cherche à rendre compte de notre double visée : les mots-valises de Heine et le mot-valise en général. C'est ainsi qu'on lira d'abord cette "Ouverture" posant les problèmes généraux du mot-valise. La partie centrale sera consacrée à l'analyse des mots-valises de Heine. Les résultats généralisables déboucheront ensuite sur une réflexion concernant le rapport du mot-valise à la langue. Une "Coda" esquissera l'extension de la notion de mot-valise au syntagme-valise et à l'énoncé-valise et se terminera sur ce rappel : virtuellement, tout sujet parlant est producteur de mots-valises.

2. Questions de terminologie Alice : — "and siithy ? Humpty Dumpty : — Well, slithy means lithe and slimy. (...) You see it's like a portmanteau — there are two meanings packed up into one word." Lewis Carroll

Depuis son invention il y a plus d'un siècle, le terme portmanteau word, s'il n'a pas fait fortune, s'est largement imposé, du moins dans la littérature anglo-saxonne . La "traduction" de portmanteau en français se heurta à un problème précis : le vieux mot français portemanteau avait perdu le sens avec lequel il avait 3

Cette prédominance de portmanteau word vaut en tout cas en tant que rappel historique : aucune des études anglo-saxonnes sur le mot-valise n'omet la référence à L. Carroll. Toutefois, depuis le début du XXe siècle, les travaux emploient de plus en plus souvent le terme blend, formé à partir de to blend 'mêler', 'mélanger', 'fondre'. Blend semble en effet l'emporter chez les linguistes (cf. par exemple chez Pound 1914, Berman 1961, Adams 1973 et Bryant 1973-74), alors que portmanteau est conservé par les littéraires (cf. par exemple le titre de Attridge 1982). Par ailleurs, il est possible que le terme blend l'ait emporté aussi parce qu'il évite la confusion avec le phénomène strictement grammatical du portmanteau morpheme par lequel la linguistique anglo-saxonne désigne des contractions du type (a + le = au), etc.

6 été exporté en anglais — "enveloppe en deux parties qui contient le paquetage du cavalier" — de sorte que mot-portemanteau risquait de ne même pas évoquer l'idée floue que Carroll avait esquissée. C'est donc à juste titre que le 4 terme mot-valise a fini par l'emporter . L'allemand ne dispose pas d'un terme technique unique désignant le motvalise. Depuis la Mischjortbildung, proposée par S. Freud (1905), plusieurs termes se trouvent en concurrence : Wortkreuzung, Wortverschnelzung , Wortmisohung, Wovtzusammenziehung3

etc., dont aucun n'arrive à faire l'unanimité.

Nous proposons, à des fins d'unification, le terme Kofferwort . Ceci dit, le recours à une métaphore (la valise) n'est certainement pas de hasard : on sait que les choses innctntiables, notanment les concepts nouveaux, ont tendance à se fixer dans la langue sous forme de métaphore (cf. Normand 1976). D'ailleurs, la profusion de métaphores qui existent en français à côté du terme mot-valise paraît symptcmatique d'un phénomène qui ne cesse d'échapper à la nomination et à la définition : mots en portefeuille (Galliot 1955), mots-centaures (Rigaud 1969), mots gigognes (M.M. Dubois 1966), mots métis (M.M. Dubois 1966), mots-sandwiches (Ferdière 1964)^, mots-maux-bile (Ferdière 1964), mots-tiroir (Morier 1961), mots sauvages (Rheims 1969)', bloconyme (Dupriez 1980), acronyme (Guilbert 1975), bête-à-deux-mots (Moncelet 1978), mots a(i)mants (Moncelet 1978), druses (Stuchlik et Bobon 1960), télescopage (Dierickx 1966®, Morier 1961), mots croasés (Moncelet 1978) 9 , mots fermentés (Butor 1962). Une autre façon de se tirer d'affaire consiste à citer ou inventer un motvalise qui puisse jouer le rôle de terme générique pour ce qu'on cherche à désigner :

4

Cet usage s'est sans doute établi grâce à l'obstination justifiée avec laquelle G. Ferdière défend le terme de mot-valise dans toutes ses publications depuis 1948.

5

Terme repris entre temps par BuBmann (1983:267).

6

Ferdière désigne ainsi un type précis de fusion : un mot bref qui se trouve 'en enclave' à l'intérieur d'un mot plus long, par exemple rajolivissant (ravissant + joli) ; nous y reviendrons.

7

Seulement une partie des "mots sauvages" recensés dans le dictionnaire de Rheims sont des mots-valises.

8

L'auteur désigne ainsi un type de fusion précis : deux mots fusionnent par le biais d'une homophonie existant entre le dernier phonème de l'un et le premier phonème de l'autre, par exemple servicentre, issu de service+ centre.

9

Le terme est issu de la fusion de mots-croisés + crase. Rappelons qu'en grec, une crase désigne la contraction de la voyelle ou diphtongue finale d'un mot avec la voyelle ou diphtongue initiale du mot suivant.

7 brunch-word (Pound 1914) : brunch, issu de breakfast + lunch ; compromot (Dierickx 1966): issu de compromis + mot ; amalgrammes (Moncelet 1978): issu de amalgame + -gramme, avec proximité de anagramme ; signifiancés (Moncelet 1978): issu de signifiant + fiancés + signifié.

A côté de ces tentatives amusantes de nommer un phénomène toujours en fuite, il en existe une autre, qui se veut d'emblée "scientifique" : en rapprochant le phénomène "valise" de configurations linguistiques historiquement attestées, on essaie de "récupérer" sans le dire ces productions bizarres et singulières, de les faire rentrer dans le cadre régulier des faits de langue. Cette tendance est au moins sous-jacente dans les travaux qui renvoient aux phénomènes de contamination"1" ^ et de croisement (ail. 'Sprachmischung1 (Mackensen 1926), 'Wortkreuzung' (Maurer 1927)). L'article de J. Chaurand (1977) intitulé "Des croisements aux mots-valises", en posant le schéma ( C l + C2 > A) à la fois pour les croisements/contaminations et les mots-valises nous semble représentatif de cette orientation. En partant de certains phénomènes de croisement ccume par exemple : fr. rendre, issu de lat. reddere + pre(he)ndere ; fr. éclabousser, issu de éclater + esbousser ; fr. meugler, issu de mugir + beugler ; fr. tripatouiller, issu de tripoter + patouiller ; ail. Morast, issu de fr. marais + ail. Moor,

on peut, apparemment sans mal, enchaîner sur des néologismes comme par exemple phalanstère (phalange + monastère) de Fourier, pour aboutir au mot-valise slithy (slimy + lithe) de Carroll. Or cette assimilation est indue. Le croisement restitue l'étymologie d'un mot usuel par le recours à la fusion de deux autres mots usuels caractérisés non seulement par leur proximité phonique, mais surtout par leur parenté sémantique. En revanche, le mot-valise est non pas une reconstruction historique, mais la production d'une forme tout à fait singulière, obtenue par la fusion de deux termes qui, eux aussi, peuvent être phonétiquement proches, mais entre lesquels il n'existe en général aucun lien sémantique "naturel" (par exemple de synonymie). Par ailleurs, le "produit" d'un croisement est un signe linguistique "normal", c'est-à-dire line forme douée d'un sens, alors que le mot-valise est caractérisé formellement et sémantiquement par sa double nature. Enfin, quant au schéma de départ de Chaurand (C^ + C2 > A), il est clair qu'il ne peut qu'effacer toutes ces différences : on pourrait s'en servir également pour rendre compte de la composition, de la dérivation, de la formation par analogie.

10

Notons cependant que le sens originel de "contamination" ne renvoie à rien de "régulier" : "souillure résultant d'un contact impur" (Petit Robert).

Un autre phénomène historiquement attesté, celui de l'haplologie, est également souvent invoqué à l'appui de la "normalité" du mot-valise. L'haplologie consiste en effet à articuler une seule fois un phonème ou groupe de phonèmes qui aurait dû l'être deux fois dans le même mot. C'est ainsi qu'on trouve minéralogie (et non minéralologie), tragi-comique (et non tragico-comique), féminiser (et non fémininiser), Clermont-Ferrand (et non Clermont-Montferrand). Ce phénomène est en effet fréquent dans la formation des mots-valises, puisque beaucoup d'entre eux se fondent sur l'existence d'ion segment homophone ccmtiun à chacun des constituants : all. : Himmelschlüsselbein^* (Himmelschlüssel + Schlüsselbein) dämondän (Dämon + mondän) Kompromißgeburt (Kompromiß + Mißgeburt) fr.

: ratatouiller (ratatouille + touiller) métrolleybus (métro + trolleybus) ridicoculiser (ridiculiser + cocu)

angl.: stencilhouette (stencil + silhouette) beautilitarian (beauty + utilitarian) soliloquacy (soliloquy + loquacity)

Or corme dans le cas du croisement, les produits de l'haplologie historique sont des signes linguistiques inscrits dans le lexique usuel — ce que les rrots12

valises ne sont précisément pas

. Par conséquent, ce n'est pas non plus l'ha-

plologie qui saurait calmer l'obstination des grammairiens désireux de "récupérer" l'irrégularité des mots-valises. Inassimilable par la grammaire, le mot-valise a, tout naturellement, fait son entrée dans la rhétorique, et cela essentiellement sous deux formes : 1) Les rhétoriques nouvelles adoptent le mot-valise parmi les figures dont elles se chargent de fournir des définitions. Ainsi le groupe jj de Liège présente-t-il le mot-valise carme "l'interpénétration et la fusion de deux mots possédant un certain nombre de caractéristiques formelles connunes" (Dubois et al. 1970: 56). Le Dictionnaire de Poétique et de Rhétorique de H. florier consacre, sous le terme "télescopage", sept pages au phénomène en question, en le définissant corme suit : "Combinaison de deux vocables qui fondent leurs sonorités en un seul mot, dit mot-valise, dont le sens est luimême un croisement des signifiés ainsi liés" (1961; 1975: 1076). Enfin, le Dictionnaire des procédés littéraires publié par B. Dupriez sous le titre de GRADUS indique à la rubrique "mot-valise" ceci : "Amalgamer deux mots sur la 11

Nous soulignons le segment homophone.

12

A l'exception de quelques cas rares comme Motel, Stagflation,

brunch.

9 base d'une hanophonie partielle, de sorte que chacun conserve de sa physioncmie lexicale de quoi être encore reconnu" (1980:303). Quelle que soit par ailleurs la valeur de ces définitions, elles impliquent toutes un fait important : à partir du moment où le mot-valise est considéré comme figure rhétorique, une place fixe est assignée à cette configuration qui, autrement, risquait d'inquiéter les tenants d'une linguistique au sens strict. 2) Parallèlement, certains travaux d'inspiration linguistique ou littéraire décrivent et analysent en termes de rhétorique classique des occurrences qui pour nous relèvent du mot-valise. Ainsi W. Wülfing

(1977:51-53) décrit-il les

mots-valises de Heine en termes de paroncmase. Quant aux mots-valises de Joyce, ils sont rapprochés par C. Jacquet (1976) de la paroncmase, de l'à-peu-près et du calembour. De son côté, L.Guilbert (1975) intègre l'ensanble des motsvalises à la figure de l'acronyme ("ncm formé par les syllabes de l'extrémité des ccmposants", ibid.. 245). Enfin, P. Guiraud (1976) analyse l'occurrence Les seins de glace ccmme calembour, le bulletin d'informaaons ccmme à-peu-près, et objections culsoutanées caime mélange de calembour et de contrepèterie. Or, dans les trois cas, on pourrait postuler une opération de fusion, spécifique précisément du procédé-valise : les seins de glace = les Saints de glace + seins le bulletin d ' informacons = le bulletin d'information + à cons les objections culsoutanées = les injections sous-cutanées + objection + cul + soutane A notre avis, on peut certes rapprocher le mot-valise des figures rhétoriques citées : ccmme elles, il relève de phénomènes d'équivoque, de double entente. Mais tandis que ces figures évoquent un deuxième sens par référence à un deuxième mot phonologiquement proche du premier, le not-valise comporte en lui-même sous forme de fusion les deux termes. C'est pourquoi par exemple calembourder (calonbour + bourde + suffixe dérivationnel ; de Queneau), calembouvbier (calembour + bourbier ; de Berloquin 1980) ou Radikalauer (radikal + Kalauer ; de Thansen 1981) ne sont pas des calembours, mais des mots-valises. Par conséquent, mène si le lecteur des occurrences qui seront ici soumises à analyse est parfois tenté d'y voir plutôt un calembour, une paroncmase, etc., nous nous en tiendrons pour notre part au terme mot-valise. Il existe par ailleurs une autre raison pour laquelle nous préférons parler de mot-valise : de même que le terme de croisement ou d'haplologie risque d'inscrire le mot-valise du côté des régularités, de même l'emploi d'une figure rhétorique risque de le faire pencher d'emblée du côté des irrégularités. Or, pour l'instant, nous savons seulement que le mot-valise est un phénomène lan-

10

gagier, mais nous ne savons pas si ses propriétés sont intégrables à la langue (entendue carme ensemble de régularités) ou si elles sont en excès par rapport à celle-ci. Une autre proposition terminologique est due à Max Ernst, qui introduit le terme aollage

verbal:

"Phallustrade : c'est un produit chimique composé des éléments suivants : 1'autostrade, la balustrade et une certaine quantité de phallus. Une phallustrade est un collaqe verbal."

Idée séduisante qui opère en même temps un déplacement du verbal au non-verbal : le mot-valise est identifié à une technique picturale, celle du collage. Souvent, Ernst donne d'ailleurs à ses propres collages des titres qui sont des expressions-valises

:

Coloradeau de la Méduse (color + Colorado + radeau de la Méduse) erectio sine qua non (condition sine qua non + erectio) noli me digere (noli me tangere + digère + ? to dig) Die Schammade (Chamade + Scham + Made)

De son côté, J. Prévert, grand producteur de mots-valises et également "faiseur" de collages (carme Brecht parlait des "faiseurs de vers"), opère dans les titres de ses collages les mânes rapprochements que Ernst : Image vertébrale et prévertébrale (Prévert + vertébrale) Chromos-homme, femme et enfants (chromosome + chromos + homme)

D'où vient ce rapprochement de deux systèmes signifiants ? Est-ce pur hasard si un peintre actuel, André Stas (cf. ouvrage collectif intitulé Collages, 1978:372), donne à un texte où il explique sa technique de collage le titre Dêbricollages (débris + bricolages + dé- + collages) ? Est-ce pur hasard si le livre de Finkielkraut (1979) s'ouvre sur une recette du mot-valise ("prenez un mot de la langue, choisissez-le de préférence assez long...") qui reprend presque terme à terme la recette proposée en 1920 par T. Tzara dans Pour faire un poème dadaïste ("Prenez un journal. Prenez des ciseaux. Choisissez dans ce journal un article ayant la longueur que vous canptez donner à votre poème", etc.) ? Ne pourrait-on dire que les mots-valises sont des sortes de "bri-collages" (bricoler + collages) ?

13

C'est une fois de plus Ferdière, médecin-psychiatre, amateur d'art et de poésie, qui a le premier souligné, en 1948, l'intérêt de la formule de M. Ernst.

14

Les "expressions-valises" seront introduites à la fin de ce travail (cf. "Coda").

11 Il existe en effet une série de propriétés connûmes au collage et au motvalise : — Tous deux partent de formes préexistantes : le collage se fonde sur des éléments découpés dans des ensembles visuels (tableaux, reproductions, journaux, etc.) ou dans des matières préformées (sable, fil de fer, bouts de chiffon, etc.) ; le mot-valise part de données appartenant au lexique usuel d'une langue. — Tous deux procèdent à des découpages incongrus (cf. plus loin sur les segmentations fallacieuses du mot-valise). — Tous deux rapprochent par un jeu combinatoire des éléments hétérogènes, rapprochement qui dans les deux cas provoque un effet de choc, de dépaysement. — Tous deux "détruisent" pour recomposer. Ces propriétés canmunes peuvent rendre explicite ce que le génie de M. Ernst a posé spontanément : les mots-valises sont des "collages verbaux". Nous n'adopterons cependant pas ce terme, si séduisant soit-il. Dans ce travail, il nous importe en effet de cerner le mot-valise en tant que signe linguistique, en tant qu'il constitue une manipulation spécifique du matériau langagier. Dans cette perspective, il s'agit donc moins de souligner la parenté du mot-valise avec des produits comparables appartenant à d'autres systèmes signifiants, mais plutôt d'insister sur ce qui l'en distingue radicalement. Ces différences tiennent pour l'essentiel aux propriétés mêmes des supports respectifs : le signifiant plastique (couleur, trait, espace bi- ou tridimensionnel) pour le collage, la langue pour le mot-valise. Ce sont précisément les différences entre ces deux types de support qui font apparaître en même temps les raisons pour lesquelles nous préférons ici parler de mot-valise et non de collage verbal : — La langue se déroule dans le temps, est liée à la linéarité*"' ,- les éléments picturaux se déploient dans un espace bi-dimensionnel. — Les signifiants linguistiques sont liés par le différentiel ; les signifiants picturaux se déploient selon un continuum, avec des gradualités variables 16 . — La langue est définie par un ensemble de régularités. Le système pictural est une combinatoire ouverte. — Le mot-valise est, on le verra, soumis à des contraintes non-franchissables. Le collage résulte du hasard des combinaisons.

15

On verra plus loin les conséquences que ce principe énoncé par Saussure implique pour 1 1 analyse.

16

Sur cette propriété du pictural, voir l'ouvrage collectif publié par le groupe u de Liège : "Collages", Revue d'Esthétique 1978, n° 3-4.

12 Il découle de ces différences que le mot-valise ne peut être, au sens strict, assimilé au collage, non plus que les différents systèmes signifiants ne peuvent se dissoudre dans une sémiotique généralisée sans y perdre leurs propriétés respectives. D'autres auteurs ont souligné à leur tour le caractère irréductible de la langue. Ainsi J. Milner (1982:38-42) face à la tentation d'établir un lien entre les "monstres de langue" (dont le mot-valise !) et le phénomène social du carnaval. Ainsi également K. Hansen (1962:19 sq.), lorsqu'il précise les contraintes spécifiques auxquelles est soumis tout jeu de mots (dont le mot-valise !) : "Denn die Sprache als Werkstoff der Dichtung und Bekundungsgebiet sonstiger ästhetischer Erträge ist ein ganz anderes Kunstmaterial als etwa das System der Töne des Musikers und die Farbe des Malers. Während diese Materialien ihre gesamte ästhetisch bedeutsame Formung erst durch die Tätigkeit des Künstlers erhalten, ist die Sprache als solche schon etwas Geformtes, und Wortkunst ist daher sozusagen Formung zur zweiten Potenz (...). Die eigentlich schöpferische Leistung besteht folglich im Erfassen und Erproben aller Möglichkeiten, im Aufspüren immer neuer unerwarteter und überraschender Beziehungen (...), doch in Obereinstimmung mit der Eigengesetzlichkeit des Gegenstandes." (souligné par nous)

3. Propriétés générales du mot-valise Nous présentons ici de façon schématique et non argumentée les propriétés principales du mot-valise dont une partie ne s'éclairera qu'au fil de nos analyses ultérieures menées à partir des mots-valises de Heine. D'autre part, certaines de ces propriétés ne figurent qu'ici, parce que le corpus heinéen dont nous traitons plus loin ne les possède pas. Nous avons conclu ce comprcmis pour permettre au lecteur de trouver ici un survol global des aspects linguistiques du mot-valise. Soit Calembourdieu, où l'en reconnaît sans difficulté la co-présence de calembour et Bourdieu (non d'un sociologue, auteur entre autres de Ce que parler veut dire, 1982). Qu'est-ce qui nous autorise à y voir un mot-valise ? Canment peut-on, de façon toute provisoire, définir ce qu'est un mot-valise ? Un mot-valise est le produit d'un processus formel de fusion-imbrication de (au moins) deux unités lexicales existantes. Ce processus de fusion-imbrication a les propriétés suivantes : 1)

2)

Il se distingue de la concaténation qui préside au processus de composition (que celle-ci se fasse comme en français par le biais de termes fonctionnels, ou non, comme en allemand). Comparez par exemple Calembourdieu et Bourdieu, Dieu du calembour. Il s'opère le plus souvent par la mise en facteur commun de (au moins) deux segments (quasi-) homophones (et parfois homographes) contenus à

13

3)

4)

5)

la foins dans l'un et l'autre constituant. Cf. le segment /bur/ commun d calembour et Bourdieu. Il opère sur les constituants des segmentations qui isolent souvent des séquences dépourvues de toute existence autonome. Ainsi /kala/ de calembour, /bur/ de calembour et Bourdieu. Il respecte certaines régularités de la langue et n'est donc pas un jeu totalement arbitraire sur le signifiant : c'est ce qui permet d'ailleurs l'identification des constituants. Ainsi l'ordre interne des segments de chaque constituant est-il conservé, ce qui ne serait pas le cas dans *calemdieubour, *cabourdi.eulem, *cadieubourlem, etc. Il produit par condensation un signe linguistique nouveau, qui n'est identifiable à aucune unité lexicale existante^.

Ces quelques propriétés strictement formelles font apparaître d'emblée le

18

mot-valise carme situé dans une zone-frontière entre "la règle et le monstre" C'est d'ailleurs selon les termes de cette alternative que le mot-valise est considéré tantôt ccnme type spécifique de la formation de mots (et tout type est caractérisé par des règles précises !), tantôt corme le produit de transgressions de règles telles qu'on en observe dans toutes les tératologies. Etant donné la forme de la ccmposition en allemand et en anglais (juxtaposition sans terme fonctionnel), il n'est pas étonnant que les manuels et "sctnmes" de la "Wortbildung" et de la "Word Formation" fassent tous une place — certes un peu à part — au mot-valise ; ainsi Fleischer (1975), Erben (1975), Henzen (1957), Marchand (1969). Mène le travail de Hansen (1963), consacré exclusivement au mot-valise (appelé ici "Wortverschmelzung"), attribue à celui-ci un "Vfortbildungsmuster" propre. Plus conscient de la contradiction, Moncelet (1978) parle à la fois d'un "phénomène de ccmposition" et de ce qu'il propose d'appeler "mots-onstrès". Ailleurs, c'est d'emblée l'aspect "monstre" qui est mis en avant. Ainsi R. L. Wagner, préfaçant le Dictionnaire des mots sauvages de M. Rheims (1969), suggère-t-il avec raison qu'il faut "étudier ces monstres". Mais il existe aussi toute une tradition linguistique plus ancienne, hantée par l'existence de ces mots-monstres qui contreviennent à l'idée du "beau langage". Ainsi L. Spitzer (1910:23) considère-t-il les mots-valises de Heine carme de pures déformations ("Wortentstellungen, nicht Wortbildungen"). L'analogie entre mots-valises et monstres figuratifs est pour la première fois posée dans un article de Stuchlik et Bobon (1960) qui étudie les mots17

Signalons qu'il existe des occurrences de mots-valises que seul le contexte révèle comme tels ; ainsi Primadonna (Heine), en principe un mot usuel, constitue le résultat de la fusion de Prima-donna et Madonna ; de même colorature (cité par Rheims 1969) est à analyser comme fusion de créature et coloré.

18

C'est le titre d'un article de Delesalle, Gary-Prieur et Nicolas

(1980).

14 valises d'un malade mental : chaque fusion de mots est représentée par ce malade dans un dessin où fusionnent de façon parallèle les "choses" désignées : 19 poisson + pucelle + chenille, etc. . C'est dans le même esprit que J. flilner (1982), analysant des plaisanteries sur la langue (dont le mot-valise), introduit le terme de "monstre de langue". Que la forme du mot-valise penche du côté de la règle ou du côté du monstre, seule une analyse détaillée de tous ses aspects, celle-là même que nous nous proposons de mener dans ce travail, pourra en décider. En guise de présentation, nous discuterons ici sanmairanent les propriétés du mot-valise. 3.1.

Le nombre des constituants

La "technique" courante consiste à faire fusionner deux unités lexicales : futurlupinades (futur + turlupinades) consommastuce (consommation + astuce) Ustinovitäten ((Peter) Ustlnov + Novitäten) nostalgérie (nostalgie + Algérie) s'étrangueuler (s'étrangler + gueuler) esplace (espace + place) begleidtigen (beleidigen + begleiten)

Ceci dit, "l'union triangulaire" n'est pas, comme le soutient Morier (1961), "extrêmement rare". Mais la reconnaissance de ces occurrences, c'est-à-dire l'identification des constituants, est non seulement plus difficile, mais également soumise à l'incertain, à l'intuition, à la pratique de la libre association ; que derrière un mot bizarre, inexistant, on soit amené à chercher deux constituants, suppose déjà un processus d'analyse non trivial par rapport aux pratiques habituelles de décodage ; y découvrir un troisième, voire un quatrième constituant exige indéniablement une certaine familiarité avec les possibilités de combinatoire et, selon les cas, une écoute plus fine. L'exemple de calembourdieu, sans constituer un cas formellanent complexe, illustre bien à quel point le décodage d'un troisième constituant peut être aléatoire : identifier calembour et Bourdieu semble aller de soi pour quiconque est quelque peu familier de la technique du mot-valise (et pour quiconque sait que Bourdieu est un ncm propre !) ; reconnaître en outre que Bourdieu, à son tour, pourrait bien être lu ccmme une fusion de Bourdieu et Dieu est facultatif puisque aucune trace phonique ou graphique ne contraint à chercher ce troi-

19

La proximité entre mot-valise et monstre figuratif est posée également par J.-P. Martin (1976) dans son analyse des mots-valises dans Finnegans Wake de Joyce.

