La Mort au feminin : Philadelphe De Gerde, Calelhon, Clardeluno et Farfantello racontent Occitan; French 2503516394, 9782503516394

"Et si la mort de femmes faisait vivre une langue mourante ? Autrement dit, qu'est-ce qui pourrait maintenir l

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La Mort au feminin : Philadelphe De Gerde, Calelhon, Clardeluno et Farfantello racontent Occitan; French
 2503516394, 9782503516394

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LA MORT AU FEMININ : PHILADELPHE DE GERDE, CALELHON, CLARDELUNO ET FARFANTELLO RACONTENT

PUBLICA TIONS DE L'ASSOC IATION INTERNA TIONALE D'ETUDE S OCCITAN ES

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Directeur de Collection Georg Kremnitz

LA MORT AU FEMININ : PHILADELPHE DE GERDE, CALELHON, CLARDELUNO ET FARFANTELLO RACONTENT

PAR

CATHERINE PARAYRE

@j BREPOLS

Reirno Wuk:ouning «Spatsommersonne, 1986» Fusain, craie, pastel sur papier, 63,5 x 48 cm. Graphische Sammlung Albertina, Vienne (Autriche)

© 2004, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. Ail rights reserved. No part of this publication rnay be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher.

D/2004/0095 /82 ISBN 2-503-51639 -4 Printed in the E.U. on acid-free paper

SOMMAIRE

Page Introduction : Mort d'une langue, mort de femmes .................................................. 9 Première Partie: L'écriture de la mort.. ................................................................. 25 1. Du lieu autobiographique ................................................................................. 29 2. Descriptions en miroir : quelques poèmes de Clardeluno et de Farfantello ......... 45 3. Les clairs de lune de Clardeluno ....................................................................... 63 4. Tissus occitans et oeuvres de femmes ............................................................... 79 Deuxième Partie : Le refus de la mort ................................................................... 99 5. Contestation et obligations : Eds Crids /Les Harangues de Philadelphe .......... 103 6. Versions multiples .......................................................................................... 121 7. Contre la religion ? ......................................................................................... 141 8. Influences littéraires ....................................................................................... 159 Conclusion : Les mortes au pouvoir ? ................................................................. 179 Bibliographie ..................................................................................................... 187

REMERCIEMENTS Le Fonds zur Forderung der wissenschaftlichen Forschung (FWF, Autriche) par son soutien financier et Georg Kremnitz, Professeur à l'Université de Vienne (Autriche), par ses judicieux conseils ont rendu ce travail possible. Qu'ils en soient ici sincèrement remerciés.

INTRODUCTION MORT D'UNE LANGUE, MORT DE FEMMES

Pour le Félibrige, les femmes sont tour à tour (ou simultanément) coupables, idéalisées et, plus encore, utiles. Leur présence menace la langue et, pourtant, lui donne vie. Dans l'imaginaire félibréen de la fin du dix-neuvième siècle, "la femme provençale est faite pour vivre au mas. 'Voulèn', dira Mistral dans son discours de 1868, 'que nosti chato demoron, sirnplo, dins lou mas ounte nasquéron' (Nous voulons que nos filles restent, simplement, dans le mas où elles naquirent)" (Pasquini, "Félibrige", 263). Et Pierre Pasquini de rappeler le scandale causé par la parution, en 1863, de la pièce Lou Pan dôu pecat de Théodore Aubanel, dans laquelle "une femme de mas, qui mène l'existence exemplaire de la Provençale[,] avoue pourtant qu'elle s'ennuie profondément et ne rêve que de partir", désir qu'elle finira par réaliser (263). Une femme qui briserait les contraintes morales s'opposerait donc au modèle social proposé par le Félibrige. De plus, au supposé danger que représente l'épanouissement émotionnel dans un environnement social rigide, s'ajoute le supposé danger de l'ascension sociale. En effet, la femme du mas, retranchée dans l'intimité du foyer, dépendante de l'activité économique d'autrui (par exemple, du mari), peut aussi sentir avec acuité le besoin d'obtenir les mêmes avantages sociaux que ceux dont bénéficient les gens éduqués. Or, l'éducation se fait en français. Dès lors, l'émancipation se joue tout autant au niveau hiérarchique qu'au niveau linguistique. En est témoin Joseph d'Arbaud, qui s'indigne de la désaffection des femmes pour la pratique de la langue autochtone : Pèr l'espandido prouvençalo, à l'ouro d'aro, la voues di chato es necite que doune lou vanc. [... ] Es que [un pouèto, uno fes, escrivié], li chato, pèr un nescige e un vano glàri qu'es pas de crèire, es éli qu'an fa lou mai de mau i causo de la Tradicioun e de la Lengo [... ], cregnènço, se parlavon clar sa lengo meiralo, de pas proun avé de "distinction". Pour la propagande provençale, à l'heure actuelle, il est nécessaire que la voix des jeunes filles donne l'élan. [... ] Car [écrivait un poète] les jeunes filles, par une sottise et un faux amour-propre inconcevables, ce sont elles qui ont fait le plus de mal aux choses de la Tradition et de la Langue [... ],

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INTRODUCTION

craignant, si elles parlaient clairement leur langue maternelle, de manque r de "distinction". (xvi-xix) 1 La "renaissance" de la langue à laquelle le Félibrige s'emploie favorise des circonstances propices à une formulation peu amène de la condition féminine, faite d'interdits et de restrictions dans des domaines aussi importants que l'éducation et l'autonomie sociale. Le discours hostile aux femmes ou, du moins, indifférent à certains de leurs droits, se double d'un deuxième discours, celui-là passionné et admirat if, de telle sorte que, si les conditions socio-économiques des Provençales sont ignorées, l'idéalisation de ces dernières devient rapidement un motif primord ial, ce qui, par ailleurs, constitue une stratégie supplémentaire dans le but d'amad ouer et de contrôler plus efficacement les personnes dont il est coutume de réduire le rôle dans l'espace public. Il existe d'abondants témoignages sur cette idéalisation (impossible à atteindre) des femmes et de la féminité, à commencer dans !'oeuvre et dans les projets de Frédéric Mistral. Par exemple, dans un discours prononcé en 1888, celuici fait l'éloge des jeunes filles d'Arles : "E soun la fount d'amour e d'alegre sso e de jouvènço, ounte l'ieu de l'artisto e l'amo d6u pouèto vènon se miraia e béure l'ideau." / "Et elles sont la source d'amour, d'allégresse et de jeunesse, où l'oeil de l'artiste et l'âme du poète viennent se mirer et boire l'idéal" (Discours, 174-75) . A la Fèsto Vierginenco d'Arles, en 1904, il réitère: Car es vou-àutri, o chato, que sias l'ourguei de nosto raço ; es vous-àu tri, o Prouvençalo, que sias, se pou bèn dire, nosto Prouvènço en J1our. [... ] Sias lou signe vivènt de la Prouvènço lumenouso. Car c'est vous autres, ô jeunes filles, qui êtes l'orgueil de notre race ; c'est vous autres, ô Provençales, qui êtes, on peut bien dire, notre Proven ce en fleur. [... ]Vous êtes le signe vivant de la Provence lumineuse. (264-65 ) Les termes utilisés dans de tels discours suggèrent que la renaissance provençale est bel et bien une renaissance féminine. La femme que se représentent les félibres est jeune, jolie, en bonne santé, attachée au terroir, humble et féconde. Cette symbolique trouve sa plus vive expression lors de la Fèsto Vierginenco, dont la première s'est déroulé e en 1903, à l'initiative de Mistral, inspirée "des antiques fêtes parthéniennes données en l'honneur de la déesse Minerve ou Parthénie qui bénéficiait d'une virginit é éternelle" (Bec 102). Lors des fêtes d'Arles, on remettait un certificat aux jeunes Arlésiennes en costume : "Le port du costume par les femmes traduit une volonté de réhabiliter et de maintenir un patrimoine social et culturel et de donner à cet acte volontaire un caractère communicatif et promotionnel de l'identité provençale" (102). Outre les fêtes d'Arles, le Félibrige a institué une "royauté félibréenne", traditio n née vingtquatre ans après la fondation du mouvement, dans laquelle le lauréat des Jeux Floraux décerne "une couronne poétique [... ] à la dame de son choix" ("Reines du Félibrige"). Les Reines ainsi élues sont fêtées, célébrées dans de nombre ux poèmes et diverses publications ; elles-mêmes donnent des discours et apparaissent 1 Il faut dire que les femmes ne sont pas les seules accusées ; selon Mistral, les gens du peuple ont perdu le goût de la langue locale et veulent, par la pratique du français, accéder à un statut social mieux reconnu (Pasquini 273).

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fréquemment dans leur tenue d'apparat. Cette glorification d'un idéal féminin émane d'un folklore créé de toutes pièces. Déjà en 1937, Arnold van Gennep remarque qu"'il n'y a pas le dixième du territoire provençal qui ait fait l'objet d'enquêtes folkloriques sérieuses. Les démarquages sont en grand nombre ; les arrangements prétendus littéraires ou poétiques sont la règle" (Seignolle 10). Pasquini parle, pour l'ensemble des pratiques félibréennes, d'une "tradition inventée" (280). Ces traditions fabriquées font toutefois des adeptes et, contribuant à l'idéalisation de la femme, suscitent un discours exalté sur l'amour, dont les belles jeunes filles sont les garantes. Les envolées lyriques de Jeanne de Flandreysy, dans son ouvrage sur les femmes provençales, montrent combien l'amour de la région se marie à l'amour de la femme : "L'amour, en Provence, est la plus belle fleur rouge de cette terre de feu ; il n'y a pas de nuance qu'elle n'exprime : tout le mysticisme du passé, toute la sensualité du climat, la jeunesse éternelle de la nature, la gaîté légère du ciel, tout cela se fond dans l'amour comme dans une grave et chantante musique" (26). En fait, le mythe d'une féminité parfaite est cultivé dès les débuts dans les oeuvres de Mistral. Qu'il s'agisse de Mirèio, de Nerto ou, dans Lou Pouèmo d6u Rose, de l'Angloro, l'héroïne mistralienne est un être voué à la perfection et à la virginité, mortellement menacée par la force d'une puissante sensualité : L'adolescente est toujours présentée au moment où la sensualité se découvre en elle. Elle est passionnée, naïvement libre, abandonnée à l'amour. Le monde autour d'elle est une symphonie splendide de suggestions estivales. Cet accord de la sensualité féminine et de la joie universelle fait de la fille l'incarnation païenne d'une force éparse dans la nature, la force du désir. (Lafont et Anatole 611) Cependant, les aventures des héroïnes mistraliennes se soldent par un sacrifice ; Mirèio et Nerto meurent et l'Angloro disparaît au fond d'un fleuve : "La fille échappe au désir de l'homme [... ].Dans cette oeuvre d'une lourde sensualité, la chair n'est jamais satisfaite" (612). Cette idéalisation se révèle fort utile au projet félibréen : objet commode dont il est disposé à souhait, la femme occupe une place symbolique toute faite. Il est à noter que le féminin félibréen ne se différencie guère de l'image de la femme en général dans son contexte français et occidental. Ainsi, Colette Cosnier rappelle que jusqu'au début du vingtième siècle, l'éducation des jeunes filles ne prévoyait guère que quelques exercices de dévotion au rythme régulier des travaux d'aiguille (59). Anne-Marie Thiesse précise qu'à la même époque, les femmes qui souhaitaient poursuivre une carrière littéraire se trouvaient cantonnées à l'écriture régionale ou à la littérature enfantine, car les maisons d'édition réputées (et parisiennes) leur étaient, pour la plupart, inaccessibles (Ecrire la France, 149-51). Enfin, à un niveau symbolique, la femme représente l'altérité. Cette différence radicale peut être perçue de manière négative, signe de discrimination et d'imperfection (voir, par exemple, Beauvoir), ou de manière positive, comme un "autre" idéal, rassurant et amical, par exemple chez Emmanuel Lévinas : "L'Autre dont la présence est discrètement une absence et à partir de laquelle s'accomplit l'accueil hospitalier par excellence qui décrit le champ de l'intimité, est la Femme : la Femme est la condition du recueille-

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INTRODUCTION

ment, de l'intériorité de la Maison et de l'habitation" (Totalité et infini, 165-66). Cette identification de la femme à la sphère domestique permet à Florentin e Strzelczyk, dans son étude du concept de région, de soutenir que le foyer, la région, la localité sont souvent féminisés, alors même que la condition féminine dans des lieux aussi clos n'est pas nécessairement des plus avantageuses: l'image de la femme au foyer, qui se dévoue corps et âme à perpétuer les traditions, évoque une intimité chaleureuse, souvent maternelle, mais se construit sur un substrat d'interdits (81-84). Les quatre femmes dont l'oeuvre fait l'objet du présent ouvrage ont activement participé au mouvement félibréen, consacrant leur temps, leur énergie et leurs écrits à la défense de la langue, qu'elles l'appellent provençal, gascon ou occitan, et à la promotion d'une identité méridionale. La première est Claude Duclos (Philadelphe de Gerde, 1871-1952). Née en Bigorre, elle s'essaya déjà jeune à l'écriture et réussit tant et si bien qu'elle fit une entrée remarquable à l'assemb lée félibréenne de la Sainte-Estelle, qui se déroulait, en 1893, à Carcassonne. La foule s'extasie ; un félibre de renom, le poète Marius André, s'éprend de la jeune fille ; Philadelphe est lancée. Elle n'épousera pas André (son mari sera Gaston Requier, avocat), mais elle sera une participante zélée du Félibrige, tout à la fois dans son travail d'écrivain et dans ses engagements d'oratrice. Elle fréquentera de nombreu x personnages connus, de Frédéric Mistral à Charles Maurras. Très attachée à sa région, aux coutumes et au parler bigourdans, elle a souvent déclamé vers et prises de positions idéologiques ou littéraires avec une fougue magistrale. Admirée de beaucoup, elle est rapidement devenue une figure emblématique du Félibrige . Il convient néanmoins de souligner que sa célébrité s'est limitée aux cercles félibréen s et que, de nos jours, son oeuvre est inconnue (ou méconnue) d'une grande partie du lectorat occitanophone (Frédéric Mistral, Théodore Aubanel, Jean Boudou, Bernard Manciet, pour ne citer que quelques noms, sont infiniment plus reconnus que Philadelphe). Parmi les oeuvres de cette dernière, il est à noter Posas perdudo s, soubenirs, impressious (1892), Cantos d'azur/ Chansons d'azur (1928), Cantos en dà / Chansons en deuil (1902), Bernadeto / Bernadette (1913), Eds Crids / Les Harangues (1930) (sur Philadelphe, voir, par exemple, Bastard ou Salvat). Notre deuxième écrivain est Julienne Fraysse (Calelhon, 1891-1981), native du Rouergue et, elle aussi, dévouée à la cause félibréenne et à la sauvegar de de l'occitan. Institutrice de métier et pédagogue de vocation, Calelhon et son mari, Eugène Séguret, se sont engagés dans la promotion de l'enseignement de la langue. En fait, Séguret collabora avec sa femme à la rédaction de certaines oeuvres, notamment Nanet del Rampalm, Molins d'un càp era, Lo Mèstre vailet et Joana d'Aymé. Calelhon et Séguret, tous deux poètes, ont contribué à diverses revues de la région. Liée au Collège d'Occitanie et au Grelh Roergàs, Calelhon a cultivé l'amitié de nombreuses personnalités, y compris Antonin Perbosc, Henri Mouly et Joseph Salvat. Outre le travail en collaboration avec son mari, ses oeuvres incluent : Lo Temps perdut (1965), Contes del Papanon (1971), La Tèla del temps (1981) et un récit largement autobiographique, Lo Pan tendre, en deux volumes (1976-77 ) (voir Collàqui Calelhon - Eugène Séguret pour plus amples informations sur l'auteur) . Autre femme écrivain à s'être engagée dans le Félibrige, Jeanne Barthès (Clardeluno, 1898-1972), languedocienne, s'est particulièrement intéressée à son 12

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village natal, Cazedarnes. Comme chez Philadelphe, ses convictions politiques l'ont portée à soutenir les idées de la droite royaliste. Comme Philadelphe et Calelhon, elle s'est passionnée pour le théâtre et, après la guerre de 1939-45, a animé un groupe local qui organisait des spectacles de chants et danses ainsi que des représentations théâtrales. Outre ses pièces de théâtre, Clardeluno a laissé un roman, Lison, publié longtemps après sa mort (1986), plusieurs recueils de poèmes, comme Lous Emmascoments e lous sounges / Les Enchantements et les rêves (1928), Al Pais estrange ... /Au Pays étrange (1968), Lou Miral del temps/ Le Miroir du temps (1968), Lou Miral magic / Le Miroir magique (1970), Lou Carnin esquerre / Le Chemin difficile (1977), ainsi que deux textes s'inspirant de légendes médiévales, Escriveto (1927) et L'Imagièr (1927). Dans le cadre de ses activités folkloriques, elle a aussi rassemblé plusieurs versions de chants occitans dans Chants du terroir. Finalement, venant de Provence, Henriette Dibon (Farfantello, 1902-1989) a découvert, jeune fille, la Camargue et ses habitants, et s'est prise de passion pour tout ce qui concerne l'embouchure du Rhône. Abandonnant son projet d'étude de l'anglais, elle entreprend d'apprendre le provençal et, surtout, de l'écrire. Ses efforts sont couronnés de succès et elle est bientôt remarquée par le Marquis Folco de Baroncelli et par les milieux félibréens. Dès lors, elle participera à de multiples activités culturelles et folkloriques, organisant fêtes et cérémonies, découvrant un milieu qui lui convient et qui lui permet d'échapper à la routine du travail. Plus tard, elle occupera l'emploi d'archiviste au Palais du Roure, à Avignon, dont elle est originaire. Farfantello eut aussi l'occasion d'effectuer plusieurs voyages dans le Valais (Suisse), où, enthousiaste, elle pratiqua la randonnée de montagne. Son oeuvre comporte une large part de poésies, dont Li Mirage/ Les Mirages (1925), Li Lambrusco /Les Lambrusques (1934), Lou Radèu /Les grands Compagnons (1973). Elle a aussi contribué un récit provençal, Ratis (1967) (Les renseignements autobiographiques la concernant sont disponibles, par exemple, dans La Rentrée des classes). Ces quatre femmes ont joué un rôle non négligeable dans la vie culturelle et intellectuelle de leur région ; toutes les quatre avaient indéniablement des talents de meneuses. Mêlées aux débats et controverses du temps, elles n'ont pas hésité à prendre position sur les sujets qui leur étaient chers, et ont oeuvré inlassablement en faveur du maintien de la langue qu'elles défendaient. Toutefois, il faut admettre que la postérité n'a reconnu dans aucune de leurs oeuvres l'expression d'un éclatant talent. De nos jours, ces femmes ne sont pas lues, certainement (et en partie) parce qu'elles se sont exprimées dans une langue privée d'officialité, souvent traitée de patois, et qu'un de leurs sujets de prédilection est, précisément, l'attachement à la région et au terroir. De plus, il est sans doute possible d'argumenter que, femmes, ces auteurs étaient d'emblée confinées à un statut social moindre qui rendait la renommée plus aléatoire. La question de goût se pose également. Les descriptions de coutumes d'un temps jadis et, encore plus, d'un milieu souvent rural, maintenant disparu et, de toute manière, peu considéré ; l'expression de sentiments nostalgiques envers un tel milieu ou à l'égard de personnages depuis longtemps oubliés, ou dont les positions sont maintenant répudiées, ou dont la relation à l'auteur est uniquement à titre privé ; le souci de combats sociaux et culturels qui n'ont jamais reçu l'approbation des masses

