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French Pages [262] Year 1981
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LA PASSION DES JONGLEURS
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DOCUMENTS
Texte établi d’après la
Bible des sept estaz du monde de Geufroi de Paris
ÉDITION CRITIQUE INTRODUCTION NOTES ET GLOSSAIRE par ANNE JOUBERT AMARI PERRY
WEST FOOTHILL AT COLLEGE CLAREMONT, L
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TEXTES DOSSIERS DOCUMENTS
LA PASSION DES JONGLEURS
4
TEXTES DOSSIERS SÉRIE ANNEXE
THÉOLOGIE
DE LA COLLECTION
HISTORIQUE
DIRIGÉE PAR CHARLES
1. HENRY
MARET
2. E. Bozoky
DOCUMENTS
KANNENGIESSER
L'Eglise et l'Etat. Cours de Sorbonne (1850-1851) Présentation de Claude BRESSOLETTE Préface d'Emile POULAT Le
livre
secret
des
Cathares.
inédit
/nterrogatio
lohannis. Apocryphe d’origine bogomile Préface d'Emile TURDEANU 3. H. ZwINGLI
De la justice divine et de la justice humaine Première traduction COURVOISIER
Prochains
par
A.J. FESTUGIÈRE
Les Actes des Conciles d’Ephèse Chalcédoine (451) Première traduction française
M.J. LE Gurzcou L. LE GuiLzLou
Le dossier de la condamnation
LE SAGE
De
P.H. PorRIER F. MoRraARD
Jaques
volumes à paraître :
la
Mémoires
:
française
Bretagne
d’exil
à
la
présentés
(431) et de
de Lamennais
Silésie.
par
1791-1800.
X.
LAVAGNE L’Hymne de la Perle des Actes de Thomas Les Pseudepigraphes coptes de l’Ancien Testament
Pa 1SOI-
rz5 LA PASSION DES JONGLEURS._ Texte établi d’après la
Bible des sept estaz du monde de Geufroi de Paris EDITION CRITIQUE INTRODUCTION, NOTES ET GLOSSAIRE
ANNE
par JOUBERT AMARI
BEAUCHESNE PARIS
PERRY
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Pour
toute
documentation sur nos publications à BEAUCHESNE ÉDITEUR 72, rue des Saints Pères —
s'adresser
75007 Paris
Tous droits de traduction, de reproduction ou d'adaptation en quelque langue et de quelque façon que ce soit réservés pour tous les pays © 1981, by BEAUCHESNE EDITEUR ISBN 2-7010-1021-7
AVANT-PROPOS
La Passion des jongleurs, la passion d'Anne Perry. Par-delà l'inadéquation fatale du calembour (Anne n'a pas souffert de son texte), se rejoignent lumineux, dans le faisceau sémique de PpASSI0, les filaments reliant l'éditrice à son manuscrit : se passionnant pour son travail, se consacrant au vieux manuscrit devenu son manuscrit, Anne y apportait la patience, le dévouement, la fidélité qui ne se trouvent qu'aux grandes passions de la vie. Le fil de la sienne fut brutalement coupé le 21 mars 1980 dans un accident de voiture, au moment même où elle livrait à l'impression la présente édition et étude de la Passion des jongleurs, fruit de patientes années de recherches personnelles
complétées de retouches récoltées auprès de spécialistes devenus collègues, amis, admirateurs. Je sais qu’elle les aurait salués dans une note liminaire ; je les remercie en son nom : Monsieur Graham A. Runnalls (Edimbourg), maître de ce métier délicat qu’est l'édition de textes du théâtre religieux du Moyen Age français, pour les corrections et éclaircissements généreusement apportés à la première rédaction ; Monsieur d’érudition,
Arthur R. Evans (Emory), guide sûr et modèle de probité, de caritas, source d'inspiration et de
sagesse ; Monsieur Guy R. Mermier (Michigan), pour ses remarques sur la première rédaction et pour son soutien professionnel ; Monsieur Nathaniel B. Smith (Boston), qui le premier ouvrit
6
LA PASSION
DES
JONGLEURS
à Anne Perry la porte sur le Moyen Age français, et continuait par la suite à encourager ses travaux dans ce domaine. Je n'oublie pas les parents et les amis d'Anne, qui l'ont aidée et l'ont accompagnée dans ses recherches. Qu'il me soit permis à cet endroit d'adresser, en mon propre nom, un mot spécial d'hommage à Monsieur Chuck Perry, qui a bien voulu m'associer à la surveillance des dernières étapes dans la publication du livre de son épouse. Inutile de dire au long sa détermination de surmonter les obstacles qui retardaiïent et menaçaient de faire couler ce projet, inutile car en lisant cette page et celles qui suivent, nous faisons fructifier — comme fera refructifier à son tour chaque nouveau lecteur de cet ouvrage — les efforts où s'est dépensé sans compter un époux dévoué afin d'achever pour sa femme un travail interrompu. Enfin, je me joins à Monsieur Perry pour remercier Madame Monique Cadic, des Editions Beauchesne, pour la bienveillance constante qui nous a permis de mener à bien la publication du manuscrit qu'elle reçut et accepta d'Anne Perry avant que ne soit interrompue une correspondance rétablie, dans la fragilité de notre douleur, avec une rare compassion qui fait honneur à Madame Cadic aussi bien qu'à la maison Beauchesne. Un beau livre, sans doute. Mais aucun ouvrage, on le sait trop bien, ne comble le vide que laisse la disparition d’un être qu'on aime et qu’on admire — pas même un livre comme celui-ci, dans lequel l'auteur a mis tant d'elle-même : enthousiasme, verve, son appétit de savoir (aussi prodigieux que son désir de donner à savoir), clarté, précision, finesse à l’égal de son dévouement total à sa mission, véritable vocation qu'on reconnaît aux convictions esthético-morales incompromettables qui constituaient, chez Anne Perry, une authentique conscience d’érudite. Je me plais à m'imaginer l'accueil qu’'aurait fait une Eugénie Droz, une Grace Frank, à cette contribution d'Anne Perry à leur domaine, à l'histoire du théâtre médiéval français. Et je les vois concourir, non peut-être sans une certaine sévère solennité, à saluer au seuil d’une brillante carrière cette étincelante doctoresse de 28 ans...
Nous donnons le texte d'Anne Perry tel qu’elle Fa laissé, sans interventions éditoriales d'aucune sorte. Ce texte reproduit, avec
;
AVANT-PROPOS
7
de légères modifications proposées par M. Graham A. Runnalls, celui de la thèse de Ph. D. faite par Anne Joubert Amari Perry sous ma direction et soutenue à Emory University en 1978. JONATHAN BECK.
A MA MÈRE JOSÉPHINE JOUBERT AMARI et
à mon maître et ami, JONATHAN BECK hommage de reconnaissance affectueuse
TABLE
AVOHPrOpOs
DES MATIERES
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IT. ANALYSE DE LA Passion des jongleurs D'APRÈS GEUFROI DE .........se.ee.eee
30
DI. L'ART DE LA NARRATION DANS LA Passion des jongleurs ...
PARIS ET DISCUSSION DE SES SOURCES
53
IV. MiMésis THÉÂTRE
75
ET MIMIQUE : LA Passion 25 4 MN MM
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SIGLES ET ABRÉVIATIONS
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LPP M&H MedR
MLN MVC Neophil. Nic. Not. et Ext. PJ PL PMLA RBPH RLR RPh Rom. SATF SEDES Spec. SP
Cahiers de Civilisation Médiévale Centre de Documentation Universitaire Classiques Français du Moyen Age
Karl Young, Drama of the Medieval Church Early English Text Society Grundriss der romanischen Literaturen alters Histoire Littéraire de la France Journal des Savants Legenda Aurea Sandro Sticca, The Latin Passion Play Medievalia et Humanistica Medioevo Romanzo Modern Language Notes Meditationes Vitae Christi
des Mittel-
Neophilologus Evangile de Nicodème Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque Nationale et d’autres bibliothèques Passion des jongleurs Patrologia Latina Publications of the Modern Language Association
Revue Belge de Philologie et d'Histoire Revue
des Langues Romanes
Romance Philology Romania Société des Anciens Textes Français Société d’Edition d'Enseignement Supérieur Speculum Studies in Philology
SYmp. TLF UNCSRLL
ZRP
Symposium
Textes Littéraires Français University of North Carolina Studies in the Romance Languages and Literatures Zeitschrift für romanische Philologie
I INTRODUCTION
Il est bien connu aujourd’hui que les premières passions dramatiques de langue française ont pour source principale un texte narratif qui s'appelle
la Passion des jongleurs'. Selon Grace Frank, éditrice du plus ancien mystère de la passion en français, la Passion du Palatinus (xiv° siècle), plus du dixième des vers de cette pièce sont tirés presque intégralement de la PJ. Deux fragments de passions, appelés collectivement la Passion d'Autun”? et conservés dans des manuscrits du xv* siècle, révèlent aussi de nombreuses ressemblances avec la PJ; mais comme Autun contient des scènes qui font défaut dans Palatinus, Grace Frank a conclu qu'il a dû exister
un ou plusieurs autres mystères intermédiaires entre la PJ et les passions des xIv* et xv* siècles. M Frank a aussi démontré par une comparaison entre une version de la PJ et Palatinus les parallèles étroits
qui existent
entre
ces
deux
textes
représentatifs
de genres
différents mais apparentés“. L'importance de cette source narrative des plus anciennes passions dramatiques est donc depuis longtemps solidement établie. La PJ est un poème narratif anonyme en octosyllabes à rimes
1. Grace
Champion,
FRANK,
éd.,
La
Passion
du
Palatinus,
CFMA,
30
(Paris
:
1922), p. iv.
2. G. FRANK, éd., La Passion
d'Autun
(Paris : SATF,
1934).
3. Palatinus, p. vi; G. FRANK, « The Palatine Passion and the Development of the Passion Play», PMLA, 35 (1920), 464-483; G. FRANK, « Critical Notes on the Palatine Passion », MLN, 36 (1921), 193-204. 4. G. FRANK, « Vernacular Sources and an Old French Passion Play »,
MLN,
35 (1920), 257-269.
18
PRÉSENTATION
plates qui remonte à la fin du xrI* ou au début du xxrr° siècle et qui aurait pu faire partie du répertoire des jongleurs, si on en croit ce passage relevé par Émile Roy dans une version de la PJ°, où un jongleur se plaint de l'indifférence d’un public qui Plus volontiers orroit conter Coment Rolans ala joster À Olivier, son compaignon, K'’il ne feroit la passion Ke Dex soufri o grant enhan
Por le pechié ke fist Adan. La popularité et l’influence de la PJ narrative paraissent certaines à en juger par le grand nombre de manuscrits et de versions pareilles
conservés, dont la plupart datent du xrI ou du xiv* siècle‘. Ces récits commencent le plus souvent par l'entrée à Jérusalem et la préparation de la Cène, racontant ensuite l'institution des sacrements, la trahison de Judas, le crucifiement, le miracle de Longin, la résurrection, la descente aux enfers — épisodes tirés pour la plupart des évangiles canoniques. Mais on y trouve également quantité de détails, de motifs et de légendes empruntés aux récits apocryphes comme l'Évangile de Nicodème'. Des passages lyriques comme la plainte
de la Vierge au pied de la croix représentent une tradition ancienne‘. Deux versions de la PJ ont été publiées, l’une par Theben et Pfuhl
5. Emile Roy, Le Mystère de la passion en France du XIV*® au XVI siècle (Dijon, 1903-04 ; réimpr. Genève : Slatkine, 1974), p. 28*;
G. FRANK,
The Medieval French Drama
p. 125. Une :one a
(Oxford : Clarendon Press, 1954),
plainte semblable est décrite par M. Hagiography and the Romances»,
Dominica Legge, M&H, 6 (1975),
6. La PJ existe dans environ 26 manuscrits, d’après les listes établies par les critiques dans les ouvrages suivants : G. FRANK, Le Livre de la Passion, CFMA,
64 (Paris : Champion,
1930) ; Jean BonNARD,
Les Traduc-
tions de la Bible en vers français (Paris, 1884 ; réimpr. Genève : Slatkine, + Roy, op. cit. Pour FOSTER, THEBEN et PFUHL, voir les notes 9 et 7. Paul
Marie
MASS,
Etude
sur les sources
de la Passion
du Palatinus
(diss.) (Groningen, 1942). 8. Karl YounG, The Drama of the Medieval Church (Oxford : Clarendon, 1933), I, 492-518 ; Sandro Sricca, The Latin Passion Play : Its Origins and Development (Albany, N.Y. : SUNY Press, 1970). Le chapitre 5 est consacré au « Planctus Mariae and Passion Plays. »
Ÿ en
1909”,
INTRODUCTION l’autre
par
Foster
en
19
1913, cette dernière
en
tant que
source d’un texte narratif anglais qui aurait à son tour beaucoup influencé
le développement
de la passion anglaise ".
Une nouvelle édition de la PJ s'impose parce que celle de Theben
et Pfuhl
n’est en fait qu’une transcription
dénuée
d’introduction,
de notes, de glossaire et de la moindre discussion des aspects litté-
raires, socioculturels et historiques qui permettraient de mieux comprendre l’apport de la PJ au développement de la passion en tant que genre dramatique. Outre ces défauts, Theben et Pfuhl ont pris trop de libertés avec le texte. Aussi cette édition n’est-elle en définitive, selon Grace Frank, qu’ «a pis aller at best» “. Le texte que nous avons choisi est plus long et plus complexe que celui édité par Foster, malgré de nombreuses convergences. Enfin, la version anglo-normande de la PJ éditée par Foster n’a pas le même
intérêt que notre texte, rédigé dans le francien typique du xur° siècle, par un auteur qui se dit d’ailleurs Parisien *. Geufroi de Paris a inséré ce poème jongleresque dans la vaste compilation (21 244 vers) d’histoire sacrée et apocryphe qu'il a inti-
tulée la Bible des sept estaz du monde (B. N. f. fr. 1526), datée 1243 et commentée de la manière suivante dans l’épilogue qui termine le dernier livre : Ci define, ce m'est avis, La bible Geffroi de Paris.
Ouëz en quel tens fu trestiee Ceste estoire qu’avez oïe : L’incarnation entendez Mil et .cc. anz touz nombrez Et .xliii. touz de fi;
En cele annee que je di Fu ceste bible compilee De ces .vii. livres ordenee.
9, Hermann THEBEN, Die altfranzôsische Achtsilbnerredaktion der Passion (Greifswald, 1909), 1544 vers ; Erich PFUHL, Die weitere Fassung
der altfranzôsischen Dichtung … über Christi Hôllenfahrt und Auferstehung (Greifswald, 1909), vv. 1545-3328. 10. Frances FOSTER, The Northern Passion, EETS, Orig..Ser., 147 (London : Trübner, 1916 pour 1913). 11. FRANK, MLN, 1920, p. 260. 12. Voir Paul MEYER, Notices et extraits des mss de la B.N., 39 (1908), 255-322.
es
20
PRÉSENTATION Moult est bonne chose a entendre, Maint bon essample i puet on prendre. Si prions Dieu, qui tout cria, Pour celui qui la compila
Et pour nous touz que par sa grace À sa merci venir nous face, Et qu’o lui soions en sa gloire. Amen. Ci fine nostre estoire Que des .vii. estaz se decline, Par quoi li mondes se define. Li premiers estaz fu de foi Et li secons de bonne loi; Li tiers si est de dampnement, Li quarz si est de paiement, Li quinz si est de condicion,
Li sistes de subdicion, Et li .vii. Voirement Des signes et del jugement. Or nous doint Dieu par son plesir Qu’a sa merci puissions venir.
A.M.E.N.