15

sième constituant. Par ailleurs, rien n'interdit d'y voir un quatrième constituant : bourde. Dans d'autres cas cependant, il existe des traces, parfois minimales, qui nécessitent le recours à un troisième constituant. Ainsi ulptrême (de A. Artaud), cité par Rheims (1969) corme fusion de ultime et extrême. Or d'où vient le /p/ dans ulptrême ? Il suffit de supposer, ccmne l'indique Morier (1961), un troisième constituant : suprême. Voici maintenant quelques occurrences de mots-valises issus de la fusion de trois constituants ou plus : — — — — — — — — — — —

emberlificocouiller (emberlificoter + cocu + couille) (Delteil) empaletocqué (empalé + paletot + toque) (Rabelais) camibalistics (camisade + cannibalism + ballistics) (Joyce) Meandertale ((l'homme de) Neanderthal + meander + taie + ? ail. Tal) (Joyce) shuit (suit + shoe + shirt + ? shoot + ? shit) (Joyce, analysé par Attridge 1982) chaircuiterie (charcuterie + chair + cuite) (Queneau) Maistollmiitz (Mais + toll + mannstoll + Olmiitz + ? mies + ? Miss + ? Meissen) (récit d'un rêve, analysé par Freud 1900) merdessin (médecin + merde + sain + sein + ? dessein + ? dessin) (produit par une malade mentale qui écrit à son médecin en commençant' par "Cher merdessin") Alb-atroce (albatros + Albion + atroce) (titre d'un dessin du Canard Enchaîné concernant la position de l'Angleterre face aux élections du parlement européen) usurepassion (usurpation + usure + passion) (Canard Enchaîné) ratebrechten (radebrechen + raten + Brecht) (Der Spiegel, cité par Carstensen 1971).

Les points d'interrogation dont nous avons fait précéder certains constituants soulignent un fait important : il n'existe pas de ligne de démarcation claire qui arrête de façon irrévocable le nanbre des constituants au-delà de deux ou trois. Ce qu'il faut retenir : pour la formation du mot-valise, deux constituants de base sont en général nécessaires et suffisants. La limite supérieure de constituants n'est pas définitivement assignable. 3.2.

Le segment hcmophone

Quelle que soit son étendue, quelle que soit sa place sur la chaîne, nous tenons la donnée du segment hcmophone pour la condition sine qua non de la formation du mot-valise. C'est là une position qui ne va pas de soi quand on songe que d'autres fondent le mot-valise essentiellement sur la condensation de deux sens, et quand on sait que des occurrences canne to galumph, issu de la fusion de to galop et to triumph (L. Carroll), ne comportent aucun seqment hanophone et sont néanmoins considérées carme mots-valises.

16

Cette imbrication de deux mots^ par le biais d'un segment hcmophone^1, que nous posons corme principe fondateur du mot-valise, quelles formes peutelle prendre ? Le segment homophone lui-même, quelle étendue possède-t-il ? 3.2.1. Topographie du segment honophone 22 Soit deux mots, A et B , ayant en cottnun le segment honophone X. Quel est alors le lieu où X peut s'imbriquer dans A et B ? 1) A et B ont respectivement une partie carmune, X, et une partie non-comiune. X peut alors occuper l'une des trois positions suivantes : mediane (la plus fréquente, en tout cas en allanand et en français23) ; exemple : nauséabondanoe (nauséabond + abondance) ; X = /abô/ ; u- 24 : schéma >N nausé initiale

-

abon

-

dance

exemple : Roeard-bespierre (Rocard + Robespierre)X = /ro/ ;

schéma : Ro -

card

-

bespierre

finale ; exemple : séduisavant (séduisant + savant) ; X = /à/, éventuellement aussi le /s/ ou /z/ médian ; schéma : sédui

ant

2)

A est un constituant relativement long qui englobe totalement la séquence (courte) de B ; celle-ci tend à inscrire dans A une marque de sa présence. A occupe donc l'ensemble de la séquence ; l'ensemble de B, en quasi-hcmo-

20

Pour des raisons de commodité, l'exposé qui suit se limite aux mots-valises à deux constituants. Les occurrences à trois constituants ou plus s'analysent par une répétition-combinatoire des processus ici décrits.

21

Signalons que le segment est soit homophone soit quasi-homophone.

22

Par convention, nous noterons par A le constituant qui est le plus ment représenté sur la chaîne à partir de l'initiale.

23

Que l'allemand et le français, dont on sait que les types de composition divergent radicalement, privilégient le même type de formation de motsvalises, plaide en même temps en faveur de la thèse que nous défendons : le mot-valise n'a rien à voir avec la composition ; il constitue une formation autonome.

24

L'idée de la représentation

"ensembliste" est empruntée à Moncelet

longue-

1978.

17

phonie avec une partie de A, occupe de nouveau l'une des trois positions citées plus haut : médiane ; exsnple : immamanae (immanence + maman) ; X = schéma : imm-aman - ce initiale ; exemple : sangsuel (sensuel + sang) ; X = /sä/ ; schéma : sang

-

suel

finale ; exemple : étourdit (étourdi + dit) ; X = /di/ ; schéma : étour

-

dit

3) La totalité de la séquence de A est en relation de quasi-hcmophonie avec ïa totalité de la séquence de B ; X = A = B ; exemple : (intégriste (intégriste + antéchrist) ; schéma : antégriste 4) A et B possèdent plus d'un segment hctnophone, par exemple X^ et X^ ; des segments de A et/ou de B, notarrment les segments X^ et X2, se trouvent alors en position éclatée ; exemple : nostalgérie (nostalgie + Algérie) ; X1 = /al / ; X 2 = /i/ ; schéma : nost

alg - ér

3.2.2. Etendue du segment hctnophone L'étendue maximale du segment hcmophone consiste, on vient de le voir, en un recouvranent total des séquences A et B. Par ordre décroissant, on trouve ensuite les étendues suivantes : X est une unité lexicale qui n'occupe qu'une partie de la séquence du motvalise. Dans certains cas, le segment homophone est un lexeme par rapport aux deux constituants : surhommegrenouille (surhomme + homme-grenouille) Rotweinkrampf (Rotwein + Weinkrampf)

18 Diebstahlindustrie Schlepptauwetter

(Diebstahl + Stahlindustrie) (Schlepptau + Tauwetter)

N.B. Les trois dernières occurrences possèdent en outre la propriété que l'unité lexicale qui forme le segment homophone représente chaque fois deux homonymes : 'pleurer' Kein 'vin' et base lexicale de weinen Stahl 'acier' et base du prétérit du verbe stehlen 'voler' Tau : das Tau 'câble' et der Tau 'dégel'

Dans d'autres cas, X n'est une unité lexicale que par rapport à l'ion des constituants : Mathema-Tick (Mathematik + Tick) Schlawiener (Schlawiner + Wiener) (éducation + bed) beducation refujews (refugees + Jews) charlacan (charlatan + (Jacques) Lacan)

Dans la majorité des cas, le segment homophone du mot-valise reste "en deçà" de l'étendue d'un lexème. La littérature anglophone a appelé ces X des "splinters" ; selon d'autres terminologies, on pourrait parler de "kénanorphèmes" (cf. Stuchlik 1964) ; ce type de X peut ou non constituer m e unité syllabique. Nous présentons d'abord des exemples dont le "splinter" recouvre plus d'un phonème, ensuite des cas oû il est réduit à un seul phonème. X est un "splinter" de plus d'un phonème : (cheval + alchimie) ; X = /al/ chevalchimie (donner) 1'alcoolade (donner l'accolade + alcool) ; X = /kol/ Lolitaneien (Lolita + Litaneien) ; X = /Ii:ta/ — /lita/ Galantiquität (galant + Antiquität) ; X = /ant/ alcoholidays (alcohol + holidays) ; X = /hol/ (futil(ity) + utilitarian) ; X = /jutil/ futilitarian

X est réduit à un seul phonème25 (qui peut même n'être que quasi-homophone) : patriotocard (patriote + tocard) ; X = /t/ autobsession (auto + obsession) ; X = /o,o/ cinémabscon (cinéma + abscons + con) ; X = /a/ cléricouille (cléric-(al) + couille) ; X = /k/ Dreyfuzolard (Dreyfus(ard) + Zola) ; X = /z/ atomaniac (atom + maniac) ; X = /m/

Reste un problème épineux : on sait qu'il existe des mots-valises sans segment homophone. De quel droit peut-on, en ce cas, parler de mots-valises ? Qu'est-ce qui fait que, malgré l'absence du segment hanophone, il ne s'agit

25

On peut penser à ce propos à la phrase suivante de P. Valéry : "Une consonne, parfois, fait un mythe. De grands dieux naquirent d'un calembour, qui est une espèce d'adultère" (Valéry 1959:474).

19

pas de simples concaténations telles qu'on les trouve normalement dans les composés allemands et anglais et exceptionnellement dans des composés français (auto-école, ahou-fleur, après-midi, grand-mère, etc.) ? En quoi consiste la différence par exemple entre juplotte et jupe-culotte (emprunté à M. Ronat 1975) ou entre expojarrysition (cité par G. Ferdière 1964) et exposition Jarry ? Ccnrnent caractériser ce segment homophone zéro de façon à pouvoir considérer ccntne mots-valises des occurrences telles que juplotte et expojarrysition ? Nous aurons, pour ce faire, recours à une interprétation du segment hcmophone zéro qui s'inspire d'un usage structuraliste. Dans cette théorie, le morphème zéro peut être en effet considéré carme symbole segmentai, ce qui permet de le mettre en équivalence avec des segments non réduits à zéro d'un même paradigme. Un exartple : la formation du pluriel de N en allemand est caractérisée entre autres par les morphèmes suivants : -e (Tisch/Tische) , -en (Frau/Frauen) , -er (Kind/Kinder) , -s^ (Auto/Autos) .

fiais il existe aussi une classe de N qui forme le pluriel par le segment zéro : das/die Segel, das/die Fenster, das/die Veilchen, der/die Käse, etc. Dans ce cas, on peut dire que zéro est un symbole segmentai. L'application de ce principe au mot-valise peut certes paraître un pur artefact ; il est vrai qu'elle implique de façon peu orthodoxe la valeur du morphème zéro. En revanche, l'avantage d'une telle application est évident : elle permet de réunir en une seule classe, celle des mots-valises, des unités lexicales octnplexes qui ont en oarmun de n'être ni des composés, ni des dérivés. Si l'on risque cette application, on aboutit à la formulation suivante : — Le mot-valise est caractérisé par l'existence d'un segment homophone. — En cas de segment horophone zéro, il faut, pour qu'il y ait mot-valise (et non composition !), la co-prësence de l'une ou l'autre des deux données formelles : troncation affectant l'un des constituants ou les deux (exemples : juplotte, brunch) enchâssement d'un constituant court et non tronqué à un point ni initial ni final d'un constituant long et non tronqué (exemple : expojarrysition). Ces deux propriétés formelles peuvent donc donner lieu à deux classes de motsvalises avec segment homophone zéro, qui viennent s'ajouter aux quatre classes précédemment établies :

20 5)

X est zéro + troncation de A ou B ou A et B troncation d'un seul constituant : plumcot (plum + apricot) Dromedaraffe (Dromedar + Giraffe) foultitude (foule + multitude) juplotte (jupe + culotte) troncation de deux constituants : Grappignole (en 1968 à Nanterre) (Grappin + carmagnole) (eau) fruitillante (fruitée + pétillante) Tomoffel (Tomate + Kartoffel) Semantax (Semantik + Syntax) liger (lion + tiger) Oxbridge (Oxford + Cambridge)

6)

X est zéro ; B est enchâssé dans A en un point tel que les limites de B ne coïncident ni avec l'initiale ni avec la finale du mot-valise : expojarrysitiort (exposition + Jarry) rajolivissant (ravissant + joli) ubiamourquité (ubiquité + amour) quamotdrillages (quadrillages + mot) vivisalonsection (vivisection + salon) encyclospiroupédie (encyclopédie + Spirou) N.B. Toutes ces occurrences sont citées par G. Ferdière 1964, qui propose de les appeler "mots-sandwiches" et les rapproche de ce qu'on appelle "parler javanais".

3.2.3. Altérations de l'hcmophonie Le segment cannun, lorsqu'il n'est pas zéro, peut être, on l'a vu, soit totalement homophone, soit quasi-hcmophone. Les mécanismes à l'oeuvre dans le cas de la quasi-hanophonie seront analysés plus loin. Ils consistent globalement en ceci : un/des phonème (s) ou un/des trait(s) phonologique(s) sont indûment identifiés à d'autres phonèmes ou traits phonologiques. Nous évoquons ici seulement une configuration peu classique, que nous intégrons cependant au phénomène de la quasi-hcmophonie. Il s'agit de cas où il y a métathèse de syllabes ou de phonèmes : caveaubulaire (vocabulaire + caveau) ; métathèse entre /voka/ et /kavo/ vérolutionnaire (révolutionnaire + vérole) ; métathèse entre /r/ et /v/ dianaphous (diaphanous + Diana) ; métathèse entre /f/ et /n/ Anektode (Anekdote + Tod) ; métathèse entre /d/ et /t/ mercridées (mercredi + idées) ; métathèse entre /a,e/ et /i/ MéFaustiphélès (Méphistophélès + Faust) ; métathèse entre /i/ et /o/ Tanfastic (fantastic + tan + fast) ; (publicité pour bronzer vite) ; métathèse entre /f/ et /t/

21 smokolotive (locomotive + smoke) ; métathèse entre /1-k-m/ et /m-k-1/ Ménopausotamie (Mésopotamie + ménopause) ,- métathèse entre /m-s-p/ et/m-p-s/ objections culsoutanées (injections sous-cutanées + cul + soutane + objections) ; métathèse entre /suky/ et /kysu/

3.2.4. Le conflit phonie/graphie Nous avons déjà cité quelques exemples de mots-valises qui, du point de vue de la phonie, paraissent des mots totalement usuels et dont la bizarrerie ne tient qu'à la graphie : sangsuel (cf. sensuel), étourdit (cf. étourdi), Schlawienev (cf. Schlawiner). Dans d'autres cas, la graphie sert de soutien à l'identification : ainsi la majuscule à l'intérieur du mot-valise MéFaustiphélès ; le recours à la majuscule est d'ailleurs un moyen privilégié — soit pour marquer une bizarrerie qui, sans la majuscule, ne serait pas visible : éCRIture, écriture + cri alTRVIstE, altruiste + truie sELF-service, self-service + ELF (marque d'essence)

— soit pour attirer l'attention sur la présence de sigles : APOstel, Apostel + APO (/'a:po:/ ; sigle pour : Außerparteiliche Opposition) DEFAtalitäten, DEFA (/'de:fa/ ; sigle pour : Deutsche Filmanstalt) + Fatalitäten.

Or, certains sigles se prononcent selon le code épellatif, si bien que le jeu des codes se complique encore davantage : L. P. Geringfügigkeiten, L.P.G. (/SLpe'ge:/ ; sigle pour : Landwirtschaftliche Produktionsgenossenschaft) + Geringfügigkeiten C.D.U.nfähigkeit, C.D.U. (/tsede'u:/ ; sigle pour : Christlich-Demokratische Union) + Unfähigkeit G.I. van, G.I. (/d;.i,a1/ ; sigle pour : government issue) + Ivan U.N.omatopoeia, U.'N. (/ju'En/ ; sigle pour United Nations) + onomatopoeia S. S. imilation, S.S. (/Es'Es/ ; sigle pour : Schutzstaffei) + assimilation

Un dernier cas de mélange de codes met en scène la proximité entre motvalise d'une part et rébus ou pictogramme d'autre part (cf. Moncelet 1978 ) : réprefjion, répression + la graphie spéciale adoptée pour le sigle S.S. NIii ON, Nixon + le symbole de la croix gammée

Ces recours aux différents codes graphiques permettent deux observations : 1) Le mot-valise instaure un jeu entre phonie et graphie que les unités lexicales du stock comnun ne connaissent pas. 2) A la différence des unités lexicales du stock commun, le mot-valise peut n'avoir d'existence que sous forme écrite.

22 3.3.

Catégories et fonctions

Toute unité lexicale est habituellement dotée entre autres des propriétés suivantes : - Elle relève d'une catégorie (N, V, ADJ, ADV...) ; — Elle est dotée des marques morpho-syntaxiques appropriées. Qu'en est-il du mot-valise ? Etant donné qu'il naît de la fusion d'au moins deux mots et que cette fusion n'est en rien soumise à l'identité catégorielle des constituants, on peut en effet se demander lequel des constituants sera doté des marques morpho-syntaxiques. Regardons d'abord quelques exemples : (1) "Ce livre ne se voudrait pas (...) une oeuvre trop chiantifique" (Moncelet 1978) (2) "Le livre contient trois parties : quelques réflexions d'un lincuistre d1 abo'rd (...)" (Moncelet 1978) (3) "Les amalgrammes provoquent des juxtapositions de sens" (Moncelet 1978) (4) "Accueillir le plus intelligentiment possible" (Moncelet 1978) (5) "Quelle pudibondieuserie !" (Clébert) (6) "Il se ferait plutôt hacher, empaler ou emberlificocouiller" (Delteil) (7) "Il n'y a pas place en votre petit coeur pour d'aussi grosses plaisanteries que j'appellerais éléphantaisistes" (Laforgue) (8) "0 rancoeurs ennuiverselles ! expériences nervicides, nuits martyriséennes ! — Aime-moi à petit feu, inventorie-moi, massacre-moi, massacrilège-moi !" (Laforgue) Tous ces nots-valises relèvent bien d'une catégorie granmaticale (N, V, ADJ, ADV s notons à ce propos que de façon générale les N sont la catégorie dominante parmi les mots-valises ; les V, en revanche, sont assez rares). En correspondance avec ces catégories et avec la fonction granmaticale qui leur revient dans le contexte, tous ces mots-valises sont dotés des marques morpho-syntaxiques appropriées : — Dans (1), une oeuvre trop X exige que X soit un ADJ : cbiantifique est né de la fusion de deux ADJ : scientifique + chiant. — Dans (2), quelques réflexions d'un X exige que X soit un N-humain : lincuistre est né de la fusion de deux N-humains : linguiste + cuistre. — Dans (3), X provoquent des juxtapositions exige que X soit un N-pluralisable : les amalgrammes est le pluriel de amalgramme, né de la fusion de amalgamme + anagramme. — Dans (4), accueillir le plus X possible exige que X soit un ADV : intelligentiment est l'adverbe formé à partir d'un ADJ-valise, intelligentil, né de la fusion de intelligent + gentil. — Dans (5), quelle X ! exige que X soit un N-féminin : pudibondieuserie, né de la fusion d'un ADJ (pudibond) et d'un N-féminin (bondieuserie) ,- c'est ce dernier qui prête à X les marques catégorielles. — Dans (6), il se ferait hacher, empaler ou X, exige que X soit un V à l'infinitif ; emberlificocouiller est né de la fusion d'un ADJ (cocu), d'un N (couille) et d'un V (emberlificoter) ; c'est ce dernier qui prête au motvalise sa marque catégorielle.

23 — Dans (7) , plaisanteries que j'appellerais X exige, vu l'absence de déterminant de N , que X soit un ADJ, doté des marques du féminin et du pluriel : éléphantaisistes est né de la fusion d'un N (éléphant) et d'un ADJ (fantaisiste) ; c'est ce dernier qui remplit les conditions adéquates. — Dans (8) figurent trois mots-valises ; ô rancoeurs Xexige que X^ soit un ADJ au féminin pluriel : ennuiverselles est né de la fusion d'un N (ennui) et d'un ADJ (universel) ; c'est ce dernier qui remplit les conditions adéquates. Expériences nervicides, nuits X exige que X^ soit un ADJ au féminin pluriel : martyriséennes est né de la fusion d'un participe passé (martyrisé) et d'un ADJ (élyséen) ; c'est ce dernier qui porte les marques adéquates. Inventorie-moi, massacre-moi, X^-moi exige que X^ soit un V à l'impératif singulier ; massacrilège-(moi) est né de la fusion d'un N (sacrilège) et d'un V (massacrer) ; c'est ce dernier qui remplit les conditions morpho-syntaxiques. Ces exemples n'ont pas été choisis pour les besoins d'une démonstration ; ils illustrent un phénomène tout à fait général que nous énonçons sous forme de règle : Règle 1 : Tout mot-valise relève d'une catégorie grammaticale et est doté des marques morphosyntaxiques appropriées. De ce point de vue, le mot-valise ne diffère donc en rien des mots usuels ou des compositions ou dérivations formés ad hoc (formations occasionnelles). Mais encore une fois : lequel des constituants s'arroge le statut de porteur de ces marques ? Regardons encore : — int elligentiment (ADV), pudibondieuserie (N), éléphantaisiste (ADJ), ennuiverselles (ADJ) , martyriséennes (ADJ) . Dans ces occurrences, c'est le constituant le plus à droite sur la chaîne qui détermine l'identité morpho-syntaxique. C'est le cas également pour : — un circonférencier (circonférence + conférencier), un épouvantard (épouvante ou épouvantable+vantard), de belles calembourdes (calembour + bourdes) , giraffoler (girafe + raffoler) , cinémagique (cinéma + magique) , — die Kaliberté (das Kaliber + die Liberté), die Kompromi&geburt (der Kompromiß + die Mißgeburt), der Radikalauer (radikal + Kalauer), dämondän (Dämon + mondän), der Primitiefsinn (primitiv + der Tiefsinn). D'où résulte la règle suivante : Règle 2 : C'est en général le constituant le plus à droite sur la chaîne du mot-valise qui confère à celui-ci son identité morpho-syntaxique. Qr, qu'en est-il par exgnple de emberlificocouillerJ qui doit être un V, mais dont le constituant le plus à droite est un N (couille) ? ou de massacrilège (-moi), qui doit être également un V alors que son constituant le plus à droite est un N (sacrilège) ? En réalité, ces occurrences ne posent aucun problème dès que l'on complète la Règle 2 par la Règle 2' :

24 Règle 2' : Dans les configurations de mots-valises où un constituant long englobe par quasi-homophonie un constituant plus court, c'est le constituant englobant qui confère au mot-valise son identité morpho-syntaxique. 3.4.

Typologie formelle des mots-valises

En fonction de ce qui a été dit précéderrment sur le segment hctnophone (y compris sa valeur zéro) et le marquage morpho-syntaxique du mot-valise, nous proposons quatre types de mots-valises, à quoi viendra s'ajouter la classe marginale des "mots dévalisés". Premier type : avec segment hcmophone (quels que soient le lieu d'imbrication et l'étendue de celui-ci). C'est de loin le type le plus fréquent dans les langues étudiées dans ce travail. Quelques exemples : fr. uburbanisme (Ubu + urbanisme), ratatouiller (ratatouille + touiller), téléphonctionner (téléphone(r) + fonctionner), métiolleybus (métro + trolleybus), ridicoculiser (ridiculiser + cocu), conneversation (conversation + conne), fictionnaire (dictionnaire + fiction), se renconfrogner (se rencogner + se renfrogner), méfiançailles (méfiance + fiançailles) all. Halbweltschmerz (Halbwelt + Weltschmerz), Utiliteratur (utilitar(istisch) + Literatur), Nazionist (Nazi + Zionist), Schlachtbankier (Schlachtbank + Bankier), Radikalauer (radikal + Kalauer), Safarisiko (Safari + Risiko), Epigrammetsvogel (Epigramm + Grammetsvoge1), sexzentrisch (exzentrisch + Sex), Müllionärin (Millionärin + Müll), stammheimlich (klammheimlich + Stammheim) angl. crazyologist (craniologist + crazy), sexploitation (exploitation + sex), anecdotage (anecdote + dotage), kleptoroumania (kleptomania + Roumania), Ulsteria (hysteria + ulster), dianaphous (diaphanous + Diana), foolosopher (philosopher + fool) Deuxième type : avec troncation (affectant un seul ou les deux constituants). Quelques exemples : fr. grammaniaque (grammaire + maniaque), pleurire (pleurer + rire), bavardhurler (bavarder + hurler), pénétroversée (pénétrée + traversée), Grappignole (Grappin + carmagnole) ail. Tomoffel (Tomate + Kartoffel), Erdtoffel (Erdapfel + Kartoffel), Semantax (Semantik + Syntax), hintertückisch (hinterlistig + heimtückisch) , Demokratur (Demokratie + Diktatur), Eurovision (Europa+angl. television) angl. brunch (breakfast + lunch), popocrat (populist + democrat), demopublican (democratic + republican), galumphing (galop + triumphing), squireshop (squire + bishop), citrange (citrus + orange), donkophant (donkey + elephant), argufy (argue + signify), Fortran (formula + translation) Troisième type : avec segment hcmophone et troncation. Quelques exemples

26

26

Nous soulignons le segment (quasi-)homophone au sein des constituants.