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INTRODU CTION

et des gouvernements ; l'intérêt porté à une religion (et souvent la ferveur par laquelle il se manifeste) qui a largement perdu son ascendant de nos jours : voici peut-être quelques raisons justifiant l'oubli dans lequel est tombée la production littéraire de ces femmes. Pris dans nos propres conditionnements, dans notre époque et dans nos valeurs, il nous est peut-être malaisé de nous délecter de textes dont les enjeux sont si différents des nôtres, peut-être même à l'encontre des nôtres. Les thèmes abordés et la manière dont ils sont traités peuvent paraître désuets. Les harangues de Philadelphe, le sentiment religieux chez Calelhon, la pudeur languissante chez Clardeluno, le goût du costume régional chez Farfantello ne sont plus guère à la mode. Quelle que soit l'explication privilégiée, le travail de ces femmes ne touche aujourd'hui qu'un nombre réduit de lecteurs. Il n'en demeure pas moins que la facture de leurs textes est saisissante et que les stratégies qu'ils déploient sont en tous points remarquables. Comment alors approcher ces textes si l'on veut tenter d'en apprécier la richesse et maintenir la curiosité jusqu'au bout de la lecture? Avant de discuter cette perspective, attardons-nous sur les liens qui unissent ces quatre femmes. Ceux-ci ne sont pas uniquement anecdotiques, bien qu'il soit curieux de sacrifier à la petite histoire. Philadelphe avait choisi son nom d'auteur en souvenir d'une histoire que lui avait racontée son père et qui avait pour protagoniste Ptolémée, prince égyptien surnommé Philadelphe (Salvat 25). Les trois autres femmes ont toutes pris pour pseudonyme un terme désignant la lumière. Ainsi, le nom de Calelhon dérive du mot calelh, petite lampe éclairant le foyer (Pan tendre : Al Païs negre, 223). La référence à la lueur lunaire est de suite identifiable dans le cas de Clardeluno. Le nom de Farfantello est, lui, synonyme d'"éblouissement, mirage, chimère" (Brauquier 10). Bien plus que ces détails onomastiques, l'héritage idéologique et culturel de ces trois femmes les rassemble autour du personnage de Philadelphe. Cette dernière les a précédées d'une génération dans l'engagement félibréen et, comme les intéressées elles-mêmes le reconnaissent, a joué un rôle de modèle pour ces trois femmes. Par exemple, quelques poèmes de Calelhon font mention de Philadelphe et de sa contribution littéraire, et présentent la Bigourdane comme une inspiratrice (Temps perdut, 110-12, 120-25; Pan tendre: Al Pais negre, 223). L'engagement de celle-ci a aussi exercé une influence durable sur Clardeluno (Laus 11). Quant à Farfantello, elle s'est déclarée séduite par l'énergie de Philadelphe à promouvoir ses convictions, estimant qu'elle devrait, tout comme Philadelphe, remettre le costume régional à l'honneur (Rentrée des classes, 65). En fait, Farfantello a créé une association, Lou Riban de Prouvènçau, afin de mettre en pratique ce programme régionaliste. Il y a donc eu véritablement un patrimoine culturel et idéologique que Philadelphe a légué à ces trois femmes, et ces dernières y ont été suffisamment sensibles pour le représenter dans leurs écrits et engagements. De la même manière que le Félibrige le recommande, ces quatre auteurs préconisent comme fil directeur dans leurs ouvrages le maintien des traditions locales, en particulier à travers l'évocation du passé. Cet intérêt pour la dimension temporelle de la culture, de la langue et de l'existence est, selon Robert Lafont, une caractéristique prépondérante chez les écrivains occitans, nombreux à écrire des récits d'enfance ancrés dans un passé évanoui et mythique ("Über die okzitanische 14

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Entfremdung", 49 ; voir aussi Kremnitz, Okzitanische, 67). Toutefois, les traditions auxquelles ces quatre femmes font référence demeurent généralement à l'arrière-plan, le centre de la scène étant occupé, d'une part, par des personnages pris dans des conflits émotionnels douloureux et, d'autre part, par les auteurs tout à leur entreprise autobiographique : ces quatre femmes discourent longuement et passionnément du bien-fondé qu'elles trouvent à préserver les pratiques socioculturelles du passé, et en fournissent plusieurs exemples (en particulier grâce à la collecte de chants et de légendes), mais elles se gardent bien d'en proposer des analyses rigoureuses ou des comptes rendus autres que littéraires. Elles s'intéressent exclusivement à la fiction, qu'il s'agisse de rapporter d'anciens contes ou d'insérer l'information socioculturelle ou sociolinguistique dans l'intrigue d'un récit ; elles présentent donc les traditions locales comme un savoir vécu par leurs personnages ou leurs aïeux, jamais comme une réalité de leur temps. En fait, tout autre position serait intenable, car ces personnages et ancêtres décédés sont les représentants d'une société disparue et leurs légendes et connaissances ne sont plus guère pratiquées. Pour se convaincre que ces auteurs ne se font guère d'illusion sur la transmission des traditions (et donc sur leur étude), il suffit de lire Philadelphe, qui ne cesse dans ses poèmes de récriminer contre ses compatriotes, trop prompts à abandonner leur langue, mais dont les personnages fictifs évoluent dans le meilleur des mondes de légendes bigourdanes, ou Calelhon, qui décrit avec affection les veillées rouergates où s'échangent les contes d'antan, tout en regrettant que le savoir local soit à présent oublié. A défaut de pouvoir vérifier la vivacité des traditions dans le vécu contemporain, leur sauvegarde suscite une exposition romancée (mise en fiction, mise en récit) du patrimoine culturel. En ceci, et bien qu'elles modèlent de diverses façons l'idéologie félibréenne dominante, nos quatre auteurs ne s'en éloignent pas non plus véritablement. La sauvegarde des traditions demeure un sujet problématique au sein du Félibrige et laisse cours à diverses manipulations dans leur traitement. Dans son ensemble, le Félibrige nourrit une méfiance tenace à l'égard des couches populaires, soupçonnées de préférer le français et, lorsqu'elles parlent le provençal ou l'occitan, de ne le faire que médiocrement (Pasquini 281-82) : "On comprend donc que le Félibrige ne soit pas entré dans le détail des traditions populaires existantes" et se soit montré plus enclin à organiser les éléments d'un folklore conforme aux aspirations esthétiques propres au groupe (284). Pasquini ajoute que "l'affaiblissement des traditions locales - que le Félibrige déplore toujours, à titre officiel - lui profite en fait" et laisse le champ libre à l'élaboration d'un grandiose programme linguistique et culturel plus élitiste que celui auquel sauraient prétendre les gens du peuple (284). La nostalgie perceptible dans les ouvrages de ces quatre femmes auteurs et la mise en fiction du savoir traditionnel à laquelle elles procèdent reformulent cette ambiguïté félibréenne. Une fois admis que le discours de ces femmes en faveur de la promotion de la tradition fonctionne principalement en tant que formule couramment pratiquée, alibi à l'écriture, recette idéologique, il reste à identifier les éléments d'idéologie qui les rattachent, d'une part, à l'institution félibréenne et, d'autre part, l'une à l'autre. Or, il est un topos littéraire qui remplit à souhait ces deux conditions : celui de la mort et, plus particulièrement, celui de la mort de femmes. Très riche, ce topos est développé

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INTRODUCTION

de divers points de vue dans l'oeuvre de Philadelphe, de Calelhon, de Clardeluno et de Farfantello. D'un point de vue historique et sociolinguistique, la mort, celle de la langue, motive tous les efforts des félibres, ceux-ci prévoyant, en fait, une "renaissance" de la langue et de la littérature. Lafont estime que, "comme concept linguistique, la mort d'une langue est à relier à la territorialisation. Une langue morte est une langue qui a perdu son propre territoire [... ], qu'il s'agisse d'un territoire social (telle catégorie sociale qui passe à la langue du pouvoir) ou d'un territoire géographique" ("Productivité culturelle", 14). Toutefois, la mort linguistique est perçue diversement, selon qu'elle se manifeste "dans l'appréciation des spécialistes du langage, euxmêmes soumis à l'idéologie, ou dans la conscience des usagers, construite et déchirée d'idéologies" (15). Or, ajoute Lafont, l'occitan "n'en finit pas de mourir" (16), tant et si bien que l'éventualité d'une renaissance n'en finit pas de se préciser, d'occuper le discours et la création littéraire. La mort de la langue investit l"'espace d'un sujet" : Ce sujet est saisissable en tout acte de parole où il s'inscrit. Tout individu en l'espace occitan [... ] rejoue le drame de l'occitanité. Il est acteur et drame lui-même. Ce sujet est dans l'espace-texte le sujet de la culture. [... ]Le sujet de la culture travaille le sens non seulement dans la langue, considérée comme totalité close, mais sur toutes les brèches de ce territoire, sur toutes les frontières conflictuelles. Exactement, il donne un sens à l'histoire en occupant de conscience les conflits. (16) Ce passage de Lafont nourrit la thèse du présent ouvrage : le traitement de la mort dans les ouvrages des quatre femmes auteurs étudiées fait jouxter la mort individuelle et la mort linguistique ; c'est aux points de contact de ces deux expenences, qui sont pourtant largement dissemblables, que se négocie l'engagement culturel, principalement félibréen, dont ces auteurs témoignent. Pasquini commente laconiquement : "Si l'on fait renaître le provençal, c'est bien qu'il a quasiment péri et les années [18)60, prises dans les tensions provoquées par l'institution du Félibrige et le développement de son idéologie linguistique, voient paraître de nombreux textes sur la mort de la langue" (271). Décrivant Lou Tresor d6u Felibrige, Mistral indique, en 1877, qu'"uno lengo, en un mot es la revelaçioun de la vido vidanto", en même temps que le dictionnaire est un testament (272). Pasquini souligne dans ce type de discours un "rapport de fascination lié à la mort / résurrection de la langue" (285), dans une dynamique qui, refusant le dépérissement de la langue, n'en constate pas moins implicitement le danger qui la menace, puisque les félibres, craignant sa disparition, ressentent le besoin de toujours la promouvoir (284). Cet enjeu est mis en scène dans Mirèio : la fuite éperdue de la jeune fille à travers la Camargue et la fin mortelle qui l'attend "dressent également une carte, celle de l'écriture provençale et occitane telle qu'elle renaît, possible, entre 1850 et 1860. Cette écriture [... ] propose un imaginaire littéraire capable de dire tout cela et de le pérenniser comme thème central d'une littérature" (Gardy, "Littérature occitane de l'époque moderne", 296). Philippe Gardy émet l'hypothèse que la littérature occi-

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tane pivote doublement autour de cette problématique de la mort et de la renaissance, centrale dans le Félibrige : [Elle se situe] entre la "renaissance" d'un projet littéraire autour de 1850, d'un côté, et la définition qui s'en est suivie d'un champ littéraire accordé aux circonstances de cette renaissance ; entre la situation sociolinguistique de l'occitan et, surtout, l'évolution de cette situation et des représentations que celle-ci a pu engendrer, depuis le milieu du XIXe siècle jusqu'à aujourd'hui, et les reformulations du champ littéraire initial. (302) Selon Lafont, la renaissance envisagée est foncièrement "anti-réaliste", portant en elle les germes d'une "réduction" et d'une "aliénation" croissantes, car cette renaissance se retranche toujours plus dans un "imaginaire" illusoire ("Über die okzitanische Entfremdung", 44). C'est néanmoins cet imaginaire macabre qui nous intéresse dans l'oeuvre de Philadelphe et de ses consoeurs. D'un point de vue épistémologique plus large, l'avènement de la mort engendre un discours pris entre deux pôles. Ainsi, pour Isabelle Rieusset, "le sujet se constitue par rapport à la mort. La confrontation avec l'absence fait affleurer dans un même temps la représentation symbolique et sa limite absolue : l'irreprésentable qu'est la mort" (Lafont, Anthropologie, 125). Pourtant, ce vide donne lieu à un discours qui n'en finit pas de s'exprimer. D'après Rieusset, l'écriture, oeuvre de création inscrite sur la page blanche, quelle que soit sa portée, répond au vide funèbre (126). Plus encore, nous informe Michel Picard, l'expérience de la mort, tellement elle nous échappe en l'absence de témoignage et de vécu qui survit, n'existe, pour ainsi dire, que dans la représentation littéraire, picturale ou musicale (39). La mort se vit entre l'impossibilité de la représentation et, tentant de combler ce vide, une activité fébrile consacrée précisément à cette représentation. Cette double articulation du possible et de l'impossible fait merveille dans l'expression artistique. Indéniablement, elle procure un plaisir intense aux consommateurs d'art, en grande partie car cette confrontation avec la mort demeure fictive, symbolique, à jamais fixée à un niveau esthétique : la mort artistique ne s'affranchit pas totalement de la représentation. De plus, l'expression artistique, tout en mettant la mort en scène dans une répétition infinie, nous confirme une immortalité possible, car l'art est ce qui reste (Bronfen x). Ce dernier point alimente un thème majeur dans les cultures et littératures occidentales, lesquelles se pérennisent dans une conception du temps centrée sur le besoin d'atteindre l'immortalité. Dans l'art comme dans la société, "le passé est posthume", c'est-à-dire que l'histoire et le témoignage ont pour public la postérité (qui leur octroie une valeur) et que, souvent, le présent devient l'état posthume du passé (Tambling 15-18). Dès lors, la création d'une oeuvre, littéraire ou autre, aboutit à son insertion dans une tradition historique ; de la sorte, cette création voit son existence confirmée par la conscience de la mort et du passé : appartenant à une chronologie, elle est livrée à la survivance chez les générations futures. Tout texte est donc voué à avoir le passé pour signification (149). Un dernier point reste à discuter : la représentation de la mort chez Philadelphe, Calelhon, Clardeluno et Farfantello est principalement (bien qu'il y ait des exceptions) féminine, qu'il s'agisse de la mort de l'auteur dans les souvenirs

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autobiographiques ou de la mort de personnages dont le destin est singulièrement évocateur du destin de la langue. Une telle caractéristique ne saurait être ignorée, d'autant plus qu'elle s'applique déjà à la production littéraire de Mistral et, dans un contexte plus large, à l'expression artistique occidentale. S'appuyant sur une citation de Jacques Derrida, qui explique que la femme, distante, inaccessible, invite à un rêve dont l'horizon lointain n'est autre que la mort (15), Elisabeth Bronfen estime que les cultures occidentales thématisent la mort et la féminité comme étant les deux énigmes majeures de l'existence (les femmes mortes sont légion en littérature). En effet, la mort et la féminité représentent l'irreprésentable, souvent perçu comme l'expérience de l'horreur à contrôler par tous les moyens afin de maintenir la cohésion sociale (255). La mort féminine devient dès lors un trope efficace (Edgar Allan Poe n'a-t-il pas écrit que la mort d'une belle femme est le sujet le plus poétique du monde ? [59]). Tout d'abord, nos cultures partagent depuis des siècles un "répertoire" fourni d'images représentant la mort de femmes, regroupées dans un imaginaire commun. En outre, la féminité, traditionnellement assignée au site de l'altérité, permet, une fois associée à l'évocation de la mort, d'apprivoiser cette dernière. Reléguée vers une signification d'altérité, la mort ainsi représentée n'est plus aussi effrayante ; elle s'impose, magnifiquement dépeinte, sous un jour différent et bien moins désagréable qu'en réalité (xi). Dans un total revirement, comme pour chaque trope dans l'expression artistique, la représentation (c'est-à-dire le corps féminin mort) révèle une réalité cachée (l'inéluctabilité de la mort) en lui donnant une forme et, pourtant, occulte encore plus cette même réalité, car la forme (et non la réalité) s'impose au regard et à la lecture (xi). Ce fonctionnement se complique lorsqu'on considère que le signe visible (le corps féminin décédé), bien qu'omniprésent, central dans la narration ou dans l'image, demeure second : en d'autres termes, l'histoire de la femme morte s'efface pour laisser place à une problématique plus complexe sur le phénomène de la mort, sur tous les enjeux culturels, philosophiques et créatifs qui s'y greffent, ainsi que sur notre propre mort (xi). Bronfen définit la mort et la féminité comme deux tropes "excessifs" qui, évocateurs d'une réalité ineffable, mettent à nu la rupture du langage, car le langage, dans ce cas, est de toute évidence incapable de représenter adéquatement la mort (xii). Pour Bronfen, la représentation de la féminité morte est une stratégie de "récupération" mise en oeuvre dans l'ordre social : l'absence (la mort) se transforme en présence (en femme), mais cette mise en présence ne coïncide pas avec le phénomène absent ; une femme morte dans un texte ou dans un tableau n'est pas la mort (xii). Autrement dit, la mort et la féminité dans leur réalité ne trouvent qu'une représentation partielle, hautement sélective, dans la littérature ou la peinture (433). Une dernière stratégie qu'étudie Bronfen se révèle utile pour la lecture de textes félibréens. Le discours sur les femmes (et, plus encore, sur la maternité) ne se démarque pas franchement du discours sur la domesticité (avec la notion de la femme au foyer) ainsi que du discours sur les rites mortuaires (et sur l'ensevelissement de la dépouille dans la tombe) parce que, selon Bronfen, tous les trois établissent une analogie explicite entre, d'une part, la féminité, le foyer et la sépulture et, d'autre part, l'éventualité d'une renaissance. Ainsi, symbole de fécondité, la femme, mortelle, est aussi celle qui donne naissance et assure la génération 18