(fol. 183)
Les sept états sont illustrés dans sept livres de longueur inégale et dont les sources, pour une bonne part apocryphes, sont des plus diverses : I. Ancien Testament ; II. Nouveau Testament ou Estoire du Saint Sauveor (dont une partie présente une version particulièrement riche de la PJ) ; III. Enfer ; IV. Purgatoire (une version du Purgatoire de Saint Patrice) ; V. Condicion Humaiïinne ; VI. Antécrist; VII. Li Jugement Dernier. Geufroi se complaît à enrichir le récit ancien d’éléments légen-
daires : la trahison de Judas est augmentée d’un épisode burlesque d’un chapon ; Longin, riche chevalier âgé de plus de 200 ans, frappe le Christ de sa lance ; la légende de l’étoffe de Sidonie est longuement racontée ; le diable apparaît en songe à la femme de Pilate; on apprend l’origine de la croix dont le bois fut emporté de Paradis par un fils d'Adam; on voit la fevresse cruelle forger les clous de la croix, etc. Tous ces éléments feront fortune dans le théâtre reli-
gieux des xiv® et xv° siècles. + *
f:
INTRODUCTION
21
La PJ provient sans aucun doute d’un milieu clérical, produite par un auteur assez savant et capable de puiser dans les sources latines ecclésiastiques et apocryphes ; mais, comme l'indique son titre, c’est en même temps une œuvre destinée à être récitée ou lue en public par des jongleurs ou des exécutants professionnels, et en cela elle participe à la technique orale commune aux épopées et aux
vies de saints. controversée. À les chansons de sées oralement, daire qui ne se
Nous
effleurons
là une
question délicate et fort
l'encontre de Jean Rychner qui, en croyant que geste étaient non seulement transmises mais composoutient que «la mise par écrit est un fait seconconfond nullement avec la composition ni même
nécessairement avec la transmission » “, Maurice Delbouille croit que les auteurs des chansons de geste et des vies de saints étaient des clercs lettrés qui écrivaient les textes en les destinant à l’exécution par un jongleur. Ce serait donc une poésie savante, non une poésie
populaire. Le poète du Moyen Age, aussi longtemps que vécut l'usage de la diffusion orale, écrivait pour son interprète un texte qui, dans tous ses éléments, devait être conçu en vue de ce mode de publication et qui. devait créer autant que possible l’illu-
sion de l'improvisation *. L'auteur écrit son texte sans cesser de penser à sa destination pratique ; ensuite, il le confie au jongleur, c’est-à-dire à «un acteur
récitant les couplets d’octosyllabes en changeant de voix pour passer de la narration au dialogue, et, dans celui-ci, d’un personnage à l’autre » *. Quant à la PJ, sa destination à une exécution orale est confirmée par le nombre prépondérant d’interventions personnelles de l’auteur
et du jongleur, telles que les annonces et les appels au public, les formules
de présentation, les exclamations, les affirmations
de véra-
13. Paul ZuUMTHOR, Essai de poétique médiévale (Paris : Seuil, 1970), . 323. 14. Jean RYCHNER, La Chanson de geste, essai sur l'art épique des jongleurs (Genève : Droz, 1955), p. 35. 15. Maurice
DELBOUILLE,
« Les
chansons
de
geste
et le livre », dans
La Technique littéraire des chansons de geste, Actes du Colloque Liège, sept. 1957 (Paris : Les Belles Lettres, 1959), pp. 334-335. 16. Ibid.
de
à
22
PRÉSENTATION L
cité, les allusions à la source et à l’autorité de celle-ci, les expressions d'opinion, les digressions didactiques ”. Dans la PJ il est souvent difficile de distinguer entre la voix de l’auteur et celle de son inter-
prète, ce qui indique à quel point l’auteur écrit consciemment en vue d’une diffusion orale qui crée l'illusion de la spontanéité. Le poète aurait fourni au jongleur un texte prêt à l'exécution, où les interventions, les appels au public et toutes les marques de la présentation orale en public auraient été prévus. Sur la parenté des épopées et des vies de saints, aussi bien que sur le rôle prépondérant des jongleurs, on trouve d'’utiles renseignements
dans
l'étude
célèbre
de Faral,
qui croit lui aussi
à la
composition savante des vies de saints : L'Eglise faisait des concessions tolérait
aux
qu’on prît plaisir à chanter
mettre en circulation des poèmes
goûts
populaires ; elle
et elle se contentait
de
pieux, pénétrés de l'esprit
chrétien. Toute une catégorie d'œuvres, nées de la plume des clercs, ont dû être lancées aussi par des clercs : ce sont les vies de saints. Il n’est pas douteux que les jongleurs laïques se
soient un jour emparés de ces poèmes et les aient exploités à leur propre bénéfice. Mais il est bien vraisemblable qu’à l’ori-
gine ils étaient la propriété de l'Eglise *. En effet, les inventions profanes
ont si bien su rivaliser avec les
sujets pieux que Les fables d’Artur de Bretaigne Et les chançons de Charlemaigne
Plus sont cheries e meins viles Que ne soient les evangiles. Plus est escoutés li jugliere Que ne soit saint Pol ou saint Pierre,
Et plus est hui cest jor li fol Oïz que saint Pierre ou saint Pol *.
17. Minette Romance, tagne and
GRUNMANN,
« Narrative
Voices
in Old
Exemplified by La Chanson de Guillaume, Guillaume de Dole », RPh, 29 (1975), 203.
18. Edmond FaRAL, Les Jongleurs (Paris : Champion, 1964), p. 33. 19. Jbid., pp. 46-47,
sante. Faral renvoie retrouve pas.
citation
à Rom.,
en France
mal identifiée
mais
French
Epic
and
de
Bre-
Galeran
au Moyen
Age,
tout de même
18, 509, où le passage
2° éd. intéres-
en question ne se
"
INTRODUCTION
Essayant de faire concurrence tation
des œuvres
en vogue,
)
23
aux littérateurs mondains par l’imides gens
d’Église auraient
encouragé
la composition des ‘ épopées pieuses * que sont les vies de saints et les récits de la vie de Jésus, en les destinant, tout comme les matières de France, de Rome et de Bretagne, à l’exécution orale jongleresque. L’attitude bienveillante de l’Église envers les jongleurs qui chantaient les vies de saints et d’autres œuvres dévotes, aussi bien que la preuve de la place que tenaient celles-ci dans le répertoire des jongleurs, sont indiquées par Thomas Cabham, casuiste anglais de
la fin du xur siècle, qui dans son pénitentiel fait grâce aux jongleurs qui exécutent
les vies de saints
et les chansons
de geste
: « Sunt
qui dicuntur joculatores, qui cantant gesta principum et vitas sanctorum.… Bene possunt sustineri tales » ”. D’autres témoignages semblables ont été relevés, tel le texte de Jean de Grouchy qui, dans la seconde moitié du xxxrI° siècle, réunit sous le même nom de chanson de geste, et les vies de saints et les poèmes épiques : Cantum vero gestualem dicimus in quo gesta heroum et antiquorum patrum opera recicantur sicut vita et martyria sanctorum et adversitates quas antiqui viri pro fide et veritate passi sunt, sicut vita beati Stephani protomartyris et historia
regis Karoli *. L’impulsion ne Peter Dembowski
x
siècle,
venait pas exclusivement de la part de l’Église. attribue la floraison des vies de saints dans le
«l’âge d’or de l’hagiographie»,
progressive de l'épopée et du roman When
the
romance
epic
becomes
becomes
‘fluffy”
‘ woolly’”
and
à la ‘ dévitalisation”
: and
flippant,
fantastic,
when
the
or allegorical
and
abstract, the function of the literary presentation of reality in a serious vein is taken over by the hagiographic narratives.. The simple art-sustaining mimesis, chased out from epic and romance, finds its home in an essentially new genre, in the
octosyllabic saints’ Lives *.
20. Ibid., pp. 44, 67. 21. DELBOUILLE, p. 310. 22. Peter F. DEMBowSKI, « Literary Problems French », M&H, 7 (1976), 122.
of Hagiography
in Old
\
24
PRÉSENTATION *
Ces productions pieuses, émules ou refactures des anciennes chan-
sons de geste et des vies de saints archaïques, laissent voir les traces de la technique et du style de leurs modèles. Dans la PJ la grande majorité des phrases sont parataxiques et coïncident syntaxiquement et rythmiquement avec le vers ou le couplet* ; elle emploie aussi la libre variation des temps verbaux qui caractérise la narration des vieilles chansons
guerrières
et religieuses *, ainsi qu’un vocabulaire
teinté à la fois de latinismes et d’expressions aux résonances épiques et courtoises. + +
Que
signifient
les éléments
narratifs
de
la PJ
par
rapport
drame ? Quel lien y a-t-il entre la narration jongleresque
au
de la PJ
et la ‘ dramatisation * des premières passions auxquelles elle a servi de source ? La PJ est déjà semi-dramatique. Les frontières entre le genre narratif et le genre dramatique sont assez floues pour bon nombre de textes des xII* et xInr° siècles. Des mimés et des monologues dramatiques appartenant au répertoire des jongleurs — le Dit de l'Herberie de Rutebeuf, le dit de
la Paix aux
Anglais”,
la ‘chante-fable”’
d’Aucassin
et Nicolette,
bon nombre de fabliaux — tous se prêteraient à un jeu dramatique ou à une récitation mimée. « En général », dit Frappier, « un élément mimique et dramatique se décèle dans les œuvres épiques et narra-
23. Paul ZUMTHOR, (XI°-XIII°
Langue et techniques poétiques à l’époque romane
siècles) (Paris
: Klincksieck,
1963), pp.
58-59.
24. Voir H. J. CHAYTOR, From Script to Print, 2 éd. (Cambridge : Heffer, 1950), pp. 142-144; Anna G. HATCHER, « Tense Usage in the Roland », SP, 39 (1942), 597-624 : Helmut HATZFELD, « Le style collectif et le style individuel », dans GRLMA, I, 94; M. M. G. Sandmann, c. r. de F. STEFENELLI-FÜRST, Die Tempora der Vergangenheit in der Chanson de geste (Vienna-Stuttgart, 1966), in RPh, 21 (1968), 570-572 ; Sandmann, « Narrative Tenses of the Past in the Cantar de Mio Cid », in Studies in
Romance Philology and French Literature Presented to John Orr (Manchester, 1953), pp. 258-281 ; Karl D. Urrni, Story, Myth and Celebration in Old French Narrative Poetry (Princeton Univ. Press, 1973), pp. 49-51 ; Martha G. WORTHINGTON, « The Compound Past Tense in Old French Narrative
Poems », RPh,
19 (1966), 397 ff.
25. Edmond FaraL, éd., Mimes Français du XIIE siècle (Paris 1910; réimpr. Genève : Slatkine, 1973).
à
INTRODUCTION
25
tives du xir° siècle. … On pourrait dire que le théâtre [y] est comme
latent » *. Nous avons
déjà fait allusion aux aspects dramatiques de l’art
des jongleurs ; l’exécution orale impliquait « l’intervention d’un acteur
unique — lecteur, récitant ou chanteur — tenant à la fois les divers rôles du narrateur, du commentateur et des personnages parlants » *. Citons à ce propos Faral qui discerne lui aussi un caractère mimique
très accusé dans les exécutions des jongleurs : Devant le jongleur qui récite, le public voit, par une illusion facile, les héros du conte prendre vie, et alors l’exécutant joue expressément un rôle dramatique. X1 porte la parole des personnages en chaque occasion où le monologue et le dialogue se mêlent à la narration : à ce titre déjà il les représente, mais, en outre, il sera naturellement amené à animer sa lecture ou
sa récitation par des changements
de ton, par des jeux de
physionomie, par des gestes ; et, à partir de ce moment, il sera
tout à fait acteur *. (C’est nous qui soulignons.) Voilà justement le sine qua non du théâtre, selon Omer Jodogne, qui n’est pourtant pas d’accord avec Faral sur la théâtralité du mime multiple : «Le narré ne suffit pas, et non plus la mimique. Ce qui est le caractère exclusif du drame, c’est. ce que par un mot commode les Anglais désignent impersonation et que je me permettrai de transposer en ‘ personnation ” » ”. Si on essayait de concilier Faral et Jodogne, forcerait-on trop les choses en appelant «théâtre» la ‘ personnation” multiple qu’est le mime? C’est en cela que réside
le nœud du problème, mais le caractère dramatique de la narration jongleresque demeure incontestable. Faral cite les mimes dialogués à plusieurs personnages que jouait un acteur unique, et il explique les vers narratifs de la Passion d'Autun, qui ont posé tant de problèmes aux critiques, par le fait
qu’un jongleur racontait et jouait à la fois tous les rôles; selon lui, ce
ne
serait pas
un
drame,
mais
un
mime.
De
toute
façon,
26. Jean FRAPPIER, Le Théâtre profane en France au Moyen Age (Paris : CDU, 1965), pp. 5-6. 27. DELBOUILLE, p. 397. À 28. FARAL, Jongleurs, pp. 233-234. 29. Omer JODOGNE, « Recherches sur les débuts du théâtre religieux en France », CCM, 8 (1965), 1.
\
26
PRÉSENTATION +
conclut-il, «le jeu relève plutôt de la littérature dramatique que de la littérature narrative » *. Or Grace Frank a montré que la Passion d'Autun appartient comme la Passion du Palatinus «à la famille de la Passion des jongleurs ». Si la PJ était exécutée, lue ou repré-
sentée par des jongleurs qui usaient déjà des procédés semi-dramatiques tels que les changements de les gestes, ainsi que des accessoires alors le passage aurait été facile de sentation pleinement dramatique de
voix, les jeux de physionomie, pour désigner les personnages, la narration mimée à une repréla même matière, comme semble
être le cas de Palatinus et d’Autun, où persistent encore beaucoup de vers narratifs, qui pouvaient être récités par un lecteur ou ‘meneur du jeu ”’”. Certains critiques ont conclu qu’Autun est un texte dramatique adapté par la suite à la lecture *, mais cette même facilité de passage d’un genre à l’autre témoigne de l’ambiguïté de la notion de genre ; la représentation dramatique et la lecture mimée étaient deux options également valables. + *#
Enfin, nous pouvons nous demander pourquoi la PJ a connu une si abondante floraison et pourquoi le drame de la passion n’apparaît pas en langue vulgaire avant la fin du xnr siècle. L’ancien théâtre
liturgique célébrait plus volontiers les occasions joyeuses de l’année chrétienne *, sans doute parce que la messe, dont le caractère dramatique était reconnu depuis le rx° siècle, suffisait comme recréation dramatique de la passion *. Au cours du xxrr° siècle, la sensibilité chrétienne a changé. La figure du Christ majestueux et triomphant fait place à celle du fils
de Dieu souffrant horriblement.
L'accent est mis désormais
sur la
compassion, la tendresse, le pathétique, la méditation sur la souffrance de Jésus, nouvelle orientation largement due à la piété fran-
30. FARAL, Jongleurs, p. 245. 31. Willem NOoOMEN, « Passages français
32. Hans 33. 34.
narratifs
: essai d'interprétation », RBPH,
dans
les drames
36 (1958),
772.
médiévaux
Jôrg O. FICHTE, Expository Voices in Medieval Drama (Nürnberg : Carl, 1975), p. 61; FRANK, Passion d’Autun, p. 15. JODOGNE, pp. 11-12. YouxG, I, 492; Sticca, pp. 40-41.
3
INTRODUCTION
27
ciscaine ®. L'imitation du Christ et la méditation sur sa souffrance, que saint François a intensifiées jusqu’à manifester lui-même les Stigmates,
deviennent
le thème
d’une grande
quantité
d’écrits des-
tinés à réveiller la piété populaire, en revitalisant les vieilles traditions des épisodes du Calvaire et de la douleur de la Vierge *. Parmi les ouvrages pieux produits par cette nouvelle sensibilité, même avant l'époque de saint François, on pourrait citer le Dialogus Mariae et Anselmi de Passione Domini de saint Anselme, son Cur Deus Homo ?, le Liber de Passione de saint Bernard, et, plus tard, les célèbres Meditationes Vitae Christi du pseudo-Bonaventure ” ; on sait qu'’Émile Mâle considère l'influence de ces dernières comme
étant essentielle au développement du pathétique et du réalisme aussi bien dans le théâtre que dans l’iconographie de la fin du Moyen Age *. Désormais les deux styles, le sermo gravis ou sublimis et le sermo humilis, seront confondus, notamment dans la représentation de l’incarnation et de la passion du Christ où sublimitas et humilitas s’unissent. Or, comme nous l’avons dit, ce thème renaît dans la littérature des xIr et xirr siècles sous l'influence du mouvement franciscain et d’autres mouvements populaires, et c’est à cette tradition
que se conforme pleinement le théâtre chrétien du Moyen Age *. Un autre facteur est venu renforcer la nouvelle attitude : c’est le décret du IV® Concile du Latran (1215) qui rendait obligatoire
la confession
au moins une
fois par an“. Pour aider le prêtre à
s’acquitter de son devoir, les manuels de pénitence se sont répandus, et, comme nous avons vu, c’est dans un tel manuel que Thomas Cabham dit que l’on peut tolérer les jongleurs qui soutiennent la foi en chantant les vies de saints. Toute une littérature didactique est née de cette tendance moralisante. La PJ elle-même est sans doute un ouvrage conçu en vue de la campagne de prédication,
35. Henri FociLLoN, Le Moyen Age, survivances et réveils (Montréal : Valiquette, 1945), pp. 138-152; SrTiccA, « Drama and Spirituality in the Middle Ages », M&H, 4 (1973), 77-79. 36. FocILLON, p. 140; David BEVINGTON, Medieval Drama (Boston : Houghton Mifflin, 1975), pp. 233-234. 37. FIcHTE,
p. 67 ; STicCA,
« Drama », pp.