:

25 fr. torcheculatif (torche-cul + spéculatif), mélancolisé (mélancolique + alcoolisé), télébrité (télévision + célébrité), franglais (français + anglais), floribond (florissant + moribond), consommastuce (consommation + astuce) all. Komplikatesse (Komplikation + Delikatesse), Stagflation (Stagnation + Inflation) angl. Psychedelphia (Philadelphia + psychedelic), scandicalous (scandalous + ridiculous), clandastical (clandestine + fantastical), pomato (potato + tomato), criticular (critical + particular), futilitarian (futil(ity) + utilitarian), beautilitarian (beauty + utilitarian), yidlish (yiddish + english), Chrislam (Christianism + Islam) Quatrième type : avec enchâssement. Pour ce type rare, nous ne disposons que des exemples attestés dans Ferdière 1964 : Amphirasoirtryon (Amphytrion + rasoir), ubiamourquité (ubiquité + amour), vivisalonsection (vivisection + salon), rajolivissant (ravissant + joli), encyclospiroupédie (encyclopédie + Spirou), quamotdrillage (quadrillage + mot), expojarrysition (exposition + Jarry) Cinquième type (marginal) : les mots dévalisés. Etant donné que cette configuration repose sur l'assimilation approximative d'un not usuel, C, à ses deux parties A et B, également usuels et résultant d'une scission fallacieuse de C, nous proposons d'appeler ces occurrences "mots dévalisés" : l'usurepassion (usure + passion = ? usurpation) la cons-sommation (cons + sommation = ? consommation) le mou-rire (mou + rire = ? mourir) Bar-Bus (bar + bus = ? Barbusse ; un bar à l'arrêt d'un bus, à l'extrémité de la rue Henri Barbusse) Bar-Bu (bar + bu = ? barbu) le corps-puce du texte (corps + puce = ? corpus) prendre un barbier turc (barbier + turc = ? barbiturique) (San Antonio) comment tu les emballes tes appas rances ? (appas, appâts + rances = ? apparences) (San Antonio) chromos-homme (chromos + homme = ? chromosome) (Prévert) une histoire ALB-ATROCE (Alb(ion) + atroce = ? albatros) (Canard Enchaîné) mord-bide (mord(re) + bide = ? morbide) (Siné) questionne-ère (questionne(r) + ère = ? questionnaire) (Prévert) DENK-BAR (denk- + Bar = ? denkbar ; titre d'une page de jeu dans un journal allemand) MAXIM'EYES (maxim- 4- eyes = ? maximize ; publicité pour une marque de maquillage pour les yeux) ART-gens (art + gens = ? argent) Ces mots dévalisés, si nous les considérons ccnme type marginal, c'est qu'ils s'apparentent par certains traits au mot-valise, tout en en différant par d'autres. La proximité se marque par deux aspects : 1)

Ces mots sont à analyser ccnme la réunion bizarre (ni composition, ni dérivation) de deux mots usuels.

2)

Le processus de réunion-scission se soutient également de 1'hcmophonie.

26

La différence se marque par trois aspects : 1) Le produit n'est pas un mot totalement nouveau, puisqu'il ressemble carme un frère jumeau à un mot usuel. 2) Le processus se fait non par imbrication, mais par concaténation de A et B. 3) La (quasi-)honophonie n'opère pas entre A et B, corme dans le cas du motvalise, mais entre la réunion de (A + B) d'une part et C d'autre part. 3.5.

Aspects sémantiques

Si l'on se fiait à l'énoncé éternellement répété de L. Carroll — "You see it's like a portmanteau — there are two meanings packed up into one word" — on tiendrait l'aspect sémantique pour déterminant dans la formation du mot-valise. Telle n'est pas notre position. Les propriétés formelles que nous avons repérées dans les paragraphes qui précèdent sont à nos yeux primordiales, et ce n'est pas un hasard si la typologie de mots-valises que nous venons de présenter se fonde exclusivement sur des critères non-sémantiques. Ceci étant précisé, il va de soi que la question sémantique se pose. Si nous devions préciser les rôles respectifs du formel et du sémantique pour le mot-valise, nous dirions que les paramètres formels fournissent les conditions de formation et que les paramètres sémantiques participent des conditions de succès. Sans trop anticiper sur l'exposé détaillé des questions sémantiques, on peut considérer ces dernières sous deux angles : 1) Existe-t-il dès le départ des relations sémantiques (par exemple synonymie, antonymie) entre les constituants de mots-valises ? 2) Corrment faut-il concevoir la construction du sens du mot-valise ? Concernant le premier point : l'existence d'une relation sémantique générale, préexistant à la fusion par laquelle deux mots deviennent mot-valise, est possible, mais nullement nécessaire. En reprenant le terme de "conditions de succès", on peut même dire que le mot-valise est d'autant plus réussi qu'il n'existe pas de telles relations au départ. Parmi les occurrences dont les constituants attestent néanmoins une relation sémantique, nous avons trouvé trois groupes : Relation de (quasi-)synonymie : fr. bistroquet (bistrot + troquet), abomiffreux (abominable + affreux), craspouilleux (crasseux + pouilleux), rachitif (rachitique + chétif), foultitude (foule + multitude), rajolivissant (ravissant + joli) ail. Gasthauf (Gasthof + Gasthaus) , iiberstaunt (ûberrascht + erstaunt) , Nortspalterei (Wortklauberei + Haarspalterei), unanbequem (unangenehm

27 + unbequem), klau (klug + schlau), Zut (Zorn + Wut) ; toutes ces occurrences sont des lapsus (signalés par Freud, Meringer/Mayer, Meringer). angl. needcessity (necessity + need), guesstimate (guess + estimate), vexasperate (vex + exasperate), begincement (beginning + commencement), swelegant (swell + elegant), boldacious (bold + audacious), promptual (ponctuai + prompt), fantabulous (fantastic + fabulous), attractivating (attractive + captivating), disastrophe (disaster + catastrophe).

Relation de (quasi-)antonymie : fr. pleurire (pleurer + rire), floribond (florissant + moribond) all. liebenswidrig (liebenswürdig + widrig), jein (ja + nein), Demokratur (Demokratie + Diktatur) angl. demopublican (democratic + republican), beautilitarian (beauty + utilitarian).

Relation de proximité par appartenance â une classe sémantique ccnmune : fr. s'étrangueuler (s'étrangler + gueuler), garaque (garage + baraque), élevache (élevage + vache) ; ces trois occurrences ont été produites par des enfants ; armnistice (armistice + amnistie) angl. Chrislam (Christianism + Islam), Oxbridge (Oxford + Cambridge), Churchvelt (Churchill + Roosevelt), brunch (breakfast + lunch), yellocution (yell + elocution), smokolotive (smoke + locomotive) ; les deux derniers cas proviennent de bouches d'enfants.

Concernant le deuxième angle de vue — caiment construire le sens du irotvalise ? — nous renvoyons pour l'argumentation à la Deuxième Partie de ce travail pour en extraire ici seulement deux points. 1) Nous proposons d'appeler la relation sémantique fondamentale du mot-valise : co-prédication. Celle-ci tient ccmpte du fait que le mot-valise, contrairement aux mots composés, n'implique pas d1emblée une relation sémantique hiérarchisée, mais renvoie à un X dont il faut à la fois prédiquer A et B (et éventuellement C, D, E...). Ainsi merdessein renvoie-t-il à un X qui est à la fois médecin} merde, dessein, sain et sein. C'est dans cette re-

lation singulière que réside la base sémantique générale du mot-valise. 2) A cette relation de base peut se superposer une relation sémantique contextuelle compatible, quant à elle, avec le principe hiérarchique. Ainsi, quand on sait que merdessein figure dans la lettre adressée par une malade mentale à son médecin ("Cher merdessein. Est-ce que j'ai une tu meurs ?", lettre citée par Fernandez-Zoïla 1979:36), on peut poser que médecin est le terme sémantique de base qui est en relation de détermination avec les autres constituants : "c'est le médecin qui connaît ma merde, à l'égard de qui j'ai certains desseins3 qui sait si je suis sainte) ou si j'ai une tumeur aux seins".

28

Dans d'autres cas, on trouvera des relations sémantiques de cause, d'origine, de comparaison, etc. 3.6.

Mot-valise et condensation freudienne

On ne peut plus guère parler aujourd'hui de mots-valises sans évoquer le phénomène de la condensation ("Verdichtung") que Freud (1900; 1961) a pointé cctnme l'un des processus moteurs du travail du rêve : "Die Tatsache aber, daß die Traumbildung auf einer Verdichtung beruht, steht unerschütterlich fest." (ibid.:237)

Dans un passage saisissant de quelques récits de rêve — dont ceux qui comportent les mots-valises Maistollmütz, erzef-Llisoh et Autodidasker —, Freud établit en effet un lien étroit entre la condensation et ces "Mischwortbildungen" : "Am greifbarsten wird die Verdichtungsarbeit des Traums, wenn sie Worte und Namen zu ihren Objekten gewählt hat. (...) Komische und seltsame Wortschöpfungen sind das Ergebnis solcher Träume." (ibid.;248) "Die Analyse unsinniger Wortbildungen im Traume ist besonders dazu geeignet, die Verdichtungsleistung der Traumarbeit aufzuzeigen." (ibid.:254)

On sait que Freud a ensuite, dans son travail sur le "Witz" (1905;1958) — qui s'inaugure précisément par un mot-valise, et mieux, par le famillionär de Heine ! —, étendu cette relation entre travail du rêve et condensation, à la technique du "Witz" : "(...) als ein Stück dieser Traumarbeit habe ich einen Verdichtungsvorgang beschrieben, der mit dem der Witztechnik die größte Ähnlichkeit zeigt (...)."

(ibid. .-23)

Il n'est donc nullement étonnant que de nombreuses études sur le mot-valise se réfèrent d'une manière ou d'une autre à Freud. Dans son ouvrage consacré aux jeux de mots de Karl Kraus, Wagenknecht (1965) prend pour titre du chapitre sur les mots-valises le terme même de Freud : "Verdichtung mit Mischwortbilung". Ferdière, à son tour, rappelle dès 1948 les mots-valises cités par Freud dans la Traumdeutung. J. Paris écrit, dès 1957, dans sa monographie sur Joyce : "Livre du songe, Finnegans Wake emprunte sa technique au phénomène freudien de la condensation". Enfin, Moncelet (1978) évoque "le rapport de certains mots composites avec 1'inconscient". Ces références ne peuvent être gratuites. Elles impliquent notamment la question de savoir si le mot-valise est cctnme la condensation dans le travail du rêve ou si, au contraire, le mot-valise est identique en tous points à la condensation freudienne. Dans ce dernier cas, il en découlerait logiquement que

29

tout mot-valise est une production de l'inconscient. Cette position semble être prise par exemple par Martin (1976), dont l'étude des mots-valises de Joyce dans Finnegans Wake est précisément intitulée "La Condensation". D'autres auteurs, sensibles au fait qu'il paraît difficile de considérer tous les mots-valises catime productions directes de l'inconscient, orientent la réflexion dans un sens différent : "Le mot-valise simule le lapsus, il ne relève de l'inconscient que par une ressemblance qu'il s'applique à nier aussitôt en en tirant profit, et si l'on veut le rendre à sa problématique véritable, toute réflexion doit en dépasser l'analogie, causale ou non, pour se tenir au champ même où il s'exerce: la linguistique." (Paris 1972:145)

En effet, au lieu de partir, pour analyser le mot-valise, de la condensation du rêve carme donnée première par rapport à laquelle il conviendrait de situer le phénctnène du mot-valise, ne faudrait-il pas plutôt renverser cette relation ? Le mot-valise, quel qu'il soit, quelles que soient ses conditions de production, est en effet une réalisation matérielle de la condensation, entendue cette fois-ci au sens littéral : des séquences phoniques, au lieu d'apparaître par concaténation, se superposent mutuellanent sous la forme du segment homophone. N'est-ce pas à partir de cette donnée existant dans l'activité langagière, n'est-ce pas parce que la condensation existe matériellement dans le langage, n'est-ce pas parce qu'il y a de la langue que les processus inconscients, dont la condensation dans le travail du rêve, sont possibles ? — Dans cette perspective, toute question ou spéculation concernant le processus inconscient ou non de la production du mot-valise perd de son intérêt, la question primordiale étant : quelle(s) manipulation(s) de la langue faut-il supposer pour que se réalise matériellement la condensation du mot-valise ? 3.7.

Varia

Nous mentionnerons ici sous forme de questions ou d'hypothèses quelques aspects du mot-valise que nous ne pourrons développer dans le cadre de ce travail. 3.7.1.

Réussite/échec

Tout lecteur ou auditeur de mots-valises a en général une intuition spontanée sur la qualité du mot lu ou entendu. Mais sur quoi ce jugement intuitif se fonde-t-il ? Cannent peut-on dire que tel mot-valise est "bon", "mauvais", "intéressant", "banal", etc. ? Il faut probablement imaginer qu'il existe des paramètres de type différent et qui jouent plus ou moins en même temps.

30 Un de ces paramètres est sans doute lié aux données formelles. Pour qu'un mot-valise produise de l'effet, il faut en premier lieu qu'il soit identifiable comme tel. Il est d'autant plus facile à identifier, c'est-à-dire à analyser en constituants, que les manipulations formelles à l'oeuvre dans le processus d'imbrication ne sont ni trop pauvres, ni trop riches. Citons quelques cas de marquages "trop pauvres" : — segment homophone réduit à un seul phonème comme dans le cas de dramassassin (drama + assassin) : la proximité de la pure concaténation nuit sans nul doute à l'effet "valise". — ambiguïté structurale : Bilanzknecht, au lieu de fonctionner comme une fusion de Bilanz + Landsknecht, pourrait être lu comme un composé régulier : Bilanz + Knecht. —mots-valises issus de l'imbrication de deux constituants courts (monosyllabes ou parfois même un monosyllabe + un bisyllabe) ; l'altération est telle que la partie non altérée est trop réduite pour laisser deviner les constituants : ziaux (yeux + eaux), Quonne (Quai + Wonne), klau (klug + schlau) ; ici, les constituants sont restitués uniquement grâce au contexte !

Parallèlement, une surcharge de manipulations formelles, quand elle n'est pas "compensée" par d'autres paramètres, nuit à son tour au décodage immédiat du mot-valise et, partant, risque de nuire à sa réussite : — trop d'altérations phoniques comme par exemple dans Diarrhetikus, où l'on a du mal à retrouver Theoretikus (mais c'est le contexte qui lève la difficulté) — trop de dissémination du matériau phonique, comme dans slithy, issu de slimy et lithe (mais c'est Carroll lui-même qui indique les constituants)

A côté des données formelles, les données sémantiques constituent de toute évidence ion critère de choix pour le jugement porté sur la qualité d'un motvalise. On aura beau construire des mots-valises répondant strictement aux conditions formelles exigées, le mot-valise ne sera apprécié qu'à condition d'ajouter aux règles formelles satisfaites une sorte de choc sémantique provoqué par la rencontre inattendue de deux unités qui n'entretiennent entre elles aucune relation sémantique "naturelle". 3.7.2. Mot-valise et types de langues Etant donné les propriétés formelles du mot-valise, une question passionnante se pose : existe-t-il des langues qui, en fonction de leur structure propre, se prêtent plus ou moins bien à la production des mots-valises ? Ou encore : existe-t-il des types de langues dont la structure interne permet de prédire avec quelque vraisemblance qu'on y trouvera plus difficilement des mots-valises que dans d'autres ?

31 Nous avancerons simplement quelques réflexions et hypothèses que des spécialistes d'autres langues pourraient examiner et mettre à l'épreuve. Concernant le segment homophone, on sait que beaucoup de mots-valises jouent sur des quasi-identités vocaliques. Or il existe des langues, par exemple l'arabe classique, qui ne possèdent que deux ou trois voyelles. A partir de cette pauvreté vocalique, il est permis d'imaginer que les latitudes de jeux impliquant les voyelles sont restreintes et, partant, qu'un certain type de mots-valises y est plus rare. Un argument similaire pourrait s'employer pour des langues qui certes ont un système vocalique développé e t riche, mais dont toute la morphologie se fonde sur des alternances vocaliques (donc sans recours à 1 1 affixation). Dans ce cas, certains mots-valises seraient impossibles, car toutes les oppositions vocaliques pourraient être investies déjà carme alternances vocaliques assurant le système morphologique. Par ailleurs, nous avons dit qu'il était difficile de faire des motsvalises "réussis" à partir de deux monosyllabes. Or, cannent imaginer des motsvalises dans des langues qui, tel le chinois, fonctionnent essentiellement à partir de monosyllabes ? A ces questions, on peut ajouter un paramètre d'une tout autre nature : la plupart des mots-valises attestés sont des réalisations écrites, à tel point que certains d'entre eux ne seraient même pas identifiables à l'oral. Cette implication forte du code écrit soulève des questions ccrrme par exemple : — Qu'en est-il des langues à tradition orale ? Existe-t-il des mots-valises attestés ? — Qu'en est-il des langues qui, ccmme l'hébreu ancien, ne notent que les consonnes ? Canment saurait-on "lire" qu'il ne s'agit pas de la voyelle habituelle dans tel contexte, mais d'une autre, issue de la fusion de deux mots ? — Qu'en est-il des langues ccnime le chinois dont le code écrit n'est pas l'image d'une séquence phonique ? Comment une séquence idéographique pourraitelle représenter ces jeux canplexes sur l'hcmaphonie qui s'opèrent dans le motvalise ? 3.7.3.

Mat-valise et Histoire

"Peut-on dater ce phénomène particulier de néologie ?" se demande Moncelet (1978:54) à propos du mot-valise. E t nous préciserons cette question ccmme suit :

32

Existe-t-il des mots-valises à toutes les époques ? Et dans la négative : existe-t-il une interrelation entre la production (autre que isolée) de mots-valises et l'histoire (sociale, littéraire, culturelle) ? Ou encore : certains contextes idéologiques privilégient-ils la production de motsvalises ? Abstraction faite des mots-valises attestés caime lapsus ou fragments de rêve — l'inconscient n'a pas d'histoire ! —, une telle interrelation semble pouvoir être posée. Mais elle ouvre un vaste champ de questions que nous ne pourrons examiner ici. Ainsi, par exemple : — Cannent expliquer la véritable inflation de mots-valises que connaît le monde contemporain (du moins dans les idioties pris en considération dans ce travail) ? Que signifie ce fait pour le rapport de l'hcrtme "moderne" à la langue ? — A l'autre bout de la chaîne : Aristophane, qui semble avoir fait des mots27

valises , en a-t-il fait suffisanment pour qu'on puisse se risquer à en proposer une interprétation spécifique ? — Outre chez Rabelais, connu pour ses mots-monstres, ne pourrait-on raisonnablement s'attendre à trouver des mots-valises chez les Grands Rhétoriqueurs, chez certains poètes baroques allemands (par exemple chez Fischart) ? — Un examen détaillé confirniera-t-il notre impression selon laquelle l'âge classique allemand et français ne produit pas de mots-valises ? — Sait-on assez que V. Khlebnikov, tout au début du XXe siècle, a produit beaucoup de mots-valises ? Qu'en est-il par ailleurs des formalistes russes ? Si l'on pouvait ainsi établir, du moins pour une région culturelle donnée, des temps forts et des moments creux du mot-valise, il serait effectivement du plus grand intérêt de confronter ces résultats chaque fois avec l'ensemble des pratiques sociales correspondantes. Mais quelle que soit l'époque, ce qui semble chaque fois impliqué à la fois par rapport à la langue et par rapport au social, c'est une certaine disposition à "mettre en crise", à subvertir des règles et des lois. En ce sens, une investigation poussée plus loin dans la direction esquissée ici concerne non seulement la linguistique, mais aussi la sociologie et l'histoire des idéologies.

27

Ainsi dans la pièce Les Guêpes, le nom propre Bdelycleon se trouve-t-il transformé en Bdemologocleon, issu sans nul doute de la fusion du nom initial avec demos et logos.

33 4. Les mots-valises de Heine 4.1.

Pourquoi Heine ?

Après avoir ainsi esquissé un survol général duroot-valise,nous allons changer de terrain pour reprendre la "matière première" de cette recherche : les motsvalises de Heine. C'est en effet d'eux qu'est né notre intérêt pour ces formes bizarres, c'est à partir d'eux que nous avons pu établir progressivsrient les propriétés du mot-valise. Or, pourquoi Heine ? Objectivement, il est difficile de trouver des auteurs littéraires du XIXe siècle aussi prodigues en mots-valises que Heine. Et c'est sans doute cette présence massive qui a d'abord, dans notre pratique déjà ancienne des textes de Heine, suscité notre attention. Mais c'est aussi un certain type de "commerce" avec la langue de Heine qui a motivé notre choix du mot-valise : ccmme dans certaines de nos recherches antérieures — par exemple celles concernant le jeu sur la coordination (1977) ou sur le discours biblique (1978) —, le mot-valise nous a attirée au premier chef en ce qu'il représente une forme précise du jeu sur la langue. On pourrait donc presque dire que c'est notre intérêt pour la langue de Heine qui nous a fait aboutir au mot-valise, et non l'inverse. De fait, la question de la causalité est plus complexe : ce qui nous "interpelle" dans la langue de Heine est toujours en même temps une interrogation sur la langue en général. En ce sens les textes de Heine fonctionnent pour nous ccmme une sorte de prétexte. Pré-texte en effet, et de poids : en ce qui concerne les mots-valises de Heine, nous avons eu très vite l'intuition que le paramètre du jeu formel, vérifiable ccnime tel en fait sur n1 importe quel corpus de mots-valises, se combinait de façon singulière avec le paramètre de la fonction politique assignée à ces mots. Carme s'il fallait cette forme, à la limite du linguistiquement possible, pour natmer quelque chose d'un impensé : l'indicible, dans les deux sens du terme, formellement et idéologiquement. C'est cette dimension de 1'indicible qui, dès le départ, nous a laissée littéralement interdite à la lecture de ces mots bizarres de Heine. C'est elle qui est à l'origine de notre curiosité. 4.2.

Bilan bibliographique

En parlant ici des mots-valises de Heine, nous ne partons pas réellement vers la découverte d'une terra incognito.. Tout lecteur, même amateur, de Heine prend plaisir à ces jeux de mots. Et quiconque, de nos jours, prête une oreille , même distraite, au discours de la psychanalyse connaît la place que Freud (1905)

34

leur accorde dans son étude sur le "Witz" qui, rappelons-le, s'inaugure par le célèbre famillionäv. D'une certaine façon, nous partons donc d'une évidence, au sens précis où le matériau dont nous allons traiter est visible, voire "saute aux yeux". A partir de cette évidence déjà ancienne, on pourrait s'attendre à trouver un certain nombre d'études consacrées à un sujet aussi "alléchant". Paradoxalsnent, il n'en est rien. Plus d'un siècle de recherches heinéennes sans qu'il existe la moindre étude sur ces mots mixtes qu'on appelle aujourd'hui mots-valises. Certes, les corrmentaires de Freud sont là, seulement ses propos visent à élucider des processus inconscients, et non les fonctionnements de la langue. Parmi les études strictement heinéennes, il faut pratiquement remonter à l'ouvrage de Eckertz, Reine und sein Witz (1908), pour trouver sous le terme de "Mischwort" — emprunté à Freud (1905), cité dans une note en bas de page — mention de dix-sept occurrences de mots-valises. Plus récemment, en 1977, l'article de Wülfing sur "Skandalöser Witz" y fait également allusion sous les termes de "Kontamination" et "Paroncmasie" ; il propose même, sous le non de "scandale sémantique", une direction intéressante en vue de l'interprétation des mots-valises de Heine ; mais là cctime ailleurs, toute analyse de la forme de ces mots est absente. Cette absence est encore plus flagrante dans l'étude de Sznycer (1981) sur "le mot d'esprit de Heine" : le terme "mot d'esprit" est explicitement atrprunté à Freud, mais aucune des "Mischwortbildungen" de Heine n'est mentionnée. Même bilan négatif pour l'article de Kesten (1963), intitulé "Heinrich Heine. Der Witz im Exil". Donc, rien ne porte directement sur le mot-valise ; rien non plus dans le contexte du "Witz" de Heine. — Et la série abondante de travaux consacrés à des phénomènes ludiques catroe l'ironie, la satire, l'humour ou la parodie ? Citons, à titre d'exemple, les études de Brokerhoff (1964) et Hinck (1973) sur l'ironie ou de Brumrrack (1967) sur la satire : toutes sont plus des analyses de contenu que de formes ; toutes en restent à des catégories aussi vagues que par exemple "Diskrepanz zwischen Gesagtem und Gemeinten", "Diskordanz von Sagen und Tun", "frivoles Vokabular", "grelle Paarung der Gegensätze", "Stil als Kampf zwischen Theorie und Praxis" ; aucune ne mentionne le phéncmène du motvalise . 4.3.

Constitution du corpus 28

Le corpus de soixante-deux mots-valises que nous soumettrons à analyse 28

s'est

Pour en avoir une première impression, il suffit de se reporter à l'Annexe I, qui les reproduit dans leur contexte respectif.