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suivante ; le foyer est le lieu rassurant où, à l'abri des puissances extérieures les plus destructrices, l'individu peut retrouver ses forces en toute sécurité ; finalement, le discours religieux occidental promet la possibilité d'éternité après la mort et la sépulture terrestre ouvre aux croyants une perspective d'immortalité. A la base de tels raisonnements, on peut identifier l'image de clôture, ou d'enfermement, associée au ventre maternel, à la maison et à la tombe, qui nous invite à rêver d'une unité symbiotique ou d'une paix enfin retrouvée (65). Si la mort représente la perte, toutes les pertes (Picard 146), elle offre également un riche "répertoire" (pour reprendre le terme qu'utilise Bronfen) d'expressions modulées autour de quelques motifs majeurs ; le symbole de la perte se manifeste dans un déploiement de nuances et de sens. C'est à la croisée de toutes ces pratiques culturelles et littéraires, avec le déclin refusé d'une langue pour horizon sociolinguistique, qu'il convient d'entamer la lecture des oeuvres de Philadelphe, de Calelhon, de Clardeluno et de Farfantello. A la confluence de questions existentielles (celles que soulève la mort de l'individu) et de questions d'une portée collective (la mort d'une langue), leur travail trouve dans la mort, d'une part, une double thématique (la mort de l'individu et la mort de la langue) et, d'autre part, une stratégie discursive (le discours sur la mort est un discours déjà existant, récupéré, retravaillé dans !'oeuvre de ces femmes). En fait, le Félibrige semble avoir adopté une ligne littéraire proche de celle d'autres pratiques occidentales et il n'est guère étonnant d'y voir les femmes, ou la féminité, se métamorphoser en un symbole du double, symbole de vie et symbole de mort. La femme féconde, qui entretient le foyer, nourrit la famille, offre un visage de beauté à la jeunesse, porte en elle la mort, mort d'une langue qu'on peut parfois lui reprocher de ne plus pratiquer, et devient le réceptacle commode de grands mythes culturels, "autre" tout désigné pour représenter toute expérience effrayante. Notre propos consiste à étudier comment s'articule cette position dans !'oeuvre de ces femmes, en particulier comment cette mort au féminin est associée, chez elles, à un argument linguistique, plutôt qu'à une réflexion sur la condition féminine ou sur la féminité. Il est important de souligner qu'aucune de ces quatre femmes ne comprend son sujet comme un alibi servant une cause qu'on pourrait qualifier de féministe, c'est-à-dire comme un engagement militant destiné spécifiquement à améliorer les conditions sociales dans lesquelles les femmes vivent. Ce souci n'apparaît jamais et il serait erroné de voir chez ces femmes des féministes, y compris dans le cas de Farfantello, qui a pourtant écrit les phrases suivantes : "L'état de mariage me paraît incompatible avec la passion. La pensée de tenir une maison et d'élever des enfants me fait peur" ("Ne Rien oublier", 18 mars 1923). Farfantello n'a pas fait de tels griefs un sujet à polémique ou un thème littéraire. De leur côté, Philadelphe, Calelhon et Clardeluno ont été discrètes sur leurs opinions en la matière. Le combat de ces femmes se situe ailleurs, dans l'amour qu'elles portent à leur région et à la langue de ces régions. Leurs revendications se cristallisent, non pas autour d'un projet féministe, mais, pourrait-on peut-être dire, dans les conditions qui viennent d'être énoncées, autour d'un thème féminin, celui de la mort et de la renaissance. Or, dans cette perspective, les revendications (souvent implicites, mais si profondément inscrites dans l'ensemble de leur oeuvre qu'elles ne peuvent passer

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inaperçues) fleurissent. La première d'entre elles, au coeur même de ce discours temporel, depuis la mort jusqu'à la renaissance, consiste, de la part de ces femmes, à rattacher systématiquement le passé au présent, et ceci par la transition autobiographique. Elément capital dans chacune de ces oeuvres, le discours autobiographique se répand d'ouvrage en ouvrage, parfois à l'état brut, souvent dilué dans une bonne part de fiction ou dans un engagement régional passionné. Calelhon et Farfantello ont rédigé leurs mémoires d'une manière qui est traditionnellement qualifiée d'autobiographique ; elles prennent leur plume et racontent leur vie, certes avec un brin d'invention et d'embellissement, avec peut-être quelques inexactitudes, mais la signature est bien présente et les faits sont aisément vérifiables. Il en va différemment chez Philadelphe et chez Clardeluno ; la poésie et les récits de l'une et de l'autre relèvent souvent de la fiction ou se présentent comme étant fictifs. Néanmoins, la localisation, plusieurs événements et certains symboles se prêtent immanquablement à une double lecture, car la présence de l'auteur affleure à chaque page, avec une voix poétique ou narrative qui, indirectement, prend un ton décidément personnel. Cette tendance autobiographique se décèle également sans peine dans les poèmes de Calelhon et de Farfantello. Or, l'autobiographie ou, tout au moins, l'allusion autobiographique, exacerbe une caractéristique déterminante de tout texte, à savoir la présence d'un auteur, même cachée. Tout texte est le produit d'une culture et, à la fois, d'un individu : "L'inscription sociale" se manifeste dans la "parole individuelle" (Lafont, "Productivité culturelle", 5). Le texte est toujours créé par un sujet (ou des sujets) qui est nécessairement "situé" (Lévinas, Spur des Anderen, 132). Cette "situation" ne se limite pas à un contexte idéologique général ; elle dépend aussi de circonstances personnelles précises (132). L'autobiographie, dans laquelle l'auteur met en relief ses intentions et son rôle créateur, rend visibles les conditions singulières qui ont présidé à la rédaction de l'oeuvre. Dans le cas de l'écriture félibréenne, il s'agit dès lors d'insuffler une présence vécue et vivace, chargée d'émotions, dans un discours ancré dans le passé et ses reliques. Alors que la renaissance linguistique qu'envisage le Félibrige se nourrit de la mort d'une langue ainsi que d'une tradition qui ne survit que grâce à son enracinement dans un passé révolu (Lafont parle de tradition "réactionnaire"), par l'intermédiaire du mythe du "bon vieux temps" et du folklore ("Über die okzitanische Entfremdung", 49), la dimension autobiographique des oeuvres de ces quatre femmes introduit le présent, personnel, vécu. Cette touche personnelle offre un contraste criant avec les récits de légendes et traditions tenus par les personnages que contiennent les oeuvres de ces femmes. A la fossilisation d'un mythe régional et linguistique répondent des voix vibrantes de vie, avec leurs douleurs et leurs joies. Il est alors impossible de lire ces textes uniquement d'un point de vue idéologique ou historique ; la voix individuelle demeure trop forte pour un tel dessein. Le discours de la mort d'une langue et de sa renaissance, dont les échos semblent toujours, du moins en partie, plastiques ou factices, pris dans une discussion théorique bâtie sur une réalité mêlée d'inventions et sur une mythologie toute politique, s'unit à un discours privé sur la mort, cette fois de la personne, et sur la survie de cette personne par l'écriture. Ce discours témoigne d'un vécu et se veut authentique, souvent parce qu'il est, d'une part, narrativisé, logique, compréhensible et, d'autre part, douloureux, 20

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passionné, c'est-à-dire présent, vivant. Si l'on peut penser, à tort ou à raison, que le Félibrige instaure un folklore peu crédible, il est impossible de passer un tel jugement sur les confidences de ces femmes. Grâce à l'autobiographie, le passé devient présent et les enjeux politiques, littéraires et linguistiques du Félibrige prennent des traits humains animés d'une intense sensibilité. Une telle représentation d'une situation culturelle, vécue dans la chronologie humaine, est, comme toute représentation, une marque de présence qui octroie une forme et une voix à une abstraction (voir Lévinas, Spur des Anderen, 123). La représentation dans la fiction, la mise en forme d'idées et de textes, la portée de la voix sont aussi l'expression d'un pouvoir, ce qui, chez ces quatre femmes, revient fréquemment comme sujet à débat. Toutes les quatre cherchent à affirmer leur voix, Philadelphe souvent de façon fracassante, les trois autres de manière plus subtile. Que ce soit dans le message idéologique ou dans la trace autobiographique, dans les déclarations engagées ou dans les rêveries lyriques, leurs textes manifestent toujours une volonté, un désir de contrôle, une affirmation de la voix qui s'exprime. Or, toute mise en fiction d'une position ou d'une expérience est d'emblée une revendication de pouvoir. Elle implique un choix de présentation, de point de vue, d'opinion, d'organisation ou, comme le précise Wolfgang Iser, une sélection de traits que l'auteur décide de mettre en valeur, accompagnée d'une combinaison de ces traits, grâce à laquelle des relations conceptuelles ou autres s'établissent dans le texte et, finalement, comme dans un contrat proposé par l'auteur, une auto-référence à la fiction, étant donné que toute fiction se révèle en tant que telle et invite la lectrice à adapter sa lecture à ce code (4). Dans la fiction, la représentation est donc une "mise en scène" (296). D'après Iser, cette mise en scène instaure un dialogue avec soi, rendu possible par le caractère fictif de l'oeuvre. Ce dialogue personnel est double : d'une part, il permet à la lectrice de s'évader hors de la réalité et de mener, du moins dans l'imagination, une vie dans laquelle les problèmes trouvent une résolution symbolique ; d'autre part, il lui donne l'occasion de s'identifier à d'autres expressions que celles qui lui sont habituelles, dans un échange stabilisateur (303). La fiction exerce donc un pouvoir sur qui la consomme. En outre, étant lui-même lecteur de ses textes, l'auteur participe, lui aussi, au processus décrit par Iser, à cette prise de parole qui, même privée, procure un sentiment de contrôle et d'autonomie. De ces remarques découle celle qui suit. Le choix de ces auteurs d'exprimer leur attachement au terroir et à la langue par le biais du récit et de la poésie a pour conséquence majeure que la survie envisagée pour ladite langue est présentée comme un avenir principalement littéraire. S'il y a renaissance, celle-ci sera fiction, c'est-à-dire littéraire, racontée, codifiée dans des textes et des récits, et, simultanément, fictive, imaginée sur le papier plutôt que vécue dans le quotidien. Bien que jamais énoncée en termes clairs, cette implication se décèle clairement dans les projets respectifs des auteurs. Comme indiqué précédemment, Philadelphe avoue ne plus avoir aucune confiance dans le peuple, qui, comme le regrette aussi le Félibrige, abandonne ses traditions et sa langue ; de son avis, son oeuvre littéraire, au contraire, contribue à maintenir le patrimoine culturel et linguistique qui se perd. Moins âprement, mais encore de manière sensible, le discours de Calelhon reprend

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cette argumentation. Véritable pédagogue, Calelhon comprend sa part1c1pation comme un enseignement, grâce auquel elle peut transmettre le savoir menacé. Chez elle, les conteurs, les vieilles femmes qui connaissent les secrets du village et de la nature, les légendes à la veillée jouent un rôle capital. Or, la part qui leur est accordée suggère que la langue n'est plus pratiquée que lors de moments devenus rares, qui sont aussi des moments littéraires : la langue vit dans les récits, les contes, les chants, la poésie ; la pratique quotidienne ne figure pas dans ce programme. Clardeluno (pour qui l'écriture, avec des poèmes particulièrement intimistes, est une thérapie lui permettant de supporter la souffrance) et Farfantello (elle aussi comprend l'écriture comme une thérapie, contre l'ennui surtout : sa poésie est souvent une poésie amoureuse ; par ailleurs, l'auteur s'est intéressé au provençal essentiellement car la pratique de la langue lui a ouvert les portes d'une société fascinée par l'apparat, les fêtes, les spectacles) font du languedocien et du provençal l'outil de l'expérience autobiographique, langue personnelle, plutôt que collective. Certes, ces quatre femmes ont participé à une vie sociale intense, que ce soit par le militantisme en faveur de la langue et des causes félibréennes ou par la contribution à divers projets régionaux (spectacles costumés, collecte de chants, animation théâtrale). Néanmoins, l'oeuvre littéraire qu'elles ont laissée montre en premier lieu que l'emploi de la langue, la réflexion sur sa mort et sur sa résurrection, sont une aventure littéraire et que, si renaissance il y a, elle prendra la forme d'une écriture, trace indélébile transmise à la postérité. C'est notamment en dédoublant la thématique de la mort (mort d'une langue et mort des individus, qu'il s'agisse des auteurs ou des personnages), en la rendant omniprésente, que se pose le débat sur la renaissance de la langue, ce qui conduit à une conclusion surprenante pour ces femmes, qui ont été particulièrement réceptives à la nécessité d'une action collective, sous la forme d'une institution : la survie (ou la renaissance) de la langue est, en fin de compte, une question qui s'adresse à chaque individu, plus encore qu'à un groupe ; elle dépend avant tout d'un choix personnel. L'institution seule ne suffit pas à assurer une renaissance. Il convient d'éclaircir un dernier point. En effet, en particulier lorsque l'on tient compte des idées politiques de Philadelphe, maurrassienne et pétainiste convaincue (Lafont et Anatole 695-97), il importe de prendre ses distances de certaines idées sur le régionalisme et l'expression minoritaire. Ainsi, en dépit de ses opinions sur la politique hexagonale, Philadelphe, dans son oeuvre littéraire, n'a jamais abandonné ses convictions bigourdanes et ses vues en matière de politique française relayent essentiellement ses préoccupations régionales (de fait, son analyse de la situation internationale reste superficielle). Excluons ainsi la notion selon laquelle le régionalisme européen constitue un discours proto-nationaliste "menaçant" (Dainotto 173). Par exemple, les ouvrages de Philadelphe sont tellement "bigourdans", pourrait-on dire, qu'ils ne laissent que fort peu de place à des revendications d'un autre acabit. En outre, n'hésitons pas à jeter le doute sur la thèse d'un discours minoritaire, souvent chargé de forts marqueurs identitaires, qui produirait principalement une "allégorie nationale", dans laquelle le destin individuel se fondrait entièrement dans le destin collectif (voir Jameson, "ThirdWorld Literature in the Era of Multinational Capitalism", 69). Bien que les positions

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politiques soient déterminantes dans tout discours minorisé, il est nécessaire de se montrer nuancé et de ne pas les isoler comme seuls leitmotive marquants. Edward Said remarque à bon escient que de l'attachement au terroir ou à la région natale découle souvent une expérience déroutante (186) et que, ne serait-ce que pour cette raison, il est souhaitable d'en discuter de manière perceptive (298). En fait, les phénomènes d'identification les plus forts avec le lieu et la culture d'origine sont souvent justifiés par le besoin que ressentent des auteurs ou individus marginalisés de faire entendre leur voix ; Gayatri Chakravorty Spivak qualifie cette attitude d'"essentialisme stratégique" (11). Il s'agit alors de s'intéresser aux stratégies du discours minoritaire afin, dans la mesure du possible, de se libérer des étiquettes simplifiées et des généralisations hâtives auxquelles il est souvent tentant d'avoir recours lorsqu'on est confronté à des positions culturelles inhabituelles (sur cette question, voir, par exemple, Narayan 96). Les chapitres qui suivent sont répartis en deux grandes sections. Les textes, motifs et stratégies examinés comportent, à différents degrés, parfois explicitement, parfois seulement en toile de fond, une dimension autobiographique ou se développent à partir d'une réflexion approfondie sur la mort de la langue et / ou de l'individu. Ces deux préoccupations dans l'oeuvre de Philadelphe, de Calelhon, de Clardeluno et de Farfantello sont exposées, développées, mises en perspective de diverses manières, variant d'ouvrage en ouvrage, dans un traitement plus ou moins transparent. Des approches critiques variées sont utilisées afin de faciliter la lecture des textes étudiés. Certaines sont issues de la recherche dans le domaine occitan ; d'autres sont celles de théoriciens dans d'autres disciplines et dont la contribution intellectuelle est généralement reconnue. De plus, les études de certains critiques, peut-être moins connus, ont été retenues soit parce que leur sujet, très spécialisé, correspond au projet considéré dans les pages qui suivent, soit parce que les théories qu'ils développent se révèlent fructueuses pour le travail ici entrepris. Les citations tirées des oeuvres examinées sont reproduites (sauf indication contraire) dans la graphie de l'auteur, ensuite traduites en français par l'auteur (sauf dans quelques cas signalés). A propos de la graphie utilisée, on doit indiquer que Clardeluno et Farfantello ont perfectionné leurs connaissances de la langue à l'aide de dictionnaires et de lectures utiles, en général félibréens. Philadelphe et Calelhon ont, au cours des ans, modifié la graphie de leurs textes et ont précisé qu'elles souhaitaient se conformer aux usages en cours, toutes les deux étant proches, en ce domaine, de l'Escàla occitana. La première partie de l'ouvrage s'intitule "L'écriture de la mort". Elle est consacrée à l'étude de certaines stratégies mises en place pour évoquer le lieu, l'amour du terroir, la région natale. En particulier, cette étude s'efforcera de dégager par quels biais ces femmes inscrivent une touche personnelle dans leur narration ou dans leurs tableaux de paysages. Les deux premiers chapitres traitent du paysage et autres descriptions dans le récit et dans la poésie. Le troisième chapitre explore l'entreprise d'auto-traduction, que chacune de ces femmes a pratiquée. Une dernière étude concerne l'exploitation systématique du motif textile et, plus encore, le positionnement par lequel le travail du tissu s'oppose (et se compare) au travail de l'écriture. De la même manière que l'écriture est un moyen de communication, le

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INTRODUCTION

textile devient un médium significatif. Cette partie observe donc comment la féminité et la mort s'écrivent, se racontent, se transforment en témoignages aux consonances parfois personnelles, parfois collectives, bien qu'elles demeurent toujours attachées à une même problématique autobiographique. La deuxième partie, "Le refus de la mort", moins portée vers la question autobiographique, prend une allure plus polémique. Alors que la manifestation des relations de pouvoir se fait en nuances dans la première partie, le deuxième développement s'intéresse à la revendication véhémente du pouvoir. Les exhortations de Philadelphe et la reconstitution de légendes chez Calelhon sont motivées par leur désir de défendre et, peut-être, sauver une langue mourante. Si, dans ces deux cas, il ne s'agit pas de la mort de l'auteur, la mort linguistique est, elle, bien présente. A ces deux analyses succèdent deux chapitres dont l'objectif consiste à examiner certains recours possibles pour lutter contre le désespoir que cause la confrontation avec la mort. Deux stratégies sont étudiées, l'observance religieuse et la création littéraire, dont la pratique est clairement envisagée chez ces auteurs comme une possible solution aux problèmes les plus insolubles. Ces thèmes, mort et féminité, écriture et revendication, par lesquels s'expriment des idées, convictions et autres prises de position, sont également des points d'articulation où se nouent différentes structures, révélant diverses stratégies, qu'il s'agisse de dévoiler les complexités du discours tenu ou ses limitations. Ainsi, par l'analyse de quelques textes choisis dans l'oeuvre de ces quatre femmes se dessinera peut-être l'armature d'une pensée.