80-84.
38. Emile MALE, L'Art religieux de la fin du Moyen Age (Paris : Colin, 1946), pp. 28-51.
39. Erich AUERBACH, Mimésis, trad. Cornélius Heim (Paris : Gallimard, 1968), pp. 161-180. 40. FICHTE,
p. 68.
N
28
PRÉSENTATION LL]
car on y cherche à émouvoir le public en représentant la souffrance physique du Christ et la tendresse maternelle de Marie. A la même époque (milieu du xx siècle), dans la région de l'Ombrie en Italie centrale (terre natale de saint François), les
confréries laïques des Laudesi produisaient des passions dramatiques en langue vulgaire afin de suppléer au drame liturgique qui ne répondait
plus
suffisamment
aux
besoins
émotionnels
du
peuple.
Sous l'influence de la piété franciscaine, ces confréries gave employment to those jongleurs and poets who, without desire for more than passing fame, and with more devotion than art, could frame rude songs or dramatic pieces on the ever-popular events of the Gospel story, especially on the Passion, the miracles of the Virgin, and the joys of Paradise *. Sandro
Sticca résume
succinctement
l’évolution
de ces Laude
:
The original nucleus of the Laude must be found in the laude of Holy Week, for the Passion of Christ and the laments of the Virgin were, from the start, the events most intensely felt
by the Umbrian poets. While the liturgical drama found its germinal point in the dramatic office of Easter, the Laude concentrated their poetic energy on the Passion of Christ, reflecting the penitential and Christocentric spirit of the thirteenth-century society, which, perhaps more than any other, accentuated the sorrowful aspect of the divine mystery. Extant evidence seems to indicate that the Laude passed
from their simple lyrical state to actual dramatic
represen-
tation towards the middle of the thirteenth century “. L'existence
et le mode
de représentation
de ces passions drama-
tiques en langue vulgaire illustrent bien les tendances de l’époque, celles qui auraient pu, en France, en Italie, en Allemagne, contribuer
à la formation d’un milieu dévotionnel favorable à la naissance de la passion dramatique. Les conditions de l’exécution des Laude sont semblables à celles dans lesquelles il faut s’imaginer la représentation de la PJ :
41. F. J. E. RaBy, À History of Christian Latin Poetry Clarendon, 1953), p. 430, cité par Sticca, LPP, pp. 149-150. 42. SriccA, LPP, p. 150.
(Oxford
:
INTRODUCTION
29
This chant, transfused in living persons, participated in by the crying and singing crowd, gives us the profound reality of the first vernacular theater : the dynamic ‘humanity’ of the Passion removed
out of the theological enclosure of the litur-
gical drama and appropriated by the people “. Ainsi,
dans
le contexte
de tous
ces
facteurs
qui ont
créé
un
climat dévotionnel et émotionnel favorable au développement des premières passions dramatiques, la Passion des jongleurs prend une grande
importance
comme
texte
représentatif
de
ce
mouvement
général ; et par son caractère semi-dramatique elle se présente comme l'étape intermédiaire entre la narration et la représentation réaliste par personnages
43. Ferdinando
2 vols. (Roma p. 150.
de la passion.
Liuzz,
La Lauda
e i primordi
della melodia
italiana,
: Libreria dello Stato, 1934), I, 57, cité par Sticca, LPP,
I ANALYSE DE LA PASSION DES JONGLEURS D’APRES GEUFROI DE PARIS ET DISCUSSION DE SES SOURCES
Tous ceux qui se sont occupés des premiers mystères de la passion
sont unanimes dans l’opinion que la PJ constitue le point de départ de la grande tradition de la passion dramatique. Les sources directes de la passion narrative ne sont cependant pas toujours faciles à déterminer.
Les évangiles canoniques,
bien entendu,
sont à la base
de tout récit de la passion; certains épisodes et motifs dérivent des évangiles qui, quoique apocryphes, jouissaient d’une vogue et d’une autorité considérables au Moyen Age : la descente aux enfers, par
exemple,
a pour source directe l'Évangile de Nicodème.
D’autres
détails et thèmes se retrouvent dans les écrits latins des théologiens,
tels les harmonies
évangéliques
comme
l’Historia
Evangelica
de
Petrus Comestor . Mais pour d’autres motifs qui apparaissent pour
la première fois dans la PJ et qui feront désormais partie intégrante de la tradition des passions dramatiques, on ne peut proposer que des sources
hypothétiques.
Il est probable que Geufroi de Paris a remanié un texte primitif de la PJ, en y ajoutant pas mal de légendes et de motifs qui ne se trouvent
pas dans les textes publiés par Theben,
sans doute bon nombre
Pfuhl
et Foster;
de ces détails sont-ils d’origine populaire.
Il est difficile de dire si les parallèles que l’on trouve chez les pères
1. J. P. MIiGne, Parrologia Cursus Completus, Series Latina (Paris, 1844-1855), vol. CXCVIIT, col. 1049-1721. L'œuvre de Migne sera désormais désignée par le sigle PL et les références insérées dans le texte.
r
ANALYSE - DISCUSSION DES SOURCES
de l’Église et les exégètes
médiévaux
31
servaient de source
directe à
l’auteur du récit primitif, ou si cet auteur avait puisé dans des traductions et adaptations en langue vulgaire. Il va sans dire que lorsque nous rapprocherons tel vers ou passage d’une citation d’une source possible, nous ne saurions affirmer que l’auteur ait puisé directement dans cette source. Sans doute ne s'agit-il souvent que
d’une réminiscence inidentifiable ou de l'écho d’une tradition aux contours fluides. Parmi les compilations latines qui contenaient des légendes ayant influencé les récits de la passion du xIv* siècle et le drame, il faut citer la Legenda Aurea (milieu du xur siècle) ?, le Speculum Historiale de Vincent de Beauvais (mort en 1264) ° et les célèbres Meditationes Vitae Christi (début xIm° siècle) attribuées longtemps à saint Bona-
venture “. Ces œuvres sont trop tardives pour être elles-mêmes considérées comme des sources de la PJ, si l’on accepte la date de composition de 1243 inscrite dans le manuscrit de la Bible des sept estaz du monde. Certaines idées contenues dans ces ouvrages circulaient cependant déjà avant d’être rédigées dans les compilations des théologiens. L'auteur de la PJ semble s’être inspiré le plus souvent de l’Historia Scholastica (vers 1170) de Comestor, du Liber de Passione Christi et doloribus et planctibus matris ejus (première moitié du
xIr siècle) attribué à saint Bernard
(PL, CLXXXII),
de la Viris
Mystica de saint Bernard
(PL, CLXXXIV), et du Dialogus Beatae Mariae et Anselmi (début xir siècle) du pseudo-Anselme (PL, CLIX).
Enfin, nous aurons à citer de temps à autre des éléments de la liturgie ayant des rapports avec la passion narrative. Dans l'analyse qui suit, nous procéderons
par
une
division
du
texte en ses épisodes principaux avec l'indication des sources bibliques et extra-canoniques. critiques.
On
trouvera
des
précisions
aux
notes
2. Jacobus de VOoRAGINE, La Legenda Aurea, éd. Th. Graesse, 3° éd. (1890; réimpr. Osnabrück : Otto Zeller, 1965). 3. Voir l'introduction de G. FRANK, Livre de la Passion. 4. Emile MALE, L'Art religieux de la fin du Moyen Age (Paris : Colin, 1931), pp. 28-51. La seule édition moderne des MVC est une traduction anglaise par Isa RaGusA et Rosalie B. GREEN, Meditations on the Life of Christ, an Illustrated Manuscript of the Fourteenth Century (Princeton U. Press, 1961).
32
PRÉSENTATION *
Vers 13-36 : Conseil des Juifs (Luc XXII,
1-2).
37-56 : Trajet de Jérusalem à Béthanie; épisode du figuier (Mat. XXL, 18-19 ; Marc XI, 12-14 ; Comestor, PL, CXCVIIL col. 1598-99).
57-178 : Onction à Béthanie. Cet épisode représente un amalgame de trois sources bibliques différentes ® : a) selon Jean (XII, 1-11), Jésus arriva, six jours avant la Pâque, à Béthanie, où habitaient Lazare et Marthe; pendant le repas, Marie Madeleine oïgnit ses pieds ; Judas s’en fâcha. b) Selon Matthieu (XXVI, 6-13) et Marc (XIV, 3-9), pendant que Jésus était à table chez Simon le lépreux, une femme anonyme s’approcha et lui versa sur la tête un parfum coûteux ; tous les disciples s’indignèrent. c) Selon Luc (VII, 36-50), longtemps avant la passion Jésus fut invité par un Pharisien anonyme ; pendant le repas une Pharisienne lui lava les pieds de ses larmes et les essuya de ses cheveux ; Jésus lui pardonna ses péchés. La confusion de Marie de Béthanie avec Marie Madeleine et la pécheresse anonyme était fréquente au Moyen Age‘. L'identification
de Marie Madeleine comme la pécheresse qui oïignit les pieds du Christ «ad domum Simonis leprosi » se retrouve dans la Legenda Aurea,
que l’on peut considérer
comme
étant représentative
de la
tradition, au chapitre « De Sancta Maria Magdalena ». Les vers 61-80 (Luc X, 38-42) racontent un épisode à l’origine séparé de celui de l’onction, qui est ici assimilé à la scène du repas et de l’onction; il se trouve aussi dans la Leg. La valeur de l’onguent perdu (300 deniers) prend de l’importance
en
conséquence
de
la signification
économique
d’une
tradition
contemporaine, d’après laquelle Judas était « sénéchal » de la maison
de Jésus et à ce titre avait droit certains jours à la dîme du revenu. Cette circonstance paraît dériver de Jean XII, 6 : « Sed quia fur erat, et loculos habens, ea quae mittebantur, portabat. » Comestor cite
Jean (col. 1598) et explique la valeur de la somme
: « Illi triginta
5. Graham A. RUNNALLS, éd., Le Mystère de la Passion Nostre Seigneur de la Bibliothèque Ste-Geneviève, TLF, 206 (Genève : Droz, 1974), p. 51. 6. Raymond S. Wicris, « Mary Magdalene, Mary of Bethany and the Unnamed Woman Sinner : Another Instance of Their Conflation in Old Spanish Literature », RPh, 24 (1970), 89, cité par Edward Joseph Gallagher, éd., La Passion Nostre Seigneur (Bibliothèque Ste-Geneviève), UNCSRLL, 179 (Chapel Hill, NC. : UNC Dept. of Romance Languages, 1976), p. 32.
s
ANALYSE
- DISCUSSION
DES
SOURCES
33
denarii valebant trecentos usuales et ita volebat Judas recompensare unguenti perditionem » (col. 1614). Une explication pareille est donnée dans l’Estoire dou Graal : A ce tens teu coustume avoient Li chambrelein que il prenoient La disme de quanque on donnoit A leurs seigneurs, et leur estoit….
Meis Judas mout s’en courouça : Troiz cenz deniers, ou plus, valoit, Sa rente perdue en avoit : C’est en disme trente deniers, C’en devoit estre ses louiers. Commença soi à pourpenser
Comment
les pourra
recouvrer”.
179-194 : Négociations de Judas 10-11 ; Luc XXII, 3-6).
(Mat.
(231-260) XXVI,
14-16;
Marc
XIV,
195-214 : La Cène; institution des sacrements; prédiction de la trahison et du reniement de Pierre (Mat. XXVI, 26-28 ; Marc XIV, 22-24 ; Luc XXII, 19-20). Les adaptations de la Bible ne sont pas d’accord sur l’ordre des épisodes de l'institution de l’Eucharistie et le lavement des pieds, qui apparaît seulement chez Jean (XIII, 4-20).
Arnolphe de Chartres place l’Eucharistie avant le lavement des pieds”, tandis que Victor de Capoue (PL, LXVIII 338-340) et Comestor
(col. 1616-1618)
donnent
l’ordre inverse.
225-235 : Judas vole un morceau de poisson dans le plat de Jésus. Ce motif représente peut-être l'interprétation du passage de Jean
(XII, 6) qui dit que Judas était un voleur, et du symbolisme sacré traditionnel du poisson. Foster cite un passage de la Bible de Herman de Valenciennes comme exemple de la rapacité de Judas s
associée à sa qualité de voleur
:
Judas oueri sa buche ainz quil fust apelez, Li morsels fut tut pres et ben est temprez,
La grant gule baee dedenz li est botez?. 7. Robert de BoRON, Le Roman de l’estoire dou Graal, éd. William À. Nitze, CFMA, 57 (Paris : Champion, 1927). 8. Arnolfus de CHARTRES, De Cardinalibus Operibus Christi, PL, CLXXXIX, col. 1641-1653, cité par Gallagher, p. 40. 9, FOSTER, p. 64; voir aussi Roy, p. 333.
\
34
PRÉSENTATION L]
Selon E. Mâle, le motif du vol du poisson était très répandu dans les représentations de la Cène aux xrr° et xrrr° siècles. Le plus souvent, Jésus et les apôtres sont dépeints d’un côté de la table et Judas seul de l’autre côté. Devant Jésus il y a un plat contenant un poisson “. Dans un vitrail de Chartres du xrr° siècle, Jésus tend le morceau trempé à Judas et celui-ci en même temps dérobe le poisson. Le poisson serait le symbole de la Chair du Christ et le vol la repré-
tation symbolique de la trahison ”. La vision de Jean endormi sur le sein de Jésus (236-244) suit une ancienne tradition, depuis l’évangile selon Jean (XII, 23, 25) jusqu’à
la Bible de Herman
de Valenciennes
:
Ço est Jehans, ben le vus dei nommer,
Qui but la science, quant dormit al soper Sor le piz son maistre *. Le motif se trouve chez St Augustin (PL, XXXV,
de Tours (PL, XCII,
810), Bède (PL, LXXI,
1801), St Grégoire
730), dans la Glosa
Ordinaria (PL, CXIV, 426), dans la Passion de Clermont-Ferrand (107-108), et ailleurs *. St Jean se reconnaît dans l’iconographie des x1* et x1rI° siècles par cette attitude, la tête inclinée sur la poitrine
de son maître “. 351-540 : Le lavement des pieds (Jean XIII, 4-17) ; Jésus prédit sa trahison (Mat. XXVI, 30-35 ; Marc XIV, 26-31): le sermon (Luc XXII, 31-38); la prière dans le jardin au Mont d’Olivets (Mat.
XXVI,
36-46; Marc XIV, 32-42 ; Luc XXII, 39-46).
541-586 : L’arrestation de Jésus (Mät. XXVI, 47-50: Marc XIV, 43-46 ; Luc XXII, 47-49 ; Jean XVIIL 2-8). Jean donne le récit le
plus complet, racontant que les soldats, pris de peur, tombent par terre. Suivant le récit de Matthieu et de Marc, le signe par lequel Judas trahit Jésus est le baiser. Les exégètes médiévaux expliquaient ce baiser de différentes
façons.
Origène
et Anselme
de Laon,
par
10. E. Maze, Religious Art in France in the Thirteenth Century, trans.
from the 3rd ed. by Dora
11. 1928), 12. 13. 14.
Nussey
(London
MALE, L'Art religieux du XIE pp. 111-114. Roy, p. 29*. Voir FOSTER, pp. 62-63. MALE, XII° s., pp. 111-113.
siècle
: Dent,
en
1913), p. 227.