35 29

constitué d'abord tout à fait au hasard de nos lectures heineennes

. Mais

même après des relectures systématiques, nous ne prétendons nullement à l'exhaustivité. Car l'identification d'un mot-valise est en réalité un processus fort complexe. S'il est vrai qu'on ne peut guère parler de mot-valise avant d'avoir trouvé, du moins hypothétiquement, les constituants respectifs, on ne sait pas pour autant par quel ensemble d'indices on est amené à chercher, derrière telle séquence quelque peu bizarre, précisément un mot-valise. Certes, les mots-valises ont souvent une "physionomie" particulière, qui interdit la confusion avec des dérivés ou des composés. Ainsi, si famillionàr, en fonction du suffixe -dp, était lu ccmme dérivé, il faudrait qu'il existe une base famillion- ; or celle-ci n'existe pas. De même, analyser par exemple Mi-llionarr canne un composé est quasiment impossible : mise à part l'absence du deuxième "n" (Million-Narr), la forme Millionennarr serait bien plus adéquate. Seulement, une telle identification spontanée des mots-valises n'est pas toujours évidente. Car il en existe qui, carme Primadonna, ont par ailleurs une existence de mot usuel dans le fonds lexical ccnmun. Il en existe d'autres qui, ccnme Horneriden ou Hugoist, ont tous les aspects d'une dérivation régulière. Enfin, vu la grande disposition de l'allemand à former des composés, ces mots ressemblent parfois comme des frères jumeaux à des composés possibles : ainsi par exemple Musenwitwensitz, Geisterkônigskrone, branntweinberausaht. Nous pouvons même avouer que nous nous sarmes laissé prendre à ce piège : Moekturteltau.be nous avait d'abord paru être un composé de Taube, et c'est seulement lors d'une relecture que nous y avons vu le mot-valise issu de la fusion de angl. Moaktuvtle et de Tiœteltaube. Nous reviendrons plus loin sur ces problèmes d'identification. Ce bref aperçu suffira pour montrer que 1'exhaustivité du corpus est de toute façon un objectif difficile à atteindre. D'autre part, 1'exhaustivité n'a guère d'autre intérêt que documentaire. Ce qui nous importe ici, c'est de pouvoir affirmer que Heine a produit un nombre suffisairment impressionnant de motsvalises pour que le phénomène mérite d'être étudié. Notons que ces soixante-deux mots-valises ont les appartenances catégorielles suivantes : 45 N, 17 AEXJ/ADV, pas de V. Mais cette répartition n'a rien de singulier, elle suit les proportions constatées dans d'autres corpus (cf. Pound 1914).

29

A une exception près, nous n'avons pas pris en considération la correspondance. Trois occurrences, absentes du texte imprimé, proviennent des manuscrits. Pour la production écrite du mot-valise de Heine, cf. Grésillon 1984.

36

Il y a cependant deux propriétés remarquables dès le départ : 1) Toutes ces occurrences font partie de ce que nous avons défini plus haut corme type 1 du mot-valise : tous sont des mots-valises avec segment hcinophone. Autranent dit, les types "troncation", "enchâssement" et même la combinaison "troncation avec segment homophone" ne sont pas attestés. Ce fait n'est pas négligeable, car le type avec segment homophone est sans nul doute la réalisation la plus "pure", la plus classique du mot-valise. 2) Le segment hcmophone dans les motsvalises de Heine n'est jamais réduit à un seul phonème et rarement à un simple "splinter" ; au contraire, les cas abondent où ce segment hcmophone est équivalent à une unité lexicale (Katzenjammertal, Relegationsràte, Turngemeinplaize, Sommernachtshoohzeitstraum3 Kanonendonnergott3 etc.). Cet aspect formel garantit d'emblée une certaine lisibilité. De ces spécificités du corpus se dégage une hypothèse intéressante qui touche à la fonction que Heine assignait à ces mots bizarres : malgré les multiples manipulations formelles qu'ils subissent, ces mots doivent rester aussi "naturels" que possible. Leur mission sera accomplie quand les mots-valises auront frappé leur public par cet indicible qu'ils sont chargés de notmer. Dans ce qui suit nous avons choisi de présenter d'abord une analyse des formes du mot-valise heinéen, car c'est l'aspect à nos yeux central et néanmoins toujours occulté du mot-valise. Nous traiterons ensuite du problème de la reconnaissance du mot-valise, qui implique en premier lieu l'identification des constituants. Suit alors une partie consacrée à la construction du sens au sein du mot-valise, qui nous conduira également à cerner un aspect spécifique du mot-valise de Heine : sa fonction politique. Si 1'"Ouverture" qu'on vient de lire devait familiariser le lecteur avec les aspects généraux visibles du mot-valise, l'étude détaillée d'un corpus restreint, en l'occurrence heinéen, vise à isoler les rapports sous-jacents que le mot-valise entretient avec les régularités de la langue, entendue comme objet de la linguistique. C'est dans ce jeu dialectique du général et du particulier que s'inscrit l'ensemble de nos réflexions et analyses.

PREMIERE PARTIE : ANALYSE FORMELLE DES MOTS-VALISES DE HEINE "Prenez un mot de la langue. Choisissezle de préférence assez long, oubliez le sens, pour ne vous attacher qu'à sa physionomie. Lentement, patiemment (ceci est un jeu dominical), dévisagez votre vocable. Si la chance vous sourit, un mot surgira dans votre esprit qui présente avec le premier quelque trait de ressemblance. Alors commence l'opération délicate : il faut que ces deux termes fusionnent ; vous devez les croiser afin que naisse de cette union un petit bâtard bizarre (puisqu'il ne se rencontre dans aucun dictionnaire vivant) et familier (puisqu'on reconnaît en lui la présence des deux mots d'origine). Il est des hybridations impossibles, mais, au cas où vous réussiriez, ditesvous bien, gros balaise, que votre beau malaise a fait un mot-valise." Alain Finkielkraut

Ce petit mode d'emploi, s'il ne dit pas tout, souligne la propriété principale de tous les mots-valises de Heine (et de tous ceux qui relèvent, carme eux, du type 1) : la fusion de deux mots existants, opérée par la mise en facteur ccmmun de deux segments hanophones. Au début, il y a donc le signifiant, la matérialité1 de la langue, en dehors de toute considération sémantique. Ou disons plutôt : 1'horoophonie est la condition sine qua non, la donnée incontournable de la formation du mot-valise. Ce qui ne veut pas dire que le sens n'intervienne pas dans l'affaire, ni même qu'au plan psychologique de la production, l'association sémantique soit nécessairement postérieure à la trouvaille de la séquence hcroophone comnune à deux mots existants. Qu'on ne s'étonne pas de ce choix appareirment arbitraire qui nous fait considérer séparément l'aspect formel et l'aspect sémantique des mots-valises et où nous nous attachons d'abord 2

à l'analyse formelle

: ce choix trouve sa justification dans le fait que le

mot-valise de Heine se fonde prioritairement sur l'existence de ce segment hanophone qui relève du signifiant. Il découle également de ce choix que toute cette première partie ne prend aucun parti par rapport à la production réelle 1

Nous prenons donc le parti de concevoir le signifiant dans sa matérialité, et non, comme le suggérait Saussure, dans son "caractère psychique".

2

Une fois pour toutes : analyse formelle n'a ici rien à voir avec un quelconque projet de formalisation, mais est équivalent à analyse des formes.

38

des mots-valises, ni par rapport à leur décodage. Sera seul adopté le point de vue de la description des formes. C'est cette donnée matérielle, "physioncmique", ccrme dit Finkielkraut, qui nous occupera dans cette partie. Au regard des produits, il s'agira d'examiner à quel point de la chaîne s'opère la fusion et au prix de quelles irrégularités cette fusion se réalise. Or, soumettre ainsi les mots-valises à une dissection veut dire aussi opérer au scalpel, dé-faire toutes les articulations, dérronter tous les mécanismes qui ont participé de leur construction, mettre à nu les "tours-de-main" et même les "faux et usages de faux" qui ont produit ces petits monstres. Et ceci implique un réel problème de procédure. Car l'analyse des mots-valises, quoiqu'ils soient chez Heine identifiables en général au premier regard, pose en réalité un "tas" de questions linguistiques, et c'est délibérément que nous disons "un tas" : pour indiquer la quantité de problèmes, mais aussi leur inorganisation interne. D'où la question pour nous maintenant : comment nous y prendre, quel système d'analyse choisir ? Deux voies paraissent possibles. La première consiste à disséquer une à une toutes les occurrences de notre corpus. Mais elle comporte le risque que, face à l'extrême complexité des phénomènes à l'oeuvre dans chaque réalisation de mot-valise, on aboutisse à autant de cas d'espèce que de cas relevés et que nulle part n'apparaisse l'ensemble, la synthèse des opérations impliquées. La deuxième voie est diamétralement opposée à la première. Elle cherche à cerner un à un tous les mécanismes qui peuvent être impliqués dans la construction d'un mot-valise et à discuter séparément les paramètres dont pourtant seul le cumul fait saisir la réalité de ces produits bizarres. C'est cette deuxième voie que nous avons choisie. Mais nous ne l'emprunterons pas sans donner un avertissement de taille : cette mise à plat des paramètres, conduite parallèlement avec la discussion d'exemples, risque de créer une illusion de simplicité, de transparence et d'évidence. Car chaque fois, l'exemple apparaît à la lumière d'un seul de ces mécanismes constitutifs, ce qui revient à un pur artefact. Le lecteur de toutes ces analyses est donc prié d'emmagasiner, de mettre en mémoire et d'enfermer dans une sorte de boîte noire, la série des mécanismes possibles, en sachant que seul le jeu de leur ccmbinatoire le fera accéder à ce sésame follement, merveilleusement compliqué des mots-valises.

39 1. Analyses topographiques de l'imbrication Soit un mot-valise MV. Soit, hypothétiquement"^, deux unités lexicales de départ, A et B, telles que A note, par convention, celle des deux unités qui est le plus longuement représentée sur la chaîne du MV à partir de l'initiale. Ainsi : MVj = Katzenjammertal ; A^ = Katzenjammer ; B^ = Jammertal MV2 = Urübelvolk ; A2 = Urübel ; B 2 = Urvolk MV^ = Turngemeinplatz ; A^ = Turnplatz ; B^ = Gemeinplatz MV^ = Antipodex ; A^ = Antipode ; B^ = Podex Soit la chaîne phonique corrmune à A et B. Ainsi : X^ = Janmer ; X^ = Ur- ; X 3 = Platz ; X 4 = Pode-. C'est sous l'effet de X que A sera segmenté en a^, a^, a 3 • • • a^, et B en b^, b2, b^... b^. Il existe donc un a. (i variant de 1 à n) et un b^ (j variant de 1 à m) tel que a^ = b^ = X. Ainsi le MV éléphantôme (emprunté à Finkielkraut 1981) est-il formé à partir de A = éléphant et B = fantôme. Le segment homophone ccmmun à A et B étant /fà/, A se trouve segmenté en : a x = /ele/ ; & 2 = /fà/ et B en : b^ = /fà/ ; b 2 = /tom/, si bien que X = a 2 = b^. La nouvelle suite résultant de la fusion est donc a

l

X

V

1.1.

Lieux d'imbrication

Concernant le lieu où se situe le segment homophone sur la séquence du motvalise, les occurrences heinéennes se répartissent selon les quatre classes que nous avons présentées plus haut (cf. "Ouverture", 3.2.1.). A chaque classe correspond un schéma retraçant la suite des segments de A et B. 1) A et B possèdent respectivement une partie commune, X, et une partie noncanmune. X occupe l'une des trois positions suivantes : — médiane : c'est le cas décrit ci-dessus pour éléphantôme, qui suit le schéma a

!

3

x

V

Nous partons en effet de l'hypothèse que l'on reconnaît un mot-valise comme tel à condition d'y identifier "spontanément" les constituants impliqués .

40 Exemples

4

:

Katzenjammertal (Katzenjammer + Jammertal), Weltbühnendichter (Weltbühne + Bühnendichter), heuschrecklich (Heuschrecke + schrecklich), Relegationsrat (Relegation + Legationsrat), erbeigentümlich (Erbeigentum + eigentümlich), konfiszierlich (konfiszier- + zierlich) , Mockturteltaube (angl. mockturtle + Turteltaube), Rauchfleischlichkeiten (Rauchfleisch + Fleischlichkeiten), Kindbettzimmerstille (Kindbettzimmer + Zimmerstille), angestammelt (angestammt + stammelt), Venus Urinia (Venus Urania + Urin), Ukasuist (Ukas + Kasuist), Justemillionär (Juste-milieu + Millionär), revolutionärrisch (revolutionär + närrisch), branntweinberauscht (Branntwein + weinberauscht), Geisterkönigskrone (Geisterkönig + Königskrone), ghaselig (Ghasel + selig), Großmuttersprache (Großmutter + Muttersprache), Hirsebreiheit (Hirsebrei + Freiheit), Kanonendonnergott (Kanonendonner + Donnergott), Katzenjammergeheul (Katzenjammer + Jammergeheul), Waisenkinder des Ruhms (Waisenkinder + Kinder des Ruhms)^ N.B. Notons le statut particulier de Verhofräterei, qui ne suit pas le schéma a^ X b . Issu de la fusion de Verräterei (ver = a^, rät- = a^, -erei = a^) et Hofrat (Hof = b^, Rat = b^), il suit le schéma a^ b^ X a^. — initiale, dont n'existe qu'un seul exemple ; schéma : X a2 Urübelvolk (Urübel + Urvolk) — finale ; schéma a^ b^ X Musenwitwensitz (Musensitz + Witwensitz), Turngemeinplätze (Turnplätze + Gemeinplätze), Wahlfleckenverwandtschaft (Wahlverwandtschaft + Fleckenverwandtschaft) , spottwohlfeiler Preis (Spottpreis + wohlfeiler Preis)^, Sommernachtshochzeitstraum (Sommernachtstraum + Hochzeitstraum), Dichtermärtyrtum (Dichtertum + Märtyrtum) 2)

Type "contenu dans" ; A est un constituant long qui englobe totalement la

séquence quasi-hcroophone de B ; X occupe de nouveau l'une des trois positions : — médiane ; schéma a^ X a^ einsaitig (einseitig + Saite), erschiedlich (ersprießlich + schieß-) — initiale ; schéma : X a^ affenteuerlich (abenteuerlich + Äffen), Bourreaukratie (Bürokratie + Bourreau) , Diarrhetikus (Theoretikus + Diarrhöe), Guizotine (Guillotine + Guizot), Homeriden (Hämorrhoiden + Homer), Hugoist (Egoist + Hugo), Kamehleon (Chamäleon + Kamel), maulhängkolisch (melancholisch + Maulhäng(er)), Stiefvaterländchen (Stiefvaterländchen + Stiefvater), wackelmütig (wankelmütig + wackel-), zebräisch (hebräisch + Zebra)

4

Ne s'agissant ici que de l'analyse des formes et non du sens, nous renonçons à toute traduction.

5

Notons qu'il s'agit en fait d'un syntagme-valise (cf. "Coda").

41 — finale ; schéma : a^ X Antipodex (Antipode + Podex), aristokrätzig (aristokratisch + krätzig), Doktrinärrin (Doktrinär + Närrin), Dummerjahn (Dummerian + (Turnvater) Jahn), Emanzimatrice (Emanzipatrice + Matrice), Hofmarschalk (Hofmarschall + Schalk), Melancholik (Melancholie + Kolik), Millionarr (Millionär + Narr), Pensionärrin (Pensionärin + Närrin), Philantropf (Philantrop + Tropf), Philozopf (Philosoph + Zopf), Primadonna (Primadonna + Madonna), Rotköpfchen (Rotkäppchen + Rotköpfchen), Somnambulericht (Somnambuler + Buhle + -ericht), Sterbeküssen (Sterbekissen + Küsse), Wünschelhütchen (Wünschelrütchen + Hütchen)^ 3)

Type "recouvrement" ; schéma : X = A = B pDrastisch

4)

(päderastisch + drastisch), rattenkahl

(rattenkahl + radikal)

Type "éclaté" ; présence de deux segments homophones, X^ et X 2 Un seul exsnple : famillionär

(familiär + Millionär)

X.^ = /mlli/ ; X 2 = /e:r/ ; schéma : a 1 X^ fc>2 X 2 Nous avons tenu à présenter ici l'ensonble des occurrences afin de familiariser le lecteur avec les données du corpus. 1.2.

Ordre et continuité des segments

Face à ces mots-valises, on peut se demander cannent les segments respectifs de A et B s'organisent et se succèdent. Conservent-ils nécessairement leur continuité ? L'ordre d'arrivée des segments a, a ou b. b est-il 3 1 n i m ou non aléatoire ? — Nous appellerons "ordre interne" l'ordre que ces segments ont au sein de l'unité de départ. L'analyse des occurrences révèle que tout 7 mot-valise conserve l'ordre interne des segments respectif s de ses constituants .

6

Nous reviendrons plus loin sur —certains mots-valises, comme —certains mots-valises, comme raient également s'analyser en

le fait que : Primadonna, sont aussi des lexèmes usuels ; Stiefvaterlândchen ou Rotkôpfchen, pourcomposés ad hoc ou occasionnels.

7

Le problème de l'ordre des segments respectifs est posé de façon plaisante dans'un petit poème, paru dans Das Sprachbastelbuch (1977). Même s'il s'agit de l'agglutination et non du mot-valise, la question de l'ordre des segments se pose de la même manière : Das Kakadugnu Einst liebte Herr Gnu Frau Kakadu Dem Kind, das sie bekamen gaben sie den Namen : Kakadugnu.

War es ein Kakadugnu ? War's nicht ein Gnukakadu ? Oder ein Kakagnudu ? Ein Kadukagnu ? Dukakagnu ? Gukakadnu ?

42

1.2.1. L'ordre interne segmental des constituants a) La configuration oü la conservation de l'ordre des segments est la plus évidente est celle du mot-valise type 1-médian. Ainsi dans Katzenjammertal où, à condition d'avoir isolé /jamar/ comme segment cotnrun, on reconnaît aisément que les segments respectifs dè Katzenjammer et de Jammertal sont conservés dans leur ordre normal. C'est d'ailleurs en même temps la configuration la plus attestée du mot-valise en allemand. Vu l'enchaînement des constituants, opéré certes par imbrication, on peut se demander s'il n'y a pas dans cette Q

structure la mémoire de la loi de la composition en allemand . Notons que la prédilection pour le type médian reliant, ccrme dans Katzenjammertal, deux composés est attestée également chez d'autres auteurs que Heine ; chez Jean Paul : Goldsahaumsahlägerei (Goldschaum + Schaumschlägerei), Himmelsbrotstudium (Hinmelsbrot + Brotstudium), Unrechtschreibung (Unrecht + Rechtschreibung) ; chez C. Brentano : Himmelschlüsselbein (Hinmelschlüssel + Schlüsselbein), Versahwindsuoht (verschwind- + Schwindsucht) ; chez Karl Kraus s Halbweltsohmerz (Halbwelt + Weltschmerz), Unterleibeigensehaft (Unterleib + Leibeigenschaft), Hakenkreuzottern (Hakenkreuz + Kreuzottern), M-ißtonleiter (Mißton + Tonleiter). Mais le type médian est également le plus fréquent lorsque A et B ne sont pas des composés ; ainsi chez Heine : einsaitig (einseitig + Saite), erschießlich (ersprießlich + schieß-), ghaselig (Ghasel + selig) , konfiszierlich (konfiszier- + zierlich) , Aerius Urinia (Venus Urania + Urin).

Par ailleurs, des occurrences non heinéennes viennent confirmer que la position médiane de X est le type privilégié du mot-valise en dehors de tout rapport avec la loi de la composition : Epigrammetsvôgel (Epigramm + Grammetsvögel), Moskauderwelsch (Moskau + Kauderwelsch), Lavendeltreppe (Lavendel + Wendeltreppe), Radikalauer (radikal + Kalauer), Semikolonist (Semikolon + Kolonist), Rebusfahrer (Rebus + Busfahrer), Polizeitung (Polizei + Zeitung), Eskimotor (Eskimo + Motor), Lolitaneien (Lolita + Litanei), Telegrammatik (Telegramm + Grammatik).

Mais il y a une autre raison pour réfuter un éventuel rapprochement structurel entre mot-valise et composé : dans les langues dont la loi de composition

8

Notons au passage l'observation de Ferdière (1957:998) sur "la fréquence du mot-valise dans la langue allemande" ; il ajoute : "L'allemand, a-t-on pu dire, garde au fond de lui le regret inconscient de ne pouvoir tout écrire en un seul mot".

43

est différente de celle de l'allemand, par exemple en français, c'est également le type 1-médian qui prédomine : Rabelais : météorique, hypocritiquement Queneau : métrolleybus, chevalchimie, cinémagique, calembourder Finkielkraut : capothéose, épouvantard, giraffoler, hépathétique, ingénuflexion, masturbin, méfiançailles, sentimenteur, éléphantaisista, boulangélique autres : nostalgérie, futurlupinade, cinémalices, préfecturpitudes, f¿conductrice, Istambulversant, turlutue-tête, embrouillaministre, économimésis, suicidérurgie.

b) Une autre configuration gui aide à conserver l'ordre interne segmentai des deux constituants est celle que nous avons appelée "contenu dans" (cf. Bourreaukratie, Millionarr). Elle suppose que l'ordre interne du constituant englobant et celui du constituant englobé soient conservés corme tels. En effet, ni *Kratiebourreau ni*Narrmillio ne sont identifiables canme mots-valises. c) La configuration qui implique par définition la conservation de l'ordre interne segmentai des constituants est celle que nous avons appelée "recouvrement total". En effet, ni A ni B ne sont soumis à une quelconque segmentation, puisque leurs séquences respectives se recouvrent globalement par la relation de quasi-hcmophonie (cf. pâderastisoh et drastisoh dans pDrastisoh).

d) Ajoutons enfin que même dans les positions initiale et finale du type 1, qui impliquent, certes, une rupture de la continuité de l'un des deux constituants, l'ordre interne segmentai des deux constituants est toujours conservé. Ainsi, dans Vrubelvolk, on retrouve bien l'ordre interne de Ur-Ubel (et non : Obel-ur) de même que celui, coupé dans sa continuité, de Ur-volk (et non: Volk-ur). Par conséquent, quelle que soit la configuration impliquée, tout mot-valise opère certes des segmentations sur les constituants de départ, mais cette segmentation ne met jamais en cause l'ordre interne des segments respectifs de chacun des constituants. C'est de toute évidence une pronière contrainte à laquelle toute formation de mot-valise est soumise et qui montre en même temps que la fusion ne se fait pas à n'importe quel prix. Elle est tenue de respecter certaines régularités. 1.2.2. La continuité interne des constituants Considérons à présent non plus l'ordre interne, mais la continuité (i.e. la non-rupture) des segments de chaque constituant. 1) Celle-ci est conservée pour les deux constituants dans les configurations suivantes :

44

a) Il est évident que la plupart des cas qui relèvent de la position médiane du type 1 conservent la continuité segmentale de leurs constituants, puisqu'ils appartiennent à la séquence a^ X

= a

2

=

b^)• Ainsi Katzenjammertal, où

a^ a.^ (= Katzenjammer) de même que b^ b^ (= Jammertal) conservent tous deux sans rupture leur enchaînement linéaire. b) Il en va de même pour la configuration "recouvrement A, B" (cf. pDrastisoh), puisque toute rupture dans la continuité d'un constituant contreviendrait à la quasi-hanophonie globale entre A et B. c) Un autre type qui conserve nécessairement la continuité des deux constituants est la configuration "contenu dans". En effet, le constituant "plus court" se superpose à une partie du constituant "plus long" — ainsi Bourreau se superpose à Bürokratie pour former Bourreaukratie —, aucun des deux constituants ne peut être affecté de discontinuité. 2) A côté de ces cas à continuité "idéale", il en existe d'autres qui ont tous la qualité de conserver l'un des deux constituants dans sa continuité. Cela se vérifie dans les configurations suivantes : a) type 1-initial : A est continu, B est discontinu. Urübelvolk : Urübel = continu ; Urvolk = discontinu

b) type 1-final : A est discontinu, B est continu. Turngemeinplatz : Turnplatz = discontinu ; Gemeinplatz = continu Wahlfleckenverwandtschaft : Wahlverwandtschaft=discontinu ; Fleckenverwandtschaft = continu SommernachtshochzeitstraumtSommernachtstraum = discontinu ; Hochzeitstraum = continu Dichtermärtyrtum : Dichtertum = discontinu ; Märtyrtum = continu Musenwitwensitz : Musensitz = discontinu ; Witwensitz = continu

c) lorsque le mot-valise de type 1-médian est scindé en plus de trois segments, l'un des constituants peut avoir des segments discontinus. Ainsi dans Verhofräterei, oü Ver-räterei est discontinu. d) en présence de plusieurs segments homophones, l'un des constituants est discontinu. Ainsi dans famillionär, oû famili-är est discontinu. Nous n'avons cependant trouvé aucun exemple attesté dans notre corpus où les segments des deux constituants apparaissent de façon discontinue. Visiblement, le risque d'opacité, d'illisibilité, d'impossibilité pour le lecteur de reconstituer les unités de départ est tel que la création verbale ne franchit pas ce seuil. Cette contrainte empirique constitue sans nul doute un garant pour la viabilité de ces produits bizarres.