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Comment nos quatre femmes auteurs racontent-elles la mort et la féminité dans leurs écrits et quelles techniques utilisent-elles ? Cette étude retient trois stratégies dans lesquelles ces dernières excellent : l'inscription autobiographique dans les descriptions, l'adaptation stylistique dans l'auto-traduction et l'allusion sociale dans l'image littéraire. Il est important de noter en préambule que le discours de ces femmes est souvent motivé par leur engagement en faveur de leur langue et de leur région et que, par conséquent, les motifs examinés ainsi que, les concernant, les opinions émises ou sous-entendues se diluent parfois dans une problématique beaucoup plus large ; la mort est certes une présence inévitable dans ces textes, mais elle est parfois tue, mise à distance ou, simplement, placée en présence de nombreuses autres préoccupations. Les textes discutés dans les deux premiers chapitres regroupent de la prose et de la poésie. Eux ... ou en Bigorre en ce temps-là de Philadelphe de Gerde, les deux volumes du Pan tendre (Lizerac et Al Pais negre) de Calelhon et Lison o Lengadàc 1900 de Clardeluno sont trois récits plus ou moins fictifs (ou plus ou moins biographiques, selon que l'on adopte un point de vue différent), dans lesquels la région, ses paysages, ses coutumes, son parler occupent une place prépondérante. De fait, le lien géographique apparaît déjà dans le titre de ces textes et en souligne l'importance. Les poèmes étudiés sont inclus dans Lou Carnin esquerre / Le Chemin difficile de Clardeluno, "Camargo" (Lou Radèu / Les grands Compagnons) et "Aquèli Mountagno" (Li Lambrusco /Les Lambrusques) de Farfantello. Les paysages décrits sont languedociens pour Clardeluno, camarguais et valaisans (Suisse) pour Farfantello. A ces descriptions de la nature s'ajoutent quelques descriptions d'intérieurs. L'intérêt que présentent ces textes est double. D'une part, et pour s'exprimer de la manière la plus succincte qui soit, ces lieux sont ni plus ni moins... des personnages. Ni tableaux ni cartes postales, ils sont offerts à la lectrice comme le produit d'un regard (regard de personnage, de poète, d'auteur, de femme) tout autant que comme le miroir de la personne qui les contemple. Le lieu n'est alors plus vraiment un lieu ; médiatisé par ce regard ou ce miroir, il se transforme en histoire. Celle-ci est anecdotique, privée, humble, incertaine, seulement suggérée, souvent insaisissable. Ce n'est pas l'histoire des grandes fresques et sagas héroïques ; c'est, au

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PREMIERE PARTIE

contraire, l'histoire individuelle, presque secrète et proche du foyer intime, cachant divers traumatismes, petites joies et cheminements existentiels. D'autre part, et en relation directe avec le point précédent, le lieu, vu sous un pareil angle, perd un certain type de valeur idéologique ... pour en gagner un autre. Certes, les paysages et autres sites géographiques sont souvent des emblème s régionaux présentés, par celles et ceux qui cherchent à valoriser leur patrimoi ne et leur identité, comme des richesses spécifiques. Sans doute est-il vrai que les quatre femmes auteurs considérées ici sont sensibles aux arguments du discours félibréen et, en fait, y participent ; les descriptions que contiennent leurs ouvrages contribu ent à promouvoir les vues du mouvement mistralien. Toutefois, les textes qui vont être étudiés dans ces pages ne comportent guère de déclarations intempestives. La dimension personnelle, voire existentielle, de ces récits et poèmes est bien plus tangible et bien plus développée que la dimension polémique. Il est fait grand cas de sentiments de bonheur ou d'infortune et de méditations personnelles, alors que la cause linguistique ne se profile que comme un décor général, souvent passé sous silence. Cette perspective n'est toutefois pas dénuée de sens politique. En effet, en l'absence d'un large discours public, il se déroule un discours privé, celui de quatre femmes et de leurs personnages. Discours politique donc, car les paysages et autres lieux sont humanisés et prennent des contours anthropomorphiques. Dans leur centre se trouvent des individus de condition modeste ou, du moins, dépourvus d'imposa nts privilèges : paysans, montagnards, artisans, artistes, femmes. Il s'agit donc bien d'un discours politique dans lequel celles et ceux qui prennent la parole sont, précisém ent, celles et ceux qui souvent n'y ont guère accès. Le troisième chapitre est consacré à la pratique de l'auto-traduction. Signature du produit fini, prêt à être publié et diffusé, la traduction (plus précisém ent, l'auto-traduction) est une stratégie capitale dans !'oeuvre de Philadelphe tout autant que de Calelhon, de Clardeluno et de Farfantello. La pratique de la traductio n relève, en elle-même, d'une pratique du pouvoir : attachée au texte original, cherchan t souvent à lui être fidèle, elle attribue (ou tente de le faire) une notoriété accrue à l'oeuvre en lui permettant de toucher un public plus vaste. Dans le cadre des textes étudiés ici, tous nés et traitant d'une situation diglossique, les enjeux de la traduction et, encore plus, de l'auto-traduction sont immense s et nécessiteraient des recherches approfondies. Plutôt que de se limiter à des considérations d'ordre général, l'étude qui suit sera consacrée à l'approch e détaillée de deux poèmes de Clardeluno. Toutefois, ces deux morceaux ne forment pas deux exemples quelconques. Bien au contraire, ils contiennent diverses images et anecdotes connotées de féminité et, plus que tout, de féminité mourante. Encore plus intéressante est la mise en rapport des originaux avec leur traduction, dans la mesure où, une fois traduits, ces deux poèmes formulent cette féminité différem ment. De ce point de vue, le travail de traduction qu'effectue Clardeluno est étonnant dans sa complexité et dans les transformations auxquelles il procède. Néanmoins, la lecture de ces deux poèmes introduit un commentaire qui qualifie l'ensemble des oeuvres de ces femmes auteurs. En effet, comme le démontr e magistralement l'auto-traduction de Clardeluno, un tel exercice, si largeme nt pratiqué dans la littérature occitane, permet à la lectrice de mieux percevoi r

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L'ECRITURE DE LA MORT

comment se manifestent l'autorité et le pouvoir. Ainsi, alors même que la littérature occitane en général, et les oeuvres de ces quatre femmes en particulier, ne connaissent qu'un succès modeste, voire minimal (en raison du statut peu enviable de la langue, de la position sociale des auteurs ici considérés, des genres pratiqués, etc.), la volonté individuelle, à l'origine de la création de ces textes et de leur traduction, est inlassablement affirmée. S'il y a pouvoir (et il y a véritablement pouvoir), c'est donc à petite échelle. Avec ses rigueurs et ses possibilités, l'autotraduction met en relief l'habileté technique, la compétence littéraire et la détermination sociale de celles qui s'y engagent. Un dernier chapitre dans cette partie s'intéressera à la portée communicative et sociale des activités de tissage, filage et couture, ainsi qu'à la symbolique des objets confectionnés dans cet artisanat. Le substrat culturel à cette valorisation du tissu et de ses métiers est double. D'une part, nos sociétés accordent plus de poids et de prestige à la communication verbale qu'à toute autre forme de communication. D'autre part, le travail du tissu, généralement effectué par des femmes, est pris pour une activité inférieure (non intellectuelle). Les résonances culturelles et sociales d'une telle structuration (travail de femme, travail non verbal) donnent lieu, dans les textes de ces quatre femmes auteurs, à une exploration inattendue. Le tissu y est politique, textile d'un message porté par des femmes et par des individus dont le statut est tout aussi peu privilégié. Il convient d'insister que le motif textile occupe une place majeure chez ces femmes ; même lorsqu'il passe pour anecdotique, tout juste détail coloré ou folklorique, son intégration dans une véritable toile de sens, d'images et de structures rend son analyse du plus haut intérêt. Il est, finalement, le linceul, dernier atour que porte l'individu décédé. Les textes sélectionnés à cette fin (il en existe bien d'autres) sont Eux ... ou en Bigorre en ce temps-là de Philadelphe, La Tèla del temps de Calelhon et La Rentrée des classes de Farfantello. Demeure alors la question déjà posée dans l'introduction : de tels discours peuvent-il être allégoriques (comme l'estime Fredric Jameson lorsqu'il entrevoit, dans le discours minorisé, un destin collectif exprimé à travers le sort individuel) ou dangereux (si l'on pense qu'il nourrit un essentialisme problématique) ? Il suffit de lire ces textes pour se rendre compte qu'une fois le paysage devenu décor intime et la traduction et le tissage perçus comme deux stratégies de survie, ils perdent, du moins partiellement, leur allure de manifestes régionaux. Politiques, pas politiques ? Il importe de voir qu'il existe une idéologie inoffensive, désamorcée, comme celle qui s'exprime dans les textes de ces quatre femmes, auteurs qui, en dépit de quelques déclarations fracassantes, cherchent à trouver leur place, plutôt qu'à l'imposer.

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1. DU LIEU AUTOBIOGRAPHIQUE

Il arrive fréquemment que des textes littéraires, y compris deux de ceux dont la présentation suit, prennent d'emblée une tournure autobiographique sans que l'on puisse toutefois les qualifier de véritables autobiographies. S'éloignant à degrés divers du récit personnel et de la véracité biographique, ces textes gardent toutefois l'empreinte de la réminiscence intime et exposent en termes clairs que leur propos est directement déterminé par l'expérience de l'auteur ainsi que par le milieu social auquel ce dernier appartient. Philadelphe de Gerde, Calelhon et Clardeluno s'octroient, sans aucun doute, un rôle décisif dans les récits étudiés ci-dessous. Dans l'ouvrage de Philadelphe, les traits d'une fillette masquent ceux de l'auteur ; Calelhon raconte sa vie sous un nom déguisé ; Clardeluno, bien qu'elle ne soit nullement présente dans un roman nettement plus fictif qu'autobiographique, a cependant trouvé son inspiration chez des personnes qui ont existé (Laus 13), et plante le décor de l'intrigue dans son village natal. Le lieu géographique est indiscutablement le vecteur puissant qui rapproche ces trois textes. Or, chez ces femmes, c'est dans la localisation que se retrouve le plus fortement l'enracinement autobiographique. Même lorsque le récit personnel est noyé dans le récit fictif, nul ne peut oublier que ces dernières racontent leur région et que, du fait de l'attachement très fort qui les unit à leur terroir, elles y confient plusieurs secrets de leurs propres vies. Félibres, ces trois femmes, actives dans la promotion de l'occitan, étaient passionnées par l'histoire de leurs terres ancestrales. Dans un tel contexte, raconter le pays est déjà acte d'autobiographie. Dès lors, la personne est un lieu. Naturellement, ce lieu n'est pas quelconque (Calelhon joue avec cette idée de manière particulièrement fine, semblant la récuser tout en l'adoptant) ; c'est celui de l'enfance et, plus que tout, celui de l'engagement. De la sorte, le lieu devient émotion et prend une vie nouvelle sous la plume de celles qui ressentent cette passion. Comme le montrent les textes de ces femmes, l'écriture de la région natale pose, avant tout, la question du point de vue, de l'attachement, de l'implication de la personne. Qui dit région dit aussi intimité, car la région est un espace restreint dans lequel l'individu s'investit émotionnellement. Une telle écriture ne peut pas être neutre. Pour ces femmes, c'est l'écriture d'un lieu auquel elles appartiennent. En conséquence de cet engagement, la pratique littéraire est ouvertement geste politique. En effet, elle contient un message qui s'accompagne d'une critique sociale en raison du peu de faveur accordée à l'expression régionale sur la scène nationale.

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CHAPITRE UN

Toutefois, la cntique est souvent formulée de manière détournée. Dans Eux ... ou en Bigorre en ce temps-là (1934) de Philadelphe de Gerde, Lo Pan tendre (1976-77) de Calelhon et Lison (1986) de Clardeluno, le commentaire social, pourtant très présent, est médiatisé par la narration du quotidien, du familier et, plus encore, du féminin, ce dernier trait étant souvent confiné à l'expérience du foyer : les grandes déclarations se conjuguent sur le mode personnel. C'est à l'intersection de l'engagement culturel et de l'expérience la plus routinière que ces femmes impriment, dans l'environnement rural qui a conditionné leur vie, leur marque autobiographique. Ainsi, plus encore que les événements d'une vie, certains engagements et convictions propres à l'auteur, de même que de multiples références aux lieux fréquentés, affirment résolument la présence de l'auteur dans ses lignes.

1.1. Eux... ou en Bigorre en ce temps-là ... (Philadelphe de Gerde): le maintien des coutumes Ce récit déconcertant porte de subtiles marques autobiographiques. Certes, il n'y est pas question des divers événements qui ont jalonné la vie de l'auteur. Toutefois, l'histoire se déroule dans le village de Gerde (Bigorre), dont Philadelphe a pris le nom pour sa carrière littéraire. De plus, dans la dernière partie de l'ouvrage, qui rapporte les aventures de deux fillettes, Aëli et Thioque, le rôle de Thiàque symbolise de façon suggestive les positions de l'auteur. D'une part, le prénom de la fillette (Thioque est un surnom), comme celui de Philadelphe, est Claude. D'autre part, un pèlerin lui prédit que, plus tard, elle portera une couronne, remettra à l'honneur les coutumes anciennes, restera attachée à ses racines et parlera "une langue qui n'en est pas une" (219). Le destin de Thioque ressemble étrangement à celui de Philadelphe, félibre, qui a défendu ardemment les traditions passées et sa langue menacée. A proprement parler, Eux, s'il n'est pas une autobiographie conventionnelle, n'est pas non plus un roman. Il est vrai qu'une intrigue se dessine autour des actions de Labeloue, personnage central dans le texte. Cependant, la narration de sa vie n'occupe qu'une partie de l'ouvrage et, plutôt que de s'intéresser au développement personnel de cette dernière, le récit des péripéties de Labeloue donne à l'auteur l'occasion de dresser le portrait de plusieurs habitants du village de Gerde. Eux prend la forme d'un catalogue (accompagné d'illustrations pour chacun des figurants) et Labeloue s'anime dans la mesure où sa vie contient une dimension exemplaire. Elle descend d'une lignée de femmes qui ont connu des problèmes et une vie semblables aux siens. En outre, à Gerde, de nombreux individus ont les mêmes dispositions d'esprit que Labeloue. En effet, comme beaucoup de ses pareils, Labeloue est une "simple", c'est-à-dire, apprend-on, un être qui, riche de ses connaissances de la coutume et de la langue gasconne, mais s'exprimant avec peine, traverse la vie en faisant preuve d'une sagesse désarmante. Les "simples" de Gerde sont, en fait, des "simples d'esprit", tels que le langage populaire les désigne. Eux se lit presque comme un documentaire sur ces habitants (fictifs) et donne d'eux le portrait de sages, 30