France
(Paris
: Colin,
ANALYSE
- DISCUSSION
DES SOURCES
35
exemple, comme le note S. Sticca, pensaient qu’un signe était nécessaire parce que Jésus avait le pouvoir de se déguiser en changeant
les traits de son visage ®. Mais selon la plupart des théologiens, il était nécessaire que Judas fasse un signe parce que Jésus et Jacques se ressemblaient beaucoup : « Judas dixit Judaeis : Duo consimiles sunt, scilicet Jacobus et Jesus ; unde do vobis signum “. »
587-610 : Pierre frappe Marcus, lui coupant l’oreille; Jésus le guérit (Mat. XXVI, 51-53 ; Luc XXII, 50-51 ; Jean XVIIL 10 ne mentionne pas la guérison). Selon la tradition, c'était aussi Marcus qui a giflé Jésus pendant l'interrogation chez Annas. Le même Marcus ou
Malchus devient un des bourreaux principaux dans la Passion SteGeneviève,
où il est appelé Marquin ”. Dans la PJ celui qui frappe
le Christ n’est pas nommé ; il ne se nomme scène
du reniement
de Pierre,
deciples Kaïphas » (778), mais coupée
pas non plus dans la
où il est désigné
comme
«un
il fait allusion alors à son
des
oreille
que Jésus avait guérie. Selon Jean (XVIII, 26), l’accusateur
de Pierre était « unus ex servis pontificis, cognatus ejus, cujus abscidit Petrus auriculam », c’est-à-dire un de ses parents. Ce changement d'identité était très répandu, ce qui suggère l'existence d’une tradition
antérieure. 637-763 : L’interrogatoire chez Kaïphas (Mat. XXVI, 59-68 ; Marc XIV, 55-65 ; Luc XXII, 54, 63-65 ; Jean XVIII, 19-23). Jean est le seul à raconter que Pierre en suivant Jésus était accompagné d’un autre disciple. La PJ identifie l’autre comme étant Jean (660-670), qui demande au portier de laisser entrer Pierre. La curieuse allusion au manteau de Jean (671-674) semble provenir de Marc (XIV, 51-52),
qui raconte
qu’un
jeune
homme
qui suivait
les soldats
lors de
l'arrestation s’est échappé nu en laissant sa tunique. Une représentation de cet épisode se trouve dans une miniature de Jean Fouquet,
et ailleurs dans l’iconographie du xv* siècle *. Le détail apparaît aussi dans
le Mystère
apparemment
15. 16. 17. 18.
de
la Passion
de
Gréban
(19.450-507),
Jean qui s'enfuit.
STIcCA, LPP, p. 90. Dialogus, PL CLIX, 273, cité par Sticca, LPP, p. 90. GALLAGHER, pp. 41-43. MALE, Fin m.-4., pp. 62-63.
où
c’est
"
36
PRÉSENTATION *
764-813 : Reniement de Pierre (Mat. XXVI, 69-75; Marc XIV, 66-72 ; Luc XXII, 54-62 ; Jean XVIII, 15-18, 25-27). Le regard silen-
cieux de Jésus ne se trouve que chez Luc. 814-895 : Jésus est battu par les Juifs (Mat. XXVI,
67-68; Marc
XIV, 65; Luc XXII, 63-65). Selon Matthieu et Marc, ce supplice a lieu après l’interrogatoire ; chez Luc l’ordre est l'inverse. L’ampli-
fication des sources de cette scène et l'invention du jeu cruel sont üun exemple du procédé par lequel les scènes de torture dans les passions dramatiques Palatinus (392-401).
iront en se multipliant ; le jeu se trouve dans
896-983 : Jésus est mené devant Pilate (Mat. XXVII, 2 ; Marc XV, 1-5; Luc XXIII, 1-7; Jean XVIII, 28-40). Seul Luc dit que Pilate
envoie Jésus chez Hérode. La iégende du messager qui étend devant Jésus la rouaille pour qu’il marche dessus, et des étendards qui s’inclinent comme marque
de la divinité de Jésus, a été tirée de l'Evangile de Nicodème ”. Cette œuvre a eu une vaste diffusion au Moyen Age et constitue en effet l’une des sources les plus importantes de notre texte. L’original grec, traduit en latin vers le v° siècle, était fait de deux textes séparés, les Acta Pilati qui prétendaient fournir un rapportage du procès de
Jésus devant Pilate, et un récit ancien de la descente aux enfers, de la victoire de Jésus sur Satan et Enfer et la délivrance des prophètes et des patriarches qui attendaient la venue du Messie. L'auteur de la PJ aurait pu connaître Nic. dans l’une des nombreuses traductions
en ancien français, tant en vers* qu'en prose”, ou bien dans un
19. K. von TISCHENDORF, éd., Evangelia Apocrypha (Leipzig, 1876; réimpr. Hildesheim : Olms, 1966), cap. I, pp. 342-343: voir aussi H.C. Kim, éd. The Gospel of Nicodemus (Gesta Salvatoris) edited from the Codex Einsidlensis, Toronto Medieval Latin Texts, 2 (Toronto : Pon-
tifical Institute of Medieval Studies, 1973) ; M. R. JAMES, The Apocryphal New Testament (Oxford : Clarendon, 1924 ; réimpr. 1972). 20. Gaston
PARIS
et Alphonse
Bos, Trois versions rimées de l'Evangile
de Nicodème par Chrétien, Andre de Coutances 1885 ; réimpr. London : Johnson, 1968). 21. Alvin
E. Forp,
éd., L'Evangile
de Nicodème
et un anonyme
(Paris,
: les versions
courtes
en ancien français et en prose, Publications Romanes et Françaises, CXXV (Genève : Droz, 1973); voir aussi les textes français dans Bengt LINDSTRÔM, éd., À Late Middle English Version of the Gospel of Nicodemus, edited from B. M. Ms Harley 149, Acta Universitatis Upsaliensis, Studia Anglistica Upsaliensia, 18 (Uppsala, 1974).
és
ANALYSE - DISCUSSION DES SOURCES
texte latin. D’autres Jésus, non seulement illégitime de Joseph 953); la vision de
motifs puisés qu’il voulait et de Marie, la femme de
37
dans Nic. : les accusations contre détruire la loi, mais qu’il était fils en réalité fils du diable (PJ 944Pilate (1198-1331) ; l'épisode de
Longin qui perce le côté de Jésus avant la mort de celui-ci (16681723) ; enfin, l’histoire de Joseph d’Arimathie (3753-3760), reprise dans Leg. (cap. LIV) et dans les contes arthuriens. La deuxième partie de Nic., la descente aux enfers, est incorporée presque mot à
mot dans la PJ. 984-1043 : Tentative de Judas de rendre l’argent aux Juifs (Mat. XXVII, 3-5 ; Comestor, col. 1624-25) ; suicide de Judas ; achat du champ (Mat. XXVII, 6-10 ; Comestor, 1625). Le suicide de Judas est
ici accompagné d’un épisode curieux, celui du coq ou du chapon. Judas rentre chez sa mère qui lui reproche sa trahison ; Judas répond que le chapon en train de rôtir chantera avant que Jésus ne ressus-
cite. Se lève alors tout d’un coup le chapon qui va chantant dans la maison. Judas, convaincu de son péché, se suicide de désespoir. Cette légende paraît être fort ancienne ; des versions pareilles se
trouvent dans un texte latin du xir° siècle *, et dans certains manuscrits grecs de Nic. publiés par Tischendorf. Selon la version grecque, Judas rentre chez lui et demande à sa femme une corde pour se pendre. Elle répond qu’il ne devrait pas se sentir coupable, car il était plus probable que le coq à la broche chantât que Jésus ne ressuscitât. Le coq alors de chanter et Judas se décide. Il existe
aussi un ancien récit copte d’après lequel on servit au Christ à la Cène
un
coq
rôti coupé en
morceaux.
Après
que Judas
fut sorti,
Jésus fit ressusciter le coq et lui dit de suivre Judas qui était rentré chez lui. Le coq vit la femme de Judas l’exhorter à vendre Jésus;
ensuite l’animal suivit Judas au temple où il assista au dialogue avec les Juifs, avant de retourner auprès de Jésus pour lui raconter tout. Le coq monta au ciel pour une période de 1 000 ans *. 1064-1197 : Jésus accusé devant Pilate. La structure tripartite du procès de Jésus — première parution devant Pilate, ensuite devant
22. Voir Arthur S. NAPIER, éd., History of the Holy Rood Tree, EETS, Orig. Ser., 103 (London : Trübner, 1894), pp. 68-70. 23. JAMES, p. 150 ; James D. DoNeuxoo, The Apocryphal and Legendary Life of Christ (New York : MacMillan, 1903), p. 307.
*
38
PRÉSENTATION *
Hérode, de nouveau 1-25.
chez Pilate —
est présentée
par Luc
XXII,
1198-1331 : L'intervention de la femme de Pilate (Mat. XXVII, 19); le procès continue (Jean XVIII, 33-38). La légende que le diable, de peur que la mort de Jésus ne sauvât les damnés sujets à lui, apparut en songe à la femme de Pilate, semble être très ancienne. Elle était souvent citée par les exégètes médiévaux, dont Comestor : Tum misit ad Pilatum uxor sua dicens : ‘ Nihil tibi et justo illi. Multa enim passa sum per visum dormiens, propter eum.” Jam Dei nutu poterat cognoscere diabolus mysterium crucis, et ideo laborabat, ne Christus moreretur. Forte jam gaudebant sancti in inferno, unde hoc notavit (PL, CXCVIIL, col. 1628). Dans la PJ (et dans le Livre de la Passion, p. 30) c’est Belzébuth lui-même qui vient troubler le sommeil de la femme de Pilate. La vision de Procia (elle n’est pas nommée dans la PJ) se trouve aussi dans Nic. (cap. IT). Selon certaines légendes, Procla est devenue chrétienne, et elle était vénérée comme une sainte dans l'Eglise
d’Orient *. S. Sticca note que les exégètes médiévaux n'étaient pas d’accord sur ce point. Selon l’une des traditions, Dieu avait provoqué cette
vision afin de sauver
Procla
et de prouver
l'innocence
de Jésus
(Origène, St Ambroise, St Jean Chrysostome, St Augustin). Selon une seconde tradition, c’est Satan qui avait inspiré le songe, de peur de perdre les âmes qu’il tenait aux enfers (St Grégoire le Grand, Anselme de Laon; St Bernard). Sticca cite le commentaire
de Bède : Haec
enim
vice
non
mortem nudandum,
ante
se intellexit
et spolia humani
diabolus,
per Christi
generis sive in mundo
sive apud tartaros, amissurum : et ideo satagebat per mulierem, per quam spolia mortis invaserat, Christum eripere de manibus Judaeorum, ne per illius mortem ipse amitteret mortis
imperium *. 1332-1399
: Jésus
est battu à l’estache et couronné
d’épines
(Mat.
XXVIT, 26-30 ; Jean XIX, 1-3). Il y a deux épisodes de flagellation 24. DoNEHOO,
p. 319.
25. SriccA, LPP, pp. 98-99.
#
ANALYSE
- DISCUSSION
DES SOURCES
39
séparés, le premier avant la sentence, le second après la condamna-
tion, confusion qui aurait pu se produire si l’auteur avait suivi en même
temps
les évangiles
synoptiques
et Jean *. Ni
Matthieu
ni
Jean ne mentionnent la colonne à laquelle Jésus fut attaché pendant la flagellation, mais ce détail est rapporté par St Jérôme et a trouvé
sa place dans la liturgie. Duriez
cite l’office de la Colonne de la
Flagellation, qui contient l’hymne des premiers vêpres : Salve columna nobilis Christi dolorum conscia…. Clamas, columna, ad sidera Inuncta Jesu sanguine et l’oraison du jour commence
par ces mots
:
Deus, qui pro salute nostra in assumptae carnis infirmitate ad
columnam alligari et flagellis caedi voluisti ”.… Anselme
a donné plus de détails
:
Pilatus autem sperans crudelitati apprehendit Jesum et flagellavit statua pedis usque ad verticem non esset in ita spissa fuit quod circa duas spannas
Judaeorum satisfacere, illigatum ita ut a planta eo sanitas. Haec statua manus manum tangere
non potuit *. 1400-1475
: Jésus livré aux Juifs (Jean XIX, 4-16).
1476-1525 : Le bois de la croix. La légende de l’origine du bois de la croix était très répandue au Moyen Age. Toutes les versions (en français, italien, anglais, gallois, allemand, hollandais, suédois, pro-
vençal, etc.) qui ont été étudiées par Meyer et par Suchier* sont
26. Georges Durtez, La Théologie dans le drame religieux en Allemagne au Moyen Age, Mémoires et Travaux des Facultés Catholiques de Lille, fasc. XI (Lille : Giard,
1914), cité par Gallagher, p. 47.
27. Durtez, pp. 399-400, notes 61-62; Sticca, LPP, p. 97. 28. SrTiccA, LPP, p. 97. 29. W.
lungen (Munich
MEYER,
der :
Die
kôniglich Franz,
Geschichte
bayerischen
1882),
et
H.
des Kreuzholzes
Akademie SucHiEer,
der
vor Christus,
Abhand-
Wissenschaften,
Denkmüler
XVI
provenzalischer
Literatur und Sprache (Halle, 1883), cités par Moshé Lazar, « La légende de l’Arbre de Paradis ou bois de la croix, poème anglo-normand du xur* siècle (inédit) », ZRP, 76 (1960), 35.
x
40
PRÉSENTATION “
indépendantes les unes des autres mais remontent certainement à un même original latin ou à l’un de ses dérivés. Le développement
rapide de la légende semble dû surtout aux Croisades, mais aussi aux écrits des théologiens tels que Jean Beleth, Honoré d’Autun, Jacques de Voragine et Comestor. C’est Jean Beleth (vers 1170) qui a intro-
duit dans la légende deux faits nouveaux : a) Adam envoie Seth au Paradis afin qu’il en rapporte une branche de l’arbre de rédemption; b) l’arbre qui ne peut être utilisé dans la construction du temple est jeté par-dessus le Siloé pour servir de pont; la reine de Saba, lorsqu'elle arrive aux abords de Jérusalem, refuse de passer
sur ce pont, dont le bois est sacré (PJ 1512-1519) *. 11 nous semble donc que Geufroi de Paris ait connu et suivi la version de Jean Beleth (PL, CCII, 153), quoiqu'il ne reproduisît pas
la légende entière, se contentant de faire allusion à quelques-uns de ses épisodes. Selon la tradition, le bois de la du pommier fatal. L'identification chez Geufroi de cyprés (1496) ne se trouve pas chez Beleth, mais commun que l’on retrouve dans une traduction
croix provenait l’arbre avec le c'était un lieuanonyme de la
Bible ‘, dans la Bible de Herman de Valenciennes ®*, dans la Leg. (cap. LXVIII),
et dans
de nombreux
poèmes
anglais
ou
récits en
prose, tel une History of the Holy Rood Tree du xir siècle *, Il y a quelque confusion chez Geufroi, car dans l’espace (1494-1496), l’arbre est appelé et poumier et cyprés.
La version
de la légende contenue
qu’un court épisode. L'auteur
dans
de
trois
vers
la PJ n’en représente
dit seulement
que
les portes d’Eden donna à Seth un morceau
l’ange qui gardait
du pommier dont le
premier couple avait mangé le fruit. (Les circonstances de la visite de Seth au Paradis sont empruntées à Nic. et seront racontées par Geufroi plus loin, aux vers 2444 ff.) La légende complète est très longue * et comprend des épisodes de «l'invention de la croix» par Moïse,
par David,
enfin par Salomon
qui coupa
l’arbre sacré
lors de la construction du temple.
30. Lazar, pp. 36-38.
31. BONNARD, p. 89. 32. FOSTER,
p. 62.
33. NaAPIER, pp. 41-63. 34. Voir NAPIER, et Richard Morris, Legends of the Holy Rood, Symbols of the Passion and Cross Poems, EETS, Orig. Ser., 46 (London Trübner, 1871).
>
ANALYSE
- DISCUSSION
DES
SOURCES
41
1526-1565 : La fevresse qui forgea les clous de la croix. Cette légende, d’origine inconnue, fera fortune dans les drames de la passion. Elle apparaît pour la première fois dans la PJ. E. Roy cite une version apparentée contenue dans le Dictionarium de Pierre Bersuire : : Christum.. nudum super crucem extenderunt et ibi cum clavis grossis et male formatis et non per fabrum sed per
quemdam ribaldum factis conclavaverunt. Dic si vis de clavis quomodo
fuerunt facti et sic cum cruce sursum erexerunt *.
Quelle que puisse être l’origine de ce motif, il apparaît très souvent dans l’iconographie des xIv° et xv* siècles, et dans les récits et drames de la passion anglais et français. E. Mâle reproduit une
miniature de Fouquet femme
qui montre
un atelier de forgeron
est en train de forger un clou *. Même
où une
si on n’accepte pas
la thèse de Mâle — que c’est le drame de la passion lui-même qui aurait influencé l’iconographie du xv° siècle — il est intéressant de constater
que tous les grands mystères de la passion mettent en
scène la femme du forgeron, qui devient parfois une mégère horrible qui hait Jésus et accepte avec une joie maligne de forger les clous.