45

Autre garant de cette viabilité : toutes ces occurrences respectent toujours les séquences phonologiques admises par la langue naturelle impliquée — ce qui montre de nouveau que le mot-valise, malgré les latitudes dont il joue, est soumis à certaines contraintes infranchissables. Ce qui découle de ces considérations concernant l'ordre interne et la continuité des segments respectifs des deux constituants, est le paradoxe suivant : 1) Tous les mots-valises constituent un scandale par rapport à l'ordre linéaire du signifiant, puisqu'ils se fondent sur la superposition de deux segments (quasi-)hanophones, au lieu de les enchaîner par concaténation. 2) Une fois ce scandale admis, le principe de l'ordre interne et de la continuité revient en force, canne pour rappeler qu'on ne viole pas impunément ni à l'infini. Nous avons en effet montré que : — tous les mots-valises conservent l'ordre interne segmentai de leurs deux constituants ; — tous les mots-valises conservent la continuité d'au moins un de leurs constituants. Cette co-présence d'une irrégularité fondamentale et de contraintes infranchissables constatées au seul niveau de l'analyse topographique souligne d'emblée à quel point il est erroné de croire — ccnme le suggère Paris (1972: 150) — que le mot-valise "introduit une combinatoire à l'infini". L'opération de fusion implique nécessairement le respect de certaines règles. Les violer conduirait dans le cas du mot-valise soit à la formation de séquences non compatibles avec les suites admises par le système phonétique d'une langue naturelle, soit à la formation de mixtes phonétiquement corrects, mais non identifiables en raison d'une trop grande dissémination des constituants. La formation du mot-valise, loin d'être totalement aléatoire, relève bel et bien d'une liberté surveillée. 2. Les irrégularités de l'imbrication Nous venons d'examiner l'aspect extérieur des mots-valises, leur physionomie, l'ordonnance des différents segments constitutifs de la surface nouvellement créée. Mais de quoi ces segments sont-ils faits ? Quelle analyse des unitéssources supposent-ils ? Quels sont les mécanianes sous-jacents à ce processus de désarticulation et de réarticulation ? Dans quelle mesure peut-on vraiment parler de segments "harophones" ? A travers toutes ces questions — et les ré-

46

ponses que nous serons amenée à y apporter —, on verra que la formation du mot-valise n'implique pas seulement une irrégularité fondamentale ("dire deux mots en un seul"), mais qu'elle peut s'accompagner d'une multitude d'autres petites irrégularités. Et de s'étonner que ces petits êtres malformés fassent encore des mots que l'on comprend... 2.1.

g Les identites fallacieuses

Le système de la langue se fonde sur un ensemble de différences, de distinctions et d'oppositions. Ainsi une relation syntagmatique se distingue d'une relation paradigmatique, un mot-racine s'oppose à un préfixe ou suffixe, un N s'oppose à un V, un N-ccmmun s'oppose à un N-propre, un N-composé s'oppose à un N-non-ccmposé, une consonne s'oppose à une voyelle, etc.

.C'est le savoir

intériorisé de 1'ensemble de ces distinctions qui est l'une des conditions pour qu'il puisse y avoir de la parole. En revanche, négliger ponctuellement une distinction — par exemple celle entre l'infinitif et une forme fléchie du verbe dans "Toi parler français ?" — n'entraîne pas nécessairement la noncanmunication. Dans le même ordre d'idées, Katz (1964) a montré que des "sanisentences" (phrases partiellement agrairmaticales) sont non seulement comprises par l'interlocuteur, mais que celui-ci repère les irrégularités précisément grâce à son savoir sur les régularités11. Dans notre corpus, il n'existe qu'un tout petit nombre d'exemples pour lesquels on ne puisse repérer d'autre irrégularité que celle qui est liée au principe même du mot-valise. En outre, ce petit nombre d'occurrences est en même temps le type de mots-valises qui est le plus difficile à identifier en tant que tel. C'est particulièrement net pour Primadonna, Hugoist, Sommevnaohtshochzeitstraum, qui, hors contexte, pourraient tout aussi bien être analysés en termes de composition ou dérivation "normale". Par contre, un grand nombre de mots-valises contiennent une, voire plusieurs, autre(s) irrégularité(s). Et on verra — comble du paradoxe ! — que, dans bien des cas, c'est justement la petite irrégularité "en plus" qui permet de comprendre... Il n'y aurait pas 9

Le terme est emprunté à J. Milner 1982.

10

Le choix des distinctions citées peut paraître arbitraire. Il est cependant opéré en fonction des types d'analyse qui vont suivre.

11

"Semi-sentences are understood in terms of their well-formed parts. Moreover, the knowledge a speaker uses to recognize the respects in which a semi-sentence is ungrammatical is also his knowledge of grammaticality : knowledge of the grammatical rules is here employed to discover instances of their violation." (Katz 1964:401)

47

violation d'une opposition phonologique (entre /y/ et /u/), et Bourreaukratie ne serait pas identifiable ccnme fusion de Bürokratie et Bourreau. Le jeu — tout jeu ! — consiste donc à faire canme si, à simuler une identité là où il y a différence par nature. Nous appellerons donc "identité fallacieuse" tout phénomène qui s'explique du fait qu'il faut poser à la fois l'identité et la différence, ou encore, tout phénomène où une forme unique ne peut être appréciée à sa juste valeur qu'à condition que l'on sache qu'elle est le produit d'une duplicité plus ou moins masquée. C'est à repérer ces identités fallacieuses — interdites par le système de la langue et pourtant parties constitutives de nombreux mots-valises — que s'emploiera cette partie de notre travail. 2.1.1. La relation syntagmatique/paradigmatique Tout composé allemand est fait d'une concaténation, d'une mise en chaîne syntagmatique d'au moins deux unités lexicales, ainsi par exemple Schlafplatz. Et chacun des deux constituants se trouve en relation paradigmatique avec un certain naribre d'autres unités lexicales. On peut donc substituer au constituant Schlaf- de Schlafplatz par exemple Sitz-, Steh-, Spiel-, Sport-, Bau-, Park-, etc., de mêms que l'on peut substituer au constituant Platz de Schlafplatz des unités ccnme -wagen,-mutze, -mittel, -trunk, -anzug, -gelegenheit, etc. Or, l'une des irrégularités des mots-valises consiste justement à faire canme si l'on pouvait passer indifférejtment du plan paradigmatique au plan syntagmatique. En prenant ccnme déterminé d'un mot ccmposé l'unité Sitz, on peut former normalement des composés carme Hervensitz, Alterssitz, Klappsitz, Feriensitz, et aussi Musensitz et Witwensitz. Tous ces déterminants se trouvent en relation paradigmatique entre eux. Que se passe-t-il lors de la formation du mot-valise Musenwitwensitz issu de la fusion de Musensitz et Witwensitz ? — Deux unités, Muse et Witwe, liées dans les constituants par m e relation paradigmatique, passent à un lien syntagmatique. Pourtant, ce lien syntagmatique n'est pas net non plus, puisque la différence entre le mot-valise Musenwitwensitz et la coordination Musen- und Witwensitz reste patente. Tandis que le mot-valise énonce à la fois Musensitz et Witwensitz, la coordination les énonce à la suite. Toujours est-il que ce type de mot-valise brouille une différence structurale : celle entre relation paradigmatique et relation syntagmatique.

48

Les mânes données et la même identité fallacieuse entre relation paradigmatique et relation syntaqmatique s'observent pour d'autres mots-valises de notre corpus : Turngemeinplätze (Turnplätze + Geméinplâtze), Wahlfleckenverwandtschaft (Wahlverwandtschaft + Fleckenverwandtschaft), Sommernachtshochzeitstraum (Sommernachtstraum + Hochzeitstraum)

2.1.2. Identité fallacieuse entre mot composé et mot-valise Une autre identité fallacieuse consiste à mettre en suspens une autre différence structurale entre mot composé et mot-valise. Il existe en effet un certain nombre de cas où la lecture hors contexte ne permet absolument pas de savoir à laquelle des deux structures on a affaire. Qui lirait par exemple dans Primadonna plutôt un mot-valise formé de Primadonna + Madonna qu'un simple mot caoposé ? Le problème est plus complexe encore pour les occurrences à trois segments lexicaux, qui peuvent être tout aussi bien l'une des deux structures possibles d'un triccrnposé allemand (cf. le célèbre Mädahenhandelssahule de J. Fourquet, qui s'analyse soit en "Handelsschule für Mädchen", soit en "Schule für Mädchenhandel") que des mots-valises. Ainsi toutes ces occurrences présentent-elles en principe trois analyses structurales différentes, et, formellement, la question est indécidable. Soit Weltbühnendichter, qui admet les analyses suivantes : 1) (Weltbühne) + Dichter 2) Welt + (Bühnendichter) 3) Weltbühne + Bühnendichter

Il en va de même pour : 13 Katzenjammertal, Stiefvaterländchen, erbeigentumlich , Relegationsrat (qui ont tous le segment commun en position médiane), pour Wahlfleckenverwandtschaft, Musenwitwensitz, Turngemeinplätze, Sommernachtshochzeitstraum^ (avec segment commun en position finale) et pour Urübelvolk (segment commun en position initiale)^. 12

Exemples non-heinéens : Christfindelkind (Christkind + Findelkind), InstandBesetzer (Instandsetzer + Besetzer), Faustunrecht (Faustrecht + Unrecht).

13

Nous négligeons ici la différence entre composition et dérivation.

14

II s'agit en fait d'un quadri-composé, mais avec un composé déjà fortement lexicalisé (Sommernachtstraum).

15

On analyserait de la même façon complexe les occurrences non-heinéennes : Hagelregenbogen, Hakenkreuzottern, Halbweltschmerz, Mi&tonleiter, arbeitslebenslang, Irrwegweiser, himbeergeistvoll, Wolkenbruchbude, Existenzgründerzeit, Bruchbudenhocker, Frühlingsnaturwissenschaften, Satzbauhaus, Wortbildhauer.

49 Tout ce que l'on peut dire face à ces formations à entrées multiples est ceci : une différence structurale (pour Primadonna) ou des différences structurales (pour tous les autres exemples) est/sont brouillée(s), le mot fait canme si ces différences n'existaient pas. Et ce constat reste vrai, même si, dans la plupart des cas, le recours au contexte lève l'ambiguïté structurale. Notons enfin que cette identité fallacieuse entre mot ccmposé et motvalise est plus nette en allemand que dans des langues où la ccmposition s'opère par le biais d'un terme fonctionnel 2.1.3.

Formation par analogie ou mot-valise ?

On connaît 1 ' importance accordée par la graitmaire, notanment dans le domaine de la créativité lexicale, au concept d'analogie (cf. Delesalle 1980 et Mötsch 1968). Rappelons-en rapidement quelques applications. Soit certains lexèmes (composés ou assimilés ou dérivés), carme Zahnarzt, Bibliothek, salzig ; soit par ailleurs, à un quelconque marient de l'histoire de la langue et de la société, le besoin de créer une nouvelle dénomination ; il arrive alors que le nouveau terme soit forgé à partir du "moule" existant : —Zahnarzt : Hautarzt, Hals- Nasen- Ohrenarzt, Fußarzt, ...Seelenarzt — Bibliothek : Diskothek, Kartothek, Infothek, ...Artothek — salzig : mehlig, breiig, lockig, staubig, selig, ...mulmig, findig, madig On dira alors que ces formations sont le résultat d'une analogie. Et ce sera le cas également lorsque le modèle sur lequel se fait la copie n'a qu'une seule réalisation : c'est ainsi qu'à partir de einsam il y a eu le néologisme zweisam (cf. Mötsch 1977). Rappelons également la formulation de Saussure, qui présente le produit de l'analogie en termes de 4 e proportionnelle

; ainsi par exemple :

Frau : Mann = Hausfrau : X X = Hausmann Quelle que soit la formulation adoptée, le produit constitue toujours un nouveau composé ou dérivé. Or il existe un type de formation lexicale tout à fait spécifique, caractérisé par la coprésence d'une relation d'analogie et d'un segment (quasi-) homophone (exemples catrrtuniqués par M. Reis et F. Holst, Cologne) :

16

Ainsi en français les composés du type "auto-école" sont rares. Mais par exemple dans auto-école-buissonnière (type médian), l'ambiguïté structurale est en principe la même que celle de FahrSchulferien.

50 Machtwächter, formé sur Nachtwächter (+ Macht) Phrasenmäher, formé sur Rasenmäher (+ Phrase) Phallobst, formé sur Fallobst (+ Phallus ou phallisch) Bettkämpfe, formé sur Wettkämpfe (+ Bett) Mordsee, formé sur Nordsee (+ Mord) wahnverwandt, formé sur wahlverwandt (+ Wahn) Sexperte, formé sur Experte (+ Sex)

Chez Heine, nous avons trouvé des formations carparables. Nous les présentons avec la notation de la 4 proportionnelle (le nouveau produit figure en italiques) : Seite : einseitig Büro : Bürokratie (er) sprießen : ersprießlich Seele : selig Schreck : schrecklich Eigentum : eigentümlich Zier : zierlich Fleisch : Fleischlichkeit

= = = = = = = =

Saite : einsaitig Bourreau : Bourreaukratie erschießen : erschieiilich Ghasel : ghaselig Heuschrecke : heuschrecklich Erbeigentum : erbeigentümlich17 konfiszier- : konfiszierlich Rauchfleisch : Rauchfleischlichkeit

La question qui se pose est de savoir si ces néologismes, catme les autres formations par analogie, sont simplement de nouveaux composés ou dérivés. La (quasi-)tanophonie ne conduit-elle pas nécessairement à "entendre" non seulement le nouveau lexême, mais en même temps (au sens de l'allemand "mithören") celui sur lequel la copie s'est faite, donc pas seulement Bettkämpfe, mais en même temps Wettkämpfe, non seulement BcuP¥ea.ukvcitïemais en même tfcätips Bibpokva.t'ie etc. ? De là à dire que Bettkämpfe est le résultat, obtenu par le biais d'ion segment quasi-hctnophone, de la fusion de Wettkampf et Bett, donc à analyser toutes ces occurrences catme mots-valises, il n'y a qu'un pas. Selon nous, il ne s'agit pas ici d'une ambiguïté structurale, mais d'une zone frontière, où un certain type d'analogie (celui qui passe par des phénomènes d'hanophonie) coïncide avec le mot-valise (dont 1'hcmophonie est la condition d'existence). Ceci implique que la frontière entre composition/dérivation d'une part et mot-valise d'autre part ne se situe pas nécessairement en un point fixe, mais sur un parcours marqué encore par l'analogie et déjà par la formation-valise.

17

Le statut de erbeigentümlich est particulièrement ambigu. Älors qu'une simple composition semble s'imposer, il faut tenir compte également du fait que, dès le XIXe siècle, eigentümlich avait le double sens de 1) "qui appartient à" et 2) "étrange, insolite".

51

2.1.4. Identité fallacieuse entre N-propre et suffixe Nous disposons d'un seul exemple de ce type dans le corpus heinéen : Dummer3ahn, qui apparaît corme dernier maribre de la série d'énumérations : Tribonian, Justinian, Hermogenian et dont seule la graphie porte la trace de la fausse identité entre Jahn (le "Turnvater" du même ncm, porteur de l'idée nationale au début du XIXe siècle) et le suffixe -ian. 2.1.5. Identité fallacieuse entre mot-racine et suffixe Là encore, notre corpus ne comporte qu'une seule occurrence, qui est d'ailleurs d'autant plus compliquée qu'elle comporte en m&ne temps des manipulations phoniques dont nous traiterons au paragraphe suivant : avistokrätzig (aristokratisch + krätzig) ; le suffixe -kratisch est faussement identifié à un ADJ , krätzig , bien que la compréhension du mot-valise exige qu'on postule en même tanps la différence radicale entre ce suffixe et cet adjectif. 2.1.6. Identités fallacieuses phoniques Nous avons défini le mot-valise carme la fusion de deux unités lexicales existantes, moyennant l'hcmophonie d'un segment catmun. Or, l'une des identités fallacieuses les plus répandues joue justement sur l'hcmophonie de ce segment. Bien souvent, les segments respectifs sont en effet seulanent quasi-hcmophones. Et dans certains cas, les manipulations phonologiques s'accumulent au point de rendre opaque l'origine du mot-valise. Dans ce qui suit, nous tenons à montrer tous les lieux où une opposition phonologique est violée à l'intérieur du segment "canttun" et à cerner en même temps les seuils quantitatifs au-delà desquels il est impossible de reconnaître en ces irrégularités des identités fallacieuses, ce qui revient à dire qu'audelà de ce seuil, le mot-valise ne peut plus être identifié carme tel. Enfin, nous tâcherons d'appuyer notre raisonnement par des comparaisons avec des mots-

valises provenant d'autres corpus18.

On sait à quel point tous les jeux de mots exploitent le jeu avec la phonie (assonance, paronarase, calembour, contrepet, anagramme), et le mot-valise n'y

18

Nos analyses phonologiques ne se veulent que partielles. Pour la terminologie et le système de transcription, nous nous fondons pour les grandes lignes sur l'ouvrage de V. Schenker, P. Valentin, J.-M. Zemb t. 1 (1967). Soulignons que nous avons pris une certaine liberté face aux règles de notation : nous avons en effet intégré à la notation phonologique certaines propriétés (notamment celles des voyelles qui ne se trouvent pas dans la syllabe accentuée) qui ne sont peut-être que phonétiques.

52 fait pas exception. La moitié environ des occurrences heinéennes manifeste des identités fallacieuses phoniques. Cela signifie en même temps que l'autre moitié n'en est pas affectée (cf. par exanple branntweinberauscht, issu de Branntwein + weinberauscht, einsaitig, issu de einseitig + Saite, heuschreckliohj issu de Heuschrecke + schrecklich) : autre façon de rappeler que le paramètre phonique n'est qu'une irrégularité parmi d'autres au sein du mot-valise. L'analyse phonique sera conduite à deux niveaux. Au niveau segmentai, on distinguera pour chaque occurrence canbien de paires de phonèmes sont pris dans un rapport d'identité fallacieuse. Ensuite, on isolera chaque fois que ce sera possible le nombre d'oppositions phonologiques au sein de chaque paire de phonèmes. 1) identité fallacieuse d'une seule paire de phonèmes a) voyelles Les oppositions phonologiques des voyelles en syllabe accentuée sont caractérisées en allanand par trois paramètres : quantité, degré d'ouverture, point 19

d'articulation

. Par conséquent, la différence entre deux voyelles peut se

fonder sur un, deux ou trois traits pertinents. — un seul trait pertinent Bourreaukratie (Bürokratie + Bourreau) ; point d'articulation : /y/ vs. /u/ (Doktrinärin + Närrin) ; quantité : /e:/ vs. /e/ Doktrinärrin Pensio-närrin (Pensionärin + Närrin) ; quantité : /£:/ vs. /e/ revolutionärrisch (revolutionärisch + närrisch) ; quantité : /e:/ vs. /e/ (Chamäleon + Kamehl 2 ®) ; degré d'ouverture : /e:/ vs. /e:/ Kamehleon Sterbeküssen (Sterbekissen + Küsse) ; arrondissement : /I/ vs. /Y/

— deux traits pertinents Justemillionär (Juste-milieu + Millionär) ; quantité et point d'articulation : /fi:/ vs. / o / 2 1 Venus Urinia (Venus Urania + Urin) ; degré d'ouverture, point d'articulation : /a:/ vs. /i:/

— trois traits pertinents Millionarr (Millionär + Narr) culation : / e / vs. /a/

; quantité, degré d'ouverture, point d'arti-

19

L'arrondissement, intégré au paramètre "point d'articulation", n'est pas considéré comme paramètre autonome.

20

Kamehl

21

II s'agit d'une description simplifiée : la qualité du /o/ est déterminée par sa position en syllabe non-accentuée.

est l'orthographe courante à l'époque de Heine.

53

b) consonnes Les oppositions phonologiques des consonnes sont caractérisées en allemand par les paramètres suivants : point d'articulation, mcde d'articulation et sonorité. Face à quelques mots-valises, il n'est cependant pas possible de décrire l'identité fallacieuse consonantique par le biais des traits pertinents : soit parce qu'il s'agit de l'opposition entre une consonne (ou une paire de consonnes) et zéro, soit parce que les paires consonantiques impliquées s'opposent par tous leurs traits (cf. les affriquées, /h/, /r/ par rapport aux autres consonnes) : Hofmarschalk (Hofmarschall + Schalk) ; /zéro/ vs. /k/ Melancholik (Melancholie + Kolik) ; /zéro/ vs. /k/ wackelmütig (wankelmütig + wackel-) ; /n/ vs. /zéro/ Antipodex (Antipode + Podex) ; /zéro/ vs. /ks/ erschießlich (ersprießlich + schieß-) ; /pr/ vs. /zéro/ /h/ vs. /ts/ ^ zebräisch (hebräisch + Zebra) Wünschelhütchen (Wünschelrütchen + Hütchen) ; /r/ vs. /h/

D'autres occurrences admettent la description en termes de traits pertinents. — un seul trait pertinent Ukasuisten (Ukas + Kasuisten) ; sonorité : /s/ vs. /z/ Guizotine (Guillotine + Guizot) ; point d'articulation : /j/ vs. /z/

— deux traits pertinents Emanzimatrice (Emanzipatrice + Matrice) ,- mode d'articulation et sonorité : /p/ vs. /m/ Hirsebreiheit (Hirsebrei + Freiheit) ,- mode d'articulation et sonorité : /b/ vs. /f/ 2 3 affenteuerlich (abenteuerlich + Affen) ; mode d'articulation et sonorité : /b/ vs. /f/ 2 3

L'analyse de ces exemples permet de conclure que les identités fallacieuses phoniques tendent à se jouer dans un champ doublement réduit. D'une part, elles sont minimales au plan segmentai puisque, dans chaque occurrence, elles ne frappent qu'une seule paire de phonèmes. D'autre part, au niveau des traits pertinents mis en jeu, les exemples tendent à jouer sur une seule opposition phonologique. Cette tendance à "limiter les dégâts" se confirme également dans l'analyse d'autres corpus. Sans fournir l'ensemble de nos analyses, nous indiquons simplement quelques exsnples non-heinéens :

22

Les phonèmes /r/ et /h/ ne sont comparables que par rapport à la sonorité ; /r/ est toujours sonore, /h/ est toujours sourd.

23

Nous ne faisons pas de distinction entre bilabiales et labiodentales.

54 a) voyelles Pontifäkalamt (Pontifikalamt + fäkal) ; degré d'ouverture : /i/ vs. /e/ Medizyniker (Medizin + Zyniker) ; point d'articulation : /i:/ vs. /y:/ Müllionärin (Millionärin + Müll) ; point d'articulation : /I/ vs. /Y/ Pelikanone (Pelikan + Kanone) ,- quantité : /a-/ vs. /al

b) consonnes (Nachtwächter + Macht) ; point d'articulation : /n/ vs. /m/ Machtwächter Gunstgewerblerin (Kunstgewerblerin + (um die) Gunst (werben)) ; sonorité : /k/ vs. /g/ karikativ (karitativ + Karikatur) ; point d'articulation : /t/ vs. /k/ provocasseur (provocateur + casseur) ; mode d'articulation : /t/ vs. /s/ interlotuteur (interlocuteur + tuteur) ; point d'articulation : /k/ vs. /t/ (vicissitudes + Vichy) ,- point d'articulation : /s/ vs. /J/ Vichyssitudes

2) identité fallacieuse de deux paires de phonèmes Dès qu'on essaie de relever des mots-valises où l'identité fallacieuse phonique frappe plus d'une paire de phonèmes, les occurrences se font plus rares. Ce constat est général, quelle que soit la nature du corpus choisi. En mâne temps, il n'y a plus de raison de considérer séparément voyelles et consonnes puisqu'elles se trouvent impliquées simultanément. Rotköpfchen (Rotkäppchen + (Rot-)Kopf) point d'articulation : /£/ vs. /o/ mode d'articulation : /p/ vs. /pf/ Philantröpfchen (Philantrop + Tropf + -chen) degré d'ouverture : /o:/ vs. /o/ mode d'articulation : /p/ vs. /pf/

Ces deux exemples soulignent à leur tour la tendance au changement minimal. Bien que chacun implique respectivement deux paires de phonèmes, chaque identité fallacieuse ne joue que sur un seul trait pertinent. 3) identité fallacieuse de trois paires de phonèmes Si l'on garde présent à l'esprit le fait qu'en général l'irrégularité phonique n'est qu'une irrégularité parmi d'autres au sein du mot-valise, on comprend aisément que le seuil de tolérance à l'intérieur d'un type d'irrégularité soit relativement vite atteint. On verra d'ailleurs que les occurrences présentées ici sont déjà à la limite entre l'identification possible et l'opacité : le cumul exacerbé de violations phoniques ne permet presque plus la restitution irtmédiate des constituants de base. rattenkahl (rattenkahl + radikal) ; constituants rétablis grâce au contexte point d'articulation : /a/ vs. /a/ sonorité : /t/ vs. /d/ degré d'ouverture et point d'articulation : /a/ vs. /i/

55 aristokrätzig (aristokratisch + krätzig) degré d'ouverture, point d'articulation, quantité : /a:/ vs. /z/ mode d'articulation : /t/ vs. /ts/ point d'articulation : /// vs. /ç/ Philozopf (Philosoph + Zopf) mode d'articulation, sonorité : /z/ vs. /ts/ degré d'ouverture : /o:/ vs. /o/ mode d'articulation : /f/ vs. /pf/ Homeriden (Hämorrhoiden + Homer) ; seul le contexte plaide en faveur de la lecture mot-valise, donc contre la lecture du mot usuel existant Homeriden (les rhapsodes qui récitent les épopées d'Homère). Avant l'analyse phonologique, il faut sans doute supposer l'élision du deuxième /o/ de Hämorrhoiden et, ensuite, la permutation des deux premières voyelles, ce qui conduit à */homeri: den/. Par rapport à Homer, on constate alors les identités fallacieuses suivantes : degré d'ouverture : /o/ vs. /o/ degré d'ouverture : /£/ vs. /e/ (Le /e:/ de Homer est nécessairement transformé en /e/ par le déplacement de l'accent tonique.) maulhängkolisch (melancholisch + Maulhäng(er)) voyelle simple/diphtongue : /e/ vs. /aP/ /zéro/ vs. /h/ degré d'ouverture et point d'articulation : /a/ vs. /z/ 4)

identité fallacieuse de quatre paires de phonèmes

Le corpus heinéen ne comporte qu'un seul exemple de ce type : Diarrhetikus (Theoretikus + Praktikus) C'est seulement le recours au contexte qui permet la restitution des constituants : l'occurrence Praktikus appelle par antonymie Theoretikus. On a donc à ccmparer les séquences /teo're:/ et /dia'rjzi:/ : sonorité : /t/ vs. /d/ degré d'ouverture : /e/ vs. /i/ degré d'ouverture : /o/ vs. /a/ point d'articulation : /e:/ vs. / : / 5)

bilan

Au terme de ces pérégrinations dans l'univers des sons, on peut considérer que le jeu phonique au sein du mot-valise est soumis à certaines limites. Tout se passe caiime si l'irrégularité ne pouvait pas se multiplier à l'infini. a)

Au plan segmentai, un mot-valise, si exceptionnellanent il admet trois ou

quatre identités fallacieuses phoniques, tend de manière générale à n'en comporter qu'une seule ou deux. b)

Au niveau des traits phonologiques pertinents, on observe une nette ten-

dance à réduire l'identité fallacieuse à un seul trait par paire de phonèmes impliqués. c)

Aucune identité fallacieuse phonique ne produit une séquence phonétique ex-

clue du système phonétique de la langue naturelle impliquée.