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innocents philosophes qui, même si aucune chance de réussite ne leur serait permise dans une grande ville, suscitent le respect et l'admiration dans un milieu rural enraciné dans le passé. Par ce biais, Eux est donc oeuvre de fiction ancrée dans la réalité, c'est-à-dire un compte rendu romancé d'un travail d'archivage également romancé. En outre, on y découvre maintes légendes et pratiques locales, et le texte s'offre comme un essai sur le mode de vie montagnard et sur les valeurs qui le régissent. Les dernières pages de l'ouvrage mettent ce travail en contexte. La jeune Thiàque (et, donc, Philadelphe) n'est autre qu'une chercheuse qui préserve cette documentation sur un village dont les coutumes meurent : elle recueille les témoignages et a devant elle une carrière d'écrivain. Une telle démarche justifie précisément l'engagement littéraire et félibréen de l'auteur. C'est ainsi que, dans cette dernière section du texte, on apprend d'un "simple" qui s'entretient avec Thiàque qu'il a connaissance de ce que réserve l'avenir : causés par le progrès, des bouleversements venus du nord vont bientôt détruire la culture locale. Cet avertissement est prononcé avant 1914 ; la prémonition annonce donc la première guerre mondiale. Dans le cadre du récit, plaidoyer fervent en faveur de la langue régionale et des traditions les plus anciennes, elle condamne aussi l'introduction de plus en plus massive du français et la modernisation de l'économie à l'issue de la guerre. La date de la publication du texte (1934) rend possible cette perspective historique. Tentant de répertorier un savoir qui se perd, Eux regorge d'informations et d'anecdotes variées, et devient, à travers la médiation de portraits romancés de divers personnages, une petite encyclopédie bigourdane, florilège de souvenirs fragiles. Eux recèle de multiples richesses dans les sujets abordés tout aussi bien que dans leur traitement. Toutefois, en dépit de cette profusion, le récit contient un leitmotiv impressionnant du fait même qu'il rappelle la modeste position des personnages ou, dans le cas de Thiàque, porte-parole de Philadelphe, l'influence réduite de son témoignage, resté récit régional sans grande renommée. En effet, s'il est un point qui est, à tout moment, développé de la manière la plus franche qui soit, c'est bien l'obligation du devoir, fréquemment mentionnée, qui affecte les entreprises et les opinions de chaque personnage apparaissant dans le récit. L'éthique à laquelle souscrivent tous les figurants de cette étrange narration, est celle du servir, qu'il s'agisse d'honorer la tradition ou de respecter les règles de bonne conduite, d'aider autrui et de participer à la vie conviviale du village. Ainsi, la sagesse des "simples" émane d'une grande humilité. La narratrice elle-même, exprimant sa dette envers les siens, confie qu'elle a reçu une instruction exceptionnelle auprès des "simples" et qu'elle leur est redevable d'une formation tout autant intellectuelle (avec l'apprentissage des coutumes et de la langue) que psychologique (avec la formation de la personnalité et l'épanouissement de l'âge adulte). De nombreux épisodes montrent combien les liens sociaux du petit village bigourdan ainsi que la pratique quotidienne des rites et des gestes traditionnels se perpétuent et se renforcent grâce à la foi profonde que les habitants placent dans les vertus du devoir. En effet, le devoir est marque de respect, assurance de cohésion sociale et valorisation de la modestie. Rendant impossible toute déviation à la norme, le sens marqué du devoir transforme

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CHAPITRE UN

néanmoins les habitants de Gerde en personnages hors du commun, dont l'humble condition met en valeur une largesse de vues et une grandeur d'âme inégalées. Par exemple, Labeloue, mère infortunée d'un garçon dont personne ne connaît le père, est entourée de tous les soins de la communauté. Mère aimante, elle fait preuve de l'affection la plus généreuse. Bien qu'elle ait de la peine à s'exprimer et qu'elle soit jugée par tous comme une femme qui, peut-être, ne comprend pas la mesure de ses actions et de ses responsabilités, elle élève son fils selon des principes méritoires et explique à plusieurs reprises qu'il occupe la première place dans ses soucis. L'ouvrage, même s'il ne révèle pas davantage, suggère qu'un noble espagnol a abusé de la jeune femme et que, si consentement il y avait, il ne pouvait être qu'imprécis et partiel et, certainement, cause de grandes souffrances morales. De cette union est né un petit garçon, violoniste virtuose, qui ressemble en tous traits à son père ; du moins les habitants s'en rendent-ils compte lorsque ce dernier fait son apparition au village plusieurs années après le fait. Lorsque ce dernier revient à Gerde, l'enfant a, pour ainsi dire, été adopté de tous les paysans. Les anecdotes se succèdent et relatent les efforts de plusieurs membres de la population pour aider Labeloue et son fils. Labeloue, qui se dit fidèle servante de la religion et mère dévouée, voit se former autour d'elle un groupe de personnes prêtes à servir ses intérêts et ceux de son fils, au point que Bernadette (Soubirous, ici personnage du récit), fascinée par la jeune femme et son histoire, a une vision nocturne qui lui permet de porter secours à la Bigourdane. Retraçant des aventures rocambolesques, le récit met en scène des enfants illégitimes (dont Labeloue elle-même) recueillis par des femmes charitables qui prennent à coeur de les élever le plus droitement possible, de vieilles femmes qui, vivant seules, mettent toute leur énergie à favoriser le sort d'enfants démunis, des enfants serviables qui n'hésitent pas à secourir leurs compagnons lorsque ceux-ci sont moins chanceux qu'eux. On y rencontre également un curé de montagne qui semble consacrer le plus clair de son temps à sortir Labeloue de l'impasse financière dans laquelle elle se trouve. Ce dernier promet aussi de parfaire l'éducation du garçonnet. Tenace allié de la jeune femme, il accepte sans maugréer de baptiser son fils, bien qu'il soit né hors des liens du mariage, et devient un protecteur compatissant pour le petit garçon. Plus que tout, le noble espagnol, lorsqu'il apprend (tardivement) la naissance de l'enfant, pourvoit immédiatement aux besoins de la mère et du garçon, offrant à ce dernier le violon coûteux dont il rêve et, à la mère, une somme généreuse lui permettant d'acheter une maison et de vivre convenablement. Ce noble n'admettra jamais la paternité, mais, par l'intermédiaire du prêtre, assurera l'avenir matériel des deux êtres qui lui sont liés. Comme les villageois, il ne rechigne pas à rendre service et à honorer ses obligations. Cet exemple est suivi par Thiàque, qui promet au vieux devin de respecter ses conseils, à savoir qu'elle s'attachera à promouvoir la tradition. De fait, elle obéit scrupuleusement à ses injonctions. Plutôt que des droits à faire valoir, les hommes et femmes de ce village montagnard ont des devoirs à remplir. Servir est le maître mot. C'est peut-être de cette thématique que naît l'impression d'obsolescence qui se dégage de la lecture. Certes, comme le précise Philadelphe, Eux témoigne d'un mode de vie rural et autarcique révolu. De même, la langue qu'emploient les person32

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nages est, à présent, menacée dans son existence. En outre, le récit comporte un grand nombre de légendes qui, dans la société actuelle, ne suscitent guère l'adhésion : plantes miraculeuses qui ramènent les morts à la vie, prières magiques qui garantissent le bonheur, messages mystérieux qui éclaircissent les secrets du futur, communications étranges avec l'au-delà, visions célestes et autres phénomènes extraordinaires sont souvent perçus de nos jours comme des croyances superstitieuses à reléguer dans un passé lointain. En outre, l'importance capitale accordée au sens du devoir et du service diffère profondément du rôle donné dans nos sociétés à divers droits dont devrait normalement bénéficier tout individu, qu'il s'agisse du droit de vote, du droit à l'éducation, du droit à la parole, de droits des minorités ou de droits universels. De telles notions sont absentes du récit de Philadelphe, alors même que celle de devoir, pourtant liée à celle de droit, s'impose à chaque ligne. Une divergence aussi flagrante rend le tableau de ce village montagnard encore plus étranger à nos pratiques sociales que la simple description d'us et coutumes ne saurait le faire. Bien plus qu'un mode d'existence menacé, Eux évoque un mode de pensée peu répandu. Ce faisant, il rejoint, de manière oblique, un mythe d'égalité semblable à celui qui nourrit de nombreuses sociétés contemporaines. En effet, détail mis en relief dès le premier paragraphe, les "simples", formés à servir leur prochain et à accomplir toutes les obligations de la société sans se révolter, sont aussi "les maîtres profonds, les instructeurs silencieux" (viii). Philadelphe, confie-t-elle, leur doit tout. De telle sorte, les "simples" de Gerde (et Philadelphe en tant qu'intermédiaire entre eux et les lecteurs) bénéficient d'un statut exceptionnel. Ils sont des sages incomparables et leurs dons de prémonition font d'eux des conseillers hors pair. Eux est l'éloge vibrant d'individus que l'histoire a oubliés, et réclame qu'on leur réserve la place qu'ils méritent au panthéon des souvenirs. Les "simples" sont donc les égaux des "enlettrés (instruits)" (209). Obéir et ordonner deviennent synonymes, car, en servant les causes les plus effacées, les "simples" s'adaptent à la vie villageoise, s'y intègrent, y prennent l'autorité de sages philosophes et deviennent indispensables. En idéalisant de la sorte ce milieu montagnard, Eux tente de justifier le maintien de coutumes en voie de disparition et, à travers de si généreuses aspirations, d'esquisser un portrait de Philadelphe éloquent, élogieux et dénué de toute tension.

1.2. Lo Pan tendre (Calelhon): la communauté d'antan Dans une perspective franchement autobiographique, donc très différemment de l'ouvrage précédent, chacun des deux volumes du Pan tendre retrace un épisode dans la vie de leur auteur, Calelhon. Le premier tome, sous-titré Lizerac, a pour décor un petit village du même nom que l'auteur situe en Rouergue. Le deuxième tome, Al Pais negre, se déroule vingt kilomètres plus loin, dans un milieu qui, pourtant, ne ressemble guère à celui de Lizerac. Alors que le village abrite une vie agricole paisible, dans un bocage plaisant, le bassin minier de Decazeville, au "Pays noir", a vu sa nature disparaître et ses maisons noircir en raison de la

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pollution ; dans cet environnement citadin, la vie connaît un rythme plus agité, en particulier car le dur travail de la mine est ponctué de grèves houleuses. La jeune conteuse a suivi ses parents, qui, contraints par des raisons économiques, en partie afin d'assurer une éducation de qualité à leur fille, ont abandonné le milieu paysan pour le milieu ouvrier. Très attachée à sa famille, tout autant à ses parents qu'à ses grands-parents, Calelhon donne, dans le récit de ses souvenirs, le compte rendu des quinze premières années de sa vie. A vrai dire, l'auteur a façonné à son goût l'histoire de sa vie et certains éléments ne correspondent pas à la réalité. Par exemple, le nom du village, Lizerac, est fictif ; Calelhon est née dans un village dont le nom a les mêmes sonorités, Privezac. Son prénom n'est pas Hélène, comme elle nous l'indique dans Lo Pais negre, mais Julienne. De manière plus décisive, l'autoportrait que dresse l'auteur modifie la date de naissance de celle-ci : Calelhon n'est pas née un soir de Noël, alors qu'elle explore le potentiel symbolique de la nativité chrétienne dans son récit. En dépit de quelques adaptations, Lo Pan tendre n'en demeure pas moins un travail autobiographique dans lequel l'auteur confie son histoire et révèle comment se sont formées ses aspirations littéraires. Dans un tel projet autobiographique, le souvenir personnel est imbriqué dans la mémoire collective et, tout en détaillant les événements marquants de sa vie et les relations familiales qui les ont influencés, la narratrice établit le portrait de divers groupes à la fin du dix-neuvième siècle et au tout début du vingtième siècle. Lo Pan tendre s'intéresse à ce qui n'existe plus, qu'il s'agisse de la jeunesse ou d'un mode de vie antérieur à la première guerre mondiale. Le ton n'est pourtant guère nostalgique : la plume de Calelhon est inlassablement optimiste et exprime la satisfaction de l'auteur chaque fois qu'elle a l'occasion de s'adapter à une nouvelle situation. Alors que Lizerac lui a laissé des souvenirs inoubliables, la première impression du Pays noir, peu réconfortante, se dissipe rapidement et la petite fille se sent bientôt prête à affronter les aléas d'une nouvelle vie. Le récit est confiant, lumineux ; Calelhon, explique-t-elle, a choisi un nom d'écrivain évoquant la douce lumière rassurante du foyer (le calelh est une petite lampe). Indiscutablement, une telle écriture déploie divers procédés afin de gagner la sympathie de la lectrice. L'un d'entre eux consiste à mettre en valeur le point de vue féminin. Filtrée par le regard d'une petite fille qui découvre le monde et qui avoue que son plus grand plaisir est tout simplement de jouer avec ses amies ou d'écouter des histoires, la narration décrit la pénurie dans les campagnes, le dur labeur des paysans, les honteuses conditions de travail réservées aux mineurs, leur paye pitoyable, les brimades qu'ils subissent, l'injustice sociale qui touche l'ensemble des ouvriers et des paysans. L'adolescente n'épargne pas les détails accusateurs et ne laisse aucun doute s'installer quant à la responsabilité des gouvernements et des capitaines d'industrie. Indubitablement, la critique sociale, très présente dans Lo Pan tendre, ne peut plus guère être disputée une fois qu'elle sort de la bouche d'une enfant. Un tel témoignage désarme la riposte. Comment reprocher à une enfant les inégalités qu'elle dénonce et dont elle souffre ? Attaquer son point de vue ne saurait donner crédit à quiconque, bien qu'il soit également permis de douter du poids du témoignage d'une fillette, si ce n'est qu'il exerce une emprise émotionnelle.

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Or, l'émotion est vive dans Lo Pan tendre, magnifiée par le point de vue féminin qui, tel qu'il se manifeste, renforce la sympathie de la lectrice. Par exemple, l'enfant indique qu'elle n'est pas présente lors des réunions des mineurs ; elle se contente de noter leur mine défaite ainsi que leurs espoirs à la sortie de la salle. En revanche, elle rend vivants les menus soucis quotidiens lorsque les ouvriers ne reçoivent plus leur paye pour cause de grève. Elle explique également qu'elle n'est jamais rentrée dans la mine et qu'elle ne connaît de ses accidents que les récits qu'on en fait. Néanmoins, l'émotion est à son comble lorsqu'elle précise que sa mère, un soir, a veillé toute la nuit, attendant son mari qui travaille au fond d'un puits sinistré, ou lorsqu'elle remarque les yeux rougis d'une camarade de classe, d'habitude joyeuse, dont le père vient de mourir à la mine. Eloquente, la narratrice parvient même à gagner la sympathie de la lectrice lorsqu'elle relate l'épisode durant lequel des femmes blessent à mort un ingénieur des mines : sous la plume de Calelhon, il nous est demandé de compatir à la misère qui aboutit à de telles violences. Si les mineurs commettent des larcins ou des crimes plus graves, le récit glisse toujours un mot pour plaider la compréhension. De façon remarquable, Lo Pan tendre ne contient pas un seul mot dur pour désigner les paysans de Lizerne et les ouvriers du Pays noir. La jeune enfant envisage une large solidarité entre ouvriers, paysans et tous ceux et celles qui en ont la volonté. Comme le souligne l'auteur à maintes reprises, l'interprétation des événements dont elle est témoin est conditionnée par le rôle limité qu'elle joue dans la société, celui d'une petite fille, qui, d'une part, ne comprend pas certaines des motivations qui animent les adultes, et qui, d'autre part, a parfaitement conscience d'évoluer dans le milieu intime du foyer familial, c'est-à-dire dans un monde féminin dans lequel l'activité se mesure aux besoins journaliers de la famille et dépend, en grande partie, du revenu des hommes de la maison. En fait, Lo Pan tendre met constamment en relief la médiation que représente le point de vue de la narratrice dans le texte. Rien dans le récit ne prend l'allure d'une déclaration générale ou d'une quelconque vérité posée comme une vue admise universellement. Au contraire, Calelhon consacre de grands efforts à analyser le pourquoi et le comment de ses opinions et énonce clairement les conditions qui affectent son expérience de la vie. En outre, il est utile de garder en mémoire que ces deux volumes sont racontés du point de vue d'une enfant, plus tard d'une jeune adolescente, reconstruit par une femme qui se penche sur son passé, comme si la femme mûre formulait une interprétation de sa vie d'enfant. La question du regard, celui d'un auteur qui a toujours cultivé dans ses écrits le portrait d'une femme affable et maternelle, est capitale dans Lo Pan tendre. Ainsi se bâtit une philosophie de vie chez l'auteur, une continuité dans l'image que Calelhon donne d'elle-même et, sans aucun doute, une confirmation de ses objectifs littéraires. L'auteur devient ainsi personnage cohérent et crédible. Une autre stratégie déterminante que le texte utilise afin d'attirer la sympathie consiste à ménager l'opinion de chacun dans la revendication régionale. Certes, Lo Pan tendre ne porte pas la marque d'une revendication militante appuyée. Néanmoins, le discours régional persiste, assumé dès les premières pages de Lizerac, hymne à la région natale, pays rouergat que l'auteur aime profondément. Les