Une version semblable se trouve dans un manuscrit de la Story of the Holy Rood anglaise du xIv* siècle ”. Un tableau qui montre la femme du forgeron, contenu dans une histoire sainte en images composée en Angleterre au commencement du xiv° siècle, a été signalé par P. Meyer *. Enfin, la même légende se retrouve dans
d’autres manuscrits de la PJ *. 1566-1579
: Simon
le Cyrénéen
porte
la croix
(Mat. XXVII,
32;
Marc XV, 21; Luc XXIII, 26; Jean XIX, 17). 1580-1623 : Jésus parle aux femmes de Jérusalem (Luc XXII, 27-30).
1624-1723 : Longin (Jean XIX, 34). Jean dit simplement que « unus militum lancea latus ejus aperuit, et continuo exivit sanguinis et aqua », ce soldat ayant frappé le Christ déjà mort. Nic. (cap. X) le nomme Longinus et dit qu’il perce le côté de Jésus vivant encore,
35. Roy, p. 34*, n. 1 ; Gallagher, p. 49. 36. MALE, Fin m.-à., p. 62. 37. Mois, pp. 62-86. 38. Voir P. MEYER,
Not. et Ext., p. 295, n. 3.
39. FOSTER, pp. 64-65.
\
42
PRÉSENTATION
3
L]
avant la promesse faite au bon larron de le recevoir au Paradis. L'acte de Longin est souvent mentionné dans la liturgie et chez les théologiens comme symbole des sacrements par l’eau et le sang
et de la rémission des péchés “. L'épisode avait aussi une signification particulière pour l'interprétation de la passion de la Vierge, car le coup de la lance réalisait la prophétie de Siméon (Luc XX, 35). Pour Comestor c’est la guérison
miraculeuse. de Longin, aveugle
mais toujours soldat, qui constitue l'essentiel de cet épisode “. Dans les récits en ancien français, Longin devient chevalier, tantôt cruel et plein de haine parce que Jésus avait refusé de le guérir de sa cécité (Livre de la Passion, 1904-1918), tantôt riche et âgé dé plus de 200 ans, comme chez Geufroi, sans motivation évidente pour son acte.
La plus ancienne représentation iconographique
du miracle
de
Longin serait une miniature dans un évangéliaire de saint Gall du x siècle, qui dépeint la guérison par une ligne rouge, représentant le sang qui jaillit du côté de Jésus et. se répand sur les yeux de Longin tenant la lance *. 1750-2125 : Plainte de Marie au pied de la croix. Ce long passage est copié presque mot à mot du Regrès Nostre Dame de Huon de Cambrai (strophes 7-36) . Huon dit (I, 3) qu’il a traduit son œuvre «en droit roman de vrai latin». Son éditeur, Längfors, imprime des extraits de la seule plainte latine qui, selon lui, présente des ressemblances avec le Regrès “. La tradition de ia plainte de la Vierge paraît être ancienne ; Nic. grec contient une complainte bien développée, et saint Augustin lui aussi a médité sur les larmes de Marie (PL, XL, 941). Young trace toute l’évolution de la plainte“. La floraison de cette lammentation
40. Jean Gray WRIGHT, À Study ôf the Themes of the Resurrection in the Medieval French Drama (Bryn Mawr, 1935), pp. 2-3. 41. Cf. PJ 1844-1847. Pour une discussion très détaillée de la légende de Longin, voir Rose Jeffries PEEBLES, The Legend of Longinus in Ecclesiastical Tradition and in English Literature, Bryn Mawr Monograph Series, IX. (Baltimore : Furst, 1911), pp. 1-48. 42. Ibid., p. 48.
43. Huon de CAMBRAI, Li Regrès Nostre Dame, éd. Artur LANGFORS
(Helsingfors, 1907).
:
44. LANGFORS, pp. exvii-cxviii; voir aussi Maas, pp. 79-109. 45. YouN6, DMC, I, 492-518.
ANALYSE
lyrique n’est qu’un x siècles “.
- DISCUSSION
aspect
du
culte
DES
SOURCES
43.
de la Vierge
aux
xir
et
2138-2229 : Marie recouvre la nudité de son fils. Ce détail apocryphe se trouve dans les Meditationes Passionis de Bède “, dans les MVC du pseudo-Bonaventure, et dans la Passio Christi de Ludolphe Saxonie qui, quoique tardive (xiv* siècle), reflète les traditions
de de
l’époque antérieure “. 2230-2245
: Jésus confie sa mère à saint Jean (Jean XIX, 25-27).
2246-2287 : Jésus et les larrons (Mat. XXVII, 39-44; Marc XV, 29-32 ; Luc XXIII, 35-43). Seul Luc raconte le dialogue entre le bon larron et Jésus. Cet épisode était très goûté au Moyen Age en
tant qu’exemplum de l'attitude miséricordieuse de Jésus envers les pécheurs repentis, aussi bien qu’à cause de la notion qu’en la personne du bon larron toute l’humanité participait à la passion du Christ.
À ce propos, Sticca cite saint Bernard qui dans la Meditatio
in passionem appelle le bon larron «socius et comes passionis » *. 2288-2355 : La soif de Jésus ; son «Eli, Eli» (Mat. XXVII, 45-49; Marc XV, 33-36; Luc XXIII, 44 ; Jean XIX, 28-29). Le commentaire de saint Bernard sur la soif de Jésus était bien connu : Sed non satis credibile est ipsum de siti corporali dixisse, ut potem peteret carnalem, qui in instanti se sciebat carnaliter moriturum : sed potius desiderium ardentissimum salutis nostrae ipsum credimus sitivisse (PL, CLXXXIV, 662). 2356-2443 : Jésus meurt et descend aux enfers (Mat. XXVII, Marc XV, 37; Luc XXIII, 46 ; Jean XIX, 30).
50 ;
46. Ce thème a été étudié à plusieurs reprises par Sandro STiIccA : LPP, pp. 122-131 ; « Drama and Spirituality », M&H, 4, pp. 69-87; et «The Literary Genesis of the Latin Passion Play and the Planctus Mariae : a New Christocentric and Marian Theology », in The Medieval Drama, Papers of the Third Annual Conference of the Center for Medieval
ed. S. 47. 48. 49.
and
Early
Renaissance
Studies,
State
Univ.
SriccA (Albany : SUNY Press, 1972), pp. 39-63. Cité par Roxy, p. 39*. MALE, XIII s., p. 222 ; Runnalls, p. 53. STicCA, LPP, p. 119, n. 6.
of N.
Y.,
1969,
\
44
PRÉSENTATION L]
2444-2587 : Les patriarches aux enfers; 2588-2689
: Sathan et Enfer parlent;
2690-2725
: Jésus brise l'Enfer;
2726-2788
: Les diables s’avouent vaincus;
2789-2936 : Jésus libère les prophètes; 2937-2960
: Elie et Enoch au Paradis ;
2961-3032
: L'âme du bon larron arrive au Paradis;
3033-3062 : Ceux qui restent aux enfers. Toute cette longue partie sur la descente aux enfers suit de très près Nic., et dans le codex
latin et dans les traductions en ancien français, en vers et en prose. Toutes les versions étant essentiellement pareilles, mais aucune d'elles
ne correspondant exactement à celle de Geufroi, il nous est impossible de citer une source textuelle. Les vers 2376-2443 racontent de façon raccourcie les mêmes épisodes.
Le long passage
qui suit apparaît
très détaillée ; les deux passages
comme
proviennent
une
amplification
peut-être de sources
différentes.
La descente aux enfers a lieu avant l’épisode de la déposition de la croix et la mise au tombeau. L’ordre des épisodes varie dans le drame et chez les exégètes, suivant les différences d’interprétation des pères. Les uns pensaient que Jésus descendit aux enfers après la résurrection avec son corps humain, les autres qu'il y entra comme esprit seulement pendant que son corps pendait encore à la croix
ou gisait dans le tombeau. La version grecque de Nic. raconte que Jésus
entra
aux
enfers
en
guise d'homme.
Selon
saint
Thomas
d'Aquin, « deinde Corpus Christi jacuit in sepulcro et dum illud sacrum corpus in sepulcro jaceret, anima Christi descendit ad infernum » *. Dans la version latine de Nic., les diables demandent à Jésus : Quis es tu tam magnus et parvus, humilis et excelsis, miles et imperator, in forma servi admirabilis praelitor, et Rex Gloriae
mortuus et vivus, quêm crux portavit accisum? Mortuus jacisti in sepulchro, vivus ad nos descendisti (cap. XXI).
50. JAMES, p. 134.
S1. Summa
Theologica,
IX, q. 52, cité par WRIGHT, p. 84.
"
ANALYSE - DISCUSSION DES SOURCES
45
Et chez Geufroi on lit que Lors encline son chief Jhesus, Li esperis en est issus ; Ainsi com porveü l’avoit, En enfer est alez tot droit (2374-2377)
et plus loin : Si vint li Rois de Gloire atant En samblance d'humanité (2715-2716).
Pour Geufroi, il était donc déjà mort, corporellement, lors de sa descente. Parmi les passions dramatiques, celles du Palatinus, de Semur,
d'Arras et de Gréban
représentent,
après saint Thomas
et
la PJ, l’âme de Jésus qui descend aux enfers avant la résurrection. 3063-3118 : Les Juifs brisent les jambes des larrons morts; les esprits des morts sortent de leurs tombeaux (Mat. XXVII, 52;
Marc XV, 39; Luc XXIII, 47 ; Jean XIX, 31-33). Matthieu est le seul à raconter que les morts sortent de leurs tombeaux. 3119-3184 : Joseph d’Arimathie demande le corps de Jésus (Mat. XXVII, 57-58; Marc XV, 43-45; Luc XXIII 50-52; Jean XIX, 38-39). Bien que les évangiles canoniques mentionnent tous la demande de Joseph, c'est seulement dans la PJ que le dialogue entre Joseph et Pilate est développé de façon à donner une certaine caractérisation de ces deux hommes. Joseph, chevalier de Pilate, demande à son seigneur ses soudées ou la récompense de son service. Des scènes pareilles se trouvent dans le roman de l’Estoire dou Graal (439-468) et dans le Livre de la Passion (1967-1973). 3185-3478 : Sidonie et l’étoffe. Il s’agit ici d’une légende très curieuse
qui n’a pas de source connue. Aussi faut-il, pour en rendre compte, une analyse assez élaborée
de ses composants.
Comme l'épisode n’apparaît pas dans les autres versions de la PJ, il semble que Geufroi l’ait inventé lui-même, en puisant des détails et des motifs dans les nombreux écrits qui mentionnent la Véronique et la Sainte Face, car nous croyons que l’histoire de Sidonie est un amalgame
de petites bribes de légendes recueillies par-ci par-là.
C’est un bon exemple du processus d'évolution des légendes populaires.
\
46
PRÉSENTATION L]
Le point de départ de la légende serait sans doute la mention faite dans les évangiles canoniques de « l’'Hémorroïsse », la femme qui fut guérie d’un flux de sang en touchant la robe de Jésus (Mat. IX, 18-26; Marc V, 21-43; Luc VIII 40-56). Dans Nic.
(cap. VII) cette femme,
qui s’appellera
Béronice
copte), apparaît au procès
dans
la version
témoigner de sa guérison. Une seconde légende, distincte
de
désormais
celle
de
Véronique
(ou
de Jésus pour
l’Hémorroïsse,
est
racontée dans la Mors Pilati apocryphe * et dans Leg. (cap. LI). C’est au moins depuis le vi ou vir siècle que l’on racontait que l’empereur Tibère, étant gravement malade et ayant entendu parler
d’un ‘ médecin” qui s'appelait Jésus, envoya commander à Pilate de le faire venir à lui. Pilate, qui avait déjà fait crucifier Jésus, demanda quinze jours de délai. Le messager de Tibère rencontra sur son chemin
une
femme
nommée
Véronique
qui lui dit que le
Christ était mort, mais qu’elle possédait une image de lui. Elle raconta que pendant que Jésus était parti prêcher hors de Jérusalem, elle avait désiré avoir une image de lui pour se réconforter. Elle sortit pour apporter à un peintre un voile de lin (linteum). En route elle rencontra Jésus lui-même qui, ayant appris ce qu’elle voulait, prit le voile, le mit à son visage et fit imprimer sur le linge les traits de sa figure. Véronique refusa de vendre le linge, mais elle accompagna le messager à Rome, où T'bère fut guéri en regardant l’image
de la Sainte Face. Une troisième variante se trouve dans la Cura Sanitatis Tiberii* et dans la Vindicta Salvatoris *, les deux textes datant environ du
vur siècle. Tibère, malade, envoya un de ses hommes chercher Jésus. On trouva Véronique qui possédait une image de Jésus, lequel l'avait guérie d’un flux de sang trois ans auparavant. On força la femme
à aller à Rome,
où Tibère
adora
l’image et fut guéri. On
donna de l'argent à Véronique et on construisit un reliquaire pour l’image.
52. TISCHENDORF, pp. 456-458 ; JAMES, pp. 157-159; Ernst von Dobschütz, Christusbilder : Untersuchungen zur Christlichen Legende, Texte und Untersuchungen zur Geschichte der Altchristlichen Literatur, 18 (Leipzig : Hinrichs’sche, 1899), pp. 205-209. 53. DogscHÜTz, p. 209. 54. JAMES, pp. 158-159. 55. DosscHÜTz, pp. 209-262; Tischendorf, pp. 471-486.
ANALYSE
- DISCUSSION
DES
SOURCES
47
©
Dans la Passion Ste-Geneviève du xrv* siècle et dans l’iconographie française du xv* siècle *, Véronique apparaît dans l’épisode du portement de la croix. Prenant pitié de Jésus qui transpirait de l'effort de porter la croix, elle lui essuya le visage avec un voile et
les traits de la figure de Jésus y restèrent imprimés. Déjà à la fin du x siècle on voit une variante de l’histoire de Véronique sur la via dolorosa dans le roman de l’Estoire dou Graal. Les circonstances
sont légèrement différentes et la femme s’appelle Verrine : Elle respont : «Je vous direi, Comment m’avint vous conterei. Un sydoine feit feire avoie
Et entre mes braz le portoie, Et je le prophete encontrei En ma voie pour ou ralei; Les meins avoit derrier liees, À une couroie atachiees. Pour le grant Dieu mout me prierent
Li Juif, quant il m’encontrerent, Que men sydoine leur prestasse, Au prophete son vis torchasse. Erramment le sydoine pris Et li torchei mout bien sen vis,
Car il si durement suoit Que touz ses cors en degoutoit. Je m'en ving, et il l’'emmenerent Outre batant, mout le fraperent. Mout li feisoient vilenie; Nepourquant ne se pleignoit mie. Et quant en ma meison entrei Et men sydoine regardei,
Ceste semblance y hei trouvee Tout ainsi comme
Verrine
alla
ensuite
ele est fourmee.
à Rome
où
son
(1590-1614) sydoine
guérit
l’empereur
Vespasien ; l’image est encore vénérée : « On l’apele la Véronique/ Con tient a Romme a grant relique » (1747-1748). Dante fait allusion à cette relique sacrée (Par., XXXI, 103-108). Enfin, dans la Bible en françois de Roger d’Argenteuil, qui date
d’environ 1300, on trouve un nouvel élément qui nous mène un peu
56. MALE,
Fin m.-à., p. 64.
x
48
PRÉSENTATION »“
plus près de la légende de Sidonie de Geufroi : Véronique va vendre son couvre-chef au marché et rencontre le Christ en route sur la via dolorosa
:
Sire, il a en Jerusalem une sainte fame qui a non la Veronique, qui a un grant cuevrechief ou l’image de nostre seignor Jhesucrist est pourtrete, quar il avint, si com li faus juifs menoient nostre seigneur Jhesu cruceñfier, et li fesoient porter la croiz sus ses espaules, et il suoit si durement que l’eve et la sueur li degoutoit forment du visage a terre contreval, lors
passa cele sainte fame par devant lui qui portoit ce cuevrechief vendre au marchié ; et quant ele vit nostre seignor Jhesucrist si mal mener et si suer, si en ot duel et pitié, et li souvint de ce qu’il l’avoit garie el temple de Jerusalem d’une fievre qui
l’avoit tenue moult longuement ; si desvelopa cel cuevrechief et li tendi, et puis li dist : « Sire, tenez cest cuevrechief, si en essuiez vostre visage » ; et lors Nostre Sires prist le cuevrechief, et en essuia son visage, et tantost, par la vertu de Deu, li visages de nostre seignor Jhesucrist i fut ausi pourtret et ausi aparanz comme se il fust corporex en char et en os. Lors il li rendi arieres son cuevrechief, et li dist et commanda que ele le gardast bien, quar il avroit encore mestier a mainz malades garir; et lors cele sainte fame en aporta arieres son
cuevrechief, et quant ele fu venue en sa meson, ele le toucha a son seignor qui gesoit en langor, et il fu tantost gueriz, et moult d’autres malades, par l’atouchement de ce saint cuevre-
chief ?. L'histoire de la jeune fille Sidonie apparaît, semble-t-il, pour la première fois chez Geufroi
de Paris. Sidonie était pauvre,
sa mère
estropiée lui était à charge. La jeune fille avait un couvre-chef qu’elle avait brodé avec soin et qui lui était précieux. Mais un jour les deux femmes manquaient de quoi manger et Sidonie se vit obligée de
vendre sa seule possession. Elle va donc au marché, rencontre Joseph d’Arimathie qui cherche un linceul pour ensevelir le corps de Jésus. Il veut acheter le voile de Sidonie; elle le lui fait payer très cher.