56 Il reste à ajouter qu'il est impossible de fixer un seuil d'irrégularités phoniques précis au-delà duquel un mot-valise serait non-identifiable ccnme tel. D'autres paramètres doivent sans doute intervenir pour expliquer par exemple qu'un mot-valise (non-heinéen) comme Altartav (Altar + Tartar), qui ne canporte aucune manipulation phonique, reste pratiquement opaque, alors que aristokrâtzig (aristokratisch + krâtzig), qui comporte quatre identités fallacieuses phoniques, reste relativement transparent à la lecture. 2.1.7. Problèmes accentuels Lorsque deux mots allemands fusionnent pour former un mot-valise, il peut surgir un problème crucial : cannent se répartissent les accents toniques des unités de départ dans l'unité nouvelle ? Ou, plus simplement encore, le locuteur natif sait-il spontanément accentuer un mot-valise ? — Dans l'affirmative, on pourra re-constituer le processus de fusion accentuelle. Mais que voudrait dire une réponse floue — floue parce qu'un même locuteur hésite face à l'accentuation d'un mot-valise, ou parce que plusieurs informateurs ne donnent pas la même réponse ? En tout cas, il nous est arrivé personnellement plus d'une fois de buter sur l'accentuation de ces mots-centaures dont on ne sait si c'est la tête ou les pieds qui "donnent l'accent". Ne disposant donc d'aucun appui "objectif", nous exposerons les problèmes en fonction de notre seule intuition de lecteur de mots-valises écrits. Nous présenterons d'abord deux groupes pour lesquels il ne sonble y avoir aucune hésitation accentuelle. Le premier regroupe des occurrences où les deux segments homophones de départ portent, dans les deux constituants de base, l'accent tonique. Le second concerne des cas où l'un des deux constituants impose son modèle accentuel à l'autre. Un troisième groupe recensera les exemples pour lesquels nous ne savons où placer l'accent tonique. 1) Mots-valises dont le segment caimun reprend l'accent qu'il avait à la fois en A et en B Ce cas ne donne lieu ni à hésitation, ni à identité accentuelle fallacieuse. Nous ne le mentionnons ici que pour mieux cerner le problème global de l'accentuation de mots-valises. Cette classe regroupe donc des mots-valises qui ne 24

font que "copier" l'intonation des unités de départ. Deux cas sont possibles

24

Sauf indication expresse, nous ne noterons que l'accent

tonique.

:

57 a) Un mot plus court s'insère canplètanent dans un mot plus long, et la partie 25 canmune est "hcmo-accentuelle" : . Millionär Millionârr*

Venus

Urmia

Narr aristokratisch aristokrätz ig

.päderästisch das pDrâstischec •drâstisch


? Eisenerzieher y ? Blankversand -> ? Nasenbeinhalten

Essayons également l'ordre inverse, où le préfixe figure dans le constituant A et où le segment homophone intègre un phonème faussement prélevé au préfixe : über/all + Rallye ver/Übeln + Rübezahl an/ecken + necken

> ? Überallye > ? Verübelzahl » ? anecken

Tous les produits de ces constructions paraissent bizarres : à vrai dire, aucun, pris catime tel, ne serait identifié carme mot-valise. Très probablement,

45

Arno Schmidt a formé à son tour : "Die anspruchsloseren Bücher gehen am millionärrischsten" (souligné par nous).

72

on essaierait de les analyser tous corme composés ou dérivés : Eisen-erzieher (?), Blank-versand (?), Nasenbein-halten (?), Vber-allye (?), V&rübel-zahl (?), an-ecken (?). Pourtant, carme dans les exemples avec faux suffixe, on a bien à la fois une fausse coupe morphologique et une identité fallacieuse entre un faux affixe et un lexème. A quoi est donc liée cette impossibilité ? Dans les cas jouant avec le suffixe -är (Millionär3 Doktrinär} revolutionär} etc.), le mot dérivé se prononce sans pause entre la base et le suffixe. Le phénomène est le même pour d'autres suffixes canme -ig dans freudig, -arisch dans exemplarisch, etc. Chaque fois, malgré l'initiale vocalique du suffixe pour laquelle on pourrait imaginer un "coup de glotte", 11enchaînanent s'opère sans pause. Or il existe d'autres suffixes qui, au contraire, nécessitent une pause et qui la manifestent par exemple sous forme d'une "Auslautverhärtung" à la fin de la base lexicale : farblos (/'farplos/) , schädlich CJeitlIç/). L'existence d'une telle pause fortement marquée^® empêche toute transgression : c'est pourquoi il est impossible de former un mot-valise à partir par exemple de farblos et bloßlegen. Cette règle est strictement la même pour les préfixes : presque tous les préfixes sont séparés de leur base lexicale par une pause articulatoire (cf. Höhle, 1982:93) ; d'où l'impossibilité observée ci-dessus de former des mots-valises impliquant erz- de Er-zieher, vers- de Ver-sand, beinde be-in-halten} -rail de über-all, -rübe de ver-übeln, necken de an-ecken : chaque fois, la fusion proposée aurait mis en cause cette pause articulatoire. Or, l'existence de telles pauses articulatoires dépasse évidemment les simples faits de préfixation ou suffixation. La même pause articulatoire s'observe au niveau des canposés ; ainsi par exemple pour Setz-ei, Spiegel-ei3 Chor-knabe, Sonntag-lied, etc. De sorte qu'il est impossible de faire fusionner ces ccmposés avec les constituants suivants : Setz-ei + Eulenspiegeleien Flaschen/kork + Sonntag/lied + Eisen/erz +

Zeisig *¥Setzeisig + Spiegel/ei * ? Eulenspiegeleien Chor/Knabe >*Flaschenchorknabe Gliedmaßen Sonntagliedmaßen Nerzmantel i^Eisenerzmantel

Par conséquent, chaque fois qu'il existe une pause articulatoire dans le segment "hcrrophone" de l'un des constituants sans qu'elle existe de façon identique dans l'autre, il y a impossibilité absolue de former un mot-valise. C'est de toute évidence une règle plus forte que toutes les régularités rap-

46 T. N. Hôhle (1982) examine avec pertinence ces faits de pause articulatoire.

73 pelées jusqu'à présent : celles-ci sont transgressables, celle-là ne l'est pas. Cette découverte prouve en mène temps à quel point la phonie est le principe fondateur du mot-valise. Même si la majorité des mots-valises sont des productions écrites, il serait erroné de croire qu'il suffit d'une séquence graphique identique pour faire fusionner des mots... Cette contrainte générale selon laquelle une régularité phonologique de l'allemand est tellement forte qu'elle bloque la formation de mots-valises, nous l'avons trouvée curieusement à travers les méandres d'une analyse morphologique . Le résultat souligne avec force l'intérêt heuristique d'un type d'analyse qui scrute minutieusement tous les paramètres d'une forme linguistique. Quant à la fausse coupe morphologique elle-même, nous avons vu que : a) elle intervient plus rarenent que celle qui intervient au niveau du signe ; beaucoup de mots-valises conservent en effet une bonne coupe morphologique de leurs constituants ; b) elle ne peut intervenir au mauvais endroit qu'à condition de ne pas transgresser de pause articulatoire forte au sein des constituants. Par ailleurs, on verra au paragraphe suivant que ces mêmes fausses coupes morphologiques correspondent souvent à de bonnes coupes syllabiques. 4) réanalyse fallacieuse au niveau syllabique et infrasyllabique Cette "récupération" de la mauvaise coupe morphologique par une bonne coupe syllabique se manifeste dans les exemples suivants : Diarrhe-tikus Juste-millio-när konfis-zierlich Millio-narr

Doktri-närrin Pensio-närrin revolutio-närrisch

Le fait que la coupe syllabique l'emporte ainsi sur la coupe morphologique nous semble fournir une nouvelle preuve de la prédominance absolue de la phonie dans la formation du mot-valise. La seule exception est fournie par lfk.cLS—wis~t6Yi, où la coupe de Kas—uistsn ne correspond ni à une coupe morphologique (qui serait Kasu-isten), ni à une coupe syllabique (qui serait Ka-su-is-ten). Cet exemple comporte donc une irrégularité de réanalyse à deux niveaux. a) coupe syllabique au mauvais endroit Nous avons relevé un seul cas où l'on observe d'ailleurs à la fois de bonnes et de, mauvaises coupes pour les constituants. C'est l'exemple, cité et canmenté par S. Freud, de famillionär, issu de la fusion de familiär et Millionär.

74 La fusion des différents segments implique la segmentation suivante : 1 2 3 47 fa-milli-on-är . Que signifie cette segmentation par rapport aux unités de 1 2 départ ? L'unité familiär est de ce fait coupée en fa-mili-är. La première coupe est sans conteste une bonne coupe syllabique. La seconde, en revanche, régulière au niveau morphologique puisqu'elle isole le suffixe -är, est une 1 mauvaise ooupe syllabique, la bonne coupe syllabique 1 2 étant [fa-mil- je:r]. Quant à Millionär, il se trouve coupé en Milli-on-är. La première coupe est

bonne au niveau morphologique, mais mauvaise au niveau syllabique. La seconde est également bonne au niveau morphologique puisqu'elle isole le suffixe -är, et mauvaise au niveau syllabique. La bonne coupe syllabique de Millionär est [mIl-jo-'ne:r]. Il y a par conséquent un mélange de toutes sortes de coupes dans famillionär. Et pourtant, c'est l'exanple à succès des mots-valises de Heine... b) coupes syllabiques exclues par principe La coupe en principe exclue est celle qui opère à l'intérieur d'une syllabe sans pour autant aller jusqu'à la coupe proprement phonologique. C'est précisément le problème qui se pose pour sept de nos occurrences : Zopf, imbriqué avec Philosoph dans le mot-valise Philozopf, est coupé en Zo-pf Kolik, imbriqué avec Melancholie dans Melancholik, est coupé en Koli-k Podex, imbriqué avec Antipode dans Antipodex, est coupé en Pode-x Schalk, imbriqué avec Hofmarschall dans Hofmarschalk, est coupé en Schal-k Tropf, imbriqué avec Philantrop dans Philantropf, est coupé en Trop-f (Rot)kopf, imbriqué avec Rotkäppchen dans Rotköpfchen, est coupé en Kop-f drastisch, imbriqué avec päderastisch dans pDrastisch, est coupé en drastisch.

Ces coupes sont irrégulières au niveau syllabique, soit parce qu'elles affectent des monosyllabes (Zopf, Schalk, Tropf, Kopf), soit parce qu'elles opèrent une coupe indue au sein d'une syllabe d'un bisyllabe (dont la coupe régulière serait : Ko-lik, Po-dex, dras-tisch). On a donc à analyser les coupes suivantes : Schal-k, li-k ("de Kolik), de-x fde Podex), Zo-pf, Trop-f, Kop-f, d-ras (de drastisch). C'est dans cette analyse que nous ferons appel à l'hypothèse de Hockett (1967) : une syllabe composée d'une consonne (ou paire de consonnes) initiale, d'une voyelle, et d'une consonne (ou paire de consonnes) finale, peut être segmentée — en dehors de la segmentation en phonèmes — à un seul endroit : après la consonne initiale (ou, ce qui revient au même, avant la voyelle). On connaît l'intérêt de cette hypothèse pour l'explication de certains 47

Les chiffres 1, 2, 3 indiquent les points effectifs de coupe.

75

lapsus linguae, par exemple Standsein à la place de Sandstein. Le même principe nous servira ici pour analyser des coupes infra-syllabiques repérées dans ces mots-valises. Le principe énoncé par Hockett est effectivement confirmé par un certain ncmbre d'occurrences non-heinéennes ; chaque fois, la syllabe se trouve coupée après la consonne initiale : Kur, imbriqué avec Urlaub dans le mot-valise Kurlaub, est coupé en K-ur la syllabe prop de Agitprop, imbriqué avec Operette dans le mot-valise AgitprOperette, est segmentée en pr-op Sex, imbriqué avec exzentrisch dans le mot-valise sexzentrlsch, est coupé en S-ex ; l'analyse est la même pour les occurrences sexpansiv, sexaltiert, Sexperte, Sexport, Sexplosion, Sexpansion les monosyllabes Macht et Nacht (de Nachtwächter) se trouvent, suite à l'imbrication qui produit Machtwächter, coupés en M-acht et N-acht le monosyllabe Mainz et la syllabe Hein- (de Heinzelmännchen) se trouvent, suite à l'imbrication qui produit Mainzelmännchen, coupés en M-ainz et H-ein. A ces occurrences qui confirment l'hypothèse de Hockett, on peut maintenant opposer les exemples heinéens cités plus haut : ils transgressent le principe de coupe avant la voyelle. En effet, Zo-pfs li-k (de Kolik) et de-x (de Podex) subissent une segmentation après la voyelle. Les quatre autres cas mettent en cause une autre règle phonétique. On sait en effet qu'en allanand, il existe à l'initiale et en finale des paires de consonnes qui ont un statut figé : ainsi kr—, dr-, kl-, zw-, pf~, etc. à l'initiale et -pf} -rt, -Ik, etc. en finale. Or la segmentation d-ras de la syllabe dras-} opérée lors de la formation de pDrastisch, intervient certes avant voyelle et se trouve donc en correspondance avec le principe de Hockett, mais elle viole le principe de figement de certaines paires de consonnes à l'initiale, en l'occurrence dr-. Quant aux segmentations Sahal-k3 Trop-f et Zop-f, elles violent les deux principes en même temps : la coupe intervient après voyelle et, en outre, elle scinde des paires de consonnes figées par leur position en fin de syllabe. Autant dire que, dans ces exemples, la coupe fallacieuse au niveau infra-syllabique atteint un point extrême. 2.2.3.

Bilan des réanalyses fallacieuses

Nous venons d'isoler un mécanisme de manipulations intervenant dans l'analyse formelle des mots-valises : celui de la fausse coupe, que nous avons, pour des raisons de généralité théorique, appelé "réanalyse fallacieuse". Nous sommes partie du fait qu'un lexème (canplexe ou non) peut en effet être coupé selon différents niveaux d'analyse. Or, lorsqu'on projette sur la chaîne d'un not-valise, par exemple Katsenjammertal, la ou les coupes opérées

76 par les limites du segment homophone, par exemple Katzen/jammer/tal, on s'aperçoit que, dans bien des cas, il y a violation par rapport à l'une de ces régularités de coupe. Mais en même temps, ccmme dans le cas des identités fallacieuses, il est indispensable que le savoir de la règle — ici : Katzenjammer et Jammertal ne peuvent être coupés en leurs signes constitutifs ! — reste intact ; il est même le seul garant pour identifier Katzenjammertal comme motvalise. Il s'agit donc de nouveau d'un type de manipulation où il y a à la fois violation et réaffirmation de régularités. Le type le plus répandu de réanalyse fallacieuse au sein du mot-valise est celui qui opère au niveau du signe. De toute évidence, il y a un certain plaisir à réactiver indûment les constituants de composés lexicalisés. A côté des notibreux exemples heinéens, d'autres mots-valises littéraires attestent également cette irrégularité de coupe^® : Himmelschlüsselbein (Brentano), issu de Himmelschlüssel ('primevère') + Schlüsselbein ('clavicule') Ver schwind sucht (Brentano), issu de verschwind- ('disparaître') + Schwindsucht ('phtisie') Faustunrecht (Jean Paul), issu de Faustrecht ('droit du plus fort1) + Unrecht ('injustice') Mißtonleiter (Jean Paul), issu de Mißton ('dissonance') + Tonleiter ('gamme musicale') Sackgassenkehrer (Jean Paul), issu de Sackgasse ('impasse') + Gassenkehrer ('balayeur') C'est également le type privilégié de mots-valises dans la littérature pour enfants. Un écrivain, Kurt Kusenberg (1973), fournit toute une ribambelle de ces "Kambi-Worter" : Giftzahnarzt, Regenbogenschützenfest, Stinktierschutzverein, Wolkenbruchbude, Amtsschimmelpilz, Tränensackgasse, Hochzeitsnachtwächter, Blitzschlagzeug, Sündenfallobst, Gernegroßhandel, Tapetenmusterehe, Zwetschgenwasserfall, Seifenblasenleiden, Katzenjammerläppen (!), Schnapsbruderschaft, Löschblattlaus, Butterbrotpapierkrieg, Wespennestwärme, Postraubritter, Obermorgenrot, Judaslohnsteuer, Atompilzsammler, Feierabendstern, Lindwurmkur, Häuserblockflöte, Bandscheibenbremse, Apfelkernreaktor, Glasbläserkapelle, Mondscheinwerfer, Diebstahlindustrie, Barometerware, Negerstammtisch, Opferstockfisch, Sexbombenangriff, Ostereiertanz, Hampelmannschaft, Rotweinkrampf, Sternwartezimmer, Wirtschaftswunderkerze. . . Notons que ces mots-valises suivent tous le même modèle de construction : prendre deux composés (ab), (cd), tels que 1) au moins un d'entre eux soit lexicalisé ; 2) le déterminé du premier (b) soit homophone du déterminant du second (c); donc position médiane du segment commun (a X d). 48

La plupart des mots-valises de K. Kraus sont construits selon ce même mécanisme : Halbweltschmerz, Ohnmachthaber, Hakenkreuzottern, Wortspielhölle, Scheinheiligenschein, Leerlaufbahn, Uberzeugungsakt, Spießbürgermeister, etc.

77

Cette fausse coupe au niveau du signe paraît encore plus "grave" lors49

qu'elle affecte un constituant-ncm propre

. Chez Heine, c'est le cas de :

Venus/Uran/ia dans Venus Urinia Rot/kâpp/chen ('chaperon rouge') dans Rotkôpfchen Gui/llotin et Gui/zot dans Guizotine

A côté de ce plaisir manifeste à dé-lier des unités figées, on est étonné de constater qu'au niveau morphologique, la mauvaise coupe intervient de façon bien moins massive. En outre, les fausses coupes morphologiques sont "récupérables" au niveau syllabique. Autrement dit, même si la coupe morphologique est fausse, le fait que la coupe syllabique soit respectée reste significatif. Nous avons enfin évoqué les mauvaises coupes au niveau infra-syllabique. Il est vrai que ce type de coupe est plus rare de façon générale. Il est vrai aussi que les coupes les plus scandaleusement irrégulières du niveau infra-syllabique ne se trouvent attestées, sauf erreur, que chez Heine... Par conséquent, tous les niveaux de coupe possibles à l'intérieur d'un lexeme peuvent être impliqués dans le processus de fusion conduisant à la formation d'un mot-valise, et aucune coupe irrégulière ne se trouve exclue, même si telle ou telle est quantitativement plus ou moins fortement représentée. Il n'y a donc, concernant les types de coupes, aucun seuil qui ne soit pas franchi. Or, c'est en travaillant sur ces problèmes de coupe que nous avons découvert, pour ainsi dire latéralement, un seuil phonique qui n'est franchi par aucun mot-valise attesté, une condition qui intervient de façon absolue dans toute formation de mot-valise. Cette condition concerne le segment commun aux deux constituants de base : Deux segments homophones ou quasi-homophones peuvent provoquer le procès de fusion conduisant à un mot-valise si, et seulement si, dans aucun de ces deux segments, la suite de sons en question n'est interrompue par une coupe articulatoire.

L'existence de cette condition souligne de nouveau le pouvoir primordial de la phonie dans la formation du mot-valise. Lorsqu'on marque sur la chaîne du mot-valise le début et la fin du segment homophone, on s'aperçoit également d'un autre phénomène remarquable : les segments non impliqués par 1'hanophonie peuvent être des suites sonores sans aucun statut linguistique réel, des "non-êtres linguistiques", canne dit J. Milner

49

Cf. exemples non-heinéens : Unterleibnizianer (Unterleib + Leibnizianer) de Gustav Kühne, contemporain de Heine ; Moskauderwelsch (Moskau + Kauderwelsch) de K. Kraus ; hérodotage (Hérodote + radotage) de Lévi-Strauss,

78 (1982), ou des kénanorphèmes, canme dit par exemple Stuchlik (1964). C'est le cas de : pri- dans Pri/madonna, de konfis- dans konfiszierlich, de Millio- dans Millionarr, de Philan- dans Philantrôpfchen, de Emanzi- dans Emanzimatrice (issu de Emanzipatrice + Matrice), de fa- dans famillionàr (-on et -âr sont des suffixes), de melan- et de -k dans Melancholik, de Hofmar- et de -k dans Hofmarschalk, de gha- dans ghaselig (issu de Ghasel + selig ; -ig est un suffixe), etc.

Or, aucun autre type de formation de mots ne conduit à de telles formes bizarres, et on soulignera une fois de plus que le mot-valise a quelque chose de bâtard. 2.2.4.

"Exkurs" sur la récursivité"^

C'est aussi pour une autre raison que nous renvoyons au "kénanorphème" de Stuchlik (1964). Ce psychologue étudie diverses formes de discours pathologiques, et il présente entre autres les productions, écrites et illustrées, d'un malade mental, où la fusion d'abord de lexèmes simples, ensuite celle des produits de la première fusion et ainsi de suite, conduit rapidement à ce que l'on considérerait caime des kéncmorphèmes purs... si l'on n'était pas aidé justement dans l'interprétation par les dessins du malade (cf. illustrations pages suivantes). Ces fusions ne relèvent pas du type "classique" du mot-valise (avec segment homophone), mais de celui qu'on obtient par troncation. Ce qui nous intéresse en particulier, c'est qu'en théorie rien n'interdit que le procès de fusion puisse être répété, qu'on puisse ainsi créer des mots-valises de deuxième, troisième,n-iême ordre.

50

Nous en traitons à part parce que le corpus heinéen ne comporte pas d'occurrences correspondant à ce phénomène.

79

/Sr d íD/ ^- _

i if W

A \ N > (OJ " C S

FUCHS

ICWLUN2EL

SCHLUPF

PFEÄI»

/

¿F

^

^T

a ft

FUCMCHLUPFZE.

J

Mß'

M UHLTTPFZEZO

HLCUSLHLTFPFZETL

SIM.UPFL

PFLANZE

*

KHUfPFMmS

4KM

f*l

(Reproduction empruntée à Stuchlik, 1964:471)

(Reproduction empruntée à Stuchlik et Bobon, 1960:532)

81 Le corpus heinéen n'en contient pas, mais il suffit de s'inspirer de ces productions pour en construire. Et encore nous choisirons, pour les besoins de la démonstration, le cas le plus simple, celui où le segment hcmophone est un lexème et où chacun des constituants est un composé lexicalisé. Voici comment on peut imaginer la production d'un mot-valise de troisième ordre : Katzenjammer mots-valises de premier ordre mots-valises de deuxieme ordre

Jammertal

Katzenjammertal

, ^ Jammertalsperre . .

^ -, ' Katzenjammertalsperre

mot-valise de ... . troisième ordre

Talsperre

Sperrmüll , ^ ^ Talsperrmull .