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anecdotes familiales lui permettent de faire l'éloge de sa région et des qualités toutes naturelles qu'elle y décèle. Toutefois, les louanges du terroir sont doublées d'un discours plus général qui fait du pays natal une localité unique tout autant qu'un lieu générique. Plus particulièrement dans les premières pages de Lizerac, le récit réitère que le petit village rouergat où la fillette a vu le jour est un village comme tous les villages. Alors que Clardeluno s'applique à évoquer en détail l'atmosphère et les paysages du village de Lison, peignant un tableau suggestif du Midi méditerranéen où évoluent les personnages, Calelhon prend soin de préciser que Lizerne est un village où chacun, d'où qu'il vienne, pourrait y reconnaître son foyer. Contrairement aux paysages de Lison, les paysages de Lizerac, nous informe la narratrice, sont certes champêtres et paisibles, mais dépourvus de tout signe d'une beauté caractéristique qui en ferait des endroits exceptionnels. Lizerne est un joli village comme il en existe beaucoup d'autres en France et, en quelque sorte, un village indéfinissable, méconnaissable. Le bassin minier est, lui, présenté comme un centre industriel touché par les misères usuelles de la pollution. De nouveau, aucune précision ne singularise la description. Il est à noter qu'une telle géographie illustre un refus d'histoire. Ceci s'observe tout aussi bien dans le village qu'à la mine. Bien sûr, il est fait mention d'événements historiques, comme la Révolution française ou les grèves de Decazeville, mais, dans un cadre aussi peu caractérisé, l'histoire devient une fresque presque mythique, un récit exemplaire dans lequel la révolte du dix-huitième siècle pourrait symboliser toute révolte et les grèves du Midi seraient l'évocation de tous les conflits ouvriers depuis la révolution industrielle. L'histoire se dilue dans le flou géographique et, par ce biais, un tel décor fait appel aux sympathies les plus larges. Tout le monde est invité à s'identifier aux conditions que le texte détaille et, s'il subsiste des rancunes ou des critiques, celles-ci sont désamorcées par la dimension quasiment universelle du récit. Néanmoins, le public local n'est pas oublié et toute personne désireuse de lire un exposé élogieux du Rouergue y trouvera son compte. Lizerne et le Pays noir sont bel et bien les lieux emblématiques d'une condition générale, mais c'est véritablement en terre rouergate que la conteuse connaît une destinée inhabituelle. Son Rouergue natal, tel qu'elle le décrit, est terre d'accueil, ouverte à tous et, plus encore, prête à laisser ses enfants s'en détacher. Or, à Lizerne et au Pays noir naissent les projets de découverte les plus formateurs. En effet, la narratrice se passionne pour les légendes du cru. Pourtant, dans le cocon local, elle a vu sa vie se décider au contact de "mange-chemins", c'est-à-dire de gens du voyage qui, selon elle, n'ont ni attache ni prédilection particulière pour une région donnée. Ce sont des passants dans la vie de la narratrice, porteurs d'une invitation au voyage et au dépaysement. L'anecdote est curieuse: l'enfant raconte qu'elle est née le soir de Noël, un soir où ses parents avaient ouvert leur étable à un couple de "mange-chemins", dont la femme était enceinte. Deux enfants étaient nés la même nuit. L'allusion biblique est limpide et l'occasion exceptionnelle. Plus que tout, c'est dans "son" pays, comme Calelhon le répète fréquemment, que, grâce à l'hospitalité des habitants, de telles rencontres sont rendues possibles. Plus tard, l'enfant portera un grand intérêt aux légendes dont le sujet est le mythe du Juif errant. Or, dans l'un des derniers

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épisodes du Pais negre, alors que, grandie, elle s'apprête à quitter le pays pour entreprendre ses études d'institutrice, elle se rend à la campagne avec une amie et, là, entend une musique étrange. S'approchant, elle aperçoit deux "mange-chemins" qui ressemblent fort à ceux qui avaient dormi chez ses parents la nuit de sa naissance. Pour la jeune fille, la coïncidence est un signe, signe qu'elle est appelée à s'échapper de sa condition sociale, à s'éloigner du refuge familial et culturel et à découvrir une vie nouvelle. Dans son récit, il est fait grand cas des efforts auxquels elle et ses parents consentent afin que la fillette puisse s'instruire et s'assurer une vie financièrement indépendante. Cette dernière voit dans la présence des "mangechemins" le symbole de son élection à une destinée plus favorable que celle de ses compatriotes. Lizerne et le Pays noir sont donc des lieux magiques qui, pourtant, ne retiennent personne puisque, au coeur du pays, on y découvre les chemins qui s'en écartent. Comment ne pas aimer de telles contrées ? De telles descriptions peuvent sembler illusoires ou trop idéalisées. Néanmoins, le contexte éclaircit la démarche entreprise dans les deux volumes. Cette autobiographie est, en fait, une action de grâces, prière pour exprimer le remerciement. Elle s'achève par un poème décrivant la cuisson et le partage du pain dans l'intimité du foyer, pain quotidien dont il est question dans la Bible. A ce texte s'ajoute une phrase de remerciement à deux amis proches de Calelhon. Certes, l'autobiographie est souvent un testament laissé par la personne qui va bientôt disparaître. Or, Calelhon y voit aussi l'occasion de manifester son respect, geste qui est généralement celui des survivants aux disparus. En d'autres termes, l'autobiographie est le fait de l'individu qui sent la fin approcher, et l'éloge celui des proches endeuillés. Calelhon, vers la fin de sa vie, accomplit simultanément le geste des mourants et celui de survivants, et fait part de sa reconnaissance, par avance, à ceux qui, le jour de sa mort, seront appelés à manifester la leur. Ainsi, le témoignage autobiographique se veut, avant tout, témoignage d'amitié reconnaissante, avant qu'il ne soit trop tard. Le titre nous l'avait déjà annoncé : Calelhon a, dans ce récit, l'intention de partager "le pain tendre".

1.3. Lison o Lengadoc 1900 (Clardeluno) : la jeunesse évanouie Bien moins autobiographique, Lison a pour cadre les vignes du village de Cazedarnes dans !'Hérault. Toutefois, dès sa première page, le roman se nourrit d'images et de symboles aquatiques, et dépeint les rivières et les fontaines du lieu comme si elles formaient un corps d'eau encerclant les vignes. Bien que le roman ne compare jamais explicitement la terre travaillée à une île, l'image insulaire s'impose à la lectrice, essentiellement car, dans Lison, la vigne est perçue comme un espace protégé. Certes, le travail de la terre est pénible, comme l'indiquent, par exemple, les scènes de sulfatage sous le soleil ardent. Cependant, la vigne, qui nécessite des soins réguliers évocateurs d'une vie paisiblement méthodique, demeure un havre rassurant, marqué par la familiarité d'un travail sans surprises. Au contraire, l'eau, malgré la fraîcheur et la boisson qu'elle procure, malgré le spectacle fascinant qu'elle donne, se

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révèle traître dans plusieurs épisodes de la narration. Invitant à la découverte, l'eau du village, pareille à l'océan, est souvent décrite comme une force mystérieuse dont le danger guette les personnages du roman. C'est dans cet environnement chargé de signes offerts à l'interprétation qu'évolue Lison, protagoniste principal du roman. Avec une telle symbolique, la lecture de ses aventures devient rapidement un exercice d'agilité, un jeu de piste, une série de devinettes, presque un complot ourdi par la lectrice dans le but d'anticiper la conclusion de l'intrigue et d'entrevoir au plus tôt le destin de la jeune fille. Le suspense est remarquable ; d'emblée, le dénouement est esquissé dans les tableaux aquatiques, mais l'action du roman, soutenue, mesurée au travail campagnard et au rythme des saisons, gonflée à tout instant par le poids de l'action à venir, estompe pourtant les prémisses posées. Lison est un livre qui tient la lectrice en haleine : chaque page annonce l'épilogue des amours malheureuses de la jeune paysanne tout en laissant s'épaissir le secret du sentiment amoureux que ressent cette dernière. En fait, le texte s'étoffe de tout un système de présages qui forme une trame ténue dans l'évolution de l'intrigue. Assurément, le motif aquatique, prépondérant dans la narration, est développé de manière à créer une impression forte sur la lectrice. Les premiers paragraphes du roman, qui décrivent le matin où Lison, petite fille, se rend à l'école pour la première fois, font mention d'un jeu que l'enfant affectionne. Elle se plaît à faire flotter sur l'eau de vieilles boîtes de fer blanc qu'elle remplit de fleurs. Pourtant, craignant qu'elles ne disparaissent plus bas dans la rivière, elle plonge chaque fois sa main dans le courant afin de les repêcher. La joie qu'éprouve Lison à jeter ces boîtes au fil de l'eau, s'accompagne d'un serrement de coeur, comme pour l'annonce d'un malheur, lorsqu'elle pense aux remous en aval du village. Les boîtes de fer blanc, les fleurs qui embaument (certaines sont des pissenlits !), l'anxiété sourde représentent de funestes augures. Par la suite, les images aquatiques s'enchaînent. La lectrice y découvrira que Lison, malgré sa fascination, a peur de l'eau, qui, pour elle, est symbole de mort. Son compagnon d'enfance, Miquel, devenu jeune homme, a l'impression d'embrasser une morte lorsqu'il la rencontre près de la rivière. Quant à Lison, elle a la sensation, lors du rendez-vous, qu'une force effroyable lui transperce le coeur. Surpris par la réaction de la jeune fille, Miquel lâche la main de cette dernière, geste dont les répercussions seront profondes. De fait, à cet instant décisif, Lison s'exclame que, par ce geste, son ami la tue. La narration comporte de fréquentes descriptions des mains des personnages, que celles-ci soient jointes, tremblantes, diligentes ou abandonnées. Dans les premières pages, Lison donne la main à Miquel, pleine de confiance pour ce grand garçon qui a l'expérience de l'école et qui peut lui expliquer ce qu'elle ne connaît pas encore. C'est sur le chemin écolier qu'elle se remémore son jeu avec les boîtes blanches et comment sa petite main sauve les boîtes symboliques de la noyade. La confiance accordée par une main tendue ne se manifestera plus dans le roman. Passée l'enfance, toutes les descriptions de mains dans le roman expriment la douleur ou l'abandon. Ainsi, le dénouement reprendra de façon dramatique l'idée de confiance exprimée par les mains jointes ainsi que la crainte de Lison face à la traîtrise de l'eau. En outre, à ce moment ultime culmine le sens que donne le roman à 38

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la célèbre chanson occitane, "Aval dins la prada / I a'n pibol traucat", citée au tout début. Le peuplier creux où se niche le coucou du printemps devient, à la fin de l'histoire, l'arbre mort qui symbolise un corps sans âme. En fait, le roman fait souvent écho à des thèmes et motifs répandus dans nos cultures ainsi qu'à de nombreux textes littéraires. Dans la littérature occitane, le peuplier de la chanson évoque l'héritage culturel occitan (voir, par exemple, Jean Boudou, Las Domaisèlas). Dans un contexte plus large, de nombreux détails peuvent se lire à l'aide d'une grille symbolique. Par exemple, la couleuvre et les anguilles qui attirent l'attention de Lison lorsqu'elle s'approche de la rivière, ne manquent pas de rappeler le serpent du jardin d'Eden. La vigne n'est-elle pas ce jardin paradisiaque menacé ? Ou encore, Lison, traversant la rivière à gué en compagnie de Pèire, l'homme qui l'aime et qu'elle refuse d'aimer, ressemble fort à Iseult portée par Tristan, déguisé, pour franchir un gué bien plus célèbre dans la littérature. Et tous les moments où Lison est invitée à se désaltérer à l'eau fraîche de la rivière rappellent de nombreux récits, depuis la Bible jusqu'aux légendes populaires. Plus que tout autre chose dans la narration, il y a la nature, à la fois personnage et voix des protagonistes, qu'il s'agisse de Lison, de Pèire ou des habitants du village. Les descriptions du milieu naturel occupent une grande place dans le roman et, contrairement à ce que l'on peut parfois penser de tels passages, celles qui sont incluses dans Lison augmentent le suspense, au lieu de ralentir l'action, et avivent l'intérêt, plutôt que de calmer les conflits latents. En effet, alors que Lison est parfois prise au piège des coutumes religieuses et morales, sa sensualité et sa fougue trouvent leur meilleure expression dans son contact avec le monde naturel et dans son intense communion avec les éléments. Les passions de la jeune fille s'épanouissent dans le regard qu'elle porte sur les vignes et les ruisseaux qui l'entourent, bien plus qu'au cours de ses longues heures de méditation dans l'intimité de la maison maternelle ou sur les bancs de l'église. La nature donne une voix à Lison et devient, ce faisant, son interlocutrice. La beauté des descriptions dans le roman fait écho à la beauté que Lison admire dans les paysages de son village. Par ce biais, les scènes champêtres invitent au plaisir de lire. Le vocabulaire choisi est riche et varié, depuis les successions de verbes de mouvement et la palette d'adjectifs de couleur jusqu'au subtil équilibre de termes techniques, précis et agricoles, et de termes poétiques suggestifs et empreints d'émotion. Le rythme des phrases, alerte, souvent musical, donne aux mots une allure toute poétique. Bien qu'elles n'excèdent jamais un ou deux paragraphes, les descriptions que contient le roman foisonnent de détails qui illustrent habilement l'atmosphère et le milieu des campagnes, la vie qu'on y mène, à la fois tranquille et laborieuse, et la fascination de personnages tels que Lison pour des paysages dans lesquels ils peuvent s'épancher. Les descriptions donnent ainsi vie au roman, lequel mérite d'être lu ne serait-ce que pour en découvrir le décor. Il va sans dire que d'autres motifs parcourent le roman. Sans nul doute, celui de la langue occitane, langue à défendre, revient à plusieurs reprises dans un plaidoyer passionné. Il est fait grand cas de la déception de Lison lorsque son ami d'enfance, Miquel, lui envoie des lettres rédigées en français ou lorsque la jeune fille

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voit sa mère agonisante ne trouver aucun réconfort spirituel auprès du nouveau prêtre, qui, contrairement à son prédécesseur, n'utilise plus l'occitan pour s'adresser à ses ouailles. Sans surprise, la meilleure amie de Lison est membre du Félibrige et son mari écrit des poèmes en occitan. L'engagement en faveur de l'occitan est constant, mais il demeure greffé sur l'histoire principale. Malgré son importance, il n'en reste jamais qu'une préoccupation secondaire pour la soucieuse Lison. Toutefois, même si, dans le roman, le sort de Lison relègue le sort de la langue à l'arrière-plan, il existe bel et bien une réflexion approfondie sur l'occitan. Enoncée dans diverses prises de position des personnages ou de la narratrice, elle est surtout convaincante dans la pratique, grâce à l'occitan qu'utilise Clardeluno, phrase après phrase, dans une écriture complexe et lourde en significations. Sans nul doute, l'occitan de Lison est infiniment attrayant et ouvre un univers textuel captivant. Commencée en 1929, la rédaction de Lison s'est achevée en 1934, le roman n'ayant été publié qu'en 1986 (dans une graphie normalisée due à Cristian Laus), longtemps après la mort de son auteur. Originaire de Cazedarnes, comme son héroïne, Clardeluno y a vécu toute sa vie. Majorale du Félibrige, admiratrice de Philadelphe de Gerde, elle n'a pas hésité à se prononcer sur diverses questions qui ont animé les débats du Félibrige et de l'occitanisme. Lison, cependant, ne s'engage point dans des controverses ; la lectrice n'y retrouve que la motivation première du Félibrige et de l'occitanisme : la promotion de la langue et, dans une narration puissante et assurée, la langue elle-même. Des trois ouvrages considérés, la dimension autobiographique de Lison est la plus faible : Lison n'est pas Clardeluno. Toutefois, le thème du Félibrige et, plus encore, le rôle déterminant de la nature languedocienne dans le texte signalent, à tout moment, la présence de l'auteur. De nouveau s'esquisse en filigrane un portrait flatteur de la femme qui prend la plume.

1.4. De la description du lieu à l'évocation de la mort Une communauté de vues et de pratiques émerge des trois textes étudiés. L'une des caractéristiques les plus frappantes que partagent les récits de Philadelphe, de Calelhon et de Clardeluno, réside dans la valeur accordée au travail, qu'il soit manuel ou intellectuel. En effet, les milieux décrits, paysans et ouvriers, sont des milieux économiquement défavorisés, dans lesquels le travail, même mal rétribué, est une nécessité quotidienne. Par exemple, Labeloue connaît d'énormes difficultés financières et sait utiliser à bon escient l'argent qui lui est donné. Dans Lo Pan tendre, Calelhon relate diverses circonstances matérielles et commente les affaires plus ou moins lucratives de sa famille, faisant mention, entre autres, de la carrière de son grand-père paternel et du travail ménager de sa mère (qui exerçait aussi le métier de modiste). De plus, elle souligne combien l'argent manque pendant les grèves. Dans le récit de Clardeluno, Lison attache également beaucoup d'importance au travail bien fait ; elle travaille à la vigne et subvient elle-même à ses besoins ainsi qu'à ceux de sa mère. Les heures qu'elle passe à la vigne sont longues et la besogne est dure. Toutefois, ses revenus demeurent insuffisants et, régulièrement dans 40

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l'année, elle doit offrir ses services dans une famille plus aisée et, là, accomplir diverses tâches ménagères. De nombreuses questions d'argent se posent aux trois protagonistes des trois récits et il n'est alors guère étonnant que les scènes de travail abondent. Grandement affectées par les conditions économiques dans les villages de Gerde, Lizerne/ Privezac et Cazedarnes, ces femmes perçoivent l'éducation comme étant un atout. En effet, Labeloue est comblée d'apprendre que son fils bénéficiera des rudiments d'une éducation auprès du prêtre du village. Calelhon décide, toute jeune, de se destiner à la profession d'institutrice, sachant pertinemment que l'instruction scolaire lui permettra de vivre plus confortablement. Moins que les deux premières, mais pourtant de manière perceptible, Lison estime que l'assiduité à l'école et au catéchisme est une qualité désirable. La première scène la décrit sur le chemin de l'école pour sa première rentrée, apeurée et un tantinet rebelle. Elle apprendra bientôt que l'école n'est pas aussi détestable qu'elle le pensait et, plus tard, elle observera avec justesse que Pèire, propriétaire des vignes et poète passionné, a une éducation qui sied à son rang social. La place majeure qu'occupe le travail dans les trois textes, en particulier le travail des champs, de la vigne et de la mine, doit, sans aucun doute, être prise en considération pour l'étude du motif géographique que ces mêmes textes développent. En effet, les paysages portent généralement la marque d'un "auteur", dans le sens où ils sont modelés, transformés, entretenus par le travail manuel ; conçus, perçus, expliqués par l'esprit humain et, finalement, représentés dans l'art, dans les mythes ainsi que dans l'imaginaire collectif (Mitchell 121). En insistant page après page sur l'intervention humaine dans la nature, les récits de Philadelphe, de Calelhon et de Clardeluno rendent apparent, dès le premier abord, le contact qui existe entre les individus et leur environnement. Dans une telle perspective, la nature est présentée comme étant fabriquée par celles et ceux qui y vivent et qui, plus tard, la décrivent. Ainsi, la réflexion sur le travail manuel se prolonge dans la réflexion sur le travail intellectuel. La nature est certes créée par les paysans et ouvriers qui la travaillent ; elle est aussi représentée - et créée à nouveau - par nos trois narratrices. Toutes les trois cherchent à rendre compte d'une région et d'un mode de vie ; d'une certaine façon, elles ont pour intention d'attester une réalité désormais disparue, avec ses lieux, ses coutumes et ses métiers, documentant certaines pratiques bigourdanes, rouergates et languedociennes. Elles font ainsi preuve d'un évident souci de réalisme, même s'il peut à l'occasion sembler fantaisiste ou idéalisé. Leur entreprise est double : leurs textes sont la trace d'une réalité ; ils en sont aussi l'embellissement. Tout comme pour le mode de vie raconté, les paysages sont, à la fois, dépeints aussi fidèlement que possible et pris dans une narration élogieuse qui les interprète à son gré. Les textes considérés cherchent à montrer des lieux tout en démontrant leur supériorité. Roland Barthes analyse judicieusement cette double tentative : "Il y aurait en somme deux réalismes : le premier déchiffre le 'réel' (ce qui se démontre mais ne se voit pas) ; le second dit la 'réalité' (ce qui se voit mais ne se démontre pas)" (Plaisir du texte, 73-74). Une double articulation de même facture se manifeste dans la dimension autobiographique de ces récits. Alors que le lieu est simultanément décrit et embelli, 41