Elle rentre à la puisque Joseph aurait dû le lui les 30 mangons courant,
guérie
maison, raconte tout à sa mère qui lui répond que, voulait le drap pour couvrir le saint prophète, elle donner. La fille court retrouver Joseph et lui rend qu’il avait payés. Arrive tout d’un coup la mère en de
sa
57. Roger d’ARGENTEUIL,
paralysie.
Geufroi
continue
cité par Runnalls, pp. 57-58;
à raconter
la
Foster, p. 74.
ANALYSE - DISCUSSION DES SOURCES
49
bonne fortune de Sidonie, qui devient reine du pays.
(Ce motif se
rattache peut-être à une ancienne version orientale selon laquelle c’est une princesse du nom de Bérénice qui reçut l’image du Christ *.) Malgré les circonstances nouvelles de cette version, il est possible de voir des rapports avec les versions antérieures de la légende ou avec les évangiles. Luc (XIII, 11-13) raconte que Jésus avait guéri
une
femme
au dos horriblement
voñté
qui ne pouvait
se tenir
debout.
C’est à peu près la maladie de la mère de Sidonie (31903196). La scène où Sidonie jette les 30 pièces de monnaie aux pieds de Joseph rappelle l’action désespérée de Judas, et dans les deux cas le prix du marché est le même. Comme la Véronique du récit de Roger d’Argenteuil. Sidonie va au marché pour vendre son cuevrechief ; là aussi il y a une guérison miraculeuse comme dans
toutes les versions de l’histoire. Quant au nom de Sidonie, nous y voyons une tentative d’étymologie populaire. Lorsque Joseph apprend le nom de la jeune fille, il lui répond : « Aprés le nom que vous avez/Sidoines sera apelez/Cil drap que vous avez vendu » (3301-3303). Le mot sidoine (sindonem) « suaire » date, selon Godefroy, de l’époque de Geufroi de Paris ; en
fait, Godefroy cite Geufroi *”. Nous avons déjà vu le mot chez Robert de Boron (fin xIf s.). Le substantif sydoine est attesté par Du Cange ”, qui cite un passage de la Pénitence d'Adam (première moitié du xInI° s.) : « apportez moi trois sydoines de soye et envelopez
d’iceulz le corps d'Adam.» Chronique
U. Chevalier
cite un passage
de la
de Robert de Clary (vers 1203) :
… Et entre ches autres en eut un autre des moustiers que on apeloit medame Sainte Marie de Blakerne, ou li Sydoines, la ou Nostre Sires fut envelepés, i estoit, … on ne seut onques … que chis Sydoines devint, quant le vile fu prise *. 58. F. CABROL et H. LECLERCQ, Dictionnaire d'archéologie chrétienne et de liturgie (Paris : Letouzey et Ané, 1951), article « Véronique», XV, 2, col. 2962-2966. 59. F. GopEFRoY, Dictionnaire de l’ancienne langue française (Paris : Vieweg, 1880-1902 ; réimpr. New York : Krauss, 1961), VII, 417. 60. Charles
du Fresne
Du
CANGE,
Glossarium
mediae
et infimae
lati-
nitatis (Paris : Librairie des Sciences et des Arts, 1937), VII, 493a. 61. Voir Paul MEYER, « Fragments d’une ancienne histoire de Marie et de Jésus (B. M. Cott. Vit. D. 111) », Rom., 16 (1887), 248-262. 62. Ulysse CHEVALIER, « Etude critique sur l’origine du St Suaire de Lirey-Chambéry-Turin », Bulletin d'histoire ecclésiastique et d'archéologie religieuse,
20 (1900),
120.
“
50
PRÉSENTATION L]
Or, la création de ce nom de personnage Sidonie à partir d’un motif de légende serait du même ordre que l’étymologie vera icona à l’origine du nom de Véronique”, ou bien du mot grec 16yxn « lance » à l’origine du nom de Longin *. Par la suite, le nom
et la légende de Sidonie, greffés sur l’histoire
de la Véronique, se sont largement répandus. Chose curieuse, les deux légendes se sont fusionnées dans la Passion d’Autun, où Véronique, une femme pauvre, envoie sa fille au marché pour vendre de l'étoffe (Roman 604-633). Un des bourreaux, en marche vers le Calvaire, coupe le morceau en deux. Avec l’un des morceaux il
essuie le visage de Jésus qui s’y imprime, et il emporte l’autre pour faire des braies au crucifié. La jeune fille recueille la sainte image et la rapporte à sa mère qui en l’appliquant à ses yeux est guérie de
sa cécité. Dans
la Passion
de Semur,
la marchande
Veronna
est
obligée de vendre son étoffe (7232-7254), et dans le Mystère de la Passion de Gréban, Véronne est marchande de soie (26.824-887).
Dans une version remaniée de la PJ qui fait partie du Romanz de Saint
Fanuel
(xi-xIv*
s.), la jeune
Joseph s’appelle Marie Verone : Atant s’en est Joseph tornez, Si est entré en la citez. A itant a Joseph veue Enz el marchié une giue : Pucele estoit et bele et jone, En son braz portoit .i. sidone ; .Viü. anz avoit mis au filer Et au tistre et au manovrer. En tant com ele le filoit, Une soe mere gardoit; En chartre avoir .v. anz geu.
Or li estoit si avenu Que failli lor est tout lor vivre De quoi il se devoient vivre ; Et ore la porte por vendre La pucelote et por despendre; S'en paistra sa mere la touse. Molt en iert l’uevre preciouse. Joseph vit le sydoine chier;
63. DoBscHÜTZ,
p. 222 ; Runnalls,
64. PEEBLES, p. 29.
p. 58.
fille qui vend
le drap
à
à
ANALYSE - DISCUSSION DES SOURCES
51
Si le commence a covoitier. « Bele, vendez moi cel samis ;
Ja i sera le cors Deu mis,
Enseveliz et conreez. En la crois est por nos penez. »
Marie Verone qui l’ot Si respondi tout mot a mot : « Sire, ge ne le vos vendrai, A l'i metre le vos donrai, Car ne sai ne ne puis entendre Ou ge le peusse mex vendre, Mes que la moitié me donez
Del pardon que en atendez. » — « Bele, fait il, et je l’otroi, Et s’en pri Jhesu Crist por toi. » A itant Joseph le drap prent. Cele n’en veut goute d’argent,
Come pucele bien eüree, Qui Dex avoit enluminee. Ele s’est mise el repairier. Oez com ot gentil loier : Sa mere troeve emmi la voie Toute garie, s’ot grant joie,
Et fu si garnis ses ostex Pour cent livres ne fust pas mex.
Moit fu liee la demoisele ®... (3239-3283) Une version pareille Passion (1982-2002).
mais
abrégée
se trouve
dans
le Livre
de la
Une autre variante de l’histoire de Sidonie se voit dans la Northern Passion éditée par Foster : la jeune fille Sidonie allait au marché vendre une étoffe qu’elle avait faite. Elle rencontre Jésus sur la via dolorosa. Elle dit qu’il l’a guérie de sa cécité et elle lui demande sa grâce. Jésus lui dit de presser contre son visage la toile qu’elle porte, qui s’imprime immédiatement de l’image de sa figure. Avec ce voile elle accomplit maints miracles ; enfin, elle le porte à Rome et le donne au pape. Il s’appelle le « Vernacle » et quiconque va à Rome
peut encore le voir *.
65. C. CHABANEAU, 118-123, 157-258. 66. FOSTER, p. 73.
« Le Romanz
de Saint Fanuel»,
RLR,
28 (1885),
\
52
PRÉSENTATION *
Enfin, la légende de Sidonie est comprise, avec l’addition de nouveaux détails, dans l'édition de l'Evangile de Nicodème publiée à Londres en 1509 par Wynkyn de Worde ”, et une allusion à Sidonie
se trouve dans The Life of Joseph of Arimathia imprimé par Richard Pynson en 1520 . 3479-3530
: La déposition de la croix ; l'enterrement
(Mat. XXVII,
59-60 ; Marc XV, 46 ; Luc XXIII, 53 ; Jean XIX, 40-42). 3531-3776 : La garde au tombeau; la résurrection (Mat. XXVIIH, 62-66). La réponse de Pilate à la demande des Juifs de mettre une garde au tombeau (3564-3624). Nous ne connaissons pas de sources de cette harangue. D'ailleurs, le caractère de Pilate ici n’est plus le même ; pendant le procès de Jésus, il paraissait assez soucieux d’être
juste et de protéger Jésus contre l’acharnement des Juifs; ici il est plutôt méprisant et ironique. Les soldats vantent leur férocité (3625-3632). On sait que le soldat fanfaron deviendra un élément permanent du drame de la passion. Ïl y a quatre soldats, détail, selon Wright, qui dériverait peut-être de l'Evangile de Gamaliel, adaptation en ancien français d’un apo-
cryphe copte qui remonterait au v* siècle ®. Les quatre soldats eurent quatre visions pendant leur sommeil profond : 1) Les anges qui descendent et remontent au ciel; 2) les doux chants des anges; 3) une clarté miraculeuse ; 4) une abondance de vin, de viande et de
blé. Les trois premières visions proviennent sans doute de Nic. (cap. XID) ; de la quatrième nous ne connaissons pas de source précise. Le reste de cet épisode, le rapport fait à Pilate et aux Juifs, la dispa-
rition de Joseph d’Arimathie que les Juifs ne veulent pas avouer, et, enfin, le renvoi des soldats afin de s’assurer leur silence, tout cela
semble être tiré de l’une ou de l’autre des versions de Nic. 3777-3894 ; Les trois Maries au tombeau (Mat. XXVIII, 1-8 ; Marc XVI, 1-8; Luc XXIV, 1-9; Jean XX, 1-2). Cette dernière scène n’a rien d’extraordinaire, car elle suit de près les évangiles cano-
niques, en particulier Marc. Elle est sans rapports avec le célèbre trope liturgique « Quem quaeritis ». 67. William H. HULME, The Middle English Harrowing of Hell and SH QE Nicodemus, EETS, Extra Ser., 100 (London : Trübner, 1907), pp. lix-Ix. 68. W W. SKEAT, The Alliterative Romance of Joseph of Arimathia, EETS, Orig. Ser., 44 (London : Trübner, 1871), p. 37. 69. JAMES, p. 151; Wright, pp. 64-65.
IT L'ART DE LA NARRATION DANS LA PASSION DES JONGLEURS
Dans
les pages
qui suivent
nous
esquisserons
une
rapide
vue
d'ensemble des aspects littéraires de la PJ, afin de circonscrire son contexte culturel et littéraire. Chemin faisant, nous ferons allusion aussi à quelques-uns des problèmes et des théories les plus pertinents se rapportant à l’étude de ia narration dans notre texte. Ce
qui ressort
immédiatement
d’un
examen
de la PJ, c’est son
caractère éclectique. Son auteur semble avoir pris son bien où il le trouvait, puisant à la fois dans des livres théologiques latins et dans le fonds traditionnel anonyme des légendes populaires. Sa composition met à contribution aussi bien les recettes de la rhétorique latine que la structure narrative des romans et autres récits en langue vulgaire. Enfin, c’est en empruntant à la chanson de geste et aux anciennes vies de saints chantées leurs procédés narratifs caractéristiques qu’il a adapté sa matière à la diffusion orale.
Nous
commencerons
par
les manifestations
de la présentation
orale des textes narratifs. Cette question nous semble fondamentale,
notre texte étant connu sous le nom de la « Passion des jongleurs » ; son exécution orale a certainement exercé une influence sur sa composition et sur le développement de la passion dramatique. Ensuite, nous noterons les traces de la formation cléricale de l’auteur dans le voca-
bulaire et dans son emploi de procédés empruntés à la rhétorique latine. Nous essayerons enfin de discerner quelles auraient pu être les conditions de la représentation
de la PJ. Dans le prochain cha-
pitre, nous tâcherons de tirer au clair les rapports visibles entre la PJ et les premières passions dramatiques.
54
È PRÉSENTATION
L'USAGE
DES
TEMPS
DU
VERBE
La question de la temporalité (opposition entre passé et présent) en ancien français, surtout dans les chansons de geste et les autres genres
destinés
à l'exécution
orale, a depuis longtemps
exercé une
fascination sur les critiques. Les études consacrées à ce sujet sont nombreuses et parfois contradictoires ', mais elles attestent toutes l'intérêt de la question de la relation entre eux des temps narratifs. On s’accorde à dire que l’emploi de l’alternance ambiguë du passé et du présent est une technique orale consciemment exploitée par le poète : « The poet’s narrative is not [necessarily]
concerned
with a
logical representation of time; its shifts of tense are not related to chronology, but to the focus adopted by the narrator for his artistic purposes *. » L’oscillation des temps permet au poète « to reinforce, through alternation of preterite and present verbal forms, the dual perspective of narrator and protagonist within the tale’s rhetorical
structure *. » Le prétérit présente une action passée ou historique ; l'emploi du présent sert à la fois à exprimer les intentions ou sentiments du
protagoniste, et à permettre au public d’éprouver lui-même, dans le présent, l’expérience du héros. Le narrateur doit recréer la ‘ présence ? rhétorique/réelle du protagoniste, et pour ce faire, la technique la plus efficace sera la libre variation des temps verbaux. D’après Karl
Uitti, le choix et la relation précise des temps importent moins que le fait que l'emploi du passé et du présent, dans des combinaisons diverses, offre la possibilité de représenter le double registre de la matière vue à la fois du point de vue du narrateur et de celui du protagoniste *. L'usage du mélange des temps a été observé dans presque toutes les œuvres narratives en vers (chansons de geste, vies de saints,
romans) et même dans les œuvres en prose° des xIr et xnr° siècles. Et bien que les arts poétiques latins interdisent généralement le 1. Voir la note 24 de l’introduction. 2. WORTHINGTON, p. 404. 3. Uirni, Story, p. 50.
4. Ibid., pp. 51-52. 5. P. F. DEMBowsKk\, La Chronique de Robert de Clari : étude de la langue et du style, University of Toronto Romance Series, 6 (Toronto : U. of Toronto Press, 1963), pp. 48-49.
L'ART DE LA NARRATION
55
w
mélange des temps°, on n’en a pas moins trouvé de nombreux exemples chez les auteurs latins, notamment dans les évangiles”. M. M. G. Sandmann a constaté que le procédé de la ‘ confusion des temps ” accompagne
le plus souvent un style parataxique caractéris-
tique des vieux poèmes chantés*, mais tend à disparaître dans les poèmes tardifs destinés à la lecture*. Il explique comme suit la survie du procédé : The ‘illogical use” of narrative tenses must have been conditioned by the musical pattern of primitive songs ; repetition of formulae and refrains allowed variation by variation of verb tenses. When the usage spread to non-parallel lines, divorced from its original motivation, then we have a state
of mechanization of a technique that is tolerated on account of a vague conformity with the general stylistic climate of the
epics Il
est
possible
de
préciser
quelques
relations
temporelles.
A. Hatcher pense que pour les artistes de la tradition de l’exécution s
orale, le présent aide à mettre en relief l’évocation de l’émotion, le passé composé la transition, le passé simple le reportage neutre. Comme, en ancien français, le passé composé n’était pas un temps passé, mais un « présent composé » (exprimant un état résultant d’une action complétée mais vu du présent), l’alternance entre présent et
« passé composé » représente
une
différence
aspectuel
plutôt que
temporel du verbe “, Le passé composé sert à représenter ou bien la conclusion d’une série d’actions, ou bien l'introduction à un
nouveau mouvement ”.