, ^, ••,, Jammertalsperrmull ,

\ , ' ..,, Katzenjammertalsperrmull

Cette tentative n'est pas un jeu gratuit : elle montre que la formation du mot-valise est, en principe, un procédé récursif. W. Henzen (1957:255) donne d'ailleurs un exemple de mot-valise de deuxième ordre (même s'il ne l'analyse pas én ces termes) : schaumweingeistreieh, issu de Sohaumwein ('vin mousseux') + Weingeist ('alcool de vinaigre') + geistreich ('spirituel'). Et on peut en former d'autres à l'appel : Flitterwochenendlösung (Flitterwochen + Wochenende + Endlösung) Hakenkreuzzugführer (Hakenkreuz + Kreuzzug + Zugführer) Wortspielhölleneifer (Wortspiel + Spielhölle + Höllenelfer) famillionärrisch (familiär + Millionär + närrisch) Turngemeinplatzbombe (Turnplatz + Gemeinplatz + Platzbombe) Laufmaschenbahnbrecher (Laufmaschen + Laufbahn + Bahnbrecher) Sans doute, ici ccmme ailleurs, des phénomènes de performance viendront-ils bloquer assez rapidement les effets de la récursivité. Saura-t-on reconnaître par exemple dans Safarisikomikadomino un mot-valise de quatrième ordre, construit à partir de Safari + Risiko + Komik + Mikado + Domino ??? Cette limitation empirique n'enlève cependant rien à l'intérêt du principe récursif en soi : c'est en quelque sorte en répétant l'irrégularité foncière de sa formation (cf. l'opération d'imbrication) que le mot-valise simule l'essence même de la régularité.

3.

Bilan de l'analyse formelle

Après ce parcours où nous avons cerné un à un les mécanismes formels à l'oeuvre dans les mots-valises de Heine, il est temps de "faire les comptes", littéralement : se représenter toute cette sarme de manipulations investies dans les

82

mots-valises ; les évaluer les unes par rapport aux autres ; déterminer si elles sont cumulables ad libitum ; vérifier si, au plan formel, se manifestent des constantes structurales donnant à l'un des constituants de base une position de dcminance sur l'autre. D'abord quelques remarques globales à propos des trois paramètres d'analyse que nous avons retenus. — Les types d'imbrication : les deux constituants du mot-valise heinéen disposent d'au moins un segment homophone. Le type "segment homophone en position médiane" et le type "contenu dans" sont de très loin les plus fréquents. Cependant, si le type d'imbrication caractérise le mot-valise, il n'est pas pertinent pour la quantité d'irrégularités qu'il contient. — Les identités fallacieuses : nous ncnmons ainsi le statut double, instauré par le jeu, de deux objets linguistiques dont la différence (en langue) cède partiellement la place à la simulation d'une identité. Parmi ces identités fallacieuses, c'est sans nul doute la manipulation phonique qui est d'un poids plus déterminant que les autres manipulations — autre façon de confirmer le primat de la phonie dans la forme du mot-valise ! Ainsi est-il presque toujours juste de dire : si je n'ai pas d'irrégularités phoniques, c'est qu'il existe une autre irrégularité ou qu'il s'agit d'une structure ambiguë (cf. mot-valise/ composé). — Les réanalyses fallacieuses : nous nctnmons ainsi le fait que l'un ou les deux constituants du mot-valise se trouvent, par le biais de la fusion, analysés indûment en segments, alors que le niveau de coupe impliqué ne le permet pas. Le "poids" de ces réanalyses fallacieuses est comparable à celui des irrégularités phoniques, de sorte qu'on peut dire également : si je n'ai pas de réanalyse fallacieuse, c'est qu'il existe une autre irrégularité ou qu'il s'agit d'une structure ambiguë. 3.1.

Seuils minimaux d'irrégularités

De ces considérations découle une règle minimale pour la formation des motsvalises : Pour qu'un mot-valise puisse être identifié comme tel, et de façon formellement univoque, il faut la trace d'au moins une irrégularité (autre que celle de l'imbrication)^.

51

Pour les mots-valises sans segment homophone, c'est le phénomène de troncation qui représente l'irrégularité "en plus".

83

N'ont ainsi qu'une seule irrégularité les occurrences suivantes : — une seule identité fallacieuse phonique : Bourreaukratie, mütig, erschießlich graphique : einsaitig

Sterbeküssen,

Hirsebreiheit,

zebräiscb,

wankel-

— une seule réanalyse fallacieuse (Nous indiquons entre parenthèses le constituant mal coupé) 'Katzenjammergeheul (Katzen-jammer),Sommernachtshochzeitstraum (Sommernachtstraum) , Stiefvaterländchen (Vater-land), Turngemeinplatz (Gemein-platz), Wahlfleckenverwandtschaft (Wahl-verwandtschaft), heuschrecklich (Heuschrecke) , Relegationsräte (Re-legation), Verhofräterei (Ver-räterei), Primadonna (Pri-madonna), ghaselig (Gha-sel), Somnambülericht (somnam-bul).

Avec ce type d'exemples, on tient donc le niveau formel nécessaire et suffisant du mot-valise : présence, outre le mécanisme de l'imbrication, d'une seule irrégularité (de quelque nature qu'elle soit). Ce seuil minimal constitue dans notre corpus heinéen presque un tiers des occurrences — ce qui souligne de nouveau la tendance du mot-valise à limiter le cumul d'irrégularités. 52 La tendance est la même dans des corpus non-heineens . 3.2.

Seuils maximaux d'irrégularités

Nous allons, à partir de ce seuil minimal, nous demander maintenant quels sont les différents types de cumul d'irrégularités, et s'il est possible de formuler un seuil de cumul maximal. Ces cumuls peuvent se faire soit à l'intérieur de l'une de nos deux classes d'irrégularités (identités et réanalyses fallacieuses = I.F., R.F.), soit en les combinant. Ce n'est d'ailleurs pas le fait en soi que les irrégularités relèvent des deux classes qui est un indice de la ccmplexité. Ainsi œristokrätzig ne comporte aucune réanalyse fallacieuse, mais est un cumul complexe parce qu'il comporte plusieurs identités fallacieuses (3 identités fallacieuses phoniques et une identité fallacieuse catégorielle : suffixe/mot plein). C'est donc uniquement le ncmbre d'irrégularités cumulées qui est pertinent pour la ccmplexité. 52

Une seule I.F. ; all. lachdienlich (sachdienlich + lach (en)) , Gunstkritiker (Kunstkritiker + Gunst) ; fr. tauromagie (tauromachie + magie), bidingue (bilingue + dingue). Une seule R.F. ; all. Äpfelkernreaktor (Apfelkern + Kernreaktor), Negerstammtisch (Negerstamm + Stammtisch) ,- fr. ratatouiller (ratatouille + touiller), épouvantard (épouvante + vantard), sentimenteur (sentiment + menteur).

84 — cumul de deux irrégularités : Dummerjahn : I.F. graphique (-ian/Jahn) et I.F. catégorielle (suffixe/nom propre) Emanzimatrice : I.F. phonique et 1 R.F. (Emanzi-patrice) Guizotine : 1 I.F. phonique, 1 R.F. (Guillot-ine) Katzenjammertal : 2 R.F. de composés lexicalisés Gro&muttersprache : 2 R.F. de composés lexicalisés pDrastisch : 1 I.F. épellation/chaîne, 1 R.F. (d-rastisch) spottwohlfeiler Preis : 2 R.F. de composés lexicalisés : Spottpreis, wohlfeiler Preis Ukasuisten : 2 R.F. (U-kas, Kas-uisten) Venus Urinia : 1 I.F. phonique, 1 R.F. d'un nom propre (Venus Uran-ia) Waisenkinder des Ruhms : 2 R.F. de formations lexicalisées Antipodex : 1 I.F. phonique, 1 R.F. (Pode-x)

— cumul de trois irrégularités : Hofmar schälkchen : 1 I.F. phonique, 2 R.F. (Hofmar-schall, Schal-k) Justemillionär : 1 I.F. phonique, 2 R.F. Doktrinärrin : 1 I.F. phonique, 1 I.F. catégorielle (mot-racine/suffixe), 1 R.F. Pensio-närrin : même analyse que Doktrinärrin Millionarr : 1 I.F. phonique, 1 I.F. catégorielle (mot-racine/suffixe), 1 R.F. (Millio-när) Homeriden : 3 I.F. phoniques

— cumul de quatre irrégularités : aristokrätzig : 3 I.F. phoniques, 1 I.F. catégorielle (mot-racine/suffixe) Philantröpfchen : 2 I.F. phoniques, 2 R.F. (Rot-käppchen, Kop-f) rattenkahl : issu de rattenkahl et radikal ; 3 I.F. phoniques et 1 R.F. (radi-kal) maulhängkolisch, issu de Maulhäng- et melancholisch ; 3 I.F. phoniques et 1 R.F. (melan-cholisch)

— cumul de cinq irrégularités : Melancholik : 3 I.F. phoniques, 2 R.F. (Melan-cholie, Koli-k) Diarrhetikus : 4 I.F. phoniques, 1 R.F. Philozopf : 3 I.F. phoniques, 1 R.F. catégorielle (suffixe -soph/N-Zopf) ; 1 R.F. (Zo-pf) .

On l'aura compris : à mesure que le natibre d'irrégularités augmente, on trouve de moins en moins d'occurrences. Un corpus assez considérable de motsvalises non-heinéens confirme cette observation ; la grande masse des occurrences canporte une ou deux irrégularités, quelques-unes en comportent trois ou quatre, aucune n'en ccmporte plus de quatre : allemand : avec 3 : Bilanzknecht (Bilanz + Landsknecht), Fußballetristik tristik) , Fritzkrieg (Blitzkrieg + Fritz), Lavendeltreppe deltreppe) avec 4 : kotzequent

(konsequent + kotz-)

(Fußball + Belle(Lavendel + Wen-

85

français : avec 3 : suicidérurgie (suicide + sidérurgie), iphygiénigue (Iphigénie + hygiénique) , sexciproque (sex + réciproque), Coloradeau de la Méduse (Coloradeau + radeau de la Méduse), autobiogriffures (autobiographie + griffures).

Cependant, tous ces comptages en vue de trouver un seuil d'irrégularités infranchissable ont quelque chose de trompeur. D'une part, la limite attestée jusqu'à présent de 5 irrégularités sera rapidement dépassée dès lors qu'on analysera des occurrences de 2e ou de 3e ordre (cf. le principe de récursivité !). Ainsi, l'exonple construit de DiarrhetikuR (TheoretUcus + Diarrhoe + Kuiî) comporte 8 irrégularités formelles. D'autre part, la complexité d'un motvalise ne se mesure pas exclusivement à ses irrégularités formelles. On verra plus loin que des paramètres contextuels peuvent contribuer à sa lisibilité et ainsi compenser la monstruosité de la forme. Enfin, la ccmplexité des motsvalises varie selon les types de discours dans lesquels ils sont impliqués. Schématiquement, on peut dire que les discours qui visent un effet ccmmunicatif inmédiat (publicité, discours politique, slogans et titres de presse) réclament des mots-valises relativement transparents, c'est-à-dire avec un nombre relativement restreint d'irrégularités. En revanche, des discours qui ne visent pas cet objectif (récits de rêves, lapsus ou certains discours littéraires corme ceux de Carroll ou de Joyce) peuvent comporter des mots-valises dont la ccmplexité frise l'opacité. Par conséquent, autant le seuil minimal d'irrégularités est net, autant le seuil maximal paraît peu assignable ; il dépend en effet des limites mouvantes de la performance. Il nous reste un mot à dire sur l'usage du mot "cumul" que nous avons choisi délibérément pour désigner la co-présence de plusieurs irrégularités. Il n'existe en effet aucun ordre, aucune hiérarchie généralisables dans la manière dont ces irrégularités peuvent se combiner. Tout se passe ccmne s'il existait une sorte de boule comportant tous les types d'irrégularités. Ces dernières y circuleraient librement, sans rapport de force, d'incompatibilité, de priorité ou d'exclusivité entre elles, jusqu'au marient où, en fonction de critères "extérieurs" (la forme de deux lexèmes appelés à fusionner), certaines sont conviées à "sortir". Alors, celles-ci formeraient une "mini-boule" d'irrégularités qui donne corps au mot-valise. Certes, tout cela n'est que métaphore. Mais elle traduit un phénomène fondamental dans la constitution des mots-valises : il n'existe aucun ordre interne qui préside à ces irrégularités.

86

Une dernière question à propos de ces irrégularités. Quel modèle linguistique faudrait-il prévoir pour rendre compte de la formation des mots-valises ? Question redoutable quand on sait que les modèles existants excluent l'irrégularité, puisqu'ils servent à engendrer toutes les phrases grarmaticales et rien que les phrases grarmaticales. Si la "Wortbildung" est partie intégrante d'une grairmaire, elle est nécessairement confrontée à ces formations irrégulières, mais parfaitement douées de sens que sont les mots-valises. En outre, le problème d'intégration dans un modèle granmatical n'est pas une question isolée — le luxe que demanderait à la théorie linguistique un littéraire amoureux des bizarreries de la langue... On se souvient en effet que J. J. Katz a soulevé dès 1964 un problème similaire : contient rendre ccmpte de ces "semi-sentences" faites d'un mélange de grammaticalité et d1agrammaticalité et dont le sens, pourtant, n'échappe à personne ? Et Katz a souligné également que tout locuteur a, face à 11agranma53 ticalité, le souvenir de la règle, du moins sous forme de savoir intériorisé Dans le cas des mots-valises, cet aspect est encore plus prégnant : ce que nous avons appelé "fallacieux" dans les irrégularités était justement le principe qu'il faut poser à la fois l'identité simulée et la différence de principe, la fausse coupe effective et la bonne coupe de la grammaire. Par conséquent, ne pourrait-il y avoir un modèle linguistique faisant place à des irrégularités, semi-sentences, ambiguïtés non annulables, valeurs indécidables, etc. — étant entendu qu'il faudra sans doute fixer un seuil d'équilibre entre le régulier et 1'irrégulier, entre l'ordre et le chaos, entre la règle et le monstre ??? 3.3.

Problèmes de dcminance formelle des constituants

Cette question du rapport de force entre la règle et le monstre se pose également à propos d'une question cruciale du mot-valise : y a-t-il ou non dcminance formelle de l'un des deux constituants sur l'autre ? Existe-t-il un modèle structural définissant le rapport de l'un à l'autre ? Nous envisagerons ce problème en fonction de différents critères qui pourraient entrer en ligne de ccmpte.

53

D. François (1966:33), dans son analyse des contrepèteries, va dans le même sens lorsqu'elle dit : "On peut alors considérer que l'analyse de tout usage marginal — ludique, stylistique, pathologique... — d o i t constamment se référer à celle de l'usage principal et peut être révélatrice, seraitce 'en négatif', de ce dernier".

87

3.3.1. Appartenance à une catégorie grammaticale Tout mot-valise apparaissant en contexte relève d'une catégorie grammaticale. Lorsque les deux constituants ne ressortissent pas à la même catégorie, comme par exemple einsaitig (ADJ + N), c'est le constituant le plus à droite sur la chaîne du mot-valise qui lui assigne son appartenance catégorielle. Et cette règle vaut également pour les mots-valises français. Pudibondieuseries (pudibond + bondieuseries) est un N, éléphantaisiste (éléphant + fantaisiste) est un ADJ, etc. Cette régularité concernant la catégorie grammaticale peut être considérée corme un garde-fou : elle est l'unique garant de l'insertion "naturelle" des mots-valises dans irne suite phrastique. Mais il s'agit là plutôt d'une daninance externe, celle que l'un des deux constituants exerce par rapport au contexte dont le mot-valise fait partie. Or existe-t-il une dcminance interne ? 3.3.2. La configuration "contenu dans" Nous avons vu que, dans tous les exemples relevant de ce type, le constituant englobant fournit le "pattern" général du mot-valise. Il lui impose en particulier son schéma accentuel (par exemple Bourreaukratie). Pour tous ces cas, on pourrait donc considérer le constituant englobant ccmme dominant. Or il existe plusieurs cas qui contredisent une telle dcminance. Il y a en effet certains englobés qui imposent si fortement leurs marques à leur englobant respectif que celui-ci tend à s'effacer au profit de l'englobé : c'est le cas de Diarrhetikus (dont le "pattern" Theoretikus devient presque inexistant) , de Homeriden (qui pourrait être un simple dérivé de Homer, tant le "pattern" Hämorrhoiden est masqué), de Hugoist (derrière lequel on a bien du mal à retrouver Egoist). Mais, même abstraction faite de ces quelques problèmes spécifiques de la configuration "contenu dans", cette dernière n'est nullement représentative. Corment en effet définir le constituant déminant dans les autres configurations, notanment celui du type médian qui, intuitivement, semble d'ailleurs suggérer plutôt une structure formelle bicéphale qu'une structure hiérarchisée ? 3.3.3. La valeur informative du segment initial Si l'on reporte sur la chaîne du mot-valise la ou les démarcations du segment homophone, cette chaîne est coupée en deux ou trois (rarement quatre) segments. Or, dans certains cas, le segment initial est tel qu'on pourrait lui appliquer un raisonnement de la théorie de l'information. En effet, étant donné que l'in-

88

formation d'un segment est inversement proportionnelle à sa probabilité d'apparition, la rareté d'apparition de certains segments permet de conclure à l'importance de leur valeur informative. Par extension, on peut dire : chaque fois que l'on dispose du segment initial d'un lexème rare, on restitue sans mal la suite du mot impliqué. Autrement dit, dans le cas du mot-valise, on identifie ainsi sans mal le constituant A. C'est ainsi que le segment initial aristo- de aristokràtzig permet de restituer aristokratisah. Il en va de même

pour : Melan(cholie) dans Melancholik Pensio (nârin) dans Pensio-nàrrin Doktri (nârin) dans Doktrinârrin revolutio (nâr) dans revolutionârrisch Philo (soph) dans Philozopf Emanzi(patrice) dans Emanzimatrice konfis(zier) dans konfiszierlich

Est-ce un hasard s'il s'agit dans ces exemples exclusivement de débuts de mots étrangers, dont la valeur d'information est toujours quelque peu supérieure à celle du stock allemand ? Toujours est-il que tous ces débuts de mots permettent de prédire une suite probable — même si celle-ci est estropiée par l'intrusion d'un autre mot. Par conséquent, le début intact de ces mots évoque inmédiatement la séquence intégrale d'un constituant qui, de ce seul fait, pourrait bien occuper une position de dominance. Mais ce critère aussi, même s'il paraît pertinent, ne couvre qu'une partie relativement restreinte des cas. 3.3.4. Bilan de la dcminance formelle Nous avons tenté de savoir si les mots-valises possèdent une dcminance structurale homogène (telle que les composés, qui ont la structure déterminant/ déterminé). Or, à part le critère de la catégorie granmaticale, que nous avons justanent qualifié de "garde-fou", tous les autres critères sont soit partiels, soit falsifiables. Nous avons parlé plus haut de l'équilibre précaire entre l'ordre et le chaos : en matière de dcminance structurale, c'est le chaos qui revient au galop ! Cette absence de schéma structural est d'ailleurs une des raisons principales pour lesquelles le mot-valise ne peut accéder au statut d'un type remarquable de la "Wortbildung". 3.4.

Conclusion

Ici prend fin ce parcours de l'analyse formelle des mots-valises. Nous avons voulu montrer que le mot-valise est tout autre chose que la fusion fortuite de

89

deux mots existants. Nous avons souligné en effet que certains phénomènes (par exemple la pause articulatoire) constituaient des obstacles absolus à la formation des mots-valises et que, même ces obstacles une fois écartés, il fallait respecter un certain ncmbre de "règles" en dehors desquelles il est exclu de former des mots-valises (ainsi : l'existence d'au moins une irrégularité formelle) . Il apparaît ainsi que même ce bâtard qu'est le mot-valise est soumis à des contraintes précises, et nos conclusions confirment après argumentation ce que A. Finkielkraut (1981) a remarqué intuitivement, à savoir qu'il existe "des hybridations impossibles". A l'existence de ces contraintes s'oppose cependant une absence quasitotale de modèle structural qui conférerait à l'un ou à l'autre des constituants une daminance formelle. Aucune structure formelle interne n'est là pour établir un rapport de force. C'est dans ce jeu à la fois contraint et dé-réglé que nous tenions à inscrire la réalité formelle du mot-valise. Pris entre, d'une part, l'irrégularité, la perturbation, le désordre, la monstruosité, la bâtardise et, d'autre part, la règle, l'ordre, la naturalité, la conformité, le mot-valise s'inscrit par définition dans un équilibre formel précaire. Valse de l'ordre et du chaos. Chassez la règle, elle revient au galop...

DEUXIEME PARTIE : IDENTIFICATION, SENS ET FONCTION DES MOTSVALISES DE HEINE

Dans la partie qui précède, nous avons tenté de décrire les mécanismes qui interviennent lors de l'analyse formelle des mots-valises de Heine. Pour ce faire, nous avons, d'une part, exclu tout phénomène ayant trait au processus de compréhension et, d'autre part, fait carme si la connaissance des constituants s'imposait à l'évidence. Or, si les mots-valises sont, catime les autres signes linguistiques, des couples forme/sens, il est clair que tout ce qui concerne 1'élucidation du sens reste à faire. De même, si l'on choisit tel A et tel B comité constituants.de tel mot-valise, on doit être en mesure de formuler les raisons de ce choix. Dans ce qui suit, nous nous placerons délibérément dans la perspective du lecteur — lecteur qui lit des mots-valises dans des textes, lecteur dont nous supposais qu'en dépit des ccmplexités formelles mises à jour précédemment, il comprend quelque chose à ces formations bizarres. Une première observation frappante : les mots-valises, du moins ceux de Heine1, se caractérisent majoritairement par une sorte de transparence sémantique, par une évidence presque "naturelle". En tout cas, le flux de la lecture ne paraît en rien gêné par la rencontre d'éléments qui seraient tout à fait opaques. C'est du moins ce qui résulte de notre lecture personnelle. Tout se passe comme s'il existait une contradiction entre, d'une part, les multiples dérèglements de la forme et, d'autre part, l'apparence de "naturel" du sens.Et si c'était justement cette tension interne entre le "perturbé" et le "naturel" qui constitue la principale condition d'existence des mots-valises de Heine ?

1. Identification des constituants

2

Dans le cas de Heine l'impression d'avoir affaire à un mot-valise et le repé-

1

Cette restriction est d'importance : les mots-valises de James Joyce ou d'Arno Schmidt par exemple se comportent tout à fait différemment à cet égard.

2

C'est pour éviter de nous situer dans des cadres linguistiques précis que nous avons préféré le terme d'identification des constituants à ceux de

91 rage des constituants respectifs ont été pour nous, lectrice des textes de Heine, quasiment simultanés, et ce malgré la complexité des imbrications ou des ambiguïtés structurales évoquées plus haut. Autrement dit, chez Heine, les constituants de mots-valises apparaissent pratiquement comme des données immédiatement observables, qui se présentent d'ailleurs systématiquement au nombre de deux . Or d'où vient la facilité avec laquelle on "retrouve" les deux constituants ? Existe-t-il des paramètres qui peuvent la justifier, l'expliquer ? Comment se fait,il que, dans un produit issu de plusieurs mécanisnes irréguliers (superposition de deux segments quasi-honophones, identités et réanalyses fallacieuses), on arrive spontanément à récupérer les éléments constitutifs ? — Le terne que nous venons de souligner peut faire penser à l'une des contraintes de la grammaire générative : le

principe de "recoverability" (cf. Chomsky 1965:145"),

selon le-

quel on ne peut effacer un élément que s'il est explicitement mentionné ailleurs dans l'indice structural. Une autre formulation de ce principe pourrait bien être celle-ci : si l'on "récupère" certains éléments, c'est qu'ils figurent déjà quelque part. Cette règle générale sur la récupérabilité d'éléments effacés, mê4 me si elle est liee a une theorie linguistique particulière , pourrait bien,fûtce par analogie, être mise à profit pour notre propos. Elle conduirait alors à l'hypothèse suivante : puisqu'on récupère ainsi sans problàne les constituants du mot-valise, il faut supposer l'existence d'éléments dans lesquels ces constituants ont laissé des traces qui fonctionnent ensuite comte indices. En vue de guider la recherche de tels indices, nous admettons d'emblée qu'ils peuvent se situer au sein même du mot-valise ou en dehors de lui, et nous distinguons respectivement des indices internes et des indices externes. Il va de soi que les deux types d'indices peuvent être coprésents dans le procès d'identification d'un constituant. décodage (qui réfère à la théorie de l'information) ou de reconnaissance (qui pourrait référer au couple production/reconnaissance dans la théorie de A. Culioli). Il n'y a toutefois pas de lien direct entre ce que nous appelons ici "identification" et les "identités (fallacieuses)" dont nous traitions précédemment... à ceci près que toute analyse de la langue — comme forme et comme sens — consiste à isoler des identités. 3

C'est tout à fait différent chez Joyce, où la discrimination des constituants est obscurcie par le mélange de plusieurs langues (vivantes ou mortes !), et où le nombre de constituants est souvent indéterminable.

4

Notons que d'autres théories rencontrent le même problème qui, au sens large, est celui de l'ellipse. Un cas très concret — et en fait très proche du mot-valise — est celui des tricomposés allemands elliptiques analysés par Tesnière 1947.

92

Résumons-nous : nous partons de 1'idée que 11 identification spontanée des constituants des mots-valises n'est ni le fait d'un heureux hasard, ni d'un miracle herméneutique. Bien au contraire : elle est reconstituable par une démarche de type archéologique, qui consiste à aller à la recherche d'éléments-indices intervenant dans le procès de lecture carme autant de signes particuliers de l'identité d'un constituant. Nous ajouterais l'hypothèse suivante : le cumul d'indices identificateurs peut venir "conpenser" certains aspects problématiques de l'analyse formelle ; au manque de traces formelles (cf. Primadonna) de même qu'au cumul "périlleux" d'irrégularités formelles (cf. Diarrhetikus) viendra s'ajouter un groupe d'agents identificateurs, de sorte que même les cas formellement extrêmes peuvent être reconnus conme mots-valises. 1.1.