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la présence de l'auteur est tout à la fois documentée et mise en fiction. La lectrice découvre, surtout chez Calelhon, des événements marquants dans la biograph ie de l'auteur. Un peu différemment chez Philadelphe et chez Clardeluno, néanmoi ns dans une optique comparable, elle se voit offrir une description minutieuse de la localité et de la culture des lieux où les auteurs ont vécu. Il n'en demeure pas moins que les trois ouvrages comportent une large part de fiction. Rien de plus normal, nous informe Paul de Man dans son étude de l'autobiographie, car, de son avis, bien que la vie "produise" l'autobiographie, l'auteur qui s'y engage obéit à diverses conventions d'écriture et établit son portrait en accord, ou en rapport, avec des techniqu es établies, déterminées par le support littéraire (920). Si la description du lieu tout autant que l'autobiographie entretiennent des liens étroits avec le vécu, elles sont aussi, toutes deux, conditionnées par l'imaginaire et par différentes pratique s stylistiques. En fait, Michel de Certeau déclare que le lieu est un "palimpseste", dernière version d'un long travail de modelage et de transformations, résultat de diverses décisions et objectifs suivis et, par conséquent, "fictif", du moins à un certain degré (355). Cette analyse s'applique sans peine aux récits de Philadelphe et des deux autres femmes. D'une part, la description des lieux couvre (cache) la marque, pourtant indélébile, de l'autobiographie, laquelle, en tant que procédé d'écritur e, comporte nécessairement une dimension fictive considérable. Le lieu est donc "palimpseste" d'une histoire vécue, elle-même "palimpseste" d'une fiction. D'autre part, le charme champêtre, les reliefs montagneux et les profondeurs minières , beautés et forces de la nature longuement (et passionnément) évoquées dans les trois ouvrages, justification même de ces derniers, ne sont pourtant pas entièrem ent naturels. La nature n'est autre que le "palimpseste", pour reprendre le terme que Certeau utilise, des efforts et du travail collectifs accomplis par les paysans et ouvriers des différents villages et de la petite ville minière. Dans le lieu se dissimulent donc de nombreux individus et l'ensemble d'une collectivité active. La dimension collective de ces trois textes, pourtant tournés vers l'autobiographie, compte, finalement, pour l'un des traits les plus déterminants qu'ils comportent. Il est indéniable que la vie communautaire trouve une large représen tation dans les lignes de ces auteurs. Ainsi, Thioque (c'est-à-dire Philadelphe) apparaît tardivement dans Eux, en conclusion, pour ainsi dire, d'une longue rubrique villageoise dans laquelle les générations se succèdent. De son côté, Calelhon ne manque pas, à la moindre occasion, de souligner l'importance du noyau familial et ouvrier. Parfaitement consciente d'être le produit du milieu dans lequel elle a grandi, elle se fait volontiers porte-parole des aspirations et des demandes des membre s de ce groupe ; sa sympathie à leur égard ne faiblit à aucun moment et elle défend ardemment la cause ouvrière et la vie paysanne dans l'ensemble de ses souvenir s. Clardeluno, dont les traits apparaissent le moins nettement dans le récit, y reste toutefois présente : les aventures de Lison se déroulent dans le lieu et dans le milieu social de l'auteur et Lison est, du moins de manière figurée, l'histoire de Cazedar nes et, par là, de Clardeluno. La nostalgie du passé et des coutumes révolues se déploie ainsi en plusieurs développements : dans l'évocation du lieu, dans le souvenir de l'individu, dans la

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représentation du groupe. Cette vaste entreprise contribue à valoriser la vie villageoise, désormais inaccessible, à la rendre idéalement satisfaisante et à lui octroyer l'allure d'un lieu mythique. Or, si l'on se rapporte à Certeau, les mythes ne sont autres que des discours fragmentaires, éclatés dans des pratiques sociales, articulés de façon symbolique (245). Une telle position explique le fonctionnement des trois ouvrages étudiés. Pris dans le tissu narratif, transmis par les mots, les anecdotes et les descriptions, réverbéré dans toutes les composantes de ces textes, dans les lieux, dans la nature et dans les villages, chez les habitants de ces lieux et dans l'intimité des protagonistes, le sentiment nostalgique a pour effet principal de transformer Gerde, Lizerne et Cazedarnes en lieux mythiques, à la fois jardins édéniques du temps jadis, avant la modernisation et la francisation, et jardins philosophiques, où le meilleur de la sagesse humaine jaillit et prospère. Mais là ne peut s'arrêter la réflexion que les trois textes encouragent. En effet, ce mythe du bonheur (dans des communautés isolées qui, certes, connaissent bien des difficultés économiques, mais dont la cohésion altruiste, du moins telle qu'elle est racontée, caractérise les échanges qui s'y développent) est certainement utopique, c'est-à-dire presque parfait, mais irréalisable. A lire de tels textes, on peut facilement penser qu'ils pèchent par excès de fantaisie et d'idéalisme et qu'ils sont peut-être inaptes à rendre compte de l'histoire ou d'un vécu authentique. Ils ne sont alors perçus que comme une fiction extrême, peut-être même comme un mensonge, décrivant un milieu qui, nous est-il confié, a existé, alors même que l'exagération des bons sentiments nous convainc de leur invraisemblance. Pourtant, l'utopie est-elle si utopique, si franchement coupée de l'expérience ? A en croire Fredric Jameson, l'utopie est solidement ancrée dans le réel. La fantaisie, affirme-t-il, est un "instrument de spéculation philosophique" dont la valeur réside dans sa dimension "narrative", plus que dans son rapport mimétique à la réalité (ou, du moins, au "principe de réalité"). En d'autres termes, l'écriture fantaisiste ou utopique permet à la lectrice d'amorcer une méditation fructueuse sur la réalité vécue ; une telle écriture "révèle" la réalité, plutôt qu'elle ne la remplace ou ne l'illustre ("Utopia, Modemism, and Death", 74-75). Outre cette fonction et utilité "idéologique" (77), l'utopie et le récit utopique ont également une fonction existentielle : L'Utopie est inséparable de la mort dans la mesure où sa sérénité contemple calmement et implacablement des horizons éloignés des accidents de l'existence individuelle et de la nécessité que celle-ci doit disparaître : ainsi pourrait-on dire que !'Utopie résout le problème de la mort, inventant une nouvelle façon de percevoir la mort individuelle. (123, ma traduction) Jameson renchérit : "L'Utopie [... ] est synonyme d'anonymat en tant que force intensément positive, comme le fait le plus fondamental dans la vie d'une communauté démocratique ; et c'est cet anonymat qui, dans notre monde nonutopique ou pré-utopique, porte le nom et la caractérisation de la mort" (128, ma traduction). Quels sont les échos d'une telle argumentation dans Eux, Lo Pan tendre et Lison ? Indubitablement, elle incite la lectrice à identifier dans ces textes, au-delà de simples récits qui idéalisent un passé défunt, le symptôme d'une expérience sociale

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et culturelle. Elle suggère qu'on ne peut reléguer ces descriptions locales à de simples comptes rendus à base de clichés et de formules toutes faites. L'utopie acquiert ainsi des lettres de noblesse. Par conséquent, les trois récits considérés deviennent des indicateurs qui nous révèlent un dysfonctionnement social. Lorsqu'on lit Philadelphe, Calelhon et Clardeluno, nul n'est besoin d'opiner à leurs prises de position ou d'admirer les images nostalgiques qu'elles se plaisent à évoquer. En revanche, il convient de s'intéresser aux circonstances dans lesquelles ces textes ont été rédigés. On peut, sans aucun doute, discuter la définition des termes désignant la région, le régionalisme, l'écriture régionale et / ou minoritaire et ! ou minorisée, ou encore débattre de l'utilité de l'occitan de nos jours, de sa pratique (de ses pratiques) et de ce que ce terme englobe. Toutefois, même en l'absence d'accord ou de compréhension claire de la situation, il demeure qu'un problème est posé, qu'un manque est exposé (c'est-à-dire que le vide créé par le recul de l'occitan et par l'industrialisation massive est mis en scène, même indirectement, dans ces histoires de villages et de lieux idéalisés) et qu'en fin de compte la vision utopique qui anime de telles descriptions devient le signe opiniâtre d'une insatisfaction profonde chez ces femmes auteurs dont l'engagement linguistique n'a jamais faibli. Le mythe utopique est comme un cri pour attirer l'attention et signaler un drame. Parallèlement à ce discours social sur la mort d'une culture se tient un discours privé, intime, celui qui touche à l'inéluctabilité de la mort individuelle. Les trois textes examinés font de la mort un thème central. Des scènes d'agonie les plus impressionnantes dans Eux à la mort apprivoisée, subtilement évoquée, dans l'autobiographie de Calelhon, jusqu'à la fin tragique de Lison, il est permis de penser que la mort, plus que l'attachement au pays natal, est la préoccupation la plus profonde que les trois intrigues remuent et mettent en scène. Les remarques de Jameson semblent alors pleinement appropriées : dans ces paysages, témoins et décors d'une vie collective à laquelle s'identifient auteurs et personnages, environnements utopiques d'un passé idéalisé, la mort individuelle devient moins inquiétante, moins effrayante. D'une part phénomène naturel, d'autre part événement mémorable dans la communauté villageoise, elle perd ses caractéristiques les plus privées. La mort n'est plus l'isolement suprême qui sépare l'être du monde ; elle est, dans ces narrations presque mythiques, d'ordre cosmique tout autant que social. L'écriture de la région au secours des angoisses existentielles ? A la lecture d'Eux, du Pan tendre et de Lison, on ne saurait ignorer cette possibilité.

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2. DESCRIPTIONS EN MIROIR : QUELQUES POEMES DE CLARDELUNO ET DE FARFANTELLO

Les paysages méridionaux ont souvent suscité l'admiration des félibres tout autant que de nombreux artistes. Il suffit de lire le récit que fait Frédéric Mistral des circonstances qui l'ont poussé à s'engager dans la défense de la langue et des valeurs de son terroir pour se convaincre que la géographie provençale occupe une place importante dans l'histoire du Félibrige. Dans l'exaltation et la nostalgie du passé, Mistral se souvient qu'à la fin de ses études, son père lui a déclaré qu'il était dorénavant libre d'orienter sa vie à sa guise. Et Mistral d'annoncer avec un théâtralisme consommé qu'il jeta sa robe d'avocat aux orties "e' maco me chalère dins la countemplacioun de ço qu'amave tant : l'esplendour de ma Prouvènço" / "et je m'épanouis dans la contemplation de ce que j'aimais tant : la splendeur de ma Provence" (Isclo d'or, xxii-xxiii). Certes, si Mistral a trouvé sa place dans l'histoire, c'est bien, en partie, parce qu'il a su chanter la géographie de son pays natal. Mouvement régional, le Félibrige a expressément associé la promotion de la langue à la sauvegarde des coutumes locales et à la mise en valeur du lieu. Il n'est alors guère étonnant de lire la déclaration suivante dès le premier vers de Mirèio : "Cante uno chato de Prouvènço." /"Je chante une jeune fille de Provence" (2-3). Le motif géographique est une constante de l'écriture félibréenne qui, ouvrage après ouvrage, s'est développée en une vaste fresque où est illustrée, sous de multiples facettes, l'identité culturelle et / ou régionale. Deux caractéristiques seront discutées dans les pages qui suivent. L'une sera la question de la féminité dans le tableau géographique. Cet aspect prend notamment en compte la présence féminine dans le paysage (par le biais de la voix narrative) ainsi que l'acquis social de nos sociétés (dans lesquelles, par exemple, il est habituel de juger que certains types de discours et d'objets appartiennent à une sphère volontiers considérée comme féminine). La deuxième caractéristique de cette étude consistera à élargir la réflexion au-delà de la simple évocation de paysages naturels. En effet, tout autant que ces passages littéraires, d'autres passages (en particulier, ceux traitant du décor intérieur) sont aussi des descriptions localisées. Il sera donc souhaitable d'inclure dans l'analyse l'ensemble des lieux décrits, qu'ils soient intérieurs ou extérieurs. Cette double problématique, joignant l'écriture descriptive à l'écriture du féminin, apparaît certainement en filigrane de l'oeuvre poétique de Clardeluno et de

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Farfantello. Les descriptions y foisonnent et leurs textes comportent précisément la dimension féminine tout juste abordée. D'une part, concernant la question de la féminité, les recueils de poèmes de ces deux femmes font mention, plus ou moins directement, d'événements ou de circonstances autobiographiques. D'autre part, leurs motifs de prédilection (par exemple, le miroir et la décoration florale) connotent la féminité : la poésie a souvent comparé la femme à une fleur, alors que le miroir est un accessoire souvent attribué à la toilette des femmes, celles-ci ayant pour crainte, nous dit-on fréquemment, de voir se faner les fleurs de la jeunesse. De plus, ces motifs ont pour cadre l'atmosphère intime de la vie quotidienne, traditionnellement lieu privé des femmes, par opposition au domaine public dans lequel s'affairent les hommes. Il s'agit alors d'observer comment Clardeluno et Farfantello nuancent leurs descriptions de l'environnement et de quelle façon elles les intègrent à leur expérience de la vie. Les textes retenus sont, pour Clardeluno, Lou Carnin esquèrre / Le Chemin difficile (1974), dont le sous-titre est Lou Miral ancian / Le Miroir ancien, et, pour Farfantello, "Camargo "/ "Camargue" dans Lou Radèu /Les grands Compagnons (1973), avec, pour contrepartie dans les Alpes suisses, "Aquéli Mountagno" ! "Ces Montagnes" dans Li Lambrusco /Les Lambrusques (1934). Lou Carnin esquèrre met en scène une femme souffrante et âgée, dont la condition ressemble fort à celle de Clardeluno. Comme cette dernière, de graves ennuis de santé la confinent à sa chambre. Toujours comme chez Clardeluno, elle a pris pour objectif de promouvoir sa langue mourante. Il ne fait nul doute que la voix lyrique s'identifie, même partiellement, à la voix de l'auteur. Les poèmes compris dans le recueil trahissent la nostalgie et le regret, et évoquent avec douceur le souvenir des aïeux disparus tout en s'angoissant des heures à venir, celles-ci mêmes qui mènent à la mort. Toutefois, un espoir diffus réchauffe le coeur de la malade : poète, elle estime que d'autres voix prendront la relève et qu'à la poésie défunte répondront d'autres poésies. Prisonnière de sa chambre de malade, elle trouve également du réconfort dans le paysage languedocien qui s'étale hors de sa fenêtre, dans le souvenir des saisons et dans le spectacle des fleurs offertes. La nature, dans tous ses états, est l'amie fidèle qui l'accompagne jusqu'à la mort. La perspective qu'adopte Farfantello est légèrement différente. Aucune maladie n'influence la vision de la nature dépeinte dans ses textes. Certes, "Camargo" et "Aquéli Mountagno" expriment les souvenirs nostalgiques d'un passé évanoui. Néanmoins, l'angoisse existentielle qui paralyse l'invalide du Carnin esquèrre ne trouve guère d'expression dans les poèmes de Farfantello ; la nostalgie est plus paisible ou plus résignée. De nouveau, la touche autobiographique est sensible et il est aisé de reconnaître dans les poèmes offerts à la lectrice certains événements marquants de la vie de Farfantello. Dans "Camargo", Farfantello confie ses impressions du delta du Rhône, qu'elle a découvert, jeune fille, après sa rencontre décisive avec le Marquis de Baroncelli et les gardians qui l'entouraient. De fait, "Camargo" comporte plusieurs descriptions des Saintes et du travail des gardians. Cette série de poèmes contient également une fine analyse du paysage méditerranéen ; Farfantello explique de quelle manière la nature camarguaise l'a impressionnée et pourquoi elle s'est prise de passion pour cette région. "Aquéli

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Mountagno" ne s'intéresse pas à l'embouchure du Rhône ; il s'agit, cette fois, de sa source dans les Alpes suisses, en particulier dans le Valais. Farfantello n'hésite pas à comparer le Rhône provençal au Rhône helvétique et à introduire ses propres souvenirs au tableau des paysages qu'elle découvre. Chez Clardeluno tout autant que chez Farfantello, le paysage est, ni plus ni moins, le miroir de l'expérience. En d'autres termes, la géographie reflète une histoire vécue et, afin de se pencher sur leur expérience du passé et de la vie, ces deux femmes, plutôt que de raconter les circonstances décisives de leur parcours, choisissent de porter leur regard sur leur environnement en espérant y trouver une expression satisfaisante pour leurs propres émotions, réactions et engagements. Une telle démarche invite la lectrice à se demander, d'une part, en quoi les paysages décrits, couchés sur le papier, se différencient des paysages provençaux, languedociens et valaisans qui font référence et, d'autre part, comment les marques autobiographiques se manifestent (ou s'estompent) dans de tels poèmes. En d'autres termes, comment l'environnement, naturel ou domestique, se mue-t-il en fiction et en autobiographie ? A la suite d'une telle réflexion, il conviendra de se pencher à nouveau sur l'évocation de la féminité que ces textes contiennent.