6. SANDMANN, « Narrative Tenses», p. 260; E. Faral, Les Arts poétiques du XII° et du XIII siècle, Bibliothèque de l'Ecole des Hautes Etudes, fasc. 238 (Paris : Champion, 1924), pp. 106, 118, 380. Matthieu de Vendôme et Jean de Garlande classent le mélange des temps parmi les défauts à éviter. 7. Voir H. Yvon, « L’Emploi dans la Vie de St Alexis de l’imparfait, du passé simple et du passé composé de l'indicatif», Rom., 81 (1960), 248-249. 8. SANDMANN, « Narrative Tenses », p. 262. 9, Ibid., p. 261. 10. Ibid., pp. 263-267. 11. HATCHER,
p. 604.
12. Ibid., p. 605.
x
56
PRÉSENTATION s“
A slight pause has been introduced : the curtain is lowered while the acts are being accomplished… and it rises again to show
us
the
stage
sometime
later.
The
poet
achieves
a
momentary lull, slackening the thread of the discourse, allowing himself
and his audience
to relax for a moment
before
beginning again a new chapter *. En
outre, le passé composé,
par rapport
au présent,
peut servir à
accentuer les conséquences d’un acte en contraste avec son accomplissement “. Le prétérit, moins ‘pictural’ et moins vif que le présent ou le passé composé, s'emploie pour exprimer les actes de moindre importance ‘ dramatique ”, et apparaît souvent dans des séquences progressant du présent au prétérit, ou, à l'inverse, du
prétérit au présent *. Dans
le premier cas le prétérit n’est qu’un
faible écho de l’action exprimée par le présent ; dans le second, le passé est comme un prélude à l’action plus vive racontée au présent “. Dans les deux cas, l’alternance possible représente une sorte de
modulation. C’est surtout une liberté de moyens d’expression chère au poète qui devait l’octosyllabe.
Sans notre
faire une version
blables
aux
rester
analyse
dans les limites
détaillée des variations
de la PJ, nous
types décrits
du vers
y relèverons
par les critiques
épique
ou
de temps
quelques
emplois
précités. Pour
de
dans sem-
ne pas
forcer les conclusions, disons tout de suite que nous n’affirmons pas que ce procédé narratif soit employé consciemment et avec une parfaite uniformité dans la PJ. Mais la technique n’est observée de façon homogène que dans les chansons de geste et dans les vieilles vies de saints, c’est-à-dire là justement où la rareté du dialogue rendrait nécessaires et désirables les nuances aspectuelles qu’assurait
l’alternance des temps narratifs. Il ne faut pas non plus négliger la part de la rime et du mètre dans le choix du temps verbal; telle forme aurait pu s’imposer pour la rime ou pour le compte des syllabes. Les passages
où prédomine
purement
narratifs
le dialogue. D’après
sont peu nombreux
Sandmann,
dans
la PJ,
d’ailleurs, seuls les
passages narratifs de l’auteur (par opposition aux passages en discours
13. 14. 15. 16.
Ibid., Ibid. Ibid., Ibid.,
p. 607. p. 608. p. 611. pp. 611-615.
Fe
L’ART DE LA NARRATION
57
direct) mettent en jeu cette ‘ confusion des temps * ’. Dans quelques épisodes de la PJ, la narration ne sert qu’à lier et situer les dialogues : c’est ce qui a rendu la PJ si apte à servir de source à la passion dramatique.
Du
reste, le présent et le passé s’emploient
proportions plus ou moins
dans
des
égales. Le présent décrit les sentiments
des personnages, les rendant plus immédiats à des moments de forte émotion : tristesse, peur, repentir (Pierre après le reniement 811-813, Judas après sa trahison 1018-1019, 1032-1035), etc. L'usage du passé composé, « procédé qui vise », dit Foulet, « à donner de la fraîcheur et de la vie à l'expression du passé, en représentant le passé, même
lointain, comme récent, à peine écoulé “ », présente dans la PJ le caractère d’un procédé de modulation ou de transition. Un nouvel épisode ou passage, si court soit-il, est le plus souvent introduit par l'emploi d’un verbe au passé composé qui présente en même temps le résultat d’un mouvement précédent et la première étape du suivant.
Un retour à la narration
est nécessaire après chaque intervention
du narrateur, comme si, étant sorti du cadre de sa matière pour s'adresser au public, il se rappelait où il en était par un petit résumé au passé composé avant de reprendre le fil de son histoire. En voici un exemple. Aux vers 81-89, on raconte que Jésus et ses disciples
sont allés chez Simon ; on nomme
quelques-uns
des convives. Le
récitant ajoute, par manière de parenthèse, que « Moult par estoient
sainte gent,/Vaillanz
et preus
et de granz
gens»
(91-92). Puis il
reprend sa narration : « Donc se sont au mengier assis » (93), répétant que « Judas i fu, li anemis » (94). Le temps composé relance le
passé dans l’immédiat ; le temps simple rappelle une circonstance de ce passé maintenant actualisé, et que ‘l’œil intérieur” de l’auditeur voit se dérouler devant lui. Après une petite leçon faite à l’auditoire (100), commence une nouvelle section avec le verbe au composé :
«La
Magdalaine
a porpensé.…»
(101), et alors nous
passons
au
présent et au futur :
La Magdalaine a porpensé Com le porra servir a gré, … Qu'’en son cuer li est avis
17. SANDMANN, Compte rendu, p. 570. 18. Lucien FOULET, Petite syntaxe de l’ancien français, 3° éd., CFMA, 21 (Paris : Champion, 1928), p. 354.
58
: PRÉSENTATION
Filz est au Rois de Paradis, Qui descendi del ciel pour nous; Il est nostre verais secors.
(101-108)
Le passage au présent non-composé aurait eu pour effet de faire ressentir à l'assistance la réflexion de Madeleine, de lui faire éprouver la signification de son acte, et de lui rappeler, comme à tout
moment, la mission divine de Jésus. L’auteur profite ainsi de toute occasion de renforcer la leçon de sa narration. L'épisode peut maintenant continuer
: « Ele avoit d’un chier oignement... », interrompu
encore une fois par la pensée de Marie : « Bientost pour ce merci auroit » (114). Puis une nouvelle intervention, un nouveau rappel de l’action en train de s’accomplir, par un verbe au composé : « Tot soûavet s’en est venue» (115), et après cette modulation, le reste de l’action est dépêché au passé simple avec une rapidité caractéristique des passages rapportant des actions ‘ neutres ”, où le public n’est pas invité à participer activement. Un deuxième exemple de ce mélange des temps suffira pour en voir très bien le fonctionnement. Il s’agit du crucifiement de jésus (1644-1667). Après la citation de la prophétie de David (1638-1642), l’auteur emploie le passé composé pour commencer la description
de la mise en croix (1644-1645).
Ensuite, pour rendre ces actions
plus vives, plus pénibles, il passe au présent : Es paumes li fierent les clous, La char li percent et les os. Par les plaies en saut li sans, Aval s’en cort joste les flans. Un l’enfichent parmi les piez Pour ce que bien fust clofichiez.
(1646-1651) Enfin, il revient au passé pour esquisser le tableau
entier. Au
pre-
mier plan pour la mise en croix décrite au présent, le narrateur recule maintenant pour saisir la scène entière. On suppose que l'auditoire
a été sensible,
moins à leurs effets.
sinon
à ces
changements
de temps,
du
L’ART DE LA NARRATION
LES
INTERVENTIONS
59
PERSONNELLES
Outre la narration, l’auteur disposait d’un autre moyen de faire sentir sa présence et de créer l’effet d’une « confrontation entre le poète et l’auditoire * », ceci par le truchement du jongleur qui intervient constamment au cours de la narration pour établir et maintenir un contact avec le public. Les interventions personnelles du jongleur
ou du poète sont caractéristiques de toute la littérature à exécution orale, et ont été maintes fois étudiées pour ce qu'elles révèlent de la ou l'exécution
présentation
des œuvres
médiévales,
de la mentalité
de l’auteur et de son attitude envers son texte*. Ces interventions ont souvent été taxées de formalisme (« clichés », « chevilles »), et il est vrai qu’assez souvent elles servent de simple remplissage selon
les besoins de la versification. Mais pas toujours, et étant donnée la prédominance de la présentation orale et publique aux xIf et xin° siècles, ces procédés revêtent une signification majeure pour la composition et l’exécution d’un texte comme la PJ. Aussi voudrionsnous voir, après une tentative de classement de ces différents types d'intervention personnelle (transitions, apartés, apostrophes, interrogation oratoire, annonces, protestations de véracité, références aux sources, exclamations, commentaires, digressions, sentences) s’il est
possible de distinguer entre les interventions manifestant la présence de l’auteur et celles qui sont plutôt le fait du jongleur.
Nous suivrons le modèle Grunmann
de classification très utile que Minette
a proposé pour l'étude des voix narratives dans quelques
exemples de chansons de geste et de romans ”. Parmi les huit catégories principales d'interventions personnelles, Mme Grunmann 2 , en distingue trois qui appartiennent au domaine de l’épopée et repré-
19. ZUMTHOR,
Essai, p. 42.
20. Voir par exemple Albert C. BAUGH, « The Middle English Romance : Some Questions of Creation, Presentation and Preservation », Spec., 42 (1967), 1-31 ; Ruth Crosgy, « Oral Delivery in the Middle Ages », Spec., 11 (1936), 88-110; DELBOUILLE, op. cit.; DELBOUILLE, «Le mythe du
jongleur-poète », in Studi Archivum
Romanicum,
GALLAIS,
« Formules
manuscrits
de
la
in onore
di Italo
Ser. 1, vol. 86 (Firenze,
de conteur
Siciliano,
et interventions
Continuation-Gauvain »,
Biblioteca
dell
1966), I, 317-327 ; Pierre
Rom.,
de l’auteur
dans
85
181-229;
(1964),
les
GaLLaïs, « Recherches sur la mentalité des romanciers français du Moyen Age », CCM, 7 (1964), 479-493, et 13 (1970), 333-347. 21. GRUNMANN,
op. cit.
\
60
PRÉSENTATION L]
sentent la voix du narrateur, et cinq catégories de nature différente; ces dernières
seraient les interventions
de l’auteur et ne se trouve-
raient que dans le roman *. Voici les trois types d'intervention caractérisant la voix du narrateur : 1) annonces ou transitions (orrez, - plaist vos oïr, etc.) ; 2) formules de présentation fes vos) ; 3) exclamations émotionnelles (Ah! Deus!). Et les cinq catégories qui représenteraient la voix de l’auteur : 4) affirmations de véracité et allusions à la source ; 5) affirmations de fidélité à la source et de l'autorité de celle-ci ; 6) expression d’opinion (cuit, ce me semble) ; 7) formules de brévité ; 8) digressions didactiques, prières, sermons. A cette liste nous pouvons ajouter 9) les apartés ou commentaires entre parenthèses, de ton sententieux ou ironique ; 10) les questions oratoires posées à l'assistance pour éveiller l’attention. En guise d’introduction à notre étude de la narrativité et de la théâtralité de la PJ, nous dresserons maintenant l'inventaire des formules et des interventions, ou de l’auteur ou du narrateur, qui se rencontrent dans notre texte. Nous suivrons la classification de Mme Grunmann, en la complétant ou en y apportant des précisions au besoin.
1. Transitions et annonces. Ce sont les interventions les plus fréquentes dans la PJ. Les formules d'annonce simples de type oéz ou entendez sont les plus usitées : ore oéz, 1-8 ; povez savoir 86; ore entendez 372 ; or escoutez que il a dit 466 ; or oéz grant humilité 605 ; oéz de Judas qu'il devint 992 ; oéz grant miracle de Dieu 1008 ; ainsi com vous avez oï 1064; icist saint fust dont je vous di 1488; sachiez 1715; Seigneurs, sachiez de verité 2138; issi com vous ai dit 2175 ; or ouéz moult grant diablie 2321: or escoutez tout sanz faillance 2362 ; or oéz comme il les ot chiers 2388 ; or oéz que li sires dist 2396 ; a cele joie que je vous di 2588; com vous orroiz 2862 ; onques n'oïtes 3230 ; or oéz donc de la meschine 3439 : or oëéz ci beau guerredon 3476; avez oï 3548 ; or oéz que li uns disoit 3667 ; ouéz que li quars respondi 3683.
D’autres interventions dans cette première catégorie sont des exemples de transitions entre deux épisodes (elles suivent souvent les rubriques en tête des divisions du texte et présentent le nouveau
22. Ibid., p. 203.
L'ART
DE LA NARRATION
61
passage), ou bien elles servent de conclusion à un épisode : ainsi vous vouloit demostrer 99 ; un pou de Jhesucrist lerons | Et de Judas
conterons 984-985 ; or lairons ici 814; or pallons un peu 1198 ; mes or pallons 1520; dont ici vous ai conté le plet 1669 ; des patriarches vous diron 2444 ; de Jhesucrist dirons ici 3063 ; Des or leirons tot ce ester | Autre chose vous veuil mostrer | Et repairier a ma reson
3479-3481. 2. Formules
de préséntation dramatique. Nous ne trouvons
deux exemples de cette formule vous 2291, 3397.
3. Exclamations
émotionnelles.
chère à la chanson
Exemples
que
de geste : eiz
peu nombreux
faisant
partie le plus souvent soit des passages en dicours direct (Diva! 151, 533 ; Avoi! 591, et alors il est impossible de dire si les exclamations sont le fait de l’auteur ou du narrateur), soit de la plainte de Marie (Ha! 1892, 2023, 2038, Ahi! 1924) dont le clerc-auteur est bien connu. Il y a pourtant deux exemples dans la narration : Helas! ce ne fu mie droiz | Qu'il endurast la mort si dure (1767-1768), dans un petit sermon sur l'injustice de la mort de Jésus, type d’intervention qui, d’après Mme Grunmann, représente la voix du narrateur ; et Dieus ! quel joie de la chartriere (3424), qui précède une
petite leçon adressée à l’auditoire. 4, Affirmation de véracité et allusions à la source. Sans exception, les allusions de ce type dans la PJ invoquent l’autorité d’une source écrite, et presque toutes précisent que le narrateur ou l’auteur lisait dans un livre : si com lisons 530 ; ce nous raconte l’escreture 1207; si com lisons 1625 ; mes d’enfer ce dist l’escreture 1769 ; einsi comme dist l’escreture 2201; vous dirai je selonc l'escrit 2365; ce dist l’escrit 3060; si com lisant avons trouvé 3510; si com trouvons en escrit 3542. Cet état des choses n’est pas étonnant, vu que l’auteur s’est servi la plupart du temps de sources écrites connues. IL est
d’ailleurs normal
qu’un auteur qui s’adresse à son public en tant
que « prêcheur » fasse allusion aux textes supposés être sacrés ou de grande autorité, pour assurer qu’il n’invente rien. La notion de l'autorité du texte, si bien ancrée dans la culture médiévale, aurait eu pour origine l’idée de la sainteté du livre passée des Juifs aux Chrétiens. Selon Paul Zumthor,
LY
62
PRÉSENTATION *
l’autorité de la chose écrite devient l’objet d’un respect qui engendre un souci constant de recours au texte, excluant presque entièrement la notion d'originalité personnelle : même quand celle-ci existe en fait, elle ne se manifeste jamais par
une
aspiration às quelque bouleversement
Ainsi, nous
semble-t-il,
il aurait
catégorie dans la quatrième,
mieux
valu
formel *.
inclure
la cinquième
au lieu de les séparer quelque
peu
arbitrairement, car faire allusion à la source écrite, c’est en même temps garantir l’autorité de celle-ci, surtout en matière didactique.
Quoi qu’il en soit, voici, de la cinquième catégorie, des exemples où l’auteur fait allusion spécifiquement à la véridicité de sa source : Ce nous raconte voirement | L’escreture qui pas ne ment 2132-2133 ; si com tesmoigne li escrit 2174 ; si com le tesmoigne l'escrit 2397; a tesmoing en ai Salemon 3218; si l'escreture ne ment 3842. L'auteur, par ces mentions continuelles de l’autorité de sa source, insiste sur sa qualité de clergie et rend sa présence explicite. Comme
K. Uitti le constate pour d’autres textes hagiographiques, « the clerk figure is built into the saintly paradigm itself. He stands for the tradition, that is, the authority “.» A cet égard, nous pouvons nous demander pourquoi ces déclarations d’autorité sont faites à la première personne du pluriel : nous lisons. Le pronom nous repré-
sente-t-il
l’auteur
et son
porte-parole,
le narrateur-jongleur,
qui
tous les deux ensemble témoignent de la véridicité des sources écrites et sacrées ? Dans ce cas, le jongleur serait l’intermédiaire entre le clerc-auteur et le public ; il se joint le plus souvent à l’auteur, et, en disant nous, invoque l'autorité de la double présence de celui qui écrit et de celui qui, en lui prêtant sa voix, permet la communication
entre public et auteur. Par occasion, il parle en son propre nom, en sa qualité de narrateur : «vous dirai je selonc l’escrit» 2365. Dans les transitions et conclusions, le plus souvent le narrateur dit nous et rarement je : « je vous ai conté le plet » 1669 ; « autre chose vous vueil je mostrer » 3480. Outre ce nous désignant le couple auteur/jongleur, il en existe un autre, embrassant tous ceux qui sont engagés dans l'expérience de
23. P. ZumrHor, « Rhétorique et poétique latines et romanes », GRLMA
(Heidelberg
: Winter,
1972),
I, 58 : voir aussi son
Essai.