Indices internes d'identification

Seront considérés comme "indices internes" ceux pour lesquels aucun recours au contexte n'est nécessaire, ceux que l'on trouve au sein même du mot à analyser. Nous proposons trois types d'indices internes : 1.1.1. Caractère usuel des constituants Soit le stock lexical, entendu conme "l'ensemble des mots au moyen desquels les membres d'une communauté linguistique ccfimuniquent entre eux" (Wagner 1967:17). On peut alors faire l'hypothèse suivante : les constituants d'un mot-valise seront d'autant plus faciles à identifier qu'ils font partie du stock lexical usuel ou, du moins, que chacun d'entre eux est tel que son signifiant permette, sans recours au contexte, l'assignation d'un signifié. , On sait que le lexique se compose de lexèmes simples et de lexèmes complexes. Tous les lexèmes simples sont en principe emmagasinés dans le stock lexical d'une cctnmunauté linguistique donnée. Par conséquent, si notre hypothèse est juste, tout lexème simple imbriqué sans altérations phoniques dans un mot-valise doit être relativement facile à identifier. Le corpus heinéen confirme ce paramètre : Saite (dans einsaitig) , schiefi- (dans erschiefilich) , Ghasel (ghaselig), Schalk (Hofmarschâlkchen), Kamel (Kamehleon), Narr (Millionarr), Tropf (Philantrôpfchen) , Zopf {Philozopf) , wackel- (wackelmiitig) , Hut (Wiinschelhùtchm), Zébra (zebràisch), Affe (affenteuerlich).

Quant aux lexèmes complexes (dérivés ou conposés), ils peuvent être plus ou moins fortement inscrits dans le stock lexical. Notre hypothèse est qu'un lexème complexe a d'autant plus de chances de devenir constituant de mot-valise que son sens est fortement inscrit dans la mémoire des locuteurs. Dans cette perspective, on peut établir une échelle de lexèmes complexes qui commence par la

93 classe dont le sens est totalement figé, et qui descend jusqu'à la classe des formations ad hoc dont le sens n'a qu'une consistance éphémère. 1) Les formations complexes lexicalisées (ccmposés ou dérivés) : elles sont partie intégrante du stock lexical au même titre que les lexèmes non

complexes.

Avec des degrés de lexicalisation variables, relèvent de cette classe les constituants suivants du corpus heinéen : Branntwein (dans branntweinberauscht), Katzenjammer et Jammertal (Katzenjammer tal) , Heuschrecke (heuschrecklich)¡Gemeinplatz (Turngemeinplätze),Großmutter , Muttersprache (Großmuttersprache) , Wahlverwandtschaft (Wahlfleckenverwandtschaft) . Nous intégrons à cette classe les noms propres et assimilés : Guizot, Guillotin (Guizotine) , Homer (Homeriden), Hugo (Hugoist), Jahn (Dummerjahn) et, par extension, Rotkäppchen (Rotköpfchen) , Sommernachtstraum (Sommernachtshochzeitstraum) . 2) Les formations complexes usuelles : leur sens est calculable à partir des signifiés des constituants ; leur forme correspond à un type de formation courant; leur fréquence d'emploi leur vaut en général de figurer dans les dictionnaires. Relèvent de ce type les constituants de mots-valises suivants : angestammt (angestammelt), Dichtertum (Dichtermärtyrtum), ersprießlich (erschießlich), selig (ghaselig), schrecklich (heuschrecklich), Freiheit (Hirsebreiheit), Hofmarschall (Hofmarschälkchen), Millionär (Millionarr, famillionär), Pensionärin (Pensio-närrin ), Legationsrat (Relegationsrat), revolutionär (revolutionärrisch), Kasuist (Ukasuist), Hofrat ( Verhofräterei ), Bühnendichter (Weltbühnendichter), hebräisch (zebräisch) . 3) Les formations complexes non usuelles, mais qui correspondent à un type de formation courant et dont le sens peut être restitué sans recours au contexte, qui sont donc régulières et relativement familières, sans figurer pour autant dans le dictionnaire. Relèvent de ce type les constituants des mots-valises suivants : weinberauscht (branntweinberauscht), Geisterkönig, Königskrone (Geisterkönigskrone), Hirsebrei (Hirsebreiheit), Jammergeheul (Katzenjammergeheul ), Zimmerstille (Kindbettzimmerstille), Musenwitwe, Witwensitz (Musenwitwensitz), Fleischlichkeit (Rauchfleischlichkeiten), Hochzeitstraum (Sommernachtshochzeitstraum ), , Turnplatz (Turngemeinplatz). 5 4) Les formations complexes occasionnelles, éphémères

: elles correspondent à

un type de formation régulière, ou à des formations par analogie, mais leur sens 5

C'est ce que la littérature allemande correspondante appelle "ad hoc-Bildungen" et, plus précisément, ce que Downing (1977) appelle "deictic compounds'.'

94 n'est pas accessible sans recours au contexte (linguistique et/ou extralinguistique) . Ainsi par exemple dans l'allemand d'aujourd'hui : Kanzlerräson (raison du chancelier ; formé par analogie à Staatsräson) ,AtomStrauß (le Strauß des centrales nucléaires), Atomspatzen (des moineaux au plumage blanc autour des centrales nucléaires), Zinsburg (immeuble locatif); (tous empruntés à Wildgen 1981 ) ; Bonn-Macher (défenseur de Bonn comme capitale de la R.F.A.), Gehschein (permis de marcher ; formé par analogie à Führerschein), Ampelschlaf (moment d'inattention pendant le feu rouge), Selbstdreher (du tabac avec lequel on roule les cigarettes soi-même), Kopfnoten (partie congrue de texte d'une page où abondent les notes = Fußnoten) ; (tous ces exemples nous ont été communiqués par F. Holst, Cologne). A propos de ces formations canplexes occasionnelles, une observation s'impose : aucun constituant des mots-valises attestés (chez Heine ou ailleurs) ne relève de ce type. Nous avons essayé nous-même de former des mots-valises dont l'un des constituants serait un lexème complexe occasionnel : Atom-Strauß + Blumenstrauß Atomspatzen + Spatzennest Zinsburg + Burgfräulein

> > >

? Atomblumenstrauß ? Atomspatzennest ? Zinsburgfräulein

Aucun des "produits" ne nous semble identifiable comme mot-valise. A plus forte raison, la fusion de deux formations occasionnelles paraît problématique : Schuldenkanzler (appliqué à Helmut Schmidt) + Kanzlerräson ? ? Schuldenkanzlerräson Atomspatzen + Spatzen tränen (formé par analogie à Krokodilstränen) ? Atomspatzen tränen

>

Ces résultats confirment par la négative notre hypothèse de départ : les constituants de mots-valises doivent (autant que possible) faire partie du stock lexical usuel. Certes, il ne s'agit là que d'une règle tendancielle. Mais pour qu'elle puisse être transgressée, il faut que le sens d'éventuels constituants ad hoc soit complètement élucidé par le contexte. Nous avons jusqu'à présent laissé de côté un autre aspect du lexique : sa dimension historique et sociale. Or, le degré de "familiarité" d'un lexème dépend également de ces aspects. Historiquement, la fréquence d'emploi peut être soumise à des variations. Ainsi avons-nous hésité quant au caractère usuel de certains lexànes. C'est seulement la consultation d'un dictionnaire d'époque — en l'occurrence le Deutsches Wörterbuch de Grimm — qui a pu parer à nos incertitudes de lecteur d'aujourd'hui. Se sont donc révélés usuels les lexànes suivants : Dunmerian, krätzig (au sens de : 'atteint de gale'), Sterbekissen ('le chevet de mort'), Maulhänger ('der das Maul hängen läßt'

; 'verdrießlich',

'verstimmt'),Relegation ('renvoi de l'université'), Spottpreis (dont nous ne savions pas s'il était lexicalisé à l'époque de Heine), eigentümlich (attesté avec

95 le sens 'propre à', mais aussi déjà ccmme 'singulier, étrange'). L'exemple le plus patent de cette prise en ccmpte du facteur historique s'est présenté avec l'analyse de Leichenbittermiene. Nous avons en effet considéré initialement cette occurrence- comme un mot-valise issu de la fusion de Leichenbitter (formation lexicalisée : 'celui qui, autrefois, dans les villages, annonçait les décès et invitait à assister à l'enterrement') et de Bittermiene 'grise mine'. Or, la consultation des dictionnaires révèle cette analyse ccmme erronée : la fonction sociale du Leichenbitter

s'étant perdue depuis longtemps,

la formation Leichenbittermiene s'est totalement lexicalisée avec le sens de 'ernste, traurige Miene', et n'est donc plus à considérer

ccmme cette création

spontanée qu'est le mot-valise. Il n'en reste pas moins que nous, lecteur d'aujourd'hui, ne disposions pas de cette unité dans notre stock lexical... Quant à la dimension sociale (à l'intérieur d'une synchronie), elle détermine des vocabulaires particuliers, spécifiques de groupes ou d'individus, à l'intérieur de l'inventaire général du lexique. Ainsi, le fait du corpus littéraire, le fait également que Heine s'adressa de façon privilégiée au public cultivé de son époque, et enfin, l'installation de Heine en France expliquent sans nul doute le recours fréquent à des termes propres à cet univers de discours. 1.1.2.

Présence intégrale d'un constituant

Est considéré contre cas de "présence intégrale" tout constituant qui apparaît intact, non altéré au sein du mot-valise : il s'agit donc d'un constituant qui, graphiquement et phoniquement, apparaît dans le mot-valise sous la même forme que dans le stock lexical commun. L'apparition à tous égards fidèle d'un lexàne est un facteur considérable pour le processus d'identification. Ont ainsi une présence intégrale les constituants suivants (le mot-valise correspondant figure entre parenthèses) : stammelt (angestammelt), krätzig (aristokrätzig), Bourreau (Bourreaukratie), Millionär (famillionär), Guizot (Guizotine), Hirsebrei (Hirsebreiheit), Kamehl (Kamehleon), Narr (Millionarr), Witwensitz (Musenwi twensi tz), Närrin (Pensio-närrin), Zopf (Philozopf), Gemeinplätze (Tumgemeinplätze), Urin (Venus Urinia), Äffen (affenteuerlich), etc. Dans des cas relativement nombreux, on trouve même les deux constituants sous leur forme intégrale : Antipode, Podex (Antipodex) ; Branntwein, weinberauscht (branntweinberauscht) Erbeigentum, eigentümlich (erbeigentümlich) ; Ghasel, selig (ghaselig) ;

6

La Variante

(/u/y/) est une variante

combinatoire.

96 Heuschrecke, schrecklich7(heuschrecklich) ;Katzenjammer, Jammertal (Katzenjammertal) ; konfiszier-, zierlich (konfiszierlich) ; Primadonna, Madonna (Primadonna) ; Rauchfleisch, Fleischlichkeiten (Rauchfleischlichkeiten) ; Weltbühne, Bühnendichter (Weltbühnendichter), etc.

1.1.3.

Présence d 1 un "Fremdwort"

Ce critère s'appuie sur le caractère marqué que possèdent les "Fremdwörter" par rapport au lexique du fonds allemand ; les "Fremdwörter", même tronqués, sont de ce fait relativement faciles à identifier. Antipode, Podex (Antipodex) ; Bourreau, Bürokratie (Bourreaukratie) ; Diarrhöe, Theoretikus (Diarrhetikus) ; Emanzipatrice, Matrice (Emanzimatrice) ,Guizot, Guillotine (Guizotine) ; Philosoph (Philozopf) ; Chamäleon (Kamehleon) ; Melancholie, Kolik (Melancholik) ; Philantrop (Philantröpfchen) ; somnambul (Somnambülericht).

Ainsi, les traits lexicaux inhérents aux constituants entrent-ils en ligne de ccmpte dans la procédure d'identification. Ils peuvent même relativiser le poids des irrégularités formelles et ainsi garantir la lisibilité du mot-valise. C'est le cas par exemple pour Melancholik : le cumul d'irrégularités est "octnpensé" par des indices internes d'identification (les deux constituants sont des "Fremdwörter" usuels qui apparaissent de façon presque intacte dans le mot-valise) . 1.2.

Indices externes d'identification

Nous appelons "indices externes" tous ceux qui, au lieu de se situer au sein même du mot-valise, sont liés au contexte. Et celui-ci sera entendu au double sens du contexte linguistique et non-linguistique. Or, toute prise en considération de contexte est émineirment liée à l'activité de lecture, qui à son tour est indissociable d'un sujet-lecteur et de ses perceptions et associations personnelles. Cette précaution étant prise, cela n'implique en rien que des relations ainsi établies par un lecteur lisant avec sa subjectivité ne puissent être explicitées "après-coup". Autre précision : concernant le contexte linguistique, il s'agit toujours du contexte iimiédiat ou proche, qu'il soit intra- ou transphrastique. Remarque à propos d'un problème méthodologique : Contrairement à l'analyse formelle, nous tenons dans cette partie à traduire

7

L'élision du 'e1 de Heuschrecke freudig.

est une variante combinatoire

; cf. Freude —

97 les occurrences heinéennes présentées dans leur contexte . Or, la traduction se heurte ici à un obstacle général : les mots-valises sont une forme poussée des jeux sur la langue et impliquent souvent le matériau et les régularités d'une langue particulière. Par conséquent, dans la plupart des cas, la traduction du mot-valise est pratiquement impossible parce que les deux constituants n'ont pas, dans la langue d'arrivée, deux équivalents reliés également par homophonie (par exemple einseitig et Saite dans einsaitig par rapport au français unilatéral et corde). Plusieurs solutions sont envisageables : a) rendre le mot-valise par un autre type de jeu de mots ; ainsi par exemple unicordical pour einsaitig ; b) transformer légèrement le contexte dans la langue d'arrivée, de façon à rendre possible la formation d'un mot-valise ; c'est ce qu'on verra dans la traduction de einsaitig proposée ci-dessous qui, par l'introduction du verbe déblatérer, conduira au mot-valise uniblatéral (unilatéral + déblatérer). Dans la plupart des traductions, nous renoncerons cependant à ces manipulations (du reste souvent impossibles ou difficiles) et ferons apparaître à la place du mot-valise traduit une parenthèse dans laquelle on trouvera la traduction littérale des deux constituants. Seule exception à cet obstacle fondamental que rencontre la traduction : lorsque les deux constituants sont des "Fremdwörter" d'origine française, comme dans le cas de famillionär qui sera traduit par famillionnaire . 1.2.1.

Présence littérale d'un constituant

L'indice de loin le plus évident pour retrouver les constituants d'un mot-valise est leur apparition littérale dans le contexte. Dans de nombreux cas de notre corpus, le ou les constituants figurent dans le contexte-avant, de sorte que la mémoire du lecteur a pu les emmagasiner avant de rencontrer l'occurrence du motvalise. Dit inversement : lorsque le lecteur arrive à un mot-valise, il y a de fortes chances pour qu'il établisse une relation de reprise lexicale entre un segment de celui-ci et une occurrence lexicale rencontrée auparavant. Et cette relation s'établit encore plus sûrement quand le lexàne réapparaît dans le motvalise sous une forme non altérée, non tronquée. A quelques détails près, ce mécanisme est comparable à la forme la plus simple de l'anaphore qu'est la reprise lexicale. Dans les cas suivants, c'est l'un des deux constituants qui s'est manifesté sous sa forme littérale dans le contexte-avant du mot-valise : Saite comme constituant de einsaitig Voici le contexte-avant :

8

Nous proposons nos propres traductions. Celles qui existent, toutes du XIXe siècle, sont souvent imprécises et peu satisfaisantes pour notre objectif.

9

Pour le problème crucial de la traduction des jeux de mots, cf. Parisot 1971.

98 "Er (le poète Platen) dichtete, sozusagen, manchmal nur auf der G-Saite, und ärgerte sich, wenn das Publikum nicht klatschte. Wie alle Virtuosen, die solch einsaitiges Talent ausgebildet, strebte er nur nach Applaudissement ." (EIII:352)10 (traduction : Il déblatérait sa poésie, pour ainsi dire, sur une seule corde et se fâchait quand le public n'applaudissait pas. Comme tous les virtuoses qui ont ainsi développé un talent uniblatéral, les applaudissements furent sa seule aspiration.) Kamel ccmme constituant de Kamehleon. Il s'agit d'une occurrence qui ne figure que dans le matériau manuscrit,mais est supprimée dans le texte imprimé

(EVI:542) ; nous reproduisons le fragment

manuscrit appauvri de ses variantes ponctuelles ; outre l'hcmophonie propre au mot-valise, on y remarquera la proximité phonique entre Kamehleon et Napoléon : "(...) und Napoleon, welcher letzter auf einem Kamehl ritt — E s ist möglich daß Herr de la Martine ebenfalls auf einem Kamehl durch das Niltal gezogen, aber sicherlich hat er dort keine Schlacht geliefert, (...). Nein dieses Kamehleon war kein Napoleon." (traduction : (...) et Napoléon, qui voyageait sur un chameau — Il est possible que Monsieur de Lamartine ait traversé la vallée du Nil également sur un chameau, mais il n'y a sûrement pas livré de bataille, (...). Non, ce chaméléon n'était pas un Napoléon.) Narr comme constituant de Millionarr "Mancher Narr ist mir aber nicht bloß bares Geld, sondern ich habe das bare Geld, das ich aus ihm erschreiben kann, schon zu einem bestimmten Zwecke bestimmt. So z.B. für einen gewissen, wohlgespolsterten, dicken Millionarrn werde ich mir einen gewissen, wohlgespolsterten Stuhl anschaffen, den die Französinnen "chaise percée" nennen. Für seine dicke Millionärrin kaufe ich mir ein Pferd." (EIII:178) (traduction : Mais il y a plus d'un fou qui n'est pas pour moi simplement de l'argent comptant : l'argent que je peux en tirer en écrivant sur lui, je l'ai déjà destiné à un usage précis. C'est ainsi qu'avec un certain (millionnaire + fou) bien gras et rembourré je m'achèterai une certaine chaise bien rembourrée — les Françaises l'appellent "chaise percée". Et avec sa (millionnaire + folle), je m'achèterai un cheval.) Zopf^

comme constituant de Philozopf

"Des Kurfürsten Durchlaucht sind gescheit, Er liebt die gute, alte Zeit, Die Zeit der alten Katten, Die lange Zöpfe hatten (...)

10

Tout soulignement d'un mot à l'intérieur d'une citation est de nous.

11

Zopf fait ici allusion à la Zopfzeit : 'le temps des perruques', l'Ancien Régime.

99 0, gib du edler Philozopf O, gib uns frei den Hirsetopf". (EII:154) (traduction : Votre Excellence le Prince Electeur, vous êtes intelligent, Vous aimez le bon vieux temps, Le temps des vieilles chattes Qui avaient de longues nattes (...) Oh, rends-nous, noble (philosophe + natte), Rends-nous notre pot de bouillie). Figurent également dans le contexte-avant les constituants suivants : närrisch pour revolutionärrisch, Rotkäppchen pour Rotköpfchen, Hofrat pour Verhofräterei, Guillotine et Guizot pour Guizotine, Zebra et hebräisch pour zebräisch, Hugo et Egoist pour Hugoist. 1.2.2.

Présence du synonyme d'un constituant

Sans nous mêler aux débats théoriques liés à la notion de synonymie, nous présentons ici un exemple qui, nous semble-t-il, relève incontestablement de cette catégorie : celui où l'un des constituants du mot-valise est un "Fremdwort" qui apparaît dans le contexte-avant sous la forme de son équivalent allemand : Henker comme synonyme de Bourreau dans Bourreaukratie "(...), daß der Stützpunkt der bürgerlichen Gesellschaft der Henker sei ; doch die Reaktion blieb nicht aus, und von der Bourreaukratie des de Maistre springen sie über zum herbsten Kommunismus." (EVII:392) (traduction : (...), que 1'exécuteur des hautes oeuvres est le point d'appui de la société bourgeoise ; mais la réaction ne se fit pas attendre, et de la bourreaucratie d'un de Maistre ils sautent au communisme le plus radical.) 1.2.3.

Présence de l'antonyme d'un constituant

Nous considérons la relation d'antonymie avec la même précaution que celle de synonymie. En voici deux exemples : Praktikus ccttime antonyme de Theoretikus dans Diarrhetikus "Sie sind ganz das Gegenteil von mir (...) ; ich bin ein Praktikus, und Sie sind ein Diarrhetikus, kurz und gut, Sie sind ganz mein Antipodex." (EIII: 329) (traduction : Vous êtes tout à fait le contraire de moi (...) ; je suis un praticien, et vous êtes un diarrhjcjen, bref, vous êtes mon strict antipodepostérieur.) Notons que l'antonymie est ici explicitement annoncée par : "Sie sind ganz das Gegenteil von mir", de même que par le parallélisme de la structure syntaxique, et, enfin, elle est reprise dans le mot-valise Antipodex.

100

Demokrat comme antonyme de Aristokrat dans aristokrätzig "Die Neuen essen Schweinefleisch Zeigen sich widersetzig Sind Demokraten ; die Alten sind Vielmehr aristokrätzig. " (Ell:478) (traduction : Les nouveaux mangent du porc Se montrent oppositionnels Et sont démocrates ; les Anciens Sont plutôt (aristocrates + galeux) .)

1.2.4.

Relations syntaxico-sémantiques privilégiées

Nous appelons "relation syntaxioo-sémantique privilégiée" tout syntagme ou groupe de syntagmss dont les éléments s'associent spontanément, de manière plus ou moins fixe. C'est le cas à l'intérieur de locutions figées ccmme croire au Père Noël (V + N), le fin du fin (N de N), l'enfant terrible (N + ADJ), mais aussi de certaines associations plus lâches corme le soleil brille (N + V) , la grammaire des fautes (N de N) , la monarchie héréditaire (N + ADJ) , attraper une maladie (V + N), bref, ce qu'avec Coseriü on peut appeler des "solidarités lexicales". Ainsi un mot-valise peut-il occuper, au sein d'un tel groupement d'éléments solidaires, la place qu'occupe "normalement" l'un de ses constituants. De sorte qu'à l'aide de l'élément solidaire, présent dans le contexte, on retrouve immédiatement l'un des constituants. C'est le cas, à des degrés variables,dans les occurrences suivantes : — configuration (V + N) : die Melanoholik bekommen (attraper la mélancolique) pour die Kolik bekommen (attraper une colique) "(...) und dabei brummt eine so traurige Begräbnismusik, daB man die cholik bekömmt." (EIII:326)

Melan-

(traduction : (...) et on entend ronronner une musique d'enterrement ment triste qu'on en attraperait la mélancolique.)

telle-

— configuration (ADJ + N) : 12

der ghaselige Iffland (ghazal

+ feu Monsieur Iffland) pour der selige Iffland

(feu Monsieur Iffland) "er hätte ein Stück geliefert, das, wenn der ghaselige Iffland gewiß in Berlin gleich einstudiert worden wäre." (EIII:366)

12

Ghazal

est une forme poétique d'origine

persane.

noch

lebte,

101 (traduction : il aurait livré une pièce qui, si (ghazal + feu) Monsieur Iffland était encore en vie, aurait certainement été tout de suite mise en scène à Berlin.) der angestammelte König ('.EII:169) (le monarque héréditaire + qui bégaye) pour der angestammte König (le monarque héréditaire) — configuration (V + Prép. (N + (Prép. + N))) : auf den Knien liegen vor der Primadonna mit dem Jesuskind (être à genoux devant la Primavierge à l'enfant) pour (...) vor der Madonna mit dem Jesuskind (... devant la Vierge à l'enfant) "So liegt er alle Abende zwei Stunden auf den Knien vor der Primadonna mit dem Jesuskind." (EII1:'325) (traduction : Ainsi reste-t-il agenouillé tous les soirs pendant deux heures devant la Primavierge à l'enfant.) 1.2.5.

Présence d'une définition/paraphrase/périphrase

Certains contextes du mot-valise (le plus souvent le contexte-avant) comportent des séquences auxquelles on peut attribuer une relation d'équivalence avec l'un des deux constituants. Ces séquences s'apparentent d'une certaine façon à la définition telle que la donnerait un dictionnaire. Elles s'en distinguent cependant en ce qu'elles comportent des marques énonciatives et contextuelles ; ainsi le mot Guillotine pourrait être défini par Maschine, mit der man Mensehen enthauptet, alors que la séquence contextuelle équivalente proposée est womit man die Köpfe abschnitt^. Dans d'autres

cas, on trouve non une pseudo-définition,

mais la description d'un exemple qui sert à illustrer la notion en question. Quelles que soient cependant les spécificités de ces séquences, elles instaurent toutes une relation d'équivalence sémantique avec l'un des constituants du mot-valise. On trouve ce type de relation dans les exemples suivants : Antipode comme constituant de Antipodex : "Sie sind ganz das Gegenteil von mir, wenn Sie Durst haben, habe ich Hunger. Wenn Sie Hunger haben, habe ich Durst (...), kurz ur.d gut, Sie sind ganz mein Antipodex."