2.1. Le motif spéculaire dans la description Un des motifs-clés dans les poèmes de Clardeluno et de Farfantello est celui du miroir. De fait, Clardeluno estime que son oeuvre n'est autre que "la cansoun des Mirages"/ "la chanson des Mirages" (196-97), le mirage étant un miroir trompeur dans lequel le voyageur croit apercevoir une oasis paradisiaque. Or, si la chanson de Clardeluno est un mirage, ne serait-ce pas précisément parce que ses poésies forment, elles-mêmes, un jeu de miroirs ? En effet, le premier poème suggère d'emblée que la recluse songeuse voit se refléter dans les paysages qui l'entourent deux considérations qui la préoccupent : par le choix des termes et des images, le poème établit que la nature est à l'image, d'une part, du discours existentiel propre à la femme qui s'exprime et, d'autre part, d'une méta-réalité idéale dont la perfection atteint des sommets inespérés. Ainsi, le chemin ardu que l'invalide arpente dans les collines languedociennes est le double, ou miroir, du parcours existentiel qu'elle a effectué sa vie durant, à savoir le "camin esquèrre" des épreuves, douleurs et quelques joies dont elle a fait l'expérience. Conjointement, ce chemin campagnard, parsemé de ronces et de cailloux, est aussi le miroir d'un meilleur chemin qui l'attend, celui de "la Bèutat Eterno" ! "la Beauté Eternelle" (6-7), paradis chrétien tout autant qu'esthétique auquel aspire cette femme âgée. Il importe de signaler que le chemin rural a aussi pour double le chemin littéraire : le chemin caillouteux dont les ronces cachent parfois une fleur d'églantier est un fréquent topos dans la littérature. Le chemin géographique est tout aussi littéraire que métaphysique ou personnel. Le paysage a alors fonction de miroir ; en le contemplant, la vieille femme y discerne l'histoire de sa vie, qu'il s'agisse des événements qui l'ont jalonnée ou des croyances et aspirations qui l'ont animée. La nature lui renvoie sa propre

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image, image codifiée qui rend la lecture (et la vie de la spectatrice) plus compréhensible. Farfantello manipule tout aussi habilement le concept de miroir. "Camargo" contient l'un des vers les plus remarquables de cette femme auteur provençale. Cette dernière découvre dans les plaines camarguaises battues par le vent "un païs sèns relèu, sènso amiro e sèns raro" / "un pays sans relief, sans repères ni limites" (13839), et en conclut : "Ço que cresiéu venènt vers iéu sus ti mirau / d'aigo infinido, èro moun infini à iéu." / "Ce que je croyais venir vers moi sur tes miroirs / d'eau infinie, c'était mon infini à moi" (138-39). Comme chez Clardeluno, le paysage est le miroir de l'individu. Farfantello n'y rencontre qu'elle-même. De fait, elle reprend à plusieurs reprises l'idée que la nature est informe et qu'il échoit à l'individu de lui imprimer des contours et un horizon ; l'être humain crée donc la nature à son image. Différents effets de miroir se manifestent aussi dans "Aquéli Mountagno". Dans les reliefs valaisans, la jeune femme ne modèle pas le paysage selon ses expériences et désirs les plus personnels. Là, elle y découvre une nature déjà formée, dont la topographie accusée et les hauteurs enneigées l'impressionnent. Dès lors, s'il y a miroitement, celui-ci se produit dans les comparaisons que dessine la voyageuse méridionale entre le Rhône provençal et le Rhône valaisan (la région helvétique devient le double de la région méditerranéenne) de même qu'entre la nature valaisanne et divers textes littéraires (les montagnes suisses s'enrichissent d'un patrimoine culturel; la culture double la nature). Il ressort d'un tel aperçu que Clardeluno et Farfantello ne conçoivent aucunement le phénomène spéculaire comme un reflet exact. Au contraire, l'effet de mirage et le jeu de miroirs mettent en relief la subjectivité de la spectatrice. Un réseau de correspondances entre la nature et l'individu, les régions et les coutumes, s'établit, qui, au lieu de se résoudre en une clarté ultime, se disperse en éclats, en un infini jeu de miroirs. De quoi ces pays sont-ils alors les miroirs ? Or, la critique nous informe que le miroir, objet emblématique dont le symbolisme est utilisé dans diverses disciplines, offre généralement un reflet trouble plutôt qu'une image limpide ; image évocatrice, le miroir symbolise souvent une difficile recherche d'identité. Par exemple, dans la psychanalyse, Jacques Lacan définit le stade du miroir comme étant le moment où l'enfant, conscient d'une impression d'unicité lorsqu'il se regarde dans un miroir, développe un sentiment d'identité qui se révèle toutefois illusoire (97). Luce Irigaray reprend l'approche psychanalytique pour lui donner un tour féministe, et argumente dans Spéculum de l'autre femme que l'image du miroir illustre le fonctionnement du système patriarcal, dans lequel l'homme s'emploie à reproduire les privilèges qu'il s'est arrogés, excluant ainsi toute possibilité de discours féminin (voir aussi Peez 9). L'histoire des arts visuels est également prodigue de détails sur le motif spéculaire ; les représentations de divers types de miroirs et de reflets abondent en peinture. Selon Ernst H. Gombrich, la présence de miroirs dans les tableaux de certains peintres contribue à rendre plus convaincante l'illusion de réalisme dans l'art. Analysant l'oeuvre de Jan Van Eyck (en particulier, le tableau représentant le couple Arnolfini), il montre combien la précision des détails dans l'accumulation de nombreux menus objets reflétés dans un miroir, comme doubles de ceux qui occupent l'avant-scène du 48

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tableau, a pour objectif de rendre l'art pareil à la réalité ou, du moins, de persuader la spectatrice qu'il en est de la sorte (188). Une telle tactique procure aussi à la spectatrice l'impression qu'elle pénètre dans l'intimité d'un intérieur et en découvre la vie privée. Plus encore, le miroir devient signe de légitimité. En effet, le tableau consacré aux Arnolfini a été exécuté à l'occasion de leurs fiançailles. Or, dans le miroir se dessine la silhouette du peintre lui-même. De plus, ce dernier a apposé sa signature en latin sur la toile, comme s'il s'agissait d'une formalité officielle. Le tableau est, en quelque sorte, la preuve indiscutable que les accords de fiançailles ont eu lieu ; il en est presque le contrat (189-90). "Las Menifias" de Velâsquez est un autre exemple célèbre dans lequel le reflet d'un miroir joue un rôle primordial. La présence du roi et de la reine révélée dans le miroir accroché au mur, alors que le peintre travaille au portrait de l'infante, met en relief le rôle des commanditaires, en particulier l'autorité (royale) qu'ils exercent sur l'artiste ainsi que sur la princesse (333-34). En fait, le motif spéculaire a souvent été utilisé afin de renforcer l'impression de contrôle et d'identité ; il devient dès lors le témoin d'une forte subjectivité (Peez 367). Toutefois, les théories esthétiques et les pratiques littéraires ne se recoupent guère dans le traitement de cette problématique. D'un point de vue esthétique, l'effet de miroir confirme la distance qui sépare l'être humain de la nature. D'un point de vue littéraire, le même motif représente souvent la rupture de tout lien analogique et une situation dans laquelle l'individu ne retrouve dans le miroir ni la nature ni lui-même; il n'y perçoit plus que ses fantasmes (464). Erik Peez insiste sur deux caractéristiques supplémentaires du motif spéculaire. Premièrement, en limitant la vision, le miroir fait fonction de frontière ; son reflet donne uniquement à voir ce que l'oeil peut saisir dans son champ de vue. De ce fait, lorsque la perception se confine au reflet du miroir, la spectatrice prend uniquement connaissance des éléments visibles de l'expérience et exclut tout autre sensation (412). Deuxièmement, le motif spéculaire est un motif mortuaire, à la fois dans la tradition picturale et dans la tradition littéraire. Comme dans l'histoire de Narcisse, le miroir renvoie l'image de la mort ou, du moins, du vieillissement (414). Les remarques qui précèdent s'accordent néanmoins sur un point: les jeux de miroirs ont pour effet d'intensifier la complexité du regard et de placer la spectatrice dans une position instable. Plutôt qu'une vérité inaltérable, le miroir montre à voir une subjectivité variable.

2.2. Clardeluno : la mort dans le miroir Généralement, Clardeluno trouve dans les paysages de sa fenêtre un miroir à ses émotions les plus profondes, souvent exprimées par le biais d'images spéculaires, essentiellement lorsque l'invalide est confrontée à sa mort prochaine. Dans "A Lous que m'esperoun" / "A Ceux qui m'attendent", cette dernière regarde "De l'autre caire de la vido" / "De l'autre côté de la vie" (8-9) pour chercher le réconfort auprès des siens décédés. Alors que son logis, vide, ressemble à présent à un tombeau, elle ne voit de signe de vie que dans les souvenirs qui la lient aux défunts. Ce poème se distingue de la plupart des autres textes du recueil dans la

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mesure où, ici, contrairement à ce qu'elle fait volontiers, l'invalide ne regarde pas par la fenêtre. Le paysage languedocien ne s'impose à l'esprit qu'en raison de sa remarquable absence. Dans ce poème, la malade fouille des yeux le fond des armoires et n'y trouve que poussière. Son "estiu" / "été" est mort (10-11) ; il ne reste plus dans la pénombre des meubles que le tombeau qui promet le "fioc del legnèr" / "feu du bûcher" (10-11). La vieille dame, effrayée, enfermée dans sa chambre tombale, se remémore ses aïeux et les repas joyeux auxquels ils participaient ensemble devant un feu convivial. Pour évoquer cette atmosphère macabre, Clardeluno résume : "Lous mirais embrumats soumïoun. 11 / "Les miroirs embrumés sommeillent" (10-11). Le miroir n'est plus gage de clarté ; sa lumière trouble invite la malade à réfléchir à sa mort, tout en lui montrant que la mort est déjà entrée dans sa chambre et que la séparation des vivants et des morts n'est pas aussi claire qu'il semble. Pourtant, que se trouve-t-il de l'autre côté du miroir? Nul ne saurait dire. En fait, le motif spéculaire pose la question de l'identité, du vieillissement et de la disparition. Bien que le poème comporte comme unique évocation de la nature une référence fugace à l'été languedocien et que le miroir qu'il mentionne n'est ni un paysage ni un intérieur (c'est précisément un miroir dans une chambre), cette pièce demeure un texte-clé, car elle définit le miroir non en termes de fidélité et d'exactitude, mais en termes de déformation et d'imprécision. "Fuelhos" / "Feuilles mortes" est plus proche de la nature : le miroir prend la forme d'une vitre à travers laquelle la malade contemple le paysage d'automne et y perçoit l'écho de son humeur nostalgique. Le transfert est complet ; la vieille femme décèle dans les feuilles tourbillonnantes un désespoir lancinant qu'elle ressent ellemême, et comprend leur "poù de mourir" / " peur de la mort" (20-21). A l'abri du vent et de la pluie, l'invalide est une spectatrice compatissante qui assiste aux derniers jours de l'automne sans y prendre part. Toutefois, contrairement au poème précédent, elle ne cède pas à l'effroi. Ne s'apitoyant pas sur son sort, elle devient sauveteuse des feuilles et finit par ouvrir la fenêtre afin que les feuilles puissent s'éparpiller dans un endroit sec : "Aqui, contro mas vitros clausos, / Coumo milo degtouns amies,/ Picoun douçoment. 11 /"Là, tout contre ma vitre close,! Tels mille petits doigts amis,/ Doucement elles toquent" (20-21). Ainsi, la vitre est un miroir qui met en scène la mort des feuilles et, à venir, celle de cette femme souffrante. Paradoxalement, ce miroir du vieillissement et de la mort apporte aussi l'apaisement, car le destin personnel s'extériorise et se fond dans un vaste paysage qui, en outre, n'est pas frappé par la mort permanente qui touche l'humanité. En effet, comme le remarque Clardeluno, le sommeil hivernal ne dure que cinq mois. Le paysage est donc le miroir dépoli, tragique tout autant que réconfortant, dans lequel la spectatrice donne forme à ses peines tout en s'en distançant. Un phénomène similaire se produit lorsque cette dernière se penche sur les photos vieillies de sa grand-mère. Fixant du regard cette image immobile, elle se met à songer à l'aïeule, et voilà que l'image s'anime et lui fait signe depuis l'au-delà. La vieille dame comprend alors que l'intérêt qu'elle porte à cette photo jaunie naît du souci de sa propre mort. Celle-ci l'inquiète bien plus que celle de la grand-mère ; mais, dans cette image-miroir, la femme souffrante devine sans doute que la vie continue par-delà la mort, qu'il reste toujours une trace de vie, ne fût-elle que

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matérielle, imprimée sur une image. La photo est témoignage, attestation de l'existence, preuve de vie et d'immortalité, qu'il s'agisse de celle de l'aïeule ou, plus encore, de celle de la spectatrice. Dans la photo souriante de la grand-mère, la malade discerne ses propres traits et se met à rêver d'immortalité. Dès lors, l'horreur de la mort disparaît. La description macabre est aussi le sujet de "Anèl" / "L'Anneau", poème dans lequel la spectatrice contemple "Cinq diamants menuts" / "Cinq petits diamants" (94-95). Elle raconte que ces petites bagues, qu'elle a trouvées au fond d'une boîte, appartenaient certainement à une femme de sa famille, depuis longtemps disparue. Suivent alors deux descriptions, l'une de la femme décédée, l'autre du paysage méridional où cette femme a vraisemblablement vécu. Les deux descriptions se confondent lorsque Clardeluno évoque la main de l'aïeule devenue poussière dans le sol languedocien : Quantos d'erbos sauvajos [ ... ]

Où desumpièi pousat sa sabo Dins aquelo man mingrelino Que parabo l'anèl destrech ? Lou Cers ou lou Marin escampilhoun lous osses, Qu'aro en poulso laugièiro Passo sul terradour. Combien d'herbes sauvages [... ]

Ont depuis lors puisé leur sève Dans la main fine et déliée Que para cet anneau menu ! Le Cers et le Marin ont dispersé les os, Qui maintenant passent sur le terroir, Poussière ténue. (98-99) C'est ainsi que les petits diamants, dont les reflets attirent le regard malgré l'obscurité de la cassette dans laquelle ils sont enfouis, reflètent un monde disparu, animé de paysages vibrants et habité de personnages fascinants. Ces bijoux miroitants, enterrés dans une boîte, tout comme le cadavre de l'ancêtre inconnue dans son cercueil, donnent lieu à un spectacle vivant. De nouveau se construit un lien rassurant entre le monde des vivants et celui des morts, qui permet à la spectatrice d'envisager un destin dans lequel la mort qui l'attend garde ses attaches avec la vie ; elle pourra alors survivre à sa mort. La remarque de Gombrich à propos du tableau de Van Eyck (le miroir permet d'attester une autorité et d'apporter un témoignage authentique à un événement ; Gombrich parle d'un contrat de mariage entre les époux Arnolfini) trouve une illustration frappante dans ce poème intimiste de Clardeluno. En effet, la vieille femme déplore l'anonymat de son aïeule ; elle imagine la vie de cette inconnue alors qu'elle manipule les diamants, mais elle n'a "Retrat ni souvenenço, / Sounco pas un noum ! " / "Portrait ni souvenance, / Pas même son nom ! " (98-99). Néanmoins, Clardeluno prend soin de préciser dans une note que le portrait qu'elle établit est légitimé par des "détails authentiques tirés de

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vieux contrats de mariage" (96). La façon dont Clardeluno envisage sa description est étonnamment similaire à celle de Van Eyck lorsqu'il peint les époux Arnolfini. Tout se passe dans ce poème comme s'il cherchait à identifier (en somme, à authentifier) le paysage et l'inconnue qui se profilent dans l'éclat des cinq petits diamants. Dans un tel contexte, les diamants-miroirs sont gravés d'un contrat macabre.

2.3. Farfantello : le miroir, symbole de création L'entreprise de Farfantello est moins torturée par l'angoisse de la mort. Chez elle, le paysage provençal offre un miroir bien plus prometteur à l'individu. Dans sa description des étangs camarguais, dont la surface lisse infinie scintille de mille feux, elle indique : "Eici l'on trobo rèn que ço que l'on i'adus. / Ço que cresiéu ta lus èro pièi ma lus." / "On ne découvre ici que ce que l'on apporte. / Ce que j'ai pris pour ta lumière, c'était la mienne" ("Camargo", 138-39). Farfantello insiste ainsi sur les limites du regard : la nature n'est autre que ce que l'on désigne comme tel, et elle en dit plus long sur la spectatrice que sur le spectacle décrit. Le paysage s'efface devant celle qui le contemple et le conforme à son goût. Plusieurs fois, il est fait mention dans "Camargo" d'un flou infini qui caractérise la nature, imprécision qui permet à la jeune femme de décrire la Camargue à son gré. Le miroir des étangs lui donne ainsi l'occasion de formuler une identité qui lui convient. L'infini qu'elle trouve en elle-même prend forme dès qu'elle contemple l'infini des eaux de l'embouchure du Rhône (138-39) et, dans les derniers vers du poème, elle confie mieux se connaître : "O païs, es pèr tu qu'à la fin ai sachu, / sus ti mirau nous retrasènt, iéu emé tu." / "O pays, c'est par toi qu'à la fin j'ai compris,/ sur tes miroirs nous reflétant, moi avec toi" (140-41). Se trouve-t-il alors dans ces quelques vers un écho des théories de Lacan sur le miroir illusoire dans lequel on se perçoit dans une trompeuse totalité ? Une perspective encore plus complexe se manifeste dans "Aquéli Mountagno". Certes, la nature offre un miroir à la spectatrice afin qu'elle s'y contemple. Le Valais, avoue cette dernière, est un "païs trop encrousta