24. Karl Urrn, « The Clerkly Narrator Figure in Old French Hagiography and Romance », MedR, 2 (1975), 396.
L'ART DE LA NARRATION
63
communication : auteur, narrateur et public à la fois. Lorsqu'il propose : « or leirons tot ce ester » (3479), ou « or pallons un pou de... », c’est à l’intention de son auditoire, qu’il invite à le suivre ou à parti-
ciper avec lui à la recréation des événements qu’il raconte. Et, bien entendu,
dans
les prières
et les sermons
insérés
dans
le cours
du
récit, quand il dit nous, c’est à la communauté présente (exécutant et public) —
—
et, par extension, à la communauté
qu’il s'adresse
: «Ce
faisoit il pour
nos
chrétienne entière
pechiez»
(470, un
exemple parmi plusieurs dont nous ferons le relevé au paragraphe 8). 6. Expressions d'opinion. C’est ce type d'intervention qui révèle le plus clairement la fonction fondamentale de l'intervention en tant que cheville, le plus souvent à la rime. Tandis que Geufroi de
Paris en fait un très fréquent emploi ailleurs dans sa vaste Bible, dans sa version de la PJ nous n’en trouvons que deux exemples, là justement où ils paraissent répondre au besoin de la rime : … si com je pense 1181 ; …. ce m'est avis 1539. 7. Formules de brévité. Cette catégorie comprend : a) le topos Unsagbarkeit (ou pire assez que ne puis dire 819) décrit par Curtius ”,
particulièrement fréquent dans les vies de saints où il va de pair avec le panégyrique ; b) des refus de dire (de peur de trop prolonger le récit) ; c) des protestations d’ignorance. Suit sions : Tel chose vit, ne vueil pas dire | Que crire 243-244 ; ne sai ou il estoit alez 442 ; Sai comment plus le traitassent 820 ; venuz
le relevé de ces expreslongue chose est a desne sai lequeus 671; ne i est ne sai pourquoi
1098 ; Grant estoire i auroit a dire | Qui tot le fust voudroit descrire 1520-1521 ; mes ne sai auquel bien em prist 1635. 8. Digressions didactiques, prières, sermons.
À cause de l'intention
nettement didactique et édifiante de la PJ, les exemples des leçons, prières,
sermons,
donnerons ment
à son
etc., seraient
que quelques public
pour
trop
références.
longs
à énumérer ; nous
n'en
Le récitant fait appel directe-
lui demander
de prier avec
rappeler le devoir chrétien, pour le faire remémorer
lui, pour
lui
la divinité de
25. Ernst Robert CurTIUS, European Literature and the Latin Middle Ages, trans. Willard R. Trask, Bollingen Series, XXXVI (Princeton U.
Press, 1953).
\
64
PRÉSENTATION L]
Jésus et l'injustice de sa mort. Et là il recourt volontiers à l’usage du nous communautaire : Beau sire Dieus, pourquoi soufroies Se pour ce non que tu vouloies Ceste angoisse, ceste dolor, Ceste painne pour nostre amor, Pour nous racheter de forfet Que nostre premier pere ot fet ?
(495-500)
D'autres exemples se trouvent vers 502, 635, 1724, 1750-1771, 23122318, et passim. 9. Interrogations oratoires. Outre les huit catégories précitées, l’auteur-jongieur emploie d’autres procédés pour éveiller et maintenir l'attention de son public, et pour l’engager directement dans la narration. Les questions posées à l'assistance pouvaient créer un moment de suspense : la question «Et cil traïtres, que fesoit? » (229) précède la scène où Judas vole un morceau de poisson dans le
plat de Jésus. Jésus a soif, « Mes que li fist la juierie? / Or ouéz moult grant diablie » (2320-2321). Aïlleurs, une question peut souligner la futilité d’une action, parfois sur un ton légèrement ironique.
Lorsque les soldats affectés à la garde du tombeau se réveillent et trouvent
le tombeau
vide, ils veulent aller trouver
celui qui aurait
volé le corps de Jésus. Alors le jongleur demande à l’auditoire : Que queroient li mescreant? Cuidoient il le tot puissant Tenir par force ne garder Ne longuement emprisonner ? Coument peüst ce avenir Qu'il le puissent retenir,
Celui qui del tout estoit sire Et de tot a le majestire?
(3721-3728)
10. Apartés. Enfin, l’auteur fait, dans des apartés ou entre parenthèses, des commentaires sententieux, parfois sur un ton proche de celui du dicton populaire : « A male gent ne set l’en fere | Bien
qu’il ne tornent a contrer » 982-983. Ou bien, il insère des détails entre parenthèses, comme,
par exemple, sur la rapidité avec laquelle
la croix fut apprêtée : « On ne mist pas ii. ans a fere» 1361 ; ou, dans l'épisode du forgeron, lorsque Israël voit venir les Juifs : «ses
?
L'ART DE LA NARRATION
65
mains repost si s’est asis / (N’en fera nus, ce m'est avis) » 1539-1540. Dans l'épisode de Sidonie, on raconte comment la reine est morte, ajoutant : «Que contre mort ne pot garir» 3450; et quand on
avait jeté le sort pour choisir une nouvelle reine, et que le sort a voulu que ce soit Sidonie, il fallait bien l’accepter, car « contre sort ne porent guenchir / Ne pas ne porent resortir » 3469-3470. Nous avons vu que Mme Grumann classait les formules de présentation et les appels au public dans le groupement des interventions qui se trouvaient uniquement dans la chanson de geste, à
l'exclusion
des romans ; elle croyait distinguer à ce niveau
entre
l’auteur et le narrateur ou le récitant de la matière, tout en admettant que l’exécution orale de la chanson de geste tendait à obscurcir les différences entre le rôle du narrateur et celui de l’auteur *. Mais, comme il s’agit pour toute la production narrative des xIr* et xur° siècles d’une diffusion orale, récitation ou lecture publique à haute voix, comment peut-on savoir si c’est l’auteur ou le jongleur
qui parle ? Si la façon normale de « publication » d’une œuvre est la récitation publique, n'est-il pas logique, voire probable, que l’auteur d’un récit écrit avec la destination orale de son œuvre toujours en tête et qu’il facilite la tâche de son exécutant en rédigeant un texte
déjà fourni de tous les appels, interventions, bref, tous les « trucs » du jongleur lui permettant d’éveiller et de garder l’attention de son auditoire ? Telle est de toute façon la conclusion de Pierre Gallais qui, ayant examiné 310 œuvres narratives de tous les registres (chansons de geste, lais, fabliaux, vies de saints, écrits didactiques, romans) s’échelonnant depuis les années 1120/30 aux années 1250/60, dégage
de ce corpus énorme une caractéristique orale générale très marquée. La fréquence des mots oïr, escouter, entendre, dire, conter, dans des combinaisons diverses, ne laisse aucun doute : toute cette littérature
était destinée à la lecture publique à haute voix ou à la récitation Fe Même le verbe lire, bien moins fréquent que les verbes indiquant une
présentation publique, se trouve le plus souvent avec les verbes oir ou escouter où il s’agit de toute évidence d’une lecture publique : « Jusqu'au milieu du x siècle, le verbe lire se rencontre rarement,
et lorsqu'il apparaît, il s'applique généralement à celui (ou à celle) qui est chargé de ‘ lire” l'ouvrage, 26. GRUNMANN, p. 203. 27. GaLLaiIs, CCM, 7, 483. 28. Ibid., p. 486.
à haute voix, aux autres *. »
\
66 .
|
PRÉSENTATION *
Il en va de même pour les œuvres en prose, quoique la récitation soit plus fréquente pour les textes en vers, tout simplement parce que la prose est moins agréable à l’oreille, et qu’un manuscrit en prose est plus difficile à lire qu’un texte versifié ; on ne sait pas trop
où couper *. Il faut que l’auditeur ou le lecteur retienne ce qu’il entend ou ce qu'il lit. Les
auteurs
sont
formels
sur
ce point
: ils
composent pour que l’on comprenne, mais surtout, pour que l’on apprenne et pour que l’on se souvienne, ‘por remembrer … C’est dire que les procédés mnémo-techniques sont recherchés avant tout, … et les auteurs du Moyen Age convertissent tout en octosyllabes, décasyllabes ou alexandrins pour que l'intelligence et la mémoire de leur public soient plus
aisément meublées *. Aüïnsi paraît-il hasardeux de faire une distinction trop catégorique entre les procédés « caractéristiques » du style du narrateur et de
celui de l’auteur. Ces deux personnages sont d’ailleurs souvent le même ; il arrive que l’auteur récite ou lise à haute voix son propre ouvrage devant un petit groupe de ses amis ou devant une plus grande assistance. Les romans aussi étaient récités devant un assez vaste public par des conteors de profession. Et ce public, « le roman-
_cier l'invite à écouter son œuvre
au moyen des diverses interpella-
tions dont il émaille celle-ci. Interpellations qui ne sont pas du tout
le propre des chansons de geste”. » Du relevé statistique des oyez et de ses variations
opéré par M. Gallais, résultent les proportions
suivantes
50 %
: environ
des chansons
de geste les contiennent,
40 % des vies de saints et 35 % des romans. « Il n’y a qu’une différence de degré mais non de nature ni d'intention *. » M. Gallais en conclut que toutes ces formules
ont un caractère nettement
oral, parlé, et
que les œuvres où elles se rencontrent — c’est-à-dire pratiquement toutes, jusqu’au milieu du x siècle — étaient destinées à la récitation, à la lecture publique. L'auteur rédige pour un auditoire ; il pense constamment à attirer, à retenir, à réveiller
29. 30. 31. 32.
Ibid., p. 487. Ibid. Jbid., p. 489. Ibid.
L’ART DE LA NARRATION
67
é
son attention. Il écrit en fonction de la lecture à haute voix et
il va même parfois jusqu’à ménager des pauses qui jalonneront les séances de récitation *. La situation est pareille pour les formules d’appel au public : Le conteur dit ‘ Seignor ’ — et l’auteur l’a écrit pour dise — au château, sur la place, dans la taverne, dans lique, au réfectoire : l’esprit et le ton changent avec de public. Cette formule est avant tout le fait de
qu'il le la basile genre l’auteur
lui-même *. D’après l'inventaire des formes principales d’interventions personnelles, on voit dans la PJ une prépondérance d'interventions supposées être de l’auteur, tandis que parmi celles émises par le jongleur, seul l’appel au public apparaît assez fréquemment. C’est cet appel « oyez, Seigneurs », et ses Variantes, que M. Gallais dit être la marque indiscutable de toute la littérature narrative — ou « savante » ou «populaire » — des xrI° et xr1I° siècles. Est-ce dire qu'ici auteur et jongleur ne font qu’un? Pas forcément. Mais, en tout cas, il semble bien que celui qui a écrit le texte, en vue de la diffusion
orale normale à l’époque, a prévu les interventions qui émaneraient de la voix du récitant, et que par conséquent l’on ne peut pas clai-
rement distinguer entre la voix de l’auteur et celle du jongleur.
LANGAGE
Dans
le choix
de son
vocabulaire,
l’auteur
laisse apercevoir
les
traces des deux traditions narratives dont il est héritier, d’une part un vocabulaire savant hérissé de latinismes ecclésiastiques (la forme Jhesum ; des superlatifs comme saintisme 1805, autisme 3445; les formules consummatum est 2367, Dieus gracias 3415; etc.), d’autre part un vocabulaire aux résonances épiques ou courtoises (vaillanz et preus 92, jel vous guerredonerai 333, sages et prouz 349, debonaires et frans 2125, beaus chevaliers cortois 2734, etc.). a L'emploi des procédés empruntés à la rhétorique latine n’est pas
33. Ibid., p. 493. 34. Ibid., 13, 338.
. \
68
PRÉSENTATION Li]
étonnant
dans
une œuvre
didactique
écrite probablement
par un
clerc versé dans les classiques latins. Le danger inhérent recherche des modèles rhétoriques de la stylistique française,
à la c’est,
selon P. Zumthor ”, de les considérer comme étant universellement valables, car le français, tout en adoptant quelques-uns des procédés latins (nous avons déjà fait mention de l’auctoritas et de quelques
topoi bien connus), les a pourtant ajustés aux tendances de la langue et aux besoins des genres *. Le clerc-auteur de la PJ, tout en adaptant consciemment à son récit didactique les traits stylistiques
et le ton des œuvres dites « populaires » et de la tradition orale, n’a pourtant pas pu s'empêcher
de recourir aux éléments
poétiques
de
caractère plutôt scolaire auxquels il était sans doute depuis longtemps habitué. En nous servant de l’étude classique de Faral*, nous avons pu dégager de notre texte les exemples suivants (mais il est à noter
que, puisque l’auteur de la PJ n’invente presque jamais, les traces de la rhétorique latine peuvent facilement provenir des sources dont il s’est servi).
L’étymologie,
une
forme
de l’interpretatio *, est à la base du
passage sur Sidonie, où l’on raconte l’origine du mot sidoine pour désigner le tissu, et par extension le suaire (3301-3304). L’annomi-
natio ®, ornement poétique très prisé de Rutebeuf “ et plus tard de Dante, consiste à faire des jeux de mots avec des homonymes; nous en avons un exemple timide aux vers 2200-2205, où Marie
panse la plaie de Jésus avec son voile : D'’entor li osta sa sainture...
C’est ce qu’on claimme la seursainte, Encore en est ele plus sainte. Autre exemple, également pauvre, dans la plainte de Marie
:
…a tort ai nom Marie
Que je sui forment esmarie; Bien doit mes cuers estre esmaris 35. ZUMTHOR,
36. 37. 38. 39. 40. Haven
(2000-2003);
Essai, p. 51.
Ibid., p. 53. FARAL, Arts poétiques. 1bid., p. 65 ; Curtius, pp. 495-500. FARAL, p. 91. Nancy FREEMAN-REGALADO, Poetic Patterns : Yale U. Press, 1970), pp. 209-235.
in
Rutebeuf
(New
L'ART DE LA NARRATION ou bien encore
« Ovec
eus avoit
.iü. Maries
69 / Qui moult
estoient
esmaries » (3795-3796). Il y a deux bons exemples de frequentatio *, énumération ou répétition du sujet avec plusieurs attributs, dans la liste des pécheurs restés en enfer après la victoire de Jésus et la libération des patriarches (3033-3046), et dans un beau morceau décrivant les qua-
lités maternelles de Marie : N'est merveille s’ele est iree Ne s’ele estoit moult esfréee Qui en son ventre le porta
Et qui sans doleur l’enfanta, Qui l’aleita, qui le norri, Qui le chaufa, qui le vesti,
Qui l’endormi, qui le berça, Qui le vesti, qui le chauça.
(2208-2215)
Enfin, toujours dans la plainte de Marie, les apostrophes® à la mort (1836-1839, 1988-1999, 2018) et à la croix (1916-1923, 19281964) sont relativement
LES
CONDITIONS
DE
LA
nombreuses.
REPRÉSENTATION
Nous avons vu que la PJ semble avoir été écrite par un clerc de formation latine traditionnelle qui, sachant d’avance que le seul moyen efficace de la faire « publier », c'était de la faire présenter oralement par un exécutant de profession, ou peut-être de l’exécuter lui-même en public. Il ne s'agissait plus probablement à cette époque de faire accompagner la récitation de musique, et le texte hagiographique, en octosyllabes comme le roman (et long comme lui de
quelques milliers de vers parfois), ne pouvait guère être chanté ni même le plus souvent récité de mémoire. D’après M. Dominica Legge, le vers octosyllabique à rimes plates, devenu le véhicule normal pour le roman et les récits didactiques, est très difficile à apprendre par cœur, et dès le Voyage de St Brendan (1106), le pre-
41. FARAL, p. 67.
42. Ibid., pp. 70-72. 43. M. Dominica LEGGE, «Anglo-Norman Romances », M&H, 6 (1975), 47.
Hagiography
and
the